Title: Rusbrock l'Admirable (œuvres choisies)
Author: Jan van Ruusbroec
Translator: Ernest Hello
Release date: November 7, 2024 [eBook #74694]
Language: French
Original publication: Paris: Perrin et Cie
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
TRADUIT
PAR ERNEST HELLO
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE DIDIER
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1902
Tous droits réservés
DU MÊME AUTEUR
L’Homme. — La vie, la science, l’art. Ouvrage précédé d’une introduction par M. Henri Lasserre, 6e édition, 1 vol. in-16 | 3 fr. 50 |
Le Siècle. — Les hommes et les idées, 3e édit., 1 vol. in-16 | 3 fr. 50 |
Physionomies de Saints. — 3e édit., 1 vol. in-16 | 3 fr. 50 |
Paroles de Dieu. — Réflexions sur quelques textes sacrés. Nouvelle édition, 1 vol. in-16 | 3 fr. 50 |
Contes extraordinaires. — Nouvelle édition refondue, 1 volume in-16 | 3 fr. 50 |
Nous déclarons, pour nous conformer aux décrets d’Urbain VIII, en date du 13 mars 1625, du 5 juin 1631, du 5 juillet 1634, concernant la canonisation des saints et la béatification des bienheureux, que nous ne prétendons donner à aucun des faits ou des mots contenus dans cet ouvrage plus d’autorité que ne lui en donne ou ne lui en donnera l’Église catholique, à laquelle nous nous faisons gloire d’être très humblement soumis.
Ernest Hello.
Le monde avance et vieillit. Depuis qu’il avance et qu’il vieillit, il redit aux générations qui naissent, passent et meurent, les paroles de l’Écriture. Les générations vont se coucher les unes après les autres ; car la terre est riche en tombeaux. Mais les paroles de l’Écriture restent debout. Les siècles sont autour d’elles, comme des esclaves, chargés de renouveler leur jeunesse éternelle, et ils se succèdent dans ce labeur fécond.
Or, parmi les paroles de l’Écriture, quoiqu’elles s’appliquent toutes à tous les âges du monde, il en est qui semblent préférer certains siècles, et le nôtre semble désigné spécialement par cette parole courte, qui tombe du ciel sans s’expliquer avec la terre, cette parole du prophète des Lamentations :
Desolatione desolata est omnis terra : quia nullus est qui recogitet corde[1].
[1] Jérém., XII, 11.
Plus cette parole est profonde, plus elle passe inaperçue de ceux qu’elle regarde. Puisque la terre est pleine de désolation, parce que personne ne réfléchit dans son cœur, la terre ne s’en aperçoit pas. La même légèreté qui l’empêche de réfléchir dans son cœur, l’empêche de voir la nécessité de cette réflexion, et où le monde va sans elle, et l’universelle désolation ne paraît avoir aucun rapport avec l’universelle légèreté et l’universelle indifférence.
Or ce n’est pas seulement dans son esprit qu’il s’agit de réfléchir ; c’est dans son cœur. Le mystère qui est à la racine de tout, est ici particulièrement. Il y a des paroles qu’il faut deviner, et qu’on profane en les expliquant.
J’ai cherché dans les siècles passés ceux qui ont réfléchi dans leur cœur ; j’ai cherché parmi ceux qui ont vécu dans l’Esprit-Saint. Car, ailleurs, je n’avais aucune chance de rencontrer ce que je cherchais. Ayant trouvé plusieurs grands personnages qui avaient fait ce que Jérémie demande, j’ai offert, l’an dernier, aux hommes du XIXe siècle, la bienheureuse Angèle de Foligno ; cette année, je leur présente Jean Rusbrock, celui que les siècles passés ont surnommé l’Admirable, et que le siècle présent a laissé en oubli.
J’en dirai peu de chose. Mieux vaut le montrer que de l’analyser. Il n’a pas besoin de commentaire.
Parmi ceux qui, dépassant les régions de la lumière humaine, sont allés demander un asile à l’ombre sacrée du grand autel, les plus grands, d’après Denys le Chartreux, sont saint Denys l’Aréopagite et Jean Rusbrock l’Admirable. Saint Denys pose les lois générales de la théologie mystique. Jean Rusbrock les applique. Saint Denys présente la lumière, Jean Rusbrock allume la flamme. Tous deux sont aveugles, par excès de lumière ; immobiles, par excès de rapidité. Tous deux planent sur la montagne, tous deux baissent la tête, pour essayer de se faire entendre. Leur parole est un voyage qu’ils font par charité chez les autres hommes. Mais le silence est leur patrie. La splendeur de leur langage est la condescendance de leur bonté ; la ténèbre sacrée où ils étendent leurs ailes d’aigle, est leur océan, leur proie et leur gloire.
L’immensité ferme les lèvres parce qu’elle répugne aux explications.
Les choses ordinaires peuvent se dire ; les choses extraordinaires ne peuvent que se balbutier. Les balbutiements de saint Denys, d’Angèle, de Rusbrock, semblent pressés de mourir dans l’ombre et dans le silence où ils ont été conçus, comme des exilés qui, dans un recueillement plus profond qu’à l’ordinaire, ont cru sentir une bouffée d’air natal, et revoir, les yeux fermés, le clocher de leur église.
Un océan de flamme qui brûlerait sur place ressemblerait un peu au style de Rusbrock.
C’est plus haut que l’azur, plus profond que la nue, et les quatre horizons seraient pour lui un vêtement trop étroit. Mais, dans cette grandeur, tout est précis. C’est toujours énorme ; ce n’est jamais vague.
Les majestés aériennes de ces contemplations embrasées sont plus fécondes que les entrailles de la terre, plus douces que la respiration d’un enfant endormi. Un caractère spécial à la splendeur chrétienne et catholique, c’est que la pratique la suit, comme l’ombre suit le corps.
En dehors de la vérité, les ascensions éloignent celui qui monte de ceux qui demeurent dans la plaine.
Mais les ascensions des grands contemplateurs orthodoxes les font plus tendres pour le petit, plus tendres pour le pauvre, plus intelligents de ses besoins. Ceux-là ne vont pas au pays de la gloire, sans rencontrer l’amour au cœur de la contemplation.
Plus le nuage est noir, plus le regard est profond ; plus la contemplation est haute, plus le mystère est inscrutable ; plus le regard du contemplateur est profond pour saisir dans leur abîme les misères humaines, miséricordieux pour inviter, doux pour plaindre, ardent pour aimer, tendre pour secourir.
L’attendrissement grandit avec la hauteur, et quand le contemplateur ne peut plus dire ce qu’il voit, parce que la parole manque, son enseignement est plus profond ce jour-là qu’à l’ordinaire.
L’auditeur sent que ce n’est pas son objet qui a fait défaut à la parole, mais la parole qui a fait défaut à son objet, et le silence du contemplateur devient l’ombre substantielle des choses qu’il ne dit pas.
Rusbrock écrivait dans le dialecte de son pays ; Surius l’a traduit en latin. Je l’ai traduit en français.
Surius a rétabli le texte authentique de Rusbrock. L’immense travail auquel il s’est livré a rendu à l’humanité un service immense. Il a compulsé, vérifié, choisi parmi les innombrables manuscrits, auxquels étaient mêlés mille passages falsifiés.
Le livre où il a réuni les œuvres complètes de Rusbrock contenant d’innombrables répétitions, car les mêmes manuscrits se représentaient plusieurs fois avec de légères différences, j’ai pu serrer beaucoup, et présenter, sous un volume beaucoup moindre, la substance du génie de Rusbrock. Je place en tête des œuvres de Rusbrock sa vie, écrite par un chartreux son contemporain, et la préface de Surius.
Par une complaisance à la fois humaine et divine, Rusbrock indique les écueils de l’océan où il navigue. Il a prédit et flétri les quiétistes avec une énergie et une précision merveilleuses. Les plus subtiles et les plus fertiles nuances de l’erreur sont mises à nu par ce regard aussi pénétrant que vaste.
La prudence semble appartenir naturellement à ceux qui se traînent dans un chemin étroit. Mais Rusbrock a une prudence qui emprunte un magnifique caractère à la hauteur où elle se produit. C’est la prudence dans l’immensité.
Rusbrock voit la vérité de haut et l’erreur de loin. Ses plus ardentes et ses plus hardies inspirations sont accompagnées d’une exacte analyse, où sont notées en traits de feu les erreurs où l’humanité tombera. Dans l’Ornement des noces spirituelles, opposant le repos menteur et inactif à la paix véritable et active, il décrit, analyse et condamne le quiétisme avec une telle exactitude et une telle précision, dans l’ensemble et dans les détails, que rien n’eût pu être retranché de cette admirable peinture ni être ajouté à elle, si elle eût été faite à la fin du XVIIe siècle.
Ce qu’il y a de superbe dans ces analyses d’erreurs, c’est qu’elles ne ralentissent pas le transport auquel elles sont mêlées. En général, la précaution est froide. Ici, la précaution est brûlante. Parce que l’erreur est percée de part en part, traversée, mise à nu, montrée telle qu’elle est en elle-même, c’est-à-dire une négation.
Le quiétisme est détruit dans l’Ornement des noces spirituelles. Dans Samuel, le panthéisme est analysé, démasqué, réfuté et confondu. Le XVIIe et le XIXe siècle sont montrés d’avance avec les erreurs auxquelles ils succombent, et les vérités auxquelles ils aspirent.
Et Rusbrock détruit l’erreur, sans se baisser vers elle. La réfutation ne le fait pas descendre des hauteurs où la contemplation l’a porté.
En général, les distinctions sont froides : Rusbrock est sublime, même quand il analyse ; car le feu préside à tous les actes de sa vie.
« L’action de Dieu en nous, dit-il quelque part, ne nous confère avec Dieu ni l’unité d’essence, ni l’unité de nature, mais l’unité d’amour. Cependant nous sommes bienheureux…, parmi l’amour immense, et la ténèbre sacrée, et la nuit noire sans dimension. Or cette nuit noire, c’est la lumière inaccessible où se recueille la nature divine… Par la vertu de l’amour, nous sommes abîmés et absorbés dans sa puissance : là, nous nous perdons, non pas quant à notre substance, mais quant au sentiment de joie… Il ne s’agit ni d’unité de nature, ni d’unité d’essence, mais d’unité d’amour.
« L’essence de Dieu est incréée, la nôtre est créée ; l’abîme est infranchissable, et la distinction est éternelle. Jamais les prodiges de l’amour ne l’effaceront ; jamais les transports de l’union ne produiront l’unité de nature… Si nous nous perdions, quant à la substance, dépourvus de connaissance et d’amour, nous serions incapables de béatitude. Notre essence est une solitude immense, un désert à perte de vue, où Dieu vit et règne, etc. »
Il enseigne et brûle dans le même moment. Il donne des explications sur la nature du feu ; mais il ne sort pas de la fournaise.
Sur la montagne, plus haute que les nuées, voyant les orages au-dessous de lui, il se souvient de ceux qui sont en bas, qui lèvent la tête et qui monteront.
Les ascensions que le caprice dirige se terminent par des chutes épouvantables. Mais quand le contemplateur catholique gravit une montagne, l’ombre de Dieu est au sommet. C’est pourquoi la sécurité grandit avec la hauteur.
Pour ceux qui ne voient pas, le nom du mysticisme et le nom de la folie sont deux mots synonymes. Au fond de cette erreur, il y a comme toujours une vérité, et puisque l’erreur est énorme, la vérité l’est aussi. La raison contient et voit certaines réalités. Au-dessous d’elle se trouve la folie, qui a perdu cet état respectable, vrai, honnête et même sacré, qui est l’état raisonnable.
Que Dieu nous préserve de ne pas assez estimer, et de ne pas assez admirer la raison ! Elle est un don sublime, et la folie est son absence.
Mais, plus haut que la raison, le mysticisme orthodoxe voit, entend, touche et sent ce que la raison n’est pas capable de voir, d’entendre, de toucher et de sentir. Il domine la raison et la transfigure.
La folie contredit la raison. Le mysticisme la domine.
La folie est la privation des choses de la raison. Le mysticisme est leur possession pleine, entière, surabondante, surmontée des choses d’en haut.
Le mysticisme et la folie sont donc les deux termes de la contradiction la plus absolue qui soit.
La folie renverse l’esprit ; la raison le redresse ; le mysticisme le transporte. Mais pour être transporté, il faut d’abord être redressé.
Comme pour être saint, il faut d’abord être honnête homme, pour être mystique il faut d’abord être raisonnable.
La folie est l’erreur pure, la raison porte une certaine somme de choses vraies. Le mysticisme contient la quintessence de la vérité.
Il y a une certaine sagesse inférieure, qui ose usurper le nom de sagesse, parce qu’elle est assez bornée pour ne pas voir ce qui lui manque. L’étroitesse de son horizon lui fait le don hideux d’être contente d’elle-même.
Le mysticisme est l’autre sagesse, celle d’en haut, qui voit assez loin pour trouver sa vue courte. La grandeur de la contemplation est le miroir sans défaut où elle voit son insuffisance. L’immensité des lieux qu’elle habite lui fait le don superbe du dédain sacré d’elle-même.
Avec ce dédain augmente sa grandeur, et avec sa grandeur augmente sa bonté.
Ce Rusbrock que l’antiquité a surnommé le Contemplateur sublime avait pitié des oiseaux, et les frères, qui tremblaient devant lui d’admiration, venaient lui dire : « Père, il neige ; que vont devenir ces pauvres petites bêtes ? »
Les frères venaient implorer le grand homme pour les petits oiseaux, parce que le grand homme était un vrai contemplateur ! Si sa hauteur eût été inquiétante, ils n’auraient pas osé lui parler des petites choses. Le faux grand homme est sans pitié.
Chose admirable ! on dirait que la faiblesse est chargée, par la compassion qu’elle inspire, de graver sur le front de la grandeur le caractère authentique de la vérité. C’est le misérable, c’est l’indigent qui pose sur le front du grand homme le thau sacré qui marque ces élus, et ce thau c’est la compassion.
Sur cette merveilleuse alliance de la contemplation et de la pitié, saint Bernard est profond. Rappelant ces paroles de Jérémie : La fille de mon peuple est cruelle comme l’autruche du désert, il ajoute que l’autruche est cruelle, parce qu’elle ne vole pas. L’autruche est cruelle parce qu’elle ne contemple pas. Cette magnifique alliance d’idées, étonnante pour l’esprit léger, est évidente pour l’esprit profond. La hauteur adoucit l’âme, la magnificence l’apaise, la contemplation est attendrissante.
Quiconque suivra le vol de l’aigle verra qu’il laisse après lui dans l’air un sillon lumineux, et ce sillon c’est la bonté.
Parce qu’il avait dormi sur la poitrine de Jésus, saint Jean fut l’aigle de Palmos et l’apôtre de la douceur. Il avait entendu de trop près les sept tonnerres pour ne pas être attendri.
Plus Rusbrock est isolé par la main du désert où le corbeau mystérieux porte au solitaire la nourriture que Dieu lui destine, plus son œil s’ouvre sur les nécessités de la vie, sur les misères des hommes. Plus il grandit, plus il s’incline. Plus il est ravi par la solitude, plus il est rapproché par la compassion. Ne vous étonnez donc pas s’il aimait tant les animaux ; car ceux-ci entrèrent pour beaucoup dans le salut de Ninive, et la largeur de la charité est égale à sa hauteur. Pour mesurer comment elle fut large, regardez comment elle fut haute, cette charité qui porta dans les régions inconnues le solitaire de la Vallée-Verte.
La musique et les mathématiques, si séparées dans l’esprit du vulgaire, sont absolument voisines en réalité. La musique, qui a pour but d’exprimer l’ineffable, est ce qu’il y a de plus rigoureux et en même temps de plus aérien. Elle échappe aux pesanteurs de la terre, mais elle n’échappe pas plus que les astres à cette régularité arithmétique qui est la loi de la magnificence et la magnificence de la loi, à cette obéissance parfaite et invincible qui est le caractère des étoiles et celui de l’harmonie. Rusbrock est aérien comme un chant, et rigoureux comme une étoile. La liberté de ses mouvements et leur fidélité sont fondues dans une seule splendeur. Si l’une diminuait, l’autre serait attaquée. La hardiesse et la sécurité l’emportent sur leurs ailes tranquilles et triomphantes. La hardiesse ne l’entraîne pas ; la sécurité ne le captive pas : toutes deux font les mêmes mouvements, partent du même point, vont au même but. Les puissances qui semblent divisées en bas font la paix sur les hauteurs.
Plus haut que les régions où éclate la foudre, Rusbrock voit l’éclair au-dessous de lui ; mais il ne cligne même pas ; il le voit à travers l’azur qui est au-dessus du tonnerre.
Autrefois saint Denys disait :
« Trinité plus haute que la nature, vous qui présidez aux choses de la sagesse divine, ô vous qui êtes bonne et plus que cela, dirigez-nous vers le sommet des oracles, plus qu’inconnu, plus que brillant, plus que suprême, vers le point où les mystères de la théologie, simples, absolus, immuables, s’entr’ouvrent dans l’obscurité translumineuse du silence qui dit les secrets, dans l’obscurité éblouissante, dans les ténèbres situées plus haut que la lumière, dans l’invisibilité, dans l’intangibilité parfaite et garantie, dans l’obscurité translumineuse qui comble, par les splendeurs au-dessus de la beauté, les esprits séduits par la lumière. Oh ! voilà ma prière ! voilà ce que je désire. Toi, mon cher Timothée, je veux te voir tendu dans le désir, abîmé dans la contemplation ! Abandonne les sens, abandonne l’intelligence, tout le sensible et le compréhensible, toutes les choses qui sont, toutes celles qui ne sont pas, et, par-dessus toute démonstration, monte, autant que cela est permis, vers l’union de Celui qui est par dessus la science et l’essence. Délivré, absous, purifié de toi-même et de toutes choses, sans entrave, les pieds libres peut-être monteras-tu vers le rayon surnaturel de la divine obscurité[2]. »
[2] Théologie mystique, chap. I.
Voilà le manteau de saint Denys, Rusbrock l’a reçu des mains de son Père.
La parole de Rusbrock est une forêt vierge où le voyageur ne s’égare pas. Ce sont des profondeurs, des ravins, des hauteurs, des précipices, des montagnes, des orages, des abîmes, des obscurités, des transports de lumière, des ombres noires, des tremblements d’étoiles.
Mais une paix supérieure plane, les ailes étendues, sur toutes ces tempêtes de lumière et d’ombre ; une sérénité invincible saisit, embrasse, pénètre et transperce tous ces éclats et toutes ces ténèbres.
C’est toujours la crainte.
Ce n’est jamais la peur.
Cet abîme sans fond dont il parle toujours est terrible en vérité ; mais cet abîme est un ami.
L’Ornement des noces spirituelles transporta d’admiration tous les docteurs mystiques. Couverts maintenant par les bruits qui se font en bas, les cris de leur admiration ont éveillé jadis tous les échos du monde chrétien. Tout ce qu’il y avait de grand sur la terre se donnait rendez-vous dans la Vallée-Verte, et ces illustres pèlerins, qui avaient obtenu quelques mots tombés des lèvres du solitaire, s’en allaient, chargés de leur trésor, et méditaient, pendant le reste de leur vie, les paroles rares et brèves qui leur avaient été dites.
Les discours de Rusbrock, ses cris et ses désirs ressemblent aussi à des pèlerins qui se donneraient rendez-vous dans la solitude où Dieu vit et règne. Ce ne sont pas des créatures posées et arrêtées ; ce sont des créatures errantes et cherchantes.
Ce sont les pèlerins du grand sanctuaire ; et quand ils arrivent au rendez-vous, ils tombent à genoux, sans parler. Pendant la route, ils étaient encore capables de se traîner et de balbutier ; mais quand ils arrivent là où ils allaient, accablés par la volupté de l’impuissance où l’adoration les réduit, ils se précipitent ensemble dans un très grand silence et dans un très grand sanglot.
Aujourd’hui, plus que jamais, les âmes ont faim et soif. J’ai trouvé, au pays de Rusbrock, ce pain et ce vin, et j’ai essayé de le porter en France ; priez pour celui qui vous l’offre en ce moment.
Ernest Hello.
Voici, lecteur chrétien, un homme sacré, que la bouche de Dieu a instruit lui-même d’une science excellente. Il n’a pas écrit un mot qui ne soit une œuvre de salut. Son souffle est un souffle divin, une respiration céleste, et il te suffira de lire pour être convaincu que rien d’humain n’est venu ici : c’est Dieu seul qui a parlé. Si je t’invite à cette sublime lecture, c’est uniquement pour ton salut ; je n’ai pas d’autre intention. Si tu penses à ton salut, comme un chrétien doit le faire, tu ouvriras de grands bras pour recevoir les œuvres de cet homme, et jamais, ta vie durant, tu ne les déposeras à terre. Si tu trouves ta joie dans cette lecture, le fruit sera pour loi immense et certain. Ou bien tu es encore esclave, les pieds liés par tes vices, ou bien, déjà converti, tu embrasses une vie meilleure ; ou bien tu marches à pas de géant dans la grande voie des vertus et de l’amour, ou bien, infiniment éloigné des troubles de la terre, tu goûtes, dans la profondeur de la paix, les délices de la contemplation divine. Dans ces quatre suppositions, Rusbrock te sera d’un secours immense : ou il te réveillera de ton sommeil vicieux, ou il enflammera ta course ardente ; ou il te montrera la route de la perfection la plus sûre et la plus courte, ou il indiquera à ta grandeur et à ta sublimité le moyen de grandir et de s’élever encore.
Personne n’est assez abandonné, assez maudit, pour lire Rusbrock et ne pas sentir l’aiguillon du salut le piquer au fond de l’âme. Personne n’est assez sublime pour ne pas trouver dans Rusbrock le secret d’une sublimité plus haute.
Je ne crois pas qu’il y ait un homme qui puisse approcher ces pages magnifiques et simples sans un extraordinaire et singulier profit. Que personne, pour ne pas lire ce livre, ne s’excuse sur la sublimité inaccessible de Rusbrock.
Le grand homme s’est accommodé à tout, et l’âme la plus perdue qui soit au monde peut retrouver, en le lisant, la route du salut. Rusbrock a des traits qui ne partent pas de la main de l’homme, mais de la main de Dieu, et qui s’enfoncent très profondément dans l’âme du lecteur et du pécheur.
Innocent lecteur, lecteur à la robe blanche, Rusbrock est à la fois très humble et très élevé. Dans la description des Noces spirituelles, il surpasse l’admiration, il surpasse la louange : tout le commencement, tout le progrès, toute la hauteur, toute la perfection transcendante de la vie spirituelle est là.
Le livre de la Contemplation ne ressemble pas tant à l’œuvre d’un homme qu’à l’extase d’un séraphin. C’est le transport de l’amour divin. Très souvent, dans ce merveilleux ouvrage, Rusbrock s’exprime en vers. Ces vers sont admirables pour le lecteur allemand. Mais moi, Surius, j’ai renoncé à les traduire en vers latins ; mon latin a bien peu de grâce auprès du texte de Rusbrock. Très souvent, dans ses vers, Rusbrock est obscur. Quand je ne comprends pas, je ne me risque pas à ajouter un mot qui vienne de moi. J’espère que le lecteur ne dira pas une seule fois : Le traducteur a épargné sa peine. Les deux Cantiques de Rusbrock, que j’ai publiés ici, sont sublimes, et ont le goût du Ciel.
Il me reste à te supplier, lecteur, quand tu trouveras un mot que tu ne comprendras pas, de ne pas t’irriter, de ne pas rejeter, mais de confier la chose au Saint-Esprit car c’est lui qui a dicté ; Rusbrock n’a fait que tenir la plume.
De nombreux témoins ont attesté cette assistance du Saint-Esprit. Je ne veux citer pour le moment que Denys le Chartreux, théologien d’une immense science religieuse, religieux d’une pureté sublime.
Lisez, lisez ce livre. Lisez, ne craignez rien : vous trouverez un trésor incomparable, auprès duquel les richesses de Crésus ne comptent pas. Ne vous choquez pas, si ma traduction est d’une extrême simplicité ; j’aurais eu peur d’orner mon style.
J’ai eu entre les mains un grand nombre d’exemplaires. Beaucoup d’entre eux sont infidèles et trahissent la pensée de Rusbrock ; mais j’ai discerné et choisi le texte non falsifié, la parole pure de Rusbrock.
Adieu, lecteur, porte-toi bien, et prie pour moi Jésus-Christ.
SURIUS.
Denys le Chartreux, de la Contemplation, livre II, article 9 :
« L’homme admirable, l’oint de l’onction divine, le magnifiquement érudit, Jean Rusbrock, dans ses livres sur la Contemplation, a raconté profondément les choses divines, d’après sa propre expérience. »
Le même Denys le Chartreux, après avoir nommé et recommandé les plus grands mystiques de tous les siècles, ajoute :
« Il y a un prodige au-dessus d’eux, c’est un prodige récent qui s’est accompli sous nos yeux. Ce prodige vivant ce fut Rusbrock l’Admirable. C’était un homme ignorant, qui ne savait seulement pas le latin. Mais la science surnaturelle lui fut donnée en partage. Il écrivit dans un idiome vulgaire les plus délicates et les plus profondes vérités avec une sublimité telle que les plus excellents professeurs de la sacrée théologie, avouant leur immense infériorité, éperdus d’admiration, n’ont plus d’haleine en sa présence. Moi, je suis un pauvre, un enfant, un rien du tout dans la science chrétienne ; cependant je dois déclarer ici la vérité : dans l’innombrable multitude des docteurs ecclésiastiques et catholiques, je n’ai rien trouvé de comparable à Rusbrock, excepté saint Denys l’Aréopagite. Mais saint Denys est profondément obscur et plein de difficultés. Rusbrock l’Admirable est aussi clair qu’il est sublime. »
Denys le Chartreux, sur les Dons du Saint-Esprit, traité II, article 13 :
« Quant à l’homme admirable, Jean Rusbrock, il n’y a pas dans la langue humaine une louange digne de lui. Je vais pourtant en essayer une. On a dit que Hugues de Saint-Victor est un autre Augustin. Je dirai de Rusbrock qu’il est un autre Denys.
« Je l’appellerai le docteur divin. Il n’eut pas d’autre maître que le Saint-Esprit. Il était ignorant et illettré ; Pierre et Jean le furent aussi. C’est saint Luc qui nous l’apprend dans les Actes des apôtres. Rusbrock a écrit en langue vulgaire des œuvres dont la profondeur surpasse l’admiration. Personne n’est capable de l’enthousiasme qui leur est dû. L’autorité de Rusbrock est, je crois, l’autorité d’un homme à qui le Saint-Esprit disait ses secrets. »
Dans le Traité de la contemplation, livre III, chap. dernier, Denys le Chartreux analyse et admire encore fidèlement et magnifiquement les œuvres de Jean Rusbrock.
Le célèbre père Thomas A Kempis, dans la Vie de Gérard le Grand, chap. X, parle ainsi :
« Maître Gérard, ayant entendu la grande gloire de Jean Rusbrock, le religieux de la Vallée-Verte, fit le long voyage du Brabant pour avoir l’honneur et le bonheur de contempler l’homme dévoué au Seigneur, pour jouir de sa présence corporelle, pour entendre résonner cette voix, qui est le violon du Saint-Esprit, pour savoir quelles paroles pourraient sortir d’une telle bouche. »
Gérard le Grand, ayant visité Rusbrock l’Admirable, écrivait aux frères de la Vallée-Verte :
« Je vous en supplie, je vous en supplie, recommandez-moi au père Rusbrock. Mon âme n’a pas rencontré sur terre un autre objet digne d’un tel amour et d’une telle révérence. Mon âme est collée à la sienne. Oh ! puissé-je devenir, dans le temps et dans l’éternité, l’escabeau des pieds de Rusbrock ! »
I
Rusbrock avait à peine onze ans, qu’il arriva un jour par hasard chez un vieux prêtre son parent. Le prêtre prit chez lui l’enfant pour l’instruire. Celui-ci n’avait d’attrait que pour la science divine. Il subissait déjà l’opération secrète du Saint-Esprit, qui avait voulu se construire un temple au fond de lui. C’est à peine s’il apprit la grammaire ; mais il parvint à une telle profondeur dans la connaissance des choses divines qu’il surpassa tout à coup plusieurs dialecticiens, philosophes et théologiens. Il savait beaucoup de choses que Dieu seul peut apprendre. Cette éducation paraîtra incroyable à ceux qui ne savent pas, ou qui ne croient pas les œuvres que Dieu a faites autrefois dans les prophètes et dans les apôtres, qui étaient ignorants, à ceux qui n’entendent pas la parole de saint Jean : L’onction de Dieu vous apprend tout. Sa mère, qui ne savait où il était, finit par l’apprendre, quand le bruit de ses lumières se répandit. Elle vint à Bruxelles ; mais, quand elle eut été récréée par la vertu et la célébrité de son fils, elle ne soupira plus après sa présence corporelle. Elle reçut de l’âme de Rusbrock des délectations que sa présence et sa conversation quotidiennes n’auraient pu lui donner. Ceci ne doit étonner personne. Ceux que l’Esprit-Saint unit entre eux sentent, même quand ils sont matériellement séparés, les douceurs merveilleuses d’une union intime et spirituelle.
II
Sa mère était entrée en religion. Elle mourut, avant d’avoir atteint la vie parfaite. Rusbrock, dans sa piété filiale, aidait l’âme de sa mère par des prières quotidiennes. Ses prières n’étaient pas superflues ; l’âme de la morte en avait besoin. Elle apparut plusieurs fois à Rusbrock, lui demandant d’une voix lugubre combien de temps il fallait encore attendre le jour où il serait ordonné prêtre.
Enfin ce jour arriva. Rusbrock venait de terminer sa première messe, quand sa mère lui apparut, pour lui annoncer sa délivrance.
III
Rusbrock était encore prêtre séculier ; mais il cherchait déjà à ressembler au Christ par son humilité. Peu curieux de lui-même et du monde, il faisait l’effet d’un malheureux et d’un homme de rien à ceux qui ne le connaissaient pas. (En général les amis de Dieu sont des énigmes vivantes, et, pour les connaître, il faut leur ressembler.)
Il vivait dans une paix profonde, silencieux et négligé. Adonné à la contemplation, il évitait volontiers les foules ; un jour (c’était à Bruxelles), il passait par une place publique, l’esprit penché sur les choses divines ; il était simple comme une colombe ; deux laïques le regardaient marcher :
« Oh ! mon Dieu, disait l’un d’eux, pourquoi ne suis-je pas aussi élevé en grâce que ce prêtre ! »
L’autre répondit :
« Moi, pour tout l’or du monde, je ne voudrais pas être à sa place. Je n’aurais pas, dans ma vie, un jour de plaisir. »
Rusbrock entendit par hasard ce dernier mot, et, traversant la place en silence, il disait intérieurement :
« Tu ne connais donc pas les jouissances que Dieu donne et le goût délicieux du Saint-Esprit ! »
IV
Pendant que Rusbrock vivait encore dans le monde, il y avait une femme à Bruxelles, qui inventa et propagea une doctrine exécrable. Elle avait une immense réputation de sainteté. Jamais, disait-on, elle ne va à la sainte table, sans être escortée de deux séraphins, l’un à droite, l’autre à gauche. Elle écrivait beaucoup sur l’esprit de liberté. Elle parlait beaucoup de cet amour que le paganisme divinisa sous le nom de Vénus, et enseigna que cette passion était séraphique en elle-même. Cette femme eut des admirateurs qui saluèrent en elle l’apôtre même de la vérité divine. Elle devint l’objet d’un culte. Rusbrock eut pitié de tant d’erreur : il s’opposa aux dogmes infâmes. Une armée de furieux se leva contre lui. Mais il mit à nu le mensonge, et confondit la menteuse. Beaucoup de savants passaient à côté pleins de respect, sans dénoncer l’erreur, ni même l’apercevoir. Ce fut l’ignorant Rusbrock qui fit l’œuvre. Sa promptitude à découvrir le mal, sa sagesse à le démasquer, son audace à le confondre, malgré tant d’hostilités et tant de ruses, tout indiqua chez lui le mouvement de l’Esprit-Saint.
V
Rusbrock avait soixante ans. Il avait vécu au milieu des hommes, comme un exemple et comme une lumière. Il avait gravi les sommets de la perfection ; il était inondé des rayons de la contemplation divine. Il avait écrit magnifiquement sur la vie intérieure.
Cependant, pour se livrer plus profondément et plus pleinement à la contemplation divine, il quitta le monde avec quelques compagnons, et se dirigea vers la Vallée-Verte. Il avait vu, dans la lumière de Dieu, que, pour lui, la solitude serait désormais favorable à la contemplation.
En effet, dans la solitude, la jeunesse de son génie fut renouvelée comme celle de l’aigle. Les regards qu’il jeta sur la splendeur éternelle furent si perçants et si profonds que très peu de contemplateurs ont pu, en cette vie, les suivre où ils allaient. Les théologiens les plus élevés regardent les œuvres de Rusbrock avec admiration et vénération Que celui qui ne comprendra pas commence par croire et par se sanctifier. Qu’il dise le Credo, qu’il redresse son âme, suivant le conseil de Rusbrock. Qu’il mérite la lumière ; qu’il vive en elle. Alors il comprendra, il comprendra et il verra.
VI
Parmi les compagnons de Rusbrock, il faut citer Jean d’Afflighen. C’était un laïque, sans titre d’aucune espèce[3].
[3] Jean d’Afflighen serait-il ce laïque qui eut avec Tauler de célèbres, d’intimes et de mystérieuses relations ?
(Note du traducteur.)
Il suivit dans la Vallée-Verte Jean Rusbrock et ses amis. Là il parvint à de telles hauteurs spirituelles que le récit le plus authentique de cette vie prodigieuse paraîtrait maintenant incroyable au lecteur. Dès les premiers jours de sa conversion, il dépassa les frères. Quand il survenait des étrangers, Jean d’Afflighen leur prodiguait tous les soins matériels dont ils avaient besoin ; puis il leur parlait de Dieu, et les étrangers fondaient en larmes. Il était sévère pour lui-même. Les restes des repas, les morceaux de rebut composaient sa nourriture. Toute sa vie fut plus admirable qu’imitable. Pour suivre sa voie, il faudrait des trésors de grâce exactement semblables aux siens. Très occupé de soins et de travaux extérieurs, il conserva toujours au milieu d’eux une telle paix, une telle pureté d’esprit et d’âme, qu’adonné en même temps à la vie active et à la vie contemplative, jamais il ne fut distrait de la seconde par les labeurs de la première. Il avait acquis cette grâce admirable par une profonde méditation des souffrances de Jésus-Christ. Bien qu’il portât avec lui, partout où il allait, tous les parfums de toutes les vertus, cependant le principal attrait de son âme l’attirait vers les plaies de Jésus-Christ ; sa compassion l’avait entraîné à offrir sa personne, corps et âme, en holocauste. Le souvenir ardent de la passion du Sauveur avait ouvert sur lui les sources de la grâce avec une telle abondance qu’il était à chaque instant arraché à lui-même et ravi en extase. La distance qu’il voyait entre lui et Jésus-Christ, lui avait donné la conviction intime qu’il était la dernière des créatures, et de beaucoup la dernière. Il lui arriva une épreuve terrible : sept douleurs fondirent sur lui, qui ressemblaient aux douleurs de l’enfer, et, pour les mesurer, il faudrait les avoir partagées ; mais je n’entre dans aucun détail. Dieu fit en lui des choses qui ne peuvent être ici racontées. Une multitude de secrets divins furent révélés à ce laïque ignorant. Il ne mourut pas sans avoir laissé par écrit quelques paroles très profondes où il exalte Rusbrock l’Admirable. Il porte aux nues ce maître sublime avec un enthousiasme qui n’a guère d’exemple en ce monde. Car c’était pendant le ravissement que l’excellence et la sublimité du Maître lui avaient été révélées.
Jean d’Afflighen était le cuisinier des frères. Quand il sentit venir sa fin, il continua ses fonctions, jusqu’à la dernière extrémité. Puis, sa mort très prochaine lui ayant été révélée d’en haut, il reçut l’extrême-onction, et mourut trois jours après, le 5 février, en la fête de sainte Agathe, vierge et martyre.
VII
La réputation de Rusbrock arriva à Gérard le Grand. Gérard le Grand était un juste, et sa vie était dans sa religion. Le désir de voir Rusbrock s’étant allumé dans son âme, Gérard choisit un compagnon, et se prépara au voyage. Quand il arriva avec cet ami dans la Vallée-Verte, Rusbrock, le vieillard inspiré, Rusbrock, qui ne l’avait jamais vu, averti de sa visite, le salua par son nom, lui fit une réception honorable, et l’introduisit avec son compagnon dans la demeure des frères. Quelques jours s’étaient passés dans l’intimité ; Gérard dit à Rusbrock :
« Père, j’admire la sublimité de vos œuvres. Mais ne craignez-vous pas l’envie et la calomnie ?
— Maître Gérard, répondit Rusbrock, j’évite d’écrire, toutes les fois que je ne sens pas en moi le souffle du Saint-Esprit, et une présence singulière de la Trinité, plus que sainte. »
Les frères ont affirmé que Rusbrock, près de mourir, leur laissa pour testament et pour dernière parole cette solennelle affirmation, de n’avoir jamais écrit un mot en l’absence du Saint-Esprit. Gérard le Grand ne comprenait pas parfaitement l’immense portée de cette réponse, et son compagnon ne le comprenait pas du tout.
L’esprit de prophétie toucha Rusbrock : « Maître Gérard, dit-il, vous comprendrez bientôt mes paroles. Mais votre compagnon ne les comprendra pas, de ce côté-ci du tombeau. »
En effet, Gérard comprit : les œuvres et la personne de Rusbrock devinrent l’objet de son éternelle admiration. « C’est de lui, disait Gérard, que j’ai appris la vie : c’est de lui que j’ai reçu la prudence et le discernement des choses divines. »
Un jour, dans les entretiens de la Vallée-Verte, Gérard fut singulièrement frappé de la confiance parfaite de Rusbrock en Dieu. Cette confiance n’avait rien de téméraire. Mais l’amour, dans son transport, avait mis la peur à la porte. Gérard, qui peut-être voulait l’éprouver, lui cita sur les jugements de Dieu les passages les plus effrayants de l’Écriture.
Mais plus il appuyait dans le sens de la terreur, plus Rusbrock était transporté dans le sens de l’amour.
VIII
Quant à la façon dont Rusbrock écrivait, je ne veux pas omettre ce que nos pères nous ont appris. Voici quelles étaient ses habitudes.
Quand il sentait en lui les splendeurs de l’inspiration, il allait seul au cœur de la forêt. Quand il avait puisé aux sources de l’Esprit, il écrivait ce qui se présentait. Ce fut ainsi qu’il composa ses œuvres.
Plusieurs fois, l’inspiration faisant défaut, il passa plusieurs semaines sans écrire. Quand l’inspiration revenait, il reprenait ses habitudes, et, quoiqu’il n’eût pas le moindre souvenir des dernières pages qu’il avait écrites, il les continuait exactement. Il écrivait la suite de ce qu’il avait oublié, et ces choses s’adaptaient aussi parfaitement que les différents chapitres d’un ouvrage écrit par un homme qui eût travaillé en écrivant.
Plus tard, dans sa vieillesse, gêné par l’action d’écrire, il prit un frère avec lui qui écrivait sous sa dictée.
Une étude approfondie, une réflexion mûre, un jugement solide, appuyés sur de graves pensées, ont conduit quelques personnes à croire que Rusbrock fut élevé sur la terre à la contemplation de l’essence divine. Mais je me garderai bien de rien affirmer.
IX
Voici un exemple qui peut renseigner sur le genre de vie que menait Rusbrock.
Touché de Dieu, comme à son ordinaire, il s’était un jour enfui dans les profondeurs de la forêt ; là, il s’assit sous un arbre. Foudroyé par la douceur divine, il souffrit un excès d’esprit. Le ravissement dura beaucoup plus longtemps qu’à l’ordinaire. Les frères l’attendaient. Rusbrock ne revenait pas. Les frères tombèrent dans l’anxiété. Ils se dispersèrent, pour le chercher, de tous côtés à la fois. On le chercha partout dans les environs, et partout vainement. Enfin, les frères se lancèrent à travers les sentiers et les détours, dans les profondeurs de la grande forêt. Parmi les frères, Rusbrock avait un ami, particulièrement intime. Celui-ci cherchait avec une diligence inexprimable. Tout à coup, de très loin, il aperçut un arbre illuminé, et, autour de l’arbre, un cercle de feu qui l’entourait comme un fossé entoure une place forte. Le frère s’avança dans le plus profond silence. Quand il approcha, il distingua sous l’arbre Rusbrock. Mais Rusbrock n’était pas encore revenu à lui. Assis sous l’arbre, il avait l’air d’un homme ivre.
X
Un grand nombre de pèlerins affluaient vers la Vallée-Verte. Hommes, femmes, jeunes gens, vieillards, prêtres, laïques, docteurs, tous venaient en foule. Rusbrock accueillait chacun d’eux, et, sans avoir jamais pensé d’avance à lui, lui répondait avec la même sagesse et la même maturité que s’il eût passé sa vie à réfléchir à chaque question. Les personnages les plus considérables de la Flandre et des autres nations venaient le voir et l’interroger. Le grand docteur dominicain, le savant, le sage Jean Tauler, fit son pèlerinage à la Vallée-Verte. Mais telle fut son admiration, son respect, son enthousiasme, que ses visites furent très fréquentes. Il devint non plus seulement le pèlerin, mais le disciple de Rusbrock. Tauler se laissa guider par lui sur les montagnes de la contemplation. Ses œuvres sont pleines de son maître. Beaucoup d’entre elles sont des emprunts faits par Tauler à Rusbrock. Tauler était beaucoup plus instruit, quant aux choses qui s’apprennent. Il était plus versé dans la théologie scolastique. Mais quant aux profondeurs de la vie contemplative, il demeura toujours bien inférieur à son maître. Tauler, d’ailleurs, n’opéra qu’à cinquante ans sa grande et pleine conversion. Il mourut peu de temps après. Rusbrock, livré à la contemplation dès son enfance, escalada toujours des montagnes de plus en plus hautes, et vécut jusqu’à quatre-vingt-huit ans.
Une femme qui demeurait à deux milles de là (c’était une personne très puissante dans la contrée) venait souvent le visiter pieds nus.
Peu à peu dégoûtée de ses richesses et de ses propriétés, elle entra chez les religieuses de Sainte-Claire. Tous ceux qui ont été témoins de sa vie religieuse attestent chez cette femme une haute et constante perfection, jusqu’au dernier soupir.
Une autre femme dévouée, disciple de J. Rusbrock, tomba à la fois dans une grave maladie et une angoisse d’esprit épouvantable. Elle se crut abandonnée de Dieu. Elle eût ardemment désiré voir Rusbrock ; mais elle était incapable d’aller vers lui. Ce fut Rusbrock qui vint. Elle le vit près d’elle.
« Dites-moi, ma fille, dit le Père, ce que vous faites ?
— Rien, dit-elle ; je ne peux plus servir les malades, et j’ai perdu ce sentiment intérieur de Dieu dont j’avais l’expérience.
— Ma fille, répondit Rusbrock, tenez pour certain que voici le plus élevé et le plus sublime de vos sacrifices. Abdiquez votre volonté et rendez grâces. »
A peine avait-il parlé que la paix descendit sur la femme qui écoutait. Son anxiété fut remplacée non pas par la patience, mais par une joie étonnante et un amour invincible.
Un jour, plusieurs prêtres vinrent de Paris trouver le père Rusbrock dans sa forêt. Ils désiraient entendre quelques-unes de ces paroles qui allument dans l’homme l’amour divin. Ils le consultèrent, sans doute, sur l’état de leur âme, et attendaient peut-être une longue réponse. Rusbrock ne leur dit que ce seul mot : « Vous êtes saints, dans la mesure où vous voulez l’être. »
Les prêtres ne comprirent pas, se retirèrent scandalisés, et, en l’absence du Père, se plaignirent aux frères de leur cruelle déception qui les troublait jusqu’au fond de l’âme. « Nous venons donc de Paris pour entendre cela ? disaient-ils. Le père Rusbrock a-t-il voulu se moquer de nous ? »
Les frères racontèrent au Père le chagrin des pèlerins, et le prièrent de s’expliquer. Rusbrock fit venir les prêtres, et leur dit :
« Mes très chers enfants, vous allez me dire si je vous ai trompés. Je vous ai dit que votre sainteté était celle que vous vouliez avoir. En d’autres termes, votre sainteté est aussi grande que votre bonne volonté. Rentrez donc au fond de vous-mêmes. Pesez votre bonne volonté. Vous connaîtrez la mesure de votre sainteté. Soyez bons, mes enfants ; soyez bons, et vous serez saints. »
Le scandale des pèlerins fit place à un sentiment contraire, et ils se retirèrent réconfortés.
XI
Rusbrock était humble partout et toujours. On eût pu croire que ce profond et sublime contemplateur allait se passer de la vie active. C’est le contraire qui arriva. Dans la pratique extérieure et vigilante de toute vertu et de toute justice, il fut le premier du monastère, et l’exemple des religieux. Il se livra même au travail des mains. Déjà vieux, il s’offrait aux fonctions les plus dures et les plus humbles ; il voulait, par exemple, porter lui-même le fumier dont avaient besoin les frères, et il descendit à des services encore plus humbles. Il est vrai que, dans les travaux du jardinage, avec la meilleure volonté du monde, il fut, dans certains jours, plus gênant qu’utile. Car, dans ses moments de maladresse, il arrachait à la fois les bonnes et les mauvaises herbes. Mais l’exemple de son humilité et de son activité n’en était pas moins frappant pour les frères.
Au milieu des travaux extérieurs, il gardait son âme appliquée au dedans, et jamais l’activité du dehors ne gêna en lui le sublime esprit de contemplation. Ainsi Marthe et Marie s’étaient donné rendez-vous.
Rusbrock avait pris l’habitude d’avoir toujours, pendant le travail extérieur, un chapelet à la main. C’était pour lui une façon de symboliser l’acte du travailleur, qui doit offrir à Dieu tous ses pas et tous ses gestes.
Le père Rusbrock avait reçu cette grâce : dans le travail ou dans la solitude, partout où il se trouvait, il avait la faculté de se livrer, dès qu’il le voulait, à la contemplation intérieure.
« Il est beaucoup plus facile pour moi, disait-il aux frères, d’élever mon âme à Dieu que ma main à ma tête. »
XII
Cet ami de Jésus-Christ était si délicieux à voir qu’au jugement et au témoignage de ceux qui l’entouraient, personne n’approchait le père Rusbrock sans revenir avec la consolation et même la gaieté dans l’âme. Sur sa face resplendissait la grâce du Seigneur Dieu.
Il avait la sagesse dans la parole, la piété dans l’action, l’humilité dans le geste, et partout l’intégrité des vertus. Il était sobre et doux pour toutes choses et toutes personnes. Son costume était généralement négligé.
Quant à sa commisération, quant à sa compassion, il en avait les entrailles tellement pleines qu’après en avoir versé des torrents sur les créatures raisonnables il en prodiguait ensuite aux animaux. Il fit toujours tout ce qui était en son pouvoir pour venir, dans tous leurs besoins, au secours des bêtes.
Souvent, l’hiver, l’excès du froid et l’abondance de la neige mettaient dans la misère les pauvres petits oiseaux. Les frères, qui n’ignoraient pas l’immense bonté et l’immense pitié de Rusbrock, allaient le trouver et lui disaient : « Oh ! notre Père ! voici déjà la neige. Que vont faire les pauvres petits oiseaux ? »
A voir et à entendre de telles choses, Rusbrock souffrait beaucoup ; et sa compassion n’était pas vaine. Il prenait de telles mesures, si efficaces et si opportunes qu’il sauvait la vie aux oiseaux du ciel.
Les avares feraient bien, je crois, de faire attention à son exemple. Ce sont des hommes souffrants qui implorent des hommes opulents, et ceux-ci, qui pourraient facilement secourir, ne le veulent pas.
Un jour, Rusbrock tomba malade. Il eut soif, et demanda de l’eau. Le gardien, qui croyait l’eau dangereuse pour lui, ne voulut pas lui en donner.
Ses lèvres se desséchaient. Il supportait le refus avec patience. Cependant, comme il se sentait menacé : « Père, dit-il au gardien, si tu ne me donnes pas d’eau, je vais mourir. »
Le gardien, dans une épouvante mortelle, fit apporter de l’eau. Rusbrock but, et à l’instant même entra en convalescence.
Rusbrock avait une grâce singulière pour deviner et secourir les nécessités de tous ceux qu’il voyait, sans aucune réflexion préalable. Il devinait et agissait.
Quelquefois il parlait de Dieu aux frères jusqu’à l’heure des prières nocturnes. Mais jamais de la vie un d’eux n’en éprouva la moindre fatigue. Au contraire, quand Rusbrock avait parlé, ils étaient tous fortifiés physiquement et prêts à toute veille.
Le Seigneur Jésus lui apparut plusieurs fois. Il lui apparut un jour avec la Vierge Marie et plusieurs saints. Et Jésus dit, montrant Rusbrock :
« Voici mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances. »
XIII
Souvent, dans ses ouvrages, Rusbrock insiste sur le Sacrement de l’autel, et sur l’immense amour dont l’Eucharistie est le témoignage. Il est certain que l’amour du Père pour le saint Sacrement fut le feu même dont brilla son âme. Jusqu’aux derniers temps, il garda inviolablement la coutume de célébrer la messe tous les jours. Il avait dépassé soixante-dix et quatre-vingts ans ; il fallait encore une maladie ou un empêchement grave pour l’en détourner.
Un jour, Rusbrock disait la messe ; il en était arrivé au canon ; mais il fut ravi en esprit, et liquéfié par la surabondance de grâce, prêt à perdre connaissance, il était naturellement hors d’état de continuer. Celui qui répondait la messe fut épouvanté ; le jeune homme ne savait pas encore que cet accident, habituel chez Rusbrock, n’était pas une défaillance naturelle, mais un excès surnaturel. Vers la fin de sa vie, ayant presque perdu la vue, il distinguait à peine les espèces eucharistiques ; mais son transport d’amour brûlait du même feu.
Un autre jour, pendant la messe, il subit, dans l’extase, un évanouissement physique si profond que le répondant crut que l’âme du père Rusbrock abandonnait son corps. Du reste, ce jour-là, sans une grâce particulière qui lui conserva la vie, il est vraisemblable que Rusbrock eût rendu l’esprit devant l’autel du Dieu vivant.
Après la messe, le répondant raconta le fait au gardien. Celui-ci engagea Rusbrock à s’abstenir pendant quelque temps de célébrer la messe, à cause du danger. « Mon Père, dit Rusbrock, ne m’éloignez pas de l’autel pour cette raison ; au moment où j’ai perdu connaissance, Jésus-Christ me touchait et me disait : Tu es mien, et je suis tien. »
Immédiatement après la communion, il fermait les lèvres, ne faisait aucun mouvement de sa bouche, et restait uni au Saint-Esprit dans une contemplation si profonde qu’il ne paraissait pas avaler l’hostie. Peut-être les espèces eucharistiques ne se comportaient pas dans sa bouche comme dans la bouche des autres hommes.
Ce qu’il y a de certain c’est que son esprit, volant au-devant de l’Esprit d’en haut, montait vers le Père des esprits, comme l’épouse appuyée sur le bras de l’époux.
Un frère, très familier avec Rusbrock, lui demanda un jour comment il avalait si vite l’hostie.
Rusbrock répondit simplement :
« Cher ami, Dieu fait ce qu’il veut dans ses serviteurs. »
XIV
Rusbrock avait quatre-vingt-huit ans ; ses forces commençaient à diminuer.
Déjà sa mère lui était apparue dans une vision, pour lui indiquer le moment de sa mort. Rusbrock se prépara avec une grande dévotion et avec un immense désir. Il y a des hommes qui prennent la vie en patience, mais qui gardent leur amour pour l’heure de la délivrance. N’ayant pas ici de cité permanente, ils désirent la cité future, ils se sentent en exil et savent que le Père est dans les cieux.
Quand vint l’heure de la mort, Rusbrock eut une joie tranquille, pure, libre et gaie. Ni douleur, ni peur, ni anxiété. Toute sa personne semblait rendre témoignage à cette parole : « Je désire être dissous, et vivre avec le Christ. »
De temps en temps quelques profonds soupirs sortaient de sa poitrine très profonde et très altérée, et il répétait :
« Mon âme a soif de la source vive ; mon âme a soif de Dieu. Quand est-ce que je viendrai, et que j’apparaîtrai devant la face de mon Seigneur ?
« Comme le cerf vers la source vive, ainsi mon âme vers vous, Seigneur. »
Il avait passé tant d’années dans l’intime familiarité de Jésus qu’il ne pouvait, au moment suprême de voir et de jouir, il ne pouvait autre chose que brûler.
Il couchait dans le lit du gardien ; mais il voulut être porté, comme un simple frère, à l’infirmerie. La fièvre et la dysenterie durèrent quinze jours. Les frères étaient autour de lui, assistant et priant ; au dernier moment, il les recommanda à Dieu.
Son esprit était sain ; son visage était rose ; la mort ne fit aucune marque sur lui. Dans une suavité profonde et dans une joie immense, Rusbrock rendit à Dieu son âme. Il avait quatre-vingt-huit ans ; il en avait passé plus de soixante dans le sacerdoce. C’était le 2 décembre 1381.
Or les frères l’ensevelirent avec la dévotion qui convenait à une telle sépulture.
Il est vrai qu’on fit pour lui les cérémonies et les prières qu’on fait pour tous les autres. Mais les frères espéraient intérieurement que c’était leur Père qui priait pour eux.
XV
Pendant les derniers jours de Rusbrock, un médecin, son ami Decan, vint le visiter. Decan veilla près de Rusbrock, avec les frères, pendant la nuit qui suivit la mort. Saisi d’un léger sommeil, il vit le père Rusbrock s’approcher d’un autel. Il était revêtu des ornements sacerdotaux, et entouré d’une telle splendeur qu’aucune parole humaine ne pourrait l’exprimer.
Un jour, une religieuse fut saisie d’une grande douleur de dent. Médecins et chirurgiens travaillèrent sans résultat à la soulager. Enfin, hors d’elle-même, presque morte de douleur, elle alla trouver une autre religieuse, qui avait chez elle une dent de Rusbrock, et raconta à la sœur ses tourments. « Si j’étais à votre place, répondit celle-ci, j’approcherais de ma dent une dent du père Rusbrock que j’ai chez moi. »
La religieuse obéit ; elle approcha la dent de Rusbrock de sa dent malade ; elle fit cela avec humilité, et sentit à l’instant la douleur se relâcher. Peu de temps après, elle fut radicalement guérie.
XVI
Encore un mot. Le corps de Rusbrock était sous terre, depuis cinq ans, quand il fut examiné. Il était parfaitement intact et pur ; les vêtements et les ornements dans lesquels il avait été enseveli, tout était sans tache et sans souillure. Il y avait seulement un petit point du nez qui portait une trace très légère, mais une certaine trace de corruption. L’évêque du lieu, qui était présent à la levée du corps, ordonna de l’exposer trois jours à l’entrée du monastère, afin que le peuple entier pût voir et constater. Aussitôt du corps exposé sortit une odeur délicieuse, comme si les parfums les plus exquis venaient de brûler sur lui. Non seulement les frères du couvent, mais une multitude immense de séculiers et de laïques dignes de foi ont rendu témoignage : ils étaient là, et moi, j’ai recueilli le témoignage de leur bouche. Après les trois jours d’exposition, l’évêque défendit de replacer le corps admirable dans son premier tombeau, et ordonna de le transporter, plein d’honneur, dans l’église. La chose fut faite avec un respect immense, au milieu d’une foule immense. Et là Rusbrock repose, en attendant l’ordre suprême du Dieu vivant qui réveillera les morts, du Seigneur Jésus-Christ à qui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles, dans les siècles éternels. Amen.
RUSBROCK
Quand le soleil est à son midi, si une vallée très profonde est enfouie entre deux montagnes énormes, et que les rayons du soleil puissent atteindre le bas de la vallée, il se produit trois phénomènes. La vallée reçoit une splendeur, une ardeur, une magnificence, une fécondité que la plaine n’égale pas.
Quand le juste réside au fond de sa pauvreté, contemplant en lui le néant, la misère, l’impuissance ; quand il s’aperçoit profondément incapable de progrès, de persévérance ; quand il voit la multitude de ses négligences et de ses défauts, quand il s’apparaît tel qu’il est, dans la réalité de son indigence, il creuse la vallée de l’humilité. Prosterné dans sa misère, reconnaissant sa détresse, il l’étale en gémissant devant la miséricorde du Seigneur ; il contemple la hauteur du ciel, et sa petitesse à lui. La vallée devient profonde.
C’est pourquoi le Christ-Soleil, du haut de son midi, assis à la droite du Père, lance dans le fond de cet humble mille feux et mille splendeurs. Il est incapable de n’être pas touché, quand l’humble étale devant lui et prosterne sa prière. Alors, des deux côtés de la vallée, deux montagnes se dressent et grandissent ; ce sont deux désirs : le désir de servir et de louer ; le désir d’obtenir l’excellence de la sainteté. Ces deux montagnes sont plus hautes que le ciel. Elles touchent Dieu sans intermédiaire et sollicitent sa libéralité. Celle-ci ne se contient pas, elle coule, elle s’épanche ; car l’âme possède alors l’aptitude à recevoir. Les renouvellements de puissances signalent l’arrivée de Jésus ; la profondeur qui demande reçoit trois dons. Elle est illustrée par la grâce, embrasée par l’amour, fécondée par la vertu.
Quand l’âme a rapporté toutes ses actions à la gloire de Dieu, quand elle est parvenue à la vraie vie, elle sent en elle un aiguillon, une pointe, un désir de voir à peu près quel est son Époux et de quelle sorte est Celui qui s’est fait homme pour elle, qui est mort pour la sauver, et qui s’est donné à elle. Ce Jésus, qui, en quittant la terre, lui a laissé des sacrements et qui a promis son règne ; ce Jésus toujours prêt à fournir au corps ses nécessités, à l’âme ses consolations, ce Jésus, de quelle sorte est-il ? Et l’âme, pleine de questions, sent grandir en elle le désir de voir l’Époux et de savoir comment il est, comment il est en lui-même. La connaissance telle quelle, que ses ouvrages peuvent donner de lui, ne contente pas l’âme. Alors elle fait comme Zachée, ce publicain qui voulait voir, elle va au devant, loin de la foule, loin de la multitude des créatures, multitude qui nous rapetisse et nous dérobe la vue du Christ ; elle monte au haut de l’arbre de la croyance qui a sa racine en Dieu, et qui étend ses douze rameaux (les douze articles). Les rameaux inférieurs s’étendent vers l’humanité de Jésus et vers le salut du monde ; les rameaux supérieurs parlent de Divinité, de Trinité, d’Unité. L’âme monte, comme Zachée, au haut de l’arbre ; car le Christ va passer avec tous ses dons. Arrivée au sommet, elle aperçoit le Fils de l’homme ; mais la lumière lui dit : voilà la Divinité immense, incompréhensible, inaccessible, et toute lumière créée reste en arrière ; voilà l’abîme sans fond. Et l’âme arrive à la plus haute connaissance de Dieu qui soit permise ici-bas, c’est-à-dire à l’ignorance, et à l’aveu qu’elle ne comprend pas.
Mais au centre de la lumière, au centre du désir, le Christ parle et dit : Descends vite, il faut qu’aujourd’hui je m’installe chez toi. Cette descente rapide que Dieu exige est simplement une immersion dans l’abîme de la Divinité que l’intelligence ne comprend pas ; mais là où l’intelligence s’arrête, l’amour avance et entre. Quand l’âme, ayant dépassé l’intelligence, s’incline et se plonge, alors elle demeure en Dieu, et Jésus-Christ réside en elle. Quand elle est descendue dans la profondeur inaccessible aux créatures, marchant dans la lumière de la foi, elle va au-devant de Jésus, et, inondée de sa splendeur, elle comprend avec surabondance l’impossibilité où elle est de le comprendre. Toutes les fois que le désir vous plonge dans le Dieu incompréhensible, vous allez au-devant du Christ, qui vous remplit de ses dons ; mais quand au-dessus de ses dons, au-dessus de vous-même et de toutes les créatures, vous vous reposez en lui, alors vous demeurez en Dieu, et Dieu demeure en vous. Au sommet de la vie active, entre Jésus et l’âme, voilà le mode de la rencontre.
Du feu profond naît l’unité du cœur. L’unité est impossible sans le feu. Il faut que l’esprit de Jésus allume le feu dans la profondeur ; car le feu est une substance qui produit l’unité par son action propre. Le feu est une substance qui s’assimile toutes les autres, pourvu qu’elles soient capables d’accepter son action. Or l’unité du cœur est la collection de toutes les puissances de l’homme réunies et senties dans le domicile de la profondeur. La paix intérieure est le don de l’unité. La paix est la puissance intime et recueillante qui embrasse l’âme, le corps et toutes les puissances intérieures ou extérieures dans l’unité brûlante de l’amour.
L’âme qui a été au-devant du Christ sent la douceur, et de cette douceur naît une jouissance chaste qui est l’embrassement de l’amour divin serrant le fond de l’âme. Or, prenez toutes les voluptés de la terre, fondez-les en une seule volupté, et précipitez-la tout entière sur un seul homme, tout cela ne sera rien auprès de la jouissance dont je parle ; car ici c’est Dieu qui coule au fond de nous avec toute sa pureté, et notre âme n’est pas seulement remplie, mais débordée. Cette expérience est la seule lumière qui puisse montrer à l’âme l’épouvantable misère de ceux qui vivent sans amour. Cette jouissance fait fondre l’homme, il n’est plus maître de sa joie.
Cette joie produit l’ivresse d’esprit. J’appelle ivresse d’esprit cet état où la jouissance dépasse les possibilités qu’avait entrevues le désir. Quelquefois la surabondance de joie pousse à chanter, quelquefois à pleurer. Quelquefois, pour soulager le transport, l’homme demande secours au mouvement, quelquefois aux cris, quelquefois au profond silence des délices brûlantes et muettes. Quelques-uns disent : Mais les autres hommes ne sentent-ils pas Dieu ? D’autres disent : Jamais, jamais, jamais la créature n’a senti ce que je sens. Il y en a qui s’étonnent que le monde entier ne prenne pas feu. Il y en a qui se demandent quelle est cette jouissance et d’où elle part : Que m’est-il donc arrivé ? Le corps lui-même ne peut éprouver en ce monde un plaisir plus délicieux. Quelquefois il semble que l’âme va éclater. Au milieu de la stupeur un acte naît, c’est l’action de grâces… Seigneur, je ne suis pas digne…, mais j’ai besoin de cette bonté immense… Alors vient l’humilité qui est le point de départ de l’homme, et l’homme va monter à un état plus haut.
Quand le soleil est dans le signe du Cancer, la chaleur est à son comble : il brûle les humidités de la terre et mûrit ses productions. Et quand le Christ-Soleil est exalté sur la montagne du cœur, quand il est exalté plus haut que les dons, plus haut que les consolations, plus haut que les douceurs qui tombent de lui, quand il est immobile sur la plus haute cime de l’esprit, quand nous ne nous reposons plus dans aucun goût divin, ni dans aucune grandeur accordée à nos âmes, quand, maîtres de nous, et supérieurs à nous-mêmes, nous rentrons vers le principe pour nous abîmer dans l’abîme lui-même d’où coulent toutes perfections, quand le phénomène de l’exaltation du Christ s’est produit, il tire tout à lui, c’est-à-dire toutes nos puissances. Aucune saveur, aucune consolation ne peut nuire à la liberté de cet amour vainqueur ; rien ne s’impose à lui, car il a résolu de tout dépasser pour s’unir à celui qu’il aime. Quand l’homme intérieur a atteint ce degré, les étages inférieurs de lui-même sont entraînés et ravis par le mouvement ascensionnel. La première opération du Christ est alors d’entraîner au ciel toutes les puissances et de se les unir ; il invite, il exige. Il dit en esprit : Sortez de vous-même, sortez, comme je vous attire. Mais cette attraction est ineffable ; elle ressemble à une invitation intérieure et à une exigence de la vérité sublime qui nous demande pour s’unir à nous. Cette invitation est une jouissance inconnue, et une activité sublime émerge de cet océan ; car l’homme s’ouvre et se dilate ; les veines sont béantes ; les puissances ne sont pas en état d’exécuter les ordres qu’elles reçoivent, mais leur désir est là. Cette invitation est une irradiation du soleil éternel ; la joie qu’elle excite ouvre l’homme, l’étend, l’agrandit, et la chose béante qui est au fond de lui ne se referme plus facilement. Cette chose-là, c’est la blessure de l’amour, c’est ce qu’il y a ici-bas de plus doux et de plus terrible. Mais voici les exigences du soleil qui accable le blessé de ses rayons, et toutes les plaies s’agrandissent.
Quand le Christ a invité l’âme à l’union, et que la créature a monté, offrant ce qu’elle peut, sans atteindre ce qu’elle veut, alors naît la langueur spirituelle. La moelle des os, où résident les racines de la vie, est le centre de la blessure. Le Christ, installé au sommet de l’esprit, lance les rayons de la lumière divine dans le lieu même du désir, dans le lieu de la soif ; or toutes les puissances sont brûlées et séchées par l’ardeur de ces rayons. La soif brûlante de l’âme et le rayon qui frappe sur elle produisent la langueur durable. Si l’âme ne peut pas rencontrer Dieu, comme elle ne veut pas se passer de lui, au dedans et au dehors s’élève la tempête de l’insupportable, et le ciel et la terre et toutes leurs créatures ne vous donneraient pas une seconde de repos. Dans cet état, l’âme entend des paroles sublimes qui sortent du fond d’elle-même, des paroles salutaires, d’étonnantes et rares leçons ; la sagesse vraie coule en elle ; mais elle désire, elle désire ! La tempête intérieure de l’amour est une chose qui n’entend pas raison, et il lui faut ce qu’elle demande. Cette tempête mange la chair de l’homme et boit son sang ; l’amour est tel alors que, sans aucun travail intérieur, le corps de l’homme se consumerait. Le zodiaque, dans son langage, appellerait cela le signe du Lion… c’est la grande chaleur. Or, le lion est terrible : c’est le roi des animaux. Il vient un moment pour l’âme où le Christ, comme le soleil, entre dans le signe du Lion, et l’ardeur de ses rayons fait bouillonner et brûler le sang du cœur. Or, quand cet amour devient roi, il excède toutes ces mesures, sans se laisser enchaîner par aucune d’elles. Il ignore la mesure, et quelquefois désire la mort, comme moyen d’union. Quelquefois les yeux de l’âme levés, entrevoyant le ciel et Dieu, et la multitude sublime des saints, et la joie et la gloire qui coule par torrent : Il faut donc, dit-il, que je me passe aujourd’hui de cela ! Les larmes arrivent, et l’haleine se perd. Ses yeux quittent le ciel, et, tombant sur l’exil, se mouillent de larmes nouvelles, les larmes de l’attente et de l’avidité qui coulent sur les joues de l’homme. Elles ressemblent à un rafraîchissement ; elles sont salutaires et même nécessaires à la nature physique, pour protéger les forces contre les violences de l’amour.
Pendant la tempête, on est quelquefois ravi en esprit, au-dessus des sens ; alors l’extatique entend des paroles ou voit des symboles qui lui découvrent la vérité et lui annoncent souvent l’avenir. Cette vérité est toujours utile, soit à lui, soit aux autres. C’est ce qu’on appelle visions ou révélations. Quand elles apparaissent sous la forme d’images et de symboles, ce sont habituellement les anges qui, par la vertu de Dieu, les suscitent devant l’homme. Si la révélation est purement intellectuelle, et ne présente avec les mondes créés que d’incompréhensibles analogies, par où Dieu se manifeste dans l’abîme, nous sommes dans l’esprit pur. Cependant nous pouvons encore parler et dire comment les choses se passent. Mais quelquefois l’homme est emporté plus haut que son esprit, non pas cependant en dehors de lui-même, dans l’incompréhensible. Comment voit-il ? comment entend-il ? Il ne peut plus nous en rien dire. C’est ce qu’on appelle ravissement. Dans cette vue absolument simple, voir et entendre ne sont qu’une chose. Cette action suprême est réservée à Dieu, qui en ce moment touche l’âme sans intermédiaire. Quelquefois un éclair brille dans la nuit noire, et l’esprit est ravi ; mais la lumière s’éteint, et l’homme revient à lui. L’action de Dieu est belle, et souvent ceux qu’elle touche deviennent des hommes de lumière. Les tempêtes de l’amour ont encore d’autres effets. Quelquefois une lumière brille, elle vient de Dieu, mais à travers un milieu quelconque. Alors l’âme et l’esprit se dressent vers la lumière ; il se fait une rencontre qui est intolérable, à cause de la joie, et quelquefois l’homme en est réduit à rien ; c’est ce que j’appelle le transport. Le transport est la joie de laquelle on ne peut pas parler. Ces choses sont inéluctables ; quand elles arrivent, il faut les recevoir.
Il est important, dans la vie spirituelle, de connaître, de dénoncer, de flétrir le quiétisme. Les quiétistes restent immobiles, et, pour jouir plus tranquillement de leur repos menteur, ils s’abstiennent de tout acte intérieur ou extérieur. Or leur repos est un attentat contre Dieu, et un crime de lèse-majesté. Le quiétisme aveugle l’homme et le plonge dans cette ignorance, non pas supérieure, mais inférieure à toute connaissance, et l’homme reste assis en lui-même, inerte et inutile ; ce repos est simplement la paresse, et cette tranquillité est l’oubli de Dieu, de soi-même et des autres. Cette paresse est exactement le contraire de la paix divine, le contraire de la paix de l’abîme, de cette paix merveilleuse pleine d’activité, pleine d’affection, pleine de désir, pleine de recherche, paix brûlante et insatiable qu’on poursuit de plus en plus après l’avoir trouvée. Entre la paix d’en haut et le quiétisme d’en bas, il y a la même différence qu’entre Dieu et une créature trompée. Épouvantable égarement ! les hommes le cherchent eux-mêmes, s’asseoient mollement au fond d’eux-mêmes, et ne poursuivent plus Dieu même par le désir, et ce n’est pas lui qu’ils tiennent dans leur repos trompeur. Voilà la vacance de l’esprit et la paresse du corps, où la nature et l’habitude font descendre, au moyen d’une pente, ces malheureux. Il y a un repos vraiment horrible, celui-là est à la portée des juifs, des païens et des pécheurs les plus ignobles ; ils se croient en paix, parce que, séparés de toute activité, ils ont imposé silence à la voix qui gronde dans l’âme. Tout homme qui se livre à un repos sans acte, sans vertu et sans recherche, se perd. Il va à l’orgueil de l’esprit, à la complaisance intérieure, et prend place parmi les incurables. L’homme, quand il s’est persuadé que la recherche de Dieu est contraire à son bonheur, quand il réside en lui-même, mène la vie la plus diamétralement contraire à l’union divine dont nous avons parlé. Toutes les erreurs sont en germe dans ce repos. Comprenez, s’il vous plaît, qu’il s’agit simplement de la chute des anges. Les anges fidèles se sont tournés vers Dieu, chargés de ses dons ; ils se sont réfugiés en lui avec toute l’ardeur d’une jouissance active ; ils ont trouvé la béatitude, le repos sans fin et sans mensonge. Mais ceux qui, se repliant sur eux-mêmes, se sont demandés le repos à eux-mêmes, ceux-là sont tombés dans le quiétisme. Entre eux et la lumière éternelle la distance s’est interposée ; ils ont été précipités dans les ténèbres et dans l’inquiétude qui ne finira pas.
Quiconque prend son repos en dehors de l’action, quiconque s’abandonne à une quiétude sans application, tombera dans toutes les erreurs ; il se détournera de Dieu pour se replier sur lui-même, et chercher en lui-même le repos. Ce prétendu contemplateur est semblable à un marchand ; je parle d’un marchand qui viserait au gain seul. Il n’aime que lui, il est propriétaire et amoureux de sa personne. Parmi les quiétistes, plusieurs mènent une vie rude et sévère. Ils sont prosternés sous des pénitences énormes ; mais soyez certain qu’ils pensent aux yeux des spectateurs, et qu’ils voient leur récompense venir de ce côté-là. Tout amour-propre n’a de saveur et de goût que pour lui-même. Quelquefois ces gens obtiennent les vanités qu’ils désirent. C’est Satan qui les leur donne ; Dieu les livre au père du mensonge, et ils attribuent à leur sainteté le succès de leurs efforts récompensés par l’enfer. Intérieurement labourés par l’orgueil, ils ont des yeux fermés à la lumière divine. Adhérents à eux-mêmes, assis au fond d’eux-mêmes, quand ils trouvent dans leur immobilité une petite consolation, ils sont transportés d’aise, n’ayant pas même la notion de l’immensité des joies qui leur manquent. Par la pente sur laquelle ils glissent, ils espèrent rencontrer certaines saveurs intérieures, certains goûts, certaines voluptés d’âme ; c’est ce que j’appelle la luxure spirituelle. C’est l’amour de la volupté, qui, repliant l’homme sur lui-même, l’arrête au fond de lui en lui disant : Le plaisir est là.
Les hommes, toujours adonnés à la volonté propre, sont intérieurement labourés par l’orgueil de l’esprit ; leur vie est contraire à la charité, contraire à l’amour intérieur, contraire à l’esprit de recherche, contraire à l’esprit de désir, contraire à l’insatiabilité de l’homme qui cherche la gloire de Dieu. Car la charité est le nœud de l’amour. De nous à Dieu, c’est elle qui fait le transport entre Dieu et nous, c’est elle qui fait l’union. Mais l’amour-propre n’a de retour que vers lui-même ; c’est pourquoi il est condamné à l’isolement. Quelquefois ses actions intérieures ressemblent à celles de l’amour vrai, comme un cheveu ressemble à un cheveu. La distance infinie qui les sépare est dans l’esprit qui les anime. L’amour vrai ne cherche que Dieu et rapporte tout à sa gloire. L’amour-propre ne cherche que lui-même et rapporte tout à lui. L’homme qui tombe de la charité dans l’amour-propre est immédiatement saisi par quatre ennemis : l’orgueil, l’avarice, la gourmandise et la luxure. Ainsi tomba Adam, et en lui la nature humaine. Il y eut de l’avarice dans son appétit de science ; il y eut de la gourmandise dans son attrait vers le fruit. Il apprit ensuite ce que c’est que la luxure. La Vierge Marie, qui est le paradis vital, connut des richesses supérieures aux richesses perdues par Adam. L’amour magnifique est Fils de Marie. Elle se tourna vers Dieu avec l’activité d’une charité brûlante ; elle conçut le Christ, elle l’offrit au Père, lui et toutes ses puissances, avec une immense libéralité. Les dons de Dieu la trouvèrent toujours chaste. Jamais elle ne les demanda avec avarice, ni ne les reçut avec gourmandise. Quiconque suit sa route est vainqueur de ses ennemis, et arrivera au royaume où la Vierge règne avec son Fils dans la gloire qui ne finira pas.
Il y a une troisième espèce de quiétistes plus pernicieuse que les deux premières. Leur perversité est compliquée, leur vie est une perpétuelle injustice, féconde en erreurs spirituelles. Je demande au lecteur toute son attention. Ces hommes ennemis de Dieu se croient au sommet de la contemplation. Il faut les observer avec soin ; leurs paroles et leurs actes les trahissent. Ils prennent leur oisiveté pour la liberté absolue, et parce qu’ils ne sentent intérieurement que le vide, ils se croient unis à Dieu sans intermédiaire.
Au degré suivant, ils se déclarent supérieurs aux commandements et au culte de l’Église, trop élevés en grâce pour accomplir un acte quelconque. Ils craindraient de déranger par l’exercice des plus sublimes vertus cette oisiveté suprême qu’ils adorent au fond d’eux-mêmes. C’est pourquoi, livrés à la passion pure, ils ont renoncé à toute action inférieure ou supérieure. Elle troublerait, disent-ils, la présence de Dieu dans leur âme. Ils sont assis dans le vide, sans zèle, sans vertu, sans louange, sans action de grâce, sans volonté, sans amour, sans prière, sans désir. Les malheureux ! ils ne désirent pas, ils ont renoncé à la recherche avide, ils croient avoir tout obtenu. Les malheureux ! sous prétexte de liberté, ils ne demandent pas ce dont ils ont besoin. N’ayant plus, disent-ils, ni propriété, ni préférence, ayant dit adieu à toute chose, nous avons obtenu tout ce que les autres sont encore à demander. Dieu même, ajoutent-ils, ne peut plus rien nous donner, ni rien nous enlever. Et, dans la pureté de leur repos, ils se croient dispensés de tous leurs devoirs, comme aussi leur illustre liberté les dispense de toute soumission : ils n’entendent plus la voix de l’Église. Pape, évêque, pasteur, ils sont bien au-dessus de tout cela. Quelquefois le spectre de l’obéissance est encore sur leur visage ; mais au fond les actes de l’Église trouvent en eux des révoltés, livrés à une éternelle vacance. Tant qu’on agit, disent-ils, c’est qu’on n’est pas parfait. Vous vous abaissez jusqu’à terre pour ramasser des vertus, c’est que vous ne connaissez pas la pauvreté d’esprit et le loisir intérieur.
Ils se croient soulevés au-dessus des saints, au-dessus des neuf chœurs des anges, en dehors du mérite et du démérite, également incapables de progrès et de péchés ; unis à Dieu, disent-ils, quant à l’essence, et réduits à rien quant à la substance, voilà le quiétisme et voilà le panthéisme. Ils déclarent alors pouvoir obéir sans inconvénient à tous les caprices du corps ; car l’innocence les a délivrés de la loi. Notre corps, disent-ils, a un caprice ; si vous lui refusez ce qu’il demande, vous allez gêner le repos de notre esprit. Donnons au corps tout ce qu’il voudra : autrement notre quiétude risquera d’être troublée.
Et cependant ils se contraignent quelquefois, c’est qu’alors quelqu’un les regarde, et il faut bien se faire admirer.
Dès qu’ils ont un caprice, ils lui obéissent subitement. Veulent-ils quelque chose, immédiatement cela devient licite. J’espère que les quiétistes sont rares ; mais je les regarde comme les plus dangereux et les plus incurables des hommes. Plusieurs d’entre eux sont possédés du démon. Ils sont pleins de ruse et de déguisements ; mais, armé de l’Écriture sainte, vous les découvrirez facilement, à travers leurs détours et au fond de leur labyrinthe.
La richesse incompréhensible, la sublimité, la communication libérale et coulante que Dieu a et que Dieu fait ravissent le contemplateur dans le lieu de l’admiration. L’admirateur va surtout vers les courants d’en haut, ces effluves qui tombent de Dieu. Il réfléchit profondément sur l’incompréhensibilité de l’Essence divine ; jouissance commune de Dieu et des saints, et sur l’opération immense des personnes divines agissant dans la grâce, dans la gloire, dans la nature et au-dessus, en tout lieu et en tout temps, dans les saints et dans tous les hommes, au ciel et sur la terre, dans tous les êtres raisonnables ou irraisonnables, dans l’esprit et dans la matière, suivant le besoin, la capacité et la dignité de chaque créature. Il contemple le ciel, la terre, le soleil, la lune, les éléments, toutes créatures, les mouvements du ciel, le patrimoine commun des vivants.
Tout cela se donne, Dieu se donne, les anges se donnent. L’âme raisonnable appartient à tout le corps, à tous les membres du corps. Elle est là, partout tout entière. Elle ne peut être divisée que par hypothèses. Les puissances supérieures et les puissances intérieures de l’homme, si prodigieusement distantes, si la raison les regarde, constituent pourtant le même homme dans l’unité duquel sont unis l’âme et le corps. Dieu est dans tous et dans chacun. Tout par lui, tout en lui, tout de lui, le ciel, la terre et toute la nature. Pendant que la réflexion intérieure et profonde se promène sur l’excellence de la nature divine, sur les éblouissants trésors de Dieu, et sur sa magnificence, l’admiration grandit dans le contemplateur, et il arrive à la stupeur, à cause de la sublimité et de la fidélité immense. Avec la foi et l’espérance, émerge du fond de l’homme la joie singulière. Or cette joie pénètre et embrasse, avec toutes les puissances de l’âme, l’unité même de l’Esprit.
L’avènement du Christ dans l’âme est un contact qui pénètre et émeut l’esprit dans sa plus profonde intimité. Quand les puissances suprêmes de l’âme se sont embrassées au-dessus de la sublimité des vertus, dans l’unité de l’Esprit, la créature sent le doigt qui la touche. L’unité de l’Esprit, où cette veine bondit et bouillonne, est supérieure à la raison mais non pas étrangère à elle. La raison illuminée sent l’attouchement, elle le sent moins que l’amour ; cependant elle le sent, sans pouvoir en pénétrer le mode. Car c’est un acte divin, c’est la source de tous les biens possibles ; entre Dieu et la créature c’est le dernier intermédiaire.
Mais au dessus, dans le silence sacré de l’Incompréhensible, tremble une certaine clarté, qui est la Trinité très haute.
C’est de là que vient l’attouchement. Le Tout-Puissant vit et règne dans l’Esprit, l’Esprit en Dieu.
Le Seigneur, considérant la demeure et le repos qu’il s’est faits à lui-même au fond de nous, considérant l’unité d’esprit opérée par sa grâce et notre ressemblance avec notre type, a résolu de visiter continuellement cette unité superbe, ouvrage de ses mains, et de l’illustrer sans interruption par l’attouchement sublime de son Verbe, et l’épanchement immense de son amour. Car il tient à ses délices ; il veut habiter l’esprit touché d’amour. Quand il a obtenu et conquis et créé en nous sa ressemblance, il veut visiter cette image, l’enrichir largement de dons merveilleux, nous ouvrir la route des vertus plus éclatantes qui conduisent à une image plus éclairée. La volonté du Christ est que nous habitions dans l’unité essentielle de notre esprit, et que nous demeurions là où il est, au-dessus des créatures et de leurs excellences, et que nous soyons fixés dans sa richesse, parmi ses trésors ; la volonté du Christ est qu’enrichis des trésors et des magnificences célestes, nous demeurions avec lui, dans la plénitude de l’activité. La volonté du Christ est que, parmi les actes les plus pratiques et les plus multipliés de la vie, nous rendions visite continuellement au fond de notre esprit, à notre unité et à notre image divine.
Car à chaque moment de sa durée, dans tous les points qu’embrasse le mot maintenant, Dieu naît en nous, le Saint-Esprit procède, armé de tous ses trésors. Offrons aux dons du Seigneur la ressemblance qu’il veut en nous, mais offrons à sa génération sublime l’unité sacrée de notre essence.
Quelle est la route pour aller au-devant du Seigneur ? La route de la ressemblance plus parfaite et de l’unité plus jouissante ? tout acte de bonté, fût-il imperceptible, si la simplicité d’intention le rapporte à Dieu, augmente en nous l’image divine, et fait abonder sa vie éternelle. La simplicité d’intention rassemble dans l’unité de l’esprit les forces dispersées de l’âme, et unit à Dieu l’esprit lui-même. C’est la simplicité d’intention qui rend à Dieu honneur et louange ; c’est elle qui lui présente et lui offre les vertus. Puis se pénétrant et se traversant elle-même, traversant et pénétrant tous les lieux, toutes les créatures, elle trouve Dieu dans sa profondeur. Elle est le principe et la fin des vertus, leur splendeur et leur gloire. J’appelle intention simple celle qui ne vise qu’à Dieu, rapportant toutes choses à Dieu, suivant l’ordre et la vérité. Elle met en fuite toute feinte, toute hypocrisie et duplicité. Dans toute action possible, c’est la simplicité qui doit être retenue, exercée et cultivée par-dessus tout. C’est elle qui place l’homme en présence de Dieu, c’est elle qui lui donne lumière et courage, c’est elle qui le rend vide et libre, aujourd’hui et au jour du jugement, de toute crainte étrangère et vaine. Elle est cet œil simple, dont le Seigneur se souvient, illustrant tout le corps, c’est-à-dire toute sa vie active, et la délivrant du mal. Elle est la pente intérieure de l’esprit éclairé, elle est le fondement de toute sa vie spirituelle. Confiante en Dieu et fidèle à lui, elle embrasse entre ses bras espérance et charité. Elle foule aux pieds la mauvaise nature, elle donne la paix, elle impose silence aux bruits vains qui se font en nous. Elle est la santé des vertus, elle est paix, espérance, confiance, maintenant et au jour du jugement. Par elle nous demeurerons avec grâce et ressemblance dans l’unité de l’esprit, allant au-devant du Seigneur par la route des vertus. C’est elle qui lui offrira toute notre activité vivante, augmentant d’heure en heure notre ressemblance divine.
Et puis, au-delà des intermédiaires et au-delà de nous-même, c’est elle qui nous transportera dans la transcendance de la profondeur où Dieu réside, et qui nous donnera le repos de l’abîme. L’héritage que l’éternité nous a préparé, c’est la simplicité qui nous le donnera.
Toute la vie des esprits, toute leur activité et toute leur vertu consiste, avec la ressemblance divine, dans la simplicité d’intention, et leur repos suprême se passe sur la hauteur, dans la simplicité aussi, dans la simplicité d’essence. Les esprits possèdent à différents degrés vertus et ressemblance ; à différents degrés ils possèdent eux-mêmes leur propre essence au fond d’eux-mêmes, suivant leur dignité. Mais Dieu suffit à tous, à tous et à chacun, et, suivant la mesure de son amour, chaque esprit possède une recherche de Dieu plus ou moins profonde, dans sa propre profondeur.
Caché sous cet attouchement, le Christ dit à l’esprit : Sors de toi-même. Agis dans la profondeur.
Or, cet attouchement très profond invite l’âme et l’attire dans sa propre intimité, aussi intérieurement qu’il est permis à une créature de s’exercer intérieurement. Mais, par la vertu de l’amour, l’esprit se soulève au-dessus des mouvements dans l’unité elle-même, d’où sort en bouillonnant la flamme vive qui le touche. Or cet attouchement a des exigences. Il exige de l’intelligence qu’elle connaisse Dieu dans la clarté qu’il produit. Il exige de l’amour qu’il jouisse de Dieu sans intermédiaire. C’est que l’esprit désire d’un désir suprême naturellement et surnaturellement. C’est pourquoi, se soulevant par la vertu de son regard intérieur, il rentre en lui-même et contemple, dans son propre abîme, le sanctuaire où il est touché. Toute raison et toute lumière vive se sentent ici en défaut et refusent d’avancer. Car la clarté suréminente, d’où l’attouchement tire son origine, aveugle tous les regards créés, étant immense et infinie ; et toute intelligence vive, appuyée sur une lumière créée, se conduit comme un hibou sous la splendeur du soleil. Mais voici que l’esprit subit une autre excitation et une autre exigence ; c’est Dieu d’une part, et, d’autre part, c’est lui-même qui lui ordonne à lui-même de scruter l’attouchement, de le pénétrer, de l’interroger : Qui es-tu ? et qu’est-ce que Dieu ? Alors l’esprit se lance à la recherche de l’inconnu, et, poursuivant dans sa source la flamme qui bouillonne en lui, il se livre avec avidité à cette terrible inquisition. Mais il cherche, sans trouver ; je ne sais ce que c’est, dit la contemplation.
Il y a de ce côté-là une clarté suréminente que le regard ne rencontre pas sans être saisi, brisé et aveuglé. Cette clarté se comporte avec une hauteur qui domine tout esprit, au ciel et sur la terre. Mais ceux qui, par la profondeur de l’acte interne, ont scruté et percé leur propre abîme, pénétrant jusqu’à son fondement, qui est la porte de la vie éternelle, ceux-là peuvent sentir l’attouchement. Cependant la lumière de Dieu brille dans une telle immensité, que l’esprit en défaillance, incapable de faire un pas en avant, cède, bon gré, mal gré, aux éblouissements de l’incompréhensible. La raison et l’intelligence, restent à la porte. Mais l’amour, qui a été aussi appelé, l’amour, qui a reçu un ordre quoique aveuglé comme les autres, veut absolument avancer ; car il a gardé, dans sa cécité, l’instinct de jouir. Aussi, quand l’intelligence, à bout d’efforts, reste dehors, l’amour dit : Moi j’entrerai !
L’âme humaine est capable d’une faim sans assouvissement. C’est l’amour avide, l’amour béant, l’aspiration de l’esprit créé vers le bien incréé. Quand l’esprit est touché, touché par le désir, quand il a reçu de Dieu une invitation qui est un ordre, il faut absolument qu’il touche ce qu’il aime. De là une insatiable avidité qui ne peut jamais embrasser et tenir. Les hommes qui vivent ainsi sont les plus pauvres entre les hommes. Ils mangent, ils boivent, ils ne peuvent pas se rassasier ou se désaltérer. Ils ont faim à jamais, car le vase créé ne peut pas contenir l’Incréé. Le désir est là, ardent, éternel ; mais Dieu est plus haut que lui, et les bras levés du désir n’atteignent jamais la plénitude adorée. Dieu donne alors à l’âme une table bien servie ; il y a sur cette table des richesses connues seulement de celui qui les goûte : mais il y a un plat qui manque toujours, c’est celui qui contiendrait la jouissance ravissante. C’est pourquoi la faim va toujours en augmentant. Sous le contact divin, des torrents de délices coulent dans l’âme, et le goût spirituel éprouve ce que l’esprit ne peut pas inventer. Cependant, comme ces jouissances sont éprouvées dans les domaines de la créature, dans les régions inférieures à Dieu, la faim va toujours en augmentant. Tous ces transports ne font que l’exciter. Quand Dieu donnerait tout à cette âme, tout excepté lui-même, il ne l’assouvirait pas. C’est son doigt qui a fait ce désir : plus l’attouchement a été fort, plus le désir est terrible. Telle est la vie de l’amour dans son opération transcendante, qui surpasse la raison et l’intelligence. Si votre amour est allumé au contact de l’amour divin, la raison ne peut plus rien, ni pour ni contre vous. Autant que je puis comprendre, l’homme ainsi touché ne sera pas facilement séparé de Dieu. Et pourtant le flux de l’amour vers nous, notre reflux vers l’amour, tout cela peut être rangé parmi les créatures : c’est pourquoi tout cela peut augmenter encore.
Les chocs de l’amour mettent en présence deux esprits : l’esprit de Dieu et le nôtre. C’est alors que la lutte s’engage. Notre esprit s’incline comme on fait quand on va plonger ; il vise à Dieu et veut l’atteindre. Le mouvement d’amour a eu pour complice l’acte secret du Dieu visé. Or le choc se fait dans la profondeur : la blessure que reçoivent les combattants est d’une intimité épouvantable. Les deux combattants se lancent des éclairs qui embrasent leur force ardente, et l’ardeur de leur combat augmente l’avidité de leur amour. Ils se fondent tous les deux. L’esprit de Dieu donne, le nôtre rend ; la force de l’amour naît de ce mouvement double. Ce flux et ce reflux font rejaillir sur elles-mêmes les sources de l’amour. Ainsi le contact de Dieu et la fureur de notre désir se réunissent quelque part dans une simplicité. L’esprit, occupé et possédé par l’amour, arrive, par d’incroyables oublis, à ne plus se souvenir que de son possesseur. L’esprit brûle, et quand il a plongé dans l’abîme de celui qui touche, voyant son désir et son avidité surpassés par sa situation, il assiste à sa propre défaillance. Réunissant ses forces dans un effort suprême, il trouve dans la profondeur de son activité la force de se changer lui-même en amour ; alors le sanctuaire intime de son essence créée, où commence et finit son activité terrestre, est dans sa main ; il domine le monde multiple de ses vertus et de ses puissances.
Ainsi l’amour se possède lui-même ; mais sa hauteur devient la racine et le fondement de nouvelles vertus et puissances.
Quand notre esprit et l’amour se sont rencontrés, nos forces les plus hautes ne sont plus capables d’être maintenues par nous en nous. La clarté incompréhensible de Dieu et un amour immense qui domine l’esprit, a touché nos forces sensitives. C’est pourquoi notre âme, encore invitée à l’action, se dresse avec un désir plus haut et plus profond que tout à l’heure. Mais plus l’avidité est intérieure et sublime, plus rapidement elle se consume et s’épuise dans l’acte de l’amour ; on dirait qu’elle va mourir, et la voilà qui s’enflamme pour un embrassement nouveau. J’appelle ceci la vie éternelle. L’esprit avide et affamé s’élance vers Dieu, comme pour le dévorer. Mais c’est lui qui entre dans la bouche béante de l’Infini, et, vaincu dans celle bataille, il s’envole au-dessus d’elle pour s’unir au vainqueur. Car les forces suprêmes s’embrassent dans l’unité de l’esprit.
Ici l’amour est dans son essence, plus haute que son exercice. Voici la source d’où la charité coule avec toutes les vertus. L’âme sort d’elle-même, se répandant sur le monde, armée de la charité et de toutes les vertus ; elle rentre en elle-même, avide de goûter Dieu, fidèle dans les deux mouvements à la simplicité de l’amour.
Tu vois cependant que tout ceci se passe dans un domaine inférieur à la Divinité elle-même ; c’est l’exercice le plus profond qui soit au monde. Mais la contemplation pure a des montagnes plus hautes.
L’âme et Dieu sont en présence.
Je demande ici au lecteur son attention. L’union de l’esprit humain se fait avec Dieu dans l’intimité intérieure et dans l’activité extérieure. Selon l’intimité de la profondeur, l’esprit va au-devant du Christ et l’embrasse sans intermédiaire, car il s’est présenté nu. Car cette vie que nous vivons au fond de nous, et qui ressemble admirablement à notre type éternel ; cette vie ne connaît pas les mesures de distance. C’est pourquoi notre esprit, selon la profondeur la plus intime et la plus élevée, reçoit incessamment dans sa nature nue l’impression et la lumière divine de son exemplaire éternel. Il est l’habitation perpétuelle de Dieu, et Dieu, qui occupe toujours son temple, y arrive continuellement. Il le visite dans tous les moments par l’irradiation d’une splendeur nouvelle. Quand Dieu arrive, c’est que déjà il était présent ; là où il est, c’est là qu’il arrive ; là où il arrive, c’est là qu’il était ; là où il ne fut jamais, là jamais il ne vient. L’accident et le changement sont pour lui des inconnus. Quand il vient en vous, c’est que déjà vous étiez en lui, car il ne sort jamais de lui-même. Ainsi l’esprit possède Dieu dans la nudité de sa substance, et Dieu l’esprit. Il vit en Dieu, et Dieu en lui. Sur le haut de sa hauteur, l’esprit est capable de la lumière divine et des dons les plus inouïs. Par la lumière de son type, qui resplendit au fond de lui-même, au sommet de son unité, l’esprit plonge et s’abîme dans l’essence divine, où il rencontre, avec son éternel exemplaire, sa béatitude éternelle. Il n’en reste pas moins constitué dans son être créé, par la très libre volonté de la Trinité très sainte, prêt à se répandre au dehors, comme toutes les créatures, avec toute sa personnalité. C’est par là qu’il imite la génération du Verbe.
L’image de la Trinité et de l’Unité subsiste vivante et ardente en lui. Son essence créée reçoit l’impression de son exemplaire éternel, comme un miroir très fidèle reproduit l’image d’un objet, et, recevant toujours la lumière, renouvelle à chaque instant le portrait qu’il porte en lui. L’esprit, dans l’union divine, ne s’appuie ni sur lui-même ni sur aucune vertu propre, mais demeure en Dieu, dépend de Dieu et se rapporte à Dieu comme à sa cause éternelle.
Si le lecteur a bien compris ce qui précède, il pourra facilement s’élever plus haut. Dans cette unité, dont j’ai déjà dit quelques mots, l’esprit humain peut rencontrer un mode d’activité inférieure à lui-même, identique à son essence et à sa personnalité propre. Ceci est le fond de l’abîme où roule la source des forces suprêmes, c’est le principe et la fin des actions de la créature opérées par elle, en elle et au-dessus d’elle. L’unité, considérée en soi, réside au-dessus des actes qui s’accomplissent par elle ; mais toutes les forces de l’âme, dans l’éminence de leurs opérations, reçoivent puissance et vertu quand elles touchent ce fond, cette origine, cette source, qui est l’essence même de l’esprit. C’est dans cette unité que l’esprit de l’homme rencontre par sa grâce et sa vertu la ressemblance divine, ou la dissemblance par le péché mortel. La ressemblance divine est fille de la lumière déiforme ; sans celle-ci l’union surnaturelle est absolument impossible. Il y a en nous une certaine image naturelle de Dieu : c’est une ombre quelconque d’unité, c’est une ressemblance admissible, mais tout à fait insuffisante. Sans la ressemblance qui vient de la grâce, la damnation éternelle nous attend. Dès que Dieu nous voit habiles à recevoir sa grâce, sa bonté libre est prête à nous conférer le don qui nous donne sa ressemblance. Notre aptitude à recevoir sa grâce dépend de l’intégrité intérieure avec laquelle nous nous mouvons vers lui. Au moment même de notre mouvement, le Christ vient à nous avec ou sans intermédiaires, c’est-à-dire avec ses dons ou au-dessus d’eux. Nous aussi, nous nous précipitons en lui et vers lui avec ou sans intermédiaires, c’est-à-dire avec nos puissances ou au-dessus d’elles. Or lui-même, nous apportant ses dons et se donnant lui-même, nous imprime sa ressemblance, nous absout et nous délivre. A l’instant de la délivrance, l’esprit se plonge dans la jouissance de l’amour.
Et voici la rencontre, l’union surnaturelle et sans intermédiaire dans laquelle la béatitude consiste. En vertu de l’amour et de la bonté libre, donner est chose naturelle à Dieu ; mais, quant à nous, dans notre spécialité humaine, recevoir est un accident. Étrangers que nous sommes et dissemblables, il nous faut une force au-dessus de notre nature pour conquérir similitude et union.
Or cette rencontre, cette unité que l’esprit d’amour poursuit et possède en Dieu sans intermédiaire dans le saisissement de l’essence, excède et dépasse toute intelligence, à moins que l’intelligence, sortant d’elle-même, n’ait suivi la lumière aux lieux où tout est simple. La jouissance de l’unité nous transporte dans la paix au-dessus de nous-même et de toutes choses. De cette source coulent tous les biens, naturels et surnaturels ; mais l’esprit d’amour se repose au-dessus des biens, dans leur source. C’est un désert où il n’y a que Dieu, Dieu et l’esprit unis ensemble. Dans cette unité nous sommes reçus par le Saint-Esprit, et nous recevons le Saint-Esprit, et avec lui le Père et le Fils, car la Divinité est incapable de division. Or l’esprit avide de jouissance, qui tend au repos en Dieu au-dessus des images, obtient et possède au-dessus de la nature, dans l’existence essentielle, tout ce qu’il a jadis obtenu et possédé naturellement.
Ceci est l’expérience commune des saints. Mais ils passent leur vie sans apprécier et pénétrer la nature de leur bonheur, s’ils n’ont trouvé au fond d’eux-mêmes la délivrance des créatures et l’illumination de l’esprit. Au moment même de sa conversion, l’homme est saisi par la main de Dieu, dans la pointe de son esprit, pour être transporté dans la paix éternelle. Recevant la grâce, il reçoit une certaine ressemblance divine dans le fond le plus intime de ses puissances ; tel est le principe de toutes ses grandeurs futures. Or cette ressemblance, qui sauvegarde la paix de l’unité, ne peut lui être ravie que par le péché mortel.
L’irradiation immense de Dieu, fondue dans la lumière qui ne se laisse pas embrasser, mais qui laisse couler la source vive des dons et des vertus, cette irradiation pénètre notre esprit dans les profondeurs les plus secrètes par une clarté incompréhensible, pleine d’ombre et de jouissance. Au sein de cette clarté l’esprit s’abîme dans la paix, dans la paix sans fond ni mesure, qui ne peut être connue de personne que d’elle-même. Si la paix sublime pouvait être connue et conçue, elle tomberait sous nos mesures. Si elle tombait sous nos mesures, elle serait incapable de nous combler, et la paix se convertirait pour nous en une inquiétude éternelle.
La pente de l’amour simple et immense produit en nous la jouissance ; or l’amour est un abîme, et le fond de l’abîme n’existe pas. Or l’abîme appelle l’abîme ; l’abîme de Dieu appelle les élus de l’unité. Or cette invocation suprême, cet appel au fond de l’abîme qui crie et dit : Venez, ressemble à une immense effusion de lumière essentielle. La lumière essentielle nous embrasse et nous attire, et nous coulons dans la ténèbre, dans la ténèbre immense de Dieu.
Unis à l’esprit de Dieu, nous recevons la puissance d’aller avec Dieu au rendez-vous que Dieu donne, et nous posséderons avec lui et en lui salut et béatitude.
Le rendez-vous de Dieu a trois actes principaux. Quelquefois l’homme intérieur, transporté au-dessus de ses puissances sur la hauteur de la simplicité, se regarde jouir intérieurement. C’est le rendez-vous immédiat. Tout à coup du fond de l’unité divine sort un éclair qui frappe sur lui, et l’éclair est la face de la ténèbre, la face de la nudité, la face du rien sublime. L’homme s’en va errant dans la ténèbre où il est enfermé, et il perd sa nature, et il vagabonde dans les détours de la nuit noire.
Dans la nudité, il est destitué de sa lumière propre et de la clarté de ses yeux, pénétré par la splendeur simple, imprégné, transformé.
Dans le rien, il se trouve en défaut vis-à-vis de ses puissances.
Surmonté avec tous ses actes par l’opération immense de Dieu, il triomphe de son vainqueur par l’unité d’esprit dont le secret lui est livré. Dans l’union intime, il parvient à la saveur spirituelle, à la possession trois fois sublime, et, se plongeant en Dieu, il s’enivre de délices dans l’existence essentielle. Or les torrents de délices font couler dans le point central des puissances de l’homme une plénitude d’amour sensible, et de cette plénitude la saveur pénétrante atteint la vie physique elle-même et coule dans les membres de l’homme. Par cette effusion, l’homme intérieur demeure frappé, surmonté, stupéfait ; la substance lui échappe. Dans la profondeur de lui-même, dans son âme et dans son corps, il sait et il sent une clarté singulière et pénétrante, pleine de saveur et de délices.
L’homme intérieur s’est tourné vers Dieu pour adorer, pour s’offrir, pour brûler sur le grand autel. Dieu vient au rendez-vous avec ou sans intermédiaire. Il apporte le don de sagesse. La sagesse est la source de toutes les vertus. Elle est l’instigatrice de toute perfection ; elle ébranle, elle pousse l’homme extérieur vers toute activité extérieure et féconde. Mais cette même sagesse embrase l’homme intérieur d’un feu si grandiose, que les dons de Dieu ne l’assouvissent plus. En cet état tout ce que Dieu peut apporter, en dehors du don de lui-même, paraît à l’homme étroit, mesquin, et son désir augmente, et son impatience grandit.
L’homme sent alors au fond de lui-même un point central, principe et fin de toutes vertus. Dans ce point central il les offre toutes à Dieu C’est dans ce point que vit l’amour. Or la faim et la soif grandissent si démesurément, qu’il se sent défaillir par la vertu du ravissement. Or, chaque fois qu’il reçoit au fond de lui la foudre de Dieu, il est embrasé et incendié par un contact nouveau. Il meurt dans la vie, et ressuscite dans la mort. C’est une ardeur tendre qui obtient la ressemblance et qui aspire à l’unité. Et la faim et la soif se renouvellent à chaque instant. Cette action est plus utile et plus sûre que la précédente. L’activité ardente du désir et de l’amour est le principe de la paix suprême. L’activité précède, accompagne et suit la paix. Elle est l’exercice nécessaire.
Sans les actes de la charité, nul ne peut obtenir Dieu ni conquérir l’amour, ni garder l’amour conquis. Mais le repos et le retard qu’on prendrait dans la créature est l’empêchement de l’homme spirituel. Dieu seul peut satisfaire la faim qui le dévore.
Les deux premières actions produisent la troisième, qui est la vie intérieure exerçant la justice. Dieu, venant au rendez-vous avec ou sans intermédiaire, exige de nous deux choses : activité, jouissance. Ces deux forces, loin de se gêner, se confirment et se corroborent. Dans l’activité et dans la paix consiste la vie de l’homme intérieur ; il est tout entier dans l’une, et tout entier dans l’autre, indivisiblement. Tout entier en Dieu, il jouit de la paix profonde ; tout entier en lui-même, il produit toutes les actions de l’amour. Dieu lui ordonne de renouveler constamment ces deux mouvements de vie : et la justice l’engage à donner ce que Dieu demande. A chaque irradiation divine l’esprit répond par un mouvement plein d’activité et plein de jouissance. Et toutes ces vertus actives prennent dans ce mouvement une seconde naissance, et l’abîme de la paix prend dans le même mouvement une nouvelle profondeur. Par le même acte Dieu donne ses trésors et se donne lui-même ; par le même acte l’esprit fait oblation de toute sa vie extérieure et de toute sa substance. Par irradiation de Dieu pour la jouissance de l’homme, l’esprit fondu d’amour s’écoule dans le Seigneur, et le ravissement le transforme en joie. L’intelligence et la sagesse impriment sur lui leur touche active ; il est illuminé, embrasé. Mais il meurt de faim, il brûle de soif, car le pain des anges est devant lui. Il travaille, parce qu’il est en vue du repos. L’exilé contemple sa patrie. Il voit, au fort de la mêlée, la couronne du vainqueur. La consolation, la paix, la joie, la splendeur et l’abondance, toute splendeur, toute lumière dépourvue de nombre et de mesure ; tout cela est à la portée de ses regards. La béatitude lui est montrée sous des espèces spirituelles. Le doigt de Dieu, montrant le bonheur, entretient l’amour au milieu de l’activité humaine. Le juste, qui a fondé sa vie sur la paix et sur l’action, élève un monument éternel ; cependant, après cette vie, il sera ravi vers de plus hautes sublimités. Il s’approche de Dieu, armé d’un amour intime et d’une action continuelle. Il se plonge en Dieu, armé d’une jouissance sans remords et sans peur. Plongé en Dieu, il se donne à toutes les créatures, plein d’activité, de vertu, de justice et d’amour universel. Quiconque n’unit pas dans sa vie la paix et l’activité ne connaît pas la justice ; quiconque unit le repos et l’activité est en sûreté. Le juste est semblable à un miroir à deux faces, recevant deux sortes d’images. En haut, il reçoit Dieu et les dons de Dieu ; en bas, les images et les espèces des objets. Celui-là peut rentrer en lui-même et se livrer hardiment aux devoirs de la justice.
Mais l’homme, en cette vie, est bien loin d’être immuable. Il sort de lui-même sans nécessité, et se livre très souvent aux choses du dehors, appelé par les sens, et non conduit par la lumière. Il tombe ainsi dans le péché véniel. Or le péché véniel dans la vie d’un contemplateur, c’est une goutte d’eau froide dans une fournaise ardente.
Notre Père, qui êtes aux cieux, est le Père des lumières ; il est celui qui veut qu’on voie. Aussi, sans interruption et sans intermédiaire, il profère en nous son Verbe unique et éternel, une seule parole, la parole de l’abîme. Dans cette parole il s’exprime lui-même et exprime toutes choses.
S’il fallait traduire cette parole dans la langue humaine, je dirais qu’elle sonne à peu près de cette manière :
Me voici !
Regarde !
Or c’est la génération de la lumière éternelle, où toute béatitude est vue et contemplée.
La contemplation dont je parle ici a trois conditions : il faut une âme réglée et parée par l’exercice pratique de la vérité et de la justice ; toutefois cette pratique extérieure doit aider l’âme, et non la surcharger. Celui-là seul est apte à la contemplation, qui n’est esclave de rien, et pas même de ses vertus. Il faut en outre adhérer à Dieu par l’activité de l’amour ; il faut un feu blanc, ardent, inextinguible ; l’ardeur qui brûle ouvre l’esprit. Il faut enfin, sans confusion de substance et dans le sens où je le dis, il faut se perdre dans la ténèbre sacrée, où la jouissance délivre l’homme de lui-même, et ne plus se retrouver suivant le mode humain. Dans l’abîme de la ténèbre où l’amour donne le feu de la mort, je vois poindre la vie éternelle et la manifestation de Dieu. Là naît et brille une certaine lumière incompréhensible qui donne sur la vie éternelle, et nous commençons à distinguer quelque chose. Or la lumière est donnée dans la simple essence de l’esprit, où l’homme la reçoit, au-dessus des dons, dans le vide où la jouissance l’a délivré de lui-même. Et cela dans toute la mesure dont la créature est capable. Or la lumière ténébreuse, où l’esprit contemple tout ce que le désir peut concevoir, est telle par son immensité, que le contemplateur, dans le fond où il se repose, ne voit plus et ne sent plus rien que la lumière elle-même, une certaine splendeur incompréhensible. Bienheureux les yeux qui voient ainsi.
Quand nous avons ouvert les yeux dans la lumière profonde, nous devenons capables de contempler dans la joie l’éternelle arrivée de l’Époux. Quelle est-elle ? je vous en supplie. C’est une génération incessante, et une illustration sans défaillance. L’abîme d’où la clarté sort est fécond et vivant ; lui-même il est clarté. La manifestation de la lumière intérieure se renouvelle dans l’intimité du sanctuaire. Je ne vois autre chose ici qu’un regard éternellement tendu vers la lumière, grâce à elle, par elle et en elle. L’Époux vient avec ses trésors ; mais tel est le mystère des rapidités divines, qu’il arrive continuellement ; il arrive toujours pour la première fois, comme si jamais il n’était venu. Car son arrivée, indépendante du temps, consiste dans un éternel MAINTENANT, et un éternel désir renouvelle éternellement les joies de l’arrivée. Les délices qu’il apporte sont immenses et infinies, puisqu’elles sont lui-même ; les yeux de l’esprit s’ouvrent pour regarder la face de l’Époux, et la portée du regard s’agrandit et franchit la limite. Le regard fixe de l’esprit persévère tendu sur le mystère de Dieu.
La capacité de l’âme, dilatée par l’arrivée de l’Époux, semble sortir d’elle-même pour passer, à travers les murs, dans l’immensité de Celui qui arrive. Et ainsi il se passe un phénomène que voici. C’est Dieu qui, au fond de nous, reçoit Dieu venant à nous, et Dieu contemple Dieu. Dieu ! en qui consiste le salut et la béatitude.
Sortez. C’est Dieu qui parle. Il a dit : Me voici. Maintenant il dit : Sortez. Il parle dans l’ombre à l’esprit qui fond et qui s’écoule. Sortez, allez-vous-en vers la contemplation ; allez-vous-en vers la jouissance divine. Les richesses immenses que Dieu a par nature, nous pouvons les avoir par la vertu de l’amour, par sa résidence en nous, par notre résidence en lui, par la grâce de l’Esprit saint, en qui le désir est assouvi, quel qu’il soit. C’est par la vertu de cet amour immense que nous possédons la joie de mourir à nous-mêmes et de sortir de notre prison, fondus dans l’océan de l’essence et dans la ténèbre brûlante. C’est là que l’esprit, dans l’embrassement de la Trinité, habite la suressence, se repose, agit et jouit. Le Père est dans le Fils, le Fils dans le Père, portant toute créature. La relation personnelle de Père, la relation personnelle de Fils, se distingue dans l’unité féconde de la nature divine. Activité éternelle sans commencement ni fin, principe sans principe. Le Père se contemple lui-même pleinement et parfaitement dans l’abîme de sa fécondité, et voici que, par l’acte même de se comprendre, il engendre une autre personne, le Fils, son Verbe éternel. Le type de toutes les créatures, qui n’étaient pas encore sorties du néant, résidait éternellement dans l’Éternel engendré, et Dieu les voyait et les contemplait dans leur type, mais en lui-même. Car il n’y a rien en Dieu qui ne soit Dieu. Cette vie éternelle que nos types possèdent sans nous en Dieu sont, je pense, notre raison d’être essentielle. Elle est la cause de notre création. Notre essence créée est un effet qui demande à rejoindre son principe. Cet Être éternel que les types possèdent en Dieu, cet Être éternel est Dieu ; il persévère éternellement. Dieu se contemple d’un simple regard, sans avant ni après, dans un maintenant éternel. Or la sagesse de Dieu est la splendeur du Père et le type éternel des êtres, sur lequel sont dessinées les créatures au jour de leur création. Dieu se voit et voit tout dans son Verbe comme dans un miroir. La Trinité nous a créés à son image, d’après l’exemplaire éternel de nous-mêmes, qu’elle possédait dans son sein, avant que le monde fût. C’est pourquoi Dieu veut que, délivrés de nous-mêmes et introduits dans la lumière éternelle, nous tendions les bras vers le type divin, qui est le nôtre, qui est notre exemplaire, qui est notre raison d’être, et que nous le possédions dans l’éternelle activité et dans la jouissance éternelle. Le sein du Père est la source de l’être. La splendeur du Père est la génération du Fils ; tous les types sont manifestés au regard du Père. Tout ce qu’il a et tout ce qu’il est, le Père le donne au Fils, excepté la relation personnelle de Père, qui est particulière à lui et éternellement incommunicable. Tout ce qui est caché et latent dans l’unité du Père parvient à la lumière dans la génération du Fils. Notre type réside éternellement dans l’ombre sacrée ; mais une immense lumière nous révèle et nous manifeste en Dieu. Or, l’effort de la contemplation, c’est l’effort du contemplateur vers son type éternel. Volant de clartés en clartés, il aspire, les bras tendus, à rejoindre cet exemplaire incréé, d’après lequel il a été créé. Il s’élève au-dessus de lui-même pour monter vers son modèle. Or cette contemplation est une sublimité féconde. Cette possession de soi, cette liberté absolue ouvre à l’homme, avide de perfection, des horizons inespérés. L’homme reste en lui, actif et libre, dans le plein exercice des vertus ; mais la contemplation a un acte extérieur plus haut que toute vertu et que toute dévotion : c’est l’acte par lequel elle se possède. La contemplation superessentielle possède, d’une certaine manière, la couronne vers laquelle elle aspire. Si nous étions délivrés de notre misère, il est clair que, plus aptes à recevoir la lumière dans notre substance créée, nous serions irradiés et pénétrés par la gloire de Dieu avec une magnificence dont nous ne nous doutons pas.
La mesure transcendante qui passe toute mesure est la seule mesure que connaisse l’esprit, quand, sorti de lui-même, il s’en va, par la vertu de la lumière transformante, dans les domaines sublimes de l’éternelle contemplation. Quand l’amour s’est laissé ravir au-dessus de sa substance créée par la jouissance transcendante, il trouve et goûte sur la montagne les magnificences et les délices que Dieu fait rouler dans les sanctuaires intimes de la vie, imprimant sur l’âme ravie une certaine image de sa majesté.
Quand le contemplateur intime a remonté vers son type éternel, quand, par la voie du Fils, il a obtenu le sein du Père, illustré maintenant par la vérité divine, il reçoit à toute heure une nouvelle naissance divine, car il ressemble à la lumière. Quelque chose de suprême, comme l’embrassement de Dieu, le place sur les hauteurs de la béatitude. Le Père se tourne activement vers son Fils, vers la Sagesse éternelle : Lui, principe et source de tous les êtres, il se tourne avec tout ce qu’il porte en lui ; le fils avec tout ce qu’il porte en lui, avec le monde des vivants, se retourne vers le Père qui l’a engendré ; de leur mutuel embrassement procède le Saint-Esprit, qui est leur amour, qui vit avec eux deux dans l’unité de l’essence. Or l’amour actif et jouissant de la Trinité a de tels embrassements, de telles opulences et de telles pénétrations, que le silence des créatures est absolu ici. Les prodiges de l’Incompréhensible, qui sont contenus dans cet amour, écrasent et excèdent toute intelligence créée. Or, si l’amour est transporté dans le lieu où les prodiges sont embrassés et goûtés sans étonnement, l’esprit, bien plus haut que lui-même, consomme avec le Seigneur le mystère de l’union, et dans l’unité du fond vital, en possession de lui-même et revêtu de son type éternel, il contemple et goûte sans mesure, par des procédés divins, les trésors que Dieu est lui-même.
Les délices de l’embrassement divin sont renouvelés au fond de nous par une activité qui ne se relâche jamais : c’est l’embrassement de l’amour dans une complaisance mutuelle et éternelle. C’est un renouvellement qui se fait à toute heure dans le nœud de l’amour. Toutes choses sont contemplées actuellement par le Père dans l’éternelle génération du Fils ; toutes choses sont actuellement aimées par le Père et le Fils dans l’éternelle procession de l’Esprit. Or l’embrassement du Père et du Fils est actif par excellence ; c’est dans cet embrassement que nous sommes étreints par la vertu de l’Esprit, au fond de l’éternel amour. Or ce baiser et cet embrassement est une activité qui jouit d’elle-même au fond d’un abîme sans fond.
L’abîme de la divinité, qui n’a pas de mesure, est une ténèbre sacrée qui comprend, embrasse et surpasse toute propriété dans le magnifique embrassement de l’unité essentielle ; le mystère de la jouissance s’accomplit dans la profondeur sans nom. Le transport de la jouissance est une certaine immersion dans l’unité essentielle, où tous les noms de Dieu, où toutes les lumières qui brillent dans le miroir de la vérité divine s’écoulent dans la simplicité sans nom de l’essence, où les mesures sont inconnues. Voici l’inépuisable et inscrutable simplicité de l’abîme. C’est ici que toutes choses sont embrassées dans la jouissance béatifique.
Mais l’abîme lui-même n’est embrassé par rien, si ce n’est par l’unité essentielle. Je ne parle plus ici des personnes divines, ni de tout ce qui est vie en Dieu. Je parle de l’embrassement de l’amour ; c’est l’éternel repos dans l’effusion de la jouissance fondante. Les esprits doués du dévouement intime ont choisi cet asile pour s’y reposer éternellement. Et voilà le silence caligineux où tous les esprits d’amour se sont en quelque façon perdus. Et nous, si nous avons agi pour nous préparer, délivrés de notre prison, nous naviguerons dans l’océan de la Divinité, sans qu’aucune créature nous soit obstacle ou gêne. Puissions-nous, par la vertu de l’Amour divin, qui n’a jamais méprisé les prières d’un mendiant, obtenir la possession de Dieu, la contemplation claire de la Trinité divine, et la jouissance sublime de l’unité essentielle. Amen.
Parlons un peu d’Ithamar, fils d’Aaron, le pontife, d’Ithamar qui reçut les offrandes librement données, et les distribua aux ouvriers chargés de construire le tabernacle de Dieu. Traduit en latin, le nom d’Aaron signifie la montagne de la puissance. Il exprime cette hauteur suprême de l’âme où Dieu règne. Venez, dit le prophète Isaïe, gravissons la montagne du Seigneur ; allons vers la maison du Dieu de Jacob.
Or Jacob signifie supplantateur.
Celui qui a gravi la montagne de la puissance remplace, surpasse et écrase tout.
Et il nous instruira de ses voies, ajoute Isaïe.
Ses voies sont ses commandements.
C’est pourquoi la loi sortira de la montagne de Sion.
Sion signifie spéculation de toute vérité et contemplation de toute justice.
Et le Verbe du Seigneur sortira de Jérusalem.
Jérusalem veut dire la montagne elle-même et la vision de la paix.
Aaron est la montagne inexpugnable de la puissance. Voilà pourquoi il eut pour fils Ithamar, qui signifie la liberté surnaturelle.
Traduit d’hébreu en latin, Ithamar veut dire : le palmier de l’île. Le mot latin palma signifie ou l’arbre ou son fruit, ou la victoire ou la paume de la main ouverte. En effet, le sommet de notre esprit, uni à l’esprit de Dieu, est une montagne dans une île ; l’île est entourée par un océan immense de la Divinité, et tous les fleuves qui coulent de l’Homme-Dieu se jettent dans cette mer. Dans cette île naît Ithamar, la liberté, la palme toujours verte ; née au sommet d’un arbre sublime, elle trouve dans sa hauteur son éternelle jeunesse ; inviolable aux foudres et aux tempêtes, elle est inaccessible aux froideurs de la terre, et l’infidélité des créatures ne peut rien contre elle. La maturité des fruits du palmier est beaucoup plus prompte en Syrie et en Égypte que partout ailleurs.
En hébreu, Syrie veut dire autel ou sublimité.
Égypte veut dire angoisse, ténèbres, tristesse.
Quand nous montons sur l’autel de la montagne, nous offrant en sacrifice dans la joie de la hauteur, nous voyons dans la liberté le palmier grandi, et ses fruits mûrs parmi les splendeurs de la Syrie.
Si, au contraire, l’acte s’accomplit dans les pesanteurs de la nature et dans les fatigues de l’esprit, c’est le palmier qui croît laborieusement parmi les ténèbres, les angoisses et les tristesses de l’Égypte.
La liberté est le signe et la condition de la victoire. Nos ennemis vaincus, nous goûtons sans peur les fruits du palmier. Le palmier ne porte qu’un fruit. Notre liberté est un vase unique qui reçoit d’en bas toutes nos vertus ; d’en haut, toutes les largesses de Dieu.
Tous les biens sont dans cette corbeille. Notre liberté est immense dans son fond ; car elle a ses racines dans la liberté de Dieu, c’est-à-dire dans son unité.
C’est des sources riches et profondes de cette liberté que toutes nos puissances tirent la force de faire le bien. Tout coule du même principe. Sans la liberté, le mérite ne serait pas. C’est elle qui recueille, comme Ithamar, toutes les offrandes destinées à la construction du temple.
Ithamar, traduit en latin, signifierait encore la paume d’une main ouverte. Or la main ouverte est la chose qui donne largement, qui donne toujours et ne retient jamais. C’est pourquoi le Seigneur a préposé Ithamar, fils d’Aaron, la libéralité qui vient de la puissance, à la garde de ses trésors.
C’est Beseleel qui fut chargé par Moïse de construire l’Arche d’alliance. Or, Beseleel signifie l’ombre de Dieu ; il signifie aussi la liberté de l’amour.
L’ombre nous accompagne partout ; elle suit en même temps tous nos mouvements. C’est ainsi que l’amour suit Dieu, quand il est libre. L’amour libre est doué d’une aptitude merveilleuse, pour suivre à l’instant même tous les mouvements de l’esprit. L’amour libre est prompt ; comme l’ombre aussi, il est majestueux et, comme elle, hospitalier. C’est en lui que Dieu réside, au fond de l’obscurité. Ce Beseleel, l’homme de l’amour libre, reposant Dieu dans son âme, et se mouvant lui-même avec une rapidité semblable à la rapidité du mouvement divin, ce Beseleel, ému par l’instinct sacré, appuyé sur toute vérité et toute sagesse, fabriquera l’Arche d’alliance. Il la fera en lui, et en lui pour tous. Car il n’y avait qu’une Arche d’alliance. Elle représente l’union intime du Saint et de tous les saints avec le Saint des saints. Votre union avec Dieu est celle de votre frère et de tous les unis. C’est dans l’Arche d’alliance que nous sommes tous étreints par l’embrassement de l’amour ; chacun est là dans tous, et tous dans chacun. C’est là que nous habitons en Dieu, et Dieu en nous, et avec lui chacun dans tous. Voilà l’Arche d’alliance entre Dieu et les hommes. Dieu descend, et il apporte ses dons ; l’homme monte et il apporte ses actes, et l’Arche de l’éternelle alliance est leur rencontre au fond de nous.
La longueur de l’Arche sera de deux coudées et demie. La première coudée est le libre avènement de Dieu en nous. La seconde est notre libre accès près de Dieu. Les deux coudées sont entières. Car cet acte divin et cet acte humain doivent être parfaits. Dieu agit : nous agissons.
Mais il y a une demi-coudée qui indique l’incessante rénovation de l’amour actif ; au milieu des persévérances de l’union immuable, ce n’est qu’une demi-coudée, parce que l’action de l’amour se renouvelle toujours, sans jamais devenir digne ni de la majesté de Dieu, ni des délices de l’homme. C’est pourquoi la dernière coudée est imparfaite. Elle rend témoignage, en ne finissant pas, à la hauteur de Dieu et à l’exigence de l’amour. Telle est la longueur de l’Arche.
La hauteur de l’Arche est d’une coudée et demie. C’est l’ascension de l’esprit, qui, pleine de louange, nous conserve dans l’union divine, dans l’unité essentielle. La demi-coudée nous avertit que la majesté de Dieu est infiniment plus haute que la louange des créatures. L’imperfection de la demi-coudée, c’est l’imperfection de l’effort humain, qui doit cependant tendre et se grandir vers la hauteur incompréhensible, avec la certitude de ne pas l’atteindre. Sens, puissances, activité spirituelle, tout reste inférieur aux exigences de l’action de grâces.
La largeur de l’Arche est d’une coudée et demie. La coudée complète nous avertit que notre amour doit embrasser tous les hommes, que notre amour doit nous embrasser nous-mêmes, que notre amour doit nous transporter dans l’ampleur immense de l’amour divin, qui embrasse tous les esprits d’amour dans sa largeur infinie.
La demi-coudée semble indiquer cette impuissance de l’amour, qui ne peut égaler les actions de grâces aux bienfaits. C’est pourquoi la coudée ne se termine pas.
Et son excellence réside dans son imperfection.
Je vais essayer de dire comment la jouissance de Dieu est accessible aux hommes de cette vie. Voici la figure de la gloire. Sur l’Arche d’alliance était placée la table faite d’or très pur. Elle s’appelait le Propitiatoire, parce que c’est de là que le Seigneur rendait réponse au peuple, et lui découvrait le remède de ses maux. Cette table était l’intime du tabernacle, et figurait le lieu de propitiation divine. Elle était de même largeur et de même longueur que l’Arche, de façon à la couvrir. Elle était posée sur la couronne d’or.
Le Propitiatoire est l’image de l’amour en jouissance, en joie et en gloire, principe et fin de tout bien et de toute grâce. Il est posé sur la couronne d’or ; car il est supérieur à l’embrassement même qui étreint Dieu et l’homme. Cet amour excède tout. Il n’a ni mesure, ni fond, et ses manifestations sont toutes au-dessous de lui. Il a deux coudées et demie de longueur.
La première est le lieu de la paix profonde où Dieu se manifeste au sommet de l’esprit.
La seconde, qui suit immédiatement, c’est la fusion de l’esprit qui s’abîme dans la joie de l’essence. Cette fusion est exempte de mesure et de retour. C’est la jouissance sans repentir. L’esprit meurt à lui-même en Dieu, dans la simple expérience de la béatitude. Sa jouissance est un acte intime qui va toujours en avant. L’activité extérieure va et revient. La jouissance essentielle est la paix du fond, qui ne sait ce que c’est que de bouger. Voilà la longueur des deux coudées. Dieu se verse largement dans l’abîme profond de l’esprit. Puis l’esprit se soulève au-dessus de lui-même, et, par la vertu du transport, ne se sent plus ailleurs que dans la béatitude. Le Propitiatoire couvre l’Arche d’alliance, c’est-à-dire qu’il protège dans notre âme l’union divine. Mais il reste encore une demi-coudée.
Quoique la jouissance de la possession soit immobile en elle-même, cependant la flamme et la fusion se renouvellent à chaque minute en présence de l’amour qui jouit. Cette demi-coudée est la figuration de la joie que l’amour a trouvée dans la paix de l’abîme. C’est le regard que l’esprit jette sur la jouissance. La largeur du Propitiatoire est d’une coudée et demie.
La première coudée est entière ; car l’amour rend témoignage à l’esprit, dans l’acte suprême de sa jouissance, que tout est accompli. Il est le témoin de sa perfection ; car, dans la jouissance essentielle, quoique la distinction demeure infinie, il ne sent aucun obstacle entre lui et son objet. Il a la conscience de son intégrité. L’esprit s’étend et se dilate dans la largeur de l’amour essentiel, ravi par sa propre flamme dans le feu du ciel qui ne finit pas. La béatitude de chaque esprit correspond à sa sainteté. Mais la béatitude superessentielle, qui est le fonds commun et le trésor public, est un abîme simple : c’est une inépuisable impénétrabilité. Et voilà la demi-coudée, et nul ne peut compléter celle-ci. Chacun remplit ses vases. Mais la béatitude simple demeure surabondante en soi, et son infini ne s’entame jamais. Je puise, et j’ai soif. Dans la jouissance suressentielle, j’abonde : je suis rassasié, et j’ai faim à jamais. C’est une faim sans apaisement que l’abondance ne termine pas. Elle est éternelle. Voilà la demi-coudée que nul ne complétera : cette demi-coudée achève la largeur du Propitiatoire ; car la faim éternelle est la perfection de notre béatitude.
Les deux chérubins aux ailes étendues, qui, placés des deux côtés du Propitiatoire, le regardaient et se regardaient l’un l’autre, ces deux chérubins étaient deux figures en or. Cet or doit nous apprendre la suprême noblesse de l’esprit dévoué à Dieu, et dépouillé de toute propriété. Le premier Chérubin représente le transport de l’esprit et la contemplation qui plonge dans la lumière divine un regard sans défaut. Le second est la jouissance éternelle, plongé dans celui qui est sans nom, sans vêtement et sans forme. Voilà l’or vrai, la charité et la sagesse. Ils assistent à droite et à gauche le même acte ; car ils sont inséparables dans leur activité brûlante. Malgré les étreintes de l’unité, ils gardent leur distinction. Ils sont les assistants de la propitiation divine. Ils étendent leurs ailes ; car ils sont emportés dans les hauteurs de la vision jouissante. Ils couvrent le lieu appelé oraculum : car ils abritent l’inspiration secrète de l’âme, et c’est à leur ombre que Dieu nous parle et nous répond.
La contemplation simple, qui plonge dans la lumière divine, et la jouissance simple, qui va vers son attrait, se regardent l’une et l’autre ; car l’une vit avec l’autre. Et leurs faces sont tournées vers le Propitiatoire, c’est-à-dire vers l’amour en joie.
L’amour qui jouit plane sur l’amour qui agit. Mais celui-là, loin de priver celui-ci de son action, l’excite et le pousse à une fécondité pratique toujours croissante et toujours renouvelée. Ainsi toutes les puissances sont complétées l’une par l’autre. Plus vous êtes élevé au-dessus de vous-même dans la sublimité de l’amour et de la jouissance, plus vous êtes fécond en vous-même par la vertu de l’activité. Entre les deux chérubins, entre la contemplation et la jouissance, est l’habitation de Dieu en nous. C’est de là que coulent la grâce et la sagesse. C’est là que nous apprenons la volonté du Seigneur.
La charité a quatre types décrits par saint Jean et par Ézéchiel.
Le premier, c’est l’amour vainqueur qui foule aux pieds, qui écrase tout ennemi, qui dompte toute bestialité et qui règne sur la race animale. Voilà le type du lion ; les vainqueurs l’ont conquis. Le second, c’est l’offrande éternelle qui offre incessamment au Seigneur toute la substance de l’âme et toute son activité, brûlant sur l’autel de la gloire l’encens qui ne s’éteint pas. Voilà le bœuf, voilà l’holocauste.
Le troisième type, c’est la sagesse, parée de toutes les vertus, et armée de l’empire du monde. C’est par elle que notre âme revêt la figure humaine, et règne sur toutes choses. Voilà l’homme, voilà la sagesse.
Mais il y a des âmes qui sont transportées au-dessus d’elles-mêmes. Abîmées dans la vision, nées dans la contemplation, elles étendent leurs ailes immenses dans la largeur et l’amplitude, au-dessus des formes et des images, et l’œil de leur esprit est ouvert à jamais pour fixer, pour contempler sans fatigue la manifestation de la vérité éternelle. De cette vue naît un amour plus extrême, un désir plus insatiable et une certaine fureur qui veut appréhender le Dieu qu’on n’embrasse pas. Voilà l’aigle. C’est la lumière vue dans l’ombre sacrée c’est aussi l’exercice extérieur, ardent et discret, de toute vérité et de toute charité.
Quand l’homme considère, au fond de lui-même, avec des yeux brûlés d’amour, l’immensité de Dieu, sa fidélité, quand il songe à son essence, à son amour, à ses preuves d’amour, à ses bienfaits, qui ne peuvent rien ajouter à son bonheur ; quand l’homme ensuite, se regardant lui-même, compte ses attentats contre l’immense et fidèle Seigneur, il se tourne vers son propre fond avec une telle indignation et un tel mépris de lui-même qu’il ne sait plus comment faire pour suffire à son horreur. Il ne connaît pas de mépris assez profond pour se satisfaire. Il sent que celui qu’il mérite est plus grand que celui auquel il pense. Il tombe dans un étonnement étrange, l’étonnement de ne pas pouvoir se mépriser assez profondément, et il reste indécis, devant la défaillance de ses forces. Dans cette perplexité, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de se plaindre à Dieu, son Seigneur et son ami, des forces de son mépris, qui le trahissent et ne le mettent pas aussi bas qu’il le voudrait. Il se résigne alors à la volonté de Dieu, et s’abandonne avec toutes les créatures, et, dans l’abnégation intime, il trouve la paix véritable, invincible et parfaite, celle que rien ne troublera. Car il s’est précipité dans un tel abîme, que personne n’ira le chercher là.
Mais tout n’est pas fini. L’humilité est capable d’une bien autre noblesse et d’une bien autre profondeur.
L’humilité, dit Gilbert, a une telle propension vers les abîmes que le repos lui est impossible, tant qu’elle n’a pas trouvé le fond où la joie est située. Le fond, c’est l’absence de toute propriété mauvaise. Mais, tant que nous sommes sur la terre, nous avons toujours quelque chose à déposer, quelque vêtement à dépouiller. Nous avons donc à aspirer toujours vers une plus profonde profondeur. Nous avons à obtenir de nous-même quelque défaillance inouïe, non quant à l’essence, mais quant à l’estime. Si quelqu’un affirmait d’avoir trouvé le fond, c’est d’être noyé dans l’humilité, je ne le démentirais pas.
Il me semble pourtant qu’être plongé dans l’humilité, c’est être plongé en Dieu, car Dieu est le fond de l’abîme, au-dessus de tout et au-dessous de tout, suprême en altitude et suprême en profondeur.
C’est pourquoi l’humilité, comme la charité, est capable de grandir toujours. Le fond de l’abîme n’est pas à la portée de nos mains. Tant que nous sommes ici, nous devons aspirer vers quelque profondeur nouvelle, convaincus que l’abîme n’a pas dit son dernier mot.
En face de Dieu, puisqu’il est trop immense pour être honoré dignement par nous, nous devons éprouver, dans l’acte de l’adoration, la volupté de l’impuissance.
Quand chaque homme rendrait gloire à chaque instant, autant que tous les hommes et tous les anges réunis, l’esprit d’adoration ne serait pas encore satisfait. Mais l’humilité, si nous réussissons à nous abîmer en elle, nous donne une sorte de contentement. Ayant trouvé Dieu dans l’abîme, nous satisfaisons à sa Majesté, en compagnie de sa profondeur.
Ayant trouvé l’union divine, non pas l’unité de nature ou d’essence, mais l’union qui est le don de l’abîme, l’union qu’on trouve quand on est noyé, nous goûtons les défaillances que fait l’humilité, et nous roulons en Dieu qui est le fond du fond.
Quand nous sommes si profondément plongés en Dieu, que donner et recevoir deviennent pour nous des mots presque inintelligibles, alors nous commençons à être satisfaits de la défaillance.
Puisqu’un fond humble est le vase qu’il faut, très pur et très solide, le vase capable de la grâce, et que Dieu veut la verser là, je vous conjure, je vous conjure d’être humble. L’humilité est si précieuse qu’elle obtient les choses trop hautes pour être enseignées, elle atteint et possède ce que la parole n’atteint pas. Elle est la rédemptrice de la charité violée. Après le péché, toujours innombrable, et quelquefois ignoré du pécheur, l’humilité du pécheur a de merveilleuses aptitudes pour la réconciliation. Sa science et sa confession arrachent à Dieu l’indulgence. L’humilité est à égale distance du désespoir et de l’enflure. Elle ne sait ce que c’est que la dispute des opinions. Elle cacherait sa gloire ; mais elle la montre, si Dieu l’y pousse, ou si l’intérêt des hommes l’exige. Saint Paul montra la sienne. Mais ce fut un sacrifice. La pente de l’humilité incline vers les secrets. L’humilité est la conservatrice de la grâce. Elle nous fait ce grand présent : au moment où elle nous grandit, et dans la mesure où elle nous grandit, elle nous donne la faculté de nous indigner contre notre petitesse. Êtes-vous parvenu au sommet de l’esprit ? vous avez peut-être gardé sur la hauteur les imperfections du premier degré, et l’humilité vous dit : As-tu atteint le premier degré ? toute ascension a l’humilité pour condition et pour loi. Tout homme qui compte pour quelque chose un mérite, une vertu, une sagesse quelconque, en dehors de l’humilité, est un idiot. Toute noblesse est une honte, toute excellence est une ignominie, si l’humilité ne leur prête hauteur et gloire. L’humilité possède seule la puissance de dissiper l’ennemi, de tourner contre lui ses armes et de s’en faire des instruments.
Quiconque possède un fond d’humilité n’a pas besoin de paroles nombreuses pour s’instruire : Dieu lui dit plus de choses qu’on ne peut lui en apprendre et qu’il ne peut en répéter ; les disciples de Dieu sont dans cette position. De l’humilité s’élèvent la liberté et la confiance ; la liberté, qui grandit avec l’humilité, élève vers l’action de grâce les puissances de l’homme. Quand l’humble pourrait posséder à lui seul une puissance de louange supérieure à celle de toutes les créatures réunies, sa puissance serait insuffisante à ses yeux. Jamais il ne placera Dieu assez haut, ni lui-même assez bas. Mais voici la merveille. Son impuissance se tournera en sagesse, et le défaut de son acte toujours insuffisant sera, à ses yeux, la plus grande saveur de sa vie. Quoique la louange de Dieu soit le plus grand plaisir de la vie, il y a une joie plus haute : c’est une certaine façon d’appartenir au Seigneur. Le fait de lui appartenir conduit en lui plus profondément qu’autre chose. Subir Dieu est plus grand que tout.
Que le Seigneur béni dans les siècles des siècles nous donne l’humilité fondamentale, pour que nous parvenions, suivant les lois indiquées, aux splendeurs de l’humilité féconde. Amen.
La sobriété du corps et de l’âme produit la chasteté. Il n’y a pas de chasteté sans sobriété. La chasteté est le mouvement par lequel la créature échappe à la créature pour adhérer à Dieu seul. Les choses créées ne sont là que pour l’usage. Dieu seul pour notre jouissance. La chasteté est une adhésion à Dieu, supérieure à l’intelligence et au sentiment, supérieure à tous les dons que l’âme est apte à recevoir. La chasteté dépasse d’un bond tout ce que le sentiment, l’expérience ou l’intelligence peuvent saisir, et va, au-dessus des dons, se reposer en Dieu seul.
La chasteté est la splendeur de l’homme intérieur. Elle est la force suprême qui ferme le cœur aux choses d’ici-bas, et qui l’ouvre aux choses d’en haut.
La chasteté demande que nous soyons armés des armes de Jésus, rédempteur et vainqueur. Elle exige que nous bondissions à la joie de son nom, que nous portions dans notre âme la mémoire de sa vie, la mémoire de sa naissance, de ses institutions, de ses bienfaits, de son humilité, de sa passion, de son sang répandu, de sa résurrection glorieuse, de son ascension admirable. Il faut l’y suivre, il faut agenouiller notre homme intérieur devant le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Les fantômes étrangers, inutiles et malsains, mourront dans cette atmosphère. Si nous portons avec nous l’Homme-Dieu crucifié, et sa vie, et sa mort, il vivra en nous, et nous en lui ; la chair et le sang, le monde et l’enfer seront sous nos pieds. Sans négliger les images sensibles de Jésus-Christ, il faut se plonger dans la sagesse intérieure où vivent les images intellectuelles, où toute vérité et toute justice illuminera notre esprit, et nous resplendirons en présence de Dieu. Il faut aussi que le regard simple, le regard nu, plonge et s’abîme dans la lumière sans image où la divinité de Jésus-Christ couronne la splendeur de la chasteté. Dans la vision divine, Jésus nous revêtira du manteau de pureté, qui est lui-même.
Si nous voulons adhérer à Dieu par le dévouement intérieur, nous sentirons dans le fond de la volonté et dans le fond de l’amour le soutien de l’esprit, on dirait le bouillonnement d’une source vive, qui rebondit jusqu’à la vie éternelle. Notre intelligence aura l’expérience du soleil éternel, et la face de Jésus rayonnera : le Père délivrera notre mémoire, lui fera le don sublime de la nudité. Il nous invitera à sa vérité éternelle ; il nous exigera, il nous traînera. Dieu ouvre à l’amour les portes du ciel, pour qu’il entre et mette la main sur ces trésors désirés. L’âme ouvre à Dieu ses puissances : elle désire donner sa substance et recevoir la substance divine. Mais elle veut et ne peut pas ; car plus elle donne et reçoit, plus grandit le désir de recevoir et de donner. Elle ne peut ni se transvaser totalement en Dieu, ni l’embrasser comme elle voudrait. Tout ce qu’elle saisit de Dieu, lui fait l’effet d’un néant, comparé à ce qu’elle ne saisit pas. De là une tempête d’amour : car l’âme ne peut atteindre ni la hauteur de Dieu, ni sa profondeur. Elle ne peut ni le saisir, ni renoncer à lui. Nulle parole ne peut exprimer les transports de ce désir, ni peindre les tourbillons qui se forment dans cette région-là. Tantôt l’amour brûle, tantôt il glace. Quelquefois il intimide, quelquefois il enhardit ; tantôt il réjouit, tantôt il désole, tantôt il espère, tantôt il désespère, il se plaint, il gémit, il chante, il adore ; son ivresse impose à ceux qu’elle possède d’incroyables fureurs. Et cependant cette vie profonde est la plus salutaire des vies. Quand l’homme sent défaillir en lui son esprit, qui ne peut pas monter plus haut, l’Esprit de Dieu intervient. Quand l’homme, malgré les violences d’un désir implacable, n’a pas pu adhérer à Dieu, l’Esprit du Seigneur arrive comme un feu terrible, brûlant, absorbant, dévorant tout, et l’homme oublie son pain, son vin et son sang ! il ne se souvient plus que de l’amour unissant. Silence, esprit humain ! Silence, puissances créées ! Dormez, dormez ! la source est ouverte ; les torrents coulent. Vous serez inondés, au-delà du désir.
Cette première action divine élève l’homme et le transporte. La seconde, qui semble appartenir plus spécialement à son Fils, soulève l’homme plus haut que la raison, plus haut que la vue, plus haut que le jugement : l’intelligence nue est pénétrée et illustrée de lumière divine ! l’œil simple puise, dans cette clarté, des aptitudes de contemplation vis-à-vis de la vérité éternelle. La troisième action fait le vide dans la mémoire, dépouillée de formes et d’images, et porte l’esprit nu vers son plaisir divin : l’homme, établi et fixé en Dieu, y trouve puissance, action, liberté intérieure et extérieure. La science lui est confiée, ainsi que le discernement ; il juge tout ce qui est du ressort de la raison, et subit au-dessus d’elle, par l’opération intérieure, la transformation divine. Mais, au-dessus de tout mode et de toute manière d’être, voici le regard simple et voici l’essence divine. Elle manque de mesure, pour parler notre langage. Incomparable avec toute parole, tout mode, tout signe et toute comparaison, elle se manifeste sans image à la nudité parfaitement simple. On peut placer sur le chemin quelques images, quelques figures, pour préparer l’homme au royaume de Dieu. Imaginez-vous, si vous voulez, une mer immense, faite de flammes ardentes et blanches, où brûle la création réduite en feu ; le feu est immobile, il brûle sur lui-même. L’amour essentiel se possède ainsi, dans la paix brûlante, jouissance de Dieu et des élus, au-dessus de toute forme et de toute pensée. Figurez-vous un océan de paix, un torrent, un abîme inépuisable où les élus roulent avec Dieu dans la jouissance, et la jouissance dit à la mesure : Je ne te connais pas ; et elle emporte ceux qu’elle tient dans une immensité très large, déserte et égarée : ni route, ni sentier, ni mesure, ni commencement, ni fin, rien d’exprimable, ni de compréhensible. Voilà la béatitude simple, essentielle à Dieu, superessentielle à nous, supérieure et étrangère à la raison. Si nous voulons la connaître par expérience, il faut monter en esprit jusqu’à l’Incréé, jusqu’au centre éternel où toutes les lignes commencent et finissent, où elles perdent leur nom, où elles trouvent l’unité centrale, sans jamais aliéner leur nature et leur essence propre. Nous resterons ce que nous sommes, dans notre substance créée : la distinction subsistera. Et cependant les mains du ravissement nous emporteront dans l’Incréé, et nous nous surpasserons nous-même en hauteur, en profondeur, en largeur, en longueur, et ce sera quelque chose comme un égarement sans retour. C’est le témoignage du prophète Ézéchiel : les quatre animaux avançaient toujours et ne revenaient jamais. Ainsi des élus : transportés plus haut qu’eux-mêmes, dans la jouissance sans mesure, ils vont sans revenir. Ils ne regardent pas derrière eux. C’est la septième veillée, c’est le repos ; c’est la consommation de la béatitude. C’est là que nous demeurerons plus haut que nous, dans la simplicité. N’oubliez jamais les actes intérieurs et extérieurs, n’oubliez pas les préparations, n’oubliez pas les exercices, n’oubliez pas les vertus. Les divers degrés de vertus, d’adhésion, de charité, de sagesse, d’activité, produiront divers degrés de béatitude. La faim et la soif qu’on aura de Dieu, dépendra des mérites conquis. O béatitude superessentielle ! vous êtes le Seigneur ! sur vous nous roulerons et nous brûlerons dans l’unité sans mesure, dans l’abondance, dans la communion, plus haut que la capacité de nos puissances réunies. Et l’ordre des élus et des anges sera gardé sur terre et au ciel éternellement, tel qu’il était éternellement dans la prédestination divine. Que la soif de notre cœur prenne une voix pour crier :
O gouffre de puissance, dont je ne vois pas les lèvres, engloutis-nous dans ton abîme ! que ton amour se décache et qu’il brille à nos yeux. Êtes-vous couverts de blessures mortelles, que l’amour vous embrasse, et vous voilà sauvés !
Si quelqu’un veut vivre dans la solitude intérieure, qu’il aille habiter Jérusalem. Jérusalem veut dire le lieu de la paix.
Or la solitude est par-dessus tout un acte intérieur.
La conversion demande aux imparfaits d’éviter tel ou tel acte extérieur. Car ce que nous possédons avec attache, adhère à nous et se mêle à notre sang.
Mais l’homme parfait n’a plus aucun besoin de fuir le dehors. Dégagé d’attache, libre et prêt, son mouvement intérieur vers Dieu est si prompt, qu’il ne se fait aucune violence pour se précipiter au fond de lui. S’il se sent par moments penché sur les choses inutiles et infécondes, car l’attention perpétuelle vers Dieu n’est pas donnée à l’homme en cette vie, il se détourne rapidement avec un immense mépris de son instabilité. Mais comme il se penchait sans attache, il se relève sans effort ; car sa pente intérieure est plus forte que les pentes extérieures. Il est plus enclin vers le dedans que vers le dehors. Il y en a qui ont, pour la stabilité, des aptitudes particulières ; pour ceux-là, la solitude intérieure est plus facile ; ce qui ne prouve pas leur sainteté plus grande. Le plus saint c’est le plus aimant, c’est celui qui regarde le plus vers Dieu, et qui satisfait le plus pleinement les besoins de son regard. Quelquefois les natures les plus instables et les plus indomptables arrivent à des hauteurs où ne parviennent pas les tranquilles. Car les instables, dans le transport de leur amour, se méprisent au point de ne plus pouvoir se supporter.
Ce qui est nécessaire, c’est la solitude du cœur et de l’esprit. Si vous ne l’avez pas, fussiez-vous seul au monde, vous n’êtes pas solitaire. Si vous l’avez, fussiez-vous mêlé à toutes les foules du monde, vous êtes solitaire.
Quelques-uns demandaient un jour à un homme très élevé en grâce : Ne ferions-nous pas bien de nous séparer des hommes, de vivre seuls, de ne fréquenter que le désert ou l’église ? Ne serait-ce pas le moyen de la paix ?
L’homme consulté répondit : Non. Et voici pourquoi. Si vous êtes justes, vous le serez partout, et auprès de n’importe qui. Injustes, vous le serez également en tous cas. Le juste est celui qui possède Dieu en vérité ; celui-là vit n’importe où, et au milieu de n’importe qui, dans la profondeur de la solitude. Il vit sur la place publique comme dans une église, dans une cellule, dans un oratoire. C’est pourquoi Jésus, auprès de la fontaine, disait à une femme que voici le temps d’adorer le Père en esprit et en vérité.
Qu’est-ce qu’adorer le Père en esprit et en vérité, sinon adhérer à lui par amour ? Celui qui aime en vérité ne borne pas la possession de Dieu à certaines conditions de lieux ou de compagnies, il trouve son Seigneur en lui-même. Le Seigneur est plus intime à nous que nous-même, conservateur de notre vie, et essence de notre essence.
Celui qui ne possède, ne voit et n’aime que Dieu, et toutes choses en vue de Dieu, celui-là est à l’abri de la multiplicité, à l’abri des lieux, à l’abri des hommes. Au lieu de l’écarter de l’unité, tout le multiple est divinisé par lui. Il trouve Dieu en toutes choses, en tout lieu, en tout acte. C’est Dieu qui agit avec lui ; celui qui est la cause d’un acte en est le principal auteur. Si votre amour est vrai, si vous n’avez que Dieu en vue dans toute action, Dieu est le principal auteur de toutes vos actions. Nul ne peut aimer Dieu sans Dieu, ni surpasser la nature par les forces de la nature. L’abnégation de soi-même est une œuvre supérieure à la nature. Celui qui cherche et goûte Dieu en tout, nul ne peut empêcher celui-là d’être solitaire, parmi toute multitude et toute multiplicité.
L’union divine accompagne la solitude. Le juste vit dans un inviolable recueillement ; et comme toutes les multiplicités de l’univers ne peuvent troubler Dieu, ainsi, toute proportion gardée, le juste uni à Dieu est imperturbable à elles. Mais le point suprême où le trouble n’atteint pas est au-dessus de nos puissances. Il réside en Dieu, où toute multiplicité est virtuellement présente dans la paix suprême de l’unité absolue. Il faut donc ne voir que Dieu en toutes choses, et accoutumer l’âme à sa présence intérieure. Souvenez-vous des moments où vous avez possédé Dieu, dans une église ou dans votre chambre, et présentez-vous aux hommes et aux choses dans le même état intérieur. Tel que vous désirez être à l’église, dans l’intensité de la prière, soyez-le parmi les hommes et les choses du dehors. Si vous avez trempé avec attache vos mains dans quelque chose, vous retrouverez, dans l’instant de la prière, l’image malfaisante au fond de vous. Je ne veux pas dire que tous les actes, tous les lieux, tous les hommes soient égaux entre eux, ce serait une injustice suprême. La prière est au-dessus de la nation, et l’église au-dessus de la place publique. Je veux seulement dire que le même esprit doit suivre partout l’homme spirituel. Si vous avez cette joie, la présence de Dieu en vous est invincible ; si vous ne l’avez pas, si vous êtes obligé de la quêter à droite ou à gauche, toute distraction, toute circonstance étrangère, tout homme discordant vous deviendra dangereux. Si Dieu n’est pas au fond de vous, en esprit et en vérité, si vous avez, contre l’ordre, quelque attache mauvaise à vous-même, ce n’est pas seulement la société des méchants, ce n’est pas seulement la place publique qui vous deviendra mauvaise, vous rencontrerez votre ennemi dans la prière et dans l’église, car vous le portez au fond de vous. Toute attache est un empêchement, et, pour trouver Dieu partout, il faut ne chercher partout que lui. Ce n’est pas assez de penser à Dieu, car la pensée va se tourner ailleurs, et alors vous manquerez de Dieu. Il faut avoir Dieu planté dans votre essence, dans la profondeur où n’atteignent pas les pensées. Celui-là possède ainsi Dieu qui est monté au-dessus de lui-même, par la vertu de l’amour, et qui trouve le Seigneur plus haut que les réflexions et les puissances de l’homme. Celui-là trouve en lui-même une simple pente d’amour, qui va vers Dieu, quoi que fassent les créatures. Il est invincible aux choses qui changent le regard simple et nu, plongé dans la contemplation divine, et inaltérable aux images changeantes ; car il passe au-dessus d’elles, visant à Dieu. L’œil de l’intelligence contemple des espèces intellectuelles, comme la miséricorde, la bonté ou toute autre chose. Mais l’œil simple vise à Dieu, passant au-dessus des images. Dieu demeure par sa grâce dans les puissances de l’âme ; mais dans l’essence nue de l’esprit, uni à lui sans intermédiaire, Dieu possède une présence spéciale et inexprimable. Celui qui est monté par sa grâce au-dessus de l’activité humaine, celui-là, dans la simplicité de son âme, possède Dieu sans figure et nu.
C’est de là que la grâce s’élève pour se répandre dans les puissances ; à partir de ces puissances actives, l’âme monte au-dessus d’elles, et, rejoignant la grâce à sa source, se plonge dans l’océan de Dieu. Dieu est la source de la grâce ; mais la grâce devient créature dès qu’elle a coulé en nous et que nous agissons par elle.
L’homme qui possède Dieu fixé dans son essence le possède d’une façon divine ; à ses yeux c’est Dieu seul qui reluit en toutes choses. Celui qui rapporte tout à sa gloire sent en tout la saveur de Dieu.
La présence de Dieu n’est pas une séparation extérieure des choses extérieures, elle est la solitude de l’esprit ; si vous l’avez, vous pénétrez les personnes et les choses à une telle profondeur qu’elles perdront leur puissance et leur action contre vous.
Maintenant voici une tentation plus redoutable, je crois, que toutes les tentations dont jamais j’aie parlé. Elle vous écarte tellement de Dieu et de toute vertu, que je ne sais pas bien comment feront ses victimes pour retrouver la justice. Elle s’attaque à ceux qui, sans pratiquer le bien, par l’intellect seul, croient trouver et posséder en eux-mêmes une existence qui participe à l’essence divine, et restent là dans l’oisiveté spirituelle et naturelle. Ces gens-là tombent dans un repos aveugle et vain où leur substance n’agit plus. Ils négligent toute activité intérieure ou extérieure, toute pratique bienfaisante ; activité, volonté, connaissance, amour, désir, concours effectif de l’homme en face de Dieu, ils dédaignent et méprisent tout cela. S’ils avaient une heure dans leur vie poursuivi Dieu avec l’activité d’un amour sans mensonge, s’ils avaient goûté les vertus vraies, ils ne seraient jamais tombés dans cet aveuglement. Mais sachez donc que Jésus, rédempteur du monde, que tous les saints, que tous les anges de toute hiérarchie agiront éternellement ; éternelle sera chez eux l’activité, éternel le désir, éternelle l’action de grâces, éternelle la louange, éternelle la volonté, éternelle la connaissance ; même dans la vie éternelle, sans l’activité le bonheur ne serait pas. Dieu lui-même s’il n’agissait pas, Dieu ne serait pas Dieu, et le bonheur serait absent de lui. Oh ! les misérables, dans quel abîme ils seraient tombés ! Que toutes les sources qui gardent les larmes s’ouvrent pour pleurer sur eux, car ils se sont endormis dans leur quiétisme, et l’abîme s’est refermé sur leur tête.
Ils adhèrent, sans amour et sans vertu, à ce repos menteur qu’ils sentent au fond d’eux. Je vous le dis, une grande infidélité, une grande erreur s’élève dans le monde, c’est la fausse liberté d’esprit, c’est la corruption spirituelle. Les victimes de cette imposture infernale ne connaissent généralement ni vertu, ni pénitence, pas un cheveu, pas une ombre. Quelques-unes d’entre elles, au contraire, ont passé leur vie dans d’énormes mortifications, dépourvues d’amour simple et de vérité pure. En général, leur procédé consiste à rester immobiles matériellement, à cesser toute action, et à rentrer en eux-mêmes par une oisive sensualité ; et ils restent là sans exercice, ils n’ont pas d’amour adhérent ; c’est pourquoi ils ne sont pas capables de se pénétrer eux-mêmes ; mais, comme c’est dans leur propre essence qu’ils prennent leur repos, ils font d’elle-même un Dieu ou plutôt une idole. C’est leur propre essence que ces idolâtres confondent avec l’essence de Dieu par une horrible confusion.
La consolation intérieure est d’un ordre moins élevé que l’acte d’amour, qui rend service aux pauvres spirituellement ou corporellement. Si vous êtes ravi en extase aussi haut que saint Pierre et saint Paul, ou qui vous voudrez, et si vous apprenez qu’un malade a besoin d’un bouillon chaud, ou de tout autre secours du même genre, je vous conseille de vous réveiller un instant de votre extase et de faire chauffer le bouillon. Quittez Dieu pour Dieu, trouvez-le, servez-le dans ses membres ; vous ne perdrez rien au changement. Ce que vous quitterez par charité, Dieu vous le rendra avec de bien autres excellences.
Voulez-vous que je vous dise, ma sœur, comment vous trouverez l’humilité et la chasteté, comment vous serez fille de Dieu, comment vous placerez autour de votre front l’auréole des Vierges. Le prophète David dit quelque part : Écoute et vois, ma fille, prête l’oreille, oublie ton peuple et la maison de ton père, et le Roi s’enflammera pour ta beauté. Je vous en supplie, ma sœur, écoutez Dieu, écoutez vos supérieurs, ayez l’oreille tendue vers toute obéissance, et le Christ s’enflammera par votre beauté. Après la messe, allez droit à vos fonctions, et si celles-ci ne vous permettent ni d’aller à la messe un certain jour, ni de communier, si le temps vous manque absolument, ne vous en troublez absolument pas. L’obéissance vaut mieux que des victimes, et le sacrifice est plus fécond que la volonté propre. Recherchez et embrassez les fonctions les plus basses, comme l’infirmerie ou la cuisine. Ne commandez que quand il le faut. Mais toutes les fois que vous pourrez vous servir vous-même, faites-le. Quand on vous permet de remplir la fonction la plus humble, remerciez Dieu immédiatement, et que la joie naisse en vous. Si vous êtes chargée de l’infirmerie, le nécessaire, c’est la gaieté. Que votre visage soit ouvert et riant : que votre douceur soit parfaite. N’ayez jamais avec les malades un mouvement d’impatience. Si elles sont impatientes, vos malades, si elles sont moroses, dites-vous : En ce moment, je rends service à Jésus-Christ. S’il y en a dans le nombre de plus pauvres, de plus souffrantes, de plus abandonnées, que toutes vos préférences soient de ce côté-là, et voyez Dieu en elles, Dieu pour qui vous travaillez. Je vous supplie d’éviter l’ombre d’un mot, l’ombre d’un geste qui puisse impatienter un pauvre malade. Si la tristesse et la colère s’emparent de lui, montrez-lui, dans leur gloire céleste, ceux qui ont autrefois souffert, Dieu et les saints. Si le malade vous demande quelque chose, ne le faites pas attendre une minute. S’il vous fait une demande dangereuse pour lui et contraire à sa santé, ayez l’air de ne pas entendre. S’il insiste, dites-lui vos craintes, et, s’il insiste encore, consultez vos supérieurs.
Toutes les fois que vous préparerez pour un malade un petit repas ou une potion, faites-le avec la plus grande propreté ; rendez agréable au goût l’objet que vous préparez : faites que le malade soit content, et, quant à vous, conservez la paix. Remuez très souvent les lits des malades ; arrangez-les parfaitement. Rendez-les commodes, surtout aux plus délicats, surtout à ceux qui ont le plus grand besoin d’être bien traités. S’il le faut, restez la nuit près d’eux : mais alors, alors de la gaieté ! de la gaieté ! Inventez des choses amusantes ! Faites-les rire, ma sœur ; je veux que partout où il y aura un malade, il désire vous avoir à côté de lui. Lisez-leur les paroles et les exemples du Sauveur et des saints, dans le cas où ils seraient disposés à les entendre, mais de telle façon que votre présence entraîne partout où vous irez une récréation spirituelle.
La plus terrible peine qui soit en enfer, c’est la peine du dam, c’est-à-dire la perte de Dieu.
Ceux qui l’ont librement trahi dans le temps supportent en enfer son éternelle privation, et ce tourment surpasse tous leurs tourments. Parce que, méprisant Dieu, ils ont brûlé pour les créatures d’un feu injuste, ils sont condamnés en outre au feu éternel. Le feu répond au feu. Ce feu est-il spirituel ou matériel ? Dieu le sait. Je suis porté à croire qu’il est spirituel et matériel. La Puissance absolue peut livrer une âme à un feu matériel. La troisième peine, qui est intérieure, c’est le froid éternel. Celui qui n’aime pas Dieu et qui meurt dans le froid tremblera éternellement d’un froid sans fin au plus profond de son être. Il sera glacé pour avoir méprisé l’amour vrai ; il sera brûlé pour avoir adoré l’amour faux. Le froid appelle, le froid répond. Le feu appelle, le feu répond.
Ce n’est pas tout, le damné sera éternellement enveloppé dans l’obscurité éternelle de son péché ; la lumière du dehors ne pénètre pas en enfer, sauf un rayon qui permet de voir les démons, les corps des damnés, et toute l’horreur combinée du lieu. Il y aura de plus le ver de la conscience, qui rongera sans mourir. Terrible et éternel témoin du péché et de la justice, il dira au damné : Tu pouvais être bienheureux, et tu as voulu être damné ! Ils pousseront d’horribles gémissements, des plaintes épouvantables, sans repentir. Ils ne haïront pas le péché, ce seront seulement des cris de désespoir. Ils mourront pour toujours, sans jamais avoir fini de mourir. C’est pourquoi l’enfer est appelé la mort éternelle. La mort, dit le prophète, les nourrira. Pendant que la gloire de Dieu nourrit les saints de la joie ineffable, l’enfer nourrit les damnés de désespoir éternel. La peine de désespoir est la certitude de ne pas trouver la fin de ses maux. Les supplices seront diversifiés comme les péchés. Les uns seront dessinés sur les autres.
L’orgueilleux sera foulé sous les pieds des démons et des hommes ; il fera connaissance avec l’état infime. Les flammes qui rempliront et submergeront l’avare auront la ressemblance parfaite de l’or et de l’argent fondus. Il sera comme dans des métaux liquides. Il désirera la mort, et elle fuira loin de lui. La haine des damnés les uns pour les autres dépassera toutes les haines qu’aura jamais vues la terre. Et ils seront condamnés à une éternelle cohabitation, brûlés dans la même fournaise. La fureur qui les poussera les uns contre les autres s’exaspérera jusqu’à la folie. Figurez-vous des chiens enragés se précipitant les uns sur les autres, pour se déchirer et se dévorer mutuellement. Du côté du bien, ils seront liés et enchaînés ; ils ne pourront éternellement ni le faire, ni le désirer. Les gourmands seront nourris de soufre et de poix bouillante. Je parle de ceux qui maintenant chassent Dieu de leur mémoire, demandant à leur bouche tout leur bonheur. Le feu qu’ils avaleront, déterminera en eux la sueur infernale. Je vous engage à me croire, car je sais ce que je dis. Si vous aviez un corps d’airain, et si une goutte de cette sueur vous touchait, vous fondriez. J’ai dans la mémoire un exemple effroyable.
Trois moines vivaient près du Rhin, adonnés à cette hideuse passion. Méprisant le repas des frères, ils quittaient la communauté à l’heure des repas, pour manger seuls et à l’écart ce qu’ils avaient préparé pour eux seuls. Deux d’entre eux moururent subitement. L’un d’eux fut étouffé, l’autre se noya en se baignant. L’un d’entre eux apparut au survivant et dit qu’il était damné.
Souffrez-vous beaucoup ? demanda le vivant. Pour toute réponse, le mort étendit sa main et laissa tomber une goutte de sueur sur un candélabre d’airain. Le candélabre fondit en moins d’un instant, comme la cire dans une fournaise ardente. Et une odeur tellement épouvantable se répandit dans l’air, que les moines furent obligés d’abandonner pendant trois jours le monastère. Le moine qui eut l’apparition quitta le monastère et entra chez les Franciscains. Je tiens le fait d’un autre Franciscain, qui était dans le même couvent, mais qui plus tard entra dans l’ordre de Saint-Dominique.
Je pourrais citer un autre fait relatif à la fornication ; mais j’y renonce, il faudrait prononcer des paroles qui se refusent à être articulées. Tout ce que je puis dire, c’est que l’enfer porte sur l’endroit précis où a porté le crime, et que la rigueur des tourments est exactement proportionnée à la gravité des crimes. Le feu est inextinguible ; car jamais le damné ne fera ni ne désirera le bien. Le convive qui n’a pas de robe nuptiale est jeté dans les ténèbres extérieures (S. Matth.) ; ses pieds et ses mains sont liés, car l’enfer est l’éternel oubli de la consolation. Les pleurs et les grincements de dents dont parle le Seigneur sont le cantique de l’enfer, et il ne finira pas : hurlements, rugissements de démons et de damnés, accumulation d’abominations et d’horreurs, tout y sera vu, entendu, senti.
Dans le pays de l’abîme, feu éternel, tremblement éternel, gémissements, grincements de dents, ténèbres, fumée, larmes intérieures, clameurs lamentables, vue des démons, faces ardentes des damnés, insultes, déshonneur, étouffement, sécheresse et soif, absence totale de tout bien, emprisonnement, soufre, puanteur, misère, terreur et honte, tortures épouvantables, ver rongeur, regret, fureur et rage.
Tout ceci est une certaine ombre de la réalité. Au jour du jugement l’enfer engloutira tous les damnés, et au même moment tout ce qu’il y a dans le monde entier de puanteur et de pourriture, et la gueule de l’abîme sera fermée sur leur tête ; ni homme, ni démon, personne ne sortira plus. Les issues seront bouchées, et l’éternel désespoir fera son œuvre éternelle.
La contemplation est une connaissance supérieure aux manières de connaître, une science supérieure aux manières de savoir. Supérieure aussi à la raison, elle ferait d’inutiles efforts pour s’affaisser jusqu’à elle, et la raison ne pourrait par aucun transport monter jusqu’à elle et la rejoindre là où elle est. C’est une ignorance illuminée, c’est un miroir magnifique où reluit l’éternelle splendeur de Dieu ; elle n’a pas de mesure, et toutes les démarches de la raison sont impuissantes là où elle est. Pourtant cette ignorance n’est pas Dieu, elle est la lumière du contemplateur. Ceux qui vivent dans la fréquentation de l’ignorance et de la lumière divine, aperçoivent en eux-mêmes quelque chose comme une solitude dévastée. L’ignorance translumineuse, quoique supérieure à la raison, n’est cependant pas étrangère à elle ; elle contemple tout sans étonnement ; l’étonnement est au-dessous d’elle, et la contemplation ne le connaît pas. La contemplation voit quelque chose ; mais que voit-elle ? elle l’ignore absolument ; elle voit une excellence supérieure à tout, qui n’est ni une chose, ni l’autre.
Au-dessus de la connaissance, je sens, je découvre, je surprends un abîme d’ombre, sans fond et sans bornes au-dessus des qualités, au-dessus des noms de la créature, au-dessus des noms de Dieu : voici la mort, l’excès de la transcendance, et l’évanouissement de la sublimité dans l’Éternel inexprimable, c’est l’espérance de la paix, sentie au fond de nous, supérieure aux mondes du dehors : au-dessus du monde des esprits, c’est la béatitude infinie, immense, le point central où tout est un, c’est le sommet des possibilités de la créature ; c’est l’abîme de la superessence, où les esprits bienheureux, toujours distincts, mais toujours noyés, sont aperçus par l’œil noir de la contemplation qui voit, dans la nuit de la nuée, Père et Fils, et Saint-Esprit, Trinité de personnes, unité d’essence, essence de paix éternelle et simple. Et si nous étions exaltés dans son altitude, nous serions, par sa grâce, béatitude en elle, activité éternelle, fécondité immense des trois Personnes, qui sont divinité et béatitude dans la simplicité de leur essence, activité éternelle et éternel repos, amour et jouissance parmi l’activité et la paix ; l’amour est affamé d’agir, il est une activité éternelle et divine. La jouissance vaque à l’éternelle paix dans l’embrassement de l’amour, sans vêtements et sans forme.
Quand nous adhérons à Dieu par amour, nous sommes esprit ; mais quand c’est lui qui ordonne à l’extase de nous emporter, nous sommes jouissance. Tantôt l’esprit nous entraîne au dehors vers l’action extérieure, tantôt il nous repousse au dedans vers la paix intérieure ; les excès de l’esprit noyé dans sa joie, et toutes les activités extérieures de la charité la plus pratique sont les puissances qui poussent l’homme vers la rénovation perpétuelle de toute justice et de toute vertu. Ainsi l’aspiration et l’expiration entretiennent la vie du corps. Ainsi l’homme ouvre à chaque instant les yeux et les ferme trop rapidement pour s’en apercevoir. Ainsi nous mourons en Dieu, nous vivons de Dieu ; ainsi la vie et la mort subissent la loi de la même unité… Tous les esprits célestes sont autant de charbons ardents qui ont pris feu au grand autel. C’est là que nous serons avec le Père et le Fils, dans l’unité du Saint-Esprit, l’incendie de l’éternité ; c’est là que ce Dieu sans nom, dans la ténèbre immense, très simple et inqualifiable, sera pour nous et pour lui substance et béatitude. Le Père engendre son Fils, sa sagesse éternelle, deuxième personne de la Trinité, dans l’unité d’essence, le Fils, le Verbe, par qui tout a été fait. Or, le Saint-Esprit, troisième personne, procède de l’un et de l’autre, et il est l’amour de l’un pour l’autre ; amour infini par lequel ils s’embrassent de l’embrassement infini. Un seul Dieu en trois personnes qui nous embrasse dans l’unité du même amour. Unité dans la Trinité, Trinité dans l’unité. Dieu tout-puissant, souverain de la hauteur suprême, qu’il faut chercher, poursuivre et posséder, par la grâce de Jésus-Christ, avec la sincérité d’un amour sans mensonge : vivre en lui, et lui en nous ; vivre avec tous les saints, adhérer à la collection de l’amour : c’est là que le Père et le Fils nous embrassent dans l’unité transformante de l’Esprit où nous attendent l’amour de Dieu et sa jouissance ; jouissance couronnée dans l’essence sans mesure. Je ne suis plus capable de parler d’aucune réalité perceptible : voici le simple, l’infini ; de la perte, voici que je fonds et que je m’écoule dans la ténèbre sacrée. Voilà le sublime de la vie, le sublime de la mort, le sublime de l’amour, le sublime de la jouissance, le sublime de l’éternité.
Priez Dieu pour celui qui vient d’écrire ceci par sa grâce. Priez pour tous ceux qui me liront. Que Dieu se donne à nous largement et éternellement. Amen.
Si nous voulons que son nom soit exalté en nous, suivons-le dans notre esprit, sur la montagne de la Nudité, comme Pierre, Jacques et Jean sur celle du Thabor. Thabor, signifie l’arrivée de la lumière : si nous sommes Pierre par la connaissance de la vérité, Jacques par la supplantation du monde, Jean par la plénitude de la grâce, par la possession de la justice parfaite, le Christ nous conduit au haut de notre esprit, sur la montagne de la Nudité, dans une solitude immense et absolument inconnue, où sa gloire apparaît dans la splendeur divine. En son nom le Père ouvre le livre de vie où sont écrites les paroles de l’éternelle Sagesse ; et la sagesse elle-même du Seigneur embrasse notre esprit simple et nu dans la suavité absolument parfaite, où tout bien se fait sentir et toute chose se fait oublier. Dans notre exaltation, contempler et savoir, goûter et sentir, vivre et exister, avoir et être, tout est une seule chose, et devant cette exaltation nous comparaissons tous avec les différences de nos aptitudes particulières. Le Père, dans sa sagesse, varie ces dons suivant l’excellence et la dignité des individus. Si nous voulons vivre sur le Thabor, c’est-à-dire au sommet de l’esprit, sur la montagne de la Nudité, la lumière arrivera toujours et grandira continuellement. Nous entendrions toujours la voix du Père, et nous sentirions toujours son doigt qui nous toucherait, et nous tirerait vers l’unité intérieure. Tous ceux qui suivent Jésus entendent la voix du Père, et c’est d’eux tous qu’il parle quand il dit : Voici mes fils bien-aimés, en qui j’ai mis mes complaisances. La mesure de grâce varie suivant sa volonté. Parmi les délices de l’amour mutuel qui va de Dieu à l’homme, chacun goûte son nom, et son office, et son fruit ; c’est là que sont enfouis les hommes de Dieu, cachés à ceux qui vivent au monde. Ainsi les amis du monde sont morts devant Dieu, et leur nom manque ; ils sont privés de goût et de sentiment vis-à-vis des choses de la lumière. Or le toucher de Dieu nous fait vivre en esprit, nous donne sa grâce, la lumière et le discernement des vertus. Le toucher de Dieu consolide nos puissances à ce point que nous pouvons supporter ce qu’il nous donne et nous fait, et sa présence même sans évanouissement. Son toucher tire au dedans, fait l’unité tout au fond, et exige de nous cette mort de joie que donne l’esprit quand il fait défaillir l’homme dans la béatitude, c’est-à-dire dans l’éternel amour, embrassement du Père et du Fils, jouissance unique de tous les deux. Quand nous montons avec Jésus au sommet de notre esprit, sur la montagne de la Nudité sans images, si nous le suivons avec le regard simple, avec l’intime complaisance, sur la pente de l’attrait jouissant, nous sentons le feu de l’esprit qui nous fait brûler et fondre au centre de l’Unité divine. Quand, par la vertu de l’unité, nous nous sommes repliés avec le Fils de Dieu vers notre principe, nous entendons la voix du Père qui touche et qui dit : Rentrez. Il dit à tous ses élus dans sa parole éternelle : Voici mon Fils bien-aimé, en qui j’ai mis mes complaisances. Le Père et le Fils, le Fils et le Père ont eu pour l’incarnation future, et pour la mort de Jésus, et pour le retour des élus vers leur principe éternel, une éternelle complaisance. Si nous sommes emportés par le Fils vers notre origine, nous entendons la voix du Père qui dit : Rentrez, et voilà l’illustration de la vérité éternelle. La vérité même nous montre la largeur de la complaisance divine, principe et fin de toute complaisance.
Là, dans le défaut de nos forces, nous tombons la face contre terre devant la montagne de notre nudité, et l’unité se fait pour nous dans l’embrassement sublime de l’unité des trois Personnes. Alors Dieu communique la vie et la béatitude ; alors tout est consommé ; alors tout est renouvelé. Nous sommes baptisés dans l’embrassement de l’amour. Dans l’immensité de la joie chacun trouve sa part propre ; l’amour jouissant, qui est tout en lui-même, fait des prodiges d’unité. Trouver quelque chose hors de soi ? il n’en a ni le besoin ni même la puissance.
Si nous voulons goûter Dieu au-dessus des domaines de la nature, il faut entrer en lui par la foi vive, et là, simples, paisibles, libres, nous demeurerons, soulevés par l’amour, dans la nudité béante de l’esprit ; quand l’amour nous a emportés au-delà des choses, au-dessus de la lumière, dans la ténèbre sacrée, là nous sommes transformés par le Verbe éternel, qui est l’image du Père, et comme l’air est pénétré par le soleil, ainsi nous recevons dans la paix l’incompréhensible clarté, embrassante et pénétrante. Qu’est-elle cette clarté, sinon la contemplation sans terme et l’intuition sans fin ? Nous contemplons ce que nous sommes, et nous sommes ce que nous contemplons, puisque notre essence, sans rien perdre de sa personnalité propre, est unie à la vérité divine, qui respecte toute diversité. Dans la simplicité de l’abîme, nous menons avec l’Esprit divin une vie commune. Oh ! mon Dieu ! voilà la vie contemplative. L’adhésion à Dieu est la part la meilleure. La contemplation de la superessence conduit à la possession. Cette contemplation a une annexe, qui est la vie mourante et l’amour évanoui. Car dès que nous sommes entrés dans la ténèbre, nous sommes saisis par le rayon simple, qui, sortant de l’océan des lumières, où réside notre paix, nous entraîne dans la submersion superessentielle, et l’exercice de l’amour sans mesure arrive après l’absorption. Car l’amour ne peut être inactif : sa vie est un perpétuel effort pour connaître, pénétrer et goûter les trésors immenses qui sont cachés au fond de lui ; voilà le désir implacable. Faire un effort éternel pour saisir l’insaisissable, n’est-ce pas nager contre le courant ? Or l’objet du désir ne peut pas plus être abandonné qu’être saisi. S’en passer, c’est intolérable ; le tenir, c’est impossible.
Les paroles ne l’expriment pas ; le silence même n’est pas de force à le serrer dans ses mains. Intelligence, raison, créature, tout est dépassé, et pourtant le désir ne tient pas son objet. Regardez au fond de vous, vous verrez que c’est l’Esprit divin qui a soulevé en vous la tempête d’impatience. Regardez au-dessus de vous, vous verrez que c’est lui qui vous arrache à vous-même, pour vous consommer dans l’amour supersubstantiel où vous trouverez l’unité, et la largeur et la profondeur, supérieure à tous les abîmes.
Or cette possession simple est la vie éternelle, goûtée dans le lieu sans fond. C’est là qu’au-dessus de la raison nous attend la tranquillité profonde de la divine immutabilité.
Mais si vous n’avez aucune expérience personnelle, il vous est impossible de me comprendre. Car la raison ne peut assigner à ces choses aucun mode. Elles subsistent comme elles sont, dépourvues de manière d’être. Même au-dessus de nous, nous ne pouvons saisir le bien infini que nous goûtons sans le comprendre. Pauvres en nous ; riches en Dieu. En nous la faim et la soif ; en lui, le pain et le vin. L’activité éternelle et l’éternel repos s’embrasseront dans l’éternité. Car la possession de Dieu exige et suppose une activité perpétuelle ; quiconque croit autrement, se trompe et trompe. Toute notre vie est en Dieu, plongée dans la béatitude : toute notre vie est en nous, plongée dans l’activité. Et ces deux vies n’en font qu’une, contraire à elle-même dans ses attributions, riche et pauvre, affamée, rassasiée, reposée, active, sublime et suréminente, dans le temps et dans l’éternité, au milieu du combat de ses gloires. Devenir Dieu lui-même, et perdre notre substance créée, voilà l’impossibilité absolue ; rester en nous-même loin de Dieu, voilà la misère absolue. L’éternité nous tiendra à égale distance du panthéisme et de l’enfer. Vie en Dieu ; vie en soi : grâce, activité ; la clarté divine qui s’élance du plus haut sentiment nous pousse vers tous les actes de la justice : puis, quand nous revenons à elle, après lui avoir obéi par l’exercice de l’activité, nous la poursuivons dans l’abîme d’où elle sort ; mais nous ne sentons plus que l’immersion de l’esprit dans l’amour, et nous nous plongeons sans retour dans l’océan sans rivage. Si, sortis de nous, et plongés en Dieu, nous nous possédons dans l’abîme où nous nous sommes perdus, Dieu est à nous et nous à lui. Et nous creusons la mer sans rivage, pour nous retrouver au fond. Voilà l’engloutissement essentiel : veille ou sommeil, oubli ou connaissance : tout lui est bon ; il va toujours. Les fleuves se jettent incessamment dans la mer : chacun cherche son lieu.
Quand nous possédons Dieu, l’engloutissement nous entraîne, par le poids de l’amour, dans le sentiment de l’abîme, d’où l’on ne revient pas. Si notre regard était éternel, notre sentiment le serait. Cet engloutissement surpasse les puissances et les travaux de l’amour, il est la sortie de nous-même que nous accomplissons avec des flambeaux, quand, plongés dans un autre que nous, nous penchons et nous nous inclinons vers notre béatitude. Car nous sentons une propension qui nous porte de nous dans un autre. C’est l’abîme, qui nous sépare de Dieu, senti dans le secret de l’intime : c’est la distance essentielle. Et cependant la raison reste, les yeux ouverts, au centre de la ténèbre, dans l’ignorance indéterminée : au centre de la ténèbre surgit une lumière immense, qui se fait ombre pour nous, par son aveuglante immensité. Nous embrassant dans sa simplicité, elle nous transforme en elle-même, et, nous affranchissant de l’obstacle, elle nous introduit dans l’amour absorbant, dans l’engloutissement de la béatitude où l’unité nous attend, pour se donner à nous. La science vive et l’amour actif sont éveillés pendant l’union.
Comme le soleil visible illumine, inonde et féconde la terre, ainsi la lumière de Dieu régnant dans le sommet de notre âme, lance dans toutes nos puissances ses splendides rayons : Dieu jette dans notre âme les ornements de son règne. Or la charité immense, qui est Dieu même, allumée dans la pureté de l’esprit comme l’incendie de deux prunelles ardentes, lance au fond d’elle-même des étincelles enflammées qui embrasent, en les touchant, les sens, la volonté et toutes les puissances de l’âme, excitant en elles une tempête de charité, un transport, un délire, une impatience, une ignorance. Or ces étincelles, ce sont les armes par lesquelles nous luttons contre l’amour dévorant du Seigneur, qui a l’attrait d’engloutir. Mais il nous arme de ses dons contre lui-même ; il illustre notre intelligence ; il nous exhorte à nous défendre ; il nous dit : Combattez-moi. S’il nous donne la science et la sagesse, s’il attire toutes nos puissances dans l’abîme du sentiment ; s’il jette au fond de nous le goût et le désir ; s’il nous accorde la contemplation et les flammes ardentes par lesquelles nous montons plus haut que nous ; s’il touche notre volonté, s’il brûle et liquéfie notre esprit en sa présence, c’est pour que nous sauvegardions et que nous défendions contre lui, dans toute la mesure de nos forces, notre droit à l’amour.
Le premier signe de l’amour c’est que Jésus nous a donné sa chair à manger, son sang à boire : voilà une chose inouïe, qui exige de nous admiration et stupeur. Le propre de l’amour est de toujours donner, et toujours recevoir. Or l’amour de Jésus est avide et libéral. Tout ce qu’il a, tout ce qu’il est, il le donne ; tout ce que nous avons, tout ce que nous sommes, il l’enlève. Il demande plus que nous ne sommes, par nous-mêmes, capables de donner. Il a une faim immense, qui veut nous dévorer absolument. Il entre jusque dans la moelle de nos os, et plus nous le lui permettons avec amour, plus nous le goûtons avec ampleur. Mais il nous dévore sans se rassasier. Il a une faim immense, une faim insatiable. Il sait bien que nous sommes pauvres ; mais il n’en tient aucun compte, et ne nous fait grâce de rien. Il se fait en nous son pain lui-même, brûlant d’abord dans son amour, vices, fautes et péchés. Puis, quand il nous voit purs, il arrive béant comme un vautour qui va tout dévorer. Il veut consumer notre vie, pour la changer en la sienne, la nôtre pleine de vices, la sienne pleine de grâce et de gloire, toute préparée pour nous, si seulement nous nous renonçons. Or, si nos yeux étaient assez bons pour voir cette avide appétence du Christ, qui a faim de notre salut, tous nos efforts ne nous empêcheraient pas de nous envoler dans sa bouche ouverte. J’ai l’air de dire des absurdités ; mais tous ceux qui aiment me comprendront. Or l’amour de Jésus est d’une nature noble. Là où il a dévoré, c’est là qu’il veut nourrir. Quand il nous a mangés, c’est lui qui se donne ; il donne en même temps l’appétit de goûter ; il fait présent d’une faim et d’une soif éternelles. A cette faim et à cette soif il donne en pâture son corps et son sang. Quand nous les avalons avec le dévouement intérieur, son sang plein de chaleur et de gloire coule de Dieu dans nos veines, et le feu prend au fond de nous, et le goût spirituel nous pénètre l’âme et le corps, le goût et le désir : et la ressemblance de ses vertus nous vient, et il vit en nous, et nous vivons en lui. Et il nous donne son âme avec la plénitude de la grâce par laquelle l’homme persiste dans la charité et la louange du Père.
Mais par-dessus il nous promet et nous montre l’éternelle jouissance de sa divinité. Il y a des hommes qui font l’expérience de Dieu. Étonnez-vous donc si la joie les brise ! La reine de Saba, quand elle vit la richesse de Salomon, sa splendeur et sa gloire, perdit presque l’esprit, dit l’Écriture, et entra dans le ravissement. Et qu’est-ce que c’était que la pauvre petite gloire de Salomon, auprès de la gloire qui est Jésus-Christ ? Tout ce qui concerne son humanité, nous pouvons jusqu’à un certain point l’absorber sans perdre l’esprit. Mais quand nous sentons sa divinité, l’admiration nous emporte par-dessus nous-même dans l’amour suressentiel, et voilà que les forces nous manquent devant l’autel du Seigneur, à cause des admirations et des intolérances de l’amour. L’amour entraîne en soi son objet ; nous entraînons en nous Jésus. Jésus nous entraîne en lui et là il nous dévore. Alors nous grandissons, et emportés au-dessus de nous, au-dessus de la raison, dans l’intérieur de l’amour, là nous dévorons selon l’esprit, et, par l’amour nu, visant à la Divinité, nous allons au-devant de l’Époux, au-devant de son Esprit, qui est son amour, et cet amour immense nous brûle, nous consume avec notre esprit, et nous attire dans l’unité où nous attend la béatitude. Toujours manger, toujours être mangés, toujours monter, toujours descendre, voilà notre éternité. Jésus-Christ regardait là quand il disait à ses disciples : J’ai désiré d’un grand désir manger avec vous cette Pâque avant ma passion.
Le sommet de la montagne c’est la fixité de l’âme arrêtée en toute justice, en toute vertu, et sa stabilité en Dieu. L’amour nu fait l’esprit simple, et l’homme, livré à eux, est délivré des créatures. Il entre en vacances ; l’amour nu soulève l’homme au-dessus de lui-même et de ses actes ; il établit l’esprit dans la paix de la jouissance où se consomme l’union divine. Si nous voulons faire cette expérience, il faut livrer à l’occupation divine le dernier fond de notre fond intime, et demander une réciprocité quelconque, et faire le vide dans nos puissances. Il faut que notre amour contracte une telle pesanteur, que, pénétrant jusqu’au fond la substance de ses créatures, il ne se repose qu’après avoir trouvé Dieu dans l’abîme, Dieu seul. C’est là que l’intelligence nue est imprégnée de vérité éternelle, comme l’air est imprégné de la splendeur du soleil. C’est là que l’amour divin pénètre nos profondeurs, comme le feu pénètre le fer. C’est là que nous trouvons en nous le royaume de Dieu. C’est de là que nous sommes excités et envoyés vers toute justice et toute vertu extérieure. Car L’AMOUR NE PEUT ÊTRE OISIF.
L’Esprit du Seigneur, remuant toutes les puissances de l’homme, les pousse au dehors vers toute activité juste et sage. Il fait de nous un tabernacle spirituel. Puis il nous retire et nous rappelle au dedans. Il nous met devant les yeux, en toute action, la gloire de Dieu, et nous sommes faits, avec notre substance et notre activité, un seul et sublime sacrifice. Et la fixité de la justice demeure avec nous. Mais quand nous jouissons de la simplicité, possédant tout bien dans l’amour superessentiel, nous demeurons au fond de nous, plongés dans la paix de l’essence, établis au-dessus de tout, dans l’unité supérieure. Cette expérience se fait quand nous entrons, dépouillés de nos embarras, dans la simplicité de l’amour essentiel. C’est là que nous sentons la jouissance interminable, celle qui dit : Je ne finirai pas.
Ce que j’entends par la garde, c’est l’acte par lequel l’homme livre à Dieu sa volonté propre et toute sa propriété pour ne plus pouvoir vouloir que ce que Dieu veut. Alors notre liberté est mise sous la garde de la liberté divine ; nous sommes libres ; Dieu est libre ; il faut enclore notre volonté dans la sienne. Quel que soit notre genre de vie et l’habit qui nous couvre, il faut que chacun devienne le saint de Dieu. Tant que nous aimons mieux prendre nos sûretés que de nous confier absolument, tant que notre volonté a des caprices étrangers à l’union divine, des fantaisies de oui et de non, nous restons à l’état d’enfance, nous ne marchons pas à pas de géant dans l’amour ; car le feu n’a pas encore brûlé tout l’alliage ; l’or n’est pas pur ; nous sommes encore les chercheurs de nous-même ; Dieu n’a pas consumé toute notre hostilité à lui. Mais quand le bouillonnement de la chaudière a consumé et brûlé tout amour vicieux, toute douleur vicieuse, toute crainte vicieuse de perdre ou de ne pas gagner, alors l’amour est parfait, et l’anneau d’or de notre alliance est plus large que le ciel et la terre. Voilà le cellier secret où l’amour place ses élus ; voilà le mystère que chante l’Épouse du Cantique des cantiques. C’est ici que la charité et toutes les vertus entrent dans l’ordre. Voilà la vie extérieure et la vie intérieure ; voilà toute pratique, toute vérité, toute justice ; voilà le principe, la vie, l’accroissement, la nourriture, la conservation de toute vertu. Toute chose est à sa place ; l’activité fait partout l’ordre ; et cependant l’amour demeure avec le bien-aimé dans le cellier éternel, plus haut que la raison, plus haut que la mesure, plus haut que sa vie extérieure. L’amour se suffit à lui-même, sa soif ardente trouve dans le cellier le vin que ses lèvres cherchent ; exempt de désirs vains et de menteuse concupiscence, il possède Dieu dans son abîme intérieur ; dans son ascension, l’amour, sans perdre l’ordre, perd la mesure qui arrête, et trouve l’ivresse. L’amour nous entraîne au-dessus de la raison, dans l’ignorance bienheureuse, dans l’ignorance sans fond, il nous entraîne dans les détours et les sentiers que lui seul connaît, et il nous entraîne sans retour. Nous ne revenons plus sur nos pas.
L’action de grâces et la louange engendrent une double douleur. La première vient du sentiment profond de notre impuissance. Nous sentons notre impuissance ; et notre insuffiscence, en face du respect que le culte exige, nous entre dans l’âme. La seconde vient du regard que nous jetons sur notre peu d’amour, notre peu de perfection, notre peu d’accroissement. Et ce regard nous montre à nous-mêmes incapables de la louange, indignes de l’action de grâces, trop petits pour servir Dieu. Or ces douleurs sont les racines et les fruits des vertus profondes : principe et fin de toute élévation. Cette douleur est le premier degré de l’acte intérieur par lequel l’homme adore ; et elle se retrouve au sommet de l’adoration pour la consommer et la couronner.
Parmi les choses qui ne peuvent ni s’écrire, ni se raconter, n’oublions pas l’excellence inénarrable de Marie conçue sans péché. Elle adressait ses prières à son Dieu, et ses ordres à son Fils. Elle fut profonde en humilité, sublime en chasteté, très large en charité, et elle acquit, à force de s’étendre vers les pécheurs et les suppliants, une longueur incommensurable. Mère de toute grâce, piété et miséricorde, avocate, médiatrice et intermédiaire, elle demande, et Dieu ne refuse rien ; car c’est sa Mère qui demande, la Reine couronnée avec lui, et assise à sa droite, exaltée par-dessus toute créature ; elle est la plus voisine du Seigneur. Nous devons rendre grâces à Dieu pour l’inouïe dignité de sa Mère, et pour les communications de joie qui tombent de là-haut sur la nature humaine. Il ne faut pas oublier que c’est le premier acte de la créature, et cet acte durera autant que l’éternité. Quand Michel et ses anges combattirent Lucifer et ses anges, ceux-ci furent précipités comme la foudre, car celui qui s’élève sera abaissé ; ceux-là commencèrent l’éternelle action de grâces. Tous les cœurs des anges fidèles, Vertus, Dominations, Séraphins et tous les autres, entonnèrent l’hymne qui ne finira pas, louant Dieu pour leur victoire, parce qu’il est leur Dieu, et leur amour est éternel, comme sa gloire et leur jouissance.
Au vainqueur, dit le Saint-Esprit dans l’Apocalypse, je donnerai la manne cachée, et un caillou blanc, et sur le caillou un nom nouveau, qui n’est connu de personne, excepté de celui qui le reçoit.
Le vainqueur, c’est celui qui a traversé et dépassé lui-même et toutes choses. La manne cachée, c’est un sentiment intérieur, une joie céleste. Le caillou est une petite pierre, si petite qu’on la foule aux pieds sans douleur. (Calculus, caillou ; calcare, fouler.) La pierre est blanche et brillante comme la flamme, ronde, infiniment petite, polie sur toutes les faces, étonnamment légère. Un des sens que présente ce caillou pourrait être le symbole de Jésus-Christ. Jésus est la candeur de la lumière éternelle ; il est la splendeur du Père ; il est le miroir sans tache, en qui vivent tous les vivants. Au vainqueur transcendant ce caillou blanc est donné, portant avec lui vie, magnificence et vérité. Le caillou ressemble à une flamme. L’amour du Verbe éternel est un amour de feu ; ce feu a rempli le monde, et il veut que tous les esprits brûlent en lui. Il est si petit, ce caillou, qu’on peut le fouler aux pieds, sans le sentir. Le Fils de Dieu a justifié l’étymologie du mot calculus. Obéissant jusqu’à la mort, et jusqu’à la mort de la croix, il s’est anéanti. Non plus homme, mais ver de terre, opprobre du genre humain, et mépris de la populace. Il s’est mis sous les pieds des Juifs, qui l’ont foulé sans le sentir. S’ils eussent reconnu Dieu, ils n’eussent pas dressé sa croix. Il y a plus : aujourd’hui, Jésus est petit et nul dans tous les cœurs qui ne l’aiment pas.
Cette magnifique petite pierre est ronde et égale à elle-même sur toutes ses faces. La forme ronde, la forme de la sphère rappelle la vérité éternelle sans commencement ni fin. Cette égalité d’aspect que présente de tous côtés la forme sphérique, indique la justice qui pèsera tout avec équité, rendant à chacun ce qui lui est dû. Ce que donnera la petite pierre, chacun le gardera éternellement.
Ce caillou est extraordinairement léger. Le Verbe éternel ne pèse rien ; il soutient par sa vertu le ciel et la terre. Il est intime à chacun, et n’est saisi par personne. Jésus est l’aîné des créatures, et son excellence les surpasse toutes : il se manifeste à qui il veut, là où il va porté par sa légèreté immense ; notre humanité est montée par-dessus tous les cieux, et s’est assise à la droite du Père.
La pierre blanche est donnée au contemplateur : elle porte le nom nouveau que celui-là seul connaît, qui la reçoit.
Tous les esprits qui se retournent vers Dieu reçoivent un nom propre. Le nom dépend de la dignité plus ou moins excellente de leurs vertus, et de la hauteur de leur amour.
Notre premier nom, celui de notre innocence, celui que nous recevons au baptême, est orné des mérites de Jésus-Christ. Si nous rentrons en grâce, après l’innocence baptismale perdue, nous recevons du Saint-Esprit un nom nouveau, et ce sera un nom éternel.
Il y a une différence intérieure et inconnue entre les amis secrets de Dieu et ses enfants mystérieux. Les uns et les autres se tiennent droits en sa présence. Mais les amis possèdent leurs vertus, même les plus intérieures, avec une certaine propriété, imparfaite de sa nature. Ils choisissent et embrassent leur mode d’adhésion à Dieu, comme l’objet le plus élevé de leur puissance et de leur désir : or leur propriété est un mur qui les empêche de pénétrer dans la nudité sacrée, la nudité sans images. Ils sont couverts de portraits qui représentent leurs personnes et leurs actions, et ces tableaux se placent entre leur âme et Dieu. Bien qu’ils sentent l’union divine, dans l’effusion de leur amour, ils ont néanmoins, au fond d’eux-mêmes, l’impression d’un obstacle et d’une distance. Ils n’ont ni la notion ni l’amour du transport simple : la nudité, ignorante de sa manière d’être, est une étrangère pour eux. Aussi leur vie intérieure, même à ses moments les plus hauts, est enchaînée par la raison et par la mesure humaine. Ils connaissent et distinguent fort bien les puissances intellectuelles, soit ; mais la contemplation simple, penchée sur la lumière divine, est un secret pour eux. Ils se dressent vers Dieu dans l’ardeur de leur amour ; mais cette propriété, imparfaite de sa nature, les empêche de brûler dans le feu. Résolus à servir Dieu et à l’aimer toujours, ils n’ont pas encore le désir de la mort sublime, qui est la vie déiforme. Ils font peu de cas des actes extérieurs et de cette paix mystérieuse qui réside dans l’activité. Ils gardent tout leur amour pour les consolations intérieures et pour d’imparfaites douceurs ; c’est pourquoi ils s’arrêtent en route, se reposent avant la mort mystérieuse, et manquent la couronne que pose l’amour nu sur la tête du vainqueur.
Ils jouissent bien d’une certaine union divine, ils s’exercent, ils se cultivent, ils connaissent leur état distinctement, dans leurs voies intérieures, ils aiment les chemins qui montent.
Mais ils ignorent l’ignorance sublime du transport qui ne se connaît plus, et les magnificences de ce vagabondage enfermé dans l’amour superessentiel, délivré de commencement, et de fin, et de mesure.
Ah ! la distance est grande entre l’ami secret et l’enfant mystérieux. Le premier fait des ascensions vives, amoureuses, et mesurées. Mais le second s’en va mourir plus haut, dans la simplicité qui ne se connaît pas. Il est absolument nécessaire de garder l’amour intérieur et l’activité extérieure ; ainsi nous attendrons avec joie le jugement de Dieu et l’avènement de Jésus-Christ. Mais si, dans l’exercice même de notre activité, nous mourons à nous-même et à toute propriété, alors, transportés au-dessus de tout, par le sublime excès de l’esprit vide et nu, nous sentirons en nous avec certitude la perfection des enfants de Dieu, et l’esprit nous touchera sans intermédiaire, car nous serons dans la nudité.
Le péché est un mal tellement épouvantable que pour chercher un bien quelconque, ou éviter un mal quelconque, aucun péché ne doit être commis, ni mortel, ni véniel. Or nous en avons commis un grand nombre.
Dites-moi comment nous faisons pour contenir notre substance et l’empêcher de fondre d’amour, et de défaillir d’adoration, quand nous plongeons dans l’abîme de la miséricorde et que les yeux de notre âme sont arrêtés sur ce fait : Dieu a enlevé nos péchés. Il a restitué fidèlement son amitié à ses ennemis. Comment faisons-nous pour ne pas fondre ? Auprès du pardon, la création du monde tiré du néant est peu de chose en vérité. Mais ce n’est pas tout. Ce Seigneur, dans sa clémence, a voulu retourner nos péchés contre eux-mêmes et pour nous, il a trouvé le moyen de nous les rendre utiles, de les convertir entre nos mains en instruments de salut. Que ceci ne diminue en rien ni notre terreur de pécher, ni notre douleur d’avoir péché. Mais nos péchés nous ont conduits à la pénitence. Ils sont devenus pour nous des sources d’humilité et d’amour. Mais il est important de ne pas ignorer une haute source d’humilité, beaucoup plus haute que celle-ci. La Vierge Marie, conçue sans péché, possède une humilité plus sublime que Madeleine. Celle-ci fut pardonnée ; celle-là fut sans tache. Or cette immunité absolue, plus sublime que tout pardon, fit monter de la terre au ciel une action de grâces plus haute que la conversion de Madeleine.
Soyez béni, Seigneur mon Dieu, qui avez fait selon mon désir. Car vous m’avez donné le saint Sacrement, et mon transport vient de là. C’est là que je reçois votre corps, votre corps, mon salut, votre corps, ma joie. Manne céleste, ne pas vous manger, c’est être mort déjà. C’est la nourriture des anges ; le secret de la sagesse est de savoir la goûter. Le monde n’a pas ce secret. Il trouve loin de Dieu son plaisir ou sa douleur. Vous m’avez promis, Seigneur, que nous mangerions ensemble. Depuis ce jour, ma bouche est béante et mon désir me brûle. Car je ne peux pas vous épuiser. Plus je mange, plus j’ai faim ; plus je bois, plus j’ai soif. Toute la création réunie n’épuiserait pas cette chose qui me reste à dévorer. Vous êtes, Seigneur, un hôte libéral. Vous rendez ce qu’on a dépensé de vous. Je bois avec transport ce sang qui donne la vie, ce sang qui coule de la plaie glorieuse ; sa douceur est inouïe dans mon gosier. Je suis à peu près ivre, et je ne veux pas le cacher. Votre sang, Seigneur, est plus délicieux que les fruits délicieux des climats chauds. Voici mes vases, remplissez-les. Je serai magnanime et audacieux. Je suis rempli, et je désire. J’ai faim dans mon abondance : car je ne peux pas épuiser mon trésor. Quoi que vous me donniez, ce que je possède est peu pour moi ; ce que je désire, c’est ce qui m’échappe. Mon désir suit et poursuit. Mais ce qui a une mesure ne peut atteindre ce qui n’en a pas. Ce qui est enchaîné à une dimension, et ce qui manque de dimension, sont toujours deux choses. Il y a entre vous et moi une diversité invincible. Jamais l’un de nous ne supprime l’autre.
Voici que l’Esprit touche notre esprit de son doigt, et il lui dit dans sa profondeur : Aime-moi comme je t’aime, comme je t’aimais éternellement. Or cette voix, cette prière, cette exigence intérieure est si horrible à entendre, que vous êtes secoué tout entier par la tempête de l’amour, et toutes les puissances de l’âme, ébranlées et tremblantes, se tournent les unes vers les autres d’un air interrogateur : Aimons-nous, disent-elles, aimons-nous l’éternel amour, l’amour sans épuisement ?
Qu’est-ce que l’amour en soi ? personne n’en sait rien. Mais quelques-unes de ses actions sont connues. L’amour donne plus qu’on ne peut recevoir, et exige plus qu’on ne peut donner. L’exigence de l’amour est un feu dévorant. Le corps participe aux impatiences de l’âme. L’esprit brûle dans une avidité consumante. Cette avidité béante recueille l’esprit dans la paix simple de la profondeur.
Là commence la contemplation intellectuelle, et l’amour, qui perd la mesure, pour atteindre la consommation. La contemplation intellectuelle et l’inclination de l’âme sont des harmonies célestes, sans paroles et sans notes. Sans regarder en arrière, elles s’avancent vers la vie éternelle, gardant l’immense accord de l’Église universelle et de la communion des saints.
Dieu est éternel, incréé, béatitude absolue de soi-même et des autres, essence superessentielle, enfouie sous toute essence, béatitude des bienheureux, premier objet des esprits élevés jusqu’à la nudité. Béatitude nue et suressentielle qui embrassez les personnes divines, par la vertu de l’extase, vous embrassez les esprits, ravis au-dessus d’eux-mêmes, vous les embrassez dans la paix très simple, plus haut que les essences et les distances, dans l’altitude ignorante du temps, et de l’avant et de l’après, et de la route et du sentier, et de la possession et de la convoitise, et du donner et du recevoir, et du bien et du mal, et du lourd et du léger, et de la lumière et des ténèbres, et du jour et de la nuit, et de tout ce qui est abordable à la parole humaine. C’est là qu’on meurt en Dieu, et que la vie s’enfouit dans le Christ. Ceux qui chercheront sur terre notre maison ne la trouveront plus. Car, au-dessus du créé, nous nous sommes envolés, avec l’Esprit de Dieu, dans l’essence suressentielle, dans la béatitude simple, qui est son secret à elle-même. La paix de l’essence suressentielle est inaccessible à tout ce qui n’est pas illustré de la lumière divine, et ravi par la main de l’extase au-dessus de sa nature.
Dieu, par sa nature, est la paix suprême. Connaître, aimer, vouloir, telle est son action, et son action est sa substance. Pour lui, ni passé, ni avenir ; tout est présent, béant et nu. Paix de l’essence ; activité de la nature ; repos et fécondité absolue. C’est pour cette dignité qu’il a fait les hommes et les Anges. Son don c’est son royaume, et son royaume c’est lui-même, et il est propre à nous, si nous ne vivons que pour lui. Le ciel, la terre et toute créature sont là pour nous. Il nous a donné la raison, et au-dessus de la raison, la liberté de l’esprit nu, dépouillé de vêtements et d’images, et si nous adhérons à lui par la grâce du transport, c’est l’unité qui nous attend dans l’éternel et suressentiel amour. Voilà la vie contemplative, offerte aux hommes libres, aux adhérents de Dieu seul, et il demeure en eux, et ils demeurent en lui.
La lumière de l’essence est simple, sans fin, sans mesure ; elle entoure, elle embrasse l’unité divine, l’unité humaine et toutes les puissances ; elle entoure et elle éclaire les pentes de la profondeur, et la jouissance qui adhère à Dieu, et tous les membres du grand corps ; c’est par elle que se fait l’unité des esprits d’amour dans le transport des esprits ; les grandes eaux de l’amour affluent vers cette lumière, soulevées par des soulèvements divins. Dans cette lumière sans couleur où les esprits s’abîment, la défaillance touche les bras ; c’est là que les personnes divines jouissent de l’essence divine. C’est là que s’accomplit la transformation de la lumière simple. Le signe que l’âme reçoit de l’arrivée de Dieu, c’est une jouissance qu’elle n’était pas capable même de désirer. Quiconque est uni à Dieu reçoit les joies incompréhensibles, l’ineffable jouissance de la transformation, et cependant tous ne possèdent pas le même degré de béatitude. Le désir, l’impatience et la sublimité que vous avez eus mesurent la gloire que vous aurez. Il y a un bien commun à tous, mais les appétits et les impatiences de l’amour ont préparé à quelques-uns de particulières inondations ; et cependant ces torrents de délices restent surabondants pour tous, interminables, inépuisés. Le Seigneur Jésus lui-même, quant à son âme créée, est inondé pleinement.
Le don fait à son âme humaine dépasse les possibilités du désir de cette âme humaine ; car elle est créée, et Dieu est infini.
La charité divine, qui est une immense propriété, a d’immenses délices et d’immenses amours. Mais les délices, ignorants de la mesure, consistent dans l’essence de Dieu. Les personnes divines opèrent divinement. L’essence divine jouit d’elle-même sans mesure. Quiconque est inondé par la jouissance s’écoule, loin de soi, vers l’essence sans mesure, et s’en va dans la lumière. Car la lumière sans terme habite la jouissance sans mesure. Pendant que l’esprit s’écoule dans l’essence, il entre en possession de la lumière incompréhensible. Pendant qu’il se perd, par la grâce de l’écoulement, il s’empare des délices incompréhensibles, il possède le Dieu sans mesure, et il est possédé par lui. Dans l’essence qui ne connaît ni mesure ni mode, la défaillance suprême touche les bras et les mains. Jouissance inouïe de Dieu et des saints ! adhérence jouissante et fruitive de tous les esprits d’amour dans la simplicité de l’essence divine !
Dieu agit toujours. Dieu jouit toujours. Dans l’unité sublime de sa nature, Dieu jouit de sa propre possession. Dans la fécondité de l’unité sublime, le Père engendre incessamment le Fils qui est sa Sagesse. Du Père et du Fils procède le Saint-Esprit. L’unité est le trône de la Trinité. Elle est la victoire de la puissance du Père. La nature divine se possède parmi l’action et la jouissance, ininterrompue dans l’une et dans l’autre. Tous ceux que Dieu atteint, selon la dignité et la noblesse qui leur est départie, produisent des actes de vertu vivants et féconds à la ressemblance de la Trinité. Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront miséricorde, a dit le Seigneur, parlant de ceux-là.
Ils ont eu pitié d’eux-mêmes, parce que, dans la recherche de la perfection, leur âme manquait de Dieu ! Ils ont eu pitié d’eux-mêmes parce que Dieu menaçait de manquer au rendez-vous des délices, exigé par leur amour ; ces deux miséricordes, unies à la bonté divine, les ont poussés en avant. Ils ont poursuivi la miséricorde de Dieu jusque dans le sanctuaire de la jouissance inépuisable, et coulant, loin d’eux-mêmes, dans l’abîme de la divinité, ils sont devenus les trônes de la Trinité très haute.
Les esprits angéliques qui possèdent à ce degré le royaume de Dieu sont appelés trônes, parce qu’ils possèdent le Seigneur et sont possédés par lui. Posés entre l’action et la jouissance, ils vaquent à l’une et à l’autre dans la perfection. Et tous ceux qui dans la grâce et dans la gloire atteignent par la faveur de Dieu la même activité, ceux-là sont des Trônes, ceux-là possèdent Dieu dans l’adhésion jouissante de l’essence ; ceux-là lui appartiennent comme son trône, et son repos, et sa propriété. Or l’abîme est une ignorance que l’acte intellectuel ne peut ni atteindre ni comprendre. Le Christ a parlé au Père et lui a dit : Qu’ils soient un comme nous sommes un.
Il demandait l’amour qui jouit, et l’immersion dans la ténèbre sans mesure qui absorbe et qui dévore.
Dans la paix de l’essence, quand l’amour nous a fait le don de l’unité, je vois poindre la contemplation superessentielle, et un mode de sentir superessentiel trop excellent pour être exprimé : c’est le secret de vivre dans la mort et de mourir dans la vie, plongés plus haut que notre essence dans notre béatitude superessentielle ; c’est le moment où Dieu nous a conféré l’empire sur nous-mêmes, et la puissance de nous dépouiller des images toutes les fois que nous nous en donnerons l’ordre, pour entrer dans la paix de l’essence où l’union divine nous attend dans l’abîme d’amour. L’action de Dieu en nous ne nous confère avec Dieu ni l’unité d’essence ni l’unité de nature, mais l’unité d’amour. Cependant nous sommes bienheureux, nous sommes même béatitude dans l’essence divine, quand Dieu jouit de lui et de nous sur les hauteurs de lui-même, parmi l’amour immense, et la ténèbre sacrée et la nuit noire sans dimension. Or cette nuit noire c’est la lumière inaccessible où se recueille la nature divine, dans la béatitude essentielle à lui, superessentielle à nous, où Dieu jouit de lui-même. Par la vertu de l’amour, nous sommes abîmés et absorbés dans sa jouissance : là nous nous perdons, non pas quant à notre substance, mais quant au sentiment de joie. L’amour de Dieu et le nôtre sont fondus dans la même jouissance, quand son esprit a absorbé notre amour dans sa béatitude essentielle. Quand je parle d’unité entre Dieu et l’homme, j’ai déjà dit, et je le répète, qu’il ne s’agit ni d’unité de nature, ni d’unité d’essence, mais d’unité d’amour. Je veux insister sur ce point. L’essence de Dieu est incréée, la nôtre est créée ; l’abîme est infranchissable, la distinction est éternelle. Jamais les prodiges de l’amour ne l’effaceront ; jamais les transports de l’union ne produiront l’unité de la nature. Nous nous perdons quant aux transports de jouissance ; mais si nous nous perdions quant à la substance, si nous étions anéantis, dans un certain sens de ce mot, dépourvus de connaissance et d’amour, nous serions incapables de béatitude. Notre essence est une solitude immense, un désert à perte de vue, où Dieu vit et règne ; or nous sommes condamnés à errer dans ce désert, à moins que l’amour ne nous enlève plus haut que nous-mêmes dans le sein de Dieu. Nous pouvons donc être heureux dans notre essence, si nous vivons dans l’amour. Nous sommes même béatitude en Dieu, si l’amour nous a donné la mort par la vertu de la jouissance. Nous vivons en nous par amour, nous mourons en Dieu par jouissance ; c’est une mort vivante et une vie mourante, car nous vivons avec Dieu et nous mourons en lui. Bienheureux les morts qui vivent et meurent de cette vie et de cette mort, héritiers du Seigneur et de son royaume éternel.
Je vous supplie tous de prier pour tous ceux qui ont été mes maîtres, pour tous ceux qui ont travaillé et écrit pour m’instruire. Priez du fond de vous-mêmes, dans la vérité, pour tous ceux qui m’entendront ou me liront moi-même. Oh ! qu’ils soient tous les élus de la grande éternité, où ils loueront le Seigneur dans les siècles des siècles !
Que Jésus-Christ, Fils de Dieu, nous donne la gloire et la couronne éternelle ; là est la vie qui ne finira pas, et la joie sans défaillance et la possession de Dieu. Des splendeurs inconnues, la lumière des yeux de Jésus, des voies prodigieuses, des harmonies qui n’ont pas de nom ! Bondir à jamais, être sorti de soi-même par un excès éternel ! Voir la face du Seigneur, la beauté infinie, y puiser la joie et la gloire ! Être libre, ne rien craindre, tout oser ! Régner avec Dieu, être placé de sa main sur un trône éternel ! Vaquer librement à l’éternel amour, sentir qu’il se donne à nous, et demeurer à jamais en lui ! Aimons-nous les uns les autres, pour obtenir sa grâce, pour jouir de sa familiarité. Servons-le, obéissons ; car Dieu n’est pas seulement très puissant, il est tout puissant dans la Trinité des personnes ; il est digne vraiment d’un amour éternel. Il est digne d’une louange éternelle, et bienheureux ceux qui sont affamés de lui. Oh ! que le jour arrive, le jour du grand désir, le jour du grand amour, où, affamés pour toujours et rassasiés pour toujours, nous serons plongés dans la jouissance, dans la jouissance qui ne finit pas ! Amen, amen ! Oh ! que toute créature prenne une voix pour dire : Amen, amen, amen !
Si nous voulons vivre au sommet de la vie, il faut que l’âme et l’esprit soient divisés ; il faut que l’esprit, au-dessus de la raison, au-dessus des images, au-dessus de l’exercice des vertus, fixe son regard nu sur la lumière divine, et, regardant au fond de soi jusqu’au centre de l’intérieur, adhère à Dieu par l’amour nu. Ici la distance se sent encore ; mais dès que le transport d’esprit nous a entraînés sur la hauteur sans sommet, établis dans l’unité essentielle, et immobiles en Dieu, nous y trouvons l’éternel repos et l’activité éternelle. Voilà la vie sans fatigue.
Ceci est peut-être la plus haute manifestation de vie déiforme en nous ; c’est le premier mouvement de l’esprit se précipitant sur la montagne sans sommet dans la liberté de l’amour nu. Le second mouvement se fait en bas ; il nous précipite dans un tel mépris de nous-même, que nous plongeons au-dessous de tous les mortels, au-dessous de toutes les mesures de l’humilité, qui ne sont pas capables de nous tranquilliser l’âme, que nous nous plongeons dans un regard intérieur et que nous nous abîmons dans la profondeur insondable de Dieu, au-dessous de laquelle il n’y a rien. Et alors, dans l’humilité de l’abîme, nous constituons un royaume où Dieu vit et règne en nous, et nous avec lui plus bas que les mondes. Le second mouvement de l’esprit est une abnégation dans la profondeur interminable et infinie de Dieu ; ce sont ces deux mouvements par lesquels l’esprit se sépare de l’âme. Et pourtant ce ne sont pas deux substances distinctes, ils vivent d’une seule vie ; mais l’âme habite dans la grâce, dans la mesure, dans l’exercice des vertus.
L’esprit, au-dessus de la raison et de la vertu, est uni à Dieu dans l’amour nu qui ne se souvient plus des formes et des images.
Homme spirituel, si vous voulez vous élever jusqu’à la contemplation, il faut trois choses :
Il faut voir et posséder l’abîme sans fond de votre substance.
Il faut que votre acte interne dépasse les manières d’être.
Il faut que votre demeure soit la jouissance divine. Écoutez, vous tous qui voulez vivre en esprit ; c’est à vous que je parle, non pas à d’autres.
L’union divine, quand elle se manifeste à l’esprit, est sans mesure et sans mode ; elle est profonde, sublime, immense en longueur, immense en largeur ; et quand l’esprit l’aperçoit, il se sent plongé par l’amour dans le sein de la profondeur, et soulevé dans l’altitude, et porté dans la longueur et promené dans la largeur. Il se sent établi dans la connaissance inconnue ; il sent qu’il coule dans l’unité, qu’il s’enfonce, poussé par la mort, dans la vie et la vitalité divine où l’on respire avec Dieu.
Voilà le fondement.
Voici l’acte : c’est la seconde condition, conséquence de la première. Je parle d’une activité supérieure à la raison et délivrée de la mesure ; car l’unité de Dieu, dont la possession est le principe et la fin de toute vie contemplative, attire perpétuellement au fond d’elle-même les Personnes divines et tous les esprits d’amour, elle appelle, elle exige, elle donne rendez-vous. Chaque esprit, suivant la mesure de son amour et de son activité, sent plus ou moins l’attrait. Celui qui suit et qui adhère ne peut pas tomber dans le péché mortel. Le contemplateur, qui s’est dit adieu à lui et à toutes choses, que rien n’empêche, que rien ne gêne, et qui ne possède rien avec propriété, celui-là pénètre et s’enfonce, nu et vide d’images, dans les plus intimes sanctuaires de son esprit. Il voit se lever le soleil éternel, et dans le rayon il reconnaît l’attrait intime du Dieu provoquant. Il ne se sent plus lui-même que comme un immense incendie, qui aurait conscience de son ardeur. Et il désire l’union divine, il la désire par-dessus toute chose. Plus il observe avec amour l’invitation intérieure, plus il la sent ; plus il la sent, plus il désire l’union divine. Il désire payer sa dette, et l’éternelle réclamation de l’unité met en feu son esprit. Celui-ci brûle éternellement, car il paye éternellement. Dans la transformation de l’unité, les esprits tombent en défaillance, ne sentant plus rien que l’embrassement, et le feu les emporte vers l’unité très simple. Cette simplicité, personne ne la voit ni la sent, à moins d’être un des assistants de l’immense lumière, et d’avoir dépassé la raison par la vertu transcendante de l’amour qui ne sait plus. Mais, s’il s’élève jusqu’au rang des assistants, l’esprit sent le feu en lui ; mais s’il cherche le commencement ou la fin de ce feu, il ne trouve rien, et l’homme découvre seulement que sa substance et son ardeur sont une même chose. L’esprit brûle sans relâche, il brûle au fond de lui-même ; la perpétuité est le caractère de l’amour. Ravi dans la transformation par la vertu de l’unité, l’esprit brûle dans l’amour ; et cependant, s’il se regarde pendant l’ardeur, entre Dieu et lui il voit l’abîme visible.
Mais il arrive un moment, dans le cœur de l’incendie, où la simplicité jette un voile sur l’abîme, et l’esprit ne voit plus rien, rien que l’unité pure ; car l’immense amour de Dieu absorbe, dévore et consume ce qu’il tient et embrasse. Cette unité qui tire au dedans part de l’amour infini du Père et du Fils, qui attire les vivants vers l’abîme intérieur de la jouissance éternelle. C’est dans cet amour que nous brûlerons éternellement, parmi les feux du grand incendie ; c’est en lui que consiste la béatitude des esprits. C’est pourquoi il faut fonder toute notre vie sur l’abîme sans fin et sans épuisement. C’est ainsi que nous pourrons plonger dans l’amour et nous abîmer dans la profondeur immense. C’est par la vertu du même amour que nous nous dépasserons nous-mêmes en hauteur, soulevés dans l’altitude qui ne se comprend pas.
Dans le même amour plein d’ignorance, nous nous lancerons comme des vagabonds, et c’est lui qui nous promènera dans la largeur immense, et nous nous baignerons là, et nous coulerons loin de nous-mêmes dans les délices inconnues, parmi les trésors de la bonté divine ; et nous brûlerons, et nous fondrons, absorbés et abîmés éternellement et infiniment dans la gloire.
Je prends une image quelconque, pour montrer au contemplateur ce qu’il est et ce qu’il fait.
Quant aux autres, ils ne se comprendront pas.
Personne ne peut enseigner à un autre la vie contemplative ; mais l’éternelle vérité se manifestant en esprit nous apprend tout le nécessaire.
Celui qui veut sentir l’union divine doit vivre en Dieu tout entier, de façon à satisfaire l’instinct supérieur dans toute son activité du dedans et du dehors. Il faut qu’il soit emporté par l’amour sur la montagne où la créature meurt en Dieu, où elle meurt à elle-même et à toute propriété, où elle s’incline avec toutes ses puissances, et subit l’action transformante de la vérité incompréhensible, qui est Dieu.
Il faut que l’acte de la vie précipite l’homme au dehors sur toutes les vertus pratiques. Il faut que l’acte de la mort le précipite en Dieu, au fond de lui-même. Ce sont là les deux mouvements de la vie parfaite. Ils sont unis comme la forme et la matière, comme l’âme et le corps. L’homme s’applique à Dieu par exaltation de toutes ses puissances, par la rectitude de l’intention, par le désir intime du cœur, par l’appétence sans apaisement, par l’ardeur vaillante de son esprit et de sa nature. Pendant qu’il se livre à cet exercice, en présence de la majesté divine, l’amour devient son maître, et la puissance de l’amour n’épargne rien de lui-même, et c’est l’amour qui dirige chacun de ses mouvements, et, après chaque mouvement dirigé par l’amour, l’homme est plus grand, plus fécond, très actif et agrandi.
Quand l’union divine s’opérerait sans intermédiaire, jamais pourtant Dieu et la créature ne pourraient être confondus. L’union ne peut jamais devenir confusion. Si des créatures peuvent déjà s’unir sans intermédiaire, à plus forte raison Dieu et l’âme. Mais leur distinction reste inviolable. Et cependant entre l’âme et Dieu, pendant la rentrée suprême de l’âme dans son fond, il n’y a pas d’autre intermédiaire que l’éblouissement de l’esprit et l’activité de l’amour. Ce sont là des agents de l’adhésion divine. C’est par eux que le un se fait entre l’homme et Dieu, pour parler comme saint Bernard. Mais au-dessus de la raison et de l’amour, voici l’homme transporté dans la vision nue, vers l’adoration essentielle. Voici le mystère de l’unité qui s’accomplit dans l’esprit. L’adoration essentielle excède infiniment toute intelligence. Elle est la vie qui appartient aux contemplateurs. Pendant le transport, l’esprit, si Dieu le lui montre, peut entrevoir toutes les créatures dans un seul rayon, tous les habitants du ciel et de la terre, leur acte et leur destinée éternelle : mais, au fort même de l’extase, l’esprit transporté s’incline devant l’interminable infinité de Dieu ; entre elle et lui, il voit un abîme infini, un abîme essentiel. L’Incompréhensible lui déclare que rien jamais ne l’a compris, pas même l’âme humaine de Jésus, qui plane cependant, au-dessus de toute union, dans la gloire unique et singulière de l’union hypostatique.
L’éternel amour répand lumière et grâce dans toutes les puissances de l’âme ; voilà pourquoi il y a des vertus. La grâce de Dieu touche et remue les forces suprêmes : de là la charité ; de là la lumière ; de là l’amour de la justice ; de là l’adoration discrète et active du plan divin ; de là la liberté supérieure aux images ; de là la victoire sans fatigue ; de là la sublime défaillance agissante et féconde, qui vous plonge, plus haut que vous-même, dans l’unité de l’esprit. C’est une activité merveilleuse, dont la continuation persévérante donne au contemplateur la joie de sentir sans intermédiaire l’union divine. Il sent en lui ce contact divin qui est le rajeunissement de la grâce et de toutes les vertus. Car la grâce coule jusque dans les puissances inférieures. Elle atteint le fond de l’homme, elle excite cet amour profond et sensible qui est le désir de Dieu. Cet amour pénètre dans le cœur, les sens, la chair, le sang, toute la nature physique de l’homme. Il excite dans ses membres une ardeur, une impatience, il exerce une pression, et la créature surmontée ne sait plus comment se conduire. Cet amour enivre, et l’homme enivré est porté, comme dans l’autre ivresse, à de singulières démonstrations, et, s’il lui reste un peu de mollesse, il a de la peine à ne rien laisser voir. Il y en a qui lèvent les yeux au ciel, dans l’impatience du désir. D’autres pleurent ; d’autres chantent ; d’autres crient ; d’autres bondissent de joie ou de douleur ; d’autres courent ; quelquefois les mains se rapprochent ; on s’incline ; on tombe à genoux, on s’incline, on gesticule. Tant que l’homme persévère, tendu vers le trésor de Dieu, et vivant dans son esprit, il sent son contact et l’impatience de l’amour se renouvelle au fond de lui, avec toutes les splendeurs dont j’ai parlé. Par cette impression physique, il doit s’élever à une impression spirituelle et par cette impression spirituelle à une impression divine, et se plonger lui-même dans la béatitude qui ne change pas.
Le sentiment de l’immutabilité est la béatitude suressentielle, béatitude de Dieu, participable par les élus. Béatitude essentielle à Dieu ; superessentielle à nous ; silence caligineux de la paix éternelle. Les Personnes divines se plongent et s’absorbent dans l’essentielle unité de l’amour, et cependant chacune d’elles, suivant ses propriétés particulières, persiste dans son activité.
Les hommes de l’amour ont devant eux le feu divin, en face de leur contemplation ; c’est le trésor commun coulant au ciel et sur la terre. Ils sentent la Trinité divine s’incliner pleine de grâces en elle-même et vers eux-mêmes : leur parure intérieure et extérieure est toute justice et toute sainteté. Ainsi ils sont unis à Dieu par sa grâce et leur vertu. Et parce qu’ils se sont livrés à Dieu en toute action, omission et soumission, ils jouissent d’une paix, d’une joie, d’une consolation et d’une saveur que personne ne comprend, ni le monde, ni la créature parée pour lui, ni quiconque se préfère à Dieu. Ces hommes de l’intérieur, ces hommes au regard illustré, ont devant les yeux, toutes les fois qu’ils le veulent, l’invitation de l’amour qui tire vers le Un et qui dit : Rentrez. S’ils se sentent pris avec tous les élus dans l’immense embrassement du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, ils se sentent repliés par l’éternel amour vers l’unité de leur principe.
La contemplation simple et une est la gardienne du type qu’elle possède en esprit, abîmée dans la paix de Dieu. Ainsi l’esprit est ravi par un enlèvement vers la Trinité, et vers l’Unité par l’enlèvement triple : et cependant jamais la créature ne devient Dieu. Jamais elle ne se confond avec lui. L’union se fait par l’amour : mais la créature sent et voit entre Dieu et elle l’éternelle et invincible distinction. Si serrée que soit l’union, le ciel et la terre, sortis des mains de Dieu, cachent à l’esprit du contemplateur d’impénétrables secrets. Quand Dieu se donne à une âme, entre elle et lui l’abîme apparaît immense : les puissances de l’âme réduites à la simplicité, subissent la transformation divine. Voici la plénitude et la surabondance. L’esprit sent la vérité, la magnificence et l’union divine : mais il sent en lui-même une pente essentielle vers son antique situation, et cette pente sauvegarde en lui le sentiment de l’abîme essentiel qui est entre Dieu et lui. Rien de plus sublime que le sentiment de cette distance. Car l’unité est une force qui tire vers l’intérieur tout ce qu’elle a mis au monde naturellement ou surnaturellement. Aussi les hommes de la lumière sont librement ravis, plus haut que la raison, dans les domaines de la vision nue. C’est là que l’Unité divine est et appelle. C’est pourquoi leur regard nu, vide et libre, pénètre toute l’activité de toute créature, et la poursuit, pour l’approfondir, jusqu’au sommet d’elle-même. Et ce regard nu est pénétré et imprégné d’éternelle lumière, comme l’air est pénétré et imprégné de soleil. La volonté nue est transformée par l’éternel amour, comme le feu par le feu. L’esprit nu se dresse ; il se sent embrassé, affermi, fixé par l’immensité du Dieu sans forme. Ainsi, au-dessus de la raison, l’image créée est unie par un triple nœud à son type éternel, principe et source de sa vie.
Parlons de l’unité absolue. L’amour de Dieu n’est pas seulement l’effusion de tout bien ; il n’est pas seulement l’attrait intérieur ; il est au-dessus du relatif, dans la jouissance essentielle, absolu, selon l’essence nue de la divinité. C’est pourquoi les hommes, illustrés au fond d’eux-mêmes, ont rencontré une contemplation supérieure à la raison et indépendante d’elle, et une jouissance ravissante dépassant mode et essence, et plongée dans l’abîme sans mesure de la béatitude, où elle se possède elle-même, jouissance essentielle, dans l’unité des trois Personnes. C’est là que la béatitude est si simple et si démesurée, que le regard de la contemplation oublie les détails, perd les sentiers, et ignore où vont les pentes. Car toutes les substances, soulevées par la jouissance, fondent, sans destruction et sans confusion, dans la fournaise infinie. O Essence suressentielle des essences béatifiées ! C’est en vous qu’elles meurent à elles-mêmes ; qu’elles meurent, sans cesser d’être, dans l’abîme sans fond de l’ignorance sublime. C’est en vous que toute lumière abdique dans la ténèbre sacrée. C’est en vous que l’unité dominatrice et triomphante jouit de la béatitude essentielle. Béatitude essentielle à Dieu : superessentielle aux créatures. Car nulle créature ne subit en elle-même aucune destruction, ni avec l’Essence divine, aucune confusion. Car cette créature deviendrait une divinité ; ce qui est impossible. Incapable de diminution ni d’agrandissement, rien ne peut crouler de l’Essence divine. Et cependant tous les esprits d’amour sont, avec le Dieu absolument unique et absolument distinct, une seule jouissance et une seule béatitude. Essence bienheureuse, jouissance commune du ciel entier, elle est si simple, que tous les esprits illustrés par elle sortent d’eux-mêmes, dans l’extase de la jouissance, et le rejaillissement de tous vers la plénitude immense comble et excède tous leurs désirs.
Unité ! tel était le sens de la prière de Jésus quand il demanda au Père que ses amis fussent consommés en un, comme son Père et lui sont un dans la jouissance du Saint-Esprit. Il voulut être en nous, et nous en lui ; il voulut pour nous l’unité, le sein du Père, et la jouissance de l’Esprit.
De toutes les prières du Christ, voici, si je ne me trompe, la plus brûlante : voici le triomphe de l’amour.
La prière de Jésus est triple, d’après l’Évangile de saint Jean. Jésus veut que les siens soient avec lui, là où il est, et qu’ils contemplent sa lumière.
J’ai déjà dit que tous les justes sont unis à Dieu par l’intermédiaire de sa grâce et de leurs vertus. L’amour de Dieu coule sur nous, chargé de dons toujours nouveaux. Les observateurs de l’amour subissent un renouvellement continuel d’activité, de vertu et de justice. Cette union, que la plénitude divine accomplit dans l’âme et dans le corps, se commence en cette vie, et se consomme dans l’autre.
En outre, Jésus a demandé sa résidence en nous, et la nôtre en lui. Voici l’union immédiate. Car l’amour de Dieu n’est pas seulement une effusion ; il est aussi un recueillement. Les adhérents sont les hommes de la lumière intérieure, et leurs puissances supérieures sont soulevées, plus haut que leur vertu propre, dans la nudité de l’essence, et sont réduites à une certaine simplicité incompréhensible, qui leur donne, grâce à la suppression des intermédiaires, plénitude et surabondance.
Mais la troisième prière est plus haute que les deux autres. Jésus demande que nous soyons consommés en un, comme son Père et lui sont un. Il ne demande pas que notre substance soit confondue avec la substance divine ; cette confusion est impossible ; mais il veut que nous soyons un dans l’unité d’amour, dans l’unité de jouissance, dans l’unité de béatitude.
Si vous sentez entre Dieu et vous cette triple union, la prière de Jésus est exaucée en vous ; et vous demeurerez avec lui dans la joie de la possession éternelle, et l’éternelle action et l’éternel repos s’accomplira pour vous sans terreur dans l’essence suressentielle.
Vous entrerez, vous sortirez, et votre pain et votre vin seront toujours à votre portée. Les hommes de cette race sont ivres d’amour. Ils se sont endormis en Dieu au fond de la splendeur caligineuse.
Je pourrais parler encore ; mais ceux qui possèdent n’ont pas besoin de paroles. Si ces choses sont claires pour vous, l’amour auquel est adhérent votre amour vous apprendra toute vérité. Quant à ceux qui se répandent au dehors, cherchant les consolations de la vanité, l’expérience de la joie leur étant interdite, je pourrais parler éternellement sans leur faire comprendre un seul mot.
Ceux qui se livrent tout entiers à l’action extérieure, dans l’oubli de la chose intime, ou à l’oisiveté intérieure, dans le mépris de l’activité, ceux-là ne peuvent pas me comprendre.
Quoique la nature physique et la nature morale de l’homme soient dépassées par les hauteurs de la foi et de la contemplation, néanmoins la vie du sentiment et de la raison subsiste en lui, impérissable comme son essence même. Et quoique l’esprit de contemplation et de désir soit surpassé par l’unité de jouissance, néanmoins la contemplation et le désir persistent invincibles. Telle est la vie intime de l’esprit, et quand l’homme monte l’échelle de lumière, sa vie sensitive adhère à son esprit. Ses forces sensitives s’unissent elles-mêmes à Dieu, par la vertu de l’amour, et sa nature est remplie de tout bien. Entre Dieu et sa vie intime, il sent l’union immédiate. Ses forces suprêmes sont suspendues à Dieu par l’éternité de son amour, pénétrées, imprégnées de la Vérité divine, fixées et établies dans la liberté qui ne se souvient plus. Son esprit plein de Dieu surabonde sans mesure. Parmi la plénitude et la surabondance, il roule essentiellement et plonge dans l’unité superessentielle ; j’ai essayé de montrer l’absolu de cette chose. Dans l’unité superessentielle, toute vie a son principe et sa fin. Si nous voulons courir avec Dieu les chemins élevés de l’amour, nous trouverons, avec son éternelle activité, son éternel repos, et nous approcherons, et nous entrerons, et ce sera la paix éternelle.
La crainte est un don qui produit l’humilité ; l’humilité produit l’obéissance, et l’obéissance rend semblable à Jésus-Christ. Jésus-Christ a obéi aux désirs des patriarches et des prophètes. Il a obéi à leurs soupirs ; il a obéi à leurs prières ; il a obéi à leurs cris. Il a renoncé à sa volonté de mille manières suivant l’Écriture, et il a fait la volonté de ses amis. Il a obéi à son Père par un respect immense, par une action de grâces perpétuelle, par la relation à lui de toutes ses actions. Il s’est fait le serviteur de tous les mortels ; il a lavé les pieds des disciples. Il n’est pas venu pour être servi, mais pour servir.
Celui qui possède le don de crainte agit spécialement sur la terre qui correspond à l’élément irascible. La terre est ornée d’arbres ; les arbres portent des fruits ; les fruits sont les richesses de l’âme qui s’applique à Dieu et lui présente ce qu’elle possède avec une grande révérence. La terre est ornée de plantes salutaires et odoriférantes : c’est l’obéissance et l’humilité. La terre est couverte d’animaux, de bêtes sauvages et féroces. Ce sont les sens et les passions. La puissance qu’il faut avoir sur elles, est l’attribut de la raison soumise à Dieu. Cette raison est l’ornement de la terre. Dieu a placé l’homme dans le paradis terrestre pour le travailler et pour le garder. Le travailler, c’est se livrer à toute vérité, à toute vertu, à toute justice. Le garder, c’est s’abstenir des choses contraires. Le péché est la perte des fruits de la terre et du paradis lui-même. Au milieu du paradis, Dieu a planté l’arbre de vie et l’arbre de la science du bien et du mal. Sur celui-ci naissent les fruits tentateurs que Satan et le monde offrent aux sens, c’est-à-dire à la femme. La femme les offre à l’homme, c’est-à-dire à la raison supérieure, à qui Dieu confia la garde du paradis. Toutes les joies, toutes les consolations, toutes les ascensions sont permises, excepté celle du sens dépravé. Celui qui touche à ce fruit est jeté, nu et dépouillé, hors du repos et de la joie.
La piété produit la compassion qui s’applique à Jésus et aux hommes. La compassion est née du regard de la piété. C’est elle qui visite les malheureux, les exilés, les malades ; c’est elle qui donne le pain, le vin et l’hospitalité. C’est elle qui console les vivants, et qui ensevelit les morts. Jésus-Christ pleura abondamment sur le malheur de Jérusalem, sur le malheur de ses ennemis. Il pleura avec Marthe et Madeleine ; il joignit ses gémissements à leurs gémissements, auprès du tombeau de Lazare.
Il nourrit cinq mille hommes avec cinq pains d’orge, et deux poissons.
Celui qui a obtenu le don de piété agit spécialement sur l’eau, c’est-à-dire sur l’appétit concupiscible.
La piété peut être comparée aux fleuves du paradis terrestre ; car elle conduit le désir dans quatre directions. Le premier fleuve va au ciel. C’est la compassion qui va vers Jésus, et vers les saints qui ont souffert en son nom. C’est un torrent gai et joyeux, plein de transport et d’actions de grâces : car les douleurs qu’il célèbre, sont des douleurs passées, remplacées par d’éternelles joies.
Le second fleuve coule vers le purgatoire. C’est la compassion de l’homme pour les âmes souffrantes qui payent leurs dettes à la justice. Il y a là des prières intimes et profondes : dans ce lieu redoutable, nous avons peut-être des amis, des amis qui ont besoin de nous.
Le troisième fleuve coule sur toute la terre, et s’étend aux nécessités de la chrétienté tout entière. Cet acte intérieur, plein d’un amour immense, immensément recueilli, donne plus et agit plus que toutes les œuvres extérieures réunies en une seule. Le quatrième fleuve, qui est la charité proprement dite, se précipite sur tous les indigents. Ici l’homme donne ses biens, et paye de sa personne. Il fait l’aumône du conseil et aide à supporter. Ce fleuve rencontre de grands obstacles, et ces quatre torrents arrosent le grand jardin.
Le don de science est une lumière surnaturelle, infuse dans l’âme raisonnable, qui montre à l’homme la route de la perfection supérieure. Quand l’homme a secoué le joug du démon, il a rencontré la crainte qui aime, il a éclairé au fond de lui l’appétit irascible par la lumière du Seigneur. Quand il a ouvert son âme à toutes les miséricordes et à toutes les compassions, il a répandu la lumière divine sur l’appétit concupiscible. Mais il faut que la discrétion règle la crainte, règle la miséricorde, discerne les personnes, les choses, les temps, les occasions, les cœurs, les mesures, et voici le don de science, qui s’adresse à l’intelligence et jette sur elle la clarté de l’esprit.
Le don de science donne à l’homme la connaissance de lui-même, et avec la connaissance le mépris profond. De lui procèdent les larmes : à lui s’applique cette parole de Jésus-Christ : Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés.
Ceux qui pleurent, ce sont ceux qui savent.
Le don de science est une ressemblance divine. Dieu sait tout d’une science éternelle. De toute éternité, il contemple toutes ses créatures dans leur type qui est consubstantiel à lui-même : c’est d’après cette science qu’il donne au ciel, à la terre et à tout ce qu’ils contiennent, l’ordre, la mesure et l’ornement. C’est d’après cette science qu’il répond aux hommes dont toute la vie et tous les actes sont des paroles dirigées vers lui. C’est d’après cette science qu’il éclaire au dedans et au dehors toutes les créatures éclairées, suivant leurs capacités propres. Jésus-Christ était comblé de science, et il accomplit tous les actes de sa vie, conformément à sa lumière immense.
Celui qui possède le don de science introduit la perfection dans le domaine de l’intelligence.
Le don de crainte, qui gouverne l’appétit irascible, s’appliquait spécialement à la terre, qui est sous nos pieds ; car l’appétit irascible est la plus basse des forces. Le don de piété, qui gouverne l’appétit concupiscible, s’appliquait spécialement à l’eau ; car la compassion coule sur les mondes. Le don de science, qui gouverne le désir raisonnable, s’applique spécialement à l’air, qui est orné d’oiseaux comme la terre est ornée d’arbres. Il y a des oiseaux qui marchent sur la terre ; il y en a qui se promènent sur l’eau ; il y en a qui volent dans l’air ; il y en a qui volent vers les cieux, et je sens le feu dans leur voisinage.
Ceux qui marchent sur la terre représentent les hommes qui distribuent aux pauvres leurs richesses avec bonté, sagesse et libéralité ; ils rendent surtout service au corps. Les oiseaux aquatiques représentent les hommes qui, plongés dans la compassion, font le tour du monde intérieurement, plaignant, aimant leurs frères, et rendant à tous les hommes l’immense service de leur faire miséricorde au fond de leur âme.
Les oiseaux qui volent dans l’air ressemblent aux hommes qui se regardent eux-mêmes d’un regard profond, pénétrant, scrutateur et sublime, et qui ne perdent de vue dans aucun acte la lumière perçante qui est présente à leur esprit. Ces hommes-là sont envers eux-mêmes miséricordieux, utiles et bons.
Mais au-dessus de l’air voici une région que j’appellerai l’éther, et je veux voler ici comme l’aigle ; je veux plonger, comme l’aigle, plus haut que l’espace des esprits, plonger dans le feu de Dieu. Il faut que tout acte et toute vertu remontent vers sa gloire avec un désir immense. Ainsi nous avons trois ornements pour trois domaines : la crainte pour l’appétit qui s’emporte, la piété pour celui qui désire, la science pour celui qui comprend. Voilà la vie active, et celui qui la pratique s’apprête à recevoir les dons de Dieu.
Nous avons parcouru les royaumes de la terre et de la crainte, de l’eau et de la piété, de l’air et de la science. Voici le don de force, et le royaume du feu.
Les trois dons qui précèdent ordonnent et ornent la vie active. Le don de force ordonne et orne la vie effective.
Le don de force élève l’âme au-dessus des créatures. Il place devant elles les propriétés des personnes divines, la puissance du Père, la sagesse du Fils, et la bonté du Saint-Esprit. Il embrase l’âme d’un amour sensible qui délivre jusqu’à la mémoire. Toutes les puissances de l’âme se dressent et s’unissent ; le mépris du monde grandit dans l’intelligence, et elle sent toute créature trop faible désormais pour gêner l’offrande qu’elle fait d’elle-même à la bonté sans fin et sans commencement. Le don de force brise nos liens et nous absout de la créature. Les choses d’en bas sont vaincues, et toutes les puissances de l’âme font l’unité sur la montagne. La prière naît sur les lèvres et dans l’âme, avec l’action de grâce et la sincérité, et le désir grandit comme un feu qui s’allume. La chose aperçue, éternelle vérité, sagesse infinie, et magnificence, a dans sa beauté propre tout ce qu’il faut pour mettre en flammes celui qui contemple. Or, ce désir incommensurable blesse le fond de l’homme qui se sent une atteinte portée dans son intime.
Plus il se tourne vers Celui qui est désirable, plus la blessure grandit. Quelquefois il arrive une telle suavité intérieure que l’homme, incapable de se contenir, ne sait que devenir et que faire. Il croit que personne n’a l’expérience de ce transport. C’est la joie proprement dite : il se demande s’il va mourir, la poitrine brisée. Mais le transport se contient, tant que l’extatique est en présence d’un témoin ; car Dieu veille sur l’honneur de ses amis. C’est l’ivresse spirituelle ; c’est la folie trois fois sublime.
C’est du don de force que le Seigneur parlait, quand il a dit : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés.
Le don de force s’exerce spécialement sur le feu, c’est-à-dire sur la volonté libre. Le feu est la splendeur de la création matérielle, il revendique la première place, au milieu de ce royaume ; par sa nature et sa noblesse propre, il tend à s’élever, en même temps il agit dans toute créature avec une extrême subtilité. La liberté aussi tend à monter toujours, emportée par le désir. Car l’âme a reçu de Dieu la sublime faveur de ne pouvoir se reposer dans aucune créature. Que son désir l’emporte et qu’elle brûle comme le feu. Qu’elle soit à l’abri des calomnies de celui qui ment, et qu’elle fasse connaissance avec les choses supérieures de la puissance et de la vertu.
Or l’éternelle Sagesse veille sur l’ascension des désirs qui montent, afin que, portés par la force, ils se réunissent au centre de l’unité. Les torrents de grâce et de gloire coulent dans chaque âme qui désire, suivant l’excellence du désir. Le flux et le reflux de cet océan produisent la soif éternelle. Ceux qui coulent avec leur désir dans la mer sans rivage sentent la faim, sentent la soif et goûtent l’unité. Mais comme cette unité est inépuisable, la soif persiste à jamais. Jésus-Christ, au centre du feu, de l’amour et du désir, s’est toujours penché vers les nécessités des hommes, plein de compassion pour tout ce qui est misérable, car il avait le don de force au suprême degré. L’homme qui le prierait avec la confiance dont il est digne, obtiendrait tout ; je n’en doute pas. Il a payé lui-même nos dettes ; il a donné sa chair et son sang pour être nourriture et breuvage, afin de nous pénétrer, corps et âmes, et jusqu’à nos dernières puissances. Il veut nous entraîner en lui, être possédé par nous, nous posséder lui-même et nous dévorer. Mangé et être mangé ! Unité ! Unité ! J’ose affirmer que si vous ouvrez seulement un peu la bouche, Jésus-Christ va vous dévorer, et vous fondrez, vous fondrez, et vous coulerez dans l’Unité ! Et puisque son désir est l’immensité même, je ne m’étonnerais pas beaucoup d’être dévoré par lui. Dévorer, être dévoré ; c’est ce qui s’appelle avoir faim et soif de la justice. Ce sera notre éternelle action dans le temps et dans l’éternité. Amen.
J’ai dit que le don de force règne sur le feu. En effet, la liberté ressemble à la flamme.
Le feu monte toujours. Mais un ordre arrive du ciel et lui dit : Descends.
Le feu possède sur les créatures inférieures une action subtile, mystérieuse, pénétrante.
Le feu conserve toutes les créatures qui vivent au ciel, dans la mer ou sur la terre.
Le feu subsiste en son lieu propre, supérieur au reste de la matière illustrée, réchauffée et fécondée par lui.
Or la liberté, victorieuse du monde et du démon, monte toujours. Elle s’en va vers la louange et vers l’éternité de son Seigneur et de son Dieu. Elle possède l’unité et ne la perdra pas. Mais un ordre du ciel arrive ; elle se retourne vers les hommes, compatit à toutes leurs nécessités, se penche vers toutes leurs misères ; il faut qu’elle pleure et qu’elle féconde. Elle éclaire comme le feu ; comme lui, elle brûle ; comme lui, elle absorbe et dévore et soulève vers le ciel ce qu’elle a dévoré. Et quand elle a fait son action en bas, elle se soulève et reprend, brûlante de son feu, le chemin de la hauteur.
Le don de conseil est un certain attrait du Père, un certain attouchement. Cet attrait donne à l’âme une noblesse surnaturelle. Elle ne sait ce qu’elle éprouve ; elle ne comprend pas ce qu’elle sent. Elle désire comprendre ; mais plus elle cherche, plus elle ignore. C’est une impression spéciale et particulière : appelée par l’immense désir, et consommée par Dieu sur les sommets de l’âme. C’est une étincelle suspendue par la main de Dieu, sur la cime de l’esprit. En tant qu’elle est créature, cette flamme peut être saisie et sentie ; mais en tant qu’elle est divine, elle échappe à celui qu’elle touche, et produit le désir impatient. En cet état l’âme persiste dans l’unité, quant à sa hauteur propre ; mais elle se précipite au dehors pour agir. Elle n’embrasse pas Dieu ; car elle a une manière d’agir d’où la mesure n’est pas bannie. Elle a des lumières, des amours et des opérations de créature. C’est pourquoi elle agit et travaille et combat magnifiquement. Mais comme elle sent que l’ennemi est invincible, et que Dieu ne sera pas embrassé, elle promène sur le royaume de l’esprit un sublime regard, le regard du souvenir, cherchant ce qu’il faut corriger, modifier, ordonner. Elle envoie deux messagères dans ce royaume, la sagesse et l’agilité ; celles-ci se lancent poussées par le doigt du Père et par la folie sacrée de l’âme. L’agilité se hâte, conformément à sa nature, et aux ordres du Seigneur, et au feu brûlant du contact divin. La raison, servante de la sagesse, explore et considère. Cependant elles marchent ensemble, ordonnent et gouvernent. Elles trouvent une grande absence de vertus, un grand espace vide, sans excellence et sans justice. La raison voit bien le mal, mais ne trouve pas le remède. C’est pourquoi les deux messagères reviennent à la source de l’unité, ouvrent leur cœur au sublime amour et se plaignent à lui ; il est temps de goûter Dieu ; car elles languissent et brûlent.
Sur le rapport qui lui est fait, l’amour, instruit de la misère qui règne dans le royaume, envoie ces deux filles au secours de ceux qui souffrent. Ce sont la miséricorde et la magnificence ; la sagesse est leur compagne ; l’agilité est leur servante. La sagesse ordonne tout, suivant la lumière et la justice. Mais l’amour jette les grâces à pleines mains, et sa sublime pitié tombe sur toute misère, et les pauvres et les indigents du royaume de l’esprit reçoivent les dons de la magnificence, et le royaume rentre dans la possession glorieuse de l’unité. Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils obtiendront miséricorde.
La miséricorde et le don de conseil sont unis. Ceux qui le possèdent font l’aumône à toutes les créatures, et, après avoir répandu la miséricorde sur toute douleur et toute souffrance, ils poursuivent la miséricorde elle-même dans le sein de Dieu ; ils la poursuivent dans l’unité, jusqu’à ce que les forces leur manquent pour s’enfoncer plus avant.
Celui qui veut posséder le don de conseil dans la plénitude de sa perfection doit viser à la ressemblance même de Dieu et ne pas se contenter d’une excellence inférieure. Il faut que, ravi par l’amour, il adhère à l’essence suressentielle. Ceux qui s’inclinent et s’abîment dans l’essence supersubstantielle, y trouveront la jouissance immense : ils recevront avec une joie immense la lumière simple dans la puissance de l’unité. Ceux qui vont dans ce lieu sacré, impénétrable à l’ennui terrestre, ne peuvent échapper aux mains du ravissement qui les plonge dans la lumière simple où ils s’éloignent d’eux-mêmes par la fuite sublime, très lointaine et sans retour. Et ils deviennent le trône où le Dieu des délices se repose avec le ciel entier. Ainsi, sans défaillance, nous aspirerons, la bouche ouverte, vers l’essence superessentielle. Mais toujours penchés sur le monde inférieur, par toute pratique, par toute vérité, par toute activité, par toute justice, nous dessinerons notre royaume intérieur à l’image et ressemblance du Seigneur Dieu. Mais un désir médiocre, qui ne vous suspendrait pas à l’essence divine, serait un cruel empêchement. Les gens du désir médiocre ne reçoivent pas le rayon ; ils ne sont pas touchés par l’ignorance sublime, par l’ignorance essentielle des mesures humaines ; ils subsistent en eux-mêmes. Ils font défaut à la lumière ; ils n’aspirent pas, la bouche ouverte, vers le lieu où l’homme ne se connaît plus. C’est pourquoi les gens du désir médiocre ne sont pas dévorés sur terre par la gueule béante de la béatitude.
Quand l’homme a senti l’attrait intérieur du Père, quand il a été illuminé par le Fils et embrasé par le Saint-Esprit, il a conquis la ressemblance divine. Mais voici le moment de croître dans cette similitude. Vous avez beaucoup reçu : mais vous pouvez recevoir encore mille fois davantage. L’intelligence ne peut être illuminée au point de n’avoir plus à désirer de lumière, ni l’âme embrasée au point de n’avoir plus à désirer d’amour.
L’homme a été créé de rien. C’est pourquoi il poursuit ce rien, qui n’est nulle part, et, dans cette poursuite, il s’écoule si loin de lui-même, qu’il perd sa propre trace ; plongé dans la simple essence de la Divinité, comme dans son fond propre, il s’en va mourir en Dieu. Bienheureux les morts qui meurent dans le Seigneur.
Dieu adhère à son essence, dans la jouissance qui l’a d’elle-même, et contemple ce dont il jouit.
Dans notre jouissance, la lumière divine succombe, parmi les ténèbres sacrées de l’ignorance suressentielle. Mais dans la contemplation, la vision ne succombe pas. Notre contemplation et notre jouissance seront également éternelles.
Ceux qui sentent les défaillances de la lumière sont ceux-là mêmes qui se sont réfugiés, bienheureux et sublimes, dans la très vaste solitude de la Divinité, où le Seigneur se possède et jouit de son essence. C’est là que la lumière tombe en défaillance ; car l’essence divine ignore la mesure humaine. Ceux-là sont les tabernacles du Seigneur, ensevelis en lui, et jouissant à jamais.
Cette mort n’est qu’un point de départ, d’où s’élance la vie contemplative, et voici le don de l’intelligence.
Dieu contemple éternellement son essence dont il jouit : mais, quand il confère à quelqu’un sa ressemblance, il lui prête l’amour, les impatiences de l’amour. Il donne la paix quand il s’unit.
La lumière par laquelle nous contemplons est immense ; l’objet même de la contemplation est quelque chose de neutre et d’interminé ; c’est l’abîme sans fond ni forme ; c’est pourquoi ces deux choses ne peuvent être saisies l’une par l’autre. Mais le regard de la contemplation, perdu dans l’ignorance superessentielle, demeure sur la face glorieuse d’où la joie coule, sur la face de la très haute Majesté, non loin du ciel où le Père, à la lumière de sa sagesse, contemple son essence infinie et inépuisable.
Le plus grand des contemplateurs passés, présents et futurs, fut le Christ ; je parle ici de son humanité, hypostatiquement unie à la personne du Fils. Mais je vous supplie de remarquer qu’il fut toujours au service des hommes, et que jamais sa vision ineffable et perpétuelle ne diminua sa charité et son activité extérieure. Car la sublimité du don d’intelligence consiste dans l’activité unie à la contemplation ; c’est de là que procède la liberté.
Bienheureux les cœurs purs, parce qu’ils verront Dieu.
Oui, bienheureux, bienheureux ceux à qui se montre, parmi les labeurs de la vie, la nudité superessentielle, dans la contemplation sublime et déiforme.
La sagesse est une saveur qui est goûtée sur la plus haute cime de l’esprit, et qui pénètre l’intelligence et la volonté, dans la mesure où celles-ci se recueillent, dans le lieu sublime où celle-là réside. Cette saveur immense et inépuisable part du fond de l’abîme intérieur, et s’en va gagnant vers le dehors, pénétrant les puissances de l’âme suivant leurs capacités respectives, et atteignant enfin le corps qu’elle ne refuse pas de toucher. Les autres sens, l’ouïe et la vue, par exemple, prennent leur joie au dehors ; ils demandent leur nourriture aux grands spectacles de la création, et aux créatures que Dieu a mises au service de l’homme. La sagesse, au contraire, part du fond le plus intérieur. Au-dessus et au-dessous de l’esprit, elle le domine et le soutient. Au-dessus elle est incompréhensible. C’est une immensité qui réside dans une solitude. C’est le don du Saint-Esprit, et l’amour est insaisissable. Telle est l’amplitude du lieu dont je parle, sa largeur, son immensité, que, s’il vous apparaît, le ciel, la terre et tout ce qu’ils contiennent fondent à vos yeux, et on dirait le néant lui-même. Quant aux délices de cette saveur, elles sont partout : en haut, en bas, au dedans, au dehors. Elles découlent d’un lieu simple et immense, et le regard contemple cette simplicité. Ceci est le point de départ d’une contemplation plus haute. L’esprit sait parfaitement qu’il ne pourra saisir les délices incompréhensibles ; car c’est à une lumière créée qu’il les cherche. Cependant sa joie est immense ; car il se sent défaillir dans sa contemplation. Transformé par la lumière immense, il se tourne vers la béatitude incompréhensible, et, sans jamais la saisir, il tient de ce côté-là les deux yeux immobiles.
L’âme qui contemple à une lumière créée, et dans des mesures créées à la façon d’une créature, voit sortir des abîmes de la Divinité certaines espèces intellectuelles qui lui donnent lumière et joie ; elle voit que celui qu’elle aime est immense en vérité et qu’aucune créature ne peut le concevoir, tel qu’il est en lui-même. Elle pense à sa sublimité, inaccessible à tout esprit, à sa simplicité, Α et Ω de toute multitude ; à sa beauté, qui est l’unique splendeur du ciel et de la terre ; à sa magnificence, à sa richesse. Elle contemple les espèces divines : vie, en qui tout vit ; victoire, couronne, santé, paix, sécurité, béatitude, consolation, suavité, principe de joie, essence de joie. Voici que les paroles meurent et que les puissances de l’âme sont en défaut pour sentir. Récompense, après laquelle tous les vivants ont la bouche béante. Volupté trop infinie pour permettre à qui la connaît de supporter la vie sans elle. Feu qui brûle ; puissance qui dompte ; Divinité qui comble ; éternité, bonté, munificence : amour, excellence, noblesse, pureté, fécondité, efficacité, vertu, pouvoir, sagesse, stabilité, fidélité, vérité, sainteté, chaleur, lumière, rassasiement, force ; don qui surpasse les attitudes et les possibilités du désir et de l’espérance.
La créature éclairée contemple ces espèces intellectuelles ; mais en tant qu’elles se laissent contempler, ces espèces-là sont des créatures, des ressemblances telles quelles, émergeant des abîmes de la Divinité. Mais les voici toutes qui se retournent vers le fond de l’abîme où elles ont leur Α et où elles ont leur Ω. Ici la contemplation tombe en défaillance ; car elle approche du sanctuaire, où Dieu est simplement.
Dieu montre son royaume aux hommes illustrés dans la lumière de la grâce ou dans celle de la gloire. L’opération se fait plus haut que les sens, plus haut que la nature, plus haut que toute connaissance puisée dans les Écritures. Elle n’est pas contraire aux Écritures. Mais les Écritures ne l’ont pas racontée, et nulle créature ne peut raconter ses délices par une parole assez vivante pour dire ce que Dieu donne aux âmes brûlantes. O fruit et saveur de toute vertu ! ô manne des anges et des bienheureux ! Il en est qui font le bien, mais sans chaleur divine ; ils ne connaissent pas la saveur. D’autres font le bien avec amour ; mais l’éblouissement de Dieu est absent, et avec lui sa saveur. Pour la connaître, il faut que l’homme soit posé par la main de Dieu et établi sur la plus haute cime de son esprit, au centre sacré d’où rayonne la vie active, et où plane la contemplation ardente, adhérente, superessentielle… Amen ! Amen ! Amen ! Amen !
L’amour divin infiniment actif pousse l’homme au dehors vers toute perfection extérieure et toute justice visible : mais en tant qu’il regarde au-dedans de lui-même ; tourné vers son abîme, il est essentiel, et tout ce qui s’unit à lui est inondé par l’incompréhensible. Car il est le gouffre sans fond à qui les âmes éminentes adhèrent par la joie, et c’est en lui qu’elles s’engloutissent. Il est le soleil éblouissant qui darde sur la cime de l’âme, attirant le regard vers les choses éternelles. Il est la source vive, qui sort du fond et se donne au dehors, lancée par sept torrents. Et ceux qui le poursuivent dans l’abîme d’où il sort, coulent entraînés de clartés en clartés, et de délices en délices. Car, dans les feux de cette aurore, scintille la rosée des joies ineffables, et l’esprit fond dans la béatitude. Oh ! Dieu jouit de lui-même immensément. Et son essence dit à la mesure : Je ne te connais pas. — Et, si elle le connaissait, la jouissance ne serait pas parfaite.
Le règne de Dieu apparaît à l’amour, au sein d’une lumière immense. Ceci se passe plus haut que la raison, au fond de l’âme qui est entrée dans l’unité superessentielle de Dieu. Ici l’homme reçoit trois dons, la lumière immense, l’amour incompréhensible et la jouissance divine. La lumière immense dont je parle ici est la source d’où coule toute lumière, dans la contemplation ou dans l’action. L’intelligence en est si avide qu’elle s’y plonge essentiellement, pour s’unir à elle-même. L’amour incompréhensible se répand dans tout le royaume de l’âme, suivant sa capacité de contenir, et l’âme fond dans l’ardeur simple. Quand la lumière et l’amour ont envahi et pénétré l’âme, celle-ci touche la fruition. Celle-ci est tellement immense que Dieu, les saints et les hommes sublimes sont dévorés au fond d’elle par une certaine ignorance, par une essentielle absence de mesure. Être plongé dans cet abîme, c’est la plus haute saveur de cette béatitude. L’homme qui est arrivé là est la joie de toutes les créatures.
Possédant son esprit, comme un roi son royaume, il saura se tourner vers le dehors et tendre la main à tous ses frères. Car il est à l’image de l’unité féconde, du Dieu en trois personnes qui arrive avec tous ses dons, quand la créature l’appelle en ses nécessités. Mais au sommet de son âme, il adhèrera essentiellement à Dieu, pour être transformé dans la clarté qui ne finit ni ne s’épuise. Les Personnes sont incessamment et éternellement plongées et absorbées dans l’abîme de l’essence, où la jouissance les inonde ! Et cependant dans la nature infiniment féconde de la Divinité, la distinction des trois Personnes subsiste avec toutes leurs propriétés et toutes leurs opérations. Ainsi l’homme, frère dévoué à toute créature, résidera au sommet de son âme, entre l’essence et la puissance, entre la jouissance et l’activité, essentiellement adhérent à Dieu dans l’abîme de fruition, et dans la profondeur d’obscurité ; car l’ombre sacrée n’est pas seulement la béatitude suprême des esprits ; elle est la béatitude suprême de Dieu.
Celui qui connaît la vérité, et qui a la science de l’habitation intérieure, indépendant des amours et des douleurs de la terre, celui-là est heureux, et il est préservé du mal, tant que ses sens extérieurs sont recueillis sur la montagne. Jouir de Dieu ! ô joie des joies ! Quant à moi, suivant le conseil du sublime amour, j’ai si profondément pénétré les choses accidentelles, que j’ai trouvé la liberté et l’absolution des liens. Gloire à l’amour ! Il délivre de la misère ; il affranchit de l’extérieur. Il fait don de la nudité, et de la flamme, et de la fusion.
Je vous en supplie, connaissez-vous quelqu’un qui se soit ennuyé dans ses domaines ?
O essence éternelle ! tu ébranles absolument les puissances de l’âme. Quand tu ouvres le désert à l’esprit que tu guides, la paix descend sur lui, et, dans le silence profond de la jouissance, l’homme est illustré, et la clarté qui l’environne est digne de la nature très sublime de l’essence. Oh ! quelle horreur que de se retourner vers le dehors ! oh ! sources immenses ! oh ! torrents de lumière ! Celui qui boit de votre eau vit sans ennui ni peur. Ce n’est pas en vertu de son propre mérite qu’il a trouvé la liberté. Les lointains d’autrefois sont devenus pour lui voisinages. Il a l’inexprimable joie de ne plus trouver sur terre son semblable. Celui qui foule les sentiers de l’amour se porte bien au fond de lui-même. Il entend la voix mystérieuse qui dit toutes choses en une parole ; oh ! que Dieu nous abrège la route de ce pays-là ! La jouissance actuelle porte une joie qui fait fondre l’âme ! oh ! quel transport et quel salut dans cette parole : Je me souviens de Dieu !
Il faut que je me réjouisse au-dessus du temps, de l’amour, quoique le monde ait horreur de ma joie, et que sa grossièreté ne sache pas ce que je veux dire. Si je leur dis mon transport, ils vont me mépriser. Ils me mépriseront un moment ; mais j’ai au-dessus des siècles le sentiment de mon éternité, et la joie qui en résulte ne ressemble à rien. Que celui qui veut connaître la vérité rentre en lui-même et vive au-dessus des sens ; la connaissance la plus claire part du fond le plus intime. Heureux qui la possède ! il est incomparable aux autres créatures. Quant à moi, je suis sorti ; j’ai dépassé par mes excès. Mon essence est trop riche pour qu’une créature puisse la saisir. Autrefois, quand j’étais captif dans vos filets, j’étais si soumis au monde qu’on ne me poussait pas du coude sans m’irriter. Je m’étais égaré loin de mon essence parmi les choses qui tombent et coulent. Maintenant je suis absous de vos nœuds. O liberté si longtemps, si longtemps désirée et cherchée ! la voici ! je la tiens ! je la sens ! je me repose dans le lieu saint. Adieu, race ignorante et grossière, j’abandonne les hommes à leurs pensées qui sont mensonge et ruine. Là où fut de toute éternité mon type sans commencement, là sera ma vie sans fin. Le Dieu tout-puissant, qui nous a fait don de tout lui-même, est un amour immense, et la lumière est son assistante. Quiconque rentre en soi, dit adieu aux amours et aux douleurs du monde. Il ne trouve que l’essence pure, sans dimension ni mesure, très simplement éternelle. Qu’on lise et qu’on écrive tout ce qu’on voudra, l’Être demeure ce qu’il est, et il est très libre en lui-même. Croyez-moi, mes enfants. L’accident n’est pas dans l’absolu. Celui qui sait cela par expérience a le droit de dire en vérité que la joie est son partage.
FIN
Pages | |
Introduction | |
Préface de Surius | |
Quelques pensées sur Rusbrock, rapportées et réunies par Surius | |
Vie de Rusbrock | |
LIVRE PREMIER L’ORNEMENT DES NOCES SPIRITUELLES | |
La vallée | |
Du désir de voir | |
De l’unité du cœur | |
De la jouissance chaste | |
Avènement spirituel | |
Langueur et impatience | |
Du ravissement ; des révélations | |
Le quiétisme | |
L’admiration | |
L’attouchement divin | |
La visitation | |
Simplicité d’intention | |
De la faim insatiable | |
Le combat | |
Le combat (suite) | |
Dieu et l’esprit (rencontre essentielle) | |
Dieu et l’esprit (rencontre surnaturelle) | |
Possession de Dieu au-dessus des images | |
Le rendez-vous sur la montagne | |
Quelques détails sur le rendez-vous (première action) | |
Quelques détails sur le rendez-vous (deuxième action) | |
Quelques détails sur le rendez-vous (troisième action) | |
De la lumière divine | |
L’arrivée de l’Époux | |
La sortie de l’Esprit | |
De l’embrassement | |
LIVRE DEUXIÈME DE L’ANCIEN TESTAMENT | |
Aaron et Ithamar | |
L’Arche d’alliance | |
Longueur de l’Arche | |
Hauteur de l’Arche | |
Largeur de l’Arche | |
Le propitiatoire | |
Les deux Chérubins | |
Les quatre Animaux | |
LIVRE TROISIÈME LES VERTUS | |
L’humilité | |
De la chasteté | |
Dévouement intérieur | |
De l’abstraction intérieure | |
LIVRE QUATRIÈME L’ENFER | |
Le jugement | |
LIVRE CINQUIÈME CONTEMPLATION | |
La contemplation | |
Au sommet de l’amour | |
Le Thabor | |
La paix des hauteurs | |
La garde | |
Les douleurs de l’action de grâces | |
Le petit caillou et le nom nouveau | |
Les amis secrets et les enfants mystérieux | |
Innocence et repentir | |
L’homme parle à Dieu | |
Les Trônes | |
LIVRE SIXIÈME SAMUEL | |
Samuel | |
Les trois dons | |
Effets de l’amour | |
L’enlèvement | |
Unité absolue | |
La prière de Jésus | |
LIVRE SEPTIÈME LES SEPT DONS | |
Le don de crainte | |
Le don de piété | |
Le don de science | |
Le don de force | |
Le don de conseil | |
Sublimité du don de conseil | |
Le don d’intelligence | |
Le don de sagesse | |
LIVRE HUITIÈME LES DEUX CANTIQUES | |
Cantique | |
Cantique |
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