The Project Gutenberg eBook of Le Pays de l'or

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Title: Le Pays de l'or

Author: Hendrik Conscience

Release date: December 1, 2003 [eBook #10384]
Most recently updated: December 19, 2020

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders

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Produced by Renald Levesque and PG Distributed Proofreaders

LE PAYS DE L'OR

Par
Henri Conscience

I

LE BUREAU

Un matin du mois de mai de l'année 1849, un jeune commis, assis devant un pupitre, était seul dans le bureau d'une maison de commerce peu importante, à Anvers.

Il était haut de taille et blond de cheveux; sa figure fraîche et fine, avec quelque chose de rêveur dans l'expression, paraissait indiquer un caractère très-doux, quoique l'éclat de ses yeux bleus accusât une certaine force d'âme ou du moins une nature enthousiaste.

Il était occupé à écrire; cependant il interrompait souvent son travail pour jeter les yeux sur un journal ouvert à sa droite sur le pupitre. Le contenu de cette feuille semblait l'attirer chaque fois avec une nouvelle force, car c'était évidemment contre sa volonté qu'il détournait si souvent son attention de son ouvrage. Il fixa une dernière fois le regard sur ce journal et lut d'une voix sourde et émue:

«On y rencontre l'or presque à la surface de la terre, et en si grande abondance, qu'on n'a qu'à se baisser pour ramasser des trésors. Un matelot a trouvé dernièrement une pépite ou morceau d'or pesant plus de vingt livres et d'une valeur d'au moins vingt-cinq mille francs.»

Un soupir s'échappa de la poitrine du commis, et il leva vers le ciel un regard chagrin.

Quelqu'un ouvrit la porte du bureau. C'était un jeune homme assez solidement bâti, aux joues rouges, aux yeux noirs et étincelants; sur son visage ouvert brillaient la santé et la bonne humeur.

—Jean, mon ami, tu seras grondé, dit l'autre. Monsieur est déjà venu au bureau, et il a manifesté son mécontentement de ton absence.

—Bah! cela m'importe peu, mon bon Victor, répondit Jean d'un ton triomphant. C'est décidé: je dis adieu au métier de gratte-papier et à cette obscure prison où j'ai si sottement usé les plus belles années de ma vie. Hourra! Je vais courir le monde, libre comme un oiseau, et ne reconnaissant plus d'autre maître que Dieu et le sort!

—Que veux tu dire? demanda son camarade stupéfait.

—Ce que je veux dire? reprit Jean en tirant un papier plié de sa poche. Voici le prospectus d'une société française, la Californienne; elle a fait faire toutes sortes d'instruments pour exploiter les meilleures mines d'or en Californie. Là où l'on peut ramasser avec les mains le métal le plus précieux, elle recueillera l'or par monceaux avec des outils excellents et des procédés perfectionnés. Peut devenir actionnaire qui veut. Moyennant deux mille francs, on obtient une traversée libre sur un vaisseau de la société, comme passager de seconde classe, et on reçoit deux actions qui donnent droit à une double part de l'or recueilli. Là-bas, en Californie, on n'a à s'inquiéter de rien, la société procure à ses membres une bonne nourriture et des maisons de bois confortables. Comme passager de troisième classe, on ne verse que douze cents francs; mais on ne reçoit alors qu'une seule action. Mon père a consenti à sacrifier deux mille francs. Je deviendrai actionnaire de la Californienne! Le navire le Jonas est équipé par la Californienne; dans quinze jours, il partira d'Anvers pour le pays de l'or. La société envoie encore quatre vaisseaux en Californie, entre autres un du Havre de Grâce, avec les outils et les directeurs, qui doivent déjà être en mer pour recevoir là-bas les actionnaires.

Victor regarda son camarade avec des yeux étincelants. Ce qu'il entendait le frappait de stupeur; car un sourire d'admiration illuminait son visage rayonnant.

—Tu pars pour le pays de l'or! tu vas en Californie! murmura-t-il.

—Dans deux semaines.

—Toi, toi, Jean! La soif de l'or t'a-t-elle pris ainsi tout à coup?

—Oh! non; toi-même, Victor, tu m'as mis la tête à l'envers en me parlant sans cesse du pays extraordinaire qu'on vient de découvrir. Je vois dans ce voyage un bon moyen d'échapper à l'étouffante vie de bureau; l'or n'est qu'un prétexte pour obtenir le consentement de mon père… Ah! ah! demain, je suis libre: demain, je deviens actionnaire de la Californienne; demain, je retiens ma place sur le navire le Jonas!

—Que tu es heureux! dit Victor en soupirant. Mon Dieu, que ne donnerais-je pas pour pouvoir être ton compagnon de voyage!

—Tu n'as qu'à vouloir, Victor. L'oncle de Lucie n'a-t-il pas déclaré vingt fois qu'il te prêterait l'argent nécessaire, si tu osais entreprendre un voyage en Californie?

—Et ma mère, Jean?

—Oui, ta mère…; mais tu dois considérer que les parents sont tous les mêmes. Si nous ne faisions pas un peu d'effort pour sauter hors du nid, ils nous tiendraient sous leurs ailes, jusqu'à ce que les cheveux commencent à grisonner sur notre tête…

—Tu ne peux croire, Jean, comme la seule idée d'une pareille résolution fait trembler une mère. L'oncle de Lucie, lorsqu'il vient chez nous, parle beaucoup des voyages lointains qu'il a faits en qualité de capitaine de vaisseau. Ma pauvre mère pâlit à la moindre allusion. Elle m'a toujours aimé si tendrement! je ne peux pas lui enfoncer le poignard dans le coeur.

—Tu dois le savoir, c'est pourtant le seul moyen de voir s'accomplir le voeu de ton coeur. Le capitaine est un rude gaillard, il n'a pas beaucoup d'estime pour l'homme qui use sa vie courbé sur un pupitre et qui n'a vu qu'un petit coin du monde. Je gage que, si tu oses aller en Californie, à ton retour il te donnera avec joie la main de sa nièce.

—Il m'a promis son consentement aussitôt que mes appointements atteindront deux mille francs.

—Oui? alors tu attendras longtemps. La révolution, en France, a fait languir le commerce. Monsieur n'a-t-il pas dit avant-hier qu'il serait obligé de réduire nos appointements?

Victor tint les yeux baissés sans rien dire.

—Tu as peut-être peur du long voyage? Demanda l'autre.

—Peur! moi?… s'écria Victor sortant de sa rêverie. Depuis six mois, je meurs d'envie d'entreprendre ce voyage? Non-seulement la Californie me fait entrevoir le moyen d'obtenir la main de Lucie, mais il y a encore un autre sentiment également puissant, qui me montre dans les contrées lointaines l'étoile d'un meilleur avenir. Juge, Jean: ma mère s'est imposé beaucoup de privations et a diminué son petit avoir pour pouvoir me donner une bonne éducation. Sa boutique et mes appointements subviennent à peine à notre entretien. L'instant est pourtant venu où le fruit de mon travail devrait rapporter quelque chose pour donner un peu d'aisance à ses vieux jours, et la récompenser ainsi de son amour et de ses sacrifices. J'aurais peur d'un voyage en Californie? Qui est-ce qui soupire plus ardemment que moi après cette terre promise? Le bien-être de ma mère et mon propre bonheur ne sont-ils pas là? Et n'ai-je pas des raisons pour mépriser tous les dangers, s'il en existe? Ah! si je pouvais t'accompagner, comme je remercierais Dieu pour sa bonté, même au milieu de l'adversité et de la souffrance!

—Mais tente encore un effort, Victor. Pense qu'autrement tu te condamnes toi-même à rester toute ta vie, pâlir devant cet éternel pupitre; que ta jeunesse se passe, lente, triste et régulière comme une vieille horloge. La liberté, c'est l'espace, voilà le bonheur de l'homme; voir le monde contempler chaque jour de nouvelles merveilles, se sentir ému à chaque battement du pouls, voilà vivre!… Et alors, après deux ans d'indépendance, revenir dans sa patrie avec assez d'or pour enrichir tous ceux que nous aimons!

—Oui, oui! s'écria Victor comme hors de lui, je le lui demanderai encore; et, s'il le faut, j'implorerai à genoux son consentement, je la supplierai par ce qu'elle a de plus cher au monde…

—Et moi, vois-tu, je chercherai aujourd'hui le capitaine Morrelo au café, et lui dirai qu'il doit t'aider. Laisse-moi faire… La bonne idée! Nous partagerions là-bas, comme ici, le bien et le mal…

—Tais-toi, Jean, répliqua l'autre d'une voix étouffée. J'entends monsieur qui vient au bureau.

—Ne lui dis rien de mon départ. Mon père pourrait quelquefois changer d'avis avant demain; on ne peut pas savoir.

—Non, mais tiens-toi tranquille; sans cela monsieur se fâcherait.

Les deux commis prirent leurs plumes; et, lorsque la porte s'ouvrit, ils penchaient silencieusement la tête sur le papier, comme s'ils étaient restés depuis des heures absorbés dans leur travail.

II

LE DÉPART

Par une chaude journée du mois de juin, deux ou trois heures avant la tombée du soir, une grande foule était réunie au bord de l'Escaut, regardant d'un oeil étonné un beau brick qui, pavillons déployés et flottant au vent, mouillait dans le port, prêt à appareiller. C'était le Jonas, équipé par la société française la Californienne: le premier vaisseau qui fît un voyage direct au pays de l'or, nouvellement découvert.

Le pont du brick fourmillait déjà de passagers qui agitaient à tout moment leurs chapeaux en l'air et faisaient retentir sur les flots leurs cris de triomphe. Du bord de l'Escaut, on leur envoyait de brillants souhaits de bonheur. C'était comme une kermesse, comme une joyeuse fête à laquelle les habitants d'Anvers ne prenaient pas moins part que les chercheurs d'or surexcités, quoique les émigrants fussent pour la plupart des Français des départements du Nord, et que très-peu de Belges se fussent laissé séduire par le brillant appât de la Californienne.

Une couple de barques longeaient le quai pour prendre les retardataires qui avaient passé en ville les dernières heures. On voyait voguer également quelques autres canots sur le fleuve. Chacun d'eux avait un drapeau belge au gouvernail, et ceux qui le montaient envoyaient leurs adieux à la ville d'Anvers et à l'Europe, et faisaient un tel vacarme en entrant et en battant des mains, qu'ils avaient l'air de gens ivres ou fous.

En ce moment, trois personnes, un bourgeois avec ses deux fils, sortirent en hâte d'une rue aboutissant au quai et se dirigèrent vers le lieu où se trouvaient les barques.

—Vois, vois, mon père, dit l'aîné des deux jeunes gens, voilà le
Jonas
qui attend avec impatience.

—Que Dieu le protège! dit en soupirant le vieux bourgeois.

—Mais allez-vous vous attrister maintenant, mon père? dit le jeune homme en riant. Que sont deux années dans la vie d'un homme? J'en ai usé au moins six devant un stupide pupitre. Pas d'inquiétude! au contraire, soyez content et ayez confiance. Je reviendrai avec des monceaux d'or, avec des trésors, et ce sera mon orgueil d'avoir procuré à mon père et à mon frère une vie douce et paisible. Ainsi, ne soyez pas inquiet: vous n'aurez jamais de raisons de regretter ce voyage… Mais où reste donc Victor? Aurait-il mal aux jambes, maintenant que l'heure décisive est arrivée?

—Sa mère et lui ont tant de choses à se dire! murmura le vieux bourgeois.

—Vois, Jean, ils viennent là-bas, remarqua le frère. Cette pauvre Lucie Morrelo, elle marche la tête haute et paraît contente; mais la servante du capitaine m'a dit que, depuis huit jours, elle ne fait que pleurer lorsqu'elle est seule.

—Tant mieux, mon frère.

—Comment cela?

—Certainement, c'est une preuve qu'elle aime sincèrement mon ami
Victor. Cela me réjouit pour lui.

Les personnes dont l'arrivée avait été annoncée par le frère de Jean se montrèrent bientôt au coin de la rue. C'était une dame déjà vieille, qui marchait en parlant à côté d'un jeune homme et lui pressait la main avec une tendresse inquiète, pendant que lui dirigeait vers le Jonas, pavoisé comme aux jours de fête, des yeux où brillait une joyeuse excitation.

Derrière eux venait un homme avec des joues tannées et de larges favoris, qui donnait le bras à une très-jeune fille au visage charmant et délicat, et s'efforçait de lui faire comprendre, en riant et en plaisantant, qu'un voyage en mer n'était pas plus dangereux qu'une petite excursion à Bruxelles par le chemin de fer.

—Victor, Victor, dépêche-toi! on lève déjà l'ancre là-bas! s'écria Jean, qui se tenait debout dans une barque. On nous annonce qu'il n'y a plus de temps à perdre.

Lorsque la veuve regarda, du bord de l'Escaut, le faible esquif qui allait dans quelques minutes lui enlever, pour toujours peut-être, son fils bien-aimé, les larmes tombèrent sur ses joues et elle le pressa en sanglotant dans ses bras. Ce tendre embrassement émut profondément Victor, et il s'efforça de consoler et de tranquilliser sa mère affligée par de douces paroles, et en lui promettant plus d'aisance et de bonheur pour ses vieux jours.

Il fût resté longtemps encore sur le coeur de sa mère, sourd à l'appel de son ami; mais le vieux capitaine, l'oncle de Lucie, l'arracha de ses bras en se moquant de cet excès d'attendrissement. Jean, de son côté, criait plus fort que jamais que la barque ne pouvait attendre plus longtemps.

Victor prit les deux mains de la jeune Lucie dans les siennes et pénétra par un long regard jusqu'au fond de son coeur; ses yeux demandaient: «M'attendras-tu? Ne m'oublieras-tu pas?» La demande et la réponse devaient être toutes les deux très-émouvantes, car un torrent de larmes roula sur le visage de la jeune fille, et le visage du jeune homme s'illumina d'une joie extrême.

Le marin prit Victor par le bras et l'entraîna vers la barque. Le jeune homme, ému, embrassa encore sa mère et murmura à son oreille les plus ardentes paroles d'amour.

—Eh bien, puisque Dieu l'a permis, dit-elle en sanglotant, va, mon fils; je prierai pour toi tous les jours, toutes les heures. Ne m'oublie pas! N'oublie pas ta mère!

Victor descendit dans le canot: les rames plongèrent dans le fleuve… En ce moment, on vit accourir de loin un jeune homme qui agitait ses bras au-dessus de sa tête, avec des gestes inquiets, et qui criait:

—Attendez un peu, pour l'amour de Dieu! Je suis Donat Kwik; j'ai payé mon passage; il faut que j'aille aussi au pays de l'or!

Ce jeune homme paraissait être un paysan; la longue redingote bleue qui lui pendait jusqu'aux talons, son visage rouge et bouffi, son air naïf ou bête, et surtout ses grandes mains et ses membres robustes et trapus, indiquaient qu'il avait quitté les travaux des champs pour courir également après la fortune.

Son premier pas ne fut cependant point heureux. Dans sa crainte que le canot ne partît sans lui, il sauta avec une précipitation aveugle sur le bord du léger esquif et culbuta dans l'eau la tête la première.

Un matelot le saisit par les cheveux; un second, aidé de Jean, le tira dans la barque, au milieu des éclats de rire et des applaudissements des bourgeois réunis sur le quai.

Le paysan regarda autour de lui avec embarras, se frotta la tête, rejeta une gorgée d'eau et murmura tout stupéfait:

—Camarades, il y a, pardieu! trop de sel dans la soupe! Vous n'aviez pas besoin non plus d'arracher la moitié de mes cheveux: je nage comme une anguille…

Mais, comme le canot bondit tout à coup sous la vive impulsion des rames, Donat Kwik tomba en arrière sur un banc et se cramponna avec frayeur au bord de l'embarcation.

Cet incident avait à peine détourné du quai l'attention de Victor. Pendant que la barque s'éloignait avec rapidité du rivage, il tenait le regard dirigé vers l'endroit où sa mère et Lucie lui faisaient toutes sortes de gestes encourageants, comme si elles eussent cru, les âmes aimantes, qu'il était encore plus malheureux qu'elles.

Jean était debout sur un banc. Il jeta à son père et à son frère un dernier adieu retentissant, agita son chapeau et poussa un hourra triomphant qu'on entendit jusque près des maisons du quai.

Ces cris de joie firent un singulier effet sur Donat Kwik. Il sauta debout, s'élança au cou du joyeux jeune homme et le pressa dans ses bras avec tant de force, que Jean sentit l'eau mouiller sa poitrine. Il éloigna avec une sorte de colère le grossier compagnon de voyage, et s'écria:

—Ah ça! mon gaillard, êtes-vous fou ou gris?

—Je crois, en effet, que j'ai un petit coup dans le cerveau, répondit l'autre. Il y a de la bonne bière à Anvers, de la forte bière…

—Ne voyez-vous pas que vous me mouillez et que vous abîmez mes vêtements?

—Pardieu! j'avais oublié le bain froid! Bah! camarade, nous pourrons acheter là-bas autant d'habits que nous voudrons. De l'or par brouettes!

—De quel pays êtes-vous? A votre langage, on dirait que vous venez de
Malines? demanda Jean.

—Vous l'avez presque deviné. Je suis Donat Kwik, un fils de paysan de Natten-Haesdonck, au delà de Rupelmonde, dans le petit Brabant, dit l'autre en bredouillant très-vite. Ma tante est morte; j'ai hérité, mais pas assez, à mon goût. Je vais chercher de l'or. A mon retour, je me marie avec Hélène, la fille du notaire, ou avec Trine, la fille du bourgmestre, ou avec la demoiselle du château. Je ramasserai tant d'or, tant, tant, que je pourrai acheter tout le village!

Jean se retourna, en haussant les épaules, vers son ami Victor, qui répondait encore par signes au tendre adieu qu'on lui envoyait du quai, et il le plaisanta sur la visible émotion de Lucie et sur sa profonde affection pour lui.

Donat vint interrompre la conversation. Il montra aux deux amis un morceau de papier imprimé:

—Camarades, voyez un peu ceci… dit-il.

—Vous devenez ennuyeux avec vos camarades! murmura Jean d'un ton courroucé.

—Eh bien, je dirai, messieurs, puisque vous le voulez absolument, quoique je ne sois pas pauvre non plus. Allons, ne faisons pas tant de Compliments; vous devriez me dire, messieurs, ce que je tiens ici en main.

—C'est un billet de banque anglais de cinq livres, mon ami, répondit
Victor.

—Oui, mais en francs?

—Quelque chose de plus que cent vingt-cinq francs.

—J'avais peur, pardieu! que le vieux juif chez lequel j'ai changé mon argent ne m'eût fourré en main des chiffons de papier.

—En avez-vous beaucoup de cette espèce? Demanda Victor en souriant.

Le paysan regarda les matelots avec défiance, et dit mystérieusement à l'oreille des deux amis:

—J'en ai quatre: le reste de mon héritage. J'aurais bien pu placer ces cinq cents francs à intérêt chez l'agent d'affaires de notre village; mais on ne peut savoir ce qui arrivera là-bas; la prudence est la mère de la porcelaine. Si nous étions dupés et si nous ne trouvions pas d'or? Ce n'est pas Donat qui mourra de faim le premier: il a une poire pour la soif. Il faut que vous sachiez, messieurs, que je suis malin, beaucoup trop malin quelquefois!

La barque atteignit le navire, et les voyageurs furent salués par une salve d'applaudissements. Le Jonas avait déjà levé l'ancre et tendu ses voiles. Bientôt il prit le vent et avança sous l'impulsion d'une fraîche brise.

Alors, le navire lâcha sa bordée pour dire adieu à la ville d'Anvers; les canots du fort répondirent à ce salut, les marins agitaient leurs chapeaux sur les mâts, les passagers remplissaient l'air de leurs cris de triomphe, les quais retentissaient des souhaits de bonheur de la foule; et le Jonas glissa majestueusement en avant, au bruit du canon qui grondait et des gigantesques acclamations des milliers de spectateurs.

Donat Kwik était le plus en train; il bondissait de droite à gauche comme un insensé, les bras levés et criait: «Hourra! hourra!» d'une voix si forte, que ses cris retentissaient au-dessus de ceux des autres passagers, pareils au braiment d'un âne. Comme il heurtait tout le monde, il recevait par-ci par-là un coup de poing dans le dos ou un coup de pied dans les jambes; mais il n'y faisait pas attention et beuglait à perdre haleine.

Il remarqua ses deux compagnons de la barque qui, debout derrière la batterie, se montraient sur le quai l'endroit où ils croyaient que se trouvaient leurs parents, quoique la foule n'apparût plus à leurs yeux que comme une tache noire confuse. Donat passa la tête entre eux et dit grossièrement:

—Eh! eh! pardieu, camarades, sommes-nous malades? Je veux dire:
Messieurs, avons-nous du chagrin?

—Sur ma parole, dit Jean courroucé, si tu continues à nous ennuyer, je te casse le cou, entends-tu, Donat Kwik?

—Mais il n'y a pas là-dessous, dans la troisième classe, âme qui vive pour me comprendre! Répondit Donat. Ils sont aussi stupides que des veaux; ils baragouinent un patois inintelligible, et ils ne connaissent même pas un mot de flamand.

—C'est égal, va-t'en, te dis-je!

Le paysan, voyant que c'était sérieux, s'éloigna en traînant les jambes et grommela en lui-même:

—Qu'ils sont fiers, ces messieurs de la ville! Comme si je ne devais pas trouver autant d'or qu'eux, et même davantage. Si mes compatriotes ne veulent pas causer avec moi, je serai donc obligé de me coudre la bouche? Allons, allons, vive la joie!… Hourra! hourra! vive la Californie!

Et, tournant sur lui-même comme une toupie et balançant les bras comme un moulin à vent, il sauta au milieu d'un groupe de gens joyeux.

En ce moment, le Jonas tourna derrière la Tête-de-Flandre, et la ville d'Anvers disparut aux regards des passagers. Les voiles s'enflèrent sous un vent favorable. Le joli brick pencha légèrement de côté et s'élança avec un redoublement de vitesse à travers les vagues agitées.

—Viens, Victor, dit Jean en prenant la main de son ami, descendons pour dire un mot à nos provisions et déboucher une bouteille de madère.

—Oui, oui, répondit Victor avec enthousiasme, l'heureux voyage est commencé. Hourra! Buvons un coup là-dessus! L'avenir nous appartient.

Pendant qu'ils parlaient de leurs projets et de leurs espérances en buvant un verre dans l'entre-pont, le Jonas descendait le cours de l'Escaut jusqu'à la hauteur de Calloo, où on laissa tomber l'ancre pour attendre la marée du lendemain.

Le capitaine, malgré son air dur et sévère, se montrait fort aimable envers les passagers. Il semblait les encourager à passer encore la dernière heure du jour dans la gaieté; serrait, en se promenant, la main aux uns, offrait aux autres d'excellents cigares, et fit même monter quelques bouteilles de rhum, pour en verser un verre à ceux qui le désiraient. Un murmure approbateur s'élevait sur son passage, et le cri de «Vive notre brave capitaine!» retentissait autour de lui.

Pendant ce temps, les matelots échangeaient entre eux des regards mystérieux, et semblaient se dire que les manières amicales du capitaine cachaient un secret.

Le capitaine laissa les passagers s'amuser jusqu'à dix heures du soir; mais alors il leur fit comprendre, avec bonté, que chacun devait aller se coucher dans la cabine qui lui était désignée. On aida des gens fatigués à trouver leur lit, et le silence le plus complet régna enfin sur le pont.

Vers minuit, les barques quittèrent silencieusement le bâtiment et se dirigèrent vers la côte flamande de l'Escaut, puis revinrent aussi mystérieusement avec de nouveaux passagers. Immédiatement après, les marins, s'éclairant au moyen de lanternes, tirèrent d'une cachette des planches de sapin, et se mirent à clouer et marteler si fort, que le pont en fut ébranlé. Ce travail nocturne avait pour but d'ajuster, au moyen de ces planches préparées d'avance, des lits pour les nouveaux arrivants. Les passagers, endormis dans leurs cabines, ne s'étonnèrent guère de ce vacarme, car on avait eu la précaution de les avertir que, pendant la nuit, on construirait, pour leur facilité, une nouvelle cuisine.

Il existe dans le port d'Anvers, comme ailleurs, des règlements qui déterminent le nombre de voyageurs qu'un bâtiment peut prendre en raison de sa grandeur. Une commission visite les navires avant leur départ, compte les voyageurs, mesure la place assignée à chacun d'eux dans l'entre-pont, et pèse et examine les provisions, pour s'assurer que les personnes qui s'embarquent ne manqueront ni d'espace ni de la nourriture suffisante. Sur le Jonas, on avait trouvé assez d'espace, des provisions plus qu'il n'en fallait et tout était en règle pour cent hommes, sans compter les matelots. Mais, pendant que la commission inspectrice achevait sa visite par les mots sacramentels: All right! le dernier convoi du chemin de fer de la Flandre amena encore une cinquantaine de chercheurs d'or, tous Français, des environs de Lille et de Douai, qui furent conduits à Calloo par des gens apostés à cet effet, pour s'embarquer secrètement à minuit sur le Jonas. Le résultat de cette fraude était un bénéfice net de trente ou quarante mille francs pour celui en faveur duquel elle avait été pratiquée; car on recevait le prix du voyage de cinquante passagers que, d'après les dispositions de la loi, l'on ne pouvait pas prendre à bord.

L'accumulation de tant de monde pouvait être une cause de grande gêne; mais le capitaine semblait s'en inquiéter fort peu. Il répondit à une remarque de son pilote:

—Cela ira, Corneille. Il y a assez de provisions; on diminuera la ration; si c'est nécessaire.

—Mais l'eau, capitaine? Il n'y en a pas la moitié de ce qu'il faut pour tant de monde!

—Je le sais, Corneille. Cela prend trop de place; nous renouvellerons notre provision dans le premier port d'Amérique.

—Les passagers ne seront pas peu étonnés de l'arrivée de tant de nouveaux compagnons…

—Bah! cela importe peu, si nous pouvons seulement prévenir les plaintes jusqu'à ce que nous soyons sortis de l'Escaut… Une fois en pleine mer, je saurai bien leur fermer le museau.—Dis à Jacques, le cuisinier en chef, d'allumer le feu tout à l'heure et de faire cuire des biftecks pour tous. On leur donnera à leur déjeuner un bon verre de rhum. Tu verras, Corneille, la venue de ces nouveaux compagnons ne fera que les réjouir. Veille à ce que tout soit prêt pour lever l'ancre à la première lueur du jour. Le bâtiment doit être sous voiles avant que les passagers aient quitté leurs cabines.

Le pilote se dirigea vers l'autre extrémité du pont pour aller trouver le cuisinier en chef; il se frottait les mains en marchant et chantonnait entre ses dents:

Plus on est de fous, plus on rit!
Plus on est…

Mais le capitaine, irrité de cette raillerie, interrompit la chanson en criant:

—Tais ton bec!

—Oui, capitaine.

III

SUR L'ESCAUT

Lorsque la plupart des voyageurs parurent sur le pont, le Jonas avait déjà fait deux ou trois lieues de chemin. Quelques-uns témoignèrent bien leur étonnement à la vue de tant de nouveaux compagnons, et plusieurs même semblèrent soupçonner la fraude; mais le capitaine leur fit croire que c'étaient des voyageurs attardés compris dans l'équipage, qui avaient manqué le convoi et étaient ainsi arrivés trop tard. Les succulents biftecks et le bon coup de rhum convainquirent les plus défiants; et, comme les nouveaux venus paraissaient être de gais compagnons, on oublia bientôt leur arrivée inopportune et on chanta, comme avait fait le pilote:

«Plus on est de fous, plus on rit!»

La joyeuse vie recommença; on dansa et sauta de nouveau.

Cette fois, cependant, Donat Kwik n'eut pas grande envie de partager la joie générale. Les deux Anversois le trouvèrent tristement assis dans un coin, la tête dans les mains, et Victor lui demanda par compassion ce qu'il avait.

—Je suis malade, messieurs, répondit le paysan, malade comme un cheval, de la bière d'orge d'Anvers, du genièvre brun que cet empoisonneur de capitaine m'a fait boire hier au soir. Ah! ma pauvre tête! Il y a là dedans trois ou quatre hommes occupés à battre le blé. Que ne suis-je en ce moment dans notre grenier à foin de Natten-Haesdonck! Car en bas, dans cette étable de cochons, une marmotte même ne pourrait dormir. Toute la nuit j'ai eu le cauchemar. Il y avait sur mon estomac un bloc d'or grand comme une meule… Ce maudit genièvre du capitaine! Aïe! aïe! Ma poitrine brûle; je ne donne plus dix sous de ma vie!

—C'est une suite naturelle de votre ivresse, dit Jean en raillant; c'est à vous seul qu'il faut vous en prendre; puisque vous l'avez bu, vous devez le cuver avec patience.

Victor, qui était très-compatissant, lui prit la main et le consola en lui promettant que son mal guérirait bien vite.

—Puis-je savoir, s'il vous plaît, à qui j'ai l'honneur de parler? demanda Donat.

—Je me nomme Victor Roozeman.

—Et ce monsieur-là?

—C'est mon ami Jean Creps.

—Eh bien, monsieur Roozeman, je vous remercie du fond de mon coeur de votre bonté. J'ai été grossier et stupide hier, n'est-ce pas? Pardonnez-le-moi, messieurs, cela ne m'arrivera plus. Je sais lire et écrire, je suis bien élevé et je connais mon monde. Lorsque je serai guéri, permettez-moi d'échanger de temps en temps une parole avec vous. Il faut toujours que je cause avec moi-même, et je ne suis pas assez éloquent pour y trouver du plaisir… Oh! mon Dieu, ma tête, ma tête brûle!

Les deux amis lui dirent encore quelques paroles encourageantes, et continuèrent leur promenade.

Pendant ce temps, le Jonas, poussé par un vent frais, descendait majestueusement l'Escaut.

L'essaim des passagers étaient encore plus agité que la veille. On avait dîné pour la première fois sur le navire, un dîner abondant et appétissant: du rosbif et des légumes frais pour tous, et même quelques poulets rôtis pour les délicats des deux premières classes. Là-dessus, les passagers avaient pris leur ration de vin ou de liqueurs fortes, et, sous l'influence de cette légère émotion qui, chez quelques-uns, dégénérait en une ivresse complète, les esprits étaient montés à un degré d'excitation extraordinaire.

Le pilote essaya enfin de faire régner un peu d'ordre sur le pont; mais on reçut ses avis et ses ordres en se moquant de lui, en riant et en dansant. Il alla, tout courroucé, du côté du gouvernail, où le capitaine contemplait avec un sourire l'animation des passagers en gaieté. Il répondit à la plainte du pilote:

—Laisse-les faire, Corneille. Vois-tu là-bas ces nuages monter sur la mer? Le vent s'élèvera, et aussitôt que le Jonas commencera à danser, ce sera fini de tout ce vacarme.

En ce moment, Donat Kwik accourut, pâle et défait, vers Jean et Victor, qui contemplaient en causant le large fleuve. Le paysan se laissa tomber à genoux devant eux, et éleva les mains d'un air suppliant.

—Pour l'amour de Dieu! dit-il, ayez compassion d'un pauvre Flamand! Je vais mourir, je suis empoisonné…

Le sensible Victor, croyant à la possibilité d'un malheur, releva Donat Kwik, le prit dans ses bras et lui demanda avec intérêt ce qui lui était arrivé.

—Ah! mon bon monsieur Roozeman, ah! Monsieur Creps, je n'étais pas bien, vous savez de quoi, gémit le paysan. Ils ne me comprennent pas en bas; ils se moquent de moi et rient de ma souffrance. Il y a quelqu'un qui est allé chercher le médecin, et il est venu un homme avec un gros nez rouge. Il m'a versé dans le corps un demi-litre de cette exécrable eau salée, et une poudre rouge, du poivre d'Espagne, je connais cela, ça sert à faire trotter les ânes. Ah! mon Dieu! mon Dieu! je suis empoisonné, soyez-en sûrs, mon âme va quitter mon corps. A l'aide! à l'aide!

—Bah! ne voyez-vous pas, messieurs, que cet imbécile a le mal de mer? dit un Allemand en passant.

Cette remarque amena un sourire sur les lèvres des deux amis, et ils se disposaient à convaincre Donat que son indisposition se passerait d'elle-même; mais le pauvre garçon sentit une terrible crampe d'estomac, porta ses deux mains à sa poitrine et s'enfuit dans l'entre-pont pour se cacher.

Comme le Capitaine l'avait prédit, le ciel se couvrait peu à peu de petits nuages, et le vent, quoique déjà favorable, gagna en force. L'eau commença à s'élever et le Jonas dansa gracieusement sur les vagues qui accouraient à sa rencontre de la pleine mer.

Le capitaine marcha vers le pilote et lui dit:

—La fin de cette folle kermesse est arrivée, Corneille; qu'on prépare des seaux et des cuves. Il y en a déjà une vingtaine là-bas couchés avec la tête au-dessus de la mer. Vite! sinon ils vont faire là-dessous un affreux gâchis.

En effet, la joie et les chansons s'éteignirent en peu de temps. Bientôt, plus de la moitié des passagers furent pris de violentes douleurs d'entrailles et de crampes d'estomac; ils étaient pâles comme des cadavres, et, pendant les moments de répit que leur laissaient leurs souffrances, ils interrogeaient l'espace d'un regard égaré et stupide, comme pour lui demander l'explication de ce mal mystérieux qui avait refroidi si soudainement leur enthousiasme et soufflé sur leur joie. L'Océan, dont le nébuleux horizon leur apparaissait au loin, leur avait envoyé son messager ordinaire, le mal de mer, pour leur souhaiter la bienvenue sur la plaine liquide.

Victor en avait été atteint un des premiers; il était silencieusement courbé au-dessus du bord du navire, et quand ses souffrances diminuaient, il s'efforçait quelquefois de répondre par un sourire aux consolations de Jean; celui-ci, qui était encore en bonne santé, prit enfin son ami par le bras pour le conduire dans sa cabine et l'aider à se mettre au lit. Pendant qu'ils descendaient, Victor lui dit:

—Ce n'est rien, Jean, je sais bien que cela se passera; mais cependant tu ne peux imaginer comme ce mal étonnant abat et torture l'homme. Je comprends que tu ries, j'ai ri aussi du pauvre Donat, mais c'est…

Une nouvelle crampe étouffa la parole sur ses lèvres. Jean allait de nouveau répondre à ses plaintes par des railleries; mais il sentit à son tour que le coeur lui tournait, et le violent effort qu'il fit pour surmonter le mal mouilla son front d'une sueur froide.

—Viens, viens, Victor, dit-il, descendons. Ce malencontreux mal de mer ne se trouvait pas sur le prospectus; pas de roses sans épines; cela se passera en dormant.

Un grand nombre de malades descendirent, les uns après les autres, derrière les deux amis. Enfin, il n'en resta plus qu'une vingtaine sur le pont. Quoique ceux-ci parussent à l'épreuve du mal de mer, ils n'étaient pas cependant à leur aise. Ils étaient faibles, et découragés et regardaient silencieusement les flots, qui soulevaient avec une régularité monotone les flancs du navire.

Lorsque, à l'embouchure de l'Escaut, le Jonas entra dans le détroit, le capitaine dit à son pilote:

—Il s'écoulera quelques jours avant que ce tas d'imbéciles soient sur pied. Nous emploierons ce temps à mettre tout en ordre. Plus de familiarité avec les passagers. Fais savoir aux matelots que le premier qui s'amusera un peu trop avec les étrangers sera mis aux fers pendant trois jours. Qu'on prenne garde à mes moindres ordres; je veux rester seigneur et maitre sur mon vaisseau: nous sommes en mer.

IV

EN MER

En effet, la mer resta grosse pendant quatre jours; elle devint même plus houleuse à mesure que l'on avança dans le détroit et que l'on eut à lutter contre des vents variables. Pendant tout ce temps, les passagers étaient restés couchés dans leurs cabines, craignant de faire un mouvement, pris de nausées à la seule pensée des moindres aliments, découragés et abattus comme des gens à moitié morts.

La nuit où l'on sortit du détroit pour entrer dans l'Océan, le vent impétueux s'était apaisé, et les flots agités étaient devenus plus calmes. Pendant que le Jonas continuait sa route, sous un ciel clair et parsemé d'étoiles, les passagers éprouvèrent l'influence du temps favorable. Ils dormirent pour la première fois d'un sommeil réparateur et bienfaisant, qui fit couler de nouvelles forces et une nouvelle vie dans leurs veines.

C'était chose étonnante à voir, quand chacun apparut le lendemain sur le pont, la physionomie souriante, consolé, fortifié et gai comme au jour du départ. Jean Creps et son ami Roozeman n'étaient pas des moins ravis. Victor surtout, en se voyant entouré d'un horizon sans bornes, leva les bras avec enthousiasme vers le ciel et remercia Dieu, qui l'avait déjà rapproché du but désiré.

Un grand nombre de passagers, voulant célébrer leur heureux rétablissement, coururent sus aux bouteilles pour recommencer la fête; mais le capitaine, qui se montrait maintenant ce qu'il était, sévère, rude et inexorable, leur fit lire un grand nombre d'articles qui défendaient tous cris désordonnés et tous rassemblements sur le pont, et ils furent informés que toute contravention à ce règlement et aux ordres du capitaine serait punie de l'emprisonnement au pain et à l'eau, à fond de cale.

Les passagers écoutèrent cette lecture avec une stupéfaction mêlée de colère; quelques-uns serrèrent les poings et s'emportèrent contre ces dispositions arbitraires, qui, d'après eux, ne tendaient qu'à leur ravir tout plaisir et toute liberté; mais le capitaine leur fit comprendre en peu de mots que la loi lui reconnaissait sur son vaisseau une puissance sans bornes; qu'il avait même le droit de brûler la cervelle à ceux qui se révolteraient contre lui; et comme quelques-uns reçurent cette explication avec un murmure peu respectueux, il se mit à jurer si horriblement et à proférer de si terribles menaces, que les passagers virent qu'il parlait sérieusement et se soumirent enfin à la nécessité. Les matelots ne furent pas beaucoup plus polis. Dès que quelques amis étaient réunis sur le pont pour causer, un matelot accourait en traînant un cordage, ou un levier, ou toute autre chose, et criait sans respect pour personne:

—Hors du chemin! Gare aux jambes!

Deux ou trois autres, avec une égale vitesse, venaient du côté opposé et jetaient des seaux d'eau sur le pont pour enlever les traces du mal de mer.

Un troisième criait du haut d'un mât:

—Gare dessous! gare dessous, sacrebleu!

Et, après ce simple avertissement, il laissait tomber sur le pont, comme un aérolithe, une lourde poulie, au risque d'écraser réellement quelqu'un.

C'était la volonté du capitaine: il fallait montrer tout d'un coup aux passagers que la vie en mer ne peut pas être une éternelle fête, et les matelots, pour détruire toute illusion à cet égard, devaient faire leur service sans se retourner et comme s'il n'y avait absolument que l'équipage sur le navire.

Vers midi, les passagers furent appelés sur le pont. Le capitaine déclara qu'on allait les diviser tous en compagnies de huit hommes, pour dîner ensemble désormais dans un plat de fer-blanc ou gamelle. Il lut ensuite une liste des passagers, et, chaque fois qu'il avait nommé huit hommes, il criait:

—Première gamelle! Deuxième gamelle! Troisième gamelle!

Et, quand cet arrangement fut terminé, malgré les murmures et les plaintes, le capitaine leur fit comprendre que dorénavant le pain frais et le peu de volailles qui restaient encore seraient réservés pour les malades. Les passagers devraient donc se contenter de la ration de mer journalière, savoir: de la viande salée, des pois ou des fèves, des biscuits, une petite mesure de genièvre et un litre d'eau potable. Chaque gamelle devait, à tour de rôle, désigner pour la semaine un de ses membres qui irait à la cuisine chercher le dîner pour les autres.

Immédiatement après, on sonna la cloche pour la distribution des vivres. On voyait courir de tous côtés des hommes avec des plats en fer-blanc pleins d'une nourriture fumante… et, quelques minutes après, tous les passagers se trouvaient réunis autour des gamelles.

C'étaient de singuliers convives que le sort avait donnés à Victor et à son ami Jean: un procureur de la république française, qui s'était enfui de son pays pour des raisons inconnues; un docteur en médecine; un banquier allemand, qui avait tout perdu à la roulette à Hombourg; un jeune gentilhomme de la Flandre occidentale; qui avait dépensé les derniers débris de la fortune paternelle, avant son départ pour la Californie; un officier français qui se vantait d'avoir tué son supérieur dans un duel.

A la première vue, Victor crut qu'il n'avait pas à se plaindre du sort; et, en effet, comme nos amis avaient pris une place de seconde classe, ils n'étaient pas mêlés avec les pauvres gens de la troisième classe, qui dormaient et vivaient tous ensemble dans l'entre-pont comme dans une étable.

Mais que son coeur sensible fut blessé de la conversation grossière et ignoble de ses compagnons. Pendant tout le dîner, il n'entendit que jurons et blasphèmes, jeux de mots stupides et sorties brutales. Alors il remarqua que la voix de ses compagnons était fatiguée et rauque, que leurs yeux étaient entourés d'un cercle couleur de plomb, et même que le nez du docteur était nuancé de tons pourpres, signes d'une ripaille continuelle. Il acquit la conviction qu'il était condamné à vivre en compagnon de table et en ami avec des gens qui avaient noyé dans les boissons et perdu par une conduite déréglée toute délicatesse d'esprit Et tout sentiment de moralité.

Pendant qu'il tombait ainsi dans des réflexions peu souriantes, ses compagnons pêchaient hardiment dans le plat et dévoraient la pesante nourriture avec un appétit féroce. Le mal de mer avait creusé leurs estomacs, et ils tâchaient de prendre leur revanche autant que possible. Heureusement Jean Creps, avertit son ami; sans cela Roozeman n'aurait songé à dîner que quand il ne fût plus resté une seule fève dans le plat. Le docteur tira une bouteille de cognac de la poche de son pardessus et la vida presque à moitié, pour se rincer la bouche, disait-il. Les autres allumèrent qui un cigare, qui une pipe, et montèrent sur le pont, où se trouvaient en ce moment la plupart des passagers. Quelques-uns s'étaient étendus sous les rayons brûlants du soleil; d'autres étaient assis sur des bancs; mais le plus grand nombre se promenait par groupes.

Roozeman, le dos appuyé contre le bastingage et le regard fixé sur les passagers, dit à son camarade:

—Mon ami, avec quelle sorte de gens sommes-nous donc? Nous n'entendons que des jurons et d'ignobles plaisanteries!

—Oui, répondit l'autre en souriant. Tu ne sais pas encore tout. Je n'ai eu le mal de mer que quarante-huit heures; je me suis promené sur le pont et dans la cale, pour connaître d'un peu plus près nos compagnons de voyage. Il y a bien quelques braves garçons et quelques honnêtes gens parmi eux; mais la plupart sont des gaillards qui ont mérité la corde ou qui y ont réellement échappé; beaucoup d'ivrognes qui ont laissé femmes et enfants dans la misère et ont emporté leur dernier sou pour aller en Californie; des gens perdus qui faisaient honte à leurs parents par leur conduite désordonnée; des dissipateurs à bout de ressources, des joueurs ruinés, des boursiers exécutés, des banqueroutiers, et même des condamnés libérés.

—Belle compagnie! dit Victor: en soupirant. Si j'avais pu le prévoir!…

—Tu serais resté à la maison?

—Non, mais je n'aurais pas choisi le Jonas pour faire la traversée.

—Bah! nous sommes embarqués maintenant avec cette étrange bande, et nous devons voguer avec elle, comme dit le proverbe. Il ne faut pas être si difficile, Victor. Tu pouvais bien prévoir, n'est-ce pas, que, dans notre longue traversée et là-bas dans un pays encore sauvage, tu serais exposé à voir et à entendre des choses tout autres qu'auprès de ta pieuse mère ou de la douce Lucie Morello!

—Certes, Jean, et j'accepte sans regret le sort comme il se présente. Il m'en coûtera beaucoup cependant pour m'habituer à ces gens rudes; leurs paroles et leurs manières blessent ma délicatesse et attristent mon coeur.

—Cela ne durera plus bien longtemps, dit joyeusement Creps. Le Jonas est un fin voilier.

—En effet, Jean, il marche parfaitement bien. Vois les vagues frangées d'écume sauter en avant du navire, puis se retirer coquettement de chaque côté comme si elles voulaient se faire admirer de nous.

—Du train dont il va maintenant, nous serons bientôt en Californie. Je me figure un pays immensément grand, qui n'appartient à personne, où l'on peut aller et venir en seigneur et maître dans des bois sombres, à travers des montagnes gigantesques et dans des vallées sans fond, libre et indépendant comme l'oiseau dans l'espace! Oh! que n'y suis-je déjà pour déployer mes ailes!

—Je voudrais bien savoir, dit tout à coup Victor, ce que Lucie Morello et ma mère font et pensent en ce moment.

—C'est facile à deviner: elles pensent à toi et expriment le même voeu que toi.

—Bonne mère! douce Lucie! dit le jeune homme en soupirant et avec une joyeuse émotion. Oh! Jean, mon ami, puisse le sort nous être favorable! Si je pouvais recueillir assez d'or pour les rendre heureuses!

—Homme de peu de foi! dit Creps en plaisantant. Puisqu'on n'a qu'à ramasser l'or là-bas, nous en recueillerons autant que tu voudras. Je crains que nous ne puissions pas tout emporter. Cela ne me contrarierait pas peu, car plus nous en aurons, plus nous ferons plaisir à nos parents et à nos amis à notre retour.

En causant ainsi, les deux amis se promenaient du côté de la proue, pleins d'illusions et pleins d'espoir dans l'avenir souriant. Là ils rencontrèrent Donat Kwik, qui était occupé à ronger un biscuit de mer brun, en grommelant et en faisant des gestes de colère.

Comme le paysan ne les avait pas aperçus, Roozeman lui mit la main sur l'épaule pour interrompre son monologue furieux. Donat sauta en arrière, et, les poings serrés, prit l'attitude d'un homme qui veut se battre. Cependant, lorsqu'il eut reconnu les Anversois, il se calma et s'écria:

—Oh! oh! pardieu, messieurs, excusez-moi; je croyais que c'était encore le Français de là-dessous. Je lui arracherai un jour ses vilaines moustaches rousses!

—Vous mangez des biscuits après le dîner, demanda Jean Creps, vous n'avez donc pas eu votre ration?

—Jolie ration! dit Donat d'un ton d'amère raillerie. Nous étions assis huit autour d'une gamelle de fer-blanc, et nous commencions à dîner. Tout à coup, un de ces coquins d'en bas vient derrière moi, met ses mains sur mes yeux et crie quelque chose comme Kyes? kyes? Lorsqu'il me lâcha, le plat était presque vide. Je me dépêchai pour avoir encore ma part; mais les camarades étaient si lestes, que je restai tout bête à les regarder, le ventre creux, comme un hibou qui regarde les rayons du soleil. Le Français avec ses grandes moustaches et ses petits yeux peut regarder ses jambes; je lui ai fait à coups de pied quelques bleus qui ne lui ont pas fait de bien.

—Vous vous êtes déjà battu, Donat! Il faut vous montrer plus traitable, mon ami, sinon vous pourriez avoir la vie dure avec vos compagnons, dit Victor Roozeman.

—Battu, monsieur? C'est-à-dire qu'après m'avoir donné pas mal de soufflets et de coups de pied, ils m'ont jeté à six hors de leur repaire de brigands sur le pont. Je suis allé chez le capitaine pour porter plainte. Le capitaine parle une sorte de flamand maritime; il me comprend. Mais il m'a jeté quelques jurons à la figure, et m'a dit que chacun devait tâcher d'avoir sa part de la gamelle: tant pis, dit-il, pour les paresseux.

—Il a raison, il faut essayer de suivre son conseil.

—Essayer, messieurs? Ce n'est pas nécessaire. J'ai mangé toute ma vie à un plat commun. S'il ne s'agit que de manger vite, d'avaler les fèves à moitié brûlantes, j'apprendrai leur métier aux Français d'en bas. Attendez un peu! ils verront bientôt à qui ils ont affaire. Qu'ils frappent ou poussent tant qu'ils voudront, tout cela glisse sur moi; à l'occasion, je leur donnerai aussi des coups de pied à leur écorcher les jambes. Que croient-ils donc, ces ribauds?»

Victor ajouta quelques paroles consolantes pour calmer la colère du jeune paysan; mais ce fut peine superflue, car Donat oublia tout à coup sa mauvaise humeur et redevint joyeux. Voyant que les Anversois allaient continuer leur promenade, il leur demanda à mains jointes la permission de rester un peu avec eux. Personne, dans l'entrepont, ne le comprenait ni ne lui témoignait d'amitié. Ils consentirent à sa prière; car Donat Kwik, malgré son air grossier, était un garçon de sens, et il se montrait profondément reconnaissant de la moindre marque d'amitié.

Pendant la promenade, Jean parla en plaisantant de la fille du bourgmestre et de la demoiselle du château avec laquelle Donat avait l'envie de se marier à son retour du pays de l'or. Le jeune paysan devint sérieux, et il résulta de ses explications qu'il portait au coeur un amour plus modeste. Il avait fixé son choix depuis des années sur une des filles du garde champêtre de Natten-Haesdonck, et la jeune fille n'était pas indifférente pour lui; mais le père, qui possédait quelques pièces de terre, l'avait repoussé avec mépris parce qu'il était trop pauvre, même après que sa tante lui eut laissé seize cents francs. Ce que Donat avait dit de la fille du bourgmestre et de la demoiselle du château n'avait été qu'un vain bavardage, ce n'était qu'Anneken[1], la fille du garde champêtre, qui lui trottait dans la tête. Il avait quitté son village par honte et par désespoir de ce que le père d'Anneken l'avait jeté durement à la porte, lorsqu'il s'était hasardé à exprimer le voeu de son coeur. La seule cause de son voyage au pays de l'or était le désir de se venger du garde champêtre en mettant à ses pieds un grand monceau d'or et en le forçant ainsi à consentir avec joie au mariage de sa fille. Anneken avait promis d'attendre, quoique son père voulût lui imposer un autre mari; elle ne se marierait avec personne qu'avec son pauvre Donat Kwik. Le jeune paysan parla avec tant d'admiration de son Anneken, de ses petits yeux noirs, de son doux sourire, de ses bras robustes, de sa vertu et de son activité, que Victor Roozeman prit plaisir à l'écouter. Il y avait, en effet, une certaine ressemblance entre sa position et celle de Donat, dont le langage comique, mais sincère, le fit songer à Lucie et à sa mère.

[Note 1: Petite Anne.]

Les amis s'amusèrent ainsi à deviser des souvenirs du pays et des projets de l'avenir jusqu'au moment où la nuit vint et où chacun descendit pour aller chercher le repos dans sa cabine.

V

LA FOSSE AUX LIONS

Cependant, le Jonas continuait son voyage par un vent des plus favorables. La nourriture, quoique se composant la plupart du temps de viande salée et de fèves, était distribuée en quantité suffisante pour apaiser des estomacs poussés à une activité extraordinaire par l'air vif de la mer. Le temps magnifique et la rapidité de la navigation inspiraient à tous du courage et de la confiance, et, quoique la joie fût moins expansive qu'auparavant, un sourire de plaisir et d'espérance ne cessait de briller sur tous les visages.

Un nuage cependant vint menacer la paix sur le navire. Il y avait, dans la troisième classe, plus de cent passagers, parmi lesquels on remarquait soixante Français et au moins trente Allemands des bords du Rhin. Déjà, une sorte de rivalité s'était élevée entre les deux nations, et même il y avait eu entre les deux partis une bataille dans laquelle un Allemand avait reçu un coup de couteau dans le bras. Le capitaine, voyant là une bonne occasion de montrer son autorité souveraine, fit jeter l'agresseur et le blessé au cachot, dans un trou obscur, humide et infect, à fond de cale, qu'on nommait la fosse aux lions. Les amis des condamnés voulurent s'opposer à l'exécution de cette justice sommaire et arbitraire; mais le capitaine leur jura qu'il livrerait aux autorités du premier port où ils aborderaient tous ceux qui oseraient lui résister, et qu'il les débarquerait dans tous les cas. Ceux qui ne voulaient pas perdre le prix de leur passage ni interrompre leur voyage en Californie n'avaient donc qu'à se soumettre avec résignation.

Cet événement peu important fit une profonde impression sur les esprits. Chacun fut convaincu que le capitaine était un homme inflexible, qui n'hésiterait pas un instant à exécuter ses menaces. L'attitude ordinaire du capitaine sur le navire contribua beaucoup à augmenter son autorité. Il se tenait habituellement sur le gaillard d'arrière, tout à fait seul, avec une expression froide et sévère sur le visage. Quand un passager lui adressait la parole ou se plaignait de quelque chose, il ne répondait que par un ordre bref et impérieux, après lequel il rompait, sans appel, toute conversation.

Roozeman et Creps se promenaient des journées entières sur le pont et parlaient de leur vie passée, de leurs parents et de leurs amis, ou bien ils admiraient l'immensité de l'Océan et la variété de ses aspects; ou bien encore ils rêvaient ensemble à l'or qu'ils allaient trouver, aux merveilles qu'ils allaient rencontrer en Californie, et surtout à leur joyeux retour dans la chère patrie.

Pour ce qui touchait leurs compagnons de gamelle, ils s'aperçurent qu'ils les avaient jugés un peu sévèrement. Le banquier allemand était un homme bien élevé, qui haïssait également les façons grossières et les plaisanteries triviales; le jeune gentilhomme s'était calmé et paraissait avoir du chagrin; les autres, à la vérité, restaient spirituels à leur façon; mais on n'était pas obligé de les écouter plus longtemps qu'on ne voulait. Le plus singulier de leurs compagnons était celui qui se disait docteur en médecine. Celui-là absorbait du matin au soir d'énormes quantités de liqueurs fortes. Les quelques bouteilles de cognac dont se composait sa provision personnelle furent bientôt vidées, mais il avait découvert un moyen de se procurer tous les jours une grande quantité d'eau-de-vie. Il se promenait sur le pont et dans la salle commune, et employait toutes sortes de stratagèmes pour faire croire à l'un ou à l'autre des passagers qu'il était malade ou qu'une maladie le menaçait. A ceux qui le croyaient, il disait:

—Ne craignez rien, je vous guérirai; mais gardez-vous de boire une seule goutte de genièvre, sinon je vous abandonne et vous laisse mourir sans secours. Vous recevrez cependant votre ration de genièvre, et vous la garderez jusqu'à l'heure de ma visite, afin que je sois convaincu que vous n'en avez pas bu.

Le matin, le docteur allait faire sa ronde et se faisait montrer, par chacun de ses malades, réels ou imaginaires, sa ration de genièvre. Pour être sûr que ce n'était pas de l'eau, le docteur se versait la ration dans le gosier. Cet homme n'était qu'un passager ordinaire, mais, comme il n'y avait pas d'autre médecin à bord, il avait assez de clients; il en résultait qu'il était toujours ivre, et que, du matin au soir, il arpentait le pont en zigzag avec un nez cramoisi, tâtant le pouls à l'un et à l'autre, et bégayant:

—Pas boire de genièvre, vous comprenez! mais vous devez néanmoins le recevoir, entendez-vous?

C'était ce singulier personnage qui avait donné à Donat Kwik une pinte d'eau de mer avec du poivre d'Espagne, comme remède contre le mal de mer. Le paysan, quand il rencontra celui par qui il avait cru être empoisonné, le salua du sobriquet de docteur Geneverneus[1]. Les Allemands d'en bas le traduisirent par docteur Schnappsnase. Donat Kwik eut ainsi l'honneur de baptiser le docteur d'un nom qu'il devait garder jusqu'à la fin de sa vie.

[Note 1: Nez de genièvre.]

Tout se passa assez paisiblement sur le Jonas, et les jours se suivaient, longs et monotones. On remarquait déjà qu'un certain nombre de voyageurs avaient perdu leur gaieté et restaient à rêver pendant des heures entières, immobiles à la même place, ou assis à part dans un coin, absorbés dans leurs pensées. L'ennui allait venir peu à peu, et probablement avec lui, pour plusieurs d'entre eux, le chagrin et le repentir d'une conduite blâmable ou d'une résolution inconsidérée.

Le seizième jour après leur départ d'Anvers, les passagers étaient assis autour des gamelles. Depuis quarante-huit heures il faisait un temps pluvieux et le soleil restait voilé derrière un épais rideau de brouillard gris. Cependant, le ciel commençait à s'éclaircir, et quelqu'un vint annoncer avec joie qu'on voyait le pic de Ténériffe aussi distinctement que si l'on en était tout près, quoique le pilote assurât qu'on en était encore à une distance de vingt-cinq lieues.

Victor et ses amis montèrent sur le pont et dirigèrent leurs regards vers l'horizon, où les îles Canaries paraissaient flotter sur l'eau au pied du gigantesque pic. Ce pic de Ténériffe est un volcan qui s'élève si haut au-dessus de la mer, que, lorsqu'il fait un temps clair, on peut le distinguer à une distance de soixante lieues. Son sommet, qui est couvert d'une neige éternelle, troue les nuages et semble toucher au ciel.

A peine les deux Anversois avaient-ils admiré un instant avec extase cette scène émouvante, qu'ils entendirent un grand bruit de gens qui se battaient derrière eux sur le navire. Ils virent Donat Kwik sortir en courant de la salle commune, poursuivi par trois ou quatre hommes, qui proféraient des malédictions et l'accablaient de coups. Un d'eux semblait particulièrement exaspéré contre Donat et le frappait cruellement du poing sur la tête. C'était un homme robuste, avec de longues moustaches rousses et des yeux fort petits.

Kwik, tout en appelant à l'aide, se défendait vigoureusement, et, ruant comme un âne, donnait des coups de pied à droite et à gauche dans les jambes de son ennemi, auquel la douleur arrachait plus d'une plainte.

Attiré par un sentiment de compassion, Victor vola au secours du pauvre garçon et se mit entre lui et ses agresseurs; le Français aux moustaches rousses donna au jeune homme un grand coup de poing dans la poitrine, tandis que celui-ci voulait lui faire entendre raison. Enflammé de fureur par une pareille brutalité, Victor prit le Français à bras-le-corps et le jeta par terre, mais l'autre s'était accroché à lui et tous deux roulèrent en se débattant sur le pont. Jean Creps accourut et repoussa deux ou trois hommes qui voulaient le retenir. Donat criait comme un possédé, et bientôt tout le pont fut en désordre… Mais le capitaine parut et interrompit le combat par un signe de doigt et par un seul mot:

—Paix!

Alors commencèrent les plaintes des deux côtés. Le Français aux moustaches rousses prétendait qu'il n'y avait pas moyen de manger à la même gamelle que l'enragé Flamand.

—A peine, dit-il, avons-nous les cuillers en main, qu'il avale la viande et les fèves toutes brûlantes, et, quand nous l'engageons à laisser quelque chose pour les autres, il rit comme pour se moquer de nous et mange encore plus gloutonnement. En outre, au moindre mot, il donne des coups de pied comme un furieux. Tenez, capitaine, voyez les marques de la méchanceté de cette brute.

Et l'homme à la moustache rousse découvrit sa jambe et montra que le sang coulait réellement le long de son tibia.

Donat Kwik criait qu'eux-mêmes l'avaient forcé à manger si vite pour ne pas mourir de faim; qu'il apprendrait bien à ce Français qu'un Flamand ne se laisse pas opprimer et railler impunément. Il menaçait si violemment, hurlait si furieusement, que le capitaine, impatient et irrité, mit fin au débat par ces mots:

—Ici, matelots! Qu'on jette cet enragé dans la fosse aux lions pour trois jours!

Cet ordre parut frapper Donat d'une terreur inexprimable. Peut-être croyait-il qu'il y avait réellement des lions au fond du navire; il regardait le capitaine, tremblant et stupéfait, comme s'il croyait avoir mal compris; mais lorsqu'il se vit empoigné rudement par les matelots, il se mit à sangloter tout haut, et se laissa tomber à genoux devant le capitaine, les mains tendues et les yeux remplis de larmes.

Les deux amis s'efforcèrent de fléchir le juge sévère. Victor Roozeman, encore pâle d'indignation, prétendait qu'on allait commettre une criante injustice, et il voulait faire comprendre au capitaine qu'on avait tourmenté et opprimé dès le premier jour le pauvre garçon. Jean Creps, au contraire, s'efforçait de présenter l'affaire comme insignifiante, et demandait, en termes conciliants et sensés, le pardon de Donat, qui ne lui en montrait aucune reconnaissance, parce qu'il le faisait passer pour un imbécile et un grand lourdaud.

Soit que leurs paroles fissent quelque effet sur l'humeur brutale du capitaine, soit que l'attitude humble de Donat l'eût apaisé, il dit aux matelots:

—Laissez-le aller.

Le jeune paysan, se voyant en liberté, s'approcha de Victor, lui prit la main, la baisa, et dit avec une larme dans les yeux:

—Monsieur Roozeman, je vous remercie mille fois de votre bonté. Pour vous je me jetterais au feu.

Mais le capitaine le tira par le bras dans l'entre-pont, le changea de gamelle, lui donna des Allemands pour compagnons, et dit très-durement en s'en allant:

—Fais en sorte que je n'entende jamais parler de toi, perturbateur, ou tu t'en repentiras.

VI

L'ÉQUATEUR

Le Jonas était en mer depuis quatre semaines, et approchait avec rapidité de l'équateur, cet endroit du globe où le soleil darde le plus vivement ses rayons. L'éternelle viande salée commençait à dégoûter les passagers; toutes les provisions étaient épuisées. Il y avait de pauvres diables qui se seraient traînés sur leurs deux genoux pour obtenir un cigare ou une pipe de tabac. Le litre d'eau qu'on distribuait par jour à chacun devint insuffisant pour un grand nombre de passagers, à cause de la grande chaleur et de la ration, qui se composait exclusivement de salaison et de biscuits secs; il y en eut qui échangèrent des objets de prix contre une simple chopine d'eau.

On arriva enfin sous l'équateur. Là, le Jonas fut arrêté par un de ces calmes persistants que les gens de mer craignent plus que la plus violente tempête. La mer était unie et brillante comme un miroir, sans que la moindre brise vint agiter sa surface. Le soleil flamboyait comme un globe de feu dans un ciel bleu foncé et brûlait si impitoyablement tout ce que frappaient ses rayons, qu'il fallait arroser sans cesse le pont du Jonas avec de l'eau de mer pour empêcher le bois de se fendre et le goudron de fondre; et pour permettre aux passagers de poser le pied sur les planchers incandescents. Le ciel était de plomb; toutes les voiles pendaient flasques le long des mâts; et le vaisseau restait immobile, comme un corps mort au milieu de l'immense Océan, qui semblait à chacun pareil à un désert dont on n'atteindrait jamais les limites.

Les passagers allaient et venaient, désespérés, suffoqués, sans haleine ni courage, succombant sous cette chaleur effroyable, et cherchant vainement sur le pont et dans la cale un lieu pour se rafraîchir et se reposer; mais partout l'atmosphère était également brûlante et l'air étouffant. Ce qui rendait leur sort encore plus pénible, c'était le manque d'eau. Un grand nombre d'entre eux, tourmentés par une soif irrésistible, épuisaient leur ration avant que le soleil tombât directement sur leurs têtes, et passaient alors le reste de la journée à lutter douloureusement contre la soif.

Ils souffrirent ainsi dès le premier jour de calme; qu'eût-ce été s'ils avaient dû rester stationnaires pendant plusieurs semaines au milieu de cette fournaise et de cette atmosphère énervante!

Le deuxième jour, aucun vent n'avait agité les voiles et la chaleur paraissait doublée. Craignant que ce calme prolongé n'épuisât la provision d'eau nécessaire pour atteindre les côtes d'Amérique, le capitaine déclara que le salut de tous l'obligeait à prescrire une mesure cruelle. Désormais, chacun des passagers ne recevrait plus qu'un demi-litre d'eau par jour. Une terreur générale et des plaintes amères accueillirent cet ordre effroyable; mais le capitaine s'efforça de leur faire comprendre que le calme pouvait encore durer un mois, et qu'il devait épargner l'eau, afin de ne pas mettre tout l'équipage en danger de mort. Pour les convaincre, il leur raconta, comme exemple, qu'on avait trouvé, à la même place où mouillait maintenant le Jonas, un navire portugais qu'on croyait abandonné. Lorsqu'on monta à son bord, on y trouva près de cent cadavres. On apprit par la relation du journal, que les passagers s'étaient emparés de la provision d'eau et l'avaient employée avec une aveugle prodigalité. Cette note datait déjà de six semaines, et il est clair que ces cent hommes étaient tous morts de soif et avaient souffert par leur faute le trépas le plus épouvantable. Le capitaine ajouta, avec un geste significatif, qu'il saurait bien garder le Jonas d'un pareil malheur, et que le premier qui oserait toucher à une barrique d'eau, il lui brûlerait la cervelle avec son revolver comme à un chien.

Effrayé par la terrible histoire du navire portugais, les passagers altérés se tordirent les bras avec un rauque murmure de désespoir.

Victor Roozeman supportait son sort avec courage; mais il pensait plus qu'auparavant aux êtres qui lui étaient chers, et, comme s'il eût voulu familiariser son imagination avec la misère, il parlait continuellement de tout ce qui lui manquait. Il se rappelait, avec un enthousiasme maladif, les belles promenades autour d'Anvers, où il avait rêvé si souvent au bonheur et à l'amour, sous un feuillage frais; les bords magnifiques de l'Escaut, où l'on respirait l'air en été avec un véritable sentiment de béatitude; le banc vert dans le petit jardin de sa mère, où, après les heures de travail, il pouvait s'asseoir tranquille, content, et rêver et sourire à ses propres pensées, jusqu'à ce que sa chère mère eût servi sur la table un souper appétissant et délicieux. Jean ne parlait guère; il trouvait la position terriblement désagréable, à la vérité; mais ils n'étaient pas les premiers qui fussent restés dans une pareille immobilité pendant quinze jours. Le vent s'élèverait aujourd'hui ou demain, et on oublierait bientôt la misère soufferte. Ces pensées n'empêchèrent pas le courageux Jean de s'écrier qu'il donnerait cinq années de sa vie pour un seau d'eau froide de la pompe de son père.

Celui qui restait ferme et se promenait sur le pont encore satisfait, en apparence, c'était Donat Kwik. Il portait sa ration d'eau dans une bouteille suspendue à son cou par une corde passée sous ses habits, et il la gardait et l'épargnait si soigneusement, que déjà deux fois à la fin du jour il avait rafraîchi Victor et son ami Jean en leur versant une gorgée de sa bouteille.

Interrogé sur la cause de sa force contre la soif, il donna cette explication, qui témoignait au moins d'une très-grande puissance de volonté:

—Donat est un imbécile, je le sais, répondit-il; mais, quand sa peau est en jeu, il devient malin comme un renard, messieurs, et il se casse la tête pour trouver un moyen de ne pas monter trop tôt au ciel. Je vais vous dire comment je m'y prends. Le matin, je reçois ma ration d'eau, n'est-ce pas? Vous croyez que je me dépêche de boire, comme les autres? Non, je fourre la clef de ma malle dans ma bouche, puis je la mords sans discontinuer et je fais croire ainsi à mon estomac qu'il boit, jusqu'à ce que je ne puisse plus supporter la soif. Alors je bois un tant soit peu, et je me remets à mordiller ma clef. Je ne bois pas de genièvre, je ne fume pas. A midi, je ne mange pas de viande, elle est salée; et je me nourris aussi peu que possible, car la soif vient en mangeant. Aussi je suis toujours moitié affamé, moitié étouffé; mais il est plus facile de supporter la moitié de chaque mal que d'en souffrir un tout à fait.

VII

LES REQUINS

Les jours se succédaient sans qu'un nuage se montrât à l'horizon; le soleil restait également brûlant et l'air également lourd.

Il arriva, un matin, que beaucoup de passagers restèrent couchés dans leurs cabines, à moitié étourdis et se plaignant de n'avoir plus la force de se mouvoir.

La nouvelle courut soudain sur le navire qu'une maladie contagieuse avait éclaté dans l'entre-pont. Les uns prétendaient que c'était le typhus, les autres le choléra et d'autres la fièvre jaune. Cette nouvelle fit trembler et pâlir tout le monde, car une seule de ces maladies est, en effet, suffisante pour dépeupler en peu de temps tout un vaisseau, surtout quand une centaine de personnes demeurent ensemble sous un ciel de plomb dans un si petit espace.

Tous les passagers frémissaient encore sous l'impression de cette terrible nouvelle, lorsque Donat Kwik, qui, penché par-dessus le bord, s'amusait à jeter quelques petits objets dans la mer, se mit à crier très-fort, comme s'il avait vu quelque chose d'extraordinaire.

—Une baleine! deux baleines! s'écria-t-il en courant vers Roozeman. Elles ont une gueule comme un four, et des dents! au moins cent, qui grincent et craquent comme une machine à battre le blé. Je leur ai jeté un vieux soulier égaré là; elles l'ont croqué et avalé comme une amande!

Pendant un voyage si douloureux, si long, le moindre incident est une distraction. Aussi, tous ceux dont l'attention avait été éveillée par le cri de Donat coururent au bord du navire et regardèrent dans la mer, unie et transparente comme un miroir. Ils aperçurent, en effet, non pas deux, mais six ou huit poissons d'une grandeur extraordinaire; quoi qu'on leur jetât, du bois, du fer ou des morceaux de câble, ces monstres sautaient dessus en se bousculant, ouvraient leurs terribles gueules et l'avalaient en un clin d'oeil.

Le docteur passa à moitié ivre, il jeta un regard dans l'eau et dit en ricanant:

—Ah! ah! voilà les pleureurs d'enterrement! Un mauvais signe, messieurs, la maladie fera des victimes. Ces poissons sentent à cent lieues qu'un homme va mourir en mer et ils font claquer leurs dents et agitent leurs queues de joie, parce qu'ils attendent ici un dîner friand. Regardez bien au fond de leurs grandes gueules, pour que vous puissiez reconnaître le chemin: c'est par là que beaucoup d'entre vous s'en iront ad patres. Pour moi, je suis trop nécessaire ici; les mangeurs de fer ne m'auront pas encore.

Après cette cruelle raillerie, il s'éloigna. On parla alors de l'effroyable certitude que les corps de ceux qui succomberaient à la maladie seraient jetés à la mer et dévorés par les requins affamés. Cette pensée horrible éteignit dans les coeurs la dernière étincelle de courage.

Le lendemain, on trouva le docteur mort dans sa cabine, ayant à côté de lui une couple de bouteilles qu'il n'avait pu vider. Beaucoup de passagers étant tombés malades, le docteur s'était vu en possession de plus de vingt-cinq rations de genièvre; et il avait probablement brisé par cet excès le fil de ses jours, déjà peu solide.

Lorsque Donat Kwik rencontra ses deux amis, il s'écria d'un ton de sincère compassion:

—Eh bien! eh bien! le docteur Geneverneus est mort? Je lui pardonne de tout mon coeur le poivre d'Espagne qu'il m'a fait avaler. Que Dieu miséricordieux ait son âme! Il n'avait pas prévu que les baleines étaient venues pour lui. Je penserai à lui dans mes prières, il en a besoin, le malheureux!

Sous la ligne, où le soleil décompose, avec une rapidité extraordinaire, tout ce qui peut tomber en putréfaction, on ne peut pas garder longtemps les cadavres. Sur le Jonas surtout, où une maladie contagieuse semblait régner, il fallait éloigner sans retard les restes mortels du docteur.

Tout à coup la cloche tinta lentement, comme pour un enterrement; tous les passagers qui n'étaient pas alités furent appelés sur le pont et réunis d'un côté du navire. Alors quatre marins montèrent avec le cadavre et se dirigèrent lentement et solennellement vers le côté où se tenaient les passagers. Le pauvre docteur était cousu dans sa couverture comme dans un sac, et l'on y avait mis une quantité de charbon pour le faire descendre au fond de la mer. Après que les matelots eurent tout apprêté à bord du navire pour l'enterrement, le capitaine ôta son chapeau et se mit à marmotter entre ses dents les prières d'usage. Les passagers s'étaient également découverts; la plupart frissonnaient à la pensée qu'on allait leur montrer l'effroyable chemin de l'éternité, qu'ils prendraient peut-être à leur tour le lendemain.

La prière fut bientôt achevée. Sur un signe du capitaine, les matelots descendirent jusqu'à la surface de la mer la planche sur laquelle reposait le corps du docteur, la renversèrent et jetèrent ainsi le cadavre dans l'eau sans fond. La plupart des spectateurs se penchèrent par-dessus le bord et regardèrent dans l'eau; mais tous reculèrent tout tremblants et poussèrent un cri d'horreur et d'effroi: ils avaient vu les requins se jeter comme des tigres furieux sur le cadavre, déchirer la couverture de leurs dents innombrables et engloutir en un instant chacun un morceau de l'horrible festin.

Et avant la fin du jour, les monstres reçurent encore cinq victimes de la cruelle épidémie qui commençait seulement à sévir d'une manière terrible dans l'entre-pont.

Les passagers étaient anéantis; quelques-uns couraient sur le pont à pas inquiets, comme s'ils cherchaient un endroit pour fuir la cuirasse de bois qui les tenait inexorablement enfermés dans son cercle empesté. D'autres erraient çà et là, comme des fous, avec des gestes de désespoir et murmuraient en eux-mêmes contre des spectres invisibles. Tous demeuraient muets et consternés, et cet affreux silence n'était interrompu que par des imprécations contre la soif de l'or et contre le fatal voyage, ou des soupirs et des cris de regret adressés à la patrie qu'on avait abandonnée si follement.

Vers le soir, Victor fut frappé tout à coup d'une affreuse angoisse. Pendant qu'il était assis sur un banc à côté de son ami et de Donat Kwik, causant tristement de l'heureuse Belgique, de la belle ville d'Anvers et des êtres qui leur étaient chers; pendant que Jean s'efforçait encore de leur inspirer la confiance et l'espoir, la voix de ce dernier s'altéra tout à coup d'une manière surprenante. Une pâleur mortelle couvrit son visage, ses yeux devinrent vitreux et ses membres se raidirent comme s'il eût été atteint d'un attaque de nerfs. C'étaient les signes de la maladie. Jean Creps, le bon coeur, l'ami fidèle, allait mourir; peut-être avant que le soleil éclairât de nouveau le pont du Jonas, les monstres marins auraient déjà englouti son cadavre!

Cette pensée remplit Roozeman d'un désespoir indescriptible; il se jeta en pleurant sur son ami, lui adressant mille paroles consolantes, auxquelles il ne croyait pas lui-même. Donat tenait une main du malade et l'arrosait de larmes silencieuses.

Jean s'efforçait de lutter contre son mal et de leur faire croire qu'il avait encore du courage et qu'il n'était pas si malade qu'on se le figurait; mais bientôt ses dernières forces l'abandonnèrent, il poussa un soupir effrayant et se laissa tomber dans les bras de son ami en criant d'une voix déchirante:

—De l'eau! de l'eau! de l'eau! Ma vie pour une gorgée d'eau! L'eau seule peut me guérir!

En entendant ce cri, Victor sauta debout, courut comme en délire vers le capitaine et tomba à ses pieds les bras tendus. Il pria, il pleura, il se tordit convulsivement les mains, il offrit toute une poignée de billets de banque, tout ce qu'il possédait, pour un demi-litre d'eau. Mais le capitaine resta impassible et muet, comme s'il n'avait pas aperçu le jeune homme qui se traînait à ses pieds et lui demandait la vie de son pauvre ami.

Victor réitéra ses supplications désespérées auprès du pilote avec le même insuccès… Un cri de rage lui échappa; il s'élança vers un baril d'eau et y porta la main. Trois ou quatre matelots le menacèrent de leurs couteaux, et comme Victor, aveuglé, ne retirait même pas sa poitrine sous la froide impression de l'acier, ils sautèrent tous ensemble sur lui et le jetèrent loin d'eux sur le pont.

Convaincu qu'il n'y avait pas de salut possible, le pauvre Roozeman s'arrachait déjà les cheveux et se déchirait la poitrine, lorsqu'un marin lui offrit un peu d'eau, moins de la moitié d'un demi-litre, en échange de sa montre d'or.

Avec quelle folle joie Victor sacrifia le cadeau chéri de sa mère, pour prolonger la vie de son ami, ne fût-ce que d'une heure! Il courut tout joyeux vers Jean Creps, lui porta la bouteille aux lèvres et lui versa le breuvage rafraîchissant dans la bouche, en riant d'un rire nerveux.

Les forces semblèrent, en effet, revenir au malade; il pria son ami de vouloir bien le conduire au lit, parce que tous ses membres étaient brisés et qu'il éprouvait un besoin irrésistible de repos.

Pendant cette nuit, Victor passa des heures d'une anxiété mortelle. Assis, avec Donat, près du lit de son ami souffrant, il entendait sortir sans cesse de sa poitrine déchirée le cri: «De l'eau! De l'eau! de l'eau!» sans pouvoir rien tenter pour le satisfaire, car il n'aurait pu obtenir une goutte d'eau en échange de toute une fortune.

Il y eut un moment terrible: ce fut lorsque Jean, tombé en délire, ne criait plus pour avoir de l'eau, mais s'agitait en hurlant comme un fou, se tordait les membres et paraissait devoir mourir dans un accès de fureur. Tout à coup, il se leva dans l'obscurité et dit d'une voix creuse et avec une sombre ironie:

—En Californie! Tu veux aller en Californie? Pauvre insensé! que vas-tu chercher là? De l'or? N'y a-t-il donc pas d'or dans ta patrie pour celui qui veut le gagner par son activité et par son intelligence? La liberté? l'indépendance? Où règnent ces bienfaits de la civilisation humaine autant que dans notre industrieuse Belgique? Du bonheur? Ah! insensé, le bonheur n'habite pas si loin; il est où se trouvait notre berceau, près du foyer paternel, dans les yeux de notre mère, dans le souvenir de nos amis, dans les objets auxquels sont attachés les souvenirs de notre jeunesse. Le démon de l'or t'a attiré, tu veux devenir riche tout d'un coup, sans travailler, violer la loi que Dieu a gravée dans la conscience? Va-t'en, ingrat, il te punira!… Au lieu d'or, tu ne trouveras que la misère, la honte et la mort… la mort et un horrible tombeau dans les entrailles de l'Océan!…

En achevant cette malédiction, il se laissa retomber sur son lit et resta étendu, immobile et muet.

Victor Roozeman, courbé presque jusqu'à terre, se sentit écrasé sous ces paroles terribles, qui n'étaient que l'écho de ses propres pensées; il frissonnait en entendant une prédiction de l'accomplissement de laquelle il ne doutait pas.

Au pied du lit était assis Donat Kwik, qui, dans l'excès de son repentir, se labourait la figure avec les ongles et se jetait si cruellement la tête contre les poutres, que le sang coulait de ses joues. Par instants, il murmurait d'une voix rauque:

—Tiens! tiens! animal que tu es! Àne! Cela t'apprendra à aller en Californie… Tu seras mangé par les baleines: c'est très-bien fait, tu l'as mérité, vilain et stupide imbécile!

Plus tard, dans la nuit, la fièvre brûlante parut avoir abandonné le malade. Il était calme, respirait plus librement et semblait sommeiller.

Donat s'était endormi, la tête sur ses genoux et rêvait tout haut de son village natal… Ce qu'il disait devait émouvoir profondément Roozeman, qui veillait, car il écoutait en tremblant les paroles qui tombaient de la bouche de Donat:

—Ah! Blesken, ma chère vache, murmurait celui-ci, tu ne veux pas manger de cette herbe tendre? Prends-y garde, Blesken! qui n'est pas content de ce qui est passable quitte les trèfles pour les joncs!… Tu as peut-être soif? Il fait si chaud, n'est-ce pas?… Viens au ruisseau: là, il y a de l'eau bien pure, claire comme du cristal et si fraîche, si fraîche, qu'elle vous traverse la gorge comme un velours… Bles, Bles, vois, là-bas, Anneken, la fille du garde champêtre! Elle nous regarde avec ses petits yeux noirs, elle nous fait signe, elle rit. Bles, dimanche, c'est la kermesse; j'ai graissé mes jambes. Si tu pouvais voir les sauts que je ferai!—Anneken! chère Anneken! à dimanche, n'est-ce pas?—Bles, as-tu entendu avec quelle voix douce et tendre elle m'a crié: «Oui, Donat, à dimanche!» Quelle vie, Bles! quel bonheur! si cela ne change pas, j'en deviendrai fou assurément.

VIII

LA RÉBELLION

Lorsque le soleil se leva dans le ciel d'un bleu désespérant, Jean vivait encore; mais on trouva huit cadavres dans les cabines de la troisième classe.

La perte de tant de compagnons, la répétition de ces horribles funérailles et la vue des requins affamés qui s'agitaient autour du navire, tout cela frappa les passagers d'un sentiment de désespoir immense et d'une rage sombre. On entendait dans l'entre-pont des cris menaçants contre le capitaine, et l'on voyait çà et là des hommes qui ouvraient leurs couteaux, comme s'ils se préparaient à un combat à mort.

Le partage de la ration journalière calma cependant pour quelques instants la tempête qui semblait se préparer dans les esprits. Mais, vers midi, lorsque le soleil eut de nouveau changé le pont du Jonas en une fournaise insupportable, une agitation étrange parut émouvoir tout à coup les passagers; ils avaient l'air de se pousser l'un l'autre à une entreprise violente en criant:

—De l'eau! de l'eau ou la mort!

Ni Victor ni Donat n'étaient présents; ils étaient dans la cabine de leur ami malade, qui, sorti de son délire, écoutait d'un air résigné leurs consolations.

Le capitaine se tenait sur l'arrière du vaisseau et suivait avec une grande inquiétude tous les mouvements des passagers. Lorsqu'il vit que la chose commençait à devenir sérieuse, il appela par un signe tous ses matelots, remit à chacun d'eux un revolver à six coups et les plaça autour de l'endroit où se trouvaient les barils d'eau. Alors, tenant en main son pistolet, il cria aux passagers d'une voix forte:

—Arrière, insensés que vous êtes! Vous voulez faire au Jonas le même sort qu'au navire portugais? Vous demandez de l'eau ou la mort? De l'eau, vous n'en aurez pas; mais la mort sur-le-champ, si l'un de vous ose s'approcher de nous à deux pas. Arrière, sur votre vie! ou les balles vont faire justice de votre criminel aveuglement!

Les passagers reculèrent jusqu'à la distance désignée; ils murmuraient encore et jetaient des regards flamboyants sur le capitaine; mais la vue des marins qui, le revolver au poing et le poignard aux dents, semblaient prêts à commencer une sanglante tuerie, refroidit un peu leur rage et les fit hésiter. Cependant, les plus exaspérés s'étaient réunis près de la proue, où ils s'excitaient les uns les autres, et délibéraient pour savoir comment on attaquerait le capitaine. Il y en avait même trois ou quatre qui avaient tiré les leviers hors des treuils où s'enroulaient les câbles et qui brandissaient ces effroyables massues au-dessus de leurs têtes. Encore une minute et le pont du Jonas allait se changer en une mare de sang.

En ce moment, un cri d'étonnement s'échappa de la poitrine d'un vieux matelot; il montra du doigt en tremblant l'horizon de la mer et s'écria:

—Capitaine, voyez! voyez là-bas au sud-ouest!

—Ne détournez pas les yeux de ces furieux! commanda le capitaine à ses hommes.

Il dirigea rapidement sa lunette d'approche vers le point de l'horizon désigné, et poussa également une exclamation de joie; il agita son chapeau en l'air, et cria d'une voix qu'on entendit distinctement aux deux extrémités du navire:

—Hourra! hourra! délivrance! Dieu nous envoie de l'eau… de l'eau et du vent!

A ces mots, un sourire étrange et convulsif détendit les traits des passagers, comme s'ils venaient d'être subitement atteints de folie; mais les couteaux disparurent, les leviers retombèrent sur le pont; un pleura, on dansa, on embrassa les matelots, qui s'étaient rapprochés et montraient à tous avec transport un petit nuage noir qui s'était levé sur l'horizon et qui grandissait avec rapidité. A la certitude de cette délivrance inespérée, un grand nombre se jetèrent à genoux et levèrent les mains vers le ciel en signe de reconnaissance.

L'heureuse nouvelle se répandit instantanément jusqu'au fond du navire. Les malades même, ceux que la mort tenait déjà embrassés, semblaient s'éveiller à une vie nouvelle et imploraient l'aide de leurs amis pour être conduits sur le pont. Il pleuvait, disait-on. Être mouillé! sentir ruisseler l'eau fraîche du ciel sur tous ses membres! Aspirer un air humide! quelle jouissance! quel bonheur!

Jean Creps fut porté sur le pont par Victor et Donat. Des larmes d'espérance et de joie coulaient sur ses joues pâles, pendant qu'il tenait les yeux fixés sur le nuage noir qui, pareil à un messager du Seigneur, allait apporter à ces pauvres créatures délaissées la santé et l'apaisement.

Les passagers continuaient à regarder d'un oeil étincelant et avide. Leurs coeurs battaient, leurs nerfs frémissaient, ils avaient tout oublié, même la soif, pour contempler ce phénomène céleste qui se déployait avec une merveilleuse rapidité au-dessus de l'horizon. Au premier moment, ils n'avaient distingué qu'un petit nuage noir; mais ce petit nuage, comme s'il eût été animé par une irrésistible puissance d'attraction, paraissait réunir dans son sein toutes les vapeurs de l'air et grandissait à vue d'oeil, jusqu'à ce qu'enfin il couvrît comme un mur sombre toute la partie sud du ciel.

Pendant que l'attention générale, était fixée sur ce seul point, que tous avaient perdu tout autre sentiment que celui d'une délivrance prochaine, le capitaine donnait des ordres afin de tout apprêter pour recueillir l'eau de pluie. Les voiles disponibles furent tendues sur le pont; des barils, des seaux et des cuves furent placés aux coins où la pente naturelle devait conduire l'eau.

A peine les premiers apprêts étaient-ils terminés, que la partie du ciel qui était restée claire jusque-là se remplit d'un brouillard épais et qui devint de plus en plus opaque; le soleil était pâle et sa lumière verdâtre; et bientôt on se trouva dans une complète obscurité.

Alors, un gigantesque serpent de feu jaillit du sein de l'immense nuage noir, et l'Océan frémit sous un épouvantable coup de tonnerre. Le signal était donné! Des éclairs serpentaient sans relâche dans l'espace; l'eau retentissait comme si dix armées invisibles se battaient avec une artillerie infernale; mais les écluses du ciel s'entr'ouvrirent et des torrents d'eau tombèrent avec fracas sur le pont du Jonas.

Quelle joie! quelle agitation! Comme les pauvres passagers pouvaient boire maintenant, se rafraîchir, sentir couler sur leurs corps embrasés l'eau fraîche, pareille à un baume bienfaisant!

Jean lui-même, Jean le malade, l'épuisé, embrassait ses deux amis et s'écriait avec enthousiasme:

—Dieu soit loué! je ma sens revivre! je ne mourrai pas!

La tempête dura deux heures. Le tonnerre grondait effroyablement et faisait trembler le ciel et la mer; les éclairs enveloppaient le Jonas d'une lumière aveuglante; parfois, les vents déchaînés faisaient tourner le navire sur lui-même comme une toupie et le menaçaient de le faire sombrer; mais tout cela n'était rien, en comparaison de la joie d'avoir de l'eau et de sentir entrer dans ses poumons un air humide et frais. Les peureux même riaient et battaient des mains au milieu de l'orage et des éclairs.

Lorsque la tempête s'apaisa enfin, le vent continua à souffler avec une force suffisante, et, par bonheur, il avait pris une direction favorable au voyage des chercheurs d'or. Le capitaine fit ajouter autant de voiles que possible; le Jonas se pencha sur le côté et s'élança en avant comme une flèche, au bruit des hourras joyeux de tous les passagers.

IX

L'ARRIVÉE

Le navire, comme s'il eût voulu rattraper le temps perdu, marcha avec une telle rapidité, que, quelques jours plus tard, il se trouvait à la hauteur da Brésil. Deux malades succombèrent encore, les autres guérirent rapidement ou furent bientôt hors de tout danger.

Les souffrances endurées étaient oubliées. Déjà les passagers commençaient à soupirer de nouveau après l'or de la Californie. On était gai, on causait des mines, des trésors qu'on y amasserait, et de ce qu'on en ferait après le retour au pays natal.

Jean Creps, quoique encore un peu faible, était tout à fait rétabli de sa maladie. Il ne savait pas, sans doute, quel jugement sévère il avait prononcé pendant son délire contre ce voyage; car la vie qui lui était revenue avait redoublé son courage, et il envisageait avec une confiance sans bornes l'avenir qui s'ouvrait devant lui. Son ami Roozeman avait également retrouvé ses rêves séduisants, et souvent un sourire mystérieux venait éclore sur ses lèvres, quand son imagination faisait miroiter devant ses yeux la fortune qu'il espérait recueillir bientôt. Il se voyait déjà dans les mines, il y trouvait des blocs d'or en abondance; il retournait dans sa patrie; il assurait le bonheur de sa tendre mère; il était devant l'autel à côté de Lucie, et il entendait la voix du prêtre qui disait: «Soyez unis au nom du Seigneur!»

Donat Kwik avait repris sa première disposition d'esprit. Il se promenait des journées entières sur le pont, ou tenait compagnie aux deux amis et les amusait par ses reparties bouffonnes et par son insouciance. D'autres fois, il flânait dans l'entre-pont, et y baragouinait le français, l'anglais et l'allemand avec tout le monde: on n'en comprenait qu'un mot par-ci par-là, et il faisait rire chacun par ses balourdises. Les Français le nommaient Jocrisse et les Allemands Hauswurst; il répondait à ces noms, dont la signification lui était inconnue, avec autant de sérieux que si le curé l'eût baptisé ainsi à sa naissance.

Le Jonas devait encore subir une rude épreuve: les passagers devaient voir encore une fois la mort s'élever entre eux et la terre promise de l'or;—et, cette fois, le danger devait être si menaçant, que tous ceux qui étaient à bord du Jonas allaient implorer la miséricorde céleste à deux genoux et les mains levées au ciel. Au cap Horn, ce point extrême de la quatrième partie du monde, ils furent assaillis par de longues et terribles tempêtes; une nuit, ils se virent entourés dans l'obscurité par de formidables montagnes de glace, et les marins eux-mêmes, renonçant à tout espoir de délivrance, voulaient déjà mettre à flot les chaloupes pour abandonner le navire dans ce moment suprême. En vérité, le destin semblait avoir décidé la perte du Jonas; mais, soit que le Seigneur eût pitié de ces créatures éperdues, soit que le sang-froid du Capitaine sût éviter avec une merveilleuse habileté les montagnes de glace, les chercheurs d'or échappèrent cette fois encore au tombeau qui s'ouvrait devant eux. Ils arrivèrent enfin dans l'océan Pacifique, entre Valparaiso et Taïti.

Il s'était écoulé près de cinq mois depuis le jour où ils avaient quitté Anvers et vogué sur l'Océan. Encore une quarantaine de jours favorables, et ils allaient mettre le pied sur le rivage du merveilleux pays, but suprême de leur désir et récompense de tous les maux soufferts. Après un si long voyage, l'ennui s'était emparé des passagers, jusqu'au moment où ils arrivèrent près du cap Horn, et avait jeté peu à peu l'apathie et le découragement dans les coeurs; mais, maintenant qu'on se trouvait dans la mer même qui baignait les côtes de la Californie, les poitrines se dilatèrent, les têtes se relevèrent avec fierté et les yeux brillèrent d'espoir et d'impatience.

Pendant cette dernière partie du voyage, le repos ne fut troublé que par un seul événement. Un matin, de très-bonne heure, Donat Kwik accourut en hurlant sur le pont, criant au secours comme si on voulait l'assassiner. Aux questions des premiers qui l'interrogèrent, il répondit:

—Le capitaine! vite! vite! le capitaine! Volé argent moi, my money! Spitsboef! Donderwatter! moi volé! Oh! mon Dieu, mon Dieu, ma pauvre argent!…

Quand le capitaine comprit ce qui désespérait si fort Donat, il prit le fait très au sérieux. On avait, d'après le récit du paysan, forcé, pendant la nuit, la serrure de son sac de voyage et volé une somme de cinq cents francs en quatre billets de banque anglais.

Tous les passagers de la troisième classe furent appelés sur le pont et minutieusement fouillés par les marins. On leur fit même vider leurs poches et ôter leurs souliers. Ensuite, toutes les malles et les coffres furent ouverts et visités; mais, quoi qu'on fit pour découvrir l'auteur de ce vol, on ne put trouver la trace des billets de banque disparus.

Donat Kwik pleurait comme un enfant, s'arrachait les cheveux et remplissait l'air de ses plaintes amères. Ses amis, Creps et Roozeman, s'efforcèrent de le consoler en lui assurant qu'il finirait bien par retrouver ses billets de banque; et comme cela ne faisait pas d'effet sur le paysan découragé, ils lui firent comprendre qu'en Californie il n'aurait nullement besoin d'argent, et qu'il ne saurait même pas l'employer. En effet, à leur arrivée, ils trouveraient des délégués de la société la Californienne, pour leur procurer une bonne nourriture, des auberges confortables et tout ce qui pouvait être nécessaire à leur entretien.

Il ne fut cependant pas possible de tirer Kwik de son abattement. Roozeman, que le vieux capitaine Morello n'avait pas laissé partir sans argent, possédait mille francs dans son portefeuille. Il prit un billet de banque de cent vingt-cinq francs et l'offrit au pauvre désolé, qui déplorait encore, avec des larmes aux yeux, la perte de sa poire pour la soif. Donat accepta le don avec une grande reconnaissance et parut un peu consolé. Néanmoins, depuis ce jour, il n'eut qu'une triste vie sur le navire. Où qu'il se trouvât, dans l'intérieur ou sur le pont, il espionnait tout ce qu'il voyait et entendait; il se glissait comme un renard pour écouter les conversations les plus secrètes, suivait tous les mouvements des mains des passagers, et il était évident qu'il ne regardait jamais quelqu'un sans que la pensée que le voleur de ses billets de banque pouvait bien être devant lui brillât dans ses yeux. Les passagers, blessés de ce soupçon, maltraitaient le pauvre paysan ou l'écartaient durement de leur chemin; il se défendait en donnant des coups de pied à droite et à gauche, mais il avait affaire à si forte partie, qu'il ne paraissait presque plus jamais sur le pont du navire sans avoir un oeil poché ou le nez écorché.

C'était surtout le Français aux moustaches rousses qui le poursuivait sans cesse. Donat s'était mis en tête que son premier oppresseur était aussi le voleur de ses billets, et le Français pouvait lire ce soupçon dans ses yeux. Un jour, qu'il avait de nouveau frappé cruellement le pauvre garçon au visage, Victor était accouru et avait défendu son compatriote; Jean Creps était intervenu, et ainsi une rixe violente s'était élevée sur le pont. Le capitaine, après avoir entendu les explications de part et d'autre, avait fait mettre le Français pour deux jours au cachot. Depuis ce moment, la moustache rousse nourrit une haine furieuse contre Kwik et lui suscita, par ses camarades, toutes sortes de tourments.

Cependant le Jonas poursuivait sa route avec un vent très-favorable. On commença à compter les jours, et lorsque le capitaine annonça enfin qu'on allait atteindre la baie de San-Francisco, la fièvre de l'impatience gagna tous les passagers.

Une après-midi que le ciel était très-nébuleux, les deux amis étaient assis avec Donat dans l'entre-pont de la seconde classe et s'entretenaient avec animation du terme prochain de leur long voyage et de leur débarquement dans le pays de l'or.

—Quant à moi, disait Creps, je ramasse autant d'or que je puis. J'en donne la moitié à mon père, pour qu'il ne soit plus obligé de travailler dans ses vieux jours; j'achète à mon frère un magasin de denrées coloniales, et je donne à chacune de mes soeurs une dot de cinquante mille francs!

—Et vous-même, demanda Donat, que garderez-vous donc pour vous?

—Bah! je n'ai besoin de rien, répondit Jean. Ce n'est pas pour devenir riche que je suis venu en Californie. Pourvu que je puisse vivre libre et indépendant, et ne plus voir de pupitre devant mes yeux, je suis content. Et si le goût des richesses me prenait un jour, je pourrais toujours revenir en Californie.

—Savez-vous ce que je ferai, moi? s'écria Donat Kwik. Je ne retourne pas à la maison avant d'avoir tout un sac à froment plein d'or. Alors, j'achète un château aux environs de Natten-Hæsdonck, et je vais y demeurer avec Anneken et son père. Il y aura là tout ce qu'il y a de bon: de la viande au pot, du jambon dans la cheminée, de la bière forte dans la cave, des vaches grasses, de beaux chevaux et une voiture… oui, oui, une voiture! Et mon Anneken sera habillée comme une princesse; et je veux, quand nous irons à la kermesse, qu'elle attire les regards de tout le monde, et je ferai boire les amis et manger les pauvres gens, et je serai joyeux, et je causerai et je sauterai avec mon Anneken du matin au soir. Le baron de notre village est aussi riche que la mer est profonde. Il a toujours l'air maussade et il est rare qu'il sourie; mais Donat Kwik lui apprendra comment il faut vivre quand on a un sac d'or dans sa cave.

—Je n'en demande pas tant à Dieu, dit Victor. S'il me permet seulement de trouver en Californie les moyens d'obtenir la main de Lucie Morrelo et d'assurer à elle et à ma mère un sort agréable, je bénirai éternellement son saint nom, dussé-je travailler encore rudement toute ma vie pour augmenter leur bonheur.

Tout à coup, la conversation des amis fut interrompue par un hourra
joyeux qui retentit sur le pont du Jonas. Ils montèrent en courant.
Là, ils entendirent le cri triomphant de «Terre! Terre! Californie!
San-Francisco!… Hourra! hourra!»

En effet, le brouillard s'était dissipé et les côtes de la Californie se déployaient sous leurs regards émerveillés, des deux côtés d'un détroit qui leur fut désigné comme étant la Porte d'or, ou l'entrée de la baie de San-Francisco. Au nord et au sud, ils virent la côte bordée par une immense chaîne de montagnes dont la croupe verte s'étendait comme une ligne sombre et se perdait insensiblement dans l'horizon nébuleux. Devant eux, le monte Diavolo, ou montagne du Diable, élevait vers le ciel sa cime couronnée encore, à une couple de mille pieds de hauteur, de cèdres gigantesques.

Pendant que, muets et en extase, ils contemplaient le phare qui marquait la fin de leur voyage, le Jonas atteignit la Porte d'or et entra dans la baie de San-Francisco, parsemée d'un grand nombre d'îles et assez grande pour contenir toutes les flottes de guerre du monde.

Le Jonas jeta l'ancre entre une centaine de navires de toutes les formes et de toutes les nations; et les passagers, pleurant de joie et pleins d'enthousiasme, s'élancèrent en foule vers le côté du pont qui faisait face au rivage, comme si une lutte allait s'élever pour savoir celui qui mettrait le premier le pied sur la terre qui produit l'or.

X

SAN-FRANCISCO

Plusieurs chaloupes allèrent et revinrent du Jonas au rivage pour débarquer les passagers.

Une soixantaine de ceux-ci étaient déjà sur le port, avec leurs coffres et leurs malles, attendant et regardant si les directeurs ou les employés de la société la Californienne ne se montraient pas pour transporter leurs bagages, ou pour les conduire aux auberges ou maisons de bois que l'on avait préparées pour les actionnaires.

Pendant ce temps, les deux amis, et surtout Donat Kwik, ouvraient de grands yeux en regardant les singulières gens qui passaient par groupes ou s'arrêtaient près d'eux. Ce n'était pas les Mexicains avec leurs costumes éclatants qui attiraient le plus leur attention, ni les Chinois avec leurs longs jupons, ni les mulâtres avec leur large figure couleur marron, ni même les naturels à moitié sauvages de la Californie. Ce qui les étonnait et leur semblait inexplicable, c'était l'extérieur des Européens, qui avaient probablement quitté comme eux leur patrie pour venir assouvir ici leur soif d'or. La plupart étaient sales et déguenillés, avec la barbe négligée et les cheveux en désordre, avec des souliers crevés aux pieds et des haillons autour du corps. Cependant, si misérable que fût leur air, ils portaient tous à leur ceinture un revolver ou un couteau-poignard étincelant et marchaient la tête levée, jetant à droite et à gauche des regards fiers où paraissait briller le sentiment d'une indépendance absolue. On voyait se promener également des personnes dont le costume et la physionomie indiquaient une position aisée et une éducation distinguée; mais ils vivaient sur un pied d'égalité parfaite avec des gens sur le visage desquels la bassesse et la crapule avaient imprimé leurs ignobles stigmates; on y voyait même des hommes qu'on eût pris pour des mendiants ou des voleurs serrer la main d'un promeneur qui avait l'air d'un baron, ou repousser brutalement, le pistolet au poing, ceux qui avaient l'audace de les toucher seulement en passant.

—Dieu! quelles mines repoussantes ont tous ces gens-là! soupira Roozeman. Je ne me suis jamais représenté autrement une bande de brigands. Qu'ils sont sales et sauvages!

—La tête m'en tourne, murmura Donat Kwik. Ici, on n'a qu'à se baisser pour trouver de l'or, a-t-on dit; il me semble qu'il serait préférable pour ces hommes qu'on pût y ramasser des culottes et des souliers neufs. Je ne sais, mais je crains fort que nous n'ayons à nous repentir de notre voyage. Ah! si j'avais encore mes cinq cents francs!

—Vous êtes étonnants! dit Jean en riant, vous voyez tout en noir. Il va de soi que ce ne sont pas tous millionnaires qui viennent en Californie. Ces gens-là sont probablement des voyageurs nouvellement arrivés, comme nous. Ils n'ont pas encore eu le temps ni l'occasion d'aller aux mines d'or, et, ne faisant pas, comme nous, partie d'une société qui pourvoit à leur entretien, ils souffrent un peu de misère. Vous remarquez cependant bien que l'espoir ou la certitude d'être bientôt riches leur gonfle le coeur et les rend fiers. Croyez-moi, ce que vous voyez ici est la réalité du rêve que les plus nobles coeurs caressent en Europe: la fraternité, l'égalité entre tous les hommes et toutes les nations, sans distinction de sang ni de rang.

—Oui, mais la fraternité avec tous ces pistolets et ces longs couteaux, répliqua Donat, m'inspire peu de confiance. Si ces deux gaillards là-bas, avec leurs sales barbes, qui nous regardent si singulièrement, sont mes frères, pardieu! je n'aimerais point rencontrer quelqu'un de ma famille seul dans un bois!

—Tu ne comprends pas, répliqua Jean. L'arme à la ceinture de ces hommes est le signe de la liberté et de la vraie indépendance. N'as-tu jamais entendu dire que, dans les États-Unis d'Amérique, personne ne sort de chez soi sans revolver? C'est pourtant une nation puissante et civilisée, qui donne à l'ancien monde l'exemple de l'indépendance individuelle et de la liberté la plus large. Vous en aurez l'expérience….

Un monsieur, passablement bien mis, à la physionomie noble et fière, s'approcha de Creps et s'offrit pour porter leurs bagages à la ville. Les Flamands le regardèrent avec de grands yeux, et Jean répondit en anglais qu'ils n'avaient pas, pour le moment, besoin de son service, parce qu'ils attendaient des gens qui se chargeraient de leurs coffres. Roozeman lui demanda très-poliment comment il se faisait qu'un gentleman comme lui se vît forcé de faire un travail d'esclave pour gagner quelques schillings.

—Quelques schellings! répéta l'autre en souriant. L'état n'est pas aussi mauvais que vous le croyez. Je gagne journellement huit dollars et quelquefois douze.

—Que dit-il là? s'écria Donat, qui avait appris sur le Jonas assez de trois ou quatre langues pour comprendre les paroles de l'Anglais; que dit-il là? Douze dollars! soixante francs par jour! Oh! Le charmant pays! Pour porter des paquets, on n'a pas besoin de beaucoup d'esprit. Maintenant je ne crains plus rien. A Natten-Haesdonck, je devais travailler comme un cheval, et je gagnais à peine deux dollars par mois en sus de la nourriture.

Et il riait et battait des mains, comme si la certitude d'échapper à la misère l'avait rendu fou de joie.

L'Anglais, qui prenait ses exclamations pour une raillerie, porta la main à son couteau, jeta un regard menaçant sur Donat stupéfait et dit en s'éloignant:

Go to hell, you damd'd idiot! (Va en enfer, idiot damné!)

—Voilà, pardieu! un frère bien chatouilleux! murmura le poltron Kwik entre ses dents. Encore un peu, et il allait me saigner comme un porc. Dites ce que vous voudrez, messieurs, tous ces gaillards-là ressemblent à une bande de brigands qui cherchent querelle afin de pouvoir vous voler ou vous assassiner.

En disant cela, il ramassa son sac de voyage et le serra avec force, comme s'il craignait d'être volé.

—Tu es méfiant comme un vrai paysan flamand, dit Jean en plaisantant. Depuis la perte de tes billets de banque, tu ne vois plus que des voleurs. Ce monsieur ne te comprend pas; il croyait que tu te moquais de lui; quoi d'étonnant qu'il en soit blessé?

Il fut interrompu par un grand bruit et par les plaintes des passagers, qui attendaient, comme lui, à côté de leurs malles. On leur avait assuré qu'il n'était pas encore arrivé de directeurs ni d'employés de la Californienne à San-Francisco; le Jonas était le deuxième navire de la société qui eût paru dans la baie; mais sans doute le vaisseau sur lequel se trouvaient les directeurs et les instruments de travail avait eu des vents contraires. Il serait en vue au premier jour; hors cette supposition, personne ne savait que dire de la Californienne, et il ne resta plus aux passagers qu'à se conduire selon le proverbe américain, help yourself, que Donat traduisit par: Tâche de te tirer toi-même du pétrin.

Il n'y avait rien à faire contre le sort; la nuit allait venir, il fallait chercher un logis où l'on obtînt au moins un abri pour la nuit. Il pouvait se passer encore quelques jours avant l'arrivée des directeurs de la société. Ceux qui avaient de l'argent n'avaient rien à craindre; les autres se tireraient d'embarras comme ils pourraient.

Deux hommes accoururent en même temps pour porter la malle de Victor, qui était assez grande. Tous les deux y avaient déjà mis la main, et l'un repoussa l'autre avec violence en proférant des paroles grossières. Un des deux tira son couteau et menaça d'en percer l'autre; mais ce dernier sauta sur lui comme un tigre furieux, lui arracha son couteau, qu'il jeta loin de lui, frappa son adversaire à la figure avec une telle force, que le sang lui sortit par le nez et par la bouche, et jura, le revolver à la main, qu'il lui brûlerait la cervelle s'il faisait encore un pas pour se rapprocher.

—Drôles de frères! murmura Donat pâle d'émotion.

—C'est un être insupportable, dit le vainqueur en français, pendant qu'il chargeait le coffre sur ses épaules. Un jour ou l'autre, je serai obligé de lui loger une balle dans la tête. Soit, il l'aura… Où veulent aller ces messieurs?

—Eh bien, eh bien, où est allée ma malle? s'écria Jean Creps tout à coup. Elle était ici, à côté de moi.

—Tiens! vous parlez le flamand? demanda le porteur. D'après votre langage, vous devez être d'Anvers. Je suis Bruxellois….

—Mais ma malle? ma malle? répéta Jean avec inquiétude, Où peut-elle être?

—Elle est probablement volée, répondit le Bruxellois d'un air tranquille.

—Et que faire?

—Faire une croix dessus; vous n'en entendrez plus jamais parler.

—Courez chez le bourgmestre! chez le garde champêtre, chez les gendarmes, s'écria Donat.

—Il n'y a pas de police ici, observa le Bruxellois. Chacun est libre et peut faire tout ce qu'il veut et tout ce qu'il sait faire. Tant pis pour celui qui n'est ni assez fort ni assez malin.

—Et si ce furieux de tout à l'heure vous avait percé de son couteau, il n'y aurait pas eu de justice pour venger ce meurtre?

—Aucune. Elle aurait trop d'ouvrage s'il y en avait une. Au moindre mot, le sang coule ici entre les meilleurs amis. La soif de l'or rend le coeur cruel et impitoyable. Je suis arrivé en Californie, bon et doux comme un naïf Brabançon; mais les sept mois que j'ai passés dans les mines m'ont appris qu'un agneau, pour pouvoir vivre parmi les loups, doit devenir loup lui-même. En Belgique, je n'aurais pas osé coucher un lapin par terre; maintenant, j'abattrais dix hommes, avec mon revolver ou mon couteau, sans en être plus ému que lorsque j'écrase les moustiques qui cherchent à me piquer.

Victor et Donat, qui écoutaient ces paroles, frémissaient d'horreur devant une si froide insensibilité. Jean s'était éloigné de quelques pas et regardait de tous côtés s'il ne découvrirait pas sa malle….

—Peine inutile, camarade, lui cria le Bruxellois. La malle est partie et reste partie. Avancez, sinon vous me payerez double. Vous me faites perdre mon temps; je puis encore gagner quatre dollars avant la nuit.

—Ainsi, demanda Creps en s'approchant, vous me dites qu'il n'existe pas de justice dans ce pays?

—C'est-à-dire, répondit le commissionnaire en partant avec la malle, personne ne se mêle des combats et des assassinats; mais, quand on prend un voleur en flagrant délit, alors il est pendu au premier arbre ou pilier venu par les assistants, par vous, par moi ou par n'importe qui, sans autres informations ni jugement. On nomme cela ici la Lynch law (loi de Lynch). Vous aurez l'occasion d'apprendre à connaître cette singulière justice. Marchez un peu plus vite, camarades, et faites attention à la boue, car, quand il a plu comme aujourd'hui, San-Francisco est un bourbier.

—C'est fini, dit Creps en soupirant, tous mes gémissements ne me rendront pas ma malle. Nous devons nous consoler. Il est heureux que j'aie mis mes billets de banque en poche.

—Ne dites pas cela de manière à être entendu, imprudent! murmura le
Bruxellois.

—Comment! pourquoi?

—Vous ne le comprenez pas? Si moi, par exemple, il me prenait envie de posséder vos billets de banque, qu'est-ce qui m'empêcherait de vous percer le coeur de mon couteau et de vous prendre ensuite vos billets de banque?

—Vous? crièrent les trois amis en même temps.

—Non, je ne suis pas encore si avancé, Dieu soit loué! C'est un bon conseil que je vous donne…. Mais vous ne m'avez pas encore dit où vous voulez passer la nuit. Il y a ici des hôtels à tous prix. Pour coucher une nuit sous un toit, on paye dix, cinq, trois ou deux dollars par personne; oui, même pour un dollar, on peut dormir par terre sous une voile. Parlez, que choisissez-vous?

—Cinq francs pour coucher par terre sous une voile! murmurèrent les
Flamands.

—Êtes-vous riches? avez-vous beaucoup d'argent? demanda le Bruxellois.

—Beaucoup d'argent? non certainement, lui répondit-on en hésitant, mais assez cependant pour coucher pendant une nuit sur un lit passable.

—C'est bien; je vois que vous commencez à suivre mon conseil, et je comprends que vous avez de l'argent. Le mieux que vous ayez à faire, C'est de donner trois dollars par tête; cela fait ensemble environ cinquante francs. Il y a beaucoup de monde à San-Francisco; les auberges sont pleines; mais je connais un hôtel écarté où il y a encore quatre ou cinq places libres.

En chemin, Donat Kwik demanda au porteur:

—Dites donc, camarade, vous avez été sept mois dans les mines d'or, n'est-ce pas? N'avez-vous donc pas trouvé de l'or?

—Certes, beaucoup d'or.

—Je ne comprends pas comment la terre tourne ici. Vous avez trouvé beaucoup d'or: en ce cas, pourquoi portez-vous donc nos malles comme un pauvre malheureux, au lieu de vivre de vos rentes?

—Parce que je n'ai plus d'or.

—On vous l'a volé?

—Non.

—Vous l'avez perdu?

—Oui, perdu au jeu. Je fus trop avide; je voulus doubler mon trésor, et le sort me reprit tout. Je vais retourner bientôt aux mines; cette fois, je serai mieux avisé. Voici, messieurs, votre hôtel. Ouvrez la bourse, deux dollars pour mes peines.

—Comment! s'écria Jean étonné, dix francs pour avoir porté ce coffre à trois cents pas? Vous plaisantez, sans doute?

—Deux dollars, vous dis-je!

—Et si nous refusions de nous laisser tromper ainsi?

—Je vous y forcerais, fût-ce avec mon couteau.

—Je ris de votre couteau! grommela Jean Creps.

—Vous avez tort, camarade; si vous n'étiez pas mon compatriote, vous vous repentiriez de ces paroles hardies. Allons, pas de plaisanteries dangereuses: deux dollars!

Roozeman, qui craignait que son camarade ne se fit une mauvaise querelle avec le sanguinaire personnage, se hâta de payer le salaire demandé.

—Que ceci vous apprenne à fixer désormais d'avance le prix de tout ce que vous demanderez ou acheter, dit très-sérieusement le Bruxellois en entrant dans l'hôtel.

Il cria à haute voix combien les nouveaux hôtes voulaient payer pour leur coucher, et s'éloigna en disant encore aux amis stupéfaits:

—Bonsoir, messieurs. Si vous avez besoin de moi, vous me trouverez au port. Pour un dollar par heure, vous pouvez disposer de moi.

Les domestiques de l'hôtel prirent la malle, et conduisirent les voyageurs en haut, dans une petite chambre où il y avait quatre lits.

—Ces messieurs souperont-ils? demanda un des garçons.

Malgré leur étonnement de ce qu'ils avaient vu et entendu, nos amis résolurent de bien souper et même de boire une bouteille de vin pour oublier l'éternelle viande salée du navire. Sur leur réponse affirmative, le garçon les invita à descendre dans la salle à manger. Leur souper serait servi immédiatement. La table devant laquelle ils s'assirent était très-longue. A l'une des extrémités se trouvaient quatre ou cinq personnes qui, après avoir soupé, s'étaient mises à jouer aux dés. Deux autres individus étaient assis près des Flamands et parlaient en français des placers ou mines d'or, et du plus ou moins de succès qu'ils avaient eu pendant la bonne saison passée.

Donat Kwik avait, à son entrée dans la salle, remarqué une chose qui l'avait frappé d'une joyeuse surprise. Même lorsque le garçon eut déposé devant lui un morceau de rosbif fumant, il oublia de manger et son regard étincelant restait tourné vers le bout de la table: il voyait de l'or, de l'or de Californie! Jusqu'à ce moment, par une méfiance naturelle, il avait craint que lui et tous ses camarades du Jonas ne fussent victimes d'une escroquerie adroite et calculée. Maintenant il devait bien croire à l'or, il brillait devant ses yeux; il en voyait jouer des poignées comme s'il n'avait pas eu plus de valeur que les noisettes ou les amandes du marchand d'oublies de Natten-Hæsdonck. Il suivait les mouvements des joueurs et regardait avec étonnement comment, tout en proférant mille interpellations passionnées, ils pesaient la poudre d'or et les grains dans une petite balance et se défiaient ensuite à mettre pour enjeu d'un coup de dés un ou plusieurs de ces petits tas qu'ils nommaient une once.

Il lui faisait bien un peu de peine de voir sur la table, à côté de chaque tas d'or, un revolver ou un long couteau; mais la fortune qu'il avait rêvée était une réalité et non un leurre. Cette conviction remplit son coeur de courage et de confiance. En outre, les hommes qui maniaient l'or comme si c'eût été une substance sans valeur n'avaient pas l'air plus riche que les mendiants qu'ils avaient remarqués sur le quai, à San-Francisco; ils étaient également sales et déguenillés, et, à part leurs regards fiers et leur langage impérieux, leurs costumes et leur physionomie portaient ce cachet de négligence et de pauvreté auquel on reconnaît en Europe, au premier coup d'oeil, l'homme qui souffre de la faim et de la misère. Kwik ne comprenait pas comment cela se pouvait; ce n'était donc pas de pauvres gens qu'il avait vus en si grand nombre? La hardiesse et la rude fierté de tous lui étaient expliquées: ces hommes en haillons avaient leurs poches pleines d'or, c'est à cause de cela qu'ils étaient fiers et qu'ils exigeaient dix francs pour porter une malle à quelques centaines de pas.

Roozeman et Creps dirigeaient aussi par moments leurs regards vers les joueurs pour voir briller l'or amoncelé devant eux, et ils n'étaient pas moins satisfaits d'avoir un avant-goût de la fortune qu'ils allaient amasser. Ils mangèrent et burent cependant avec appétit, et causèrent avec plaisir. Ce qui augmentait encore le sentiment de joie et d'enthousiasme qui leur gonflait le coeur, c'était la conversation des deux messieurs, leurs voisins, qui avaient fini de souper. Ceux-ci se racontaient à haute voix leurs aventures dans les placers; ils étaient Français; le rhum qu'ils buvaient par grands verres avait assurément monté leur imagination, car ils nommaient des gens connus d'eux, qui avaient trouvé des blocs d'or pesant plusieurs livres, et parlaient de mines où l'on avait trouvé en peu de mois pour quelques centaines de mille francs d'or.

Victor et ses amis s'étaient fait servir une bouteille de vin d'Espagne. La liqueur spiritueuse échauffa peu à peu leurs coeurs, et leur montra un avenir en rose…. Tout souci les quitta, et ils parlèrent gaiement de leur prochain voyage aux placers, des richesses qu'ils en rapporteraient, de leur retour triomphant en Belgique, et surtout de ce qu'ils écriraient le lendemain à leurs parents et amis, pour annoncer leur arrivée dans le pays de l'or. Ils ne parleraient pas beaucoup des maux soufferts, ni de la vie sauvage des habitants de San-Francisco, car il ne fallait pas effrayer les parents; au contraire, il fallait montrer tout en beau, pour réjouir les amis, à Anvers.

Un grand tumulte s'éleva en ce moment à l'extrémité de la table; deux joueurs semblaient en discussion pour un coup de dés. Ils frappaient du poing sur la table, ils juraient et se menaçaient avec une fureur croissante; mais les Flamands ne comprirent pas ce qu'ils disaient. Tout à coup, l'un d'eux se leva de la table et mit en poche le monceau d'or contesté; mais l'autre, rugissant comme un lion, sauta sur lui, le renversa en arrière et lui mit un genou sur la poitrine en criant qu'il l'étranglerait s'il ne rendait pas l'or. Celui qui était tombé, restant muet, se démenait et se tordait les membres avec tant de rage que l'écume lui sortait de la bouche.

—Rends! rends! rugissait l'autre.

Et, comme il ne reçut pour réponse de son adversaire qu'une insulte grossière, il étendit une de ses mains vers la table, prit un long couteau et l'appuya, en prononçant d'horribles menaces, sur la poitrine de son ennemi.

Les Flamands avaient sauté debout, pâles d'effroi et tremblants à la prévision d'un meurtre. Donat Kwik, lorsqu'il vit la pointe du couteau sur le sein du malheureux joueur, fut emporté par un sentiment de compassion: un cri d'anxiété lui échappa et il courut au secours de la victime. Il avait déjà mis la main sur le meurtrier pour le retenir; mais deux ou trois des assistants le saisirent et le jetèrent en arrière avec tant de violence, qu'il roula jusqu'à l'autre bout de la salle et tomba sur le dos aux pieds de ses amis.

Les deux Anversois, indignés d'une pareille cruauté, marchèrent vers les joueurs, comme pour leur en demander compte; mais à la vue d'une couple de revolvers et de trois poignards qui étaient dirigés sur eux, ils s'arrêtèrent stupéfaits, et un des étrangers leur dit en bon anglais:

—Restez tranquilles, gentlemen. Respectez la loi de la Californie, la loi de non-intervention. Ce qui se passe ici ne vous regarde pas; ce sont nos affaires.

L'homme étendu par terre, voyant qu'il devait plier sous la force de son adversaire, promit de rendre l'or disputé et demanda de pouvoir se relever. En replaçant l'or sur la table, il rugissait horriblement et ses yeux flamboyaient; il était visible qu'une ardente soif de vengeance Brûlait dans son coeur. Cependant il souhaita, d'un air sombre, le bonsoir à ses camarades, passa son poignard dans sa ceinture et se disposait à quitter la maison, lorsqu'une injure qui lui fut adressée en guise d'adieu le fit revenir sur ses pas. Il porta à son ennemi un violent coup de couteau et s'enfuit vers la sortie de la salle. Deux coups de pistolet retentirent et deux balles trouèrent la porte entr'ouverte. Mais le fuyard avait disparu et ceux qui le poursuivirent dans la rue revinrent en grommelant.

Les garçons, en entendant les coups de pistolet, étaient entrés dans la salle. On était occupé à soigner le blessé. Il avait reçu un coup de couteau au travers du bras gauche, et perdait le sang à flots; le plancher, à ses pieds, était teint de rouge dans une assez grande étendue. Cela n'empêchait pas l'homme furieux de hurler et de se démener par désir de vengeance, pendant qu'on pansait son bras; il jurait qu'il saurait trouver ce soir-là même le lâche assassin et qu'il lui logerait une balle dans la tête.

A peine son bras fut-il bandé, qu'il paya son écot et sortit de la maison avec ses compagnons, en rugissant.

Les Flamands ne dirent mot et se regardèrent avec stupeur.

Deux garçons apportèrent un seau d'eau et lavèrent les taches de sang du parquet; l'un d'eux dit en riant aux voyageurs émus:

—Ce n'est rien, gentlemen. Cela vous étonne? Vous n'êtes arrivés à San-Francisco que depuis cette après-midi, n'est-ce pas? Vous apprendrez à voir le sang avec moins d'émotion. Asseyez-vous, gentlemen. Irai-je vous chercher une seconde bouteille de ce bon vin?

Mais les amis bouleversés éprouvaient une irrésistible répugnance à rester dans cette chambre qui fumait encore du sang humain, et ils exprimèrent le désir d'être conduits immédiatement dans leur chambre à coucher.

Le garçon satisfit à leur désir et les conduisit jusqu'à la porte de la chambre, leur remit une chandelle allumée et leur souhaita la bonne nuit.

Donat Kwik entra le premier dans la chambre; mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu'il recula en poussant un cri étouffé et en montrant à ses camarades quelque chose qui l'effrayait.

Sur un des quatre lits était étendu un homme, haut de stature et taillé en Hercule. Sa figure était presque entièrement couverte par une barbe en désordre; ses habits, qu'il avait ôtés, paraissaient grossiers et en guenilles; on voyait sous son oreiller la crosse d'un revolver, et dans son sommeil il portait la main à un long couteau qu'il avait à sa ceinture. Il ronflait lourdement; sa respiration faisait trembler les carreaux de vitres.

Les Anversois se mirent à rire de l'effroi de Donat et s'efforcèrent de le rassurer en lui faisant comprendre que cette personne était, comme eux, un hôte de la maison.

—Parlez bas, pour l'amour de Dieu, monsieur Creps! murmurait Donat. Vous avez peut-être raison, mais je trouve néanmoins inutile et même dangereux d'éveiller ce vilain géant. Ah! Quel pays! Trois dollars pour nous faire couper la gorge dans un taudis de brigands! Dormez donc, dormez en repos, camarades. Oh! que ne suis-je à Natten-Haesdonck, dans notre grenier à foin!

Les trois amis entrèrent cependant et s'approchèrent de leurs lits. Roozeman et Creps trouvèrent également qu'il serait impoli ou imprudent d'éveiller l'étranger, et ils parlèrent à voix basse de leur singulière position.

Tout à coup, une malédiction retentit dans la chambre et une voix creuse cria en anglais:

—Paix-là!… éteignez la chandelle!

Tremblant d'effroi, Donat éteignit la chandelle et bégaya:

—Ah! allez dans votre lit et ne dites plus rien! je crois qu'il se lève.

Victor et Jean suivirent le conseil de leur compagnon. Creps sommeilla bientôt; Roozeman se sentait effrayé et découragé par la vie sauvage, par la rudesse et la grossièreté des habitants de la Californie, et il resta longtemps éveillé en pensant à l'événement de cette soirée. Quant à Donat Kwik, il rêva toute la nuit d'assassins avec de grandes barbes en désordre, de longs couteaux et de revolvers à six coups.

Enfin, cédant à la fatigue, ils s'endormirent tous les trois.

XI

LES LETTRES

Le premier qui s'éveilla le lendemain, assez tard dans la matinée, fut Donat Kwik; mais il eut à peine ouvert les yeux, qu'un soupir d'anxiété lui échappa et qu'il rentra sa tête sous la couverture comme s'il avait vu un fantôme.

L'homme à la barbe en désordre et au long couteau passé dans sa ceinture était debout au milieu de la chambre, et son regard perçant était précisément fixé sur le pauvre garçon, lorsque celui-ci s'éveilla, à moitié étourdi de son lourd sommeil. Tremblant et le coeur battant d'effroi, Donat prit secrètement la main de Jean Creps qui ronflait à côté de lui, le pinça et le secoua si bien, que l'autre se mit à se frotter les yeux en murmurant et regarda avec stupéfaction l'homme gigantesque, qui se lavait les mains et qui disait en anglais, en souriant.

—Bonjour, gentlemen! Avez-vous bien dormi?

—Passablement, monsieur, répondit Jean, je vous remercie.

—Vous deviez être terriblement fatigués, reprit l'autre en continuant à se laver et à peigner son épaisse barbe. J'ai cru un moment que vous étiez des comédiens en voyage.

Donat avait retiré sa tête de dessous la couverture et regardait l'étranger avec des yeux pleins de méfiance et d'étonnement.

—Des comédiens en voyage? répéta Creps, qui était descendu de son lit. Nous sommes des chercheurs d'or, comme la majeure partie de la population de San Francisco.

—C'est que, voyez-vous, gentleman, ce jeune homme-là, qui semble avoir peur de moi, a parlé, soupiré, crié, et s'est escrimé avec ses bras comme un comédien qui apprend un rôle. J'ai sauté à bas de mon lit pour courir à son secours, car vraiment je croyais que l'un de vous l'assassinait.

Jean éclata de rire et raconta à l'étranger ce qu'ils avaient vu la veille au soir, et comment on avait brutalement terrassé son camarade en le menaçant de couteaux et de revolvers.

—Les gentlemen sont des nouveaux venus en Californie, dit l'autre. Je comprends que vous ayez encore peur du sang: vous vous y ferez; mais, en attendant, je vous conseille de parler le moins possible avec des étrangers, d'être toujours très-brefs dans vos paroles et même de veiller à vos gestes, enfin de ne vous mêler de rien et de ne vouloir aider personne, vissiez-vous assassiner dix hommes à la fois.

Donat et Roozeman s'étaient levés à leur tour et avaient commencé à s'habiller: Pendant ce temps, Jean continuait à échanger quelques paroles amicales avec l'homme à la grande taille. Il n'était pas si repoussant de figure ni si déguenillé que les Flamands l'avaient cru remarquer à la clarté douteuse de leur chandelle. Au contraire, il avait l'air d'un jeune homme honnête et bien élevé, sa physionomie était noble et respectable, son langage était aimable et très-choisi. Il se tourna vers Jean et dit:

—Le ciel est bleu, il fera beau aujourd'hui. Le soleil a consulté son calendrier et a vu que c'était dimanche.

—Dimanche? C'est dimanche, en effet, murmura Donat. Ah! j'éprouve le besoin de prier un peu! Nous avons, pardieu! bien des raisons pour cela.—Monsieur Creps, demandez donc à ce gentleman où est l'église.

A cette demande, l'étranger répondit en haussant les épaules avec un sourire amer:

—Il n'y a en Californie d'autre Dieu que le dieu de l'or; ses temples sont les maisons de jeu que vous avez vues ou que vous verrez; pas d'autre religion que l'adoration de soi-même, la soif de posséder, et l'égoïsme. Cela vous étonne! Vous deviendrez comme les autres; alors, vous ne trouverez pas cela beau, mais naturel.

En achevant ces mots, il prit un cigare et l'alluma; il tendit son étui aux amis, et les força de prendre chacun un cigare, ajoutant que, dans Tout San-Francisco, ils n'en trouveraient pas de si bons ni d'un meilleur arôme. Puis il leur souhaita le bonjour et sortit de la chambre.

Les Flamands se regardèrent, moitié riant, moitié étonnés. Jean et Victor se moquèrent de leur propre inquiétude au sujet de leur compagnon de chambre et surtout de l'agitation qui avait tourmenté le sommeil de Donat. Celui-ci prétendait que ses camarades n'avaient pas été plus à leur aise que lui et qu'ils s'étaient glissés doucement dans leurs lits, ainsi que lui, absolument comme les frères du petit Poucet dans la maison de l'ogre. Ils convinrent tous qu'ils s'étaient trompés et qu'ils s'effrayaient trop légèrement des choses qu'ils voyaient pour la première fois. Tout était bien surprenant et encore incompréhensible pour eux à San-Francisco; mais la première impression les avait trompés, et ce n'était probablement pas si terrible qu'ils le croyaient.

D'ailleurs, ils y étaient maintenant, et il fallait accepter les choses comme elles se présentaient. Victor rappela qu'on avait fixé ce jour pour écrire aux parents et amis.

Ils descendirent pour déjeuner, se firent donner par le garçon quelques feuilles de papier à lettres et ce qu'il faut pour écrire, et lui demandèrent comment ils pourraient envoyer une lettre de San-Francisco en Europe. Il résulta de la réponse qu'un pareil envoi était très facile: le maître de l'hôtel s'en chargerait volontiers.

Rentrés dans leur chambre, les trois amis se mirent à écrire, chacun de son côté. Il n'y avait pas de table. Roozeman et Creps se tenaient debout contre le mur et se servaient d'une tablette en guise de pupitre; Kwik était assis par terre devant la malle de Victor, sur laquelle il avait placé sa feuille de papier. Hors les murmures de Donat contre les plumes raides de Californie et contre l'encre épaisse de San-Francisco, le silence le plus complet régnait dans la chambre.

Il y en avait long à raconter aux parents: aussi l'ouvrage dura-t-il plus d'une heure. Jean Creps, qui eut fini le premier, ne voulut pas déranger Victor et regarda Donat Kwik en souriant.

Le pauvre garçon suait sang et eau pour nouer ses phrases ensemble, et faisait des lettres grandes comme des dés à coudre; il se grattait l'oreille, mâchonnait sa plume et chiffonnait avec dépit les feuilles de papier barbouillées, pour recommencer chaque fois son pénible travail.

—Allons, Victor, finis donc! dit Creps. Il y a moyen d'écrire un volume sur notre voyage; mais, dans ce cas, cela durerait jusqu'à demain.

—J'ai fini, répondit Victor. J'ai eu de la peine, Jean, à tourner mes paroles de manière que ma mère ne devine pas quelle misère nous avons soufferte.

—Ainsi, tu n'as parlé ni du calme, ni de la maladie, ni des horribles requins?

—Si certes! mais sans y donner beaucoup d'importance. Voilà, lis; tu verras si nos lettres s'accordent.

Jean Creps parcourut la lettre de Victor. Lorsqu'il fut à la fin, il hocha la tête en souriant et lut:

«Pendant ce long et triste voyage, ta chère image s'est toujours trouvée devant mes yeux, bonne mère; et, à côté de toi, je voyais sans cesse une autre image, un ange qui me souriait et murmurait à mon oreille: «Aie courage, Victor; ne crains ni souffrances ni dangers; car je ne t'ai pas oublié, et ma prière veille sur toi.»

—C'est transparent, Victor, murmura Creps; il faudrait qu'elles fussent aveugles pour ne pas voir que tout n'est pas aussi souriant que le commencement de ta lettre veut le faire croire.

—Nous ne pouvons cependant pas n'écrire que des mensonges. Une pareille tromperie serait une autre cruauté.

—Soit, Victor; laisse ta lettre comme elle est. Mais, dis-moi, pourquoi parles-tu ainsi tout au long de Donat Kwik et de son affection pour Anneken, de Natten-Haesdonck? Tu sembles avoir une intention!

—En effet: ne comprends-tu pas? Je vois que le pauvre garçon ne sait pas bien écrire. La soeur de ma mère demeure à Boom, près de Natten-Hæsdonck. J'ai l'espoir qu'Anneken apprendra par cette voie que Donat Kwik pense toujours à elle. On ne peut pas savoir: ce que j'écris de lui, lui sera peut-être utile dans l'avenir.

—Bah! tu prends Donat trop au sérieux; c'est un bon garçon, je ne le nie pas; mais qu'il ait la cervelle à l'envers, c'est ce que tu ne peux contester.

Donat parvint enfin à achever sa lettre, et s'approcha des deux amis tenant sa feuille de papier en main et murmura d'un ton triomphant:

—Quand le père d'Anneken recevra cette assignation, il croira que je dois être déjà terriblement riche, pour oser écrire ainsi à un garde champêtre.

—Fais voir, dit Jean en lui prenant l'écrit des mains. Ta lettre est passablement longue.

—Je le crois bien; j'ai sué dessus pendant un quart de jour.

Creps essaya de déchiffrer la lettre et lut à haute voix:

«Estimable père d'Anneken, celle-ci est pour vous faire savoir que je suis arrivé en Californie, heureux et en bonne santé, et j'espère de vous la même chose. Dans quelques jours, je vais aux puits d'or, pour en prendre plein un sac à froment, et, si vous voulez garder votre Anneken pour moi jusqu'à mon retour, je vous rendrai aussi riche que l'Escaut est profond à Natten-Haesdonck. Vous savez assez qu'Anneken ne me déteste pas et que, pauvre enfant! elle est devenue à moitié folle après que vous m'avez jeté si brutalement à la porte. Vous n'avez pas un grain de compassion, ni de votre enfant ni du malheureux Donat; mais, si vous osez donner Anneken à un autre pendant que je suis dans le pays de l'or, je vous ferai destituer de votre place de garde champêtre, et vous me verrez me marier, à votre grand chagrin, avec la demoiselle du château, que vous pouvez habiter vous-même, si vous voulez. C'est à prendre ou à laisser. Pensez-y bien, et faites les compliments aux amis, avec lesquels j'ai l'honneur d'être,

DONAT KWIK, Chercheur d'or, dans un grand hôtel, à San-Francisco, Californie,»

On rit de bon coeur de cette lettre menaçante, et Roozeman tâcha de faire comprendre au jeune paysan qu'il ferait mieux d'en adoucir un peu les termes, Donat ne voulut pas y changer un mot, et donna pour raison que le garde champêtre de Natten-Haesdonck était un homme opiniâtre, dont personne ne pouvait rien obtenir par la douceur.

Pendant que Jean et Victor cachetaient les lettres et écrivaient l'adresse, Donat Kwik s'écria:

—Ah çà! messieurs, j'ai quelque chose sur le coeur; je couche et je mange ici sans m'inquiéter de savoir qui payera. Il n'est pas nécessaire de demander si le compte sera poivré et même au poivre d'Espagne. Tout ici coûte les yeux de la tête. Dix francs pour porter une malle pendant cinq minutes! Dieu sait si l'on ne nous demandera pas cent francs pour les durs morceaux de viande de vache qu'on nous a servis hier sous toutes sortes de noms baroques.

—Ne t'inquiète pas de cela, Donat, dit Jean. Nous payons tout.

—C'est bien, je vous remercie; mais je ne veux pas être une sangsue. Je chercherai cette après-dînée une autre auberge, et, s'il me faut coucher par terre sous une voile, je n'en mourrai pas plus que les autres. Il me semble que l'économie est encore plus nécessaire dans le pays de l'or qu'en Belgique. C'est un simple paysan qui vous le dit, messieurs; mais je crois que vous ne feriez pas mal non plus de chercher un hôtel plus modeste. Il faut garder une poire pour la soif; ce serait drôle, si vous vous trouviez sans argent à San-Francisco. A moins que vous ne vouliez porter les malles des voyageurs sur votre dos?

Les Anversois reconnurent que Donat avait raison, et appelèrent le garçon pour lui demander le montant de leur dépense. Au bout de quelques instants, celui-ci remit à Jean Creps un papier où on lisait en anglais le compte suivant:

  Potage julienne, trois portions……………………. 3 dollars,
  Viande de boeuf aux choux rouges, id……………….. 2 id.
  Un gigot de mouton sauce aux câpres, id…………….. 3 id.
  Des côtelettes de veau, id………………………… 4 id.
  Une bouteille de vin……………………………… 5 id.
  Logement pour trois personnes à trois dollars……….. 9 id.
                                                        __________
                            Total…………………… 26 dollars.

Cela faisait donc un total de 140 francs 40 centimes pour un souper et un coucher. C'était poivré, comme l'avait dit Donat; mais ce n'était pas mortel; et Victor et Jean payèrent sans chagrin ni regret chacun la moitié de la somme exigée; ils résolurent même de passer encore une nuit dans cet hôtel. Il leur restait environ treize cents francs en billets de banque. Ils avaient dormi très-mal la nuit et se trouvaient maintenant dans une maison dont les gens étaient honnêtes et polis.

Qui sait quelles difficultés et quels désagréments ils rencontreraient dans une autre auberge? Ils resteraient donc où ils étaient; ils iraient se promener à leur aise, visiter San-Francisco, dîner en ville et même boire une bouteille de vin, pour se donner au moins un peu de bonne vie, après une traversée si longue et si ennuyeuse. Donat devait rester avec eux jusqu'au lendemain, puis on délibérerait mûrement sur ce qu'il y aurait de mieux à faire pour attendre l'arrivée des directeurs de la Californienne sans crainte d'épuiser les ressources.

Ils allumèrent les cigares que l'étranger leur avait donnés, et sortirent le coeur léger et plein de confiance, pour commencer leur promenade.

XII

LA MAISON DE JEU

Les trois Flamands s'étaient promenés et avaient flâné toute la journée dans les rues de San-Francisco, regardant ce qui était nouveau pour eux, s'arrêtant devant les boutiques et les magasins, et causant du spectacle surprenant de cette foule d'hommes étranges au milieu desquels ils vivaient. Quant à la ville même, elle n'offrait rien de remarquable. Quoique, en ce moment, peut-être plus de cinquante mille hommes de toutes les nations du monde s'y coudoyassent, San-Francisco ne se composait que de maisons en bois à un étage, à côté de quelques tentes et baraques en toile qui s'étendaient comme des faubourgs vers la campagne.

Ce n'était donc que la population qui pouvait être l'objet de la curiosité de Victor et de ses camarades. Comme, dans le courant de la journée, ils n'avaient rien rencontré de menaçant ni de désagréable, ils finirent par conclure qu'ils s'étaient laissé effrayer, comme de vrais enfants, par des choses qui pouvaient se passer partout, et dont, en tout cas, ils ne devaient pas s'inquiéter.

Leur bonne humeur avait cependant encore une autre cause. Pour fêter leur arrivée à San-Francisco comme ils l'avaient décidé, ils étaient entrés dans un certain nombre de cafés, avaient bien mangé et assez bien bu, de sorte que l'effet du vin ou du grog n'était pas étranger à leur joyeuse disposition d'esprit, quoiqu'ils eussent encore toute leur raison et qu'ils y vissent encore très-clair.

Le soir, lorsqu'ils voulurent retourner à leur hôtel, ils passèrent devant une maison de jeu qui avait pour enseigne: la Verandah. Une brillante clarté qui se répandait hors de la maison et illuminait la rue éblouit les yeux des trois amis étonnés. Ils voulaient s'arrêter un instant pour jeter un coup d'oeil dans la salle; mais les gens à moitié ivres qui sortaient et entraient les obligèrent à se mettre de côté.

—Et pourquoi n'entrerions-nous pas là dedans? demanda Jean Creps.

—Oui, pourquoi n'irions-nous pas voir ce qui s'y passe? ajouta Donat, qui avait vu briller au loin quelque chose comme un tas d'or.

—Une maison de jeu! murmura Victor hésitant.

—Allons, allons, nous n'avons pas besoin de jouer. Avec un dollar, nous en sommes quittes. Encore une goutte de rhum, la dernière. Nous ne pouvons pas quitter San-Francisco sans voir ce que c'est qu'une maison de jeu.

—Surtout, remarqua Donat, que j'ai vu étinceler là-bas, sur une table, une montagne d'or, de la même espèce que celui que nous allons trouver. Cela donne toujours un avant-goût.

Victor se laissa persuader et suivit ses amis dans la maison de jeu, où heureusement ils trouvèrent, dans un coin, un banc pour s'asseoir. Lorsqu'ils eurent reçu et payé leur petit verre de rhum, ils promenèrent leurs regards autour d'eux.

Ils étaient dans une grande salle splendidement éclairée, mais si remplie de la fumée du tabac et des vapeurs de l'eau-de-vie, qu'en entrant on était à demi suffoqué et qu'on sentait ses yeux se mouiller de larmes avant de pouvoir s'habituer à cet air vicié et à cette atmosphère chargée de nuages. Une population étrange et singulièrement mêlée grouillait dans cette salle. On y voyait bien quelques personnes qui avaient l'air d'honnêtes gens, mais la plus grande partie des habitués se composait de tout ce que la Californie offrait de plus ignoble, de plus sauvage et de plus repoussant. Outre les joueurs, on voyait s'y promener des hommes à figures suspectes qui avaient probablement tout perdu et passaient toute la soirée dans la maison de jeu pour voir de l'or, et épiaient peut-être l'occasion de s'en procurer d'une manière quelconque. Il régnait là un murmure assourdissant de voix confuses, de cris de joie et de malédictions, que dominaient parfois les sons retentissants d'une musique entraînante. L'orchestre ne se composait pourtant que d'un seul artiste. Cet homme avait un chalumeau à la bouche, un tambour sur le dos, des cymbales de cuivre à la main et une espèce d'arbre avec des sonnettes sur la tête. Ainsi affublé, il se démenait comme un possédé et faisait plus de bruit que toute une bande de musiciens.

Au fond de la salle se trouvait une table très-large, derrière laquelle le banquier dirigeait, avec ses nombreux aides, le monte, jeu de hasard mexicain qui se joue avec des cartes et qui est fort à la mode à San-Francisco. Ce banquier avait devant lui des tas de poudre d'or, des blocs d'or d'une grosseur extraordinaire, des liasses de billets de banque, des piles d'une monnaie d'or octogone dont chaque pièce avait une valeur de deux cent cinquante francs; mais, à côté de chaque tas, il y avait un revolver à six coups.

Les joueurs se tenaient debout autour de la table. Ils suivaient chaque carte le coeur battant, et la fureur leur arrachait une sorte de hurlement rauque chaque fois qu'ils voyaient leur or s'abîmer dans le gouffre insatiable de la banque. Cependant, ils recommençaient chaque fois à tenter la chance, jusqu'à ce que, tout à fait ruinés, pauvres et le coeur plein de fiel et de rage, ils quittassent la table en maudissant le jeu.

S'il y avait là des gens qui perdaient en quelques heures tout l'or qu'ils avaient amassé dans les placers au prix de grandes privations, on en voyait d'autres que la fortune favorisait d'une façon toute particulière. Quelques-uns riaient de ce bonheur apparent et murmuraient le mot paillasse, voulant faire entendre par là qu'à leurs yeux le gagnant n'était qu'un compère, qui jouait avec l'argent même de la banque. Cela n'empêchait pas cependant que l'on ne racontât jusqu'au bout de la salle, comme quoi cet individu avait commencé à jouer en ne risquant que cinq dollars et comme quoi il avait gagné vingt mille dollars en moins d'une heure.

Donat, lorsqu'il entendit cela, s'écria avec stupéfaction:

—Ciel! cela fait cent mille francs! C'est une vraie mine d'or pour qui a un peu de bonheur. Je suis né coiffé, moi! Qui sait, messieurs, si je tentais un peu la chance? Deux dollars de plus ou de moins ne sont pas une affaire. Si j'osais seulement aller à la table…

—Ne joue pas, je t'en prie, dit Victor avec une sorte d'effroi.

—Seulement deux dollars; si je les perds, je cesse.

—En effet, que nous font quelques dollars? Remarqua Creps. Je veux voir comment va le jeu de la monte: d'ailleurs, une dizaine de dollars, ce n'est pas trop pour savoir si la fortune n'a point par hasard l'envie de nous favoriser.

Victor resta assis et suivit d'un regard à demi dépité ses amis, qui s'approchaient à pas lents de la table.

Ils suivirent le jeu pendant quelques instants avant de risquer leur argent; une demi-heure après, ils retournèrent près de Roozeman. Jean riait d'un air triomphant, Donat se grattait la tête d'un air mécontent et grommela qu'il avait perdu sept dollars sur les vingt-cinq que Victor lui avait donnés à bord du Jonas.

Pour Creps, il avait été plus heureux; il avait même possédé un moment plus de trois mille francs; mais le sort s'était enfin déclaré contre lui, et il avait quitté la table, sur le conseil d'un Américain, pour donner à la chance le temps de changer. En tout cas, il avait encore gardé environ cinq cents francs de son gain et pouvait recommencer à jouer sans inquiétude.

Jean voulut régaler ses amis avec l'argent gagné et fit apporter trois grogs chauds. En buvant, il engagea Roozeman à risquer aussi une couple de dollars, afin de savoir au moins si la fortune voulait lui être favorable ou non. Il se moquait de l'horreur que son ami paraissait éprouver pour le jeu, et le poursuivait de ses railleries. Victor, plus ou moins excité par la boisson, se leva tout à coup et dit:

—Eh bien, tu le veux, je jouerai! mais à une condition: je prends dix dollars et je les mets ensemble sur une carte; après la perte de cet argent, nous retournons à notre hôtel sans rester ici une minute de plus.

—Oui, mais si tu gagnes?

—Je perdrai.

—Tu ne peux le savoir.

—Mais, Jean, pourquoi essayer de me retenir ici? soupira Roozeman avec douleur. Cette maison de jeu est un enfer qui m'effraye. Soit! si je gagne, je mettrai jusqu'à quatre fois, pas davantage, et, si tu refuses de me suivre à l'hôtel, sois sûr que j'irai tout seul.

—Allons, ne te fâche pas: nous acceptons ta condition.

Les trois amis se rapprochèrent ensemble de la table de jeu. La chose se passa comme cela se voit souvent: le sort se déclara favorable à celui qui espérait intérieurement perdre. Roozeman gagna à plusieurs reprises, et, comme il mettait des enjeux de plus en plus forts pour être débarrassé de cet argent impur, les pièces d'or et les billets de banque affluèrent devant lui d'une façon surprenante. Cette richesse l'aveugla enfin, la passion et qu'il avait mise à lutter contre le sort qui le favorisait obstinément le domina au point qu'il oublia la condition posée, et qu'il continua le jeu comme s'il n'avait plus la conscience de ce qu'il faisait. Il arrivait bien quelquefois qu'il perdit; mais la bonne chance revenait vite, et, malgré l'inconstance du sort, le bonheur lui resta fidèle.

Cependant ses amis jouaient un jeu plus modeste. Creps perdait sans relâche. Donat n'avait pas la même déveine, car il avait déjà un assez bon tas de dollars devant lui.

Il vint un moment où la fortune se déclara avec une merveilleuse constance pour Victor. Il gagnait coup sur coup, et le banquier lui jetait en grognant des poignées d'or et des billets de banque.

On entoura l'heureux joueur et maints regards flamboyants étaient fixés avec envie sur les richesses qu'il avait gagnées. Victor ne voyait rien de ce qui l'entourait, tant il était absorbé par le jeu; il avait presque oublié que ses amis luttaient également avec la fortune à côté de lui.

Tout à coup, il entendit Creps pousser un cri de rage. Il fut frappé profondément du regard égaré, de la pâleur et de la voix rauque de son ami.

—Jeu maudit! murmura celui-ci. J'ai tout perdu, plus un seul dollar!
Vite, prête-moi une couple de cents francs, Victor.

Mais Roozeman, revenant avec effroi à la conscience de leur position, mit les billets de banque dans son portefeuille et l'or dans ses poches.

—Prête-moi deux cents francs, te dis-je! Répéta Jean avec une animation singulière.

—Non, non, fuyons cette maison! répliqua son ami. Pour l'amour de Dieu,
Jean, ne joue plus! Suis-moi à l'hôtel, ou je m'en vais seul!

En disant ces mots, il courut vers la porte de la salle; ses amis le suivirent en grommelant, et ils quittèrent tous ensemble la maison de jeu.

Il y eut alors parmi les joueurs une hésitation étrange. Comme si la disparition de cet heureux jeune homme eût refroidi la passion de la plupart d'entre eux, la table resta quelques instants sans amateurs, malgré l'appel provocant du banquier.

Un grand nombre de joueurs sortirent les uns après les autres.

Les Flamands avaient continué leur chemin à travers les rues. Il était très-tard, et, hors des environs de la maison de jeu, on ne rencontrait presque plus de passants. Selon leur estimation, Roozeman ne devait pas avoir gagné moins de quarante mille francs; Donat, de son côté, possédait encore à peu près huit cents francs. Malgré la perte que Creps avait subie, il n'y avait donc pas lieu d'être mécontent du résultat de cette soirée. Maintenant que Victor se trouvait en plein air et loin de la maison de jeu, il respirait plus librement et partageait la joie de ses amis, qui se réjouissaient de cette fortune inattendue. Comme Roozeman leur avait déjà déclaré qu'il regardait le gain comme un bien commun et qu'il ne voulait pas le considérer autrement, ils parlaient en ce sens:

—Il est vrai, dit Jean, qu'aussitôt que les directeurs de la Californienne arriveront à San-Francisco, nous n'aurons plus besoin de rien. Mais, en attendant, nous pouvons vivre sans gêne, ne nous laisser manquer de rien et rester à l'hôtel où nous sommes logés. En outre; l'argent que nous avons déjà nous permettra de retourner d'autant plus vite dans notre patrie.

Donat comptait sur ses doigts et murmurait tout bas avec joie:

—Quarante mille huit cents francs, cela fait pour chacun de nous treize mille six cents francs. Pardieu! si cela continue ainsi, je ne sais pas pourquoi je n'achèterais pas, outre le château de Natten-Haesdonck, une grande maison en ville! Il fait bon ici! c'est un vrai paradis terrestre!

Et, faisant quelques bonds extravagants, il se mit à chanter:

«Mettez la soupe au feu, maman;
Voilà l'géant! voilà l'géant!»

Mais la parole fut étouffée dans sa gorge par une main puissante qui lui pinçait les lèvres comme des tenailles. On lui enfonça un bâillon dans la gorge avant qu'il pût crier. Un coup violent sur la nuque le fit tomber par terre. A la pensée qu'on ne l'attaquait ainsi que pour lui voler son argent, il mit sa main dans sa poche par un mouvement rapide et glissa son argent dans ses bottes.

Creps et Roozeman furent assaillis, au même instant, de la même manière. Tous les deux étaient étendus sur le sol, bâillonnés avec un mouchoir de poche et entourés de voleurs ou d'assassins qui menaçaient de leur percer le coeur de leur poignard au moindre mouvement.

Victor avait été attaqué par plusieurs hommes à la fois; trois ou quatre le tenaient cloué par terre; deux autres fouillaient dans ses poches. Heureusement, il réussit à dégager ses membres, sauta debout et saisit un des voleurs; mais un couteau que le pauvre jeune homme sentit pénétrer dans ses côtes lui fit lâcher prise; il fut renversé par la violence du coup, et les assassins se jetèrent de nouveau sur lui pour lui fermer la bouche.

Mais tout à coup, trois ou quatre personnes qui parlaient à haute voix sortirent d'une rue latérale. Au bruit de ces voix, un des brigands donna un signal et tous disparurent dans les ténèbres. Les passants dont la présence les avait chassés tournèrent le coin d'une autre rue.

Jean Creps courut à Victor et l'aida à se relever; mais il sentit sur sa main une humidité chaude et gluante, et s'écria avec une mortelle anxiété:

—Oh! mon Dieu, Victor, tu es blessé?

—Légèrement, ce ne sera rien, répondit
Victor.

—Où? où?

—Dans le côté: un coup de poignard. Ne sois pas inquiet.

Creps, effrayé, voulut aller frapper à la première maison venue pour demander du secours; mais Victor prétendit qu'il était encore assez fort et exigea qu'on allât directement à l'hôtel. Ce n'était pas loin, et, avec la main sur la blessure pour empêcher l'hémorragie, il y arriverait sans peine, croyait-il.

Quoique Victor, pour tranquilliser ses amis, refusât leur aide, il fut soutenu par tous deux.

Donat versait des larmes de pitié sur le malheur de Victor et grommelait des paroles de vengeance, telles que: «Les assassins! les scélérats! ils me payeront mon oreille!»

Mais les autres ne firent pas attention à ses paroles.

Lorsqu'on leur eut ouvert la porte de l'hôtel, Jean fit asseoir son ami blessé et demanda avec instance un docteur ou un chirurgien.

Un garçon dit qu'il y avait un chirurgien à deux pas de là, et qu'il allait l'appeler immédiatement.

—Dépêchez-vous, dépêchez-vous, cinq dollars pour votre peine! s'écria
Creps.

Le garçon ne se le fit pas dire deux fois et sortit en courant.

Victor perdait beaucoup de sang par sa blessure, il y en avait déjà une petite mare au pied de sa chaise: cependant il riait et tâchait de faire comprendre à ses amis qu'ils avaient tort de s'alarmer et d'être si consternés, parce qu'il sentait bien que sa blessure n'était pas dangereuse. Voyant que le sang coulait sur les joues de Donat, il lui demanda avec inquiétude:

—Et toi, mon pauvre ami, tu ne te plains pas et tu ne t'occupes que de mon sort! Qui sait si tu n'es pas plus malheureux que moi?… Une blessure à la tête; ah! cela peut être dangereux!

—Non, non, répondit Donat, il n'y a pas de danger. Je croyais avoir perdu mon oreille, mais ce n'est qu'un morceau. Je ne pourrai plus porter de boucles d'oreilles … voilà tout.

Le chirurgien parut dans la chambre et se mit à déshabiller le blessé en silence et avec des mouvements brusques. Il lui découvrit le flanc, tâta la blessure, la sonda avec une aiguille d'argent, essuya le sang, appliqua un emplâtre sur la plaie béante, posa un bandage par-dessus, aida le malade à se rhabiller, puis tendit la main vers Jean en disant d'un ton très-bref:

—Voilà, gentleman, l'affaire est claire. Une visite de nuit, une once d'or, seize dollars.

—Seize dollars! soit; mais dites-nous au moins ce que nous avons à craindre ou à espérer.

—Il n'y a rien à craindre, répondit le chirurgien. Un demi-pouce plus avant, et le jeune gentleman serait déjà dans l'autre monde; mais le couteau a touché une côte et a glissé entre la peau et la chair. C'est une blessure très-simple, sans aucune gravité. Si le gentleman n'avait pas perdu tant de sang, il ne serait pas plus malade que d'une bonne entaille dans la main…. Une once d'or, seize dollars. Je n'ai pas de temps à perdre et je veux aller me coucher!

Roozeman fouilla dans ses poches. Les brigands avaient tout volé, or et billets de banque. Jean, tout confus, supplia le chirurgien de leur donner du temps, par pitié pour leur malheur.

—Pitié? répéta l'autre en riant. D'où venez-vous? Pitié, en Californie? Quelle plaisanterie! Allons, allons, payez-moi vite; encore dix minutes et j'exige double salaire.

—Mais nous ne possédons plus rien; on nous a tout volé!

—Vous avez probablement une montre? Laissez voir, nous la taxerons.

Creps chercha sa montre: elle avait également disparu.

Donat Kwik avait écouté silencieusement cette conversation en clignant de l'oeil, et s'était évertué à saisir autant que possible le sens des mots anglais. Lorsqu'il vit que le chirurgien frappait du pied avec fureur, et surtout lorsqu'il crut comprendre que l'hôtelier déclarait ne plus vouloir loger des gens sans argent et allait les mettre immédiatement à la porte, Donat s'avança et dit:

I have money, I pay. (Je payerai).

Il se baissa, tira une poignée d'or de ses bottes et donna les seize dollars exigés.

L'hôtelier s'excusa et redevint aussitôt d'une politesse et d'une amabilité extrêmes.

—Ah çà! Donat, murmura Jean à moitié fâché, pourquoi nous laisses-tu si longtemps dans l'embarras? Ne comprenais-tu pas ce qui passait?

—Certes, certes, répondit le paysan avec un sourire malicieux; mais je commence à comprendre, voyez-vous, qu'on ne peut faire des affaires en Californie sans jouer au plus fin. Si le chirurgien était parti sans argent, nous aurions encore les seize dollars que nous n'avons plus maintenant.

Le domestique s'approcha ensuite et réclama les cinq dollars qu'on lui avait promis pour courir chez le chirurgien. Jean Creps reconnut avec douleur qu'il avait réellement promis cette récompense, et pria Donat d'avancer encore les cinq dollars.

Le jeune paysan obéit en grognant et en rechignant.

—Allons, allons, nous irons nous coucher, dit Jean. Malgré toutes nos mésaventures, nous avons encore lieu de nous estimer heureux. La blessure de notre cher ami Victor n'est pas grave. Remercions Dieu de cette faveur; quant au reste, nous y penserons demain.

Ils quittèrent la salle et se rendirent dans leur chambre à coucher. Roozeman, pour montrer à ses compagnons qu'ils pouvaient être tranquilles sur son état, voulut monter l'escalier sans aide et sans appui.

En chemin, Donat grommela encore:

—Je suis curieux de savoir où se trouve en ce moment le lobe de mon oreille. Voilà toujours une partie de mon corps qui ne couchera pas dans le même lit que ses camarades…. Mais ils la payeront plus cher que du jambon ou de la langue fumée, les voleurs! les scélérats! les assassins!

XIII

LES ARMES

Lorsque Jean Creps s'éveilla le lendemain matin, il prit la main de son ami Roozeman, qui était étendu dans son lit les yeux ouverts, et auquel il demanda d'un air de vive sollicitude comment il se portait. La pâleur du visage de Victor, suite probable de la grande perte de sang, l'effraya.

Roozeman répondit avec un gai sourire que sa blessure n'était pas grave et serait guérie en peu de jours. Pour confirmer ses paroles, il sauta à bas du lit; mais ce mouvement, par lequel il se pliait sur les muscles blessés, lui arracha un cri de douleur.

Creps prit son ami dans ses bras et lui dit d'un ton plein d'intérêt:

—Hélas! mon bon Victor, tu caches tes souffrances pour ne pas m'attrister. Le malheur qui t'est arrivé m'ôte tout mon courage. Si j'avais reçu la blessure, moi… mais toi? cela me brise le coeur! Ah! que ne sommes-nous restés en Belgique, dans cette contrée bénie où règnent au moins, avec la liberté, la justice et la sécurité.

—Tu t'effrayes à tort, Jean, répondit Roozeman; j'ai, en sautant du lit, dérangé le bandage de la plaie; il est naturel que ce mouvement me cause un peu de mal.

—Ce matin, un autre docteur examinera encore soigneusement la blessure, murmura Creps.

—C'est tout à fait inutile, et d'ailleurs nous n'avons plus les moyens de payer le chirurgien.

—Kwik a encore assez d'argent.

En disant cela, Jean tourna les yeux vers le lit de Donat, qui avait l'habitude de dormir avec sa couverture sur sa tête.

—Tiens! où est-il passé? Le lit est vide! s'écria-t-il.

—Il s'est levé de bonne heure, répondit Roozeman, il s'est habillé doucement pour ne pas nous réveiller.

—Ne lui as-tu pas demandé où il allait?

—Si; il m'a dit en riant qu'il allait chercher le lobe de son oreille.

—Je comprends, je comprends, murmura Creps. Donat possède quelques centaines de francs; il est malin, il s'est levé en silence, il s'est enfui afin de ne pas dépenser ses dollars pour nous. Il a raison, c'est la loi de la Californie: Chacun pour soi.

—Non, Jean, interrompit Roozeman, n'aie pas une pareille idée de Donat. Il peut être grossier et stupide quelquefois, mais il est reconnaissant et son coeur est bon.

—Nous verrons. Je ne m'étonnerais aucunement que Donat tentât de garder exclusivement pour son entretien les dollars qu'il doit à ta générosité. La Californie est le pays du plus horrible égoïsme; on respire ici ce sentiment odieux avec l'air.

—Ton amitié pour moi et ton inquiétude non fondée au sujet de ma blessure te rendent mélancolique, Jean; autrement, tu ne croirais pas ce pauvre garçon capable d'une pareille lâcheté.

—Soit, Victor, nous le saurons bientôt. Parlons maintenant avec sang-froid de notre position critique. Nous ne possédons plus rien, il peut encore se passer beaucoup de jours avant que les directeurs de la Californienne soient à San-Francisco. Qu'allons-nous entreprendre en attendant?

—C'est tout simple, dit Roozeman. Nous coucherons par terre sous une voile, et nous chercherons des moyens pour gagner quelques dollars, dussions-nous aller sur le quai porter des sacs de voyage ou des malles.

—Sans doute, Victor; pour moi, ce serait bien le plus simple. Mais toi, coucher par terre, travailler, te fatiguer et risquer d'enflammer ta blessure! Cela ne sera pas, me fallut-il travailler comme un esclave et me nourrir de pain et d'eau! Coucher par terre, toi qui es si sensible!…

—Mais, Jean, dit Roozeman avec un sourire de dépit, tu te fais une fausse idée de moi. Je t'en remercie tout de même, car c'est un effet de ta bonne amitié. Je suis sensible, en effet, pour certaines choses qui touchent l'esprit et le coeur, mais pour ce qui concerne les douleurs physiques ou les privations, sois sûr que je les supporte aussi bien que n'importe qui. Allons, allons, pas de chagrin; descendons pour déjeuner.

—Déjeuner? murmura Jean. Avec quoi payerons-nous le déjeuner?

—Donat payera à son retour.

—Oui, Donat… cours à sa poursuite! Non, Victor, tu restes ici, tu prends un bon déjeuner: c'est nécessaire pour le rétablissement de tes forces. Je sortirai et tâcherai de gagner un salaire: je trouverai bien les moyens de t'héberger ici jusqu'à ce que ta blessure soit guérie. Attendre Kwik serait une duperie…

—Eh! eh! voici Kwik! dit Donat lui-même en ouvrant la porte.

Les Anversois reculèrent, étonnés. Donat était debout devant eux, avec une ceinture rouge dans laquelle étaient passés un couteau-poignard long d'un pied et demi et deux revolvers. Il portait sous le bras deux autres couteaux moins longs et deux ceintures de laine rouge. Il tenait la tête en arrière et s'efforçait de se donner un air guerrier.

—Ah çà! d'où viens-tu? Qu'est-ce que cela signifie? murmura Creps.

—Ce que cela signifie? répondit Donat tirant son long couteau catalan de sa ceinture; cela veut dire que le premier qui me regarde encore de travers, je l'embroche comme un cochon de lait. J'ai rencontré dans la rue la moustache rousse du Jonas et je l'ai bousculé; mais bien lui a pris de feindre de ne pas me voir, car autrement, pardieu! ma lame entrait dans sa peau comme dans un fromage blanc.

—Mais où as-tu trouvé ces armes?

—Trouvé? Il n'y a rien à trouver ici. Je les ai achetées. Ces revolvers et ces couteaux ne coûtent que la bagatelle de trois cent soixante-quinze francs. Pour ce prix-là, j'achèterais toute une boutique d'armurier à Malines..

—Gaspiller tant d'argent, dit Creps d'un ton de reproche, au moment où ce pauvre Roozeman est blessé et a besoin de notre assistance!

—On n'a point oublié cela, interrompit Donat. Manger n'est pas la principale chose dans ce pays, comme chez nous. C'est un revolver qu'il faut d'abord. Quant à moi, ce long couteau me suffit; les revolvers et les autres couteaux, je les ai achetés pour vous. Tenez, prenez-les, et louez ma prévoyance! car vous en aurez plus de profit que d'un bon dîner et d'un lit moelleux. J'ai songé à tout. Voici les ceintures pour mettre les pistolets. Maintenant, du moins, nous pourrons aller et venir dans la rue au milieu de ce tas de ribauds, la tête levée et prêts à défendre notre vie, nos oreilles et notre bourse… aussitôt qu'il y rentrera quelque chose, car maintenant elle est plate comme un papier plié.

—N'as-tu donc plus d'argent? Demanda Victor avec quelque inquiétude.
Nous devons encore ici neuf dollars pour notre logement.

—Imprudent! murmura Creps, nous ne savons pas encore comment nous déjeunerons…

—J'ai encore songé à cela, répondit Kwik avec un sourire malin. Ah! vous croyez que ce pauvre Donat est aussi bête qu'il en a l'air? Non, non; j'ai fait aujourd'hui énormément de besogne. Asseyez-vous, mon explication pourrait durer longtemps. Là! écoutez maintenant ce que j'ai fait.

Les deux amis se laissèrent tomber sur un banc, étonnés et anxieux.

—J'ai rêvé toute la nuit d'hommes armés de revolvers et de couteaux, dit Donat, et dans mon rêve j'ai hurlé de rage, parce que je n'avais pas d'armes pour me défendre: car je ne sais vraiment pas pourquoi nous nous laisserions égorger comme des moutons par les scélérats de Californie. Un âne se défend bien à coups de pieds quand on lui fait du mal. Alors, j'ai décidé de nous armer de pied en cap. S'il manque un revolver, c'est que je n'avais pas assez d'argent. Vous m'appelez imprudent? vous croyez que je n'ai pas pensé à l'état de M. Roozeman? Avant de quitter l'hôtel, j'ai donné au baes neuf dollars pour notre logement de cette nuit, et en outre trois cents francs qui doivent servir à payer le séjour de M. Victor pendant huit jours encore.

—Merci, merci, Donat, tu as un bon coeur! s'écria Jean Creps en lui serrant la main avec émotion.

—Laissez-moi continuer, reprit Donat. En Californie, on doit veiller soi-même sur l'enfant de son père; on doit agir vite et beaucoup. Je suis allé au port trouver le Bruxellois, et je lui ai promis deux dollars pour m'accompagner et me donner des conseils. J'ai appris de lui un tas de choses qui nous seront utiles; il connaît la Californie et San-Francisco sur le bout du doigt. Je lui ai dit que notre dernier écu était destiné aux armes, et je lui ai demandé ce qu'il y avait de mieux à faire pour ne pas mourir de faim. Sur le port, il y a peu de chose à faire en ce moment; il y a trop de gens qui gâtent le métier. La plupart de nos camarades du Jonas y flânent pour gagner quelques dollars.

Le gentilhomme de notre gamelle y porte des planches de sapin sur le dos; le banquier allemand est attelé à une petite charrette et transporte des ballots de marchandises, avec le journaliste et le procureur. Le camarade à la moustache rousse cherche des débris de faïence, des bouteilles, des chemises sales pour un vieux juif qui, en faisant le métier de chiffonnier en gros, a déjà amassé des trésors. Cela va drôlement ici! Une chemise de coton neuve coûte un dollar, et, pour la faire laver, on paye, pardieu! deux francs et demi. Chacun porte sa chemise aussi longtemps qu'il peut, et la jette ensuite. Le juif arrive, la ramasse, la fait laver et la revend. Ainsi de même des bouteilles vides, qu'on a l'habitude de jeter par la fenêtre. Les maisons de jeu doivent racheter les bouteilles au juif. Si je n'avais pas trouvé un meilleur emploie le deviendrais moi-même juif, c'est-à-dire chiffonnier. Mais je perds mon fil… Le Bruxellois connaît beaucoup de monde à San-Francisco. Il a couru de porte en porte avec moi, afin de chercher un petit poste pour vous et pour moi. Je suis accepté comme laveur de vaisselle et lécheur d'assiettes dans un grand restaurant, à cinq dollars par jour, plus la nourriture et le logement dans une sorte de chenil, parmi les provisions. Je ne mourrai donc certainement pas de faim. Pour M. Creps, j'ai trouvé quelque chose de mieux: domestique chez un boucher…

—Garçon boucher! s'écria Jean avec un sourire de dépit; alors je m'attelle plutôt à une charrette, comme le banquier allemand!

—En effet, il paraît que les bouchers font ici un singulier métier. Il y avait devant la porte une grande vilaine bête grise avec des dents terribles. Je pensais que les boeufs avaient peut-être des poils aussi longs en Californie; mais le Bruxellois me dit que c'était un ours. On mange de la viande d'ours ici! cela ne m'étonne plus que les gens soient si méchants. Vous ne serez donc pas valet de boucher, monsieur Creps; mais j'ai des postes à votre choix. Il y a encore une place de paillasse dans une grande maison de jeu…

Paillasse! qu'est-ce que cela signifie? Ah çà! Donat, il me semble que nous sommes assez dans l'embarras pour ne pas plaisanter.

—C'est ainsi: huit dollars par jour pour jouer comme compère avec l'argent de la banque. Si j'avais su trois ou quatre langues comme vous, j'aurais bien accepté le poste.

—Et moi, je ne le désire pas; il y aura bien autre chose à trouver.

—Je connais encore une place: cireur de bottes, rinceur de bouteilles, allumeur de lampes dans un hôtel, en face du port. Sept dollars, sans nourriture ni logement.

Jean Creps secoua la tête avec impatience.

—Vous ne pouvez pas être trop difficile, monsieur Jean, remarqua Donat. Vous verrez des compagnons de voyage, même de la première classe, qui font des métiers encore plus étranges. D'ailleurs, sept dollars! Qu'est-ce qui vous empêcherait de venir coucher ici à l'hôtel, jusqu'à ce que M. Roozeman soit guéri? Trois de sept, reste toujours quatre.

—Tu as raison, dit Jean tout à coup. Eh bien, je serai cireur de bottes!

—Et n'as-tu rien trouvé pour moi? Demanda Roozeman. Tu ne t'imagines cependant pas que je veuille vivre ici du fruit de votre travail à tous deux.

—Pour vous, du moins, j'ai une place facile et bonne, répondit Donat; vous en rirez peut-être: fille de boutique… je veux dire commis chez un fruitier.

En effet, bien qu'ils eussent peu de raisons d'être gais, les deux amis éclatèrent de rire.

—C'est sérieux, très-sérieux, reprit Kwik. Il y a une grande tente, où l'on vend des oranges, des citrons, des figues et d'autres fruits. Le propriétaire a besoin de quelqu'un qui sache écrire en français et en anglais. Il donne six dollars, sans nourriture ni logement. A la prière du Bruxellois, qui lui procure beaucoup de chalands, il gardera encore cinq jours la place vacante. Vous serez le mieux partagé, monsieur Roozeman: c'est, du moins, un état propre et honorable.

—Je te remercie, Donat, dit Victor, j'accepte avec joie.

—Cireur de bottes dans un hôtel! dit Jean en ricanant.

—Lécheur d'assiettes dans une sale gargote! murmura Donat.

—Commis chez un fruitier! Si ma mère, si Lucie pouvaient le savoir! dit
Victor en hochant la tête.

—Qu'est-ce que cela fait? s'écria Donat. Aussitôt que nous verrons les mines et que nous pourrons ramasser l'or par poignées, tout sera oublié. J'aurai d'autant plus de choses à raconter à Anneken et à mes enfants…

—Allons, allons, hourra pour la Californie! s'écria Creps. Le commencement est admirablement beau, sur ma parole. Donc, ne nous Laissons pas abattre. Notre ami Roozeman paraît fort et de bonne humeur: c'est le principal. Pour le reste, nous ferons de nécessité vertu. Cela ne durera pas longtemps, Dieu soit loué! Peut-être les directeurs de la Californienne arriveront-ils demain ou après-demain. En attendant, je me rendrai tout à l'heure au grand hôtel pour savoir quand je pourrai commencer mon service de cireur de bottes.

—Je sortirai avec toi, dit Victor.

—Et ta blessure?… Tu dois te tenir tranquille.

—Non, ne pensons pas à ma blessure; elle guérira d'elle-même. Je suis curieux de voir mon magasin de fruits.

—Quant à moi, reprit Kwik, cette après-midi, à deux heures, je tripoterai avec les bras nus dans une eau grasse, que cela fera plaisir à voir.

—Si nous avions déjeuné au moins, murmura Creps; mon estomac vide ne me donne pas beaucoup de courage.

—J'ai payé le déjeuner avant de sortir ce matin, dit Donat.

—Tu es une merveille de prévoyance et de bons soins, dit Jean gaiement en lui frappant sur l'épaule. Je crois que je me suis trompé sur ton compte, ami Kwik.

—Possible, répondit Donat; mais, si M. Victor n'avait pas été malade, Donat n'aurait probablement pas veillé toute la nuit, pour réfléchir à ce qui lui restait à faire. Pour M. Roozeman, je serais capable de tout: de passer à travers le feu, de me laisser couper un membre, et de gagner de l'esprit aussi, pardieu!

Roozeman lui prit la main et la serra avec reconnaissance, car le jeune paysan avait dit ces paroles avec une expression profonde, et l'Anversois savait que Donat lui était sincèrement dévoué depuis l'affaire de la fosse aux lions du Jonas.

—Eh bien, allons déjeuner alors! S'écria Jean.

—Non, pas ainsi, dit Kwik; vous devez mettre les ceintures et y passer les revolvers. Désormais, ces armes ne doivent plus vous quitter un instant, ni dans votre chambre, ni dans la rue, ni à votre ouvrage. C'est le Bruxellois qui me l'a dit. En effet, vous pouvez en avoir besoin, même pendant votre sommeil. Et à quoi serviraient-elles si vous ne les aviez pas sous la main au moment du danger?

—Pour aller déjeuner! murmura Victor qui paraissait avoir horreur de porter ces armes homicides.

Mais Donat lui mit lui-même la ceinture et y passa le pistolet en disant:

—Pour déjeuner? Et si les vilains hommes d'hier soir étaient encore assis à table et nous cherchaient querelle?… C'est bien ainsi! Viennent les ribauds maintenant! Je donnerais toute une semaine de mon salaire pour connaître et rencontrer le scélérat qui s'est enfui avec le lobe de mon oreille. Il serait bien drôle avec une tête comme une poule: sans apparence d'oreille!

—Mais, mon bon Donat, objecta Roozeman, tu dois être prudent et ne pas t'attirer de mauvaises affaires par ton emportement. Tes paroles me font craindre que tu ne fasses un usage irréfléchi de ton effroyable couteau.

—Bah! je ne suis pas si méchant que j'en ai l'air, monsieur Victor, dit Kwik en riant. La hardiesse impose toujours. Je ne défierai personne et je serai même très-endurant; mais, mais, si quelqu'un, pardieu…!

—Le déjeuner! le déjeuner! s'écria Jean, en poussant ses deux camarades hors de la chambre.

XIV

LES SAUVAGES

Quatre jours plus tard, Victor Roozeman avait pris place derrière le comptoir du fruitier. Sa blessure se guérissait rapidement et elle ne le gênait déjà plus pour faire sa besogne. Creps cirait des souliers, rinçait des bouteilles et nettoyait des lampes; Donat lavait la vaisselle et aidait le cuisinier du restaurant dans la grande tente.

Les trois amis se réunissaient habituellement le soir très-tard dans un café, et y causaient une ou deux heures de leur position. Jean Creps, tout en riant beaucoup du poste que Kwik lui avait procuré, paraissait le moins satisfait et avouait qu'il n'était pas rare que le rouge de la honte lui montât au front, lorsqu'un autre domestique lui jetait un tas de bottes crottées et lui ordonnait durement de se hâter. Mais ce qui le consolait, c'est qu'il avait pour compagnon cireur de bottes et rinceur de bouteilles, un Français qui avait roulé en carrosse à Paris et qui était vraiment un homme très-instruit, bien élevé et très-honnête.

Sous d'autres rapports, les amis ne se trouvaient pas mal; ils gagnaient assez d'argent pour ne se laisser manquer de rien, et même pour épargner tous les jours quelques dollars. Kwik, qui vivait dans une cuisine bien pourvue et qui ne regardait pas de très-près si les morceaux avaient ou non figuré sur une autre assiette, engraissa visiblement après la première semaine, et bientôt sa figure témoigna par son éclat extraordinaire qu'il ne laissait pas se perdre beaucoup des prétendus restes.

Le Bruxellois venait passer presque chaque soirée avec Jean Creps et ses amis; ceux-ci payaient son écot et écoutaient, avec une curiosité avide, ce qu'il racontait de son séjour dans les placers ou mines d'or. Ce récit renfermait bien des scènes d'affreuse méchanceté, de violence et de meurtre, et assurément le langage du conteur n'était pas de nature à en adoucir l'impression; mais peu à peu les Anversois s'habituaient plus ou moins aux choses de Californie, et croyaient, d'ailleurs, que leur nouveau camarade exagérait ses aventures afin de pouvoir se vanter de son courage et de son habileté. Il leur parla très-complaisamment des bandits et des saltéadores ou voleurs de grand chemins, qui attaquent et assassinent les voyageurs; des vaqueros, qui prennent avec le lasso aussi bien un homme qu'un cheval sauvage et rendent toute défense impossible; du terrible grizzly (ours gris), qui étouffe un homme dans une étreinte de ses bras velus; et surtout des sauvages américains qui savent arracher en un clin d'oeil la chevelure et la peau du crâne à leurs pauvres prisonniers pour s'en faire un ornement guerrier.

Sur une observation des Anversois, d'où il paraissait résulter qu'ils ne croyaient pas à l'existence de ces dangers, Pardoes, qui aimait à parler, leur donna l'explication suivante:

—Vous devez savoir quelles sont les causes de tout cela. Il n'y a que deux ans qu'on a découvert les mines d'or. Il y avait un homme d'origine suisse, nommé Sutter, qui voulut tenter de tirer profit des bois de sapins de Californie, et fit bâtir à cet effet un moulin à eau. On trouva dans la terre qui avait été délayée par l'eau du moulin une grande quantité d'or. La nouvelle se répandit avec la rapidité de l'éclair. Les habitants de San-Francisco, de Monterey, de la Sonora et les Mexicains accoururent en si grand nombre, que, trois mois après la découverte, plus de quatre mille hommes cherchaient de l'or aux environs du moulin de M. Sutter. Industriels, officiers, soldats, tous s'enfuirent vers les mines. Lorsque, peu après, l'étonnante nouvelle pénétra jusqu'aux Etats-Unis d'Amérique et jusqu'en Europe, d'innombrables navires amenèrent des milliers et des milliers de chercheurs d'or étrangers. Les naturels du Mexique et des côtes de la Californie regardèrent ces étrangers comme des envahisseurs de leur patrie et de leur propriété légitime. Ils essayèrent d'abord de les repousser des mines et les attaquèrent les armes à la main; mais, trop faibles pour vaincre les chercheurs d'or réunis dans les placers, ils se jetèrent dans les bois et le long des routes pour attaquer, piller et tuer les troupes isolées de voyageurs. Au commencement, ils considéraient cela comme une guerre légitime; maintenant ils font encore la même chose, en partie par haine nationale, en partie par avidité. Ces voleurs mexicains, lorsqu'ils sont à cheval et se servent du lasso, s'appellent vaqueros; lorsqu'ils sont à pied saltéadores. En ce qui concerne les bushranger, ils sont étrangers; ils vivent du vol et préfèrent ravir l'or aux mineurs qui voyagent plutôt que de le chercher dans les placers par un rude labeur. Les sauvages californiens voient encore avec plus de haine et de colère cette grande affluence de blancs dans leur patrie. Maintenant, ils sont déjà refoulés à une vingtaine de lieues de la côte; mais à certaines époques, ils descendent en nombre des montagnes et assassinent les chercheurs d'or isolés. Je les ai vus de près, mes amis, je puis en parler! Je crois que j'en ai tué au moins quatre ou cinq.

Sur les instances des Flamands et surtout de Donat, Pardoes se mit à raconter son combat avec les terribles sauvages, et il le fit si bien et d'une façon si pittoresque, que Kwik écoutait le coeur oppressé et presque sans respirer, et qu'il tomba dans de profondes réflexions lorsque Pardoes eut fini son récit.

Le Bruxellois était allé en premier lieu dans les mines du Sud, y avait souffert beaucoup de misère et avait eu peu de bonheur; puis il était allé aux mines du Nord, où il avait trouvé beaucoup d'or; il ne les aurait pas quittées si la saison des pluies n'avait rendu impossible le travail des chercheurs d'or. Son intention était d'y retourner quand la saison des pluies serait plus avancée et qu'il aurait épargné assez d'argent; car il n'était pas, comme ses auditeurs, actionnaire de la Société la Californienne. Il devait donc se suffire à lui-même et amasser par le travail l'argent nécessaire pour retourner aux placers.

Les trois amis lui promirent de l'aider à atteindre son but, aussitôt que les directeurs de la Californienne seraient arrivés, parce qu'ils ne sauraient d'ailleurs que faire de leurs dollars économisés.

De toutes les histoires et les descriptions de Pardoes, ce qui faisait le plus d'impression sur l'esprit de Donat Kwik était l'histoire de son combat contre les sauvages californiens et leur cruelle habitude de scalper la peau de la tête à leurs ennemis vaincus. Peut-être la perte du lobe de son oreille était-elle la cause de cette crainte. Il revenait si souvent sur l'affaire des sauvages, qu'il finit par ennuyer le Bruxellois à force de questions.

Un soir, il l'interrompit de nouveau dans son récit:

—Et ces sauvages, ont-ils en effet la peau rouge?

—Certes; c'est pour cela qu'on les appelle Peaux-Rouges.

—Oui, mais rouge?

—Rouge foncé, presque brun.

—Et sont-ils laids?

—Horribles.

—Et tirent-ils avec des flèches empoisonnées?

—On dit qu'ils trempent leurs flèches dans le jus d'un yedra, ou lierre vénéneux.

—Et coupent-ils vraiment aux hommes la calotte de leur tête, avec les cheveux et la peau? Aïe! aïe! quand j'y pense, je frissonne jusqu'à la moelle de mes os.

—Attends, dit Pardoes, je satisferai ta curiosité et te montrerai comment les sauvages scalpent leur homme; car c'est ainsi qu'on nomme ce traitement d'amitié. Tiens-toi tranquille, Kwik, et courbe la tête.— Tiens, ils font ainsi!

En disant cela, il prit de la main gauche l'épaisse chevelure de Donat et la tira comme s'il voulait l'arracher, pendant qu'il traçait avec l'ongle du pouce droit un cercle autour de la tête du jeune homme épouvanté.

—C'est fait, cria-t-il, tu n'as plus ni peau ni chevelure sur la tête!

Donat, qui craignait que ce ne fût vrai, jeta un cri d'angoisse, sauta debout et regarda stupéfait et tremblant le Bruxellois qui feignait de cacher quelque chose derrière le dos.

Un long éclat de rire s'éleva et Donat partagea lui-même l'hilarité générale, dès que, en tâtant sa tête, il se fut assuré que ce n'était qu'un jeu. La sensation désagréable qu'il avait éprouvée, laissa cependant une profonde impression dans son esprit, et l'on eut assez de peine à lui faire comprendre que les attaques des sauvages étaient un des moindres dangers des chercheurs d'or.

XV

LA BANQUEROUTE

Un matin, le cinquième jour après l'arrivée de Jonas, une grande foule courut sur le port avec de grandes démonstrations de joie. C'étaient les passagers du Jonas et de deux autres navires que la Société la Californienne avait envoyés à San-Francisco. On avait signalé un trois-mâts avec pavillon français, et le bruit s'était répandu que les directeurs de la Californienne étaient là enfin avec les instruments et tout ce qu'il fallait pour conduire les actionnaires aux placers.

Lorsque enfin, après une longue attente, une chaloupe atterrit dans le port, les arrivants furent entourés et chacun voulut savoir des nouvelles de la France et de la Californienne. Un cri de désespoir et de rage parcourut la foule: la Californienne avait fait banqueroute et n'existait plus. Tout l'argent payé était donc perdu, et les actions que l'on avait mises en main des passagers ne valaient plus un centime. Etait-ce une gigantesque escroquerie? la Société s'était-elle trompée dans ses calculs ou avait-elle eu des malheurs? Quoi qu'il en fût, les quatre ou cinq cents membres à San-Francisco pouvaient chercher comment ils se tireraient d'embarras. La plupart étaient sans argent; beaucoup d'entre eux, qui avaient été trop paresseux ou trop fiers pour travailler, avaient vécu jusqu'alors très misérablement et couché à la belle étoile comme une poignée de mendiants.

Ce soir-là, les Anversois étaient de nouveau réunis avec le Bruxellois, et on ne parla naturellement que de la banqueroute de la Californienne et de la nouvelle position dans laquelle cette mauvaise nouvelle les plaçait.

—J'ai grande envie de vous faire une proposition, dit enfin le Bruxellois. Vous avez voulu me rendre service; je possède le moyen de reconnaître votre amitié. Aurez-vous du courage? Donat n'est pas un héros, je le sais, mais il est fort et dur à la fatigue. C'est un grand avantage dans les placers. De toi, Jean Creps, je ne doute nullement; mais Roozeman, quoique assez robuste, ne me paraît pas fait pour la vie des mines. Il y aurait immédiatement la maladie du pays, se laisserait décourager et deviendrait une charge pour les autres.

—Bah! que dites-vous? s'écria Donat avec indignation. Monsieur Victor a plus de courage que nous tous peut-être. Si tu l'avais vu à l'ouvrage, comme moi, tu parlerais autrement. Les eaux tranquilles sont les plus profondes, ami Pardoes.

—Pourquoi nous questionnes-tu donc? Murmura Victor qui se sentait blessé intérieurement.

—Si j'étais à ta place, Roozeman, répondit le Bruxellois, je resterais tranquillement chez mon fruitier et laisserais aller mes amis aux placers; car il faut autant de force d'esprit que de force physique pour ne pas succomber là-bas, soit sous le rude labeur, soit sous les attaques d'un tas de pillards.

—Ce que tu dis peut être vrai, Pardoes, répliqua Victor avec calme; mais j'irai aux mines, fussé-je tout à fait seul et y eût-il cent fois plus de dangers, sois-en sûr. Toi aussi, tu me regardes comme un être faible? Ne peut-on pas avoir du courage sans jurer ni parler grossièrement?

—C'est bien, laissons cela, reprit le Bruxellois; je veux faire quelque chose pour vous. Écoutez avec attention ce que je vais dire. Il y a deux chemins pour aller aux mines: l'un est au sud, le long de la rivière San-Joaquim; le second, au nord, le long de la rivière que l'on nomme Sacramento. J'ai déjà suivi ces deux chemins. Au sud, il y a beaucoup moins d'or qu'au nord, et d'ailleurs c'est en même temps la contrée où les sauvages se montrent le plus souvent. Notre ami Kwik n'irait donc pas là avec joie. Le voyage au nord est beaucoup plus long et plus difficile, à la vérité, mais les placers y sont plus riches et plus étendus. Ce qui me pousse cependant le plus à retourner là, c'est un important secret que je vais vous révéler. Rapprochez-vous, camarades, et écoutez bien: Il n'y a pas trois mois que j'étais encore occupé à laver de l'or au bord de la rivière Yuba. J'y avais beaucoup de bonheur et je dus, comme je vous l'ai dit, quitter le placer contre mon gré, parce que la saison des pluies rendait le travail impossible. A mon retour, j'avais, entre autres compagnons, un Suisse qui était malade et voulait retourner en Europe. Je lui rendis beaucoup de services en route et je défendis même sa vie au prix de mon sang, car je reçus un coup de poignard au bras dans un combat contre les voleurs de grands chemins. Ce Suisse portait sous ses vêtements une ceinture en cuir pleine de pépites et de grains d'or. Pour me récompenser de ma protection, il me confia qu'il avait trouvé cet or dans un lieu inconnu jusqu'alors, où les pépites étaient si abondantes qu'on n'avait qu'à les ramasser avec la main, sans aucun travail. Cette place est située très-haut vers la Sierra-Nevada, ou montagne de neige, entre les sources de Yuba et de la rivière de la Plume; il me l'a décrite si exactement et m'a indiqué tant de points de repère, que moi, qui connais bien la nature du pays, je trouverais le riche placer les yeux fermés. Eh bien, maintenant, pour vous montrer que je suis reconnaissant de votre amitié, je vous propose de former une société entre nous et d'aller ensemble aux mines. Acceptez-vous cette proposition?

—Oui, oui! s'écrièrent les autres avec joie.

—C'est bien; je m'occuperai de chercher encore un ou deux compagnons solides;—car nous devons être six, pour pouvoir travailler convenablement là-bas: deux pour creuser la terre, deux pour la porter à la rivière et deux pour en laver l'or.

—O Pardoes! cher Pardoes! partons demain! s'écria Donat.

—Non, pas si vite. La saison n'est pas encore favorable et nous ne sommes pas prêts.

—Kwik a raison, dit Victor. Pourquoi perdre ici inutilement tant de temps? Pourquoi reculer pour un peu de misère de plus ou de moins, pourvu que nous atteignions les mines d'or? Nous ne souffrirons certainement pas autant que sur le Jonas.

—Tu crois? dit le Bruxellois d'un air railleur. Je souhaite que tu ne te trompes pas.

—Mais ne le sais-tu donc pas, Pardoes? Près de deux cents des actionnaires dupés par la Californienne partiront demain, tant vers le nord que vers le sud. La plupart ne possèdent pas cinq dollars.

—Laissez-les aller, laissez-les aller, répondit le Bruxellois avec un sourire singulier. Ils ne savent pas ce qu'ils font. Beaucoup d'entre eux ne verront peut-être jamais les placers, et il ne m'étonnerait pas que nous trouvassions çà et là sur notre route des cadavres ou des squelettes pour témoigner de leur étourderie. Ah! vous croyez qu'on va aux mines comme de Bruxelles à Anvers? Vous en ferez l'expérience: Si la saison était favorable et si nous étions prêts, je remettrais encore notre voyage, et voici pourquoi: dans peu de jours, trois ou quatre cents actionnaires de la Californienne partiront pour les placers, sans argent, sans provisions suffisantes et sans les instruments nécessaires. La faim, le besoin, la misère feront, d'une grande partie de ces hommes, des voleurs et des meurtriers, car en Californie on ne connaît d'autres lois que la violence, et le plus fort prend au plus faible ce qu'il désire posséder. Aussi ne me mettrai-je pas en voyage cette fois sans que nous ayons chacun notre fusil: les revolvers sont bons pour les luttes dans les placers; mais en voyage, quand on est attaqué quelquefois de très-loin par des balles, les fusils sont un moyen de défense indispensable contre tout danger. En attendant, je m'occuperai de l'acquisition de tout ce qui est nécessaire. J'achèterai la plupart des objets d'occasion; ainsi ils nous coûteront moins cher de moitié. Nous avons besoin de beaucoup de choses: des haches, des bêches, des pioches, des plats, des tamis, des marmites, des couvertures pour dormir, une toile pour couvrir notre tente, une claie pour laver la terre aurifère et beaucoup d'autres choses encore.

—Mais quand partirons-nous donc alors, pardieu? grommela Kwik mécontent.

—Aussitôt que le temps sera meilleur et que nous aurons assez d'argent pour nous procurer le nécessaire. Vous n'avez pas encore pu épargner grand'chose, je crois.

—J'ai quarante-huit dollars! s'écria Kwik en frappant sur sa poche.

—Oui, mais Creps et Roozeman? demanda le Bruxellois.

—Moi trente.—Moi vingt-quatre, lui répondit-on.

—Vous êtes plus riches que je ne le croyais. Il y a un bon moyen d'augmenter vos dollars. Roozeman a une malle qui est probablement bien fournie de chemises fines et d'autre linge. Donat a également un bon sac de voyage. Vous me donnerez tout cela et je le vendrai au plus haut prix. Dans les placers, on ne porte pas de linge; on n'y a qu'une chemise de flanelle bleue ou rouge et on n'y change jamais de vêtements. Les étoffes de laine seules sont bonnes là-bas, tant contre le froid et l'humidité que contre la chaleur… Il commence à se faire tard et je suis fatigué. Donnez-moi maintenant chacun dix dollars pour que je puisse commencer dès demain nos achats aux frais de tous.

Jean et Victor donnèrent l'argent sans répliquer. Donat chercha dans ses poches avec une mine embarrassée, fouilla même dans ses bottes et dit:

—C'est dommage; j'ai encore laissé mon argent dans mon chenil. Ce n'est rien, je le donnerai demain.

—Ah! ah! dit le Bruxellois en riant, tu exagères mon conseil, Donat. On doit savoir à qui l'on a affaire. Tu crains que je ne parte avec les dollars, n'est-ce pas?

—Tout est possible en Californie, tu le dis toi-même, bégaya Kwik; mais sois sûr que je n'ai pas mon argent sur moi. Ce que je dis est aussi vrai que je suis ici, ajouta-t-il en se levant précipitamment.

Le Bruxellois frappa sur la poche de Donat et les dollars sonnèrent distinctement.

—Tiens! tiens! je les ai tout de même sur moi! Prends, voilà les dix dollars; je dirai une prière pour que tu n'aies pas de mauvaises idées pendant ton sommeil.

—Maintenant, dit le Bruxellois, nous épargnerons autant que possible, pour être bientôt prêts. Ne parlez à personne de nos intentions ni du but de notre voyage, ni de quelque autre chose que vous auriez apprise de moi. Si l'on venait à savoir que nous nous rendons à de riches placers inconnus, on nous devancerait, on nous suivrait, et l'on nous disputerait par la violence la possession du bon endroit. Il y a beaucoup de chances pour que nous revenions des mines avec une bonne charge d'or. Adieu jusqu'à demain; nous causerons chaque jour de notre prochain voyage.

Cette nuit-là, Creps et Roozeman eurent des rêves d'or. Victor retourna en esprit dans sa patrie, rendant sa mère riche et heureuse, et se voyant lui-même l'époux de la douce Lucie Morrelo.

Donat, qui couchait sur quelques sacs de farine, sous le hangar qu'il nommait son chenil, eut un sommeil très-agité. Il rêva qu'il jetait aux pieds du garde champêtre de Natten-Haesdonck tant d'or qu'il en avait presqu'aux genoux; qu'il l'embrassait avec empressement et lui donnait son Anneken pour épouse; puis il se vit entouré de sauvages qui voulaient lui scalper la tête, ou d'ours avec des dents effroyables; puis il vit encore Pardoes s'enfuir avec ses dollars et crier à haute voix: «Arrêtez le voleur! arrêtez le voleur!»

Cependant les trois amis dormirent cette nuit du plus doux sommeil dont ils avaient pu jouir à San-Francisco.

XVI

LES CHERCHEURS D'OR

Par une chaude matinée du mois de juin, six voyageurs harassés marchaient dans une immense et solitaire vallée, à l'est de la rivière le Sacramento. Ils portaient de pesants havre-sacs sur le dos et étaient chargés de provisions, de haches, de bêches, de pioches, de couvertures de laine et d'autres instruments; en outre, l'un d'eux portait la voile destinée à couvrir la tente; un autre portait la grande marmite pour faire bouillir l'eau, et un troisième la claie, de plus de six pieds de long, destinée à laver la terre aurifère.

Ils avaient tous un fusil en bandoulière et un revolver et un couteau passés dans la ceinture. Ils devaient être depuis plusieurs jours en route, car ils étaient sales et crottés des pieds à la tête; et à voir leurs dos courbés, leurs pieds engourdis et leur marche essoufflée, on eût pu deviner qu'ils avaient déjà fait plusieurs lieues de chemin ce jour-là.

L'endroit où ils se trouvaient était l'extrémité orientale de la vallée de Sacramento, entre la vallée de l'Ours et le Yuba. A leur gauche, s'étendait une plaine immense; à leur droite, au contraire, ils voyaient le sol s'élever et surgir des collines et des montagnes, dont les croupes et les sommets étaient couronnés de cèdres, de cyprès et de pins. A plusieurs lieues de distance derrière les montagnes, toujours de plus en plus hautes, leur vue s'arrêtait aux arêtes de la Sierra-Nevada, dont les cimes s'élèvent de tant de mille pieds vers le ciel qu'ils restent couverts d'une neige et d'une glace éternelles.

Les voyageurs étaient parvenus à un endroit où ils allaient quitter la grande vallée pour gravir du côté de l'Est un défilé entre deux collines. Il avait beaucoup plu quelques jours auparavant. Maintenant le soleil brillait et il faisait beau; mais le sol détrempé était encore boueux et glissant, et l'essoufflement des voyageurs épuisés redoublait avec les difficultés de leur marche.

Les hommes dont se composait cette troupe n'étaient autres que le Bruxellois Pardoes, ses amis Creps, Roozeman et Kwik, et deux nouveaux camarades. Le premier, celui qui se tenait le plus souvent à côté de Pardoes, était un Ostendais qui avait fait presque tout le tour du monde sur un vaisseau américain, et qui s'était enfui en dernier lieu de Callao, pour venir chercher de l'or en Californie. C'était un gaillard fort comme un ours, grossier de langage, ayant l'esprit borné et sans aucun sentiment de générosité ni de morale. Il devait être querelleur de sa nature; car il se vantait sans cesse de son adresse dans les combats au couteau. Le petit doigt manquait à sa main gauche; il l'avait perdu dans une de ces luttes. Le Bruxellois l'avait accepté dans l'association, quoiqu'il fût sans ressources, à cause de sa force corporelle, qui devait lui faire supporter facilement la vie fatigante des mines.—Le second était un gentilhomme français d'environ quarante ans, maigre, aux traits réguliers et haut perché sur ses jambes. Cet homme était évidemment d'une grande naissance; il y avait dans sa démarche, dans la finesse de ses extrémités et même dans l'expression de ses lèvres, quelque chose qui accusait une éducation distinguée et qui contrastait singulièrement avec la physionomie grossière et ignoble de l'Ostendais. Le Français n'était cependant pas un compagnon amusant; il ne parlait que quand il ne pouvait sans impolitesse rester muet, et encore ses paroles étaient amères et trahissaient l'indifférence ou l'orgueil. Le plus souvent il paraissait rêveur et se parlait à lui-même, comme quelqu'un qui est poursuivi par des pensées secrètes ou par une conscience bourrelée, ce qui faisait dire à Donat qu'il avait des rats en tête et qu'une des vis de son cerveau était probablement détachée.

La raison pour laquelle Pardoes avait admis cet associé muet dans sa compagnie, c'est que le Français avait offert tout l'argent qu'il possédait pour devenir leur compagnon de voyage; et comme cet argent était suffisant pour acheter les armes qui manquaient encore, les Flamands avaient accepté sa proposition avec joie.

Victor était le seul qui, par sympathie et par certain sentiment de compassion, témoignât quelque amitié au gentilhomme; l'Ostendais était le compagnon habituel de Pardoes; Jean Creps paraissait s'entendre également bien avec tous. C'était aussi le cas de tous; car, quoiqu'il portât sur son dos la grande claie et qu'il fût chargé outre mesure, il faisait souvent éclater les autres de rire, par ses cabrioles comiques et par ses saillies bouffonnes.

Pendant qu'ils gravissaient ainsi la pente d'un vallon, le Bruxellois, qui allait toujours en avant, tournait la tête de tous côtés comme s'il craignait une rencontre; tantôt il examinait le sol et paraissait suivre des traces indistinctes de pieds; mais les autres n'y firent pas attention, car Pardoes avait agi ainsi du premier jour et avait parlé comme si, à chaque pas, un nouveau danger devait s'élever sous leurs pieds.

En ce moment, le Français glissa sur la terre humide et plia profondément sous son fardeau.

Eh! eh! baron! cria Donat, c'être pas bon avec cet havre-sac sur son dos. Plus bon à Paris dans ta voiture, n'est-ce pas?

Mais le baron n'eut pas l'air d'entendre les paroles de Donat.

—Il me semble, pardieu, que mon français est assez compréhensible, murmura celui-ci en lui-même. Ces gentilshommes ne peuvent jamais oublier ce qu'ils ont été. Elle lui fait la jambe belle, sa baronnie, en Californie. Monsieur du Haut-Mont, avec une marmite sur le dos!

Et, ralentissant un peu le pas, il s'approcha de Victor et dit:

—Monsieur Roozeman, pourquoi ne voulez-vous pas me laisser porter votre hache et votre couverture? Ce serait un vrai plaisir pour moi si vous vouliez vous décharger un peu sur mon dos.

—Tais-toi, Donat, répondit Victor avec un sourire, tu es déjà chargé comme un mulet. Ce grand panier te fait ressembler à un navire sans voile. Je te regarde; car demain c'est mon tour de porter les paniers.

—Vous ne les aurez pas.

—Pas de plaisanterie, Donat; je te suis reconnaissant de ta bonne volonté à mon égard; mais je ferai comme les autres. N'en parle donc plus: c'est inutile… Qu'a donc remarqué Pardoes pour regarder si attentivement de tous côtés?

—Qu'aurait-il remarqué? Rien du tout. Le Bruxellois n'est pas mort de son premier mensonge, depuis que nous sommes en route. Avec ses éternelles histoires de voleurs de grand chemin, d'ours et de sauvages, je craignais qu'au bout de trois jours nous n'eussions été tous ensemble dans le royaume des vers; et nous n'avons pas encore vu de créature vivante que çà et là un lièvre, et dans le lointain deux ou trois petits cerfs avec des queues noires. Cela vaut bien la peine d'en être effrayé! Savez-vous quoi, monsieur Roozeman? Le Bruxellois veut se faire valoir; il marche en avant, nous conduit, nous commande comme un général, il fait de l'embarras, il se vante pour paraître nécessaire. Je veux courir pendant dix ans tout à fait seul… Tiens! qu'a donc trouvé Pardoes?

Ils s'approchèrent du Bruxellois, qui s'était arrêté et regardait la terre sans bouger en disant à voix basse:

—Chut! il y a un danger qui nous menace.

—Vois-tu de l'or? demanda Donat. Pour moi, je ne vois que du gazon et des fleurs jaunes.

—Tais-toi, bavard, murmura Pardoes.

—Je me tais, je me tais; mais qu'y a-t-il, pardieu?

Le Bruxellois leur fit signe de s'arrêter, s'avança de quelques pas, toujours courbé vers la terre. Puis, se tournant vers ses compagnons, il dit:

—Prenez vos fusils en main à tout hasard.

—Eh bien! eh bien! que va-t-il se passer ici, pour l'amour de Dieu? Je ne vois âme qui vive. Ce ne sont assurément pas ces sapins qui nous mangeront?

—Pas de bêtises, Kwik; c'est très-sérieux. Ne remarquez-vous pas, messieurs, là devant vous sur le gazon, et ici sur cette place humide, ces traces de pas?

—J'ai beau écarquiller les yeux; je crois que je suis devenu aveugle, murmura Kwik.

—Avec un peu d'expérience et de pénétration, continua le Bruxellois, on peut deviner à ces signes confus, qui a passé ici, combien ils étaient, et même quelle sorte d'hommes c'était. Voyez, l'empreinte n'est pas aussi large que celle de nos pieds et tout à fait sans traces de clous. Des Mexicains ont passé par ici. La partie antérieure du pied est marquée profondément, tandis qu'à la plupart des empreintes on ne voit pas le talon. Ils ont donc couru. Des voyageurs paisibles ne courent pas. Ce sont donc des saltéadores ou voleurs de grand chemin.

—Mais, remarqua Victor, la pointe du pied est tournée vers nous. Les gens qui ont passé ici sont derrière nous et s'éloignent.

—Est-ce pour cela que tu nous mets encore la mort dans l'âme? grommela
Donat. Qui sait si ces sal… sal… ces brigands ne sont pas déjà à
San-Francisco?

—Il ne s'est pas écoulé une heure depuis que les empreintes sont faites, répliqua le Bruxellois très-sérieusement, d'une voix grave. Et comme je ne les ai pas remarquées plus tôt, les saltéadores doivent être grimpés quelque part sur les collines. Quoi qu'il en soit, tenez vos fusils en main, et jetez en marchant les yeux à droite et à gauche, derrière et devant vous. Du silence! surtout du silence!

La solennité de cet ordre fit quelque effet, du moins sur Donat, quoiqu'il tâchât de le dissimuler. Il se tenait maintenant près du Bruxellois et tournait sans cesse la tête, probablement parce qu'on lui avait dit que les brigands étaient derrière eux.

Ils avaient marché pendant près d'une demi-heure sans entendre le moindre bruit. La vallée s'était élargie, mais ils allaient entrer de nouveau dans un défilé assez étroit.

Le Bruxellois s'arrêta et dit:

—Reposons-nous ici pendant quelques minutes. Je vous conjure, camarades, d'être toujours sur vos gardes, de bien regarder tout ce que vos yeux peuvent atteindre et de faire bien attention au moindre bruit qui frappe vos oreilles. Jusqu'ici nous n'avons pas rencontré de dangers, parce que j'ai eu soin d'éviter la route ordinaire des chercheurs d'or. A présent, cela devient impossible. Dans cette vallée, entre la rivière de l'Ours et le Yuba, les directions se croisent. S'il y a des saltéadores ou brigands, nous pouvons les rencontrer dès à présent à chaque instant. Donc, soyez toujours prêts à la défense, surtout quand notre route est dominée par des collines ou par des bois, comme en ce moment et comme cela durera pendant quelque temps encore.

Ils continuèrent à avancer et ne rencontrèrent rien jusqu'au moment où ils atteignirent la fin du défilé. Là, Kwik sauta tout à coup en arrière avec un cri d'angoisse.

—Qu'y a-t-il? que vois-tu? s'écrièrent les autres.

—Là! là! répondit Kwik, toute une bande de brigands!

Tous s'arrêtèrent et tinrent leurs armes prêtes; car ils voyaient devant eux, au pied d'une colline et à moitié cachés, quatre hommes acculés contre les arbres et dont les deux premiers étaient appuyés sur de longs fusils.

—Eh bien! que ferons-nous? murmura Creps. Nous ne pouvons pas rester ici irrésolus. Ils ne sont que quatre. Pourquoi craindre.

—Oui, mais la prudence est aussi du courage. Ils sont peut-être plus que nous ne croyons. Observons un instant quelle peut être leur intention. C'est étonnant, ils nous remarquent; et, si je ne me trompe, ils rient.

—Venez, avançons, dit Roozeman; reculer est impossible. Si ces hommes veulent nous attaquer, ils peuvent nous atteindre dans tous les cas.

—As-tu peur, Pardoes? demanda Jean Creps.

—Peur? Je suis prudent. Vous ne connaissez pas le pays. Mais il n'y a pas d'autre moyen. En avant donc … et au moindre mouvement hostile, faisons feu!

Ils poursuivirent leur chemin. Lorsqu'ils passèrent devant les brigands supposés, à une quarantaine de pas, ceux-ci ne bougèrent point et restèrent appuyés sur leurs fusils, sans dire un mot, et même sans répondre autrement que par un grognement bref et un léger signe de tête au salut qui leur fut adressé.

A peine les Flamands se furent-ils éloignés d'une demi-portée de fusil, que Donat s'écria avec étonnement.

—Bonté du ciel! en croirai-je mes yeux? C'est, pardieu, la moustache rousse du Jonas.

—Tu t'es trompé, dit Roozeman. Il n'est pas parmi eux.

—Si, il y est, en chair et en os… mais sans son épaisse barbe, qu'il a probablement fait couper à San-Francisco. C'est un des deux sans fusil. Ce roux coquin serait-il devenu voleur de grand chemin? Sur ma parole, je me suis toujours dit qu'il sentait la corde.

—Bah! ce ne sont pas des voleurs, dit Victor en riant; vous le voyez bien, ce sont des gens qui se reposent.

—Pas des voleurs? répéta le Bruxellois, regardant toujours derrière lui. On voit bien que c'est la première fois que vous venez en Californie. Si ces hommes allaient aux placers, ils seraient, comme nous, chargés d'instruments; s'ils revenaient des placers, ils porteraient également des provisions, et, d'ailleurs, je le verrais à leur costume.

—En effet, interrompit Donat, ils ne vont pas aux mines, ils n'en reviennent pas, donc ergo, comme dit le clerc de Natten-Haesdonck, ce sont des voleurs.

—Va-t'en au diable avec tes sottises! Grommela le Bruxellois en le poussant en arrière.

—Vous pouvez en croire ce que vous voudrez, camarades, continua-t-il en se tournant vers les autres. Ce sont des voleurs; et les singuliers personnages que nous avons vus ne forment probablement qu'une partie de la bande. Vous saurez que les véritables gens du métier attaquent très rarement les voyageurs qui se rendent aux placers, parce qu'ils ne possèdent pas d'or. Je crois donc pouvoir en conclure que les brigands se tenaient là en faction pour attendre les chercheurs d'or qui reviennent des mines. Dans tous les cas, croyez-moi, la présence de ces hommes est un mauvais signe. Avançons un peu plus vite, et tenez constamment l'oeil au guet, car chaque arbre, chaque pli de colline, chaque fente de rocher peut cacher des ennemis qui fondraient sur nous au moment où nous nous y attendrions le moins. Mais surtout du silence. Et toi, Donat, fais bien attention. J'agirai comme un chef en temps de guerre, et si tu ne tiens pas le bec clos, je te punirai par une faction de nuit extraordinaire. En avant, maintenant, et prenez garde, messieurs!

Les voyageurs suivirent leur guide, silencieux et d'un pas pressé.

XVII

LES BANDITS

Une heure avant la tombée de la nuit, les chercheurs d'or flamands s'avançaient toujours; mais leur dos se courbait de plus en plus et ils paraissaient à bout de forces. Ils avaient fait une pénible journée de marche et exprimé plus d'une fois le désir de planter leur tente et de se reposer jusqu'au lendemain. Mais le Bruxellois avait refusé jusqu'alors de satisfaire le désir général de ses compagnons, parce que leur route était trop dominée par des collines et des rochers d'où l'on pouvait tomber sur eux facilement et à l'improviste.

Ils venaient d'atteindre une vaste plaine. Le sol, comme en la plupart des lieux qu'ils avaient déjà traversés, était couvert de sénevés sauvages et de folle avoine; mais néanmoins, la vue s'étendait très-loin de toutes parts, excepté du côté gauche, qui était garni en partie de broussailles et de sapins. Au milieu de la vallée, murmurait un clair ruisseau. L'endroit était donc propice pour y camper pendant la nuit et pour y faire cuire le souper, leur principal repas. D'ailleurs, comme ils n'avaient rien rencontré en route, leur inquiétude s'était dissipée insensiblement, et, à l'exception du Bruxellois, personne ne pensait plus au danger.

Les havre-sacs furent ôtés, et, pendant que Jean Creps et le baron restaient pour veiller sur les provisions et les instruments, les autres allèrent dans le fourré pour chercher le bois nécessaire.

Quelques minutes après, ces derniers étaient de retour. On planta en terre deux grosses branches fourchues; une branche droite fut placée horizontalement entre les dents de ces fourches et la voile fut jetée par-dessus. La tente sous laquelle ils allaient passer la nuit sur la terre humide était dressée.

En même temps, Donat, dont c'était le tour de faire la cuisine, avait allumé un grand feu et suspendu au-dessus une marmite pleine d'eau Attachée à une branche de bois, soutenue de la même manière que la toiture rudimentaire de la tente.

Les apprêts de ce souper n'étaient pas chose difficile. Ce que les voyageurs allaient prendre pour renouveler leurs forces était la même nourriture qu'ils mangeaient depuis leur départ de San-Francisco et qu'ils devaient manger désormais pendant leur trajet et dans les mines. Le Bruxellois leur avait appris, à cet effet, la manière de vivre des chercheurs d'or, et tenait à ce qu'on ne déviât pas de cette règle établie par l'expérience. Premièrement, on fait du café: cette boisson ne manque jamais au repas d'un chercheur d'or. On écrase grossièrement les grains de café entre deux pierres ou d'une autre manière, puis on les fait bouillir. Enfin, on jette dans la marmite bouillante un peu d'eau froide, avec laquelle le marc va au fond. Secondement, on coupe quelques morceaux de lard salé et on les frit dans la poêle. Troisièmement, on mélange un peu de farine de froment avec de l'eau, et avec la graisse du lard on en fait quelques gâteaux. Hors les cas extraordinaires, la cuisine des chercheurs d'or n'offre pas d'autres plats.

Pendant que Donat s'occupait près du feu avec activité, les autres s'étaient étendus par terre sous la voile, isolés chacun dans sa couverture de laine et avec la tête appuyée sur son havre-sac. Le Bruxellois et le matelot fumaient une pipe; le Français semblait déjà endormi; Jean et Victor suivaient des yeux Donat et riaient de ses gestes bouffons et de ses facéties.

La nuit était venue et l'horizon du vallon avait disparu dans la clarté douteuse du crépuscule. Lorsque l'odeur du premier gâteau monta aux narines de Donat, l'eau lui en vint à la bouche, et il se mit à chanter joyeusement.

Puis il éleva en l'air un plat en fer-blanc; et, montrant le gâteau à ceux qui étaient couchés sous la tente, il s'écria:

—Messieurs, je suis du pays des crêpes. Regardez donc! Qui en fera une si brune, si grasse et si…?

Mais un coup de pistolet se fit entendre à quelques pas de la tente; une balle perça le plat de fer-blanc dans la main de Donat, et celui-ci laissa tomber le gâteau dans le feu, en jetant de grands cris.

Les autres sautèrent debout, le fusil à la main, et sortirent de la tente pour se défendre contre l'attaque que le coup de pistolet leur annonçait. Ils n'aperçurent rien cependant, quoique le crépuscule leur permit de voir très-loin encore au delà du cercle de lumière tracé par les flammes du feu.

—Là-bas, là-bas! s'écria le matelot, entre les arbres, un homme qui fuit!

—Reste ici, toi, Donat, l'arme en arrêt, ordonna le Bruxellois, pendant que, suivi par les autres, il courait vers le bois pour tenir les fuyards à la portée de son fusil.

Kwik, encore tout étourdi, était debout devant le feu, le fusil à la main, sans avoir conscience de lui-même. La tête lui tournait et il murmurait entre les dents avec dépit:

—Jolie fête des patates! drôles de crêpes! Ah! si j'étais à
Natten-Haesdonck!

Tout à coup il se mit à trembler de tous ses membres: il lui semblait voir, droit devant lui, dans la demi-obscurité, quelques hommes courbés s'approcher à travers les sénevés touffus. Il ne lui fut bientôt plus permis d'en douter: un de ces ennemis qui marchaient en rampant s'était redressé tout à coup. Donat arma son fusil, épaula, et dit en levant les yeux au ciel:

—O mon Dieu! pardonnez-moi, ce n'est pas ma faute!

Après cette courte oraison, il lâcha la détente. Un cri perçant retentit, et l'homme tomba en arrière.

Les autres voleurs s'élancèrent pour tomber sur Donat; mais il tira si résolument sur eux avec son pistolet, qu'ils parurent hésiter.

En ce moment, deux ou trois coups de fusil retentirent du côté des arbres, et plusieurs balles traversèrent l'air en sifflant au-dessus de la tête des brigands surpris. Ceux-ci, voyant que leur coup était manqué et qu'ils avaient affaire à des forces supérieures, s'enfuirent en toute hâte à travers les hautes herbes et disparurent dans les broussailles.

C'étaient les camarades de Donat qui étaient accourus à son coup de feu et avaient chassé les voleurs par leur apparition.

—Mon pauvre Kwik, n'es-tu pas blessé? Demanda Victor d'un ton de sollicitude en voyant le jeune paysan la tête penchée sur sa poitrine et tout abattu.

—Non, monsieur Roozeman, soupira Donat, mais cela ne vaut guère mieux: j'ai tué un homme, hélas! une créature de Dieu, comme moi! Cela restera sur ma conscience comme un bloc de plomb.

—Que dis-tu? tué un homme! où? Demanda Pardoes. Tu ne plaisantes pas dans un pareil instant, n'est-ce pas?

—Il est tombé là-bas, à une cinquantaine de pas d'ici, au milieu de ces hautes herbes.

—Eh bien, conduis-nous; nous irons voir si tu n'as pas rêvé.

Arrivés à l'endroit désigné, ils remarquèrent qu'en effet quelqu'un devait être tombé là; car une humidité qui était sans doute du sang brillait sur le sol.

Le Bruxellois courut à la tente, revint avec une branche de pin qui flambait et éclaira le terrain.

—C'est du sang, en effet, dit-il. Tenez, suivez la trace avec moi; mais dirigez vos yeux de tous côtés et tenez vos fusils prêts…. Voyez, ils étaient trois, et deux ont soutenu le blessé. Le sang est répandu à côté des traces de pas; la balle a donc porté dans le bras; car si Donat eût touché le bandit au corps ou aux jambes, le sang coulerait dans l'empreinte des pieds ou immédiatement derrière.

—Il n'est pas mort, le pauvre homme? Demanda Kwik avec une grande joie.

—Non, puisqu'il a encore su courir.

—Dieu soit loué! Si j'avais assassiné un homme, je n'aurais plus un instant de repos.

—Tu crains que le fantôme du mort ne vienne te tirer la nuit par les pieds, n'est-ce pas? dit le matelot en ricanant.

—Oui, je le sais bien, tu ne crois à rien, vilain hérétique que tu es, répliqua Donat. Ce serait peut-être la première fois que des esprits reviennent? Le grand-père de ma tante a vu l'esprit du fossoyeur dans le cimetière de Natten-Haesdonck.

—Il est inutile que nous allions plus loin, interrompit le Bruxellois en se retournant. Les scélérats se sont enfuis dans le bois avec leur compagnon blessé, et ils sont probablement déjà très-loin. Retournons à notre tente; je vous expliquerai en route mes soupçons concernant la ruse qu'ils avaient employée pour nous surprendre.—Dis-moi, Kwik, ces voleurs avaient-ils des fusils?

—Il y en avait deux qui avaient des fusils, et ils ont tiré chacun une fois sur moi, si bien qu'une balle a même traversé mon toupet.

—Voyez-vous bien! murmura Pardoes. Ils étaient quatre avec celui qui a lâché le premier coup de pistolet; deux seulement avaient des fusils. Ce sont les mêmes hommes que nous avons vus cette après-midi appuyés contre les arbres. Ils ont suivi de loin nos traces pour nous surprendre dans notre tente.

—Ces hommes doivent être bien téméraires remarqua Creps. Ils savent que nous leur sommes supérieurs en nombre, que nous avons des armes, et cependant ils ne craignent pas de nous attaquer.

—Oui, mais vous ne connaissez pas la ruse, répondit le Bruxellois, et, moi-même, j'ai été assez stupide pour m'y laisser prendre, quoique j'en eusse souvent entendu parler. Celui qui a tiré le premier coup de pistolet tout près de la tente ne voulait que nous donner le change et nous attirer derrière lui, loin de notre campement. Heureusement, j'ai laissé Donat en faction; autrement les camarades du premier auraient, pendant notre absence, pillé notre tente. C'est un tour des chercheurs d'or pauvres et affamés, qui tâchent de se procurer ainsi des provisions, des instruments et des couvertures. Messieurs, je félicite notre ami Kwik au nom de nous tous. Il s'est comporté comme une bonne et courageuse sentinelle.

—Cela prouve qu'il ne faut pas beaucoup d'esprit pour faire un coup heureux, grommela le matelot, qui semblait jaloux de cette louange.

—Cela pourrait bien prouver aussi qu'il n'est pas nécessaire de tuer un tas de gens en paroles, pour défendre courageusement sa vie au moment du danger, bégaya Kwik.

—Tu es un poltron; ose dire que ce n'est pas vrai?

—Oui, oui, c'est vrai; j'aimerais mieux vivre en paix avec les hommes et les bêtes; mais de moi, toi et lui, je sais, pardieu bien, quel est mon meilleur ami. Dans tous les cas, à l'oeuvre on connaît l'artisan, dit le proverbe.

Ils étaient revenus à la tente. Donat prit la poêle et continua à faire des crêpes, pendant que les autres buvaient le café dans des écuelles de fer-blanc et y trempaient un peu de biscuit qui leur restait.

Kwik grommelait à part lui d'un air mécontent, tout en faisant sa cuisine. Il réfléchissait qu'un double danger l'avait menacé: tuer un chrétien comme un chien, ou bien recevoir une balle dans la tête. Le premier lui faisait horreur, et le second lui plaisait encore moins. Les crêpes, quoique leur parfum fût toujours aussi bon, ne le tentaient plus; il devint mélancolique et murmura, sans quitter de l'oeil la pâte rissolante:

—Infernale friture! Venir de plusieurs milliers de lieues pour manger des gâteaux poivrés avec des balles et beurrés avec du sang humain! Donat! Donat! mon garçon, tu es un vilain âne! Que viens-tu faire ici? Natten-Haesdonck est un paradis terrestre en comparaison de ce repaire de bandits.

Enfin le souper fut prêt: chacun en prit sa part. Le baron, qui était en faction, fut relevé pendant quelques minutes par Jean Creps. Quand on alla le coucher sous la voile, le Bruxellois dit:

—Tâchez de bien vous reposer, mes amis, car demain, à la pointe du jour, nous devons être sur pied. Les scélérats qui nous ont attaqués ne sont plus à craindre, ils ne reviendront pas. S'il ne survient pas d'autres dangers, nous ne serons pas inquiétés de toute la nuit. Vous connaissez vos tours de faction. Après le baron, c'est Roozeman; après Roozeman, l'Ostendais, et ainsi d'heure en heure. Le baron donnera sa montre à son successeur. Faites bien attention de ne pas faire de bruit, et n'éveillez que le camarade qui doit monter la garde. Regardez sans cesse de tous côtés et ouvrez les oreilles autant que possible. Si vous remarquez quelque chose, tirez un coup de fusil, et chacun de nous sautera sur ses pieds, prêt à se défendre. Qu'on se taise maintenant! Bonne nuit, dormez bien.

Malgré les émotions de cette journée, les chercheurs d'or cédèrent bientôt à la fatigue et s'endormirent si bien, que leurs ronflements faisaient ressembler la tente à une tanière pleine de grognements d'ours.

Donat seul se tournait et se retournait dans ses couvertures, étendait les jambes, les retirait et se couchait sur le côté ou sur le dos; mais il ne put s'endormir. Après une heure et demie de pénible insomnie, il entendit éternuer deux fois Jean Creps qui était couché tout près de lui.

—Ah! monsieur Jean, êtes-vous éveillé? Murmura Kwik d'un ton plaintif.

—Qu'as-tu Donat? es-tu malade? Demanda Creps à moitié endormi.

—Je ne puis fermer l'oeil.

—Bah! il faut dormir.

—Je ne puis, Jean.

—Cela ne fait rien.

—Mais je ne puis pas, vous dis-je.

—Il faut essayer, cela ira bien.

—Toutes mes côtes sont brisées; je frétille ici comme une anguille sur le gril.

—C'est une idée, Donat.

—Oui, monsieur Jean, c'est une idée, une vilaine idée.

—Allons, abrège. A quoi penses-tu?

—Je pense et je repense ainsi en moi-même: Dormir n'est rien, si je savais que je m'éveillerai encore vivant….

—Laisse-moi tranquille, tu m'ennuies, Donat.

—Eh bien, dit Kwik en soupirant, si cela ne se peut pas autrement, encore un Pater ou deux pour ma pauvre petite âme…. Et puis ronflons à la grâce de Dieu!

XVIII

LA PÉPITE

Le lendemain, au lever du soleil, après avoir pris du café et mangé des galettes avec du lard, les chercheurs d'or s'étaient remis en route. La plus grande partie du jour s'était écoulée sans qu'ils eussent rencontré quelque chose de particulier. Leur route les conduisait à travers une suite de vallons et de montagnes, tantôt s'écartant pour faire place à une vaste plaine, tantôt se rapprochant pour former un défilé dont les parois rocheuses semblaient près de s'écrouler sur les voyageurs.

Dans l'après-midi, pendant que ses compagnons, après avoir déposé leurs havre-sacs, s'étaient couchés sur le sol pour prendre du repos, Donat était allé à une petite chute d'eau qui tombait en murmurant sur des blocs de rocher, à une centaine de pas de distance. Il avait soif et voulait boire. En se penchant au-dessus du ruisseau, clair comme le cristal, il vit briller quelque chose dans l'eau. C'était un caillou gros comme le poing et qui paraissait fendu au milieu. Le coeur du jeune paysan se mit à battre violemment; il était pâle et resta dans une immobilité complète à contempler l'objet étincelant, comme si un spectacle merveilleux l'avait frappé de stupeur. Toutefois, il saisit le caillou, l'examina de tous ses yeux, le baisa avec transport, puis courut à travers les sénevés vers ses compagnons, en poussant des cris de joie et faisant toute sorte de gestes et de cabrioles.

—Messieurs, leur cria-t-il de loin, remerciez Dieu, j'ai trouvé le trésor! De l'or! de l'or! Un bloc de dix livres au moins! assez pour acheter un châ…!

Il trébucha, et tomba la face contre terre.

—De l'or! dix livres! Est-ce bien possible? demanda Victor.

—Certes, c'est possible, répondit le Bruxellois; c'est ainsi qu'on trouve parfois les plus grosses pépites. Si Kwik avait découvert un riche placer!

—Aux innocents les mains pleines, dit en riant le matelot.

—Dépêche-toi, dépêche-toi, petit Kwik chéri, s'écria Jean Creps avec une joyeuse impatience.

Tous les autres étendirent, en signe d'intérêt, les mains vers lui.

Donat accourut tout hors d'haleine et bégaya:

—Voyez, voyez quel gros bloc! Et lourd, lourd! plus lourd que du plomb!

A ces mots, il donna le caillou d'or au Bruxellois, qui, après l'avoir examiné, le lança de toute sa force dans la plaine en poussant un cri de désappointement.

—Puisses-tu avoir la crampe, triple imbécile! dit-il à Kwik, qui le regarda d'un air stupéfait et déconcerté, et murmura presque en pleurant:

—N'était-ce pas de l'or?

—De l'or? C'était une pierre de soufre, de l'espèce qu'on appelle pyrite, et elle ne contient que du fer et du soufre.

—Tu ne dois pas être si fâché contre moi pour cela, dit Donat pendant qu'ils reprenaient leurs havre-sacs pour continuer leur voyage. J'y perds autant que toi. Il y en a certainement plus d'un qui s'y est trompé. Pourquoi aurait-on inventé le proverbe: Tout ce qui brille n'est pas or? Allons, allons, nous ne sommes pas plus pauvres qu'auparavant. S'il n'y a pas ici de morceaux d'or, nous en chercherons plus loin. Pardieu! monsieur Victor, c'est bien dommage: tout en courant, je voyais le garde champêtre de Natten-Hæsdonck, avec son Anneken, me tendre les bras en riant, précisément au moment où je tombai là-bas le nez dans le sable. Enfin! la scélérate de pierre est perdue, mais nous emportons au moins l'espoir sur notre dos, je veux dire dans notre coeur.

Bientôt, l'amère déception se changea en gaieté, et maintes saillies grossières ou spirituelles sur la naïveté de Donat prêtèrent à rire aux amis.

Ils étaient déjà à plus de quatre milles de la chute d'eau où ils s'étaient reposés et longeaient une forêt de broussailles épineuses qui ne paraissaient pas assez hautes pour cacher un homme debout.

Tout à coup, le matelot s'arrêta et braqua son fusil comme quelqu'un qui veut tirer.

—Que vois-tu? demandèrent les autres surpris.

—Là, une tête humaine; quelqu'un qui nous épie et se cache dans les broussailles!

—Où? Nous ne voyons rien.

Pour toute réponse, le matelot ajusta et envoya une balle dans les arbrisseaux.

Un cri de douleur retentit, et immédiatement après, du sein du fourré, s'éleva une voix plaintive, faible et douce comme si l'on eût touché une femme ou un enfant.

—Ciel! tu as fait un malheur! s'écria Victor ému jusqu'au fond du coeur par le son de cette voix.—Allons, allons, mes amis, courons au secours de la pauvre victime.

Comme Victor, Creps et Donat entraient dans les broussailles malgré les observations du Bruxellois, ce dernier et le baron suivirent leur exemple.

Le matelot, probablement effrayé par l'idée qu'il pouvait avoir assassiné un innocent, jura qu'ils commettaient une imprudence et resta Dans la vallée.

Les autres trouvèrent, dans une petite clairière, entre les broussailles, le corps d'un homme dont la balle avait percé la tête. Sur ce corps était penché un jeune homme, un enfant de treize à quatorze ans. Il embrassait le mort, versait des larmes sur son visage défiguré, et il était tellement égaré par le désespoir et la douleur, qu'il ne remarqua pas d'abord la présence des étrangers.

On pouvait voir à leurs costumes que ces gens étaient des Mexicains, et, comme le jeune homme répétait toujours d'un ton déchirant: Pobre padre! on sut qu'il pleurait sur le cadavre de son père.

Le baron, qui connaissait un peu l'espagnol, lui demanda comment il se faisait qu'ils voyageassent seuls ainsi et sans armes dans cette contrée dangereuse.

Le baron ne saisit pas très-bien les paroles brèves et entrecoupées que le jeune Mexicain lui répondit; cependant, il crut comprendre que ces malheureux avaient été attaqués et pillés et qu'ils avaient perdu leurs compagnons dans leur fuite. L'enfant était presque fou de douleur et de rage contre les assassins de son père, qu'il regardait comme de vrais détrousseurs de grands chemins; car il parlait avec une grande volubilité et des gestes violents, en montrant du doigt le ciel, et son oeil flamboyant et plein de menaces s'arrêtait alternativement sur le corps inanimé et sur les assistants qu'il chargeait de malédictions.

—Que dit-il? demanda le Bruxellois.

—Il appelle sur nous la vengeance du ciel et nous assure que l'esprit de son père nous poursuivra et ne nous laissera pas de repos jusque sur notre lit de mort.

—Que Dieu nous protège! soupira Donat en faisant un signe de croix.
Ceci nous manquait encore. Nous avons déjà à craindre les hommes et les
bêtes féroces, voilà que les esprits se mettent aussi de la partie.
Dormez donc tranquille avec une aussi terrible malédiction sur la tête!

Pendant que Kwik se livrait à ces réflexions, les autres avaient pris une décision sur ce qu'il y avait à faire. Ils ôtèrent leurs havre-sacs et prirent leurs pioches.

—Ne reste pas là si consterné, Kwik, dit le bruxellois. Prends ta bêche, nous enterrerons le malheureux Mexicain.

Le jeune Mexicain était accroupi et suivait d'un oeil vitreux et immobile le travail de ceux qu'il considérait comme des bandits. Les larmes coulaient à flots sur ses joues, et sa soif de la vengeance semblait un peu calmée. Peut-être le soin des étrangers de ne pas laisser son père sans sépulture le faisait-il douter que ce fussent bien des ennemis qui l'entouraient et qui s'efforçaient de le consoler d'un ton compatissant.

Donat détournait les yeux avec horreur du visage contracté du mort; mais, malgré tous ses efforts, il se sentait attiré comme par un aimant, et, chaque fois, il y jetait les yeux avec un nouvel effroi. Lorsqu'il lui fallut aider à déposer le cadavre dans la fosse, il frémit de la tête aux pieds, ses cheveux se dressèrent sur sa tête et il frissonna jusqu'à la moelle des os. Vaincu par son émotion, il se laissa tomber à genoux près de la tombe et se mit à prier, pendant que les autres couvraient le corps de terre et de pierre.

Lorsque la fosse fut tout à fait comblée, le Bruxellois demanda:

—Ah çà! camarades, qu'allons-nous faire de cet enfant!

—Ce que nous allons en faire? répondit Victor. Nous l'emmènerons aux placers, nous en aurons bien soin et nous lui procurerons, à notre arrivée dans un endroit habité, les moyens de regagner sa demeure.

—Ce sera une grande charge, messieurs.

—Qu'est-ce que cela fait? Après avoir tué le père, nous ne serons pas assez cruels pour laisser ce pauvre enfant dans le désert en pâture aux bêtes féroces. Dussé-je, avec l'aide de mes amis, le porter sur les épaules; il viendra avec nous jusqu'à ce que nous l'ayons mis en sûreté.

—C'est fâcheux, mais tu as raison. Baron, fais-lui comprendre qu'il doit nous suivre.

Le jeune Mexicain se leva et obéit passivement. Il marchait la tête baissée et semblait devenu indifférent à son sort. Cependant, lorsqu'il atteignit la plaine, il releva le front, montra du doit le matelot et cria en espagnol quelques mots qui firent supposer qu'il reconnaissait le meurtrier de son père. Mais, comme s'il se fût calmé tout à coup, il baissa vers la terre son regard flamboyant et suivit ses guides en apparence avec la même soumission.

—Venez, venez, messieurs, dit le Bruxellois, ne vous embarrassez pas plus longtemps de ce garçon. Nous avons perdu beaucoup de temps et il faut le rattraper!

Ils allaient continuer leur route et avaient déjà fait une centaine de pas, lorsque le jeune Mexicain sauta dans les broussailles en poussant un cri de triomphe et, sans que personne eût rien remarqué, disparut avec un navaja ou poignard de poche à la main. En outre, l'attention fut détournée du fuyard par un cri de douleur qui échappa au même instant au matelot.

L'Ostendais tenait la main à son côté et disait qu'il avait reçu un coup de poignard. On l'aida à ôter ses habits et chacun tremblait de crainte qu'il n'eût été frappé mortellement par le fils de sa victime.

Lorsqu'on eût mis son flanc à découvert, on constata avec joie que le poignard avait porté sur l'unique dollar que le matelot portait encore dans sa ceinture de cuir, et n'avait fait que l'égratigner un peu en glissant. Il reconnut lui-même que cela ne valait pas la peine d'y songer et n'était pas assez grave pour arrêter sa marche une seule minute.

On reprit les sacs. On parla encore quelques instants de l'événement; mais les esprits s'assombrirent peu à peu sous l'obsession de tristes pensées, et la petite troupe continua silencieusement sa route par monts et par vaux.

Donat Kwik hochait constamment la tête en marchant:

—L'esprit nous poursuivra et ne nous laissera pas de repos jusque sur notre lit de mort. On devrait mettre aux petites-maisons le premier qui voudra venir encore dans ce maudit pays. Les hommes sont des hommes; mais les esprits, que peut-on faire contre eux? Bien, bien, ça va de mieux en mieux; je ne m'étonnerais pas si aujourd'hui ou demain nous rencontrions Lucifer en personne. En effet, il nous manque encore le diable pour que la collection soit complète. Si réellement je trouve un boisseau ou seulement un petit muids d'or, je ne l'aurai pas volé, pardieu! Ce vilain matelot avec son coup de feu… Nous voilà en guerre avec l'autre monde. Il y a de quoi ne plus fermer l'oeil de toute sa vie!

XIX

LE FANTÔME

Une heure ou deux plus tard, pendant qu'ils passaient en silence non loin d'une forêt de broussailles, le Bruxellois s'arrêta tout à coup et regarda à terre avec surprise. Il semblait en effet que les plantes autour d'eux avaient été piétinées d'une manière particulière, et la terre portait les traces profondes de pieds de chevaux.

Il est arrivé quelque chose ici, murmura Pardoes en faisant quelques pas de côté. Tenez… voici la place. Une bourre de fusil! On a tiré. Tous ces pas de chevaux entremêlés… On aura peut-être joué du lasso.

—Pouah! s'écria Donat Kwik, voilà une mare de sang comme si l'on avait abattu un boeuf.

—Diantre! nous sommes dans un mauvais chemin, messieurs, dit le Bruxellois. Il me semble que nous ferions mieux de nous éloigner de quelques milles vers le nord. Peut-être atteindrons-nous ainsi une contrée moins dangereuse. Venez, nous passerons au pied de cette colline, à côté des arbustes, jusqu'à ce que nous puissions reprendre notre première direction vers l'est.

Ils quittèrent la plaine par le côté gauche. Kwik les suivit en murmurant et en maudissant entre ses dents ce pays où l'on rencontrait presque à chaque pas une horreur.

A peine eurent-ils marché une demi-heure que Donat, effrayé, s'écria:

—Au secours! au secours! une bête féroce, un lion, un ours:

—Où? où? s'écrièrent les autres en levant leurs fusils.

—Là-bas entre les branches. Un four, messieurs, une gueule et des yeux, des yeux!…

—Nous ne voyons rien.

—Êtes-vous donc aveugles? Ne remarquez-vous pas là, au-dessus de ces broussailles, ces deux cornes qui montent et qui descendent? A moi! il vient! il vient!

—Ah! ah! tête sans cervelle! dit le Bruxellois en riant, c'est une couple d'oreilles d'âne que tu vois. Tenez-vous tranquilles, mes amis; c'est peut-être le ciel qui nous envoie un secours précieux. Ce mulet appartient probablement aux gens qui ont été attaqués à l'endroit où nous avons trouvé du sang. Le pauvre animal a fui le combat et erre sans maître dans le bois. Restez tranquilles pendant quelques minutes; l'apparition de l'animal pourrait bien cacher quelque ruse.

—Un bon camarade pour toi, Donat, grommela le matelot; vous serez deux désormais.

Il semblait que Donat le comprit également ainsi; car il courut tout joyeux vers les broussailles, pendant que les autres le suivaient du regard. Une ou deux minutes après, il reparut dans la plaine tenant sous son bras le licou d'un mulet qui se laissait conduire très-docilement. Kwik était ravi de joie et embrassait le mulet en lui adressant toutes sortes de douces paroles. Pendant que les autres venaient à sa rencontre, ils virent qu'il baisait l'animal sur le nez.

C'était un mulet vieux et énervé, qui semblait avoir à peine la force de se tenir sur ses jambes; mais le Bruxellois fit comprendre à ses camarades que ces animaux sont très-robustes et très-solides, et que celui-ci, malgré son âge, leur rendrait encore bien des services et les allégerait probablement d'une partie de leurs lourds bagages jusqu'aux placers. L'animal portait une marque brûlée sur la cuisse, et n'avait d'autre harnais qu'une corde au cou et deux paniers liés ensemble sur le dos; à la corde pendait une petite clochette dont le battant était attaché par une petite courroie pour l'empêcher de sonner.

Les haches, pioches, marmites et couvertures furent tirées sur-le-champ des havre-sacs et chargées sur le mulet, on lui lia également la grande manne sur le dos et chacun se déchargea de son bagage autant qu'il lui plut.

—Donat, je te fais muletier! dit le Bruxellois avec un sérieux comique.

—Je le suis de naissance, répondit Kwik. Ayez confiance en moi; j'aurai soin du mulet comme de mon propre frère.

—En avant, messieurs, en avant maintenant, légers de coeur et légers de corps.

Tous marchèrent gaiement en avant. En effet, ce n'était pas un mince soulagement de se sentir délivrés des lourds fardeaux sous lesquels ils ployaient si longtemps. Donat, en muletier fidèle, marchait à côté du mulet, la main sur le cou de la bête en signe d'amitié.

Déjà l'événement avait perdu de sa nouveauté et les autres continuaient silencieusement leur route, lorsque Donat n'avait pas encore fini de parler au mulet. Bien que le matelot se moquât de temps en temps de l'affection des deux amis intimes qui s'étaient retrouvés si inopinément, Donat ne lui répondait pas et continuait sa conversation avec le mulet:

—Courage, camarade! disait-il. Ne crois pas que tu sois tombé dans des mains étrangères. Feu mon père, que Dieu ait pitié de son âme! avait aussi un mulet, et c'était moi qui devais le soigner, lui donner l'avoine, le mener à la prairie et préparer sa litière. Nous étions si bons amis, que je partageais quelquefois ma tartine de pain de seigle avec Jean Mul, car il se nommait ainsi. Tu dois aussi m'aimer, ne fût-ce que parce que j'ai si bien soigné Jean Mul de Natten-Hæsdonck. Tous les hommes sont frères et tous les mulets aussi. Tu me regardes? Je crois, pardieu, que tu me comprends! Cela t'étonne, n'est-ce pas? Qu'une personne que tu ne connais pas encore te témoigne tant d'affection; mais elle a ses raisons. Tu sauras, mon ami, que j'aime quelqu'un. C'est la fille d'un garde-champêtre. J'ai été assez puni d'avoir osé lever les yeux aussi haut; car le garde-champêtre, lorsque j'allai lui demander de pouvoir me marier avec Anneken, m'a jeté si violemment à la porte que je suis tombé la face dans la boue. Anneken ne me hait pourtant pas; et moi, de mon côté, je la vois toujours devant mes yeux aussi bien que je vois en ce moment tes deux longues oreilles. Vois-tu, j'étais allé un jour avec ton frère Jean Mul à Malines. En retournant, je trouve, entre Villebrock et Natten-Haesdonck, Anneken, la fille du garde champêtre, en train de pleurer sur le bord du chemin. La pauvre enfant s'était foulé le pied et ne pouvait plus marcher. Je l'aidai à monter sur le dos de Jean Mul. Elle était si contente! Nous causâmes ensemble pendant tout le long du chemin. Quand elle me regardait de dessus le mulet avec ses petits yeux noirs pleins d'amitié, c'était comme si mon coeur se gonflait et devenait gros comme une tête d'enfant. J'étais heureux, heureux! Pourquoi? je ne le sais pas au juste, mais j'étais extrêmement heureux. Tiens, je ne puis pas t'expliquer cela ainsi, tu devrais être un homme pour le comprendre. Il n'est donc pas étonnant que je t'aime parce que tu es un mulet, car, s'il n'y avait pas eu de mulets, je n'aurais pas fait connaissance avec Anneken… Il est vrai aussi que je ne serais pas en Californie; mais nous ne parlerons pas de cela. Anneken, Anneken au-dessus de tout… Hue! hue! tu auras bonne vie avec moi. Je t'appellerai aussi Jean Mul. Sois content! si je trouve beaucoup, beaucoup d'or, je t'emmène en Belgique. Cela t'irait joliment, hein, fripon, si tu pouvais habiter un château avec Anneken et moi? Hue! Jean Mul, hue!

Donat aurait peut-être continué ce gai bavardage pendant des heures entières; mais il fut interrompu parce que ses amis s'arrêtaient comme s'ils ne devaient pas aller plus loin ce jour-là.

—Camarades, dit le Bruxellois, je propose de poser notre tente ici. Nous sommes sur une hauteur et nous pouvons regarder au loin. Il y a de l'eau là-bas dans le ruisseau, et, un peu plus loin, il y a de l'herbe et des broussailles pour laisser paître l'âne. Il fait encore jour et nous pourrions marcher encore une demi-heure; mais nous ne sommes pas certains de trouver un autre endroit aussi favorable. Déposez les sacs, nous passerons la nuit ici.

Il déboucla les sangles du mulet et le déchargea de son fardeau, puis il détacha le battant de la petite clochette et donna deux ou trois coups de pied dans les jambes du pauvre animal, qui bondit en avant et se dirigea avec une grande rapidité vers le taillis.

—Mon Dieu! Jean Mul! Jean Mul! cria Donat. Il s'égarera!

Mais le Bruxellois le retint et dit:

—Ne crains rien, Donat. On n'agit jamais autrement ici avec les mulets. Il mangera et dormira très-paisiblement pendant la nuit. Demain matin, nous le retrouverons. La clochette nous dira où il est. Il ne s'éloignera pas; il est habitué à cela.

On alla dans le fourré couper le bois nécessaire pour dresser la tente. Jean Creps, qui devait être le cuisinier et qui était occupé à faire du feu, dit à Kwik:

—Tiens, prends la marmite, Donat, et cours au bas de la colline chercher de l'eau; le café sera d'autant plus vite fait.

Kwik prit la marmite et s'éloigna dans la direction désignée.

—Ça, mes amis, un peu de hâte à l'ouvrage, cria le Bruxellois. La nuit passée, nous n'avons dormi ni trop bien ni surtout trop longtemps. Reposons-nous une bonne fois, afin de pouvoir nous mettre en route de très-bonne heure. Si nous ne sommes point paresseux, nous atteindrons bientôt les mines de Yuba.

—Bientôt? Quand donc? demanda le matelot.

—Encore trois ou quatre jours et nous y sommes. Là, nous nous reposerons un peu et nous renouvellerons nos provisions dans les stores ou boutiques, pour aller plus loin au placer ignoré.

—Mais que vend-on dans les stores?

—Tout ce dont les chercheurs d'or peuvent avoir besoin: de la farine, du lard, du jambon, du sucre, du café, de l'eau-de-vie.

—Drôle d'idée d'établir une boutique à l'endroit même où les autres cherchent et trouvent de l'or! dit Victor.

—Oui, ami Roozeman, et ce sont certes les plus malins, dit Pardoes. Ils vendent une once d'or des choses qui ne valent pas un dollar, et tandis que beaucoup de mineurs s'en retournent aussi pauvres qu'ils sont venus, les boutiquiers ne quittent jamais les placers sans avoir amassé une jolie fortune.

—Ce sont sans doute des Mexicains?

—Non, des gens de tous pays: des Français, des Américains du Nord, des
Espagnols, des Allemands, et aussi des Mexicains.

—Et comment défendent-ils leurs marchandises contre les voleurs et les brigands?

—Vous ne connaissez pas les affaires de là-bas. Les stores se trouvent où les chercheurs d'or sont en grand nombre. On n'y fait pas grande attention à un coup de poignard au de revolver; mais, dès qu'un voleur est pris, on le pend sans…

Il fut interrompu dans son explication par l'arrivée de Donat, qui faillit laisser tomber sa marmite, et bégaya les joues pâles et les bras levés:

—Que Dieu me protège! J'ai vu là quelque chose de si laid, de si horrible, que j'ai presque perdu la tête de peur. Je crois qu'il y a de la sorcellerie dans ce pays, et que le diable…

—Vas-tu dire ce que tu as vu, bavard! Grommela Pardoes avec impatience.

—Ouf! laisse-moi reprendre haleine. Là-bas, derrière la montagne, près de l'eau, est pendu un homme dont les jambes frétillent encore. Il crierait à coup sûr; mais il ne peut pas, car il est pendu par un noeud coulant à une corde!

—Allons, venez, il faut voir ce que c'est.

Donat les conduisit au bas de la montagne et leur montra, en effet, un homme pendu à la plus grosse branche d'un arbre. Le vent qui soufflait à travers l'étroit défilé faisait tourner le cadavre au bout de la corde; ce mouvement avait fait croire à Kwik que le pendu pouvait encore être vivant.

Victor, s'avançant plus près de l'arbre, remarqua qu'on avait cloué un plat en fer-blanc contre le tronc. Donat s'arrêta en tremblant et n'osa pas s'approcher du cadavre; cependant, les railleries du matelot le décidèrent à suivre les autres.

Sur le plat en fer-blanc, on avait gravé des caractères avec une pointe en fer, Victor les lut et dit:

—C'est de l'anglais; cela signifie: Respectez la loi de Lynch. Jacques
Kalef a assassiné ici son ami intime pour lui voler son or
.

—Voyez, à côté de l'arbre, il y a une petite croix de bois dans la terre, dit le baron; c'est la tombe de la victime.

—Bah! ce sont des choses qui ne nous regardent pas, dit le Bruxellois en se retournant. Ne perdons pas un temps précieux à regarder le scélérat. Venez, retournons à la tente.

—Ciel! allez-vous laisser cet homme pendu là? murmura Kwik avec dégoût.

—Il y pend assurément depuis six semaines.

—Et vous ne l'enterrerez pas? C'est peut-être un chrétien comme nous!

—Laisse-moi tranquille, Donat. Serais-tu assez stupide pour mettre la main à cette charogne?

—Mais … mais l'esprit de cet homme reviendra et errera aussi longtemps que ses restes ne seront pas enterrés.

Pour toute réponse il n'obtint qu'un éclat de rire. Chemin faisant, Victor s'efforça de lui faire comprendre qu'il devait mettre des bornes à sa compassion. Le pendu était un horrible assassin et avait bien mérité sa punition. Mais Kwik ne se laissait pas rassurer; il détournait la tête avec angoisse, comme s'il craignait d'être poursuivi par le pendu; il poussa un soupir profond et murmura d'une voix presque inintelligible:

—Je préfère encore coucher dans le cimetière de Natten-Haesdonck, quoiqu'il n'y fasse, pardieu, pas bon à minuit… Allons, allons, mon cher petit Donat, roule-toi bien dans tes couvertures, mets-toi sur la terre molle et rêve d'Anneken et de l'or, jusqu'à ce qu'un fantôme vienne te tordre le cou. Quel pays, bon Dieu, quel horrible pays!

Le café et les crêpes furent bientôt prêts. On soupa. Victor fut mis en sentinelle et les autres se glissèrent sous la tente pour se coucher.

Donat se démenait plus fiévreusement encore que la veille. Il tenait ses yeux fermés; car, aussitôt qu'il les ouvrait, l'obscurité prenait pour lui toutes sortes de formes effroyables. Il voyait le cadavre du Mexicain, le cadavre du pendu et le cadavre de la victime passer et repasser devant ses yeux en le menaçant. Mais ce qui le frappait d'une terreur encore plus profonde, c'était la pensée qu'il allait être appelé vers le milieu de la nuit pour relever la sentinelle. Il allait donc se trouver seul aussi dans les ténèbres! Ses camarades sous la tente ronflaient sourdement et semblaient plongés dans un sommeil bienfaisant; il enviait cette tranquillité d'esprit et se disait en lui-même qu'il eût donné un morceau d'or aussi gros qu'une pomme pour pouvoir oublier comme eux qu'il y a des esprits qui reviennent. Il se mit à prier ardemment, et, soit que sa prière diminuât son effroi en occupant son esprit, soit qu'il succombât aux fatigues du voyage, il tomba enfin dans un léger assoupissement qui finit par devenir un vrai sommeil.

Vers le milieu de la nuit, il sentit que quelqu'un lui tirait les jambes et lui pinçait les mollets.

Il sauta debout et dit en soupirant, les cheveux hérissés sur la tête:

—O mon Dieu! secourez-moi! un fantôme! Un fantôme!

—Tais-toi, âne que tu es! grogna le matelot; tu dois monter la garde: il est onze heures.

—Oui, murmura Kwik en sortant de la tente, c'est ainsi qu'un malheureux tombe d'un trou dans un autre.

—Voici la montre, dit l'Ostendais en la lui mettant dans la main. A minuit tu éveilleras le baron pour te relever.

—N'as-tu rien vu dans l'obscurité? Demanda Kwik avec anxiété.

—Si, Donat, quelque chose de très-vilain, mon garçon; fais attention, ça ne sent pas bon, là dehors.

—Qu'as-tu vu? Pour l'amour de Dieu, ne me trompe pas!

—Ce que j'ai vu? un fantôme, un esprit avec un drap blanc sur le dos! dit le matelot d'une voix creuse. Il m'a parlé!…

—Allons, allons, est-ce vrai? Et qu'a-t-il dit?

—«N'y a-t-il pas parmi vous un imbécile qui se nommé Kwik? a-t-il demandé.—Oui, ai-je répondu, il montera la garde vers le milieu de la nuit.—Eh bien! a dit le fantôme, c'est justement une bonne heure pour tordre le cou à ce peureux avaleur de bourdes.» Dors bien, à demain, Donat!

Lorsque le pauvre Kwik se vit seul dans l'obscurité, la peur le fit chanceler sur ses jambes. Il avait envie de tenir ses yeux fermés; mais parmi toutes ses faiblesses il avait pourtant beaucoup de bonnes qualités, et une de celles-ci était qu'il voulait remplir fidèlement et sérieusement la fonction qu'il avait acceptée. Malgré son émotion, il se rappela qu'il était là pour veiller sur la vie de ses camarades et surtout sur Roozeman.

Il regarda donc de tous côtés, mais une sueur froide mouillait son front et il était tourmenté par mille folles visions. Arbres, rochers, nuages, tout prenait à ses yeux une forme effroyable.

Jusqu'alors, il se sentait cependant assez courageux pour ne pas quitter son poste; mais sa terreur augmentait à mesure qu'approchait l'heure fatale de minuit, l'heure à laquelle, d'après les récits de son enfance, les esprits et les fantômes errent et cherchent vengeance.

Tout à coup il poussa un cri étouffé et ses cheveux se hérissèrent sur sa tête comme une brosse. Il vit ou crut voir que, dans le lointain, une ombre humaine, avec un drap blanc sur la tête, était sortie de terre.

Il recula jusque près du feu, et dut s'appuyer au piquet pour ne pas tomber. Là, une idée de salut surgit dans son esprit. Il tira la montre de sa poche, l'ouvrit, se pencha sur la flamme, et, avec ses doigts tremblants, avança l'aiguille de près de trois quarts d'heure. Alors il se glissa sous la tente, tira quelqu'un par les jambes et dit:

—Baron, baron, réveillez-vous! Douze heures. C'est pour vous faction, minuit.

—Quoi, minuit? murmura le Français en sortant de la tente; il n'y a pas une demi-heure que je t'ai entendu relever.

—Allons, allons, baragouina Donat dans son mauvais français, quand dormir, pour savoir si douze heures ou pas. Tiens, la horloge marque juste cela!

Le baron prit la montre et se mit en faction.

Donat s'entortilla dans sa couverture, se coucha, fit le signe de la croix et murmura entre ses dents:

—Ce n'est pas loyal, je le sais; mais je le lui revaudrai, dussé-je monter dix fois la garde pour lui un autre jour. Je n'ai pas peur, je suis assez courageux; mais me battre contre des fantômes!… Aïe! Aïe! Dors bien, Donat!

Et il laissa tomber avec découragement sa tête sur son havre-sac.

XX

LE BLESSÉ

Lorsque les chercheurs d'or s'éveillèrent le lendemain matin et qu'ils regardèrent la montre, ils ne furent pas peu étonnés que le soleil se levât une heure plus tard que les autres jours. On fit à ce sujet toutes sortes de suppositions, et le matelot prétendait même que cela devait provenir d'un tremblement de terre qui avait fait sortir le globe terrestre de son pivot. Donat baissait les yeux et feignait d'avoir un rhume de cerveau qui le faisait éternuer sans cesse. Le baron l'observait avec méfiance; mais le naïf garçon avait une mine si innocente, que le soupçon du baron s'évanouit tout à fait.

Pendant qu'ils étaient assis pour prendre le café, Jean Creps dit en se frottant les mains:

—Aujourd'hui, nous ferons encore beaucoup de chemin. Nous avons bien dormi, n'est-ce pas, Kwik?

—Oui, oui, grommela Donat, cela va bien! Toute la nuit j'ai été tiraillé en tous sens par quatre ou cinq fantômes.

—Il faut maîtriser ton imagination, ami Kwik, dit Victor en riant. Dieu nous a protégés jusqu'ici; il est à croire qu'il continuera à veiller sur nous.

—Ainsi, vous nommez cela protéger, monsieur Roozeman! Je suis curieux de savoir ce qu'il y aura de neuf aujourd'hui. Un dragon à sept têtes, le diable en personne ou une douzaine d'anthropophages?

—Allons, allons, ne perdons pas trop de temps, camarades! s'écria le Bruxellois. Ramassez les havre-sacs! Donat, va chercher le mulet, il est là-bas près de ce sapin!

Quelques minutes après, ils étaient en route. Donat voulait absolument porter le sac et le fusil du baron; mais le Français, qui ne comprenait pas la cause de cette obligeance subite, repoussa son offre par un refus hautain et une froide raillerie.

Kwik eût bien voulu rendre au baron, par d'autres services, les trois quarts d'heure qu'il lui avait volés; mais, repoussé avec si peu d'amitié, il était retourné près du mulet et marchait à moitié découragé.

Il raconta à voix basse à la bête comment il avait passé cette triste nuit et quelles choses horribles il avait vues. Il déplora son départ de Natten-Hæsdonck, et parla avec tant d'enthousiasme de son village natal, de ses grasses prairies et du repos et de la paix dont on y jouissait, sans avoir à craindre ni assassins, ni revenants, ni sauvages, que le mulet, s'il avait pu le comprendre, eût cru certainement que Natten-Haesdonck était situé dans le paradis terrestre. Pour se consoler lui-même, il s'efforçait d'inspirer du courage à la bête et de faire briller à ses yeux le bonheur de demeurer dans un château avec Anneken. Mais au milieu de ce récit attrayant, le mulet se sentit piquer par une mouche et donna par mégarde un si violent coup de pied à son conducteur, que le pauvre Kwik culbuta et tomba à la renverse.

Donat devait avoir la tête très-dure; car, avant que les autres eussent eu le temps de voler à son secours, il était sur ses pieds et avait repris sa place à côté du mulet.

Ce petit incident n'avait donc pas interrompu le voyage. Donat fit un sermon sans fin au mulet, sur l'amitié, la reconnaissance et l'obéissance qu'un mulet doit à son maître ou à son conducteur quand celui-ci le traite avec douceur.

Il était précisément en train de citer, pour servir d'exemple, toutes les bonnes qualités de Jean Mul de Natten-Haesdonck, lorsque le Bruxellois s'arrêta tout à coup et cria:

—Apprêtez les fusils! Beaucoup d'hommes devant nous!

—Nous y voilà encore! soupira Donat; je ne donnerais pas une pipe de tabac de notre vie.

Tous s'arrêtèrent, le fusil braqué; ils virent arriver un grand nombre d'hommes; mais on ne pouvait voir à une aussi grande distance quels hommes c'étaient.

Aussitôt que cette troupe aperçut la compagnie de Pardoes, elle s'arrêta également et apprêta les fusils.

—Ah çà! camarades, murmura Donat, si nous ne pouvons faire autrement, battons-nous à la grâce de Dieu; mais ils sont au moins vingt là-bas, et il y a à côté de nous une forêt pour fuir. Qui aime le danger y périra, dit le curé de Natten-Haesdonck.

—Tais-toi, imbécile! interrompit Pardoes. Si je ne me trompe, il n'y a rien à craindre. Ces hommes-là sont chargés de lourds fardeaux. Ce sont des chercheurs d'or qui reviennent des placers. Allons, amis, faisons comme eux; continuons notre chemin avec prudence. Voyez, ils nous font des signes d'amitié.

En effet, les deux groupes se rapprochèrent lentement, et, dès qu'ils furent assurés de part et d'autre que c'étaient de simples voyageurs qu'ils avaient rencontrés, ils échangèrent de loin quelques cris pour saluer. Pourtant chacun se tint sur ses gardes.

Le Bruxellois reconnut un Français, qu'il avait vu l'année précédente dans les mines du Nord. Il alla à lui et causa une couple de minutes, pendant que ses camarades échangeaient quelques paroles avec les autres chercheurs d'or et tâchaient d'obtenir des renseignements sur l'état des placers. On ne leur dit pas grand chose, car ces hommes paraissaient très-méfiants; et, lorsque Donat demanda à l'un d'eux, dans son mauvais français:—C'est pour vous beaucoup grand de l'or dans cette sac?— ils semblèrent tous fâchés et le regardèrent avec des yeux menaçants.

Les premiers de la troupe s'étaient déjà remis en route. Le Bruxellois serra la main au Français et lui dit adieu.

Pardoes s'approcha de ses amis, qui reprirent également leur voyage. Ils le regardèrent, espérant qu'il leur communiquerait quelque chose de ce qu'il avait appris; mais il hochait la tête avec une inquiétude visible et resta muet.

—As-tu de mauvaises nouvelles, Pardoes, que tu as l'air si sérieux? demanda Jean Creps.

—De mauvaises nouvelles, répondit-il.

—Oui? encore quelque chose de nouveau? murmura Donat. Nous n'avons pas encore eu de sauvages.

—Et ce sont des sauvages que nous pourrions avoir, dit Pardoes.

—Eh bien, prenez-le comme vous voulez, s'écria Kwik avec colère, je donne, pardieu! ma démission de chercheur d'or et je m'en retourne à la maison. J'ai déjà perdu une demi-oreille dans ce pays ensorcelé; mais je ne voudrais pas arriver à Natten-Haesdonck avec ma tête nue et chauve comme une gamelle.

—Tais-toi donc, Donat, et écoute si tu veux. Voici, messieurs, ce que le Français m'a dit. Entre nous et les placers du Yuba, une nombreuse bande de sauvages californiens s'est montrée. On a reçu la nouvelle, dans les stores, qu'elle a attaqué, il y a quatre jours, une compagnie de voyageurs. Les hommes qui viennent de passer ont vu les Californiens de très-loin. Le Français m'a conseillé de faire un détour pendant une heure ou deux vers l'ouest pour éviter ainsi la rencontre des sauvages. Nous commencerons à suivre ce conseil au pied de cette montagne. Faites attention et tenez-vous toujours prêts à la défense.

Après qu'ils eurent pris leur direction vers l'ouest et qu'ils furent remis à peu près de l'impression de cette mauvaise nouvelle, le Bruxellois reprit:

—Hors cela, camarades, il y a de bonnes nouvelles des mines. On a découvert plus haut, vers la source du Yuba, de nouveaux placers, qui sont plus riches que ceux qu'on avait trouvés jusqu'ici. Le Français, à qui j'ai rendu quelques services l'année passée, m'a donné des explications précises; et, comme les nouveaux placers sont sur notre route, je suis d'avis que nous ferions bien d'y tenter la fortune pendant quelques jours. Il y a des stores à quelques milles de là; vous pourrez vous y reposer et apprendre dans l'entre-temps le métier de chercheurs d'or. Le premier venu n'est pas dès le commencement un chercheur d'or.

Donat n'écoutait pas ces explications; il marchait en grommelant à côté du mulet et jetait sans cesse derrière lui des regards inquiets, tourmenté qu'il était par la crainte de voir apparaître des sauvages. Il était évident pour lui que, dans ce pays maudit de Californie, on doit toujours s'attendre au pis, pour ne pas rester au-dessous de l'effroyable réalité. De temps en temps, il portait la main à sa tête et se tirait les cheveux pour être convaincu qu'il n'était pas encore chauve.

Tout à coup un cri aigu lui échappa et il dit en pâlissant:

—O mon Dieu! les voilà! les voilà!

Un bruit étrange s'était fait entendre au loin dans les broussailles, et les compagnons, également surpris, s'arrêtèrent, l'oreille au guet.

C'était une voix qui se lamentait et appelait du secours; d'abord ils ne distinguèrent pas en quelle langue s'exprimaient ces plaintes; mais ensuite ils entendirent distinctement prononcer le mot God! (Dieu!)

—Est-ce possible? s'écria Victor. Un Flamand dans ce pays? Venez, venez, allons voir. C'est probablement un malheureux compatriote.

—Restons ensemble, dit le Bruxellois. La main aux fusils; car tout peut cacher une ruse. Donat, tâche de nous suivre dans les broussailles.

Guidé par le cri d'angoisse, ils trouvèrent un jeune homme assis contre un arbre. Il était pâle, ses joues étaient creuses, et un de ses pieds était entouré de lambeaux qu'il avait déchirés de ses habits. Ses premières paroles prouvèrent qu'il était Anglais, ce qui avait causé l'erreur de Victor, parce que le mot «Dieu» est le même en anglais qu'en flamand.

Il raconta que lui et ses compagnons avaient été attaqués par des bandits et qu'il avait reçu une balle dans le pied. Sa blessure s'était enflammée; son pied s'était enflé douloureusement; il ne pouvait marcher et avait rampé depuis quatre jours dans le bois, vivant de plantes et de racines dans l'attente d'une mort affreuse. Il suppliait les étrangers à mains jointes, pour l'amour de Dieu, de ne pas le laisser dans le désert. Son père tenait un grand store ou boutique dans les placers de la rivière de la Plume et les récompenserait généreusement.

Victor et Jean parlèrent de placer le jeune homme sur l'âne; mais le matelot jura que l'humanité était une sottise en Californie et qu'il n'avait pas envie de reprendre la charge d'un âne pour les beaux yeux de cet Anglais.

Comme le débat s'échauffait entre Roozeman et l'Ostendais, le Bruxellois dit:

—Venez un peu à l'écart avec moi, messieurs; l'affaire est assez importante pour être discutée.

Quand on l'eut suivi à une vingtaine de pas, il reprit:

—Mes amis, nous avons eu le bonheur de trouver un mulet, c'est un secours précieux, et il nous permettait de marcher rapidement et à grandes journées vers le but après lequel nous soupirons tous. Le mulet est vieux et faible. Si nous allons nous charger de ce blessé, nous devrons de nouveau porter sur notre dos les instruments et la claie, et nous en serons beaucoup retardés. Quant à la récompense qu'il nous promet, ne vous y fiez pas; une fois en sûreté, il nous dira: «Je vous remercie et bonjour.»

—Mais laisserons-nous donc mourir impitoyablement dans ce désert un chrétien, notre prochain? Allez, continuez votre chemin, messieurs. S'il le faut, je resterai seul avec ce malheureux, et le porterai, si je puis.

Le blessé, qui les regardait de loin, vit bien que le jeune homme aux cheveux blonds plaidait en sa faveur. Aussi tendait-il vers lui des mains suppliantes et son regard était plein d'éloquence.

—Eh bien, je m'oppose positivement au projet ridicule de Roozeman, dit le matelot. Porte les instruments qui veut; moi, je ne me charge plus de rien.

—Soit! alors nous porterons tout, n'est-ce pas, Jean?

—Certes; une pareille insensibilité est horrible.

—Et toi, Donat?

—Moi, pour sauver la vie à un homme, je porte la claie et les haches jusqu'à l'autre bout du monde. Cela nous rendra Dieu favorable, et peut-être, pour nous récompenser, éloignera-t-il de nous les sauvages.

—Qu'en dis-tu, baron? demanda Pardoes.

—Je pense, répondit le baron, que la vie d'un homme ne vaut pas la peine de faire tant d'embarras; mais, soit, le malheureux est encore jeune; je veux bien porter ma part des instruments.

Victor et ses amis avaient déjà déchargé en grande partie le mulet; ils soulevèrent prudemment le blessé et le placèrent sur la bête. Le pauvre jeune homme remercia Victor les larmes aux yeux et lui jura chaleureusement de garder jusqu'au bord de la tombe le souvenir de sa générosité.

Selon leur promesse, Roozeman et Creps prirent la plus grande partie des instruments sur leur dos, et on lia le panier sur celui de Donat.

Le voyage fut repris. En route, l'Anglais raconta comment ce malheur lui était arrivé:

—Mon nom est John Miller; nous sommes de Kilkenny, en Irlande, dit-il. Je devais me rendre à Sacramento, afin d'y acheter une provision de farine pour mon père. Comme on ne pouvait se procurer assez de mulets à la rivière de la Plume, je suis allé aux placers du Yuba, et j'y ai trouvé après quelques jours d'attente, les muletiers dont j'avais besoin. Nous descendîmes avec rapidité des montagnes, car nos mulets étaient bons. Nous ne rencontrâmes rien de particulier dans notre voyage, jusqu'au troisième jour. Quelques heures avant midi, nous vîmes, au pied de la montagne qui dominait notre route, un homme accroupi et courbé, comme quelqu'un qui est très-fatigué. Comme il était seul et n'avait pas d'autres armes qu'un revolver, il ne nous inspira pas de méfiance. Il répondit à nos demandes qu'il était parti de San-Francisco pour aller aux mines du Nord, qu'il s'était égaré, et qu'il mourait de faim, faute de provisions. Nous lui donnâmes quelques biscuits et un bon morceau de viande salée. Cet homme avait de grosses moustaches rousses et les yeux singulièrement petits…

—Était-ce un Français? demanda Victor étonné.

—Oui, c'était un Français; il y en avait deux parmi nous qui savaient causer avec lui.

—La moustache rousse du Jonas! Murmura Victor; Donat ne s'est pas trompé!

—Je n'aurais pas regardé si exactement son visage, continua le blessé, mais il me sembla qu'il nous examinait tous un à un de la tête aux pieds, et comptait nos armes. Il s'était levé et avait poursuivi son chemin; nous avions, après lui avoir montré la bonne route, repris notre marche dans une direction opposée. Poussé par la défiance, je fis arrêter un instant mes compagnons et je grimpai sur une montagne pour observer l'inconnu. Il avait disparu et ne pouvait s'être caché nulle part dans cette plaine, sinon dans les broussailles ou dans le bois. Nous craignions une attaque des brigands qui rôdent maintenant en très grand nombre; mais comme, après avoir marché avec rapidité pendant une heure et demie, nous n'avions rien rencontré, nous nous arrêtâmes pour faire manger les bêtes et pour préparer notre propre dîner. A peine fûmes-nous remontés sur nos mulets et prêts à donner le signal du départ, que plusieurs hommes parurent sur une montagne au-dessus de nous et nous envoyèrent quatre ou cinq balles. Nous nous mîmes sur la défensive et nous déchargeâmes également nos fusils. Mais une dizaine de brigands fondirent sur nous du haut de la montagne, avant que nous eussions eu le temps de recharger nos armes. Un des nôtres cria: «Fuyez! fuyez!» et je vis mes compagnons éperonner violemment leurs mulets et chercher leur salut dans la rapidité de leurs montures. Je voulus faire comme eux; mais le même homme aux moustaches rousses et aux petits yeux m'ajusta et me tira une balle à travers le pied. Mon mulet fit un écart, me désarçonna et suivit les autres. Les voleurs poursuivirent mes camarades; j'entendis longtemps encore les coups de fusil qui retentissaient dans le bois. J'étais couché là depuis quatre jours; mon pied s'est enflammé. Je ne pouvais pas me mouvoir, et je prévoyais une mort terrible, lorsque Dieu m'exauça et m'envoya un secours et un salut inattendus.

Victor et Jean causèrent longtemps ensemble du rôle que la moustache rousse du Jonas avait joué dans cette histoire, et Jean Creps assura qu'il enverrait une balle dans le ventre du scélérat la première fois qu'il le rencontrerait.

Les Flamands atteignirent enfin l'endroit où ils devaient passer la nuit.

Pendant qu'on préparait le souper, Victor ôta les langes du pied du jeune Anglais, lava avec beaucoup de soin la blessure enflammée et enveloppa son pied d'un linge propre. Ce pansement allégea si complètement les souffrances du malheureux, qu'il prit les mains de Roozeman et les arrosa de larmes de reconnaissance.

Donat céda sa couverture au blessé, et, quoique celui-ci refusât, Kwik resta inébranlable dans sa résolution et coucha sur la terre nue.

Cette nuit-là, tous dormirent en repos sous la garde de leur sentinelle. Donat, tout content de lui et joyeux d'avoir pu faire une bonne action, ne rêva pas et dormit d'un sommeil si profond, qu'il fallut le secouer pendant plusieurs minutes lorsque vint son tour de monter la garde.

XXI

LES VAQUEROS

La présence de l'Irlandais blessé semblait leur porter bonheur, car ils poursuivirent leur voyage pendant un jour et demi sans rencontrer rien qui fût de nature à les inquiéter.

La certitude de n'avoir plus à passer que deux nuits dans les montagnes avant d'atteindre les placers du Yuba, les réjouissait et leur rendait le coeur léger.

On se moqua de la peur que Donat avait eue pendant la route, et on s'efforça de lui faire comprendre que, s'ils avaient rencontré jusque-là beaucoup d'apparences de malheur, du moins ils approchaient du terme de leur voyage sans avoir souffert de dommage réel. Kwik hochait la tête en signe de doute et répondait qu'on ne peut vendre la peau de l'ours avant de l'avoir pris, et qu'on ne peut pas fêter la moisson avant que le grain soit dans la grange.

Dans la matinée, ils traversèrent une vaste plaine et regardèrent sans y faire beaucoup d'attention quelques rochers isolés au milieu de la vallée et paraissant sortir de terre.

Lorsqu'ils en étaient encore éloignés de deux cents pas, le Bruxellois s'arrêta tout à coup et dit d'une voix étouffée:

—Arrêtez, mes amis; il y a une embûche derrière ces montagnes!

Et, étendant le doigt, il ajouta:

—Là-bas, au-dessus des rochers, des chapeaux qui se remuent. Ces chapeaux sont des sombreros mexicains. Ceux qui sont derrière les rochers pour nous attaquer à notre passage et qui se croient bien cachés, sont sans doute des salteadores. Tenez-vous prêts, messieurs, et faites feu à la première apparition des voleurs!

Pendant qu'il parlait encore, les chapeaux s'élevèrent et trois balles sifflèrent au-dessus de la tête des Flamands. Ceux-ci lâchèrent tous ensemble leurs coups de fusil sur les ennemis; mais alors apparurent à côté des rochers quatre ou cinq hommes à cheval qui, pour ne pas laisser aux chercheurs d'or le temps de recharger leurs armes, coururent sur eux au grand galop de leurs chevaux et avec des cris de triomphe.

—Les revolvers! cria le Bruxellois. Ce sont des vaqueros! jeteurs de noeuds coulants! Prenez-garde au lasso!

Donat fit le signe de la croix en soupirant d'un ton plaintif:

—O bon Dieu! prenez ma petite âme en pitié!

Mais il n'eut pas le temps d'achever cette courte prière. Les lassos fendirent l'air en sifflant et les coups de revolver répétés avec rapidité retentirent dans la vallée. Pour ne pas être écrasés par les chevaux, les chercheurs d'or s'étaient séparés chacun dans une direction différente.

Un lasso cingla Roozeman par la taille et lui serra les bras contre le corps. Le cavalier à la selle duquel était attaché le terrible noeud coulant, donna de l'éperon à son cheval, renversa le malheureux Flamand et le traîna sur le sol dans sa course rapide.

Donat Kwik, qui tirait de manière à vendre chèrement sa vie, fut le seul à remarquer la position critique de Victor. Il poussa un cri de désespoir et courut avec une vitesse étonnante au secours de son ami. Dans sa course, il jeta son revolver déchargé, tira son long couteau catalan de sa ceinture et atteignit le Mexicain juste au moment où celui-ci allait s'élancer d'une hauteur et briser infailliblement la tête de sa victime… Kwik enfonça si violemment son couteau dans le flanc du cheval, que le pauvre animal, frappé mortellement, s'abattit. Le vaquero, qui avait sauté de sa selle et était tombé sur ses genoux, tira un poignard, en porta un coup à Donat et le blessa malheureusement; mais le Flamand, exaspéré, prit le vaquero par les cheveux, le renversa en arrière et lui plongea son couteau jusqu'au manche dans la poitrine. Alors il s'élança vers Roozeman, coupa le lasso, et courut sans rien dire à l'endroit du combat. Il hurlait de rage, le sang lui coulait de la figure et il agitait son terrible couteau au-dessus de sa tête.

Lorsqu'il eut rejoint ses autres amis, il vit fuir les Mexicains dans la direction des roches solitaires. Sans se détourner, il courut seul derrière eux, quoique le Bruxellois lui criât sur tous les tons de s'arrêter.

Kwik reconnut bientôt l'inutilité de cette poursuite et revint sur ses pas. Victor courut à sa rencontre en l'appelant son sauveur, le serra dans ses bras et montra une profonde inquiétude à la vue du sang qui coulait sur la joue du pauvre garçon. Celui-ci le tranquillisa: le vaquero avait voulu lui percer la poitrine d'un coup de poignard, mais l'arme, détournée, avait seulement touché le crâne de Donat et lui avait fait une blessure assez large au-dessus de l'oreille.

Jean Creps, le Bruxellois et le Français lui prirent aussi la main et le comblèrent de louanges sur son courage dans le combat. Le jeune homme, ému, repoussa ces éloges et dit:

—Bah! je ne suis pas un plus grand héros qu'hier; le sang humain m'inspire toujours de l'effroi et du dégoût. Mais M. Victor était en danger de mort, cela m'a rendu fou; je ne savais plus ce que je faisais. Que Dieu me pardonne ces paroles coupables, mais si j'avais dû tuer cent Mexicains pour sauver M. Roozeman, il me semble que je l'eusse fait.

—Maintenant, tu as tué un chrétien, murmura le matelot. Le revenant…

—Revenir! ce vilain Mexicain? s'écria Donat avec un nouvel accès de fureur. Il a voulu assassiner M. Victor; il peut revenir tant qu'il voudra, je percerai aussi son spectre de mon couteau.

Pendant ce temps, les autres se racontaient également ce qui leur était arrivé. Le Français avait été pris également par le lasso et entraîné à quelques pas; mais Jean Creps s'était jeté en avant et avait coupé la corde. Le Bruxellois avait percé de son couteau la cuisse d'un des ennemis; un autre devait avoir reçu une balle dans le corps, car on l'avait vu tomber de son cheval, et c'étaient ses cris de détresse et sa fuite qui avaient fait quitter le champ de bataille à ses camarades.

—C'est moi, s'écria le matelot, qui ai envoyé une balle dans la poitrine du gredin!

—Ah çà! où étais-tu donc? Je ne t'ai pas aperçu un seul instant dans la lutte? demanda Creps.

—Et nous non plus, affirmèrent les autres.

—Vous ne pensez à rien, répondit l'Ostendais. Pour ne pas laisser tordre le cou à notre pauvre blessé, j'ai lié la corde du mulet à ma ceinture, afin d'empêcher la bête de fuir. Protégé contre le lasso, j'ai pu charger à plusieurs reprises mon fusil et toucher avec certitude ces scélérats. C'est une balle de mon fusil que le vaquero emporte dans sa poitrine. Sans ma présence d'esprit, nous serions peut-être tous morts en ce moment.

—Tiens, ce n'est pas une mauvaise idée, dit Kwik en riant. Dès que nous serons encore attaqués, j'irai aussi me placer derrière le mulet.

Profondément humilié par cette raillerie, le matelot fit un bond en arrière, agita son couteau et fit mine d'en percer Donat; mais Jean Creps lui prit la main et grommela, pendant qu'il lui serrait le poignet à le broyer:

—Sur ta vie, ne touche pas à un cheveu de sa tête! Encore un mouvement, et je te brûle la cervelle.

Pardoes et Victor s'élancèrent entre eux. Donat demanda humblement pardon au matelot, prétendit n'avoir pas eu la moindre intention de l'insulter, et proclama tout haut qu'ils devaient à l'habileté et au courage de l'Ostendais la fuite précipitée des ennemis. Cela calma le matelot, et il serra même la main de celui qu'un instant auparavant il voulait égorger.

On examina les blessures de Donat et du baron; car ce dernier, pendant qu'on le traînait par terre, avait eu la peau tout écorchée. Il se trouva que personne n'était gravement blessé et qu'on pouvait se remettre immédiatement en route.

Le matelot voulut aller à la recherche du vaquero tué et de son cheval, sans doute pour voir s'il n'y avait pas quelques objets de valeur à prendre, mais Pardoes le retint et lui dit:

—Non, laisse-le.—En avant, messieurs! Ne perdons pas de temps. On n'est pas en sûreté dans cette plaine. Les Mexicains sont vindicatifs, et je ne serais pas étonné si les brigands revenaient en plus grand nombre. Nous devons nous hâter pour gagner ces hauteurs là-bas, où les chevaux ne peuvent nous atteindre.

Lorsqu'ils eurent fait un bout de chemin, le matelot demanda:

—Il y a une chose que je ne comprends pas: nous avons vu premièrement quatre ou cinq chapeaux de paille au-dessus des rochers et les cavaliers qui nous attaquaient étaient nu-tête. Où sont donc restés les hommes à chapeaux? Il y a là-dessous quelque piège qui me fait prévoir d'autres dangers.

—Tu te trompes, répondit le Bruxellois. C'est une ruse dont j'ai souvent entendu parler dans les placers. Ces vaqueros se fient plus à leurs lassos qu'à des armes à feu, car leur coup est toujours rendu incertain par le mouvement du cheval. Ils ne craignent pas beaucoup le revolver; mais les fusils leur font peur, parce qu'une balle bien ajustée a trop de prise sur eux et sur leurs chevaux. Ils nous avaient vu arriver, sans doute; aussi longtemps que nos fusils étaient chargés, ils n'auraient osé nous attaquer. Quel moyen de nous faire décharger nos armes? Il est simple. Ils ont placé sur des bâtons leurs sombreros ou chapeaux, et assurément aussi leurs vestes, et les ont fait mouvoir à nos regards; en outre, ils ont tiré deux ou trois coups de pistolet, et nous, trompés par ces apparences, nous avons fait feu tous ensemble sur nos ennemis supposés. Il n'y a pas autre chose sous l'apparition des sombreros.

Donat marchait à côté du mulet et tournait et retournait dans ses mains une chose qu'il avait ramassée sur le lieu du combat. C'était une corde en cuir faite de trois petites lanières tressées, longue de plus de vingt pieds, et portant un noeud coulant à l'un de ses bouts.

Depuis leur dernière réconciliation, le matelot semblait enclin à témoigner de l'amitié à Donat: il se plaça à côté de lui et lui dit:

—Ce que tu tiens là à la main, c'est un lasso, Kwik.

—Je le sais, répondit Donat; mais je me creuse la tête pour comprendre comment on peut pêcher un homme avec cela. Ces gaillards-là doivent être singulièrement exercés à jeter le lasso.

—En effet, Donat, ils s'en servent avec adresse, mais ce n'est pas sans peine qu'ils l'acquièrent. J'ai fait naufrage, pendant un voyage, sur les côtes du Mexique, et j'ai eu l'occasion de voir de près les vaqueros. C'est bizarre: à peine les enfants de ces gens marchent-ils seuls, qu'ils jouent avec le lasso. D'abord ils prennent des chats ou des chiens; puis des mulets, et enfin des boeufs et des chevaux; car le lasso n'est proprement inventé que pour prendre les boeufs et les chevaux.

En causant ainsi, les chercheurs d'or continuèrent leur route. Victor s'était placé de l'autre côté du mulet et causait avec John Miller, dont le pied s'était considérablement dégonflé et dont les douleurs étaient beaucoup allégées par les soins fraternels de son protecteur. L'Anglais témoignait une profonde reconnaissance et priait Dieu de lui donner un jour l'occasion de payer les bienfaits reçus.

Jean Creps et le Bruxellois parlaient des mines qu'ils allaient atteindre probablement le surlendemain, et de leurs plans pour commencer leur travail dans les placers avec le plus de chances de réussite.

Vers le soir, ils aperçurent dans le lointain trois ou quatre tentes et autant de grands feux. Ils s'arrêtèrent pour reconnaître s'ils avaient des amis ou des ennemis devant eux.

—Ce sont des muletiers, dit le Bruxellois, qui portent une provision de farine de Sacramento aux placers. Je vois la charge des bêtes de somme rangée à côté des tentes; en outre, j'entends les clochettes des mulets. Avançons donc hardiment, nous n'avons rien à craindre.

Les muletiers, en voyant cette troupe d'hommes apparaître au loin, prirent leurs fusils et se mirent sur la défensive; mais ils reconnurent que c'étaient de paisibles chercheurs d'or et les saluèrent amicalement.

John Miller reconnut le chef des muletiers, qui avait transporté plus d'une fois de la farine et d'autres provisions pour son père. Comme ce chef s'étonnait de le voir ainsi blessé dans ces montagnes, le jeune Anglais raconta, avec une reconnaissance enthousiaste, comment ses compagnons étrangers l'avaient ramassé presque mourant dans un bois et lui avaient donné leur unique bête de somme pour le sauver.

Là-dessus, les Flamands furent invités à passer la nuit dans cet endroit. Les muletiers préparèrent en leur honneur tout ce qu'il y avait de meilleur dans leurs provisions. On mangea bien et on but surtout gaiement, car ils avaient quelques bouteilles de rofino ou eau-de-vie de Catalogne, dont ils firent avec de l'eau chaude une sorte de grog, qui réconforta merveilleusement les chercheurs d'or épuisés, et leur versa une nouvelle ardeur dans les veines.

Ce qui les réjouit le plus, ce fut la certitude qu'ils atteindraient le lendemain, dans l'après-midi, les premiers placers du Yuba. On décida que John Miller resterait avec les muletiers, puisque ceux-ci acceptaient la charge de le transporter en peu de jours à la rivière de la Plume. Il voulut donner de l'argent à ses sauveurs, et, comme ils le refusèrent, il leur fit accepter une nouvelle provision de farine et de lard salé. Cela pouvait leur être bien nécessaire, pensait-il, car tout était incroyablement cher dans les mines depuis la nouvelle affluence de chercheurs d'or. Les Flamands furent libres de suivre leurs nouveaux amis; cependant, ils ne le jugèrent pas à propos, vu que les mulets, pesamment chargés, ne pouvaient marcher que très-lentement. Le Bruxellois ne voulut pas entendre parler de retards; il fut donc convenu qu'il partirait avec ses compagnons au lever du soleil.

Après que John Miller eut encore remercié chaleureusement ses sauveurs, et serré Roozeman, Creps et Kwik dans ses bras, tous se glissèrent sous la tente et dormirent d'un sommeil tranquille.

FIN

L'épisode qui termine Le Pays de l'or a pour titre: Le Chemin de la Fortune.

TABLE

I. Le Bureau
II. Le Départ
III. Sur l'Escaut
IV. En mer
V. La Fosse aux lions
VI. L'Équateur
VII. Les Requins
VIII. La Rébellion
IX. L'Arrivée
X. San-Francisco
XI. Les Lettres
XII. La Maison de jeu
XIII. Les Armes
XIV. Les Sauvages
XV. La Banqueroute
XVI. Les Chercheurs d'or
XVII. Les Bandits
XVIII. La Pépite
XIX. Le Fantôme
XX. Le Blessé
XXI. Les vaqueros