The Project Gutenberg eBook of Contes pour lire au crépuscule

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Contes pour lire au crépuscule

Author: Avesnes

Release date: November 22, 2024 [eBook #74779]

Language: French

Original publication: Paris: Perrin et Cie

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES POUR LIRE AU CRÉPUSCULE ***

AVESNES

Contes
pour lire
au Crépuscule

Vos yeux seront plus beaux quand vous aurez pleuré
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Vous contemplerez mieux ce qui passe et se perd,
Et vous saurez enfin, sœur de sa solitude,
Goûter le soir qui meurt dans un jardin désert.

(Gérard d’Houville, Consolation.)

PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1908
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

Published 15 March nineteen hundred and eight.
Privilege of Copyright in the United States reserved, under the Act approved March third, nineteen hundred and five by Perrin and Co.

DU MÊME AUTEUR

Journal de bord d’un aspirant, 4e édition (couronné par l’Académie française). Un volume in-16 (Plon)
3 fr. 50

En préparation :

En face du Soleil Levant.
(Quelques opinions chinoises d’aujourd’hui ; les idées de Jean-Jacques Rousseau en Chine. — A propos de Lafcadio Hearn ; le traditionalisme japonais. — En Indo-Chine. — Le Conflit américain japonais et l’Opinion publique américaine.)

IL A ÉTÉ IMPRIMÉ :
10 exemplaires numérotés sur papier
de Hollande

AUX FEMMES QUI ONT PASSÉ TRENTE ANS…

« Et quel plus sincère éloge puis-je faire de votre livre que de dire les rêves qu’il m’a donnés ? »

(Anatole France, Vie Littéraire.
Sur François Coppée).

Je veux dédier ce recueil de contes plutôt tristes aux femmes qui ont passé trente ans et ont aimé.

Ayant traversé déjà beaucoup de choses, probablement souffert, elles auront, j’ose du moins l’espérer, plus d’indulgence que d’autres pour ces nuances d’existence chagrines, cruelles ou tendres, pour ces sentiments dont quelques-uns seraient, au dire des gens sévères, de ceux qu’on n’avoue pas.

A trente ans, une femme possède à la fois le Passé et l’Avenir. Souvent elle a aimé. Toujours elle peut aimer encore. Et — pardon de ce mauvais conseil — aimer plus finement que jamais, aimer avec des délicatesses, des voluptés qu’elle n’aurait point connues à vingt.

Trente ans, c’est l’âge où l’on se dit : « Tout passe », phrase qui signifie : « A quoi bon ? » mais aussi : « Faisons vibrer l’instant qui meurt. »

C’est une grande maîtresse de sensualité que la Mélancolie. Aujourd’hui, d’ailleurs, chacun le sait trop.

A trente ans, une femme peut presque tout comprendre et tout rêver…

Faire rêver, un peu aux autres, beaucoup sur soi, c’est le but de ce livre. Ce devrait être le but de la plupart des livres, dits de littérature : Moins chercher à imprimer en nous les sensations des auteurs qu’en éveiller de personnelles, par une sorte d’écho sentimental, des sensations vagues, multiples, profondes, infinies.

L’art, en général, ne gagnerait-il pas à se rapprocher de la musique, à faire vibrer les natures les plus diverses par une note assez souple dont l’interprétation varierait selon les tempéraments ?

Son seul rôle — et il serait assez beau — consisterait ainsi à donner l’essor au vol des rêves vers le grand ciel où il n’y a pas de routes tracées.

Que ma lectrice rêve donc et rêve comme elle l’entendra, après avoir lu ces petites histoires !

Elles sont courtes. Mon désir est qu’elles donnent l’impression d’un choc — d’un choc de pierre dans l’eau avec des cercles d’onde qui s’élargissent. Mon seul remords est qu’elles soient tristes, C’est une conclusion de trop quand on a dit ne pas aimer les conclusions.

Aussi, je dois encore me permettre de formuler un vœu : Je souhaite que ma lectrice suive le conseil du titre et lise ces nouvelles au Crépuscule. Le Crépuscule, heure mélancolique, somptueuse comme une étoffe de Saba, possède des trésors d’enchantement, de philosophie, de douceur, où chacun peut puiser à sa guise.

Souvent, en regardant l’Occident pourpre se ternir, je pense qu’il ne faut pas trop pleurer la Mort quand la Vie fut intense et belle.

Mourir après avoir connu certains frissons c’est couronner une tâche qui n’est pas assignée à tous.

Crépuscule, confident, père, ami de tant de songes, reçois, explique, apaise ceux issus de ces contes qui seraient trop amers !

Ma lectrice, d’ailleurs — cela va sans dire — est libre de conclure tout autrement que moi ou de penser, qu’après tout, ce sont des histoires inventées.

VESPER

J’ai rédigé ces pages en mer, l’année 1901, entre New-York et Cadix.

Après des jours de mauvais temps, nous rencontrions vers le sud-est des Açores des calmes enchanteurs et des couchants divins.

Un livre à grand succès venait de paraître : Ève Victorieuse.

Il célébrait le triomphe des femmes du Nouveau Continent.

J’étais encore sous le charme des Américaines ; cependant, assemblant des souvenirs, j’évoquais tel homme du Vieux Monde qu’elles n’auraient pas si aisément « vaincu ».

VESPER

« Regarde en moi le crépuscule d’un beau jour qui s’évanouit. »

(Shakespeare, Sonnet.)

« Voyez, me disait celui dont on va lire l’histoire, cette campagne qui s’endort au couchant : les clartés tombent si molles, si douces au sein des premières ombres ; ne dirait-on pas qu’elles vont s’assoupir ? Dans les vignes les pampres deviennent transparents et s’imprègnent d’or, puis l’on entend les grives et les perdrix qui commencent à chanter. Une brume de gloire noie les chemins, les maisons, la vallée. Seul, le Loir, lame d’acier où palpitent des pourpres éphémères, coule net, enclos par ses peupliers, hautes et immobiles sentinelles.

« Eh bien ! le Passé, lui aussi, offre de ces radieuses perspectives. Les époques les plus tourmentées de notre vie présentent, vues à distance, la même sérénité, la même paix, la même splendeur. Pour être heureux quand, parvenu à l’âge mûr, on regarde en arrière, le secret, croyez-moi, consiste à savoir s’applaudir. Alors les angles et les duretés s’effacent pour devenir, comme ces buissons, des formes dorées, rondes et vagues dont Cuyp a su, dans ses tableaux, « faire des reposoirs du bonheur », selon la jolie expression de Fromentin.

« Un autre jour que le nôtre touche déjà ces événements de sa lumière et l’on demeure surpris, quand on y pense, de songer qu’ils furent la réalité, c’est-à-dire une partie vivante de nous-mêmes, tandis qu’aujourd’hui ils sont presque devenus une chimère, quelque chose de flottant, d’impalpable, et à peine distinct de nos rêves. Mais ce rien qui exaspère et n’assouvit jamais le désir possède deux facultés incomparables et incompatibles avec les réalités ardentes de la vie : la sérénité et la paix. De toutes ces scènes, à jamais mortes, émane cette douceur qui rayonne par les beaux temps des pores des vieilles pierres. Regardez-les, me disait-il en indiquant la tour qui nous surplombait. Bien des hivers ont passé sur elles. La chaleur, l’humidité, le froid, les ont tour à tour éprouvées. Les pluies, les soleils, les ans, les ont brunies et dorées. Aussi, après toutes ces extrémités, voyez comme elles s’éclairent doucement ce soir. L’apaisement du Passé est descendu en elles, et, ainsi que des aïeules revenues de bien des misères et de bien des joies, elles ont l’air de méditer, dans un souriant silence, que de tous les bonheurs le plus parfait est encore le repos. »

Mon interlocuteur avait parlé avec passion. Pour le connaître beaucoup, je savais son culte des années évanouies. Il était parmi ceux à qui ce simple titre de livre : Jadis et Naguère suggère d’ineffables mirages. Il se plaisait à dire, bien qu’il eut horreur des lieux communs à la mode, qu’il avait été pétri, non du limon de la terre, mais de la cendre des morts, de « ses morts ».

Il n’avait guère souvenir de son père, et sa mère était une personne douce et triste qui se livrait peu. Son enfance s’était écoulée entre de vieilles bonnes qui avaient presque vu la Révolution et qui en parlaient sans cesse. Ses légendes et ses drames alternaient dans leurs discours avec les anecdotes sur les grands-parents, les grands-oncles, toute une société qui n’existait plus.

Aussi, dans le village, ce que le petit Paul goûtait le mieux c’était le cimetière. Pas de tombe croulante dont il ignorât l’habitant. Et quand soufflait le vent d’automne qui ramène les fantômes, il savait en démêler toutes les voix. Ses jeux préférés étaient de revêtir avec son frère les vieux habits que l’on conservait encore et de jouer « à la Cour ». Toutes ses pensées, toutes ses aspirations, tous ses rêves remontaient à ce temps irrévocablement mort. Tout ce qu’il connaissait et aimait était enfoui là. Que lui importaient un présent terne et un avenir sombre ?

Toutefois il avança « en âge et en sagesse ». Il lut beaucoup, sans guide mais aussi sans barrières ; aima Taine, et mesura un beau jour quelle distance le séparait des époques révolues. Il constata avec amertume que tout ce qu’il avait chéri était cendres, cendres que le souffle des temps nouveaux dispersait tous les jours et dont il ne resterait bientôt plus rien. Cependant il ne jeta pas l’anathème à ces formes subversives de ce qu’il avait conçu. Il disait : « Je voudrais trouver des mots neutres pour l’Histoire. » Mais la chaîne qui l’attachait au passé était scellée dans son cœur. S’en séparer, l’aurait-il dû ? D’autres, plus raisonnables, l’auraient fait peut-être, mais c’était un sentimental et il ne le put pas.

Il connut donc tout jeune la tristesse d’un avortement immense : celle d’avoir fini avant presque d’avoir commencé, et, dès sa jeunesse, ce fut un vieillard. Sa seule joie, sa volupté profonde était ce passé dont il parlait avec un grand charme. Je n’oublierai jamais les moments écoulés avec lui dans ce salon aux tapisseries usées, représentant l’Enlèvement de Proserpine, aux boiseries blanches, où deux pastels de La Tour mettaient des sourires de femmes. A la tombée du crépuscule, entre autres, ces entretiens revêtaient une indicible poésie. A sa voix, comme à un familier appel, tous les fantômes sortaient de l’ombre. Le jour, sur le point de disparaître, aidait nos imaginations en mettant un mystère autour des formes, et tout revivait : les êtres, les portraits, les soies.

En dépliant avec lui, pour les aérer, les vieilles hardes qu’il gardait avec sollicitude, il m’arrivait parfois de croire que je maniais des linceuls, car, à force de l’écouter, je voyais presque les corps qui les avaient animées jadis. Par un miracle analogue à celui de sainte Élisabeth, il transformait en roses la poussière dont ces « ajustements » demeuraient imprégnés. Je ne peux pas répéter ce qu’il disait. Il fallait l’entendre : les portraits descendaient de leurs cadres, les soies fanées s’éclairaient, les bouquets brodés retrouvaient leur grâce de naguère, puis, les bruits du temps présent se taisant peu à peu autour de nous, dans ce salon clos, qui n’enfermait que de vieilles choses, nous connaissions des heures d’autrefois impitoyablement comptées, hélas ! par le tic-tac de la pendule de Boule.

Je m’attarde à des détails, mais il faut juger l’homme. Certains le traiteraient d’égoïste condamnable, alors que son fait ne saurait relever de l’égoïsme : esprit particulier, il ne réglait pas, comme nous tous, son existence sur les vivants, mais bien sur les morts. En réalité, c’était un grand rêveur et au point de vue de la finesse, de l’acuité des sensations, peut-être un grand artiste.

De tels êtres sont mus et ne peuvent être explicables que par une imagination ardente. Sur les bancs du collège, celui-ci avait connu des fièvres de curiosité ; il s’était exalté sur les pays lointains, les grandes verdures étranges, les soleils et les parfums des jardins équatoriaux.

Il voulut d’abord être marin, puis soupçonnant certaines brutalités de carrière, il changea et choisit la diplomatie.

Ce fut un diplomate distrait et un mauvais voyageur. Le lien qui l’attachait à son pays natal était trop fort. Quand ce lien se tendit il meurtrit la chair de ce prisonnier par destinée. La substance dont il était fait se révolta. Il lui manqua, dans ces contrées nouvelles, les souvenirs incarnés dans chaque sentier, dans chaque pierre, les paysages dont toute heure du jour ou de la nuit évoque une figure, une impression, une légende. Peut-être vit-il des choses admirables, mais elles ne lui parlaient point, et, comme Hamlet, il avait son fantôme qui lui criait : « Souviens-toi ».

Il se croyait héroïque en résistant à « ses voix ». Il tint bon pendant quelques années, heureusement, car il apprit ainsi à mieux goûter son pays. Puis la mort de son frère étant survenue, tous les siens disparus, il lui devint vraiment impossible de vivre séparé de ses chères ombres. Dès lors il s’en retourna habiter parmi elles, descendant comme en rêve la pente qui mène à l’éternel repos.

Mais entre les deux phases contemplatives de son existence, son enfance et sa précoce vieillesse, en dépit des hantises natales qui le tourmentaient, cet homme avait vécu beaucoup.

C’est une banalité de dire que l’âge provient moins de la durée que de l’intensité des événements survenus pendant cette durée. Or, bien que notre héros eût à peine quarante ans, déjà les fils blancs se mêlaient aux rudes soies blondes de ses moustaches, de ses cheveux en brosse, ondulés au fer sur les côtés de la tête.

Quoiqu’il eût l’allure robuste, les dents larges et blanches, l’œil magnifique et en général ardent, certaines expressions passagères de sa physionomie, certaines attitudes indiquaient à ne s’y point tromper « le retour ». Son regard surtout avait par instants une sorte de caresse infiniment lasse ; il semblait couler entre les paupières épaisses, à demi closes. Les lèvres qui, sous la touche brutale de la moustache, avaient gardé les contours délicats d’une bouche d’enfant, se baissaient aux coins quand se glissait le regard dont je parle, et il en sortait un sourire détaché, indulgent. Ce regard disait : « Il n’importe » aux choses existantes ou qui allaient être.

Ces expressions étranges n’étaient pas habituelles ; l’expression habituelle était l’ironie ; elles passaient subitement sur sa figure et y imprimaient la tristesse soudaine, l’affaissement de teintes qui envahit la terre à la tombée du jour.

Je le connus à l’époque où le fond d’un tempérament triste avait repris l’avantage ; néanmoins les étincelles qui jaillissaient de temps à autre de sa conversation trahissaient l’esprit et l’entrain dont il avait dû briller jadis. Sans nul doute il avait été séduisant et beau. Il me plaît de croire que les femmes l’avaient aimé beaucoup ; en tout cas lui avait aimé beaucoup les femmes. Cela se voyait à la façon dont il parlait des aventures d’amour, parfois lestement, d’une manière enjouée, avec les plaisanteries les plus gauloises et les paradoxes les plus osés, les plus fous — qui sont peut-être, après tout, des vérités ; qui sait ? — d’autres fois tendrement, non sans mélancolie, comme si l’image de quelque belle revenante fût entrée visiter et attiédir son cœur de solitaire. En réalité, je crois que ce cœur qu’il cherchait à faire paraître sceptique, dur, amer, était d’une sensibilité, tranchons le mot, d’une candeur idyllique. Mais son possesseur redoutait le ridicule de passer pour « sensible ». Il n’en parlait donc point et affectait de le mépriser. Le récit qui va suivre édifiera à ce sujet.

Sur le point de commencer cette histoire, il est nécessaire d’entretenir le lecteur de l’ÊTRE qui, après le héros, y joua le plus grand rôle : je veux parler de sa demeure.

Au moment où nous parlions, assis sur la terrasse, ce vieux manoir, bâti vers la fin du seizième, nous dominait de ses deux tourelles. L’usure des siècles n’avait pas encore effacé les enjolivures qu’un maître maçon, élève de Delorme, avait ouvrées dans le tuffeau des fenêtres, mais elle avait étendu sa patine d’un charme sans rival sur toutes les parties de cet édifice, réparé bien des fois au petit bonheur, suivant le hasard des bonnes et des mauvaises années de la terre, selon le goût, le caprice changeant de neuf générations successives.

Le temps s’était chargé de recouvrir sous une même teinte égale et chaude les retouches malheureuses ou malhabiles, les grâces sacrilèges du dix-huitième et les horreurs de la Restauration, les pierres de taille et celles d’ardoises, les briques et les bavures de chaux. Puis, là, où les intempéries trop fortes avaient fait brèche, la nature, cette compatissante amie des choses anciennes, avait ménagé des berceaux de houblon, de vigne-vierge, de glycines.

Telle qu’elle nous apparaissait, toute dorée par la lueur du couchant, cette masure, dont les greniers tremblaient lors des bourrasques d’équinoxe, était bien ce que je l’ai appelée tout à l’heure : — un être, — mais un être d’espèce supérieure à nous autres, échos limités d’une période, qui n’exprimons, en définitive, que nous-mêmes ; un être dont la vie, plus étendue que la nôtre, se composait de beaucoup de vies, diverses et cependant continues. Cette synthèse de pierre était le lien qui les unissait entre elles, en proclamait la continuité jusque dans la diversité. Si l’on pouvait définir, représenter l’âme d’une race, ces murs l’auraient fait mieux que toutes les analyses et que toutes les histoires, quoiqu’ils fussent en réalité moins qu’une âme, puisqu’une âme ne meurt pas et que tout ce qui est matière est condamné à périr. A l’heure où nous les contemplions, ils vivaient ; avec un air de vieillesse, il est vrai, mais de vieillesse heureuse, contente d’avoir tant vécu, attendant avec tranquillité la mort, de vieillesse auréolée, épanouie par la sollicitude, par la lumière du soir.

Ils vivaient — et de façon si singulière que j’en fus frappé. Pour la première fois, moi, qui les avais souvent regardés, je les voyais sous un aspect nouveau : celui d’un personnage étrange, mystérieux, puissant, et qui souriait.

Une phrase familière à mon hôte s’incrustait en moi : « Les contes de ma bonne, les pierres qui m’ont entouré dès l’enfance, voilà ma formation pour la vie. » Ce n’était point là, comme je l’avais cru jusqu’alors, une boutade d’esprit cultivé et paradoxal contre l’humanité et ses œuvres, mais une vérité dont je ressentais toute la profondeur. En reportant les yeux de ces pierres retenues par des lianes au précoce vieillard qu’elles abritaient, j’étais frappé de la similitude existant entre le propriétaire et sa demeure. La même sérénité un peu lasse, pas tout à fait exempte de mélancolie, une sérénité « de raison », la même philosophie du bonheur s’exhalaient de ce visage et de cette façade. « Ceci » avait modelé « cela ». L’on ne pouvait imaginer une assimilation plus complète d’un être par les choses qui l’environnent. J’évoquais machinalement la devise gravée sur le pignon au temps de la Ligue, In Bello Pax, et, ayant encore dans l’oreille les paroles de mon hôte qui ouvrent ce récit, je songeais : « Heureux homme ; parmi les pierres ancestrales, sous leur influence, il a donc trouvé, lui aussi, la paix au milieu de la guerre. »

J’entendais par là que lorsqu’on vieillit solitaire après avoir mené une jeunesse passionnée, on a des souvenirs et, en général, des regrets. Qui donc a dit : « Le châtiment de ceux qui ont aimé les femmes est de les aimer toujours ? »

Le tumulte de ses années ardentes devait logiquement retentir dans l’âme de mon interlocuteur lorsqu’il lui arrivait de regarder en arrière. Heureuses, ne les regrettait-il pas ? Malheureuses, n’en avait-il pas conservé quelque amertume ? Par suite de quel charme inconnu aux autres pouvait-il contempler son propre passé avec ce rayonnement, cette quiétude ?

Une anecdote allait me faire comprendre pourquoi il applaudissait à la conclusion, cependant un peu triste, de sa vie.

Il reprit :

« Cette heure où la campagne s’endort au sein du soleil las participe de la qualité exquise des instants où, à demi éveillés, nous sommes cependant sur le point de dormir. Déjà notre esprit rêve et notre bouche parle encore. On dit que nous divaguons parce que nous errons dans les régions nébuleuses que nos corps, trop matériels, ne sauraient atteindre. En réalité, si notre esprit est encore plongé par la base dans les ténèbres de ce monde vulgaire, son sommet, comme celui des montagnes quand le jour va naître, commence à voir blanchir l’aube enchantée du songe.

« Eh bien ! remarquez-le, c’est la seule heure où le rêve ait une voix humaine. En tout autre temps, il est silencieux. De même, mon cher enfant, la campagne au crépuscule : tout s’anime, tout parle, tout a des voix ; les fumées, les cloches lointaines, les arbres et les appels gutturaux des gardeuses de bêtes, ont une musique. C’est l’heure où les fantômes, que n’intimident plus les clartés trop vives du jour ou le brutal contact de ceux qui vivent, se glissent furtivement hors de leurs tombes… Oui, ajouta-t-il, abaissant les paupières et comme prolongeant son regard au delà de la vie, l’heure où leurs pas légers viennent frapper mon oreille, où M. Jacques, Jambe-d’Argent et Gaullier, dit Grand-Pierre, font un tour dans ces salles comme au temps où ils venaient y chercher refuge. Ah ! je vois des choses indicibles sur ces pans de murs envahis par la nuit… »

Comme j’admirais la sensibilité qu’il avait gardée et que j’ajoutais : « C’est rare après avoir roulé longtemps dans sa pensée les mêmes impressions » ; il me répondit :

« Mon ami, ces choses-là sont de celles qu’on ne se lasse point de voir, car la lumière qui les éclaire n’est plus celle de la vie, mais une autre infiniment plus douce ; et puis — car il y a toujours dans nos sensations les plus pures un grain d’humanité qui persiste — et puis, il y a en moi, quand j’y pense, un orgueil, celui de les avoir respectées, même quand, pour cela, il a fallu, ma foi oui, marcher sur mon cœur, comme on dit dans les mélodrames. »

J’ouvris sans doute les yeux très grands, car il reprit aussitôt : « Cela vous étonne ? Eh bien, oui… il y a longtemps, bien longtemps, quinze ans environ, j’ai failli amener ici, vous entendez bien, ici, entre ces murs, sous ces portraits, une petite personne charmante, jolie, gaie… mon Dieu ! qu’elle était séduisante… mais étrangère, et étrangère, entendez-vous, non pas seulement de naissance et d’habitudes, mais de tout, de tout, séparée par un abîme et une race de ce que vous voyez et de ce que je vénère ici.

« Mon pauvre enfant, dans quelques années, tout cela sera bien mort. Moi, je m’en vais, et ma pauvre bicoque ne tiendra guère contre le premier vent d’hiver qui la secouera un peu fort. Mais puisque vous voulez bien entendre les rengaines d’un vieillard — le dernier, espérons-le, d’un monde qui n’est plus, — rendez-lui cette justice lorsqu’il dormira là-bas, dans le petit cimetière, c’est qu’il aura respecté avec scrupule jusqu’à la poussière que les ans ont mise sur les meubles de ses aïeux.

« Bien souvent, vous le pensez, dans des veillées parmi ces morts qui sont ma seule compagnie, j’ai senti passer dans ma chair un frisson attardé d’existence, un furtif quoique profond besoin d’affection et de vie, et l’humain désir — peut-être le plus humain des désirs — de me prolonger par d’autres êtres en qui demeure un peu de moi et de ceux qui m’ont précédé. Verlaine alors chante mélancoliquement dans ma mémoire :

Le foyer, la lueur étroite de la lampe,
Avec la rêverie, le doigt contre la tempe,
Et les yeux se perdant parmi des yeux aimés,
L’heure du thé brûlant et des livres fermés,
La fatigue charmante et l’attente adorée
De l’ombre nuptiale et de la douce nuit.

« Paroles tentantes pour un solitaire. Mais ce n’est point à nous, n’est-ce pas, de décider qui eut raison entre l’orgueil du remords et le dédain du bonheur ? Mon scrupule paraîtra sans doute une chose folle, condamnable, à vos enfants ; mais cependant je vous jure que j’ai obéi à quelque chose, à quelque chose de fort. Il fallait que ce quelque chose fût fort puisqu’il m’a empêché de saisir le bonheur… Oui, et vous savez, ajouta-t-il d’une voix plus triste, le vertige que c’est quand le bonheur ou même son ombre passe à portée de notre main… »

Il ferma les yeux. Peut-être était-ce pour me cacher une larme. En m’affirmant, comme il l’avait fait tout à l’heure, qu’il contemplait aujourd’hui le passé avec sérénité, était-il bien sincère ? et, pour répéter une phrase de psychologue, « ne peut-on admettre qu’un regret se glisse entre la résignation qui dépend de nous-mêmes et l’oubli qui dépend du temps » ? Mais je crois plus volontiers qu’on n’est jamais bien sûr de remuer des cendres sans risquer d’y ranimer la vieille étincelle, même quand elle a couvé pendant des années. Cette étincelle avait dû être vive pour produire encore, à quinze ans de distance, un pareil choc dans un cœur maintes autres fois visité par l’amour. Ce fut positivement avec un peu d’humeur qu’après des instants de silence il ajouta :

« Pourquoi diable, m’avez-vous remis cette histoire-là en mémoire ? Vous savez bien qu’il faut qu’elle sorte quand elle revient, suivant la métaphore un peu outrée de Balzac, « frapper à la porte du souvenir », porte qui, entre parenthèses, s’ouvre toujours. »

Comme je protestais, il reprit :

« C’est juste, vous ne saviez pas. Eh bien ! vous allez savoir. Vous dînez ici ce soir, c’est entendu. Pierre vous reconduira. »

— « Julie ! Julie ! appela-t-il ; mon jeune ami dîne ici ce soir. » Et il ajouta en manière de paraphe d’un traité déjà conclu : « Vous irez chercher une bouteille de Corton de 58. »


Ce fut dans la salle à manger toute blanche, dallée noir et blanc, en face d’un buffet Louis XV où luisaient de magnifiques Sèvres au chiffre royal, que le baron d’Orves commença son histoire.


« Dans ce temps-là, mon ami Darblaing, fils d’un grand industriel du Nord, venait d’acheter un yacht et m’avait proposé de l’accompagner dans son premier voyage. Je venais d’achever mon stage au quai d’Orsay, et après trois ans passés dans les paperasses, il ne me semblait pas superflu de m’accorder quelques mois de grand air et de repos. Où allions-nous ? A l’aventure. Nous étions jeunes tous les deux. Moi, j’avais vingt-cinq ans, lui vingt-sept. Joli bateau confortable, bon cuisinier, quelques livres, un vieux routier du long cours comme capitaine ; enfin toutes les garanties suffisantes pour ne pas nous perdre en mer et y passer notre temps le plus agréablement possible. Nous allâmes d’abord à Cannes faire une petite fugue sur la Côte d’Azur ; puis, un beau jour, las de tous les coins rebattus, avides de grandes traversées, de soleil, de verdure, « quelque diable aussi nous poussant », nous voilà partis pour les Antilles. De ces îles célèbres par leur hospitalité, leurs parfums, leurs fougères géantes, leurs fleurs, leurs papillons, leurs oiseaux et leurs femmes, je ne vous dirai rien, non plus que de la société charmante qu’on y trouvait dans ce temps-là. Ce qu’on s’y amusait ! mon Dieu ! Il paraît que cela n’est plus. Ça, voyez-vous, c’est la loi de l’évolution. Les centres du plaisir se déplacent comme ceux de la civilisation et de la richesse. C’est fatal. Pourquoi le regretter ? Puisqu’en définitive le diable, c’est-à-dire nous-mêmes, n’y perd rien. Enfin, nous déplorons ce qui n’est plus, c’est encore une loi.

« J’ai là des lettres de mon grand-oncle, le chef d’escadre… Ah ! mais je m’égare ; ça sera pour une autre fois. Donc nous quittons les Antilles et nous nous résolvons à couronner notre croisière par un séjour à la Nouvelle-Orléans. La Nouvelle-Orléans, voyez-vous, c’est un paradis. Vous ne l’avez pas vue. Si vos pas vous y portent quelque jour, vous le constaterez, ou elle a bien changé.

« Toute l’aménité, la gaieté françaises, l’amour du plaisir inné aux créoles, se sont mêlés là avec les franches et libres allures américaines, avec l’activité de vie qui est la caractéristique de cette race de l’avenir : tout cela entouré d’un grand luxe que le train des affaires mené par les hommes assure à leurs femmes. Si vous allez là-bas, je vous recommande les Américaines ; d’ailleurs, elles se recommandent assez par elles-mêmes, surtout les jeunes filles qui y règnent en souveraines absolues. En France nous n’avons pas idée de ça. Nos jeunes filles, rangées au bal sous l’éventail circonspect de leurs mères, gardent, ou du moins de mon temps gardaient, avec leur danseur en particulier et le jeune homme en général, un souci de la banalité, du bon aloi, du bon ton, du bon goût que je suis loin de vouloir juger, et encore moins — vous m’entendez bien — fort loin de vouloir blâmer. Mais, suivant notre proverbe : « Qui n’a qu’une cloche n’a qu’un son », et si grand que soit le charme des cils baissés et des âmes ingénues qu’on soupçonne, le grain de sel, et même, si vous voulez, de poivre, des petites Américaines ne saurait être dédaigné. Là-bas, les jeunes filles se promènent avec vous, vous reçoivent, vous les recevez, vous invitent, vous les invitez, sans que les parents aient beaucoup à y voir. On vous présente quelquefois, pas toujours ; puis, de visu, on admet que vous êtes un monsieur respectable ; on vous laisse en des tête-à-tête qui, tout charmants qu’ils soient, ne prennent pas le tour que vous semblez leur supposer. Mais oui, je vois vos yeux qui brillent, vos lèvres qui remuent. Détrompez-vous. En Amérique, la jeune fille se fait respecter elle-même.

« Alors, de quoi cause-t-on ? De mille choses, et pendant ce temps le parfum de la femme vous pénètre, la grâce de ses gestes, de ses jolis petits mouvements vifs agit sur vous, donnant assez pour vous contenter, refusant assez pour ne pas trop vous attiser, vous comblant enfin de ces prévenances, de ces attentions qui ensorcelleraient le cœur le plus sec et le plus froid. Eh oui ! c’est comme cela. Moi qui vous parle, pendant mon stage, j’avais fait la fête, comme tout le monde. A mon retour, je trouvai cela grossier, figurez-vous. Je compris alors cette chasteté travailleuse des Américains à laquelle je n’avais pas voulu croire. Le « flirt » qui me semblait sot me parut, en quelque sorte, moral. Il nous manque à nous autres, internés dans des prisons d’écoles pendant l’adolescence, sévèrement séparés de nos jeunes filles séquestrées sous le jupon de leur maman.

« Je m’explique ainsi pourquoi tant de jeunes gens se jettent, au sortir du collège, dans les bras de la première catin venue. Eh ! parbleu, l’homme a besoin d’expansion à certaines époques de sa vie. Les Américains l’ont compris. Et, en somme, « le flirt » tel qu’il est pratiqué là-bas, c’est « l’école du mariage ».

« Vous allez me demander : « Les Américaines sont-elles naïves ? » Je vous répondrais oui, si je ne pensais au fond du cœur qu’on est toujours téméraire de risquer au feu le plus petit bout de l’ongle pour attester la naïveté d’une femme.

« Voilà bien des détours pour vous dire que je fus amoureux, amoureux comme vous le seriez à votre âge, amoureux fou, « comme on l’est à vingt ans », disaient les romances de jadis. Mon Dieu, mon Dieu ! c’est loin, tout ça… que de temps, d’espace, de morts, de rêves ! Allons, prenez donc encore un verre de corton, vous me tiendrez compagnie.

« Il faut vous dire qu’à mon insu la vie de la mer avait merveilleusement préparé cette crise.

« Les longs séjours en mer ont des facultés à eux. Durant ces périodes d’uniformité et de silence on dirait que la vie intérieure s’assoupit. Le présent est monotone et tous les jours identiques à eux-mêmes. Je me levais tard. Par le beau temps j’allais griller une cigarette sur le pont, contemplant les grandes eaux et leur tumulte éternel. Un oiseau, une frêle silhouette de navire à l’horizon, constituaient des événements pour la journée.

« Par le mauvais, je restais allongé sur un des divans de la bibliothèque, écœuré d’esprit autant que de corps, à la fois las de moi-même, du présent et de l’avenir.

« Les conversations du début avec mon compagnon s’étaient faites plus rares. Notre stock d’idées communes était épuisé et nous vivions, l’un vis-à-vis de l’autre, comme des sortes de ruminants, roulant constamment dans notre tête une pensée informe, obstinée, obtuse. Les mêmes heures de repas nous réunissaient dans la salle à manger — une petite pièce en tek verni et en cuivres que je vois encore — dont le bois craquait sans cesse au roulis. Nous mangions en silence l’excellente cuisine de notre chef, et c’est peut-être à cela, qui vous paraîtra un détail, que nous dûmes de rester tout le temps en bonne harmonie, nouvelle preuve de cet axiome des marins : « Un bon cuisinier est aussi utile en campagne qu’un bon commandant, parfois plus. » Les quelques paroles qui, par habitude, sortaient de nos lèvres finissaient par résonner d’une façon insolite, comme des mots vides de sens, et de jour en jour nous devenions différents de nous-mêmes. Le passé et l’avenir, ces deux routes indéfinies du rêve, ne nous tentaient même pas. En vain, j’ai souvent cherché à lire, à noter, à écrire. J’eus vite dévoré les quelques livres que j’avais emportés et le courage me manqua pour les rouvrir. Ma pensée aime pourtant à reparcourir les mêmes sentiers, mais j’éprouvais comme une lassitude immense de m’intéresser à quoi que ce fût et mon esprit tourna bientôt dans un cercle d’idées machinales, passives, dont il me devint impossible de sortir.

« Cet alentour bruissant et monotone avait étendu jusqu’à nos âmes sa contagion ; nous nous laissions bercer par son rythme dans une sorte de songe où se résumait notre reste de vie. Jamais je ne sentis avec plus de force cette impression : qu’ici-bas nous ne sommes après tout que des forçats, pauvres forçats stimulés par le vain mirage des apparences, limités dans un cercle immuable par les chaînes fatales des habitudes.

« Quoi que vous puissiez penser de ces réflexions pessimistes qui font si peu honneur à la liberté humaine, il n’en est pas moins vrai que dans ces instants où toute vie semble éteinte, le cœur fait provision de désirs. C’est pourquoi, du moins je le suppose, les marins éprouvent de si violentes amours.

« Vous ne sentez rien ; rien ne vous fait envie ; pourtant s’accumulent en vous, produits journaliers et inconscients de notre sensibilité, ces besoins d’aimer et d’être aimé qui sont le fonds de notre faiblesse et de nous-mêmes.

« Ce cœur qui se croyait atrophié éclate soudain devant une occasion imprévue, et le choc est si subit, si brutal, qu’il décide parfois de votre avenir. Une aventure de cette sorte faillit modifier profondément le mien.

« La rencontre eut lieu chez des amies communes, presque des Françaises, Françaises en tout cas par la grâce, les traditions et le langage. Elle aussi était à demi Française. Elle s’assit près de moi, on me présenta à elle, elle me salua distraitement, et machinalement je la regardai.

« Pourquoi l’aimai-je ? Sait-on jamais ?

« Elle avait un peu l’air d’une petite fille habillée en grande personne. Une grande plume d’autruche noire, légère, ondoyante, retombait sur sa chevelure blonde, d’un blond norwégien, dont le vent avait ébouriffé les boucles folles, et il y avait là-dessous un mignon visage chafouin, aux chairs un peu pâles, que de grands yeux noirs, cernés, prompts à pétiller d’un rire folâtre, éclairaient… mais voilà que je ne me rappelle plus bien ses traits. J’avais très vaguement entendu son nom et je cherche en vain à me souvenir des paroles que nous échangeâmes.

« Le lunch nous dégela un peu. Nous parlâmes des dernières fêtes du carnaval. Elle était évidemment très gaie — soyons franc — très en l’air, et, quand elle riait, sa bouche, une jolie petite bouche délicate, avait une façon gamine de se tordre qui m’ensorcela. A la promenade qui suivit nous étions déjà devenus amis. Comme les autres marchaient plus vite que nous, nous restâmes en arrière et nous causions comme si nous nous étions connus depuis dix ans.

« Elle me parlait de sa vie, de son « college » — elle n’avait pas fini ses études — de sa prochaine entrée dans le monde, et, à mon tour, je l’entretenais de notre traversée.

« Le temps gris qui pesait sur l’immense Mississipi immobile, sur les berges aux arbrisseaux noirs, avait une douceur, un charme triste qui inclinait aux choses intimes.

« Et tandis qu’elle parlait, j’admirais la souplesse de son corps, la vivacité de tous ses mouvements, son port de tête coquet, son babil d’oiseau. Elle me disait des choses très simples, très sottes peut-être, mais qui me paraissaient charmantes. Trois heures avaient passé depuis que nous devisions ensemble. La soirée s’avançait ; les autres nous attendaient, et nous étions très en retard. Il fallut se quitter, car nous dînions en ville. Il fut convenu que le lendemain nous irions luncher chez elle, puis nous nous séparâmes.

« En touchant la petite main qu’elle me tendit, toute chargée de menus bracelets d’argent, je m’attardai au contact de sa peau fine, et la voiture qui nous emportait l’avait laissée loin derrière nous que j’en étais encore tout rêveur.

« Vous savez, mon cher, que quand on est pincé par l’amour on a toujours une période — comment dirai-je ? — d’incubation, si vous voulez. La fièvre ne s’empare pas tout de suite de votre corps et de votre pensée. On dirait qu’elle vous tâte, qu’elle vous palpe, comme pour s’assurer que c’est bien vous qu’elle a marqué.

« C’est à ce moment-là, voyez-vous, qu’il faut rompre quand on ne veut pas souffrir. Quelques heures de lutte serrée, la fuite, et vous êtes sauvé. Mais moi, à l’époque dont je vous parle, j’étais un naïf en amour, oui, un naïf, d’autant plus naïf que je l’avais toujours blagué. Je n’y croyais pas. Octave Feuillet n’était pas mon fait, pas du tout.

« Donc, sans expérience, je laissai ma pensée vaguer autour de Mlle Ninette — elle s’appelait ainsi — et ce nom me paraissait coquet, mignon, doux à redire, convenant bien au lutin gracieux que j’avais entrevu. Vous pensez si l’imagination en fait de belles quand elle est aux trousses d’un pareil jupon. Et moi, bienheureux serin, je ne devinais aucun symptôme. Je me disais : « Charmante jeune fille », puis j’y pensais toujours. En revenant avec Darblaing, nous fîmes, comme d’habitude, le bilan de la journée : nous passâmes en revue les petites amies.

«  — La plus gentille de toutes, lui dis-je, est encore Mlle X ».

«  — Allons donc ! fit-il en me jetant un coup d’œil en dessous.

«  — Mon vieux, tu sais, d’ailleurs pas ça dans l’aile. Tu ne me connais pas.

« Il n’insista pas, et nous prîmes le petit « steam-launch » qui nous attendait pour rentrer à bord. Cette nuit-là je ne dormis pas. Emporté dans des dialogues imaginaires avec Mlle X, que mon rêve appela bientôt Ninette tout court, mes questions à Ninette alternaient avec ses réponses, et Ninette par ci, et Ninette par là, bref, mon cher, je ne fermai pas l’œil de la nuit. Le cerveau a cela de très particulier lorsqu’il roule en lui-même une personne sur toutes ses faces, c’est qu’il se l’assimile bientôt complètement. Elle devient sa chose, sa vie, et ce n’importe qui, pour vous inconnu hier, entre de plain-pied dans votre existence dont il fait désormais partie. Un fait curieux se produit lorsque vous retrouvez cette personne avec les rapports corrects, les distances obligées des relations mondaines. Des barrières s’élèvent devant cette connaissance si prompte, intimement caressée dans le rêve. Vous êtes brutalement transplanté dans le domaine plus lent de la réalité.

« Cela m’arriva le lendemain quand, à l’heure dite, mon ami et moi nous nous présentâmes chez Ninette.

« Elle nous reçut simplement, sans embarras, toute seule et d’une façon charmante. En touchant cette petite main, je me sentis pâlir. J’étais perdu.

« Nous nous rendîmes dans le salon où se trouvaient déjà ses amies. Là nous reprîmes la conversation pétillante de la veille, toute en fusées de rires, en plaisanteries, en éclats. Darblaing me fournit l’occasion d’un mot à succès.

« Il me présentait : « Mon ami, le baron d’Orves, un homme marié, Mesdemoiselles. » (Là-bas, les jeunes filles ne flirtent pas avec les hommes mariés.)

« Je répliquai du tac au tac.

«  — Marié, sans doute, autrefois… aujourd’hui veuf… à consoler. »

« Une joie de pensionnaires accueillit ma réponse. Ninette se renversa du coup dans un de ces grands fauteuils américains à ressorts qui la renvoyèrent en arrière comme une balle, nous découvrant ses jolis pieds chaussés d’escarpins et ses chevilles, fines dans leurs bas de soie. Nous continuâmes ainsi à marivauder, mais moi je m’attachai à Ninette. Très émoustillée elle me répondit. Cela dura tout l’après-midi, puis, comme il n’est si beau temps qui ne finisse, on se quitta, naturellement avec promesse de se retrouver le lendemain à dîner, chez les amies.

«  — Mes compliments, mon cher, fit Darblaing en sortant.

«  — Gentil flirt… Que veux-tu ? ça change… après les jeunes filles en glace, celles en vif argent…

« Déjà je me l’avouais à moi-même.

« La crise commencée, elle empira de jour en jour, d’heure en heure. Ninette était devenue mon obsession chère, indispensable et cruelle, avec laquelle toujours en rêve — c’était là mon malheur — je ne cessais de converser. Cette conversation devenait de plus en plus intime, sans tourner toutefois du côté sensuel. Je ne ressentais rien qui ressemblât à de l’excitation. C’était un sentiment, comment vous le faire comprendre ? — je ne l’analyse pas trop bien moi-même — de frôlement tendre, un besoin de cajoleries, d’épanchements qui me brûlait à mon tour, moi qui avais tant ri d’histoires pareilles.

« Je rêvais de longues causeries caressantes où peu à peu j’aurais découvert à cette enfant — car je me rendais compte de son extrême jeunesse — tous les horizons de la vie. De quoi ne rêve-t-on pas en vérité ? On n’est pas bête à moitié, allez, dans ces moments-là.

« Puis je songeai : « Pourquoi ne l’épouserai-je pas ? Mes parents sont morts ; je suis indépendant, libre de ma vie, à l’aise sinon riche. » Ce fut un rayon qui m’entra dans l’âme et m’éblouit. Je devenais fou de bonheur. C’était la nuit que me vint pour la première fois cette pensée. La couchette où je me retournais en tous sens se trouva trop étroite, trop brûlante. Je n’y pus tenir. Je me levai et montai sur le pont. L’air était glacé ; dans le ciel noir, la lune courait, livide, sur la ville immense d’où une rumeur de peuple endormi montait de l’ombre, tandis que la réverbération rouge d’une usine mettait des lueurs d’incendie sur le bas port. L’eau clapotait tristement, charriant des bois morts contre le bordage, et, dans le silence, si grand que tous ces bruits indistincts et faibles n’arrivaient pas à le remplir, quelque chose d’illimité planait.

« Comme tous les amoureux, j’étais ivre d’espace. Rien ne me semblait assez large pour contenir mon cœur dilaté à l’extrême. Je fis pendant deux heures, trois peut-être, je ne sais pas, les projets les plus fous, me promenant sur le pont à une allure insensée.

« Je me voyais successivement faisant mes aveux — l’exquise et tendre minute ! Que dirait-elle ! — D’ailleurs je ne m’y arrêtais pas. J’entrais déjà dans cette salle à manger de demain, parmi toutes ces jeunes filles, tenant la seule qui m’importât par le bras : « Mesdemoiselles, je vous présente la baronne « d’Orves » ; puis notre voyage en France, notre entrée sous ce vieux toit, la présentation de ma femme à mon frère Jacques, à Pierre, à Julie, à mes fermiers, à tous ces êtres de la terre natale parmi lesquels j’ai grandi, que j’ai tant aimés et qui restent les seuls, les vrais liens de ma vie.

« Ce fut leur pensée, mon pauvre ami, qui fit tomber mon exaltation pour la changer peu à peu en mélancolie ardente. Oh ! je sentais bien qu’un abîme me séparait de cette petite fille que j’adorais, abîme de race, de traditions, d’habitudes. Que signifieraient pour elle toutes ces vieilles choses qui sont comme la substance de mon cœur ? Il faut bien se le dire, qu’est-ce que nos fidélités, nos respects, nos orgueils, pour ceux qui n’ont pas contemplé avec attention nos formes sociales disparues ?

« Dans cette Amérique respectueuse, avide même du passé du vieux monde, je crois qu’au fond les notions qui nous rendent nos propres souvenirs si chers sont néant.

« Et c’est facile à comprendre. Je dois vous dire que, profond admirateur de la société américaine, je ne songe pas à blâmer cette différence, mais je la constate. Certes dans ce pays il y a des castes — et il y en aura de plus en plus — il y a des couleurs, mais le mécanisme, si j’ose dire, de la société américaine est tel que le millionnaire d’hier n’éprouve aucune honte à redevenir portefaix demain. Encore une fois, je ne songe point à l’en blâmer. Seulement cela me suffit pour que je me demande comment dans ce pays du « chacun pour soi », où chacun a le sentiment de valoir les autres et n’attend rien d’eux, on peut, par exemple, concevoir la force de cette expression « nos gens », les « gens de nos terres » ? ceux pour qui nous sommes l’exemple et le recours, dont nous partageons et subissons les bonnes, les mauvaises années ; aux fêtes, aux joies, aux misères desquels nous participons ? Car dans quelques fonds de province le vieux lien féodal a résisté à l’usure des âges et à l’évolution des temps. Il unit encore le paysan au seigneur, vieux lien tout-puissant, scellé dans nos entrailles, le même qui faisait rouvrir les yeux à nos durs pères de la croisade pour revoir une dernière fois les hommes de leur fief avant de mourir. Eh bien ! Ce lien-là existerait-il entre cette jeune fille et mes fermiers ? Saurait-elle les aimer d’abord, les comprendre, les visiter, les encourager ou les blâmer, panser leurs âmes et leurs corps, comme nos mères, nos femmes et nos sœurs, même les plus évaporées le font, pour ainsi dire, d’instinct ?

« Et puis bien d’autres choses encore, ces cabrioles sur des fauteuils au petit point où les fables de Florian se fanent, ces rires de « girl » ébranlant les plafonds, les greniers, les murs, chassant les ombres et les morts. N’allais-je pas commettre un sacrilège ?

« Il me semblait voir, à des lieues et des lieues de moi, mon frère Jacques. Sans doute, au premier abord, arraché à la contemplation de ce passé où, lui aussi, épuisait sa vie, il ne comprendrait pas. Il ne dirait probablement rien, et, en bon frère, avec son sourire habituel, il tendrait la main à cette nouvelle venue. Mais je sentais qu’il ne pourrait s’empêcher de jeter un regard significatif sur cette échéance d’une race arrivée à son terme.

« Enfin, toutes ces choses, ces souvenirs, cette demeure ancienne perdue dans les bois au fond de la campagne — et je ne pourrais me résoudre à vieillir ailleurs — seraient séduisantes peut-être pour un artiste, mais n’avais-je pas affaire à une enfant ?

« Je me résolus à sonder son âme dès le lendemain et à voir si elle contenait les éléments — oh ! seulement les germes — pour pouvoir me comprendre et m’aimer.

« Je l’entretiendrais du passé et je tâcherais que dans ma voix passât, ce soir-là, un peu de la poésie grisante qui m’envahit quand je le regarde.

« J’avais emporté avec moi, comme une sorte de relique suggestive, un fort joli éventail. C’était le legs d’une grand’mère, un mignon bijou ciselé où Lancret a exécuté sur le vélin une réduction de son Hiver, ce salon clair autour du feu qui flambe, ces hommes et ces femmes jouant et devisant près des tric-tracs et dont les Goncourt ont dit « qu’il semble que l’œil s’arrête sur un Décameron au repos ». Si elle semblait me comprendre le moins du monde, je le lui offrirais et ce serait le premier jalon de nos relations plus intimes.

« Ah ! combien je pensai durant la journée qui précéda ! Journée à la fois longue et courte, toute convulsée par l’angoisse ! Combien de fois fis-je et refis-je en moi-même mon petit discours toujours terminé par : « Mademoiselle, permettez-moi de vous offrir « un gage de ce passé que vous comprenez si bien. » Alors que dirait-elle ? Deviendrait-elle rose ? Baisserait-elle les paupières ? Verrais-je une larme dans cet œil où je n’avais aperçu que malice et joie ?

« Mon Dieu ! tandis que je vous le raconte, il me semble palpiter encore. Et j’en inventai de ces réponses contradictoires qui tour à tour me désespéraient ou me jetaient comme un fou à la suite de je ne sais quel songe insensé de bonheur ! Enfin, après avoir tout vibré, mon cœur, mes nerfs, las de tant d’agitations vaines, retombèrent sur eux-mêmes, épuisés.

« Le soir venu, je passai mon habit, et, appuyé sur le bras de Darblaing, je me rendis chez nos amies. Il faisait triste, gris, glacial. Arrivé à la grille de la villa, je dis à mon compagnon en lui mettant la main sur l’épaule :

«  — Tu sais, je vais peut-être me marier ?

«  — Avec qui ?

«  — Avec la petite N…

«  — Ah ! cela te regarde.

« C’était un garçon froid qui n’aimait pas se mêler aux affaires des autres. D’ailleurs, le temps manquait pour nous expliquer.

« Nous entrâmes, et, à peine débarrassés de nos manteaux, nous étions déjà parmi nos hôtes. Je m’assis tout naturellement auprès de Ninette, — notez bien que c’était la troisième fois que je la voyais, — mais j’avais tant vécu avec elle durant ces quelques jours qu’il me semblait la connaître depuis des années. Ce soir-là elle me parut plus adorable encore que tous les autres jours. Une robe rouge décolletée avivait de sa crudité la pâleur de sa peau blanche, l’ardeur de ses yeux plus noirs et plus lumineux, la clarté de ses cheveux blonds. Et toujours cette grâce souple et pétulante, ce mélange d’enfantillages et d’attentions, de la petite fille et de la femme, de gaminerie et d’éducation, qui m’avaient tant et toujours charmé. Avec celle gaieté-là sans doute seraient mortes à jamais mes nostalgies. Les exquis et cruels retours vers les temps d’autrefois auraient disparu de ma pensée pour toujours. Ah ! je l’ai bien aimée ! » soupira-t-il en baissant la tête sous le poids de souvenirs trop lourds.

Cette défaillance ne dura guère qu’un instant et il reprit presque aussitôt :

« Le dîner fut gai. Des rubans à nos couleurs étaient suspendus aux lustres ; des fleurs jonchaient la table. Je m’isolai avec ma voisine, ou plutôt je tâchai de m’isoler avec elle, de l’intéresser, de l’amuser d’abord pour lui parler plus sérieusement ensuite.

« Mais, mon cher, nous sommes souvent dans ces occasions-là des victimes du mauvais sort. Imaginez-vous que je ne trouvais plus rien à lui dire, mais rien de rien. Moi, si éloquent, si vibrant tantôt encore, je creusais en vain mon esprit déplorablement vide ; je restais là, empêtré dans l’écheveau des banalités, employant toute l’énergie, toute la force qui me restaient à maîtriser le trouble affreux de mon cœur. J’ai connu en cet instant un supplice épouvantable ! Mes yeux erraient sur ses cheveux, sur sa bouche, sur ses épaules, et je ne parvenais pas à lui faire entendre que je l’aimais. Enfin le champagne circula au milieu des rires et des plaisanteries. Le vin donna un coup de fouet à mes nerfs, et comme la pente de mes idées ne m’inclinait pas précisément vers la gaieté, ce soir-là l’alcool me lança dans la plus noire, dans la plus grisante mélancolie. On a le vin triste ou le vin gai, selon son tempérament, que voulez-vous ?

« Je l’eus triste, très triste. Une poésie morbide se mit à souffler en moi. Je lui parlai de mon pays, des miens, de ma vieille maison. La joie de son œil s’éteignait peu à peu pour faire place à une jolie rêverie. J’évoquais tout ce qui me plaît : le charme des vieilles choses à l’automne, le vent où pleure la voix des morts et qui fait résonner les greniers, la grâce dolente des feuilles qui tombent et des bois roux, nos sentiers pleins des ombres de naguère et nos demeures hantées par les fantômes. Puis pensant que tout cela était loin, très loin de moi, j’eus un instant de silence, sentant les larmes monter sous mes paupières. Ce fut l’instant qu’elle choisit pour me répondre de sa gentille voix traînante de créole où l’accent anglais mettait une si grande séduction :

«  — Moi qui pensais la France si gaie… Paris, le Bois de Boulogne avec tous ces jolis gens qui passent en voiture… ma tante a été aussi à Nice et y a eu un très bon temps… tandis que tout ce que vous me dites est triste, si triste… Je n’aime pas cette France-là. On ne peut pas dormir, je pense, avec tous ces fantômes. J’y aurais très peur certainement…

« Alors, mon ami, je compris que tout désormais, tout entre nous était inutile. C’était bien simple ces paroles, bien naturel même. Elle disait vrai, je le sentais : Elle ne pourrait, non jamais, s’y faire. Le Passé était trop lourd, trop triste pour ces jolies épaules, et je ne nous voyais pas non plus, seuls, en tête à tête, dans la salle à manger où vous êtes, plus vieux qu’elle de tout un monde, silencieux, livrés à nos mutuels regrets, sous le regard implacable des ancêtres qui, du haut de leurs portraits, nous jugeraient.

« Je restai atterré, silencieux devant cette réponse, et je méditais le mot profond de Loti à la petite Mousmé : « Je pense à une foule de choses que tu ne peux pas comprendre. » Dans l’atmosphère légère de cette salle, pleine de jeunesse et de bonheur, ma tristesse devint encore plus lugubre.

« Tout mon désir me poussait encore vers elle ; mais ce qu’on appelle le possible — ce pauvre possible où se résument tous nos humains espoirs — était à jamais rompu entre nous. Darblaing invita ces demoiselles pour le lendemain à bord, puis nous nous en allâmes ; mais en mettant la main dans mon pardessus, j’y sentis la gaine de l’éventail.

« Nous avions franchi la grille quand mon ami me demanda : « Eh bien ! tu es fiancé ? » Je lui répondis d’une telle voix : « Oh ! c’est fini maintenant », que ce garçon, très froid d’ordinaire, m’ouvrit tout grands les bras. J’y tombai.

....... .......... ...

« Je lui reprochai d’avoir invité pour le lendemain ces jeunes filles et je le conjurai de trouver un prétexte pour lever l’ancre aussitôt. Il me représenta que je lui demandais là une folie, toutefois il me promit d’appareiller dès le surlendemain. J’aurais voulu y être. Tout ce qui me rappelait les heures charmantes passées dans cette ville me faisait mieux sentir l’écroulement actuel de mon bonheur.

« En rentrant à bord, à peine déshabillé, je tombai dans mon lit comme une masse et je dormis jusqu’au matin d’un sommeil lourd, de ceux qui succèdent aux cauchemars. L’homme est une singulière machine. A mon réveil, en rassemblant dans une tête endolorie mes idées éparses qui semblaient avoir été puisées dans un rêve, j’éprouvai la violence de mon amour. Toutes les forces de mon être se tendaient désespérément vers Ninette, quoi que je sentisse bien que quelque chose de plus fort et de plus vieux que moi me défendît d’obéir.

« Ma plus grande crainte était qu’elle ne vînt pas.

«  — Es-tu bien sûr de l’avoir invitée ? répétais-je à Darblaing à tout propos. Il finit par me répondre en haussant les épaules : « Qui te croirait si sensible ? »

« Je me reprochais d’avoir été très sot… J’aurais dû tout d’abord lui parler de la vie de Paris, exciter sa curiosité, ce grand levier des femmes, quitte après, par un joli retour, à utiliser la pointe de sentiment qui dort toujours au fond de leur cœur. Tandis qu’avec mes histoires macabres, je l’avais effrayée, parbleu ! Qui ne l’eût été à sa place ? Alors, je la jugeais sur une bêtise ?… J’essayais ainsi de me prouver à moi-même que c’était la compagne qu’il me fallait. En dépit de tous ces beaux raisonnements, je sentais pourtant que c’était là le délire d’un cœur amoureux et d’un esprit malade. Je commettrais, à n’en pas douter, une grosse faute, à la fois pour moi et pour elle, en l’introduisant dans une vie pour laquelle elle n’était pas née.

« Mais, dans cette dernière journée, un sentiment primait, éclipsait tous les autres : la revoir. Je ne mangeai pas et j’attendis deux heures avec impatience. Elles arrivèrent, et mon cœur — qui n’en était plus à compter ses émotions — battit une fois de plus. Que dire de cette dernière entrevue, sinon qu’elle fut déchirante pour moi et très gaie pour les autres. On y but du champagne, on y sauta sur les meubles et nous fîmes fumer ces demoiselles. Darblaing déclara vers le soir qu’une dépêche le rappelait d’urgence en France, et après les quelques instants d’usages, et de tristesses convenables pour de si prompts adieux, on se jura un prochain retour. Je tâchais d’attraper Ninette dans un coin, mais la petite fûtée se dérobait toujours. J’y réussis pourtant : « Que c’est triste, lui dis-je, de vous quitter si vite ? — Vraiment, si triste que cela ? » me répondit-elle, avec un regard de désespoir feint et moqueur.

« Ainsi elle n’avait même pas soupçonné cette tourmente terrible que le moindre petit brin de femme peut déchaîner dans le cœur d’un homme, tourmente qui l’abat, le fait se tordre comme un ver aux pieds du joli petit être qui s’en moque, qui le plus souvent n’en vaut pas la peine, mais exaspère le désir par une mignonne bouche, une nuance de l’œil, des boucles folles sur une nuque tendre… par moins encore. De sorte que, vous le voyez, je n’ai même pas eu la consolation de lui inspirer un peu d’amour. Quand elles partirent, je lui demandai la permission de lui baiser la main « à la française ».

«  — Non, dit-elle avec son éclat de rire d’enfant mutin, et elle sauta lestement dans le « steam-launch » qui les ramenait à terre. Je les suivis des yeux.

« Elles s’en allèrent pendant quelque temps dans une traînée de soleil qui ne permettait plus de voir leurs visages, mais seulement deux ou trois mouchoirs blancs qui s’agitaient et les taches voyantes de leurs robes et de leurs ombrelles. Elles disparurent enfin dans cette poussière radieuse, comme les reines d’un rêve… et d’un jour !

....... .......... ...

« Mais son souvenir n’a pas disparu comme elle. Il m’a poursuivi durant de longs jours, de longs mois. Je l’oubliais, puis à propos de n’importe quoi il revenait m’agiter. Parfois c’étaient des parfums que je respirais et qui m’en rappelaient d’autres, ou bien des façons dont elle parlait, dont elle riait, dont elle marchait, des riens qui me faisaient souffrir. Et plus elle s’éloignait plus je souffrais, si bien que je me demandais quand cela aurait une fin. Les jours effaçaient à mesure son image. Ma mémoire s’épuisait en efforts contre le temps. Je ne la voyais plus que comme une ombre, et ma dépense d’énergie, la véhémence de mes désirs n’aboutissaient qu’à un long désespoir.

« Tenez, il y avait surtout un air… elle nous l’avait joué quand nous étions allés chez elle… Vieille bête que je suis, pendant longtemps je n’ai pu l’entendre sans avoir envie de pleurer. Cela commençait par une marche scandée et rythmique, durant laquelle le regret m’envahissait lentement, doucement, amèrement ; puis à une certaine mesure, tournante comme un subit mouvement de valse, un flux de nostalgie me noyait, m’enivrait d’une ivresse affreuse, étrange, mais irrésistible, où mon être entier se dissolvait dans un passé cruel que j’adorais. Et je ne faisais plus qu’un avec cette onde sonore qui me dilatait ou m’oppressait à son gré, dont toutes les phases se répercutaient sur mon cœur.

« Puissances intarissables du Désir et du Rêve », a dit Maupassant…

« Ça vous étonne peut-être qu’après tant d’aventures, celle-là me soit demeurée si présente ?

« Je crois n’avoir jamais autant souffert. Maintenant, il est vrai, quand j’y repense, j’ai la conscience en paix.

« Il est vain, voyez-vous, de chercher à refaire de vieilles races et de vieilles demeures. Il est plus sage de les abandonner à leur destin et au lierre qui se chargera d’avoir pour elles — pour les maisons et pour les tombes — la sollicitude dernière à laquelle elles ont droit ici-bas.

« Après avoir beaucoup duré, il faut savoir finir, et peut-être vaut-il mieux finir comme l’on a toujours vécu.

« Je ne sais pas ce qu’est devenue Ninette qui, apparemment, ne s’est jamais souvenue de moi. Moi, de mon côté, si je me souviens d’elle, c’est pour déterminer de temps à autre un frisson de ce cœur qui, sans cela, vivant parmi les morts, risquerait de devenir glacé comme eux. J’ai gardé l’éventail ainsi qu’un ruban donné par elle. Son parfum, ce parfum particulier à chaque femme et dont elle imprègne tout ce qu’elle a touché, embaume encore ces deux pauvres souvenirs de ce qui fut pour moi une heure marquante. C’est tout ce qui me reste d’elle. Ainsi elle demeure pour moi à présent : simple et furtif arome, petite fleur amère plantée dans le souvenir… »

....... .......... ...

Ayant ainsi parlé, il se tut et ferma les yeux. Le crépuscule était entièrement tombé ; Pierre nous desservait en silence. Tout était vague dans la salle. Julie, qui vint emporter une pile de plats, ne faisait pas plus de bruit qu’une ombre sur les dalles. Par une intuition admirable qu’il fallait respecter le silence de leur maître, ces deux vieux serviteurs, fils et petits-fils de serviteurs, voulaient qu’on oubliât leur présence. Leur intimité avec Paul d’Orves permettait pourtant de supposer qu’ils connaissaient cette histoire, et de longue date, mais tant de secrets de famille demeuraient ensevelis en eux ! Ils souffraient en voyant souffrir celui qu’ils avaient vu naître. Ce fut seulement au bout de quelque temps que Pierre, après avoir toussé, risqua de rompre le silence pour demander s’il fallait une lampe.

Mon vieil ami fit signe que non.

La mansuétude de l’ombre descendait en lui. Il avait ouvert les yeux ; son regard errait dans la brume bleue du crépuscule, sur la terre de teinte neutre où montaient les silhouettes des arbres. L’angélus emplissait la vallée de paix grave, et une douceur planait sur les champs. Le regard du baron, après s’être promené un instant, s’arrêta sur le petit cimetière, tout blanc, tout paisible dans le vague, où les siens s’en étaient successivement allés, et, où son vœu suprême, après tant de regrets, de rêves, de douleurs, était de s’endormir bientôt.

UN FAIBLE

Ce récit — ai-je besoin de le dire ? — n’est pas une copie conforme. J’y ai résumé et accumulé les traits que m’ont fournis non pas une, mais cent histoires analogues. Le collage est une infirmité qui, dans la vie maritime, devient tout particulièrement intense. Il y a à cela une foule de raisons. J’invite ceux qui s’en indigneraient à relire ces lignes du Roman d’un spahi :

« O vous qui vivez de la vie régulière de la famille, assis paisiblement chaque soir au foyer, ne jugez jamais ceux que la destinée a jetés avec des natures ardentes, dans des conditions d’existence anormales, sur la grande mer ou dans les lointains pays du soleil, au milieu de privations inouïes, de convoitises, d’influences que vous ignorez. Ne jugez pas ces exilés ou ces errants, dont les souffrances, les joies, les impressions tourmentées vous sont inconnues. » (Pierre Loti, Le Roman d’un spahi.)

UN FAIBLE

« Dans ces unions exotiques, ce n’est jamais l’homme qui élève la femme à son niveau ; c’est toujours lui qui tombe aussi bas qu’elle. »

(Baron de Mandat-Grancey, Au Congo.)

C’était un enseigne de vaisseau ayant déjà pas mal roulé par le monde.

Il était taillé en Hercule et très bon, comme le sont en général les gens forts.

Il avait la barbe blonde, le sang frais, à fleur de peau, un sang magnifique, si riche qu’on en voyait la couleur à travers la peau cuite par tous les durs soleils qui miroitent sur les mers incendiées du Sud.

En voyant ce beau gars on avait de suite l’impression d’un tempérament puissant et docile, de ceux que les femmes flairent de loin, asservissent, puis font marcher à la cravache et à la botte jusqu’à ce que les malheureux crient « grâce », supplication qui, d’ailleurs, reste généralement vaine.


Au cours de sa vie maritime il avait connu beaucoup de ces liaisons passagères qui duraient le temps d’une station en pays lointain ou d’un embarquement en escadre : trottins des ports, malingres créoles des Iles à peau dorée et chaude, puis toutes les variétés d’Américaines, depuis les filles à demi-sauvages de la Pampa, qui viennent prendre contact avec la civilisation dans les maisons publiques de Buenos-Ayres ou de Montevideo, jusqu’aux opulentes créatures de Californie, chair d’exportation, pâture de ceux que rebutent les peaux jaunes, l’odeur musquée des femmes de l’Extrême-Orient.

Il avait expérimenté aussi ces dernières et donnait, de temps à autre, un souvenir curieux aux petites Japonaises, poupées rondes comme des lunes, corps pitoyables d’enfants, vêtues de robes de soie aussi belles que les fleurs de leur pays.


Mais maintenant il était las de tous ces lits d’aventure, de tous ces corps divers dont l’étreinte — il le sentait plus douloureusement chaque fois — n’avait ni âme, ni lendemain.

Il rêvait à présent de se marier, de vieillir tranquille et heureux, avec des enfants, si possible, près de ses parents qui habitaient une propriété, à la campagne.


Une année, en débarquant de l’escadre, il était allé passer là quelques jours avant de reprendre son tour de départ sur la « liste », dont les chances allaient bientôt rouvrir pour lui les chemins incertains de la mer. Il ne redoutait pas cela, diable ! Il éprouvait au contraire, une fois parti, une volupté profonde à se sentir très loin. Puis il aimait son métier et commençait à le connaître, de sorte que les bons et les mauvais hasards de la navigation en campagne le tentaient.

Seulement, fils de terriens, une hérédité paysanne lointaine, lui faisait aimer aussi la campagne de France. Il lui savait gré d’être une belle et robuste terre, féconde après tant de siècles de moissons. Il se plaisait à regarder ses champs bornés d’arbres, de haies, peuplés de gens aimables, ses horizons courts, remplis de choses harmonieuses, anciennes et nouvelles, fondues ensemble, qui disaient la stabilité du pays, la continuité de l’effort, commentaient ce mot magnifique : la durée. Jamais il n’avait la sensation d’y être un petit insecte isolé, éphémère, comme dans certains autres grands espaces de terre ou d’eau qu’il avait vu s’allonger, indéfinis, implacables, sous d’autres cieux.


Un matin donc il se promenait. C’était son habitude. Des bouffées de foin passaient sur la campagne de mai. Un attelage travaillait non loin avec un bruit de grelots. Les hommes le saluèrent :

« Bonjour, Monsieur Félix. »

Alors, soudain, il se mit à penser à la grande vallée chinoise du Yang-Tsé, avec ses milliers d’êtres courbés sur le sol, dont beaucoup crèvent ni plus ni moins que des mouches, sans que personne y prenne garde, pendant les grandes famines de l’hiver… il entendit monter le triste cri, le gémissement des coolies porteurs d’eau…


En tournant la tête, il aperçut le facteur déboucher avec une lettre.

Cette lettre arrivait de Toulon : un vieux camarade à lui venait de prendre femme et, désigné pour embarquer sur le Zodiaque, il cherchait un permutant.

« Ah ! pensa-t-il, le mariage quand on est marin ! »

… Partir un mois plus tôt, un mois plus tard, la belle affaire ! La Côte d’Afrique ? Il ne connaissait pas ce pays-là, il le verrait.

Une dépêche au camarade, une lettre au ministère, le temps d’embrasser ses parents, de faire ses malles, et quinze jours après, il s’embarquait pour Dakar où l’attendait le Zodiaque.


Le bateau ne tentait personne : un vieil aviso en bois, qui pourrissait en se traînant du cap Blanc au cap Lopez. Comme machine, une antique ferraille, véritable tournebroche. La voile faisait le plus clair de la route, mais le bateau était lourd et, dans ces pays d’algues, la carène toujours sale. L’état-major comprenait un lieutenant de vaisseau, commandant, trois enseignes et le docteur. Les chambres des quatre officiers environnaient le carré dont elles n’étaient séparées que par une portière en étoffe. On n’était jamais « chez soi ». De sempiternelles parties de cartes duraient de neuf heures du matin à minuit, très bruyantes, pendant lesquelles il était à peu près impossible d’écrire une lettre ou de lire.

Par surcroît, quand le soleil dardait sur la coque, une température d’une quarantaine de degrés s’établissait dans ces petites cellules, aérées seulement par leur hublot, trou de jour grand comme la main, cerclé de cuivre, dont l’éclat aveuglait. Ces conditions climatériques, peu favorables aux humains, l’étaient aux insectes qui « croissaient et se multipliaient », selon la parole évangélique. On n’ouvrait pas un tiroir, une armoire, sans qu’il en sortît immédiatement une colonne de cancrelats, et les rats, assez timides le jour, se rattrapaient la nuit en se livrant à toutes sortes d’ébats.

Cependant, dix ans de marine façonnent de telle manière le corps et l’âme qu’il ne souffrait pas trop de ces contingences. Et les six premiers mois passèrent comme avaient passé les campagnes précédentes, chaque jour émietté par les quarts et les occupations régulières du tableau de service, observé plus ponctuellement qu’on n’eût pu le croire à bord de ce rafiot de dixième rang.

Le Zodiaque allait, allait quand même, allait toujours, parvenant, pour ainsi dire, par miracle, à changer de place.

Ils descendirent ainsi de baies en baies, de caps en caps jusqu’aux tristes lagunes du Dahomey, où ils roulèrent au mouillage pendant quinze jours, bord sur bord. Puis ils remontèrent vers le cap Vert, et de là poussèrent une pointe, une pointe de vacances jusqu’aux Canaries, où ils devaient demeurer tout un mois.


Les Canaries, autant dire le paradis pour ces malheureux, les belles Canaries avec leur bon vin, leurs cigares, leur ciel clair, leurs hautes montagnes nues. On pouvait dormir — enfin ! — pendant les nuits pures, ce qu’on n’avait pas pu faire depuis des mois, baigné de sueur et de fièvre, dans la lourde humidité équatoriale. Le Zodiaque mouilla dans le port de La Luz, en face de Las Palmas, blanche comme une ville de marbre sur sa colline. Tout cela propre, gai, coloré, donnant l’envie d’aller à terre après avoir contemplé si longtemps des pays nègres, toujours les mêmes, avec leurs grandes palmes et leurs tristes cases, pleines de vermine.


Le dimanche qui suivit leur arrivée, n’étant pas de garde, il se promena en ville. Le matin même, il avait reçu une lettre de France où on lui parlait d’une jeune fille qu’il ne connaissait pas, mais « qui lui conviendrait », et il cheminait, rêvassant, sous un ciel gris percé parfois d’un éclatant soleil. Il éprouvait comme un vague besoin d’amour. Était-ce l’espoir né de cette lettre ou les six mois passés dans une torpeur énervante ?

Il monta vers la cathédrale par des petites rues verdâtres, crapuleuses, bordées de cabarets louches où les hommes du Zodiaque entraient. Sur le seuil de l’un d’eux, une gamine, d’une quinzaine d’années tout au plus, habillée en mariée, avec un voile et des fleurs d’oranger sur la tête, l’invita par geste… En vérité, elle tombait mal. Il en avait assez vu comme elle. Ce qu’il voulait, c’était une vraie femme, jolie, distinguée, élégante.

Il se hâta de sortir des petites rues et entra sur une place, une belle place plantée de palmiers, entourée de maisons carrées et plates. Il espérait y trouver de la musique, mais ce jour-là il n’y en avait pas. Alors, en attendant un camarade avec qui il irait s’asseoir au café, il flâna en regardant.


Partout, les fenêtres étaient fermées à cause de la grande chaleur. Seule, une femme était accoudée à un balcon, tête nue, sans se soucier du soleil. C’était une grande brune, avec un peigne d’or dans les cheveux et un châle de soie blanche rayé de rose sur les épaules : son attitude souple faisait valoir sa taille. Sa main cachait son visage. Ses bras étaient nus jusqu’au coude, bruns et beaux, d’une peau mate qui absorbait la lumière et donnait à l’œil l’impression d’être chaude. En voyant cette peau-là, lui, qui n’avait pas touché à une chair de femme depuis des mois, eut une sensation brutale de désir, une envie d’y coller et d’y rassasier ses lèvres.

Au bout de quelques instants la femme releva la tête. Alors il ne fut plus possible de voir autre chose en elle que ses yeux. Ils étaient uniques, larges, éclatants, dorés. On avait du moins l’impression confuse de l’or, comme en regardant le soleil. Mais on les distinguait mal dans leurs détails tant ils éblouissaient. Peut-être avaient-ils de petites tigrures noires, ou bien était-ce l’effet des cils épais et longs qui y portaient leur ombre ? Il y avait de la volupté et aussi de la cruauté dans ces yeux-là.

Ces yeux-là, il les avait trouvés surtout plus à l’Est, plus au Sud, dans les pays de soleil et de sable, dans les pays nus, où la lumière joue sur les étendues sans fin, tellement folle, tellement vive qu’elle finit par imprégner les pierres de ses reflets et par faire naître les topazes, les pierres de lune, les opales…

Une réverbération analogue avait dû doter les prunelles de cette femme. Elle le regarda et il se sentit environné d’une onde étrange, comme hypnotisé, en équilibre, prêt à avancer ou à reculer, selon qu’elle lui commanderait. Tout à coup il lui sembla qu’elle lui faisait signe d’avancer, de monter jusqu’à elle. Oui, elle lui faisait vraiment signe… Sans plus réfléchir, il se précipita vers la maison, franchit l’escalier à grandes enjambées sans rencontrer personne. Elle l’attendait, debout dans le salon. Sans dire un mot, elle lui ouvrit les bras.


Ce n’était pas une fille publique. Elle était mariée à une sorte de grand diable, un homme « dans les affaires », qui gagnait beaucoup d’argent. Sa maison était luxueuse, meublée avec un certain goût, quoique avec des détails trop riches et trop lourds comme les aiment les Espagnoles du peuple.

Cependant, elle ne semblait pas trop dépourvue d’éducation, autant du moins qu’il pouvait en juger, car elle parlait peu. Des étreintes violentes les unissaient fréquemment dans ses visites, des étreintes où il la sentait presque plus forte que lui.

Chaque fois, en sortant, il se demandait pourquoi elle lui avait fait signe… Cette femme mariée, établie, qui avait probablement des relations et une situation en ville, avait fait signe à un passant de hasard qu’elle ne connaissait pas ?

La bestialité de ses caresses aurait dû le renseigner ; mais à l’aube de son ivresse, il pensait naïvement qu’il y a une fatalité pour réunir les amoureux marqués l’un pour l’autre par une secrète destinée.

Aucune femme, parmi toutes celles qu’il avait connues, n’avait pris tant d’empire sur ses sens. Non, elle ne ressemblait, elle ne pouvait ressembler à aucune autre. Sa taille était mince et souple, mais ferme comme celle d’un jeune homme. Elle était aussi propre que n’importe quelle femme du Nord. Sa peau, soyeuse, brune, semée d’un très léger duvet châtain doré, buvait positivement la lumière et la chaleur. Elle était mate et brûlante.

D’ailleurs, cette femme était toujours en quête de fraîcheur ; il semblait que tout brûlait au-dedans d’elle. Vêtue de mousselines qui lui paraissaient encore trop pesantes, bras nus, décolletée en plein jour, jambes nues sous sa robe. Ce feu intérieur sortait par ses yeux, fenêtres d’une maison en flammes, passait dans ses baisers, rappelait le sang Maure, la terre d’Afrique toute voisine.

Le désir plus grand qu’il en éprouvait tous les jours l’inquiétait un peu, mais qu’aurait-il fait de ses longues après-midis désœuvrées, sans elle ?

Le Zodiaque, profitant de son séjour à La Luz pour se faire beau, le bord était devenu intenable. On grattait, on peignait la coque. On « potassait » la mâture. On pataugeait dans l’eau, on trébuchait dans toutes les espèces de « fourbissages ». En dehors de l’officier de « garde », tous allaient à terre chercher un peu de tranquillité et de repos. Lui, prenait le chemin d’un appartement frais et sombre. Il y avait des plantes vertes, des mosaïques, des marbres, de légères fontaines de cuivre et d’argent damasquiné, d’où l’eau s’exhalait en jets et retombait en vapeur ; toujours des choses froides qui, par leur contact, par leur vue, satisfaisaient une perpétuelle manie, un réel besoin de fraîcheur.

Ce confortable, cette paix, ce silence, cette ombre le ravissaient. Il venait de sortir du bord, de sa petite chambre chaude, environnée de bruit, nourrie d’insectes.

Et puis, c’était une distraction, un but.


Un jour, le mari, rentrant plus tôt que de coutume, les surprit. Elle se dressa d’un bond, absolument comme un fauve, et dit à son amant, avec l’ordre sans réplique de ses yeux : « Va-t’en, je m’en charge. » Heureusement pour lui, il n’était pas dans l’un de ces costumes sommaires qui, dans la rue, équivalent à une confession publique. D’un coup d’épaule, il dérangea l’homme qui s’était planté devant la porte et il les laissa face à face, un peu inquiet pour elle. Le lendemain, deux membres du « club » se présentèrent pour demander raison de la part du titulaire. Il les mit en rapport avec les deux autres enseignes et l’on se rencontra à l’épée, le surlendemain. Le mari n’eut pas de chance ou en eut trop. Il se rua sur le bras allongé de son adversaire et s’enfila sur l’épée, raide mort.

L’heureux combattant courut aussitôt chez sa maîtresse, et la trouva tranquille, à sa stupéfaction, dans sa véranda, rafraîchissant ses paumes à la vapeur d’une fontaine. Il lui raconta ses angoisses dont elle parut s’amuser follement, riant à gorge déployée avec son timbre masculin et sonore, sans daigner même s’informer du mari qu’elle n’avait plus.

Toutefois, il fallut bientôt se séparer, car l’affaire fit du bruit en ville. Le commandant dut laver la tête à son meilleur officier, paternellement, car dans la marine, on ne s’émeut pas plus qu’il ne convient de ces histoires. Et d’ailleurs, la peinture du bord étant finie, les soutes pleines, l’équipage refait, le dit commandant jugea plus sage d’appareiller pour ne revenir que quand des aventures analogues auraient fait oublier celle-là.


Le Zodiaque a quitté Las Palmas depuis des mois. Il est seul dans l’étendue de la mer, silhouette perdue dans l’Atlantique du dixième degré Nord. Il fait route sur les Bissagos qu’il « reconnaîtra » demain, tournant la poupe à l’équateur. Il vient d’établir sa voilure pour profiter de l’alizé que l’on commence à sentir. Babord amures il s’éloigne de la zone des calmes, de la voûte de nuages amoncelés. Maintenant, autour de lui, il n’y a plus que lumière et splendeur… Sur la passerelle, l’enseigne de quart va et vient. Souvent aussi il s’accoude et demeure le regard perdu dans l’eau, dans l’eau bleue, violette, mordorée, dans l’eau où courent d’invraisemblables, d’indicibles reflets de forge, où des cercles d’or se joignant et se disjoignant sans cesse tournent pour mourir dans la profondeur. Ces cercles-là le hantent en souvenir de certaines prunelles qui leur ressemblent, de prunelles qui sont toujours devant ses yeux. Le malheureux, il n’a rien pour le distraire, rien pour le traîner de force hors du songe qui le consume. La mer est calme, la voilure établie, la brise régulière ; la route ne changera pas d’ici demain… Les cercles d’or se forment et se déforment toujours…

Ses parents, s’ils savaient ?… La jeune fille qu’ils rêvent pour lui ?…

Se marier ? Peuh ! Quelle jeune fille remplacera cette tigresse ? Quels baisers, quelles caresses pourront le rendre oublieux ?

Il est devenu plus matériel aussi, c’est certain, à force de vivre dans des régions embrasées où tout brûle, dans des pays lourds où des ardeurs malsaines couvent sous la moiteur. Et puis il y a la vie de bord, les nuits sans sommeil que l’on passe en nage, à se tourner et à se retourner sur son cadre, l’imagination en quête de proie, tandis que les rats dansent leur bacchanale d’enfer. Il y a les jours d’ennui, péniblement usés entre hommes, il y a la nourriture monotone ; l’éternel bœuf dur comme du bois — l’eau fade, chaude, graisseuse, le manque d’espace, les dix mètres de pont où l’on ne peut se dégourdir les jambes, toutes choses qui font la pauvre guenille humaine trop opprimée. Alors elle s’exaspère, prend sa revanche par quelque fissure.

L’un de ses camarades, en dehors du service, reste tout le jour assis sur son cadre, une serviette mouillée autour de la tête, appelle son ordonnance, ne se souvient plus de ce qu’il veut lui dire ou lui déclare qu’il va devenir fou. Pour Félix la folie est autre ; une obsession qui ne le quitte pas.

… Ses yeux ?… tiens, ils ont disparu. Dans l’eau, non, il n’y a plus rien. La mer, à l’approche du soir, change à mesure que le soleil s’abaisse. Elle est violette, puis lie de vin, puis incarnat, toujours très calme et lamée d’or — une robe de reine, une robe qui lui conviendrait à elle. Elle s’habille pour dîner à cette heure-ci.

Elle ne lui a pas écrit depuis le départ. Pense-t-elle à lui ?


Quand le Zodiaque revint dans le port de Luz, prévenue par lettre, elle l’attendait sur le quai. Dès que son ami eut mis pied à terre, elle lui sauta au cou en l’embrassant très fort, ce qui fit ricaner de façon singulière les portefaix assis sur les bornes. Mais l’enseigne ne pouvait être atteint par ces détails. Il partait en permission de huit jours, et ils s’en allaient, pour s’appartenir entièrement, le plus loin possible, très haut dans la montagne, au pied de la Caldera, cratère éteint dont il est parlé dans les guides.

Un petit hôtel anglais, à mine de cottage, avec des toits rouges et des volets verts, s’y blottissait dans une gorge fauve, entre des pentes nues, incandescentes, le long desquelles vibrait pendant le jour une vapeur ardente de métal en fusion.

Ils ne pouvaient choisir de cadre mieux approprié à la violence africaine de leur amour.

Ils se levaient tard, et, aussitôt le « breakfast », ils partaient à cheval, cherchant les endroits déserts, sans souci des après-midis torrides. Leurs chevaux montaient longtemps devant eux, gravissant des éboulis de rocs où ils auraient dû rouler vingt fois, suivant des sentiers bordés par des parois à pic ou par le vide. D’ordinaire, ils parvenaient ainsi à quelque petite plaine de sable, privée d’êtres et de vie, où seulement deux ou trois cactus se hérissaient. De cette sorte de plate-forme, l’on apercevait, dormant en bas, des vallées, des « posadas », des palmiers, des choses très petites qui rappelaient l’existence des hommes…

Ils avaient là — lui du moins — l’impression de dominer le monde et tout ce qu’il contient de préjugés, d’ennui, de bassesse.

Le soleil versait sur eux ses rayons terribles. Et ce feu, qu’ils sentaient aussi dans leurs âmes, était ici le seul maître avec eux.

C’était une apothéose, un temple ardent où ils célébraient le culte de leur amour. Ils se rapprochaient l’un de l’autre jusqu’à faire toucher les flancs de leurs chevaux en sueur. Puis, elle, se renversant sur sa selle, tendait des lèvres que lui baisait avec une ferveur, une passion presque augustes.

Jamais, pensait-il, il ne pourrait pousser plus loin la sensation. On ne pouvait monter plus haut dans la vie.

Un jour cependant qu’il relevait la tête, il aperçut un vautour planer. Il était blanc, avec des lueurs d’or dans les ailes. Et cet oiseau montait, montait encore, montait jusqu’à devenir invisible… Il l’envia de pouvoir monter toujours…

Le soir, en rentrant à l’hôtel, épuisés de fatigue et d’amour, ils avaient des caresses plus tendres, plus longues dans l’ombre de leur chambre dont les fenêtres restaient ouvertes… Dehors, la nuit était bleue, d’un bleu presque noir, criblée d’astres magnifiques… De leur lit, ils apercevaient le jardin, dont l’arome venait jusqu’à eux et, les petits abat-jour rouges des tables du dîner, fantastiques lucioles. Le sable des allées criait sous les pas de jeunes couples anglais, fiancés ou jeunes mariés pour la plupart, qui échangeaient des baisers.

Tout était douceur, fraîcheur, paix alentour.

Ils subissaient cette influence.

L’admirable regard de sa compagne s’atténuait, et alors il possédait non plus un démon, mais une femme.

Toutefois quand, lasse d’étreindre, elle s’était endormie, il lui arrivait, à lui, de rester encore éveillé longtemps.

L’inquiétude des grandes joies de ce monde où tout meurt envahissait son âme, et il se demandait : « Combien cela durera-t-il ? »


Une dépêche le rappela un jour à La Luz : Un camarade tombé malade, qu’il fallait remplacer. Il s’en fut en jurant.

En arrivant, d’ailleurs, il trouva l’affaire arrangée. Alors il repartit à pied, fit dix lieues, en pleine nuit, dans la montagne, pour retrouver plus vite son idole.

Comme il tâtait dans l’obscurité, cherchant sa tête pour la prendre doucement, ses mains rencontrèrent une figure glabre d’homme. Il eut un sursaut d’horreur, puis se ressaisissant, il alluma.

Il identifia avec stupeur son remplaçant. C’était l’un des jeunes « waiters » de l’hôtel… Sa colère ne connut pas de bornes.

Le lendemain, il reprit le chemin du Zodiaque, tête basse, convaincu qu’ici-bas tout est fange, amertume et néant.


Pendant quelques semaines il resta inerte, souffrant tout ce qu’un homme peut souffrir : celle qu’il avait élevée si haut venait de choir du piédestal. Et, chose pire, s’il ne pouvait plus l’aimer, ses sens continuaient à la désirer ardemment.

Quand le premier moment de douleur fut passé, il sentit le besoin, le besoin violent, d’entendre parler d’elle. Il se livra à une enquête et ce qu’il apprit lui enleva ses dernières illusions. On la supposait née dans ce pays ; on ne pouvait dire de qui.

Sans être à proprement parler une courtisane, elle avait couché avec un nombre incalculable d’hommes, ramassant dans la rue tous ceux qui lui plaisaient, s’abaissant jusqu’aux muletiers et aux gens du port, insatiable de baisers nouveaux.

C’est ainsi qu’elle avait connu son mari, lequel avait fini par l’épouser, sachant tout, rivé à elle par son étrange pouvoir. Après son mariage, elle avait continué ni plus ni moins qu’avant.

Le signe, elle l’avait fait à cent, peut-être à mille autres…

En ce moment d’écroulement, le vieil homme aurait dû renaître en lui. Il aurait dû reprendre son rêve de jadis, la maison paternelle et la fiancée tranquille. Mais un cataclysme avait brisé ses forces, le laissait là, pantelant, sur place, incapable de désirer quoi que ce soit, de croire en qui que ce fût désormais.

Après ces étreintes maudites, après ces étreintes empoisonnées, il n’y avait plus que les sens de vivants en lui. Il avait beau la haïr, il la désirait encore…

Longtemps, longtemps il lutta. Il sentait bien que s’il succombait il descendrait aussi bas qu’elle. Il essaya d’étancher ses désirs avec d’autres femmes, mais qu’étaient-elles ?

Un jour, enfin, après une station énervante au Gabon, parmi la chaleur humide, les moustiques, la fièvre, il retomba.

Elle le reçut bien, comme si aucun événement ne s’était jamais passé entre eux. Il retrouva ses étreintes et ses baisers de flamme. Seulement, n’ayant plus d’illusion à entretenir en lui — car, les illusions naïves de cet homme l’avaient flattée dans un curieux besoin de considération — elle ne se gêna pas. A sa porte, il rencontrait souvent des hommes et, parfois, la rage au cœur, il attendait…

Il était rendu — il le savait du reste — au dernier degré de l’échelle. Il n’était plus qu’une loque de chair, soutenue, gonflée par un constant désir d’Elle.

Même de temps à autre, cette loque était visitée par un revenant, un autre être, positivement, qui, dans une autre vie, avait vécu dans un cadre très doux, en France, et y avait rêvé d’être bon fils, bon père, bon époux.

Évidemment, ce n’étaient là que des songes, des chimères… De temps en temps il recevait des lettres où on lui parlait de toutes sortes de choses qu’il sentait confusément être touchantes, mais il fallait la sensation matérielle du papier pour qu’il fut sûr que ces choses-là appartenaient encore au domaine du réel…

A présent, ces choses lui semblaient irréalisables.

Cependant, le revenant ne se lassait pas. Cet importun s’obstinait à le hanter de plus en plus, nuit et jour :

Son Être moral ne voulait pas mourir.


Au bout d’un certain temps il en eut assez de cette lutte. Il appela la mort, la délivrance, de toutes les forces de son âme.

Enfin, un jour, à Dakar, en rôdant parmi des cases nègres, il attrapa la fièvre jaune, qui l’enleva lestement.

Le médecin du bord, qui l’assistait, l’entendit murmurer, dans un horrible délire, jusqu’à la fin : « Ses yeux. »


Revenu en France, ce médecin, ignorant le prélude de l’histoire, la raconta un soir qu’il dînait chez un enseigne, marié depuis quelques années. Après le repas, qui avait été bon, on était en famille et, sous le cercle paisible de la lampe, un enfant jouait sur le tapis. Le brave docteur ne s’expliqua jamais pourquoi cette histoire intéressante avait jeté du froid. L’enseigne surtout avait pâli ; il regardait sans un mot sa femme et son enfant, alternativement. Heureusement, la belle-mère reprit le fil de la conversation en disant derrière son journal :

« Ne me parlez pas des gens faibles. »

Mais tous en secret ils songeaient à Félix et à Celle qui, penchée sur un balcon durant les soirs bleus ou les midis éclatants, continue son Signe, le même et toujours infaillible.

CHEZ SON ÉMINENCE
OU
LES PLAISIRS CHIMÉRIQUES

Jules Barbey d’Aurevilly, maître étrange et vénéré, je me plais à imaginer que cette histoire eût gagné votre faveur. Trois phrases de la correspondance de Grimm nous en révèlent une semblable.

« Deux soldats, après s’être fait servir un bon dîner et enfermés dans une chambre d’auberge, avaient écrit un long factum philosophique destiné à faire connaître les motifs parfaitement raisonnables qui les portaient à s’ôter la vie. C’est un exemple des ravages qu’une philosophie trop hardie peut causer à des têtes mal disposées. Cette aventure fait beaucoup de bruit. »

CHEZ SON ÉMINENCE
OU
LES PLAISIRS CHIMÉRIQUES

« L’ennui. Là est le fond du temps, le grand signe et le grand secret de cette société du dix-huitième siècle. »

(Ed. et J. de Goncourt.)

Un Vidame.

Un soir d’octobre, vers 1775, Arboise s’endormait dans le brouillard, brouillard d’automne, opaque et triste, saturé de pluie fine.

Arboise était une vieille petite ville bâtie sur un coteau. Une rivière, la Sauve, l’emprisonnait dans sa boucle grise. Des ponts en dos d’âne reliaient le faubourg des mariniers à la ville basse réservée aux commerçants et aux gens du commun. La cité, domaine soi-disant exclusif des habitants de haut parage, accrochait aux pentes ses pignons écussonnés, ses flèches d’église, ses murs de couvent et son lacis de ruelles où les carrosses tournaient avec peine aux carrefours.

On eût dit une grappe à l’envers.

L’évêque, comte et seigneur du lieu, occupait le sommet avec un palais environné de jardins. Cette vaste bâtisse irrégulière portait l’empreinte de bien des époques. Érigée par l’évêque Silvanus, au onzième siècle, Nicolas de Gouges, chapelain de Catherine de Médicis, l’avait remaniée et reconstruite, en avait élargi l’enceinte qu’il avait démolie pour la plus grande part. Son œuvre n’avait point trouvé grâce aux yeux du défunt titulaire, Gilbert Palisseau. Celui-ci, serviteur fidèle de Versailles, avait fait jeter bas les deux tiers de ces architectures qu’il appelait « gothiques » pour leur témoigner son mépris. Il y avait substitué de solennelles maçonneries dans le goût du temps, autour desquelles il avait ordonné de magnifiques jardins avec des parterres et des charmilles, des balustres et des statues. De l’ouvrage délicat du seizième, il ne restait qu’une aile, la plus humide. Cette aile, reliée au reste de l’édifice par une galerie en général déserte, était mal famée. Une tradition voulait qu’elle eût abrité l’astrologue de Nicolas de Gouges. La Chimère de l’évêque humaniste, taillée dans la pierre verdâtre des voûtes et dans la forme tournante des escaliers, y grimaçait encore, les ailes éployées, tenant entre ses griffes la devise en banderole : « Semper. » — « Toujours. »

En 1775, deux personnes seulement y logeaient, comme perdues dans la multitude et la quasi-obscurité des pièces. Cet isolement qui eût fait peur à d’autres avait, au contraire, sollicité le vidame d’Arboise et son fidèle valet, Germain. Parce qu’il était toujours attiré par le singulier, le pervers, et qu’il n’était point effrayé outre mesure par le surnaturel, Hector César de Vespéran avait élu ce domicile soi-disant hanté lorsque, six ans auparavant, à la fin d’une vie mouvementée, il fut réduit à demander asile au seul frère qui lui restât, le cardinal Charles-Florent Bénédict, jadis premier aumônier du Roi, aujourd’hui retiré de la cour et résidant dans son évêché d’Arboise.

Hector-César de Vespéran, plus connu dans sa jeunesse sous le nom du chevalier d’Evron, était le septième fils d’Antoine de Vespéran, lieutenant général, marquis d’Aquebeil, seigneur d’Arbades, baron d’Evron, vidame héréditaire d’Arboise, et de Perrine-Jacquette de Prévalet, son épouse. Tandis que les aînés entraient aux pages, dans les armées ou prenaient, faute de mieux, le petit collet, leurs parents, braves et saintes gens fort occupés de pourvoir chaque enfant d’une manière appropriée à sa naissance, furent heureux d’obtenir la croix de Malte pour le septième. A cinq ans, Hector-César, grâce à la protection de son oncle maternel, le bailli de Prévalet, fut admis dans l’ordre comme chevalier de minorité. A douze, il partit sur les galères de la Religion afin d’entreprendre ses caravanes. Il se distingua fort à la prise d’un chebec sur la côte de Barbarie et, sans nul doute, il serait parvenu promptement à une commanderie si un duel malheureux dans lequel il tua son adversaire ne l’avait obligé à quitter l’île et à se réfugier à Paris près de son frère, Charles-Florent.

Ce dernier, entré dans les ordres, avait pris ses grades en Sorbonne. A vingt ans, une thèse soutenue avec éclat lui avait valu l’attention du cardinal de Fleury. Il avait été présenté à la Cour et y avait fait un chemin rapide, qui étonnait, car il n’y avait guère de parents. D’anciennes relations de son père l’avaient servi et surtout un sens avisé, pondéré, de toutes choses. Dans ce milieu il réalisait le type du parfait honnête homme, de « l’homme sûr ». L’on se confiait à lui. Présentement il était aumônier par quartier et pourvu de bénéfices qui lui valaient cependant des envieux.

Il ouvrit à son frère sa bourse et sa maison du Marais, puis, peu après, une vacance d’enseigne à pique s’étant produite aux gardes françaises, il l’y fit nommer.

Sur ces entrefaites, un mot dit à propos vint couronner la fortune de l’abbé. Un jour que le Roi se rendait à la messe, M. de Maurepas qui se trouvait sur son passage n’eut-il pas l’audace de murmurer : « Avant la messe, le Roi écrit à Mme de Mailly ; après, il y va. » A quoi le jeune docteur en théologie ne fut point en peine de répondre que c’était déjà quelque chose d’aller à la messe.

La discussion, quoique tenue à voix basse, fut entendue et répétée à qui de droit. Mme de Mailly aimait les gens attachés à leur maître. A quelque temps de là l’on pria l’abbé de Vespéran de choisir sur la liste des évêchés celui qu’il voudrait. Il prit Arboise. Cet évêché n’était que de vingt milles livres, mais se trouvait dans son pays.

Quelque honneur qu’il ressentît à vivre près de Sa Majesté et à en recevoir les bontés, le nouvel évêque restait fort tendre pour la terre natale. Dans le secret de son cœur, il nourrissait l’espoir de finir ses jours près de son berceau, en administrant paternellement ses ouailles.

La Cour lui sut gré de sa modération et la province de ses sentiments. Nommé agent général du clergé, il se montra ferme et conciliant, fit respecter les droits de chacun et conquit l’estime de tous. Les dignités plurent sur lui. Successivement maître de l’Oratoire du Roi, premier aumônier, Sa Majesté le força d’accepter le chapeau qu’il voulait refuser, n’en étant, disait-il, point digne.

L’on voyait déjà en lui le futur grand aumônier de France quand, à la stupéfaction générale, il supplia le Roi de lui permettre le résigner ses fonctions et de se retirer à Arboise.

« Que sa Majesté voulût bien considérer qu’ayant perdu ses parents et son frère aîné, Adonis de Vespéran, tué sous Philippsbourg, il lui fallait veiller de près à l’administration des biens de ses frères, dispersés sur terre et sur mer pour le service du Roi, et répondre aux demandes d’argent qu’ils ne cessaient de lui adresser. Cela était pour le temporel. Quant au spirituel, que son maître de la terre, qu’il continuerait de servir dans son diocèse, lui permît de consacrer ses vieilles années à la pensée de son maître du ciel. » La véritable raison était que les dérèglements du Roi l’affligeaient fort.

La reconnaissance l’avait attaché à Mme de Mailly, « dont les sentiments, disait-il, sont au-dessus de la conduite ». Elle venait d’ailleurs de faire une fin chrétienne, édifiante même, sous le cilice. Cet homme de Dieu faisait la part du monde, mais il ne pouvait prendre son parti de Mme de Pompadour.

Le roi finit par se rendre à ses raisons, et le laissa aller après mille embrassements et mille caresses. Devant qu’il ne partît, il voulut lui donner le collier de ses Ordres, afin de lui marquer qu’Il lui conservait Son estime.

Son Éminence s’en fut donc, chargée d’honneurs, et, ce qui est plus rare, de regrets.

Elle disait vrai en parlant de l’administration de sa fortune. Son frère Hector, lancé dans une existence de dissipation et de galanterie, devait plus de cinquante mille écus qu’il fallait payer.

La guerre de la Succession d’Autriche éclata à propos et Son Éminence se hâta de faire donner au mauvais sujet une compagnie du Royal-Barrois, régiment que l’on recrutait en Lorraine pour M. le comte de Gisors. Le chevalier fit merveille à Charleroi et à Raucoux. A Vintimille, il entra le premier dans la place.

Ce qui fut une occasion pour le bailli de Prévalet, devenu maréchal de la langue d’Auvergne, d’écrire au Grand-Maître de l’ordre de Malte. « M. d’Evron, lui mandait-il, s’est appliqué à mériter votre pardon tant par sa vaillance que par son repentir. » A Malte, l’on prisait fort les braves. Le Grand-Maître accorda la grâce demandée, et, pour le prouver, chargea, en l’année 1748, le chevalier d’Evron d’offrir au Roi les douze oiseaux qu’il lui envoyait pour sa fauconnerie. Sa Majesté fit don au porteur d’une cornette aux Gendarmes Dauphins, tant pour reconnaître ses services personnels que pour témoigner qu’Elle ne gardait point rancune de la retraite de son frère.

Ce fut le plus beau moment de la vie de M. d’Evron. Dans ces années joyeuses du dix-huitième siècle, environné d’une auréole de bravoure et d’aventures, il ne tarda pas à captiver l’attention des femmes. Son fin profil amer, la caresse infernale de son regard lui valurent des conquêtes sur les soies à fleurs des canapés à l’écart, tandis que, spirituel, affable, aigu, il devenait, par ses satires, ses paradoxes et ses couplets, l’un des causeurs à la mode. Un cercle d’admiratrices l’écoutait dans chaque salon. Plus d’une fois il frôla la Bastille. Les maîtresses de maison se le disputaient, le redoutant encore plus qu’elles ne le recherchaient. Il fréquentait tous les mondes : la finance chez Mme de la Reynière, et la Cour à l’hôtel de Bouillon. Dans les soupers d’hommes de la maréchale de Luxembourg, il était un oracle. Il était des « petits jours » du Palais Royal, et des lundis du Temple. Puis, quand ses sens repus de bonne compagnie réclamaient une ripaille plus franche, il devenait le compagnon de Richelieu ou se rendait à cette joyeuse association de gourmets, de viveurs, d’anciens roués, composée du prince de Barsac, des abbés de Comminges et de Luré, du philosophe Héclan, du président d’Arbel. Cette existence savoureuse et folle l’emporta dans le tourbillon du jeu, des soupers, des bals, des mascarades, des duels, des ovations de salon et des victoires d’alcôve.

Il devint fermé et courtois, souple et sagace, fier à l’occasion.

C’était le type de ces incomparables diplomates que les salons de Paris formèrent à cette époque. On utilisa d’ailleurs ses talents. Il fut chargé d’une mission dans le Cercle de Basse-Saxe au cours des négociations qui précédèrent la guerre de Sept Ans.

Lorsque celle-ci survint, Hector-César de Vespéran ne put se tenir du désir d’aller au feu. Comme l’on ne parlait point d’y envoyer les gendarmes, il voulut acheter un régiment de dragons. On n’en pouvait avoir à moins de cent mille livres. Son Éminence, excédée par ses dettes, lui refusa le crédit. Il se trouvait en peine, lorsque le comte de Gisors lui offrit une place de major dans le régiment de Champagne qu’il commandait. Bien qu’une cornette aux gendarmes eut rang de lieutenant-colonel, le chevalier d’Evron ne balança pas à accepter la proposition de son ancien colonel.

A Hastenbeck, il enleva cette redoute où sept officiers et une compagnie entière de son régiment trouvèrent la mort. Il y trouva, lui, la croix de Saint-Louis. Quelque blasé qu’il fût, il la reçut avec attendrissement. Ce petit ruban couleur feu, celle croix émaillée qu’il pouvait porter jeune encore, plusieurs ne l’obtenaient qu’après trente-cinq ans de service. A la Cour ou dans le fond des provinces, elle signifiait actes héroïques ou longs dévouements obscurs. Tous l’enviaient, y compris son colonel à qui elle ne fut remise qu’après lui. Par une permission spéciale du Grand-Maître, il fut autorisé à en arborer les marques dans le même temps qu’il conserverait la croix de Malte pendue au cou.

Il continua avec son régiment la campagne pénible qui se déroula entre le Weser et l’Elbe jusqu’à ce que son ami, le duc de Richelieu, l’envoyât chez l’électeur de Cologne.

La diligence dont il fit preuve au cours de cette mission lui acquit quelque réputation parmi les diplomates et lui valut, à la paix, le poste d’ambassadeur de la Religion de Malte près de Sa Majesté Très Chrétienne. C’était un beau couronnement de carrière. Malheureusement ce sang bouillant, cette activité fiévreuse, infatigable, qui l’avaient signalé dans la guerre et dans les intrigues le précipitaient, dès qu’il était rendu à l’inaction, dans les excès.

Il vivait dans l’hôtel de son frère, au Marais, et y tenait, disait-on, la meilleure table d’Europe. La ville et la cour affluaient chez lui, bien qu’on chuchotât sur ses mœurs et plus encore sur ses dettes. A Malte, on murmurait : Ne l’avait-on point vu à ce souper chez Mme de Praslin où sept femmes de la société, peu costumées, représentaient les sept Péchés Capitaux ? Une aventure vint achever sa disgrâce. Il aimait fort la marquise du Bocage et surtout il en était fort aimé. Comme il passait pour volage, la dame voulut en avoir le cœur net. S’étant habilement grimée, elle réussit, un soir de bal d’Opéra, à l’entraîner dans une ruelle déserte où elle se démasqua. Puis, tirant une épée de dessous son domino, elle lui enjoignit d’avoir à rendre raison de son inconstance. Comme il se jetait à genoux, la suppliant de le transpercer, son action, assurait-il, méritant la mort, elle le fit mettre en garde de gré ou de force et commença à lui pousser de si furieuses bottes qu’elle en serait peut-être venue à bout, si une ronde du guet ne les eût emmenés l’un et l’autre chez le lieutenant de police.

L’affaire fit le bruit qu’on pense et la Cour s’en divertit fort. A Malte, le scandale était grand. Le Roi y fit dire assez plaisamment qu’il fallait envoyer ce chevalier-là combattre les Infidèles. Il allait partir quand Son Éminence intervint, paya les dettes, et obtint du Grand-Maître et de Sa Majesté que le chevalier se retirât à Arboise où il saurait bien l’amener à la raison. Ils restaient tous les deux seuls d’une famille nombreuse. On appela le cadet « Monsieur le vidame », parce que l’aîné était l’évêque et que les Vespéran étaient vidames héréditaires d’Arboise, c’est-à-dire lieutenants des évêques pour ce qui concernait leur temporel.

En fait, Hector-César remplit les fonctions de cette charge du moyen âge tombée en désuétude.

Ce dissipateur devint un excellent intendant.

Il était la cheville ouvrière du Palais et des domaines, avait la haute main sur la domesticité, le grenier, la cave, les fermes, décidait des redevances, des dîmes, des remises et des baux. Avec une lucidité, une entente, une économie incroyables, il gérait l’enchevêtrement de tous les canaux qui amenaient une fortune, énorme pour l’époque, de 120 mille livres de rentes.

C’était un emploi où il usait l’activité redoutable qui le travaillait sans relâche. Tempérament de fer, malgré ses soixante ans, il se levait le plus souvent à quatre heures. Après avoir donné un coup d’œil aux cuisines et mis chacun à sa tâche, il partait en tournée. Sa haute taille maigre, enveloppée d’une houppelande ventre-de-biche, se voyait de loin. Il avait une hachette dans sa poche et une canne à flûte en bois des Iles à la main. Il inspectait les tailles, marquait les arbres à abattre, ordonnait les bâtiments, les réparations, les chemins et les travaux. Avare de phrases, il parlait sec et juste. Ayant pratiqué les hommes toute sa vie, il savait comment se faire obéir d’eux. Redouté, mais assez aimé, ses encouragements rares faisaient rougir de plaisir. La guerre, la ville, le spectacle des misères humaines et de leurs contrefaçons l’avaient rendu méfiant et dur. Nul mieux que lui par exemple n’était au courant des besoins et des souffrances des gens. L’on citait des traits de sa bonté qui juraient avec son aspect. Il faisait l’aumône sans bruit, assistait les malades pauvres, faisait porter aux femmes en couches du bouillon et du vin. Les gamins se rangeaient respectueusement devant sa légendaire silhouette. Il se plaisait à les menacer de sa canne. Parfois, il leur jetait des liards ; parfois, comme le roi de Prusse qu’il admirait, du crottin roulé dans du sucre pour tromper leur gourmandise.

Aujourd’hui, il revenait d’une de ces promenades. Il avait neuf lieues dans les jambes, s’étant rendu dans la journée à Saint-Nicolas-des-Leudes dont l’abbaye dépendait de l’évêque. Il avait besoin de fatigue, pour se sentir dispos. Pour le moment, il se chauffait. La cheminée où montait, sculpté dans le tuf, un vol de chimères, était embrasée. Le reflet de ses flammes rouges palpitait sur la glace des vitrines et sur le cuir frappé des murs. Des gardes d’épées brillaient à des panoplies.

Dans un coin, une cornue et le squelette d’un quadrupède attestaient chez le vidame certaines curiosités de son siècle. Il s’adonnait par manière de passe-temps à la chimie et à la dissection. Par ailleurs, de vastes ombres emplissaient la chambre. Le luminaire de l’appartement était composé de deux lanternes, de celles qu’on voit à la poupe des galères, hautes, évasées, épaisses de cristal et grillagées de cuivre. Leur couvercle représentait un enfant joufflu soufflant de la conque. Elles éclairaient peu. Aucun jour ne venait plus par les vitraux. Ils paraissaient d’argent dépoli, sans couleur, traversés de vagues lueurs bleues. Vêtu de soie foncée, le vidame était assis, le profil ardent par réflexion des braises, la tête en arrière appuyée au dos de son fauteuil carré. Il tendait la jambe droite au feu et faisait craquer du bout du pied le maroquin de son soulier bouclé d’argent. Des guêtres en papier fort comme on en retrouve dans les gentilhommières d’il y a 150 ans, garantissaient ses bas violets d’une chaleur trop cuisante.

Dire qu’autrefois il avait été beau !

Aujourd’hui ce n’était plus guère qu’une épave. Sa peau sèche, tannée, bilieuse, semblait trop large pour l’ossature qu’elle recouvrait. Distendue, elle se plissait en rides et pendait en plaques, se creusait autour de la bouche en deux sillons indéfinissables qui accusaient le sarcasme des lèvres minces, du menton glabre. Le front et les yeux avaient survécu. Le front haut, étroit, lisse et bombé, presque sans rides, encadré des ailes poudrées du catogan, relevait la grimace de la figure, lui imprimait un cachet seigneurial, hautain, distingué, arrogant. Les yeux, indicibles, brouillés de marron, semés de paillettes vertes, pleins d’un feu contenu que l’on devinait intense à l’occasion, à la fois impérieux et doux, pénétrants comme des vrilles, à eux seuls expliquaient ses conquêtes.

Au bout d’un moment il se leva et se mit à arpenter la chambre. Il ne connaissait jamais longtemps le repos. Il vint sous les lanternes. Une bibliothèque y était placée. Écartant les rideaux de soie, il découvrit des rangées de volumes en veau, frappés du griffon d’or des Vespéran et de leur devise : « Pas à pas. » Son esprit avide n’appréciait plus dans le monde que sa diversité sans bornes, parce qu’elle est un remède à l’ennui. Ses livres traitaient de tout. Le coche, qui une fois par semaine arrivait de Paris, lui en déchargeait des ballots. Il en recevait de Hollande et d’Angleterre, de Venise et de Paris, de Francfort et de Bâle. Il y avait là depuis l’Apoticaire françois charitable, de Constant de Rebecque, jusqu’aux Journées Mogoles, opuscule décent d’un docteur chinois, suivi des Contes très Mogols par un vieillard quelquefois jeune. Les Réflexions sur les grands hommes morts en plaisantant, par le docteur Matanasius (La Haye, 1740), y avoisinaient la Tactique et Discipline militaire des Prussiens ; le Laboratoire de Flore, l’Explication physique des sens, des idées et des mouvements touchaient les Anecdotes galantes de la Cour de Vienne et le Projet de législation sur le commerce des grains, par M. Necker.

Le regard du vidame se porta vers les voyages : Voyage de milord Ceton dans les sept planètes ; Voyage de Jean Ovington à Surate et dans d’autres parties de l’Asie et de l’Afrique ; Voyage de Glantzby en Tartarie, accompagné des aventures des rois Loriman et Osmondar.

Aucun ne le tentait. Leur lecture suscitait en lui l’envie de repartir, le dégoût de sa vie présente, dans le calme mortel de cet évêché. Que n’eût-il donné pour tenter de nouveau les aventures ! M. de Choiseul, s’il fallait en croire les gazettes, recrutait des officiers pour l’armée du Grand Seigneur. Il l’avait su trop tard. L’affaire était manquée. C’était dommage, car, morbleu, il avait conservé un plaisant souvenir de la guerre ! Juste à ce moment sa main se trouva sur un État de France. Il ne put se tenir de l’ouvrir à la page de son ancien régiment, les gendarmes Dauphins :

« Leur étendard est une mer agitée sur laquelle se démènent un navire au milieu de la tempête et trois Dauphins qui semblent se jouer ; leur devise : « Pericula ludus » exprime que cette Compagnie se fait un jeu des dangers. »

Jamais devise ne lui avait paru aussi véritablement sienne. En un éclair il se revit. C’était au lendemain de la guerre de Succession d’Autriche. Il portait l’habit rouge et la veste chamois galonnés d’argent. Les hommes le craignaient, les femmes l’aimaient.

Les femmes… Voilà près de six ans qu’il n’y goûtait guère. Il s’en était cru à tout jamais guéri par les Arboisines. Il les apercevait en accompagnant Son Éminence durant les tournées de confirmation. Elles étaient en général prudes, mal habillées, et toutes sentaient leur province d’une lieue.

Il savait pourtant qu’elles le regardaient à la dérobée. Il avait encore grande mine, la taille droite, le mollet ferme, et son passé jouissait d’un merveilleux prestige.

Mais s’il daignait parfois leur pousser des pointes de page, sa curiosité n’allait pas plus loin. Son Éminence croyait l’avoir converti par le présent d’un livre : Le Militaire en solitude ou le philosophe chrétien.

Saint évêque, il n’avait point vu les vers en manger la reliure !

Les femmes… Le vidame se souvenait du bal donné par Mme de Mirepoix où vingt-quatre danseurs et vingt-quatre danseuses, vêtus à la mode chinoise, s’entrecroisaient en un quadrille monstre. Les mouches « à l’enjouée » piquaient le coin des lèvres divines… les femmes, en est-on jamais guéri quand on les a aimées ?

Pourquoi ces désirs naissaient-ils en lui ce soir ? Ses membres étaient pourtant las. Pourquoi ces flammes dans ses veines ? Pourquoi ce retour vers Cythère qu’il avait cru quitter pour toujours ?

Les femmes ? Il n’y en avait guère à l’évêché. Si, il y en avait deux, dont l’une, à vrai dire, ne comptait pas, étant une gouvernante qui aurait pu s’enrôler dans les dragons. Mais l’autre ? L’autre n’avait pas encore dix-huit ans.

Anne-Charlotte de Corsen d’Anspach était la fille de ce baron de Corsen, ambassadeur en Saxe, qui était revenu ruiné par sa charge. Sa femme était morte en couches et lui, n’ayant pu obtenir de pension du Roi, atteint d’une fièvre quarte fort maussade, n’avait point tardé à la rejoindre. Il avait rendu l’âme entre les bras de Son Éminence, lui léguant sa fille, le seul bien qu’il eût de reste.

Le cardinal, tout bon qu’il fût, ne laissa pas que d’être fort embarrassé de ce poupon. Il se promit bien tout d’abord de faire entrer la fillette à Saint-Cyr dès sept ans.

En attendant, il fallait aviser. Une vieille amie, la maréchale de Cipierre, trouva une gouvernante et une nourrice, et l’on emmena le tout dans un carrosse à Arboise.

L’âge venu, Son Éminence, sans héritiers proches, gagné du désir de se prolonger, commun aux vieillards, n’avait pu se résoudre à éloigner sa pupille. Elle avait donc continué à grandir dans l’immense palais retiré de tout, au sommet de la ville où elle ne descendait jamais. Elle était douce, soumise, silencieuse, annonçait des dispositions à être jolie. Sa mère avait été une beauté.

Accompagnée d’une gouvernante revêche et modèle, elle se promenait dans la splendeur des jardins vides, jouait peu — l’endroit n’y prêtait pas — réfléchissait beaucoup, mûrissait vite.

Elle ne voyait que des prêtres et des vieillards, des visages sévères et placides. Les murs étaient grisâtres. Sous les sapins, les cèdres, verdures tristes et symétriques, presque toutes les fleurs s’étiolaient. Mlle de Corsen subissait le sort des fleurs. Privée de chaleur, de rayonnement, de vie, une sorte de grâce dolente s’épanchait en elle. Elle était timide et sauvage, quoique, dans le délaissement de son cœur, elle rêvât.

Elle rêvait, le soir, dans l’immense lit à baldaquin où elle se sentait perdue ; elle rêvait ces nains familiers dessinés dans les estampes de ses contes, confidents, bons génies des princesses prisonnières, et qui seraient venus se blottir contre son épaule, apporter un peu de tiédeur dans sa couche.

Faute de mieux, elle aimait le vidame. Seul jadis il l’avait fait sauter sur ses genoux. Seul aujourd’hui il lui parlait du monde où il avait vécu et où elle devait vivre.

Attrait mystérieux de la femme, même enfant, pour « l’homme à femmes » ! D’où Anne soupçonnait-elle le passé de son ami ? Le Diable le sait. Ce passé occupait son imagination de fille solitaire.

Plus que les écus et les chiens de sucre de Son Éminence, elle prisait les bijoux que le vidame achetait pour elle au « Chagrin de Turquie ».

A huit jours près, il savait l’ajustement de la poupée, rue Saint-Honoré, toujours vêtue à la dernière mode, selon les décrets de Mlle Bertin. Il avait le secret des jouets ingénieux qui divertissent, telle cette négresse avec une horloge intérieure, l’heure dans l’œil droit, les minutes dans l’œil gauche. Il avait donné à Anne ces jours-ci des souliers au « Venez-y voir », garnis d’émeraudes.

Le vidame jusqu’alors s’était amusé de cette enfant. Pour la première fois, il venait d’y penser comme à une femme.

Elle était à l’âge qui pouvait plaire aux sens d’un vieux libertin, les tirer de leur sommeil. Les « figures à sentiment » n’étaient point de mise dans sa jeunesse. Aujourd’hui on semblait les goûter fort.

Devant que de partir dans l’autre monde, il lui faudrait combler cette curiosité-là.

L’avant-veille il avait vu Mlle de Corsen cueillir des fleurs dans la rosée.

Sa taille s’inclinait avec grâce. Ses bras nus, potelés, allant et venant parmi les branches, s’effarouchaient des piqûres. Un « désespoir » couleur « souci d’hanneton » était noué à son cou. M. d’Evron s’attarda à cette image et un mauvais désir l’envahit.

Jadis, sans doute, il avait été l’intime de son père, à Dresde. Qu’importait ? En matière de femmes, il ne connaissait point de barrières. Elle serait un but nouveau à poursuivre, peut-être difficile à atteindre. Dans cet évêché il s’ennuyait « à la mort ».

Cette conquête serait une proie offerte à l’ennui. Elle lui procurerait une heure — et encore ? — de satisfaction dernière.

Après ? il ne voulait pas le savoir.

Sa main tâtait les derniers rayons de la bibliothèque. Elle rencontra un tout petit livre qu’il tira : « Heures de Cythère ou la Journée d’Amour. » Le premier vers était :

Sexe charmant qui parez la nature.

Il le trouva de son goût et l’emporta pour le mieux savourer au coin du feu. A présent, tout était calme en lui et autour. Les tisons crépitaient. Dehors la nuit était close. Il lut longtemps en mûrissant des projets. Tard, Germain vint l’avertir que le Cardinal l’attendait pour souper, et comme le vidame traversait la galerie, son vieux valet l’entendit fredonner :

Sexe charmant qui parez la nature…

Qui donc avait rajeuni son maître de dix ans ?

Jouvence.

Six mois après, en mai, Son Éminence s’asseyait au balcon d’un cabinet en rotonde, sa pièce favorite. On avait roulé jusqu’à la fenêtre une vaste bergère tendue de perse et le prélat l’emplissait de ses formes débordantes. A contempler ce bon vieillard goutteux, ventripotent, incapable de faire un pas sans recourir à sa canne et au bras d’un serviteur, l’on ne pouvait songer sans malice à la redevance d’une paire d’éperons que lui remettaient encore les moines de Saint-Nicolas-des-Leudes le jour Chandeleur.

Par goût, Son Éminence ne s’exposait point volontiers dehors. Mais aujourd’hui il faisait si doux ! Un temps gris sans soleil, une journée orageuse, lourde, apathique, où des brises imperceptibles charriaient, renouvelaient des aromes épars de fleurs.

Il est juste de confesser que le Cardinal venait d’engager, cédant aux sollicitations réitérées de son frère, le célèbre Mounier, ancien cuisinier du duc de Nivernais. Depuis lors le digne évêque éprouvait après dîner la nécessité véritable de prendre l’air. Il se reprochait sa gourmandise tout bas, très fort, mais, quoiqu’il fît pour dominer la chair, il ne pouvait s’empêcher de jouir d’une digestion heureuse et d’Arboise, qui s’étageait sous ses yeux, empreinte de tout le recueillement de midi.

Il devrait dans un moment y descendre, ayant convoqué pour aujourd’hui son chapitre. C’était une séance qu’il ne prévoyait jamais sans inquiétudes, ayant parfois du mal à accorder ses chanoines. Le mieux était de n’y pas penser d’avance et de réciter l’Angélus qui tintait à tous les clochers. La voix pesante du gros bourdon de la cathédrale, Saint-Gratien, donna le branle. Graves, vibrants, austères, les sons se succédèrent, se précipitèrent avec majesté et se turent. Puis ce fut le tour de Sainte-Eulalie, l’antique église romane, avec sa voix usée, touchante, faite pour remuer les vieux cœurs endurcis, exhortant avec une bonhomie de pasteur, et ses notes s’acheminant toutes ensemble, cahin-caha, rappelaient à l’évêque les fidèles quand ils se rendent aux offices en moutonnant troupeau. S’unissant à elle, toutes les églises, les chapelles, les monastères égouttèrent une pluie de sons pieux sur les toits inertes de la ville. La cloche de l’abbaye Saint-Maurin termina seule, rapide, aigrelette, s’enlevant perçante sur le fond épais de l’air. Son Éminence les reconnaissait toutes : elles aussi étaient des ouailles dont il aimait les voix. Quand il eut achevé sa prière, il se sentit les yeux pleins de larmes ; de son balcon il apercevait sa bonne ville tout entière. Il la menait avec sollicitude et elle lui rendait son affection. Non, il ne regrettait point la Cour. Il se retourna. Parmi les boiseries blanches à moulages et les panneaux de soie rouge, il n’y avait qu’un très ancien Christ d’ivoire et un seul portrait, un homme peint en pied par Van Loo :

Celui que, malgré tout, le vieil évêque appelait encore le « Bien-Aimé ».

Sur le point de mourir, l’illustre et cher défunt avait prié M. de Duras de faire venir son confesseur. Son Éminence en ressentait de la consolation.

Ses yeux se reportèrent sans hâte sur la vaste perspective des jardins.

La lourdeur du jour les accablait. Une lumière blanche se déversait, s’étalait sur leur étendue. Le réseau rectiligne, bien uni des larges allées, était désert.

Dans leurs bordures géométriques les parterres semblaient immuables. Parfois la silhouette noire d’un abbé glissait au bord des charmilles pour disparaître aussitôt parmi leur profondeur. Cette paix immense donnait comme le sentiment d’une attente ; ce calme paraissait effrayant.

Il ne semblait point ainsi au Cardinal. Ses yeux se reposaient sur les magnifiques corbeilles de pensées qui déployaient leur luxe sévère, leur coloris épiscopal sous les grands cèdres dont les branches pendaient.

D’opulents reflets chatoyaient sur le velours foncé des calices d’un violet puissant et contenu. Une senteur onctueuse s’en dégageait et venait flatter les narines du prélat. C’étaient ses préférées. Avec leur cœur de soie jaune tigré de noir, elles symbolisaient, suivant quelques théologiens, la Très-Sainte-Trinité. Son Éminence aimait à se ranger à cette opinion quoiqu’elle ne fût à vrai dire approuvée par aucun Père… Seulement ces pensées lui donnaient des embarras sans remèdes : il ne pouvait les empêcher de se flétrir. Elles manquaient d’eau en dépit des douze aides qui tout le jour montaient des « seilles » du bas de la rivière au haut de la colline. Le sable buvait tout et elles mouraient peu à peu. Le bon Cardinal soupira, car il aimait les plantes comme les êtres… Ses regards s’arrêtèrent à l’entrée d’une allée d’arbres verts où Anne de Corsen et le vidame allaient s’engager côte à côte. Il les couva d’un œil paternel.

Anne marchait lentement, s’appuyant d’un bras sur son compagnon, de l’autre sur une haute canne d’ébène à pomme d’ivoire.

Une « circassienne » en taffetas des Indes, rayée, à trois brandebourgs d’or, laissait voir ses épaules nues. Ses bras sortaient d’« engageantes » en point d’Argentan, et elle avait enlevé ses longs gants de jardin.

L’évêque admirait avec un orgueil de tuteur cette belle enfant qui serait bientôt une femme. Petite, bien faite, le développement lent et simultané de ses lignes lui avait épargné cette heure louche fatale aux jeunes filles qui grandissent. Ses formes laissaient soupçonner des rondeurs de chair lisse et lactée, qui sont le charme d’un âge plus tendre.

Sa mère lui avait légué une fierté de démarche, un port de tête, une cambrure de reins quasi-royales, mais la tristesse qui était en elle comme une mélancolique veilleuse, rayonnait douloureusement sur ses contours, y répandait une indolence, versait dans son regard et sur ses traits le reflet humble, touchant, de l’infortune. A un moment, elle se retourna à demi pour ôter la fanchon de soie jetée sur ses épaules ; elle eut une flexion si harmonieuse de la taille et du bras, sa chair parut si désirable que le saint Cardinal ferma un instant les yeux, car Dieu avertit ses serviteurs de combien le démon est habile à faire surgir la tentation au détour de nos pensées les plus pures.

Quelques années encore et il faudrait lui trouver un parti. Peut-être Son Éminence reviendrait-elle à la cour lorsqu’il faudrait y présenter Mlle de Corsen, à moins toutefois qu’elle ne préférât entrer comme chanoinesse dans un chapitre, car il faut se garder de détourner les créatures des voies du Très-Haut.

Le prélat se prit de nouveau à regarder ses fleurs. Mais en les contemplant, il ne pouvait s’empêcher de songer à sa pupille.

Comme elles, certes, elle était bien belle, et comme elles aussi, elle languissait. Faute d’une goutte d’affection maternelle, était-elle donc condamnée également à dépérir, pauvre graine tombée dans une terre trop sèche qui n’était pas faite pour elle ?

L’évêque se rappelait ces fois où on la lui amenait pour sa fête, toute petite, avec un bouquet, — digne et parée comme une Altesse, en robe de brocart et le fil de perles au cou. — Elle baisait de sa mignonne bouche grave le rubis de l’annulaire pastoral et il y avait dans son regard une interrogation profonde, ardente, inoubliable, que ne satisfaisaient pas les poupées, ni les hochets d’argent, ni les contes à estampes. Puis vint un jour où cette interrogation muette disparut.

Anne de Corsen avait cessé d’espérer de la vie une tendresse que celle-ci ne lui donnerait sans doute jamais.

L’honnête Cardinal sentait son impuissance et il était contristé jusqu’au fond de l’âme. Il voyait avec plaisir l’affection que le vidame avait pour Anne. Peut-être viendrait-il à bout d’étendre un peu de baume sur ce cœur ? Mission difficile, mais à quoi ce diable d’Hector ne réussissait-il pas ?

Maintenant, au bras l’un de l’autre, ils disparaissaient dans l’épaisseur des ramures. Le regard de Son Éminence se reposa une dernière fois confiant, sur eux, puis le prélat se leva avec effort : on venait le prévenir que sa chaise l’attendait.

Ils étaient seuls sous les sapins dont les branches se joignaient en arcade ; près d’eux, de chaque côté, dans l’allée sombre, éclataient les fleurs sanglantes de rhododendrons.

Pendant quelque temps ils marchèrent en silence, puis le vidame, considérant sa compagne, s’exclama :

— Pourquoi donc, vertubleu, ma belle nièce, cette coiffure basse et cette cornette ? Ce sont les dames de mon jeune temps qui s’attiffaient ainsi !

Anne rougit et, baissant les yeux, dit que c’était le goût de Mme Cornet, sa gouvernante.

— Si on laissait faire ce dragon, ma mignonne, il vous habillerait comme au temps où la reine Berthe filait. Vous êtes heureuse de m’avoir là pour y veiller.

M. d’Evron, qui suivait son idée, avait eu fort à combattre pour faire porter à Anne les nouvelles robes à la mode, plus courtes et plus simples, plus souples aussi qu’autrefois. Mme Cornet s’entêtait aux enseignements de sa jeunesse. Jadis, les filles de qualité portaient des soies brochées, des paniers, des robes à traînes, des corsages à busc rigides comme ceux des Infantes de Vélasquez.

— Mais la grondeuse devrait au moins souffrir les plumes.

Savez-vous, belle enfant, la dernière coiffure imaginée par Léonard ? Je vous la donne en mille. C’est la coiffure « à la mappemonde ». On y voit, assure-t-on, les cinq parties du monde avec le soleil, la lune et les étoiles. A votre place j’adopterais cette coiffure. Vous y trouveriez un double avantage : Être à la mode et apprendre votre géographie.

— Je la sais, répondit Anne d’un ton boudeur. Me prendrez-vous toujours pour une enfant ignorante ?

Elle lâcha son bras.

— Et pour qui voulez-vous donc que je vous prenne ?

Il affectait de la traiter en petite pensionnaire, mais en même temps habilement, il la laissait savoir qu’il avait jadis connu bien des femmes. Sous des prétextes variés il l’attirait dans sa chambre, où il avait soin de laisser certains tiroirs entr’ouverts. Des paquets de lettres jaunies s’y voyaient, entourés d’une faveur. Un parfum de jasmin et d’ambre s’en répandait encore. Quelques mèches de cheveux s’échappaient. Une fois, sans paraître y prendre garde, il lui fit admirer une tabatière. Elle était sertie de fines ciselures d’or. Sur l’émail une délicieuse miniature représentait une femme à sa toilette, à demi dévêtue. En exergue ces mots : « Je te bâtis un temple et prends soin de l’orner. » Toutes choses qui rendaient Anne fort pensive.

Quoi, tant de femmes s’étaient disputées cet homme ? Il avait daigné choisir parmi elles ? Il en avait aimé ? Ce regard moqueur s’était adouci pour quelques-unes ? Ce persiflage perpétuel avait pu faire place à de la tendresse ? Cette taille inflexible s’était courbée ?

Quelle victoire !

Saurait-elle, pourrait-elle en remporter une pareille ?

Comme tous les enfants solitaires elle était orgueilleuse.

Son imagination ne pouvait admettre l’idée qu’elle fût surpassée par une autre femme. Pour tous, dans ce palais, elle était une petite reine. Vis-à-vis de lui seul elle avait conscience d’une infériorité qu’il avait soin de marquer en lui infligeant des hontes de temps à autre. Cette sujétion exaspérait Anne.

Parfois, elle eût donné sa vie pour écraser la tête du vidame sous son talon. Mais dès qu’il lui témoignait une faveur, elle éclatait en délire. Si elle eût été moins naïve, elle se fût avouée qu’elle désirait l’étreindre en le mordant.

Ils étaient parvenus au bout de l’allée, à une sorte de cul-de-sac en verdure.

Un banc s’y dressait, adossé à une statue d’Hébé versant le nectar.

— Asseyons-nous, dit Anne.

Ils s’assirent.

Un bourdonnement d’insectes vibrait dans le silence. L’odeur des pins, aromatique et amère, s’exhalait comme un encens bizarre. L’atmosphère appesantissait sur eux sa chape de plomb tiède.

Quoiqu’ils eussent marché lentement, des gouttes de sueur perlaient aux tempes de Mlle de Corsen, sur la chair de ses épaules et de ses bras. Une somnolence l’envahissait et comme une caresse de printemps se répandait en elle, accompagnée d’un désir qu’elle ne se précisait pas.

Après quelques minutes, elle soupira : « Méchant ! que vous avez dû faire souffrir de femmes !

Il ne répondit pas directement, mais désignant des roses blanches qui s’inclinaient sous le poids du jour, il observa :

— Regardez-les. C’est grâce à moi qu’elles sont belles.

C’étaient des fleurs chères à Mlle de Corsen, les seules qui fussent tout à fait florissantes dans l’évêché. Le chevalier leur avait cherché partout un coin propice. Pendant le dernier hiver, tandis qu’Anne, retenue par un rhume, ne pouvait sortir, il les avait enveloppées de ses mains pour les garantir de la neige.

Tous les jours il allait les voir et lui en rapportait des nouvelles. Anne aimait ces fleurs. Souvent, dès qu’elle pouvait s’échapper seule, elle venait leur confier ses vœux, ses rêves, ses larmes. Son imagination d’enfant leur prêtait une âme comme à des êtres, et le même lien indéfinissable qui nous attache aux témoins de nos douleurs et de nos joies l’unissait à ces corolles qui, dans leur cœur fibrillé d’ambre, avaient enseveli ses secrets.

C’est pourquoi, jetant en dessous un regard tendre au vidame, elle murmura :

— C’est vrai… vous êtes bon… Je vous aime…

Ce fut si bas qu’il l’entendit à peine, mais il l’entendit tout de même.

— Eh, eh ! ricana-t-il, que feriez-vous si je vous demandais de le prouver ?

Elle devint cramoisie, puis hésitant :

— Ah ! tenez… je crois que… je vous… embrasserais…

Elle parlait avec toute sa candeur. Quel mal d’embrasser un vieil ami ? Souvent d’ailleurs, elle ressentait ce formidable besoin d’étreindre, qui gît au fond de tous les êtres. A défaut d’êtres, elle embrassait ses poupées et ses fleurs.

Mais ce baiser était le point où voulait l’amener le vieux roué. Le reste lui semblait une pente où il la ferait rouler en se jouant.

— Embrassez-moi donc, chère enfant, offrit-il, tendant les bras.

Ses mains soignées se posèrent sur le grain nu des épaules de sa compagne, puis sur le haut de ses seins découverts. Il eut des caresses savantes. Son baiser sentit céder sous lui des joues fraîches… puis des lèvres… Elle se débattait : il maîtrisa ses résistances convulsives… La passion de son enlacement était extrême. A présent toute une jeunesse d’élans contenus frémissait entre ses bras. Elle trouvait donc enfin à s’épancher avec force, avec vie, la pauvre créature !

Le vertige des sens lui faisait oublier sa pudeur.

Maintenant, les parfums étranges augmentaient, leur semblait-il, autour d’eux. Des heures sonnèrent à des cloches distantes qu’ils entendirent tinter comme en rêve. Un souffle infiniment doux, soupiré et lointain, passa à travers les ramures.

Les sapins chantaient l’ivresse de cet odieux amour.

La suprême Maîtresse.

Octobre était de retour et avec lui, l’Ennui. Le vidame se retrouvait au coin du feu, le menton dans la main sous la cheminée où les chimères sculptées poursuivaient leur vol. — « Semper. » « Toujours. »

Il avait fini d’épuiser la curiosité qu’Anne de Corsen lui avait inspirée. A peu de chose près, elle ressemblait à toutes les autres femmes. Il était repu de sa chair tendre, excédé de ses caresses. Sa tendresse ne lui laissait aucun repos. Ces marques passionnées n’étaient pas fort au goût du chevalier. Il avait passé l’âge où l’amour absorbe la vie tout entière. Puis on pouvait remarquer l’assiduité d’Anne à passer de longs moments dans sa chambre, en jaser, et, quoiqu’il se moquât de l’opinion, lui valoir des quolibets et des ennuis.

Présentement il cherchait un moyen galant de se débarrasser de sa jeune amie. Après quoi il proposerait un champ nouveau à son activité insatiable. Lequel ?

Il avait tiré l’épée, couru le monde, manié les affaires et les hommes, joui des femmes, correspondu avec les philosophes, feuilleté les livres, fouillé les entrailles des bêtes, scruté la matière des corps. Il était à bout de ressources.

Il se mit comme l’année précédente à marcher dans sa chambre. Ainsi, souvent, lui venaient des idées.

Un flambeau dans la main, il alla vers les vitrines que, dans le début de son exil, il avait remplies avec passion.

Elles étaient en bois de rose avec des ciselures dorées.

Pour les garnir il s’était donné un mal impossible. Il avait connu des brocanteurs et des revendeuses, des Levantins, des Vénitiens, des Hollandais, des Juifs, des Portugais. Il avait noué des relations avec des agents de la Compagnie des Indes. Les camarades de son frère, Emmanuel-Philibert, qui servait sur les vaisseaux du roi où il avait été tué dans le combat de M. de la Clüe, l’avaient pourvu de « pacotille ».

Il y avait là de tout : des filigranes en argent du Caucase et des flacons remplis d’essence de roses venus de la Mauritanie. Des magots chinois bombaient leurs nombrils de porcelaine rare parmi les étoffes éclatantes de l’Indus. Les laques du pays de Méaco s’y voyaient près des écailles de Céram et derrière ces étranges oiseaux qui vivent, dit-on, à Timor, nommés « de Paradis » à cause de leur splendeur. Des émaux de Perse, de Moscovie s’y mêlaient à des ivoires de Taprobane. Des plumes précieuses du royaume de Tombut se déployaient non loin des pierres du Manamotapa.

Il avait mis à collectionner ces objets le même zèle impétueux, le même flair qu’il avait jadis su montrer dans les armées, dans les salons et dans les cours. Il avait dépensé beaucoup d’argent, avait désiré certaines curiosités pendant des années, telles ces poteries sans âge que M. de la Condamine lui rapporta enfin du pays des Incas. Maintenant qu’elles étaient là à portée de ses yeux, de sa main, à peine s’il allait les contempler. Il regrettait de n’avoir plus ses vitrines à remplir. Il continua son tour de chambre. Ses yeux s’arrêtèrent soudain sur un petit tableau large de quelques pouces, legs que lui avait fait jadis le prieur de Hochersperg.

C’était une très vieille peinture allemande représentant une tête de Christ, œuvre d’un réalisme amer, tête de supplicié, d’expression plus humaine que divine ; la bouche entr’ouverte, les lèvres lasses criaient la douleur ; belle quand même, ardente sur son fond d’or, image brutale du trépas.

La mort ?… L’esprit du vidame y resta suspendu. La mort, voilà un champ nouveau pour sa curiosité !

Bien souvent il l’avait frôlée sans y réfléchir. Les épées accrochées aux murs évoquaient chacune des phases où il l’avait bravée… Cette petite lame triangulaire et mauvaise, cette simple garde d’acier bruni à facettes, il l’avait serrée dans sa main d’enfant, durant les chasses au Barbaresque sur la Méditerranée bleue…

Cette coquille d’argent mince, formée de deux feuilles de pampre, de l’entrebâillement desquelles sortait un Amour, lui rappelait des aventures et des duels, Paris, Versailles, Dresde, la Cour…

Cette autre, en fer brut, si large, il l’avait achetée 110 livres chez Pichon, marchand fourbisseur, à « la Victoire », avant de partir en Hanovre. A plus de quinze ans de distance il sentait encore la peau de ses doigts coller sur la poignée pendant la rude marche d’hiver entre Zell et Gifhorn. La boue montait jusqu’aux genoux. De misérables villages avaient l’air de fuir. Au loin on voyait la neige sur les montagnes, et tous les soirs, les tentes étaient emportées par le vent qui soufflait comme sur une mer… A ce moment il avait désiré mourir…

La mort ?… Le saut dans l’au-delà ? Qu’y trouvait-on ?

Dans les salons il avait développé sur elle des paradoxes et des boutades, mais au fond qu’en penser ?

Était-elle, comme le voulait d’Holbach, une simple dissolution de l’être retournant à la matière, ou, comme le prêchait son frère, une vie nouvelle avec trois états : Le Paradis, le Purgatoire, l’Enfer ?

Il avait été élevé dans la religion sévère des provinces. A douze ans, quand il partit pour ses « caravanes, » il aurait pu réciter son catéchisme aussi couramment que l’Armorial et les Odes d’Horace. Mais ses croyances devinrent bientôt machinales et, une fois l’habitude du danger acquise, furent dispersées par ses passions. Actuellement son scepticisme était sans limites. Il doutait même de son doute. Les philosophes eux-mêmes étaient ni plus ni moins que d’autres sujets à l’erreur.

Certains souvenirs d’enfance se levaient parfois en son âme, attendrissants, persuasifs, et certaines paroles de son frère sur la vanité des plaisirs : « Heu ! Mundi felicitas velut umbra fugit. »

Il l’éprouvait maintenant au fond de son cœur.

A l’évêché son attitude était celle d’un homme de goût.

Déférent envers des opinions qu’il ne partageait pas, mais qu’il estimait consacrées, respectables, nécessaires à l’harmonie du monde, il assistait aux offices, les suivait livre en main, mais ne pratiquait pas. A la Saint-Gratien il décrochait une épée pour commander la double haie d’exempts de la manse, afin de donner une solennité plus grande à la procession.

Conformément à un ancien privilège féodal, il alternait avec le seigneur d’Aygues pour offrir le dimanche, à la cathédrale, le pain bénit.

A la table du Cardinal, il lui arrivait de placer un bon mot dans les disputes théologiques.

Qu’y avait-il au-delà de la vie ? Mystère ! La mort l’attirait par son inconnu même.

Sa décision d’homme d’action était prompte. Elle fut vite prise.

Il se tuerait ce soir « pour faire le Grand Voyage » qui sollicitait sa curiosité.

Il portait toujours sur lui quelques grains de poison rapide dans une bague à chaton tournant. Habitude de Malte où l’on en usait, en cas de capture, pour ne point aller ramer parmi les chiourmes de la Régence.

Son parti pris, il mit ses comptes en ordre, fit un testament qu’il plaça en évidence, et, songeant à Anne, il écrivit :

« Lorsque vous lirez ce billet, ma bergère, j’aurai passé dans l’autre monde, où je me flatte de trouver l’intérêt qui fait défaut dans celui-ci.

« Sur toutes choses, je vous prie de ne point éveiller l’alarme à propos de moi. Il ne manque pas chez les humains de fâcheux qui abusent de la liberté qu’ils ont de se mêler à nos affaires jusqu’à vouloir nous conserver en cette vie lorsqu’il nous prend fantaisie de la quitter. La Mort, voyez-vous, ne mérite guère tout le bruit que le bon ton nous oblige à mener autour d’elle. J’espère que vous le saurez comprendre — et vous taire, quoique ce soit beaucoup demander à une femme.

« Mais je vous entends : Vos charmes, dites-vous, auraient dû m’attacher à la Vie. Quoique vous soyez jeune, mon enfant, il faut que vous sachiez que j’en ai subi bien d’autres que ceux dont vous m’avez fait présent. Encore que vos grâces soient sans prix, Mesdames, elles ne suffisent point à satisfaire l’esprit et les loisirs d’un homme vraiment cultivé. Rappelez-vous ce conseil : Il vous sera d’usage lorsque le Cardinal, mon frère, vous aura pourvu d’un mari de sa façon.

« Ne criez pas à l’ingratitude : Je fus le beau chevalier d’Evron ; grâce à vous, ma vieillesse connut d’aimables instants.

« Il était téméraire de me vouloir conquérir ; il y aurait de la fatuité à prétendre me conserver.

« Souffrez que ma reconnaissance vous lègue ce que je possède. Mes bibelots valent mieux que moi. Vous trouverez quelque part mon uniforme, du temps que je servais aux Gendarmes. Soignez-le. C’est le bien qui me tint le plus au cœur. Je vous recommande aussi mon vieux Germain.

« Adieu. Soyez heureuse ; aimez beaucoup — jamais trop. — Soyez belle. Je demeure jusqu’à mon dernier souffle votre très humble et très obéissant serviteur. »

Puis, mettant l’adresse, il cacheta.

Peut-être pleurerait-elle ? En pensant à ses larmes, il sourit.

Il ne lui restait plus à ordonner que le menu de son dîner.

Il n’avait pas la basse gourmandise du vulgaire. Ayant dîné et soupé aux meilleures tables, il était difficile d’autant que son estomac délabré n’acceptait que les mets délicats et légers.

Il voulait cette cuisine consommée, chère aux roués, ces viandes, ces poulardes, savamment rôties et braisées, dont le « point » était un secret à saisir.

Cet homme, qui avait vécu de pain noir, de pommes de terre pourries en Hanovre, de fèves, de mauvaises salaisons sur les galères de l’Ordre, n’admettait plus que des sauces lentement réduites sur un feu doux, dont une pointe d’épices, de vin muscat ou de cannelle relevait les sucs légumineux.

Il voulut, avant de partir, goûter la joie suprême d’un repas suivant l’art. En fait de viandes, du gibier, légèrement avancé, si possible. Après un mûr examen, il se décida pour un perdreau et, par écrit, commanda à Mounier « qu’on eût soin de le prendre tué de deux ou trois jours, puis de n’y point oublier le madère ».

Cela fait, il sonna Germain.

— Prévenez Son Éminence que, me sentant indisposé ce soir, je n’aurai pas l’honneur de souper avec Elle… Vous mettrez mon couvert ici… Ce billet pour Mounier… Cet autre pour Mlle de Corsen… Sans doute, à cette heure, est-elle retirée dans son appartement. Il suffira de le lui remettre demain.

Germain s’inclina, muet. Il était accoutumé aux caprices de son maître. Une heure plus tard, il revint et, toujours taciturne, dressa la table sur laquelle il posa des crus de la cave particulière au vidame. Celui-ci les avait nommément désignés : du bourgogne des chanoines de Tonnerre, du xérès du commandeur de la Cueva, reconnaissable à son paillon espagnol. De plus, sur une servante, se tenaient deux bouteilles : l’une, à panse cocasse, vêtue de soie verte, contenait la célèbre liqueur de Mme Amphoux ; l’autre, du très vieux kirsch. Celui-ci était un don unique de l’abbaye de Vilterspach, en Bavière.

Le tintement d’un flambeau d’argent que Germain venait de placer sur la table, fit relever la tête de M. d’Evron. Son vieux valet venait de sortir. Cette disparition imprévue surprit son maître. Il aurait voulu lui dire quelque chose. Au fait, quoi ? Il songea que, par testament, il lui instituait une rente, que toute prodigalité est inutile, et il ne le rappela pas pour lui dire adieu.

Le dernier de ceux qu’il lui avait été donné de contempler en ce bas monde était parti. Il n’en verrait plus d’autres… Bah ! le sort en était jeté !

Il s’attabla avec appétit. Un fumet tentant montait sous les couvre-plats armoriés. Il se mit à déguster l’aile de perdreau confite dans une sauce brune et aromatisée. Il mangeait à petites bouchées. Par instants, il tâtait le bourgogne fin, usé ; ou bien il recourait à l’alcool sucré du vin d’Espagne. Il prit une pêche dans une corbeille — d’habitude il les choisissait lui-même au verger — toutefois celle-ci était fondante. Il n’eût pas mis un tact plus sûr. Puis, tout à coup, s’étant versé une rasade plus abondante de xérès, il enleva sa bague, retourna le chaton d’une main agitée par un tremblement imperceptible…

Déjà il regardait la poudre se dissoudre dans le vin doré, puis, après une hésitation courte, il avalait. Il ne percevait rien, rien que le suc fruiteux des grappes mûres, le feu généreux du terroir, de la vigne brûlée par le soleil méridional. Il couronna le tout d’un verre de liqueur des Iles, puis d’un autre de kirsch, exquis, véhément, qui lui emporta le palais. Il se sentait gaillard, et, se levant, il se dirigea vers la fenêtre qu’il ouvrit.

Un clair de lune magnifique se déployait sur les jardins tout blancs. L’astre, rond et placide, courait parmi les nuages, sur une vapeur incolore et sans fond, semblable à un brouillard diaphane. Il avait plu. Des flaques d’or blafard tremblaient sur les marbres. Des jets d’eau faisaient pleuvoir des gouttes incandescentes. Des statues s’arrondissaient aussi vagues que des fantômes.

Une évaporation sonore montait des plantes repues d’eau ouvertes au soir, mêlée au cri des rainettes, triste et grêle.

Des bouffées froides, des odeurs saines frappaient le chevalier en plein visage : Il devait faire bon dans la terre où il allait dormir.

Le poison ne tarderait plus. Les flambeaux, par suite de leur cire décroissante, jetaient des lueurs rougeâtres, horizontales.

Il s’étendit tout habillé sur son lit, les yeux ouverts…

La tête de Christ plus amère, plus désolée que jamais, s’accusait en face sur son fond d’or…

Il ne sentait rien, quand tout à coup une flamme subite lui traversa l’estomac, le crispa, l’étira, suspendit son souffle. Il ne put retenir un cri. Elle passa.

Puis une seconde vint, puis une troisième, puis d’autres. Elles se succédaient à des intervalles brefs, déchirantes, suraiguës, perçant jusqu’aux moelles de son être.

Il se tordait, haletait, écumait : Quel repos achetait-on à ce prix ? Et si ce n’était pas un repos !

Alors cet homme de fer, que nul n’avait su vaincre, implora à son tour. La tête de Christ le fascinait malgré lui. Du fond de son enfance montait, irrésistible, la vieille prière latine :

« Averte Faciem a peccatis meis… »

Il ne put s’empêcher de grincer le répons d’une voix sourde.

« Et iniquitates meas, dele. »

Un élancement terrible le crispa. La sueur inondait son corps ; ses ongles s’enfonçaient dans le bois dur…

Par la fenêtre ouverte, des chauves-souris arrivaient. Elles tourbillonnaient, se posaient sur les murs, puis reprenaient leur essor. Son œil trouble les mêlait aux sculptures de la cheminée qui s’animaient. Un vol fantastique de Chimères entourait sa couche, comme si toutes les ombres qu’il avait poursuivies en ce monde étaient venues le narguer à sa dernière heure. « Semper. » « Toujours. »

Il se redressa, frissonnant, et, dans un râle, le poing tendu vers Elles :

— Bonheur, rugit-il, n’es-tu qu’une Chimère ?

Puis il retomba mort sur la courte-pointe de soie.

Pauvre cœur, travaillé par des ferments sans trêve, as-tu trouvé dans la tombe la paix définitive et la satisfaction de tes désirs ?


… « Leur étendard est une mer agitée… »

Frisson d’hiver.

Des années s’étaient écoulées. La Révolution avait passé, livrant l’évêché aux flammes, jetant aux vents les cendres de l’enfeu. Les ruines se profilaient, désertes, pans de murs calcinés et sinistres, au sommet de la colline.

… 1802… Bonaparte, Consul… Le retour de l’Émigration…

Il faisait nuit, une nuit noire et venteuse de novembre, et il pleuvait un peu. La porte de « ces demoiselles » d’Artenay s’était ouverte pour livrer passage à une femme qui enfila la rue Sainte-Claire d’un pas menu et précipité de vieille. Elle rasait les murs comme si elle eût eu peur.

Ramassant ses jupes rebelles dans ses mains tremblantes, emmitouflées de « mitaines », encombrées du « ridicule » contenant son ouvrage — elle continuait à « parfiler » — tenant tant bien que mal son parapluie contre les rafales, elle trempait en traversant les flaques ses minces bottines à dessus de soie.

Anne de Corsen revenait de jouer sa partie de « nain jaune » avec ses bonnes amies. Le temps et le malheur avaient étendu leur patine sur ces chairs ravissantes qui firent pécher une dernière fois le vidame et tentèrent jusqu’au Cardinal, son frère. Les larmes avaient labouré le visage d’Anne de leurs sillons. Ses cheveux avaient grisonné. Les yeux seuls, comme préservés par les paupières plissées dans de pénibles veilles, les yeux étaient toujours aussi profonds et aussi douloureux qu’autrefois.

Cependant elle était restée belle, de cette rare et grave beauté des vieilles femmes, à laquelle les rides ajoutent une autorité de plus. C’était une âme fière et, comme l’on disait dans les faubourgs d’Arboise, « bastante », — locution charmante employée pour « battante », que les marins ont conservée en disant le pavillon « battant », ce qui exprime l’énergie, la vaillance de choses qui « battent » au vent. — Jamais le secret terrible dont elle demeurait dépositaire n’avait franchi le seuil de ses lèvres. Ce mystère avait naturellement ameuté à l’époque la curiosité de la petite ville. On en avait longtemps « cancané ». Mais personne ne l’avait pénétré jamais, sauf peut-être Germain, devenu de ce jour plus taciturne encore.

Le Cardinal s’endormit dans la paix du Seigneur quelques années avant la Révolution. Il avait près de 80 ans. Dieu lui avait accordé la dernière grâce de ne rien apercevoir et il expira, la face rayonnante, en murmurant le verset : Quid retribuam Domino pro omnibus quæ retribuit mihi ? Son seul chagrin avait été de laisser Anne non mariée. Elle le sentit au dernier regard qu’il lui jeta. Elle s’y était obstinément refusée. Héritière de grands biens après la mort du Prélat, elle entra comme dame chanoinesse au chapitre de Remiremont, où elle vécut jusqu’à ce que l’armée de Lückner l’obligeât à fuir. Chassée de ville en ville par les divisions victorieuses, elle erra dans le Palatinat, puis en Saxe, où elle attendit la fin de la tourmente.

Elle serait morte souvent de froid, de faim, de misère, sans les services de Germain. Elle l’avait emmené d’Arboise à Remiremont, et, attaché comme une ombre, il la suivit dans ses exodes. Le vieux drôle, formé à l’école de M. d’Evron, conservait plus d’un bon tour dans son sac. Tête ferme, il emporta les bijoux d’Anne, sut les négocier, assurer toujours à sa maîtresse un abri sûr et une vie relativement large. Quand il la voyait débordée par les larmes, il se bornait à lui dire :

— Le sang vous tourne en eau, Madame la comtesse ; il faut être plus forte que ça.

Il sauva même, reliques auxquelles ils tenaient tous les deux, quelques objets familiers au vidame, qui les accompagnèrent partout : l’uniforme, les épées, la tête de Christ du prieur.

Quand la France fut rendue au calme, Mlle de Corsen voulut rentrer à Arboise. Près de sa vieillesse, ses jeunes années lui paraissaient heureuses. Elle y vivait de souvenirs, seul baume des existences brisées.

Pour tous, elle était « cette pauvre Anne » qu’un malheur inconnu avait attristée pour la vie. Mais dans son petit cercle d’intimes, survivants ou émigrés revenus au port après bien des orages, qui donc ne cachait un chagrin dans son cœur ?

Les leçons de l’existence l’avaient rendue pieuse. Elle passait son temps dans les églises, qui commençaient à se rouvrir.

Immanquablement, elle faisait dire une messe le 10 mai, une autre le 25 octobre « pour une intention particulière ».

Tous les pauvres la connaissaient. Elle dépensait une partie de son petit revenu en bonnes œuvres, et le clergé la traitait avec considération.

Certains, que son mutisme sur elle-même étonnait parfois, disaient : « Elle a le cerveau un peu dérangé », et cela disait tout.

Elle venait d’arriver au bout de la rue Sainte-Claire. Le reflet rougeâtre d’une lanterne miroitait loin sur la boue.

La petite rue des Tintenelles où elle devait entrer pour trouver sa porte, montait, étroite et noire, le long du mur de l’évêché.

Par les brèches, on voyait poindre la silhouette fantastique se découpant sur la nuit.

Elle hésita… le mur côtoyait le rond-point de verdure où se dressait, restée debout par miracle, la statue d’Hébé versant le nectar. Seuls les bras étaient brisés… Anne la savait à cet endroit. Que d’émotions, de fantômes renaissaient en elle à ce souvenir !

Elle fut sur le point de retourner sur ses pas et de faire prier Germain de l’accompagner.

Mais elle savait qu’on la croyait un peu folle et ce sentiment la faisait souffrir.

Elle ne voulut point ajouter une anecdote à toutes celles qui couraient sur son compte, et, se signant, elle s’élança résolument dans la rue.

La descente des grains de pluie s’accélérait. L’eau s’écoulait des gouttières avec une plainte monotone. Un chat lança un miaulement aigu qui, pénétrant jusqu’au fond d’elle-même, lui fit un mal affreux.

Elle marchait en regardant terre, arrondissant le dos, tâchant de ne pas voir, de ne pas penser, de ne pas entendre.

Elle récitait, afin de s’absorber, des Ave Maria pour les défunts. Soudain, un souffle courut, glaça ses épaules, balaya la terre et les branches. C’était « la flûte douloureuse du vent d’Ouest qui semble l’âme des trépassés sur les toits ».

Elle était au tiers de la rue. Elle ne put s’empêcher de regarder du côté du mur. Par une fente on entrevoyait une statue : ses bras brisés offraient à Anne la tragique image de son unique amour.

Les branches des sapins frissonnaient comme elles avaient frémi quand elle s’était donnée… Ah ! c’étaient bien les mêmes rumeurs ! Seulement la bise rauque de l’Hiver les lui renvoyait plus creuses, plus sépulcrales, comme un écho lointain de la voix des Morts…

Folle, elle gravit la montée à toutes jambes, la respiration en suspens, semblant poursuivie par un spectre.

Heureusement, tout près, elle voyait sa maison. Elle se précipita sur le marteau et frappa la porte à coups redoublés.

Dedans Germain, respectueusement bourru, répondit : « J’y vais… j’y vais, Madame… Les loups-garous ne courent pas les rues. »

Plus morte que vive, elle tomba dans son salon, sur une bergère, au coin du feu. Cela lui faisait trop de mal aussi, tous ces souvenirs…

Les braises étaient roses. Dans une cage, des canaris dormaient, tranquilles. Une lampe, l’abat-jour bas, versait de grasses lueurs d’or. Des miniatures du Cardinal et du Vidame étaient suspendues aux murs, et aussi les épées de ce dernier, dépaysées dans une chambre paisible de vieille fille.

Anne de Corsen se remettait peu à peu de sa frayeur.

Quand elle eut repris ses sens, elle alla vers une armoire qu’elle ouvrit : L’uniforme des Gendarmes était là, rouge et argent, enveloppé dans du linge, embaumé de camphre.

… Elle songeait à l’Homme, à ce seul homme qu’elle avait aimé…

Une rafale fit battre ses volets. Elle tressaillit, car c’est ainsi que « les âmes en peine reviennent » vous demander des prières…

La pitié domina l’amertume et le remords.

Anne tomba à genoux devant la tête du Christ, qui avait contemplé les derniers instants du Vidame.

En vain, ses scrupules parfois le lui représentaient comme un damné. Elle les faisait taire.

Sur cette mer agitée du monde, où tant de courants secrets se disputent nos âmes dès le berceau, où tant de mobiles impénétrables nous font agir jusqu’à la tombe, Dieu seul, pensait-elle, peut nous juger.

LE MUR FATAL

Un jour qu’Il (Louis XV) se promenait avec Mmes de Pompadour et de Mirepoix, il aperçut un cimetière.

— Courez-y, cria-t-il à l’écuyer de service, et voyez s’il y a des fosses préparées.

L’écuyer vint dire qu’il y en avait trois fraîchement ouvertes ; le Roi parut enchanté.

— En vérité, dit Mme de Mirepoix, c’est à faire venir l’eau à la bouche.

(James de Chambrier, Marie-Antoinette, reine de France.)

LE MUR FATAL

Et vraiment quand la Mort viendra que reste-t-il ?

(Paul Verlaine, Sagesse.)

Nicole de Vercors était une délicieuse petite femme brune, toute en nerfs, fine, frêle, la peau pâle et que rendrait à merveille l’adjectif « soyeuse » s’il pouvait s’appliquer à un être.

Elle avait de grands yeux verts, pleins de lueurs, la plupart du temps foncés et distraits, noyés de rêves, mais qui savaient aussi s’éclairer subitement ; alors ils faisaient penser aux grottes des Sirènes, au jour étrange qui doit régner sous les eaux.

Les Vercors, vieille famille du Dauphiné, jetèrent de l’éclat à la Cour sous les derniers Valois. L’un d’eux, Anne-Phœbus, grand pannetier de France au temps de Henri III, fut des 35 chevaliers du Saint-Esprit, qui furent reçus d’abord le 31 décembre 1578, en l’église des Grands-Augustins. Sa femme, Nicole, eut, dit-on, quelque faveur du Roi.

On conservait précieusement un portrait d’elle, peint par Clouet, et, dans la famille, l’imagination aidant, on se flattait que, par un phénomène d’hérédité possible après tout, la Nicole d’aujourd’hui ressemblât à sa lointaine aïeule.

La fortune des Vercors changea avec la dynastie : ils passèrent au deuxième plan et y restèrent. Bien alliés, vivant à la Cour, puis à Paris, ils tinrent de tout temps « un certain état », comme l’on disait autrefois. Cet état, ils le tenaient encore quand Nicole se trouva d’âge à convoler.

En dépit d’une dot médiocre, de nombreux partis se présentèrent. L’heureux gagnant fut le comte de Porcieu, puissant homme, gros mangeur, grand chasseur, déjà âgé, qui aimait fort à vivre dans ses terres. Il était riche. Il épousa Nicole pour sa beauté.

Les familles étaient équivalentes, la fortune très supérieure du côté du mari. Ce fut ce que l’on appela « un beau mariage » pour Nicole. Seuls quelques esprits caustiques s’amusèrent à remarquer la malice du hasard qui, sur l’argenterie commune, avait uni en écussons la harpe des Vercors au pourceau de fable des Porcieu.

En apparence, tout allait bien. Monsieur concédait à Madame six mois de Paris, de février à juillet, et Madame, pour contenter Monsieur par une revanche généreuse, consentait à venir s’enfermer pendant l’automne et l’hiver à la Roche-Panse, magnifique demeure du quatorzième avec des poternes, des souterrains, des douves, des légendes sinistres à foison, des murs épais d’un mètre, entre lesquels, tant bien que mal, Nicole essaya d’implanter le confort.

Mais Nicole avait trop de nerfs et son mari, pas assez.

A Paris, tandis qu’elle, tendue comme un fil, frémissait à tous les souffles de sensibilité excessive qui traversent notre époque, lui, désœuvré, regrettait Roche-Panse, ses fermiers, ses bois, ses battues, allait au club pour tuer le temps, revenait souvent d’une humeur de dogue ; toutefois, comme presque tous les hommes, il se laissait mener en grognant, ce qui est le principal.

Nicole, soumise aux influences de la capitale, prodigieuse usine de nervosité, rêvait autre chose.

Non pas qu’elle lût beaucoup : M. Anatole France a expliqué quelque part l’embarras qu’éprouvent les femmes du monde à se procurer un livre. Mais c’est dans l’air.

Il faut jouir, jouir à tout prix, jouir à la hâte.

Du haut en bas de la société, d’un bout à l’autre de Paris, dans la rue, au Bois, au théâtre, en écoutant les tsiganes ou les vers de Mme de Noailles, on éprouve ce frisson-là :

« Combien s’en sont allés de tous les cœurs vivants
Au séjour solitaire,
Sans avoir bu le miel, ni respiré le vent
Des matins de la terre ».

Mme de Porcieu n’entendait pas s’en aller ainsi, du tout, et elle rêvait : Elle ne savait encore trop à quoi.

On a de si courtes haltes entre les goûters, les dîners, les visites, les bals, les courses, les parties de théâtre. Si l’on songe à « ce qu’il faut faire », « où il faut aller », « ce qu’il faut voir », l’on demeure positivement confondu.

Elle n’avait donc pas encore réfléchi quelle forme matérielle précise pourrait prendre son rêve jusqu’ici un peu vague. Dans les seuls instants qu’elle se connut de libres, le soir avant de dormir, le matin après s’être éveillée, surtout lorsqu’elle entendait non loin d’elle son mari souffler comme un phoque, il lui venait bien à l’idée de prendre un surnuméraire : quelqu’un de gentil, de doux, de bien élevé, qui ne lui demanderait pas trop, à qui elle accorderait moins encore, mais qui cependant lui comblerait son « vague à l’âme » les jours où elle en aurait besoin.

« J’y penserai dès que j’aurai le temps », se disait-elle. Puis, elle n’avait jamais le temps.


Ce temps vint pourtant en juillet, moment où Paris se vide.

M. de Porcieu était déjà parti, voulant donner un coup d’œil à ses récoltes de froment.

Un beau jour le Hasard, qui est parfois notre ami, mit Nicole face à face avec Pierre Le Houx.

C’était à Puteaux, île de la Seine, « bruissante de voies douces et de musiques harmonieuses », qui fait penser au royaume enchanté de Prospero. Là, comme jadis Ferdinand battu par la « Tempête », certains Parisiens privilégiés viennent, aux jours chauds de la « saison », chercher un refuge contre cet Océan agité qu’est Paris.

Ils y trouvent la fraîcheur, un repos d’après-midi, le calme pendant quelques instants. Plusieurs peut-être ont-ils parfois la chance d’y rencontrer une Miranda.

A l’ombre des grands parasols rouges, au bord de l’eau, dans les chalets vernissés, parmi les fleurs, les tennis, les pelouses — toute une nature apprêtée et cependant charmante — de jolis groupes d’hommes et de femmes à la mode prennent du thé autour des petites tables, conversent, potinent, regardent les joueurs courir en casaque vive. Il y a des allées qui serpentent, des coins perdus où parfois un couple va s’asseoir pour causer plus à l’aise. C’est un club, et cependant c’est un terrain neutre de rencontre. Beaucoup de mondes, tous élégants d’ailleurs, s’y mêlent. A un goûter, Nicole de Vercors se trouva voisine de Pierre Le Houx et dès les premiers mots pressentit l’objet de ses désirs.

C’était un long garçon d’un visage agréable, très bien mis, très doux, très poli, de ceux qui donnent envie quand on les voit de murmurer le refrain populaire :

« Joli, joli jeune homme,
Voulez-vous monter chez moi,
Joli, joli jeune homme. »

Il paraissait doué d’une âme tendre. En moins de quelques minutes elle sut tirer de lui qu’il avait été élevé par sa mère, veuve de très bonne heure, et qu’il n’avait pas fait de service militaire. Si Nicole confirmait les hypothèses de l’hérédité, Pierre semblait prendre à tâche de les démentir, car il descendait en ligne directe de ce baron Le Houx, colonel des voltigeurs de la Garde, qui, comme sergent, stupéfia Larrey, tandis qu’on lui coupait le bras, en gardant tranquillement sa chique au coin de la joue, ni plus ni moins que si on lui eût taillé les ongles. Ce rude grognard du « Tondu » devint par la suite colonel, chevalier, puis baron de l’Empire et fut proposé pour cet Ordre des Trois Toisons que Napoléon voulait donner au plus brave de chaque régiment.

Son propre petit-fils réalisait avec une perfection entière le type de ces jeunes gens accomplis qui n’ont rien fait, ne sont rien, ne veulent rien être, sinon un miroir fidèle de la Mode et un reflet impeccable de l’Opinion ; qui, par cela même, incarnent en leur personne toute une civilisation, résument d’une façon précieuse les affinements d’une époque.

Chez Pierre Le Houx tout, les souliers, les habits, les manières, les relations, la conduite, les propos et jusqu’aux idées — si l’on peut ainsi dire — étaient d’un « comme il faut » presque excessif.

C’était justement cet excès qui plaisait à Nicole. Avec lui, il n’y aurait rien à craindre, du moins, elle le pensait. Pendant plusieurs jours ils se retrouvèrent volontiers, le jour et aussi le soir, aux fêtes de nuit, où Puteaux, paré de feux de Bengale et de lanternes multicolores, semble une grande jonque de plaisir.

Pierre savait les potins, partageait les avis de Nicole, bostonnait à ravir, jouait au tennis avec grâce et cependant se laissait battre ; sa partie forte, disait-il, était le bridge et, talent particulier, il brodait d’admirables gilets.

Nicole crut avoir trouvé l’oiseau rare, et, faiblesse insigne, elle le lui dit.

De ce jour ils s’aimèrent, timidement, peu à peu, l’un ne voulant pas trop prendre, l’autre n’osant trop donner… Puis même dans ce mois de juillet où le monde laisse souffler un peu, on a encore tant à faire : le couturier, la modiste, les courses de départ, les amies qui viennent dire adieu… Ils avaient beau expédier celui-ci, faire attendre celui-là, remettre l’un, renvoyer l’autre, se voyaient-ils en tout trois heures par semaine ? Il ne faudrait pas le jurer. Puis ils n’osaient pas, de crainte de faire causer. Cependant ils s’aimaient — on pourrait dire « à la folie » si de telles têtes étaient capables de pousser jusqu’aux folies susceptibles de les décoiffer. C’était presque le seul sentiment réel, profond de leurs deux existences, toutes en superficie par ailleurs. Hélas ! il fallut bientôt se séparer. Pierre allait à Trouville. Nicole à Roche-Panse. Ils devaient se retrouver à l’automne, car Pierre, par des manœuvres savantes, se ferait inviter au Vautrait, chez les Puylaurens, des voisins.


Dans le feu des adieux ils avaient juré de s’écrire tous les jours. Promesse imprudente, difficile à remplir fidèlement de part et d’autre.

Aussi, tandis que Nicole, perdue dans d’immenses salles, sans distractions au fond de sa province d’où les voisins étaient partis aux bains de mer, tenait un journal minutieux de ses élans, de ses pensées, de ses sensations et l’envoyait à Pierre, Pierre, n’ayant fait que changer d’engrenage, quelque prodige qu’il réalisât, ne parvenait à rédiger que des mots hâtifs, sans intérêt, sans couleur et sans tendresses, qu’il griffonnait en rentrant le soir, très tard, éreinté, prenant sur son repos.

« Que faisait-il ? » se demandait-elle.

Certes, et elle le savait par expérience, la vie du monde ne laisse pas un instant de répit. Mais maintenant qu’elle était désœuvrée et sous le charme de M. Marcel Prévost, il lui apparaissait qu’elle devait passer avant le monde. Pierre n’aurait-il pu sacrifier une partie de tennis, voire même un dîner, pour lui donner des nouvelles ?

Heure par heure elle eût voulu connaître sa vie.

A présent isolée, repliée sur elle-même par la force des circonstances, elle l’aimait vraiment. Ce qu’elle ne lui avait pas donné en nature, elle le lui donnait en pensée.

L’aimait-il toujours ? Au début elle n’avait peut-être pas été assez généreuse ? D’autres femmes ne le lui prenaient-elles pas ?

« L’ingrat, soupirait-elle, s’il pouvait voir comme il me fait souffrir ! »

Elle eût voulu être malade, mourir même pour éprouver son cœur. N’ayant jamais souffert de chagrins véritables, sa peine lui semblait infinie. Un moment elle songea à se tuer après avoir écrit une lettre déchirante.

Puis elle reçut, dans ces jours-là, un merveilleux manteau, ce qui la fit réfléchir que ce bas monde contient encore quelques joies.

Elle serait si contente de se montrer jolie à Pierre quand il viendrait, à l’automne !


Tout arrive… même l’automne, et Pierre vint.

Toutefois, cela ne se passa pas sans difficultés.

Il lui fallut d’abord se faire inviter au Vautrait, simuler une passion pour la chasse qui surprit tout le monde.

Puis sa mère fut très malade : un instant on put craindre que le plan si habilement ourdi ne fût déchiré d’un seul coup.

Aucune prière ne monta vers le Ciel plus fervente que celles de Nicole de Porcieu pour le rétablissement de Mme la baronne Le Houx.

Ces prières furent exaucées, au détriment par exemple de la tranquillité de Pierre, car depuis qu’il était au Vautrait le rôle auquel il s’était astreint le condamnait à faire des kilomètres, par le soleil ou par la boue, le fusil sur l’épaule — et à paraître enchanté.

De temps en temps il avait bien, il est vrai, quelques compensations. Nicole venait en visite, mais elle ne pouvait dépasser les limites assignées par les usages.

Jamais les Puylaurens n’avaient trouvé si aimable cette petite femme d’habitude froide, réservée, hautaine. Ils lui rendaient ses visites avec exactitude, accompagnés par toute leur bande d’invités.

Et Pierre ne les trouvait point encore assez polis.

Au milieu de tous ces gens, lui et Nicole ne pouvaient guère se voir, se causer, dire ce qu’ils auraient voulu.

Et c’était ainsi à chacune des occasions de rencontre : aux déjeuners, aux dîners, aux chasses, aux battues.

Une fois, Nicole l’invita seul à déjeuner. M. de Porcieu étant parti aussitôt après faire une tournée à l’effet d’instruire ses gardes, ils eurent quelques bonnes heures ensemble. Le seul résultat fut de leur en faire désirer d’autres, mais Mme de Porcieu n’osa renouveler cette audace.

« En province, comme l’a dit spirituellement quelqu’un, la plus grande occupation est de s’occuper aux affaires des autres. » Nicole le savait et elle n’avait pas renoncé à sa réputation. Enfin un jour, « le Ciel » — comme elle le dit — vint à leur secours : les Latune donnèrent un bal.

Les Latune, richissimes banquiers, tenaient de véritables « Grands Jours » dans le pays. C’était un tribunal de « mondanités » dont les arrêts redoutables faisaient loi. Sévères dans leurs relations — d’autant plus qu’on pouvait l’être pour eux-mêmes — ils n’invitaient que des gens de marque. Pierre Le Houx fut invité, tout juste.

Nicole dut intercéder, ce qui la gêna.

Ils connurent donc pendant quelques valses la suprême douceur de s’enlacer, de mêler leurs haleines. Ils purent glisser ensemble sur le Fleuve où les violons tsiganes faisaient courir, incomparables cantilènes, les frissons de la Mort joints à ceux de l’Amour.

Ils ne voulurent cependant pas danser le cotillon ensemble. A peine s’ils échangèrent quelques phrases intimes dans la galerie, en se rendant au buffet.

Tout cela eut une fin. A deux heures, l’on se retira. Oui, déjà : la plupart avaient une longue retraite à faire.

Les Puylaurens étaient partis, oubliant Pierre dans le flot tumultueux de leurs hôtes.

Nicole, au comble de la joie, proposa à son mari « de ramener ce pauvre M. Le Houx que l’on déposerait au Vautrait, en passant ».

M. de Porcieu y consentit, non sans un regard soupçonneux.


Sur les coussins de velours gris à côtes du confortable omnibus ils se casèrent six, avec peine.

Outre M. de Porcieu, Nicole et Pierre, il y avait là les Raines, jeune ménage venu passer une quinzaine à la Roche-Panse, puis un vieux cousin, le vicomte de Boissonnas, qui tous les ans y faisait un long séjour.

Jacques de Raines était un gros garçon, très bon vivant. Chasseur fanatique, il s’entendait à merveille avec M. de Porcieu. Sa femme, gentille et incolore, véritable sac à potins qu’elle répétait sans y voir d’ailleurs le moindre mal, constituait une compagne supportable pour Nicole.

Quant à M. de Boissonnas, c’était un gentilhomme de l’ancien type, célibataire, à demi ruiné, charmant.

Malgré ses soixante ans, il voulait encore aller au bal parce qu’il trouvait cela « joli ». Il regrettait, disait-il, de ne point avoir de fille à y conduire ; sans sa maudite goutte, il aurait dansé. A la Roche-Panse, il occupait ses loisirs à la lecture.

On essaya d’abord en vain d’allumer la lampe intérieure à acétylène. Ce fut une occasion pour M. de Porcieu de lâcher son juron favori : « Bon Dieu de bois » qui déplaisait souverainement à sa femme.

Elle serra, sous la couverture, la main de Pierre Le Houx pour lui faire partager sa contrariété.

Ils avaient eu soin de s’asseoir l’un près de l’autre, ce qui, à la vérité, ne leur servait guère ; du moins pouvaient-ils échanger à la dérobée quelques-unes de ces pressions de doigts passionnées qui, dans certaines circonstances publiques, sont le langage discret des amoureux.

Ils se sentaient côte à côte. C’était déjà une douceur qu’ils auraient voulu prolonger toujours. Intérieurement Nicole s’applaudissait pour une fois d’avoir échoué près de son mari dans ses velléités d’automobile.

Les lanternes, de chaque côté du siège, envoyaient des lueurs ternes, intermittentes, déplacées par les cahots.

Dans l’ombre on entrevoyait les hommes arrondis dans leurs pelisses, et les têtes délicates des femmes sortant de leurs grands cols. Des fourrures blanches éclataient ; du satin luisait aux cassures des manteaux. Un peu partout il y avait des châles entassés et des objets de cotillon en pile.

Chacun, littéralement incrusté à sa place, ne s’en plaignait pas : on avait chaud.

Mme de Raines et son mari, las, ayant au bord des lèvres l’écœurement des fins de fête et du petit matin, fermaient les yeux. Quelques propos se croisèrent.

— Beau bal ! dit Boissonnas.

— Ah ! avec de l’argent…, répondit Porcieu d’un ton bourru.

— C’est déjà un mérite, reprit son cousin. Aujourd’hui, avec de l’argent, tant de gens ne savent faire que des choses laides.

— Autrefois, plaça Pierre, on avait du goût. La société n’était pas encombrée de parvenus.

Nicole, toute fière des connaissances de son jeune ami, affirma avec conviction :

— C’est bien vrai !

— Croyez-vous ? demanda poliment le vieux gentilhomme. Je ne saurais être tout à fait de votre avis. Au dix-huitième, par exemple, on goûtait fort la Finance, tout comme de nos jours. La société courait chez Samuel Bernard. Mlle de Jarente épousait un financier, la Raynière. Le tout-puissant banquier Laborde mariait ses filles à certains qui tenaient de hautes charges à la cour.

Le monde n’a peut-être pas tant changé qu’on pense. Le Veau d’Or y a constamment été adoré. Toutefois, je vous accorde qu’il y avait des différences dans l’emploi de l’argent. Les traitants avaient en général une prodigalité magnifique, un sens de l’art et des artistes qu’ils n’ont pas toujours à présent.

Puis les valeurs industrielles, commerciales n’existant pas ou peu, le partisan enrichi achetait une baronnie, un comté, un marquisat, se faisait enregistrer des lettres, et, dans ses terres, prenait insensiblement l’âme d’un noble. Ses enfants servaient aux armées et s’y comportaient ni plus, ni moins que nos parents. Qui donc reconnaîtrait dans le maréchal duc de Belle-Isle, admirable figure de soldat et de gentilhomme, le petit-fils de l’argentier véreux que fut Fouquet ? Aujourd’hui, quand on a de l’argent, on achète du Rio Tinto ou des Chemins de fer, ce qui n’a pas les mêmes conséquences sociales. Nous-mêmes nous perdons l’état d’esprit qui nous classait à part et au-dessus de tous. Par un phénomène inverse, ce ne sont plus les bourgeois qui deviennent nobles, mais bien les nobles qui deviennent des bourgeois.

Cependant Jacques de Raines maugréait dans son coin :

— Vieux raseur, va-t-il nous empêcher de dormir jusqu’à Roche-Panse avec ses rengaines !

De fait, tout le monde, sauf Nicole et Pierre, sentait ses paupières s’appesantir.

Bientôt l’omnibus n’emporta plus qu’une cargaison de chairs inertes, à l’exception des deux amoureux qui continuaient leurs pressions de mains infiniment nuancées.

L’omnibus roulait depuis une heure. La nuit d’automne répandait son silence sur les champs. Une brume montait de la terre, s’épaississant toujours. Les arbres n’apparaissaient plus que confusément, comme des îlots.

— Bon sort, grommela le cocher Léon, v’là l’brouillard ! Tâche d’ouvrir l’œil, petit, dit-il au valet de pied Firmin, assis à ses côtés sur le siège. Qu’on ne passe pas d’vant l’avenue du Vautrait sans la voir !

— Baste ! répondit Firmin en clignant de l’œil, è f’ra tout de même ben signe en passant.

— Et puis je m’en f…, continua le gras mentor. Et désignant avec le manche de son fouet l’intérieur de l’omnibus :

— S’y sont pas contents, y sauront ben le dire, as pas peur. Qué-qu’y font là dedans nos agneaux ? On a bien rigolé. On est bien fatigué. Madame emmène son gigolo et le patron ronfle comme un gros mufle. Vois-tu, mon fiston, faut jamais s’embêter en ce monde. Eux autres s’embêtent-ils ? Ben, nous non plus, pas vrai ? Faut couler tranquillement sa petite affaire. T’as vu l’coup l’aut’jour pour les harnais ? Si l’patron veut pas qu’on les achète, on les lui coupe. Voilà ! arrive c’qui pourra, mon bonhomme ! Et quand on les achète, c’est autant de pièces de cent sous pour bibi. T’as compris ?

— C’est tout d’même pas bien c’que vous dites là, monsieur Léon !

Firmin écoutait ces propos avec stupeur et tristesse. Né dans l’une des fermes de Roche-Panse, élevé dans le respect, dans l’amour héréditaires des maîtres, ce « gars de Paris » le clouait avec ses arguments. Il se demandait s’il aurait la force de lui résister toujours. Depuis deux mois qu’il était entré chez M. le Comte, il se sentait changer en même temps qu’il apprenait les belles manières.

— Pas bien ! reprit le cocher… Pas bien !… ah ! jeunesse !… Eh ! mais ? attention !… C’que tu vois pas une croix là-bas ?

— J’vois ren !

Un chemin tournait à droite, s’enfonçant dans le brouillard. Par ailleurs, en effet, on ne voyait rien.

— Ça doit tout d’même être par là. Dans cinq minutes on sera au Vautrait et dans une heure au pieu !

Et touchant ses chevaux, il accéléra l’allure :

— Roulez, les petits, roulez !

Ils ne roulèrent pas longtemps. Un mur se dressait avec une grille en travers de la route.

— Ah ! ça, par exemple, elle est forte ! s’écria le gros Léon en arrêtant court ses chevaux avec un haut-le-corps. En même temps on entendit la voix du comte :

— Qu’est-ce que c’est ! Bon Dieu de bois ? qu’est-ce que c’est ?… Nous ne sommes pas rendus, que diable ?

— Ah ! Bon sang ! quel pétard, nom d’un sort ! murmura Léon à l’oreille de Firmin, et, goguenardant tout bas : « Voilà ! Voilà ! monseigneur ! — Descends donc et demandes-y ce qu’y veut. »

Firmin se présenta à la portière.

— Me direz-vous ce que c’est que cette plaisanterie ? Moi, je la trouve mauvaise, vous savez !

— M’sieu le comte, Léon y dit comme ça que c’est un mur !

— Parbleu, imbécile, je le vois bien ! Mais quel mur ?

Piteusement, Firmin laissa tomber :

— J’sais-t-y, moi, m’sieu le comte ?… un mur…

Son maître, quoique pesant, bondit d’un élan sur la route et, en quelques pas, fut auprès de l’obstacle imprévu.

— Triple buse ! clama-t-il au cocher, mais c’est le mur du cimetière de Saint-Luce. Comment diable avez-vous fait votre compte ?

— Dame, m’sieu le comte, Firmin y voyait pas la croix. On a cru comme ça que c’était le premier chemin à droite !

— Bougre d’âne ! un endroit où vous êtes venu plus de dix fois ces jours-ci ! Tournez. Ensuite sur la route vous prendrez à gauche et vous filerez jusqu’au village. Puis tout droit ! à cinq cents mètres, vous tombez sur la porterie du Vautrait. Et ne recommencez pas votre farce, parce que je ne rirais pas, moi, vous savez !

Il rentra dans l’omnibus claquant la portière et criant :

— L’animal ! il nous a rallongés d’au moins une demi-lieue !

Dedans tous étaient réveillés par l’alerte.

Jacques de Raines s’esclaffait :

— Ah ! ah !… elle est bien bonne… Au cimetière !… Dites donc, il en a de gaies, votre cocher ? Quel loustic ?… c’est parce qu’il pense que nous sommes fourbus… mais par ce temps froid j’aime mieux me fourrer au lit que dans un trou… ah ! ah ! mais, riez donc, Porcieu ?

— Il n’y a que moi qui pourrais y voir une allusion, dit le vieux Boissonnas. Léon trouve probablement que je suis plutôt d’âge à aller là qu’au bal.

Et dans l’ombre, le cousin dut sourire sans amertume, finement.

Mme de Raines ne savait pas s’il fallait rire ou pleurer. Elle finit par rire — comme son mari.

Pierre ne disait rien, n’avait qu’une pensée : Dans quelques minutes on serait au Vautrait, et ce bonheur pour lequel il s’était donné tant de mal, dont il n’avait pu recueillir que des miettes furtives, serait évanoui.

Le surlendemain, il lui faudrait repartir…

Quant à Nicole, elle frémissait comme une feuille. Dans l’ombre ses yeux verts jetaient ces lueurs étranges dont ils s’éclairaient quand elle était fortement émue.

Des paroles rimées lui bourdonnaient en tête :

Déjà ta vie ardente incline vers le soir,
Respire ta jeunesse.
Le temps est court qui va de la vigne au pressoir
De l’aube au jour qui baisse !

C’était cela, la jeunesse ! Une course où l’on n’avait le temps de rien, un amour que l’on ne pouvait satisfaire… les « Autres »… beaucoup de fièvres et beaucoup de peines, beaucoup de mécomptes et beaucoup de désirs… tout cela pour arriver à quoi, mon Dieu ?… A la Grande Nuit.

Pierre descendait. Elle lui serra la main sans chaleur, avec tristesse.

Puis, quand ils furent repartis, elle voulut s’endormir. D’abord elle ne le put. Machinalement, par la vitre, elle regardait le paysage. La lune, comme une face camuse et blême, plongeait dans le brouillard. La campagne s’étendait aussi blanche qu’un suaire.

Toutes sortes d’idées qu’elle n’avait jamais lui montaient au cerveau. Elle se rappelait la robe peinte dans le portrait de son aïeule, la grande Nicole, la bien-aimée du roi. C’était une robe de deuil semée d’ossements comme les habits dont Henri III, dit-on, aimait à se revêtir.

… L’Amour… La Mort… Les violons tsiganes sonnaient encore à ses oreilles la double ritournelle, désormais inséparable dans son cœur.

Elle finit par dormir, mais elle eut un rêve de folle :

La salle de bal des Latune était là, avec tous les invités. Seulement tous n’étaient plus que des squelettes. Ils se tenaient rangés en rang, par couples, autour de la salle.

Au milieu, il y en avait deux, le sien et celui de Pierre. Ils se donnaient encore la main — la MAIN GAUCHE.

COGNE-DUR

L’histoire qu’on va lire est forgée de toutes pièces.

Plusieurs échos de presse affirment au public que des tendances fâcheuses se sont manifestées parmi les équipages de la marine de guerre. Réelles ou imaginaires, ces tendances méritent d’être envisagées.

Certains demeurent persuadés que, sous des officiers résolus, énergiques, sachant tirer parti des circonstances, ces tendances, si elles viennent à se produire, doivent, peuvent être dominées.

Quiconque a eu l’honneur de servir dans la marine a senti résonner en lui-même la réponse qu’un enseigne faisait au reporter du Figaro devant Casablanca :

« Ces hommes-là, monsieur, on les mènerait jusqu’au bout du monde ! »

COGNE-DUR

« Le Seigneur miséricordieux a fait la terre grande, afin que ceux qui souffrent puissent aller loin devant eux. »

(E.-M. de Vogué, Vanghéli.)

Le contre-torpilleur Hache, pointe d’une escadrille attendant au mouillage de Djibouti, se dirigeait sur Makallach, ville ignorée de la côte sud d’Arabie.

La mission de la Hache consistait à en examiner les ressources, à voir si Makallach était susceptible de constituer un point de relâche pour la flottille dans sa route vers l’Indo-Chine.

Le contre-torpilleur marchait à bonne allure. Parti tard la veille de la baie de Tadjoura, on « piquait » trois heures à la cloche du bord quand commencèrent à se préciser les détails de la côte ardente et désolée qu’il longeait depuis le matin sous un soleil terrible : caps rocailleux, dunes de sables incultes, roses comme de la braise, s’étalant sous des pics déchiquetés dont les formes fantastiques de chameaux, de selles, d’oreilles et de forteresses, se découpaient sur une vapeur bleue très douce dans le lointain. Parfois des bouquets de dattiers, ou des blocs blancs clairsemés, villes, villages, ruines, tombeaux de pèlerins, entre autres celui de la « Sheika Hurba », femme qui s’est laissée mourir de faim par dévotion.

La sonnerie « aux postes de mouillage » venait de retentir. Une mer plate, laiteuse, blanche à force de chaleur, avec de splendides reflets incarnats qui mettaient de la flamme jusque dans les eaux, s’ouvrait sous l’étrave de la Hache, comme un champ devant le soc d’une charrue.

Debout, véritable colosse, arc-bouté sur ses jambes semblables à des piliers pour résister aux trépidations, le commandant Lefort s’incrustait littéralement la côte dans les yeux à l’aide d’une vieille petite longue-vue d’un modèle particulier.

Il voyait depuis longtemps le sommet aplati du Djebel-Al-Kara, magnifique colline en marbre blanc qui surplombe la ville, commençait à distinguer la ravine qui la sillonne à mi-hauteur, apercevait les quatre tours mentionnées dans les « Instructions ».

— Gouverne toujours là-dessus, mon fi, dit-il au petit gabier de barre en lui désignant la montagne.

Puis se tournant vers un timonier qui s’amusait à regarder un rassemblement d’Arabes dans ses jumelles :

— F…-moi la paix avec ces bêtises-là et cherche le mât de pavillon de la maison du gouverneur.

Il se mit à le chercher, lui aussi, avec sa lorgnette, ses mains trapues formant abat-jour. Au bout d’un instant il les laissa tomber et, bousculant le petit gabier :

— La barre à droite, couillonneau ; tu vois pas que tu nous mènes droit sur la roche qui est marquée là. (Il pointait la place sur la carte avec son gros doigt.)

— Tu veux passer ton examen du long cours et t’es pas encore fichu de lire une carte. Allons, gouverne-moi sur l’avant du grand boutre, tu le vois ? peint en vert, mouillé près du quai ?… Et ce mât de pavillon ? T’es pas dessus ? Non, mais parlez-moi d’une andouille ? Tu ne le vois pas, grand idiot, là, par le montant de tente ?… Je n’ai plus d’yeux bientôt et j’y vois pourtant plus clair que toi.

Puis avec l’alidade du compas il releva le mât de pavillon au N.-N.-E. Alors il se pencha vers le porte-voix de la machine et sonnant le timbre : « 100 tours » !

Maintenant on voyait distinctement la petite ville, toute blanche, adossée à des falaises rougeâtres, perchée fière et rébarbative dans l’isolement complet, dans l’aridité du désert. Deux mosquées dominaient son mur d’enceinte crénelé. Une dizaine de « boutres », bateaux arabes à mines de caravelles, se balançaient dans le port. Une populace en haillons gesticulait sur le quai.

Lefort cria au second, M. de Raimondis, debout à son poste sur l’avant :

— Est-on paré à mouiller ?

— Oui, commandant. Combien de maillons ?

Levant l’index et le médius, Lefort fit signe pour deux, puis, saisi soudain d’un accès de fureur, il rugit :

— Mais qu’attend-on pour sonder, bon Dieu ? Il faudrait tout leur dire à ces bougres-là ! Ils vous fouteraient au sec en gardant le bec en l’air comme des carpes qui ont soif. Va-t-on sonder, quoi !

Une voix s’éleva, traînante, chantant les syllabes :

— 36… Tribord… 36… 28… Babord… 28… 17… Tribord… 17.

— Stop !… En arrière, 120 tours ! Tribord mouillez !… Stop !

L’ancre en plongeant fit rejaillir l’eau. La chaîne avec un bruit de ferraille dévala sur le chemin de fer.

Déjà Lefort, avec une agilité surprenante pour son corps pesant, descendait l’échelle à pic de la passerelle et se dirigeait vers l’arrière, appelant le deuxième enseigne :

— M. Latullère ?

M. Latullère accourut et, correct, les talons joints, la main ouverte à hauteur de la tempe :

— A vos ordres, commandant.

— Vous allez aller à terre avec la baleinière… Vous verrez un peu le négrillon qui commande par ici, les ressources, de quoi il retourne enfin, et vous viendrez m’en rendre compte. Je vous recommande l’eau… Les « Instructions » parlent d’un certain torrent, le « Bokharen », à l’ouest de la ville, vous irez jusque-là… Ah ! j’oubliais, prenez votre revolver et deux baleiniers armés avec vous… et puis ces gaillards-là ne vous avaleront pas… d’ailleurs vous verrez bien.

— Oui, commandant.

Lefort disparut dans le capot de l’escalier menant à sa chambre. Son fourrier l’y suivit, une liasse d’imprimés réglementaires à la main.

— Encore vos sacrées paperasses ! Combien de signatures ? Rien qu’une centaine ! Bon, donnez-moi ça. Vous prierez M. de Raimondis de venir me parler dès qu’il aura terminé les dispositions de rade.

Et, soupirant, accablé par la chaleur de la petite cellule de tôle surchauffée, il commença à dépouiller le tas de papiers sans cesse renouvelé où son intelligence et son activité s’usaient tous les jours. Bon enfant malgré tout, il fredonnait le vers ironique d’un commissaire de ses amis :

Les papiers avant tout, la guerre est un prétexte.

Au bout d’un moment assez long, la taille grêle de M. de Raimondis s’inclina sous la porte basse.

— Ah ! vous voilà… c’est pas trop tôt !

— Commandant, en arrivant au mouillage…

— Vous demande pas d’explications ; suffit… Je vous fais appeler, c’est pour le fanal de l’autre fois… Votre procès-verbal est insuffisamment circonstancié, mon ami ! « Quart de quatre heures à huit heures : Fanal brisé par un palan en hissant la baleinière. » Croyez-vous que le contrôle se contentera de cette explication-là, tudieu !

— « Commandant, c’était le soir ; le garant a cassé, et…

— Eh bien ! Il faisait nuit : donc, besoin d’un fanal. La poulie a fouetté, etc. Il faut le dire. Rien de tout cela n’est inutile. Ah !… les ordres pour aujourd’hui ! Laisser tomber les feux. L’équipage ?… F…-le au repos, allez ! Il ne l’a pas volé. La traversée a été rude par cette chaleur. Pas de malades, pas de fièvre, pas de coups de soleil ?… Non, bonne affaire… Et Jeambon, le dysentérique ?… Sac à papier ! encore une note à écrire ! Imaginez-vous que ces animaux-là refusent d’approuver notre marché pour le lait concentré, sous prétexte que les signatures ne sont pas légalisées… légalisées, et par qui, Bon Dieu ? Y a-t-il un consul français à Sonakim, oui ou non, je vous le demande ? Non, mais ces brutes-là ne s’en doutent pas ! Ah ! boutique ! tenez quand je suis entré dans la marine, je m’imaginais pas qu’un jour je laisserais la peau de mes doigts à un porte-plume ! Gueux de métier, va !

Et Lefort envoya à la table un coup de poing aussi formidable que si tous les bureaux de la rue Royale s’y étaient donnés rendez-vous.

C’était un très brave homme que ce Désiré Lefort en dépit de ses apparences brutales, bon comme le pain, adorant son métier, son bateau, ses officiers, ses hommes.

Seulement sa nature puissante s’échappait par moments en impulsions terribles, en bourrades dont il n’était pas maître.

Malheur à qui se trouvait sous sa main dans ces moments-là !

Dans sa jeunesse, comme aspirant à bord de la Favorite, une nuit de gros temps, il avait ainsi agi violemment sur la mâchoire d’un gabier qui refusait d’aller à l’« empointure », à bout de vergue. Il s’y était ensuite rendu, lui, à la place du gabier, ce qui ne lui en avait pas moins valu un mois d’arrêts de la part du commandant, et de la part de l’équipage le surnom de « Cogne-Dur ». Ce surnom l’avait marqué pour le reste de ses jours.

Ses manières frustes, son caractère peu souple, son langage, sa figure mal rasée de curé de guérilla, l’avaient éloigné des états-majors. Et, sans protecteurs, quoique excellent marin, fort instruit par ailleurs, il avait avancé lentement.

Il avait presque toujours « bourlingué » au loin, dans des campagnes dont les autres ne voulaient pas, épris surtout « des métiers de brute », comme il disait : Fusilier ou canonnier, par opposition aux métiers qui, soi-disant, exigent plus d’efforts, plus de science : torpilleur, électricien, et qui, assure-t-on, sont ceux de la marine à venir. Cependant il avait été un officier des montres renommé. Ses gros doigts se faisaient délicats et légers pour toucher ces choses précieuses et sensibles que sont les chronomètres, les instruments, les vis infinitésimales ; ils traçaient des lignes ténues, des inscriptions fines sur les registres et les cartes. Ce talent d’hydrographe avait fini par le signaler au Ministère dans une récente campagne où il s’était d’ailleurs fort abîmé les yeux à ce métier. Cela lui avait valu son commandement de lieutenant de vaisseau, cette Hache où il surmenait un peu son monde. Grand travailleur, corps de fer, il s’imaginait que tous pouvaient et voulaient travailler autant que lui.

Tous, à l’entendre, comme lui-même, auraient dû tout connaître : les fusiliers la machine et les chauffeurs, la timonerie. Il pensait que certaines circonstances obligent un homme d’une spécialité à en remplir une autre. Seulement, autour de lui, ayant moins d’expérience ou moins de zèle, on ne pensait pas de même.

Excédés par ses minuties, ses tatillonnages, ses hommes murmuraient souvent, ses officiers quelquefois. Ses saccades violentes de caractère et de langage ajoutaient à ses exigences de service.

Cependant il était bon, très bon même. Ainsi, après sa sortie, s’étant soulagé, il dit à M. de Raimondis :

— Au fait, et vous ? Voulez-vous aller à la chasse ?

M. de Raimondis, né à la campagne, élevé au milieu des bois, ne concevait pas de plus grand plaisir que la chasse. En longeant les côtes, il s’exaltait et soupirait à la pensée de tout le gibier qui pouvait se tapir dans la brousse, errer par les plaines, voleter sur les eaux. Justement les Instructions nautiques parlaient d’ânes sauvages en Arabie. A la vérité, elles ne les signalaient qu’à Masirah, île située à plus de 300 lieues à l’est. Mais l’âne sauvage jouit, comme chacun sait, d’un caractère nomade. Rien d’impossible qu’il y en eût autour de Makallach ! Raimondis en rêvait ! Il avait communiqué ses projets à l’autre enseigne, M. Latullère, quoiqu’ils ne pussent guère descendre à terre ensemble. M. Latullère, jeune homme élégant, n’était pas animé par l’ardente passion de M. de Raimondis. Il chassait pour pouvoir conter ses exploits cynégétiques au retour et aussi parce que c’est bien porté. Néanmoins docile, bien élevé, toujours dispos et plein d’entrain, il constituait un compagnon agréable pour Raimondis qui, à bord, portait le titre de « capitaine des chasses ».

A la proposition du commandant, Raimondis rougit.

Demander que les deux officiers quittassent le bord ensemble lui paraissait d’une audace inouïe. Il répondit, balbutiant :

— Mais, commandant, aujourd’hui je suis de garde, et M. Latullère semblait désirer aller à la chasse… Il y a dans les alentours, disent les Instructions, des ânes sauvages… je ne puis le priver…

Lefort haussa les épaules, puis éclatant d’un rire énorme :

— Latullère veut poursuivre des ânes sauvages… ah ! ah ! ah !… Il peut courir après avec ses belles guêtres… il n’a qu’à se fouiller. Comme ça, vous croyez aussi vous qu’il y a des ânes sauvages dans ce pays de tordus… ben, moi, j’ai pas confiance.

Possible après tout ! enfin vous êtes jeune, il faut que jeunesse s’amuse. Allez galoper après vos ânes sauvages, mes enfants, seulement vous savez, moi je vous f… dedans si vous ne m’en rapportez pas un saucisson…

— C’est que, commandant, je suis de garde.

— Eh bien ! je la ferai votre garde, et mieux que vous encore !

— Merci, commandant… Faut-il envoyer les cuisiniers à terre ?

— Non. D’ailleurs à quoi bon puisque vous nous rapportez de la bidoche. Et puis ces bougres-là se feraient ramasser par les Arbis, vous comprenez. — Une lueur grivoise brilla dans ses bons gros yeux d’ogre qui clignèrent. — Je ne veux pas de traînards, moi. Nous partons demain matin à la première heure après une bonne nuit au mouillage et avoir exécuté les ordres prescrits. On poussera les feux au branle-bas. Tiens, voilà Latullère qui vous rapporte des nouvelles. Il n’a pas été long, lui. Eh bien ! jeune héros, quels auspices en ces lieux ?

M. Latullère rendit compte de sa mission. C’était un tout jeune homme. Il venait d’être promu enseigne et accomplissait sa première campagne. Il parlait avec volubilité et complaisance, d’une façon un peu cérémonieuse. Il était tout d’abord allé porter les compliments du commandant au sultan, au « Naghib », ainsi que disaient les naturels. Celui-ci habitait un palais immense et délabré, et l’avait reçu entouré d’une garde armée de sabres magnifiques. Il lui avait offert du café et ils avaient communiqué par l’intermédiaire du majordome, ancien chauffeur à bord des paquebots.

Le « Naghib » disait n’être ni Anglais, ni Turc. Il insistait sur le fait qu’il était aussi sultan que le sultan de Constantinople. A plusieurs reprises il avait demandé si le Commandant ne lui ferait pas de visite et témoigné son étonnement qu’il ne fût pas déjà venu au lieu de lui envoyer un officier.

Cependant Latullère avait su, — il l’affirma du moins — capter sa faveur. Le sultan avait ordonné de mettre à sa disposition et à celle de ses deux baleiniers des montures superbement caparaçonnées. Ils avaient traversé la ville en cet équipage et avaient pu ainsi remplir promptement leur mission. La ville semblait présenter quelques ressources. Tous les soirs on fermait les portes. Les nombreux nomades campés autour n’avaient pas le droit d’y pénétrer. Les citernes étaient cadenassés ; les clefs chez le sultan. On ne les ouvrait qu’à des heures fixées et le sultan prélevait sur l’eau un impôt. Celle-ci était chère et les habitants paraissaient peu disposés à en vendre, n’en ayant déjà, disaient-ils, pas trop pour eux. Il y avait bien le Bokharen, mais la sécheresse l’avait réduit à un simple filet d’eau. Des rochers en rendaient l’abord difficile. La population semblait calme en général ; elle comptait, il est vrai, de nombreux marchands hindous. Chez certains Arabes, toutefois, M. Latullère avait cru remarquer quelque agitation, comme une apparence de mécontentement : peut-être s’étonnaient-ils que le commandant ne fût pas allé saluer le « naghib ». C’était aussi l’avis du majordome ancien chauffeur qui avait suivi M. Latullère en barque et, tournant autour du bord, ne cessait de crier : « Li vouloir visite… Li sultan comme Constantinople. » Aucun marchand ne venait offrir de denrées, comme d’habitude quand on arrivait dans un port. Il y avait certainement eu une consigne donnée de ne pas communiquer avec la Hache d’ici que le commandant se fût décidé à…

— Moi ! aller faire des salams à ce nègre-là ! Mais, Latullère, vous voulez vous payer ma fiole, hein ?

Protocolaire, l’enseigne se récria :

— Oh ! commandant !… comment pouvez-vous penser ?… Mais songez, c’est un prince souverain, une sorte de roi, qui…

— Et moi ? qu’est-ce que je suis alors ? Est-ce que je ne suis pas roi ici ? roi à mon bord ? De quoi ! Et puis je représente la France, vous m’entendez bien. Non, mais est-ce que nous allons nous mettre à lécher les bottes du premier gorille venu ?

S’il veut me voir, ce lapin-là, il n’a qu’à venir, heureux encore que je veuille bien recevoir ses puces.

Raimondis crut devoir intervenir.

— Cependant, commandant, si les torpilleurs relâchent ici, peut-être, pour ne pas s’aliéner la bienveillance…

— Vous, vous me faites suer : c’est compris… Je ne suis pas les torpilleurs… Le commandant supérieur fera ce qu’il voudra, je m’en bats l’œil. Quant à moi, non, non, non, trois fois non. Est-ce clair ? Me le faites pas répéter.

— Et le majordome qui attend à la coupée ?

— Foutez-lui mon pied dans le cul et ma considération par-dessus le marché. Et puis, ouste… assez causé. J’ai de l’ouvrage pour trente-six ; fichez-moi le camp à terre et que je ne vous revoie pas autrement que flanqués chacun de deux ânes sauvages !…

Cogne-Dur, joignant le geste à la parole poussait déjà les deux jeunes gens vers l’étroit couloir, sans vouloir y mettre de force, et pourtant si rudement que Latullère manqua tomber. Quand ils furent sortis, il se frotta les mains, tout content de leur joie. Il pensait aussi à l’« Arbi » qui se morfondait en l’attendant, au chauffeur devenu majordome, à la bonne farce que les ânes sauvages allaient jouer à ses officiers.

Après quelque temps, il ne put se tenir d’aller contempler le départ des chasseurs.

M. de Raimondis, petit, nerveux, un grand feutre rabattu sur le front, seul avait la mine d’un nemrod sérieux. Il examinait, fronçant le sourcil, le damas des canons de son calibre 12 que l’air de mer commençait à mordre.

Latullère, superbe, sanglé dans son « kaki » par une cartouchière neuve et jaune, les jambes enroulées de bandes achetées à Suez, tout à fait « Armée des Indes », se promenait à grands pas.

Job, le domestique des officiers, un type impossible, ancien jockey venu échouer dans la marine après toutes sortes d’histoires et un passage aux compagnies de discipline, glabre et très propre, portait la musette aux cartouches, la carabine Winchester de M. de Raimondis et le kodak de M. Latullère : « Comme ça, disait-il, on est toujours sûr de rapporter quelque chose : si c’est pas à bouffer, c’est de quoi se rincer l’œil. » Il faisait siffler à son oreille une petite badine de muscadin.

Lefort ne put tout à coup réprimer sa surprise : il venait d’apercevoir, émergeant du carré, M. Rabateau, l’officier mécanicien. Lui aussi était en tenue de chasse. Son pantalon de toile bleue, serré aux chevilles par des ficelles, laissait voir les élastiques de ses bottines. Un lorgnon noir donnait à sa physionomie un aspect farouche. Il portait avec précaution « un fusil Faucheux qui lui venait de son grand-père », l’arme dont il avait coutume de dire : « On ne fait plus que des patraques maintenant auprès de ces outils-là. » Ce fusil, soigné comme une relique, réparé bien des fois par les moyens du bord, le suivait partout depuis son grade de second maître.

Rabateau s’avança. Sa barbiche grise tremblotait :

— Commandant, pourrais-je comme ces messieurs ?…

— Et vos machines ?

Un mot de Lefort le faisait rentrer dans ses bottes. Il hasarda des paroles incohérentes :

— Le maître mécanicien… pas mis les pieds à terre depuis le départ… les ânes sauvages… les jeunes gens…

Lefort le considérait, réfléchissant : Évidemment utile de débrouiller les sous-ordres. Bon officier en somme, ce Rabateau ; toujours à bord, ses machines dans un état parfait… brave homme… père de famille… allons ! il pouvait lui causer un plaisir :

— Vous êtes donc aussi jeune que ces gamins-là ?

Rabateau ploya ses vieilles épaules pour dire oui.

— F… le camp aussi alors… et ne tuez personne !

La barbiche de Rabateau vexé trembla un peu plus. Le Commandant avait le malheur des mots qui blessaient après des bontés. Un intermède encore plus imprévu fit diversion. Rigolot, le quartier-maître distributeur, sortait de la cambuse, d’où, par le panneau entr’ouvert, montait une forte odeur de viande avancée. Il s’approcha avec un salut d’une gaucherie inimitable, le mousqueton en sautoir, et, à la ceinture, un sabre d’abordage réservé évidemment pour des corps à corps avec les fauves.

— Commandant ?…

— Ah ! ah ! ah ! regardez-moi ce Robinson Crusoë ! même le « fristi » ! Non, par exemple ! Va-t-il falloir mettre la compagnie de débarquement à l’appel tout à l’heure ?

Avisant le sabre d’abordage :

— Où as-tu déniché ça ? devrait être débarqué conformément à la dépêche ministérielle… pas porté sur l’inventaire-balance, je parierais ?… c’est pour couper les oreilles des ânes… ah ! ah ! elle est trop bonne, la farce, en vérité !… eh bien ! tâche moyen d’en rapporter, mon garçon, ça servira à t’en faire un bonnet !

Puis se tournant vers Raimondis :

— Je vous les confie… pas d’imprudences ; si vous ne me ramenez pas d’âne, ne me rapportez pas de « macchabée », ni d’estropié surtout… j’ai pas de médecin ici… Vous avez encore trois heures avant la nuit… ne vous attardez pas !

Et, comme la baleinière poussait, il cria à Latullère :

— Vous offrirez de ma part une fesse d’âne à votre moricaud avec les politesses d’usage !

Il les regarda s’éloigner avec une sollicitude un peu inquiète.

Les habitants, d’après les Instructions, étaient d’un caractère hostile et féroce. Latullère, il est vrai, disait la population calme. Bah ! s’il fallait songer à tout !

C’est égal : maintenant il regrettait de les avoir laissé partir tous. Il cédait toujours à son premier mouvement, qu’il fût de colère ou de bonté. Un tort, évidemment !

Les chasseurs débarquèrent au petit quai parmi les boutres, puis disparurent dans les ondulations roses qui, derrière la ville, commençaient le désert. La baleinière revenait.

— Qu’on les veille attentivement ! ordonna Lefort au « chef ».

Puis il descendit se replonger dans ses papiers.


Il prit d’abord celui qui le tourmentait le plus : la note relative au lait du dysentérique. Il lui en fallait du lait, à ce pauvre diable, et au plus vite ! Ah ! s’il avait pu tenir là le contrôleur, comme il lui aurait fait voir !… Seulement ce contrôleur était dans un bureau, à Paris, loin et tranquille. Il fallait lui justifier ce marché « non légalisé » d’une manière polie, administrative. Désiré Lefort s’exaspérait. Les parois de sa petite chambre rayonnaient comme une géhenne. Sa tête éclatait à chercher des formules et des raisons.

On frappa à la porte. C’était son cuisinier.

— Qu’est-ce que tu me veux ?… J’ai pas le temps.

— Commandant, je ne vais pas à terre ?

— Non, y a déjà trop de monde… fais comme les autres.

— Pour le dîner… comment ?

— C’est ton affaire… tu prendras un morceau du chevreau que j’ai acheté l’autre jour pour l’équipage.

— C’est qu’il a été enfermé dans la cambuse pendant la traversée… il sent…

— Tu t’imagineras que c’est du gibier… j’te colle huit jours de bloc si ta sauce ne m’emporte pas la gueule. Allons, f… le camp. J’ai pas le temps d’écouter tes raisons.

Lefort reprit sa plume :

« Commandant, j’ai l’honneur… — formule supprimée ! il barra d’un trait rageur… Commandant, je… je vous prie » — non plus ! ah ! m…! je…

Un timonier frappait :

— Commandant, il est l’heure d’envoyer les hommes de service embrocher la viande.

— Qu’ils aillent s’embrocher eux-mêmes ! Le timonier disparut au plus vite.

— Commandant…, j’adresse à l’autorité supérieure par votre intermédiaire la réponse à la note…

— Toc, toc.

Deux hommes étaient à la porte, deux chauffeurs barbouillés de suie, le bonnet à la main.

— Allez-vous me foutre le camp ! Qu’est-ce que vous me voulez encore ?

Ils hésitaient. Leurs « bleus de chauffe » entr’ouverts laissaient apercevoir des poitrines tatouées, ruisselantes de sueur. Le plus hardi parla enfin.

— Commandant, on a comme ça à vous dire… que la viande… elle pue…!

— Faites comme moi. Fourrez du poivre dedans. J’en ai pas d’autre à vous donner… et puis, dehors ! rondement, j’ai pas le temps de rester à vous regarder !

Baissant la tête, ils s’esquivèrent. Mais il les entendit se dire en montant l’escalier : « On veut nous empoisonner. »

Cela lui donna un coup au cœur. Ses hommes ! mais il les aimait comme des enfants. Il leur avait acheté ce chevreau de sa poche, parce que l’ordinaire n’était pas assez riche. Pour l’avoir, il avait passé une heure à discuter sur le sable, en plein midi, avec un vieux Danakil conducteur de troupeaux qui ne voulait rien entendre. Et ses hommes étaient assez bêtes pour dire… pour penser… « Il voulait les empoisonner. » Ah ! malheur ! C’est pour cela, parbleu, que cet animal de Rigolot avait filé à la chasse.

Il pressentait l’orage.

Tout à coup, Désiré Lefort crut… il rêvait… cette chaleur lui portait au cerveau… Non, il ne rêvait pas… C’était bien un chant qui s’élevait sur le pont, d’abord entonné par quelques voix, puis par beaucoup. Ils le hurlaient maintenant.

… Un chant lugubre et profond, souvent entendu dans les ports aux manifestations d’ouvriers.

Les hommes de la Hache chantaient l’Internationale.

Il se leva, puis ses jambes lui manquèrent ; il tomba comme une masse : ses hommes chantaient l’Internationale parce que leur viande était mauvaise !

… Ah ! les cochons ! D’un bond, il se redressa et fut sur le pont : l’arrière était vide. L’équipage, groupé près des plats, à l’avant, était debout. Lefort entendit des voix.

— C’est notre droit de trouver que la viande est pourrie !

Puis un mauvais petit « moko », Sainti, le patron du youyou qui ricanait en le montrant : « Regarde… L’est rouge… on dirait le soleil, qué ! »

Toutes sortes de résolutions se croisaient dans la tête de Lefort. Elle bourdonnait comme une ruche, sa malheureuse tête. Il s’avança jusqu’à la cheminée, les bras croisés, terrible. Des envies lui prenaient de les empoigner tous par le fond de la culotte et de les coller à la mer. Puis il se souvint de son histoire de la Favorite : il avait failli être mis en réforme.

Un vertige passa devant ses yeux : en réforme ? Ne plus naviguer !

Ne plus naviguer, il préférait mourir.

Quelques voix s’étaient tues en le voyant. Un seul homme se leva pour marcher à sa rencontre. C’était un fusilier, Coffic, un Breton de la rivière d’Auray, un grand gars sec, voûté, à tête de fanatique, le regard en dessous…

Arrivé à quelques pas de Lefort, il recula.

Les gradés se multipliaient : « Du silence… du silence. » Le capitaine d’armes criait : « Chacun à vos plats respectifs ! »

Le chant baissait par moments, puis reprenait par bouffées, comme les rafales d’une tempête.

Lefort les considérait tous. Haussant les épaules, il finit par lâcher : « Bande de c…! »

Puis ramassant les gradés qui s’épuisaient en efforts inutiles : « En bas, dans votre poste, à l’exception du maître de quart… laissez donc gueuler ces abrutis-là… laissez-les gueuler, n. de D. ! Je veux y laisser la peau de mes c…, si je ne les fais pas tous fusiller en arrivant à Saïgon. Ah ! les salauds ! Qui croirait, tout de même ? »

Il redescendit dans sa chambre. Sa tête de colosse s’affaissa dans ses grosses mains qui tremblaient. Des gouttes de sueur, larges comme des cachets, tombaient sur le rapport du dysentérique à qui il fallait du lait… Lui aussi, il devait chanter avec les autres !

Ah ! la marine ! Lefort lui avait tout donné. Il y avait consacré sa vie entière, sa force, son intelligence, sa santé, sa jeunesse. Il s’y était réfugié, cramponné comme le naufragé étreint la planche qui le soutient sur les flots.

Fils d’un petit propriétaire terrien, orphelin de bonne heure, il ne lui restait plus qu’une sœur, sa cadette. Il allait là autrefois, entre ses campagnes, rapportant toutes sortes de bibelots des contrées lointaines. Ses neveux jouaient sur ses épaules, et, l’adorant, l’appelaient « Tonton Taureau ».

Puis un jour on avait grondé son filleul. Lefort s’était fâché tout rouge, et, au bout d’une discussion violente, avait administré une magistrale paire de gifles à son beau-frère.

Alors, claquant les portes, il était parti pour ne plus revenir.

Il s’était lancé à corps perdu dans le service, ne voulant plus penser à rien en dehors. Sa famille, à présent, c’était ses hommes… Et voilà qu’eux aussi !…

Ça, il ne l’aurait jamais cru, jamais : même quand il en entendait d’autres dire que les marins changeaient et ne valaient pas ceux d’autrefois, il secouait la tête… Ses hommes, il avait foi en eux… maintenant…

Une âcreté violente lui meurtrissait la gorge ; il souffrait d’une espèce d’impuissance à pleurer comme dans les chagrins trop forts que les larmes ne peuvent traduire.

Il avait déjà senti ça à la mort de ses parents, mais moins dur.

Ce chant de « sans-patries » à propos d’un morceau de viande, tant d’aberration, de bêtise, d’ingratitude, dépassaient tout !

Ses hommes le lâchaient, ses yeux baissaient. Dans quelque temps, comment naviguer ? Il leva le regard vers la cloison où pendait son revolver.

A ce moment quelqu’un fit irruption dans sa chambre.

C’était Job, le domestique des officiers, sortant de l’eau, méconnaissable, les vêtements en lambeaux :

— Commandant !… Commandant… les Arabes… ces messieurs…

Lefort se redressa et, toussant, pour changer sa voix grasse de chagrin :

— Eh bien ! quoi ? Parle vite, animal ?

Alors Job, essoufflé, fit un récit rapide. En arrivant à terre ils avaient trouvé la population en effervescence. M. Latullère disait que c’était parce que le commandant n’avait pas voulu faire de visite au « Naghib » puis, en traversant le campement des nomades, M. Latullère avait voulu prendre des photographies. Alors les Arabes s’étaient fâchés. Les soldats du sultan s’étaient joints à eux. Ces messieurs s’étaient réfugiés sur un petit tombeau, derrière la Ville, où ils tenaient tant bien que mal. On entendait leurs coups de fusils, mais M. de Raimondis faisait demander du secours au plus vite.

Comment Job avait-il pu traverser les Arabes, rejoindre la Hache ? Il ne le dit pas. Sa vie précédente l’avait rendu fertile en ressources. D’ailleurs il était là. C’était le principal.

Les larges traits de Lefort demeuraient impassibles.

Il regardait Job fixement. Du sang revenait à ses joues.

Il demanda :

— A combien est-ce, ce tombeau, de la ville ?

— A cinq cents mètres, peut-être, commandant.

— Tu retrouveras bien le chemin ?

— Oui, commandant.

Lefort réfléchissait, puis :

— Le soleil est-il couché ? Fait-il nuit ?

Job le regarda avec étonnement : Parlait-il à un fou ?

— Vous voyez bien, commandant. Il y a encore pour une heure, une heure et demie de jour.

— Va dire au clairon de rappeler la compagnie de débarquement.

Et le commandant lui-même suivit Job sur le pont.

Les hommes avaient fini de chanter, voyant que c’était inutile, que personne ne faisait attention à eux. Ils allaient commencer à manger la fameuse viande, ne la trouvant pas si pourrie que quelques-uns le disaient. Désiré Lefort se planta au milieu d’eux, et, de sa voix la plus forte :

« C’est pas le tout que de penser à s’empiffrer le ventre. Y a des moments où faut savoir se le faire trouer ! »

L’histoire des officiers courait tout bas de bouche en bouche. Un grand silence se fit. Les visages étaient anxieux.

— La Compagnie de débarquement à s’armer au trot. Dans trois minutes je la mettrai à l’appel. Les autres, à vos postes de combat. La machine, parée à pousser les feux… Capitaine d’armes, faites approvisionner les pièces… Cent cartouches à chaque homme de la compagnie de débarquement. Maître de quart, armez la baleinière et le youyou… et que ça fume !

Puis il redescendit, griffonna quelques lignes sur le journal de bord, décrocha son revolver, le chargea, et, dédaignant son sabre, saisit un solide gourdin.

Sa détermination était prise. D’autres, à sa place, n’auraient pas agi comme il allait le faire. Il le savait. Un commandant ne doit jamais quitter son bord. Il pouvait être tué dans cette échauffourée où les dix hommes de l’escouade, pompeusement dénommée « compagnie de débarquement », allaient affronter une population entière. Que deviendrait la Hache alors ? Mais il ne s’arrêtait pas à ces pensées. Son instinct le poussait vers les grands coups d’audace. Son héros de prédilection était Bonaparte parce qu’il jouait le tout pour le tout.

D’avance il était sûr de réussir.

D’ailleurs, dans ce cas difficile, un officier était nécessaire pour agir selon les circonstances, guider les hommes, les enlever au besoin contre ce mur d’Arabes où, un contre cent, contre mille peut-être, coûte que coûte, il faudrait faire une trouée. Par scrupule, il appela le « chef ».

— Si je ne reviens pas, tu bombarderas la ville, puis t’appareilleras, tout de suite. Tu vois l’utilité de ce que je t’ai montré à faire souvent. Prends garde à la roche noyée qui est à l’ouest du mouillage des boutres. D’ailleurs, je t’ai écrit tout ça sur le journal, avec les routes jusqu’à Djibouti. Tu raconteras ce qui s’est passé au commandant supérieur. J’ai pas le temps de lui écrire. Pleure pas, espèce de nigaud… tu me reverras… ce que je t’en dis, c’est au cas…

— Commandant, tout ça… et puis ce qui s’est passé tout à l’heure…

— F…-moi le camp… tiens, donne-moi la main… allez ! la compagnie de débarquement à l’appel. Fais embarquer rondement !

Jamais les ordres ne s’étaient exécutés avec plus de promptitude et de silence. Lefort sentait un baume s’étendre sur son cœur. La baleinière poussa bientôt, suivie du youyou.

Une grande rougeur couvrait le ciel. Le désert envahi par une brume lilas était d’une douceur infinie.

Les Arabes des boutres crièrent quand les embarcations passèrent près d’eux. Lefort disait :

« Mes enfants, défaites-moi vos paquets de cartouches et mettez vos cartouches en vrac dans les cartouchières et dans les musettes… pour cette fois nous contreviendrons au règlement : Interdiction d’approvisionner les magasins. On tirera coup par coup, s’il y a à le faire, par salves, à mon commandement, en observant, autant que possible, de ne pas lâcher la détente au commandement de « Feu » mais seulement lorsque votre ligne de mire passera par le but… ne vous pressez pas… visez bien et bas, le tir a toujours tendance à être long… Je vous rappelle la phrase de votre manuel : « L’Européen ne doit jamais se préoccuper du nombre de ses ennemis inexpérimentés. Il a pour lui l’ascendant moral et la supériorité de son instruction militaire. Le succès lui est assuré s’il sait conserver son sang-froid, obéir à ses chefs »…

« L’objectif est de délivrer ces messieurs et de les ramener à bord… Essayez les baïonnettes au bout des canons. »

Précaution sage : Quatre durent échanger avec des voisins leurs épées-baïonnettes dont les rainures ne s’emboîtaient pas sur les tenons de leurs fusils.

— Remettez les baïonnettes.

Lefort inclina la barre. Les embarcations arrivaient au quai.

— Par deux, l’arme à la main, les culasses ouvertes… Un volontaire pour garder les embarcations ?

Coffic s’avança, la tête basse.

— Hum ! enfin tu as à réparer… prouve-moi que je peux avoir confiance en toi. Les autres, en avant, suivez-moi.

Cependant, Sainti, le patron du youyou, disait à Coffic avec son même mauvais rire de « moko » :

« Tu vois ça ?… des fois qu’il n’aurait pas confiance en toi ?… y te resterait pus qu’à te pendre. Quant à moi, si les Arbis viennent par ici, je me tire…

— Non, tu le feras pas.

— Voir un peu que je le ferai pas ?

— Tu le feras pas parce qu’avant t’auras ma baïonnette dans le coffre !

— Cul !

— Et puis j’te défends de m’appeler « cul ». Si que t’étais breveté comme moi, j’dirais pas. Mais t’es simple couillon. Gabier de grand pont, va ! C’est moi qui te commande, entends-tu ? Rouspète un peu voir si j’te fais pas ton affaire !

Les autres emboîtaient le pas derrière Lefort, guidé par Job. Ils contournèrent la ville. De temps en temps on entendait une détonation.

— Ils tiennent toujours… allongez le pas, sans courir.

Des groupes hostiles les dévisageaient, s’ouvraient pourtant sur leur passage en proférant des injures sourdes.

Ils arrivèrent au campement des nomades. Des petites tentes au ras du sol semblaient de véritables tanières. De vieilles femmes sans voiles montraient leurs visages hideux. Des chameaux levaient leurs têtes de reptiles. Au delà le désert s’ouvrait avec des buissons d’épines grises et comme des sortes de routes qui divergeaient.

Un millier d’individus noirs, entièrement nus, sauf un pagne autour des reins, le turban sur la tête, sabres, poignards et lances aux mains, gesticulaient devant un petit tombeau blanc à coupole. D’autres, armés de fusils, couverts d’oripeaux multicolores — la garde du sultan — étaient mêlés à eux.

Parfois un fanatique se précipitait. Alors un coup sec retentissait — la Winchester de M. Raimondis — l’homme tombait. Un peu de fumée montait sur le tombeau et de grands cris s’élevaient dans la horde.

— A gauche en ligne, sur un rang ! coude à coude… baïonnette au canon, pas de charge !

Lefort s’était placé devant le centre. Son gourdin à la main, il faisait des enjambées gigantesques.

Les nomades s’étaient retournés pour faire face à cette agression imprévue. Ils n’étaient pas beaux. Leurs corps, tout en muscles et en nerfs, étaient enduits d’une graisse de mouton qui empestait. On était tout près, maintenant. On voyait leurs dents sinistres. Un grand brouhaha se produisit parmi eux, un flottement, la préparation à se précipiter sur la petite troupe qui avançait rapide, toujours muette, sans tirer.

Il semblait tout de même aux hommes qu’ils faisaient là quelque chose d’un peu fou, petite poignée perdue au fond du désert d’Arabie, à des milliers de lieues de tout secours, exposés à des supplices atroces s’ils ne réussissaient pas.

Une force inouïe les reliait malgré eux à ce diable d’homme qui marchait à grandes enjambées. Derrière lui ils auraient traversé l’enfer. Se voix se fit entendre, gaillarde :

— Non, mais ils ont l’air de croire qu’ils vont nous avaler ces bougres-là !

Un nomade osa courir sur lui, le sabre haut. D’un coup de sa matraque « Cogne-Dur » lui cassa les reins sans même ralentir le pas.

— En avant, mes garçons… A la baïonnette !… hurrah !…

Dix voix répétèrent le hurrah à pleine poitrine.

C’étaient les Francs, les Francs invincibles, les vainqueurs des Mameluks, ceux dont la furie, les exploits, depuis Bouillon jusqu’à Bonaparte, se racontent dans tout l’Orient, se transmettent, s’amplifient de père en fils, de tribu en tribu, aux longues veillées du désert.

La ligne noire s’ouvrit comme un rideau : Les marins passèrent. Dix siècles de légendes, d’héroïsme, de chevauchées et de conquêtes avaient passé avant eux.

Ils étaient au pied du tombeau.

— Ah ! Commandant…!

— Pas d’effusions. En route. Colonne par deux. L’arme sur l’épaule. En ordre, pas cadencé. Et chantez !

Essoufflés, les hommes hésitaient, cherchant dans leur mémoire. Lefort entonna Sambre-et-Meuse d’une voix formidable. Ils reprirent le refrain et traversèrent une seconde fois les nomades qui les regardaient avec stupeur.


Les embarcations avaient été attaquées. Quatre cadavres gisaient aux pieds de Coffic : — Un peu de fort temps que nous avons eu aussi nous, commandant, pendant que vous étiez là-bas.

— Embarque vite… Poussez… Eh bien ! Rigolot ? Et tes oreilles d’âne, mon garçon ? Si t’avais pas eu si grand peur, je te f… dedans pour t’apprendre à enfermer la viande dans ta cambuse…

— Commandant, à la mer, où voulez-vous que je la mette ?

On accostait.

— On se débrouille. Suffit.

Tout l’équipage rangé à la bande éclatait en hurrahs :

— Vive le commandant ! Vivent les officiers ! Vive les sakhos ! Vive le commandant Lefort !

Le souffle du maître de quart tremblait en roulades en sifflant « sur le bord ». Il siffla jusqu’au dernier homme de la compagnie de débarquement, comme pour des officiers.

Lefort essuyait des larmes du revers de sa grosse main. Tant de chagrins, tant de joie, tant d’émotions et tant d’orgueil s’étaient succédé pour lui en cette soirée ! Il voulut parler, il ne trouvait pas ses mots :

— Mes enfants… c’est très bien… quand je dis : c’est très bien, je veux dire aussi : c’est très mal…, car auparavant vous vous êtes conduits comme des cochons…, comme des…, comme des…

Il cherchait ne rencontrant pas d’expression plus forte pour traduire sa pensée.

— Vous faites pleurer votre vieux commandant… comme une vieille bête qu’il est… qu’il a la bêtise d’être… Enfin, vous vous êtes bien conduits… c’est égal, ce que vous avez fait tout à l’heure, ça… ça…

Il finit par dire — « ça ne se fait pas ! » Et montrant ceux qui l’avaient accompagné : « Rigolot, f…-moi la « double » à ces saligauds-là ! Et motus ! Me faites pas attraper de blâme pour avoir, comme un étourneau, laissé trop de monde aller à terre ! »

Les hommes pensaient comme lui à présent. Plusieurs pleuraient. Des chauffeurs disaient : « Même qu’il a raison, le vieux ! »

Tout à coup un remue-ménage qui se passait dans le port détourna l’attention de tous. Des torches traversaient à la course l’air confus de la nuit commençante ; puis leurs reflets résineux et rouges s’agitèrent sur l’eau.

— Les Arabes. — Aux postes de combat !

Non, on apercevait maintenant, sortant de la pénombre, une étrange barque, toute dorée, dont la proue barbare et très haute voulait imiter un cygne ; elle s’avançait à coups d’avirons lourds, scandés par un chant, une espèce de psalmodie gutturale. Debout sur l’avant, un homme habillé en bleu et rose, avec des colliers d’ambre, glapissait en charabias :

— Sultan venir visite, sultan venir visite… sultan, grand sultan, comme Constantinople !

— Ah ! ah ! M. Latullère. Tenez, je vais vous faire plaisir : huit hommes à tribord ! Huit hommes de la compagnie de débarquement se rangèrent, poudreux, non déséquipés, formant la haie jusqu’à l’arrière.

Le « chef » improvisait des pavillons à la hâte. Job alluma deux feux Coston, l’un rouge, l’autre vert, qui entourèrent un moment la Hache d’une vapeur de féerie.

Le cygne d’or accostait. Le maître de quart lui lança un faux-bras autour du bec. Le grand sultan se leva entouré de ses gardes, de ses eunuques, de ses sorciers. C’était un métis d’Arabe et d’Hindoue. Ses lèvres épaisses avaient le sourire moitié béat, moitié cruel qu’exhalent certaines figures de Bouddha. Il portait des souliers jaunes, un mauvais pantalon rayé, une redingote fripée avec un col de velours vert. Un turban, un sabre magnifiques, des pierreries à tous les doigts réparaient cette tenue de camelot.

Il monta d’un pas mal assuré sur la Hache, précédé de son majordome, l’ancien chauffeur, qui criait toujours à tue-tête : « Ça ni Anglais, ni Turc ; ça sultan comme Abdul-Hamid ».

Lefort, tendant la main, s’adressa au majordome :

— Demande-lui si ça va bien ?

Le sultan répondit par une inclination cérémonieuse. Il faisait dire au commandant qu’il venait le voir, parce qu’il avait entendu parler de lui comme d’un homme très brave. Il voulait être ami de la France — quoique déjà nominalement il fût protégé Anglais. — L’année prochaine il entreprendrait un voyage en Europe et visiterait certainement Paris.

— Job, apporte du champagne !

Job monta trois bouteilles réservées pour les grandes occasions. On en avait déjà bu une le jour du départ.

— A ta santé, mon vieux !

Le sultan mit la main sur son cœur et porta la coupe à ses lèvres. Un cercle disparate s’était formé sur le pont étroit, tous tenant les mêmes coupes de champagne à la main : les officiers, le majordome, ancien chauffeur, les marins de la compagnie de débarquement, le capitaine des gardes habillé en policeman des Indes, Rigolot et son sabre d’abordage, les eunuques, droits, splendides, avec leurs vêtements bleus et roses, leurs plumes, leurs cimeterres damasquinés ; au centre, Lefort appuyé sur son gourdin, et le sultan : ils trinquaient.

Le sultan reposa sa coupe et fit un geste : Le capitaine des gardes, fléchissant le genou devant Lefort, présenta quatre clefs informes : les clefs des citernes et de la ville.

Puis, se tournant vers la barque dorée, le sultan montra quatre moutons et les offrit de la main.

Les gens de la Hache ne se le firent pas répéter. En un clin d’œil, les quatre moutons furent à bord et amarrés sur l’avant.

Alors Lefort fut confus. Il cherchait comment rendre ces politesses.

— Demande au sultan ce qui lui ferait plaisir ?

— Un canon.

— Ah ! non. Cela ne se pouvait pas. Du matériel de l’État, malheureux ! il lui donnerait plutôt sa tête ! Mais autre chose, à part cela, ce qu’il voudrait.

Et le commandant, tâtant ses poches, lui présenta son propre chronomètre en or, ce qu’il avait de plus précieux.

Mais le sultan refusa de la tête. A son tour, il tira une montre de Genève, et qui sonnait !

Il promenait son regard, sans embarras, sur plusieurs objets qui successivement attiraient son envie. Enfin il se pencha vers l’ancien chauffeur, lui murmurant quelques mots.

— Le sultan avait mangé quelque chose d’excellent sur un caboteur. Il croyait que ça s’appelait des « pommes de terre ». N’y en aurait-il pas à bord ?

— Parbleu, dit Lefort, des patates ! Rigolot, combien nous en reste-t-il de sacs ?

— Dix, commandant !

— Donne-lui-en quatre, autant que de moutons.

C’était bien ça. Le sultan remercia par une sorte de baiser très gracieux envoyé à la ronde.

Cependant Latullère allait chercher des cartes postales de Paris et de Toulon. On montra la France au sultan.

— Y avait-il beaucoup de bateaux aussi beaux que la Hache et beaucoup d’hommes aussi courageux ?

Du coup Lefort s’exalta : S’il y avait des bateaux et des hommes en France ? Pour sûr. Tout plein de bateaux, tout plein d’hommes, tout plein de richesses, — « comme ça » — et ses bras de géant faisaient le geste d’embrasser l’horizon. La France, ah ! la grande France !…

Le sultan hochait la tête, d’un air respectueux et attentif.

Puis, on lui remit les clefs, les cartes postales, les pommes de terre, et il s’en fut.

— Capitaine d’armes, paré à faire un salut de 21 coups !

— Envoyez… Tribord… un… bâbord… deux… tribord… trois…

Les détonations vibraient dans la petite rade, se développaient en ondes sonores, s’allongeaient en échos sans limites sur les sables. Des ombres accouraient sur le quai, sur la plage.

Nimbée dans la vapeur multicolore des Costons, crachant la foudre et les éclairs, la petite Hache s’agrandissait, semblait une pièce d’artifice gigantesque.

Le cygne d’or s’était arrêté correctement, selon l’usage.

Debout, entourant le sultan, à l’arrière, on voyait les eunuques drapés dans leurs grands plis bleus et roses. Ils faisaient penser aux gardiens des jardins d’Allah.

Brisés des émotions de leur journée, Raimondis et Latullère se demandaient de quel Châtelet fantastique ils étaient devenus les acteurs. Emballé, Latullère criait : « C’est tout de même épatant, la marine ! »

Rabateau réussit enfin à les emmener au carré prendre un peu de nourriture et de repos.


Lefort, lui, n’avait pas faim. Le sang battait ses artères à les rompre. Il vibrait alternativement d’une grande joie et d’une grande tristesse : les hommes lui avaient montré ce qu’ils valaient dans un sens et dans l’autre.

La nuit tombée apportait la fraîcheur à ses tempes.

La lune se levait sur le désert, avec son enflure de visage mort, sa lueur douce d’énorme lampe.

Oui, les hommes se reprenaient. Au fond ils étaient meilleurs que beaucoup le disaient, qu’eux-mêmes n’en avaient l’air. Seulement il fallait des occasions.

Lefort se souvenait d’un livre prêté par Latullère :

— « C’est aussi les mutins qu’on fusillait chaque jour… l’an IV, à Mantoue, les canonniers de la 33e demi-brigade réclamèrent leur solde en braquant leurs pièces sur les généraux. »

Quelques mois plus tard, songea-t-il, à Arcole et à Rivoli, ces bandits se rendaient immortels.

Fervent de Napoléon, il savait ses campagnes par cœur.

Les exemples lui revenaient en foule :

« A la Corona, le général dit à son chef d’état-major : Écrivez sur les drapeaux : la 39e et la 85e demi-brigade ne font plus partie de l’Armée d’Italie. — Général, envoie-nous à l’avant-garde, là nous te prouverons que nous sommes toujours de l’Armée d’Italie ! »

Et d’autres ! L’an Ier de la République, Bouvet, à bord de l’Aréthuse, appareillait avec un équipage indiscipliné, ignorant.

Après deux mois de mer, il livrait deux combats splendides aux Anglais.

Non, il pouvait y avoir des défaillances, des heures d’éclipse de folie, mais l’âme guerrière d’une telle race ne pouvait pas périr.

Le commandant roulait dans sa tête le vieil axiome :

« Les hommes sont ce qu’on les fait. »

A présent, groupés sur l’avant, ils chantaient encore à pleine gorge. Les instincts gaulois de leurs pères galants, guerriers, sentimentaux vibraient en eux.

Jeunes filles, cueillez
Coquelicots, bluets et marguerites
Car ce sont les couleurs du vieux drapeau français.

ou bien :

C’était dans les jours sombres de l’invasion germaine.

Quelqu’un s’avançait célébrant Primauguet et sa Cordelière :

« Pour faire la chasse à l’Anglais. »

Tout le chœur reprenait, hurlant, frénétique :

« Pour faire la chasse à l’Anglais. »

Puis un couplet leste :

Comme mathurin en Italie
Je fis quelques jours connaissance
D’une brunette fort jolie.

etc.

Sainti continuait à faire le beau parleur. Mais il avait changé son fusil d’épaule. Il déclamait à la façon des orateurs :

« Que répondit, messieurs, le général Cambronne quand les Anglais z’y demandèrent de se rendre ? »

L’auditoire cria le mot, dans un rire énorme. Une voix dit : « Ça, c’est envoyé ! »

— Vous avez mis le nez dedans, mes petits. »

Chacun récitait à son tour sa tirade ou chantait sa chanson.

Quand vint le tour de Coffic, poussé par les camarades, il fut forcé de se lever. Il restait là, debout, avec son drôle d’air honteux, ses yeux en dessous, embarrassé de ses longs bras.

— Faut chanter !

Il ne se souvenait d’aucun de ces airs à la mode que ces sacrés « mokos » disent si bien.

— Je sais rien…

— Y se connaît mieux à cogner sur les Arabes…

— Faut qu’y chante quante même !

Il n’y avait dans sa mémoire, loin, qu’une très vieille chose qu’il chantait étant gamin quand sa mère le menait aux pèlerinages de la grande Sainte-Anne :

Il chanta donc dans la langue de son pays :

Santez Anna, hor Patronez,
Hor sikouret en danjer
Ha bezit hon alvocadez
Dirag Jesuz, hor Zalver
Ma teu an tourmant du c’houza
Ar Matolod a bedo
He Batronez Santez Anna
Ha dizoursi a gano[1].

[1]

Sainte-Anne, notre Patronne,
Secoures-nous dans les dangers ;
Agis, sois notre matrone
Près Jésus qui nous a sauvés.
Lorsque le vent te damne
Prie donc, ô matelot,
Ta patronne Sainte-Anne
Qui l’apaisera sitôt.

Personne ne comprit sauf les Bretons qui applaudirent l’idiome natal et Lefort qui, à force de vivre avec les hommes, saisissait leurs dialectes différents.

Ainsi, pensa-t-il, les chants séculaires demeurent au fond des âmes, tandis que les lèvres murmurent des refrains passagers.

Pourtant, celui qu’il avait entendu au moment du souper ne serait pas venu aux lèvres des marins de ses jeunes années, surtout parce que leur viande était mauvaise.

Des larmes lui montaient en évoquant les belles escouades qu’il avait connues jadis sur la Couronne ou sur la Melpomène.

Des hommes comme ça en reverrait-on jamais ?

Des temps nouveaux étaient à l’horizon.

Le regard de Lefort se perdait sur la côte dont les noms mêmes : Rehmat, Ghubbet, Shahah, Aïn, Ghorab, ont des syllabes arides comme le sable, amères comme le sel.

PENSÉE, QUI MEURS…

A
Monsieur VALLERY-RADOT

Pourquoi, Monsieur, votre nom vient-il naturellement sous ma plume tandis que j’achève ces pages dont nous avons causé ensemble ? C’est moins certes à cause de l’amitié dont vous voulez bien m’honorer qu’à cause du don merveilleux de tout comprendre qui est en vous.

Tous les êtres, depuis ceux qui se survivent éternellement à eux-mêmes jusqu’à ceux qui durent un instant — le plus souvent médiocre — participent à votre intérêt de quelque manière.

Faculté précieuse, et si rare ! Car, hélas ! en ce monde nous vivons en général dans des compartiments étanches qui ne communiquent pas entre eux. Nous nous ignorons les uns les autres et nous nous méprisons à proportion. Les goûts, les sensations du marin, de l’errant sont un étonnement, parfois un scandale pour le sédentaire, pour l’homme de foyer.

Les artistes et les campagnards — surtout les chasseurs — quoique plus voisins que ne l’imaginent des esprits superficiels, demeurent aussi éloignés que s’ils habitaient des planètes différentes. Paris connaît mal la Province et la Province, Paris. Les sentiments des salons font se méprendre les gens qui n’y viennent pas ; ceux des siècles passés paraissent inouïs à nos contemporains.

Noyés les uns pour les autres dans un incroyable crépuscule, nous étouffons par suite de notre isolement ; nous en mourons. Pour un peu, j’emprunterais la parole sainte et dirais que « nous vivons comme si nous ne vivions point ».

Et c’est parce que « vous vivez » que, songeant à mon lecteur promené dans tant de scènes diverses, je pense à vous qui savez tout concevoir, et, privilège plus incomparable encore, tout aimer.

PENSÉE, QUI MEURS…

« Le pire de la mort c’est d’emporter dans la tombe des idées qui ne verront jamais le jour. »

(René Vallery-Radot.)

Un jour d’hiver où je me disposais à prendre le train de Brest, le garde entra dans ma chambre et dit :

— Monsieur, je connais une bécasse.

Vous entendez bien : « il la connaissait », pour un peu il aurait ajouté : « personnellement ». Cela vous étonne peut-être qu’il la connût si bien ; c’est qu’alors vous ignorez les habitants des bois. Et par habitants je veux parler non seulement des bêtes, mais aussi des gens, des gens qui les tuent — et qui les aiment.

Cet ensemble a ses codes, ses usages, forme — si j’en crois des impressions — une société très policée.

Le vieux brave homme de garde se serait fâché tout net si, journellement, d’une manière ou d’une autre, il n’avait été avisé des hôtes, fussent-ils de passage, à qui il prenait fantaisie de goûter l’hospitalité du domaine, surtout quand ces hôtes étaient gibiers de marque comme l’est la bécasse dans mon pays.

Il avait déjà rendu visite, une visite liminaire et prudente, à cette voyageuse un peu fantasque et très fugitive qui ne s’attarde jamais longtemps dans nos boqueteaux et préfère les doux climats humides du bord de la mer.

Il me dépeignit le lieu qu’elle avait choisi et je le vis tout de suite en pensée : un taillis déjà haut sur le côté d’une grande avenue déserte, tout au bout des bois, où coule, à petit bruit, sous beaucoup de feuilles mortes, un ruisseau large d’un doigt.

C’est que les bécasses ne se posent pas au hasard. Elles ont des goûts, des manies. Il leur faut un sol marécageux, sans herbes ni bruyères, qu’elles puissent facilement fouiller pour trouver des vermisseaux, ou tout simplement qui leur permette d’enfoncer leur long bec dans la terre et de rester là, béatement, blotties sous leurs ailes, à l’abri des importuns, sous la dépouille d’automne dont elles ont presque la couleur.

Elles aiment les endroits tristes et solitaires, « où il fait bon », comme les poètes maladifs. Sérieusement, je veux croire les bécasses poètes et philosophes, malgré un mauvais jeu de mots et l’avis de Belon, vieil auteur, qui les qualifie de « moult sottes bêtes ». D’abord elles voyagent beaucoup en fuyant les rudes hivers, la neige. Elles traversent la Russie, l’Allemagne du Nord, certains même prétendent l’Islande et la Norvège, se rendent en Turquie, dans l’Archipel, au Caire. D’où arrivent-elles, où vont-elles au juste ? On ne sait pas.

… Elles voyagent, donc elles voient. Les facultés de l’œil, au dire de Buffon, sont extraordinairement développées chez les oiseaux, plus que chez tous les autres êtres ; le même savant veut que l’oiseau soit plus sentimental que le quadrupède, que le bipède[2], et, entre les oiseaux, la bécasse particulièrement tendre :

[2] Discours sur la nature des oiseaux.

« Ces oiseaux, d’un naturel solitaire et sauvage, sont aimants et tendres. Quand la femelle couve, le mâle est presque toujours couché près d’elle, et ils semblent encore jouir en reposant mutuellement le bec sur le dos l’un de l’autre. »

Cet animal tendre est misanthrope. Il en va parfois ainsi des humains. Vous verrez peut-être deux bécasses dans le même bois, mais alors, sauf dans la saison des amours, elles sont aux deux extrémités opposées.

J’aime cette solitaire mélancolique qui a voyagé — retenu, comparé, j’imagine. — J’adore me la figurer telle qu’on la dépeint, blottie dans quelque coin à l’écart, savourant pour elle seule la volupté indéfiniment suggestive des visions passées.

Elle est symbolique : C’est un oiseau du crépuscule. Elle ne quitte guère ses bois que pendant le court moment étrange qui, durant l’hiver, précède immédiatement la nuit, à l’heure où le ciel, le paysage s’emplissent de ténèbres, où la lumière se réfugie, se concentre sur les feuilles, les feuilles rouges, orangées, qui éclairent alors les bois par en dessous, comme un puissant, un mystérieux vitrail posé à terre.

C’est cette lueur, cette lueur de rêve et de mort, c’est cette lueur-là qu’elle aime. Le jour trop éclatant blesse, dit-on, ses yeux extrêmement délicats.

A ce moment donc elle part, avec une régularité d’horloge, va errer par les champs, puis revient se coucher à son gîte. On la voit passer entre les branches fuligineuses, circonflexe, semblable à un énorme papillon d’ombre, à une chimère. C’est ce que l’on appelle la « passée » bien connue des chasseurs. De l’avis de certains, c’est à ce moment qu’elle est la plus aisée à tirer. Sitôt qu’on entend son lourd battement d’ailes, on met en joue, puis on l’entrevoit arriver au sommet des baliveaux ; elle va dessiner son crochet : On fait feu.

La bécasse constitue un coup de fusil en général difficile.

On est presque toujours obligé de la tirer « au jugé », sans viser. Car, quoique puisse en penser Belon, elle est très fine.

Avec elle beaucoup de vieux chasseurs perdent leur latin (et vous avez tort de penser que ce n’est guère).

Comme les preux de jadis qui ne rendaient leur épée qu’à un chevalier, elle n’entend pas être tuée par le premier venu.

Il lui faut des spécialistes, gens et chiens qui se consacrent à elle, ne veulent chasser qu’elle. Sans quoi, elle reste tapie à deux pas de vous, riant sous cape et sous son long bec, ou bien, « piettant » sous la feuille, elle court de toute la vitesse de ses pattes et va s’envoler à deux cents mètres du chien qui croyait la tenir en arrêt. Sa chasse est, à proprement parler, un art, et ses chasseurs, comme les artistes, sont exclusifs. Tout gibier, au prix de la bécasse, leur paraît une espèce méprisable, à peine digne d’exister.

Mon garde justement est l’un de ces fins chasseurs de bécasses. Et s’il vous dit quelque jour :

« Monsieur, je vas vous faire tuer une bécasse. »

C’est que vous lui avez rendu un fier service et que vous êtes de ses amis.

Mais, au fait, je ne vous ai pas présenté mon garde :

C’est un vieux soldat d’Afrique et d’Italie, tout voûté, les jambes arquées, comme d’avoir marché trop longtemps sous le sac. Il a généralement sur la tête un bonnet fait avec une loutre qu’il a tuée l’année du Grand Hiver, et ce bonnet a été mouillé, traversé, trempé tant de fois, a reçu, comme il dit, « tant de sauces du bon Dieu », qu’aucun été, qu’aucun feu ne le sèche. Il est toujours aussi humide que quand la loutre sortait de l’eau. Le brave homme a servi à Lyon, sous le maréchal Castellane qui donnait des sous aux gamins pour les faire monter à l’assaut des pâtisseries, du temps où l’on faisait sept ans, où il y avait des compagnies d’élite et où l’on apprenait à danser au régiment.

— Oh ! monsieur, mon lieutenant-colonel, il m’a fait « roucher » plus de misère pendant mes sept ans qu’un écureuil ne « rouche » de noix pendant toute sa vie.

Mais le colonel, quel homme ! Le lieutenant-colonel et lui ne pouvaient pas se voir ayant jadis servi dans la même compagnie en Afrique, le colonel comme caporal et le lieutenant-colonel comme fourrier. Le fourrier avait fait casser le caporal, de là datait une haine dont le régiment suivait avec passion les épisodes. Au premier rapport, le colonel avait dit à son sous-ordre :

« Souviens-toi que sur ce que je dis tu n’as mot à dire. »

A Turbigo des balles qui n’étaient pas autrichiennes avaient coupé les rênes du lieutenant-colonel au ras de ses doigts. « Ce sont les dettes qui se paient », avait dit tranquillement le colonel.

Les hommes avaient juré que le lieutenant-colonel ne rentrerait pas vivant de la campagne, ce qui ne les empêcha pas de le sauver sur leurs épaules lorsqu’à Magenta il eut la poitrine traversée.

— Monsieur, si j’avais voulu rester dans l’armée, je serais peut-être aujourd’hui bien haut !

— Pourquoi donc n’y êtes-vous pas resté ?

— Ah ! monsieur, j’aimais trop la chasse !

J’ai lu des historiens qui s’étonnaient que Charles X fût en train de chasser à Rambouillet tandis que Paris se cabrait sous les Ordonnances.

Ces historiens-là n’ont donc pas connu de chasseurs, j’entends de vrais chasseurs ? Ce carnet de veneur ne leur est donc pas tombé sous les yeux : « 20 novembre 1794… Incarcéré comme suspect… 10 décembre : Relaxé. Pris un cerf. »

On naît chasseur comme on naît marin, moine, cavalier, artiste. On chasse avant tout, partout, malgré tout.

Un chasseur est emporté par la même passion, par la même folie qu’un grand musicien ou qu’un grand peintre.

Lui aussi il connaît les élans, les désespoirs, les éclairs, les entêtements et les bonheurs, les ivresses et les subtilités de l’Art.

Son royaume n’est pas celui des Hommes, mais celui plus captivant, plus divers des Bêtes et des Bois.

L’histoire naturelle a ses savants, mais elle a aussi ses poètes — poètes réalistes — les chasseurs.

Je l’avoue : j’envie sincèrement, j’admire ceux dont l’Art difficile consiste à sonder journellement, parfois à pénétrer, à connaître l’âme mystérieuse des bêtes.

Somme toute, mon vieux garde remplit auprès des animaux le même office que M. Paul Bourget auprès des Parisiennes. Il sait leurs caractères, leurs rivalités, leurs préférences secrètes, leurs passages, leurs dévotions, leurs légendes et leurs amours.

Il vous dit comment un blaireau nettoie son terrier la veille de toutes les fêtes de Vierge, vous apprend que si la chouette est un oiseau honteux c’est en punition d’avoir voulu donner sa plus vilaine plume lorsque tous les oiseaux s’accordèrent pour vêtir Notre-Seigneur mis en croix.

Il vous peint le sanglier brutal et obtus qui sait seulement foncer devant lui, le renard « moins fin qu’un vain peuple le pense », les ruses multiples et délicates du chevreuil, le lièvre enfin qui, sous son air de paysan placide, les passe tous en intelligence et en malice.

Penché sur leurs traces il disserte doctement sur leur espèce, leurs infirmités, leur âge. L’empreinte du pied d’un animal a moins de secrets pour lui que la main d’une jolie femme pour Mme de Thèbes.

Et quel œil, quelle oreille ! L’herbe froissée, la ronce écartée, la touffe de poil, la plume laissées aux épines, le cri reconnu entre mille, lui sont des indices précis et familiers.

Tout à l’heure, parlant de la passion exclusive des chasseurs, je les comparais aux Artistes, mais la comparaison doit se poursuivre : Par l’acuité de leur observation perpétuellement tendue, par la sensibilité étonnante de leur perception visuelle et auditive, les chasseurs égalent écrivains, musiciens, peintres et sculpteurs. N’est-ce point d’ailleurs M. Paul Bourget qui nous disait naguère : « La supériorité des descriptions de Tourguéniev s’explique par ses goûts de chasseur… Le bruit particulier qu’un oiseau fait avec ses ailes en s’envolant, une branche qui tombe dans une forêt, détails suggestifs d’un paysage, lui sont fournis par une sorte de mémoire physique instinctive. » Oh ! qui donc écrira un livre admirable intitulé : Du sens artiste des chasseurs ? M. René Bazin, peut-être.

«  — Monsieur, je connais une bécasse. Voulez-vous la tuer ? »

Si je le voulais ? Parbleu, bien sûr !

Depuis longtemps ce désir m’obsédait avec persistance. Seulement je jouais de malheur. Au moment où les bois deviennent enchanteurs avec leurs voiles de brume bleue, leurs tapis de pourpre, leurs fines structures grises se découpant sur le ciel, au moment où l’on dit : « Les bécasses ne vont plus tarder », pour une raison ou pour une autre, il fallait toujours que je m’en aille. Et mon désir grandissait tant à cause du gibier que du décor où il tombe.

Nous nous mîmes donc en route par un vrai temps à bécasses : Petit vent de nord-est, brouillard humide flottant autour des branches dépouillées.

Parvenus à la grande allée, nous avancions prudemment, étreints par cette espèce d’angoisse du gibier qui n’est pas loin et peut se lever d’un instant à l’autre.

Le chien, un vieux routier, Nestor, qui a fini, patiemment modelé, par s’identifier avec son maître, battait sous nos fusils, le nez à terre, n’omettant ni un fossé, ni un bouquet de ronces, ni un pied d’arbre, ni un tas de bois mort.

Nous pénétrâmes dans le taillis. Le chien allait toujours, mais plus lentement, comme avec crainte, la queue frémissante, rasant le sol de ses longs poils, s’allongeant, s’attardant à sentir les mêmes endroits.

Le garde me dit :

« La voilà. Le chien « rencontre » son « fumier ».

Il voulait dire son fumet. En même temps il me montrait des grattages dans la feuille, mais des grattages réguliers, méthodiques, nullement semblables à ceux en zig-zag du merle qui sautille, puis aussi des petites plaques brunes et fraîches qui ne pouvaient laisser de doutes :

« Au respect parler, voilà sa « fienche » et à voix basse :

« Monsieur, c’t’oiseau-là faut que ce soit mangé avec sa « fienche », cuit à la chandelle, vrai comme je vous le dis. »

Puis tout d’un coup, me saisissant par le bras : — « Attention ! le chien est en arrêt ! » — Moi tout courbé sous les branches, j’épie, le souffle en suspens…, je ne vois rien… rien qu’une grande fougère magnifique que sa parure d’hiver fait ressembler à une végétation de corail.

— « Avancez, monsieur, avancez », me crie une voix qui veut être basse. Soudain un lourd claquement de plumes, rien qu’un clignement d’ailes couleur de rouille qui disparaissent par un à gauche dans les branches — et c’est fini.

— Pourquoi monsieur ne l’a-t-il pas tirée ?

— La tirer ? Mais je ne l’ai seulement pas vue.

Il paraît que ça n’est jamais plus long que ça.

Mon vieux garde murmure : « Ah ! mauvais, mauvais… maintenant va falloir la relever ! »

Pendant trois heures, trois mortelles heures, nous cherchâmes en vain, fouillant tous les coins, les recoins, les talus, les haies, les pieds de souches. Peut-être était-elle partie très loin, pour toujours, de ce coin où on lui voulait du mal ? Mais le bonhomme secouait la tête disant : « Ce n’est pas Dieu possible ! »

… Le jour tombait. Le paysage nu s’enlevait noir et net comme une gravure au platine sur l’horizon incendié. C’était le crépuscule d’hiver avec son silence, sa tristesse infinie, l’heure de la passée.

J’étais navré, découragé, rompu. Le vieil homme me prit par le bras et, me postant dans l’avenue, me dit à l’oreille comme si la bécasse pouvait l’entendre : « Il faudra tout de même bien qu’elle se décide ! » L’air s’épaississait. Je ne voyais plus le guidon de mon fusil. Tout à coup, à deux pas de nous, au bord du fossé, un lourd claquement d’ailes sous la taille surprit le chien lui-même. Elle était restée là, à se moquer de nous pendant que nous tournions tout autour.

Selon les préceptes, je mets en joue et dirige le canon en l’air vers les branches qui s’avancent sur l’allée… Une ombre passe :… « Pan »… « Pan »… Une voix triomphale s’écrie derrière moi :

— « Elle y est !… Monsieur, vous m’auriez donné vingt francs, vous ne m’auriez pas fait plus plaisir. »

Déjà Nestor la rapporte, palpitante, dans sa gueule. Et fiévreux, tout surpris moi-même de mon bonheur, je la prends dans ma main : Oh ! le joli oiseau roux, semé de hachures noires. Elle n’est pas morte : elle a seulement l’aile brisée. Elle tient sa tête droite, son bec pointé en avant, et son regard s’en va dans la direction du bec, au loin, vers les espaces où elle ne volera plus. Il y a des évocations dans ce regard, des souvenirs, mais surtout un grand calme, une sorte de stoïcisme en face de la mort et aussi du mépris pour moi : Elle ne daigne même pas me regarder, moi, qui la tiens dans ma main, qui puis la faire mourir à l’instant… Le crépuscule se mire dans ces yeux-là, se reflète par ce regard qui lui-même est un crépuscule, crépuscule mystérieux et insondable pour les humains, même pour ceux qui, comme mon vieux garde, ont une vie d’études et d’hypothèses dépensée près des animaux.

… Ce regard qui dit : « Maladroit, tu m’as tuée par hasard, mais ce que je sais, ce que j’ai vu, ce que j’ai pensé, je l’emporte. Mon trésor t’intriguera et tu l’ignoreras toujours. C’est ma revanche. » Ce regard-là je l’ai déjà vu quelque part. Où donc ?… A Saïgon, à l’hôpital. Un légionnaire, qui mourait de la dysenterie, entre un marin que j’allais visiter et un artilleur colonial, deux bons petits paysans, sachant tout juste lire.

Le regard du légionnaire me frappa, et aussi un volume très usé qu’il tenait dans la main : les Pensées de Pascal. Curieux, je liai conversation avec lui : j’avais affaire à un ancien auteur dramatique que de ténébreux malheurs avaient désespéré et qui s’était engagé dans la Légion étrangère pour y finir. C’était une belle intelligence, magnifique même, quoique le nom qu’il me dit me fût complètement inconnu. Mais ils sont tant à produire dans ce creuset d’une effroyable activité qu’est Paris ! Un nom célèbre dans un groupe est inconnu du vulgaire. La première fois que nous causâmes ce fut des Illusions perdues de l’immortel Balzac.

— Ah ! monsieur, me disait-il, quel beau livre ! Si vous écrivez jamais, méditez-le ! D’Arthez s’écriant : « La gloire s’acquiert par le travail » et Dauriat, le libraire, répondant : « La gloire s’acquiert par douze mille francs d’articles et mille écus de dîners ! »

En l’écoutant, je songeais que peut-être seulement cet or et ces relations lui avaient manqué. Il était possible après tout que j’eusse devant moi une de ces intelligences qui, soutenues par la chance autant, souvent il faut bien le dire, que par elles-mêmes, font retentir un jour leurs idées, leurs « mots » de la rampe du théâtre sur le monde entier, se répercutent sur la marche de l’Univers.

Il n’avait peut-être manqué que les circonstances favorables de d’autres à ce pauvre soldat agonisant, perdu, ignoré parmi tous ces lits semblables au sien, pour devenir l’un de ces oracles. Des « reporters » l’auraient révéré ; une foule idolâtre aurait recueilli, commenté ses moindres paroles, ses moindres goûts, ses moindres actes.

Je ne pouvais m’empêcher d’évoquer la phrase que Barrès fait prononcer à un Maître[3] : « … Soit, nous aimons le succès dûment enregistré et mentionné… Berthelot m’affirme qu’il y eut parmi les alchimistes des intelligences de premier ordre, des génies en puissance, à qui il n’a manqué pour être les véritables serviteurs de l’intelligence humaine que d’être reconnus par elle, en un mot « d’avoir du succès »… Un esprit assez grossier sera réellement un génie s’il en remplit l’office devant l’Humanité. »

[3] Huit jours chez M. Renan.

Faute de cette renommée, de cette « maîtresse fourbe d’erreurs » qu’était cette intelligence pour les deux voisines ? La sentaient-elles supérieure à la leur ? Il ne faudrait pas l’affirmer. Même les noms les plus justement célèbres percent-ils jusqu’à la masse ?

Il me conta à ce propos ce trait plaisant :

Ses deux camarades s’ennuyaient tellement qu’un jour ils le prièrent de lire à haute voix le livre auquel il semblait prêter tant d’intérêt. Il dut tout d’abord leur parler de l’auteur.

— Pascal, qué qu’c’est que c’t’oiseau-là ?

— Si qu’il est à la hauteur, pourquoi qu’on voit jamais son portrait sur les journaux ? Pourquoi qu’il est célèbre ?

Il eut un éclair et leur parla de la brouette. Mais cette invention leur parut insuffisamment justifier le culte de la postérité.

— Il ne faut point rire d’eux, ajoutait-il. Pour la plupart des hommes une intelligence n’est appréciable que par ses résultats matériels. Pourquoi considéreraient-ils comme précieuse une monnaie dont ils ne peuvent se servir ?

Mais je ne puis me ranger à son avis. Pour moi, rien n’est navrant comme une force perdue, comme une nature douée qu’un accident absurde de l’existence fait avorter misérablement pour toujours. Oui, je vous aime, aigles privés de vos ailes, infirmes amputés des deux jambes dont le visage reste magnifique.

On dit : « Rien ne se perd. » Si, beaucoup se perd et je ne sais rien de plus décourageant que cette pensée.

… Je marche en faisant craquer des feuilles…

Pourquoi y a-t-il tant de mélancolie dans ce bruit de feuilles sèches écrasées ?

Ces pauvres choses, un moment aériennes et dorées, pourrissent lamentablement, foulées sous les pas.

Décidément ce soir je remue des idées et des souvenirs moroses. Pourtant j’ai tué une bécasse. Elle m’est si chère cette petite bête que je n’ai pas voulu la lâcher. Je la tiens suspendue à mes doigts par son long bec. L’agonie la secoue…

Ai-je été puéril de rire un jour en entendant une jeune fille demander à un savant illustre si « les oiseaux pouvaient mourir de chagrin ? » Au fond, qu’en savons-nous ? Pourquoi pas ? Et je me souviens que le savant illustre ne fut pas catégorique.

Cette bête dont je tâte le cerveau, qui me transmet les frémissements suprêmes de son corps, n’en constitue pas moins pour moi un univers inaccessible, aussi énigmatique que les plus lointaines étoiles — réalité et pourtant chimère insaisissable — visions, rêves, ruses, instincts qui vont disparaître sans se transmettre aux hommes — expériences perdues pour jamais.

TABLE

Aux femmes qui ont passé trente ans
VESPER
UN FAIBLE
CHEZ SON ÉMINENCE ou les Plaisirs chimériques
Un Vidame
Jouvence
La suprême maîtresse
Frisson d’hiver
LE MUR FATAL
COGNE-DUR
PENSÉE, QUI MEURS

11-1-08. — Tours, Imp. E. Arrault et Cie.