The Project Gutenberg eBook of La Suggestibilité

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Title: La Suggestibilité

Author: Alfred Binet

Release date: March 1, 2004 [eBook #11453]
Most recently updated: December 25, 2020

Language: French

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University's Preservation Department.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SUGGESTIBILITÉ ***


 



LA

SUGGESTIBILITÉ

PAR

ALFRED BINET

Docteur ès sciences, Lauréat de l'Institut
(Académie des Sciences et Académie des Sciences morales)
Directeur du laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne
(Hautes-Études)

Avec 32 figures et 2 planches hors texte.

1900

À
JACQUES PASSY

19 mars 1864.—22 novembre 1898




INTRODUCTION

Apprécier la suggestibilité d'une personne sans avoir recours à l'hypnotisation ou à d'autres manoeuvres analogues, tel est, aussi brièvement indiqué que possible, le sujet de ce livre.

Il suffit de réfléchir un moment pour comprendre tous les avantages de cette séparation entre l'étude de l'hypnotisme et celle de la suggestion. Quoi que l'on pense de l'hypnotisme,—et quant à moi j'estime que c'est une méthode de premier ordre pour la pathologie mentale—il est incontestable que cette méthode d'expérimentation qui constitue une main-mise sur un individu, présente des inconvénients pratiques très graves: elle ne réussit pas chez toutes les personnes, elle provoque chez quelques-unes des phénomènes nerveux importants et pénibles, et en outre elle donne aux sujets des habitudes d'automatisme et de servilité qui expliquent que certains auteurs, Wundt en particulier, aient considéré l'hypnotisme comme une immoralité. C'est pour cette raison que les pratiques en ont été sévèrement interdites dans les écoles et dans l'armée, et je crois cette mesure excellente: l'hypnotisation doit rester, à mon avis, une méthode clinique.

Jusque dans ces cinq dernières années, hypnotisme et suggestion étaient termes presque synonymes; on ne faisait de la suggestion que sur des sujets préalablement hypnotisés, ou bien, si l'on essayait de faire de la suggestion à l'état de veille, c'était exactement par les mêmes procédés que ceux de l'hypnotisme, c'est-à-dire par des affirmations autoritaires amenant une obéissance automatique du sujet et suspendant sa volonté et son sens critique.

Les méthodes nouvelles que je vais décrire n'ont, je crois, aucun rapport pratique avec l'hypnotisme; ce sont essentiellement des méthodes pédagogiques: et j'ai pu les employer pendant plusieurs mois de suite dans les écoles, sous l'oeil attentif des maîtres, sans éveiller chez eux la moindre crainte que leurs élèves fussent l'objet de manoeuvres d'hypnotisation; c'est qu'en effet ces méthodes ne provoquent pas plus d'émotion ou de trouble chez les sujets qu'un exercice de dictée ou de calcul. Je dirai plus: ces expériences peuvent rendre de grands services aux élèves, si on a le soin de leur expliquer, quand le résultat est atteint, quel est le but qu'on se proposait, si on leur met sous les yeux l'erreur qu'ils ont commise, si on leur indique pourquoi ils ont commis cette erreur, comment ils ont manqué d'attention; c'est une leçon de choses, et en même temps une leçon morale dont l'enfant profite souvent, j'en ai eu la preuve, car j'en ai vu plusieurs qui, à chaque épreuve, apprenaient à se corriger et devenaient moins suggestibles.

Certes, ce n'est pas seulement aux enfants que cette leçon serait salutaire, mais surtout aux adultes, qui trop souvent, comme on l'a vu dans ces derniers temps, perdent l'habitude d'exercer leur sens critique, de se faire une opinion personnelle et raisonnée, et se laissent servilement suggestionner par les polémiques de presse!




CHAPITRE PREMIER




HISTORIQUE


Toutes les fois qu'on cherche à classer les caractères d'une manière utile, d'après des observations réelles et non d'après des idées a priori, on est amené à faire une large part à la suggestibilité. Tissié utilisant les remarques qu'il a faites dans le monde des sports, sur les entraîneurs et les entraînés, divise les caractères en trois catégories, qui ne sont au fond que des catégories de suggestibilité: 1° les automatiques, ceux qui obéissent passivement et sans réplique, les modèles de la discipline aveugle; ceux qui, suivant l'auteur, obéissent au «je veux»; 2° les sensitifs, ceux dont on obtient l'obéissance en s'adressant à leurs sentiments, et particulièrement à leur affection; 3° les actifs, les volontaires, qui sont eux-mêmes, qui ont une personnalité tranchée, et sur lesquels on ne peut pas agir directement, mais seulement par esprit de contradiction; ils répondent au «tu ne peux pas»; 4° les rétifs, quatrième catégorie, que Tissié ne donne pas, mais que les instituteurs m'ont indiquée, car elle existe dans les écoles, et elle n'est point aimée des maîtres; ce sont des révoltés, des indisciplinés; probablement cette catégorie est formée pour une bonne part de nerveux et de dégénérés.

Naturellement, je ne puis me porter garant de cette classification, qui ne repose pas, à ce qu'il me semble, sur des observations régulières; et il faudrait sans doute rechercher s'il est exact que les individus sur lesquels on n'a prise que par l'esprit de contradiction sont toujours des volontaires; j'en doute un peu1. Mais l'essentiel est de montrer que ce projet de classification des caractères repose sur des distinctions de suggestibilité; les automatiques sont les plus suggestibles de tous, les sensitifs le sont déjà moins, et enfin les actifs et les rétifs ne peuvent être suggestionnés que dans une petite mesure, et au moyen de Détours.

Note 1: (retour) J'ai observé bien souvent que l'esprit de contradiction est très développé chez des personnes nerveuses, auxquelles on donne l'obsession d'un acte, rien qu'en les mettant au défi de l'accomplir. Pitres signale avec raison les hystériques comme des sujets qu'on peut souvent suggestionner à fond, en les prenant par l'esprit de contradiction. Je crois bien que la tendance à contredire n'est pas nécessairement un indice de personnalité bien organisée et capable de résister à la suggestion.

Un auteur américain, Bolton, a donné, en passant, il y a quelques années, une classification de caractères, dans laquelle on retrouve encore une préoccupation de la suggestibilité des individus2. Il faisait une expérience sur le rythme, expérience longue et minutieuse, dans laquelle il était obligé de rester longtemps en relation avec ses sujets, et de les examiner de très près.

Note 2: (retour) Voir Année psychol., I, p. 360.

Il faisait entendre aux personnes des sons rythmés de différentes façons, et devait ensuite, par des interrogations minutieuses, chercher à savoir comment chaque personne avait perçu les sons, les avait groupés et rythmés. Il fut frappé de la manière fort différente dont chacun se prêtait à l'expérience, et il les classa tous en trois catégories: 1° d'abord, ceux qui s'empressent d'accepter toutes les suggestions de l'opérateur; ils n'ont aucune idée à eux, adoptent celle qu'on leur suggère avec une docilité surprenante; ce sont les automatiques ou passifs de la classification précédente; 2° ceux qui cherchent à se faire une opinion personnelle; leur attitude est celle d'un scepticisme modéré et raisonnable: ils donnent leurs impressions avec exactitude, ce sont les meilleurs sujets. L'opinion à laquelle ils arrivent sur la question n'est pas toujours juste, car elle repose le plus souvent sur des données incomplètes; 3° les contrariants; c'est l'espèce détestable, le désespoir des expérimentateurs. Ce sont des gens qui poussent l'esprit de contradiction jusqu'à la mauvaise foi; ils critiquent tout, le but de l'expérience, les conditions où l'on opère; ils sont subtils; ils refusent de donner leur opinion, tant qu'ils ne connaissent pas celle des autres sujets ou celle de l'expérimentateur; dès qu'ils la connaissent, ils s'empressent d'en prendre le contre-pied, avec un grand entrain d'ergotage, Si on ne livre à leur critique aucune opinion, ils refusent de dire la leur et se renferment dans un silence dédaigneux.

Cette seconde classification des caractères—quoique l'auteur n'ait pas eu le moins du monde la prétention d'en faire une—ressemble beaucoup à la première, avec les différences obligées; et soit dit en passant, c'est de cette manière-là seulement—en classant les réactions des sujets d'après une série de points de vue,—qu'on arrivera à établir une théorie générale des caractères, et non en faisant des classifications théoriques, véritables châteaux bâtis en l'air. Mais ce n'est point, pour le moment, le sujet que nous avons en vue. Nous avons voulu simplement montrer, en reproduisant les deux classifications précédentes, que la suggestibilité en forme le fond, et qu'on ne peut pas étudier le caractère sans tenir compte de cet élément essentiel.

G. de Lapouge3, traitant de l'inégalité parmi les hommes, a proposé de rattacher chaque individu ou chaque groupe à quatre grands types intellectuels:

1° Le premier type est celui des initiateurs, des inventeurs; tout ce qui change une civilisation leur est dû.

2° Le second est celui des hommes intelligents et ingénieux, qui reprennent et perfectionnent les inventions des premiers.

3° Le troisième type réunit les individus à esprit de troupeau, comme dit Galton, qui sont les ennemis de toutes les idées nouvelles, de tous les progrès, et opposent soit une lutte opiniâtre, s'ils sont intelligents, soit une inertie absolue s'ils sont inférieurs.

4° Le quatrième type est incapable de produire, de combiner, et même de recevoir par éducation la plus modeste somme de culture.

Note 3: (retour) G. de Lapouge, De l'inégalité parmi les hommes, Revue d'anthrop., 3e série, III, 1888, p. 9.

Cette classification des types intellectuels est curieuse; elle ne me paraît fondée sur aucune recherche expérimentale; je l'ai reproduite parce qu'elle repose, comme celle de Tissié, au moins en partie sur la notion de suggestibilité.

Nous pensons que le mot de suggestibilité répond à plusieurs phénomènes que l'on doit provisoirement distinguer; ces phénomènes sont les suivants:

1° L'obéissance à une influence morale, venant d'une personne étrangère. C'est là le sens technique, en quelque sorte, du mot suggestibilité;

2° La tendance à l'imitation, tendance qui dans certains cas peut se combiner avec une influence morale de suggestion, et dans d'autres cas, exister à l'état isolé;

3° L'influence d'une idée préconçue qui paralyse le sens critique;

4° L'attention expectante ou les erreurs inconscientes d'une imagination mal réglée;

5° Les phénomènes subconscients qui se produisent pendant un état de distraction ou par suite d'un événement quelconque qui a créé une division de conscience. C'est à cette catégorie qu'appartiennent les mouvements inconscients, le cumberlandisme, les tables tournantes et l'écriture spirite.

Je crois utile d'ajouter que les distinctions que je viens de proposer sont entièrement théoriques; elles résultent d'une simple analyse de la question et leur but est de préparer les voies à des recherches expérimentales; l'expérimentation seule peut éclairer ces différents points; je me suis servi de cette analyse comme point de départ pour instituer différentes expériences; il faudra rechercher ensuite si l'expérience confirme les distinctions susdites.

Nous allons maintenant reprendre chacune de ces variétés de suggestibilité, la définir avec soin et rechercher comment les auteurs ont pu en faire l'étude, par des méthodes absolument étrangères à l'hypnotisme.

I

SUGGESTIBILITÉ PROPREMENT DITE OU OBÉISSANCE

Etre suggestible ou être autoritaire, voilà un dilemme qui se pose à propos de chaque individu: le succès de toute une carrière en dépend et on peut dire que les autoritaires—toutes choses égales d'ailleurs, c'est-à-dire si la mauvaise fortune, l'inconduite, etc., ne se mettent pas en travers—ont bien plus de chance d'arriver dans la vie que les suggestibles. On ne pourrait pas citer beaucoup d'individus ayant atteint de hautes situations qui manqueraient d'autorité. L'autorité peut remplacer toutes les autres qualités intellectuelles; dans un cercle, quel est celui qu'on écoute? ce n'est pas le plus intelligent, celui qui pourrait dire les choses les plus curieuses; c'est celui qui a le plus d'autorité, dont le regard est volontaire, dont la parole, pleine, sonore, articule lentement des phrases interminables, dont tout le monde supporte respectueusement l'ennui. Il y a plaisir à analyser, témoin invisible, une conversation de cinq ou six personnes, à laquelle on ne prend aucune part; on voit de suite quel est celui qui fait de la suggestion; celui-là guide la conversation, en règle l'allure, impose son opinion, développe ses idées; puis il y a parfois lutte; un autre, plus ferré sur un certain terrain, prend l'avantage et réussit à se faire écouter. Un interlocuteur nouveau peut changer complètement l'état des forces, car, chose surprenante, l'autorité est une qualité toute relative; une personne A en exerce sur B, qui en exerce sur C, et C à son tour tient A sous son autorité.

La manière d'affirmer, le ton de la voix, la forme grammaticale peuvent révéler celui qui a de l'autorité: il y a des phrases modestes comme: «je ne sais pas», ou «je vous demande pardon», qu'un homme d'autorité affirme avec éclat. Certaines qualités physiques augmentent l'autorité; la conscience de sa force en donne beaucoup. Un sportsman de mes connaissances, qui fait le courtier de commerce, disait que le secret de son aplomb réside dans sa conviction de ne jamais rencontrer des poings plus forts que les siens. Le costume ajoute aussi à l'autorité, le costume militaire surtout, ainsi du reste que tout ce cérémonial dont Pascal s'est moqué, mais dont il a parfaitement compris le sens. Le nombre est aussi un facteur important: douze individus en groupe qui regardent un individu isolé exercent sur lui une autorité énorme; malheur à celui qui est seul. On a parfaitement ce sentiment quand on croise, isolé, dans une rue de village, une compagnie de militaires qui vous regardent: il faut beaucoup d'autorité pour soutenir tous ces regards, et l'homme timide se détourne. Cette influence de masse, nous l'avons vue et en quelque sorte mesurée, M. Vaschide et moi, dans des expériences que nous faisions récemment dans les écoles sur la mémoire des chiffres. Ces expériences avaient lieu collectivement; nous réunissions dans une classe dix élèves ou davantage, et après une explication, nous dictions des chiffres que les élèves devaient écrire de mémoire, sans faire de bruit, sans plaisanter et sans tricher. Nous étions deux, et seuls pour maintenir la discipline; les jeunes gens avaient de seize à dix-huit ans, parisiens, et passablement bruyants; nous n'avions sur eux aucune autorité matérielle, ne pouvant pas leur infliger de punition; enfin, l'épreuve était monotone et assez fatigante. Il nous fut très facile de constater que nous pouvions tenir en respect une dizaine de ces jeunes gens, mais dès que ce nombre était dépassé, la discipline se relâchait, les élèves étaient plus bruyants et quelques tricheries se déclaraient.

Les considérations, précédentes ont surtout pour but de montrer que l'étude de la suggestion peut se faire ailleurs que dans des séances factices d'hypnotisme et sur des malades à qui on fait manger des pommes de terre transformées en oranges; dans les milieux de la vie réelle, les phénomènes d'influence, d'autorité morale prennent un caractère plus compliqué; et je renvoie le lecteur curieux d'exemples à un chapitre fort intéressant,4 du livre du regretté professeur Marion sur l'Education dans l'Université.

Note 4: (retour) Pages 310 et seq.

Tout d'abord, comment devons-nous définir, à ce point de vue nouveau, la suggestion? Quand est-ce que la suggestion commence? A quel caractère la distingue-t-on des autres phénomènes normaux qui ne sont point de la suggestion? Cette définition est tout un problème, et on a dit depuis longtemps que la plupart des gens qui emploient le mot de suggestion n'en ont pas une idée claire. Il faut évidemment reconnaître comme erronée l'opinion de tout un groupe de savants pour lesquels la suggestion est une idée qui se transforme en acte5; à ce compte, la suggestion se confondrait avec l'association des idées et tous les phénomènes intellectuels, et le terme aurait une signification des plus banales, car la transformation d'une idée en acte est un fait psychologique régulier, qui se produit toutes les fois que l'idée atteint un degré suffisant de vivacité. Au sens étroit du mot, dans son acception pour ainsi dire technique, la suggestion est une pression morale qu'une personne exerce sur une autre; la pression est morale, ceci veut dire que ce n'est pas une opération purement physique, mais une influence qui agit par idées, qui agit par l'intermédiaire des intelligences, des émotions et des volontés; la parole est le plus souvent l'expression de cette influence, et l'ordre donné à haute voix en est le meilleur exemple; mais il suffit que la pensée soit comprise ou seulement devinée pour que la suggestion ait lieu; le geste, l'altitude, moins encore, un silence, suffit souvent pour établir des suggestions irrésistibles. Le mot pression doit à son tour être précisé, et c'est un peu délicat. Pression veut dire violence: par suite de la pression morale l'individu suggestionné agit et pense autrement qu'il le ferait s'il était livré à lui-même. Ainsi, quand après avoir reçu un renseignement, nous changeons d'avis et de conduite, nous n'obéissons point à une suggestion, parce que ce changement se fait de plein gré, il est l'expression de notre volonté, il a été décidé par notre raisonnement, notre sens critique, il est le résultat d'une adhésion à la fois intellectuelle et volontaire. Quand une suggestion a réellement lieu, celui qui la subit n'y adhère pas de sa pleine volonté, et de sa libre raison; sa raison et sa volonté sont suspendues pour faire place à la raison et à la volonté d'un autre; on dit à cet individu: vous ne pouvez plus lever le bras, et effectivement tous ses efforts de volonté deviennent impuissants pour lever le bras; de même, on lui affirme qu'un oiseau est perché sur son épaule, et il ne peut pas se débarrasser de cette hallucination, il voit l'oiseau, il l'entend, il est complètement dupe de cette vision. C'est ce que Sidis6 exprime dans un langage très clair, mais un peu schématique, quand il dit qu'il existe en chacun de nous des centres d'ordre différent: d'abord les centres inférieurs, idéo-moteurs, centres réflexes et instinctifs, et ensuite les centres supérieurs, directeurs, sièges de la raison, de la critique, de la volonté. L'effet de la suggestion est d'imprimer le mouvement aux centres inférieurs, en paralysant l'action des centres supérieurs; la suggestion crée par conséquent, ou exploite un état de désagrégation mentale. Il y a beaucoup de vrai dans cette conception, quoique la distinction des centres inférieurs et supérieurs soit un peu grossière. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de faire intervenir dans l'explication, même sous forme d'image, une idée anatomique sur les centres nerveux; je préférerais, quant à moi, distinguer un mode d'activité simple, automatique et un mode d'activité plus complexe, plus réfléchi, et admettre que par suite de la dissociation réalisée par la suggestion, c'est le mode d'activité simple qui se manifeste, le mode complexe étant plus ou moins altéré.

Note 5: (retour) Voici une phrase cueillie dans un ouvrage tout récent: la suggestion n'est-elle pas l'art d'utiliser l'aptitude que présente un sujet à transformer l'idée reçue en acte?
Note 6: (retour) The Psychology of Suggestion. New-York, 1898, p. 70.

Un clinicien bien connu, M. Grasset, a du reste montré récemment l'inconvénient que peut présenter la schématisation à outrance des phénomènes de suggestion7. Cet auteur a supposé que le pouvoir de direction et de coordination résidait dans un centre spécial de l'encéphale, le centre O; et que les actes automatiques sont produits par des centres inférieurs réunis par des fibres associatives, et formant un polygone qui se suffit à lui-même. Cette supposition lui permet de définir plusieurs cas d'automatisme et de dédoublement sous une forme qui est très pittoresque, mais qui, prise à la lettre, conduirait à de graves erreurs.

Note 7: (retour) Leçons de clinique médicale. L'automatisme psychologique. Montpellier, 1896.

La distraction, par exemple, serait une dissociation entre le centre O et le polygone: «quand Archimède sort dans la rue en son costume de bain, criant Eureka, il marche avec son polygone et pense à son problème avec son centre O.» Erasme Darwin a raconté l'histoire d'une actrice qui, tout en jouant et chantant, ne pensait qu'à son canari mourant. «Elle chantait avec son polygone, et pleurait son canari avec O.» Nous admettons qu'il y a peut-être quelque avantage, pour la clarté d'une exposition purement médicale, destinée à des étudiants en médecine, à imaginer un centre psychique supérieur et un polygone de centres inférieurs; mais on commettrait une erreur en prenant ces hypothèses simplistes au pied de la lettre.

Ce centre O, qui ressemble un peu trop à la glande pinéale dans laquelle Descartes logeait l'âme, que devient-il dans les dédoublements de personnalité analogues à ceux de Felida qui vit, pendant des mois, tantôt dans une condition mentale, tantôt dans une autre? Peut-on dire que l'une de ces existences est une vie automatique, (polygonale, sous-association de O) et que l'autre de ces existences est une vie complète (avec le polygone et O synthétisés)? Evidemment non; et l'embarras de Grasset à s'expliquer sur ce point (voir la page 98) montre le défaut de la cuirasse qui existe dans la théorie. Il n'y a point de séparation nette entre la vie psychique supérieure et la vie automatique, au moins à notre avis; la vie automatique, en se compliquant, en se raffinant, devient de la vie psychique supérieure, et par conséquent, nous pensons qu'il est inexact d'attribuer à ces formes d'activité des organes distincts.

Le premier caractère de la suggestion est donc de supposer une opération dissociatrice; le second caractère consiste dans un degré plus ou moins avancé d'inconscience; cette activité, quand la suggestion l'a mise en branle, pense, combine des idées, raisonne, sent et agit sans que le moi conscient et directeur puisse clairement se rendre compte du mécanisme par lequel tout cela se produit. L'individu à qui on défend de lever le bras, rapporte Forel8, est tout étonné et ne comprend pas comment il peut se faire que son bras soit paralysé; ce procédé de paralysie, qui s'est réalisé en lui, et qui est de nature mentale, reste pour lui lettre close; de même, l'hystérique à qui l'on fait apparaître une photographie sur un carton blanc, tiré d'une douzaine de cartons tous pareils, et qui retrouve ensuite ce carton9, ne peut pas nous expliquer quels sont les repères qui la guident; ce sont des repères qui sont inconscients pour elle, et cette inconscience est un caractère de la dissociation.

Note 8: (retour) Quelques mots sur la nature et les indications de la Thérapeutique suggestive. Revue médicale de la Suisse romande, décembre 1898.
Note 9: (retour) Voir Magnétisme animal, par Binet et Féré, p. 166 et seq.

Enfin, pour achever cette rapide définition de la suggestion, il faut tenir compte d'un élément particulier, assez mystérieux, dont nous ne pouvons donner l'explication, mais dont nous connaissons de science certaine l'existence, c'est l'action morale de l'individu. Le sujet suggestionné n'est pas seulement une personne qui est réduite temporairement à l'état d'automate, c'est en outre une personne qui subit une action spéciale émanée d'un autre individu; on peut appeler cette action spéciale de différents noms, qui seront vrais ou faux suivant les circonstances: on peut l'appeler peur, ou amour, ou fascination, ou charme, ou intimidation, ou respect, admiration, etc., peu importe: il y a là un fait particulier, qu'il serait oiseux de mettre en doute, mais qu'on a beaucoup de peine à analyser. Dans les expériences d'hypnotisme proprement dit, ce fait se produit surtout par ce que l'on appelle l'électivité ou le rapport; c'est une disposition particulière du sujet qui concentre toute son attention sur son hypnotiseur, au point de ne voir et de n'entendre que ce dernier, et de ne souffrir que son contact. On a du reste décrit longuement les effets de l'électivité non seulement pendant les scènes d'hypnotisme, mais encore en dehors des séances10.

Note 10: (retour) Voir Pierre Janet. L'influence somnambulique et le besoin de direction, Revue philosophique, février 1897.

Les premières expériences méthodiques, de moi connues, qui ont été faites sur des sujets normaux pour établir les effets de la suggestion en dehors de tout simulacre d'hypnotisme, sont celles du zoologiste Yung, de Genève11. Cet auteur les a décrites un peu brièvement dans son petit livre sur le sommeil hypnotique. Il raconte que dans son laboratoire, ayant à exercer des étudiants à l'usage du microscope, il mettait sur le porte-objet une préparation quelconque, il décrivait d'avance des détails purement imaginaires, puis il priait les débutants de regarder, de décrire à leur tour ce qu'ils voyaient; très souvent, dit-il, les étudiants ont attesté qu'il voyaient les détails annoncés par leur professeur; quelques-uns même les ont dessinés. Le fait est intéressant, sans doute; mais on voudrait plus de détails; peut-être n'ont-ils fait le dessin que par pure complaisance, parce qu'ils voulaient faire plaisir à leur futur examinateur, et il n'est pas certain qu'ils aient cru voir ce qu'ils ont dessiné.

Note 11: (retour) E. Yung. Le sommeil normal et le sommeil pathologique. Paris, Doin.

Sidis12 a fait dans le laboratoire de Münsterberg, à Harvard, des recherches analogues. Il faisait asseoir son sujet devant une table, et le priait de regarder fixement un point d'un écran; cette fixation avait lieu durant vingt secondes; pendant ce temps-là, le sujet devait chasser toute idée et s'efforcer de ne penser à rien; puis brusquement, on enlevait l'écran, découvrant une table sur laquelle divers objets étaient posés, et il était convenu que lorsque l'écran serait enlevé, le sujet devait exécuter, aussi rapidement que possible, un acte quelconque laissé à son choix. L'expérience se déroulait en effet dans l'ordre indiqué; seulement, quand l'écran était enlevé, l'opérateur donnait à haute voix une suggestion, comme de prendre un objet placé sur la table, ou de frapper 3 coups sur la table. Cette suggestion de mouvements et d'actes n'a pas été infaillible, puisqu'elle s'adressait à des personnes éveillées; cependant Sidis rapporte qu'elle réussissait dans la moitié des cas. Ceux même qui n'obéissaient pas paraissaient parfois impressionnés, car il en est quelques-uns qui restaient immobiles, comme frappés d'inhibition, incapables d'exécuter le plus petit mouvement. Parmi ceux qui obéissaient, il s'en est trouvé un, jeune homme très intelligent, qui exécutait à la manière d'un mouvement réflexe l'acte commandé. Quant aux autres, on les voyait bien exécuter l'acte, mais il était difficile de se rendre compte de la façon dont ils avaient été impressionnés: si on les interrogeait, si on leur demandait pourquoi ils avaient obéi, ils répondaient en général que c'était par simple politesse. L'auteur a raison de douter qu'une telle explication soit valable pour un si grand nombre de cas. Analysant son expérience, il a cherché à se rendre compte des raisons pour lesquelles elle restait obscure. Pour qu'une suggestion réussisse à l'état de veille, il faut réunir un certain nombre de conditions qui ont pour but de procurer au sujet un état de calme physique et moral et de diminuer son pouvoir de résistance. Or, lorsqu'on adresse à haute voix une injonction à une personne, on emploie la suggestion directe, qui a toujours le tort d'éveiller la résistance; de là les insuccès fréquents. L'auteur pense que ce sont surtout les suggestions indirectes qui réussissent pendant l'état de veille, et les suggestions directes pendant l'état d'hypnotisme.

Note 12: (retour) Op. cit., p. 35.

Cette formule présente une netteté très curieuse, mais nous doutons qu'elle soit absolument juste, et puisse convenir à tous les cas. Ce qui me paraît entièrement vrai, c'est que la résistance du sujet peut faire échouer les suggestions directes. Cette cause d'échec est moins à craindre pendant l'état d'hypnotisme, mais elle n'y subsiste pas moins, et je me rappelle plus d'un sujet rebelle qui a mis dans un grand embarras son opérateur: un jour que Charcot montrait quelques-unes de ses hypnotisées à des étrangers, il voulut faire écrire à l'une d'elles une reconnaissance de dette égale à un million; l'énormité du chiffre provoqua de la part de l'hypnotisée une résistance invincible, et pour la décider à donner sa signature il fallut se borner à lui faire souscrire une dette de cent francs. D'autre part, j'ai bien constaté que pendant l'état d'hypnotisme, les suggestions données sous une forme indirecte sont très effectives; au lieu de dire à une malade rebelle: «Vous allez vous lever!» on obtient un effet qui quelquefois est plus sûr, en se contentant de dire à demi-voix à un assistant: «Je crois qu'elle va se lever.» Suivant les circonstances, tel mode de suggestion réussit et tel autre mode échoue.

Mais revenons à l'étude de l'état normal. Il faut distinguer les suggestions de sensations et d'idées et les suggestions d'actes; ces dernières sont toujours difficiles à réaliser, car elles impliquent d'une part commandement et d'autre part obéissance, et il est bien vrai qu'un ordre donné sur un ton autoritaire a quelque chose d'offensant qui excite un sujet à la résistance. Il y aurait donc lieu d'imaginer une forme d'expérience un peu différente de celle de Sidis.

Un petit détail, assez insignifiant en apparence, est à relever dans les descriptions de cet auteur. Avant de donner sa suggestion, dit-il, il avait soin d'engager la personne à regarder un point fixe pendant vingt secondes. Il ne dit pas pourquoi il a employé cette fixation du regard, ni si les sujets qui n'avaient pas eu soin de regarder fixement un point étaient plus suggestibles que les autres. Je pense que cette pratique, qui rappelle beaucoup le procédé de Braid pour hypnotiser, devrait être étudiée avec soin dans ses conséquences psycho-physiologiques.

La recherche de Sidis ne comporte point une étude de détail, de psychologie individuelle sur la suggestibilité; elle nous apprend seulement qu'on peut faire des suggestions d'actes sur des élèves de laboratoire et réussir ces suggestions. C'est le fait même de la suggestibilité qui est mis ici en lumière, et pas autre chose. L'étude de Sidis a donc ce même caractère préliminaire que les études bien antérieures de Yung.

Un autre auteur, Bérillon, qui s'est beaucoup occupé de l'hypnotisation des enfants comme méthode pédagogique, vient de publier un opuscule13 où il rapporte plusieurs exemples de suggestion donnée à l'état de veille.

Note 13: (retour) L'hypnotisme et l'orthopédie mentale, par E. Bérillon, Paris, Rueff. 1898.

Ces observations ne rentrent pas absolument dans le cadre de notre travail, car, ainsi que nous l'avons annoncé, nous ne nous occuperons point des suggestions dites de l'état de veille, lorsqu'elles sont données d'après les mêmes méthodes que la suggestion de l'hypnotisme; cependant nous croyons devoir dire un mot des recherches de Bérillon, à cause de la curieuse assertion dont il les accompagne.

D'après son expérience, des enfants imbéciles, idiots, hystériques, sont beaucoup moins facilement hypnotisables et suggestibles que «les enfants robustes, bien portants, dont les antécédents héréditaires n'ont rien de défavorable». Ces derniers seraient «très sensibles à l'influence de l'imitation. Ils s'endorment souvent, lorsqu'on a endormi préalablement d'autres personnes devant eux, d'une façon presque spontanée. Il suffit de leur affirmer qu'ils vont dormir pour vaincre leur dernière résistance. Leur sommeil a toutes les apparences du sommeil normal, ils reposent tranquillement les yeux fermés14».

Note 14: (retour) Op. cit., p. 10.

Voici maintenant ce que l'auteur pense de ceux qui résistent aux suggestions: «Au point de vue purement psychologique, la résistance aux suggestions est aussi intéressante à constater qu'une extrême suggestibilité. Elle dénote un état mental particulier et souvent même un esprit systématique de contradiction dont il faut neutraliser les effets. Parfois cette résistance est inspirée par des motifs dont il y a lieu de ne pas tenir compte. Le plus fréquent de ces motifs est la peur de l'hypnotisme, que nous arrivons assez facilement à dissiper.

«Le degré de suggestibilité n'est nullement en rapport avec un état névropathique quelconque. La suggestibilité, au contraire, est en rapport direct avec le développement intellectuel et la puissance d'imagination du sujet. Suggestibilité, à notre avis, est synonyme d'éducabilité.

«Le diagnostic de la suggestibilité.—Ce diagnostic peut être fait à l'aide d'une expérience des plus simples. Cette expérience a pour objet d'obtenir chez le sujet la réalisation d'un acte très simple, suggéré à l'état de veille. Voici comment je procède:

«Après avoir fait le diagnostic clinique et interrogé l'enfant avec douceur, je l'invite à regarder avec une grande attention un siège placé à une certaine distance, au fond de la salle, et je lui fais la suggestion suivante: «Regardez attentivement cette chaise; vous allez éprouver malgré vous le besoin irrésistible d'aller vous y asseoir. Vous serez obligé d'obéir à ma suggestion, quel que soit l'obstacle qui vienne s'opposer à sa réalisation.»

«J'attends alors le résultat de l'expérience. Au bout de peu de temps (une ou deux minutes) on voit ordinairement l'enfant se diriger vers la chaise indiquée, comme poussé par une force irrésistible, quels que soient les efforts qu'on fasse pour le retenir. Dès lors je puis poser mon pronostic, et déclarer que cet enfant est intelligent, docile, facile à instruire et à éduquer et qu'il a de bonnes places dans sa classe. Je puis ajouter qu'il sera très facile à hypnotiser.

«Si l'enfant reste immobile, et déclare qu'il n'éprouve aucune attraction vers le siège qui lui est désigné, je puis conclure de ce résultat négatif qu'il est mal doué au point de vue intellectuel et mental, et qu'il sera facile de retrouver chez lui des stigmates accentués de dégénérescence. L'opinion des maîtres et des parents vient toujours confirmer ce diagnostic.»

On sera sans doute étonné, de prime abord, qu'un auteur voie dans la suggestibilité des signes d'éducabilité; les hypnotiseurs nous ont du reste habitués aux affirmations tranchantes et inattendues. Delboeuf n'a-t-il pas soutenu que l'hypnotisme exalte la volonté humaine? Nous pensons inutile de décrire à nouveau ce que nous entendons par état de suggestibilité, état dans lequel il y a une suspension de l'esprit critique, et une manifestation de la vie automatique, et par conséquent nous n'insisterons pas pour prouver qu'un développement anormal de l'automatisme ne saurait en aucune façon être une preuve d'intelligence. En somme, ce sont là des discussions théoriques, qui n'engendrent pas toujours la conviction, et il vaut bien mieux traiter la question sous une forme expérimentale.

Sur ce dernier point, je crois intéressant de remarquer que Bérillon se contente d'affirmer sans rien prouver. On aurait été curieux d'avoir sous les yeux une statistique de bons élèves et de mauvais élèves, et d'étudier le pourcentage des hypnotisables dans ces deux catégories. C'est ainsi que nous procédons en psychologie expérimentale, nous donnons nos chiffres, et nous les laissons parler. L'habitude maintenant est si bien prise que lorsque nous rencontrons une affirmation sans preuves, nous la considérons comme une impression subjective, sujette à des erreurs de toutes sortes. Voilà ce qu'aurait dû se rappeler un auteur américain, M. Luckens15, qui dit avoir été très frappé, dans une visite faite à Bérillon, de cette assimilation de la suggestibilité à l'éducabilité; il aurait dû demander des preuves, et jusqu'à ce qu'elles lui eussent été fournies, suspendre son jugement16.

Note 15: (retour) Luckens. Notes abroad, Pedagogical Seminary, 10, 1898.
Note 16: (retour) Je crois devoir ajouter quelques remarques sur les rapports pouvant exister entre la suggestibilité d'une personne et son intelligence. Il me paraît incontestable qu'un certain degré d'intelligence est nécessaire pour comprendre la suggestion donnée, et une personne qui ne comprendra pas une suggestion trop complexe pour son intelligence se trouvera, par ce fait même, incapable de l'exécuter; l'échec ne viendra pas de son défaut de suggestibilité, mais de son défaut d'intelligence. Je prends tout de suite un exemple: un enfant d'école primaire ne pourra pas, par suggestion, résoudre une équation à deux inconnues, ou faire un problème de calcul intégral. Dans ce sens, on peut dire que l'intelligence du sujet n'est pas sans relation avec sa suggestibilité. Nous rencontrons du reste cette relation lorsque nous nous adressons pour nos recherches aux enfants très jeunes; à cinq ans, et à six ans, un enfant me paraît être en général beaucoup plus suggestible qu'à neuf ans; mais son extrême suggestibilité se trouve neutralisée dans bien des cas par son incapacité à comprendre la suggestion.

J'ai fait il y a cinq ans environ, en collaboration avec V. Henri, des expériences de suggestion qui rentrent dans cette catégorie, c'est-à-dire qui sont la mise en oeuvre de l'autorité morale; ce n'étaient point des suggestions d'actes ou de sensations; la suggestion était dirigée de manière à troubler seulement un acte de mémoire. Une ligne modèle de 40 millimètres de longueur étant présentée à l'enfant, il devait la retrouver, par mémoire ou par comparaison directe, dans un tableau composé de plusieurs lignes, parmi lesquelles se trouvait réellement la ligne modèle. Au moment où il venait de faire sa désignation, on lui adressait régulièrement, et toujours sur le même ton, la phrase suivante: «En êtes-vous bien sûr? N'est-ce pas la ligne d'à côté?» Il est à noter que sous l'influence de cette suggestion discrète, faite d'un ton très doux, véritable suggestion scolaire, la majorité des enfants abandonne la ligne d'abord désignée et en choisit une autre. La répartition des résultats montre que les enfants les plus jeunes sont plus sensibles à la suggestion que leurs aînés: en outre, la suggestion est plus efficace quand l'opération qu'on cherche à modifier est faite de mémoire que quand elle est faite par comparaison directe (c'est-à-dire le modèle et le tableau de lignes se trouvant simultanément sous les yeux de l'enfant); voici quelques chiffres:

NOMBRE DES CAS OÙ LES ENFANTS ONT CHANGÉ LEUR RÉPONSE

Dans la
mémoire.
Dans la comparaison directe. Moyenne.
Cours élémentaire
Cours moyen
Cours supérieur
89%
80%
54%
74%
73%
48%
81,5%
76,5%
51,0%

Dans ces chiffres sont confondus les enfants qui, avant la suggestion, ont fait une désignation exacte de la ligne égale au modèle, et les enfants qui ont fait une désignation fausse. Il faut maintenant distinguer ces deux groupes d'enfants, dont chacun présente un intérêt particulier. Les enfants qui se sont trompés une première fois font en général une désignation plus exacte, grâce à la suggestion; ainsi, si l'on compte ceux dont la seconde désignation se rapproche plus du modèle que la première, on en trouve 81 p. 100, tandis que ceux qui s'en éloignent davantage forment une petite minorité de 19 p. 100. Quant aux enfants qui ont vu juste la première fois, ils sont remarquables par la fermeté avec laquelle ils résistent à la suggestion, qui, dans leur cas, est perturbatrice; 56 p. 100 seulement abandonnent leur première opinion, tandis que dans le cas d'une réponse inexacte, il y en a 72 p. 100 qui changent de désignation.

Je ferai remarquer que cette étude de V. Henri et de moi a été conçue dans un esprit un peu différent de celui qu'on trouve dans d'autres travaux du même genre. Nous ne nous sommes pas simplement proposés de montrer que les enfants, ou que tels et tels enfants sont suggestibles, mais nous avons cherché à préciser le mécanisme de cette suggestibilité, en étudiant les conditions mentales où la suggestion réussit le mieux; on a vu que la suggestion réussit le mieux dans les cas où la certitude de l'enfant, sa confiance est le plus faible, par exemple lorsqu'il fait sa comparaison de mémoire au lieu de faire une comparaison directe, ou lorsqu'il a fait une première comparaison erronée; d'où l'on pourrait déduire cette règle provisoire que: la suggestibilité d'une personne sur un point est en raison inverse de son degré de certitude relativement à ce point.

Il y a donc un progrès, me semble-t-il, entre cette recherche de V. Henri et de moi, et quelques-unes des recherches antérieures. Nous ne nous sommes pas contentés d'observer l'existence de la suggestibilité à l'état de veille, nous avons en outre pu apprécier les degrés de cette suggestibilité, ce qui nous a permis d'établir que ce degré varie avec l'âge de l'enfant, et varie aussi suivant la justesse de son coup d'oeil ou suivant qu'il fait la comparaison avec la mémoire ou avec sa perception. Mais hâtons-nous d'ajouter que l'appréciation que nous avons pu faire des degrés de suggestibilité est encore bien rudimentaire; pour savoir que les enfants sont plus suggestibles à tel âge qu'à tel autre, et dans telle condition que dans telle autre, qu'avons-nous fait? Nous avons employé la méthode statistique; à tel âge, avons-nous calculé, il y a 81 enfants sur 100 qui obéissent à la suggestion, tandis qu'à un âge plus avancé, on n'en trouve plus que 51 pour 100 de suggestibles. Ce procédé d'évaluation n'est possible qu'à la condition d'opérer sur un grand nombre de sujets; évidemment, ce n'est pas un procédé directement applicable à la psychologie individuelle; il ne pourrait pas servir à déterminer dans quelle mesure un enfant particulier est suggestible.

Dernièrement, un anthropologiste italien, Vitale Vitali 17, a reproduit nos expériences dans les écoles de la Romagne, et il est arrivé à des résultats encore plus frappants que les nôtres. Il a constaté comme nous que les changements d'opinion se font bien plus facilement dans l'opération de mémoire que dans la comparaison directe; le nombre de ceux qui changent d'opinion est à peu près le double dans le premier cas; il a vu aussi que cette suggestibilité diminue beaucoup avec l'âge, et enfin qu'elle est moins forte chez ceux qui ont vu juste la première fois que chez ceux qui s'étaient trompés. Nos chiffres étaient les suivants: pour ceux ayant vu juste la première fois, les suggestibles étaient de 56 p. 100, tandis que pour ceux qui s'étaient trompés, les suggestibles étaient de 72 p. 100. Les résultats de Vitale Vitali sont encore plus nets; pour le premier groupe, il trouve 32 p. 100, et pour le second 80 p. 100. C'est donc une confirmation sur tous les points.

Note 17: (retour) Studi antropologici, Forli, 1896, p. 97.

Le même auteur a imaginé une variante curieuse de l'expérience susdite, en appliquant deux pointes de compas sur la peau d'un élève, et en lui demandant, lorsque l'élève avait accusé une pointe ou deux: «En êtes-vous bien sûr?» Les élèves de moins de quinze ans ont changé d'avis sous l'influence de cette suggestion, dans le rapport de 65 p. 100, et les élèves de plus de quinze ont changé dans le rapport de 44 p. 100; c'est une nouvelle démonstration de l'influence de l'âge sur la suggestibilité. Comme l'auteur le fait remarquer, cette méthode renferme une plus grande cause d'erreur que les exercices sur la mémoire visuelle des lignes, parce que le sens du toucher se perfectionne rapidement au cours des expériences et cela change les conditions.

Ainsi que nous l'avons fait nous-mêmes, Vitali insiste sur l'importance de la personnalité de l'expérimentateur, personnalité qui fait beaucoup varier les résultats. Il déclare même qu'ayant répété après quelque temps les mêmes tests sur les mêmes sujets, il a trouvé des variations énormes. Nous croyons qu'il eût été utile d'étudier ces variations et d'en rechercher les causes.

M. Victor Henri a fait avec M. Tawney 18 quelques expériences sur la sensibilité tactile, pour étudier l'influence de l'attente et de la suggestion sur la perception de deux pointes lorsqu'on ne touche qu'un seul point de la peau; avant chaque expérience on montrait au sujet le compas avec les deux pointes présentant un écart bien déterminé; puis le sujet fermait les yeux, et on touchait sa peau avec une seule pointe; sous l'influence de cette suggestion, les appréciations du sujet sont profondément troublées; le plus souvent, il perçoit deux pointes au lieu d'une, et de plus, il juge l'écart d'autant plus grand que l'écart réel qu'on lui a montré est plus grand. Cela est très curieux, et on pourrait bien, de cette manière, mesurer la suggestibilité du sujet par le nombre de fois qu'il perçoit une pointe au lieu de deux; mais il aurait été très intéressant de savoir s'il y a quelque relation entre la suggestibilité de la personne et la finesse de sa sensibilité tactile; c'est une question qui malheureusement n'a pas été examinée.

Note 18: (retour) Voir Année Psychologique, II, p. 295 et seq.

Les expériences de MM. Henri et Tawney sont des expériences de suggestion; voici pourquoi: il n'y a pas, à proprement parler, d'ordre donné sur un ton impératif; mais l'idée préconçue de deux pointes est acceptée par le sujet pendant toute la séance parce qu'il a confiance dans la parole de l'opérateur et qu'il croit que l'opérateur est incapable de le tromper; en effet, comme dans les laboratoires de psychologie on ne fait guère d'expériences de suggestion, les élèves ne sont point habitués à des expériences de mensonge, et ils ne songent pas à se méfier de ce qu'on leur dit. C'est donc de la suggestion dans le sens de confiance plutôt que dans le sens d'obéissance. Ce sont de petites nuances qui se préciseront sans doute dans les études ultérieures.

J'ai repris dernièrement, avec M. Vaschide, sur 86 élèves d'école primaire élémentaire, la recherche de suggestion que j'avais commencée avec M. V. Henri; seulement nous avons employé une méthode un peu plus rapide. L'expérience avait été confiée à M. Michel, directeur de l'école; c'était lui seul qui parlait et expliquait, nous restions simples témoins. M. Michel se rendait donc avec nous dans les classes, il faisait distribuer aux élèves du papier et des plumes, il faisait écrire sur chaque feuille les noms des élèves, la classe, le nom de l'école, la date du jour et l'heure; puis après ces préliminaires obligés de toute expérience collective, il annonçait qu'il allait faire une expérience sur la mémoire des lignes, des longueurs; une ligne tracée sur un carton blanc serait montrée pendant trois secondes à chaque élève, et chaque élève devait, après avoir vu ce modèle, s'empresser de tracer sur sa feuille une ligne de longueur égale. M. Michel allait ensuite de banc en banc, et montrait à chaque élève la ligne tracée; par suite de la discipline parfaite que notre distingué collaborateur sait faire régner dans son école, les élèves restaient absolument silencieux, et aucun ne voyait la ligne deux fois. Il fallait environ soixante-dix secondes pour montrer la ligne à tous les élèves de la classe. Ceci terminé, M. Michel remontait en chaire et annonçait qu'il allait montrer une seconde ligne un peu plus grande que la première; cette affirmation était faite d'une voix forte et bien timbrée, avec l'autorité naturelle d'un directeur d'école; mais l'affirmation n'avait lieu qu'une fois, et collectivement, M. Michel s'adressant à toute la classe. Or, la seconde ligne n'avait que 4 centimètres de longueur, alors que la première en avait 5. La seconde ligne était montrée à chaque élève, exactement comme on avait fait pour la première fois. Entre ces deux expériences s'écoulait pour chaque élève un temps moyen de deux à trois minutes. Cette épreuve a été faite sur 86 enfants, comprenant les trois premières classes de l'école primaire, et âgés de neuf à quatorze ans.

Quels ont été les résultats? Notons tout d'abord que la reproduction de la première ligne—ce qui est une pure expérience de mémoire, sans suggestion d'aucune sorte—donne lieu à d'énormes différences individuelles, comprises, pour la première classe, entre deux extrêmes: 60 millimètres et 28 millimètres; la ligne avait en réalité 50 millimètres; or, il y a eu seulement trois élèves sur vingt-cinq qui ont dessiné une ligne égale ou supérieure au modèle; tous les autres ont dessiné une ligne plus petite; par conséquent, on peut affirmer qu'il y a bien (comme nous l'avons vu autrefois), une tendance des enfants à diminuer la longueur des lignes de 50 centimètres en les reproduisant dans la mémoire. Dans la deuxième classe, il y a eu 3 élèves reproduisant une ligne supérieure à 50; tous les autres élèves ont reproduit des lignes plus courtes; enfin, semblablement, dans la troisième classe, nous n'en trouvons que deux dessinant une ligne plus longue que le modèle, tous les autres ont fait plus court.

En examinant quelle différence les élèves ont indiquée entre la première ligne (50 millimètres) et la seconde (40 millimètres) on trouve que bien peu d'élèves ont jugé réellement la seconde ligne plus petite que la première; par conséquent, la suggestion a été efficace; 9 élèves seulement, sur les 86 des trois classes, ont dessiné une seconde ligne plus courte; on peut donc dire que 9 élèves seulement ont résisté à la suggestion et ont cru au témoignage de leur mémoire plus qu'à la parole de leur maître; et encore, cette remarque comporte une réserve; il est probable que ces réfractaires ont quand même été un peu influencés par la suggestion, car un seul a rendu la seconde ligne plus petite de 10 millimètres, ce qui était l'écart réel; tous les autres ont amoindri cette différence; 2 l'ont faite de 7 millimètres, 2 l'ont faite de 5, etc. Ils ont composé entre le témoignage de leur mémoire et la parole du maître. Quant à ceux qui, obéissant à la suggestion, ont dessiné la seconde ligne plus grande que la première, ils présentent des degrés très différents de suggestibilité. Les écarts ont pu atteindre 10 millimètres assez fréquemment, et une fois même, l'écart a dépassé 20 millimètres, ce qui veut dire qu'au lieu de faire la seconde ligne plus courte de 10 millimètres, le sujet a été tellement docile à la suggestion, qu'il a fait la seconde plus longue de 20 millimètres; en d'autres termes, la suggestion a produit dans ce cas extrême, une erreur de 30 millimètres, erreur énorme si on considère qu'elle a porté sur une longueur totale de 50 millimètres. En moyenne, on a fait la seconde ligne plus grande de 6 millimètres et comme elle était en réalité plus petite de 10 millimètres, l'erreur totale est de 1 cm. 5 environ.

Il est à remarquer que les enfants les plus jeunes se sont montrés les plus suggestibles. Nous trouvons en effet, dans la première classe, que 7 élèves seulement ont fait la seconde ligne de 5 millimètres plus grande que la première; au contraire, dans la troisième classe, le nombre d'élèves qui sont dans ce cas est de 16. Du reste, dans nos expériences antérieures avec M. Henri sur la suggestibilité scolaire, nous avions aussi constaté que les plus jeunes enfants ont plus de suggestibilité que les enfants plus âgés.

La description que nous avons donnée de notre expérience de suggestion n'est pas complète; nous l'avons poussée plus loin. Lorsque tous les élèves eurent reproduit de mémoire la ligne de 40 millimètres, le directeur de l'école leur présenta une troisième ligne, longue de 50 millimètres, et il leur dit avant de la présenter: «Je vais vous présenter une troisième ligne qui est un peu plus courte que la seconde.» En faisant cette nouvelle tentative de suggestion, nous avions deux raisons; la première était de chercher à vérifier l'épreuve précédente, la seconde était de savoir s'il est possible de donner successivement plusieurs suggestions du même genre sans nuire au résultat.

Cette seconde suggestion a été moins efficace que la première; les élèves semblent s'être mieux rendu compte de la longueur vraie des lignes; tandis que la première fois 5 élèves seulement avaient fait un dessin en sens contraire de la suggestion, on en trouve 16 dans le même cas à la seconde reprise.

Il nous a paru nécessaire d'examiner nos résultats de plus près, et de rechercher si chaque élève avait présenté pendant les deux épreuves la même suggestibilité ou la même résistance.

Nous allons diviser tous nos sujets en cinq groupes: 1° ceux qui ont fait à la première suggestion une seconde ligne moindre que la première (ce sont les élèves les plus exacts); 2° ceux qui ont fait à la première suggestion une seconde ligne égale à la première, ou supérieure de 1, 2 à 4 millimètres; 3° ceux qui ont fait à la première suggestion une seconde ligne supérieure de 4 à 8 millimètres; 4° ceux qui ont fait à la première suggestion la seconde ligne supérieure de 8 à 12 millimètres; enfin, 5° ceux qui ont fait à la première suggestion la seconde ligne supérieure de 12 à 20 millimètres. On voit que ce groupement exprime l'ordre de suggestibilité, les élèves du cinquième groupe se sont montrés plus suggestibles que ceux du quatrième groupe, et ainsi de suite jusqu'au premier groupe. Or voici les résultats donnés par ce calcul:

Ordre des
Groupes
Nombre de
Sujets
Suggestion
d'allongement
de la ligne
Suggestion de
raccourcissement
de la ligne
1er
2e 
3e 
4e 
10
28
31
15
- 4,6  
+ 3,07
+ 5,99
+12,9  
+ 2    
- 2,35
- 3,06
- 8,66

Ces chiffres, pour être clairs, exigent une courte explication. Dans la première épreuve, rappelons-le, la seconde ligne présentée était plus courte que la première de 10 millimètres, mais la suggestion donnée était que cette seconde ligne était la plus longue. Par conséquent, les élèves qui l'ont dessinée plus courte, comme ceux de notre premier groupe qui l'ont dessinée avec une longueur moindre de 4mm,6, ont été plus exacts que ceux du deuxième groupe, qui ont donné à cette ligne une longueur plus grande que la première, plus grande de 3mm,07; à leur tour, les sujets du second groupe ont été plus exacts que ceux du troisième et ceux du quatrième groupes, puisque ceux-ci ont allongé encore davantage la seconde ligne, qui était cependant plus courte. Il est donc bien clair que nous avons établi nos quatre groupes dans l'ordre de la suggestibilité croissante. Or, qu'on comprenne bien ce point, ce sont les sujets formant chacun de ces quatre groupes dont on a cherché à apprécier les résultats dans la seconde épreuve; nous avons voulu savoir si les élèves A, B, C, etc., formant le premier groupe, le meilleur, le plus résistant à la suggestion de la première épreuve ont manifesté les mêmes qualités d'exactitude et de résistance à la suggestion dans la seconde épreuve; et pour cela, nous avons calculé les écarts de lignes présentés par ces sujets dans cette seconde épreuve. Seulement, il faut se souvenir que dans la seconde épreuve la suggestion donnée était une suggestion de raccourcissement; et que la ligne qu'on présentait à dessiner était réellement plus grande que la précédente; par conséquent, les élèves les plus exacts à cette seconde épreuve sont ceux qui ont dessiné la ligne plus grande que la précédente; et parmi ceux qui l'ont dessinée plus courte, les plus exacts sont ceux qui ont le moins exagéré cette différence en moins. Ces explications feront comprendre les oppositions de signe algébrique que l'on rencontre dans les résultats des épreuves pour un même groupe de sujets. Il est clair maintenant qu'il existe une concordance bien remarquable entre les deux épreuves; on voit en effet, que les élèves du premier groupe qui avaient résisté à la suggestion d'allongement de la première épreuve ont également résisté à la suggestion de raccourcissement de la seconde épreuve, puisqu'ils ont dessiné la troisième ligne avec 2 millimètres en plus tandis que la suggestion tendait à la faire dessiner plus petite; de même, on voit dans les groupes suivants que plus un groupe a obéi à la suggestion d'allongement de la première épreuve, plus il a obéi à la suggestion de raccourcissement de la seconde. Le résultat est aussi net qu'on peut le souhaiter.

Qu'est-ce que ces expériences nous apprennent de plus sur la suggestibilité des enfants? C'est là une question utile qu'on devrait se poser à propos de chaque étude nouvelle. Nos expériences fournissent un nouveau moyen, d'une efficacité vérifiée, pour mesurer la suggestibilité des enfants; et le procédé nous paraît recommandable puisqu'il fait apparaître de très grandes différences individuelles. Nous avons pu constater en outre que les enfants les plus suggestibles sont ceux de la troisième classe, c'est-à-dire les plus jeunes. Cette épreuve nous a montré la possibilité de faire à la suite l'une de l'autre deux exercices de suggestibilité, dans lesquels les enfants se comportent à peu près de la même manière, et gardent chacun leur degré propre de suggestibilité; cette confirmation est très importante; elle nous montre que la suggestibilité présente un certain caractère de constance, au moins lorsque l'expérience est bien conduite. Enfin, nous avons eu à noter qu'une suggestion répétée a moins d'efficacité la seconde fois que la première: cet affaiblissement est sans doute spécial à ces suggestions indirectes de l'état de veille, qui ne constituent point à proprement parler des mains-mises sur l'intelligence des individus; dans les expériences d'hypnotisme, au contraire, la suggestibilité de l'individu hypnotisé croît avec le nombre des hypnotisations.

M. Michel m'a communiqué le classement intellectuel que les professeurs ont fait des élèves qui ont servi à ces expériences; le classement est, comme c'est l'habitude, tripartite; les élèves sont divisés en: 1° intelligence vive; 2° intelligence moyenne; et 3° intelligence faible.

Je désirais savoir si l'intelligence des élèves—il s'agit ici bien entendu d'une intelligence toute spéciale, qu'on pourrait appeler l'intelligence scolaire—présente quelque relation avec la suggestibilité. C'est, on se le rappelle, l'opinion de M. Bérillon. Je ne suis point arrivé à la confirmer. La suggestibilité moyenne est à peu près la même dans les 3 groupes.

De notre expérience collective à une expérience de cours il n'y a qu'un pas.

Dans une courte note publiée récemment par Psychological Review 19, E.E. Slosson relate une expérience de suggestion qu'il a faite sur ses auditeurs dans un cours public; la suggestion a consisté à produire l'hallucination d'une odeur forte. L'auteur verse sur du coton l'eau d'une bouteille, en écartant la tête, puis il annonce qu'il est certain que personne ne connaît l'odeur du composé chimique qui vient d'être versé, et il émet l'espoir que quoique l'odeur soit forte et d'une nature toute particulière, personne n'en sera incommodé. Pour savoir quelle serait la rapidité de diffusion de cette odeur, il demande que toutes les personnes qui la sentiront s'empressent de lever la main; 15 secondes après, les personnes du premier rang donnaient ce signal, et avant la fin d'une minute les trois quarts de l'auditoire avaient succombé à la suggestion. L'expérience ne fut pas poussée plus loin, car quelques spectateurs, désagréablement impressionnés par cette odeur imaginaire, se préparaient déjà à quitter la place. On les rassure et on leur explique que le but réel de l'expérience avait été de provoquer une hallucination; cette explication ne choqua personne.

Note 19: (retour) A Lecture Experiment in Hallucinations. Psychological Review, VI, 4, juillet 1899, p. 407-408.

Voilà à peu près quelles sont les études qui ont été faites jusqu'ici sur la suggestibilité ou suggestion à l'état de veille et chez les sujets normaux.

Il semble que quand elle est réduite à sa forme la plus simple, l'épreuve de la suggestion à l'état de veille constitue un test de docilité; et il est vraisemblable que des individus dressés à l'obéissance passive s'y conformeront mieux que les indépendants. Rappelons-nous ce fait si curieux, que d'après les statistiques de Bernheim les personnes les plus sensibles à l'hypnotisme—c'est-à-dire à la suggestion autoritaire—ne sont pas, comme on pourrait le croire, les femmes nerveuses, mais les anciens militaires, les anciens employés d'administration, en un mot, tous ceux qui ont contracté l'habitude de la discipline et de l'obéissance passive.

II

ERREURS D'IMAGINATION

Il fut une époque, dans l'histoire de l'hypnotisme, où l'on a prononcé souvent les mots d'attention expectante; c'était l'époque où l'on cherchait à découvrir sur les malades l'influence des métaux et des aimants. On avait prétendu qu'en appliquant certains métaux, de l'or, du fer, de l'étain par exemple, sur les téguments d'un malade hystérique, on pouvait soit provoquer de l'anesthésie dans la région de l'application, soit provoquer des contractures, soit faire passer (transfert) dans l'autre moitié du corps un symptôme hystérique qui n'en occupait qu'une moitié. Beaucoup d'auteurs restaient sceptiques, et supposaient que ces effets qu'on observait sur les hystériques dans les séances de métallothérapie n'étaient point dus à l'action directe des métaux, mais à l'imagination des malades, qui étaient mises en état d'attention expectante, et qui se donnaient à elles-mêmes, par idée, par raisonnement, les symptômes divers que d'autres attribuaient au métal. Aujourd'hui la terminologie a un peu changé, et au lieu d'attention expectante, on dirait auto-suggestion, mais les mots importent peu, quand on est d'accord sur le fond des choses. Il est certain que chez les suggestibles, l'imagination constructive est toujours en éveil, et fonctionne de manière à duper tout le monde, le sujet tout le premier; car ce qu'il y a de spécial à ces malades, c'est qu'ils sont les premières victimes du travail de leur imagination; ainsi que l'a dit si justement Féré, ceux qu'on appelle des malades imaginaires sont bien réellement malades, ce sont des malades par imagination.

Il m'a semblé que l'étude de cette question rentre dans notre sujet, bien qu'elle soit un peu distincte, théoriquement, de la suggestibilité. Il s'agit ici d'une disposition à imaginer, à inventer, sans s'apercevoir qu'on imagine, et en attachant la plus grande importance et tous les caractères de la réalité aux produits de son invention. À ce trait chacun peut reconnaître plus d'une de ses connaissances, et Alphonse Daudet a dans un de ses romans peint de pied en cap un de ces personnages, qui est sans cesse la victime d'une imagination à la fois trop riche et trop mal gouvernée.

Je me demande s'il ne serait pas possible de faire une étude régulière de cette disposition mentale; je suis même très étonné qu'aucun auteur n'en ait encore eu l'idée. Ce serait cependant plus utile que beaucoup de chinoiseries auxquelles on a eu le tort d'attribuer tant d'importance. Quelle méthode faudrait-il prendre? La plus simple vaudrait le mieux. Je me rappelle qu'il y a une quinzaine d'années, M. Ochorowicz, auteur qui a écrit un ouvrage plein de finesse sur la suggestion mentale, vint a la Salpêtrière pour montrer à Charcot un gros aimant en forme de bague, qu'il appelait l'hypnoscope; il disait qu'il mettait cet aimant au doigt d'une personne, qu'il l'interrogeait ensuite sur ce qu'elle éprouvait, qu'il recherchait si l'aimant avait produit quelque petit changement dans la motilité ou la sensibilité du doigt ou de la main, et qu'il pouvait juger très rapidement si une personne était hypnotisable ou non 20. Dans le cabinet de Charcot on fit venir, l'une après l'autre, une vingtaine de malades, et M. Ochorowicz les examina et déclara pour chacune d'elles s'il la croyait hypnotisable ou non; il était convenu qu'on prendrait note de ses observations, et qu'on chercherait à les vérifier; mais je doute fort que l'affaire ait eu une suite quelconque, l'attention du Maître était ailleurs. Je crois qu'on pourrait adopter, pour l'étude de l'attention expectante, un dispositif analogue à celui que je viens de signaler; par exemple un tube dans lequel le sujet devrait laisser son doigt enfoncé pendant cinq minutes; on prendrait des mesures pour donner à l'expérience un caractère sérieux, et surtout on réglerait d'avance les paroles à adresser au sujet; après quelques tâtonnements inévitables, il me paraît certain qu'on arriverait très vite à un résultat.

De telles recherches montreraient surtout si l'état mental de suggestibilité (c'est-à-dire d'obéissance passive) a quelque analogie avec l'état mental d'attention expectante (c'est-à-dire la disposition aux erreurs d'imagination).

Note 20: (retour) M. Ochorowicz a décrit son procédé dans une communication à la Soc. de Biologie, Sur un critère de la sensibilité hypnotique. Soc. Biol., 17 mai 1884.

III

INCONSCIENCE, DIVISION DE CONSCIENCE ET SPIRITISME

Nous arrivons maintenant à une grande famille de phénomènes, qui ont une physionomie bien à part, et dont l'analogie avec des phénomènes d'hypnotisme et de suggestion n'a été démontrée avec pleine évidence que dans ces dernières années, par Gurney et Myers en Angleterre, et par Pierre Janet en France; je veux parler des phénomènes auxquels on a donné les noms d'automatisme, d'écriture automatique, et qui prennent un grand développement dans les séances de spiritisme.

Dans un tout récent et très curieux article qui vient d'être publié par Psychological Review 21, G.T.W. Patrick décrit longuement un cas typique d'automatisme; et comme ce cas n'est ni trop ni trop peu développé et qu'il correspond assez exactement à la moyenne de ce qu'on peut observer chaque jour, je vais l'exposer avec détails, pour ceux qui ne sont pas au courant de ces questions.

Note 21: (retour) Some Peculiarities of the Secondary Personality, Psych. Review, nov. 1898, vol. 5, n° 6, p. 555.

La personne qui s'est prêtée aux expériences est un jeune homme de vingt-deux ans, étudiant à l'Université, paraissant jouir d'une excellente santé, ne s'étant jamais occupé de spiritisme, et n'ayant jamais été hypnotisé. Cependant, ces deux assertions ne sont pas tout à fait exactes; s'il n'a pas fait de spiritisme, il a cependant causé, quatre ans auparavant, avec une de ses tantes, qui est spirite, et il a lu probablement quelques livres de spiritisme; mais ces lectures n'ont fait aucune impression sur lui; et il a jugé tous les phénomènes spirites comme une superstition curieuse. Pour l'hypnotisme, il a assisté à deux ou trois séances données par un hypnotiseur de passage, et il s'est offert à lui servir de sujet; on a constaté qu'il était un bon sujet.

Un jour, ayant lu quelques observations sur les suggestions post-hypnotiques, il en causa avec l'auteur, M. W. Patrick, qui, sur sa demande, l'hypnotisa et lui donna pendant le sommeil l'ordre d'exécuter au réveil certains actes insignifiants, comme de prendre un volume dans une bibliothèque; ces ordres furent exécutés de point en point, et, comme c'est l'habitude, ils ne laissèrent après eux aucun souvenir.

Quelque temps après, le sujet,—nous l'appellerons Henry W.,—apprit à l'auteur que lorsqu'il tenait un crayon à la main et pensait à autre chose, sa main était continuellement en mouvement et traçait avec le crayon des griffonnages dénués de sens. C'était un rudiment d'écriture automatique. Patrick se décida à étudier cette écriture automatique, et il le fit dans six séances, dont les trois dernières furent séparées des premières par deux ans d'intervalle. L'étude se fit de la manière suivante: on se réunissait dans une pièce silencieuse, le sujet tenait un crayon dans sa main droite et appuyait le crayon sur une feuille de papier blanc; il ne regardait pas sa main, il avait la tête et le corps tournés de côté, et il tenait dans sa main gauche un ouvrage intéressant, qu'il devait lire avec beaucoup d'attention. Naturellement, comme ces expériences étaient faites en partie sur sa demande et excitaient vivement sa curiosité, il se préoccupait beaucoup de ce que sa main pouvait écrire, mais il ignorait absolument ce qu'elle écrivait; on lui permit quelquefois, pas toujours, de relire ce que sa main avait écrit; il avait autant de peine que n'importe quelle autre personne à déchiffrer sa propre écriture. Dans quelques cas, on le pria de quitter la lecture de son livre et, de surveiller attentivement les mouvements de sa main, sans la regarder; il eut alors conscience des mouvements qu'elle exécutait; mais sauf ces cas exceptionnels, l'écriture était tracée automatiquement. Maintenant, comment l'opérateur entrait-il en communication avec cette main? Je ne le vois pas clairement dans l'article. Il est très probable que Patrick a employé la méthode usuelle et la plus commode; il adressait à demi voix les questions à Henry W.; celui-ci ne répondait pas, et n'entendait pas, son attention étant distraite par la lecture du livre; mais sa main écrivait la réponse. C'est de cette manière qu'on a pu obtenir toute une série de demandes et réponses qui sont publiées dans l'article. Il est important d'ajouter que le sujet est un jeune homme dont la sincérité et la loyauté sont au-dessus de tout soupçon, car il serait assez facile de simuler des phénomènes de ce genre, feindre de lire, écouter et répondre par écrit; mais nous avons comme garantie contre la fraude non seulement les références données par l'auteur (ce qui serait peu de chose) mais encore ce fait important que ces dédoublements de conscience sont aujourd'hui bien connus et ont été observés dans des conditions d'une précision irréprochable par des auteurs dignes de foi 22.

Note 22: (retour) Il y a déjà plusieurs années que j'ai traité longuement cette question de la simulation, à propos du dédoublement de conscience chez les hystériques, et que j'ai montré que l'anesthésie de ces malades peut devenir une démonstration expérimentale de ces phénomènes. Voir Altérations de la personnalité. Bibliothèque scientifique internationale, Paris, Alcan.

La première séance commença ainsi:

Question.—Qui êtes-vous?

Réponse.—Laton.

Cette première réponse était illisible et Henry W. fut autorisé à lire son écriture: il déchiffra le mot Satan et rit; mais d'autres questions montrèrent que la vraie réponse était Laton.

Q.—Quel est votre premier nom?

R.—Bart.

Q.—Quelle est votre profession?

R.—Professeur.

Q.—Êtes-vous homme ou femme?

R.—Femme.

Cette réponse est inexplicable, car dans la suite Laton a toujours manifesté le caractère d'un homme.

D.—Êtes-vous vivant ou mort?

R.—Mort.

D.—Où avez-vous vécu?

R.—Illinois.

D.—Dans quelle ville?

R.—Chicago.

D.—Quand êtes-vous mort?

R.—1883.

Les questions suivantes furent faites pour connaître un peu de la biographie de ce Bart Laton. Il se trouva que certaines de ses réponses étaient justes, et d'autres fausses, et que ses connaissances étaient à peu près celles de Henry W. Voici encore un échantillon de ces dialogues.

Q.—Avez-vous des connaissances surnaturelles, ou bien cherchez-vous à deviner?

R.—Quelquefois je devine, mais souvent les esprits connaissent; quelquefois ils mentent.


Deux jours après:


Q.—Qui écrit?

R.—Bart Laton.

Q.—Qui était major à Chicago quand vous êtes mort?

R.—Harrisson(exact).

Q.—Combien avez-vous vécu à Chicago?

R.—Vingt ans.

Q.—Vous devez bien connaître la ville?

R.—Oui.

Q.—Commencez par Michigan-Avenue, et nommez les rues dans l'ouest.

R.—Michigan, Wabash, State, Clark (hésitation) j'ai oublié.

Henry W. interrogé connaissait seulement trois de ces noms.

Q.—Voyons! Votre nom n'est pas Bart Laton du tout. Votre nom est Frank Sabine, et vous avez vécu à Saint-Louis, et vous êtes mort le 16 novembre 1843. Répondez, qui êtes-vous?

R.—Frank Sabine.

Q.—Où êtes-vous mort?

R.—À Saint-Louis.

Q.—Quand êtes-vous mort?

R.—14 septembre 1847.

Q.—Quelle était votre profession à Saint-Louis?

R.—Banquier.

Q.—Combien de mille dollars valiez-vous?

R.—750.000


Une semaine après:


Q.—Qui écrit?

R.—Bart Laton.

Q.—Où avez-vous vécu?

R.—Chicago.

Q.—Quand êtes-vous né?

R.—1845.

Q.—Quel âge avez-vous?

R.—Cinquante ans.

Q.—Où êtes-vous maintenant?

R.—Ici.

Q.—Mais je ne vous vois pas.

R.—Esprit.

Q.—Bien, mais où êtes-vous comme esprit?

R.—Dans moi, dans l'écrivain.

Q.—Multipliez 23 par 22.

R.—3546.

Q.—C'est faux. Comment expliquez-vous votre réponse?

R.—Deviné.

Q.—Maintenant, l'autre jour, vous avez répondu que vous étiez quelqu'un d'autre. Qui êtes-vous?

R.—Stephen Langdon.

Q.—De quel pays?

R.—Saint-Louis.

Q.—Quand êtes-vous mort?

R.—1846.

La question de l'opérateur a pour but de donner une suggestion que le sujet a très naïvement acceptée. On a vu du reste qu'il avait accepté aussi un autre nom, celui de Frank Sabine. Ce personnage qui guide l'écriture de la main est donc très suggestible.

Q.—Quelle est votre profession?

R.—Banquier.

Q.—Mais qui s'appelait Frank Sabine?

R.—Je me suis trompé. Son nom était Frank Sabine.

Q.—Je voudrais savoir comment vous avez pris le nom de Laton.

R.—C'est le nom de mon père.

Q.—Mais d'où est venu ce nom de Laton? Comment Henry W. l'a-t-il appris?

R.—Pas Henry W., mais mon père.

Q.—Mais expliquez-nous comment vous en êtes venu à écrire le nom de Laton?

R.—Je suis un esprit! (Cette réponse est écrite en appuyant fortement sur le crayon.)

Q.—Quelle est votre relation avec Henry W.?

R.—Je suis un esprit, et je contrôle Henry W.

Q.—Parmi tous les esprits, pourquoi est-ce-vous qui contrôlez Henri W.?

R.—J'étais près quand il commença à se développer.


Deux ans après:


Q.—Qui êtes-vous?

R.—Bart Lagton. (L'orthographe a changé).

Q.—Qu'avez-vous à nous dire?

R.—Heureux de vous voir!

Q.—Quand avez-vous déjà écrit pour nous? Donnez l'année, le mois et le jour.

R.—Je ne sais.

Q.—Quel mois?

R.—Je ne sais. En avril, je me souviens. (C'était en juin).

Q.—Parlez-nous davantage de vous?

R.—J'ai vécu à Chicago.

Q.—Y vivez-vous encore?

R.—Maintenant je suis ici.

Q.—Combien de temps avez-vous vécu à Chicago?

R.—Vingt ans.

Q.—Pourquoi êtes-vous parti?

R.—Ce n'est pas votre affaire.

Q.—Qui était Stephen Langdon?

R.—Un ami de Chicago.

Q.—Avez-vous écrit: un ami de Chicago?

R.—Oui. Ne pouvez-vous pas le lire?


Une autre fois, on a cherché à mettre Laton en colère.


Q.—Qui écrit?

R.—Bart Lagton.

Q.—Bonjour, M. Laton. Heureux de vous voir. Je vaudrais mieux faire votre connaissance.

R.—Je n'y tiens pas.

Q.—Maintenant, M. Laton, voulez-vous nous donner une communication?

R.—De qui?

Q.—Mais, de vous-même.

R.—Je veux bien.

Q.—De qui pourriez-vous nous donner une communication?

R.—Qui connaissez-vous?

Q.—J'ai beaucoup d'amis. Êtes-vous en communication avec mes amis?

R.—George White.

De toutes les réponses de Laton celle-ci est la seule qui dénote ce que l'auteur appelle une faculté d'intuition. M. Patrick a eu un oncle de ce nom, mort dans la guerre civile et dont il porte le nom mêlé au sien de la manière suivante: George-Thomas-White Patrick. Henry W. ignorait ce fait, quoiqu'il ait eu l'occasion de voir le nom de M. Patrick écrit en détail; interrogé sur George White, Laton fît une foule d'erreurs sur son genre de mort, la date de sa mort, etc.

Q.—Quelle était l'occupation de M. Laton à Chicago?

R.—Charpentier.

Q.—Il y a deux ans, vous ayez dit qu'il était un professeur.

R.—Eh bien, il—moi j'avais l'habitude d'enseigner.

Q.—Dansez-vous?

R.—Nous ne dansons plus quand nous avons quitté la terre.

Q.—Pourquoi?

R.—Vous ne pouvez pas comprendre; nous ne sommes plus que partiellement matériels.

Q.—Quand vous êtes à écrire, comme en ce moment, que fait la partie de vous-même qui n'est pas matérielle?

R.—Elle est quelque part ou nulle part.

Q.—Montez-vous à bicyclette?

R.—Seulement par l'intermédiaire de Henry W.

Q.—Il y a deux ans, vous écriviez votre nom: Laton. Comment rendez-vous compte de ce changement d'orthographe?

R.—Trop de Latons: c'est mieux comme le dernier.

Q.—Vous êtes un effronté simulateur. Qu'avez-vous à répondre à cela!

R.—Taisez-vous, pauvre vieil idiot. Croyez-vous que je suis obligé de répondre exactemeat à toutes vos damnées questions? Je puis mentir toutes les fois que cela peut me plaire.

Divers autres essais furent faits pour savoir si ce Laton avait quelque pouvoir télépathique; mais on ne put rien obtenir.

Résumons d'après les conversations précédentes la psychologie de ce personnage qui s'est donné le nom de Laton. Ce personnage s'est développé, défini et caractérisé sous l'influence des questions adressées par Patrick, et il s'est développé, remarquons-le bien, à l'insu de Henry W. qui ne sait de lui que ce qu'il a pu apprendre quand on lui a permis de relire quelques échantillons d'écriture automatique. Si surprenant que ce fait puisse paraître, il faut cependant l'admettre comme absolument réel, car il est surabondamment prouvé. Ce personnage secondaire, subconscient, existe donc, et chose curieuse, il présente un certain nombre de caractères qu'on reconnaît à presque toutes les incarnations du même genre. D'abord, il est très suggestible; on a vu avec quelle facilité Patrick l'a débaptisé, et lui a imposé le nom de Frank Sabine; ensuite ce personnage est au courant de tout ce qui s'est dit et fait pendant que Henry W. était hypnotisé. Nous avons rapporté plus haut que Henry W. a été hypnotisé par Patrick et ne se rappelait pas au réveil les divers incidents de son sommeil; cet oubli au réveil n'existe point pour Laton. Ce fait important, qui a été découvert, croyons-nous, par Gurney, jette quelque jour sur la nature de ces personnages qui s'expriment par l'écriture automatique; il y a un lien entre ces manifestations spirites de la veille, et les séances d'hypnotisme, plus qu'un lien, une continuité, et c'est la mémoire qui prouve cette continuité. Patrick insiste aussi, avec raison, sur le caractère vulgaire des réponses, sur la pauvreté d'imagination et de raisonnement qu'elles nous montrent, sur le manque d'attention et d'effort, Laton étant incapable même de faire une opération correcte d'arithmétique; autres faits curieux à relever, les prétentions de Laton, son ton emphatique, ses efforts ridicules pour donner des réponses profondes, et la grossièreté de ses expressions quand on le taquine ou qu'on le met en colère. Tout cela indique un pauvre esprit. Mais ce pauvre esprit paraît avoir de temps en temps un rudiment de belles et brillantes facultés intuitives; il semble connaître des choses que Henry W. ignore et n'a pu apprendre. Patrick a étudié de près ce côté de la question, il a fait des enquêtes pour vérifier avec le plus grand soin les affirmations de Laton. Le plus souvent, ces affirmations se sont trouvées erronées; mais parfois il y a eu quelque chose qui semble dépasser les moyens ordinaires de connaissance. Patrick ne cherche point à expliquer cette faculté d'intuition, mais il pense qu'on ne peut la nier complètement, car on la retrouve dans beaucoup d'observations analogues et elle est comme un trait de caractère du personnage qui se manifeste par l'écriture automatique. L'opinion de Patrick paraît être que cette faculté d'intuition est une faculté naturelle, perdue par l'homme civilisé, comme cette acuité des sens qu'on observe encore, paraît-il, chez les sauvages. Enfin, cette obsession qu'a eu le personnage subconscient de se considérer comme un esprit, comme l'esprit d'un individu ayant vécu autrefois, comment faut-il la comprendre? Il est à supposer que la manière dont les questions ont été posées explique un peu ce résultat. On a demandé: «Qui êtes-vous?» ce qui suggère un dédoublement de la personnalité car il est facile de comprendre que cette demande appelait comme réponse un nom autre que celui de Henry W. La question suivante: «Êtes-vous vivant ou mort?» suggère aussi, probablement, l'idée d'une personne morte, mais vivant encore sous forme d'esprit. Il eut été curieux d'employer d'autres interrogations; au lieu de dire: «Qui êtes-vous?» on aurait pu dire: «Écrivez votre nom». Si le nom écrit avait été, même dans ce cas, Bart Laton, on aurait pu exprimer de la surprise que ce nom ne fut pas celui de Henry W. et on aurait ainsi évité toute allusion même éloignée à l'hypothèse de l'esprit. Ces réflexions sont de Patrick, et elles nous paraissent très judicieuses. Nous pensons que comme Henry W. avait lu des livres sur le spiritisme, il devait probablement connaître la théorie des esprits s'incarnant, et il est probable que ce sont ces notions antérieurement acquises qui pour une bonne part ont opéré la suggestion de l'existence de Laton.

Ce qu'il y a d'essentiel dans les observations et expériences de ce genre, c'est le fait même de la division de conscience; le reste est une affaire d'orientation des idées, et varie avec les croyances des individus, avec les récits qu'ils entendent faire, avec les opinions courantes; dans nos sociétés modernes, la division de conscience conduira à la désincarnation ou à la réincarnation de l'esprit des morts; dans les couvents du moyen âge, ce seront les démons qui viendront agiter les corps des malheureuses religieuses; ailleurs encore—et c'est là un des faits les plus surprenants qu'on puisse imaginer—cette division de conscience devient un instrument de travail pour une oeuvre littéraire: c'est un phénomène naturel que l'auteur cultive et dirige.

Le cas de Patrick est un peu passif; son sujet ne se livre à l'écriture automatique que dans les séances dont nous venons de transcrire le récit; en dehors de ces séances le personnage secondaire ne paraît pas, il n'agit pas, il fait le mort. Aussi ne peut-on pas, avec ce seul exemple, se faire une idée juste du rôle que le personnage secondaire peut remplir. Je crois utile de reproduire ici une observation que Flournoy vient de publier tout récemment; elle complète la précédente 23.

Note 23: (retour) Revue philosophique, février 1899.

«M. Michel Til, quarante-huit ans. Professeur de comptabilité dans divers établissements d'instruction. Tempérament sanguin, excellente santé. Caractère expansif et plein de bonhomie. Il y a quelques mois, sous l'influence d'amis spirites, il s'essaye à l'écriture automatique, un vendredi et obtient des spirales, des majuscules, enfin des phrases de lettres bâtardes, très différentes de son écriture ordinaire, et agrémentées d'ornements tout à fait étrangers à ses habitudes. Il continue avec succès le samedi et le dimanche matin. Ayant encore recommencé le dimanche soir, sur la sollicitation de sa famille, l'esprit écrivant par sa main donne beaucoup de réponses imprévues et fort drôles aux questions posées, mais le résultat en fut une nuit troublée par un développement inattendu de l'automatisme verbal, sous forme auditive et graphomotrice, comme en témoigne son récit:

«Les impressions si fortes pour moi de cette soirée prirent bientôt le caractère d'une obsession inquiétante. Lorsque je me couchai, je fis les plus grands efforts pour m'endormir, mais en vain; j'entendais une voix intérieure qui me parlait, me faisant les plus belles protestations d'amitié, me flattant et me faisant entrevoir des destinées magnifiques, etc. Dans l'état de surexcitation où j'étais, je me laissais bercer de ces douces illusions.... Puis l'idée me vint qu'il me suffirait de placer mon doigt sur le mur pour qu'il remplit l'office d'un crayon; effectivement, mon doigt placé contre le mur commença à tracer dans l'ombre des phrases, des réponses, des exhortations que je lisais en suivant les contours que mon doigt exécutait contre le mur. Michel, me faisait écrire l'esprit, tes destinées sont bénies, je serai ton guide et ton soutien, etc. Toujours cette écriture bâtarde avec enroulements qui affectaient les formes les plus bizarres. Vingt fois je voulus m'endormir, inutile... ce n'est que vers le matin que je réussis à prendre quelques instants de repos.»

«Cette obsession le poursuit pendant la matinée du lundi en allant à ses diverses leçons: «Sur tout le parcours du tramway, l'esprit continuant à m'obséder me faisait écrire sur ma serviette, sur la banquette du tramway, dans la poche même de mon pardessus, des phrases, des conseils, des maximes, etc. Je faisais de vrais efforts pour que les personnes qui m'entouraient ne pussent s'apercevoir du trouble dans lequel j'étais, car je ne vivais plus pour ainsi dire pour le monde réel, et j'étais complètement absorbé dans l'intimité de la Force qui s'était emparée de moi.»

«Une personne spirite de sa connaissance, qu'il rencontra et mit au courant de son état, l'engagea à lutter contre l'esprit léger et mauvais dont il était le jouet. Mais il n'eut pas la sagesse de suivre ce conseil; aussitôt terminé son repas de midi, il reprit son crayon, et après diverses insinuations vagues contre son fils Édouard, employé dans un bureau d'affaires, finit par catégoriser l'accusation suivante: Édouard a pris des cigarettes dans la boîte de son patron M. X..., celui-ci s'en est aperçu, et dans son ressentiment lui a adressé une lettre de remerciement, en l'avertissant qu'il serait remplacé très prochainement; mais déjà Édouard et son ami B... l'ont arrangé de la belle façon dans une vermineuse (sic) épître orale.

«On conçoit dans quelle angoisse M. Til alla donner ses leçons de l'après-midi, pendant lesquelles il fut de nouveau en butte à divers automatismes graphomoteurs qui, entre autres, lui ordonnaient d'aller voir au plus vite le patron de son fils. Il y courut dès qu'il fut libre. Le chef de bureau, auquel il s'adressa tout d'abord en l'absence du patron, ne lui donna que de bons renseignements sur le jeune homme, mais l'obsession accusatrice ne se tint pas pour battue, car tandis qu'il écoutait avec attention ces témoignages favorables, «mon doigt, dit-il, appuyé sur la table se mit à tracer avec tous les enroulements habituels et qui me paraissaient en ce moment ne devoir jamais finir: Je suis navré de la duplicité de cet homme. Enfin cette terrible phrase est achevée; j'avoue que je ne savais plus que croire; me trompait-on? Ce chef de bureau avait un air bien franc, et quel intérêt aurait-il eu à me cacher la vérité? Il y avait là un mystère qu'il me fallait absolument éclaircir...».

«Le patron M. X... rentra heureusement sur ces entrefaites, et il ne fallut pas moins que sa parole décisive pour rassurer le pauvre père et amener le malin esprit à résipiscence: «M. X... me reçut très cordialement et me confirma en tous points les renseignements donnés par le chef de bureau; il y ajouta même quelques paroles des plus aimables à l'égard de mon fils.... Pendant qu'il parlait, ma main sollicitée écrivait sur le bureau, toujours avec cette même lenteur exigée par les enroulements qui accompagnaient les lettres: Je t'ai trompé, Michel, pardonne-moi. Enfin! quel soulagement! mais aussi, le dirai-je, quelle déception! Comment, cet esprit qui m'avait paru si bienveillant, que dans ma candeur j'avais pris pour mon guide, pour ma conscience même, me trompait pareillement! C'était indigne!»

«M. Til résolut alors de bannir ce méchant esprit en ne s'inquiétant plus de lui. Il eut toutefois à subir plus d'un retour offensif de cet automatisme (mais ne portant plus sur des faits vérifiables) avant d'en être délivré. Il s'est mis depuis lors à écrire des communications d'un ordre plus relevé, des réflexions religieuses et morales. Ce changement de contenu s'est accompagné, comme c'est souvent le cas, d'un changement dans la forme psychologique des messages: ils lui viennent actuellement en images auditives et d'articulation, et sa main ne fait qu'écrire ce qui lui est dicté par cette parole intérieure. Mais cette médiumnité lui paraît moins probante, et il se méfie que tout cela ne jaillisse de son propre fond. Au contraire, le caractère absolument mécanique de ces automatismes graphomoteurs du début, dont il ne comprenait la signification qu'en suivant les mouvements de ses doigts (par la vue ou la sensibilité kinesthétique) au fur et à mesure de leur exécution involontaire, lui semblait une parfaite garantie de leur origine étrangère. Aussi reste-t-il persuadé qu'il a été la victime momentanée d'un mauvais génie indépendant de lui; il trouve d'ailleurs à cet épisode pénible de sa vie l'excellent côté qu'il a raffermi ses convictions religieuses, en lui faisant comme toucher au doigt la réalité du monde des esprits et l'indépendance de l'âme.»

M. Flournoy, commentant cette observation, remarque:

«Toute l'aventure s'explique de la façon la plus simple, au point de vue psychologique, si on la rapproche des deux incidents suivants qui renferment à mes yeux la clef de l'affaire.

«1° À ce que M. Til m'a raconté lui-même, sans paraître d'ailleurs en comprendre l'importance, il avait remarqué, deux ou trois semaines avant son accès de spiritisme, que son fils fumait beaucoup de cigarettes, et il lui en avait fait l'observation. Le jeune garçon s'excusa en disant que ses camarades de bureau en faisaient autant, à l'exemple du patron lui-même, qui était un enragé fumeur et laissait même traîner ses cigarettes partout, en sorte que rien ne serait plus facile que de s'en servir si l'on voulait. Cette explication ne laissa pas que d'inquiéter un peu M. Til, qui est la probité en personne, et qui se rappelle avoir pensé tout bas: Pourvu que mon fils n'aille pas commettre cette indélicatesse!

«2° Un second point, que m'a par hasard révélé Mme Til au cours d'une conversation, et que son mari m'a confirmé ensuite, c'est que le lundi en question, en allant de bonne heure à ses leçons, M. Til rencontra un de ses amis qui lui dit: «A propos, est-ce que ton fils quitte le bureau de M. X...? Je viens en effet d'apprendre qu'il cherche un employé.» (Il cherchait en réalité un surnuméraire.)

M. Til, qui n'en savait rien, en demeura perplexe et se demanda si M. X... serait mécontent de son fils et songerait à le remplacer. En rentrant à midi chez lui, il raconta la chose à sa femme, mais sans en parler à son fils. C'est une heure plus tard qu'arriva le message calomniateur.

«Au total, la série de ses messages ne fait qu'exprimer—avec la mise en scène et l'exagération dramatique que prennent les choses dans les cas où l'imagination peut se donner libre carrière (rêves, idées fixes, délires, états hypnoïdes de tout genre)—la succession parfaitement naturelle et normale des sentiments et tendances qui devaient agiter M. Til en cette occasion. Les vagues insinuations, puis l'accusation catégorique de vol, et l'ordre d'aller voir le patron, correspondent aux soupçons d'abord indécis, puis prenant corps sur un souvenir concret, et aboutissant à la nécessité de tirer la chose au clair. L'entêtement avec lequel l'automatisme graphique répondait, par une accusation de duplicité, aux bons témoignages du chef du bureau, trahit clairement cette arrière-pensée de défiance et d'incrédulité qui nous empêche de nous abandonner sans réserve aux nouvelles les plus rassurantes, tant qu'elles ne sont point absolument confirmées. Enfin, quand le patron en personne a calmé M. Til, le regret subconscient d'avoir cédé à ses inquiétudes sans fondement sérieux, trouve son expression dans les excuses de l'esprit farceur; le je t'ai trompé, pardonne-moi, de ce dernier, est bien l'équivalent, dans le dédoublement médiumnique, de ce que nous penserions tous en pareille circonstance: «Je me suis trompé et je ne me pardonne pas d'avoir été aussi soupçonneux.»

On se demandera peut-être comment il est possible de trouver chez un individu normal des signes de cette divisibilité de conscience. Cette recherche intéresse peu les spirites et la généralité des hypnotiseurs, qui se contentent d'étudier les cas brillants et complets. Je crois bien être le premier qui ait fait une étude suivie de cette question 24, et j'ai été fort aise de voir que mes premières études, qui datent d'une dizaine d'années, ont été reprises, contrôlées dans des laboratoires américains par Solomons et Stein, qui du reste ont négligé de me citer. Il est bien certain que si on se contente de mettre un crayon dans la main d'une personne, et de lui faire lire attentivement un livre, puis de lui adresser une question, comme le faisait Patrick, de deux choses l'une: ou bien la personne n'entendra pas et son crayon restera immobile, ou bien la personne entendra la question et répondra elle-même de vive voix. Voilà ce qui se produit le plus souvent. Il faut que le phénomène de l'écriture automatique soit déjà un peu développé pour apparaître dès la première heure, au premier appel, comme chez Henry W. Quand on a affaire à des individus normaux, il est nécessaire de prendre plus de détours; on ne peut songer à des procédés directs qui, lorsqu'ils ne réussissent pas, ont l'inconvénient de couvrir l'opérateur de confusion.

Note 24: (retour) Mes études ont d'abord paru dans le Mind, et je les ai ensuite résumées dans mon livre sur les Altérations de la personnalité.

Voici la méthode que je préconise: elle est lente, et exige un peu de patience; c'est son principal inconvénient.

On s'assied à côté du sujet, devant une table; on le prie de s'abstraire dans une lecture intéressante, ou dans un calcul mental compliqué, et surtout de distraire son attention, d'abandonner sa main, et de ne pas s'occuper de ce qu'on va faire avec cette main. La main tient un crayon; elle est cachée au sujet par un écran. On s'empare donc de cette main, sans brusquerie, et par des mouvements doux, et on imprime à la main et au crayon un mouvement quelconque, par exemple on fait dessiner des barres, des boucles, marquer des petits points. Au premier essai, l'expérimentateur avisé s'aperçoit à qui il a affaire; certains sujets raidissent la main, elle est comme en bois, elle résiste à tous les efforts; et quoique on recommande au sujet de se laisser aller, de ne pas penser à sa main, celle-ci n'obéit point aux mouvements qu'on lui imprime. D'ordinaire, ces sujets là sont peu éducables. Un autre obstacle vient s'opposer fréquemment à la continuation de l'expérience; il y a des personnes qui, lorsqu'on prend leur main, ne peuvent pas continuer à lire; malgré elles, leur attention quitte le livre, se porte sur ce qu'elles ressentent dans la main. Les meilleurs sujets sont ceux dont la main docile exécute avec intelligence tous les mouvements qu'on imprime. Il y a là une sensation particulière qui apprend à l'opérateur que l'expérience aura du succès. De plus, pour empêcher le sujet de trop s'occuper de sa main, j'use souvent d'un artifice très simple, qui produit une distraction plus forte qu'une conversation avec un tiers, une lecture intéressante ou un calcul compliqué. Cet artifice consiste à faire croire au sujet que sa main restera, pendant toute l'expérience, continuellement inerte et passive, et que c'est l'expérimentateur, qui, de temps en temps, pour les besoins d'une expérience qu'on n'explique pas, imprime à la main un mouvement. Cela suffit pour tranquilliser le sujet qui, dès lors, abandonne sa main sans résistance, et se trouve dans des conditions mentales excellentes pour que sa conscience se divise.

Au bout de quelque temps, la distraction devenant plus continue et plus profonde, voici les signes qu'on peut relever.

C'est d'abord l'anesthésie par distraction. La personne distraite n'est point devenue absolument insensible comme une hystérique distraite, dont on peut traverser la peau ou lever le bras sans qu'elle s'en aperçoive; sa sensibilité n'est pas détruite, mais la finesse de certaines de ses perceptions est bien diminuée. Il est difficile, du reste, d'explorer cette sensibilité à un degré aussi faible de distraction.

Ce qui est le plus facile à provoquer, ce sont les mouvements passifs de répétition. Le crayon étant placé entre les doigts du sujet, qui est prié de le tenir comme s'il voulait écrire, on dirige la main et on lui fait exécuter un mouvement uniforme, choisissant celui qu'elle exécute avec le plus de facilité, des hachures, des boucles ou des petits points. Après avoir communiqué ce mouvement pendant quelques minutes, on abandonne doucement la main à elle-même, ou on reste en contact avec elle, pour que la personne ne s'aperçoive de rien; mais on cesse d'exercer une action directrice sur les mouvements. La main abandonnée à elle-même fait quelques légers mouvements. On reprend l'expérience d'entraînement, on la répète avec patience, pendant plusieurs minutes; le mouvement de répétition se perfectionne; au bout de 4 séances, j'ai vu chez une jeune fille la répétition si nette que la main ne traça pas moins de quatre-vingt boucles sans s'arrêter; puis la personne eut un mouvement brusque et secoua ses épaules en disant: «Il me semble que j'allais m'endormir!»

La présence de ces mouvements subconscients de répétition nous apprend qu'il y a là un personnage inconscient, que l'expérience vient de dégager; mais il est clair que ce personnage est loin d'avoir le même développement que Bart Laton. La peine qu'on éprouve à lui faire répéter des mouvements en est la preuve. L'expérimentateur ne peut pas imprimer des mouvements au hasard; il est obligé de choisir ceux qui réussissent le mieux. En général, ceux qu'on peut exécuter d'un seul trait, sans changement de direction et sans arrêt, se répètent assez bien.

Les mouvements graphiques, par suite de leur délicatesse, attirent moins l'attention du sujet que des mouvements de flexion et d'extension des membres; ceux-ci cependant peuvent être répétés par l'inconscient, et à ce propos, il est curieux de remarquer que la flexion du poignet se répète mieux que la flexion isolée d'un doigt.

Le caractère tout à fait rudimentaire de cet inconscient est bien marqué par la facilité avec laquelle on lui donne certaines habitudes. Lorsqu'on fait écrire plusieurs fois des boucles, la main s'accoutume à ce mouvement, et le reproduit à tort et à travers; car si on veut ensuite lui faire tracer des hachures, les mouvements se déforment bien vite et se changent en boucles. La mémoire de cet inconscient est si peu étendue qu'il n'est même pas capable de conserver le souvenir de plusieurs espèces de mouvements.

L'inconscient n'a pas seulement de la mémoire, il peut encore recevoir et exécuter quelques suggestions qui sont, il est vrai, d'un ordre absolument élémentaire. Ces suggestions peuvent être données au moyen du toucher. Avec une simple pression, on agit sur la main, et on la fait mouvoir dans toutes les directions. Ce n'est point une impulsion mécanique, c'est bien une suggestion tactile. Si avec une pression, on fait mouvoir la main, une autre pression, tout aussi légère, l'arrête, l'immobilise: une autre pression, d'un genre un peu différent, la fait écrire. Il est difficile de dire la différence de ces pressions; mais l'expérimentateur, en les faisant, a une certaine intention, et cette intention est souvent comprise avec beaucoup de finesse par la main en expérience. Rien n'est plus curieux que cette sorte d'hypnotisation partielle; la personne croit être et se trouve en effet complètement éveillée et en possession d'elle-même, tandis que sa main obéit doucement aux ordres tactiles de l'expérimentateur.

Une autre manifestation de l'écriture automatique, plus connue que les précédentes, car on en a fait un jeu de société, consiste à prier la personne de penser à son nom, son âge, son pays, un mot quelconque, puis on prend sa main, comme il a été décrit ci-dessus, et cette main, à l'insu de la personne, écrit le nom pensé; en général, quand on fait cette expérience dans un salon, on déclare à la personne qu'on va deviner sa pensée, quoique en réalité ce soit la personne elle-même qui l'écrive. A ce genre d'expérience se rattachent les différents exercices de prestidigitateurs et d'hypnotiseurs qui devinent les secrets, se font conduire vers l'endroit où un objet est caché, et ainsi de suite. Ce sont des expériences qui, pour réussir, ont besoin d'un opérateur très habile.

Voilà à peu près tous les phénomènes de division de conscience que j'ai réussi à provoquer, en étudiant l'écriture automatique chez cinq personnes (femmes), jouissant d'une bonne santé; ces personnes ont été étudiées chacune pendant deux séances d'une demi-heure au plus; une seule l'a été pendant quatre séances; c'est très peu pour la culture des phénomènes de double conscience, qui demandent beaucoup de temps et de patience; mais notre but était précisément de savoir ce qu'on pouvait observer après un minimum d'entraînement.

Depuis la publication de mes recherches, deux autres auteurs, Solomons et Stein 25, se sont engagés exactement dans la même voie pour rechercher ce qu'on obtiendrait sur des sujets sains en poussant l'entraînement aussi loin que possible.

Note 25: (retour) Normal Motor Automatism. Psychol. Rev., sept. 1896, 492-512.

Ils se sont pris comme sujets; ils se disent d'excellente santé. Leurs expériences se groupent sous quatre chefs: 1° tendance générale au mouvement, sans impulsion motrice consciente; 2° tendance d'une idée à se dépenser en mouvement, involontairement et inconsciemment; 3° tendance d'un courant sensoriel à se dépenser en réaction motrice inconsciente; 4° travail inconscient de la mémoire et de l'invention.

1° La main est mise sur une planchette, analogue à celle des spirites (c'est une planche glissant sur des billes de métal et armée d'un crayon; on met la planchette sur une table, sur du papier, et le crayon écrit tous ses mouvements). L'esprit du sujet est occupé à lire une histoire intéressante. Dans ces conditions, il se produit facilement, quand le sujet a pris l'habitude de ne pas surveiller sa main, des mouvements spontanés, qui dérivent d'ordinaire de stimuli produits par une position fatigante; en outre, des excitations extérieures (par exemple si on remue la planchette), provoquent dans la main des mouvements de divers sens, dont on peut amener la répétition, et qui alors se continuent assez longtemps. La distraction de l'attention est une condition importante; mais il ne faut pas que l'histoire lue pour distraire soit trop émouvante, car cette émotion peut produire des mouvements réflexes ou une tension musculaire qui nuisent aux mouvements inconscients.

2° Le sujet lit à haute voix en tenant un crayon à la main; parfois il écrit un mot qu'il lit, surtout lorsque ce mot est court; les mots longs sont seulement commencés; cette écriture se fait souvent sans que le sujet le sache.

3° Le sujet lit à haute voix, et écrit subconsciemment les mots que pendant sa lecture une personne lui dicte à voix basse. A ces expériences on n'arrive qu'après beaucoup d'entraînement. Au début, c'est très pénible; on s'arrête de lire des qu'on entend un mot. Il faut apprendre à retenir son attention sur la lecture. On arrive bientôt à continuer la lecture sans l'interrompre, même quand il y a des dictées chaque 15 ou 20 secondes: l'écriture devient inconsciente. La lecture inconsciente se fait plus facilement; le sujet lit un livre qui ne présente aucun intérêt, et pendant ce temps on lui raconte une histoire très intéressante; quand l'expérience est bien en train, il peut lire même une page entière, sans en avoir conscience et sans rien se rappeler; la lecture ne manque pas entièrement d'expression, mais elle est monotone; elle contient des erreurs, des substitutions de mots. La lecture est bonne surtout quand elle roule sur des sujets familiers.

4° Ici les expériences sont plus difficiles et n'ont réussi que parce que les sujets étaient bien exercés par les expériences précédentes. D'abord, ils ont fait de l'écriture automatique spontanée; par exemple en lisant, leur main écrivait; puis, ils ont même pu se dispenser de lire pour détourner l'attention; chez l'un des sujets, Miss Stein, la distraction était suffisante quand elle lisait les mots que sa main venait d'écrire quelque temps auparavant; l'écriture spontanée de la main était involontaire, inconsciente; les paroles écrites étaient parfois dénuées de sens; il y avait surtout des répétitions de mots et de phrases. Les auteurs ont pu également, par la même méthode, reproduire inconsciemment des passages qu'ils savaient par coeur, mais n'avaient jamais écrits. La condition essentielle de toute cette activité automatique est une distraction de l'attention obtenue volontairement; il ne faut pas cependant que l'attention distraite soit sollicitée avec trop de force; si, par exemple, on relit un passage d'une histoire qu'on n'avait pas compris d'abord, et qui est nécessaire pour l'intelligence du reste, alors, sous l'influence de ce surcroît d'attention, toute l'activité automatique est suspendue.

Ces expériences ne diffèrent nullement de celles que j'ai publiées moi-même il y a plusieurs années dans le Mind et que je viens de résumer plus haut; elles sont seulement un peu plus complexes, ce qui tient à ce que les deux auteurs se sont longuement entraînés; ainsi, ils ont pu avoir de l'écriture automatique spontanée, ce que je n'ai pu faire sur mes sujets. Mais la nouveauté de leur étude ne doit pas être cherchée là; elle consiste plutôt en ce qu'étant psychologues, ils ont pu analyser de très près ce qui se passait dans leur conscience pendant les expériences; c'est cette auto-analyse qui donne un très grand intérêt à leurs études. Nous allons rendre compte des observations qu'ils ont faites.

Tout d'abord, ils ont eu souvent le sentiment, quand ils ont eu l'occasion de percevoir leur activité automatique, que cette activité a un caractère extra-personnel, c'est-à-dire leur est étrangère. Ainsi, s'ils s'aperçoivent que, pendant une lecture, leur main fait remuer la planchette, ce mouvement leur apparaît comme produit par une cause extérieure; ils n'en ont conscience que par les sensations qui accompagnent le mouvement produit. Quand le sujet lit à haute voix, en écoutant une autre personne, le bruit de sa propre voix, s'il l'entend, lui paraît étranger.

C'est surtout dans l'expérience de l'écriture automatique sous dictée pendant une lecture consciente qu'on s'est bien rendu compte du mécanisme de cette inconscience. L'écriture sous dictée comprend 4 éléments: 1° l'audition du mot dicte; 2° la formation d'une impulsion motrice; 3° une sensation d'effort; 4° une sensation centripète, venant du bras, et avertissant que le mouvement graphique a été exécuté. L'impulsion motrice est difficile à décrire; elle se compose de représentations visuelles et motrices du mouvement à exécuter, et d'autre chose encore. Dans les expériences, on a vu se produire par degrés l'inconscience de l'opération entière. Ce qui devient d'abord inconscient, c'est le sentiment de l'effort. On entend le mot dicté, on a une idée d'écrire, et cela se trouve écrit; on n'a pas le sentiment de la difficulté, de «quelque chose d'accompli». L'acte paraît encore volontaire. Ce sentiment de l'effort revient quand le bras se fatigue.

Le second degré est la disparition de l'impulsion motrice; l'écriture cesse de paraître volontaire. On entend le mot et on sait qu'on l'a écrit; c'est tout. L'écriture est consciente et devient cependant extra-personnelle. Le sentiment que l'écriture est notre écriture semble disparaître avec l'impulsion motrice. Parfois le sujet gardait un élément de l'impulsion motrice, la représentation visuelle du mouvement à exécuter, et cependant le mouvement lui paraissait étranger. Les auteurs pensent,—mais ils avancent cette hypothèse avec beaucoup de réserve,—qu'il y a dans une impulsion motrice la conscience d'un courant moteur centrifuge, et que c'est cette conscience qui est le fait capital, qui permet d'attribuer un acte à notre personnalité, ou qui le fait considérer comme étranger.

L'inconscience peut faire encore des progrès, et alors le sujet n'a plus conscience d'entendre le mot dicté, ni conscience de l'avoir écrit; cette dernière conscience se perd la dernière; le sujet peut être devenu inconscient d'avoir entendu le mot, et rester conscient de l'avoir écrit. Mais ce n'est pas sur ce fondement que repose le sentiment de la personnalité, puisque le sujet peut entendre le mot, savoir qu'il l'a écrit et cependant juger que le mouvement ne vient pas de lui.

Cette analyse curieuse, les auteurs l'ont poussée plus loin encore dans l'écriture automatique spontanée; ils ont vu qu'ils peuvent non seulement surveiller leur main, mais prévoir ce qu'elle doit écrire, et cependant, même dans ces conditions, le mouvement d'écriture reste étranger à la personne. Si réellement leur hypothèse est juste, si le sentiment de la personnalité repose sur la conscience de la décharge motrice, ce serait une solution tout à fait nouvelle et curieuse à un problème qui, jusqu'à présent, a été discuté très longuement 26.

Note 26: (retour) Je renvoie sur ce point à mon étude sur M. de Curel, où l'on trouvera cette idée que la séparation des personnalités vient très probablement d'un phénomène d'inconscience portant sur une partie des processus psychologiques. (Année psych., I, p. 147).

Les résultats obtenus semblent montrer que l'automatisme normal, en se développant, peut devenir presque aussi complexe que la vie subconsciente des hystériques. C'était là le but proposé aux recherches, et les auteurs pensent l'avoir atteint. Ils remarquent que ce qui distingue ici l'hystérique du sujet normal, c'est que l'hystérique est distraite parce qu'elle ne peut pas faire autrement, tandis que le sujet normal réalise l'état de distraction parce qu'il le veut. L'hystérie est donc bien, au moins en partie, une maladie de l'attention. A propos du rôle de l'attention dans ces phénomènes d'inconscience, signalons dans l'article précédent trois observations curieuses, que les auteurs n'ont pas rapprochées, et dont ils n'ont peut-être pas vu la portée. Ces trois faits sont les suivants: 1° quand l'histoire qu'on lit pour se distraire devient très émouvante, les mouvements subconscients cessent: 2° ils cessent également, s'il faut faire un effort intellectuel considérable pour comprendre ce qu'on lit; 3° dans le cas où l'on écrit automatiquement sous la dictée, si la dictée se fait à voix très basse, exigeant un effort pour comprendre, la conscience reparaît. Cela montre que l'état de division mental ne se maintient que si l'attention fournie n'atteint pas son maximum. Il y a lieu de rapprocher ces faits d'une observation ingénieuse de Mercier (Année Psychologique, II, p. 889-890).

Tout récemment, G. Stein a publié dans Psychological Review (mai 1898) une étude sur la culture de l'automatisme moteur; cette étude a été faite avec l'instrument imaginé par Delabarre pour l'enregistrement des mouvements inconscients 27; on distrayait le sujet, puis on donnait une certaine impulsion à son doigt, et on cherchait si le sujet continuait machinalement et sans s'en rendre compte le mouvement imprimé. C'est en somme mon expérience première; l'auteur a cherché sur combien de sujets elle réussissait, et il a constaté que ce nombre est très élevé, environ 35 sur 40 hommes et 45 sur 50 femmes. Par conséquent l'épreuve peut servir de test pour la psychologie individuelle, du moment que les résultats qu'elle donne sont si Fréquents.

Note 27: (retour) Voir 1re Année psychologique, p. 532.

Les expériences de Solomons et Stein forment une transition entre les nôtres et celles de Patrick; elles montrent leur continuité. Dans nos études, nous n'avons eu que de l'écriture automatique de répétition; Solomons et Stein ont obtenu, rien que par un entraînement plus prolongé, un peu d'écriture automatique spontanée; et enfin Patrick a obtenu très facilement, chez un sujet prédisposé, non seulement de l'écriture automatique spontanée, mais un système d'états de conscience se séparant de la personnalité principale et constituant une personnalité assez bien définie. Il n'est pas douteux que tous ces phénomènes diffèrent seulement en degrés.

Mon avis est que dans une étude complète sur la suggestibilité d'un individu, il faut faire une petite place à la recherche des premiers signes de la division de conscience. Pour ne pas perdre trop de temps, on pourrait procéder ainsi: après avoir mis un crayon dans la main du sujet, derrière l'écran, on recherchera s'il est possible d'obtenir, en cinq minutes d'essai, des mouvements passifs de répétition. Si ces mouvements sont nets, on recherchera s'il se produit, quand le sujet pense à son nom, de l'écriture spontanée; si celle-ci se produit encore, on cherchera si l'écriture répond à des questions posées à demi-voix. Ce sont les trois degrés principaux de la division de conscience; mais chacun de ces degrés est susceptible de très nombreuses subdivisions. Je me contente pour le moment d'indiquer une méthode à suivre, sans entrer dans les détails; les expérimentateurs qui s'occuperont de ces recherches s'apercevront vite qu'il y a un grand avantage à avoir un fil conducteur. On demandera ensuite au sujet s'il est spirite, médium, s'il a reçu des communications, etc.

Il sera intéressant de savoir s'il existe quelques rapports entre la disposition à l'écriture automatique et la suggestibilité; nous supposons que ce rapport existe, car le personnage de l'écriture automatique est très suggestible, et ces divers phénomènes de subconscience et de division de conscience forment le fond de l'hypnotisme; mais en somme, tout ceci n'a pas encore été étudié clairement sur des individus normaux, et on ne sait pas au juste quelle signification la psychologie individuelle doit attacher à l'écriture automatique.

La division de conscience s'exprime parfois par des manifestations autres que l'automatisme des mouvements; elle peut se produire de telle sorte que le sujet en ait la perception assez claire; dans ce cas, il est inutile de faire des expériences sur le sujet, le plus simple est de l'interroger et de lui demander une description aussi complète que possible des impressions qu'il a ressenties. Il est bien entendu que l'expérimentateur doit le mettre sur la voie, car les personnes qui ont éprouvé les phénomènes de ce genre ne se rendent pour ainsi dire jamais compte de leur nature. Voici à peu près dans quelles conditions une personne remarque de légers signes de division de conscience: elle a le sentiment que le monde extérieur est étrange; les objets qui l'entourent, quoique familiers, lui paraissent nouveaux, bizarres, indéfinissables; elle les regarde d'un oeil curieux comme si elle ne les connaissait pas, mais en même temps elle se rend bien compte que c'est une illusion. Parfois, les objets paraissent éloignés. Cette impression d'étrangeté, on peut l'éprouver dans la perception de son propre corps; on se demande: «est-ce là ma jambe? je ne reconnais pas mes bras. Mon corps me paraît drôle. Est-ce moi qui suis assis en ce moment sur cette chaise?» etc., etc. Enfin, on éprouve aussi la même impression pour sa propre voix, et pour le sens des paroles qu'on vient de prononcer; après avoir parlé, prononcé à haute voix plusieurs phrases, par exemple dans un dîner; on écoute sa voix, le timbre en paraît changé, il semble que ce soit la voix d'un autre; de même, on reconnaît difficilement sa propre pensée dans les paroles qu'on a prononcées: on croirait que la phrase a été construite par une autre pensée et dite par une autre bouche. Krishaber, que Taine a longuement cité dans son Intelligence 28, a rapporté sous le nom de névropathie cérébro-cardiaque, beaucoup d'exemples de ces phénomènes de dissociation; et cette année même Bernard Leroy vient de publier une utile monographie de l'illusion de fausse reconnaissance 29, et il ressort des documents que cet auteur a réunis, que l'illusion de fausse reconnaissance est souvent liée à des phénomènes légers de dédoublement de conscience.

Note 28: (retour) Voir le vol. 2, in fine note sur les éléments et la formation de l'idée de moi.
Note 29: (retour) L'illusion de fausse reconnaissance, Paris. Alcan, 1898.

IV

INFLUENCE DE LA ROUTINE, DES PRÉJUGÉS, DES IDÉES DIRECTRICES

Notre quatrième catégorie de recherches n'a rien de commun avec la précédente; elle part d'un principe tout spécial. Ce principe est le suivant: dans toutes les opérations que nous exécutons avec notre intelligence, comme de voir, d'agir, de raisonner, de prendre un parti, etc,, nous présentons deux tendances contraires; la première représente l'habitude, la routine; la seconde représente la réflexion personnelle, l'esprit critique. Tout acte physique ou mental que nous faisons ressemble plus ou moins à un de nos actes antérieurs, il rencontre par conséquent devant lui un commencement d'adaptation, dont il profite, et on a une tendance à se répéter, à refaire ce qu'on a déjà fait, parce que c'est plus facile, parce que cela demande moins de réflexions. Mais d'autre part, comme les circonstances ne sont jamais identiquement les mêmes, comme il y a entre la circonstance de l'acte nouveau et celle de l'acte ancien, une petite différence, nous devrions faire subir à l'acte nouveau une petite modification pour mieux l'ajuster aux circonstances nouvelles, mais cela exige un effort d'attention, et par conséquent une fatigue dont il est tout naturel que nous cherchions à nous décharger: c'est en somme une lutte entre l'habitude et l'attention; l'habitude représente l'ancien, l'acquis, et l'attention est un effort vers le nouveau. Sous le terme d'habitude se cachent bien des faits différents; nous avons cité comme exemple d'habitudes cette routine de la vie de tous les jours, qui nous fait asseoir de la même façon, faire les mêmes réflexions, etc. Dans les études proprement intellectuelles, cette routine prend le nom d'idées préconçues; parfois la simple idée directrice d'une expérience, l'attente d'un phénomène, le désir de vérifier une hypothèse agréable, la parole d'un maître ont tant d'influence sur nous que notre esprit critique se trouve suspendu.

Les expériences dont nous allons parler ont eu pour but de réaliser sous une forme expérimentale les conditions dont nous venons de parler; on a imaginé des dispositifs spéciaux qui permettent de voir avec quel degré de routine une personne répète une même opération, quand les circonstances qui ont expliqué la première opération changent légèrement, et exigeraient un acte différent. L'idée de ces recherches est venue, d'une manière tout à fait indépendante, à M. Henri et à moi, d'une part, et à M. Scripture et à ses élevés d'autre part.

Voici l'idée qui nous était personnelle. Nous faisions faire à des enfants d'école des expériences sur la mémoire visuelle des lignes. Ces expériences se faisaient par la méthode de reconnaissance. On montrait d'abord à l'enfant une ligne isolée, puis on laissait écouler un certain intervalle de temps, puis on faisait passer sous les yeux de l'enfant un grand carton sur lequel étaient tracées une série de lignes parallèles, de longueur croissante; l'enfant devait reconnaître dans la série la ligne égale à celle qu'on lui montrait. Cette opération se faisait deux fois: la première fois, la ligne modèle se trouve dans la série; la seconde fois elle ne s'y trouve pas: ainsi, la ligne modèle étant de 40 millimètres, le second tableau ne contient pas de ligne plus longue que 36 millimètres. Un oeil exercé s'aperçoit de cette lacune; mais la première épreuve a déjà créé une routine grâce à laquelle l'enfant ayant trouvé la ligne modèle dans le premier tableau, s'attend à la retrouver dans le second. Voici le résumé de nos résultats:

NOMBRE D'ENFANTS TROMPÉS PAR LA ROUTINE

Mémoire
Comparaison directe
(moyenne des 3 cours)
Cours élémentaire (7 à 9 ans)
Cours moyen (9 à 11 ans)
Cours supérieur (11 à 13 ans)
88%
60%
47%
      38%

Ces chiffres montrent l'influence de l'âge sur la suggestibilité; ils montrent aussi que dans l'acte de comparaison, qui est plus facile et donne plus de sécurité à l'esprit que l'acte de mémoire, on est moins suggestible.

Il est à remarquer que bien que ce genre de suggestion provienne du dispositif même de l'expérience, et non de la présence de l'expérimentateur, cependant l'autorité morale de celui-ci exerce incontestablement une influence sur le résultat; c'est un professeur, il fait sa recherche dans une école, il est l'ami du directeur, il est plus âgé que l'enfant; toutes ces circonstances inspirent à l'enfant confiance, et il faut que l'enfant soit bien sûr de sa critique pour déclarer que la ligne qu'on lui dit de chercher dans le tableau n'y est pas. Il est toujours très difficile, pensons-nous, de faire des épreuves de suggestibilité en supprimant tout ce qui dépend de l'action morale de l'expérimentateur; mais on peut tout au moins diminuer la part de ce facteur.

Scripture, avons-nous dit, et après lui Gilbert et Seashore, ses élèves, ont fait des recherches du même genre, ou du moins avec des méthodes très analogues. Le travail de Seashore, qui est le plus important, a pour titre: La mesure des illusions et hallucinations de l'état normal. Les auteurs ont du reste eu la pleine conscience qu'ils inauguraient une méthode nouvelle, bien distincte de celle de la suggestion hypnotique: il est seulement à regretter que cette conscience de leur originalité se soit accompagnée d'un parfait mépris pour les études d'hypnotisme et même pour les hypnotiseurs, qu'ils ont traités de jongleurs et de charlatans.

Les expériences de Seashore 30 ont été faites sur des élèves de laboratoire; et à première vue on aurait pu croire que ces élèves, jeunes gens dont l'âge est d'ordinaire de 20 ans, auraient été moins faciles à duper que les enfants d'école primaire. Cependant il s'est trouvé que tous les dispositifs de Seashore ont fait des dupes; et même on a pu observer un fait bien inattendu; des élèves qui avaient été mis d'avance au courant de la nature de la recherche s'y sont laissé prendre. La force de la suggestion était augmentée par le silence du laboratoire, la solitude, l'obscurité, le signal donné avant le stimulus, etc. Voici quelques-unes des expériences de Seashore; elles consistent à faire plusieurs fois une expérience sincèrement; puis, quand l'habitude est née, on fait une expérience simulée, et le sujet non prévenu y répond comme si elle était véritable.

Note 30: (retour) Measurements of Illusions and Hallucinations in Normal Life, Studies from the Yale Psych. Lab., Yale, 1895, III.

Illusion de chaleur.—On fait passer le courant électrique d'une pile au bichromate dans un fil d'argent tendu entre deux bornes: le fil s'échauffe, et le sujet est invité à pincer le fil entre le pouce et l'index et à se rendre compte de la chaleur produite. Après cette expérience préliminaire, destinée à créer la suggestion, expérience qu'on répète deux ou trois fois, l'expérimentateur interrompt le circuit à l'insu du sujet, en poussant avec le genou un interrupteur placé sous la table; puis, on recommence les expériences une dizaine de fois: on feint de mettre en action la pile, on donne au sujet un signal pour qu'il touche le fil, et on lui fait indiquer au bout de combien de temps il perçoit la chaleur. L'expérience a en apparence pour but de mesurer le temps de réaction. Les expériences ont été faites sur 8 sujets; dans 120 essais, nous notons seulement 5 cas où le sujet n'a rien senti.

Illusion d'un changement de clarté.—Cette illusion a été provoquée de plusieurs manières différentes; une des plus simples était provoquée avec l'appareil suivant: deux cartons blancs juxtaposés et vus chacun dans un cadre noir immobile étaient mobiles et pouvaient tourner autour d'un de leurs côtés verticaux; ils recevaient tous deux la lumière d'une lampe; et on comprend qu'ils paraissent d'autant moins éclairés qu'ils sont placés, par rapport à l'observateur, dans une position plus oblique. Un des cartons restant immobile et servant de point de comparaison, l'expérimentateur fait tourner lentement l'autre carton au moyen d'un fil qu'il a entre les mains; le sujet ne voit pas le mouvement de l'expérimentateur; on commence par faire tourner réellement le second carton, après un signal, et le sujet dit quand il perçoit le changement; puis on refait le même signal, mais on laisse le carton immobile, et le sujet croit percevoir comme avant le changement de clarté, qui lui paraît se produire à peu près au bout du même temps après le signal.

Illusion de son—Après beaucoup d'essais infructueux, l'auteur s'est arrêté au dispositif suivant: après un signal donné, on augmente graduellement l'intensité d'un son en rapprochant les deux bobines d'un appareil à chariot, et le sujet doit réagir dès qu'il entend le son, qu'il sait devoir être très faible au début, puis augmenter; tantôt on fait l'expérience réellement, tantôt on fait le signal sans rapprocher ensuite les bobines.

Pour le toucher, on a provoqué des excitations minimales en posant des corps très légers sur la main du sujet, derrière un écran; le contact était fait après un signal: puis on a continué le signal sans faire de contact; le sujet devait réagir. Les expériences sur l'odorat, le goût, etc., sont si faciles à imaginer que nous n'insistons pas; toujours une excitation réelle, mais faible, produite d'abord avec un certain dispositif, qui impressionne un peu le sujet, puis on conserve le même dispositif, par exemple le même signal et on supprime l'excitation réelle. Notons, pour terminer sur ces points, l'hallucination d'un objet qui a été produite de la manière suivante: dans une chambre peu éclairée, on montre au sujet un objet peu visible, une petite balle se détachant sur fond noir, et on cherche à quelle distance le sujet distingue cet objet; on fait l'expérience plusieurs fois; chaque fois le sujet part d'une assez grande distance, se rapproche lentement en regardant, puis s'arrête quand il voit la halle; à ce moment, il jette les yeux sur le parquet où les distances sont marquées, et lit la distance où il se trouve de la mire; puis, il se retourne et s'éloigne, pour refaire la même expérience; pendant qu'il se retourne, l'expérimentateur peut supprimer la balle; le sujet revient, et quand il se trouve à peu près à la même distance que la première fois, il croit qu'il perçoit encore la balle.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, la possibilité de provoquer des illusions ou même des hallucinations n'ayant nullement besoin d'être démontrée, ces expériences seraient peu intéressantes si elles ne nous apprenaient rien de nouveau sur le mécanisme de la suggestion. C'est cette recherche du mécanisme qui seule donne de l'intérêt à l'étude. Seashore paraît ne pas l'avoir toujours bien compris; car les détails qu'il nous donne sur ce point sont assez maigres. Nous noterons seulement les quelques remarques qui suivent: Il est aussi facile, dans les expériences sur la lumière, de donner des illusions sur l'augmentation de clarté que sur la diminution.—L'illusion se produit à peu près avec la même rapidité que la perception correspondante. —Alors même que le sujet n'est pas en attente d'un seul stimulus, mais de deux, et doit choisir entre les deux (par exemple il doit se produire soit plus, soit moins de lumière), l'illusion est possible, car le sujet peut fixer son attention principalement sur l'idée d'un seul stimulus, et être convaincu par quelque circonstance banale que c'est bien ce stimulus-là qui va se produire.—Il est arrivé parfois que certains sujets étaient avertis par d'autres que les expériences étaient illusoires; malgré leur scepticisme, ils n'en ont pas moins subi l'illusion, au bout de quelques répétitions des stimulus réels; il en a été de même pour un sujet qu'on avait formellement averti de l'illusion qu'on allait produire. Il suffit de répéter plusieurs fois le stimulus réel pour écarter l'effet de cette suggestion négative.—La force de la suggestion a été augmentée par le silence du laboratoire, la solitude, l'obscurité, le signal donné avant le stimulus, les observations spontanées du sujet sur le mécanisme des appareils, la régularité rythmique de certaines excitations, la synesthésie de sensations réelles avec les sensations suggérées. Ainsi, dans les expériences sur le goût, on déposait toutes les fois sur la langue une goutte d'eau; il y avait donc une sensation réelle tactile, qui tantôt était associée à une sensation de goût (sucre), tantôt n'y était pas associée, mais la suggérait.

Nous pouvons faire à ces expériences de Seashore la même critique qu'aux nôtres; elles n'excluent pas complètement l'action personnelle, l'influence dégagée par l'expérimentateur, bien que cette influence soit incontestablement moindre que dans le cas où il donne directement un ordre.

Il y a une remarque sur laquelle l'auteur n'insiste pas assez, peut-être, c'est que les illusions ne peuvent porter que sur des sensations faibles. Pour les expériences visuelles, par exemple, il a été amené à troubler seulement des perceptions de minima d'excitation ou de différences minima, et ces expériences sont certainement très instructives, puisqu'elles montrent, soit dit en passant, combien certaines méthodes de psycho-physique sont exposées à l'erreur quand le sujet sait d'avance ce qu'il doit percevoir. Pour les sensations du toucher, pour la perception d'un objet, il en a été de même; les sensations ont été très faibles et très peu distinctes; pour les sensations de température, on ne nous donne aucun détail, on ne sait pas si réellement le fil échauffé par le courant électrique était très chaud. Du reste, l'auteur a rarement songé à mesurer l'intensité de l'excitant. Il serait cependant intéressant de savoir pour quelle intensité de stimulus une personne est suggestible; telle personne, par exemple, qui a l'attention expectante d'un contact fort, se laisserait suggestionner, tandis qu'une autre personne ne le serait qu'avec l'attente d'un contact beaucoup plus faible. En outre, il serait curieux de savoir si tous les sens sont suggestibles à un même degré. En somme, beaucoup de points, et ce sont même les plus importants de tous, restent à examiner. Le travail de Seashore n'en est pas moins une étude très curieuse et très neuve, dont l'auteur doit être chaudement félicité.

On voit par ce qui précède que si cette forme particulière de la suggestibilité a déjà été l'objet de beaucoup d'études, il n'en est pas encore sorti grand'chose pour la psychologie individuelle.

Ce qu'on sait fort bien aujourd'hui, c'est la possibilité d'étudier la suggestibilité dans les laboratoires, au moyen de divers appareils, de dispositifs spéciaux, et sans avoir le moins du monde recours à des procédés d'hypnotisme. Certes c'est là un grand pas; en pénétrant dans les laboratoires, l'étude de la suggestibilité donnera lieu très probablement à des recherches plus méthodiques que celles qu'on peut faire dans les cliniques.

Le travail que Tawney a fait sur le seuil de perception de la peau, sans avoir pour but direct une étude de la suggestion et de l'idée directrice a bien montré cette influence des idées directrices.

On sait aujourd'hui couramment que l'exercice perfectionne le toucher, et que l'écart qu'il est nécessaire de donner à 2 pointes de compas pour qu'elles soient perçues doubles, quand on les applique simultanément sur une région du corps, diminue de valeur si on répète l'expérience pendant plusieurs jours et plusieurs semaines. Tawney a montré que cette influence classique de l'exercice doit être fortement révoquée en doute; car les sujets sur lesquels on expérimente s'attendent à cette influence, du moment qu'on recherche à étudier sur leur sensibilité tactile l'effet de l'exercice; lorsque le sujet ignore le but de l'expérience, ou lorsqu'il s'imagine que ce but ne consiste nullement à étudier l'exercice, les résultats sont tout différents 31.

Note 31: (retour) Tawney. Ueber die Wahrnehmung zweier Punke mittelst des Tastsinnes, mit Rücksicht auf die Frage der Uebung und die Entstehung Der Vexirfehler. Philosoph. Stud. XIII, p. 163-222; je cite d'après l'analyse de V. Henri. Année Psych., IV, p. 513 et seq.

V

AUTOMATISME

Notre dernière catégorie d'expériences se distingue de la précédente par cette particularité qu'on ne cherche point à provoquer une illusion ou une hallucination et à la mesurer; on cherche tout simplement à réunir des circonstances telles que le sujet, placé dans ces circonstances, est en quelque sorte obligé, sans qu'il s'en doute, d'exécuter un certain acte; et cet acte, étant presque toujours le même pour tous les sujets, peut être prévu d'avance.

En quoi des expériences de ce genre intéressent-elles la théorie de la suggestibilité? Elles ne semblent rien avoir de commun avec la suggestibilité entendue dans le sens ordinaire; mais elles montrent l'importance qu'a pour chacun de nous l'activité automatique; or l'analyse que nous avons faite plus haut de la suggestion, comme mécanisme psychologique, nous a montré qu'elle consiste dans le triomphe de la vie automatique sur la vie réfléchie et raisonnante; c'est par là que ces recherches nouvelles se rattachent aux précédentes.

Je commencerai par présenter une courte analyse des expériences que Sidis a faites dans le laboratoire de psychologie de Münsterberg à Harvard. Ces expériences ont eu pour but de forcer une personne à choisir dans un certain sens, alors que la personne avait l'illusion de faire un choix libre. C'est vraiment chose plaisante, soit dit en passant, de voir que cette faculté de choix, que les philosophes naïfs ont presque toujours considérée comme la preuve péremptoire du libre-arbitre, est au contraire si bien déterminée et déterminable que l'on peut prévoir presque à coup sûr, dans la majorité des cas, dans quel sens tel choix s'exercera. Sidis 32 présentait à ses sujets, qui furent au nombre de 19, un grand carton blanc sur lequel étaient posés 6 carrés de couleur, ayant chacun une dimension de 3 centimètres sur 3 centimètres. Le tout était recouvert d'un écran noir; le sujet était prié de fixer son attention sur l'écran noir pendant 5 secondes; puis, on enlevait l'écran et le sujet devait indiquer immédiatement un des carrés de couleurs, celui qu'il voulait. Les 6 carrés étaient placés sur la même ligne. Il s'agissait d'influencer le choix du sujet; les artifices suivants ont été employés: 1° position anormale: un des carrés n'était pas sur l'alignement des autres; ou bien, il était un peu incliné; 2° forme anormale; on changeait la forme d'un des carrés, on le taillait en triangle, en étoile; 3° l'écran servant à couvrir les carrés n'était pas noir, mais de la couleur de l'un d'eux; 4° couleur suggérée verbalement. On montrait un des carrés de couleur avant l'expérience, ou on le nommait, ou bien le sujet était chargé de décrire sa couleur; et ensuite on voyait si ce carré avait été préféré aux autres; 5° place suggérée verbalement. Au moment où on enlevait l'écran, on prononçait un numéro, par exemple 3, afin de voir si le sujet choisirait le 3e carré plutôt qu'un autre; 6° encadrement; un des carrés était entouré, encadré d'une bande de couleurs.

Note 32: (retour) Op. cit., p. 37.

En décrivant ses résultats, l'auteur distingue les cas où la suggestion a pleinement réussi, par exemple où le sujet a désigné le carré de forme et de position anormales, et les cas où le sujet a désigné le carré voisin; pour les premiers cas il leur donne le nom de suggestion immédiate; les autres cas sont ceux de suggestion médiate. Voici maintenant le pourcentage des réussites.

Genres de suggestions

Suggestibilité
immédiate.
Suggestibilité
médiate.
Position anormale
Forme anormale
Écran coloré
Encadrement
Couleur suggérée verbalement
Rang suggéré verbalement
47.8
43   
38.1
30.4
28.8
19.4
22.2
13.8
  5.8
  5.3
  4.4
  0.5

Ces chiffres montrent que la suggestion immédiate a toujours été plus forte que la suggestion médiate. Ils montrent aussi que la suggestion verbale, qui est directe, a toujours été moins efficace que la suggestion provenant des circonstances de forme et de position. Sidis en conclut qu'à l'état normal, la suggestion directe a moins de succès que la suggestion indirecte; cela est vrai pour le cas présent. Il est à regretter que Sidis n'ait point interrogé ses sujets après les expériences pour leur faire rendre compte pourquoi ils avaient été sensibles à telle suggestion et non à telle autre.

Nous ne savons pas encore quel parti on pourrait tirer de tout cela pour la psychologie individuelle.

Les prestidigitateurs, que Sidis ne cite pas, font depuis longtemps des expériences analogues aux siennes.

Les prestidigitateurs ont le secret d'un moyen qui permet d'agir sur le choix d'une personne à son insu; mais l'effet de cette expérience est, paraît-il, si inconstant qu'on commettrait une faute en y comptant trop; on opère de la manière suivante: trois objets rangés à côté les uns des autres, trois cartes, trois muscades, trois oeufs, enfin trois objets quelconques, sont présentés à une personne pour qu'elle en désigne un; on n'ajoute rien, on n'exerce aucune pression avec le geste ou la parole; ceux qui ont eu l'occasion de présenter ainsi des objets disent que le plus souvent c'est l'objet du milieu qui est choisi. Pourquoi? Je n'ai pas pu en deviner la raison. Un prestidigitateur, M. Arnould, m'a proposé l'explication suivante, qui est fort ingénieuse: on désigne le plus souvent l'objet du milieu, dit-il, parce que c'est l'objet le plus facile à désigner. Dans cette expérience, l'opérateur et le spectateur sont face à face; si le spectateur désigne l'objet de gauche, il faudra ajouter qu'il entend parler de la gauche de l'opérateur ou de sa gauche à lui; comme on ne lui demande qu'un mot, il désigne l'objet du milieu; c'est plus commode.

On peut également prévoir le choix s'exerçant entre vingt et trente objets différents; la difficulté paraît cependant beaucoup plus grande. Decremps nous en fournit un exemple. Cet ancien auteur décrit un tour dans lequel on étale sur une table quinze paquets de deux cartes chacun, et on prie les spectateurs de penser chacun à un paquet au hasard; peu importe que plusieurs pensent le même ou non. Or, remarque bien ingénieuse, si l'on a formé un paquet de deux cartes notables et de même couleur, telles que le roi et la reine de coeur, on est presque assuré que sur cinq à six spectateurs, il y en aura deux ou trois qui penseront à ce paquet. Pourquoi? Parce qu'ils trouveront, dit Decremps, plus facile de retenir dans leur mémoire le roi et la dame de coeur, que deux autres cartes mal accouplées, telles que le sept de carreau et l'as de pique. On voit que c'est toujours le même principe. Entre plusieurs actes possibles, quand tous sont indifférents, on choisit celui qui présente le plus de facilité d'exécution.

Je terminerai en exposant, pour la première fois, une série d'expériences que j'ai faites sur des adultes et des enfants d'école, relativement à des mouvements et à des actes très simples, qui peuvent être prévus d'avance. Ce sont des expériences très analogues à celles de Sidis; elles ont été faites il y a environ quatre ans, et je n'avais pas encore eu jusqu'ici l'occasion de les faire paraître.

1° LA LIGNE DROITE

Si on prie une personne de tracer une ligne droite sur une feuille de papier, sans ajouter d'autre indication à cette invitation, on pourra constater déjà, dès cette première expérience si simple, que les individus sont soumis à un grand nombre d'habitudes communes et que tous ou presque tous se comportent de la même façon; la ligne droite demandée sera tracée de la main droite (par tous les droitiers); elle sera tracée le plus souvent dans le sens horizontal et non dans le sens vertical; ou pour être plus exact, nous dirons que le sens suivi est légèrement oblique de gauche en haut; elle sera tracée de gauche à droite, sens ordinaire de notre écriture et de notre lecture; tout cela est fait machinalement, sans volonté délibérée. La longueur de la ligne tracée, quoiqu'elle paraisse dépendre entièrement des caprices de notre volonté, est au contraire soumise à des conditions aussi étroites que la direction de la ligne; seulement quelques-unes de ces conditions varient avec: 1° l'âge des individus: 2° la position de leur corps; 3° la grandeur du papier. Je ne veux parler ici que de la position du corps. Pour se rendre compte de son influence sur la grandeur de la ligne et des lettres tracées, je citerai seulement l'expérience suivante: le sujet est assis à une table, la main appuyée, il trace une lettre ou une ligne; on le prie, sans changer la position de sa main et de son avant-bras, de rapprocher ses yeux du papier, aussi près que possible, et on lui fait écrire la même lettre; ensuite, on lui fait éloigner autant que possible la tête du papier, il la porte en arrière, la position de la main restant invariable, et on lui fait écrire de nouveau la même lettre; dans ce cas on observe que le deuxième spécimen d'écriture est plus petit que le premier, et que le troisième est beaucoup plus grand; la différence de grandeur dépend de l'état d'esprit du sujet, il peut soit écrire machinalement sans se préoccuper de la grandeur qu'il donne à sa lettre ou à son trait, soit faire un effort pour conserver dans toutes les positions la même amplitude; dans ce dernier cas la différence de grandeur est moins considérable, mais elle subsiste, ce qui prouve qu'il y a là un fait d'adaptation qui ne peut pas être complètement supprimé par la volonté. Je ne me rends pas un compte exact du mécanisme de cette adaptation. Il faut remarquer qu'on peut disposer l'expérience de manière à ce que ce soient les mêmes muscles de l'avant-bras qui entrent en jeu dans tous les cas; ce n'est donc pas une différence dans la nature des muscles qui explique les différences de grandeur; l'effet tiendrait plutôt à une adaptation à la distance de vision; on écrirait en donnant aux lettres la grandeur nécessaire pour qu'elles puissent être lues à la distance où se trouve la tête du scripteur; par conséquent on ferait de plus grandes lettres quand on écrit de loin, le bras tendu.

2° UNE LIGNE DROITE COUPÉE EN TRAVERS PAR UNE AUTRE LIGNE DROITE

Je trace sur une feuille de papier une ligne épaisse, de gauche à droite; je donne à cette ligne horizontale une longueur de 2 à 3 centimètres; puis, je me tourne vers une personne présente, qui a suivi mon mouvement, et je la prie «de tracer une autre ligne en travers de la première». La plupart des personnes tracent la seconde ligne de manière à former une croix avec la première (fig. 1). En réalité, on aurait pu obéir à la demande de l'expérimentateur en faisant une figure tout à fait différente. Or, remarquons à combien de suggestions le sujet a obéi sans s'en douter: 1° il fait la seconde ligne au milieu de la première; 2° il la fait perpendiculaire à la première; 3° de longueur égale à la première, en général un peu plus courte; 4° les deux moitiés de la ligne ajoutée sont égales entre elles. Toutes ces suggestions n'opèrent pas constamment en bloc; certaines peuvent faire défaut; ainsi, il est arrivé deux fois seulement qu'on a fait une oblique au lieu d'une perpendiculaire; deux fois aussi l'oblique s'est arrêtée à la ligne sans la couper; dans tous les cas l'oblique était dirigée de haut à gauche.


Fig. 1.—Expérience de suggestion consistant à tracer une seconde ligne en travers de la première. Au-dessous de chaque figure est noté le nombre de fois qu'elle a été réalisée par des personnes différentes.

L'état mental des sujets dans les expériences de ce genre est facile à décrire d'une manière générale; quand on leur demande pourquoi ils ont dessiné une croix plutôt que telle autre figure, ils ont en général l'une ou l'autre de ces deux réponses: «Vous m'aviez dit de faire une croix», ou bien: «J'ai tracé la croix machinalement, sans y penser, parce que cela m'était plus commode.» Dans les autres expériences que nous décrirons, l'état mental du sujet est de même nature; c'est en somme un état de subconscience, d'automatisme. Comment expliquer cette uniformité des dessins? J'ai imaginé deux explications:

a. La première invoque une tendance à la symétrie.

Nos yeux sont habitués dès l'enfance à la symétrie des formes; notre corps, celui de la plupart des animaux, les organes des plantes, les objets que nous fabriquons et dont nous nous servons habituellement présentent à des degrés divers, une symétrie bilatérale ou radiaire; nous sommes en outre habitués à attacher une idée de beauté à la symétrie. Si donc nous avons une tendance à dessiner une figure symétrique c'est parce que l'habitude a fourni notre mémoire d'un grand nombre de figures de ce genre, et qu'en outre nous attachons à ces sortes de figures un sentiment de plaisir esthétique. Cette première explication est un peu vague. En voici une seconde qui me paraît plus précise.

6. La première ligne, tracée par l'expérimentateur, rappelle le premier bras d'une croix, et donne la suggestion de cette figure, qui est connue de tout le monde; on a une tendance à réaliser l'image évoquée, puisqu'il n'y a pas de motif spécial pour la repousser, et par conséquent on trace la seconde ligne de manière à ce qu'elle forme une croix avec la première.

L'incertitude sur le vrai mobile de l'acte montre à quel point nos actes habituels se produisent en dehors de notre conscience claire.

3e UN POINT DANS UN CERCLE

Je fais tracer un cercle au crayon, en suivant le contour d'une pièce de monnaie, puis je demande à ce qu'on trace dans le cercle un point aussi léger que possible, à peine visible. Quatorze sujets sur quinze ont tracé leur point au centre, ou rapproché du centre. Ils ont obéi, je suppose, à un besoin de symétrie, peut-être aussi à l'habitude que nous avons d'attacher de l'importance au centre du cercle. Beaucoup de personnes avant de marquer le point demandent s'il faut le marquer au centre; au lieu de répondre directement on insiste sur la nécessité de faire un point à peine visible.

4º LIGNES DANS UN CARRÉ

On trace un carré ayant 3 centimètres de côté, puis on demande à une personne de tracer une ligne droite dans ce carré; la ligne faite, on en demande une seconde, et ainsi de suite jusqu'à cinq (fig. 2). Pour comprendre les résultats qu'on obtient, il faut d'abord se rendre compte des suggestions que provoque l'aspect d'un carré: on pense le plus facilement à des lignes passant par le milieu du carré, c'est-à-dire à une ligne verticale, à une ligne horizontale partant toutes deux du milieu d'un côté, et à une diagonale. Dans la majorité des cas, les sujets tracent une ligne verticale ou une ligne horizontale pour commencer, et non une diagonale; et cela se comprend, car l'une ou l'autre des deux premières lignes donne à la figure un aspect satisfaisant, tandis que le diagonale donne une impression de figure inachevée. Telle est donc la première suggestion à laquelle on obéit, et il faut remarquer que cette suggestion résulte d'une tendance à la symétrie. Les quatre autres lignes qu'on trace sont également le développement d'une idée de symétrie; mais le type choisi varie avec les individus; les uns se bornent à des lignes parallèles, les autres font un quadrille, les autres font intervenir les diagonales. Ce qu'il y a de curieux, c'est que lorsque l'idée de symétrie qui a dirigé les premières lignes est épuisée, le sujet s'arrête avec embarras; nous l'avons observé notamment dans le cas de symétrie des figures 3 et 4; la cinquième ligne est dans ce cas difficile à trouver parce qu'il faut adopter une idée différente.

Deux personnes seulement ont fait des lignes au hasard, semble-t-il, dans l'intérieur du carré; mais on trouve encore dans ces lignes quelques traces de symétrie: quelques-unes en effet sont parallèles. Si on interroge les personnes qui ont fait ces dessins de type aberrant, elles avouent le plus souvent que leur première idée a été de faire un dessin symétrique, mais que pour une raison ou une autre elles ont résisté à cette idée, au lieu de s'y conformer. Leur cas n'est donc pas une négation de l'habitude.


Fig. 2.—Expérience de suggestion, consistant à tracer des lignes droites dans un carré. Au-dessous de chaque carré est un chiffre indiquant le nombre de fois que la figure a été réalisée par des personnes différentes.

Comme il est tout à fait vraisemblable que l'idée de la symétrie a guidé la main des sujets, j'ai voulu savoir comment se comporteraient des personnes auxquelles l'idée de la symétrie ne serait pas imposée par les habitudes de l'écriture et du dessin. Je me suis adressé à une classe de 43 enfants d'école primaire, ayant en moyenne six ans, et ne sachant pas encore écrire autre chose que des barres. Je leur fais tracer un carré, et ensuite des lignes dans le carré, à leur fantaisie; l'expérience est faite collectivement. Or, dans toutes les figures, sauf deux, le dessin des lignes traduit la symétrie la plus nette; les lignes sont tracées d'un bout à l'autre du carré; dans 34 figures, il y a des horizontales, dans 38 des verticales, et dans 10 seulement des diagonales (ce qui prouve que l'idée de la diagonale est plus complexe que celle de l'horizontale et de la verticale). Ces expériences démontrent par conséquent que la tendance à la symétrie dans les dessins est antérieure à la période d'instruction. (Voir p. 78 la série de figures qui ont été dessinées; nous indiquons au-dessous de chacune le nombre d'enfants qui l'ont dessinée.)

Pour compléter nos renseignements sur cette expérience, ajoutons que les feuilles de papier sur lesquelles les enfants ont fait leurs dessins avaient 16 centimètres sur 10 centimètres; les carrés qu'ils ont tracés ont en moyenne deux centimètres de côté.

5° LES DEUX CERCLES

On trace un petit cercle d'un centimètre de diamètre, et on prie le sujet de tracer, exactement à 3 centimètres de distance, un second cercle. La tendance spontanée et presque universelle est de tracer un second cercle égal au premier. On recommence en faisant un cercle assez grand, de 6 centimètres de diamètre, et la personne, en cherchant à garder cette même distance de 3 centimètres, se conforme de nouveau au modèle qu'on lui fournit et fait un cercle de 6 centimètres environ; rien n'est plus curieux et comique que ces changements que le sujet fait subir au cercle qu'il trace pour imiter l'expérimentateur. Si on analyse avec grand soin son état mental, on voit qu'il ne s'est pas imaginé nettement qu'on lui avait dit de faire des cercles semblables; il peut le soutenir à tort; en réalité, il n'a pas cru se conformer à une demande expresse, il a fait cela machinalement, en se laissant impressionner à son insu par l'image du cercle qu'il avait sous les yeux. C'est de la même façon qu'on élève la voix pour parler à quelqu'un qui parle fort ou qu'au contraire on se met à l'unisson de quelqu'un qui parle bas et lentement, ou qu'on racle sa gorge dans une bibliothèque quand on entend quelqu'un en faire autant.

Notons en passant que la copie se fait d'ordinaire à droite du modèle, et que la distance placée entre les deux cercles croît avec la grandeur de ceux-ci; mais ce sont là des effets tenant à d'autres causes que l'imitation; nous ne les examinerons pas ici.

6° LE CHOIX D'UN CARRÉ

On prend une feuille de papier de dimensions ordinaires (17 sur 22 centimètres), on la divise en seize carrés égaux en la pliant, on montre la feuille dépliée à une personne, et on lui demande de marquer un point au crayon dans le centre de l'un des carrés; peu importe le carré, lui dit-on, l'essentiel est que le point en occupe exactement le centre.

A priori on pourrait supposer que le sujet a seize carrés qui sont tous également à sa disposition, et qu'il peut, à son choix, prendre le premier, ou le septième, enfin l'un quelconque de ces seize carrés; mais, en réalité, si on fait l'expérience, on trouve que la plupart des personnes choisissent les carrés du milieu; en numérotant les carrés de haut en bas, par colonnes descendantes, et en commençant par les colonnes de gauche, on trouve que les carrés choisis le plus souvent sont le sixième, le septième, le dixième, le onzième, c'est-à-dire les quatre du centre (fig. 3) 33. Voici quelques chiffres; nous indiquons, en face de chaque carré, par combien d'élèves il a été choisi.

Note 33: (retour) La figure 3 est explicative, rien de plus; il est évident que lorsqu'on a fait l'expérience, tous les carrés étaient vides, aucun n'était pointillé; de plus, les points marqués sur la figure 3 indiquent seulement le nombre de fois que tel carré a été choisi; ils ne reproduisent pas la position des points qui ont été réellement marqués.
12 sujets
8 sujets
4 sujets
5 sujets
2 sujets
4 sujets
7e carré
6e carré
11e carré
10e carré
1er carré
2e carré


Fig. 3.—Expérience de suggestion consistant à marquer un point au centre d'un des 16 carrés au choix. Les chiffres inscrits à la gauche et en haut de chaque carré donnent le moyen de reconnaître les Carrés; c'est une notation artificielle faite après les expériences, et qui par conséquent n'a pas pu guider les sujets.

Les carrés centraux ont été choisis le plus souvent, et parmi les centraux ceux qui se trouvent à gauche du centre. Il y a donc eu une sorte d'attraction exercée par le centre de la figure. Probablement aussi on a marqué les carrés du centre parce qu'ils offrent plus de commodité à la main. Notons aussi la tendance à écrire sur la partie latérale gauche de la feuille, ce qui provient certainement de l'habitude qu'on a d'écrire en commençant par la gauche de son papier.

Les expériences précédentes montrent qu'il existe un déterminisme de nos actes habituels, automatiques, c'est-à-dire des actes que nous exécutons avec une demi-conscience, sans exercer d'une manière particulière notre attention et notre volonté. Le hasard des recherches m'a mis sous les yeux toute une série d'expériences qui montrent avec une pleine évidence que ces actes, en apparence capricieux et sans règle, s'exécutent avec une telle uniformité qu'on peut le plus souvent les prévoir d'avance. La démonstration expérimentale de ce que j'avance tient dans la proposition suivante: tout individu placé dans certaines conditions, et croyant agir librement, se comporte en réalité de la même manière que les autres individus; ce qu'ils ont en commun, c'est l'activité automatique. Mais précisément parce que cette activité automatique est commune aux individus, elle ne peut servir à la psychologie individuelle.




CHAPITRE II

L'IDÉE DIRECTRICE


Les expériences dont le récit va suivre ont été faites principalement dans une petite école primaire élémentaire de Paris; le nombre des élèves n'y dépasse pas 150, ils sont répartis en quatre classes. J'ai choisi cette petite école parce que j'avais besoin d'avoir des renseignements nombreux et intimes non seulement sur l'intelligence mais sur le caractère des élèves, et un directeur de petite école connaît mieux ses élèves qu'un directeur d'une école plus importante. Autant que possible, il ne faut rien laisser au hasard. Quand on fait un travail pour lequel on a besoin d'un grand nombre de sujets, par exemple dans les études anthropologiques sur la taille, la force musculaire, les relations entre l'intelligence et certaines qualités physiques, il faut préférer les écoles nombreuses; pour les recherches dans lesquelles on a besoin d'expériences délicates, prolongées sur un petit nombre de sujets bien connus, il faut aller dans les petites écoles.

Toutes les expériences ont eu lieu dans le cabinet du directeur et en présence de celui-ci; le directeur n'a été absent que deux ou trois fois. Il restait dans la pièce avec nous, et le plus souvent s'occupait de son côté à un paisible travail de bureau. Il agissait donc par action de présence; quelquefois il a surveillé une expérience, répétant à un élève la question que je lui avais posée, quand l'élève semblait ne pas la comprendre; mais c'était assez rare. Jamais il n'a grondé les enfants à propos des expériences. C'est un maître qui me semble doué de sérieuses aptitudes pédagogiques, il a beaucoup de douceur et de fermeté et sait se faire obéir sans élever la voix et sans punir.

Chaque élève entrait seul dans le cabinet du directeur, où il était envoyé à son tour par le professeur de la classe. Les enfants étaient calmes, polis, curieux des expériences. Je n'ai eu à réprimer aucun acte d'indiscipline, et ce n'est pas étonnant, puisque chacun d'eux restait en tête à tête avec moi. J'ai donc pu me laisser aller à une certaine familiarité avec eux, pour éveiller leur sympathie et dissiper leur timidité. On sait que lorsqu'on expérimente collectivement sur un groupe, il faut se surveiller davantage, car la familiarité de l'expérimentateur provoque facilement l'impertinence des enfants. Mais ce danger était écarté, car jamais un enfant n'a attendu dans le cabinet son tour de passer à l'expérience; ceux qui attendaient restaient en classe, par conséquent chaque élève était parfaitement bien isolé.

La petite école dont je parle a donc été mon centre d'opérations. Mais de temps en temps, je l'ai quittée pour aller répéter mes expériences dans une autre école primaire, située dans un autre quartier de Paris. Cette seconde école était pour moi une école de vérification. Les recherches par la suggestion sont très délicates; une indiscrétion d'élève peut quelquefois les fausser; je désirais donc me transporter parfois dans un milieu nouveau, pour rechercher si j'y obtiendrais les mêmes résultats 34.

Note 34: (retour) Je prie MM. Baltenweck et Pichorel de bien vouloir accepter mes remerciements pour la complaisance inépuisable avec laquelle ils ont favorisé mes recherches.

Enfin, quand toutes les expériences sur les enfants furent terminées, je jugeai utile de reprendre le travail sur des adultes, pour éclaircir quelques points douteux, et je fis des recherches dans deux écoles primaires supérieures de Paris, et dans une école normale d'instituteurs de province.

Je passe tout de suite à la description de mes expériences. Je vais d'abord parler de celles que j'ai faites sur l'influence d'une idée directrice.

Dans les pages précédentes, on a lu le compte rendu de plusieurs expériences dans lesquelles la suggestion donnée aux personnes était à peu près affranchie de toute action morale; cependant l'exclusion de l'action morale n'était pas complète; on n'était pas encore arrivé à la réduire à zéro. Par exemple, dans les études que nous avons faites en collaboration avec M. Henri, nous demandions à un certain moment à l'élève de chercher dans un tableau la ligne que nous lui avions montrée isolée. Cette ligne ne se trouvait pas dans le tableau; et cependant l'élève croyait souvent l'y trouver. Pourquoi commettait-il cette erreur? La principale raison, sans contredit, c'est que ce même élève avait déjà, dans deux expériences antérieures, cherché dans le tableau une autre ligne, et avait pu l'y reconnaître, car cette ligne existait réellement au tableau; l'élève était donc déterminé par ses essais antérieurs à croire qu'il pourrait trouver une troisième fois la ligne cherchée; les deux essais antérieurs créaient une présomption. Voilà la première raison, mais il y en a une autre, c'est la confiance que l'élève a dans les expérimentateurs. Quand nous le prions de chercher dans le tableau la ligne que nous lui montrons, l'élève n'a pas l'idée de soupçonner que nous lui tendons un piège, il nous croit sur parole, il se persuade que nous lui disons la vérité. Il y a donc dans cette expérience, sous une forme un peu indirecte il est vrai, une action personnelle, morale de l'expérimentateur sur son sujet.

On peut faire les mêmes remarques à propos des expériences de Seashore, que nous avons décrites en détail; le plan de ces expériences est très simple, avons-nous dit; il consiste à faire deux à quatre expériences sincères, puis, quand la routine est venue, quand l'habitude s'est formée, on fait une expérience à blanc, et le sujet se laissant entraîner par les essais antérieurs se comporte comme si la dernière expérience était sincère. Mais il est facile de comprendre que le succès dépend en bonne partie de la présence de l'expérimentateur et de la confiance qu'il inspire, ainsi que du milieu moral dans lequel il opère; le sujet ne songe pas que l'expérimentateur cherche à le tromper; s'il avait cette idée, il serait peut-être encore exposé à la suggestion, mais il ne s'y laisserait pas prendre aussi souvent.

J'ai donc cherché à imaginer un dispositif nouveau dans lequel toute influence morale provenant de l'expérimentateur serait rigoureusement exclue; et si je ne suis pas parvenu à atteindre complètement le but, je crois m'en être beaucoup plus rapproché qu'on ne l'a fait jusqu'ici. Le dispositif auquel j'ai pensé est destiné à faire exécuter par une personne un petit travail qui fournit trés rapidement à cette personne une idée directrice. Cette idée directrice, c'est la personne elle-même qui la conçoit, par une opération d'auto-suggestion, et la suite de l'expérience montre jusqu'à quel point la personne a été sensible à cette idée directrice qui l'entraîne à des erreurs d'observation. Des épreuves ainsi imaginées présentent un intérêt véritable pour ce qu'on peut appeler la critique scientifique; car il est bien rare que les hommes de science observent et expérimentent sans avoir pour guide une idée directrice, dont ils poursuivent la vérification; et il est par conséquent utile d'avoir une méthode qui pourrait à l'occasion nous apprendre quelle est l'impartialité d'observation que possède un individu, et quelles sont ses aptitudes scientifiques. Du reste, l'intérêt de ces études ne se confine pas dans le domaine des sciences; elles ont une application pratique beaucoup plus large, car à chaque instant dans la vie nous sommes appelés à observer, et à tirer des conclusions de nos observations. Ne serait-il pas dès lors intéressant de savoir jusqu'à quel point nos facultés d'observation et de jugement peuvent être altérées par une idée préconçue? Idée directrice, idée préconçue, préjugé, parti pris, influence de la tradition, esprit conservateur, misonéisme des vieillards, tels sont les noms sous lesquels on désigne, suivant les circonstances, le phénomène mental que nous allons chercher à étudier, en l'isolant et en le grossissant.

Description de l'expérience.—Supposons qu'on nous montre successivement et isolément plusieurs lignes de longueur croissante, qu'on nous invite à les examiner, et à reproduire de mémoire chacune de ces lignes après l'avoir examinée pendant quelques secondes. Si l'accroissement des lignes est très net, très apparent, ce fait nous frappera, et se logera dans notre esprit comme une idée directrice; avant qu'on ne découvre l'une quelconque des lignes suivantes, nous nous attendrons à voir une ligne plus longue que la précédente. Voilà la suggestion. Remarquons bien que cette suggestion provient de l'examen des lignes et de la comparaison que le sujet fait entre les lignes successives; c'est une suggestion qui ne résulte pas de l'influence morale exercée par l'expérimentateur, et on pourrait à la rigueur, si c'était nécessaire, faire l'expérience en laissant le sujet seul, en présence d'un appareil qui découvrirait une série de lignes dans un ordre de succession. Je crois bien que dans ce dispositif expérimental la suggestion est aussi dépersonnalisée que possible; elle provient mécaniquement des choses matérielles qui impressionnent les sens du sujet.

Pour que la suggestion d'accroissement des lignes opère efficacement, il faut que l'ordre croissant des premières lignes soit tout à fait saisissant, même pour l'oeil le plus distrait.

J'ai adopté deux modèles d'expérience. Le second modèle me paraît être un perfectionnement du premier; je les décrirai tous deux, voulant décrire successivement tous mes essais; même les moins heureux peuvent nous apprendre quelque chose.

Ce chapitre sera consacré à la description du premier modèle.

Après quelques tâtonnements, j'ai adopté la série des 12 lignes suivantes:

TABLEAU DES LIGNES DESTINÉES À PROVOQUER UNE SUGGESTION D'ACCROISSEMENT
Ordre des lignes
Longeur
Ordre des lignes
Longueur

1
 2
 3
 4
 5
Piège 6


12 mm
24
36
48
60
60
7
Piège 8
9
Piège 10
11
Piège 12


72 mm
72
84
84
96
96

On remarquera, en examinant ce tableau, que les lignes n'augmentent pas suivant une progression géométrique, mais seulement suivant une progression arithmétique; la différence entre les lignes successives est constante, elle est de 12 millimètres. J'avais d'abord eu l'idée d'adopter une progression géométrique dont l'avantage est que les lignes successives sont toujours dans le même rapport, présentent la même augmentation relative de longueur. D'après la loi de Weber, de telles lignes présentent la même difficulté d'appréciation; mais à la réflexion, il m'a semblé que si la différence de longueur entre les premiers termes de la série géométrique est rendue assez forte pour créer rapidement une suggestion puissante, d'autre part, lorsqu'on arrive au terme où la progression doit cesser, la progression reste si forte qu'on ne pourrait probablement pas l'altérer—pour les besoins de la suggestion—sans éveiller l'attention de beaucoup de sujets. Pour ce motif, j'ai donné la préférence à la série qui suit une progression arithmétique.

L'expérience de suggestion consiste à briser brusquement cet ordre régulier dans l'accroissement des lignes; on n'interrompt pas l'ordre tout de suite, dès le début de la série, parce qu'alors le sujet n'est pas encore assez fortement impressionné par la suggestion d'accroissement pour que cette suggestion puisse l'entraîner à des erreurs. J'ai mis le piège à la 6e ligne, à la 8e, à la 10e et à la 12e.

Le piège consiste en ce que la 6e ligne est égale à la 5e. la 8e est égale à la 7e, la 10e est égale à la 9e, et la 12e est égale à la 11e. (Voy. le tableau, p. 88.) Lorsque le sujet examine ces quatres lignes spéciales, dont chacune est égale à la précédente, il se trouve soumis à deux impulsions de sens contraire; il a d'abord la suggestion générale de l'accroissement des lignes, suggestion qui s'exerce sur lui depuis le début de l'expérience; il a d'autre part, ou il peut avoir la perception directe de la ligne qu'on lui montre, perception qui, si elle se fait exactement, lui apprend que cette ligne n'est pas plus longue que la précédente.

Dans ces épreuves de suggestion, il faut régler avec le plus minutieux détail comment on opère, car beaucoup de circonstances qui paraissent à première vue insignifiantes peuvent exercer une grande influence sur les résultats. Il est incontestable que le sujet doit ignorer qu'on pratique sur lui une expérience de suggestion; pour rendre cette ignorance bien certaine, je pense convenable de donner à l'expérience un motif inexact.

Voici comment je la présente: «Nous allons, mon ami, faire une expérience de coup d'oeil; nous allons voir si vous êtes capable de vous rendre compte de la longueur d'une ligne; je vais vous montrer une ligne qui a par exemple 5 centimètres, et vous la reproduirez ensuite de mémoire; nous verrons ainsi si vous avez le coup d'oeil juste. Il y a des gens dont le coup d'oeil est si mauvais qu'ils reproduisent la ligne de 5 centimètres en lui donnant une longueur de 10 centimètres; c'est une erreur énorme. D'autres ne lui donnent que la longueur de 2 centimètres. Vous allez faire de votre mieux, j'espère que vous réussirez très bien, etc.». Puis j'explique au sujet comment il doit reproduire les lignes; il a à sa disposition du papier quadrillé, formé de lignes d'un gris bleuté qui sont distantes de 4 millimètres 35.

Note 35: (retour) Le quadrillage de 4 millimètres est une mesure usuelle en France; on fabrique cependant du papier avec un quadrillage de 5 millimètres. Ce quadrillage de 5 millimètres est loin d'être exactement observé sur toutes les feuilles et sur toutes les parties d'une même feuille; il se produit parfois des irrégularités qui peuvent dépasser 2 à 3 millimètres sur 10 centimètres.

J'ai employé le papier quadrillé pour deux raisons: la première raison est que par suite du quadrillage il est très facile à l'expérimentateur de calculer la longueur relative et les différences des lignes marquées, sans se servir d'un décimètre; la seconde raison est que le quadrillage du papier exerce une suggestion supplémentaire sur les sujets. C'est une chose curieuse que lorsqu'on a à faire sur une feuille quadrillée des points pour marquer une distance, on a une tendance à marquer ces points de préférence à l'intersection des lignes; c'est une suggestion à laquelle bien peu de personnes sont soustraites 36. Il était donc intéressant de rechercher dans quelle mesure les sujets seraient sensibles à la suggestion du quadrillage. Par suite de cette suggestion, les longueurs indiquées varient au minimum de 4 millimètres, elles sont faites à 4 millimètres près.

Note 36: (retour) C'est par un phénomène analogue que, comme Galton l'a montré, on a une tendance, lorsqu'on fait une estimation quelconque, à prendre le chiffre rond, 12 par exemple au lieu de 13; et si quelqu'un objectait que ces petites remarques sont d'une rare insignifiance, il serait facile de le réduire au silence en lui faisant remarquer, toujours d'après Galton, que cette tendance agit très fortement sur la fixation de la durée des peines par les juges: il est fort probable que l'individu qu'on condamne à dix ans de prison ne doit pas trouver insignifiant d'être condamné plutôt à neuf ans de prison; cette différence de durée, qui certes lui paraîtrait fort appréciable, est précisément due à la petite habitude mentale qui consiste à fixer l'attention de préférence sur des nombres ronds.

La feuille de papier mise a la disposition des élèves a 20 centimètres sur 15 centimètres; à 1 centimètre de son bord gauche est tracée une marge à l'encre; c'est à partir de cette marge que le sujet doit indiquer la longueur de la ligne qu'on lui présente; pour l'indiquer, il n'a pas à la tracer; il doit se borner à marquer un point à une certaine distance de la marge, ce point indique l'extrémité de la ligne, dont l'autre extrémité est supposée commencer à la marge.

Deux mots maintenant pour expliquer l'utilité de ces prescriptions. Toutes les lignes à tracer doivent partir de la marge; c'est pour que leur différence de longueur soit bien visible pour le sujet, car cette différence de longueur se manifeste spécialement par la position du point track. Si les lignes n'étaient pas bien alignées, si certaines partaient par exemple à 2 centimètres de la marge et d'autres à 5 centimètres, leurs différences réelles de longueur ne sauteraient pas immédiatement à la vue, d'où un affaiblissement de la suggestion relative à l'accroissement des lignes. Quant à la prescription de noter la longueur de chaque ligne par un point, au lieu de la tracer entièrement, elle a pour but, dans ma pensée, d'attirer l'attention du sujet sur la différence de longueur des lignes plutôt que sur la longueur absolue de chacune d'elles. Lorsqu'un sujet, après avoir vu une ligne quelconque et marqué sa terminaison, en regarde une seconde qui lui paraît plus longue que la précédente, il marque son point un peu plus à droite que le point de terminaison de la ligne précédente; s'il avait été obligé de tracer entièrement la ligne par un trait continu, son attention se serait portée tout spécialement sur la longueur absolue de la ligne, et cela aurait pu affaiblir l'effet produit par ce jugement que la seconde ligne est plus grande que la première.

Voici quelques détails sur les lignes modèles que je montre: elles sont tracées à l'encre sur une longue feuille blanche, leur épaisseur est de 1 millimètre; je les ai tracées les unes au dessous des autres parallèlement, en laissant entre elles un espacement de 2 centimètres; cet espacement est suffisant pour montrer une ligne isolément, en cachant les autres. La feuille des lignes modèles a une largeur de 14 centimètres; elle est posée à plat sur une grande table, devant moi, et de manière à ce que l'élève les voie à une distance de 50 centimètres de son oeil, et dans le sens horizontal; pour isoler les lignes je place dessus deux grandes feuilles de papier blanc très épaisses, bien unies, ne fournissant aucun point de repère; je déplace ces deux grandes feuilles de manière à découvrir successivement, dans l'intervalle qu'elles laissent libre, une des lignes du modèle.

Dès qu'une ligne a été perçue par le sujet, je la cache, pour qu'il ne puisse pas la regarder de nouveau après l'avoir reproduite, dans l'intention de contrôler ce qu'il a fait. Je l'avertis du reste qu'il ne doit point regarder deux fois la même ligne. Lorsque le sujet a reproduit une ligne et qu'il reporte les yeux vers le modèle, alors seulement je découvre la suivante, que j'avais tenue cachée jusque-là; je la découvre à ce moment, pour donner au sujet l'impression que c'est une ligne nouvelle; il pourrait, sans cette précaution, être tenté de croire qu'on lui montre toujours la même ligne. Parfois le sujet est très lent, très réfléchi, ou engourdi, et met beaucoup de temps à regarder les lignes et à les reproduire; d'autres sont au contraire très vifs. Je presse un peu les premiers, je ralentis un peu les seconds, pour que les intervalles entre les diverses présentations soient d'environ 7 secondes. Pendant toutes ces opérations, j'adresse quelques mots au sujet, afin de tenir son attention en éveil; mes paroles ne contiennent pas, c'est entendu, une suggestion précise; elles sont comme le bruit du fouet qu'on fait entendre au cheval pour l'animer. À chaque ligne que je découvre, je dis: Voici la première! Voici la seconde! et ainsi de suite. Dès que l'enfant a marqué son point, je dis: Bien! Je ne change point le ton, je n'excite pas davantage l'attention à un moment qu'à un autre.

Interprétation des résultats de l'expérience.—J'ai fait cette expérience, individuellement, sur 45 élèves appartenant à deux écoles primaires différentes. Ces 45 élèves se répartissent dans les 4 classes de leurs écoles, ils diffèrent beaucoup d'âge et d'instruction, les plus âgés sont presque des adultes, ils ont déjà leur certificat d'études, les plus jeunes viennent de quitter l'école enfantine. Il y en a:

2 de quatorze ans
7 de treize ans
10 de douze ans
6 de onze ans
8 de dix ans
3 de neuf ans
6 de huit ans
3 de sept ans

Tous les résultats, sans exception, qui m'ont été donnés par ces 45 élèves sont inscrits dans le tableau I, p. 94, où j'ai indiqué en millimètres la longueur que chaque élève a donnée à la première ligne, et les différences qu'il a données aux lignes suivantes. Ainsi, le premier élève, Nil..., a donné à la première ligne la longueur de 16 millimètres; la différence entre la première et la seconde ligne (qui était réellement de 12 millimètres) a été reproduite comme étant de 8 millimètres, de sorte que la seconde ligne reproduite par cet élève a 16 + 8 = 24 millimètres; et ainsi de suite; en suivant la colonne horizontale, on trouve toutes les différences de longueur marquées par ce même élève pour les autres lignes; ces différences sont des accroissements, quand elles ne sont précédées d'aucun signe; le signe + est alors sous-entendu; quand une ligne est marquée plus courte que la précédente, la différence est précédée du signe -. Pour que les lignes-pièges soient reconnaissables, les différences marquées à leur sujet sont écrites en caractères gras.

L'examen de ces chiffres nous suggère quelques remarques.

Parmi les lignes modèles montrées successivement, la plupart (8 sur 12) présentent une augmentation de longueur relativement à la ligne précédente. Ces accroissements réels de longueur ont été perçus par nos sujets: sauf l'exception d'un seul cas, nos sujets ont toujours marqué des accroissements de longueurs dans leurs reproductions, quand l'accroissement existait dans les lignes modèles. C'est ce que montre notre tableau I; toutes les différences de longueur indiquées par les élèves sont positives, quand les différences de longueur des lignes modèles étaient positives; il n'y a qu'une seule exception, commise par Delans., et elle est due sûrement à un moment d'inattention.

TABLEAU I.—Première expérience sur l'influence de l'idée directrice.



Remarquons aussi que tout en tenant compte de cet accroissement de longueur des lignes du modèle, les sujets ont diminué la valeur de cet accroissement dans leurs reproductions; il était constamment de 12 millimètres; les sujets l'ont fait parfois de 16, parfois de 12, et bien plus souvent de 8; ils ont donc à la fois perçu et diminué cet accroissement.

Cette diminution ne s'est pas faite au hasard; du moins, si, négligeant les cas individuels, on prend les moyennes, on voit que les élèves n'ont point donné la même valeur à tous les écarts, bien qu'en réalité ceux-ci eussent tous la même valeur; ainsi que c'est indiqué dans la dernière colonne horizontale de notre tableau I, le premier écart a reçu la valeur de 13mm,6; pour les autres écarts, la valeur a été diminuée; elle passe par une série d'irrégularités, elle est d'abord de 8, puis de 9, puis de 7; dans l'ensemble, elle tend à diminuer, ce qui est conforme à cette règle de psycho-physique que nous ne percevons pas les différences absolues, mais seulement les différences relatives des sensations; il n'y a pas lieu de chercher ici une plus grande précision de la loi psycho-physique, car elle est très probablement contrariée par des influences complexes.

Ainsi, en résumé, nous observons que les élèves ont reproduit les accroissements successifs des lignes modèles; mais ils ont reproduit ces accroissements en les diminuant, et cette diminution a été d'autant plus forte, en général, que la longueur absolue des lignes était plus grande.

Ce n'est pas tout; nous pouvons dégager en outre, dans nos résultats, une autre influence, celle de la suggestion; et il est bien curieux de voir que le simple trace d'une longueur de ligne obéit à tant d'influences diverses, et qu'on peut établir l'existence de chacune de ces influences avec certitude, si on ne peut pas l'évaluer quantitativement. La suggestion, disons-nous, a eu une influence sur le tracé de l'accroissement des lignes; nous parlons ici seulement des lignes du modèle dont l'accroissement est réel, et non des lignes-pièges qui sont pour le moment hors de question. Pour ces lignes du modèle dont l'accroissement est réel, le sujet a eu une tendance à augmenter leur longueur; s'étant aperçu en les copiant qu'elles étaient en ordre croissant, il a reçu de cette idée une impulsion inconsciente à augmenter les longueurs. C'est ce dont nous avons pu nous convaincre en priant ces mêmes élèves, dans une autre circonstance, de copier isolément une seule ligne. Nous leur avons montré une ligne unique de 60 millimètres, et nous la leur avons fait copier sur du papier quadrillé, par le procédé qui nous sert dans nos expériences; or cette ligne copiée isolément, sans idée directrice d'accroissement, est presque toujours beaucoup plus courte que la ligne 5, de 60 millimètres aussi, que le sujet copie après avoir été entraîné par la copie des lignes 1, 2, 3 et 4, qui sont plus courtes. Nous ne reproduisons pas toutes nos expériences; voici les résultats pris sur 14 élèves. Dans un seul cas, la ligne faite en copie isolée a été plus grande que la ligne tracée par entraînement (c'est-à-dire après avoir copié les lignes 1 à 4); dans les autres cas elle est plus courte, et la différence est même notable.

Longueur donnée à une ligne de 60 mm.


Lac.
Blas.
Poue.
And.
Sag.
Breiw.
Uhl.
Hub.
Obr.
Boul.
Mart.
Dié.
Vanderp.
Tix.
Par entraînement
52
48
56
52
52
48
44
52
56
56
47
44
44
52
En copie isolée
36
48
44
48
40
36
40
36
32
44
28
52
36
32

Il serait facile d'établir sur cette base une mesure de la suggestibilité individuelle; nous avons fait ce calcul de la manière suivante: rendant égale à 100 la longueur de la ligne 5 (60 millimètres) reproduite isolément, nous rapportons à cette mesure la longueur que l'élève a donnée à cette ligne, quand il la reproduisait après les lignes 1 à 5. Les résultats de ce calcul sont au tableau I. Ils sont indiqués sous le titre de coefficient de suggestibilité pour les longueurs de lignes. Nous verrons qu'on peut calculer d'autres coefficients.

Parlons maintenant des lignes-pièges. En moyenne, ces lignes (qui étaient réellement égales aux lignes précédentes) ont été faites plus grandes: ainsi la première ligne-piège, qui ne devrait pas différer de la précédente, présente une différence égale à 7mm,5; et il en est de même pour les trois autres lignes-pièges. Cette différence de 7mm,5 en plus représente exactement l'effet de la suggestion. Mais, pour mieux connaître cet effet, il faut abandonner les moyennes et regarder les cas individuels.

Parmi ces 45 sujets, aucun n'a su éviter les quatre pièges tendus, ce qui cependant n'est pas impossible, puisque j'ai rencontré des adultes qui y sont arrivés. Il y a seulement 3 de nos élèves qui ont réussi à éviter deux des pièges, et 7 élèves qui ont réussi à en éviter un. Ces dix élèves qui se sont montrés les plus habiles, les plus perspicaces de tous, sont en général parmi les plus âgés; voici leurs âges: il y en a 1 de neuf ans, 3 de dix ans, 1 de onze ans, 1 de douze ans, 3 de treize ans, 1 de quatorze ans. On voit qu'aucun des élèves de sept et de huit ans n'est compris dans ce nombre. Ce petit fait se trouve conforme à cette idée générale que la suggestibilité diminue avec l'âge, dans certaines limites au moins, et qu'un enfant de sept à huit ans est d'ordinaire plus suggestible qu'un enfant de douze ans.

Le piège le plus souvent évité n'est point le quatrième et dernier, et c'est bien étonnant, car on pouvait supposer que la sujet deviendrait plus perspicace à mesure que l'expérience se prolongerait. Le premier piège a été évité 3 fois le second 6 fois, le troisième 4 fois, le quatrième jamais.

Il y a deux manières d'éviter le piège: la première, la seule exacte, consiste à faire la ligne-piège égale à la ligne précédente, à faire la ligne 6, par exemple, égale à la ligne 3. Ce cas est rare; il ne s'est présenté que chez 6 élèves; l'un seul d'entre eux a fait deux fois la ligne-piège égale à la ligne précédente; il a donc été le plus perspicace de tous; il mérite une mention.

C'est Lac..., âgé de treize ans, appartenant à la deuxième classe; c'est un garçon à figure d'adulte, de caractère rétif, ayant ses opinions personnelles, et jouissant d'une grande liberté. Ses parents le laissent aller seul à bicyclette de Paris à Versailles. Il s'est montré, pour toute la série d'expériences de suggestion, très avisé et très peu suggestible. Son portrait est dans la planche II; si la physionomie peut refléter un caractère réfractaire à la suggestion: celle-ci doit être parlante.

Voici la série d'écarts qu'il a marqués entre les différentes lignes; je les reproduis en plaçant à gauche les écarts réels.

Numéros des lignes

Différence de     1 à 2
Différence de     2 à 3
Différence de     3 à 4
Différence de     4 à 5
Piège de     5 à 6
Différence de     6 à 7
Piège de     7 à 8
Différence de     8 à 9
Piège de    9 à 10
Différence de  10 à 11
Piège de   11 à 12
Écarts réels

12
12
12
12
  0
12
  0
12
  0
12
  0
Écarts indiqués
par l'élève Lac.
16
8
8
8
8
4
0
8
0
4
4

Quatre autres élèves qui ont échappé à un ou deux des pièges, ont fait la ligne-piège plus petite que la ligne précédente, qui était égale: ils l'ont diminuée de 4, de 8 et même de 12 millimètres. A quoi tient cette méprise singulière? Je pense pouvoir l'expliquer ainsi; le sujet, conduit par la suggestion d'allongement des lignes, s'attend, chaque fois qu'on découvre une ligne nouvelle, à la trouver plus grande que la précédente; quand on lui en montre une qui réellement est moins grande que celle qu'il attend, il peut soit la croire réellement plus grande (il est alors victime de la suggestion) soit s'étonner que son attente soit trompée; s'apercevant que la ligne est plus petite que celle qu'il attend, il subit un effet de contraste d'autant plus fort que son attente est plus vive, et ce contraste lui fait paraître la ligne plus petite qu'elle n'est en réalité. Je donne cette explication en des termes qui feraient croire que l'opération mentale est entièrement consciente, et qu'elle se compose d'une attente, d'un démenti à cette attente, et d'un étonnement qui modifie le jugement du sujet. J'ignore si le sujet a toujours conscience de cette série de phénomènes; mais il est certain que dans quelques cas, que j'ai pu analyser avec soin, le sujet opère machinalement, sans se douter de la complexité de l'état de conscience qui dirige sa main. J'en citerai un exemple. M. F... publiciste distingué, âgé environ de 35 ans, se soumit un jour à cette expérience pendant une visite qu'il faisait à mon laboratoire (le 25 mars 1899); il a raccourci très régulièrement chaque ligne-piège de 4 millimètres; voici ses chiffres:

Numéros des lignes

Ligne             1
Différence de     1 à 2
Différence de     2 à 3
Différence de     3 à 4
Différence de     4 à 5
Piège de     5 à 6
Différence de     6 à 7
Piège de     7 à 8
Différence de     8 à 9
Piège de    9 à 10
Différence de  10 à 11
Piège de   11 à 12
Écarts réels

12
12
12
12
12
  0
12
  0
12
  0
12
  0
Écarts indiqués
par M. F.
16
12
12
12
12
-4
12
-4
20
-4
16
-4

Dès l'expérience terminée, j'interroge M. F... pour savoir ce qui l'a conduit à raccourcir les lignes-pièges; il me répond simplement que s'il a fait les lignes 6, 8, 10 et 12 plus courtes que les précédentes, c'est qu'il a cru qu'elles étaient plus courtes dans le modèle. Certes, la réponse paraît naturelle, suffisante et péremptoire pour ceux qui ne se doutent pas des dessous de l'expérience. Mais j'insiste, je découvre à M. F... que ces lignes 6, 8, 10 et 12 étaient égales aux précédentes, je lui demande s'il a eu conscience d'une attente, puis d'une déception, qui a eu pour effet de déprécier en quelque sorte la longueur de ces lignes. M. F... écoute mon explication, il admet que les choses se sont probablement passées ainsi, que les lignes-pièges lui ont paru plus courtes parce qu'il s'attendait à les trouver plus grandes, mais il me déclare en même temps qu'il n'a eu absolument conscience de rien. J'ai cité cette expérience tout au long, parce qu'elle m'a paru curieuse. Nous rencontrerons plusieurs autres exemples d'opérations qui, sous l'influence de la suggestion, se font sans conscience ou avec une demi-conscience.

En mettant à part les 10 élèves qui ont su éviter au moins un des pièges, il en reste 35 qui ne les ont pas évités. Examinons le cas de ces 35 élèves. Il n'est pas juste de dire que tous ont subi complètement la suggestion; le plus souvent, comme cela résulte de nos chiffres de moyenne, ils ont donné aux lignes-pièges un accroissement de longueur moins grand qu'aux autres lignes. Ils ont composé, en quelque sorte, entre une perception exacte et l'entraînement de la suggestion. C'est le cas du plus grand nombre; mais les différences individuelles sont nombreuses, presque indéfinies. Comment en tenir compte? Nous pensons que puisqu'il s'agit de lignes, qui se mesurent au millimètre près, et puisque la suggestion opère en amenant des allongements mesurables de ces lignes, il est possible de donner, par un chiffre précis, la mesure de la suggestibilité de chacun.

Voici quel procédé de calcul nous proposons pour la mesure de cette suggestibilité particulière.

Il faut faire la moyenne des écarts suggérés et la comparer à la moyenne des écarts perçus. J'entends par écarts suggérés les écarts marqués par le sujet pour des lignes, comme 5-6, qui ne présentent en réalité aucun écart, puisqu'elles sont égales; et j'appelle écarts perçus, les écarts que le sujet a indiqués pour des lignes qui sont réellement inégales. Les écarts perçus dans ce dernier cas par le sujet, et notés par lui sur la feuille d'observation, ne sont pas nécessairement égaux aux écarts réels; les moyennes de nos tableaux montrent même qu'ils sont constamment inférieurs; mais il faut tenir grand compte de ces écarts perçus, car ce sont eux qui opèrent la suggestion. Un exemple nous fera comprendre. Voici un sujet qui donne aux écarts perçus la valeur de 6 millimètres, alors que les écarts réels entre les lignes du tableau sont, comme on le sait, de 12 millimètres; si ce sujet donne aux écarts suggérés la valeur de 6 millimètres, il sera évident que la suggestion aura produit sur lui son plein effet, puisqu'elle aura produit un effet égal à celui de la réalité même; la suggestion aura réussi à produire la même conséquence que produit cette différence réelle des lignes que la suggestion avait pour but d'imiter. On ne pourra donc pas dire, dans ce cas, que le sujet, en donnant à l'écart suggéré la valeur de 6 millimètres, a lutté contre la suggestion, sous prétexte qu'il aurait dû porter l'écart jusqu'à 12 millimètres, valeur de l'écart réel; on ne pourra pas dire cela, parce que l'écart réel n'a donné lieu qu'à une perception d'écart de 6 millimètres.

Appliquons à un cas particulier cette notation toute conventionnelle, et voyons ce qu'elle nous donne. Pour faire le calcul des écarts perçus, je pense qu'il ne faut pas faire entrer dans la moyenne les écarts existant entre les premières lignes, antérieures à 4, car la longueur absolue de ces lignes est très inférieure à celle des lignes-pièges et par conséquent ce serait rapprocher des choses qui ne sont pas comparables; je me bornerai donc à prendre les écarts perçus entre les lignes 4-5, 6-7, 8-9, 10-11, parce que ces lignes sont comparables, comme longueur absolue, aux lignes-pièges.

Voici donc le tableau des écarts pour un des élèves, Desva ...




Numéros des
lignes.

4-5
6-7
8-9
10-11

   Moyenne
ÉCARTS PERÇUS

Valeurs des
écarts

12mm
  8mm
12mm
16mm

12mm



Numéros des
lignes.

5-6
7-8
9-10
11-12

   Moyenne
ÉCARTS SUGGÉRÉS

Valeurs des
écarts

4mm
4mm
4mm
4mm

4mm

Ainsi, pour les lignes-pièges, le sujet a marqué un écart de 4 millimètres; cet écart de 4 millimètres a été le produit de la suggestion; mais il est moins considérable que les écarts que le même élève a marqués, lorsque les lignes différaient réellement; il a donc lutté partiellement contre la suggestion, qui aurait dû lui faire accepter des écarts de 12 millimètres; sa suggestibilité peut donc être considérée comme partielle, fractionnaire; il aurait fait un écart de 12 millimètres, si la suggestion avait été complète, si elle avait pleinement réussi; il n'a fait en réalité qu'un écart égal au tiers de la suggestion totale. On peut calculer sa suggestibilité comme on calcule un indice en céphalométrie; on rapporte la moyenne des écarts suggérés à la moyenne des écarts perçus, ceux-ci étant rendus égaux à 100. Pour ce calcul, on applique l'équation suivante, dans laquelle e.s. exprime l'écart suggéré, e.p. l'écart perçu, et x la valeur de l'écart suggéré rapporté à l'écart perçu quand celui-ci est égal à 100.


       e.s.        x
       ------  =  ----
       e.p.       100

Ainsi, si l'écart suggéré est égal à 4 et l'écart perçu est égal à 12, on a:

          4         x
        ----   =   ----
         12        100

d'où:

         4 x 100
  x =   ---------  = 33,33...
           12

On pourrait comparer chaque écart suggéré à l'écart perçu qui le précède immédiatement; mais nous avons trouvé plus expéditif de faire la moyenne de quatre écarts suggérés et de les comparer aux quatre écarts perçus qui les précèdent immédiatement.

Le nombre 33,33 exprime, pour cette expérience particulière, la suggestibilité du sujet; il donne la mesure de sa suggestibilité.

Ici s'élève une question théorique, que nous rencontrerons souvent en psychologie individuelle, et dont nous devons dire un mot. Est-il possible de mesurer, dans le sens physique du mot, une qualité mentale, la suggestibilité par exemple? On serait tenté de le croire, lorsqu'on voit le plus ou moins de suggestibilité d'une personne se traduire par une longueur plus ou moins grande de ligne tracée, et il est tout naturel de supposer qu'en mesurant cette ligne on mesure la suggestibilité. Sans doute, cette mensuration est permise, mais à la condition qu'on s'entende d'abord sur la signification du mot mensuration. Lorsqu'on mesure un objet physique, une longueur de route par exemple, et qu'on trouve que cette route a une longueur de 300 mètres, on exprime par un nombre non seulement que cette route est plus longue qu'une route de 30 mètres par exemple, mais encore qu'elle est 10 fois plus longue. Toute mensuration physique, quand elle est précise, donne non seulement un classement des objets mesurés, mais encore l'indication du nombre de fois qu'un objet est plus grand, plus lourd, etc. qu'un autre, c'est-à-dire l'indication du nombre de fois que telle quantité contient l'unité. Il n'en est pas de même dans une mensuration psychologique; aussi, je pense que ce n'est pas une mensuration véritable: c'est tout simplement un classement. Donner à une personne A un coefficient de suggestibilité égal à 60 veut dire que cette personne A a été plus suggestible qu'une personne B, dont le coefficient dans la même expérience a été seulement de 30; on classe donc ces personnes l'une par rapport à l'autre; mais on ne peut pas savoir si A est deux fois plus suggestible que B parce qu'on ne sait pas si la différence entre les coefficients 30 et 31 est égale à la différence entre les coefficients 60 et 61; on sait que certains coefficients sont plus forts que d'autres et voilà tout. Il est donc bien entendu que tous les chiffres dont nous nous servons sont des chiffres de classement et non des chiffres de mensurations.

Revenons maintenant sur la manière dont nous établissons notre coefficient dans l'expérience particulière qui nous occupe; nous avons pour l'élève Desva... accepté le coefficient 33,33; mais en réalité, ce chiffre n'est pas absolument exact, il doit être un peu trop faible; voici pourquoi: pour évaluer les écarts suggérés, nous les avons rapportés aux écarts perçus, et nous avons supposé que ces derniers sont perçus sans aucune espèce de suggestion; mais il est certain, nous l'avons montré, que ces derniers ont été un peu agrandis par la suggestion, car le sujet a eu l'idée que les lignes présentent un accroissement régulier, et cette idée a dû influer même sur la valeur des écarts réels, et a dû augmenter cette valeur au delà de ce qu'elle aurait été sans cette idée directrice. Par conséquent, il est certain que si toute suggestion avait été supprimée, les écarts perçus eussent été plus petits, et par conséquent, les écarts suggérés eussent été relativement plus grands.

La mesure que nous venons de donner est la seconde de celles qui peuvent rendre compte de la suggestibilité de l'élève dans notre expérience, mais comme c'est la plus importante de toutes, c'est à elle que nous donnerons le nom de coefficient de suggestibilité, tout en déclarant qu'un chiffre brutal est loin de résumer fidèlement toutes les nuances d'une expérience de psychologie. Dans notre tableau I, nous avons calculé cette valeur pour chaque élève.

Les différences individuelles de coefficients sont extrêmement grandes; ils varient entre 7,6 et 120.

On peut trouver étrange que certains coefficients, étant donné le calcul qui les établit, soient supérieurs à 100; il y en a 6 dans ce cas. Quand un coefficient est supérieur à 100, cela veut dire que les écarts suggérés ont été marqués plus grands que les écarts réellement perçus. J'attribue cette supériorité à ces causes d'erreur insignifiantes qu'on peut appeler hasard. Représentons-nous bien comment l'expérience se fait. Un enfant peut hésiter ou se tromper entre deux carrés de papier quadrillé, et marquer son point 4 millimètres plus près ou plus loin qu'il n'aurait fallu; c'est un défaut d'attention qui s'il se produit pour les écarts suggérés change complètement la valeur de l'indice. Ainsi, Théven..., qui a 116 comme coefficient de suggestibilité a marqué tous les écarts suggérés de même longueur que les écarts perçus, sauf dans un cas où il a marqué l'écart réel égal à 4 millimètres et l'écart suggéré égal à 8 millimètres, et cette petite différence, qui probablement est un défaut d'attention, a élevé son coefficient au dessus de 100.

Parmi les élèves qui ont de grands coefficients de suggestibilité, on en rencontre un certain nombre qui sont très jeunes, qui appartiennent à la dernière classe de l'école, et qui probablement doivent à leur jeune âge d'avoir succombé à la suggestion. Je signalerai, comme étant dans ce cas les n° 35, 37, 38, 41 et 42. Le n° 38 est un jeune enfant très intelligent, très bavard surtout, qui en classe prend sans cesse la parole, se met en avant, veut tout savoir et tout décider. Je pense que c'est son âge qui l'a rendu suggestible. Il en est d'autres, au contraire, plus âgés que les précédents, plus avancés dans leurs études, et qui ont des indices très élevés aussi; je crois que ces derniers sont réellement suggestibles. Il serait imprudent de juger leur suggestibilité par une épreuve unique et très courte, comme la nôtre; mais la suite montrera que dans les autres épreuves ils ont également succombé par excès de suggestibilité. Parmi eux, je signalerai d'abord Poire (n° 27), dont je donne le portrait (planche I). Ce garçon est un type achevé de suggestibilité, il l'est pour toutes les expériences sans exception. Le directeur de l'école n'a pu me donner beaucoup de renseignements sur lui. C'est un élève docile qui n'attire pas l'attention: il est travailleur, ce qui lui a permis, malgré une intelligence modeste, de parvenir jusqu'à la première classe; il a douze ans et demi. Tout aussi suggestible est And. (n° 33) qui n'a que onze ans, et qui n'est encore que dans la troisième classe; il est donc en retard dans ses études. C'est aussi un élève docile, silencieux, qui ne fait pas parler de lui, et qui n'a pas d'histoire. Je le considère comme un enfant d'une extrême suggestibilité. Un troisième exemple est fourni par Bout. (n° 40), un enfant doux et timide, qui rougit facilement, mais qui est peut-être plus éveillé que Poire et And. Ses aptitudes intellectuelles sont modestes, et à peine supérieures à celles de ses deux camarades. C'est un enfant bien élevé, affectueux; il a douze ans, il est en première classe. Ces trois élèves, étant donné leur âge, se sont montrés dans la suite des expériences, les plus suggestibles de tous. Leur portrait à tous trois se trouve à la planche I.

Quand les coefficients de suggestibilité sont supérieurs à 80 et s'élèvent même à 110, on peut se demander si les élèves n'ont point succombé entièrement à la suggestion, et s'ils ont eu seulement l'idée de se rendre compte de la longueur réelle des lignes. En regardant la manière dont ils se sont comportés pendant l'expérience, on comprend quelle orientation ils ont donné à leur attention. J'ai noté qu'un grand nombre d'élèves marquaient leurs points sur le papier quadrillé en regardant seulement le point marqué précédemment, et sans reporter leur regard vers la marge pour apprécier la longueur de la ligne dont ils indiquaient l'extrémité. Cette conduite indique clairement que ces élèves tenaient surtout compte des différences de longueur des lignes. Chez quelques-uns, mais beaucoup plus rarement, il s'est produit un défaut d'attention tout à fait significatif; l'élève a marqué le point avant que je lui eusse montré la ligne modèle. Entraîné sans doute par cette routine qui lui faisait marquer les points toujours plus à droite, il était persuadé d'avance que chaque nouvelle ligne était plus grande que la précédente; par suite de cette persuasion, il ne jetait plus qu'un regard vague et distrait sur le modèle; puis, à un certain moment, il a fait comme si ce regard était inutile, il a marqué le point sans même regarder le modèle.

Ceci nous amène à parler d'un second caractère de suggestibilité, qui n'est point indiqué par notre coefficient. Il y a des élèves qui se comportent comme de vrais automates.

Le sujet automate ne tient pas compte que les lignes du modèle ne croissent pas, relativement, de la même quantité; il ne tient pas compte que parmi les lignes qu'on lui montre quelques-unes sont égales aux précédentes; il obéit à une suggestion, et il y obéit avec la plus grande régularité. En d'autres termes, nous appelons automate, dans nos expériences, le sujet qui présente les caractères suivants: 1° les écarts qui lui sont suggérés ont exactement la même valeur que les écarts réels perçus par lui, par conséquent sa suggestibilité est complète, elle va aussi loin qu'elle peut aller, elle est égale à 100; 2° les écarts qu'il marque sont tous égaux entre eux; il n'a point été distrait, troublé, irrégulier; il n'a pas eu de doutes, son sens critique ne s'est pas éveillé ou en tout cas n'a pas influencé sa main; s'il a adopté 8 millimètres par exemple comme écart, il a marqué toutes les fois ce même écart, pour n'importe quelle ligne; sa variation moyenne est donc égale à 0; 3°, enfin, depuis le début de l'expérience, il ne s'est pas aperçu que la croissance relative des longueurs diminuait, et depuis le premier point marqué jusqu'au dernier, il a toujours conservé le même écart.

Nous citerons un seul exemple de cet automatisme parfait, c'est celui d'And..., que nous avons déjà signalé. Dès la première ligne, il a fait un écart de 8 millimètres et il l'a conservé jusqu'au bout. On voit que la suggestibilité d'And... est égale à 100, puisque les écarts suggérés sont égaux aux écarts perçus, sa variation moyenne est égale à 0 puisque tous les écarts marqués ont été égaux, et enfin la direction des écarts est restée invariable; il est donc impossible d'y découvrir le moindre indice de sens critique. Fait à noter: entraîné par la suggestion, cet élève a une fois marqué son point avant de regarder la ligne modèle qu'on lui présentait.

L'automatisme peut se réaliser dans d'autres cas sans atteindre cette perfection toute schématique; il est altéré par exemple par une légère irrégularité dans les écarts. Le sujet ne marque pas toutes les fois un même écart, mais de temps en temps il marque un écart un peu plus grand ou un peu plus petit; ces écarts ne sont point en relation avec les écarts réels des lignes, et par conséquent ils ne trahissent pas une perception exacte des lignes; la suggestibilité est donc aussi grande que dans l'automatisme parfait, mais elle joue avec un peu moins de régularité.

Nous en citerons un exemple, celui de Die... (n° 42), enfant de huit ans, appartenant à la quatrième classe. Les points qu'il a marqués ne se suivent pas avec des écarts égaux. La série d'écarts depuis la ligne 1 est la suivante:

8—4—12—8—8—8—8—8—8—4—8

Dans la liste que nous donnons, les écarts suggérés sont en caractères gras. On voit que le deuxième écart, le troisième et le onzième sont distincts des autres, tantôt plus grands, tantôt plus petits; mais ces variations ne portent sur aucun des écarts suggérés; elles portent une fois sur un des écarts perçus (le onzième) que nous comparons d'habitude aux écarts suggérés, et comme cet onzième écart a été diminué, il se trouve que, fait paradoxal, les écarts suggérés sont en moyenne, chez cet élevé, plus grands que les écarts perçus. C'est ce qui explique que son coefficient de suggestibilité soit supérieur à 100; il est de 114. On peut faire les mêmes remarques sur Mart. (n° 44).

Ce serait donc une erreur de croire que l'extrême suggestibilité soit synonyme d'automatisme. On l'a pensé souvent, mais ce n'est pas juste.

L'automatisme est fait de deux choses, une suggestibilité complète, et en outre une très grande régularité de réaction; or, cette régularité de réaction, qui probablement fait partie du caractère de l'individu, peut manquer chez une personne très suggestible; cette personne sera donc à la fois suggestible et irrégulière.

CHAPITRE III

L'IDÉE DIRECTRICE (Suite)

Description de l'expérience.—J'ai fait cette seconde expérience sur les mêmes élèves que la première, et immédiatement après; elle repose comme la précédente sur une idée directrice d'accroissement des lignes; il serait dangereux d'employer, dans la même séance, une idée directrice opposée, qui pourrait troubler les résultats; mais j'ignore si cette seconde épreuve profite de l'impulsion donnée par la première 37. La série de lignes qu'on montre est au nombre de 36, 38 voici leurs longueurs:

TABLEAU DES LIGNES DESTINÉES À
PROVOQUER UNE SUGGESTION D'ACCROISSEMENT

Ordre des lignes

1
2
3
4
5 à 36
Longueur

12mm
24mm
36mm
48mm
60mm
Note 37: (retour) Ce profit me paraît très douteux, voici pourquoi: Les deux expériences ont une partie commune, ce sont les 5 premières lignes qui sont reproduites sans autre suggestion que celle résultant de leur accroissement régulier de longueur; or, si on compare la longueur donné à une de ces lignes, par exemple à la 5e, dans les deux Expériences par une même personne, on est surpris de remarquer que le plus souvent la longueur donnée à la 5e ligne est plus grande dans la première expérience que dans la seconde.
Note 38: (retour) À la moitié environ des sujets je n'ai présenté que 20 lignes au lieu de 36. Cette irrégularité provient de ce que mes expériences sont surtout des tâtonnements, des recherches à la poursuite des meilleures méthodes; il en résulte que les coefficients de suggestibilité, tels que je les établis plus loin, ne sont pas absolument rigoureux, car les uns résultent de calculs faits sur 20 lignes, les autres de calculs sur 36 lignes. Il suffit que je signale ces irrégularités, qui n'ont aucune importance pour le but que je me propose.

Fig. 4.—Figure schématique représentant les points qu'un sujet devrait marquer pendant la seconde expérience sur l'idée directrice, s'il avait le coup d'oeil absolument juste, et s'il était insensible à la suggestion.

Ces lignes sont tracées parallèlement sur une grande bande de papier qui est longue de 60 centimètres et large de 12 centimètres; ces lignes sont tracées parallèlement, mais elles sont à des distances variables des marges, pour empêcher le sujet d'évaluer d'après ces distances les longueurs des lignes; la présentation de chaque ligne se fait isolément; du reste, tous les détails de l'expérience, présentation des lignes et reproduction, sont pareils à ceux que nous avons décrits dans le chapitre précédent. Je donne dans la figure 4 le schéma d'une expérience dans laquelle un sujet associerait une absence complète de suggestibilité à une justesse absolue de coup d'oeil; le point 5 est accompagné de son numéro, car c'est en ce point que les lignes successives cessent de croître; à partir de la sixième ligne et jusqu'à la trente-sixième toutes les lignes sont égales, et si le sujet continue à marquer un accroissement des lignes en les reproduisant, c'est qu'il obéit à l'impulsion acquise, comme une bille qui continue à rouler longtemps après le choc qu'elle a reçu. S'il n'était soumis à aucune suggestion, il marquerait les points comme dans la figure 4.

Les sujets sur lesquels les expériences ont été faites sont au nombre de 42; ce sont les mêmes élèves que les précédents.

J'ai donné dans le tableau II la mesure exacte, à 1 millimètre près, de toutes les lignes tracées par les sujets dans cette expérience; ce sont les résultats bruts. Il m'a paru nécessaire de les publier, parce que ce sont des points de repère qui permettront aux autres auteurs de comparer leurs résultats aux miens.

Reproduction des lignes 1 à 5.—Je ne dirai qu'un mot de la reproduction des lignes 1 à 5, qui constitue l'opération suggestive. Ces lignes, je le rappelle, ont comme longueur successive 12 millimètres, 24 millimètres, 36 millimètres, 48 millimètres, 60 millimètres. Or, en jetant un coup d'oeil sur le tableau II, on voit qu'il est bien rare que les sujets donnent à la cinquième ligne sa valeur de 60 millimètres: une fois, un élève a fait la ligne égale à 60 millimètres; une fois elle a été égale à 67; toutes les autres fois, la ligne a été inférieure à 60. Voici du reste le tableau complet:

Ligne au-dessous de 30mm
Ligne de 30 à 35
Ligne de 36 à 40
Ligne de 41 à 45
Ligne de 46 à 50
Ligne de 51 à 55
Ligne de 56 à 60
Ligne de 67
3 fois
2 ---
9 ---
8 ---
7 ---
9 ---
3 ---
1 ---

Au contraire, la première ligne, la ligne de 12 millimètres, est le plus souvent reproduite exactement.

Ligne au-dessous de 12mm
Ligne de 12
Ligne de 13 à 16
Ligne de 17 à 20
Ligne de 21 à 24
6 fois
25 ---
9 ---
1 ---
1 ---

Il résulte de cette double constatation que les élèves ont une tendance à augmenter la ligne de 12 millimètres, et à diminuer la longueur de 60 millimètres; c'est d'autant plus curieux que ces sujets sont sous l'influence de l'idée de l'accroissement des lignes, idée qui les suggestionne, et qui les fait ensuite tomber dans de grandes erreurs, à partir de la cinquième ligne; ainsi, bien qu'ils ressentent très fortement, comme les résultats le montrent, la suggestion de l'accroissement des lignes, ils diminuent, dans leur reproduction, la valeur réelle de cet accroissement.

L'exactitude avec laquelle les sujets ont reproduit les cinq lignes n'est pas sans relation avec leur suggestibilité; on peut remarquer d'une manière générale que ceux qui ont fait par exemple la ligne 5 avec une différence minima sont parmi les moins suggestibles. Voici un petit calcul qui servira à nous en convaincre. Si on prend les élèves dans l'ordre indiqué par leur coefficient de suggestibilité (coefficient dont nous expliquerons plus loin le calcul), qu'on divise les élèves en 8 groupes, de 5 élèves chacun, et qu'on calcule pour chaque groupe la longueur moyenne donnée à la ligne de 60 millimètres, on trouve:

Longueur moyenne donnée à la 5e ligne, de 60mm.

1er groupe d'élèves, le moins suggestible
2e -- ....................................
3e -- ....................................
4e -- ....................................
5e -- ....................................
6e -- ....................................
7e -- ....................................
8e groupe, le plus suggestible
51,6
50,4
45
48,8
37,4
47,4
37,2
42,4

On voit par conséquent que les groupes les plus suggestibles ont fait en moyenne la ligne la plus courte, la plus différente du modèle; en somme, ce sont ceux qui ont fait preuve de la mémoire et de la perception les moins exactes. On sera donc tenté de supposer que la justesse d'appréciation des longueurs influe un peu sur la suggestibilité. Je ne le nie pas; mais je ferai remarquer que la résistance à la suggestion doit dépendre très probablement beaucoup plus de l'attention portée aux lignes que de la justesse de l'appréciation.

Il est bien certain que lorsqu'un enfant extrêmement suggestible comme And., arrive à faire à la fin de cette expérience une ligne de 30 centimètres pour en copier une de 6 centimètres, cette erreur formidable ne vient pas de ce qu'il n'a pas l'oeil juste, mais bien de ce qu'il n'a pas regardé la ligne modèle avec attention.

Calcul du coefficient de suggestibilité.—On a vu dans le chapitre précédent comment nous avons calculé le coefficient de suggestibilité; ce calcul ne présente en lui-même aucune difficulté, puisqu'il porte sur des lignes mesurables à un millimètre près. Nous pourrions employer pour notre nouvelle expérience le même procédé de calcul que précédemment, en faisant les petits changements nécessités par les conditions un peu différentes de l'expérience; mais nous avons préféré un procédé différent. La base de notre calcul sera l'excédent de distance entre le point 5 et les points que la suggestion a fait éloigner de la marge.

Mais il y a plusieurs façons de comprendre et de calculer cet excédant de distance; comme les points qui ont subi l'effet de la suggestion sont nombreux (il y en a plus de 30 dans une expérience complète) et que chacun d'eux est à une distance différente de la marge, on peut tenir compte soit de la distance du point le plus éloigné, distance maxima,— soit de la distance moyenne de tous les points,—soit de la distance du point le plus rapproché, distance minima; on peut tenir compte de la variation moyenne de ces distances, la variation moyenne indiquera la régularité avec laquelle le sujet a opéré; on peut encore prendre en considération l'évolution de la suggestion; c'est un caractère très important, qui se retrouve dans toutes les expériences de psychologie comportant une mesure; mais on ne peut pas le calculer aussi facilement que la moyenne ou la variation moyenne, et souvent on le néglige. Nous entendons par évolution les changements que subit l'effet de la suggestion au cours de l'expérience; la suggestion peut aller s'affaiblissant, ou augmentant, ou rester stationnaire, ou enfin présenter des combinaisons de ces trois effets principaux; chacun de ces effets pourrait se traduire par un graphique, car il est exprimé très clairement par la position des points marqués sur la feuille; quand les points se rapprochent de la marge, c'est que la suggestion décroît, et quand ils s'en éloignent, c'est qu'elle reste stationnaire, ou, suivant les cas, qu'elle croît.

Dans le tableau III, qui contient l'analyse des résultats fournis par cette expérience, il y a une colonne ou se trouve indiquée simplement par une initiale l'évolution de la suggestion pour chaque élève; C signifie que la suggestion a présenté une croissance d'intensité; D indique qu'elle a décru, et S qu'elle est restée stationnaire; ce tableau III contient en outre la longueur donnée à la ligne 5. Ce sont des éléments essentiels pour notre calcul de la suggestibilité.

Mais quelle que soit la manière dont on combine ces divers éléments, il faut être bien persuadé qu'ils ne sauraient rendre la physionomie de l'expérience, ni surtout son fond intime. C'est une conviction qui vient naturellement lorsqu'on regarde le sujet travailler. Dès qu'il a marqué son cinquième point, l'impulsion qu'il a reçue jusque là cesse brusquement, et il est alors livré à lui-même. Que de choses peuvent se passer à partir de ce moment! Que de réflexions, de remarques, d'émotions, ou bien encore quel automatisme aveugle, quelle absence d'idées! Le sujet marque tout cela par de petits points sur le papier, et cette notation qui paraît sans doute à première vue si élémentaire et bien insuffisante pour exprimer des états de conscience qui sont généralement très complexes, devient au contraire pour celui qui sait la lire une description extrêmement curieuse et suggestive de ce qui se passe dans l'esprit du sujet. On pourra en juger dans un instant. Mais pour le moment, il est certain que l'on éprouve quelque embarras à exprimer par un chiffre brutal toutes les oscillations d'une pensée; le chiffre ne peut avoir qu'une précision trompeuse; comment en effet pourrait-il résumer ce qui aurait besoin de plusieurs pages de description! Nous croyons nécessaire d'insister fortement sur cette question; la suggestibilité d'une personne ne peut pas s'exprimer entièrement par un chiffre, alors même que ce chiffre correspondrait exactement au degré de sa suggestibilité: il faut en outre compléter ce chiffre par la description de tous les petits faits qui complètent la physionomie de l'expérience.

Sous ces réserves expresses, nous allons indiquer quel procédé nous employons pour calculer le coefficient de suggestibilité; nous calculons la distance du point qui est à la distance maxima de la marge; ce point est rarement le sixième, il est parfois le dernier, il occupe souvent un rang quelconque; il représente le maximum de suggestion produit par l'expérience, et nous pensons qu'on peut le retenir, pour les mêmes raisons que lorsqu'on fait une série de mesures de la force musculaire avec un dynamomètre, on retient le chiffre maximum de pression. Le numéro de ce point varie beaucoup avec les sujets, ainsi que le montre la liste suivante.

Aucun sujet n'a marqué son point maximum au point
1 sujet a marqué
1 sujet a marqué
3 sujets ont marqué
8 sujets ont marqué
7 sujets ont marqué
6 sujets ont marqué
3 sujets ont marqué
4 sujets ont marqué
8 sujets ont marqué
6
7
8
9
10 à 15
16 à 20
21 à 25
26 à 30
31 à 35
36

La date du point maximum semble, à première vue, avoir une signification; on peut croire qu'elle indique à quel moment le sujet a montré le plus grand effet de la suggestion, d'où on pourrait conclure que tel sujet a été plus lent qu'un autre à résister à la suggestion, etc.; mais ces interprétations, si elles sont exactes pour certains élèves, sont inexactes pour d'autres, car elles ne tiennent pas suffisamment compte de la valeur du point maximum, et d'une foule d'autres circonstances, que nous examinerons dans un instant.

Nous donnons (tableau III) la liste de nos élèves, avec leur coefficient de suggestibilité; ce coefficient a été calculé en prenant le rapport entre la distance du point maximum à la marge et la distance du point 5 à la marge, cette dernière distance étant rendue égale à 100. Par conséquent, un sujet dont le coefficient serait égal à 100 (aucun n'a été dans ce cas, mais à la rigueur ce cas pourrait se présenter) un tel sujet a fait son point maximum à la même distance exactement que le point 5; un sujet dont le coefficient est de 200 a fait son point maximum à une distance double de celle du point 3, et ainsi de suite.

Dans cette liste, le coefficient le plus faible est de 109; comme 100 représente l'absence de suggestibilité (par rapport à l'expérience sus-dite, car évidemment il ne s'agit point d'une absence absolue de suggestibilité, tout le monde étant plus ou moins suggestible), 109 indique une suggestibilité extrêmement faible, peut-être même douteuse; avec les nombres qui suivent, 121 et 125, les doutes sont levés, la suggestibilité devient certaine, tout en restant assez faible. A la fin de la liste, nous atteignons de très gros coefficients; il y a 16 élèves dont le coefficient est supérieur à 200, dont par conséquent la suggestion a pu doubler la ligne et au delà; les derniers termes atteignent 400, 500 et même 600. Ce sont des coefficients énormes, et cependant ils sont encore inférieurs à la réalité; ils appartiennent à des élèves qui ne se sont jamais repris, qui ont prolongé la ligne continuellement avec régularité, et qui n'ont cessé de la prolonger que parce que l'expérience a pris fin; je regrette un peu d'avoir terminé l'expérience pour eux au point 36; il aurait fallu la pousser jusqu'au bout, jusqu'à ce que l'enfant se corrigeât. Ainsi le nommé And., que nous avions déjà signalé, est arrivé à faire une ligne de 30 centimètres, en reproduisant une ligne de 6 centimètres; il eût été curieux de savoir s'il aurait continué indéfiniment, s'il serait allé jusqu'au demi-mètre ou jusqu'au mètre. 39

Note 39: (retour) J'ai dû m'arrêter à 36 parce que mes modèles de ligne étaient de ce nombre; mais il y a un procédé qui permet de continuer indéfiniment l'expérience, ce procédé consiste à dessiner les lignes sur un disque recouvert d'un écran percé d'une fenêtre, par lequel on découvre chaque ligne isolément.

Pendant que le sujet marque des points, il peut de temps en temps faire une réflexion à haute voix; le plus souvent, il change de physionomie, fronce le sourcil à un certain moment, rougit, paraît embarrassé; ces jeux de physionomie sont pour nous faciles à comprendre, par la raison que nous avons déjà vu toute une série d'élèves passer par le même chemin, et se comporter de la même manière devant les obstacles. Tout ceci doit être noté avec soin. On notera également la lenteur et la rapidité des mouvements, les artifices que certains emploient pour mieux se rappeler la longueur des lignes, etc.

Enfin, quand l'expérience est terminée, il reste à interroger le sujet. Il faut lui poser un certain nombre de questions précises. Cette partie de la recherche est peut-être la plus instructive de toutes: c'est la première fois que dans les écoles j'ai eu recours à l'introspection. Je croyais jusqu'ici que lorsqu'on faisait des expériences sur des élèves d'école primaire élémentaire, il était inutile de les interroger sur les expériences, et de recueillir avec soin leurs impressions, comme on le fait pour les adultes; je supposais que des enfants aussi jeunes, aussi faciles à troubler et à suggestionner, aussi prompts au mensonge, ne pourraient que donner des réponses suspectes, qui loin d'éclairer les questions pourraient égarer l'expérimentateur. Sans doute, tout cela est vrai; mais sur la conclusion à en tirer j'ai changé d'opinion; je me suis convaincu, par la recherche que j'expose en ce moment, qu'il est possible de provoquer l'introspection même chez des enfants de huit à dix ans, à la condition bien entendu qu'on évite plusieurs causes d'erreurs, comme: 1e la timidité de l'enfant, laquelle provoque souvent le mutisme; 2e la difficulté pour l'enfant de comprendre des termes qui n'appartiennent pas à son langage ordinaire; 3e sa suggestibilité, qui lui fait varier ses réponses suivant la nature des questions qu'on lui pose; 4e ses mensonges; 5e ses erreurs d'imagination et de jugement.

Fig. 5.—Expérience de suggestibilité sur Delans., âgé de treize ans et demi. 1re classe. Coefficient du suggestibilité: 109. Il est douteux que cet élève ait subi une suggestion quelconque, car à partir du point 5, il n'a point marqué l'ensemble des autres points plus éloignés de la marge.

Description des résultats d'expérience.—Je passe maintenant à l'examen des résultats, obtenus en expérimentant sur 42 élèves d'école primaire élémentaire.

Nous ferons notre description en commençant par les élèves qui ont montré le moins de suggestibilité.

DELANS.—Coefficient: 109. Ce sujet a-t-il été suggestionné? On peut en douter (fig. 5) 40. À partir du point 5, il a marqué le point 6 à peu près à la même distance, c'est-à-dire à 43 millimètres de la marge; le point 7 a été marqué à 45 millimètres: c'est un écart bien petit; la suggestion a été assez faible; puis, à partir du point 7, il est revenu vers la marge, ensuite il s'en est éloigné, dessinant une ligne serpentine irrégulière qui, dans sa direction générale, est à peu près parallèle à la marge; probablement le sujet a compris que les lignes cessaient de s'accroître; en tout cas, il s'est affranchi de la suggestion D'accroissement.

Note 40: (retour) Cette figure, comme toutes celles de ce chapitre, est la Reproduction exacte des feuilles d'expérience, sauf la modification suivante: on n'a pas reproduit la feuille entière, qui avait 12 centimètres de largeur, mais seulement la partie de cette feuille qui est occupée par les points que le sujet a marqués.

Alors, demandera-t-on, pourquoi n'a-t-il pas fait toutes les lignes égales, et n'a-t-il pas aligné tous ses points sur une ligne parallèle à la marge? C'est un fait qu'aucun sujet n'a tracé plus de cinq ou six points en ligne droite. Pourquoi? Sans doute, parce qu'il est extrêmement difficile de décider qu'une série de lignes, montrée successivement, est d'égale longueur. On peut bien s'apercevoir qu'elles n'ont aucune tendance à augmenter ou à diminuer, mais il serait téméraire de certifier leur égalité. Ensuite, remarquons que le seul fait de montrer des lignes différentes éveille la suggestion que ces lignes sont de longueur différente. Quand une personne marque toutes les lignes égales, il est possible que cette personne ait su, par un moyen détourné, que les lignes étaient égales. En voici un exemple. Pendant qu'un des sujets, Monne, fait la copie des lignes, je communique à demi-voix au directeur, présent dans le cabinet, la réflexion que si les sujets font d'ordinaire les lignes différentes de longueur, c'est que comme ces lignes sont distinctes, l'élève ne peut croire qu'elles sont égales. Tout ceci est dit à demi-voix, et il fallait que l'élève fût bien attentif pour m'entendre; il m'a entendu, c'est certain, sa feuille d'observation le prouve, car aussitôt après, à partir du neuvième point, il a, sans ombre d'hésitation, aligné tous ses points parallèlement à la marge.


Fig. 6.—Expérience de suggestibilité sur Monn., âgé de douze ans et demi, 1re classe. Influence d'une parole dite à voix basse. Au moment où le sujet marquait le 8e point, il a surpris quelqu'un disant que les lignes étaient égales.

Delans...., celui qui a le coefficient de suggestibilité le plus faible, s'était également montré très peu suggestible dans la première expérience. C'est un des garçons les plus âgés de l'école, il a quatorze ans passés, il est en 1re classe, il a une physionomie d'adulte; un peu en retard dans ses études, il vient d'obtenir cette année seulement son certificat d'études. On ne le range point parmi les élèves dociles; il a une tendance à résister.

Les élèves suivants ont tous une suggestibilité plus grande.

MIEN. C'est un enfant assez jeune, faisant partie de la 3e classe. Son coefficient de suggestibilité est de 121. Il s'est laissé entraîner par la suggestion jusqu'au point 7, ce qui fait un entraînement de 12 millimètres; puis il s'est corrigé, avec le point 8; et on peut se demander si à partir de ce point 8 il a subi à quelque degré l'influence de la suggestion, ou au contraire s'il est parvenu à y échapper. C'est un point d'interrogation qui se pose: pour tous les sujets dont la suggestibilité est faible; la question a donc une portée générale et elle vaut la peine d'être examinée avec soin. Pour la résoudre, il faut faire un examen minutieux de chaque point, et alors on arrive à constater un fait extrêmement curieux: c'est que l'influence d'une suggestion faible se manifeste par des caractères tellement nets qu'on ne peut pas en révoquer l'existence. Voici comment nous faisons cette constatation; tout point que l'élève marque peut se trouver, par sa position, plus éloigné de la marge que le point précédent, ou plus rapproché de la marge: le premier genre d'écart se fait dans le sens de la suggestion, puisque la suggestion a pour but de faire paraître les lignes plus grandes qu'elles ne le sont en réalité; et tout écart de la seconde espèce se fait dans le sens d'une lutte contre la suggestion. Maintenant, j'ajoute bien vite qu'il n'est pas absolument prouvé qu'un écart vers la droite est un écart de suggestion, et qu'un écart vers la gauche est un écart de correction, car il existe aussi incontestablement ce qu'on pourrait appeler des écarts de hasard. Le sujet indécis doit de temps en temps marquer certains points, au hasard, sans y attacher d'importance. On ne peut donc pas, lorsqu'on cherche à établir la signification d'un point en particulier, affirmer avec certitude qu'il est dû à une suggestion, ou à une correction, puisqu'il peut être dû simplement au hasard. Par hasard, j'entends tout simplement des causes autres que la suggestion et la résistance à la suggestion; j'entends ces petites causes, presque imperceptibles, qui agissent sur nos mouvements, et qu'il serait fort difficile de décrire en détail. Mais en revanche s'il est difficile d'éliminer la part du hasard dans l'examen individuel de chaque point, on peut faire cette élimination dans les moyennes. Groupons ensemble tous les écarts de suggestion, groupons ensemble tous les écarts de correction, cherchons si ces deux espèces d'écarts ont des caractères différents; les écarts de hasard, se trouvant répartis indifféremment dans ces deux groupes, se compenseront et s'annuleront.


Fig. 7.—Expérience de suggestibilité sur Lac., 13 ans, 2e classe. Coefficient de suggestibilité: 136. L'élève n'a cédé à la suggestion que jusqu'au point 7, il s'est ensuite repris.

Or, il apparaît nettement que les écarts de correction et les écarts de suggestion ont des caractères tout différents; les premiers sont moins nombreux que les seconds, et de plus, ils sont plus grands; ce qui signifie, traduit en termes moins abstraits, que la suggestion de l'expérience a une action douce, continue, relativement à l'effort de correction, qui est plus brusque et intermittent. C'est ce dont on peut se convaincre en faisant la somme du nombre des écarts et la somme de leur valeur. Ainsi, pour Mien, chez lequel le phénomène que nous venons de décrire est à peine sensible, on trouve:

Valeur des écarts
en millimètres.


12
9
8
7
6
4
3
2
Nombre des écarts
de correction ayant
cette valeur.

1
1
1
1
0
1
1
1
Nombre des écarts
de suggestion ayant
cette valeur.

0
0
1
1
1
4
1
0

En calculant ces chiffres, on voit que le nombre total des écarts de correction a été de 7, et le nombre total des écarts de suggestion a été de 8, par conséquent un peu plus fort; d'autre part, si on fait le total des millimètres en additionnant la valeur des écarts de chaque espèce, on trouve que les écarts de correction s'élèvent en moyenne à 6mm,4, tandis que la valeur moyenne des écarts de suggestion est plus faible, de 3mm. Ainsi les écarts de suggestion sont supérieurs en nombre, moindres en valeur. La différence est faible, et certainement il faudrait la considérer comme négligeable si on ne la rencontrait pas plus accentuée chez beaucoup d'autres élèves.

NIL.—Son coefficient est 125. Lui aussi est allé jusqu'au point 7 sans se douter de rien; il a donc fait, comme le précédent élève, 2 points avant de se corriger; puis il est revenu vers la marge, et s'y est maintenu parallèlement. Mais on peut remarquer chez ce sujet comme chez Mien., qu'il y a eu après le point 5, persistance d'une suggestion très faible d'accroissement, contre laquelle le sujet a continuellement lutté, car il a fait 10 écarts de correction et 12 écarts de suggestion; et d'autre part, la valeur moyenne des écarts do correction a été de 6mm,4, et celle des écarts de suggestion a été de 3mm,3; ainsi, cet élève, quand il s'est corrigé, a fait des écarts plus grands et plus brusques que lorsqu'il a obéi à la suggestion; celle-ci a été plus douce et plus continue.

ABRAS.—Suggestibilité faible, 125. Il s'est corrigé très vite, dès le 7e point; mais la suggestion a persisté faiblement, car il a fait 13 écarts de suggestion, contre 10 écarts de correction, et la valeur moyenne des écarts de suggestion est de 3mm,2, tandis que celle de ses écarts de correction est plus forte, 7mm,6; nous connaissons maintenant la signification de ces chiffres.

LAC.—Suggestibilité faible, 136. Sa feuille, reproduite dans la figure 7, montre qu'il n'a jamais marqué d'écarts plus grands que 4 millimètres, à partir du point 5. Probablement, il a été très méfiant. Il a subi l'influence de la suggestion jusqu'au point 7; mais, chose curieuse, il a diminué ses écarts dès le point 5; jusque là, il faisait des écarts de 8 millimètres; à partir du point 5, il diminue les écarts, il n'en fait plus que de 4 millimètres, cela indique une certaine finesse de perception. On rencontre des exemples analogues chez d'autres élèves. A partir du point 8, a-t-il été soustrait à la suggestion? C'est douteux. Il a fait 6 écarts de suggestion, contre 4 écarts de correction.

MATH.—Suggestibilité de 138. C'est au 6e point qu'il se corrige. Il avait déjà une demi-correction au 7e point qu'il avait fait de 4 millimètres comme écart, alors que tous les écarts précédents étaient de 8 ou de 12 millimètres.

GESBE.—Suggestibilité: 138. Au 9e point seulement il se corrige, puis il est légèrement repris par la suggestion et finalement il marque des points rigoureusement équidistants, dont la distance à la marge est comprise entre le point 7 et le point 8.

MARCHA.—Suggestibilité: 140. Cet élève a été très lent à s'apercevoir de l'erreur qu'il commettait; c'est au 13e point seulement qu'il est revenu en arrière; mais il semble avoir eu, avant de marquer le point 13, une demi-conscience de son erreur, car à partir du 4e point il a fait des écarts suggérés de 4 millimètres seulement, alors que les écarts précédents étaient de 12 millimètres et même de 16 millimètres. L'effort de correction (au 13e point) a été brusque et très grand, de 12 millimètres. A partir de ce 13e point, qui marque l'endroit précis où le sujet a repris possession de lui-même, il y a eu lutte entre l'automatisme de la suggestion et les efforts de correction, lutte lente dans laquelle on discerne une progression des points vers la marge. Il a eu 12 écarts de suggestion, et 9 de correction, et la valeur moyenne des premiers est égale à 5mm, tandis que celle des seconds est égale à 8,4 mm; ce qui est conforme à la règle habituelle.

En résumé, chez tous les sujets dont l'étude précède, les trois faits suivants se produisent avec plus ou moins de netteté:

1o Une suggestion se manifestant après le point 5, suggestion comprenant un nombre variable de points, et dans laquelle les écarts sont d'ordinaire rapetissés relativement à ce qu'ils étaient avant le point 5;

2o Une correction, tantôt forte, tantôt faible, tantôt brusque, tantôt progressive;

3o Après la correction, le sujet se maintient à peu près à égale distance de la marge, comme s'il était averti du péril de la suggestion auquel il vient d'échapper; l'analyse montre, il est vrai, que les écarts positifs (éloignant de la marge) sont plus nombreux et plus faibles que les écarts négatifs (rapprochant de la marge) caractères qui sont précisément ceux de l'automatisme en conflit avec le sens critique. Mais cette influence persistante de la suggestion est très faible, et il est juste de considérer tous les sujets précédents comme étant parvenus assez vite à se corriger et à se reprendre.

Les cas qui vont suivre appartiennent à une autre catégorie; ce sont des sujets chez lesquels la suggestion a une influence plus forte et suspend le sens critique. Ne pouvant décrire les réactions de tous nos sujets, nous signalerons les plus typiques, laissant de côté les cas intermédiaires, mixtes, moins bien tranchés.

DESVA.—Suggestibilité: 141. Ce cas est peut-être le plus intéressant de tous. C'est un cas type dans lequel des phénomènes, ordinairement très vagues, de lutte entre l'automatisme de la suggestion et le sens critique sont portés à un tel degré de précision qu'on ne peut plus en douter.

La suggestion, comme nous venons de le montrer, a un mode d'action faible et continu, le sens critique a un mode d'action fort et intermittent. Nous n'avons pu entrevoir cette différence dans le mode d'action des deux forces qu'en faisant le total des écarts de suggestion et des écarts de correction, et en établissant la moyenne de la valeur de ces deux espèces d'écarts; les différences numériques ont toujours été, jusqu'ici, extrêmement faibles, et si elles nous ont paru quand même importantes, c'est parce que nous les avons trouvées constantes. Jamais nous n'avons encore rencontré un élève chez lequel les écarts de correction seraient faibles et continus, et les écarts de suggestion forts et intermittents; et si ce cas peut se présenter —ce qui doit être, car toutes les variétés sont possibles— nous supposons qu'il doit être relativement rare.

Or, chez Desva (fig. 8), nous trouvons que sur 36 écarts, il y a seulement 3 corrections, et par conséquent 33 suggestions; et de plus, les 3 écarts de correction ont une valeur considérable, tandis que les écarts de suggestion sont extrêmement faibles; c'est donc la démonstration très claire d'une particularité mentale qui jusqu'ici était plutôt soupçonnée que démontrée.

Ce sujet a été très lent à se corriger; il ne l'a fait qu'au 13e point; mais dès le 6e, il a eu une demi-conscience que les lignes ne s'accroissaient pas comme auparavant; en effet, les premiers écarts qu'il marquait avaient une valeur dé 8 ou de 12 millimètres; à partir du point 5, il les réduit d'abord à 4 millimètres jusqu'au point 8; il faut suivre sur la figure le tracé de ce ralentissement; au 9e point, il diminue encore l'écart, il le fait de 2 millimètres; au 10e point il le fait encore de 2 millimètres; au 11e point, il n'ose plus avancer, ni reculer, il fait le point à la même distance que le précédent; et le 12e est à 3 millimètres à droite; ici un écart très brusque, un retour en arrière; le 13e point présente un écart de correction de 11 millimètres; le 14e point est une correction supplémentaire de 4 millimètres. Ainsi, le sujet fait là une correction totale de 15 millimètres, ce qui est beaucoup pour lui. Puis, ceci fait, il est repris par la suggestion, et celle-ci l'entraîne pendant les 9 points suivants; seulement, les écarts de suggestion sont très faibles, car avec ces 9 points il ne fait un avancement à droite que de 14 millimètres, ce qui est très peu de chose, ce qui fait moins de 2 millimètres par point. Puis, au point 24, nous voyons le retour très régulier du phénomène précédent: une correction énorme de 20 millimètres; c'est comme si le sujet se réveillait brusquement de son automatisme, rompait le charme, reprenait possession de lui-même. Et cette correction énorme une fois faite, la suggestion faible et continue reprend, elle dure longtemps, elle va du 24e ou 36e point; seulement elle s'est encore affaiblie, car elle ne fait faire que 1 millimètre de progression par point vers la droite, tandis que précédemment, avec 9 points seulement, le sujet avait fait 14 millimètres. Ici s'arrête l'expérience.

Fig. 8.—Expérience de suggestibilité sur Desv., douze ans, 1re classe. Coefficient de suggestibilité: 141. A deux reprises, après les points 12 et 23 le sujet se corrige fortement, mais aussitôt après il est repris par la suggestion.

Ce sujet est donc bien distinct des précédents, puisqu'il n'a pas réussi, comme eux, à se débarrasser de l'illusion.

Le cas de Desva... est assez rare; je n'en puis citer qu'un seul du même genre, celui de Mulle, qui a une suggestibilité très forte, de 270. Jusqu'au 16e point, Mulle a obéi à la suggestion avec une régularité très grande, et presque tous les écarts qu'il a marqués sont égaux; puis, brusquement, sans que rien avertisse de cette sorte de coup de tête, il se corrige au 17e point; la correction est énorme, de 56 millimètres; c'est une correction qu'on peut considérer comme incoordonnée. Puis, tout de suite après, le sujet est repris par la suggestion, et il marque une série de points qui sont assez régulièrement disposés en ligne droite; seulement les écarts de cette série de points sont plus petits que dans la série précédente.

Les corrections de ce genre, si fortes, et suivies aussitôt par une reprise de la suggestion, me semblent bien caractéristiques. Je les interprète de la manière suivante: le sujet, d'abord entraîné par l'automatisme, s'aperçoit brusquement que la ligne du modèle est beaucoup plus petite que les lignes qu'il pointe; jusque là, il ne s'en est pas douté, parce qu'il a regardé très vaguement la ligne du modèle. Quand il s'aperçoit de son erreur, il la corrige aussitôt en revenant vers la gauche; mais tout en se corrigeant, il conserve la suggestion que les lignes du modèle présentent un accroissement régulier de longueur: cette suggestion là, il ne la corrige pas, il en reste dupe.

Fig. 9.—Expérience de suggestibilité sur Bien..., douze ans, 2e classe. Coefficient: 192. Ce sujet s'est laissé entraîner par la suggestion, sans résister, jusqu'au point 13; ensuite, il s'est fortement corrigé, et il est revenu vers la marge, affranchi complètement de la suggestion.

Voici un mode de réaction beaucoup plus fréquent; on le rencontre chez Bien, March, Duss, Mouss, Pet, et beaucoup d'autres encore. Nous prendrons comme objet de description le cas de Bien..., qui est très net (fig. 9). L'élève a été fortement influencé par la suggestion; il s'est laissé entraîner sans résistance jusqu'au point 13, qui est fort loin de la marge; mais à ce moment, il s'est aperçu de l'erreur dans laquelle il était tombé, et il s'est corrigé très fortement; sa correction a été progressive, et l'ensemble des points qu'il a marqués l'ont ramené vers la marge. C'est un exemple de sujet qui, après avoir été très fortement suggestionné, s'est affranchi de la suggestion d'une manière complète et définitive. On peut aussi se rendre compte, d'après la figure 9, que chez lui les écarts de suggestion sont supérieurs en nombre et inférieurs en valeur aux écarts de correction.

Autre catégorie; certains sujets subissent une suggestion continue, jusqu'à la fin de l'expérience, sans se corriger nettement; ils ne cessent pas de marquer des points qui, dans leur ensemble, s'éloignent de plus en plus vers la droite; appartiennent à ce type Metz, Clou, Thève, Lenorm, Ros, Bon, Uhl. Je me bornerai à décrire le cas de Metz, qui est peut-être le plus clair et le plus typique; c'est pour cette raison que j'ai publié sa feuille (fig. 10). Il est allé jusqu'au point 10 en subissant l'action de la suggestion; à partir de ce point 10, la suggestion s'est affaiblie, elle n'a cependant pas cessé; elle continue, sans irrégularité, à se faire sentir jusqu'au trente-sixième point, produisant à peu près 1 millimètre d'écart par point. La figure 10 contient, sous forme de petits cercles, les rectifications que le sujet a faites après coup; nous reviendrons dans un moment sur ces rectifications.

Nous terminons par un groupe tout spécial d'élèves, le groupe des parfaits automates. La caractéristique du groupe est de faire des écarts de suggestion qui sont égaux entre eux, et qui sont égaux en outre aux écarts perçus, et représentés par les points 1 à 5. Il résulte de cette égalité que la série de points marquée sur le papier se développe très régulièrement en ligne droite; c'est un caractère qui saute aux yeux. Il nous avertit de suite que l'élève ne s'est nullement douté qu'il marquait des points trop loin de la marge; aucune tentative de correction n'a eu lieu: c'est de la suggestion opérant très régulièrement, et avec toute sa force. Voilà la description théorique de cette famille de sujets; mais il y en a peu, évidemment, qui ne présentent pas quelque petite irrégularité.

Fig. 10.—Expérience de suggestibilité sur Metz, dix ans, 1re classe. Coefficient: 207. Ce sujet ne s'est jamais corrigé, mais à partir du point 10, il n'a cédé que très lentement à la suggestion. Les o indiquent les rectifications faites quand l'expérience est terminée.

Fig. 11.—Expérience de suggestibilité sur Bout, douze ans, 1re classe. Coefficient: 325. Type automatique: les points sont disposés en ligne droite; seulement à partir du 9e point, le sujet a un peu diminué ses écarts. La figure est une réduction de moitié (les carrés ont 2 millimètres de côté, tandis que dans la feuille originale, ayant servi à l'expérience, ils avaient 4 millimètres de côté). Les o indiquent les rectifications faites après coup.

HENRI BOUT.—Coefficient: 325 (fig. 11). C'est l'automatisme absolu, sauf qu'à partir du 9e point il a réduit de moitié les écarts; mais il ne s'est jamais corrigé, il n'est jamais revenu en arrière. Cette suggestibilité est d'autant plus curieuse qu'il s'agit d'un enfant de douze ans, appartenant à la 1re classe. Nous avons déjà dit de cet élève qu'il avait été très suggestible dans la première expérience. Il en est de même de Diém, qui est plus jeune.

Fig. 12.—Expérience de suggestibilité sur Poire, douze ans, 1re classe. Coefficient de suggestibilité: 437. La feuille étant trop grande, nous avons été obligés, pour la reproduire, de supprimer 7 points à droite qui continuaient la direction des autres points et de réduire la feuille de moitié.

Poire.—Coefficient: 437 (fig. 12). Un des exemples les plus étonnants d'automatisme. Cet élève a marqué toujours des écarts égaux depuis le 5e jusqu'au 25e point: c'est l'automatisme schématique. Cependant cet enfant a douze ans et demi, il appartient à la 1re classe. Il devrait avoir un coefficient encore plus élevé, et même le coefficient maximum; mais l'expérience n'a été poussée pour lui que jusqu'au point 25. On se demande à quoi pouvait lui servir de regarder le modèle, sur lequel il jetait les yeux chaque fois. On se demande aussi jusqu'où il pourrait être amené à exagérer la longueur de la ligne modèle.

Il en est de même de Mas., Hube., Tix., And., Gouje. Ce sont tous de parfaits automates, ayant marqué la série de points en ligne droite. Trois de ces quatre enfants sont en 4e classe, et doivent sans doute leur suggestibilité à leur très grande jeunesse; l'un d'eux, And., est plus âgé. Nous regrettons de ne pas pouvoir publier leurs feuilles, elles sont trop grandes. Rappelons qu'And., le plus suggestible de tous, a fait des lignes dont la dernière n'a pas moins de 30 centimètres! C'est un des cas qui montrent le mieux l'utilité des méthodes nouvelles que nous présentons. Il est évident que quelques-uns de ces élèves doivent s'apercevoir de l'erreur énorme qu'ils commettent, mais ils n'osent pas se corriger.

Chez Mous, Martin, Van, ce développement automatique n'est pas indéfini, il se prolonge environ jusqu'au 20e point: puis le sujet se reprend, se corrige plus ou moins, modifie sa ponctuation; chez d'autres, l'automatisme est plus durable, plus régulier; nous n'affirmerons pas, bien entendu, que ceux que nous considérons comme des automates parfaits n'ont jamais eu un doute ni un soupçon; mais ce doute et ce soupçon, s'ils se sont produits, n'ont pas réussi à modifier la conduite de l'enfant.

INTERROGATOIRE DES SUJETS

Quand l'expérience est terminée, j'interroge d'habitude l'enfant, pour connaître les impressions qu'il a éprouvées. Je lui adresse la parole le plus amicalement possible, pour ne pas le troubler; et tout en lui parlant, j'écris rapidement au crayon les réponses qu'il me fait; ces réponses, je les reproduis textuellement, sans les abréger; j'abrège seulement mes questions, qui, comme c'est l'habitude pour le langage parlé, renferment beaucoup de redites. Cet interrogatoire a pour but de savoir jusqu'à quel point le sujet a été dupe de l'illusion, a été trompé par la suggestion de l'accroissement des lignes. Cet interrogatoire est extrêmement délicat à conduire. Si on parle avec un peu d'autorité, non seulement on fait dire aux enfants tout ce que l'on veut qu'ils disent, mais encore on réduit le plus grand nombre d'entre eux au silence. Beaucoup montrent pendant le tête-à-tête une très grande timidité, et il faut employer une patience et une douceur infinies pour délier leur langue et obtenir des aveux. L'interrogatoire prend facilement le caractère d'une confession. On s'en étonne soi-même à la réflexion, et on se demande pourquoi l'entretien suscite cette timidité et même cette fausse honte chez ces gamins de Paris. Je pense que la raison en est que l'enfant se sent vaguement pris en faute, et reconnaît que pendant l'expérience des lignes il a manqué d'attention.

Notre interrogatoire ne s'adresse pas indistinctement à tous nos sujets.

Ceux qui ont à peu près échappé à la suggestion ont été mis hors de cause. J'ai cru qu'ils n'ont point de confidences intéressantes à nous faire puisqu'ils n'ont pas obéi à la suggestion, mais je regrette maintenant cette élimination. Je n'ai interrogé que ceux qui ont été réellement suggestionnés; et les plus curieux à interroger peut-être sont ces petits enfants de sept ans qui ont obéi à la suggestion avec un automatisme parfait.

A la première question posée: «Etes-vous content de ce que vous avez fait?» Il est bien rare de recevoir une réponse négative. La question est très vague, elle a du reste une tournure optimiste, et l'enfant répond d'habitude d'un ton satisfait: «Oui, monsieur». Si on continue en précisant un peu: «Pensez-vous avoir commis des erreurs?» Alors l'enfant devient plus réfléchi, quelque peu soucieux, mais en général il ne répond pas encore; ce qu'on lui demande n'est pas assez clair pour lui. Il faut préciser davantage, et lui dire: «Avez-vous fait vos lignes trop courtes ou trop longues?» C'est là le mot décisif; à part les élèves qui réellement n'ont commis que des erreurs insignifiantes, la majorité des autres répond sans hésiter: «J'ai fait les lignes trop longues.» Bien rares sont ceux qui les trouvent trop courtes.

Cet aveu semble démontrer que le sujet a eu une demi-conscience de l'illusion que la suggestion a produite; mais cette interprétation ne me paraît pas absolument démontrée. Je crois que, quelque précaution qu'on y mette, on suggestionne un peu l'enfant en lui demandant s'il a fait des lignes trop courtes ou trop longues. Bien entendu, je me garde d'accentuer un des qualificatifs, et je les prononce tous les deux avec le même ton de voix; mais par là j'attire l'attention de l'enfant, très fortement, sur une erreur relative à la longueur des lignes, je l'aide par conséquent à prendre conscience de son erreur, et cette conscience qu'il en a maintenant, rétrospectivement, grâce à ma demande, me paraît être beaucoup plus nette que celle qu'il a pu avoir au moment même où il traçait les lignes. Je ne puis rien affirmer, touchant des phénomènes aussi intimes et aussi fuyants: je note seulement mon impression personnelle. Par l'interrogation méthodique, je crois qu'on renforce un état de conscience très faible, comme—qu'on me permette cette comparaison de photographe—en développant une plaque impressionnée on complète l'action de la lumière sur cette plaque.

Quand un enfant dit qu'il a fait les lignes trop longues, il peut vouloir dire par là que l'excès de longueur est très petit ou bien très grand; il faut s'entendre, le faire préciser; et pour éviter toute suggestion verbale, je remets la plume entre les mains de l'enfant, et je le prie de se corriger, en marquant par des cercles les endroits où les lignes auraient dû être terminées. Les figures 8, 10 et 11 contiennent des exemples de ces corrections. Il est vraiment singulier que l'enfant puisse ainsi corriger son travail, et le corriger le plus souvent dans le bon sens, alors qu'il n'a pas eu le loisir de revoir les lignes modèles. Il n'obéit pourtant pas à une suggestion précise de ma part, puisque je lui ai posé la question en termes ambigus, lui laissant la liberté de décider si les lignes étaient trop longues ou trop courtes. Pourquoi donc est-il capable de corriger et d'améliorer son travail, sans revoir le modèle? Je crois que c'est parce qu'il a cessé d'être sous l'influence de la suggestion; il n'est plus entraîné, poussé dans une certaine voie, il a repris possession de lui-même, comme un sujet qu'on réveille du sommeil hypnotique.

Quelle est donc la cause qui, dans nos expériences, réveille l'enfant et le fait échapper à la puissance de la suggestion? Certes, le mot réveil est employé ici dans un sens tout à fait métaphorique; on n'a pas à réveiller l'enfant puisqu'il n'a pas été endormi; mais quelque chose de semblable au réveil hypnotique se produit en lui. Je pense que la raison de ce changement d'état consiste dans l'interrogation qu'on lui adresse, interrogation qui a pour effet de changer l'orientation de ses idées en attirant son attention sur les erreurs qu'il a pu commettre; c'est là faire appel à son sens critique, qui a eu le tort de ne pas s'exercer suffisamment pendant l'expérience; c'est donc de son sens critique endormi qu'on provoque le réveil.

Nous donnons ici la liste de ces rectifications. Quelques élèves sont portés sur la liste comme ne s'étant pas corrigés du tout; il faut s'entendre sur ce point; en réalité, quelques-uns de ces élèves n'ont point reconnu avoir commis d'erreur, tandis qu'il y en a d'autres auxquels la question d'erreur à corriger n'a pas été posée. Cet oubli, que nous regrettons, mais qu'il n'est plus temps de réparer, tient au caractère tâtonnant de ces recherches. Voici la liste et la description des rectifications que les élèves ont faites.

LISTE DES RECTIFICATIONS FAITES PAR LES ÉLÈVES

DELANS, 0.

NIL, régularise un point quelconque.

ABRAS, 0.

MATH., allonge le 7e point de 4 millimètres, allonge un autre< point de 8 millimètres.

GESB., 0.

MARCH., raccourcit de 8 millimètres les lignes de 6 à 10 tout en les laissant croître; raccourcit aussi de 12 millimètres les points 16 et 17.

DESVA., raccourcit toutes les lignes à partir de la 7e, et les raccourcit de manière à rendre leur ensemble plus uuiforme et plus régulier, mais les laisse croissantes (voir fig. 8).

SPEN., une seule correction insignifiante.

BORE., 0.

SAGA., corrections très petites, régularisant le tracé.

PET. (H.), 0.

DUSS., corrections insignifiantes, régularisant le tracé.

FÉLI., 0.

GEFFR., 0.

MAN., régularise un peu, et d'ordinaire diminue les lignes de 4 millimètres ou de 8 millimètres, une fois de 20 millimètres.

BON., 0.

THEVE., diminue de 20 millimètres la 4e ligne et diminue de 40 millimètres la 6e ligne. Corrige énormément, d'environ 5 centimètres toutes les lignes, et les régularise, mais les laisse un peu croître.

DÉMI., 0.

MOR., corrige en moins, de 8 à 12 millimètres, 4 lignes.

PET. (E.), 0.

VASSE., 0.

BIEN., 0.

UHL., 0.

LENOR., diminue de 4 à 8 millimètres plusieurs lignes, même la 3e et la 4e.

METZ., c'est la correction la plus forte de toutes. A partir de la 6e ligne, il fait des corrections indiquant que dans sa pensée les lignes n'ont plus augmenté ou presque plus (voir fig. 10).

CLOU. Il augmente les trois premières lignes, et ensuite diminue toutes les autres; sa première série de diminutions qui est très forte, est en moyenne de 4 centimètres; elle laisse subsister l'ordre croissant des lignes; peu satisfait il recommence ensuite une seconde série de corrections qui diminuent encore de 1 à 2 centimètres la longueur des lignes mais les laissent croissantes.

ROS., 0.

OBRE., augmente 5 lignes de 4 millimètres.

MULLE., 0.

MOUSSE, diminue fortement les lignes à partir de la 11e; la diminution la plus forte est de 4 millimètres; ces diminutions ont pour effet de régulariser la série de points.

MARTI., 0.

VAN., diminue les lignes de 11 à 20; il les diminue de 8 à 20 millimètres, mais les laisse croissantes.

BOU., diminue des lignes à partir de la 9e; en marque 6 égales, puis marque les autres croissantes (fig. 11).

DIE., diminue toutes les lignes à partir de la 1re; les diminutions vont régulièrement en augmentant d'importance depuis 4 millimètres jusqu'à 24 millimètres, laisse les lignes croissantes.

AND., dans ses corrections, reproduit le type automatique; en effet, il diminue le 1er point de 8, puis les points suivants de 12, de 16, de 20, etc., de sorte que la série de corrections forme une ligne droite, qui s'éloigne progressivement de la marge, mais moins que les points marqués d'abord; la correction la plus forte est de 10 centimètres.

GOUJ., 0.

MAS., à partir du 18e point, marque des corrections en ligne droite, dont les premières ont une valeur de 4 millimètres et les autres une valeur de 12 centimètres; toutes ces corrections sont en moins.

HUB., 3 corrections en moins, de 8 millimètres chacune.

TIX., 0.

Les rectifications faites par des sujets, après la fin de l'expérience, ne doivent évidemment pas être prises au pied de la lettre. Ce n'est pas après avoir reproduit de mémoire 36 lignes qu'on peut corriger avec sûreté l'une d'entre elles; les corrections doivent donc être considérées comme la simple indication de ce que le sujet pense de son travail après l'avoir terminé, de l'idée qu'il se fait encore sur l'accroissement des lignes.

Nous ne pouvons tenir compte, pour les raisons données plus haut, que des résultats fournis par 21 sujets. Sur ce nombre, la plupart, soit 14, ont fait des corrections dans le sens de la diminution; 2 seulement ont allongé les lignes; 2 ont fait des corrections insignifiantes; et 3 ont fait des corrections qui régularisaient la position des points. Ces régularisations sont du reste fréquentes dans le cas où le sujet diminue les lignes. En résumé, on peut décrire de la manière suivante les corrections; elles se font en moins, elles régularisent l'ensemble des points, elles laissent subsister, en la diminuant, l'indication de l'accroissement des lignes.

Il s'est produit dans deux cas, pendant que le sujet s'absorbe dans la correction de sa feuille, un petit fait qui donne beaucoup à réfléchir. Le sujet commence par corriger un certain nombre de ses lignes, en marquant des cercles de la manière qu'on lui a prescrit; puis, quand son travail est terminé, il n'en est pas content, et sans aucune parole do notre part, sans aucune suggestion par geste ou autrement, il fait une seconde série de corrections, qui a pour effet de diminuer la longueur des lignes de la 1re correction. C'est par exemple le cas de Clou, qui en se corrigeant fait une série de petits cercles assez rapprochée de la série de points; ensuite, se ravisant, il fait une seconde série de cercles qui est beaucoup plus rapprochée de la marge, et dont la position est beaucoup plus exacte.

On voit donc que chez lui la conscience de l'erreur est allée, après l'expérience, en croissant d'exactitude: ce petit fait est à l'appui de l'interprétation que nous avons donnée plus haut; la conscience de l'erreur est surtout rétrospective, elle se développe par degrés quand l'expérience est terminée, et suppose que le sujet reprend possession de lui-même.

Quand un sujet a terminé ces corrections, on lui pose la question suivante: «A quel signe vous êtes-vous aperçu que les lignes que vous faisiez étaient trop longues

Beaucoup répondent par le silence timide, ce refuge si familier aux enfants; d'autres expliquent que c'est en regardant le modèle qu'ils ont compris que les lignes du modèle étaient plus courtes que celles qu'ils traçaient. Cette réponse est très juste, mais dans les termes où on nous la donne, elle est absurde; puisque l'enfant reproduisait les lignes du modèle après les avoir vues, cette perception du modèle ne pouvait pas tout à la fois lui faire reproduire des lignes trop longues et lui montrer que les lignes reproduites étaient trop longues. La réalité est que les sujets que la suggestion a entraînés fixaient toute leur attention sur la série de points qu'ils avaient déjà marqués sur la feuille, et ils marquaient un point nouveau, en se guidant d'après la position des points antérieurs; le regard qu'ils jetaient sur les lignes modèles était un regard distrait, machinal; puis, à un certain moment, par suite d'une circonstance quelconque, ils ont regardé plus attentivement le modèle, et ils ont été frappés de voir que comme longueur il était beaucoup plus petit que la ligne qu'ils traçaient. Voilà, ce me semble, l'explication exacte et complète.

Nouvelle question que nous posons au sujet: «À quel moment vous êtes-vous aperçu que vos lignes étaient beaucoup trop longues?» Quelques-uns—ils sont rares—répondent qu'ils s'en sont aperçus seulement à la fin, quand l'expérience est terminée. La plupart indiquent le moment de l'expérience où ils ont compris leur erreur; l'endroit qu'ils indiquent correspond quelquefois à une correction qu'ils ont faite; quelquefois aussi, elle ne correspond à rien de précis; certains sujets disent qu'ils ont fait leur petite découverte au moment où les points continuaient à s'éloigner régulièrement de la marge, et où l'automatisme paraissait complet. On pourrait révoquer en doute cette assertion si elle ne se produisait pas très fréquemment, ce qui semble exclure tout mensonge.

Enfin, reste la dernière question, la plus compliquée de toutes, celle qui le plus souvent n'obtient pas de réponse, et qui embarrasse beaucoup les enfants. Quand ils nous ont dit qu'ils se sont aperçus depuis longtemps, par exemple en marquant le 8e point, qu'ils faisaient les lignes trop longues, alors, tout naturellement, vient la pensée de leur demander: «Pourquoi avez-vous continué à faire des lignes trop longues, après que vous vous êtes aperçu que vous vous trompiez?» Cette question ressemble un peu à un reproche, et c'est sans doute pour ce motif que beaucoup d'enfants hésitent à répondre, rougissent ou font la moue. Du reste, ces signes de fausse honte, beaucoup d'enfants les donnent, même pendant l'expérience; j'en ai vu plusieurs qui hochaient la tête, rougissaient et paraissaient très ennuyés pendant qu'ils marquaient leurs points, c'est une chose vraiment curieuse qu'une petite expérience aussi inoffensive que celle consistant à reproduire des longueurs de lignes puisse troubler certaines têtes. C'est donc par le silence que beaucoup d'enfants se tirent d'embarras; silence obstiné, regard fuyant; il y a de grands garçons de quatorze ans qu'on ne peut pas tirer de cette attitude. D'autres répondent simplement: «Je ne sais pas», ce qui est à peu près la même chose. Les trois quarts d'enfants d'école ne trouvent pas d'autre réponse. D'autres enfin donnent un motif. Ce motif est-il exact? Dans un nombre de cas, il est manifestement faux, dans d'autres cas il est au contraire assez vraisemblable, et la nature des raisons alléguées jette un jour assez vif sur le mécanisme de la suggestion. Citons quelques exemples:

Van, enfant très jeune, très intelligent, très vif.

D.—Pourquoi as-tu continué à faire les lignes trop grandes?

R.—Parce que je voulais toujours passer un carré.

D.—Pourquoi voulais-tu toujours passer un carré?

R.—Pour que cela fasse plus beau.

Un autre, à la même question, répond naïvement: «Parce que je pensais que cela ne faisait rien qu'elles fussent grandes ou petites.»

Ce sont là probablement des motifs trouvés après coup, des justifications inventées à plaisir. D'autres élèves nous donnent des raisons qui nous paraissent assez vraisemblables; l'un, tout jeune, Diem, à qui je dis: «Pourquoi as-tu continué à faire les lignes trop grandes, quand tu t'es aperçu qu'elles étaient trop grandes?» répond: «Parce que j'avais peur que vous ne me les fissiez recommencer». Cette réponse laisse deviner une crainte de mal faire, de déplaire au professeur, en faisant des corrections qui altéreraient la régularité de la copie.

Un autre élève, beaucoup plus âgé, Clou, intelligent et appartenant à la 1re classe, s'arrête au milieu d'une expérience, pour me demander s'il est permis de marquer des points vers la marge. Il s'imaginait donc que c'était défendu. Ce sentiment de crainte a dû bien probablement peser sur plusieurs de nos sujets; il a été avoué par quelques-uns.

En résumé, notre interrogation nous permet de savoir jusqu'à quel point le sujet s'est rendu compte de l'illusion, quand on l'interroge après coup. C'est là une donnée utile qu'il faut ajouter aux autres. Beaucoup de sujets ont conscience d'avoir fait les lignes trop longues, beaucoup moins de sujets peuvent expliquer pourquoi ils les faisaient trop longues et enfin nous n'en avons pas rencontré un seul qui nous ait expliqué clairement pourquoi il a continué à allonger les lignes après s'être aperçu de son erreur. Cette inconscience plus ou moins accentuée ne saurait nous étonner, puisqu'elle est le propre de la suggestion hypnotique 41, mais il est bien curieux de la rencontrer dans une expérience scolaire.

Note 41: (retour) Voir à ce propos Magnétisme animal, par Binet et Feré, p, 154; quand un sujet suggestionne pendant une hypnotisation conserve sa suggestion à l'état de veille, il la croit spontanée et cherche à se l'expliquer.

Je reproduis quelques interrogatoires d'élèves.

INTERROGATOIRE DE DIEM ...

D.—Es-tu content?

R.—Oui, monsieur.

D.—C'est exact, ce que tu viens de tracer?

R.—Non.

D.—Pourquoi?

R.—Je les ai prises trop grandes.

D.—Corrige-les. (Il les corrige et fait les lignes plus petites).

D.—Tu penses que les lignes ne vont que jusque-là?

R.—Oui.

D.—Comment t'en es-tu aperçu?

R.—J'ai regardé.

D.—Tu t'en es aperçu en faisant les lignes, ou après les avoir faites?

R.—Je m'en suis aperçu en les faisant; je me suis dit: Je les ai faites trop grandes.

D.—Pourquoi as-tu continué à les faire trop grandes?

R.—Parce que j'avais peur que vous ne me les fassiez recommencer.

INTERROGATOIRE DE JEAN GOUJE.

D.—Es-tu content de ce que tu as fait?

R.—Oui, monsieur.

D.—Tu crois que tu ne t'es pas trompé?

R.—Si, monsieur, je me suis trompé.

D.—En quoi t'es-tu trompé?

R.—Mes lignes n'ont pas la même longueur que celles que vous m'avez montrées.

D.—Quelle faute as-tu commise?

R.—Les mesures sont plus grandes.

D.—De combien?

R.—Je ne sais pas.

D.—Si on te disait: tu peux te corriger, quelle correction ferais-tu?

R.—Je ne sais pas. En les voyant, je me disais: elles sont un peu plus grandes que celles que le monsieur me montre.

D.—Marque jusqu'où tu serais allé en te corrigeant.

R.—A peu près là. (Il raccourcit les lignes.)

D.—Pourquoi les as-tu faites trop grandes, si tu t'en es aperçu?

R.—Je ne sais pas, monsieur.

INTERROGATOIRE D'AND.

D.—Ça a bien marché?

R.—Oui.

D.—Tu penses n'avoir pas fait d'erreurs?

R.—Si.

D.—Quelle erreur?

R.—Je me suis trompé en marquant les points, parce que j'ai sauté deux lignes au lieu d'une.

D.—Comme longueur, penses-tu que tes lignes sont exactes?

R.—Oui.

D.—Où est le commencement de cette ligne-ci?

R.—Ici (la marge).

D.—Est-ce pareil à la ligne que je t'ai montrée?

R.—Non, la ligne que vous m'avez montrée était plus petite.

D.—Alors, corrige-toi.

R.—(Il se corrige). Je crois que je les ai faites toutes trop grandes. (Il rougit, parait méfiant, parle très peu, il est très lent dans ses mouvements; d'après ses corrections, les lignes gardent un ordre croissant).

D.—Quand tu travaillais, tu ne t'apercevais pas que c'était trop grand?

R.—Non.

D.—Quand t'en es-tu aperçu?

R.—Quand j'ai eu fini.

INTERROGATOIRE DE VAN.

D.—Es-tu content?

R.—Oui.

D.—Penses-tu avoir bien fait?

R.—Non.

D.—Pourquoi dis-tu cela?

R.—Je ne sais pas.

D.—Si on te permettait de te corriger, le ferais-tu?

R.—Oui (embarras).

D.—Dans quel sens t'es-tu trompé? Tu les as faites trop grandes ou trop petites?

R.—Trop grandes.

D.—Marque leur vraie grandeur. (Il rapetisse les lignes, mais leur conserve un ordre croissant.)

D.—Quand donc t'es-tu aperçu que tu les faisais trop grandes?

R.—(Nettement.) A la fin.

D.—Pourquoi les as-tu faites trop grandes? Y a-t-il quelque chose qui t'a obligé à les faire trop grandes?

R.—Parce que je voulais toujours passer un carré.

D.—Pourquoi voulais-tu toujours passer un carré?

R.—Pour que cela fasse plus beau.

D.—Comment t'es-tu aperçu tout à coup à la fin que tu faisais trop grand?

R.—Parce que les autres fois je ne regardais pas bien le modèle.

INTERROGATOIRE DE MULLE.

D.—Es-tu content de ton travail?

R.—Pas beaucoup.

D.—Quel genre d'erreur as-tu fait?

R.—J'ai fait les lignes trop longues.

D.—Pourquoi es-tu revenu deux fois à la marge?

R.—Parce que je m'étais trompé.

D.—Comment as-tu vu que tu t'étais trompé, que tu avais fait la ligne trop longue?

R.—Par celle qui suivait.

D.—Où t'es-tu aperçu que tu faisais trop long?

R.—Là. (Il montre un endroit de la feuille.)

D.—Tu le savais?

R.—Oui.

D.—Pourquoi alors as-tu continué à les faire trop longues? (Long silence.)

INTERROGATOIRE DE THEVE.

D.—Es-tu content?

R.—Oui.

D.—Es-tu content de ton travail?

R.—Non.

D.—Tu penses avoir commis des erreurs?

R.—Oui.

D.—Quelles erreurs?

R.—(Silence.)

D.—Penses-tu avoir fait les lignes plus longues ou plus courtes que le modèle?

R.—Plus grandes.

D.—Corrige-les, indique leur longueur exacte.

D.—Où as-tu fait les lignes trop longues?

R.—Ici.

D.—Comment t'es-tu aperçu que c'était trop long?

R.—Parce que c'était plus long que le trait (que le modèle).

D.—Pourquoi as-tu continué à les faire trop longues, puisque tu le savais?

R.—(Silence.) Parce que je n'ai pas osé revenir (vers la marge).

D.—Tu pensais donc que c'était défendu?

R.—Non, monsieur.

INTERROGATOIRE DE MOUSSE.

D.—Es-tu content?

R.—Oui, monsieur.

D.—Tu n'as pas fait d'erreurs dans ton travail?

R.—Je crois bien que dans ces lignes là j'ai trop éloigné (de la marge).

D.—Veux-tu essayer de te corriger?

R.—(Il se corrige et fait des différences très nettes, il raccourcit ses lignes).

D.—Quand t'es-tu aperçu que les lignes que tu faisais étaient trop grandes?

R.—Quand je vous l'ai demandé (ce sujet a demandé brusquement pendant l'expérience: peut-on reculer?)

D.—A quoi t'es-tu aperçu que tu faisais trop long?

R.—Je voyais bien que les traits sur les pages que vous me montrez n'étaient pas aussi longs que ça.

D.—Pourquoi n'as-tu pas fait plus court, alors?

R.—Je ne m'en étais pas encore aperçu.

D.—Pourquoi donc m'as-tu demandé la permission de les faire plus courtes?

R.—Sur le moment je croyais que les lignes allaient en augmentant, et alors je vous ai demandé la permission.

D.—Mais tu avais le droit de les faire plus courtes.

R.—Je n'en étais pas sûr si j'en avais le droit.

Comparaison des deux expériences faites sur l'influence d'une idée directrice.—Nous faisons cette comparaison pour savoir si deux expériences, qui ont eu le même caractère et le même but donnent en général le même classement des élèves, ou si au contraire il peut se produire des différences telles qu'un sujet quelconque, jugé très suggestible d'après la première expérience, sera jugé très peu suggestible d'après la seconde. Ce point est important. En psychologie individuelle, il importe que les épreuves donnent pour chaque personne un résultat aussi constant que possible; si le résultat était extrêmement variable, et pouvait varier dans une proportion considérable sous l'influence de causes d'erreur très faibles, et très difficiles à éviter, il faudrait évidemment rejeter cette épreuve comme peu satisfaisante. On ne s'est pas beaucoup préoccupé jusqu'ici en psychologie individuelle, de la constance des résultats; il suffit cependant d'y réfléchir un moment pour comprendre que c'est un problème de premier ordre. A quoi bon mesurer la mémoire, la force musculaire ou la sensibilité tactile d'un individu, si ces mesures, quoique faites avec le plus grand soin, varient d'un jour à l'autre dans des proportions telles qu'elles cessent de caractériser l'individu? Il y a probablement un degré de constance qui doit varier avec la nature de la fonction mesurée, et aussi avec le dispositif employé pour opérer la mesure; mais ce sont des points qui sont encore bien peu connus, et qu'on devra étudier méthodiquement.

Examinons pour un certain nombre de nos sujets s'ils se sont comportés différemment dans nos deux épreuves de suggestion. Nous rapprocherons les deux listes de noms, classés d'après l'ordre de suggestibilité croissante.

Avant de faire cette comparaison, il faut remarquer que la 1re expérience n'a pas été poussée très loin, et que par conséquent elle ne permet pas de juger aussi exactement que notre 2e expérience la suggestibilité des individus.

Divisons tous nos sujets en 4 groupes, de 10 élèves chacun; nous aurons ainsi les 10 premiers, les 10 premiers moyens, les 10 seconds moyens et enfin les 10 derniers. Cherchons maintenant comment les élèves de chaque groupe, constitués d'après la 2e expérience, se répartissent dans les groupes constitués d'après la 1re expérience. Nous trouvons ainsi qu'aucun élève du 1re groupe d'après la 2e épreuve n'a été relégué dans le dernier groupe à l'autre épreuve; nous observons de même qu'aucun élève du 4e groupe de la 2e épreuve n'a été avancé dans le 1er groupe de l'autre épreuve; il n'y a donc pas eu de changement énorme, de bouleversement de la liste, et ceux que la 2e épreuve range parmi les moins suggestibles ne sont guère rangés par l'autre épreuve parmi les plus suggestibles. Voici du reste le détail des calculs qu'on peut faire sur le plan que nous venons d'indiquer.

Comparaison du rang des élèves dans les deux épreuves différentes de suggestibilité.

RANG DANS LA PREMIÈRE ÉPREUVE

Groupes
Nombre des élèves
10 élèves du premier
groupe dans la deuxième
épreuve.
 1
2
3
4
5
3
1
1
10 élèves du deuxième
groupe dans la deuxième
épreuve.
1
2
3
4
4
3
2
1
10 élèves du troisième
groupe dans la deuxième
épreuve.
1
2
3
4
1
3
3
3
9 élèves du quatrième
groupe dans la deuxième
épreuve.
1
2
3
4
0
1
4
4

Il existe plusieurs méthodes pour comparer deux séries de classements; nous avons indiqué quelques-unes de ces méthodes dans une publication antérieure 42; l'une d'entre elles, la plus commode, est la méthode du rang; on fait la moyenne des rangs que les élèves d'un premier classement occupent dans un second classement. Si on a 40 élèves, divisés en 4 groupes, la moyenne des rangs du premier groupe est de 5,5; celle du second est de 15,5; celle du troisième est de 25,5; et celle du quatrième est de 35,5; or, en faisant la moyenne des rangs occupés par ces mêmes élèves dans le classement des 2 épreuves de suggestibilité nous arrivons aux chiffres suivants:

MOYENNE DES RANGS DES ÉLÈVES DANS 2 CLASSEMENTS


CLASSEMENT DE LA 2e ÉPREUVE
PRIS COMME POINT DE DÉPART
CLASSEMENT DE LA
1ère ÉPREUVE
DIFFÉRENCES
1er groupe  5,5
2e groupe  15,5
3e groupe  25,5
4e groupe  35,5
 13,9
15,0
23,4
27,4
8,4
0,5
1,1
8,1
____

TOTAL
18,1
Note 42: (retour) La fatigue intellectuelle, Paris, Schleicher, p. 252.

Cette méthode a l'avantage de traduire par un seul chiffre la différence très compliquée qui existe entre deux classifications; nous donnons à ce chiffre le nom de coefficient de différence. On vient de voir comment ce coefficient se calcule; nous ajoutons maintenant, comme guide, que ce coefficient peut varier de 0 à 80, pour la comparaison de deux séries formées chacune de 40 sujets. Lorsque les deux séries sont identiques, le coefficient est de 0; lorsque les deux séries sont en ordre inverse, le coefficient est de 80; enfin, lorsqu'il y a absence de relation entre les deux séries le coefficient est de 40.

On voit donc que nos 2 expériences sur la suggestibilité ont donné des résultats équivalents.

Même expérience sur des élèves d'école primaire supérieure.—J'ai répété sur 12 élèves de l'école Colbert, âgés en moyenne de 16 ans, l'expérience de l'idée directrice (2e forme) pour rechercher si des élèves un peu plus âgés que ceux des écoles primaires élémentaires donneraient des résultats différents. Les conditions d'expérience ont été absolument les mêmes; les élèves étaient isolés, ils marquaient des points pour indiquer la longueur des lignes, etc. Le tableau qui suit donne, en millimètres, la série de lignes marquées par les élèves, et sur la dernière colonne de droite sont inscrits leurs coefficients de suggestibilité. Le plus faible des coefficients est de 103, et le plus fort est de 147; on voit par conséquent que la suggestibilité de ces élèves s'est montrée assez faible; le coefficient maximum, qui a été de 147, exprime que l'élève le plus suggestible n'a pas augmenté de moitié la ligne 5; il a donné à cette ligne 5 la longueur de 42; et la longueur maxima qu'il a tracée par suggestion est de 62. Nous ne rencontrons chez aucun de ces élèves des types à suggestibilité énorme, comme Poire, Bout, ou And., dont le coefficient monte au delà de 300. Il me paraît donc incontestable que l'âge, la culture intellectuelle exercent une action sur cette suggestibilité particulière.

TABLEAU III

Expérience sur l'influence d'une idée directrice.—Élèves de l'École Colbert.

J'avais, pour cette expérience, fait une petite modification à une dos lignes modèles; toutes les lignes étaient tracées en noir, sauf la 10e, qui était tracée à l'encre rouge; je pensais que par cette couleur inusitée, l'attention de l'élève serait attirée avec force sur la ligne, qu'il la regarderait en cherchant à mieux se rendre compte de la longueur, et que cela affaiblirait la suggestion d'accroissement. Les résultats n'ont point du tout répondu à cette attente; car, si on compare la longueur donnée à la 10e ligne, par rapport à la 9e, on trouve que:

7 élèves out fait les lignes 9 et 10 égales;
3 ont fait la ligne 10 plus grande;
2 ont fait la ligne 10 plus petite.

On voit donc qu'aucune influence bien nette n'a été produite par la couleur: elle n'a ni augmenté ni diminué la suggestion.

J'ai demandé à quelques-uns de ces élèves s'ils avaient conscience d'avoir fait des lignes trop grandes, et pourquoi, quand ils s'étaient aperçus de leur erreur, ils y avaient persisté. Chacun a dû donner son motif par écrit; en général, le motif invoqué est que l'élève a voulu conserver une relation entre les différentes lignes; ayant fait trop grandes les premières lignes, il a voulu faire trop grandes les autres. Voici quelques réponses écrites:

Régna:—«Jusqu'à la 10e ligne inclusivement, j'avais l'idée d'une augmentation continue, et quoique les dernières lignes m'eussent paru plus courtes, je n'avais pas osé rétrograder; mais la vue de la ligne rouge m'ayant fixé, je me suis autant que possible corrigé dans les suivantes».

Notons l'expression: je n'ai pas osé, qui exprime un état émotionnel vague et bien difficile à justifier.

Jac.:—«Lorsque je me suis aperçu que je faisais les lignes trop longues, j'ai continué à les faire aussi longues pour pouvoir établir un même rapport entre toutes ces lignes et pouvoir les comparer à la suite.»

«Ayant fait les premières lignes trop grandes, me basant sur ces premières lignes, j'ai fait toutes les autres trop grandes.»

Pi...:—«Je les ai fait trop longues parce que j'ai marqué de simples points au lieu de tracer la ligne.»

«Je me suis aperçu que je les faisais trop longues au cours de l'expérience, mais ne me suis pas corrigé, les comparant les unes aux autres.»

Ces quelques réponses montrent la difficulté que même des jeunes gens éprouvent à se rendre un compte exact de l'expérience; comme les enfants plus jeunes, ils donnent des motifs artificiels pour expliquer comment ils ont pu persister dans une erreur, après s'en être aperçus.

Je reviendrai sur l'interprétation générale de cette expérience de suggestion sur les lignes, quand j'aurai exposé les résultats d'une recherche un peu différente, que je décris au chapitre suivant.

CHAPITRE IV

L'IDÉE DIRECTRICE (fin)

Un mois environ après les expériences sur les lignes, j'ai, à l'instigation de V. Henri, fait sur les mêmes élèves d'école primaire élémentaire une autre expérience du même genre, avec celle seule différence que les lignes étaient remplacées par des poids. Mon but était de rechercher si les résultats obtenus avec des lignes tenaient à un processus général de l'esprit, ou bien au plus ou moins d'exactitude avec laquelle les sujets mesuraient avec l'oeil la longueur des lignes; il fallait, en d'autres termes, chercher à faire l'élimination de l'élément sensoriel, et pour cela il fallait modifier cet élément et voir les conséquences de cette modification.

Je me suis servi de 15 boîtes en carton, de forme cubique, ayant 2cm,5 de largeur et de longueur et 3 centimètres de hauteur; ces cubes sont complètement fermés, ils sont recouverts d'un papier jaune, couleur bois; ils sont chargés avec du plomb de chasse et de la ouate, qui empêche le ballottage des grains de plomb lorsqu'on secoue les boîtes. Les boîtes présentent les poids suivants, qui sont exacts à un demi-gramme près:

20 grammes, 40 grammes, 60 grammes, 80 grammes, 100 grammes, 100 grammes, etc. Il y a 11 boîtes de 100 grammes. Ces boîtes sont placées en ligne sur une table, chacune à 2 centimètres environ de sa voisine; la série est rangée dans l'ordre croissant, les plus petites boîtes sont à gauche. Le sujet se place, debout, devant la table, dont la hauteur lui vient à la taille. On lui dit: «Voici une série de boîtes; il y en a quinze; vous allez les soupeser chacune à son tour, comme ceci (on fait le mouvement devant lui) et en soupesant chaque boîte vous aurez à dire si elle est plus lourde, ou plus légère que la précédente, ou bien égale; vous n'avez donc qu'un mot à dire. Remarquez bien que vous comparez chaque boîte à la précédente seulement, à celle qui est immédiatement avant; ainsi, quand vous arrivez à la 8e boîte, par exemple, vous avez à la comparer à la 7e et dire si elle est plus lourde, plus légère que la 7e, ou égale à la 7e. Enfin, pour soupeser les boîtes, vous devez vous servir seulement de la main droite: votre bras gauche doit pendre le long de votre corps.» Cette dernière prescription m'a paru nécessaire parce que dans les quelques essais préliminaires 43 que j'ai faits sur des élèves n'appartenant pas au groupe habituel, j'ai remarqué que quelques-uns se servaient seulement d'une main, tandis que d'autres prenaient dans une main un poids, dans l'autre main l'autre poids, et faisaient la comparaison simultanément; de là de grandes variations dans les conditions de l'expérience, variations que j'ai voulu éviter en obligeant les élèves à se servir seulement de leur main droite pour soupeser les poids.

Note 43: (retour) Ces essais préliminaires sont très utiles; ils permettent de fixer les conditions de l'expérience en se guidant d'après des résultats pratiques, que le plus souvent on ne peut pas prévoir.

Le sujet doit se contenter d'apprécier les poids à haute voix; il n'a rien à écrire; c'est moi qui écris ses réponses; aussi l'expérience est-elle faite assez rapidement.

Quand la série est terminée, je la recommence, avec une petite variante; le sujet ne doit plus se contenter de soulever chaque poids à son tour; il doit à propos de chaque poids, le soulever, le soupeser, et ensuite soupeser le poids précédent, et enfin revenir au premier poids. Ainsi, quand il arrive par exemple au poids 9, il le soupèse, puis il soupèse le 8, puis il soupèse encore le 9, et c'est à ce moment qu'il doit donner son jugement, en comparant 9 à 8. Ces diverses opérations doivent se faire seulement avec la main droite. J'ai eu quelque peine à me faire comprendre des enfants les plus jeunes; ils avaient la tendance, après avoir soupesé un poids, à saisir le poids suivant, au lieu de revenir au poids précédent; j'ai dû les guider, en leur indiquant chaque fois le poids à comparer. Comme dans l'épreuve précédente, le sujet donne son appréciation à haute voix, et c'est moi qui en prends note.

Enfin, l'expérience des poids se termine par une troisième série d'appréciations; je montre à l'enfant le premier poids, et je lui demande de l'apprécier en grammes; cette appréciation a été rarement exacte, et il ne fallait pas s'attendre à ce qu'elle le fût. Certainement il n'y a pas plus d'un adulte sur 10, qui, soulevant un poids de 20 grammes, puisse dire qu'il est exactement de 20 grammes. En général, les appréciations ont été inférieures à la réalité; celle qui a été le plus souvent donnée est de 10 grammes; quelques élèves ont dit: 1 gramme. Je n'insiste pas sur ces réponses, auxquelles je n'attache pas d'importance pour le moment. J'apprends à l'élève que le poids est de 20 grammes; et je le prie de se servir de ce point de départ pour apprécier ou pour deviner les poids des autres boîtes, et me dire un nombre de grammes. Ce nombre est indiqué par l'élève à haute voix, après avoir soupesé chaque boîte: l'élève peut alors, à son gré, se contenter de soupeser chaque boîte, ou revenir en arrière, chaque fois, et soupeser la boîte précédente. Il n'a rien à écrire, c'est moi qui écris et prends note des chiffres.

Je vais d'abord donner une idée d'ensemble des résultats, j'examinerai ensuite, au point de vue de la psychologie individuelle, les résultats de chaque élève; ces résultats sont contenus dans le tableau IV.

1re épreuve.—Elle a porté sur 24 élèves d'école primaire élémentaire.

On est d'abord frappé de la manière très différente dont les enfants soupèsent les poids; cet acte si simple présente des variétés infinies, qu'il serait bien intéressant d'enregistrer. En ce qui me concerne, je remarque que lorsque je soulève une des boîtes, je la porte environ à 10 centimètres de hauteur, et, en même temps, je fais un petit mouvement d'oscillation, très léger, dans le sens de la verticale.

Plusieurs élèves font un mouvement d'élévation aussi grand; en général, la hauteur du mouvement d'élévation est moindre; je l'estime, à vue d'oeil, à 5 centimètres; enfin, il y a plusieurs élèves qui soulèvent le poids à peine de 1 centimètre; un mouvement aussi court peut-il constituer un acte de soupèsement? N'y a-t-il pas du reste une différence entre soulever et soupeser? Je me borne à signaler ces particularités, en attendant qu'on ait appliqué à l'étude de ce soulèvement une méthode d'enregistrement, qui permette d'étudier tous les caractères du mouvement de la main, sans troubler l'état mental du sujet et sans le placer dans des conditions trop artificielles 44.

Note 44: (retour) M. Henri dans sa Revue générale sur le sens musculaire (Année psychologique, V, p. 528) indique un auteur qui a pris le graphique du soulèvement du poids.

La durée de l'expérience a été de trois à six minutes par élève.

La série débute par 4 comparaisons portant sur des boîtes augmentant régulièrement de poids; les poids sont de 20 grammes, 40 grammes, 60 grammes, 80 grammes et 100 grammes. Le plus souvent, cette croissance des poids a été régulièrement perçue; cependant quelques fautes ont été commises; le nombre des élèves étant de 24, 96 jugements ont été portés; or sur ce nombre, on trouve 9 fois un jugement d'égalité, et 2 fois un jugement de -; les autres fois, soit 85 fois, il y a jugement de +, c'est-à-dire jugement exact. De telles erreurs ne se sont pour ainsi dire jamais produites avec les lignes, dont la longueur croissait ainsi: 12—24—36—48—60; la progression était donc de même valeur pour les lignes et pour les poids; mais comme le mode d'appréciation des différences différait beaucoup dans les deux cas—et que, d'autre part, la sensibilité au poids n'a point la même finesse que la mensuration d'une ligne par l'oeil, il n'y a pas lieu de s'étonner que la perception des poids se soit faite autrement que celle des lignes. Ce qu'il importe de relever, c'est que la série suggestive des poids a été un peu moins efficace, en elle-même, que la série suggestive des lignes.

Je ne puis m'empêcher de penser que les sujets qui commettent des erreurs de jugement dans l'appréciation des 5 premières boîtes sont des sujets qui n'ont pas bien fixé leur attention sur la perception des poids, car les différences qui existent entre les différents poids sont assez grandes pour qu'une personne quelconque puisse les percevoir, pourvu qu'elle y prête attention. On peut donc, dès le début de l'expérience sur les poids, se rendre compte si le sujet est attentif ou non. C'est une constatation qu'en général on n'éprouve pas le besoin de faire dans les recherches sur les élèves de laboratoire; car ceux-ci sont assez instruits et sérieux pour comprendre l'intérêt de la recherche et s'y prêter avec un effort d'attention volontaire; mais dans les écoles primaires, il en est tout autrement; l'enfant est jeune, parfois étourdi, indiscipliné, il n'apporte le plus souvent à l'expérience qu'une attention de curiosité; quand sa curiosité s'émousse, son attention diminue. Il est donc utile que l'expérience fournisse un signe permettant de reconnaître si le sujet est attentif ou non. C'est d'autant plus important que le défaut d'attention du sujet peut troubler tous les résultats. Il est bien certain que pour que l'idée d'une progression des poids s'impose à l'esprit et fasse suggestion, il est nécessaire qu'on ait prêté attention à la série croissante des poids, de 1 à 5; car si on a soulevé ces premiers poids avec distraction, si on n'a pas remarqué leur ordre croissant, on échappera à la suggestion non par esprit critique, par défaut de suggestibilité, mais par distraction, parce qu'on n'aura pas été touché par la suggestion. Nous comprenons ainsi qu'une certaine quantité d'attention—de même aussi qu'une certaine quantité d'intelligence—est nécessaire pour que la suggestion opère, quoique d'autre part l'existence d'une attention très puissante et très lucide aurait pour effet d'enrayer la suggestion.

Passons maintenant à l'influence de la suggestion sur l'appréciation de la série de poids, depuis le 5e jusqu'au 15e; tous ces poids sont égaux, mais par l'effet de la série croissante qui les précède, on doit être porté à croire qu'ils continuent cette série croissante. Notre expérience sur les poids a été établie en effet sur le même modèle que notre expérience sur les lignes. Seulement, la valeur de la suggestion ne se prête pas à la même mesure. Pour les lignes, le sujet en indiquait lui-même la longueur en marquant des points; il suffisait de regarder son travail pour se rendre compte s'il marquait des lignes croissantes ou décroissantes et en outre quelle était la valeur de cet accroissement et de ce décroissement; aussi avons-nous eu l'idée de mesurer la suggestibilité de chaque élève en prenant l'effet maximum de cette suggestibilité, effet représenté par la longueur de la ligne la plus longue. Les indications que l'élève nous fournit sur l'appréciation de la série de poids sont plus brèves; il indique si chaque poids est plus grand ou plus petit, mais il n'indique pas, dans cette 1re épreuve, de combien le poids est plus grand ou plus petit; par conséquent, nous n'avons qu'un moyen d'apprécier sa suggestibilité, c'est de compter le nombre de fois qu'il a cru à un accroissement; si sur 10 jugements, il a donné par exemple 8 jugements d'accroissement, il a été, dirons-nous, plus suggestible que s'il n'a fait que 5 jugements d'accroissement. Certes, on pourrait chicaner cette manière de mesurer la suggestibilité, mais c'est la seule dont nous puissions nous servir.

Tableau IV.—Résultats de la première épreuve de suggestion par les poids.

En faisant la somme de tous les jugements rendus par tous les élèves, on remarque que les jugements se répartissent de la. manière suivante:

TOTAL
Jugements de =   42
Jugements de -    37
Jugements de + 161

Il est donc évident que la suggestion d'accroissement s'est fait sentir dans les deux tiers des jugements; dans le troisième tiers des cas, il y a eu des jugements exacts, ou jugements d'égalité, et, en nombre un peu moindre, des jugements de décroissance.

Les résultats sont contenus dans le tableau IV, construit sur le même modèle que le tableau I, II, etc.; vis-à-vis de chaque nom est une ligne horizontale, contenant les jugements rendus par l'élève; il y quatre jugements portés sur la série suggestive de poids, de 1 à 15: on ne porte aucun jugement sur le premier poids, on commence par le second; après la série suggestive, viennent les jugements sur les poids 6 à 15, jugements influencés par la suggestion, et séparés des précédents par une double ligne verticale; enfin, dans la dernière colonne, celle de droite, sont totalisés, pour chaque élève, les genres de jugements qu'il a rendus; aussi Dew... a exprimé 6 jugements +, 3 jugements -, 1 jugement =; c'est en examinant les résultats inscrits dans cette colonne qu'on voit comment, individuellement, chaque élève s'est comporté, et quelle a été sa suggestibilité; les élèves n'ont pas été mis dans l'ordre de la suggestibilité, mais dans l'ordre des classes auxquelles ils appartiennent. Au bas du tableau, on fait, pour chaque poids, le total des réponses données par les 24 élèves; on voit ainsi comment l'expérience a évolué, depuis l'appréciation du deuxième poids jusqu'à celle du quinzième, l'ensemble des 24 élèves étant considéré comme formant un tout. Ce sont les chiffres de cette colonne horizontale qui sont mis en graphique dans la figure 13.

Le nombre des jugements de + a diminué progressivement, mais malgré cette diminution ils restent quand même jusqu'au dernier moment supérieurs en nombre aux autres jugements, puisqu'ils sont supérieurs à 12, et que le nombre total est de 24; ce n'est que pour l'appréciation du poids de la dernière boîte que le nombre des jugements suggestionnés devient égal à 12, par conséquent égal au nombre des autres jugements. On ne peut pas dire que toute suggestion est détruite même à ce moment-là, car pour que toute suggestion fut détruite, il faudrait que le total des jugements de + ne fût pas supérieur au total des jugements de -, et c'est ce qui n'arrive pas. Donc la suggestion, quoique s'amoindrissant, continue à agir jusqu'à la 15e pesée.

Fig. 13—Graphique de la 1re épreuve de suggestion par les poids +, graphique des jugements de +; -, graphique des jugements de -; =, graphique des jugements d'égalité.

Les jugements de - et d'égalité gagnent, naturellement, tout le terrain perdu par les jugements de +; mais le gain n'est pas le même pour les deux jugements; il paraît plus régulier et, aussi, plus considérable pour les jugements d'égalité; ce sont précisément les plus exacts, et c'est vers eux que tend l'expérience; les jugements de - augmentent aussi, mais dans une moindre proportion.

Nos courbes nous révèlent aussi un détail bien curieux: c'est que la 6e boîte, la 10e et la 15e sont celles dont l'appréciation a le moins subi l'effet de la suggestion: on comprend bien cet affaiblissement de la suggestion pour la dernière boîte, on le comprend moins pour la 10e et on le comprend moins encore pour la 6e. Insistons un peu sur ce point. A la 6e pesée, la série suggestive vient de cesser; or, nous avons vu en ce qui concerne la série de lignes, que la 6e ligne est presque toujours augmentée par les jeunes élèves; la suggestion d'accroissement est alors dans toute sa force, elle vient d'être imprimée sur l'esprit de l'élève, elle l'entraîne. Or, en ce qui concerne les poids, c'est juste le contraire: le 6e poids est un de ceux dont l'appréciation est le moins influencée; et même, les élèves n'ont pas une tendance à le considérer comme égal au poids 5; ils vont plus loin, ils le considèrent comme plus léger; fait à noter, c'est à propos de ce poids 6 que le plus grand nombre de jugements de - se produit, 9 sur 24; pour le dernier poids, le poids 15, il n'y a que 5 jugements de -; ce fait a donc quelque chose de bien caractéristique. Voici l'interprétation que nous en donnons: quand on apprécie une série de poids en les soupesant, et quand on se fait une idée, par la perception visuelle du corps, sur son poids probable, avant de le soupeser, on adapte d'avance son mouvement et on fait un effort proportionné à ce poids probable; cette adaptation du mouvement au soulèvement du poids a déjà été étudiée par différents auteurs 45; c'est un facteur si important pour notre jugement sur le poids des corps que quelques auteurs ont pensé que c'est par la qualité de notre mouvement de soulèvement, par sa vitesse surtout que nous jugeons des poids. Il est vraisemblable que plusieurs élèves, au moment de soupeser le poids 6, se sont laissés guider par cette idée que les poids de l'expérience étaient en série croissante: ils ont donc préparé un effort plus grand pour soulever le poids 6, et comme ce poids s'est trouvé égal au poids 5, il en est résulté quelque chose de particulier dans le soulèvement, une disproportion entre l'effort préparé et l'effort qui eût été nécessaire. Cette disproportion, ayant été perçue, a fait sur l'esprit de quelques sujets l'effet d'une attente trompée; ils ont jugé alors que le poids 6 était plus léger que le poids 5, et ils ont donc porté un jugement de -. On comprend que ce nombre si grand de jugements de - s'est produit au moment où la suggestion était très forte et n'avait pas encore subi le moindre échec, parce que c'est surtout dans cette première période de l'expérience que l'ajustement musculaire devait se préparer et ne recevait encore aucun démenti.

Note 45: (retour) Il y a toute une littérature sur les illusions de poids produites par la perception du volume; c'est Charpentier qui le premier, paraît-il, a signalé l'illusion par suite de laquelle deux objets ayant le même poids, mais de volumes inégaux, l'objet du plus petit volume paraît le plus lourd. Cette illusion a été étudiée par Fournoy (Année psychologique, I, p. 198), Philippe et Clavière (Revue philosophique, 1895, II, p. 672), Biervliet (Année psychologique, II, p. 79-86), Claparède (Soc. de Biologie, fév. 1899,) et en Amérique par Gilbert (Researches on the Mental and Physical Development of School Children, Stud. Yale Psych. Lab., 1894) et par Seashore (Measurements of Illusions and Hallucinations in Normal Life, Stud. Yale Psych. Lab., 1895). L'interprétation de l'expérience qui a été donnée le plus souvent est la suivante: les objets les plus volumineux sont, toutes choses égales d'ailleurs, jugés Les plus lourds; par conséquent, on prépare pour les soulever un effort D'autant plus vigoureux que leur volume est plus grand; la déception Produite par l'inexactitude de cet ajustement conduit à une dépréciation du poids de l'objet volumineux. Dans les cas que nous étudions, dans le texte, la préparation du mouvement est produite non par la perception visuelle du volume du poids ou de sa matière, mais par la suggestion que les poids sont rangés en ordre croissant.

Si ce jugement de - ne s'est pas produit pour la 6e ligne, dans les expériences analogues sur les lignes, c'est sans doute que l'ajustement de l'oeil et la préparation de l'esprit pour percevoir une certaine ligne dont on prévoit la longueur est un acte moins important et moins fréquent que l'ajustement de la main pour soulever un corps dont on prévoit le poids; mais il est vraisemblable que cette même préparation existe pour la perception visuelle des longueurs, quoique à un degré moindre, puisque quelques sujets, comme nous l'avons vu, raccourcissent certaines lignes, au lieu de leur donner l'accroissement inspiré par la suggestion.

Il est bien curieux d'observer que, malgré ce démenti donné à la suggestion dès la pesée de la 6e boîte, la suggestion a quand même persisté, et s'est fait sentir dans l'appréciation des poids suivants.

Deuxième épreuve.—Faite aussitôt après la précédente, elle en diffère en ce que le sujet soupèse plusieurs fois les poids à comparer; il est obligé de fixer son attention plus fortement sur les poids; de plus, comme il fait ses pesées pour la seconde fois, il est dans de meilleures conditions pour lutter contre la suggestion. En fait, nous avons eu une certaine peine à décider les plus jeunes enfants à soupeser de nouveau le poids A quand ils devaient soupeser le poids B; ils ne paraissaient avoir aucun désir de profiter du moyen de contrôle qu'on leur donnait; et il a fallu insister chaque fois, pour certains enfants, en leur rappelant qu'ils devaient soupeser de nouveau telle boîte.

Dans l'ensemble, les résultats présentent une plus grande exactitude que ceux de la première épreuve; ils sont inscrits dans notre tableau V, qui est construit sur le même plan que le tableau IV, et traduits en graphique dans la figure 14. Pour la perception des poids de 1 à 5, qui sont réellement croissants, 3 erreurs seulement ont été commises, tandis qu'à la première épreuve on comptait 11 erreurs. La perception des poids s'est donc faite avec plus d'exactitude.

TABLEAU V.—Résultats de la deuxième épreuve de suggestion par les poids.

L'illusion de l'accroissement des poids a été moins forte; on compte:



Jugements de +
Jugements de -
Jugements de =
DEUXIÈME ÉPREUVE
130
 40
 65
PREMIÈRE ÉPREUVE
161
 37
 42

Fig. 14.—Graphique de la 2e épreuve de suggestion par les poids. + +, graphique des jugements de +;- -, graphique des Jugements de -; =, graphique des jugements d'égalité.

Les jugements de + ont diminué, et cette diminution a lieu surtout au profit des jugements d'égalité, qui sont les jugements les plus exacts. Les jugements de - ont beaucoup moins augmenté de fréquence; ce sont des jugements moins exacts; ils sont surtout fréquents chez les enfants les plus jeunes; nos deux tableaux de chiffres nous montrent que dans les deux épreuves, les enfants les plus jeunes et appartenant aux classes les moins avancées ont fait rarement des jugements d'égalité; ils ont d'ordinaire résisté à la suggestion en faisant des jugements de—. Nous n'en savons pas le motif. La même explication leur était donnée qu'à leurs aînés, avant l'expérience; on leur disait à tous la même phrase, dans laquelle se trouvaient les mots: «Il faut déterminer si le poids est plus grand que le précédent, ou plus petit, ou égal.»

Le graphique de l'épreuve 2, qui rend sensible les changements de la suggestion pendant le cours de l'expérience, fait encore repasser sous nos yeux ce curieux échec de la suggestion pour la 6e boite, qui nous avait déjà frappé dans la première épreuve: ici, le nombre de jugements suggestionnés tombe à 10, il se maintient à 10 pour le poids suivant; c'est un minimum qui ne sera plus atteint. Il semble donc que la suggestibilité de nos 24 sujets, pris comme un seul tout, subit d'abord une décroissance, ensuite elle reprend son énergie, et évolue en décroissant plus ou moins lentement et irrégulièrement. Cette évolution singulière est peu conforme aux idées qu'on avait pu se faire à priori sur la question; il aurait été sans doute beaucoup plus vraisemblable de supposer que la suggestion, tout au début, devait être au maximum, et décroître ensuite; mais nos idées à priori ne tiennent pas compte d'une foule de petites conditions matérielles qui agissent sur les phénomènes; et parmi ces conditions, il faut noter ici cet ajustement musculaire de la main, qui est d'une importance toute spéciale dans les expériences de pesée.

Troisième épreuve.—Elle se trouve entièrement résumée dans notre tableau VI, où nous avons indiqué les valeurs données par chaque élève à la série des poids; pour que ce tableau fût comparable aux précédents, nous avons indiqué dans la ligne du bas combien de fois chaque poids avait été jugé plus lourd ou plus léger que le précédent, ou égal; on peut alors se rendre compte facilement si le fait d'évaluer les poids en grammes a permis de juger plus ou moins exactement de leur poids relatif; il est bien entendu que les élèves, dans cette troisième épreuve, n'avaient pas à dire s'ils trouvaient un poids plus lourd ou moins lourd que le précédent; ils avaient seulement à l'apprécier en grammes.

Le point de départ de toutes les appréciations a été de 20 grammes; car nous avons fait connaître ce poids aux élèves comme étant le poids exact.

TABLEAU VI.—Résultats de la troisième épreuve de suggestion par les poids.

La comparaison des moyennes générales avec celles des tableaux IV et V montre que dans cette 3e épreuve, les élèves n'ont pas progressé dans le sens de l'exactitude, comme on aurait pu s'y attendre; cette troisième épreuve a été un peu meilleure que la 1re, mais beaucoup moins bonne que la seconde. Voici un relevé des chiffres qui est assez significatif.



Jugements de +
Jugements de -
Jugements de =
PREMIÈRE
ÉPREUVE
161
 37
 42
DEUXIÈME
ÉPREUVE
130
 40
 65
TROISIÈME
ÉPREUVE
156
 28
 53

Les jugements de +, qui représentent l'influence de la suggestion, ont été plus nombreux qu'à la seconde épreuve, par conséquent la suggestion a exercé son influence avec plus de force. Pourquoi donc à la 3e épreuve les élèves ont-ils été plus suggestibles qu'à la seconde épreuve? Nous pensons que c'est parce que la 3e épreuve a exigé de la part des élèves un travail supplémentaire; ils n'avaient pas seulement à juger qu'un poids était plus lourd ou moins lourd que le précédent, ainsi que cela avait lieu dans les deux épreuves précédentes; ils avaient à attribuer une valeur précise à chaque poids, dire s'il pesait 50 ou 60 grammes; or, cette évaluation est certainement plus difficile qu'un jugement qui consiste simplement à dire qu'un poids est plus lourd qu'un autre; l'évaluation suppose non seulement un jugement de comparaison, mais une appréciation du degré de différence, et en outre le choix d'un chiffre précis, qui exprime cette appréciation. On comprend très bien que ce petit travail exige quelque contention d'esprit, surtout quand on le demande à des enfants de 8 à 10 ans; or, voici mon interprétation: préoccupés par cette évaluation en grammes, les enfants ont perdu un peu de la liberté d'esprit qu'ils avaient précédemment pour comparer les poids; ils ont fait cette comparaison dans un état de distraction mentale, ou tout au moins avec une attention moins forte et moins exclusivement portée sur la sensation des poids; et il en est résulté que les enfants sont devenus plus dociles à la suggestion d'accroissement des poids; du moment que le contrôle, qui s'appuyait sur la perception exacte des poids, s'est affaibli, il est naturel que la suggestion, délivrée de ce contrôle, ait acquis plus de force 46.

Note 46: (retour) Le sujet de cette étude côtoie continuellement celui de L'attention volontaire et de la distraction. Parmi ces points de contact, celui que nous rencontrons ici est des plus intéressants, voici pourquoi: on a recherché depuis quelques années, dans les laboratoires américains de psychologie, les meilleures méthodes pour la production des états de distraction; les expérimentateurs ont le plus souvent cherché les causes de distraction dans des excitations qui sont étrangères au genre de travail dont on cherche à distraire le sujet: par exemple, on lui fait compter des rythmes, ou on lui fait apprécier des parfums, pendant qu'il s'absorbe dans une lecture ou dans un calcul. Ces méthodes de distraction n'ont point encore donné de résultats satisfaisants. Or, je signale ici la possibilité d'une méthode différente de distraction, que l'on réaliserait—non pas en troublant un certain travail par des excitations étrangères à ce travail,—mais bien en compliquant ce travail lui-même, en le rendant plus difficile à suivre.

Nous verrons tout à l'heure, en étudiant quelques cas particuliers, que notre interprétation est extrêmement vraisemblable.

Si on examine la moyenne des appréciations pour chaque poids, dans cette troisième épreuve, on voit que la suggestion n'a pas présenté cette décroissance assez nette que nous observions dans les deux épreuves précédentes; la suggestibilité paraît être restée à peu près stationnaire; de plus, on ne rencontre plus ici, comme précédemment, une diminution brusque de jugements de + pour le 6e poids. Ces deux observations s'expliquent par une raison unique; l'esprit des sujets a été distrait par l'obligation d'évaluer un poids en grammes; ils n'ont pas mis autant de soin à percevoir les poids; par conséquent, ils n'ont pas eu l'illusion d'allègement, qui se produit au 6e poids, ni cette diminution progressive de suggestion qui est produite par la perception de là série des poids. Tout cela me paraît très logique.

Venons aux évaluations en grammes; on pourrait croire —et nous avons cru tout d'abord—que les chiffres de ces évaluations ont un caractère artificiel et arbitraire; un enfant dira qu'une des boîtes pèse 40 grammes et que la boîte suivante pèse 42 grammes; un autre dira que la première pèse 40 et la suivante 60 grammes; il serait téméraire, semble-t-il, d'attacher une grande importance à cette différence d'évaluation, bien que la différence soit de 18 grammes; nous ne savons pas, peut-on dire, comment, par quel processus, se fait cette évaluation, ni sur quelle donnée elle repose; il y entre sans doute, pour une certaine part, un jugement de comparaison sur la valeur des poids; sans doute aussi le chiffre de l'évaluation exprime ce jugement, et toutes choses égales d'ailleurs, l'évaluation sera d'autant plus forte que la différence de poids aura été sentie et jugée plus grande; mais d'autre part, il faut bien reconnaître que l'évaluation d'un poids en grammes est une opération très compliquée; d'abord c'est une traduction, une transposition, car il n'existe qu'un rapport de convention entre une certaine sensation de poids ou de différence de poids sentie dans la main, et un chiffre, un nombre déterminé de grammes; en outre, ce rapport de convention doit être grandement influencé par une foule de facteurs individuels.

Malgré toutes ces objections, j'ai cru bien faire de convier les élèves à une évaluation des poids, parce que l'évaluation constitue une méthode d'expression des jugements, et que cette méthode n'est pas suffisamment étudiée en psychologie. La question a donc une portée générale et j'ai pensé qu'il serait intéressant de rechercher quels sont, dans un cas donné, les avantages et les inconvénients de cette méthode 47.

Note 47: (retour) Dans un article fait en collaboration avec Victor Henri sur la mémoire des lignes, nous avons classé les différents procédés pour étudier la mémoire; ces procédés ne sont pas spéciaux à la mémoire, ils sont, pour mieux dire, des procédés d'expression des jugements; nous en comptons trois principaux: la méthode de reproduction, la méthode de comparaison, et la méthode de description; l'évaluation n'est qu'une variété de la méthode de description. Pour plus de détails, voir Mon Introduction à la psychologie expérimentale, p. 76.

Les évaluations ont été si variables qu'on ne pourrait guère en tirer une moyenne sérieuse. En effet, bien que toutes les appréciations aient eu le même point de départ, 20 grammes pour la première boîte de poids, les évaluations successives se sont faites sur des échelles très différentes; nous trouvons des sujets qui ont donné au dernier poids la valeur de 300 grammes, tandis que d'autres lui ont donné seulement la valeur de 26 grammes; mais recherchons si quelque chose de général ressort de ces chiffres, et si des différences qui semblent trop considérables à première vue pour ne pas être fantaisistes, ne sont pas explicables.

Un premier fait nous frappe: c'est que les chiffres d'évaluation ne sont pas quelconques; les nombres ronds prédominent. Ainsi, prenons au hasard toutes les appréciations qui ont été faites sur un poids quelconque, sur le 6e poids; nous trouvons sur 24 évaluations:

14 évaluations terminées par un 0 (comme 30, 60, etc.).
7 évaluations terminées par un 5 (comme 45, 75, etc.).
1 évaluation terminée par un 4
1 évaluation terminée par un 8
1 évaluation terminée par un 9

Il existe donc une certaine influence des nombres terminés par un 0 ou par un 5; ces nombres se présentent plus facilement à l'esprit, puisque ce sont ceux que l'on cite le plus souvent. Il vaut la peine de faire le calcul du degré de facilité présenté par tous les chiffres, dans notre expérience particulière; c'est ce que réalise le petit tableau suivant.

0. a été employé
5.
1.
2.
3.
4.
6. a été employé
7.
8.
9.
207 fois
72 fois
4 fois
9 fois
2 fois
5 fois
12 fois
3 fois
5 fois
7 fois

Ce tableau montre qu'après les nombres terminés par 0, les nombres terminés par 5 ont été les plus nombreux. Quant aux autres nombres, ils ont été choisis si rarement qu'on ne peut pas déterminer exactement leurs chances; il paraît seulement ressortir que les nombres 3 et 7 ont été cités le moins souvent.

Or, ces résultats sont précisément opposés à ceux qu'on obtient en priant une personne de citer un chiffre au hasard; d'après les observations qui me sont personnelles, si on dit à une personne de choisir un nombre, de 1 à 9, elle cite le plus souvent le 7 et non le 5. Un ennemi de la psychologie expérimentale s'empressera sans doute de se prévaloir contre nous de cette contradiction; mais je pense que cette contradiction n'est qu'apparente; elle résulte de ce que le choix des chiffres n'est pas fait dans les mêmes conditions mentales. Lorsqu'un enfant a un poids ou une ligne à évaluer, son attention ne se porte pas uniquement sur le chiffre à donner, mais aussi sur le poids et la ligne qu'il évalue; sa perception lui donne une certaine indication dont il cherche à se rendre compte, et qu'il doit apprécier par un chiffre; ayant donc l'esprit préoccupé par ce travail, il prend des chiffres ronds pour deux raisons: d'abord, c'est que ces chiffres viennent plus naturellement à l'esprit que d'autres, et exigent un effort moindre; en second lieu, les nombres ronds sont plus approximatifs que les autres, ils n'indiquent pas une prétention aussi nette à la précision; dire d'un corps qu'il pèse 50 kilogrammes veut dire qu'on l'apprécie approximativement; cela signifie qu'il pèse environ 50 kilogrammes; mais si on dit qu'il pèse 49 kilogrammes, on porte alors un jugement qui a plus de prétention à l'exactitude; car on ne dira pas d'un corps qu'il pèse environ 49 kilogrammes.

L'état mental d'une personne à qui l'on demande de citer un chiffre au hasard est bien différent. D'abord cette personne n'a pas à accomplir une opération sérieuse qui l'absorbe, elle a l'esprit complètement libre; de plus, le choix qu'elle doit faire d'un chiffre n'a aucune signification précise, et il n'est pas plus ridicule de citer 49 que de citer 50. La fantaisie peut donc se donner librement carrière. Maintenant, pourquoi cette fantaisie qui paraît si libre a-t-elle ses règles? Je ne me charge pas de le dire.

A l'appui de ces documents, ou du moins pour les compléter, j'en citerai deux autres. Galton et H. le Poer 48 ont montré que la durée des condamnations judiciaires est profondément affectée par l'influence du chiffre 5 et de ses multiples: lorsque le juge a le pouvoir de fixer la durée de la peine dans certaines limites, il y a très grande probabilité qu'il se laissera guider par l'usage habituel des 5 et de ses multiples, qu'il fixera une condamnation de 10 ans, par exemple, plus facilement qu'une de 9 ans. Cette préférence est conforme à celle que nous Remarquons.

Note 48: (retour) Influence of Number in Criminal Sentence, Harper's Weekly, May 14, 1896. (Je cite de seconde main.)

D'autre part, F.B. Dresslar, dans une très curieuse note publiée par Appleton's Popular Science Monthly en 1899 sur «Guessing, as influenced by member préférences» rapporte une étude qu'il a faite sur le cas suivant: un magasin de Californie avait fait exposer en pleine rue une pièce d'étoffe et demandait aux passants de deviner le nombre de fils qu'elle contenait, promettant à ceux qui devineraient le nombre exact une prime de 100 dollars; la seule condition imposée aux amateurs était d'écrire leur nom et adresse sur un registre spécial; 7,700 personnes s'essayèrent à deviner; le nombre réel de fils était de 811; deux seulement tombèrent juste. En faisant une étude sur tous les nombres inscrits sur les registres, Dresslar a reconnu que ces efforts pour deviner sont soumis à des influences spéciales; ainsi, il y a des préférences pour certains chiffres, soit qu'ils occupent le rang des unités, soit qu'ils occupent le rang des dizaines. Le chiffre le plus souvent employé est le 0 (environ 2100 fois), puis le 7 (environ 2000 fois), puis le 5 (environ 1600 fois) viennent après le 9, le 3, le 1. Les chiffres pairs sont bien moins souvent employés: 4 seulement 831 fois; 2 seulement 965 fois; 6 seulement 1080 fois; et 8 seulement 933. Ces résultats s'accordent aussi avec les nôtres, mais ils en diffèrent en même temps; l'accord porte sur la préférence pour les 0 et les 5; le désaccord porte sur la préférence pour les 7.

Nous avons maintenant à rechercher si la méthode d'évaluation exprime la suggestibilité de chaque élève dans l'expérience des poids.

Un premier fait est à relever; c'est que pour l'évaluation des 5 premières boîtes, dont le poids présente un accroissement régulier, les élèves ont rarement atteint 100 grammes, et n'ont jamais dépassé ce nombre; les poids successifs étaient de 20, 40, 60, 80 et 100 grammes; or nous trouvons pour le 6e poids la distribution suivante des évaluations:

20 à 30 grammes ............ 1 fois
31 à 40 grammes ............ 5 fois
41 à 50 grammes ............ 6 fois
51 à 60 grammes ............ 3 fois
61 à 70 grammes ............ 3 fois
71 à 80 grammes ............ 2 fois
81 à 90 grammes ............ 1 fois
91 à 100 grammes .......... 3 fois

Cette méthode d'évaluation donne par conséquent les mêmes résultats que la méthode de reproduction en ce qui concerne les lignes. Nous avons vu, en effet, dans l'expérience de suggestion sur l'accroissement des lignes, que les élèves ont constamment diminué la longueur des 5 premières lignes, et que la cinquième a rarement été reproduite avec sa longueur exacte de 60 millimètres; nous constatons ici le même fait.

Autre observation: certains élèves, avons-nous dit, ont attribué au dernier poids de la série, une valeur très petite, par exemple 26 grammes; d'autres, une valeur très grande, par exemple 300 grammes. Ces différences énormes d'évaluation ont-elles une signification quelconque? Les élèves ayant indiqué les poids les plus élevés sont-ils plus suggestibles que les autres? Oui, la question n'est pas douteuse, surtout si l'on s'adresse aux extrêmes. Le tableau suivant le montre:

TEXT Nombre de fois que
les élèves ont perçu un
accroissement de poids.
Évaluation
du
dernier poids.
And.
Bout.
Poire.
Hub.
Pou.

Vand.
Die.
Gouje.
Gesh.
Mien.

Méri.
Monne.
Vasse.
Delan.
Martin.

Féli.
Pet.
Bien.
Die.
Saga.

Obre.
Motte.
Lac.
Blasch.

10
10
10
10
10

9
9
8
8
1

7
6
6
6
6

5
4
4
4
4

3
2
2
2

300
103
190
450
100

160
95
150
230
150

180
43
85
175
64

49
60
49
79
90

35
50
42
26


Moyenne = 169 gr.





Moyenne = 161 gr.





Moyenne = 109 gr.





Moyenne = 63 gr.





Moyenne = 38 gr.

Dans ce tableau nous indiquons sur la première colonne verticale le nombre de jugements + rendus par les élèves dans la 3e épreuve, et en regard de ce nombre nous plaçons dans la 2e colonne l'évaluation du 15e poids par l'élève; en faisant la moyenne par séries de 5 élèves, on trouve que les plus suggestibles sont arrivés aux estimations les plus fortes; ce calcul est passible d'une objection; car si les élèves les plus suggestibles terminent par les évaluations les plus fortes, cela tient en partie à ce qu'ils ont fait un plus grand nombre de jugements +; mais si l'on calcule, pour éviter cette objection la moyenne de l'accroissement de chaque poids à partir du 6e on trouve encore que cette moyenne est d'autant plus élevée que les élèves sont plus suggestibles; ainsi, pour le 1er groupe, le plus suggestible, elle est de 9gr, 6; pour le 2e de 9gr, 8; pour le 3e de 9gr, 7; pour le 4e, de 5 grammes, et enfin pour le dernier groupe, le moins suggestible, de 3 grammes.

Examen des cas individuels.—En psychologie individuelle, une des premières questions est d'établir une classification des individus. Comment l'expérience des poids nous permet-elle de qualifier la suggestibilité de chacun? Nous n'avons pas ici la même ressource que pour l'expérience de suggestion sur les lignes, où nous mesurons la plus longue ligne tracée sous l'influence de la suggestion d'agrandissement. Nous sommes obligés d'employer un autre artifice. Celui qui nous paraît le plus simple est de compter, pour chacun, le nombre de jugements de + qu'il a émis dans chaque épreuve; il est clair que ces jugements de + sont des résultats de suggestion, et que celui qui en a donné le plus est celui qui a obéi le plus souvent à la suggestion. Ceux par conséquent qui ont émis 10 jugements de + ont atteint l'extrême limite de la suggestibilité mesurable dans notre expérience; et ceux qui ont émis seulement 5 jugements de +, ou 4, ou 2, ou même 0, présentent une suggestibilité moindre.

Dans le tableau VII nous avons classé les élèves d'après le nombre total des jugements + rendus dans les 3 épreuves. Ce classement donne lieu aux remarques suivantes. Les 3 élèves qui viennent en tête de la liste, et qui sont des élèves assez âgés, se sont aussi montrés les plus suggestibles pour la mémoire des lignes. Ils sont donc aussi suggestibles dans les 2 expériences. Quand on leur a fait apprécier les poids en grammes, ils ont fait à chaque poids une augmentation très régulière, qui est une nouvelle forme de l'automatisme. Poire faisait chaque fois une augmentation constante de 10 grammes, And. une augmentation de 20 grammes, et Bout, une augmentation de 5 grammes. Ces chiffres donnés en grammes montrent donc la régularité de l'augmentation, que les jugements de + n'indiquent point. Nous avons même surpris l'un des élèves, And., qui disait le poids d'une boîte avant de l'avoir soulevée; ce n'était nullement par négligence, croyons-nous, puisqu'il soulevait la boîte ensuite, mais l'entraînement de la suggestibilité était si fort qu'elle opérait sur lui avant qu'il eut apprécié le poids. C'est ce même And. auquel il est arrivé, dans l'expérience des lignes, de tracer la ligne sans avoir regardé le modèle. C'est le même état d'esprit. Ces cas extrêmes nous font bien comprendre le mécanisme de la suggestibilité. L'élève ne songe plus à regarder avec attention la ligne modèle ou à soupeser le poids, parce que la suggestion l'entraîne.

Les 3 élèves suivants, Hub., Van. et Die., sont des jeunes appartenant à la 4e classe; il en est de même pour Gouje qui les suit de près; évidemment leur suggestibilité tient à leur âge. Tout ceci est conforme à l'idée que nous nous étions faite de la suggestibilité de ces sujets; les uns, suggestibles en raison de leur âge, les autres par suite de leur condition mentale.

On est plus étonné de rencontrer parmi eux Mien. et Gesbe., qui s'étaient montrés peu suggestibles pour les lignes. D'où vient qu'ils ont été si dociles à la suggestion par les poids? Je suppose que si ces élèves, si peu suggestibles pour les lignes, l'ont été autant pour les poids, la cause en est dans la nature des sensations qui sont intervenues dans ces expériences; il est possible qu'une personne se laisse suggestionner en ce qui concerne certaines sensations, et ne se laisse pas suggestionner pour d'autres.

TABLEAU VII

Classement des élèves d'après leur suggestibilité dans l'épreuve des poids.

Pou. mérite une mention à part, car son cas est intéressant. C'est un sujet qui, la première et la seconde fois, a bien résisté à la suggestion; la seconde fois, surtout, la résistance a été bien nette, car il n'a fait que 4 jugements + mais, lorsqu'on l'a obligé à estimer les poids en grammes, ce travail semble l'avoir complètement soumis à la suggestion; car il a très régulièrement augmenté chaque poids de 5 grammes. Il est un des exemples les plus nets de l'influence produite par un surcroît de travail et par conséquent par la distraction sur la suggestibilité d'un individu.

Nous n'avons rien à dire de spécial de Pet., de Mer., et de Monne.

Delans. et Vasse., présentent ce trait particulier que l'évaluation des poids les a embarrassés, troublés, et les a rendus plus suggestibles.

Ceux qui suivent, Dew., Saga., etc., ont été peu suggestibles dans les 3 épreuves, et leurs estimations du dernier poids ne se sont jamais élevées bien haut; le dernier poids pèse 70 pour Dew., 90 pour Saga., 64 pour Martin., 42 pour Laca., et enfin 26 pour Blasch. Ce dernier élève présente cette particularité qu'il n'a jamais augmenté que de 1 gramme les évaluations des poids.

Remarques sur le procédé d'évaluation en chiffres.— J'ai dit plus haut que l'expérience sur les poids permettait de comparer le procédé d'évaluation en chiffres aux autres procédés qui consistent à dire si un poids est plus lourd ou plus léger qu'un autre, ou de même valeur. Ce sont des jugements de nature un peu différente: nous pouvons maintenant nous rendre compte de leurs avantages et inconvénients.

Voici ce qui ressort de nos expériences.

1° L'évaluation en chiffres est soumise à des influences spéciales, qui font adopter de préférence les nombres ronds, les multiples de 10 et les multiples de 5.

2° L'évaluation en chiffres indique, comme les jugements de +, de -, et d'égalité, la valeur relative des poids; elle indique en outre, ce que ces simples jugements n'indiquent pas, si les différences sont grandes ou petites, régulières ou irrégulières; ainsi, entre les poids 3 et 4, l'évaluation indique des différences qui sont généralement plus fortes qu'entre les poids 10 et 11; par conséquent l'évaluation ajoute une précision plus grande au jugement d'inégalité.

3° La valeur absolue de l'évaluation, dans nos expériences sur les poids, ne peut être prise au pied de la lettre; cependant, en moyenne, plus les évaluations sont fortes, plus la suggestibilité est grande.

4° Le fait seul d'obliger une personne à donner une évaluation a pour résultat de lui imposer un surcroît de travail qui peut, dans certains cas, nuire à la perception exacte des poids et développer des phénomènes d'automatisme.

ÉTAT MENTAL PENDANT LES EXPÉRIENCES DE SUGGESTION PAR LES POIDS

Aucune demande n'a été adressée aux sujets pendant qu'ils appréciaient la série de poids; et quand l'expérience était terminée, nous ne leur avons fait subir aucun interrogatoire. Cette lacune, j'ai voulu la combler en répétant l'expérience sur deux petites filles, âgées de douze et de treize ans, qui sont de ma famille, et que j'ai habituées depuis longtemps à faire des expériences de psychologie. Je vais exposer en détail ces deux expériences.

Expérience sur Armande B.—Enfant de douze ans, intelligente et pleine d'imagination; elle est seule avec moi dans mon cabinet; elle s'assied devant les boîtes de poids alignées, et je lui donne l'explication d'usage; elle doit se contenter de soulever les poids l'un après l'autre, avec la main droite, et décider pour chaque poids s'il est plus lourd que le précédent, ou plus léger et égal. Je lui fais répéter cette épreuve, sans aucun changement, 10 fois de suite, ce qui prend 13 minutes. Voici ses réponses:

Tableau VIII.—Expérience de suggestion par les poids sur Armande B.

Ces pesées sont faites avec le plus grand soin par l'enfant; tout en soulevant les boîtes, elle émet quelques réflexions spontanées, que je note à mesure. Vers la 3e épreuve, elle dit: «Jusqu'à une certaine limite, ils (les poids) deviennent plus lourds, et ensuite ils deviennent égaux, mais pas plus légers. J'ai remarqué que le 13e et le 14e sont égaux» A la 5e épreuve, elle dit, étonnée: «Il y en a un qui est moins lourd», c'est à propos de la 9e boîte qu'elle dit cela. A la 6e épreuve, elle demande: «Il ne peut pas y en avoir 3 égaux? Ils ont l'air égaux tous.» Je ne réponds rien. A la 8e épreuve, elle dit encore: «Ça ne fait rien que tous soient égaux?» Ces diverses questions, sur lesquelles nous allons revenir dans un instant, nous montrent déjà que le sujet a en quelque sorte besoin d'une permission pour dire que les poids sont égaux. Cet état mental singulier, nous le connaissons déjà; nous l'avons rencontré dans nos expériences sur les lignes chez plusieurs élèves d'école primaire, notamment chez Clou, Thève, Mousse.

Dans les 10 épreuves, une seule erreur a été commise sur la série de poids de 1 à 6; c'est la preuve qu'Armande fixait bien son attention. On peut observer aussi que la suggestion a légèrement diminué par la répétition; le nombre des jugements + a été de 37 dans les 5 premières épreuves, et de 24 seulement dans les 5 dernières.

Je transcris textuellement l'interrogatoire qui a suivi l'expérience. Cet interrogatoire a duré 30 minutes. Je l'ai fait la plume à la main, écrivant textuellement les demandes et les réponses. Je me borne à mettre en italique les réponses ou parties de réponses qui sont, à mes yeux, particulièrement importantes.

INTERROGATOIRE D'ARMANDE

1. D.—Peux-tu me dire quelque chose que tu as remarqué dans cette expérience?

2. R.—C'est que jusqu'à un certain endroit, les poids ont l'air d'être tous égaux, jusqu'au dernier qui est plus lourd que tous les autres. Il y en a un qui me paraît moins lourd.

3. D.—-A partir de quelle boîte sont-ils tous égaux?

4. R.—Je ne me rappelle pas au juste.

5. D.—Dis à peu près.

6. R.—A peu près à partir de la 6e, mais le dernier n'est pas égal aux autres, il est plus lourd.

7. D.—Donne-moi d'autres remarques de toi.

8. R.—Dans les premiers, le 3e ou le 4e est beaucoup plus lourd que les autres.

9. D.—Est-il plus lourd que celui qui le suit?

10. R.--(Embarras) Je ne m'en souviens plus.—Il est peut-être égal à celui qui le suit; mais en comparaison du 2e, il est trop lourd pour qu'ils se suivent exactement.

11. D.—Tu n'as pas fait d'autres remarques?

12. R.—C'est qu'il s'en trouve un vers le milieu qui est plus léger que le précédent; mais c'est si peu que je ne le vois pas toutes les fois.

13. D.—As-tu encore d'autres remarques?

14. R.—Non!...Ah! C'est qu'au commencement la différence est grande, tandis que vers la fin on ne constate plus grande différence..., et aussi que le premier est trop léger par rapport au troisième.

15. D.—Encore?

16. R.—C'est tout.

17. D.—Comment appréciais-tu les poids?

18. R.—(Embarras).

19. D.—Comment te rendais-tu compte qu'un poids était plus lourd ou plus léger qu'un autre?

20. R.—En le soulevant.

21. D.—Quand un poids est plus lourd qu'un autre, à quoi le voit-on en le soulevant?

22. R.—Il pèse plus.

23. D.—A quoi s'aperçoit-on qu'il pèse plus?

24. R.—Je ne peux pas dire. Il est plus lourd enfin; puis, on a plus de peine à le soulever.

25. D.—Est-ce que pour savoir le poids d'une boîte, tu te rappelais ce que tu avais remarqué dans l'épreuve précédente?

26. R.—Oh! oui. Le dernier est plus lourd que l'avant-dernier.

27. D.—Avant de soulever le dernier, tu savais qu'il était plus lourd?

28. R.—Oui, je le savais, je l'avais déjà remarqué. Il y en a 2 qui sont toujours égaux (13 et 14) et les 3 avant (10,11,12) sont à peu près égaux.

29. D.—Alors, cette idée-là te guidait?

30. R.—Non, je ne pouvais pas toujours savoir, car lorsque j'étais vers la fin, à ces 3 boîtes à peu près égales, je croyais être au milieu, et je ne savais pas si c'étaient ceux-là qui étaient égaux.

31. D.—Si tu avais à dire d'une façon générale, dans une seule phrase, quel est le poids de toutes ces boîtes, que dirais-tu?

32. R.—Jusqu'au milieu le poids des boîtes augmente sensiblement, puis elles deviennent égales, sauf la dernière.

33. D.—Pendant l'expérience tu as fait une remarque que je n'ai pas bien comprise. Quand tu devais dire le poids d'une boite, est-ce que ça t'était aussi facile de dire plus grand ou égal?

34. R.—Je ne comprends pas.

35. D.—Est-ce que tu avais plus d'hésitation pour dire + ou =?

36. R.—(Vivement). Pour dire égal! parce que les boîtes, puisqu'elles augmentent au commencement, devraient vers le milieu et vers la fin continuer à augmenter aussi sensiblement; mais comme vers le milieu elles n'augmentent pour ainsi dire pas et qu'elles restent à peu près égales, il faut plus faire attention pour savoir si elles sont égales...se ravisant): Ce n'est pas cela, ce n'est pas commode à dire...(découragement).

37. D.—Trouve.

38. R.—Je croyais que les boîtes, puisqu'au commencement elles augmentaient de poids, allaient augmenter toujours jusqu'à la fin, mais comme elles n'augmentaient plus, j'ai dû faire plus d'attention.

39. D.—Quand donc t'es-tu dit que les boîtes allaient augmenter jusqu'à la fin?

40. R.—La première fois que je les ai soulevées, quand j'étais à la 3e ou à la 4e, j'ai cru alors que les autres allaient augmenter de poids comme les premières: mais la seconde fois, je savais déjà que vers la 6e elles n'augmentaient plus, à l'exception de la dernière.

41. D.—Comment t'es-tu dit qu'elles augmentaient? Est-ce une phrase que tu as répétée en toi, ou une pensée?

42. R.—C'est une pensée...La première fois, je n'avais pas très bien remarqué que par là (vers le centre) elles étaient égales.

43. D.—Pourquoi?

44. R.—Parce que je ne les connaissais pas encore.

45. D.—Tu as fais l'épreuve 10 fois. Quelles sont les fois que tu as le mieux fait?

46. R.—Ce sont les dernières.

47. D.—Explique-moi ceci. Tu as dit à la 9e fois: est-ce que cela ne fait rien que je dise que toutes sont égales? Explique toi là-dessus.

48. R.—Parce que je les trouvais égales, et je croyais qu'il fallait dire simplement...Je croyais qu'on ne pouvait dire que égales.

49. D.—Pourquoi pensais-tu qu'il ne pouvait y avoir que 2 boîtes égales se suivant?

50. R.—Parce que jusqu'ici je n'en avais dit que 2 égales, et quand j'ai commencé, tu m'as dit: tu diras si elles sont plus lourdes que la précédente, plus légères que la précédente, ou égales à la précédente: tu n'avais pas dit aux précédentes, alors je ne savais pas s'il pouvait y en avoir plusieurs.

51. D.—C'est bien pour cette raison? Alors, je vais te faire une objection. J'avais aussi dit: plus lourdes que la précédente, et non que les précédentes. Alors tu aurais dû te dire: je ne peux pas en trouver plus de 2 de suite plus lourdes.

52. R.—C'est vrai.

53. D.—Quand tu hésitais à dire =, est-ce que vraiment c'est parce que tu te rappelais ce que je t'avais dit?

54. R.—Oh! non.

55. D.—Alors?

56. R.—C'est parce que j'avais pris l'habitude au commencement de dire +, et quand j'hésitais, c'était pour me souvenir du poids de la précédente.

57. D.—Dernière question. Pensais-tu que tu avais besoin de ma permission pour dire =?

58. R.—(Vivement). Ah oui! pour plusieurs, les premières fois. Les autres fois, j'avais même peur que tu me dises: ce n'est pas comme ça qu'on les mesure; on ne dit pas toutes en bloc qu'elles sont égales.

59. D.—Explique-moi bien ceci que tu pensais avoir besoin de ma permission. T'est-il arrivé parfois de les trouver égales et de ne pas oser le dire?

60. R.—Oh oui! Je me disais: l'autre fois, je n'ai pas dit qu'elles étaient égales à cet endroit-là, et tu aurais pu dire que je changeais trop. Une fois, j'ai regardé sur le papier où tu notais, et j'ai dit un peu au hasard, comme la fois précédente.

61. D.—Pourrais-tu écrire tout à fait sérieusement, et après avoir bien réfléchi, les raisons pour lesquelles tu n'as pas dit = aussi souvent que tu l'aurais voulu.

62. R.—Parce que je n'osais pas, ayant peur, si elle était plus lourde, de me tromper.

Il est évident que cette enfant a été fortement impressionnée par l'idée que les boîtes augmentent régulièrement de poids; elle a eu du reste conscience de cette idée, puisqu'elle l'a exprimée plusieurs fois avec une netteté parfaite; (voir le n° 38) mais elle ne s'est pas rendu compte que cette idée constituait une illusion, une suggestion directrice. On remarque aussi que l'enfant a eu conscience qu'elle éprouvait plus de difficulté à donner des jugements d'égalité qu'à donner des jugements de +. Cette difficulté était surtout, semble-t-il, de nature morale; c'était comme une défense imaginaire, inspirant une crainte vague. C'est sous cette forme spéciale que la suggestion a agi, c'est de cette manière que l'idée suggérée a atteint le but. L'enfant n'a pas eu à proprement parler la conviction que les poids augmentent régulièrement du 1er au 15e; elle a trouvé au contraire, et l'a dit à plusieurs reprises, que beaucoup des poids lui semblaient égaux; mais elle a été empêchée d'affirmer celle égalité, par l'effet d'un sentiment de crainte; le mécanisme de la suggestion a donc été émotionnel. Il est possible, du reste, que nous puissions arriver à constater, lorsque nous ferons un jour des expériences sur des adultes capables de rendre compte de ce qu'ils éprouvent, que la même suggestion agit suivant les individus par mécanisme émotionnel ou par mécanisme intellectuel; sans compter les cas où le mécanisme sera mixte, ou autre.

Enfin, un troisième point qui est bien mis en lumière par notre interrogatoire, c'est le caractère illusoire des motifs trouvés par l'enfant pour expliquer qu'elle a fait trop souvent des jugements de +, c'est-à-dire des jugements suggérés. Elle a inventé trois ou quatre explications différentes, (voir notamment le n° 50) et elle a pu même se rendre compte que ces explications étaient fausses.

On voit par là combien l'état mental créé par la suggestion est compliqué, et on comprend aussi combien les définitions de la suggestion qui sont ordinairement citées par les auteurs sont insuffisantes. En somme, si nous résumons très schématiquement ce qui a pu se passer dans l'esprit de cette petite fille, nous trouvons: 1° l'idée directrice que la série de boîtes va en augmentant de poids régulièrement, de la 1re à la 15e; 2° la conviction que cette idée, que le sujet a d'abord acceptée pour vraie, n'est pas exacte; cette conviction d'inexactitude a augmenté au cours de l'expérience; 3° une crainte vague de donner des jugements d'égalité, qui contrediraient l'idée directrice; 4° une ignorance à peu près complète des motifs de cette crainte—c'est-à-dire une ignorance des raisons pour lesquelles le sujet continue à obéir à l'idée directrice quoiqu'il commence à s'apercevoir qu'elle est fausse. Sur ce point, par conséquent, se produit un phénomène d'inconscience; il y a une lacune dans la suite des idées; et le sujet, en inventant après coup des raisons pour expliquer sa conduite, obéit tout simplement à la nécessité de remplir la lacune.

Expérience sur Marguerite B.—Enfant de treize ans et demi, cultivée, intelligente, raisonnable; elle est la soeur de la précédente. Cette expérience a été faite sur l'enfant isolé, comme dans le cas précédent, et les deux enfants n'ont point échangé leurs impressions. Je donne les résultats des 10 essais successifs:

Tableau IX.—Expérience de suggestion par les poids sur Marguerite B.

L'attention a été excellente, car pour la série de 1 à 8, le sujet n'a fait aucune erreur. J'ai noté que le sujet avait un tout autre ton de voix pour prononcer les simples mots: «plus lourd» suivant qu'il s'agissait des premiers poids ou des derniers; pour les poids 1 à 5, l'enfant parlait vivement; elle disait: «Oh! oui, plus lourd!»—ou bien: «C'est sûr, c'est évident»; tandis que pour les autres poids, de 5 à 15, elle disait souvent: «Je dois me tromper, je n'en suis pas bien sûre, c'est peut-être ceci...;» ou bien: «C'est un peu plus lourd». Vers le milieu de la 4e épreuve où elle a donné beaucoup de jugements d'égalité, elle a dit: «Je trouve que c'est toujours la même chose, c'est ennuyeux». Je dois noter un petit incident: à la 5e épreuve, des cris, des plaintes venant d'une maison voisine, se sont fait entendre. L'enfant a prétendu que ces cris ne l'avaient nullement troublée: cependant le nombre des jugements de +, c'est-à-dire suggestions, a un peu augmenté, dans cette épreuve, il a été de 8; mais ce cas est trop exceptionnel pour qu'on puisse en tirer une conclusion quelconque. Progressivement, le sujet est parvenu à diminuer la suggestion; car le nombre des jugements + est de 24 dans la première série de 5 épreuves, et il n'est plus que de 17 dans la deuxième série.

Je donne in extenso son interrogatoire; il ne fait pas double emploi avec celui de sa soeur; nous trouvons même entre les deux cas une différence importante. Armande avouait qu'elle avait eu un vague sentiment de crainte l'empêchant de donner des jugements d'égalité. Marguerite, tout en reconnaissant qu'elle a éprouvé une difficulté à donner des jugements d'égalité, nous affirme qu'elle n'a pas éprouvé la moindre crainte; l'élément émotionnel a donc été absent, ou du moins il a été moins accentué que dans le cas précédent.

INTERROGATOIRE DE MARGUERITE

1. D.—Quelles observations as-tu faites sur les poids?

2. R.—Il y en a 4 ou 5 qui vont graduellement en augmentant; vers le milieu, ils sont la même chose (ils ont le même poids); vers la fin il y en a 1 ou 2 plus légers et le dernier est plus lourd que l'avant-dernier. De plus, entre le 4e et le 5e, il y a une grande différence de poids.

3. D.—Quand as-tu eu cette idée sur la série des poids?

4. R.—Au commencement, la première fois, je croyais que tout allait en augmentant; c'est vers la fin que je me suis rendu compte.

5. D.—Pourquoi as-tu cru la première fois que les poids allaient en augmentant?

6. R.—Je ne sais pas du tout. Il me semblait qu'ils étaient un peu plus gros. C'est une idée, mais je crois..., Je ne sais pas trop.

7. D.—Quand penses-tu avoir donné les meilleurs résultats?

8. R.—C'est peut-être la dernière fois ou la 9e fois.

9. D.—Comment te rendais-tu compte qu'une boîte était plus lourde que la précédente?

10. R.—(Embarras).

11. D.—Est-ce que tu te rappelais pour un poids ce que tu avais dit la fois précédente?

12. R.—Oui, toutes les fois je me le suis rappelé pour 4 ou 5 petites boîtes: mais cela ne me guidait pas.

13. D.—Quel genre d'erreur penses-tu avoir commis? As-tu dit trop souvent plus lourd ou trop souvent égal?

14. R.—(Vivement). Il me semble que j'ai dit trop souvent plus lourd. Quand on soulève des petits poids comme ça, on est toujours tenté de les trouver plus lourds les uns que les autres.

15. D.—Pourquoi donc es-tu tentée de trouver les poids croissant graduellement?

16. R.—C'est idiot. Je ne comprends pas pourquoi. Ça commence léger, et il me semble que cela doit finir lourd. C'est idiot, je le sais bien, ce n'est pas une raison du tout.

17. D.—Avais-tu plus de peine à dire égal ou à dire plus?

18. R.—(Vivement) A dire égal! Il me semble...(se reprenant). Tantôt j'avais plus de peine à dire égal, une autre fois à dire plus. Mais toujours j'avais plus de peine à dire moins; il me semblait que je me trompais quand je disais cela.

19. D.—Pourquoi?

20. R.—Parce qu'il y en avait beaucoup de plus lourds.

21. D.—Craignais-tu que je te désapprouve, si tu disais moins?

22. R.—Non, je n'avais pas peur du tout de ça, parce que dans les expériences tu laisses dire, et tu ne fais pas connaître le résultat.

23. D.—Alors, tu ne m'as pas bien expliqué pourquoi tu avais de la peine à dire moins.

24. R.—C'est que je ne sais. J'étais habituée à aller toujours de plus lourd en plus lourd. Je ne sais pas du tout.

25. D.—Si tu avais fait moins attention, si tu avais pensé à autre chose, qu'aurais-tu dit de préférence?

26. R.—Il me semble que j'aurais dit tout le temps +. C'est une supposition.

27. D.—Pourquoi la fais-tu?

28. R.—C'est idiot. 11 me semble que lorsqu'on commence par quelque chose de léger, on doit continuer à aller de plus en plus lourd. C'est stupide, mais je le crois tout de même, malgré moi.

29. D.—As-tu prêté la même attention toutes les fois, ou bien certaines fois as-tu fait moins attention?

30. R.—Quand j'ai dit que tout était la même chose, peut-être ai-je fait moins attention. Peut-être.

31. D.—Sans toucher aux poids, peux-tu me dire en deux mots comment ils sont distribués.

32. R.—Ils vont plus lourds jusqu'au 5. Ils sont égaux, du 6 au 11.—Après le 11, c'est un peu troublé. Il y en a de plus légers, et les 2 derniers sont plus lourds due les précédents.

Certains caractères sont communs à cet interrogatoire et au précédent. Marguerite a eu l'idée directrice de l'augmentation progressive des poids, elle a eu pleine conscience de cette idée, elle l'expose en termes très clairs, quoique elle en ignore l'origine; de plus, elle s'est rendu compte peu à peu que c'était une idée fausse. J'ajouterai que Marguerite a éprouvé une certaine difficulté à omettre des jugements d'égalité, toujours comme sa soeur; mais elle ne peut donner aucune raison de cette difficulté, ou plutôt les raisons qu'elle donne sont absolument imaginaires; ce qu'elle affirme, en tout cas, c'est qu'elle n'a éprouvé aucune émotion de crainte, c'est qu'elle n'a pas senti le besoin d'avoir une permission de l'expérimentateur. Il est donc probable que la part de l'émotion dans l'opération a été moins grande pour elle que pour sa soeur.

Je profite de l'occasion pour chercher à décrire, autant que je puis le faire, la psychologie de ces expériences très complexes de suggestion produite par idée directrice. Nous trouvons dans ces expériences un conflit entre deux tendances différentes: 1° la tendance à percevoir l'égalité des poids et des lignes: 2° la tendance à les juger comme formant une série croissante. Cette seconde tendance, qui constitue l'idée directrice et l'illusion de l'expérience, est produite par la perception des 5 premiers poids et lignes, qui sont réellement en ordre croissant; le sujet attentif ne peut manquer de remarquer cet ordre, probablement il le commente dans son langage intérieur, en tout cas il le voit se réaliser matériellement sous ses yeux par la position des points qu'il marque sur son papier. Cette idée directrice l'ayant fortement impressionné, il se laisse aller à admettre que l'ordre croissant doit exister pour toute la série de lignes et de poids: cette supposition paraîtrait ridicule si on lui donnait la forme d'un jugement en règle; elle deviendrait ridicule comme une foule d'autres suppositions qui mènent notre vie, et qui sont fondées sur des arguments dont la valeur n'est pas plus grande. Cette idée directrice, quelques élèves arrivent à s'en rendre compte; d'autres la subissent sans en comprendre l'origine. Son effet est de mettre obstacle à la perception exacte des poids et des lignes; l'élève avoue souvent qu'il n'a pas prêté une attention suffisante à ces poids et à ces lignes; et ce défaut d'attention peut aller, dans un cas extrême, jusqu'à apprécier un poids avant de l'avoir soulevé ou à marquer la longueur de la ligne avant d'avoir regardé la ligne modèle. C'est bien l'exemple le plus net qu'on puisse citer de l'aveuglement produit par le parti pris. Pourquoi cette idée directrice de l'accroissement des lignes et des poids, idée purement intellectuelle au début, prend-elle cette force obsédante? Par inertie; si l'élève s'engage dans la voie de l'idée directrice, c'est parce que c'est la ligne du moindre effort; il est plus facile d'accroître régulièrement l'appréciation d'un poids ou d'une ligne que de faire une appréciation sérieuse de chaque poids et de chaque ligne.

Tout en cédant à l'idée directrice, le sujet en comprend souvent, à demi, la fausseté et il cherche à lutter contre elle; mais il ne parvient pas toujours à s'en débarrasser complètement, et lorsqu'on lui demande la raison pour laquelle il a persisté dans l'erreur, bien qu'il l'ait reconnue, il est fort embarrassé pour répondre. Ou bien il met en avant des motifs dont l'inanité saute aux yeux, ou bien il fait l'aveu qu'il a obéi à un sentiment de crainte, dont l'apparition paraît bien singulière dans une expérience aussi sèche et aussi froide que celle qui consiste à reproduire des lignes et à soupeser des poids. L'explication de cet état émotionnel ne me paraît pas du tout claire; on peut supposer que le sujet s'émeut et n'ose pas revenir en arrière parce qu'il comprend qu'il a eu tort de manquer d'attention, et il sent qu'il est en faute. Je ne sais pas ce que vaut cette explication, je ne la crois pas d'une application générale.

Sans entrer dans les détails, il me paraît vraisemblable d'admettre que cette suggestion que subit le sujet ne s'exécute que par l'intermédiaire de phénomènes d'inconscience ou plutôt de désagrégation mentale; le sujet ignore l'origine de l'idée qui le dirige, il ignore pourquoi il la subit quoiqu'il la trouve fausse, et il invente des motifs pour s'expliquer à lui-même sa conduite; ce sont là, sous une forme atténuée, je le veux bien, mais absolument reconnaissable, les caractères de la suggestion hypnotique. Ordonnons à une hystérique hypnotisée d'aller à son réveil frapper un individu présent; elle exécutera cette suggestion sans savoir qui lui a donné cet ordre, elle s'imaginera avoir agi librement, et inventera des raisons pour justifier son acte, elle déclarera par exemple que sa victime l'a narguée ou insultée; inconscience de l'origine de la suggestion, obéissance à cette suggestion, et invention de motifs explicatifs, tels sont les caractères communs de toutes ces expériences. Mais il est évident que dans l'expérience pédagogique ces phénomènes d'inconscience ne sont qu'en germe, et le rapprochement que nous faisons des deux expériences aurait quelque chose de forcé et de faux si l'on oubliait toutes les différences si importantes qui les séparent.

INFLUENCE DE L'ÂGE SUR L'EXPÉRIENCE DE SUGGESTIBILITÉ RELATIVE AUX POIDS

Chacune des expériences de suggestion que nous faisons pourrait être variée de diverses manières, pour mettre en lumière certains aspects ou certains facteurs de la suggestibilité. Nous n'avons nullement l'intention d'épuiser cette étude, et de passer en revue toutes les variations possibles. Nous nous bornons à reprendre en sous-oeuvre certains points qui nous intéressent plus que les autres. Une première question est celle de l'influence de l'âge sur la suggestibilité. Nous avons étudié la suggestion des poids sur 12 élèves de l'école Colbert, ceux-là même qui nous avaient servi à l'étude de la suggestion des lignes. Les élèves ont été examinés isolément; mis en présence de la série de 15 poids alignés sur une table, ils ont reçu la même explication que les élèves d'école primaire. On leur a fait faire seulement la première épreuve, celle qui consiste à soupeser les poids successivement d'une seule main, en décidant chaque fois si le poids soulevé est plus lourd, moins lourd que le poids précédent, ou égal; de plus, cette première épreuve a été répétée cinq fois de suite, pour nous permettre de savoir si au bout de ce temps l'élève arriverait à se corriger de son erreur.

On se rappelle qu'à la première épreuve nos élèves d'école primaire ont donné en moyenne 6,75 jugements de +, c'est-à-dire jugements influencés par la suggestion. Les élèves de l'école Colbert ont été un peu moins suggestibles; la moyenne des jugements de + à la première épreuve a été seulement de 5,1, mais cette différence est peu considérable. Le tableau donne la série de valeurs individuelles qui oscillent autour de cette moyenne de 5,1; on peut remarquer que les oscillations ont fort peu d'amplitude, car le nombre maximum de jugements de + a été de 6, et le nombre minimum de 3.

Si on examine ensuite le nombre de jugements de + dans les 4 épreuves qui ont suivi la précédente, on constate que ce nombre est en moyenne resté à peu près le même; aucune tendance ne se dessine nettement; l'illusion ne paraît ni croître ni décroître. Les valeurs individuelles ne sont pas plus explicites; à part 1 élève (parmi les derniers) qui s'est nettement corrigé, et 2 autres (aussi parmi les derniers) qui semblent avoir subi une suggestion croissante, les autres n'ont présenté aucune différence bien nette.

Tableau X.—Expériences sur les poids. Élèves d'École primaire supérieure.

Si ce résultat se confirme dans des expériences plus nombreuses, il faudra en conclure que la suggestion des poids ne se corrige point comme la suggestion des lignes; elle fait naître une illusion dont le sujet ne se débarrasse pas aussi aisément. Cette différence me paraît du reste bien naturelle. Quand on trace des lignes de longueur croissante, il est toujours temps de se corriger en comparant la ligne qu'on vient de tracer avec le modèle de la ligne suivante. Au contraire, lorsqu'on soupèse une série de poids, il est beaucoup plus difficile de se rendre compte si on fait des appréciations erronées.

Il faudra aussi conclure que l'influence de l'âge se marque moins nettement dans l'expérience de suggestion par les poids que dans celle des lignes.

CONCLUSION RELATIVE AUX EXPÉRIENCES DE SUGGESTION SUR LES IDÉES DIRECTRICES

Ces expériences ont été au nombre de 3, il y en a eu 2 sur les lignes et 1 sur les poids. Nous rangeons ici les élèves d'après leur rang dans les 3 expériences; nous ne prenons que 17 élèves, ceux-là seulement qui ont pris part aux 3 expériences. Dans notre tableau XI, nous faisons une 4e classification, qui est la synthèse des trois précédentes; dans la colonne de cette classification-synthèse, nous donnons 3 chiffres, qui indiquent l'ordre de chaque élève dans les 3 classifications précédentes; on peut voir ainsi, d'un coup d'oeil, si les résultats ont été analogues dans chaque épreuve; ainsi, si un élève a par hypothèse les chiffres 1—1—15, ces chiffres signifient qu'il a été le premier, le moins suggestible, dans les 2 premières épreuves, celles des lignes, et un des plus suggestibles, le 15e, c'est-à-dire l'antépénultième dans l'épreuve des poids. Nous ferons remarquer que la 1re note se réfère à l'épreuve dite des 4 pièges; or, cette épreuve est très courte, le sujet n'est pas poussé à fond; je crois bien que cette épreuve est la moins significative de toutes.

Notre classification permet de diviser nos sujets en 3 groupes principaux; le premier se compose seulement de 2 sujets, Lac. et Delans., qui sont réellement peu suggestibles; puis viennent des sujets de suggestibilité moyenne. Puis, après avoir passé Martin, qui fait la transition, on arrive à Vaud. et à tous les suivants, qui sont d'une suggestibilité extrême. Cette suggestibilité est due, pour quelques-uns, à leur jeune âge, et pour d'autres, comme Bout., Poire, et And., à une condition mentale particulière.

Un examen plus détaillé montre que le plus souvent les rangs dans les 3 épreuves sont équivalents; cependant, certains sujets ont été d'une suggestibilité toute spéciale pour les poids, comme Delans., Pet., et surtout Geshe.; d'autres, au contraire, comme Ohre. et Féli., ont été moins suggestibles pour les poids que pour les lignes; mais la plupart, et surtout les derniers, ont été suggestionnés d'une valeur équivalente dans les deux expériences sur les lignes et les poids. La conclusion à tirer n'est donc pas simple; il est probable d'une part que la nature des sensations en jeu peut jouer un rôle dans la suggestibilité; certains sujets sont plus suggestibles pour telles sensations que pour telles autres; mais, d'autre part, les sujets les plus profondément suggestibles comme Bout., And. et Poire, gardent leur suggestibilité dans toutes les expériences.

Tableau XI.Synthèse des expériences sur l'idée directrice.

CONCLUSION.—Nos 3 expériences de suggestion fondée sur une idée directrice nous paraissent être utiles à conserver; ce sont des tests pratiques, rapides, faciles à exécuter. Comme l'erreur provient du sujet lui-même, et qu'elle est le résultat d'une auto-suggestion, la responsabilité en incombe à lui seul; elle n'atteint nullement l'expérimentateur; et c'est là une circonstance qui présente un intérêt bien réel, qu'on appréciera bientôt lorsqu'on aura vu les résultats des études sur l'action morale.

Nous avons constaté que chacune de ces épreuves donne des renseignements nombreux sur l'état mental du sujet, si nombreux mêmes qu'ils sont une difficulté pour la classification des sujets; mais si la classification en devient plus délicate, la diagnose du sujet, en revanche, ne fait qu'y gagner, car un individu est d'autant mieux connu qu'on peut l'observer sous plus de points de vue différents.

Nous donnerons deux exemples de ces notations individuelles, en prenant deux cas extrêmes et bien tranchés. Voici ce que nos 3 épreuves nous permettent de conclure sur les sujets Lac. et Poire.; le parallèle que nous allons faire entre ces deux enfants est d'autant plus intéressant que nous donnons leurs portraits, planches I et II.

LAC.—A la première expérience sur les lignes, il a vu deux fois le piège, et il a fait les lignes pièges égales aux précédentes, donnant ainsi une preuve de coup d'oeil. Il a un peu moins surveillé la longueur absolue des lignes, et il s'est laissé entraîner à augmenter un peu cette longueur. Dans la seconde expérience sur les lignes, il a montré la même habileté, il ne s'est guère laissé entraîner par la suggestion, il s'est repris aussitôt et s'est débarrassé de l'idée directrice; les écarts qu'il a marqués sont très petits. Pour l'expérience des poids, il s'est montré aussi réfractaire à la suggestion; le nombre de ses jugements + est très faible, et la valeur qu'il a donnée au dernier poids est seulement de 42 grammes. Trois épreuves qui nous montrent par conséquent que ce garçon est méfiant et fort difficile à tromper. Ajoutons qu'au point de vue moral, d'après les renseignements fournis par son école, c'est un indépendant, sinon un indiscipliné.

POIRE.—Il est plus âgé d'un an que Lac. (il a 14 ans) et il est plus avancé dans ses études; il est en 1re classe, tandis que Lac. est en 2e classe; mais combien il est plus suggestible! A la première expérience, c'est un vrai automate; il ne se méfie d'aucun piège, et marque tous les écarts égaux à 8 millimètres, ce qui prouve qu'il n'a rien vu, rien compris; on ne peut pas être moins critique que lui. Son coefficient de suggestibilité est de 88, tandis que celui de Lac. était de 50, mais il semble bien que la différence réelle est supérieure à celle que donnent ces chiffres. La 2e expérience sur les lignes confirme, en l'aggravant, son caractère d'automate; il subit la suggestion jusqu'au dernier moment, ne se reprend jamais, et son dernier point marque une ligne de 212 millimètres (pour en reproduire une de 60); de plus, il fait toutes les fois des écarts égaux, de 8 millimètres; ici encore, pas la moindre réflexion, c'est la machine. L'expérience sur les poids nous le fait encore apparaître sous le même jour; il donne le nombre maximum de jugements +, attribue au dernier poids la valeur énorme de 190 grammes, (Lac. disait seulement 42 grammes) et fidèle à ses habitudes d'automatisme, il augmente chaque fois, régulièrement, la boîte de 10 grammes.

Voilà donc deux enfants qui sont à peu près du même âge, et le plus âgé, le plus instruit des deux, présente une absence complète de jugement personnel, tandis que le premier, le plus jeune, est déjà maître de son intelligence. Ce sont des différences bien caractéristiques; elles nous sont révélées par des épreuves qui n'ont rien de commun avec l'hypnotisation, cela va sans dire, et qui ne présentent aucune espèce d'inconvénient pratique. C'est la meilleure preuve de l'utilité que présentent les méthodes nouvelles que nous exposons.

CHAPITRE V

L'ACTION MORALE

Dans les circonstances de la vie réelle où nous subissons l'influence d'une suggestion, cette influence est produite par le concours de plusieurs facteurs, et, c'est pour les besoins de l'étude que nous cherchons à isoler ces facteurs et à étudier séparément l'action de chacun. Nous venons de suivre l'influence d'une idée directrice, qui est personnelle au sujet, qu'il a formée lui-même, et qui est par conséquent ce qu'on appelle le produit d'une auto-suggestion. Nous avons cherché dans cette étude à éliminer la part qui pourrait revenir à une action morale d'un autre individu; dans la vie réelle, l'idée directrice à laquelle nous obéissons nous vient souvent d'un autre; l'élève, par exemple, la tient de son maître, il y obéit d'autant plus aveuglément, qu'il subit davantage l'autorité de son maître, si bien que les travaux d'un maître vivant et influent sont presque toujours vérifiés par ses élèves, surtout lorsque ceux-ci travaillent sous sa direction dans son laboratoire. Nous avons donc cherché à éliminer cette étude de l'action morale, pour ne pas compliquer la question, et nous avons fait porter notre recherche sur une idée directrice produite par auto-suggestion.

Nous allons, dans ce chapitre, chercher à étudier l'action personnelle ou action morale.

Les auteurs américains, Scripture et ses élèves, qui ont commencé l'étude de la suggestibilité par les mêmes méthodes que nous, se sont efforcés de faire, dans leurs expériences, une élimination complète de l'action morale; et quoiqu'ils n'y soient pas complètement parvenus, ils ont cru que cette élimination était nécessaire pour donner à leurs recherches un caractère scientifique. Que peut-on entendre par là? Ne nous effrayons pas d'un mot, et voyons pourquoi l'étude d'un phénomène réel—et l'action morale en est un—pourrait ne pas être scientifique. Les auteurs américains, autant que je les comprends, ont rejeté l'étude de l'action morale, parce qu'il est difficile de déterminer avec précision la nature et surtout le degré de cette influence. Telle personne, on le sait, exerce une influence considérable; elle se fait écouter et obéir des plus indociles, tandis qu'une autre est méprisée et ridiculisée; entre les deux, il peut y avoir égalité d'âge, de position, mais différence d'action morale. Or, il est clair qu'une même expérience sur l'action personnelle aura des résultats très différents si elle est confiée au premier de ces individus ou au second; dès lors, les résultats manqueront de la précision nécessaire pour constituer des documents scientifiques, car variant avec la personnalité de chaque expérimentateur, ils ne peuvent pas être répétés à volonté et contrôlés par un autre expérimentateur, ce qui est le propre de la science; c'est à cause de cet indéterminé et de cet inconnu, qu'on a cru bon de rejeter l'étude de l'action personnelle, et que même, allant beaucoup trop loin, Scripture a déclaré que les nombreuses études contemporaines sur l'hypnotisme ne sont point scientifiques; son opinion sur ce point est si énergique qu'il va même jusqu'à l'injure.

Je sens profondément tout ce qu'il y a de juste dans ces critiques, mais je crois qu'il est exagéré d'en conclure qu'on doit s'interdire une étude sur l'action morale. S'il est difficile, dans l'état présent de la psychologie, de mesurer avec précision l'action morale d'un expérimentateur donné—et cette difficulté, en tout cas, n'est nullement une impossibilité—on peut toutefois se proposer un but un peu différent; un expérimentateur, dont l'action morale restera indéterminée, peut rechercher comment divers élèves se comportent par rapport à cette action morale, qui restera inconnue dans son degré, mais constante; le point important est là; si l'action demeure constante, il sera possible d'examiner les différences de suggestibilité des élèves relativement à cette influence et nous pourrons ainsi savoir si une classification des élèves d'après leur suggestibilité d'autre espèce, par exemple relativement à des idées directrices, est la même que leur classification d'après la sensibilité à l'action morale. Ainsi comprise, notre recherche me paraît intéressante, il me semble même que j'aurais fait un oubli grave en la laissant de côté.

Notre étude se divise en deux parties:

Dans la première partie, qui sera l'objet de ce chapitre, j'exposerai les effets d'une affirmation sur la conviction des sujets, je ne ferai point une analyse psychologique de l'expérience, du moins je ne m'attarderai pas à cette analyse; je me contenterai d'établir, d'après les résultats de l'expérience, une classification des sujets au point de vue de la docilité avec laquelle ils acceptent mon affirmation.

Dans la seconde partie de notre étude, nous ferons une analyse de l'action personnelle, cette analyse portera sur les formes de langage, employées pour suggestionner le sujet; ce sera par conséquent une étude surtout sur la psychologie de l'interrogatoire, question qui présente un grand intérêt pratique, comme nous le montrerons plus loin.

I

Les suggestions qui vont nous servir pour influencer les sujets sont de deux espèces.

Les unes sont contradictoires; elles agissent sur le sujet après que lui-même a exprimé son opinion, et elles consistent à contredire cette opinion, pour le forcer à l'abandonner. Les suggestions de la seconde espèce sont directrices; elles sont formulées avant que le sujet ait formé une opinion. Par là elles ressemblent aux idées directrices dont nous nous sommes occupés dans les chapitres précédents; elles en diffèrent en ceci qu'elles supposent une action personnelle, une suggestion provenant d'une personnalité étrangère, tandis que les idées directrices que nous avons décrites jusqu'ici sont l'oeuvre même du sujet et constituent des auto-suggestions.

Suggestion contradictoire sur les noms de couleurs.— Je me suis servi d'une série composée de 9 couleurs différentes; le n° 1 est franchement bleu, le 2 est d'un bleu gris moins franc que le 1, le 3 est d'un bleu verdâtre, le 4 est vert bleuâtre, le 5 est vert, le 6 est d'un vert jaunâtre, vert mousse, le 7 est encore plus jaune, vert olive, le 8 est encore plus jaune, et le 9 est jaune d'or.

Cette série est graduée d'une manière qui me paraît très satisfaisante. Les couleurs consistent dans des laines qui m'ont été fournies par la manufacture des Gobelins; chaque nuance de laine a été disposée sur un carton blanc distinct; les fils pressés parallèlement les uns contre les autres donnent l'apparence d'une surface unie et striée, ayant la forme d'un carré de 2,5 centimètres sur 3,5 centimètres. Je ne peux rien ajouter à ma description pour fixer le ton et la nuance de ces couleurs; par conséquent, un autre expérimentateur ne pourrait pas reprendre exactement mes expériences, sans que je lui communique au préalable mes échantillons.

Voici comment l'expérience était disposée. Je montrais d'abord aux élèves les 7 feuilles de papier coloré dont on se sert dans les écoles pour apprendre aux élèves les noms des couleurs ou pour les habituer à faire de petits découpages. Les couleurs sont: rouge, bleu, vert, jaune, orange, violet. Je montrais chaque feuille l'une après l'autre, et priais l'élève de me nommer la couleur; la plupart, même les plus jeunes, ont pu nommer les 7 couleurs, sauf l'orangé: c'est cette dernière couleur qui est la moins connue. Voici la statistique des réponses:

Connaissent toutes les couleurs
Connaissent toutes les couleurs, sauf l'orangé
Connaissent toutes les couleurs, sauf l'orangé
et le violet
Ne connaît aucune couleur

Nombre total de sujets
10 sujets
10 sujets

2 sujets
1 sujets
_________
23 sujets
TEXT

On voit que si on met à part l'orangé, la grande majorité des sujets connaît les 7 couleurs principales, puisqu'il y a 20 élèves sur 23 qui les connaissent. Quand on leur présente le papier de couleur orangé, une moitié des sujets se contente de dire qu'il ignore le nom de cette couleur; l'autre moitié donne un nom inexact; on a dit 2 fois rouge, 1 fois vermillon, 1 fois grenat, et 1 fois jaune foncé; par conséquent, l'enfant rapproche plus volontiers l'orangé du rouge que du jaune. Pour le violet, il a été appelé une fois grenat et une fois bleu 49.

Note 49: (retour) Pourquoi les enfants de l'école savent-ils si mal le nom de l'orangé? Les renseignements pris auprès du directeur m'ont appris qu'on enseigne d'abord aux enfants les trois couleurs principales; ce sont le rouge, le jaune et le bleu; on leur enseigne ensuite les couleurs composées: le vert, que l'on produit en mélangeant le jaune et le bleu, le violet qu'on produit on mélangeant le bleu et le rouge, et enfin l'orangé qu'on obtient avec le mélange du jaune et du rouge; il résulte de cette manière d'enseigner que l'orangé n'est point considéré comme une couleur principale, et que par conséquent l'attention de l'enfant est moins attirée sur cette couleur que par exemple sur le rouge. Le même directeur m'a indiqué une seconde raison pour expliquer l'ignorance si fréquente du nom de l'orangé; je crois cette seconde raison plus importante que la première; les couleurs rouge, bleu, jaune, vert et violet ont des noms qui appartiennent au langage courant du peuple et des enfants, tandis que l'orangé est un mot qui s'emploie bien plus rarement; une personne sans instruction emploie le mot rouge, elle n'emploie pas le mot orangé, pas plus que le mot indigo. Par conséquent, pour apprendre le nom de l'orangé à un enfant, il faut l'obliger à ajouter un mot nouveau à son vocabulaire, c'est un effort plus grand que pour apprendre le nom du rouge.

Je saisis cette occasion pour déplorer qu'on continue à propager de vieilles erreurs dans l'enseignement primaire; pourquoi répéter aux Enfants qu'il y a 3 couleurs fondamentales, que le jaune et le bleu mélangés donnent du vert, puisque c'est absolument faux? Pourquoi enseigne-t-on encore aux élèves de lycée que la myopie est le contraire de la presbytie, que l'oeil myope a la vue courte et l'oeil presbyte la vue longue, puisque c'est là une confusion ridicule, et qu'un oeil myope peut être en même temps presbyte?

Il ne faudrait pas croire que ce sont les enfants les plus jeunes qui seuls ne savent pas le nom de l'orangé; nous trouvons cette même ignorance chez des enfants de douze ans et même chez un enfant de quatorze ans. Voici le tableau des âges dans les différents groupes:





Enfants de 7 ans
8 ans
9 ans
10 ans
11 ans
12 ans
13 ans
14 ans
Connaissent
toutes les
7 couleurs.

»
1
1
2
»
3
4
»
Connaissent
toutes sauf
l'orangé.

»
5
1
1
»
2
»
1
Sauf
l'orangé et
le violet.

1
»
»
1
»
»
»
»
N'en
connaissent
pas.

1
»
»
»
»
»
»
»

Je passe maintenant à l'expérience. Comme toutes celles qui précèdent, elle est faite individuellement, sur chaque élève appelé à son tour dans le cabinet du directeur. L'élève est assis à côté de moi, devant une table; je lui donne papier, plume et encre, et ensuite, je lui adresse l'explication suivante: «Nous allons faire ensemble un petit examen pour savoir si vous connaissez exactement les noms des couleurs. Je vais mettre sous vos yeux plusieurs couleurs, les unes après les autres; quand vous verrez chaque couleur, vous l'examinerez avec attention, ensuite vous m'en direz le nom; et après avoir dit le nom, vous l'écrirez sur la feuille de papier qui est devant vous. Je vous recommande de dire à haute voix le nom de la couleur avant de l'écrire.» Ensuite, je montrais la série de couleurs; 2 fois, je faisais une suggestion, en général au moment où je montrais la 2e et la 3e couleurs; j'attendais que l'enfant eut dit le nom de chacune de ces couleurs, qu'il eut dit vert; alors, au moment où l'élève, après avoir dit ce nom, s'apprêtait à l'écrire, je prenais la parole pour dire: non, bleu. Je me suis attaché à toujours prononcer la même parole, et toujours avec le même accent; je disais cela d'une voix blanche, sans accentuer, avec négligence, sans élever la voix—et surtout sans regarder la figure de l'enfant, et sans regarder ce qu'il écrivait sur la feuille de papier. Cette suggestion verbale était faite pour 2 à 3 couleurs, suivant les cas; il eut été préférable de faire un nombre constant de suggestions, mais je voulais toujours suggestionner du bleu, et il m'était impossible de le faire lorsque l'élève appelait spontanément bleu une couleur verte; j'étais donc obligé d'attendre qu'il annonçât la couleur verte, et par conséquent, j'ai dû suggestionner certains élèves dès la 1re couleur de la série, tandis que pour d'autres, j'ai dû attendre la 2e couleur, et même la 3e; mais ce dernier cas était assez rare. Même difficulté pour la seconde suggestion. Dans la majorité des cas, elle était faite sur la 3e couleur, et la 1re suggestion était faite sur la 2e couleur; mais il est arrivé assez souvent que l'élève obéissant à la 1re suggestion, a appelé bleue la 3e couleur, et alors j'ai été obligé d'attendre qu'il annonçât une couleur verte pour le suggestionner de nouveau dans le sens du bleu.

L'attitude des enfants, quand ils reçoivent une suggestion contraire à leur affirmation, est très variée. On peut distinguer 3 genres d'attitudes: 1° l'enfant reste tranquille, passif, il n'exprime ni surprise, ni trouble, il écrit ce qu'on vient de lui suggérer; 2° l'enfant est troublé par l'affirmation de l'expérimentateur, il rougit, il me regarde avec un peu d'étonnement, il prend un air soucieux, embarrassé; il feint de contempler longuement la couleur, en fronçant le sourcil, pour cacher son embarras. Je regrette beaucoup que le dispositif de l'expérience ne permette pas de recueillir tous ces signes de surprise et d'émotion, il aurait fallu sans doute trouver un moyen pour les inscrire, mais la psychologie expérimentale ne nous fournit pas encore une méthode précise pour enregistrer les états émotionnels passagers. Je suis donc obligé de me contenter d'une description avec des mots, et je ne me dissimule pas que cette description laisse échapper, évaporer en quelque sorte, une des parties les plus curieuses de l'expérience; 3° la troisième attitude, qui à la vérité s'est manifestée bien rarement, est une attitude de révolte; l'élève exprime ouvertement son scepticisme, dans son langage familier: il dira par exemple: «C'est bleu, ça?» ou bien il aura un sourire moqueur, ou un geste de dénégation.

Les élèves, après avoir reçu la suggestion, ont à écrire le nom de la couleur. Les uns, et c'est la grande majorité, écrivent le nom de la couleur qu'on leur a suggérée; les autres écrivent le nom de la couleur qu'ils ont désignée eux-mêmes; et enfin, il en est quelques-uns qui demandent des explications, et interrogent directement l'expérimentateur, pour savoir s'ils doivent écrire le nom de couleur trouvé par eux ou celui qui leur a été dicté. Je me garde bien de répondre à cette question, je répète: écrivez. Nous ne pouvons pas tenir compte de cette obéissance à la suggestion pour classer nos sujets, parce que quelques-uns ont pu comprendre qu'ils devaient écrire leur propre réponse, et nous ne pouvons pas faire état de leur erreur.

J'arrive enfin à l'effet le plus important de cette tentative de suggestion, à l'effet qui permet le mieux de se rendre compte de la suggestibilité de chacun; lorsque l'on vient de suggérer une couleur bleue, et qu'on présente ensuite à l'élève la couleur suivante, il a une tendance, pour satisfaire l'expérimentateur, à trouver que cette nouvelle couleur est bleue; mais, d'autre part, la nuance verte de cette couleur est plus forte, plus saisissante que celle de la couleur précédente, par conséquent l'élève est porté à résister contre la suggestion, et à appeler verte la nouvelle couleur qu'on lui présente. Suivant les caractères, le résultat de ces deux tendances varie: il y a des élèves qui s'affranchissent tout de suite de la suggestion, disent vert pour la couleur qui suit immédiatement la couleur suggérée; il y en a d'autres, au contraire, qui appellent bleue la couleur suivante, et peuvent même appeler bleue 2, 3, 4, des couleurs suivantes; en conséquence, la persistance de la suggestion est donc plus considérable chez les seconds que chez les premiers, et comme cet effet de suggestion se présente sous une forme numérique, nous l'avons pris comme base du calcul de la suggestibilité; la suggestibilité prendra donc les coefficients 0, 1, 2, 3 etc, suivant le nombre de couleurs subséquentes qui subissent l'effet de la suggestion.

Il y a de très grandes variations individuelles. Nos 25 sujets se répartissent de la manière suivante:

0 ont un coefficient égal a
1 a ..............
8 ont.............
4.................
2.................
2.................
1 a...............
0
0,5
1
2
4
5
7

Le tableau ci-joint résume les résultats; la première colonne donne le nombre de fois que j'ai essayé la suggestion contradictoire; dans la seconde colonne est indiqué le nombre de fois que le sujet a obéi à cette suggestion; et enfin, la troisième colonne indique le nombre de fois que le sujet a, pour les couleurs suivantes, écrit le mot bleu.

Gesb., celui qui a un coefficient égal à 0,5, prenait un moyen terme entre la suggestion et son opinion personnelle; il écrivait bleu-vert. Le dernier sujet, Poire, complètement troublé par la suggestion, a donné aux couleurs des noms extraordinaires; ainsi il a appelé orangé le vert, etc.

NOMS
des sujets.



Abras.


Féli.


Laca.


Bon.

Bout.

Gesb.


Martin.

Blasch.

Motte.

Mien.

Delans.


Pet.

Vasse.



Saga.

Die.

Meri.

Pou.

Monne.

Demi.

Van.


Bien.

Uhl.

Gouje.


Hub.


Poire.
Tentatives
de
suggestion.


3


3


2


3

1

1


2

2

2

2

3


2

2



3

3

3

1

2

3

3


2

2

3


2


2
Obéissance
aux
suggestions
directes.

0


3


2


2

1

0


1

2

2

2

3


2

2



3

3

3

1

0

2

3


2

2

3


2


1
Obéissance
continuée.



0


0


0


3

1,5

0,5


0

1

1

1

1


1

1



1

1

2

2

2

2

4


4

5

5


7


désordre
ATTITUDE




Expression malicieuse. Attitude de scepticisme complet, sans émotion.

Interrogateur. Demande ce qu'il doit
écrire.

Un peu d'hésitation avant d'écrire le mot
suggéré.

Hésitation.

Lent, hésitant, rougissant, interrogateur.

Longue hésitation, air
interrogateur.

Rien de particulier.

Interrogateur, répète la couleur suggéré.

Timide.

Regard interrogateur, figure impassible.

Très long, très hésitant et réfléchi,
se penche pour regarder la couleur.

Très doux.

Extrêmement lent, hésitant
deux minutes, étonné, rougissant,
embarrassé.

Très doux, hésitant, interrogateur.

Hésitant.

Rien de particulier.

Très lent, hésitant.

Étonné.

Étonné, hésitant, très doux.

Hésitant, embarrassé, très lent,
se mord les pouces.

Étonné, de mauvaise humeur.

Lent.

Étonné d'abord, puis, à la fin, sourit en
dessous.

Automatique. Dit le nom de couleur et
attend l'approbation avant d'écrire.

Lent, hoche la tête, l'air embarrassé.

L'expérience terminée, j'ai pu constater sur les élèves, par une interrogation discrète, qu'ils n'avaient été dupes d'aucune illusion; ils savaient tout bien qu'ils n'avaient pas écrit les vrais noms des couleurs. Hub. lui-même, le plus suggestible de tous, s'en rendait compte; tous avaient écrit des erreurs parce que je les leur avais dictées, et qu'ils avaient cru de leur devoir de m'obéir. Il y a donc eu, très probablement, simple suggestion par obéissance.

II

2º Suggestion contradictoire, relative aux longueurs de lignes.—Cette seconde expérience est faite huit jours après la précédente, et sur les mêmes sujets (élèves d'école primaire élémentaire).

Une série de 24 lignes a été tracée parallèlement sur une feuille de papier: la plus petite a 12 millimètres et la plus grande 104 millimètres; elles diffèrent régulièrement de 4 millimètres, et sont rangées par ordre de grandeur, la plus petite occupant la partie gauche de la feuille; toutes partent du même niveau inférieur, de la marge; elles sont parallèles, avec une distance de 7 millimètres. Au-dessous de chacune est un numéro; elles sont numérotées de la plus petite à la plus grande. Après avoir montré ce tableau à l'élève, et le lui avoir expliqué, on lui présente une ligne isolée, et on le prie de bien la regarder, car il devra la retrouver parmi celles du tableau. Quand il a examiné la ligne isolée pendant 3 à 5 secondes, on l'enlève et on lui présente le tableau; il doit y désigner le numéro de la ligne qui lui paraît égale à celle qu'il vient de voir; le temps qui s'écoule entre la vue de la ligne isolée et celle du tableau n'est que de 1 à 2 secondes. On fait trois fois cette épreuve, d'abord avec une ligne égale à la ligne 6 du tableau, elle a 32 millimètres, ensuite avec la ligne 12, qui a 56 millimètres, en troisième lieu avec la ligne 18, qui a 80 millimètres. Dans aucun cas, on ne dit au sujet si l'opération a été exacte ou non. La suggestion intervient au moment où le sujet désigne la ligne du tableau qu'il juge égale au modèle qu'on lui a montré. Quelle que soit sa désignation, on dit au sujet: «En êtes-vous sûr? N'est-ce pas plutôt la ligne ...?» et on indique le numéro de la ligne immédiatement supérieure à la ligne donnée par l'élève. Par exemple, il a indiqué la ligne 5, on lui suggère la ligne 6. S'il répond: non, on répète la même question, exactement dans les mêmes termes, pour provoquer une nouvelle réponse. Si cette seconde réponse est encore négative, on suspend la suggestion; on considère l'élève comme ayant résisté à la suggestion; et on procède alors à la présentation de la seconde ligne, pour laquelle on fait alors la même série de suggestions verbales, et de même pour la 3e ligne. Si au contraire l'enfant répond oui, soit à la première suggestion, soit à la seconde, on continue; on lui dit: «N'est-ce pas plutôt la ligne 7?» S'il répond négativement, on répète la question, exactement sur le même ton, et on considère une réponse comme négative quand le sujet a résisté à cette répétition d'une même question. Si le sujet répond affirmativement que c'est la ligne 7, on continue de la même façon: «N'est-ce pas plutôt la ligne 8?» et ainsi de suite. On ne doit s'arrêter dans cette marche ascensionnelle que lorsque le sujet oppose une résistance répétée à la suggestion.

Cette épreuve ressemble beaucoup à celle que j'ai faite autrefois avec V. Henri, et que j'ai décrite dans le premier chapitre; seulement, sous la forme récente, elle est plus méthodique et poussée plus loin; autrefois, nous nous contentions de dire: «N'est-ce pas la ligne d'à côté?» et nous notions la première réponse donnée par l'enfant.

Il est très important, pour ce genre d'épreuves, de peser exactement le moindre mot qu'on prononce, parce que chaque mot, comme chaque nuance d'accentuation, peut produire un effet différent. On ne se doute pas de l'importance que prend une certaine tournure de phrase, quand on n'a pas observé cette influence sur un enfant, qui est un réactif si délicat de suggestibilité.

La simple phrase «En es-tu sûr?», suivant qu'elle est dite avec un accent naturel d'interrogation ou avec une nuance de doute, de scepticisme ou de sévérité, peut provoquer de la part de l'enfant deux réponses opposées, que l'enfant donnera même successivement si on change l'accentuation de la demande 50.

Note 50: (retour) Un prêtre me disait un jour que la pratique du confessionnal lui avait montré la très grande influence des questions posées sur les aveux. A la question: avez-vous fait cela? beaucoup répondent: non, mon père; mais si, quelque temps après, on reprend la même question, sur un ton un peu plus affirmatif, en disant: vous avez fait cela? la réponse est le plus souvent: oui, mon père.

25 enfants seulement ont pris part à cette expérience, qui s'est terminée en deux après-midi.

Nous noterons d'abord les lignes qui ont été choisies préalablement à la suggestion.

Pour la première ligne modèle, la ligne 6, voici comment se distribuent les réponses:

La ligne 4 a été désignée......6 fois
La ligne 5 a été désignée......9 fois
La ligne 6 a été désignée......8 fois
La ligne 7 a été désignée......2 fois

La moyenne donnerait donc une ligne comprise entre le 5 et le 6.

Pour la ligne 12, on a:

  8 désigné..... 1 fois
  9 désigné..... 1 fois
10 désigné..... 6 fois
11 désigné..... 1 fois

Enfin, pour la ligne 18:

14 ............ 1 fois
15 ............ 2 fois
16 ............ 7 fois
17 ............ 5 fois
18 ............ 3 fois
19 ............ 3 fois
20 ............ 4 fois

Par conséquent, ces enfants ont une tendance à désigner des lignes plus courtes que le modèle. En ce qui concerne leur suggestibilité, nous les classons de la manière suivante. Nous notons 1 toutes les fois que nous avons réussi à leur faire accepter la ligne immédiatement supérieure à celle qu'ils ont choisie, et nous notons 2 l'écart accepté de 2 lignes, et ainsi de suite. Nous faisons ensuite la somme de ces déviations produites par suggestion dans les 3 épreuves; ainsi, si un sujet a cédé pour une ligne seulement, et a cédé de la même manière dans les 3 épreuves, il recevra la note 3; s'il a cédé pour 2 lignes la première fois, pour 3 lignes la seconde fois, pour 0 ligne la troisième fois, sa note sera 3 + 2 = 5; et nous considérerons un individu comme d'autant plus suggestible que sa note sera plus élevée. Il n'échappera à personne que ce calcul de la suggestibilité est un peu arbitraire; il repose sur cette hypothèse que la suggestibilité est proportionnelle au nombre de déplacements de lignes obtenus par suggestion; or, il n'est pas démontré que tous les déplacements soient équivalents, que le 2e déplacement d'une épreuve soit équivalent au 1er de cette épreuve, ou que le 2e de la 1re épreuve soit équivalent au 2e de la 2e épreuve, etc.

Ce sont là des questions très délicates à trancher; je les laisse pour le moment de côté, espérant qu'il sera possible de les résoudre plus tard, lorsque ces recherches seront plus avancées.

La mode de calcul que je viens d'indiquer implique une autre hypothèse, qui me paraît beaucoup plus grave, et que je crois même erronée; c'est que du moment qu'un sujet ne change point la ligne qu'il a d'abord choisie, et y persiste malgré la suggestion, on doit lui donner la note 0 et le considérer comme ayant échappé à la suggestion. Est-ce bien exact? Sans doute, ce sujet n'a point modifié son opinion dans le sens de la suggestion, mais il n'en résulte pas qu'il n'ait pas été influencé par la suggestion. Plusieurs cas pourraient être distingués; une personne A a porté avec beaucoup de soin un jugement sur la longueur de la ligne modèle, et elle est portée à croire que c'est la ligne 12 du tableau qui est égale à la ligne modèle; quand on lui suggère que c'est la ligne 13 qui est égale au modèle, elle examine cette ligne 13 sans parti pris, et après l'avoir comparée à son souvenir du modèle, elle la rejette et revient à sa ligne 12, qu'elle avait choisie tout d'abord; elle nous apprend qu'à son avis c'est la ligne 12 qui est égale, au modèle. Il me paraît incontestable que cette personne A n'a point subi dans son jugement l'influence de la suggestion. Mais supposons une personne B qui a également choisi la ligne 12 comme égale au modèle, et qui, quand elle reçoit la suggestion, ne veut même pas regarder la ligne 13, par esprit de contradiction ou pour toute autre raison, et maintient sa désignation de la ligue 12; ce cas est, me semble-t-il, un peu différent du précédent; la personne B a réellement subi l'influence de la suggestion, elle a été réellement modifiée par la suggestion, seulement elle n'a pas suivi le sens de la suggestion; elle s'est obstinée dans son choix, sans rien vouloir regarder ni entendre. Enfin, il peut se présenter une personne C qui, après avoir désigné la ligne 12, non seulement n'accepte pas la ligne 13 qu'on lui suggère, mais encore, par esprit de contradiction nettement développé, adopte la ligne 11; celle-là aussi a subi l'influence de la suggestion, car si on ne l'avait pas suggestionné, elle en serait restée à son choix de la ligne 12. Il y a donc, ce me semble, des distinctions à faire dans la suggestibilité; on peut être influencé par la suggestion, sans être influencé dans le sens de la suggestion.

Les 25 sujets sur lesquels se fait l'expérience se comportent de manière bien différente; quelques-uns n'ont point obéi au sens de la suggestion, d'autres y ont obéi quelquefois, d'autres y ont obéi toujours. Je n'en ai rencontré aucun qui, ayant pris le contre-pied de mon affirmation, ait adopté, après ma suggestion, une ligne plus petite que celle qu'il avait d'abord choisie.

Je répartis tous les sujets en 9 groupes:

SUJETS AYANT CÉDÉ A LA SUGGESTION

Contradiction relative aux lignes.

O FOIS 1 FOIS 2 FOIS 3 FOIS 4 FOIS 5 FOIS 6 FOIS 7 FOIS PLUS DE
FOIS
Hub. Monne. Vasse. Bout. Mien. Lac. Gouje. Die. Pet. Gesb. Pou. Féli. And Martin. Bien Blasch. Saga Abras Dew. Meri Delans Uhl. Van. Mott.. Poire.

Il est à remarquer que plusieurs enfants très jeunes sont parmi les moins suggestibles, par exemple Hub., Gouje et Dié. Nous avons l'habitude de rencontrer ces enfants avec des coefficients de suggestibilité très forts. S'ils ont été peu suggestibles pour l'expérience des lignes, c'est parce qu'on leur avait dévoilé le piège dans les expériences sur les couleurs, faites quelques jours avant: quelques-uns l'ont déclaré à haute voix. Ainsi Gouje nous a dit: «Vous voulez me faire monter, comme l'autre fois; moi, je ne veux pas.» Cet exemple nous prouve combien il est délicat de répéter dans un même milieu des suggestions contradictoires, reposant sur l'action personnelle. Aussi, je pense que le classement donné par cette expérience sur les lignes ne doit pas être accepté sans contrôle. Nous retrouvons Poire parmi les plus suggestibles, il était même suggestible à l'infini.

Il y a eu très peu de lutte à soutenir contre les élèves, et nous n'avons pas remarqué les signes d'émotivité aussi fréquemment que pendant les suggestions sur les couleurs. Cette différence est facile à comprendre; la contradiction est moins grave lorsqu'elle porte sur une longueur de ligne que sur un nom de couleur; nous apprenons par exemple à l'enfant que la ligne qu'on lui a montrée n'est pas égale à la ligne 5 du tableau, mais à la ligne 6; la contestation porte sur un souvenir, et non sur une perception présente; de plus, elle porte sur un degré, une quantité et non sur la matérialité d'un fait; enfin, chose curieuse, il arrive souvent, dans cette contestation, que c'est nous qui avons raison, et que c'est l'enfant qui a tort; en effet, le plus souvent, l'enfant désigne dans le tableau une ligne plus petite que le modèle; par conséquent, notre suggestion, qui a pour effet de le conduire à désigner une ligne plus longue, se trouve être par hasard une suggestion correctrice. C'est un hasard heureux, qui peut même éviter à l'expérimentateur un certain embarras; si le sujet s'aperçoit qu'on veut lui faire désigner une ligne plus grande que celle qu'il a choisie et si le sujet vient à se plaindre de cette contrainte qu'on exerce sur lui —ce fait arrive quelquefois—on n'a pour répondre à ce soupçon qu'une chose à faire: rapprocher le modèle et la ligne qu'on voudrait forcer le sujet à prendre par suggestion. Comme le plus souvent les deux lignes sont égales, le sujet, surpris et confus, se trouve réduit au silence, et il ne peut plus accuser l'expérimentateur de chercher à le tromper.

Il me semble donc que cette expérience a plusieurs avantages sur celle des couleurs; ce sont les avantages suivants: 1° on peut mieux préciser une longueur de ligne qu'une couleur; 2° la contradiction, étant moins forte, n'éveille pas chez l'enfant le soupçon qu'on veut le tromper.

III

3e Suggestion directrice sur les longueurs de lignes. —Notre troisième essai pour l'étude de l'action personnelle est d'un autre genre que les deux précédents; nous ne faisons plus de lutte avec l'élève, nous cherchons à le guider d'avance; c'est une suggestion directrice.

Nous montrons à l'enfant des lignes qui ont toutes 60 millimètres de longueur; ces lignes lui sont montrées successivement; elles lui apparaissent par la fenêtre pratiquée dans un disque que nous tenons à la main, le disque a un diamètre de 13 centimètres, et la fenêtre a la forme d'un rectangle allongé de 11 centimètres sur 2 centimètres. Nous tenons le disque vertical, posé sur la table, à 50 centimètres de l'enfant, et tourné vers la fenêtre de la pièce. L'enfant est prié de regarder les lignes et d'en reproduire la longueur, non par un trait continu, mais par des points marqués à la distance voulue de la ligne noire qui est tracée en marge du papier quadrillé (à 4 millimètres) qu'on place devant lui; la reproduction des lignes se fait donc comme dans notre expérience antérieure sur les idées directrices.

La première ligne est montrée sans que nous fassions la moindre remarque; mais à la seconde ligne, nous disons: En voici une qui est plus grande; à la troisième, nous disons: En voici une qui est plus petite; et ainsi de suite, nous alternons la suggestion de ligne grande et de ligne petite, jusqu'à la dernière. Cette suggestion est donnée lentement, d'une voix douce, sans regarder l'enfant; la suggestion est donnée avant que la ligne ait apparu; nous prononçons les paroles convenues, tout en tournant très lentement le disque, de sorte que le sujet voit, à travers la fenêtre immobile, le disque tourner, et il attend encore l'apparition de la ligne au moment ou il nous entend annoncer que la ligne est plus grande ou plus petite que là précédente. Les lignes se succèdent à intervalles de sept à dix secondes.

Il n'y a eu de la part des sujets aucune observation verbale, et ils n'ont donné aucun signe appréciable d'émotivité; chacun a marqué en silence les points successifs. Nous avons veillé à ce que les points fussent marqués toujours sur les lignes successives de papier quadrillé, car si l'enfant avait marqué deux points sur une même ligne, cela aurait produit des confusions et des erreurs sur leur signification.

En général, les enfants font leurs marques dans une zone qui ne s'éloigne guère de la marge; trois enfants ont marqué des points qui s'éloignaient de plus en plus de la marge, et comme deux de ces trois enfants (And. et Bout.) sont des plus suggestibles, nous pensons que cette direction des points qu'ils ont tracés peut être un souvenir de l'expérience sur l'idée directrice qui a été faite sur eux trois semaines auparavant.

La plupart, la grande majorité des enfants ont obéi à la suggestion que nous leur donnions; et si on compare l'effet de cette suggestion verbale à l'effet de l'auto-suggestion relative à la croissance des lignes, il est incontestable que la suggestion verbale a eu une influence plus forte, car 16 enfants sur 23 l'ont complètement subie, tandis que l'auto-suggestion n'a exercé une action absolue que sur un bien plus petit nombre de sujets.

Le tableau XI contient tous les résultats. A droite de chaque nom d'élève nous inscrivons la longueur de la première ligne copiée sans suggestion d'aucune sorte. Cette ligne modèle a 60 millimètres. Ensuite, nous inscrivons les différences en + et en - marquées par les élèves sous l'influence des suggestions. Toutes les fois que les différences marquées par les élèves sont égales à 0, ou sont en sens contraire de la suggestion, nous les indiquons en caractères gras. Dans les deux dernières colonnes verticales de droite, on trouve pour chaque élève la moyenne des écarts, et le nombre de résistances à la suggestion. La moyenne des écarts est obtenue sans tenir compte du signe précédant chaque écart, mais en tenant compte seulement du fait que l'écart marqué par l'élève est d'accord avec notre suggestion, ou contraire à cette suggestion; on fait

la somme algébrique de ces deux genres d'écarts, en considérant comme positifs les écarts qui sont dans le sens de la suggestion, et comme négatifs les autres; et par conséquent les moyennes précédées du signe - indiquent que d'ordinaire le sujet a résisté, a marqué ses écarts en sens contraire de la suggestion; au contraire les moyennes précédées du signe + indiquent une docilité habituelle à la suggestion. Le nombre de résistances se calcule sans difficulté; nous avons compté comme résistance un écart égal à 0, car tout élève qui fait une ligne égale à la précédente lutte contre la suggestion; mais nous ne savons pas au juste si cette résistance est plus grande que celle qui consiste à faire un écart précisément opposé à celui de la suggestion, et dans le doute nous avons attribué à ces deux genres de résistances la même valeur.

Pour classer les élèves, il faudrait tenir compte à la fois de la valeur de la moyenne et du nombre des résistances; car en général, ceux qui résistent le plus souvent sont ceux qui font les écarts les moins forts; et quand le nombre de résistances de deux élèves est égal, il faut considérer comme le moins suggestible celui qui a fait les écarts les plus petits. Nous établirons notre classification en prenant pour guide les nombres de résistances; ce n'est là, bien entendu, qu'une mesure toute conventionnelle.

Il faut remarquer que lorsque le nombre de résistances ne dépasse pas 1, il n'a pas grande importance par lui-même, car il peut tenir simplement à un moment de distraction, l'élève n'ayant pas bien écouté la suggestion; ce défaut d'attention doit être surtout soupçonné chez ceux qui ont des écarts de suggestion dont la moyenne présente une valeur très forte: c'est le cas de Die., de Hub., de Bout.

La valeur des écarts, prise dans l'ensemble, a beaucoup diminué à mesure que l'expérience se prolongeait. C'est ce que montrent les deux rangées horizontales de chiffres inscrits au bas du tableau XI. La somme totale des écarts suit une progression régulièrement descendante, tandis que la somme des résistances augmente; ces deux données en se confirmant, nous prouvent que les élèves ont été, surtout au début, les dupes de l'illusion, mais que peu à peu ils s'y sont moins abandonnés, ils en ont eu une conscience plus claire. Fait curieux, que je ne m'explique pas, la suggestion a surtout été effective lorsqu'elle tendait à l'augmentation de la ligne modèle, et en effet, la somme des écarts successifs est plus faible pour les écarts dans le sens de la diminution que pour les écarts dans le sens de l'augmentation. La somme des 5 premiers écarts d'augmentation est de 503 millimètres, la somme des 5 écarts de diminution est de 406 millimètres, la différence est donc très nette. A quoi peut-elle tenir? Je suis bien certain d'avoir fait de la même voix les deux suggestions, et il n'y a pas là de cause d'erreur qu'on puisse incriminer. Il est possible que le souvenir d'expériences antérieures, dans lesquelles les lignes modèles présentaient un accroissement régulier ait influé sur l'esprit des élèves. Il est possible aussi qu'une personne, qui s'occupe à tracer ou à marquer des lignes, éprouve plus de difficulté psychique à rapetisser les lignes qu'à les agrandir; un arrêt de mouvement—on le sait du reste par d'autres expériences—exige un plus grand effort de volonté que la continuation d'un mouvement; mais cette explication ne se vérifie que pour le cas où les lignes sont tracées d'un trait. S'applique-t-elle au cas où les lignes sont marquées par un simple point final?

Les chiffres de notre tableau XI nous montrent que les différences individuelles de suggestibilité ont été très fortes. C'est du reste la règle dans toutes les recherches que nous avons faites jusqu'ici sur la suggestibilité; et il serait bien téméraire d'extraire de résultats aussi hétérogènes une moyenne permettant de dire: la suggestibilité des élèves d'école primaire dans cette expérience est de tant. Mien., un élève de 3e classe, vient en tête, comme résistance à la suggestion, il a presque toujours pris le contre-pied de mon affirmation; nous trouvons également parmi les réfractaires Laca., Saga., Blasch., Féli., etc. Parmi les plus suggestibles ont été And. et Poire., vrais automates, qui ont toujours marqué des écarts réguliers, conformes à la suggestion.

Même expérience sur des jeunes gens d'école primaire supérieure.—Lorsqu'on ne fait pas subir un interrogatoire aux sujets, lorsqu'on ne recueille pas leurs impressions après des expériences comme celle-ci, les résultats nous en sont comme fermés; nous n'avons en notre possession que des chiffres, ce qui est toujours peu de chose pour se rendre compte d'un état de conscience. Je n'ai point voulu interroger ces élèves d'école primaire élémentaire, parce que ce sont mes sujets habituels, et qu'en attirant trop souvent leur attention sur les illusions dont je les avais rendus victimes, je les aurais faits trop sceptiques pour des expériences ultérieures. J'ai donc préféré répéter mes suggestions dans un autre milieu, et j'ai passé une après-midi dans une école primaire supérieure, où j'ai fait copier des lignes, exactement dans les mêmes conditions, à 10 élèves, âgés environ de 17 ans, et appartenant à la deuxième année de l'école. Ces élèves sont rangés dans le tableau XII par ordre de mérite intellectuel; les 2 premiers sont jugés par leurs maîtres comme très intelligents, les 3 derniers sont faibles, les autres sont moyens. On voit que parmi ces élèves, tout comme parmi ceux d'école primaire élémentaire, il y en a qui n'ont jamais résisté, et fait des écarts énormes, comme Dru..., le dernier, tandis que d'autres ont résisté constamment, prenant le contre-pied de ce que je disais. La moyenne de la valeur des écarts, inscrite au bas du tableau, est plus faible que celle de leurs camarades plus jeunes. La différence est même assez nette: en mettant vis-à-vis la moyenne des écarts pour les deux groupes d'élèves, on a:

ORDRE DES
SUGGESTIONS

 1
 2
 3
 4
 5
 6
 7
 8
 9
10
ÉLÈVES DU PRIMAIRE
ÉLÉMENTAIRE
5
4,9
4,4
3
4,3
3,5
4
2,3
2,5
2,8
ÉLÈVES DU PRIMAIRE SUPÉRIEUR
2,6
2,6
3,8
2,7
2,4
2
2,2
4,7
1,9
2,8


DIFFÉRENCES
-2,4
-2,3
-0,6
-0,3
-1,6
-1,5
-0,8
+2.4
-0,6
=0,0

Dans la plupart des cas, ces chiffres montrent que l'avantage reste aux élèves d'école primaire supérieure.

Ces derniers ne se sont pas corrigés nettement au cours de l'expérience, et le dixième écart qu'ils ont marqué n'est pas plus faible que le premier; par là aussi ils diffèrent des enfants plus jeunes, et si on prenait ces chiffres à la lettre, et qu'on fût tenté de généraliser à outrance, on arriverait à cette proposition paradoxale que l'adulte ne se corrige pas autant que l'enfant. Mais en y regardant de plus près, on a une impression tout autre; on voit que l'enfant, en se corrigeant, s'est rapproché des résultats donnés par l'adulte, résultats qui supposent une demi-conscience de l'illusion, et c'est parce que l'adulte avait dès le début, et sans éducation nécessaire, cette demi-conscience, qu'il n'a pas eu à se corriger comme l'a fait l'enfant; il offrait en quelque sorte moins de marge à la correction.

Je passe maintenant à l'interrogatoire des élèves. Je l'ai écrit en même temps que je le faisais. Il est très difficile de poser les questions sans suggestionner l'élève.

INTERROGATOIRE DE BUCCIN

Sujet très suggestible. Il a eu l'illusion complète jusqu'à ma question 3, qui parut lui avoir ouvert les yeux.

1. D.—Eh bien, que pensez-vous de vos résultats?

R.—Hoche la tête. Je crois que je me suis trompé. Je les ai faites (les lignes) presque toutes grandes.

2. D.—Les différences réelles entre les lignes sont-elles plus petites ou plus grandes que celles que vous avez faites?

R.—Elles sont plus grandes.

3. D.—Avez-vous vu les différences des lignes?

R.—Je comptais que vous le saviez mieux que moi. Mais je ne les voyais pas beaucoup. En les faisant, je ne voyais pas bien les différences.

INTERROGATOIRE DE DUPUIS

Ce sujet a été un des plus suggestibles.

1. D.—Les différences que vous avez marquées entre les lignes sont plus grandes au commencement qu'à la fin. Pourquoi?

R.—Elles étaient les mêmes; une grande et une petite qui suivaient.

2. D.—A combien appréciez-vous les différences?

R.—A cinq millimètres.

3. D.—N'avez-vous pas fait d'autres remarques sur les différences des lignes?

R.—(Embarras.)

4. D.—Avez-vous exagéré ou rapetissé les différences?

R.—J'ai dû exagérer. Les différences n'étaient pas sensibles.

D.—Avez-vous eu des doutes tout à l'heure sur la longueur des lignes?

R.—Oui.

D.—Alors pourquoi, les ayant crues égales, les avez-vous faites inégales?

R.—Je n'étais pas sûr de moi.

On peut remarquer dans cet interrogatoire que la question 4 a eu un rôle décisif, et qu'à partir de ce moment le sujet a reconnu son erreur, soit que notre encouragement ait diminué sa timidité, soit que notre question ait orienté son attention dans le sens de la critique.

INTERROGATOIRE DE RAOUL

Ce sujet est un peu moins suggestible que le précédent. Cela se voit par les résultats numériques de l'expérience. Cela apparaît très nettement aussi dans l'interrogatoire.

D.—Eh bien, que pensez-vous de ces lignes?

R.—Je les ai vues presque toutes à peu près de la même longueur.

D.—Quand vous est venue cette idée?

R.—Vers le milieu de l'expérience.

D.—Comment cette conviction vous est-elle venue?

R.—(Embarras)

D.—D'où vient qu'ayant cette conviction vous avez fait des lignes inégales?

R.—Parce qu'il y avait des lignes un peu moins épaisses; c'est peut-être ce qui les faisait paraître moins longues.

D.—Ma parole influait-elle sur vous?

R.—Oui.

D.—Avez-vous cru réellement que les lignes étaient tantôt plus grandes, tantôt plus courtes?

R.—Dès le début, j'ai cru: mais vers le milieu, je me suis aperçu que pour quelques-unes elles étaient plus courtes, quand vous disiez plus longues.

D.—Etait-ce par complaisance que vous les avez faites plus courtes?

R.—Oui, monsieur.

Ce cas me parait assez net; une illusion se produit au début, illusion intellectuelle; elle se dissipe ensuite, le sujet s'apercevant que les lignes ne diffèrent pas comme je l'annonce; c'est vers le milieu de l'expérience que l'illusion est reconnue; mais il reste un autre facteur de la suggestibilité, la timidité de l'élève, qui continue à obéir à ma parole sans y croire. Nous voyons bien nettement ici une dissociation des deux facteurs.

INTERROGATOIRE D'AUCLOT

Un peu moins suggestible que le précédent; il a eu à la fois l'illusion intellectuelle et la docilité, mais à un moindre degré. Il est intéressant de voir que ce sujet invente un motif inexact pour appuyer son illusion.

D.—Que pensez-vous de ces lignes?

R.—Je crois qu'elles sont à peu près toutes égales, et à différentes positions.

D.—Cette idée, quand vous est-elle venue?

R.—Au milieu,, vers la 8e ligne.

D.—Comment avez-vous eu cette idée?

R.—Quand vous disiez, «un peu plus grand», elles étaient vers le centre du disque—et «un peu plus petit», elles étaient vers la périphérie. (C'est tout à fait faux. Exemple de motif surajouté.)

D.—Avez-vous pensé qu'elles étaient rigoureusement égales ou de différence très minime?

R.—Maintenant, je crois qu'elles sont égales; à ce moment-là j'ai pensé à une différence très petite, de 1 à 3 millimètres.

D.—-Alors pourquoi avez-vous parfois exagéré ces différences?

R.—Il me semblait bien qu'elles étaient égales, je suivais vos paroles; et j'avais un peu le sentiment que je me trompais.

INTERROGATOIRE DE MALGACHE

Ce sujet est le moins suggestible de tous.

D.—Que pensez-vous de cette expérience?

R.—Les mêmes traits ont passé plusieurs fois. Je les ai reconnus individuellement.

D.—Avez-vous fait une autre réflexion?

R.—Elles n'ont pas grande différence, elles sont presque égales. Elles paraissent égales, on ne s'en aperçoit pas parce qu'elles ne sont pas placées pareilles, mais elles doivent être égales.

D.—Quand cette conviction vous est-elle venue?

R.—Vers le milieu, mais à la fin, j'étais presque certain qu'elles étaient égales.

D.—Pourquoi les faisiez-vous égales si vous n'en étiez pas sûr?

R.—De peur de me tromper. Pour les 3 derniers points, je me suis recopié.

D.—J'annonçais que certaines lignes étaient longues, et d'autres courtes. Quel effet cela vous faisait-il?

R.—Je ne l'ai pas cru du tout. Dès la seconde ligne, je me suis aperçu que vous essayiez de me tromper: et alors, je ne faisais pas attention à ce que vous disiez. A partir du 5e point, c'est comme si vous n'aviez rien dit.

D.— Vous avez suivi ma suggestion vers le milieu. L'avez-vous remarqué?

R.— Non, je n'écoutais pas.

Je dois dire que ce dialogue a fini par prendre une tournure un peu embarrassante, quand le sujet me disait tranquillement: «Je ne vous écoutais pas, c'est comme si vous ne m'aviez rien dit.» Ces quelques paroles rendent singulièrement éloquents les chiffres représentant la moyenne des écarts, et on comprend qu'une moyenne négative représente une lutte, une sorte de rébellion, qui n'a rien de sympathique. Cet élève n'a eu ni illusion ni docilité.

COMPARAISON DES TROIS EXPÉRIENCES PRÉCÉDENTES SUR LA SUGGESTION OPÉRANT COMME ACTION MORALE

Nous reproduisons ici les 3 classifications auxquelles nos expériences sur l'action personnelle ont abouti. La comparaison de ces classifications montre qu'elles diffèrent beaucoup: certains élèves, par exemple, comme Gouje et Uhl, qui sont derniers dans la première épreuve, sont premiers pour la seconde. Ces changements brusques de rang peuvent tenir à deux causes: ou que l'action personnelle a des effets extrêmement variables, ou que le sujet, d'une expérience à l'autre, a appris à se méfier.

C'est cette seconde raison qui certainement explique les déplacements de Gouj.... C'est un enfant tout jeune, fort intelligent, qui appartient à la 4e classe, et qui a les allures d'un moineau franc. Il paraît qu'en classe il prend constamment la parole, pour montrer qu'il sait, et son maître est obligé de lui imposer silence. Dans le cabinet du Directeur, il se montra d'abord plus réservé et plus timide; il fut très suggestible pour les expériences sur les idées directrices, ce que j'attribuai à son jeune âge. Pour l'expérience des couleurs il se laissa tromper complètement; mais il se souvint qu'il avait été trompé; quand il revint pour l'expérience de suggestion contradictoire relative aux lignes, et aussi pour l'expérience de suggestion directrice relative aux lignes, il me dit avec aplomb, en me regardant bien dans les yeux: «Vous voulez me tromper comme l'autre fois; moi, je ne veux pas; je ne veux pas qu'on dise que je suis aveugle, etc.,» puis vint un bavardage intarissable; l'enfant avait perdu sa timidité avec moi.

Malgré ces causes d'erreurs, je pense qu'en faisant la synthèse de nos 3 classifications, on doit aboutir à une classification unique qui reflète tout au moins les différences de suggestibilité des élèves relativement à une action personnelle. Comparons donc cette classification synthétique à celle que nous avaient donnée les expériences d'idée directrice, et voyons où elles concordent.

Lac. est le 1er sur les 2 listes; nous avons déjà parlé de cet enfant, à la physionomie d'adulte, peu avancé dans ses études, mais ayant déjà pris des habitudes de liberté, comme un homme fait. Mien, qui est le 2e, est un enfant beaucoup plus jeune (3e classe, neuf ans et demi) à la figure fermée et sérieuse; il ne figure pas dans la classification relative aux idées directrices parce qu'il n'a pas pris part à toutes les expériences; il a été extrêmement peu suggestible pour les lignes, et beaucoup plus pour les poids. Vasse. (n° 3) est un jeune garçon à mine éveillée, bien développé physiquement, ayant l'habitude de la rue; il était d'une suggestibilité moyenne pour les idées directrices; il parut assez rebelle à l'action personnelle. Jusqu'ici les deux listes concordent. Pour Bout. (n° 4), nous avons une surprise; ce jeune enfant, qui est dans la 1re classe, mais ne compte pas parmi les premiers, s'est comporté en vrai automate pour tout ce qui concerne les idées directrices; il a, au contraire, bien résisté à l'action personnelle. D'où vient cette exception? Il résulte des renseignements donnés par le directeur, que c'est un enfant doux, rougissant, discipliné, ne faisant pas de bruit en classe, mais capable de se défendre avec beaucoup de force si on l'accuse injustement; alors, il proteste, il élève la voix. Féli. (n° 5)est un garçon gai, vigoureux, un boute-en-train, aimé de ses camarades; il a le même rang dans nos deux listes (5 et 7). On peut en dire autant de Pet. (n° 7). Saga. (n° 9) paraît avoir subi l'action personnelle plus que ne le faisait prévoir son rang (3) dans les autres expériences. Gouje. (n° 10) a bien plus lutté contre l'action personnelle que contre l'automatisme des expériences. Rien à dire des suivants. Notons Poire., qui reste aussi suggestible dans tous les cas, Van. aussi; mais finalement, nous rencontrons une dernière exception, Delans.; ce jeune garçon, qui a fait preuve antérieurement de tant d'esprit critique, a, au contraire, subi avec une grande docilité l'action personnelle. C'est le cas inverse de celui de Bout. et nous devons conclure de ces deux cas, qui nous paraissent typiques, que ces deux formes de suggestibilité peuvent être absolument indépendantes, comme elles peuvent aussi se rencontrer jointes, ainsi que Poire nous en fournit un bel exemple.

CONCLUSION.—Les expériences sur l'action morale sont incontestablement celles qui se rapprochent le plus de l'hypnotisme et du magnétisme animal. La comparaison, des deux méthodes est d'autant plus légitime que divers auteurs des plus compétents, Bernheim, Delboeuf, admettent aujourd'hui «qu'il n'y a pas d'hypnotisme» mais seulement de la suggestion; et que la suggestion est «la clef du magnétisme animal»; en d'autres termes, tous les phénomènes physiologiques et nerveux qui caractérisent l'hypnose pourraient être produits par simple affirmation, ils résultent de l'affirmation autoritaire d'un individu exerçant son influence sur un autre individu. Or, comme nous ne faisons pas autre chose, dans les 3 expériences sus-décrites, que d'influencer un élève par une affirmation, il résulterait de cette manière de voir que notre expérience n'est pas autre chose qu'une tentative de suggestion hypnotique.

Il y a du vrai dans ce rapprochement; l'hypnotisation ressemble à nos expériences autant que la suggestion anormale ressemble à la suggestion normale. Ce rapprochement ne doit pas nous faire oublier que les différences de degré ont en pratique une importance énorme, et qu'il y a véritablement un abîme entre notre suggestion pédagogique qui influe seulement sur l'appréciation d'une longueur de ligne, ou d'une nuance de couleur, et la suggestion médicale ou hypnotique qui peut faire manger à un malade des pommes de terre crues qu'il prend pour des gâteaux. Dans ce dernier cas nous avons une tentative d'asservissement d'une intelligence, et c'est là ce que Wundt considère comme une immoralité: le sujet devient la chose de l'expérimentateur; on pèse sur lui jusqu'à ce que sa résistance soit vaincue, et sa servilité complète; et le résultat de cette tentative est de le rendre pins suggestible, plus servile pour une autre occasion. Dans nos expériences scolaires, au contraire, l'effort que nous faisons pour influencer le sujet est cent fois plus discret; il a pour but non de l'asservir, mais d'éprouver son degré de résistance. N'est-ce point là tout autre chose? Est-ce briser une lame d'acier que de rechercher si elle est souple? On ne renverse pas l'individu, on le convie à essayer ses forces, et l'épreuve tourne pour lui en leçon, et devient un correctif de la suggestibilité, si on lui explique ce qu'on a voulu faire, surtout si on lui apprend à se défier dorénavant des affirmations sans preuves. Je n'ai pas besoin d'ajouter que sous sa forme bénigne, notre expérience est beaucoup plus précise qu'une suggestion hypnotique, puisqu'elle donne une mesure de la résistance du sujet, mesure qui peut s'exprimer en chiffres, alors que l'appréciation de la résistance à une suggestion hypnotique reste toujours très vague.

Quoi qu'il en soit, j'admets qu'il y a tout au fond de notre expérience une lutte sourde entre la personnalité du sujet et celle de l'expérimentateur, lutte qui dans un milieu scolaire pourrait avoir des inconvénients pratiques; c'est pour cette raison que je préfère aux suggestions orales, seules décrites jusqu'ici, les suggestions dont il me reste maintenant à parler.

CHAPITRE VI

L'INTERROGATOIRE

Ainsi que je l'ai indiqué dans le précédent chapitre, je divise mon étude sur l'action personnelle en deux parties; dans la première partie, j'ai exposé quelques tests qui permettent d'apprécier la docilité d'une personne quelconque à l'action personnelle, et qui montrent que ces phénomènes si délicats d'influence, que jusqu'ici l'on avait étudiés seulement après les avoir provoqués à l'aide des manoeuvres de l'hypnotisme, peuvent prendre la forme inoffensive d'un exercice scolaire. J'aborde maintenant la seconde partie, je cherche à pousser l'analyse plus loin; je ne me contente pas d'établir une classification de suggestibles, je m'efforce de pénétrer dans le mécanisme de cette suggestion de nature spéciale qu'on peut appeler l'action personnelle ou l'action morale.

Une très simple analyse, qui est évidemment a priori, mais que j'adopte comme plan commode d'exposition, permet d'établir dans l'action morale qu'un individu exerce sur un autre individu plusieurs subdivisions et distinctions. Tout individu représente, cela est certain, une puissance morale d'intensité particulière; cette puissance morale dépend en première ligne de tout ce que l'individu à suggestionner connaît sur celui qui le suggestionne; position officielle, état de fortune, existence passée, etc.; puis, il faut faire entrer en ligne de compte la personnalité physique, les caractères de cette personnalité physique, le développement du corps, l'habileté, la force musculaire, le timbre de la voix; enfin, il faut prendre en considération l'énergie morale, la volonté, l'esprit de conduite; ce sont des caractères qui jouent le premier rôle dans la carrière de la plupart des hommes, ce sont aussi ceux, je crois, auxquels on attache officiellement la moindre importance, car il ne se fait pas d'examens sur l'énergie morale, et cependant elle est au moins aussi nécessaire à beaucoup d'individus, au militaire, par exemple, que les connaissances techniques, qui font l'objet unique des examens. Parmi ces caractères auxquels on reconnaît qu'un individu est un fort ou un faible, il y en a un que je dois signaler tout particulièrement, c'est le regard; ou plus exactement, c'est la faculté de regarder un autre individu avec persistance dans les yeux. Ceux qui ont de l'autorité morale, d'après mes observations journalières, sont tous doués de cette faculté.

Aucune étude n'a encore été faite jusqu'ici—aucune étude méthodique, j'entends—sur ces assises, psycho-physiologiques de l'autorité morale; et je ne suis pas en mesure de combler cette regrettable lacune. J'ai dirigé mes recherches vers un point un peu différent; je me suis attaché à l'étude de l'influence suggestive de la parole. C'est par la parole, le plus souvent, que la suggestion morale s'exerce; j'ai donc voulu rechercher quelle est la puissance de suggestion des mots qu'on prononce—la personne qui les prononce restant autant que possible la même. Le dictionnaire et la syntaxe sont ainsi mis à contribution par notre expérimentation, et je suis loin d'avoir entièrement exploré mon domaine. Pendant que je faisais ce travail, j'ai presque constamment adopté le point de vue du juge d'instruction; et j'ai recherché ce que le procédé d'interrogatoire judiciaire renferme de possibilités de suggestions et d'erreurs.

La question se divise en plusieurs parties selon la manière dont on comprend un interrogatoire, et je ne doute pas qu'en pratique, et, de la meilleure foi du monde, les juges emploient telles ou telles variétés d'interrogatoire, sans se rendre compte des différences qu'elles présentent au point de vue des garanties de sincérité et d'exactitude. Je distingue donc 4 variétés principales:

1° Le juge laisse à la personne qu'il interroge—supposons que ce soit un témoin—sa spontanéité complète; le témoin ne répond point à des questions, il dépose d'abondance.

2° Le juge pose des questions, il fait des questions précises, il montre de l'insistance, il force le témoin à répondre, sans du reste le suggestionner dans un sens ou dans l'autre. C'est un forçage de mémoire.

3° Le juge exerce sur le témoin, par la nature des questions qu'il emploie, une suggestion douce.

4° Le juge fait de la suggestion à outrance.

L'ordre logique voudrait que nous commencions par la 1re forme d'interrogatoire; mais en fait, j'ai commencé mes expériences par la 2me, pour cette raison bien simple qu'on ne fait pas de semblables classifications au début des recherches.

Je commencerai donc par exposer les résultats que j'ai obtenus par la forçage de la mémoire.

EXERCICE DE MÉMOIRE FORCÉE

Supposons un juge d'instruction qui, seul en tête à tête avec un enfant, l'interroge: cet enfant a été le témoin d'un fait grave, dont la constatation sans erreur présente une grande importance pour la justice; le juge interroge l'enfant avec douceur, avec patience, sachant combien la moindre suggestion peut avoir d'influence sur l'esprit docile d'un enfant, il pèse ses moindres paroles avant de les prononcer, et il pousse même la prudence jusqu'à cacher à l'enfant sa conviction personnelle, afin de ne pas dicter, malgré lui, la réponse qui lui paraît véridique; mais, malgré cette prudence, il est obligé d'insister, et de revenir plusieurs fois à la charge, pour obtenir de l'enfant les réponses qui ne viennent pas de suite; il ne peut se contenter du silence de son petit témoin; il veut le faire parler, soit dans un sens, soit dans un autre; il est impartial, je le répète, mais très impartialement il pose des alternatives à l'enfant: «Avez-vous vu ceci ou cela, lui demandera-t-il, précisez, les choses se sont-elles passées de cette manière-ci, ou de cette manière-là?» Je crois bien ne pas m'avancer beaucoup en admettant que l'interrogatoire des enfants qu'on est obligé de citer en justice comme témoins se produit le plus souvent d'après ce procédé 51. Un juge d'instruction ne peut considérer ce procédé comme incorrect, puisqu'il a la conscience de n'avoir rien suggestionné de précis à l'enfant, et qu'il a laissé celui-ci libre de choisir entre les différentes alternatives qu'on lui présente. Mais si ce n'est pas de la suggestion qu'on a fait sur cet enfant, on a exercé sur lui une influence qui n'en est pas moins dangereuse, comme je vais le montrer dans un instant, car on a forcé sa mémoire; en mettant l'enfant en demeure de préciser des souvenirs qui sont vagues et incertains, on l'oblige à commettre, sans qu'il le sache—et par conséquent avec une entière bonne foi—des erreurs de mémoire qui ont une grande gravité.

Note 51: (retour) Il ne doit pas être rare non plus qu'un juge d'instruction Suggestionne directement l'enfant qu'il interroge. Bernheim a écrit quelques pages instructives sur cette suggestion judiciaire des enfants: il a montré comment on peut, de la meilleure foi du monde, faire entrer peu à peu dans l'esprit d'un enfant l'image hallucinatoire d'un crime dont le juge admet la réalité, et auquel il s'imagine que l'enfant a assisté. De la suggestion, Paris, Doin, 1886, p. 186 et seq.

Ces réflexions me sont inspirées par les résultats de l'expérience que j'ai imaginée sur les erreurs de mémoire chez les enfants; les résultats de cette expérience ont, de beaucoup, dépassé toutes mes prévisions, et elles ont étonné le Directeur d'école qui m'assistait et qui a collaboré à mes recherches. Je n'ai aucune crainte que les enfants aient cherché à nous tromper; ils ont trop de respect de leur Directeur pour s'y risquer, et du reste, l'étonnement qu'ils ont tous éprouvé, l'expérience terminée, lorsqu'on leur a fait toucher du doigt leur erreur, était manifestement sincère.

L'épreuve a été faite individuellement, sur chaque enfant isolé, dans le cabinet du Directeur.

Je commençais par dresser à l'enfant les explications suivantes: «Mon ami, nous allons faire ensemble une expérience, pour savoir si vous avez une bonne mémoire, une mémoire meilleure que celle de vos camarades; je vais vous montrer un carton, qui est là, caché derrière cet écran; sur ce carton sont fixés des objets. Je vais mettre le carton sous vos yeux, vous regarderez les objets avec soin pendant dix secondes; dix secondes, remarquez-le bien, c'est un temps très court, ce n'est pas une minute; une minute contient soixante secondes; dix secondes sont très vite passées; il faudra donc ne pas perdre ce temps précieux, et le mettre à profit pour regarder très vivement et très attentivement les objets du carton; car dès que les dix secondes seront écoulées, je vous enlève le carton, et alors je vous poserai une foule de questions sur ce que vous aurez vu; je vous poserai plus de 30 questions, sur beaucoup de petits détails, et il faudra me répondre exactement; est-ce compris?» Cette explication a presque toujours eu pour effet d'exciter la curiosité et le zèle d l'enfant. Je lui répète encore une ou deux fois: «faites bien attention», puis je prends d'une main le carton, je le pose sous les yeux de l'enfant, devant lui, sur la table; à ce moment je fais partir de l'autre main une 7montre à secondes, puis j'attends douze secondes. L'enfant penché sur le carton, le dévore des yeux, promène son regard d'un objet à l'autre, sans rien dire; aucun ne prononce de parole à haute voix, ni ne touche l'objet avec ses mains. Les douze secondes étant écoulées, je cache le carton derrière l'écran, et je prends une plume, je demande à l'enfant quels sont les objets qu'il a vus et dont il se souvient. Dans tout ce qui suit, c'est moi qui tiens la plume; j'adresse des questions à l'enfant, il me répond oralement, et j'écris ses réponses. Cet interrogatoire est assez long. A cause de la nécessité d'écrire les réponses, je parle lentement; le plus souvent j'écris tout en parlant. L'interrogatoire dure pour chaque enfant de dix à vingt minutes, car il y a beaucoup de questions à poser, et, en outre, certains enfants sont très lents à trouver leurs réponses, il faut répéter chaque question un grand nombre de fois avant qu'ils se décident à sortir de leur mutisme, et on leur arrache certains détails par monosyllabes; d'autres au contraire donnent spontanément les détails qu'on doit leur demander et l'interrogatoire va beaucoup plus vite.

Quand l'expérience est terminée et que toutes les réponses sont écrites, je montre de nouveau le carton à l'enfant, pour qu'il puisse reconnaître les erreurs qu'il a commises; tous les enfants sont très curieux de revoir le carton. En leur permettant de prendre connaissance de leurs erreurs, je me prive de recommencer une expérience analogue sur ces mêmes élèves, mais je leur rends service, et d'autre part je me mets d'accord avec eux sur les erreurs qu'ils ont commises. En effet, il aurait pu arriver qu'un enfant n'eût pas fait d'erreur de mémoire sur un objet, mais eût mal expliqué sa pensée; en lui montrant l'objet en litige, il est facile de s'entendre. Du reste, ce cas, que je craignais pour des raisons théoriques, ne s'est jamais présenté.

Les erreurs une fois reconnues, l'expérience est terminée, l'enfant quitte le cabinet du Directeur; toujours le Directeur lui recommande expressément de ne pas raconter à ses camarades les objets qu'il a vus sur le carton. Cette recommandation est faite sur le ton le plus sérieux, et le Directeur s'est chargé de savoir, par une enquête discrète, si les prescriptions avaient été suivies. Les expériences ont été faites en trois après-midi successives; dans la première, on a terminé avec les enfants de la 1re classe; dans la seconde, on a terminé avec les enfants de la 2e classe; et enfin, dans la troisième, avec les enfants de la 3e et de la 4e classe. Pour empêcher des indiscrétions, nous avons donc pris toutes les mesures qu'il nous était possible de prendre, et nous sommes persuadés que les enfants, craignant une punition du Directeur, n'ont rien dit à leurs camarades.

Fig. 15.—Objets ayant servi à l'exercice de mémoire forcé (réduit).

Le carton sur lequel les objets 52 sont fixés est jaune foncé; il est de forme carrée, il a 22 centimètres de longueur sur 15,5 centimètres de hauteur. Les objets collés sont au nombre de six: un sou, une étiquette, un bouton, un portrait d'homme, une gravure représentant des individus qui se pressent devant une grille entr'ouverte, et un timbre français neuf, de 2 centimes. Nous donnons, dans notre figure 15, une photographie d'ensemble du carton et des objets qu'il porte; c'est une réduction de la réalité, comme on peut le voir par la grandeur du sou. Nous donnons en outre une photographie spéciale et grandeur naturelle de chacun des 6 objets. Il est peut-être nécessaire que nous décrivions en détail chacun des 6 objets; nous nous bornerons à l'essentiel, renvoyant pour le reste aux figures. S'il fallait décrire complètement un de ces objets, nous aurions besoin de plusieurs pages pour chacun, et encore ne serions-nous pas complet.

Note 52: (retour) Si nous nous étions proposé une expérience de psychologie Générale sur les erreurs d'imagination, nous n'aurions pas employé des Objets concrets et compliqués, mais des lignes, des teintes, des figures Géométriques, en un mot des éléments aussi simples que possible. Mais Notre but était surtout de provoquer une grande abondance d'erreurs D'imagination, et nous avons pensé que les objets usuels, grâce aux Associations complexes qu'ils éveillent, seraient plus suggestifs que des éléments simples. Il faudrait aussi, si on reprenait cette expérience, calculer le temps d'exposition pour chaque objet, rechercher si la suggestion varie avec la durée du temps d'exposition, si elle est plus efficace quand elle est donnée après que lorsqu'elle est donnée avant la perception de l'objet, etc.

Fig. 16.—Le sou.

Le sou.—Il est collé sur le carton; on aperçoit la face, à l'effigie de Napoléon III, non couronné; le sou est vieux, sale comme tous les vieux sous; il présente une détérioration en bas et un peu à droite, sur son contour extérieur; c'est une surface de quelques millimètres qui est lisse, dépourvue de dessins, comme si elle avait été frappée d'un coup de marteau.

L'étiquette.— C'est une étiquette des magasins du Bon Marché. Elle est collée au carton; elle est traversée par une épingle, dans le sens de bas en haut; elle est verte; elle est double. Les autres détails, forme et inscriptions, se voient sur la figure.

Fig. 17.—L'étiquette.

Bouton.—Collé au carton. Il est de forme circulaire, avec un rebord en relief; il est percé de 4 trous, par lesquels ne passe aucun fil. Il est en corozo; sa couleur est brun foncé, avec des marbrures brun clair.

Fig. 18.—Le bouton.

Portrait.—Ce portrait est emprunté à une série chrono-photographique de M. Demeny.

Gravure.—Cette gravure, que j'ai découpée dans un journal illustré, représente une scène de la grève des facteurs, qui avait eu lieu quelques jours avant l'expérience. Il n'est pas plus nécessaire de décrire la gravure que le portrait, puisque nous en donnons la photographie. La gravure et le portrait sont imprimés en noir.

Fig. 19.—Le portrait.

Timbre.—Il est français, de 2 centimes, rouge-brun de couleur, non oblitéré, collé au carton.

Tous les enfants connaissent ces objets; ils savent que le sou est français, ils distinguent et connaissent l'effigie de Napoléon III sur les sous; ils connaissent l'existence des magasins du Bon Marché, qui sont à peine à 1 kilomètre de l'école; le bouton a une forme et une couleur des plus vulgaires, qui ne peuvent étonner les enfants; le timbre leur est connu; seulement quelques enfants ne savent pas—c'est une chose assez inattendue—reconnaître un timbre qui a déjà servi; nous noterons ce fait d'ignorance quand il se présentera. La photographie n'offre rien de particulier, si ce n'est la grimace de l'homme. Enfin la gravure, qui représente la grève des facteurs, illustre un événement dont plusieurs enfants avaient entendu parler, car il avait occupé tout Paris quelques jours auparavant; aussi, plusieurs enfants ont-ils pensé à la grève des facteurs et en ont-ils parlé, quand ils ont décrit de mémoire la gravure. L'un d'eux avait même vu la gravure dans un journal illustré, ce qu'il nous apprit en rougissant beaucoup. En résumé, les 6 objets que nous montrons ne présentent aucune difficulté d'interprétation pour les enfants, et quelques uns leur sont familiers.

Fig. 20.—La gravure.

Fig. 21.—Le timbre.

Si notre but avait été de rechercher comment un enfant se rend compte des objets qu'il perçoit, et de quelle manière il les perçoit, nous aurions prié les élèves de faire une description des objets par écrit; nous avons déjà employé, à d'autres occasions, ces descriptions par écrit, qui sont une bien curieuse expérience de psychologie individuelle; elles permettent de distinguer ceux qui décrivent minutieusement leurs sensations, les descripteurs secs, puis ceux qui font la synthèse, qui cherchent l'interprétation de ce qu'ils perçoivent, puis ceux qui mêlent à leur description une nuance d'émotion, ceux enfin qui quittent l'objet pour évoquer des souvenirs ou développer des idées générales 54. En ce moment, notre but est tout autre; nous ne cherchons pas à nous rendre compte de l'orientation d'esprit d'un individu quand on le met en présence d'un objet; nous cherchons à provoquer chez cet individu des erreurs de souvenir, pour connaître la puissance d'erreur de son imagination. C'est pour cette raison qu'au lieu de l'abandonner à lui-même, et de le laisser en tête à tête avec l'objet qu'on lui a montré, nous lui posons toute une série de questions précises. C'est ainsi que deux expériences qui paraissent être de même nature peuvent, suivant le mode opératoire, servir à des fins bien différentes.

Notre expérience se divise en deux parties: la première partie est la plus courte; elle consiste simplement à demander à l'enfant l'énumération des objets qu'il a vus sur le carton. Cette demande est faite aussitôt après que le carton a été caché derrière l'écran; 4 enfants seulement se sont rappelé tous les 6 objets; 10 enfants ont oublié un seul objet; 8 enfants ont oublié 2 objets; 1 seul enfant en a oublié 3. Le nombre moyen d'objets retenus est donc compris entre 4 et 5. Nous donnons ci-après la liste des élèves, avec la série des objets qu'ils ont oubliés.

Note 54: (retour) Voir Année psychologique, III, p. 296, la description d'un objet

Nous notons que les oublis ne se sont pas répartis uniformément sur tous les objets: il fallait s'y attendre.

NOMBRE DE FOIS QUE CHACUN DES OBJETS A ÉTÉ OUBLIÉ

Le timbre.............. 10 fois.
L'étiquette............... 9 fois.
Le bouton............... 4 fois.
Le sou.................... 3 fois.
Le portrait............... 2 fois.
La gravure............... 0 fois.

Le portrait et la gravure sont les objets qui ont été le moins oubliés; pourquoi ont-ils si souvent et si fortement attiré l'attention des enfants? Je pense que c'est parce qu'ils sont plus intéressants qu'un bouton ou un timbre-poste; et ils sont plus intéressants, chacun le comprend, parce qu'ils contiennent des éléments plus nouveaux et plus nombreux à percevoir. L'étiquette et le timbre ont été oubliés bien souvent, et le timbre en particulier; ce sont des objets qui n'offrent rien de curieux; le timbre, en outre, occupe une place en haut et à droite, qui n'est ni celle par laquelle on commence une lecture, ni celle par laquelle on la finit; c'est donc une place sacrifiée. Le bouton ne présente rien de particulier; le sou, qui est aussi un objet familier, me semble avoir bénéficié d'une position à gauche et en haut, qui est bonne, parce qu'elle est la place de début pour la lecture d'une page.

Passons à la seconde partie de l'expérience. Notre manière de procéder est la suivante: nous prenons l'un après l'autre chaque objet, et nous posons à l'élève les questions suivantes:

QUESTIONS POSÉES A L'ENFANT DANS L'EXPÉRIENCE DE MÉMOIRE FORCÉE

Le sou.—1° Est-il français ou étranger? 2° Est-il vu pile ou face? 3° La tête est-elle couronnée ou non? 4° Est-il neuf ou vieux? 5° Est-il détérioré ou intact?

Le bouton.—6° De quelle forme est-il? 7° Quelle est sa couleur? 8° Cette couleur est-elle unie ou mélangée à une autre couleur? 9° Le bouton est-il en étoffe ou en une autre substance? 10° Qu'y a-t-il au centre du bouton? 11° Combien de trous? 12° Comment le bouton est-il fixé sur le carton? 13° Par où passent les fils? 14° Quelle est la couleur des fils?

Le portrait.—15° Quelle est sa forme? 16° Quelle est sa couleur? 17° Que représente-t-il? 18° L'individu est-il vu tout entier? 18° Jusqu'à quelle partie du corps est-il vu? 19° Que fait-il? 20° Que fait sa main droite? 21° Quelle est la couleur de sa veste? 22° Quelle est la couleur de son gilet?

Étiquette.—23° De quel magasin est-elle? 24° Quelle est sa couleur? 25° Quelle est sa forme? 26° Est-elle régulièrement rectangulaire? Dessinez-la. 27° Porte-t-elle des inscriptions ou non? 28° Dites toutes les inscriptions que vous avez lues. 29° Comment est-elle fixée au carton? 30° Quelle est la direction de l'épingle (ou du fil)? 31° Quelle est la couleur du fil?

Timbre.—32° De quel pays est-il? 33° Quelle est sa valeur? 34° Quelle est sa couleur? 35° Est-il neuf ou bien a-t-il servi?

Gravure.—36° Quelle est sa forme? 37° Quelle est sa couleur? 38° Que représente-t-elle? 39° Comment sont habillés les individus? 40° Y a-t-il parmi eux des femmes et des enfants? 41° Que voit-on dans la maison?

Ces 41 questions ne sont pas toutes nécessairement posées au même enfant; j'ai toujours essayé de les poser toutes, afin de placer les enfants dans des conditions uniformes; mais il y a des enfants qui devancent les questions, et décrivent spontanément les détails dont ils se souviennent, avant qu'on ait eu le temps de les leur demander; ceux-là répondent donc à des questions qui ne leur ont pas été posées: d'autres enfants commettent des erreurs d'imagination qui ne permettent pas de leur poser les questions ordinaires; ainsi, quand un sujet se trompe complètement sur la gravure et décrit une scène tout autre que celle représentée, on est obligé de le suivre dans son invention pour lui faire préciser son erreur, et par conséquent il faut abandonner le questionnaire habituel. J'ai donné plus haut les questions dans les termes mêmes que j'ai employés: ces termes ont une extrême importance; toute variation, si minime qu'elle paraisse, pourrait influencer l'enfant et même changer complètement sa réponse. J'en citerai par avance un exemple intéressant. Un enfant venait de me répondre que l'étiquette était attachée par un fil au carton; je lui dis alors: vous avez vu le fil? Ces mots furent prononcés par moi sans intention marquée dans la voix. L'enfant répondit aussitôt: «Je ne l'ai pas vu». Avant ma demande, il admettait que le fil existait, il faisait là un raisonnement, ou plutôt, ce qui est plus probable, il ne se rendait pas compte au juste s'il avait perçu le fil ou s'il le supposait; mais mon interrogation précise a attiré son attention sur ce point, et alors il a pu faire la distinction entre un souvenir et une supposition.

Je dois dire encore que les questions n'étaient point faites d'une voix impérieuse; j'invitais l'enfant à opter entre deux alternatives contraires, ou bien je lui posais une question précise, mais l'enfant restait toujours libre de répondre: «Je ne sais pas.»

Tous les résultats sont inscrits dans les tableaux XIII, les erreurs sont en italiques.

ERREURS COMMISES SUR LE TIMBRE

Nous rappelons que 4 questions relatives au timbre ont été posées aux 24 enfants:

Le timbre est-il français ou étranger? 22 élèves ont répondu qu'il était français; un seul a dit qu'il n'était pas français, sans savoir de quel pays il était.

Quelle est la couleur du timbre? La couleur du timbre est brun-rouge; nous considérons comme réponses exactes toutes celles qui contiennent le mot brun ou le mot rouge. Les erreurs sur la couleur ont été très nombreuses; elles ont été de 15 sur 24 réponses; il n'y a eu que 7 réponses justes et un refus de répondre, par suite de doute; les réponses fausses ont été 2 fois plus nombreuses que les réponses justes. Remarquons que les réponses ont toujours été données en termes absolus, sans restriction. Deux enfants seulement ont dit pour la couleur: Je ne sais pas. Un seul a émis un doute en disant: bleu ou marron. Dans les autres cas, l'enfant s'est contenté de dire le nom de la couleur, sans ajouter aucune autre observation. Le bleu a été indiqué 6 fois; le vert 3 fois; le rose 4 fois; le blanc 1 fois, le violet passe 1 fois. La prédominance de la couleur bleue me paraît provenir de ce que le timbre le plus usuel, celui qui est nécessaire à l'affranchissement des lettres circulant en France, est le timbre bleu de 15 centimes.

Quelle est la valeur du timbre? Il y a eu 9 réponses exactes. Les autres réponses se distribuent de la manière suivante: Deux enfants, les plus jeunes, ont dit: Je ne sais pas; un des enfants, commettant une erreur d'interprétation, a répondu: 2 sous, alors que le timbre porte seulement le chiffre 2, qui veut dire 2 centimes; un autre a dit simplement: 2. Les autres chiffres indiqués sont les suivants: 15 centimes (3 fois), 10 centimes (4 fois), 5 centimes (3 fois), 1 centime (1 fois), 3 sous (1 fois). Souvent il existe une corrélation entre l'erreur sur la couleur du timbre et l'erreur sur la valeur; ainsi on attribue 3 fois la valeur de 15 centimes au timbre qu'on croit bleu, et 2 fois la valeur de 5 centimes au timbre qu'on croit vert. Ces corrélations sont exactes, et il est probable que l'une des erreurs est souvent la suite logique de l'autre.

Le timbre est-il neuf ou bien a-t-il servi? 13 enfants répondent qu'il est neuf; ce souvenir est donc plus fidèle que celui de la couleur. Un enfant n'a pas su répondre, ou plutôt il a répondu que le timbre n'était pas neuf et qu'il n'avait pas servi. D'autres ont donné des réponses douteuses; Poire, disait que le timbre avait servi et qu'il le voyait à la couleur du timbre, mais il n'a pas pu expliquer ce qu'il voulait dire par ça. Obre, répond que le timbre a servi, mais il ne peut pas dire à quoi il s'en est aperçu. Nous comprenons à la rigueur ces réponses embarrassées, puisque le fait est faux. Pou, dit que le timbre a servi, car il a été collé. Blasch., qui est un garçon intelligent, nous donne une singulière réponse; il dit que le timbre a servi, car la colle était enlevée. D.—Comment le voyait-on?—R. Par le dessous.—D. Vous avez donc vu le dessous du timbre?—R. Oui.—Ceci est non seulement l'affirmation d'un fait faux, mais encore une affirmation bien invraisemblable. Comment l'élève a-t-il pu voir le dessous du timbre, puisque le timbre, comme du reste tous les autres objets, était collé sur le carton?

Mais voici des faits qui me paraissent bien curieux: le fait faux est affirmé par beaucoup d'élèves avec une précision qui ne laisse rien à désirer: l'élève répond que le timbre a servi, et qu'il a vu le cachet de la poste sur le timbre: 4 élèves sont dans ce cas. Je les ai priés de dessiner le timbre. Ils ont dessiné le contour du timbre et figuré le cachet de la poste, soit en haut à droite, soit en haut à gauche, soit sur tout le timbre; l'un d'entre eux a même cru qu'il avait pu distinguer sur le cachet de la poste les 3 lettres R I S, terminaison du mot PARIS. C'est un des élèves de la 1re classe qui a commis cette erreur très grave.

En résumé, si nous mettons à part la nationalité du timbre, qui a donné lieu à un nombre d'erreurs insignifiant, nous trouvons que sur les 3 autres points, la couleur, la valeur du timbre et son état, les erreurs ont été soit égales, soit supérieures en nombre aux réponses justes; au total, on compte 3 réponses justes et 38 réponses fausses. L'expérience a donc été bien organisée pour provoquer des erreurs de mémoire.

ERREURS COMMISES SUR LE SOU

Les erreurs ont été peu nombreuses, et celles qui ont été commises ne sont pas considérables.

Le sou est-il français ou étranger? Tous les élèves ont répondu qu'il était français.

Que voit-on sur le sou? Les réponses erronées ou incomplètes sont les suivantes:

—La tête de la République (2 fois).

—Une dame (1 fois).

—Une tête de monsieur (1 fois).

—Un aigle, et un monsieur derrière (1 fois) l'aigle est un peu abîmé. (L'enfant croit avoir vu «un monsieur derrière», bien que le sou fut collé sur le carton).

—Un aigle de l'Empire (1 fois).

Réponses exactes. Napoléon III (19 fois).

3° La tête est-elle couronnée ou non?

—Je ne sais pas (1 fois).

—Tête couronnée (3 fois).

—Pas de couronne (12 fois).

Le sou est-il vieux ou neuf? La réponse a toujours été correcte, sauf une fois seulement. On a répondu: vieux ou sale.

Le sou est-il ou bien n'est-il pas détérioré?

—Pas abîmé (15 fois).

—Je ne sais pas (1 fois).

—Tordu sur le côté (2 fois). Ecorchure (1 fois). Déformé en bas (1 fois). A reçu un coup de marteau en bas à droite (1 fois).

—Il manque des cheveux à la tête (1 fois). Il y a sur la tête 5 parties usées (1 fois; le sujet dessine ces parties usées, qui sont le résultat d'une erreur).

Tableau XIII. Expériences sur les erreurs de mémoire forcée.









Les erreurs sur le sou sont peu graves; la principale est un oubli de la détérioration: il est possible qu'elle n'ait pas été perçue. Je pense que le sou a été mieux retenu que le timbre parce qu'il occupait une place privilégiée sur le carton à gauche et en haut; de plus, un sou français présentait moins de variations possibles de forme et de couleur qu'un timbre français.

ERREURS COMMISES SUR L'ÉTIQUETTE

Les erreurs faites sur l'étiquette sont les plus intéressantes de toutes, car elles sont nombreuses et faciles à définir en faisant dessiner l'étiquette par l'enfant.

Quelle est la couleur de l'étiquette? Nous avons vu que sur la couleur du timbre on s'est bien souvent trompé. Il en a été de même pour celle de l'étiquette.

—L'étiquette est verte (12 fois).

—Bleue (4 fois). ) ) —Rouge (2 fois). ) ) —Rose (1 fois). ) )—(10 fois) —Blanche (1 fois). ) ) —Grise (1 fois). ) ) —Marron (1 fois). )

La majorité est donc pour la couleur verte, qui est la couleur exacte.

A quel magasin appartient-elle? Sauf 4 élèves, tous ont répondu: Aux magasins du Bon Marché.

Quelle est sa forme? Tous ont répondu qu'elle est carrée ou rectangulaire; mais quand je leur ai fait préciser la forme par un dessin, beaucoup d'élèves ont figuré les deux coins du haut coupés, alors que ce sont les coins du bas qui sont coupés. Ainsi, 10 élèves ont cru que les coins du haut étaient abattus, et 5 seulement se sont rappelé exactement que c'étaient les coins du bas. Je me demande d'où vient cette singulière erreur, remarquable surtout par sa généralité. Je pense qu'elle provient peut-être de ce que les cadres rectangulaires ont les pans du haut plus souvent coupés que ceux du bas. 4 élèves ont cru l'étiquette de forme régulièrement rectangulaire, et 2 ont cru que les quatre coins sont coupés. Ainsi, ceux qui ont réussi à retenir exactement cette forme, pourtant si simple, sont une petite minorité, 3 sur 23.

Comment l'étiquette est-elle fixée sur le carton? Ce mode de fixation donne lieu à une illusion, même quand on décrit la fixation avec l'objet sous les yeux. On voit, en effet, que l'étiquette est traversée de haut en bas par une épingle, et on en conclut qu'elle est épinglée au carton; mais c'est inexact; car l'étiquette est doublée d'une seconde feuille, et cette seconde feuille, qui n'est pas traversée par l'épingle, est en réalité collée au carton. Nous signalons en passant cette petite particularité, parce qu'elle pourrait servir de point de départ à une étude sur la sagacité d'esprit dans les perceptions; mais, pour le moment, comme nous étudions les erreurs de mémoire et non les erreurs de perception, nous considérons qu'une réponse est exacte lorsqu'elle affirme que l'étiquette est fixée au carton avec une épingle.

Voici les réponses:

—Étiquette collée (2 fois).

—Cousue avec du fil (10 fois).

—Fixée avec une épingle, une aiguille ou un clou (8 fois).

—Le sujet ne sait pas (3 fois).

Lorsque le sujet nous répond que l'étiquette est cousue au carton avec du fil, nous lui demandons de nous dessiner le fil sur l'étiquette; on trouve figurés dans les dessins toutes les dispositions possibles du fil, par exemple l'étiquette est cousue en travers et en haut, ou bien le fil se voit aux quatre coins, ou bien il croise l'étiquette par le milieu; tous ces dessins montrent que le souvenir peut être précis, bien qu'il soit entièrement faux; c'est ce que nous avons déjà vu pour le timbre. Cette constatation est en contradiction avec les idées communes; nous le montrerons tout à l'heure dans notre conclusion.

Nous n'avons pas rencontré d'enfant qui ait dit spontanément la couleur du fil avec lequel l'étiquette lui paraît être fixée au carton; c'est sur notre demande expresse qu'il dit cette couleur: il y a donc eu là un peu de pression, et j'imagine que l'enfant, ayant affirmé que l'étiquette était cousue avec du fil, s'est cru obligé par la logique d'attribuer une couleur à ce fil, qu'il croyait avoir vu; mais, bien entendu, il aurait pu dire qu'il ne s'en souvenait pas. Ces couleurs de fil sont très variées; nous comptons: fil noir (2 fois), fil blanc (3 fois), fil vert (1 fois), fil beige (1 fois), ficelle rouge (1 fois).

Quant à l'épingle, elle n'a jamais été représentée dans la vraie direction; le plus souvent, on l'a figurée en travers, et vers le haut de l'étiquette.

Quelle inscription porte l'étiquette? Tous les enfants, sauf un, se sont rappelé que l'étiquette portait une inscription; mais aucun ne s'est rappelé la totalité de l'inscription. Le numéro exact: 6,75 a été dit 4 fois: une fois on a cité 6; une autre fois, un numéro de fantaisie, 320. Pour les inscriptions de mots, voici ce qu'on a cité: A, Boucicault, Nouveautés. —Lingerie, Bonneterie—Magasins, Layettes.—Au Bon Marché(6 fois)—Magasins de nouveautés—Lingerie et mercerie, Paris—Lingerie—Corsages et lingeries. Toutes ces inscriptions, sans être justes, pouvaient être considérées comme probables, car ce sont des inscriptions qu'on trouve sur les étiquettes du Bon Marché; elles se rapprochent même de la désignation vraie en ce qu'elles désignent des articles féminins. En ce qui concerne ces inscriptions, 8 enfants ont déclaré qu'il y avait quelque chose, mais qu'ils ne se rappelaient plus.

Ces erreurs sur l'étiquette ont, comme celles sur le timbre, des caractères très nets; nous remarquons ici encore la dissociation du souvenir, et l'existence d'erreurs isolées; sur 5 erreurs possibles, 5 sujets n'ont fait qu'une seule erreur, 8 sujets en ont fait 2, et 8 sujets en ont fait 3. La précision des souvenirs faux est attestée par les dessins du mode d'attache de l'étiquette.

ERREURS COMMISES SUR LE BOUTON

Ces erreurs ressemblent beaucoup à celles de l'étiquette.

Forme.—Tous les sujets se souviennent que le bouton est rond.

Couleur.—Nous comptons comme justes les réponses: marron, jaune, beige, café au lait. Les réponses justes ont été nombreuses. Les réponses fausses présentent ce caractère d'être des erreurs d'approximation; en effet les couleurs supposées ne contrastent pas avec la couleur réelle; un seul sujet a dit: gris et bleu; aucun n'a dit que le bouton était rouge ou vert; les couleurs fausses sont le plus souvent le blanc, le gris et le noir. Il en était tout autrement pour le timbre, dont les élèves ont, par erreur, complètement changé la couleur, remplaçant le rouge par du bleu ou par du vert. Cette différence de résultats montre combien ces expériences sont compliquées; il est probable que la nature des erreurs commises ne doit pas être considérée abstraitement, et érigée en une loi générale des erreurs de la mémoire des couleurs; on doit plutôt l'attribuer à la nature des objets sur lesquels porte le souvenir; de deux objets, celui qui peut revêtir un grand nombre de couleurs différentes donnera lieu à plus d'erreurs différentes de couleur qu'un objet qui, comme une plume, ou une épingle, présente presque toujours la même couleur; le premier, en effet, éveille plus d'associations chromatiques que le second.

Substance.—Cette question me paraît maintenant inutile, car il est difficile pour un enfant de connaître la matière du bouton. Je considère cependant comme fausses les réponses: nacre, porcelaine, os.

Milieu du bouton.—La plupart des enfants, 16 sur 25, se sont rappelé que le milieu du bouton est percé de 4 trous; quelques-uns ont fait des erreurs sur le nombre des trous; ainsi on a répondu 1 grand trou (1 fois), 2 trous (1 fois), 3 trous (1 fois), 5 trous (1 fois).

Une erreur plus grave a été de répondre que le milieu du bouton est occupé par autre chose que des trous; ainsi, un enfant a dit: 4 fils blancs, au milieu; un autre a dit, du fil; un troisième, 4 points. Ces enfants ont été induits en erreur soit par la préoccupation de savoir comment le bouton tenait au carton, soit par le souvenir d'autres boutons, car les boutons qu'on voit ordinairement sont cousus. Ce sont là, par conséquent, des erreurs de routine ou des erreurs de logique.

Un seul enfant, And., nous a fait une réponse singulière; il nous a assuré que le centre du bouton était occupé par des diamants; sur notre demande, il nous a fait le dessin du bouton, avec un diamant au centre. C'est là une erreur d'une espèce assez rare; mais nous en trouverons d'autres exemples, à propos des autres objets.

Fixation du bouton sur de carton.—Le bouton, comme l'étiquette et comme le sou, était simplement collé au carton. C'est un mode de fixation qui est tout à fait inusité; lorsqu'on veut fixer un bouton, on le coud. C'est probablement pour ce motif que les erreurs ont été si nombreuses; elles s'élèvent à 21; ce qui veut dire que 21 élèves sur 25 se sont imaginé qu'ils avaient vu le bouton cousu avec du fil, ou fixé avec une épingle. Leurs réponses ont eu la même précision que pour l'étiquette; nous leur avons demandé la couleur du fil, et chacun a précisé que le fil était blanc, ou noir, ou même rouge... Ce sont bien des erreurs logiques, avec peut-être une légère fantaisie en ce qui concerne la couleur du fil: mais du moment que l'enfant s'était avancé, et avait dit que le fil était cousu, il ne pouvait guère se refuser à attribuer une couleur à ce fil, lorsque nous le lui demandions. C'est un point sur lequel il faut faire des réserves. Il n'est pas certain que les enfants entendent affirmer qu'ils ont vu le fil; quelques-uns du moins, quand ils répondent que le bouton était fixé avec du fil, savent qu'ils font une interprétation, et qu'ils ne rapportent pas un fait d'observation; du moins, je le suppose; mais cette distinction entre le raisonnement et l'expérience est un peu subtile pour eux, et ils ne songent pas à la faire, parce qu'on n'attire pas leur attention sur la nécessité de la faire.

La preuve, c'est que lorsque j'ai demandé expressément à quelques-uns des enfants s'ils avaient vu le fil, j'ai obtenu des réponses très variables. Van. répond: «Oui, j'ai vu le fil.» C'est l'affirmation catégorique. Mais Gouje. est moins certain; il dit: «Je l'ai un peu vu»; Martin. répond aussi: «Je l'ai vu, mais je n'ai pas fait attention.» D'autres enfin, Obre., Uhl., And., affirmant qu'ils n'ont pas vu le fil.

Nous pouvons répéter, à propos de ces erreurs, ce que nous avons remarqué plus haut; les erreurs d'imagination sont d'une précision extrême, et elles se trouvent mélangées intimement avec des souvenirs exacts relatifs au même objet. Quant à leur caractère habituel, ce sont des erreurs de routine ou des erreurs logiques. Un seul cas d'erreur spéciale est à signaler, c'est celui du diamant.

ERREURS RELATIVES AU PORTRAIT

Les quatre objets précédents qui ont servi aux expériences sont des objets usuels, auxquels nos yeux sont habitués, et qui ne présentent aucune difficulté intellectuelle de perception; on voit et on reconnaît un timbre, un bouton, une étiquette et un sou sans qu'il soit nécessaire à un sujet normal de faire un effort pour comprendre. On ne peut pas en dire autant pour les deux autres objets: le portrait présente une petite difficulté d'interprétation; il faut non seulement reconnaître la nature du personnage, mais comprendre ce qu'il fait; l'effort est encore plus grand pour comprendre le sujet de la gravure.

Forme.—La forme du portrait a été bien retenue le plus souvent (18 fois); 7 fois seulement, on a cru qu'il était rond.

Couleur.—Les erreurs sur la couleur sont peu nombreuses et peu importantes; 2 fois on a dit qu'il était blanc, 2 fois marron et 1 fois bleu.

Sujet représenté.—En réalité, le portrait représente un homme qui ouvre la bouche. Très peu d'enfants se sont bornés à décrire ce qu'ils avaient vu; ils ont cédé au besoin d'interpréter; au lieu de dire simplement que l'homme ouvre la bouche, on a dit qu'il bâille, qu'il crie, qu'il fait la grimace, qu'il rit, qu'il tire la langue, qu'il mange, etc. C'est un nouvel exemple de la difficulté qu'éprouve l'enfant à distinguer entre une observation des sens et une conclusion tirée de cette observation.

Position de la main.—Cette position a été rarement décrite avec exactitude, 3 fois seulement; souvent (5 fois), l'enfant ne se l'est plus rappelée; plus souvent encore, il a inventé une attitude inexacte, consistant surtout à placer la main plus haut qu'elle n'était. Ce déplacement paraît avoir lieu quelquefois pour des raisons de logique; ainsi, ceux qui ont cru que l'homme bâille ont supposé qu'il met la main devant sa bouche.

Couleur du vêtement.—La veste, le plus souvent, a été décrite de couleur noire; pour le gilet qui est réellement blanc, on a dit tantôt blanc, tantôt noir. Parfois, l'enfant a attribué au vêtement une autre couleur, le marron par exemple, même alors qu'il avait dit que la gravure était noire.

ERREURS COMMISES SUR LA GRAVURE

Ainsi que nous venons de le dire, les erreurs sur la gravure ont un caractère tout particulier, qui provient en partie de ce qu'elle présente quelque difficulté d'interprétation. Nous n'insistons pas sur les erreurs de forme et de couleur, qui sont représentées en détail dans nos tables; il faut surtout mettre en lumière les erreurs sur le sujet de la scène représentée. Ces erreurs peuvent être classées en 3 catégories:

1° Des erreurs totales, complètes, par suite desquelles l'élève substitue au sujet de la gravure un autre sujet, tout à fait différent. Deux enfants seulement ont commis cette erreur grave. L'un, Bout., s'est imaginé que la gravure représentait une société de 40 individus assis, et se faisant photographier. Cette description, il nous l'a donnée avec assurance, répondant avec précision à toutes nos questions; il a même fait un dessin de cette gravure imaginaire. Lorsque nous lui avons montré le carton pour le détromper, il a été très surpris, et n'a pas pu comprendre ce qui l'avait induit en erreur; il ne s'est pas rappelé avoir vu quelque part la photographie d'une société.







Obre. a fait une invention du même genre; il nous a assuré qu'une des gravures représentait l'enterrement de Félix Faure; il a, sur notre demande, donné maint détail; on voit Loubet, nous a-t-il dit, puis des personnes qui regardent, puis l'enterrement, des soldats. Nous lui avons fait dessiner cette gravure: il a tracé un petit carré ayant à peine un centimètre de côté.

Ce sont les deux seules inventions complètes qu'il y ait eu à noter. J'en rapprocherai d'autres cas, qui me paraissent analogues. Trois élèves ont décrit, outre les six objets figurant sur le carton, des objets complètement imaginaires. Vasse, croit avoir vu une pièce de deux sous, avec un aigle; il décrit la position de cette pièce de monnaie, son état de vétusté. Poire. nous apprend qu'il a vu une toute petite image, un portrait de jeune fille; elle est en buste, de profil, sans chapeau, le portrait est ovale, blanc et gris; sur notre demande, Poire. dessine ce portrait imaginaire. Enfin, Bien. décrit un carton rond, coloré de jaune, et ressemblant à une montre; sur le dessin qu'il en a fait, il figure deux aiguilles.

Ce sont là des erreurs d'une espèce particulière. Pour que le dénombrement fût complet, il faudrait y ajouter le cas d'And., qui a vu un diamant au milieu du bouton. Ce sont des erreurs qui ne sont ni logiques, ni produites par la routine; ce sont à proprement parler des erreurs d'invention, qui se présentent sans explication possible.

2° Une seconde catégorie d'erreurs qui s'est produite fréquemment dans l'exercice de mémoire sur la gravure, consiste à donner à la scène une interprétation particulière, en présentant cette interprétation comme un fait vu. La gravure représentait seulement des individus vus de dos, pressés, et entrant par une grille entr'ouverte. Cette scène pourrait être comprise de beaucoup de façons. Quelques-uns l'ont décrite comme elle était, sans rien y ajouter; d'autres ont fait une supposition. Pou. pense que ce sont des collégiens qui rentrent, Dew. imagine des individus qui crient, Gesb. pense que c'est le palais de justice; pour Blasch., c'est une prison où du monde pénètre; Saga. y voit des gens qui vont voter, Die. reconnaît le jardin des Plantes, Gouje. croit que ce sont des messieurs qui entrent au Sénat par le Luxembourg, Pet., Mien. et Méri. disent que la scène se passe dans un jardin. Ce sont là des erreurs d'interprétation; elles portent moins sur la réalité de la scène que sur sa signification.

3° Un troisième genre d'erreurs consiste à falsifier un détail matériel de la scène, à décrire par exemple une voiture, à dire que la foule contient des soldats, des femmes ou des enfants, que la grille a des pointes dorées, etc. Ces dernières erreurs n'ont pas été bien fréquentes.

En résumé, l'expérience que nous venons de décrire a réussi à provoquer un grand nombre d'erreurs de mémoire.

CONCLUSIONS SUR LES ERREURS DE MÉMOIRE FORCÉE

Voici les réflexions générales qu'on peut faire à ce sujet. Ces réflexions s'appliquent à des expériences fai tes spécialement avec les objets bien définis que nous avons décrits, et il serait probable que d'autres expériences faites avec d'autres objets concluraient à des conclusions un peu différentes; mais je pense que ces différences ne seraient pas très importantes.

Ce qui frappe, tout d'abord, clans la lecture des résultats, c'est, que l'objet fixé sur le carton a une individualité qui a été rarement méconnue. Pour le sou, par exemple, on a pu oublier l'effigie qu'il porte, la détérioration de son contour, mais on n'a pas oublié que c'est un sou. Aucun élève ne s'est rencontré qui a dit: «Je me rappelle avoir vu en haut du carton un objet arrondi, obscur, je ne sais plus ce que c'est.» Même remarque peut être faite pour le timbre; les erreurs se sont multipliées sur sa valeur, sa couleur, sur le cachet de la poste, etc., mais aucun élève n'a dit: «Je me rappelle une petite surface claire, de telle et telle couleur.» De même encore pour l'étiquette, pour le bouton, pour le portrait, pour la gravure. Le souvenir de l'individualité de ces objets a même été plus précis encore; on est étonné de voir que jamais ou presque jamais l'élève n'a oublié que le sou et le timbre sont français; bien peu d'erreurs ont été faites sur l'étiquette, puisque 17 élèves se sont souvenus que c'est une étiquette du Bon-Marché. Ce sont là, évidemment, les attributs essentiels de l'objet, qui en forment comme la substance, et ce sont ces attributs qui se gravent le plus profondément dans la mémoire, tandis que les détails de couleur, de forme, qui sont accessoires et pourraient changer sans entraîner la suppression de l'objet comme tel, ont une forte tendance à disparaître de l'esprit.

Les erreurs commises par les élèves ont ce caractère singulier: elles ont la précision de détails des souvenirs exacts 55.

Note 55: (retour) Cette question présente en justice un intérêt qu'on ne saurait exagérer. Bien souvent, on entend des personnes dire qu'un témoignage leur paraît exact, parce que le témoin a été très net et très précis dans ses affirmations; et ces personnes, qui peuvent être jurés ou magistrats, feront sans doute, toutes choses égales d'ailleurs, plus de fond sur un témoignage net et précis, donné sans hésiter, que sur le témoignage d'une personne qui hésite, qui doute, qui refuse de donner une réponse précise. Le mot même de précision (comme lorsqu'on dit: sciences de précision, instruments de précision) éveille l'idée d'exactitude. Je pense qu'il peut y avoir là, une illusion psychologique; si un fourbe et un honnête homme sont appelés à témoigner sur un même fait, il est possible que le fourbe, qui a intérêt à mentir, fasse le récit le plus net et le plus précis, tandis que l'honnête homme, arrêté par maints scrupules, ne voulant à aucun prix altérer la vérité, se gardera de faire des affirmations précises, et répétera des formules vagues, comme: «Je ne sais pas, je ne puis rien dire...»

Toutes nos observations montrent qu'un souvenir peut être précis, quoique entièrement faux; un enfant peut non seulement croire que le timbre est oblitéré, mais figurer le dessin du cachet de la poste, et même rappeler les lettres qu'il a vues sur le cachet; il dessinera avec précision un fil qu'il n'a pas vu, etc. Un esprit non prévenu pourrait considérer ces détails si nets, si circonstanciés comme une preuve de l'exactitude du souvenir; nous voyons maintenant que la précision des souvenirs n'est pas incompatible avec leur fausseté.

Autre caractère des erreurs de mémoire: elles ne sont pas moins fréquentes dans les souvenirs à reviviscence spontanée que dans les souvenirs qu'une personne se rappelle seulement avec l'aide d'autrui.

Le souvenir du timbre est un de ceux que les élèves ont le plus souvent perdu; douze fois, les élèves n'ont pas pu le nommer; mais chaque fois que nous leur avons demandé: «Avez-vous un timbre?» ils ont répondu affirmativement. Il est donc intéressant de savoir si le souvenir du timbre, quand il n'a pas pu être rappelé volontairement par le sujet (R. sug., dans nos tableaux XIII), mais qu'il a été seulement reconnu par lui, est un souvenir moins exact que le souvenir qui renaît spontanément. J'ai donc fait la moyenne des erreurs commises dans les douze souvenirs reconnus, pour la comparer à la moyenne des erreurs dans les autres souvenirs; je trouve deux moyennes d'erreurs tout à fait équivalentes: 1,58 (c'est-à-dire une erreur et demie) pour les souvenirs rappelés par suggestion, et 1,66 pour les souvenirs rappelés volontairement. Par conséquent, il faut conclure, en restant dans les limites de notre expérience, que l'exactitude d'un souvenir est indépendante de sa puissance de reviviscence.

La nature des erreurs présente des variations importants; la question est trop peu connue pour qu'on puisse dès à présent proposer une classification étudiée; mais il paraît important de distinguer les erreurs par logique ou esprit de routine, qui consistent à imaginer par exemple un fil ou une épingle pour expliquer la fixation d'une étiquette ou d'un bouton sur un carton—et les erreurs d'invention, consistant à construire un objet qui n'a point de rapport visible avec la réalité, et que par conséquent on n'est pas en mesure d'expliquer. Ce dernier genre d'erreur est moins fréquent que l'autre.

Je signale enfin un autre caractère de ces erreurs: c'est leur spécialisation. Un enfant a vu le timbre et le décrit; sa description peut être exacte sur un point et fausse sur un autre; il peut dire exactement la couleur du timbre et se tromper sur sa valeur; c'est même ce qui s'est présenté le plus souvent; il est très rare qu'un de nos sujets se soit trompé à la fois sur la couleur, la valeur et l'état du timbre. Cette erreur complète s'est produite seulement trois fois (sur 24 sujets); il y a eu 8 sujets qui n'ont fait d'erreur que sur un seul point, et 11 sujets ont fait erreur sur deux points, percevant exactement les autres points. Cette dissociation de la perception, cette spécialisation de l'erreur a une double importance, et pour la psychologie, et pour la science pratique du témoignage 56. A la psychologie elle enseigne que les éléments complexes d'une perception sont indépendants les uns des autres et peuvent avoir une existence séparée, une survie différente. Peut-on, dans une perception, imaginer deux impressions mieux fusionnées qu'un chiffre et la couleur avec laquelle ce chiffre est imprimé? Il est cependant possible, après avoir vu ce chiffre, de ne se rappeler que la couleur ou que la forme; la mémoire dissocie ce qui, pour la perception, semble inséparable. D'anciennes expériences faites sur un calculateur visuel, Diamandi, nous avaient déjà attesté le fait 57.

Note 56: (retour) Les questions que nous traitons en ce moment sont si nouvelles qu'elles donnent lieu à des inaperçus inattendus. Signalons en passant l'utilité qu'il y aurait à créer une science pratique du témoignage, en étudiant les erreurs de mémoire, le moyen de les reconnaître, et de reconnaître les signes de vérité. Cette science est trop importante pour qu'elle ne s'organise pas un jour ou l'autre.
Note 57: (retour) Psychologie des grands calculateurs et joueurs d'échecs, p. 134, Paris.

Pratiquement, ces dissociations nous prouvent qu'on aurait tort de croire que lorsqu'une personne fait une réponse juste sur une partie d'un souvenir, elle répond juste pour le reste; souvent, on entend dans les affaires judiciaires, discuter la véracité d'un témoin; et si par hasard son témoignage peut être vérifié sur un point, il paraît acquérir bien plus de force probante pour les autres points où il n'est pas vérifiable. Sans doute, chaque cas réel doit être examiné en particulier; nous ne pouvons formuler que des règles générales; or, en règle générale, il faut admettre les dissociations partielles des souvenirs, et par conséquent on ne peut pas, étant donnée une série de souvenirs a, b, c, d, etc., considérer que si a se trouve exact, c'est une preuve que b, c, d, etc., sont exacts aussi.

Il reste à faire une classification des sujets, au point de vue du nombre des erreurs de mémoire. Nous la donnons ci-dessous.

  1. Lac...............) 6 erreurs.
  2. Delan............) 6 erreurs.
  3. Monn............) 7 erreurs.
  4. Dew..............)
  5. Blasch...........) 9 erreurs.
  6. Martin...........)
  7. Bien..............)
  8. Motte............)10 erreurs.
  9. Obre.............)
10. Die................)
11. Poire.............)
12. Gesb.............)
13. Féli................)11 erreurs.
14. Uhl................)
15. Van...............)
16. Gouje............)
17. Vasa..............)
18. Pet................)12 erreurs.
19. And..............)
20. Mien.............)13 erreurs.
21. Saga.............)
22. Bout.............)
23. Méri.............)14 erreurs.
24. Pou..............)

Pour faire cette classification, nous sommes obligé de prendre une mesure arbitraire: c'est de considérer comme équivalente toute erreur par logique ou par routine, et de noter comme ayant une importance double toute erreur par invention; l'application de cette règle nous fait ranger nos sujets dans l'ordre sus-indiqué: sur la liste, nous avons mis en italique les noms d'élèves qui ont commis de véritables erreurs d'inventions; ce sont en général ceux qui ont commis le plus grand nombre d'erreurs; nous retrouvons parmi eux 3 sujets qui ont été extrêmement suggestibles pour les lignes; ce sont Poire., And. et Bout.

Les élèves qui ont commis le moins d'erreurs et occupent les 6 premiers rangs de la liste sont des sujets qui ont été peu suggestibles pour les lignes; ainsi Lac., qui arrivait premier dans les expériences de suggestion par les lignes, occupe ici aussi le premier rang; Delan. est second sur les deux listes; mais il y a, pour le reste, bien des différences; ainsi, Saga., qui s'était montré peu suggestible pour les lignes, est ici parmi ceux qui ont commis le plus d'erreurs.

DIFFÉRENCE ENTRE LA MÉMOIRE SPONTANÉE ET LA MÉMOIRE FORCÉE

Nous venons de voir qu'en demandant aux sujets de répondre à des questions précises, nous avons forcé leur mémoire, et que nous les avons amenés ainsi à commettre de nombreuses erreurs. Il nous a paru utile de rechercher si notre interprétation était juste ou non. Nous avons fait, dans une autre école, des expériences d'un genre un peu différent; nous avons montré aux élèves le même carton et les mêmes objets pendant 12 secondes; puis, au lieu de les interroger nous-même sur ce qu'ils avaient vu, nous les avons invités à écrire de mémoire tous leurs souvenirs, avec la seule recommandation de ne pas se contenter de nommer les objets, mais d'en décrire tous les détails qu'ils avaient remarqués.

Cette expérience de contrôle a duré seulement une après-midi; je l'ai faite sur 12 élèves appartenant au cours supérieur d'une école primaire; ces élèves me connaissent déjà, j'ai fait antérieurement quelques recherches avec eux. Je les ai pris par groupes de trois dans le cabinet du directeur, et je leur ai donné une explication collective, aussi abondante que celle que j'ai reproduite plus haut; ensuite, chaque élève a été isolé; je lui ai mis entre les mains le carton d'objets pendant 12 secondes, et enfin je l'ai invité à écrire de mémoire tout ce qu'il se rappelait. Les élèves étaient assis à des tables différentes, et suffisamment éloignés les uns des autres pour qu'il leur fût impossible de copier. Je suis resté présent, bien entendu, et je les ai surveillés étroitement. Je ne les ai pas prévenus d'avance du temps qui leur était accordé pour ce travail; mais j'ai attendu 20 minutes, avant de ramasser les copies. Pendant ces 20 minutes, certains élèves n'ont point cessé d'écrire: d'autres avaient fini bien avant, mais s'apercevant qu'on ne leur enlevait pas leurs copies, ils écrivaient de temps en temps, ajoutaient quelques mots; ils ne sont pas demeurés inactifs. J'ai demandé à quelques-uns: «Avez-vous fini?» Mais ils étaient embarrassés, ne répondaient pas, et après avoir jeté un coup d'oeil sur leur voisin qui continuait à écrire, ils préféraient ajouter quelques mots encore. Il est donc probable qu'en prolongeant un peu l'expérience, on a pesé sur eux, on a exercé une petite contrainte: mais cette contrainte n'est pas comparable à celle des questions directes.

Les copies écrites par les élèves présentent une très grande variété, tant au point de vue du nombre des détails retenus que de la nature de ces détails; l'avantage des expériences qui laissent au sujet une grande liberté est de permettre la manifestation des différences individuelles. Le nombre des lignes écrites est indiqué dans le tableau XIV.

On voit que les différences dans le nombre de lignes écrites sont très considérables; elles ont d'autant plus de valeur qu'il s'agit d'enfants ayant sensiblement le même âge et appartenant au même cours, possédant par conséquent le même degré de culture; de plus, toutes les conditions extérieures étaient faites pour égaliser les résultats; car les enfants étaient réunis, par trois, dans la même pièce, et ceux qui avaient une tendance à peu écrire subissaient l'émulation de ceux qui écrivaient davantage. Il y a donc eu une différence très grande dans l'abondance des souvenirs et dans l'aptitude aux descriptions longues et minutieuses. Je pense qu'une épreuve de ce genre apprendrait beaucoup sur le contenu de l'intelligence des élèves.

Le nombre des lignes écrites n'indique pas, à lui seul, l'abondance des souvenirs; il y a plusieurs élèves, qui ne se sont pas contentés de décrire leurs souvenirs, mais ont fait de l'érudition, en écrivant ce qu'ils savaient par exemple sur l'utilité des timbres, de la monnaie, des étiquettes, etc. Ce naïf étalage d'érudition a pu provenir, dans certains cas, de ce que l'élève avait mal compris le but de l'expérience; mais le plus souvent, l'élève n'a fait de l'érudition qu'à la fin de sa copie, à un moment où il avait épuisé toute sa provision de souvenirs, et il voulait probablement continuer à écrire, pour imiter l'exemple de ses camarades.

J'ai aussi tenu compte, dans le tableau, du nombre des objets retenus; ce nombre varie très peu d'un élève à l'autre: il y en a 9 qui ont retenu 5 objets, 2 en ont retenu 6, et 4 seul en a retenu 4. Si on se contentait de ces chiffres sommaires, on pourrait conclure que tous ces élèves ont à peu près la même mémoire, et ce serait commettre une erreur très grave, dont on peut se convaincre facilement en lisant leurs copies; car parmi ces 9 élèves qui ont tous retenu 5 objets sur 6, il y en a qui ont tant donné de détails que leurs souvenirs sont, pour parler approximativement, 4 ou 5 fois plus nombreux que ceux des autres. Je suis donc disposé, sur le vu de ces copies, à rejeter comme inexacte et surtout insuffisante toute expérience consistant à apprécier la mémoire d'une personne d'après le nombre d'objets vus qu'elle peut nommer après un temps donné. J'ai fait autrefois des essais dans ce sens, et ne les ai point publiés; je pense que cette méthode serait défectueuse pour estimer l'étendue d'un mémoire. Un objet n'est pas une chose simple; il est formé par un faisceau d'attributs souvent compliqués, et qui se décomposent dans la mémoire, comme nous l'avons montré précédemment; telle personne qui peut de mémoire se rappeler l'existence d'un objet qu'elle a vu sur le carton, le timbre par exemple, mais ne peut rien ajouter, a certainement une mémoire moins étendue qu'une autre personne qui peut dire exactement la couleur du timbre, sa valeur, etc.

Pour apprécier l'étendue de la mémoire, il ne faut donc pas se contenter de compter les lignes de description, et encore moins se contenter d'énumérer les objets retenus; on devrait en outre faire l'énumération des souvenirs conservés.

Nous donnons la preuve de ceci en reproduisant les copies de deux élèves; ces copies sont à peu près de même longueur, le nombre d'objets retenus est le même, il n'y a pas eu d'erreurs commises; cependant l'un des élèves, Mousse, a fait preuve d'une meilleure mémoire que l'autre.

COPIE DE L'ÉLÈVE MOUSSE

1re figure.—Un sou de l'année 1857, à l'effigie de Napoléon III, entouré d'une bordure sur laquelle est écrit: Napoléon trois Empereur. Le Napoléon n'est pas couronné.

2e figure.—Une étiquette du Bon-Marché de couleur verte, avec le prix 6 fr. 75, ayant en tête: Grands magasins du Bon Marché.

3e figure.—Un monsieur assis, ayant la bouche ouverte et riant, et ayant la langue un peu sortie; ses cheveux sont coupés en brosse.

4e figure.—Un bouton pointillé marron clair et gris blanc, avec quatre trous au milieu.

5e figure.—Une photographie représentant une grille ouverte: des hommes qui se précipitent pour rentrer, et sur le côté droit des facteurs avec leur boîte à lettres.

Le sou (cinq centimes) est une monnaie en bronze; c'est la 20e partie du franc. Ce sou est un peu usé.

L'étiquette est formée de deux côtés rabattus l'un sur l'autre.

Le bouton est en plus entouré d'une bordure qui forme une couronne.

L'intérieur (l'envers) de l'étiquette est blanc. L'étiquette a été mise après une étoffe, car la place du fil ou de l'épingle qui l'a tenue est marquée par des trous. Le tout est fixé sur un carton de la couleur du papier dont se servent les bouchers, c'est un peu jaune. Le carton a la forme d'un rectangle.

0 erreur.

COPIE DE L'ÉLÈVE DESVA.

1. Sur la feuille de carton il y a un sou dont l'État a seul le droit de fabrication.

2. Puis une étiquette des magasins du Bon-Marché. Cette étiquette sert à marquer sur les objets à vendre leur prix.

3. Puis un bouton; ce bouton est surtout employé en mercerie.

4. Puis deux photographies. La photographie est une reproduction de scènes diverses. Une représente un homme assis et l'autre une manifestation.

1. Les sous servent à faciliter les moyens d'acheter. S'il fallait qu'un sabotier aille échanger ses sabots chez le boulanger, puis chez le boucher, il perdrait son temps, et ainsi pour les autres marchands.

2. Les grands magasins de nouveautés comme le Bon-Marché, le Louvre, sont forcés de mettre des étiquettes à leurs marchandises, car les vendeurs ne se reconnaîtraient pas dans tous ces objets.

0 erreur.

Voici la copie de l'élève qui a écrit le plus petit nombre de lignes; elle contient 2 erreurs:

COPIE DE L'ÉLÈVE MATH

Une étiquette du Bon-Marché pour marquer le prix des objets; l'entrée de la mairie rue Bonaparte; un bouton; une pièce de

Cinq centimes en bronze; une photographie; un homme qui était assis, qui avait un chapeau de forme. Le bouton était en nacre noire.

Comme contraste, nous donnons la copie de l'élève qui a écrit le plus longuement.

COPIE DE L'ÉLÈVE MARL.

1. D'abord un sou à l'effigie de l'Empire français. D'un côté il y a la tête de Napoléon III.

2. Un dessin, un homme qui bâille en lisant son journal, il s'étire.

3. Un timbre de deux centimes. République française. Ensuite une autre gravure; une grille est ouverte, des hommes se poussent pour y rentrer, d'autres sont repoussés par des agents. Il y en a un qui est saisi par deux agents qui le tiennent par les deux épaules, il se secoue pour tâcher de se sauver. D'autres hommes crient et gesticulent en poussant les autres vers la grille.

5. Une gravure en rond, je ne sais plus ce que c'est. Elle est en couleur.

Particularités.

1. C'est un sou comme un autre, en cuivre et en bronze, à l'entour du sou, il y a écrit: Empire français en rond. A l'intérieur, il y a le visage et la tête de Napoléon III empereur des Français. De l'autre côté il y a écrit 5 centimes (mais cela ne se voit pas).

2. L'homme qui bâille est habillé avec un veston et un gilet noir, une cravate noire, une chemise et un col blanc. Il bâille en s'étirant, il ouvre une grande bouche où l'on voit sa langue qui est collée sur sa glande salivaire qui est en dessous de la langue.

On voit aussi ses dents qui sont blanches et régulières.

Son nez est relevé et ses yeux regardent en l'air.

Il s'étire, c'est-à-dire qu'il écarte ses deux bras à droite et à gauche en les poussant pour se détendre les nerfs qui sont fatigués d'être restés longtemps dans la même position.

Il vient de lire son journal, il l'a posé sur ses genoux.

3. Le timbre de deux centimes est neuf et a été collé sur le carton; il est rectangulaire et avec des dentelures découpées en rond, il y a deux hommes qui tiennent une pancarte sur laquelle est inscrit le chiffre 2; de l'autre côté, il y a de la gomme pour le coller.

4. Ce doit être une usine où il y a une grille entr'ouverte. Des hommes, qui doivent être des manifestants, se poussent pour forcer la porte à s'ouvrir, dans l'intérieur on les empêche d'entrer.

A la porte des hommes se battent et se disputent; un homme qui doit faire plus de bruit est arrêté par deux agents. Il se débat et donne des coups de poing aux agents. (Celui-là n'y réchappera pas, j'en suis sûr.)

Le 5e dessin est en couleurs et peu distinct.

4 erreurs.—36 minutes.

Ainsi que nous l'avons prévu, les erreurs d'imagination et de mémoire commises par les élèves sont beaucoup moins nombreuses que celles des autres élèves qui étaient obligés de répondre à nos questions. Nous trouvons en effet:

2 élèves qui n'ont commis aucune erreur;
2 élèves qui ont commis 1 erreur;
1 élève qui a commis 2 erreurs;
4 élèves qui ont commis 3 erreurs;
3 élèves qui ont commis 4 erreurs.

Or, dans les expériences de mémoire forcée, le minimum d'erreur était de 5 et le maximum était de 44; la différence est donc considérable. Il faut conclure que l'expérience de mémoire forcée est sujette à erreur bien plus que l'expérience de mémoire spontanée. Le seul fait de poser oralement une question précise à l'enfant augmente ses erreurs de mémoire; ce qui revient à donner ce conseil pratique: si vous voulez avoir le maximum de vérité dans un témoignage d'enfant, ne lui posez pas de questions, évitez même les questions qui sont pures de toute suggestion précise, mais dites-lui d'écrire tout ce qu'il se rappelle, et laissez-le en tête à tête avec son papier.

Quelle est la raison psychologique pour laquelle un interrogatoire, qui cependant est exempt de suggestions, provoque chez un enfant plus d'erreurs de mémoire qu'un récit qu'il fait spontanément par écrit? La différence provient à mon avis de ce qu'un enfant, même à l'âge de 12 ans, est encore inhabile à saisir la distinction entre un fait vu, observé, et un raisonnement, ou une invention. Avoir vu le fil passant par les trous d'un bouton, ou supposer que le bouton étant fixé au carton doit y être cousu avec du fil, c'est tout un pour l'enfant; ou du moins ce sont pour lui deux expressions équivalentes d'un même fait; et la preuve qu'il est porté à confondre l'observation et le raisonnement, c'est qu'il lui arrive de décrire ce qu'il n'a matériellement pas pu voir, par exemple le côté pile du sou, l'envers du timbre, ou les couleurs des vêtements, dans un portrait en noir. Cette distinction n'étant point, à ce que je suppose, très nette pour l'esprit de l'enfant, il ne pourra en tenir compte que si on attire son attention sur ce point; mais si, au contraire, on dirige l'interrogatoire de telle manière que l'attention de l'enfant soit attirée ailleurs, on le verra faire de bonne foi maints raisonnements et maintes interprétations, alors qu'il croira rendre un compte exact de ce qu'il a observé. C'est ce qui est arrivé précisément dans notre expérience de mémoire forcée; nous invitons l'enfant à préciser un souvenir fuyant; alors, pour nous satisfaire, par désir de donner une réponse quelconque, il complète son souvenir avec les ressources de son raisonnement ou de son imagination, sans se rendre compte qu'il ne se borne pas à décrire ses observations, et la preuve de la bonne foi, c'est l'étonnement qu'il éprouve lorsqu'on lui montre de nouveau le carton, et qu'il touche du doigt ses erreurs.

Les erreurs commises spontanément par les enfants qui ont écrit leurs souvenirs sans répondre à un interrogatoire direct ne présentent rien de bien particulier; elles sont de même nature que celles que nos questions avaient provoquées, mais avec plus de variété; du reste on pourra s'en rendre compte en se reportant à notre tableau. Ce qui importe ici, c'est moins leur qualité que leur nombre.

SUGGESTION PAR QUESTIONNAIRE

D'après tout ce que nous avons appris jusqu'ici, il est extrêmement vraisemblable que si on remplace le forçage de la mémoire par la suggestion, on provoquera un plus grand nombre d'erreurs. J'ai fait cette étude surtout pour me rendre compte de l'influence des mots et des phrases employés pour suggestionner. Il y a là une question de grammaire et de syntaxe qu'il m'a paru utile d'élucider. J'ai indiqué plus haut que les moindres nuances d'inflexion de la voix ont une grande influence sur l'effet d'une suggestion; nous ne pouvons guère, quant à présent, à moins d'employer des phonographes, tenir compte des inflexions de voix; mais il est beaucoup plus facile de peser la valeur de chaque mot, en remplaçant un mot par un autre, en employant divers tours de phrase, et en ayant soin de toujours faire lire au sujet des questions écrites, afin d'éviter les variations dans l'accentuation de la voix. Ce procédé des questions écrites permet d'éliminer une bonne partie de ce qui est indéfini et immesurable dans l'action personnelle.

J'ai employé trois questionnaires différents qui ont été distribués chacun à des élèves différents; il est bien entendu que chaque élève a répondu à un seul des trois questionnaires; mon but n'était point de faire l'étude de la suggestibilité individuelle, mais de rechercher si la forme grammaticale de la question, le tour des mots, le genre de la question exerçait une influence sur la réponse.

Le premier questionnaire représente un exercice de mémoire forcée. Nous connaissons maintenant la pleine valeur de ce terme, et nous savons quel est le résultat de ce forçage. Pour des personnes non prévenues, ce questionnaire paraît très simple et très rationnel dans sa précision voulue, et on ne se douterait pas qu'il peut provoquer de si nombreuses erreurs de mémoire et d'imagination chez les enfants. Les questions, on le remarquera, sont à peu près les mêmes que celles que j'avais posées oralement, dans des expériences sur d'autres élèves; mais il y a une grande différence entre un interrogatoire oral et un interrogatoire par écrit; dans le premier cas on est près du sujet, on le regarde de temps en temps dans le blanc des yeux, on emploie, malgré soi, des intonations de voix qui sont insinuantes ou impérieuses; en un mot, on exerce une action personnelle dont l'efficacité vaut ce que vaut l'autorité morale de l'individu; au contraire, la question écrite est plus impersonnelle, sans cependant l'être entièrement, car celui qui a écrit les questions est présent dans le cabinet du directeur et surveille.

Voici ce premier questionnaire:

QUESTIONNAIRE I

(SANS SUGGESTION, MAIS AVEC FORÇAGE DE LA MÉMOIRE)

Le Bouton.—1° Comment est-il fixé au carton? 2° Est-il abîmé, le bouton, ou bien est-il intact? Dessinez-le.

Le portrait.—3° De quelle couleur est-il? 4° Voit-on les jambes du Monsieur, ou bien ne les voit-on pas? 5° A-t-il la tête nue ou couverte? Dessinez. 6° A-t-il un objet dans la main droite, ou bien n'a-t-il rien?

Le sou.— 7° Est-il intact ou détérioré?

Le timbre.— 8° Est-il neuf ou porte-t-il le cachet de la poste? Dessinez.

L'étiquette.—9° Comment est-elle fixée au carton?

Gravure représentant une foule.—10° Que voit-on sur cette photographie?

11° Combien d'objets y avait-il sur le carton? Énumérez-les tous.

Le second questionnaire est destiné à produire une demi-suggestion, la forme des questions est persuasive; le bouton, demande-t-on, n'est-il pas fixé au carton avec du fil etc.? L'expression «n'est-il pas» revient presque dans chaque question. Par cette forme de langage, on donne l'idée d'un certain détail; on ne l'affirme pas, mais on le fait paraître vraisemblable, on lui donne l'apparence de la vérité; mais d'autre part, en mettant en pleine lumière l'objet sur lequel la suggestion s'exerce, on attire l'attention sur cet objet, et on peut éveiller par conséquent le doute, la réflexion et même l'esprit de contradiction.

Voici ce second questionnaire.

QUESTIONNAIRE 2

(SUGGESTION MODÉRÉE)

1° Le bouton n'est-il pas fixé au carton avec du fil?

2° N'est-il pas abîmé? Dessinez-le.

3° Le portrait n'a-t-il pas une certaine couleur foncée?

4° La personne du portrait n'a-t-elle pas une jambe croisée sur l'autre?

5° N'a-t-elle pas un chapeau sur la tête? Dessinez-le.

6° N'a-t-elle pas un objet dans la main?

7° Le sou ne présente-t-il pas un trou? A quel endroit?

8° Le timbre ne porte-t-il pas le cachet de la poste? Dessinez.

9° L'étiquette n'est-elle pas attachée au carton par un fil? Dessinez.

10° Sur la gravure représentant la grève des facteurs n'y a-t-il pas un petit chien?

11° N'y a-t-il pas aussi un homme arrêté par des agents?

12° N'y a-t-il pas un septième objet? Dessinez.

13° N'y a-t-il pas un huitième objet?

Notre troisième questionnaire est destiné à produire des suggestions très fortes. La force d'une suggestion peut résulter en partie de l'accentuation de la voix, en partie aussi de l'ascendant exercé par celui qui parle. Comme je me servais de suggestions écrites, je m'interdisais d'avoir recours à ces adjuvants; j'ai donc cherché un moyen tout autre pour augmenter les suggestions de mon questionnaire; ce moyen a consisté à ne pas attirer directement l'attention sur le fait inexact que je suggère, mais à considérer ce fait comme implicitement admis, et à le prendre pour point de départ d'une autre question. Ainsi, au lieu de demander, comme dans le second questionnaire: «l'homme du portrait n'avait-il pas un chapeau sur la tête?»—Je demande: «dessinez la forme du chapeau qu'il avait sur la tête;» question qui ne se comprend que si le chapeau existe, question qui par conséquent ne met pas en cause l'existence du chapeau, et n'engage pas le sujet à examiner ce détail ou à le mettre en doute. Une autre manière de suggestionner fortement est de poser un dilemme, ainsi on demande: le portrait est-il brun ou bleu?—alors qu'il est noir.

Voici ce troisième questionnaire.

QUESTIONNAIRE 3

(SUGGESTION FORTE)

Le bouton.—1° Il y a quatre trous. Quelle est la couleur du fil qui passe par ces trous, et qui fixe le bouton au carton? —2° Dessinez l'endroit où le bouton est un peu abîmé.

Portrait.—3° Est-il brun foncé ou bleu foncé? —4° Le Monsieur a-t-il la jambe gauche croisée sur la jambe droite, ou la jambe droite sur la jambe gauche? —5° Dessinez la forme du chapeau qu'il a sur la tête. —6° Quel objet tient-il dans sa main droite?

Le sou.—7° Il présente un petit trou. Où se trouve ce petit trou? Dessinez.

Le timbre.—8° Il y a dans le coin à droite le cachet de la poste. Quel nom de ville peut-on distinguer sur le cachet? Dessinez. —9° Le timbre est de couleur rouge. Est-ce rouge clair ou Foncé?

Étiquette.—10° Dessinez le fil avec lequel elle est attachée au carton. —11° L'étiquette est-elle vert clair ou vert foncé?

Gravure représentant une foule.—12° A quel endroit se trouve le petit chien?—13° Comment est habillé l'homme qui est arrêté par les agents?

Le septième objet est une gravure.—14° Que représente-t-elle? Dessinez.

—13° Quel est le huitième objet?

Une première série d'expériences avec ces trois questionnaires a été faite sur les élèves du cours moyen d'une école primaire.

Ce sont des élèves dont l'âge varie de 9 à 12 ans; je les connais un peu, pour avoir expérimenté une fois sur chacun d'eux, trois mois auparavant. Je les introduis par groupes de 2, dans le cabinet du Directeur; je leur montre pendant 12 secondes le carton d'objets qui m'a déjà servi, et je leur adresse les mêmes explications que dans les expériences précédentes; seulement je les avertis que dès qu'ils auront cessé de voir le carton, ils devront répondre par écrit à un questionnaire écrit que je mettrai sous leurs yeux. Diverses recommandations sont ajoutées: par exemple, les enfants ne devront pas recopier les demandes du questionnaire, mais se borner à répondre à chacune des questions; enfin, dans le questionnaire on leur demande de dessiner certains objets; ces dessins devront être tous faits de grandeur naturelle, recommandation d'autant plus nécessaire que lorsqu'on abandonne les élèves à leur spontanéité, ils font le plus souvent de très petits dessins, en ayant conscience de cette réduction du dessin par rapport à la grandeur réelle de l'objet 58.

Note 58: (retour) On commettrait par conséquent une erreur si, après avoir fait faire des dessins de mémoire à des élèves, sans autre recommandation, on mettait la petitesse des dessins exécutés sur le compte d'une modification due à la mémoire. Il est probable que les sujets font des dessins très petits parce que ceux-ci sont plus faciles à faire que des dessins grandeur naturelle, et que les défauts en sont moins visibles, et moins ridicules.

J'ai répété quelques jours après la même expérience sur des élèves appartenant au cours supérieur d'une autre école primaire. Ces élèves me voyaient pour la première fois; je les ai pris un à un dans le cabinet du Directeur, pour pouvoir les suivre attentivement, observer ce qu'ils faisaient, et les soumettre ensuite à un interrogatoire minutieux.

Diverses remarques préliminaires sont à faire sur l'attitude des élèves pendant les expériences. J'ai été frappé du soin qu'ils ont mis à répondre aux questions écrites; lorsqu'ils ignoraient la réponse d'une question, ils restaient embarrassés pendant plusieurs minutes, et il y en a plusieurs dont l'embarras était tel qu'ils ne pouvaient pas se décider à écrire, et ils se livraient à des réflexions sans fin. Cette lenteur à répondre est une preuve de sincérité, car si un enfant voulait se débarrasser de suite de l'expérience, il lui suffirait de répondre par les premiers mots venus. Je pense que la conscience que les élèves ont tous montrée vient de ce qu'ils faisaient une expérience individuelle, qu'ils travaillaient sous mes yeux et se sentaient responsables de tout ce qu'ils écrivaient. Une expérience individuelle se fait presque toujours sérieusement. C'est dans des expériences collectives surtout qu'il se produit de l'indiscipline et du fou rire; j'ai du reste bien constaté cette différence quelque temps après, lorsque j'ai essayé de répéter collectivement, sur 3 élèves réunis, la même épreuve de mémoire.

J'ai noté, pour plusieurs sujets, leurs hésitations avant de répondre par écrit aux questions; je n'ai rien trouvé de bien caractéristique dans ces hésitations, on ne peut pas dire que l'élève hésite et réfléchit plus longtemps pour les suggestions auxquelles il résiste que pour celles auxquelles il succombe. Mais en revanche il est absolument certain que les élèves mettent en moyenne plus de temps à répondre au 3e questionnaire qu'au 2e; malgré de profondes variations individuelles, on peut dire que le temps que prennent 5 élèves quelconques à répondre au 2e questionnaire suffit à peine à 4 élèves pour répondre au 3e questionnaire; ce n'est pas que les questions avaient des longueurs différentes, ou exigent des réponses plus longues dans un cas que dans l'autre; le vrai motif, à mon avis, est que l'élève en présence du questionnaire 3 hésite plus longtemps que devant le questionnaire 2; il reçoit une suggestion plus complexe, et y résiste davantage. Comparons par exemple la question 1 du questionnaire 2 à celle du questionnaire 3. Dans le premier cas, on demande à l'élève: «Le bouton n'était-il pas cousu au carton à l'aide d'un fil?» C'est en somme une question unique dont il a à s'occuper, et pour la trancher, il doit seulement faire appel à sa mémoire, tout en subissant bien entendu l'influence de l'insinuation qui résulte de la question posée. Il n'en est plus de même pour la suggestion produite par le questionnaire 3. Ce questionnaire dit à l'élève: «Le bouton a 4 trous; par ces trous passe un fil qui fixe le bouton au carton; quelle est la couleur du fil?» Cette question est bien plus embarrassante que la précédente; le sujet doit, pour y répondre: 1° imaginer une couleur quelconque du fil, couleur qu'il n'a pas vue; 2° se résoudre à admettre que le bouton était cousu avec du fil; ce dernier point doit le faire hésiter, et il faut que son doute, que sa résistance soient vaincus, avant qu'il se décide à écrire le nom d'une couleur. On pourrait faire une analyse semblable pour les autres questions du questionnaire 3, et il serait facile de montrer que chacune contient une question préjudicielle; de là la résistance du sujet, et le temps qu'il met à répondre à ce questionnaire.

Il faudrait avoir une méthode qui permît de suivre fidèlement le progrès de la suggestion depuis le moment où le sujet lit la question jusqu'au moment où il se décide à y répondre par écrit; cette lutte est sans doute la partie la plus intéressante de l'expérience; malheureusement, nous ne la connaissons pas directement, et nous pouvons seulement la conjecturer d'après quelques réflexions qui échappent à quelques enfants, ou d'après leurs gestes et leur attitude. Encore tous les sujets ne sont-ils pas aussi démonstratifs les uns que les autres; quelques-uns restent complètement fermés. Voici, à titre d'hypothèse, ce que je suppose qui se passe, surtout lorsque l'élève doit répondre au 3e questionnaire.

Le premier moment qui suit la lecture de la question est un moment de scepticisme; on entend beaucoup d'élèves murmurer: «Mais je ne sais pas! Je n'ai pas remarqué! etc.,» et faire des gestes d'ennui ou de dénégation; quelques-uns ont une pantomime assez expressive, hochent la tête, plissent le front, font la moue avec leur bouche; quelques-uns même traduisent cet état de scepticisme par une réponse écrite, ils écrivent: «non», mais ils effaceront ensuite ce mot; parfois on leur entend dire des phrases, comme celle-ci: «Il n'avait pas de chapeau.» Chez certains enfants, cet état de résistance initiale persiste indéfiniment; ils restent immobiles devant la question, ne peuvent se décider à écrire quoi que ce soit; cela peut durer un quart d'heure et davantage; pour en finir, il faut que l'expérimentateur intervienne, les presse de questions, brise leur mutisme, leur fasse avouer qu'ils ne savent pas, et les décide à écrire cet aveu d'ignorance.

La seconde phase que je distingue, très schématiquement bien entendu, est une phase de demi-obéissance à la suggestion. Le sujet s'est décidé à écrire, il commence à rédiger sa réponse, mais il s'arrête en route, au mot décisif. Pour la première question, par exemple, il écrit le mot: «couleur du fil», mais il ne complète pas sa réponse par un nom de couleur; en somme, il a déjà implicitement cédé à la première partie de la suggestion, en admettant que le bouton est cousu au carton; il lui reste à inventer la couleur du fil. Même hésitation pour le dessin. Je vois encore un élève qui après avoir tracé le contour du sou, reste une minute entière devant son dessin, la plume effleurant le papier, se promenant dans toutes les parties du disque, jusqu'à ce que le sujet se décide à marquer un point très léger, pour indiquer la place du trou (imaginaire) qui perce le sou.

Enfin une troisième phase est celle de l'exécution de la suggestion. Je n'ai rien à en dire, sinon que l'élève montre souvent, au moment où il écrit, une vive rougeur, comme s'il avait un sentiment de honte. C'est un sentiment que je n'ai jamais réussi à faire avouer à mes sujets: la question est du reste un peu délicate.

Voilà dans quel ordre je crois que la série de phénomènes se déroule: d'abord résistance qui est au maximum, qui ensuite décroît jusqu'à permettre l'exécution de la suggestion. J'ai constaté une seule fois, par exception à cette règle, que le sujet, ayant cédé tout d'abord à la suggestion, est revenu ensuite sur ses pas, a biffé sa réponse suggérée pour mettre une négation à la place.

Nous donnons deux exemples de réponses au questionnaire, qui n'exerce aucune suggestion.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 1

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

1. Le bouton est collé.

2. Il est intact.

3. Le portrait est de couleur marron clair.

4. On ne voit les jambes du monsieur qu'à demi.

5. Il a la tête nue.

6. Il n'a rien.

7. Le sou est intact.

8. Le timbre n'est pas neuf, car il porte le cachet de la poste.

9. L'étiquette est fixée au carton par de la colle.

10. Sur la seconde photographie, on voit une foule de gens entrant dans un monument.

Il y avait 6 objets qui étaient: un bouton, une photographie représentant un monsieur, un sou, un timbre, une étiquette et une photographie représentant une foule entrant dans un monument.

AUTRE RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 1

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

1. Le bouton n'est pas fixé au carton, il est cousu et de l'autre côté où il y a le fil, on a collé un morceau de carton sous le bouton.

2. Non, le bouton n'est pas abîmé.

Le portrait.

3. Il est noir pour le veston, blanc pour le gilet. La figure est jaunâtre, il a de la barbe, de la moustache et des cheveux un peu noirs, plutôt noirs que clairs.

4. Oui, on voit les jambes mais pas tout entières. Elles sont l'une par-dessus l'autre.

5. Il a la tête nue.

6. Il a un livre dans la main droite. Il fait une petite grimace en bâillant.

7. Le sou. Le sou est un peu détérioré, car à force un sou n'importe quelconque à la longue commence à se rouiller et à changer de couleur.

8. Le timbre. Il ne porte pas le cachet de la poste. Il est neuf, c'est-à-dire que si on le mettait sur une carte postale, car c'est un timbre de 2 sous, il serait bon. Le facteur pourrait le prendre.

9. L'étiquette. A une étiquette il y a toujours un peu de colle derrière, donc elle est collée sur le carton.

10. Gravure représentant une foule. Sur cette photographie, on voit une foule de monde qui monte un escalier et il y en a tellement de monde que, quand les personnes sont au haut de l'escalier il y en a encore qui attendent dans la rue. Il y a des facteurs qui attendent car ils ne peuvent pas passer. Il y a une grande grille qui est à moitié fermée, et c'est à gauche de la photographie que le monde passe.

Il y a 6 objets sur le carton, qui sont le 1er le sou, le 2e l'étiquette, le 3e le portrait, le 4e le timbre, le 5e le bouton, 6e gravure représentant une foule.

Voici quelques exemples de réponses au questionnaire 2. la première révèle un esprit judicieux, et peu suggestible; elle émane de Lem..., élève de treize ans.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 2

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Esprit judicieux, peu suggestionné

1. Le bouton n'est pas fixé au carton par du fil, mais il y est fixé avec de la colle.

2. Ce bouton n'est pas abîmé du tout.

3. Le portrait est d'un noir peu foncé, plutôt gris.

4. Le monsieur a une jambe croisée sur l'autre.

5. Il est tête nue.

6. Mais il n'a rien dans la main.

7. Le sou ne présente aucun trou, à ce que je crois; il est à l'effigie de Napoléon III et est collé au carton.

8. Le timbre ne porte pas le cachet de la poste.

9. L'étiquette n'est pas cousue au carton mais collée sur un petit morceau de papier blanc qui est collé lui-même sur le carton.

10. Sur la gravure il y a, je crois, un petit chien qui a l'air de suivre son maître.

11. Quant à l'homme arrêté et les agents, on ne les voit pas; l'on ne voit que la foule qui se presse pour mieux voir.

12 et 13. Je ne me rappelle pas s'il y a encore d'autres objets, mais je ne crois pas.

RÉPONSES DONT LE SUJET EST SUR

Pas de fil.
Le bouton est collé.
Il n'est pas abîmé.
Portrait gris.
Il a la jambe croisée.
Tête nue.
Étiquette collée au carton.
Timbre sans cachet de poste.
On ne voit pas les agents.
RÉPONSES DONT IL N'EST PAS SUR

Aucun trou.
Il y a un petit chien.
Autres objets.

Le sujet suivant a cédé à quelques-unes des suggestions, mais il a résisté à beaucoup d'autres. Il a onze ans et demi.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 2

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Esprit de suggestibilité moyenne

1. Le bouton. Il est rond, il a un petit rebord, il est fixé au carton avec un fil qui passe par les trous.

2. Je ne sais s'il est un peu abîmé.

3. Le portrait. Oui, il a une certaine couleur foncée.

4. Il a une jambe croisée sur l'autre.

5. Il a un chapeau sur la tête.

6. Il tient un objet dans sa main droite.

7. Le sou. Oui, il porte un petit trou vers le bord.

8. Le timbre. Oui, il porte le cachet de la poste.

10 et 11. Gravure représentant une foule. Oui, il y a un petit chien et un homme arrêté par des agents. Je me rappelle que la gravure est ovale, qu'il y a une grille et une foule.

9. L'étiquette. Non, elle n'est pas cousue, elle est épinglée.

12 et 13. Il n'y a ni septième ni huitième objet.

RÉPONSES DONT LE SUJET EST SÛR

Cachet de la poste.
Rond du bouton.
Fil.
Fixé au carton.
Portrait, il a une couleur foncée.

RÉPONSES DONT IL N'EST PAS SÛR

Objet tenu par la main du portrait.
Petit trou du sou.

Voici la copie d'un élève de douze ans, Mor.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 2

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Esprit de suggestibilité moyenne

1. Il était gris fer, les fils n'étaient pas dessus. Il avait un bourrelet autour avec quatre trous placés à égale distance.

2. Il n'était pas abîmé du tout.

3. Le portrait a une couleur noirâtre. Le monsieur est assis sur une chaise, les mains jointes en arrière sur le dossier de sa chaise.

4. Il a une jambe sur l'autre.

5. Il n'avait rien sur la tête.

6. Il n'avait rien dans les mains.

7. Le sou n'avait pas de trou, il représentait Napoléon III couronné.

8. Le timbre avait un cachet de la poste.

9. L'étiquette était cousue au carton.

10. La foule. Un homme fut arrêté par des agents. C'était comme l'entrée de la grande poste, il y avait beaucoup de monde qui se bousculait.

12. Il y avait un septième objet sur le carton, on aurait dit une étiquette ronde.

Le dernier élève dont nous allons donner la copie a fait une série de réponses dans lesquelles il a presque toujours échappé à la suggestion. C'est un enfant de onze ans et demi.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 2

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Esprit réfractaire à la suggestion

1. Il est collé sur le carton.

2. Il n'est pas abîmé.

3. Si, il est au derrière de la tête.

4 et 5. Non, il n'a ni les jambes croisées, ni de chapeau sur la tête.

7. Si, il est gris foncé.

8. Le timbre ne porte pas de cachet.

9. Non, elle est collée au carton.

10. Non, je n'ai pas vu un petit chien.

11. Si, il y a un homme arrêté par les agents. Il y a une foule arrêtée près d'une grille.

12. Non, il n'y avait pas de septième et de huitième objet.

RÉPONSES DONT LE SUJET EST SÛR

Le monsieur.
L'étiquette.
Couleur du portrait.
La foule arrêtée près de la grille.
Le bouton est collé sur le carton.
Septième et huitième objet.
RÉPONSES DONT IL N'EST PAS SÛR

Il n'est pas abîmé.
Les jambes croisées, chapeau.
Le timbre, cachet.
Le petit chien.
L'homme arrêté.

Nous passons maintenant aux réponses au questionnaire 3. En voici quelques échantillons. Les sujets ont presque toujours cédé à la suggestion. Le premier a onze ans.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Fortement suggestionné

1. Oui, il y a 4 trous dans le bouton; la couleur du fil est grisâtre.

2. (Dessin du bouton détérioré.)

3. Le monsieur est brun.

4. Il a la jambe gauche sur la jambe droite.

5. (Dessin du chapeau.)

6. Il tient dans la main droite un rouleau de papier.

7. Oui, le sou a un petit trou. Ce trou est tout à côté des cheveux de la personne. (Dessin.)

8, Oui, le cachet de la poste est sur le timbre; le nom de la ville est Paris.

10. Le chien est vers le côté à la fin.

11. L'homme arrêté par les agents est habillé avec un veston; un chapeau melon; la gravure représente une foule.

14. Le 8e objet est une photographie.

RÉPONSES DONT LE SUJET EST SÛR

4 trous dans le bouton.
Le monsieur a la jambe gauche sur la jambe droite.
Le sou a un trou.
Le trou est à côté des cheveux.
Le cachet est sur le timbre.
Le timbre est rouge clair.
L'étiquette vert clair.
Le chien est à la fin et sur le côté.
RÉPONSES DONT IL N'EST PAS SÛR

La couleur du fil du bouton.
Le monsieur est brun.
Le rouleau de papier dans sa main.
La ville du timbre est Paris.
L'habillement de l'homme arrêté de la gravure.
Du 8e objet.

Je demande au sujet:

D.—Comment as-tu eu l'idée d'écrire les choses dont tu n'es pas sûr?

R.—J'ai mis Paris sur le timbre parce que j'ai vu Paris.

D.—Et pour le rouleau de papier?

R.—J'ai dit un rouleau de papier parce que c'était rond.

Voici maintenant un modèle de réponse sceptique. C'est la plus sceptique que nous ayons recueillie. Le sujet multiplie les «je ne sais pas».

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Réfractaire

l. Il n'y en a pas.

2. (Dessin de bouton; l'endroit où il serait abîmé ne se voit pas.)

3. Le portrait est brun foncé.

4. Le monsieur a la jambe gauche croisée sur la jambe droite.

5. (Dessin du chapeau.)

6. Je ne sais pas.

7. (Dessin d'un sou troué.)

8. Je ne sais pas.

9. (Dessin d'une étiquette avec un fil en Croix.)

Fig.22—Erreurs de mémoire commises sur le bouton par suggestion d'interrogatoire. On a demandé aux sujets de dessiner l'endroit où le bouton est abîmé. (Le bouton était intact.)

10. Je ne sais pas.

11. La gravure représente une foule entrant dans un monument.

12 et 13. Je ne sais pas.

L'élève suivant a été bien plus crédule.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3

(ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE)

Crédule

1. Le fil est noir.

2. (Dessin du bouton détérioré.)

3. Le portrait est brun foncé.

4. Il a la jambe droite croisée sur la jambe gauche.

5. (Dessin du chapeau.)

6. Il tient une canne.

7. (Dessin du sou avec un trou.)

8. (Dessin d'un timbre avec cachet.)

9. (Dessin d'une étiquette avec un fil.)

10. Le chien se trouve à côté de la grille.

11. L'homme qui est arrêté par les agents a un gilet noir et un pantalon gris.

12. Une voiture avec un monsieur dedans.

Fig. 23.—Erreurs de mémoire commises sur le timbre, par suggestion d'interrogatoire. On a demanda aux sujets de dessiner le cachet postal qui oblitérait le timbre. (Le timbre était neuf.)]

Dernière copie, qui représente assez bien le type moyen des réponses au questionnaire 3.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3

ÉLÈVE D'ÉCOLE PRIMAIRE ÉLÉMENTAIRE

Suggestibilité assez forte

1. La couleur de ce fil est noir.

2. (Dessin d'un bouton cassé.)

3. Le portrait est de couleur brun foncé.

4. Le monsieur a la jambe droite posée sur la jambe gauche.

5. (Dessin d'un chapeau.)

6. Il tient une canne dans sa main droite.

7. (Dessin d'un sou troué.)

8. Le nom de ville qu'on peut distinguer est Orléans.

9. L'étiquette était une étiquette du Bon-Marché, attaché avec du fil noir et le numéro 75 était marqué dessus.

10. Le petit chien est placé un peu à gauche de la gravure.

11. L'homme qui est arrêté par les agents est coiffé d'un chapeau de forme.

12 et 13. Je ne trouve pas les deux dernières questions.

Fig. 24.—Erreurs de mémoire commises sur le sou par suggestion d'interrogatoire. On a demandé aux sujets de dessiner l'endroit où le sou était troué. (Le sou était intact.)

Je donne quelques-uns des dessins erronés qui ont été exécutés par les élèves (voir Fig. 22, 23, 24, 25).

Je résume dans le tableau XV les réponses que ces élèves ont faites par écrit aux trois questionnaires. Les élèves qui ont été soumis au 1er questionnaire sont au nombre de 5: il y en a 11 qui ont répondu au second questionnaire, et 14 autres ont répondu au troisième questionnaire; par conséquent, le nombre total de sujets a été de 27. J'ai jugé ce nombre suffisant, à cause des résultats tout à fait caractéristiques que j'ai obtenus.

TABLEAU XV

Résultats des expériences de suggestion avec les questionnaires.

Fig. 25.—Erreurs de mémoire commises sur l'étiquette par Suggestion d'interrogatoire. On a demandé aux sujets de dessiner le fil Servant à fixer l'étiquette. (L'étiquette était fixée avec une épingle.)

Sur la première colonne à gauche du tableau, et sous la rubrique: «nature des erreurs sont inscrits les genres d'erreur que les sujets ont commis, ou plutôt sont indiqués les points sur lesquels les erreurs ont été commises. Pour avoir le texte exact des questions qui ont été la source ou l'occasion des erreurs, il faut se reporter à nos 3 questionnaires, que nous avons donnés plus haut. Le nombre de questions posées a été de 13; mais pour les sujets qui ont répondu au 1er questionnaire, ce nombre a été seulement de 11. Sur les colonnes 2, 3 et 4 du tableau XV sont inscrits les résultats; j'ai donné les nombres des élèves qui ont cédé à l'erreur sous la pression du 1er questionnaire, et qui ont subi la suggestion du 2e et du 3e questionnaire; et à côté de ce nombre, j'ai placé le nombre des élèves qui ont échappé à la suggestion, sans tenir compte de la manière dont ils y ont échappé; c'est un point sur lequel je reviendrai dans un instant. Au bas du tableau, on trouvera le total des erreurs et le total des résistances à l'erreur pour chaque questionnaire; ces totaux représentent la somme des erreurs commises, pour 11 questions, par 5 élèves, en ce qui concerne le 1er questionnaire; ils représentent la somme des erreurs commises pour 13 questions, et par 11 élèves, pour le 2e et le 3e questionnaire. Enfin, la dernière ligne du tableau contient les erreurs et les résistances moyennes; elles ont été obtenues en divisant les nombres précédents par les nombres respectifs d'élèves ayant servi de sujets; ce sont ces produits de division, qui sont les chiffres caractéristiques à retenir. Ainsi, pour le 1er questionnaire, les nombres 2,9 et 8,1 veulent dire qu'en moyenne, les élèves soumis aux 11 questions du questionnaire 1 ont commis à peu près 3 erreurs sur ces 11 questions, et ont échappé à l'erreur 8 fois; ils ont donc été induits en erreur dans environ 1/4 des cas; pour le 2e questionnaire, les proportions sont autres, comme on pouvait s'y attendre, puisque la suggestion a été plus forte; sur 13 questions, chaque élève s'est, en moyenne, laissé suggestionner 5 fois, soit environ 1/3 des cas; enfin, pour le 3e questionnaire, qui a dégagé une suggestion encore plus forte, le nombre d'erreurs par élève est plus élevé, il est de 8 sur 13, supérieur par conséquent à la moitié des cas.

Ce sont des nombres moyens qui ne doivent pas nous faire oublier que les différences individuelles sont considérables; il est, en effet, des élèves qui, dans le second groupe, par exemple, ont subi seulement 1 ou 2 suggestions sur 13, d'autres qui en ont subi 11. Voici un tableau détaillé qui indique pour chaque élève le nombre de suggestions qu'il a subies. Aucun n'a subi toutes les 13 suggestions; mais il y en a 3 qui ont subi 11 suggestions, 1 en a subi 9, et plusieurs 8; il y en a aussi qui en ont subi 1, ou 2, ou 3.

Nos résultats montrent d'une façon incontestable que la forme même de la question peut influencer la réponse, et provoquer des erreurs de fait. C'est un point qu'il me semble important de bien mettre en lumière. Souvent, nous entendons dire dans une affaire judiciaire qu'un témoin se porte garant d'un certain fait, qu'il l'a vu, qu'il peut le certifier. Je crois qu'il est utile avant d'apprécier la valeur du témoignage, de se demander ceci: ce témoin a-t-il fait une déclaration spontanée, ou bien n'a-t-il fait de déclaration que pour répondre à une question? Si cette dernière alternative est exacte, il importe de connaître la nature de la question; elle forme avec la réponse un tout indivisible, puisqu'elle exerce une si grande influence sur la réponse. Une réponse, si elle est isolée de la question qui la provoque, présente une valeur douteuse. J'ajouterai que les meilleurs témoignages sont ceux qui se donnent spontanément, sans question précise, sans pression d'aucune sorte; nous avons vu que dans le témoignage spontané les erreurs sont encore possibles, mais leur nombre est moindre que dans l'interrogatoire. Si je voulais savoir, par un enfant, la vérité sur un événement auquel cet enfant aurait assisté, je ne lui poserais aucune question, mais je lui dirais d'écrire tout ce dont il se souvient, je prendrais même note de la parole dont je me servirais pour l'inviter à écrire, et ensuite je le laisserais seul avec son papier et sa plume, pour ne pas l'influencer. Il est probable que les conditions de l'instruction judiciaire ne permettraient pas toujours l'emploi de cette méthode; mais si on ne l'emploie pas, si on a recours à l'interrogatoire, il est de prime importance que le greffier, ou plutôt qu'un sténographe habile écrive le texte même des questions, avec toutes les répétitions du langage parlé: il faudrait même noter les gestes et les accentuations de l'interrogateur.

Notre tableau XV, qui ne contient que des chiffres, ne peut donner qu'une idée bien grossière des résultats d'une expérience qui porte sur les phénomènes de conscience les plus délicats. Pour serrer les faits de plus près, il faut tenir compte non seulement des erreurs commises, mais du texte des réponses écrites; ce texte peut révéler de petits détails sur l'état mental des élèves.

Laissant de côté le 1er questionnaire, dans lequel il n'y a pas une véritable suggestion, nous tiendrons compte seulement des réponses provoquées par les questionnaires 2 et 3.

RÉPONSES ÉCRITES AU QUESTIONNAIRE 2.—On peut les répartir de la manière suivante: il y a d'abord les affirmations, provoquées par la suggestion; il y a ensuite les expressions de doute; et il y a en troisième lieu les négations ou oppositions à la suggestion. Entre ces 3 formes de réponse, se rencontrent plusieurs intermédiaires; et chacune de ces 3 formes est susceptible de plusieurs variétés.

AFFIRMATIONS.—Voici les genres d'affirmations que nous avons rencontrés dans les copies:

Adverbe.— L'élève écrit simplement: oui ou non. Ce cas est assez rare, il ne s'est présenté qu'une fois. Un élève a écrit seulement 3 lignes pour répondre au questionnaire; c'est un grand garçon, assez âgé, et d'intelligence faible; certainement, cette sécheresse de réponse indique une certaine pauvreté d'idées, peut-être aussi quelque embarras pour composer une phase écrite.

Affirmation précise.—Le sujet reprend la question et y répond en faisant une phrase qui se suffit à elle-même, qui est intelligible; exemples:

Le bouton est abîmé sur le côté gauche.

Le sou a un petit trou sur le côté droit.

Le fil était gris.

Notons l'emploi assez fréquent de l'imparfait de l'indicatif pour exprimer l'état d'un objet.

Affirmation avec développement par imagination.—Le sujet abonde dans le sens de la question; il ajoute des détails. Exemple: on lui demande simplement: N'avez-vous pas vu un petit chien sur telle gravure?—Il répond: Sur la gravure représentant la foule, on voit un homme avec son petit chien sous le bras.

EXPRESSIONS DE DOUTE.—Elles sont assez rares; l'enfant pouvait écrire: Je ne sais pas; en réalité, il l'a fait très peu souvent, soit qu'il soit difficile pour l'enfant de se tenir dans l'état de doute, qui est comme un équilibre très instable sur une pointe, soit que nos sujets eussent l'idée erronée qu'il leur était défendu de répondre «je ne sais pas», car cette réponse équivalait à une absence de réponse. Nous plaçons parmi les expressions de doute, les réponses suivantes:

Affirmation vague. Exemple: Il y avait un septième objet sur le carton, on aurait dit comme une étiquette ronde.

Affirmation avec point d'interrogation. Exemple: Il n'y a pas de septième objet? Ce point d'interrogation indique que le sujet met en doute son affirmation après l'avoir écrite.

Négation détournée. Un élève, à la question de savoir si le bouton n'est pas fixé au carton avec un fil, répond: «Les fils n'étaient pas dessus.» Il ne les nie donc pas, il ne fait pas une négation catégorique. Un autre dit: «Quant à l'homme arrêté et aux agents, on ne les voit pas; on ne voit que la foule qui se presse pour mieux voir.»

Réticence. «Je ne sais si le bouton est un peu abîmé; —il est un peu abîmé,—je ne sais si le monsieur tient un objet,—je ne me rappelle pas,—pas de chien aperçu..., etc.

Dans ces dernières réponses, le sujet accuse sa perception ou sa mémoire, et plus souvent sa mémoire. Mais ces réponses de doute sont très rares.

NÉGATIONS.—Elles sont presque aussi fréquentes que les affirmations. Nous en trouvons de deux espèces, la négation simple et la négation énergique.

Négation simple. C'est une affirmation renversée; ainsi, les sujets écrivent: «Le monsieur n'a pas de chapeau, le sou ne présente pas de trous, le timbre n'a pas de cachet, le bouton n'était pas abîmé, il n'y a pas de septième objet sur le carton, etc.» Parfois la forme négative n'est pas employée, mais le sens est le même: «le bouton est collé.» Ces réponses indiquent une résistance nette à la suggestion.

Négation énergique. C'est la négation simple, avec une petite accentuation en plus. Le sujet écrit: «Non, le bouton n'est pas abîmé; non, le sou ne présente aucun trou; non, le bouton n'est pas fixé au carton avec un fil, mais il est collé.»

En résumé, les réponses au 2e questionnaire, qui contient des suggestions par insinuation, sont de 3 catégories: affirmation, doute et négation. La constatation de ces 3 catégories serait banale si on n'ajoutait de suite que la 2e catégorie, les doutes, est de beaucoup la moins nombreuse; c'est ce que montre notre tableau XVII, qui indique le nombre de cas où chaque réponse a été faite.

RÉPONSES ÉCRITES AU QUESTIONNAIRE 3.—Théoriquement, nous pouvons distinguer les mêmes catégories de réponses que pour le questionnaire 2; mais la proportion des différentes réponses est bien changée; les affirmations restent nombreuses, les expressions de doute augmentent beaucoup de nombre, et enfin les négations disparaissent presque complètement. Tel est l'effet d'une suggestion très forte; on n'a pour ainsi dire pas pu résister en face, et écrire une proposition négative.

AFFIRMATIONS.—Nous relevons les variétés suivantes:

L'affirmation brève. Pour le portrait: «brun foncé», ou pour le fil: «oui, jaune»;

L'affirmation simple. On a écrit: «Le fil est marron, la couleur de ce fil est noire, le monsieur tient une canne dans sa main droite, le nom de ville qu'on peut distinguer (sur le cachet du timbre) est Orléans, le chien est à côté de la grille, etc.»

Dessins sans autre réponse. Si le sujet se contente de dessiner, c'est que plusieurs des demandes du questionnaire se bornent à dire: dessiner tel ou tel détail.

EXPRESSION DE DOUTE.—Les formes sont variées.

Question passée.—Il est très rare que l'élève, devant le 2e questionnaire, passe une question; pour le 3e questionnaire, c'est au contraire assez fréquent. Et ce n'est pas par oubli, car quelquefois l'élève ajoute expressément à sa copie: «Je n'ai pas répondu aux questions telle et telle.» C'est donc de propos délibéré qu'il ne répond pas.

Aveu d'ignorance ou d'oubli.—C'est une réponse très fréquente. On lit: «Je ne sais pas, je ne trouve pas les deux dernières questions, je n'ai pas remarqué, je ne me rappelle pas, je n'ai pas vu le chapeau, je n'ai pas distingué le nom de la ville (sur le cachet de la poste), etc.» Remarquons la réserve de ces réponses. L'élève accuse son défaut de mémoire ou son défaut de perception, mais il se garde bien de nier la réalité du détail qui est implicitement affirmé par notre question. Plusieurs de ces aveux sont partiels. Ainsi, lorsque l'élève dit: «Je n'ai pas distingué le nom de ville sur le cachet de la poste», il reconnaît implicitement l'existence du cachet postal.

Doute sur un détail.—L'élève ne met pas en doute l'objet de la suggestion, mais un détail. Ainsi: «Je ne sais pas le bouton est abîmé»; ce qui n'est pas une négation de l'existence d'une détérioration; ou encore: «Je ne sais pas ce que le monsieur tient dans la main»; ce n'est pas nier que le monsieur tient un objet.

NÉGATIONS.—Elles sont très rares. Nous n'en avons que 2 exemples. Dans un de ces cas, un élève avait d'abord écrit, pour le fil servant à fixer le bouton, que ce fil était de couleur marron; puis, brusquement, quand il répondait à la 5e question, il revint sur sa première réponse, d'un trait de plume il effaça «le fil est marron» et écrivit au-dessous: «Il n'y en a pas.» Il rougit beaucoup en faisant cette correction. C'est l'un des deux seuls exemples que nous trouvons de réponse négative chez les enfants soumis au questionnaire 3. Cette différence avec les réponses du questionnaire 2 résulte certainement de la nature des questions. La suggestion organisée par le questionnaire 3 étant beaucoup plus forte que celle du questionnaire 2, les élèves, au lieu d'y résister par une négation ferme, ne résistent plus que par une déclaration d'ignorance, d'oubli. Voici un tableau dans lequel j'ai fait la statistique de ces différentes espèces de réponses:

Ce tableau montre avec la plus grande netteté que le questionnaire 3 a arraché aux élèves bien plus de réponses affirmatives que le questionnaire 2; les réponses affirmatives, c'est-à-dire suggérées, ont été dans le rapport de 8 à 5. Les réponses négatives présentent la proportion inverse; elles sont au nombre de 70 pour le 2e questionnaire, et au nombre infinitésimal de 2 pour le questionnaire 3; enfin, les aveux d'ignorance et de doute sont très nombreux pour le 3e questionnaire, et très peu nombreux pour le 2e. Comme il s'agit dans tout cela de réponses au sujet des mêmes objets, on ne peut attribuer la différence des réponses qu'à la différence des questions. Il est vraisemblable que l'expression de doute représente une résistance timide à une suggestion, puisqu'elle se présente surtout quand la suggestion est forte. Je ne pense pas que cette phrase: «je ne sais pas», soit l'expression d'un doute véritable. Du reste, la psychologie du doute me paraît bien complexe et encore peu connue, et je ne veux pas pour le moment en faire une théorie quelconque.

On peut remarquer que même en prenant et comparant une à une toutes les questions correspondantes des questionnaires 2 et 3, on trouve un plus grand nombre de réponses affirmatives pour le questionnaire 3 que pour le 2. En se bornant au questionnaire 3, on peut remarquer encore que toutes les questions, quoique écrites sur un même ton d'affirmation tranchante, n'ont pas eu la même efficacité; leur efficacité nous paraît dépendre du degré de spontanéité qu'elles laissent à l'élève. On doit à ce point de vue diviser les questions en 3 catégories: 1° il y a des questions, dont la réponse est extrêmement facile à trouver, ce sont les dilemmes; on dit à l'élève: «ce portrait est-il bleu foncé ou brun foncé?» Il n'a pas à inventer une réponse, il n'a qu'à choisir entre deux réponses qu'on lui propose; il en est de même pour la question relative à la position des jambes dans le portrait; 2° le sujet doit faire une petite invention, du reste peu difficile; par exemple, la couleur du fil, la place où le sou est troué, la place du chien sur la photographie, etc.; 3° dans les questions 11 et 12, on demande la description du 7e et du 8e objet, lesquels n'existent pas, la réponse à ces questions exige un travail d'invention beaucoup plus considérable, car il faut un grand effort pour inventer de toutes pièces un objet qu'on n'a pas vu.

Or, il est facile de constater que l'efficacité de ces suggestions est en étroite relation avec la classification que nous venons d'en présenter; en effet:

La 1re catégorie de suggestions (questions 3 et 4), où une alternative est posée, a réussi en moyenne 10 fois et demie sur 11;

La 2e catégorie de suggestions (questions 1, 2, 7, 8, 9, 10), où une petite invention est nécessaire de la part du sujet, a réussi 7 fois et demie sur 11.

Enfin la 3e catégorie de suggestions, où un objet devait être inventé de toutes pièces (questions 6, 11, 12, 13), a réussi 2 fois et demie sur 11.

Je pense qu'en variant la nature des questions, on pourrait faire une étude très intéressante sur beaucoup de particularités encore inconnues des suggestions.

Dans plusieurs des expériences de suggestion que nous avons décrites antérieurement, nous avons constaté que le sujet peut, vers la fin de l'expérience, exercer son sens critique et échapper en partie à la suggestion. La suggestion d'agrandissement des lignes nous en a donné un exemple; il a suffi de demander au sujet quel genre d'erreur il pensait avoir commis pour lui donner l'idée qu'il avait surtout commis des erreurs en +; les suggestions portant sur la nature ou sur de petits détails d'objets représentés dans la mémoire nous semblent rester plus profondément inconscientes. Quand l'épreuve est terminée et que toutes les réponses sont écrites, nous avons beau demander au sujet de se corriger, et même l'avertir qu'il a commis des erreurs graves; nos avertissements n'éveillent pas en lui de sens critique; parmi les enfants, il ne s'en est pas rencontré un seul qui ait compris que le questionnaire était responsable des erreurs, et qui ait déclaré qu'il aurait écrit d'autres réponses si on lui avait adressé d'autres questions.

Voici quelques échantillons de dialogues échangés avec des élèves après l'expérience:

D.—(A un élève qui a répondu au questionnaire 3.) Avez-vous commis des erreurs?

R.—Oui. Je crois que l'étiquette est vert foncé. (Il avait écrit: vert clair.)

D.—Il y a une autre erreur.

R.—Pour le sou.

D.—Quelle erreur avez-vous commise pour le sou?

R.—Je crois que le trou était plus haut que je ne l'ai marqué.

D.—Il y a encore une erreur. Où est-elle?

R.—Est-ce pour le chapeau?

D.—Oui. En quoi vous êtes-vous trompé?

R.—Je ne sais pas.

D.—Eh bien, le portrait n'a pas de chapeau. (L'élève rit.) Pourquoi lui en avez-vous donné un?

R.—Je ne sais pas.

Même impossibilité de se corriger chez cet autre élève, avec qui j'échange les réflexions suivantes:

D.— Pensez-vous avoir commis des erreurs?

R.— Oui, au bouton.

D.— Quelle erreur avez-vous commise à propos du bouton?

R.— La cassure est un peu plus par ici. (Il la redessine.)

D.— Il y a encore deux autres erreurs dans votre copie.

R.— C'est au sou. Le trou est plus à droite.

D.— Il y a encore une autre erreur.

R.— Au chapeau. Je n'ai pas fait le bord assez grand.

Ainsi, ce sujet, comme le précédent, se corrige sur de petits détails sans importance; mais malgré nos questions, qui cependant devraient lui inspirer quelques doutes, il ne se ressaisit pas.

J'ai invité plusieurs élèves à diviser leurs réponses en deux catégories, celles dont ils sont sûrs, et celles dont ils ne sont pas sûrs; or, ils ont toujours mis parmi les réponses sûres un certain nombre de réponses complètement fausses, bien que dans ce cas mon invitation aurait dû les mettre sur la voie de leur erreur.

Je pense que ce petit fait psychologique peut avoir une certaine importance pratique; du moment qu'une personne suggestionnée par une question, perd le souvenir de cette question et reproduit sa réponse comme si c'était un témoignage spontané, ceci crée une possibilité d'erreur extrêmement grave, car ne connaissant point la valeur de la question posée, on ne pourra pas s'imaginer que c'est cette question qui a imposé l'erreur.

Même expérience sur des jeunes gens.—Afin de déterminer si l'extrême suggestibilité de nos sujets aux demandes du questionnaire 3 dépend en partie de leur âge, j'ai fait des expériences de comparaison sur 12 élèves maîtres de l'École normale d'instituteurs de Versailles. Ces jeunes gens ont de seize à dix-neuf ans; ils appartiennent à la première année, et ils sont les premiers d'une promotion qui se compose de 27 élèves; ils me voyaient pour la première fois. Je les ai fait venir par groupes de 3 dans le cabinet d'un professeur de l'école, et l'expérience a eu lieu en présence de ce professeur; chaque élève était assis à une table séparée, et ne pouvait communiquer avec ses camarades. Les questionnaires qui leur ont été remis sont les mêmes qui m'ont servi pour les élèves d'école primaire élémentaire; les explications données ont aussi été les mêmes. La rédaction des réponses a duré environ vingt minutes pour chaque élève.

Le fait qu'il faut tout de suite mettre en lumière, c'est que les erreurs par suggestion ont été très nombreuses; nos sujets, malgré leur âge, se sont donc laissé tromper par la forme insinuante ou impérieuse des questions.

Je reproduis intégralement quelques copies.

Emile Pier..., seize ans.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3

(ÉLÈVE D'ÉCOLE NORMALE D'INSTITUTEURS)

Sujet suggestionné

Bouton.

Couleur du fil: blanc. État du bouton. (Dessin représentant une cassure sur le bord droit.)

Portrait.

Il est plutôt 59 bleu foncé. —Le monsieur a la jambe droite posée sur la gauche. —Il me semble me rappeler que ce monsieur est sans chapeau. 60 —Pour l'objet tenu dans la main, X.

Le sou. (Dessin d'un sou troué.)

Le timbre. (Dessin d'un timbre avec un cachet postal.) Le nom de la ville ne me revient plus.

Etiquette. (Dessin du fil en travers.)

Gravure représentant une foule. Le petit chien se trouve au bas de la gravure vers le coin de droite.—Comment est habillé l'homme arrêté par des agents? x.

Septième objet. x

Huitième objet. Je ne m'en souviens plus, je ne vois plus sa place dans la photographie.

Note 59: (retour) A remarquer la timidité de cette affirmation.
Note 60: (retour) Autre tendance timide.

Cette rédaction présente une certaine timidité dans les dénégations; le sujet a commis 7 erreurs de suggestion, ce qui est à peine inférieur au nombre moyen pour des enfants d'école primaire; pour ces derniers, le nombre moyen est 8.

Cré... dix-sept ans. Cet élève n'a presque commis aucune erreur; mais il ne s'est jamais mis en contradiction avec le questionnaire 3; il accuse toujours sa mémoire, ou son défaut d'observation, et ne met point en doute le questionnaire:

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3

(ÉLÈVE D'ÉCOLE NORMALE D'INSTITUTEURS)

Sujet réfractaire

Je ne puis indiquer la couleur du fil qui passe par les trous, ne l'ayant pas remarqué.

Je ne puis non plus indiquer l'endroit où le bouton est abîmé.

Le portrait est brun foncé.

Le monsieur a la jambe gauche croisée sur la jambe droite.

Je ne puis dessiner la forme de son chapeau, ni indiquer l'objet qu'il tient à la main, parce que j'ai examiné surtout sa physionomie.

Je n'ai pas distingué le cachet de la poste, m'étant attaché à retenir la couleur du timbre (rouge clair).

La façon dont l'étiquette est fixée an carton m'a échappé; j'ai retenu sa couleur (vert clair).

Je n'ai pas distingué les détails de la photographie représentant une foule.

Je n'ai plus aucun souvenir du 7e et du 8e objet.

Cette copie est un modèle de circonspection et de réserve; elle n'est accompagnée d'aucun dessin. Le sujet n'a pas voulu accuser le questionnaire d'erreur. Il a commis deux erreurs de suggestion; ce nombre est très petit, très inférieur à la moyenne; aucun des 11 élèves d'école primaire n'a commis un nombre d'erreur aussi petit.

Rocher..., dix-huit ans.

Un peu plus d'erreurs que le précédent, et beaucoup de réserve.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3

(ÉLÈVE D'ÉCOLE NORMALE D'INSTITUTEURS)

Sujet de suggestibilité moyenne

Le fil qui fixe le bouton est gris.

Endroit abîmé non remarqué.

Le portrait est bleu foncé.

Il a la jambe gauche croisée sur la droite.

Forme du chapeau non remarquée.

Il tient un rouleau de papier.

Le sou, non remarqué.

Le nom de ville non lu.

Le timbre est de couleur rouge clair.

Fil non remarqué.

L'étiquette est vert clair.

Autres questions non remarquées.

L'image conservée à propos des objets non remarqués est vague, et ne permet pas de préciser les détails demandés.

A propos des 7e et 8e objets, je me représente vaguement la place qu'ils occupent sur le carton.

Il y a 4 erreurs.

Dernière copie, celle de Defonte..., dix-huit ans, six mois.

RÉPONSE AU QUESTIONNAIRE 3

(ÉLÈVE D'ÉCOLE NORMALE D'INSTITUTEURS)

Sujet de suggestibilité moyenne

Bouton (fil) blanc.

Je ne me souviens pas que le bouton soit abîmé.

Portrait. Il est noir.

Le monsieur a la jambe gauche croisée sur la jambe droite.

Chapeau. Je ne me souviens plus de sa forme.

Objet (tenu dans la main). Idem.

Sou. Je n'ai pas remarqué de trou.

Timbre. Cachet. Je ne m'en souviens plus.

Couleur: rouge foncé.

Étiquette. Je n'ai vu qu'une épingle qui l'attachait.

Foule. Chien. A droite au premier plan. Je ne me souviens plus de l'habillement de l'homme.

7e et 8e objets.

Il faut remarquer la prudence de ces affirmations, et quelques-unes de leurs nuances. Il est bien rare que Def... s'inscrive en faux contre la question. Il prend toujours des tours de phrase adoucis, comme: je n'ai vu que ... je n'ai pas remarqué ... je ne me souviens plus. Il a commis 3 erreurs positives. Pour quelques questions, il a admis implicitement des faits inexacts, par exemple qu'il y avait dans la gravure un homme arrêté. Une seule fois il s'est mis en opposition avec le questionnaire, quand il a écrit: le portrait est noir.

En résumé, ces élèves ont commis les nombres d'erreurs suivants: 7, 2, 4, 3. Ces résultats sont trop peu nombreux pour qu'on puisse songer à en tirer une moyenne.

Mais ils suffisent pour établir ce fait important que la méthode de suggestion par des questions écrites est assez puissante pour influencer non seulement des enfants, mais des jeunes gens de dix-huit ans.

CHAPITRE VII

L'IMITATION

En inscrivant l'imitation parmi les principales formes de la suggestibilité, je ne me suis pas inspiré d'idées théoriques qui ont été exposées en si grand nombre dans ces dernières années sur le mécanisme de l'imitation, ses lois, sa philosophie: il est bien rare que les idées théoriques fournissent une issue pratique vers l'expérimentation, et ceux qui cherchent à perfectionner leurs résultats expérimentaux ne gagnent pas beaucoup à feuilleter les ouvrages des auteurs qui travaillent en dehors de l'observation et de l'expérimentation 61.

Note 61: (retour) J'ai cependant goûté les pages très fines écrites sur ce sujet par Baldwin. Interprétation des faits sociaux, p. 223 et seq.

Mon seul guide consistait dans ces faits et remarques de tous les jours qui nous montrent que les esprits sans originalité copient servilement toutes les excentricités de la mode, et que les individus qui ont de la difficulté à se faire une opinion par eux-mêmes s'assimilent de bonne foi tous les jugements de leur journal. Il me paraissait donc incontestable que l'imitation, si elle est restreinte dans une certaine mesure, une nécessité sociale, peut devenir, quand on la pousse à l'excès, un signe de servilité ou de faiblesse d'esprit.

J'ai longtemps erré avant de trouver une formule d'expérimentation sur l'imitation. Je m'étais imaginé tout d'abord qu'en faisant copier à des enfants des lettres différemment ornées et contournées on pourrait distinguer ceux qui interprètent le modèle d'après les habitudes de leur propre écriture, et ceux qui le copient servilement, automatiquement.

Cet essai, quoique poursuivi longuement, ne m'a donné que des résultats douteux; les enfants d'une suggestibilité avérée ne se sont pas montrés copistes serviles de mes modèles d'écriture, comme je m'y attendais; les enfants les plus jeunes, qui sont en général fort suggestibles, ont préféré reproduire les spécimens de leur écriture personnelle. Sont-ils donc moins imitateurs que leurs aînés? Je ne le pense pas; mais la tendance à l'imitation ne se manifeste pas indistinctement dans toutes les circonstances; elle peut être suspendue par d'autres influences. Il est bien évident que la facilité d'exécution est un des éléments essentiels de réussite; on ne se livre à l'imitation que lorsque l'imitation n'exige pas un effort pénible, qui rompt avec nos habitudes. C'est pour ce motif sans doute qu'un enfant à qui l'on donne à copier une majuscule ornementée dessine plus volontiers les majuscules dont il a l'habitude et préfère aller dans le sens du moindre effort. Il faut donc, à ce point de vue, distinguer deux genres d'imitations, les imitations faciles et les imitations difficiles; les premières n'exigent point un grand effort d'attention, elles ne supposent pas l'abandon d'une habitude déjà prise. La plupart des imitations sociales exigent un minimum d'effort, et si nous voulons citer des exemples d'expériences sur l'imitation qui peuvent réussir, c'est dans cette catégorie qu'il faut les chercher. Ainsi, je puis donner l'exemple suivant, emprunté à mes expériences personnelles: dessinez un cercle devant une personne, et priez-la de dessiner à son tour, et sur le même papier, un second cercle dont la distance au premier, comptée d'une circonférence à l'autre, sera de 5 centimètres; le plus souvent, dix-neuf fois sur vingt, le second cercle tracé sera, par imitation, de même grandeur environ que le premier; si on recommence l'expérience avec un cercle de grandeur différente, on voit le sujet se conformer encore au modèle qu'il a sous les yeux, agrandir son cercle ou le rapetisser selon les cas, sans se douter qu'il subit un phénomène d'imitation.

L'imitation se produit avec cette sûreté parce qu'elle ne rencontre pas de résistance: la vue du cercle déjà tracé fournit au sujet une image du cercle au moment où on lui demande de tracer un second cercle; cette image n'est contredite par aucune autre, elle n'éveille aucun esprit critique, elle ne présente aucune difficulté spéciale d'imitation, il n'y a donc pas de raison pour qu'elle ne guide pas le mouvement de la main, et ne devienne pas une image directrice.

Il résulte donc de ce premier essai et des réflexions auxquelles il a donné lieu que pour faire des expériences sur l'imitation, il faut s'adresser à la catégorie des imitations faciles. Mais serait-ce suffisant? Toutes les imitations faciles peuvent-elles donner lieu à une étude de psychologie individuelle? En évitant un écueil, nous tombons dans un autre écueil; pour éviter des expériences qui ne réussissent presque jamais, nous allons en faire d'autres qui réussiront trop souvent. Si l'imitation dont nous voulons étudier les conséquences est un acte tellement facile qu'on soit sûr d'avance de son exécution, il ne nous apprendra rien sur le caractère intellectuel et moral des personnes: si tous ceux à qui l'on dit de tracer un second cercle le font égal ou à peu près égal à un premier cercle qu'on met sous leurs yeux, nous ne verrons pas quels individus sont imitateurs et ceux qui ne le sont pas. Une imitation irrésistible ne peut donc pas servir de test pour la psychologie individuelle.

J'ai pris comme expérience sur l'imitation les expériences que je venais de faire dernièrement sur l'interrogatoire, en les modifiant un peu; au lieu d'interroger un élève isolé sur un des objets que je venais de lui montrer, j'ai interrogé trois élèves réunis dans la même pièce et faisant l'expérience ensemble; la réponse de celui qui prend le premier la parole influe nécessairement sur les deux autres; et ceux-ci peuvent soit rejeter cette réponse et faire eux-mêmes acte de jugement, soit se dispenser de ce petit effort et répéter la réponse du camarade.

Les expériences ont été faites sur les élèves du cours moyen dans une école et sur les élèves du cours supérieur dans une autre école; 24 élèves ont pris part à ces expériences. Aucun d'eux ne m'était connu; je les voyais pour la première fois; ils sont venus par groupe de trois dans le cabinet du directeur. Je leur annonçais d'abord que nous allions faire ensemble un exercice de mémoire. Je leur donnais ensuite les explications ordinaires sur le carton que j'allais leur montrer, sur le temps très court pendant lequel ce carton resterait visible et sur les questions qui leur seraient posées; je les faisais asseoir tous les trois à la même table, et je leur donnais l'explication suivante: «Voici une feuille de papier sur laquelle sont écrites diverses questions relatives aux objets que vous allez regarder. L'un de vous qui fera l'office de président 62, lira à haute voix chacune des questions; vous aurez à bien réfléchir, et ensuite vous répondrez du mieux que vous pourrez à la question qui vous sera posée. La feuille de papier est divisée en trois colonnes: vous écrivez le nom et l'âge de chacun de vous en haut de chaque colonne, et les réponses de chacun doivent être écrites sur sa colonne. Pour épargner du temps, un seul d'entre vous, celui que j'appelle le président, doit tenir la plume et écrire non seulement ses propres réponses, mais aussi les réponses des deux autres; il ne leur passera la plume que si le questionnaire demande de faire un dessin; dans ce cas, chacun prendra la plume pour faire lui-même le dessin demandé. Encore un mot: dès que vous avez entendu la question, vous réfléchissez un moment, puis vous répondez à haute voix; il est très probable que vous ne répondrez pas tous à la fois; quelques-uns répondront vite, d'autres répondront plus lentement; je désire que l'ordre des réponses soit noté sur le papier par un numéro; vous écrivez le numéro avec les réponses; celui qui répondra le premier recevra le n° 1, le second le n° 2 et ainsi de suite. Est-ce compris? Bien, je vais vous montrer le carton.»

Note 62: (retour) Dans un essai préliminaire, c'était moi qui tenais la plume; mais je m'aperçus que ma présence enlevait beaucoup de liberté d'esprit aux élèves, et je préférai les abandonner à eux-mêmes sans me mêler aux discussions qu'ils pourraient avoir. Je pense que la meilleure méthode serait de charger du rôle de président un élève qui ne prendrait pas lui-même part à l'expérience.

Cette explication, que j'ai parfois répétée quand elle n'avait pas été complètement comprise, a suffi à indiquer clairement le rôle de chacun. Le carton a été montré séparément à chaque élève, pendant douze secondes; ce carton portait les objets que j'ai décrits plus haut.

Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, les enfants pris en groupe ont généralement été moins sérieux que les enfants isolés. Jamais un enfant isolé, dans ces expériences si longues et si minutieuses que je viens de relater, n'a ri; dans les expériences collectives à trois, le rire s'est déclaré très souvent; dans deux cas, il a pris de telles proportions que le directeur de l'école s'est cru obligé d'adresser des paroles sévères aux jeunes rieurs. Du reste, chaque groupe d'enfants avait sa physionomie spéciale; j'ai noté des groupes très graves, dont jamais les enfants n'ont souri; dans d'autres groupes, les enfants ont tenu leur sérieux jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à certaines questions qui déchaînaient un fou rire incoercible; par exemple la question: quelle est la forme du chapeau que le monsieur a sur la tête?—Cette question renferme, paraît-il, un élément comique qui ne manque presque jamais son effet; les dessins, généralement maladroits et ridicules, que les enfants ont exécutés pour répondre à certaines questions, avaient aussi le don de faire éclater le rire 63. Par suite de ces dispositions, les enfants n'ont pas prêté, à beaucoup près, autant d'attention aux questions écrites que lorsqu'ils étaient isolés; certainement, leur attention était relâchée, ils sentaient moins fortement la responsabilité de ce qu'ils écrivaient. Ce n'est là, bien entendu, qu'une impression personnelle; je ne la puis démontrer que par l'attitude des élèves, qui était plus dissipée que pendant les expériences isolées. Il m'a semblé aussi que les élèves faisant partie d'un même groupe se préoccupaient beaucoup plus de leurs réponses que de celles de leurs camarades; je n'ai jamais entendu entre eux la moindre discussion sur l'exactitude d'une réponse d'un autre: aucun n'a eu le souci de rectifier l'erreur; en d'autres termes, les groupes formés n'ont pas eu le temps ou l'occasion de produire un esprit de corps, une solidarité. Cette solidarité, on aurait pu peut-être lui donner l'occasion de se manifester si on avait pris quelques précautions spéciales, si par exemple on s'était arrangé pour intéresser tous les élèves d'un groupe à un même but, pour leur communiquer un intérêt commun; aussi je suppose que dans le cas où l'on aurait averti les élèves que le groupe qui avait donné les réponses les plus exactes recevrait une récompense, il est possible que les élèves se seraient intéressés aux réponses de leurs camarades du même groupe, et nous aurions vu s'élever des discussions sur l'exactitude de certaines réponses. C'est une étude à tenter; dans le cas présent, nous n'avons fait aucun effort pour lier les élèves d'un groupe par une solidarité quelconque, et ils se sont tous comportés d'une manière qui me paraît tout à fait indépendante, en appliquant le seul principe de chacun pour soi.

Note 63: (retour) Ces expériences fourniraient une bonne méthode pour l'étude de la psychologie du rire, étude qui reste encore à faire, puisque jusqu'ici elle n'a été traitée que théoriquement.

Voici les sentiments plus ou moins sociaux qui m'ont paru se dégager pendant cette expérience, et que j'ai notés à mesure.

Le désir de la plupart des élèves a paru être de répondre les premiers; c'est sans doute une habitude qui provient des réponses collectives en classe; or, comme pour répondre le premier, il faut répondre vite, il en est résulté que beaucoup d'élèves n'ont pas pris le temps de la réflexion, et cette circonstance a dû certainement contribuer à une augmentation de leur suggestibilité. Il s'est élevé souvent des discussions courtes pour savoir quel camarade avait répondu le premier, ce qui nous prouve combien chacun d'eux tenait au rang de vitesse qu'il avait conquis. L'élève faisant fonction de président était chargé d'inscrire non seulement les réponses des élèves, mais l'ordre des réponses, et je dois à la vérité de constater que ce président n'a pas toujours été impartial; lorsqu'un autre élève répondait en même temps que lui, ou même un peu avant lui, il a souvent commis la petite tricherie de se porter comme ayant répondu le premier.

Il est incontestable, et nous en verrons tout à l'heure le détail, que ces réponses données les premières ont fait contagion sur les élèves plus lents: mais il semble que cette contagion n'a jamais été voulue; les élèves répondant les premiers se sont trouvés être des leaders sans l'avoir cherché.

Un fait qui nous a paru extrêmement fréquent a été celui de l'imitation soumise; très souvent, dès qu'une réponse quelconque était donnée, elle était acceptée par les autres élèves sans aucune critique, ou avec une modification tout à fait insignifiante qui n'ôtait point à la réponse son caractère d'imitation.

Il est arrivé, mais plus rarement, que certains élèves n'ont point voulu donner leur opinion, de peur d'éclairer leurs camarades; l'un d'entre eux attendait toujours que les autres réponses fussent écrites, avant de donner la sienne. Il ne voulait pas qu'on la lui prît.

L'attitude prise par les élèves a présenté, pendant toute la durée de l'expérience, un caractère remarquable de constance; ceux qui répondaient les premiers ou les derniers étaient presque toujours les mêmes. Nous donnons ci-après la liste de nos élèves, avec l'indication de l'ordre dans lequel ils ont répondu.

ENFANTS AYANT PRESQUE TOUJOURS RÉPONDU LES PREMIERS
NOMBRE DE FOIS QU'ILS ONT RÉPONDU

Élèves.

J.
M.
N.
B.
P.
B.J.

Moyenne
Les premiers.

13
10
  8
  9
  9
  8
___
  9,5
Les seconds.

0
4
1
4
4
4
___
3
Les derniers.

0
1
2
2
2
3
___
2

ÉLÈVES AYANT LE PLUS SOUVENT RÉPONDU LES SECONDS
NOMBRE DE FOIS QU'ILS ONT RÉPONDU

Élèves

P.
T.
N.
R.
B.
U.

Moyenne
Les premiers.

0
4
3
5
6
3
___
3,5
Les seconds.

11
 5
 7
 5
 8
 8
___
 7
Les derniers.

2
5
2
6
1
3
___
3

ÉLÈVES AYANT LE PLUS SOUVENT RÉPONDU LES DERNIERS
NOMBRE DE FOIS QU'ILS ONT RÉPONDU

Élèves

C.
Col.
T.
U.
F.
G.

Moyenne
Les premiers.

0
2
0
2
1
2
___
1
Les seconds.

2
6
4
5
4
3
___
4
Les derniers.

11
8
7
8
10
10
___
8

EXPLICATION DES (1), (2), (3), ET DES RÉPONSES EN ITALIQUES

«Au-dessus de chaque réponse, d'élève, nous indiquons par un exposant l'ordre dans lequel il a répondu, quand du moins cet ordre est connu; il n'a pas été indiqué pour les élèves des groupes 7 et 8. Toute réponse qui est une imitation a été imprimée en italique; en cas de doute sur la nature d'une réponse, on a employé aussi les italiques.»

Ces chiffres nous montrent que les enfants, en devenant partie d'un groupe, conservent chacun leur manière de réagir, ou plutôt adoptent une manière de réagir qui reste constante pendant l'expérience; l'un s'habitue à toujours répondre le premier, c'est le meneur du groupe, celui qui impose sa réponse aux autres le plus souvent; nos chiffres prouvent que ces meneurs peuvent quelquefois arriver les seconds, mais plus rarement les derniers. De même, certains élèves prennent l'habitude de répondre après tous leurs camarades; parfois ils arrivent les seconds, et bien plus rarement les premiers. Quant au groupe de ceux qui arrivent les seconds, ce groupe présente des caractères moins tranchés, car ces sujets sont souvent les premiers et souvent les derniers. On comprend que malgré leur sécheresse, ces résultats numériques sont très intéressants, puisqu'ils nous montrent que les enfants formant un même groupe prennent dans ce groupe une position, une fonction définie, qu'ils conservent ensuite; le groupe s'organise, une hiérarchie se dessine.

De cette description sommaire on peut déjà conclure que ces enfants groupés présentent un certain nombre de sentiments et d'attitudes qui proviennent de leur groupement; et qui font partie de droit de l'étude à laquelle on donne le nom de psychologie des foules; mais il est incontestable, d'autre part, que beaucoup de ces sentiments sont fortement influencés par les habitudes de la vie scolaire; par exemple le désir de répondre le premier vient de l'émulation qu'on entretient chez les élèves par l'usage des compositions et des interrogations collectives.

Après cette vue d'ensemble, entrons dans quelques détails.

Tous les résultats expérimentaux sont reproduits dans le tableau XVIII; sur la 1re colonne verticale de gauche de ce tableau sont indiquées les questions écrites que les élèves lisaient et auxquelles ils devaient répondre par écrit. Ensuite, en regard de chaque question, nous plaçons, sur les colonnes verticales suivantes, les réponses des élèves; nous avons conservé, dans le tableau, le groupement des élèves par trois; à la suite de chaque groupe, vient une colonne qui donne le nombre d'imitations. Ces imitations sont du reste très simples à calculer; 3 élèves faisant partie de chaque groupe, il n'y a de possible, au maximum, que 2 imitations; c'est ce qui a lieu quand les 3 élèves répondent de la même manière; il est possible aussi qu'aucune imitation ne se produise. Au-dessus de chaque réponse d'élève, nous indiquons par un exposant l'ordre dans lequel il a répondu, quand du moins cet ordre est connu; il n'a pas été indiqué pour les élèves des groupes 7 et 8. Toute réponse qui est une imitation a été imprimée en italique; en cas de doute sur la nature d'une réponse, on a employé aussi les italiques.

En interprétant ces résultats, il y a deux faits principaux qui prennent une grande importance: c'est d'abord la suggestibilité des élèves, et ensuite leur tendance à l'imitation.

Suggestibilité des élèves en groupe.—En imaginant cette expérience collective, j'avais supposé qu'un groupe d'enfants travaillant ensemble et jugeant ensemble des souvenirs qui leur étaient communs, deviendraient, grâce à cette collaboration, moins suggestibles que des enfants isolés; j'avais supposé que ce rapprochement de 3 intelligences aiguiserait l'esprit critique des réponses, et dissiperait aussi cette émotion de timidité qui est un des adjuvants les plus importants de la suggestion enfantine.

Les résultats m'ont donné complètement tort. La docilité à la suggestion, chez les élèves isolés qu'on prie de répondre au questionnaire 3, porte en moyenne sur 8 des 13 questions; de sorte que si les élèves travaillant par groupes de 3 avaient une suggestibilité analogue à celle des isolés, ils devraient succomber aussi à 8 suggestions en moyenne. Or voici les résultats.

6 élèves ont cédé à
9
6
3
aucun n'a cédé a moins de
13 suggestions sur 13.
12
11
10
10

La moyenne qu'on peut extraire de ces chiffres donne environ 1 résistance à 13 suggestions, par élève. Ainsi, tandis qu'un isolé obéit à 8 suggestions sur 13, un élève de même âge, répondant exactement aux mêmes questions, mais y répondant collectivement, obéira à 12 suggestions sur 13.

Cette différence de suggestibilité est considérable, et elle est exprimée non seulement par la moyenne, mais par la série de valeurs individuelles, car aucun des sujets qui ont travaillé collectivement n'est arrivé à une somme de résistance supérieure à 3. Par conséquent, bien que nos recherches aient été étendues sur une assez petite échelle, et ne comprennent que 24 sujets, elles ont donné un résultat qui me paraît tellement significatif que je le crois exact et constant.

La dernière colonne de notre tableau XVIII indique le nombre total de suggestions réalisées, pour les diverses questions posées; le nombre maximum de suggestions réalisables est de 24, pour chaque suggestion, puisque 24 est le nombre des élèves; or on constate que ce nombre est presque toujours atteint; on ne trouve un nombre vraiment inférieur des suggestions réalisées que pour les dernières questions, qui sont très vagues, et qui sont relatives à l'existence du 7e et du 8e objet. Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que le sujet isolé est aussi plus réfractaire à ces dernières suggestions qu'aux autres, et nous en avons expliqué le motif.

Je pense que l'accroissement de suggestibilité produit par les expériences collectives provient de ce que les élèves, se trouvant en groupe, étaient moins disciplinés et riaient plus volontiers que les élèves isolés, et par conséquent ont fait le travail en fixant moins fortement leur attention. L'expérience collective, dans les conditions particulières où je l'ai organisée, produit deux effets distincts, à mon avis; de ces deux effets, l'un affaiblit la suggestion, et l'autre la renforce; le premier effet est de relâcher la discipline et l'attention, c'est ce qui augmente la suggestion; le second effet est de diminuer la timidité des enfants; ils sont plus osés, et par ce fait même moins suggestibles; mais les résultats montrent que de ces deux tendances agissant en sens contraire, c'est la première qui a prévalu sur la seconde.

Nous venons de voir que le premier caractère de notre expérience collective est une augmentation de suggestibilité. Il est bien curieux de retrouver là, dans ce petit groupe d'élèves, un des caractères que les auteurs modernes considèrent comme résumant la psychologie de la foule. La foule, on l'a dit et répété sous toutes les formes, foule de rue ou foule d'assemblée, est éminemment suggestible, d'où des conséquences politiques et sociales qui sont d'une gravité exceptionnelle.

Contagion de l'exemple parmi les élèves groupés.— Le second caractère de cette expérience de groupement est la contagion de l'exemple; par le fait que les élèves sont réunis et donnent à haute voix leurs réponses aux questions, ils sont amenés à donner des réponses analogues; celui qui parle le second a une tendance à répéter la réponse du premier, et le troisième en fait autant. Dans plus de la moitié des cas cette imitation se fait sentir. Pour préciser davantage, il faut envisager certaines difficultés.

Nous devons tout d'abord mettre hors de cause les questions dans lesquelles on pose un dilemme: par exemple, la question suivante: «le Monsieur du portrait a-t-il la jambe droite croisée sur la jambe gauche, ou bien la jambe gauche croisée sur la jambe droite?»—Ou encore: «le portrait est-il brun foncé ou bleu foncé?» L'élève pris par la suggestion est obligé d'opter entre ces deux alternatives; si trois élèves d'un même groupe désignent la même jambe ou la même couleur, ce peut être sans doute l'effet d'une imitation, mais ce peut être aussi une coïncidence fortuite, car le nombre de variations possibles dans les réponses est très restreint; il est préférable de laisser en suspens l'interprétation de ces réponses, et de ne pas les mettre sur le compte de l'imitation.

Après l'élimination de ces cas douteux, nous avons à distinguer deux genres d'imitations: 1° l'imitation littérale, souvent naïve par sa fidélité, et sur la nature de laquelle il ne peut s'élever aucun doute; 2° l'imitation accompagnée de certaines variations secondaires.

L'imitation littérale est assez fréquente. En voici des exemples. Trois élèves, voulant décrire le costume de l'individu (imaginaire) qui est arrêté par les agents, écrivent textuellement la même réponse: «blouse blanche, pantalon gris, il n'avait pas de chapeau.»—De même, trois enfants écrivent que le chien (imaginaire) était placé dans le coin en bas—ou que la cassure du sou se trouve à gauche presque en bas; ou bien, ils font trois dessins identiques du fil qui tient l'étiquette, ou de la place occupée par le cachet sur le timbre. Nous donnons dans la figure 26 des exemples d'imitation littérale dans les dessins.

Voici maintenant des exemples de demi-imitations. A la question: «où se trouve le chien?» un enfant répond: «devant le Monsieur;» un autre répond ensuite: «derrière le Monsieur.» IL est évident que la première réponse a influé sur la seconde, car dans les autres groupes d'élèves on n'a point répondu de cette manière.—De même, à la question: «comment est habillé l'individu (imaginaire) arrêté par les agents?» l'un répond: «en noir;» le second: «en noir;» le troisième «en gris foncé.» Il est probable que ce gris foncé n'est qu'une variante de la réponse: en noir. De même, pour la couleur du fil attachant le bouton, on a les 3 réponses: «fil gris, fil gris et fil gris foncé;» cette demi-correction sur une nuance de gris n'empêche pas de soupçonner que l'enfant qui a donné cette dernière réponse a imité la réponse de ses camarades. D'autres cas sont un peu plus douteux; on demande ce que l'homme du portrait tient dans sa main droite: deux enfants répondent: «un livret;» le troisième répond: «un carnet.» C'est à peu près la même chose, le mot seul diffère. Nous avons été quelquefois obligés de faire des interprétations, pour calculer le nombre des imitations; mais comme ces interprétations ne portent que sur un très petit nombre de cas douteux, elles ne peuvent pas modifier la certitude de nos conclusions.

Ainsi qu'on le voit dans l'avant-dernière colonne de notre tableau XVIII, le nombre des imitations a été considérable; le nombre maximum aurait été de 16 pour chaque question, on en comprend la raison; le nombre maximum est de 2 par groupes de 3 élèves, et, le nombre des groupes étant de 8, ce nombre maximum est de 16 pour la totalité des groupes. Or, si on fait abstraction des questions 3 et 4 pour lesquelles le nombre d'imitations ne peut pas être calculé, on constate pour les autres questions que le nombre des imitations est égal à peu près à la moitié des cas.

L'imitation est donc beaucoup moins forte que la suggestibilité; en d'autres termes, les élèves qui succombent à la suggestion ne cèdent pas toujours à l'imitation de leurs camarades, ils peuvent se laisser suggestionner tout en donnant une réponse qui leur est personnelle: une moitié des élèves est dans ce cas. Mais il est bien entendu que cette proportion tient à une foule de circonstances qui sont spéciales à l'expérience, et on ne doit pas l'ériger en loi. D'autre part, on peut remarquer un fait qui est en quelque sorte l'inverse du précédent; c'est que plusieurs élèves peuvent s'imiter en résistant à la suggestion; je ne doute pas que si les 3 élèves de certains groupes ont répondu, pour le 7e et pour le 8e objet, qu'il n'y en avait pas, c'était par imitation; l'imitation peut alors devenir un secours contre la suggestion.

Fig. 26.—Exemples de dessins exécutés sous l'influence de l'imitation. Les 3 dessins exécutés par les élèves d'un même groupe sont sur la même ligne horizontale, 1 et 2 représentent le chapeau (imaginaire) porté par l'individu du portrait; 3 et 4 représentent le timbre avec son cachet (imaginaire); 5 est le dessin du 7e objet (qui n'existait pas).

En résume, cette petite expérience sur la psychologie des groupes—la première, à ma connaissance, qui ait été tentée dans cette voie—a bien mis en lumière trois faits importants:

1° Les enfants, étant rapprochés dans un groupement de hasard, n'ont montré aucune solidarité, chacun répondant pour lui-même, et surtout chacun cherchant à répondre le premier;

2° Par le fait seul du groupement, les élèves deviennent plus suggestibles, et cette augmentation de suggestibilité provient de causes complexes: le désir de répondre vite, la disposition au fou-rire, etc.;

3° Beaucoup d'enfants imitent les réponses des autres enfants. Cette contagion de l'exemple constitue un des caractères les plus marqués de la psychologie des groupes.

Tels sont les faits qui sont les plus apparents, lorsqu'on regarde de loin cette expérience de groupement, et qu'on se borne à extraire les conclusions qui ressortent des moyennes. Il est intéressant de compléter cette première étude en examinant de plus près comment chaque groupe se comporte et en faisant l'analyse du rôle joué par chaque élève. On s'aperçoit alors que presque chaque groupe a une physionomie particulière.

NOUVELLES EXPÉRIENCES SUR DES ÉLÈVES RÉUNIS EN GROUPES

Nous avons fait cette étude nouvelle, en répétant la même expérience, dont les objets avaient été changés, sur nos 24 élèves habituels de l'école primaire élémentaire. Nous trouvons ici l'avantage d'avoir sous notre observation des enfants qui nous sont déjà connus.

Voici l'indication des objets avec quelques brefs détails sur chacun d'eux:

1 à 3.—3 timbres français, de 1 centime (bleu)—de 2 centimes (brun)—de 5 centimes (vert); les 3 timbres sont neufs. Au-dessous des timbres, le chiffre 8 imprimé en vert.

4.—Une découpure ronde faite dans un texte imprimé, et portant les mots: «Mme Cremer en riant ... venu en effet à reproduire ... Lorenz m'a... imité. Je ne ... à l'oeuvre! vraiment! ... très ennuyé et honteux! ... si cela ne suffit... à faire à mauvais jeu... par sa présence.»

5.—Une photographie de cinématographe représentant un jardinier qui vide un seau d'eau.

6.—Autre photographie représentant deux lutteurs.

7.—Autre photographie représentant une petite fille qui saute à la corde.

8.—Un morceau de papier buvard, rosé, maculé, de forme à peu près rectangulaire.

9.—Un fragment de centimètre, brun, en cuir, portant les N° 37 à 42.

10.—Un bouton en étoffe, de couleur grenat.

Tous ces objets étaient collés sur un carton, qu'on présentait pendant 12 secondes à chaque élève.

L'interrogatoire écrit qui a été communiqué à chaque groupe d'élèves était le suivant:

1. Combien y a-t-il de timbres?

2. Quelle est leur couleur?

3. Lequel porte le cachet de la poste?

4. Quel nom de ville distingue-t-on sur ce cachet?

5. Quelle est la forme du morceau de papier buvard?

6. Quel est le mot qui est écrit sur ce papier buvard?

7. La gravure représentant une petite fille qui saute à la corde est-elle bleu foncé ou brune?

8. Quelle est la personne qui se tient à côté de la petite fille?

9. Les deux hommes qui se battent, quelles armes tiennent-ils à la main?

10. Il y a dans le coin de gauche une photographie qui représente la Seine. Quel détail y avez-vous remarqué?

11. Quelle est la couleur du bouton d'étoffe?

12. Quels sont les numéros inscrits sur le bout de centimètre?

13. Sur le rond de papier, il y a une phrase qui commence par voilà pourquoi. Quels sont les mots qui suivent?

Cette liste a été présentée à l'élève qui avait le rôle de président, et il l'a lue à ses camarades, question par question; on répondait à une question avant de passer à la question suivante.

Les élèves, dans cette expérience, ont été beaucoup plus sérieux que leurs camarades, appartenant à la même école ou à une autre école, qui se sont prêtés à la première expérience, décrite plus haut, sur l'imitation. La différence d'attitude a été très frappante; jamais je n'ai eu à faire d'observations ou de réprimandes, jamais il ne s'est produit de fou rire. J'attribue la docilité des élèves à nos tête-à-tête antérieurs dans lesquels je leur avais donné l'habitude de la discipline.

Les résultats sont exposés dans le tableau XIX, où les réponses originales sont en caractères gras et les réponses imitées sont en italiques.

Je ne discuterai point les résultats collectivement, puisque j'ai déjà fait semblable étude 64; je veux au contraire examiner le travail de chaque élève, et rechercher si les résultats de l'expérience présente concordent avec ceux que nous possédons déjà.

Note 64: (retour) Je note simplement que dans cette expérience, contrairement à la précédente, l'imitation a été beaucoup plus forte que la suggestibilité originale, ce dont on se rend compte en étudiant les réponses aux questions qui font suggestion, notamment, les questions 3, 4, 6, 8, 9, 10, 13.

Pour caractériser le rôle de chaque élève, nous devons tenir compte de plusieurs données différentes:

1° Le rang de l'élève répondant aux questions; a-t-il été souvent le premier à répondre, ou bien toujours le dernier? Pour déterminer ce rang, il est nécessaire de se rappeler que chaque élève est examiné par rapport aux autres élèves formant le même groupe; et le rang qu'il a obtenu n'a point une valeur absolue, mais seulement une valeur relative à ce groupe; ainsi, il est bien possible qu'un élève qui, dans le groupe dont il faisait partie, était en moyenne au 3e rang, eût été le 1er dans un groupe composé d'élèves plus lents. Ce que nous disons du rang est également vrai de tous les autres résultats obtenus par cette expérience.

2° Le nombre de fois que l'élève a répété la réponse d'un camarade, comparativement au nombre de fois qu'il a donné une réponse originale, de son invention. En général, ceux qui donnent le plus souvent une réponse originale sont les élèves les plus rapides, ceux qui répondent les premiers; mais il arrive parfois que l'élève qui parle le 3e ou le dernier fait une réponse qui est entièrement différente de celles des autres.

3° Le nombre de fois que l'élève a fait une réponse juste. Ici, une distinction est nécessaire. Un élève peut faire une réponse juste, soit en l'inventant lui-même, soit en se contentant de répéter la réponse juste d'un camarade; dans ce dernier cas, on ne peut pas faire à l'élève un mérite de l'exactitude de sa réponse, puisqu'il n'a été qu'un écho. Je ne tiendrai compte, par conséquent, que des réponses justes qui sont originales.

1er groupe.—Il est composé des élèves Vas., Pet., Gesb., Dew. et Poire, qui tous sont de la 1re classe. Les quatre premiers ont, d'après nos tests antérieurs, une suggestibilité moyenne, sans rien de bien marqué; le dernier, au contraire, Poire, nous est bien connu par sa profonde suggestibilité; nous l'avons toujours présenté comme un type d'automate.

Dans ce groupe, les élèves se sont beaucoup imités; les réponses par imitation ont toujours été plus nombreuses que les réponses par invention. Il n'y a pas eu, semble-t-il, un leader, ayant le plus souvent occupé le premier rang, ayant été suggestif plus souvent qu'imitateur. Celui qui a donné le plus de réponses justes et originales est Pet.; mais il a, lui aussi, fortement subi l'imitation des autres. Ce qui est frappant, c'est le rôle effacé tenu par Poire. Il a pour ainsi dire toujours répondu le dernier, et il ne prenait la parole que pour répéter ce qu'avait dit le précédent camarade. Une seule fois, il a fait une réponse originale, et ce fut une erreur; les autres variaient quelque peu sur la couleur des 3 timbres; on avait dit: grenat, vert, gris foncé; on avait dit aussi: grenat, vert, bleu foncé. Les 2 réponses étaient justes, car un des timbres a une nuance qu'on peut appeler grise ou bleue. Poire cherchant à innover, a dit: grenat, vert, jaune foncé; c'est la seule fois qu'il s'est distingué par une opinion personnelle: or, il n'y avait pas de timbre jaune foncé. Cette nouvelle épreuve confirme donc ce que nous savions déjà de cet élève.

Ainsi, dans ce groupe, il y a 4 élèves égaux, et 1 automate.

2e groupe.—Il est formé par des élèves de la 1re et de 2e classe. 3 élèves de la 1re classe: Monne, élève moyen, qui ne présente rien de particulier; Delanse, élève assez âgé (14 ans passés), figure d'adulte, peu suggestible; et enfin Bout., plus jeune, un de nos 3 types de suggestibilité complète. Les 2 élèves de la 2e classe sont Blasch, et Sag., 2 enfants très intelligents, très travailleurs, qui tiennent la tête de la 2e classe, et qui sont en rivalité continuelle; cette rivalité est si sérieuse qu'elle a gagné les familles des 2 élèves et les a rendues hostiles l'une à l'autre. A première vue, il était difficile de prévoir les résultats de ce groupement; je supposais seulement que Delanse, à cause de son âge et de son peu de suggestibilité, mènerait le mouvement, et que Bout. se conduirait en parfait automate, un peu comme l'avait fait Poire.

Les rôles des élèves ont été bien distincts. Deux d'entre eux ont été des leaders, Delanse et Blasch. Ce dernier, beaucoup plus prompt, presque constamment premier, a donné un bon nombre de bonnes réponses; Delanse, un peu moins vif, arrivait le plus souvent second; parfois il répétait la réponse de Blas., mais souvent aussi il trouvait une réponse originale, et sans être exact au même degré que Blasch, il l'a été plusieurs fois. Il arrive donc bien, à tous égards, le second. Les trois autres ont été les moutons du groupe; ils ont répété docilement, Saga plus lentement encore que Monne et Bout, et lorsque l'un d'eux a fait une réponse originale, ce qui était bien rare, elle était erronée. Ces résultats sont conformes à nos prévisions pour Bout., mais nous n'attendions pas tant d'automatisme de la part de Monne et de Saga.

Ce second groupe diffère donc totalement du premier. Nous trouvons 3 automates et 2 leaders, qui ont été en rivalité, chacun d'eux imitant peu son concurrent.

3e groupe.—Il se compose de 5 élèves de la 2e classe; parmi ces 5, il en est 3 qui sont plus âgés, plus adultes que les autres, ce sont Lac., Bien, et Féli.; Lac, nous l'avons dit, est fort peu suggestible. Les 2 autres élèves, Motte et Martin, sont plus jeunes, plus enfants; ils ne présentent rien de marqué comme suggestibilité. A première vue, nous pouvions supposer que Lac, esprit mûr et pondéré, mènerait le groupe.

Dans ce groupe, nous ne trouvons pas de véritable leader, mais 2 catégories d'élevés; l'une est formée des trois plus âgés, Lac, Bien, et Féli., qui ont tantôt été suggestionneurs, tantôt imitateurs, et sont à peu près sur un pied d'égalité; les 2 élèves plus jeunes, Martin et Motte, ont été des imitateurs automates.

4e groupe.—Composé d'élèves plus jeunes que le précédent. Il y a 3 élèves de 3e classe, Uhl, And., Meri. et 1 élève de 4e classe, Vand. Nous savons que parmi ces élèves, il existe un parfait automate, And.; les autres n'offrent rien de particulier.

En fait, And., comme nous le supposions, a été très automatique; c'est le plus lent de tous, et il se borne presque toujours à répéter ce que d'autres ont dit. Les 3 autres ont un rôle assez actif; 2 sont particulièrement prompts à répondre, et ce sont ceux qui sont les plus suggestionneurs, Vand et Meri.; mais, chose curieuse, ils répondent presque toujours faussement. Vand n'a pas même donné une seule réponse juste. Ce sont donc des leaders, mais de mauvais leaders. Uhl, qui est un peu plus lent qu'eux, qui est moins initiateur et plus imitateur, donne un plus grand nombre de bonnes réponses.

Ainsi, nous avons 1 automate, 2 mauvais leaders, et 1 élève plus exact, mais moins en avant et moins écouté, c'est un indépendant.

5e groupe.—C'est le rendez-vous des élèves les plus petits. Tous, sauf un seul, qui est président, Mien, et qui est de la 3e classe, tous appartiennent à la 4e classe. Ce qui caractérise ce groupe, c'est que les imitations ont été très nombreuses. Il y a 2 sujets qui sont de parfaits automates, Tix et Hub, les 3 autres ont eu un peu plus d'initiative. Les 2 leaders sont Mien et Diem; ce dernier, quoique donnant des réponses moins exactes que Mien, a eu un rôle plus en saillie, c'est surtout lui qui a entraîné l'imitation des autres.

On voit que cette étude analytique confirme complètement les conclusions de l'étude synthétique que nous avons présentée plus haut, et nous pouvons reproduire ces conclusions et dire que le groupement des élèves produit: 1° une division de fonctions, les uns deviennent des meneurs, les autres des menés; 2° une augmentation de suggestibilité; 3° une forte tendance à l'imitation.

CHAPITRE VIII

LES MOUVEMENTS SUBCONSCIENTS

J'ai expliqué longuement, dans la première partie de cet ouvrage, que les faits si curieux et si étonnants du spiritisme sont en germe dans une petite expérience, bien simple à exécuter, celle de la répétition inconsciente d'un mouvement imprimé à la main, et que cette petite expérience de nature fort inoffensive peut nous renseigner sur les aptitudes d'une personne à l'automatisme des mouvements. Il n'est donc pas nécessaire d'autre préambule, et je vais rapporter de suite les expériences que j'ai faites.

Ces expériences consistent dans la provocation des mouvements inconscients ou subconscients de répétition. Je les ai faites à trois reprises sur les mêmes sujets, en leur donnant chaque fois une forme différente.

1re Expérience.—Cette première expérience a été la plus longue. Elle a pris deux après-midi entières, composées chacune de deux heures et demie de travail. Pendant ce temps, j'ai pu expérimenter sur 25 enfants; chacun a été examiné isolément dans le cabinet du directeur.

Pour enregistrer les mouvements subconscients, je désirais avoir un appareil très simple sur lequel le sujet poserait sa main, et mon but était de communiquer à la main du sujet, par l'intermédiaire de cet appareil, un mouvement très simple, très régulier, par exemple un mouvement d'oscillation, afin de rechercher si la main continuerait d'elle-même ce mouvement quand je cesserais de le produire. Je me suis servi, en le modifiant très peu, d'un petit balancier de Wundt qui se compose essentiellement d'une tige métallique horizontale fixée à la partie supérieure d'une colonnette et pouvant tourner autour de son point fixe; cette tige est terminée à une de ses extrémités par une lourde masse de métal, en forme de marteau (a) qui vient frapper, toutes les fois qu'elle s'abaisse, une enclume (b) située en dessous et à l'autre extrémité est fixé un ressort à boudin (c) qui relie la tige à la plateforme sur laquelle la colonnette est montée. La figure nous dispense d'une plus longue description de cet appareil.

Fig. 27.—Balancier (modification très légère d'un appareil de Wundt) servant à l'étude des mouvements subconscients.

Le petit appareil que je viens de décrire est placé sur une table, à côté d'un métronome; un grand écran qui a la longueur de la table est fixé entre les deux instruments, et divise la table en deux compartiments, dont l'un, celui de gauche, contient le métronome, et l'autre, celui de droite, contient le balancier avec le marteau tourné vers la gauche; lorsqu'un élève entre à son tour dans le cabinet du directeur, nous le faisons asseoir à la table; sa chaise est placée un peu à gauche de l'écran, par conséquent, il se trouve juste assis devant le métronome; mais en penchant la tête vers la droite, il peut voir le balancier. Notre premier soin est de présenter à l'élève le balancier; nous lui disons que c'est un instrument qui ne peut faire aucun mal, et qui ressemble à une balance; ensuite, lorsque l'enfant a bien regardé l'instrument et s'est à peu près rendu compte de sa forme générale—ce qui est nécessaire pour éviter toute appréhension 65—on lui indique comment va se faire l'expérience; l'enfant doit tenir entre le pouce, l'index et le médius de sa main droite la masse en forme de marteau qui termine le balancier, et serrer fortement cette masse entre ses trois doigts; il doit, en outre, faire «la main morte», c'est-à-dire laisser aller sa main, et céder au mouvement d'oscillation que j'imprime à l'instrument en mettant moi-même le doigt sur l'autre extrémité du levier. Je fais alors, devant l'enfant, la répétition du mouvement que je dois exécuter pendant l'expérience; je soulève 5 ou 6 fois de suite un des bras de levier, celui qui se termine par un ressort à boudin; chaque fois, après l'avoir soulevé, je l'abaisse, et j'exécute ce mouvement très régulièrement; il est facile de comprendre que lorsque le bras de levier de droite est soulevé, l'autre bras de levier s'abaisse et le marteau qui le termine frappe l'enclume en faisant entendre un bruit sec; ce bruit sec se fait donc entendre à chaque oscillation double du levier. L'enfant, après avoir vu et compris ce mouvement très simple, est invité à saisir entre ses doigts le marteau, et je recommence sous ses yeux à manoeuvrer le balancier. Le plus souvent, je ressens une résistance: l'enfant ne se contente pas de serrer le marteau entre ses doigts, mais il s'oppose plus ou moins énergiquement au mouvement de bascule du marteau. Je le lui fais remarquer: «Vous résistez à mon mouvement, dois-je lui dire, et il ne le faut pas; vous devez vous contenter de serrer le marteau, et laisser votre main monter et descendre, quand j'appuie sur l'autre extrémité du levier.» Il faut souvent de longues explications pour faire comprendre à l'enfant ce qu'on désire de lui; mais je suis arrivé à me faire comprendre de tous. J'ai ensuite, quand j'ai obtenu ce que je voulais, le soin d'insister sur la prescription suivante: l'enfant ne doit ni s'opposer à mon mouvement, ni le faciliter; il doit se laisser aller, sans s'occuper de sa main; il doit rester complètement passif. Je multiplie les commentaires de ce genre, afin d'être certain que j'ai été bien compris. Ces explications terminées, j'attire l'attention de l'enfant sur le métronome qui occupe la case de droite; je lui explique que cet instrument marque la mesure pour les musiciens, je mets la tige du métronome en mouvement, et je dis à l'enfant qu'il doit concentrer son attention sur le métronome, suivre des yeux le mouvement du métronome et compter à voix basse ses battements, car lorsque l'expérience sera terminée, il devra me donner le compte exact des battements, et je pourrai voir alors s'il s'est trompé ou non. En réalité, je ne compte jamais le nombre des battements, et mon contrôle est illusoire; il suffit, du reste, que l'enfant s'imagine que ce contrôle va avoir lieu pour qu'il fasse grande attention au métronome 66. Les explications sont maintenant terminées et l'expérience peut commencer. L'enfant saisit avec ses doigts de la main droite le marteau du balancier, et attend; le coude droit est appuyé sur la table; je mets d'abord en mouvement le métronome, et l'enfant le regarde attentivement, et commence à compter à voix basse. Dans tous les cas, sauf une ou deux exceptions, le sujet garde les yeux fixés sur le métronome, et ne détourne pas la tête pour regarder sa main droite; comme je lui ai expliqué le mouvement qui va être imprimé à sa main, comme d'autre part, il a déjà l'expérience de ce mouvement, il ne se produit rien de nouveau et d'insolite qui puisse attirer son attention sur sa main droite; en tout cas, quel que soit le motif, j'insiste pour affirmer que l'orientation du corps et de l'attitude de l'enfant a toujours été très correcte; une ou deux fois, il est arrivé à un enfant de regarder sa main droite; mais ce mouvement très rare a cessé dès la première remarque que j'en ai faite.

Note 65: (retour) Il est très important, je crois, lorsqu'on apporte dans une école un appareil, de bien en expliquer l'usage et le fonctionnement aux maîtres et aux élèves; ces derniers, surtout quand ce sont de jeunes Enfants, peuvent avoir peur de l'instrument, s'imaginer une foule de choses, et faire le soir à leurs parents des récits fantastiques sur les expériences auxquelles on les a soumis. Dans une école primaire élémentaire, j'adaptai un jour un plethysmographe en caoutchouc à la main d'un enfant; l'instrument se compose simplement d'un cylindre de caoutchouc, entouré d'une peau de gant; il est donc entièrement inoffensif; le soir de cette expérience, l'enfant se trouva malade, et la mère vint se plaindre au Directeur de l'École qu'on avait rendu son enfant malade avec de l'électricité.
Note 66: (retour) Le contrôle des battements du métronome se trouve réalisé Maintenant dans un nouveau modèle de métronome que je viens de faire Construire pour des expériences de mesure sur l'attention volontaire.

Les mouvements que j'imprime au balancier sont synchrones à ceux du métronome, celui-ci bat la seconde; à chaque battement du métronome, je fais coïncider un mouvement simple du balancier, de sorte que le balancier fait entendre son bruit sec de marteau frappant l'enclume à chaque battement pair du métronome. L'avantage de ce dispositif m'a paru double: en demandant à l'élève de compter les battements du métronome, j'obtiens une fixation assez régulière de l'attention; en outre, en rythmant les mouvements du balancier sur ceux du métronome, je facilite les mouvements inconscients du sujet, car je suppose que ces mouvements subconscients doivent être aidés par le rythme sur lequel le sujet fixe son attention.

Pour provoquer les mouvements subconscients, je fais d'abord des mouvements d'oscillation du balancier, en suivant les battements du métronome; ensuite, j'abandonne le balancier à lui-même, en faisant les derniers mouvements avec un peu moins de force, afin de ne pas éveiller l'attention du sujet par un trop grand contraste entre mes mouvements et mon immobilité; j'attends un moment pour voir si le sujet répétera le mouvement, alors que ma main est retirée; mais, par précaution, je ne retire pas ma main très loin de l'instrument, car je ne veux pas donner l'éveil au sujet, et lui laisser croire que ma main abandonne l'instrument: il pourrait en résulter une suggestion pour lui, et cette suggestion pourrait être provoquée non seulement par la vue de ma main s'éloignant, mais encore par le bruit que ferait ma manche pendant que j'exécute ce mouvement. Je crois donc préférable de laisser ma main presque en contact avec l'extrémité de droite du balancier, mais je cesse de manoeuvrer cette extrémité.

Déjà pendant ces mouvements préliminaires, que j'appellerai des mouvements d'amorçage, on a quelquefois la perception très nette que l'enfant collabore au mouvement, et qu'il le facilite; mais on peut éprouver soi-même des illusions; et pour couper court à tous les doutes, il est nécessaire de cesser complètement de mouvoir le balancier 67.

Note 67: (retour) Je dois prévoir une objection: on pourrait supposer que lorsque ma main abandonne le balancier après l'avoir mis en mouvement, les mouvements subséquents peuvent tenir en partie à l'inertie de l'instrument, et non a l'automatisme du sujet; cette interprétation ne serait pas exacte; car les oscillations de l'instrument qui sont dues à son inertie ne peuvent pas se confondre avec celles que j'imprime ou que la main du sujet continue. Si on soulève une des extrémités du balancier, quand personne autre ne le tient, et qu'on l'abandonne brusquement, on provoque une dizaine d'oscillations d'inertie qui sont très rapides (10 oscillations doubles en 4 secondes pour l'instrument dont je me sers), or, comme les oscillations communiquées par moi et répétées par le sujet durent chacune deux secondes, on voit que les oscillations d'inertie sont 5 fois plus rapides et ne peuvent donner lieu à aucune confusion.

J'ai réglé avec autant de soin que possible le nombre des mouvements d'amorçage; je fais d'ordinaire 10 mouvements doubles; j'attends ensuite deux à trois secondes pour voir si les mouvements de répétition se produisent; s'ils se produisent, je les laisse se manifester jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent spontanément; s'ils ne se produisent pas, je fais un nouvel amorçage de 10 mouvements doubles, et ainsi de suite. En général, je fais 6 séries d'amorçages; si le sujet ne paraît pas disposé à continuer de lui-même les mouvements, si ces 6 séries ne donnent point de résultat appréciable, je suspends cette première partie de l'expérience, et je la considère comme ayant donné un résultat négatif.

Il est bien entendu qu'un examen aussi court, qui dure de cinq à dix minutes, est insuffisant pour déterminer avec précision les aptitudes automatiques d'un sujet donné; nous nous contentons de comparer chaque sujet aux autres, et nous admettons que du moment qu'un sujet A n'a pas pu être entraîné à l'automatisme pendant notre épreuve, il est moins automate qu'un sujet B, qui pendant le même laps de temps a montré des mouvements très nets de répétition inconsciente; encore faut-il ajouter que c'est là une présomption, bien plus qu'un fait démontré; car il n'est pas absolument certain que le degré d'automatisme soit constamment en relation avec le degré d'amorçage nécessaire pour provoquer cet automatisme.

Le classement des sujets, d'après les résultats qu'ils ont donnés, me paraît se faire très naturellement en 3 groupes: le premier groupe est celui des résultats entièrement négatifs; il comprend 6 élèves. Nous rangeons parmi eux tous les élèves dont la main n'a présenté aucun mouvement appréciable de répétition, aucune ébauche de mouvement, si petite soit-elle; il est bien entendu que nous nous contentons de notre observation visuelle pour attester ce fait négatif, cette absence de mouvement; or, l'observation ne permet pas de nier la production de mouvements très petits, à peine sensibles; il faudrait pour avoir le droit de nier ces mouvements, les soumettre à un enregistrement avec des appareils capables d'amplifier les mouvements, ou tout au moins de les inscrire. Nous devons nous contenter, pour le moment, d'affirmer, chez nos 6 sujets l'absence de mouvements appréciables à la vue.

Le second groupe se distingue à peine du premier; j'y place des élèves qui font à eux tout seuls à peine une oscillation ou une demi-oscillation du balancier, et ceux qui vont jusqu'à faire 2 ou 3 oscillations complètes, une fois par hasard. Ainsi Féli. est un bon exemple de ce groupe; quand on lui a fait faire 15 à 20 mouvements, sa main abandonnée à elle-même fait une seule oscillation; si on a laissé l'instrument au moment où le marteau était en haut, sa main fait un mouvement d'abaissement du marteau, puis elle s'immobilise; si on a terminé par un abaissement du marteau, sa main fait un soulèvement du marteau, et elle s'immobilise en l'air.

Chez Lac., le mouvement induit se prolonge un peu plus; il en a esquissé une fois 2, une autre fois il en a même fait 4. Chez d'autres, on observe une préférence pour un seul genre de mouvements; ainsi, ils ne savent que soulever le marteau, ou bien ils ne savent que l'abaisser; on peut alors les amener à faire une série isolée de mouvements subconscients; il suffit par exemple de soulever le marteau pour qu'ils l'abaissent, et ils continueront ainsi à l'abaisser 7 ou 8 fois de suite. C'est la preuve qu'ils ont des aptitudes automatiques, mais celles-ci sont encore mal développées.

Notre troisième groupe contient les élèves qui présentent un développement complet de l'automatisme; ces élèves sont au nombre de 14; par conséquent ce groupe est le plus important, il est même plus important que les 2 premiers groupes réunis. Ici, une remarque préliminaire est nécessaire. Les résultats de cette expérience sont distribués tout autrement que ceux des expériences de suggestion portant sur les sensations et sur les jugements. Rappelons-nous ce qu'a produit l'influence de l'idée directrice; nous avons pu donner à nos élèves des coefficients de suggestibilité variant de 100 à 600; ici, nous n'avons point cette série bien ordonnée de résultats; on pourrait presque dire, en exagérant un peu la vérité, que pour l'automatisme des mouvements, c'est tout ou rien; si on cherche à évaluer l'automatisme moteur par le nombre de mouvements induits, on aura, comme nombre moyen pour les élèves du 1er groupe, le nombre 0; pour les élèves du 2e groupe, la moyenne oscillera entre 0,5 et 1; enfin, en ce qui concerne le 3e groupe, la moyenne sera par exemple de 20 ou 30. Il y a donc un abîme entre les résultats du second groupe et ceux du troisième. Ce fait dépend probablement de ce que le nombre de mouvements automatiques ne peut pas donner une mesure exacte de l'automatisme. Lorsqu'un sujet commence à faire une série de mouvements de répétition, il y a des chances pour que cette série se prolonge très longtemps, si quelque hasard ne vient l'interrompre, et il y a beaucoup de cas où nous avons dû nous-même mettre fin à l'expérience, pour qu'elle ne se prolongeât pas outre mesure; il était d'un intérêt médiocre de constater si un sujet qui en était par exemple à son 40e mouvement de répétition irait ou non à son 100e mouvement.

Nous pouvons présenter cette particularité sous une autre forme; comparons l'expérience dont nous parlons en ce moment avec celle de l'idée directrice; toutes deux ont ce trait commun de faire échapper un certain automatisme au contrôle du sens critique; dans un cas, c'est un automatisme de perceptions et de jugement, dans l'autre cas, c'est un automatisme de mouvements. Il résulte des observations que nous avons faites que l'automatisme des perceptions et des jugements se produit, plus ou moins, chez tous les sujets, et à des degrés variables d'un sujet à l'autre: l'automatisme moteur, au contraire, tel qu'il nous est révélé par l'expérience actuelle, paraît ne pas exister du tout chez plusieurs des sujets; et il paraît, en outre, quand il se réalise, prendre de telles proportions qu'il efface presque les différences individuelles. Voilà ce qui ressort de la comparaison des deux genres d'expériences; il faudra rechercher maintenant si des différences aussi nettes, aussi saisissantes, proviennent de la nature même de l'automatisme, ou si elles tiennent aux conditions des expériences.

Les mouvements automatiques que nous réussissons à produire présentent un certain nombre de caractères intéressants; le premier est leur inconstance. Il n'est pas rare qu'un sujet qui, à un premier amorçage, ne montre aucun automatisme, en montre un extrêmement développé après le second amorçage, et que cet automatisme disparaisse ensuite pour ne jamais revenir. Quelquefois, à la reprise des battements du métronome, un sujet fait spontanément des mouvements automatiques, sans qu'on l'amorce de nouveau, alors qu'au précédent amorçage il n'avait manifesté aucun mouvement de répétition. Ces irrégularités peuvent sembler déconcertantes, mais il n'est pas impossible d'en trouver l'explication, nous reviendrons sur ce point dans un instant.

Toutes les fois que nous constatons chez un enfant que des mouvements très nets de répétition se produisent, nous l'interrogeons après avoir arrêté sa main; nous croyons utile de savoir, par son témoignage, comment il se rend compte des mouvements de sa main. Cette interrogation est d'autant plus utile qu'on pourrait soupçonner que si un enfant a répété indéfiniment un certain mouvement que j'ai imprimé à sa main ou à son bras, c'est parce qu'il a mal compris l'expérience et qu'il a cru à tort qu'il devait répéter volontairement ce mouvement. Il faut donc s'entendre avec lui et dissiper toute équivoque. Je dirai d'abord que mes sujets ont tous, sans exception, la connaissance de leurs mouvements; ils savent que leur main vient de se mouvoir. Les conditions d'expérience, jointes à leur personnalité psychique, n'ont point permis la production d'une anesthésie de la main ou du bras: j'entends par là une anesthésie profonde, comparable à celle d'une hystérique. Après avoir constaté qu'ils ont eu conscience de leurs mouvements, je leur demande si, en exécutant ces mouvements, ils ont résisté à l'impulsion que j'ai donnée au balancier, ou bien s'ils l'ont aidée, ou bien encore s'ils sont restés complètement inactifs, n'aidant pas et ne résistant pas. Cette demande provoque des réponses très variables; l'enfant est souvent en état de doute et semble un peu répondre au hasard, après avoir épié l'expérimentateur pour deviner sa pensée; cet enfant-là ne sait rien au juste. D'autres pensent avoir un peu résisté; d'autres enfin, et ce sont les plus nombreux, reconnaissent qu'ils ont aidé le mouvement de l'expérimentateur.

Je vais maintenant passer en revue quelques-uns de nos sujets.

DEW.—Après un amorçage de 20 mouvements, sa main commence à répéter les mouvements sur le balancier, pendant qu'il suit les battements du métronome; les deux mouvements sont bien rythmés. Quand le sujet a fait 30 mouvements de répétition, nous l'arrêtons, et nous l'interrogeons; nous le prions de nous dire s'il a, comme c'était convenu, laissé sa main aller, ou s'il nous a aidé à faire le mouvement: il reste indécis; nous le prions alors de recommencer en prenant soin de ne pas aider notre mouvement. A la suite de cette remarque, les mouvements subconscients sont bien diminués; on n'en compte plus que 3, après chacune de nos tentatives d'amorçage. Le sujet a donc pu reprendre le contrôle de ses mouvements.

MONNE.—Après un court amorçage, il fait tout seul 30 à 40 mouvements de répétition; mais ces mouvements s'arrêtent tout seuls; le sujet sans qu'on l'y ait aidé, est arrivé à supprimer les mouvements inconscients, et de nouveaux amorçages ne provoquent plus rien. Cet exemple, ajouté au précédent, nous montre que l'automatisme des mouvements est un phénomène fugitif, qui peut se supprimer brusquement.

Nous avons cherché à fixer davantage l'attention de Monne, en le priant de lire attentivement une page d'un livre de physique amusante; pendant cette lecture, le mouvement a été supprimé.

DELANS.—Cet élève présente un automatisme moteur plus développé et plus stable que celui de Monne. Après un court amorçage, le mouvement de répétition commence, très net et très énergique; il se continue indéfiniment; le sujet suit avec la main les battements du métronome, en montrant beaucoup de régularité. Nous le prions, au bout de quelque temps, de lire une page de physique amusante; il continue ses mouvements pendant la lecture, mais le mouvement devient moins régulier, il cesse d'être synchrone avec les battements du métronome.

SAGA.—Encore un bel exemple d'automatisme très net et très stable; les mouvements se produisent après un court amorçage, et se continuent soit que le sujet écoute le métronome, soit qu'il s'absorbe dans la lecture; au bout de quelque temps, nous arrêtons sa main. Nous demandons à Saga, s'il pense avoir aidé notre mouvement sur le balancier ou s'il pense avoir résisté au mouvement. Sa réponse nous est qu'il a aidé: nous le prions alors de recommencer en laissant complètement aller sa main; nous reprenons, et ses mouvements de répétition sont aussi nets que la première fois. C'est un sujet qui ne s'est pas contrôlé.

BIEN.—Après un amorçage de 10 mouvements, il fait spontanément 30 mouvements de suite; je l'arrête, je l'interroge, il reconnaît avoir un peu aidé mon mouvement; à la seconde reprise, comme il a été averti, les mouvements de répétition disparaissent presque complètement, on n'en compte plus que 2.

POU.—Après un amorçage extrêmement court, il exécute 50 mouvements de répétition: ce mouvement se prolonge pendant la lecture. Sur interrogation, il reconnaît qu'il a un peu aidé mon mouvement; à la reprise, son automatisme persiste. Curieux de savoir s'il arriverait à se reprendre, je l'avertis de nouveau qu'il doit avoir soin de ne pas m'aider; alors à la seconde reprise, son automatisme cesse.

MARTIN.—L'automatisme apparaît tout au début, mais il diminue rapidement; il commence par diminuer d'intensité; le mouvement devient plus léger, plus incomplet, et il cesse; pendant la lecture, on arrive encore à l'amorcer, mais il dure peu. Plus l'expérience se prolonge, plus l'automatisme diminue; c'est comme si le sujet reprenait de lui-même le contrôle de ses mouvements.

MIEN.—Exemple analogue. Les premiers mouvements de répétition apparaissent très rapidement, et sont très vigoureux; puis ils disparaissent d'eux-mêmes; on ne peut pas, en l'amorçant, lui faire produire plus de 4 à 6 mouvements; la lecture ne change pas les résultats.

OBRE.—Automatisme très brillant, qui se manifeste après un court apprentissage, et persiste indéfiniment, pendant l'audition du métronome et pendant la lecture; interrogé, le sujet ne se rend compte de rien, il croit même m'avoir un peu résisté.

MÉRI.—Excellent automate; apprentissage rapide; malgré les avertissements, ne peut pas se reprendre.

HUB.—Il a eu besoin d'un très long amorçage (40 mouvements) pour faire des mouvements de répétition; mais une fois amorcé, il continue indéfiniment.

DIE.—Très beaux mouvements induits, qui continuent indéfiniment; malgré mon avertissement, le sujet ne peut pas se reprendre, bien qu'il soit d'avis qu'il m'a aidé.

GOUJE.—Encore un excellent automate. Un court amorçage provoque les mouvements qui se continuent ensuite indéfiniment. Il reconnaît m'avoir un peu aidé. Malgré mon avertissement, les mouvements sont aussi nets à la reprise qu'avant.

On voit, par les descriptions précédentes que le contrôle du sujet sur l'automatisme des mouvements est assez variable: certains, comme Mien., Martin., arrivent spontanément, sans aucun secours étranger, à corriger et à supprimer leur automatisme; d'autres, comme Dew., Bien., Pou., ne produisent l'arrêt de leur main que lorsqu'on les a interrogés sur la manière d'exécuter les mouvements, et qu'ils ont reconnu qu'ils aidaient un peu; d'autres enfin, malgré cet avertissement, continuent à la nouvelle reprise à faire des mouvements aussi nets que la première fois, lorsqu'ils n'étaient pas avertis.

Nous classons nos sujets de la manière suivante, au point de vue du développement de l'automatisme:

1° Pet
2° Poire.
3° Vasse.
4° Demi.
5° Uhl.
6° Motte.

7° Gesb
8° Bout
9° Blasch.
10° Féli.
11° Lac.
12° And.
24° Hub.
25° Die.
)
)
) Ex aequo.
) Point
) d'automatisme.
)

)
) Ex aequo.
) Ébauche
) d'automatisme.
)
)
)
)
13° Bienv.
14° Mien.
15° Martin.

16° Dew.
17° Monne.
18° Pou.

19° Delans.
20° Obre.
21° Van.
22° Meri.
23° Gouje.
) Ex aequo.
) Automatisme corrigé
) spontanément.

) Ex aequo. Aut.,
) corrigé après
) avertissement.

)
) Ex aequo.
) Automatisme
) persistant malgré
) l'avertissement.

Quelques remarques maintenant sur ce classement de nos sujets. Je suis très frappé de voir que les plus jeunes enfants sont presque tous réunis dans le dernier groupe, celui des plus automates, et ce groupe ne compte qu'un seul enfant de la 1re classe. A première vue, ce classement diffère grandement de celui qu'a donné l'expérience sur l'idée directrice; car Poire., l'enfant le plus suggestible pour le jugement, est ici le moins automate, et au contraire Delans, si peu suggestible dans le domaine du jugement, est ici parmi les meilleurs automates. Ce fait nous laisse soupçonner que ces deux genres de suggestibilité ne doivent pas être parallèles comme développement.

Je dois dire en terminant comment j'interprète cette expérience sur les mouvements subconscients de répétition. Je suppose que les enfants qui ont montré le plus d'automatisme sont ceux qui ont fait avec le moins d'exactitude la distinction entre les mouvements passifs de leur main et les mouvements actifs; quand je faisais moi-même mouvoir le balancier, leur main avait un mouvement passif; lorsqu'ils ont continué seuls le mouvement, ils ont fait un mouvement actif, et s'ils ne se sont pas rendu compte qu'à ce moment-là je cessais d'agir sur le balancier, c'est qu'ils n'ont pas perçu que le mouvement de leur main changeait de nature et devenait actif, après avoir été passif. Certes, ces deux genres de mouvements doivent présenter des différences caractéristiques, qui se révèlent surtout dans les expériences où le sujet fait un effort d'attention volontaire pour distinguer ces deux mouvements; mais, dans nos expériences sur les élèves, la perception de leur différence ne se fait pas ou se fait d'une manière incomplète. Pourquoi? Nous n'en savons rien au juste; ces questions de mécanisme sont toujours compliquées; on pourrait supposer que les sensations particulières qui font la différence des deux mouvements sont plus faibles et plus confuses chez les sujets automates; une autre supposition que je crois plus vraisemblable, est que le sujet automate pour les mouvements n'a point l'habitude de fixer fortement son attention sur ses sensations musculaires. Mais laissons la question en suspens. Toujours est-il que lorsqu'on interroge le sujet sur la manière dont il s'est comporté et sur la nature des mouvements qu'il vient d'exécuter, on l'oblige à se rendre compte de ses mouvements; on le détermine à fixer son attention sur ces mouvements, et par conséquent on trouble les conditions mentales de la précédente expérience; le sujet, ainsi aidé par l'expérimentateur, surveille de plus près sa main, il doit mieux percevoir les caractères différentiels du mouvement actif et du mouvement passif, il se laisse moins aller, il veut savoir; bref, ces dispositions différentes contrarient le développement du mouvement automatique, car un mouvement est d'autant moins automatique, en général, qu'on le surveille avec plus d'attention. C'est ainsi que nous expliquons comment il se fait que la répétition de l'expérience, l'exercice, produisent sur nos sujets un effet diamétralement opposé à celui que fournissent les recherches d'hypnotisme; plus nous expérimentons sur nos enfants d'école, moins ils deviennent suggestibles. Nous en avons déjà fait la remarque à propos des expériences sur les lignes, et Sidis avait fait une remarque analogue sur des élèves de laboratoire. C'est donc un fait sinon général, du moins fréquent, et il est contraire à tout ce qu'on observe dans l'hypnotisme: le sujet hypnotisé devient d'autant plus suggestible, on le sait, qu'il a été suggestionné plus souvent, et c'est ce qui constitue le danger moral de la suggestion hypnotique, qui, au bout de quelque temps, livre le corps et l'âme d'un individu à la volonté d'un autre individu. Il est fort heureux pour nos recherches qu'elles ne présentent point ce caractère si dangereux; en réalité, on pourrait dire d'elles qu'elles guérissent de la suggestion, elles rendent nos sujets réfractaires, elles leur apprennent à se rendre compte des erreurs qu'ils commettent et les habituent à se contrôler. Ce sont des expériences qui méritent d'être qualifiées de pédagogiques, puisqu'elles procurent aux sujets un profit intellectuel.

Mais comment peut-il se faire, demandera-t-on, qu'une tentative de suggestion qui, lorsqu'on fait de l'hypnotisme ou même sans hypnotisme, produit une augmentation de la suggestibilité, puisse produire entre nos mains un effet justement opposé, une diminution de la suggestibilité? C'est encore une question sur laquelle je ne puis présenter que des opinions probables, mais je ne veux pas éviter de la traiter, car elle est extrêmement importante; c'est sans doute le noeud de toutes nos recherches. Pour mieux me faire comprendre, je vais faire la comparaison entre notre expérience du balancier et l'exercice spirite des tables tournantes; ce sont là, ce me semble, des expériences tout à fait voisines, car l'art de faire tourner les tables consiste dans de petites poussées inconscientes que les doigts des sujets—surtout des sujets appelés médiums,—impriment à la table; or, on sait que les médiums s'entraînent et que l'entraînement produit chez eux une culture intensive de l'automatisme. Pourquoi donc ces mouvements inconscients que l'exercice développe chez le médium, l'exercice les suspend-il chez nos écoliers? Je pense que sous cette forme, la question fait d'elle-même entrevoir la réponse probable. Que pense l'adepte du spiritisme lorsqu'il appuie les doigts sur un guéridon ou lorsqu'il prend en main une plume pour écrire sous la dictée de l'esprit qu'il invoque? Avant de donner une séance, il doit se préparer de diverses manières, par exemple par la méditation ou la concentration d'esprit sur différents problèmes; de plus et c'est là le point le plus important, son attitude d'esprit n'est point sceptique; il ne cherche point à contrôler les mouvements de sa main, à se rendre compte de leur nature, à savoir s'il pousse ou ne pousse pas la table, parce qu'il est convaincu que sa main n'est qu'un organe au service d'une force supérieure à la sienne. Certes, cette intention de ne pas se contrôler ne suffirait pas pour faire un médium; il faut encore une disposition forte à l'automatisme et d'autres qualités qui nous échappent, mais je crois et je veux surtout montrer que les théories auxquelles le spirite adhère ne le portent point à étudier de près les sensations musculaires qui accompagnent les mouvements de sa main. Prenons maintenant un enfant d'école, qui a présenté, dès le premier amorçage, un bel exemple d'automatisme; la suite que l'expérience aura pour lui me paraît dépendre en grande partie de l'explication qu'on lui donne; si nous lui disions—ce que nous n'avons jamais fait, d'ailleurs—que le balancier est un instrument merveilleux, qui se ment tout seul quand on y met la main, et qui par ses oscillations répond à nos interrogations, si nous l'avions convié, en un mot, à interroger le balancier comme on interroge les tables, et si nous l'avions convaincu du caractère sacré de cet exercice—alors, certainement, l'effet aurait été tout différent de celui que nous avons obtenu; l'enfant n'aurait point cherché à se contrôler, il aurait fixé son attention non pas sur sa main, mais sur les questions à poser et les réponses à recueillir, et son activité automatique se serait développée au fur et à mesure sans obstacle, parce que toute activité se développe par l'exercice; des associations d'idées nombreuses se seraient formées et auraient consolidé cette activité.

Voilà, ce me semble, comment on peut expliquer que dans certains cas l'automatisme grandit et dans d'autres il s'atténue et finit par disparaître. Notre explication ne pourrait pas convenir à toutes les circonstances, car il y a des observations dans lesquelles l'automatisme s'est développé chez des personnes n'ayant pas d'idées préconçues ou même réfractaires aux idées spirites: diverses expériences citées plus haut en sont des exemples, celles de Stein par exemple, ou celle de Patrick. Nous avons vu que Stein a cultivé son propre automatisme en faisant de vigoureux efforts de distraction pour oublier sa main. L'expérimentateur s'est donc mis artificiellement dans des conditions utiles pour la suppression du contrôle. D'autre part, on a vu des cas où l'automatisme était si puissant qu'aucun contrôle ne pouvait l'arrêter et chez les hystériques, dont la main est insensible et l'attention mobile, le contrôle est souvent bien difficile. Mais ces remarques, tout en corrigeant notre interprétation, nous paraissent en laisser subsister la plus grande partie, et nous conclurons en admettant que dans nos expériences sur le balancier, si l'automatisme ne se développe pas, c'est parce que la manière dont l'expérience est présentée aux sujets oriente leur esprit vers le contrôle de leurs mouvements.

2e expérience.—Deux jours après avoir terminé la recherche précédente, je conçus l'idée d'en faire une autre du même genre sur les mêmes enfants. Il me paraît extrêmement important de répéter plusieurs fois une même recherche sur une série de sujets, en donnant toutefois aux épreuves un tour ou un dispositif extérieur qui leur imprime un caractère de nouveauté pour les expérimentés. L'avantage principal de ces répétitions et variations d'une même expérience est de permettre la vérification des résultats; en même temps on se rend compte si les résultats sont bien probants et ont un certain caractère de constance ou bien s'ils sont variables, s'ils varient d'un jour à l'autre, sous l'influence de petites causes insaisissables; tous les tests nouveaux devraient être, dans la mesure du possible, soumis à ce genre de contrôle.

Le premier contrôle auquel j'ai pensé est le suivant: dans l'expérience précédente, la main de l'enfant répétait un mouvement très simple, en faisant osciller un balancier; était-il exact de supposer que l'aptitude à répéter inconsciemment un mouvement aussi élémentaire, était un signe, une présomption d'une aptitude à répéter des mouvements plus compliqués, par exemple les mouvements graphiques, qui sont des mouvements appris? Cette question m'a paru intéressante à résoudre. Au moment où j'ai fait cette seconde recherche, je n'avais pas encore étudié les résultats de la première, et mon esprit n'était pas prévenu que tel sujet serait suggestible aux mouvements et que tel autre ne le serait pas. Pour enregistrer les mouvements graphiques, je mettais simplement une plume dans la main droite du sujet, je le priais de me confier sa main, et de me laisser faire; sa main était cachée par un écran; pour occuper son attention, je lui faisais compter les battements d'un métronome, comme dans l'épreuve précédente; l'arrangement matériel était le même, et j'ai trouvé chez mes sujets une aussi grande docilité que la première fois. Ils étaient bien convaincus que le point important de l'expérience consistait à compter exactement le nombre des battements.

Une petite difficulté s'est présentée tout de suite; beaucoup d'enfants tenaient mal leur main; en vain, je leur recommandais de prendre l'attitude nécessaire pour écrire, de tenir le porte-plume solidement pressé entre les trois doigts, d'appuyer l'extrémité de la plume sur le papier; malgré ces recommandations, plusieurs enfants tenaient le porte-plume mollement; il glissait; ou bien la main s'appuyait trop sur le bord cubital; ou encore, la main, les doigts, le poignet se raidissaient; excès de mollesse et excès de raideur avaient à peu près le même inconvénient pour moi; je n'arrivais pas à conduire la main d'une manière satisfaisante, à lui imprimer un mouvement graphique. J'ai vu là combien il était préférable d'employer un instrument, au lieu du contact direct, pour imprimer à la main un mouvement passif. Il m'a semblé que dans certains cas, chez des enfants très jeunes par exemple, si je n'ai pas réussi à provoquer la répétition de mouvements graphiques, c'est parce que je n'ai pas pu manier leur main comme il l'aurait fallu. Une autre cause d'erreur aussi sérieuse, c'est qu'il est parfois délicat de faire la part entre les mouvements qu'on imprime soi-même à la main du sujet et les mouvements que cette main exécute spontanément; pour éviter la difficulté, il faudrait quitter la main du sujet; mais cette sensation de suppression de contact peut éveiller son attention et troubler l'expérience.

A tous nous avons fait écrire des séries d'e, ayant en général comme dimension 1cm,5 de hauteur; nous écrivons chaque lettre en rythmant notre mouvement sur les battements du métronome.

Les élèves peuvent être répartis en 4 groupes.

Dans le 1er groupe, les élèves n'ont répété aucun mouvement; ce sont les élèves Féli., Blasch., Uhl., Mott., Vase., Gesbe., Pet., Poire., Die.

Dans le 2e groupe, ils ont tracé seulement une lettre ou une portion de lettre: élèves Bien., Van., Lac., Mousse., Mi.

Dans le 3e groupe, ils ont tracé une courte série de lettres. Élèves Sag., Bout., Pou., Dew.

Dans le 4e groupe, ils ont tracé une série indéfinie de lettres. Obre., Delan., Gouje., Hub.

Dans le 1er groupe se rencontre un sujet tout jeune, Die., dont l'insuccès tient peut-être à ce que je n'ai pas pu me rendre maître de sa main. Il en est de même pour Van., qui est au 2e groupe; c'est l'attitude incohérente de sa main qui m'a empêché d'étudier son automatisme.

Fig. 28.—Ecriture automatique de Sagaire (à lire de gauche à droite) écriture guidée, avant la croix; l'écriture automatique sans guide commence à partir de la croix, mais on reste en contact avec la main du sujet.

Je donne une figure reproduisant les lignes tracées par Saga., les premières lettres sont conduites par moi; à partir de la croix, je reste en contact avec sa main sans le guider, et il continue le mouvement en le déformant un peu; quand j'abandonne sa main, celle-ci s'arrête.

Fig. 29.—Ecriture automatique de Hub. A partir de 1 se produit l'écriture automatique spontanée; en 2, elle se poursuit quoiqu'on ait rompu le contact avec la main du sujet. Le mouvement reste régulier.

Chez Hub., le phénomène prend plus de développement (fig. 29), je conduis d'abord sa main, puis je reste en contact et cesse de la conduire; (en 1) le mouvement se continue régulièrement. Enfin, je supprime le contact (en 2), mais cela ne trouble nullement le mouvement de l'écriture.

Fig. 30.—Ecriture automatique de Delans. sans guide et sans contact.

Chez Delans., grand garçon de 14 ans, dont la résistance à la suggestion des lignes était des plus remarquables, l'automatisme des mouvements de la main ne se manifeste qu'après un assez long amorçage; ce sujet déforme complètement le mouvement. Voici une série de boucles qu'il a faites spontanément, je ne tenais plus sa main (fig. 30). Quand il a terminé, je lui demande des renseignements sur les mouvements qu'il a exécutés; je lui demande notamment s'il a résisté à mon mouvement ou s'il a cédé; il me répond aussitôt: il y a des moments où vous m'avez lâché.— Demande. «Alors pourquoi avez-vous continué le mouvement, quand je vous ai lâché?»—Réponse (après un moment d'embarras.) «C'était pour pouvoir mieux compter les bruits du métronome.» Cette justification après coup est à rapprocher de celles que d'autres élèves ont trouvées pour expliquer comment ils ont marqué des lignes trop longues, dans l'expérience sur l'idée directrice.

Fig. 31.—Ecriture automatique d'Obre., en 1, écriture spontanée; en 2, suppression de contact.

Nous terminons par l'observation d'Obre., qui est la plus complète de toutes; après amorçage de 7 lettres seulement (fig. 31), il continue le mouvement spontanément; je cesse très vite le contact, il continue à écrire pendant une minute environ, il arrive au bout de son papier, je l'arrête et je l'interrogé. Je lui demande s'il se rend compte des mouvements qu'il a exécutés. Il me répond: «Vous avez pris ma main, après, vous l'avez lâchée, et j'ai continué à écrire. Je me suis embrouillé pour compter (le métronome) je ne comptais pas juste; j'ai compté jusqu'à 100, et à partir de 50 je me suis embrouillé, et même à 29. J'ai senti que vous me lâchiez et j'ai continué à écrire.»—Demande. Vous avez continué volontairement?—Réponse. Oui, j'ai vu qu'il fallait continuer à écrire—Demande. Qu'avez-vous écrit tout seul?—Réponse. Je ne sais pas au juste.— Demande. Sont-ce des mots ou bien des lettres qui n'ont pas de sens?—Réponse. Des lettres qui n'ont pas de sens. —Demande. Vous sentiez bien votre plume courir sur le papier?—Réponse. Oui, Monsieur, et je sentais aussi que je n'écrivais pas droit.—Demande. Vous avais-je dit de continuer à écrire tout seul?—Réponse. Non, monsieur, je ne savais pas, je croyais qu'il fallait encore écrire.» Je conviens alors avec lui que nous allons reprendre et qu'il devra ne faire lui-même aucun mouvement; c'est moi seul qui me sers de sa main pour écrire. A cette reprise (fig. 32) je lui fais encore tracer quelques boucles puis je reste en contact avec sa main; celle-ci répète automatiquement le mouvement, elle le répète 9 fois; alors je lâche sa main complètement, elle continue à faire trois boucles, puis s'arrête, et l'enfant se tourne vers moi en me disant que je l'ai lâché; il faut remarquer qu'il a mis un certain temps à s'en apercevoir.

Cet interrogatoire, et ceux que nous avons fait subir à nos sujets dans l'expérience précédente nous montrent que ces mouvements automatiques de répétition ne sont point franchement inconscients; le sujet sait que sa main exécute des mouvements, il se rend bien compte de la matérialité des mouvements. En outre, dans bien des cas, il apparaît avec évidence que le sujet s'est aperçu que les mouvements de sa main n'ont pas été entièrement passifs; il avoue qu'il a un peu aidé l'expérimentateur, et il pense même l'avoir fait volontairement, quelques-uns vont même plus loin, et trouvent une raison quelconque pour expliquer leur acte. Nous connaissons la valeur de ces explications après coup, qui ne peuvent en imposer qu'à des observateurs peu instruits; en réalité, c'est bel et bien de l'automatisme; seulement les phénomènes se produisent au seuil de la conscience, d'où des illusions fréquentes sur leur nature.

Fig. 32.—Écriture automatique d'Obre. En 1, écriture spontanée; en 2, suppression de contact.

J'ai remarqué chez plusieurs sujets une vive rougeur qui se produisait au moment où les phénomènes d'automatisme se manifestaient avec le plus d'intensité. Aucun d'eux n'a pu donner l'explication de cette rougeur.

Ces deux expériences sur l'automatisme moteur présentent-elles des résultats concordants? On peut en juger. Nous rapprochons les deux listes:

EXPÉRIENCE DE L'ÉCRITURE EXPÉRIENCE DU BALANCIER
Féli.
Blasch.
Uhl.
Motte.
Vasse.
Gesbe.
Pet.
Poire.
Die
)
)
)
) Aucun
) mouvement.
)
)
)
)
Pet.
Poire.
Vasse.
Demi.
Uhl.
Motte.

Gesb.
Bout.
Blasch.
Féli.
Lac.
And.
)
)
) Aucun
) mouvement.
)
)

)
)
) Ébauche
) d'automatisme.
)
)
EXPÉRIENCE DE L'ÉCRITURE EXPÉRIENCE DU BALANCIER
Bien.
Van.
Lac.
Monne.
Mien.

Saga.
Bout.
Pou.
Dew.

Obre.
Delans.
Gouje.
Hub.
)
) Ébauche
) d'automatisme.
)
)

)
) Automatisme
) net.
)

)
) Automatisme
) complet.
)
Bien.
Mien.
Martin.
Dew.
Monne.
Pou.

Delans.
Obre.
Van.
Méri.
Gouje.
Hub.
Die.
)
)
) Automatisme
) net.
)
)

)
)
) Automatisme
) complet.
)
)
)

Je crois que la comparaison de ces deux recherches donne des résultats concordants. Si on met à part deux tout jeunes enfants, Die. et Van., au sujet desquels s'est produite la petite erreur que j'ai signalée plus haut (défaut dans l'attitude de la main pour écrire), on constate qu'aucun nom de sujet ne subit un déplacement de plus d'un groupe en passant d'une expérience à l'autre. Ainsi, les sujets du groupe 1 peuvent se rencontrer dans le groupe 2, mais il n'y en a aucun qui tombe dans le groupe 3 ou dans le groupe 4; d'où je crois pouvoir tirer provisoirement la conclusion que le développement de l'automatisme pour des mouvements simples est un signe probable d'automatisme pour des mouvements plus compliqués.

Ces expériences nous montrent deux faits principaux:

1° Il est possible d'étudier rapidement sur des élèves d'école l'automatisme des mouvements;

2° Cet automatisme ne paraît pas coïncider avec l'automatisme du jugement.

CONCLUSION

Cet ouvrage est l'exécution d'une toute petite partie d'un plan beaucoup plus général. Ce plan, auquel je travaille depuis bien des années, et pour lequel j'amasse des matériaux dont la plupart n'ont pas encore été publiés, consiste à établir la psychologie expérimentale des fonctions supérieures de l'esprit, en vue d'une différenciation des individus. J'ai déjà publié avec Victor Henri quelques aperçus sur cet ensemble de recherches, en donnant à ces aperçus le nom sommaire de psychologie individuelle 68.

Note 68: (retour) Voir Année psychologique, II, p. 414.

Je veux, dans cette conclusion, examiner quelle contribution mes études sur la suggestibilité apportent à la psychologie individuelle.

Deux questions se posaient à nous. La première peut se formuler ainsi: l'appréciation de la suggestibilité des individus est-elle possible, en dehors des pratiques de l'hypnotisation? En d'autres termes, peut-on savoir si une personne est suggestible, et à quel degré elle l'est, sans avoir besoin de l'endormir?

La seconde question, bien distincte de la première, consiste à se demander si ces épreuves de suggestibilité que nous avons imaginées, ou si d'autres épreuves qui restent à imaginer, sont significatives.

Traitons ces deux points séparément.

La première question est celle que j'ai eue constamment présente à l'esprit; et si je suis parvenu à la résoudre, je pense avoir atteint le but que je me proposais. Ce but était de démontrer qu'on peut faire de la suggestion sans hypnotisme, par des méthodes absolument inoffensives, des méthodes scolaires, vraiment pédagogiques. Cette démonstration, ne l'ai-je point faite? Pendant plusieurs mois, j'ai pu étudier la suggestibilité d'enfants et de jeunes gens dans nombre d'écoles sans soulever la moindre crainte de la part des maîtres les plus prudents; je crois même que personne ne s'est avisé de voir une relation quelconque entre mes expériences et l'hypnotisme. C'est un point qui me paraît acquis.

Les méthodes par lesquelles j'ai cherché à mettre en lumière l'influence des idées directrices, c'est-à-dire de la routine, me paraissent dignes d'être conservées, et améliorées bien entendu; telles qu'elles sont, elles donnent des résultats précis, qui s'expriment au moins en partie par des chiffres, et nous avons vu quelle importance il faut attacher aux coefficients de suggestibilité; quelles réserves aussi il faut faire. Il est incontestable que nos épreuves permettent un classement des individus, par rapport au point sur lequel l'épreuve porte, et on arrive à déterminer par exemple qu'une personne A est plus suggestible qu'une personne B, et moins suggestible qu'une personne C. N'est-ce point déjà beaucoup de faire cette constatation, au moyen d'une épreuve écrite qui est aussi inoffensive qu'un devoir de calcul ou d'orthographe? L'expérience a même pu être poussée très loin, et nous dévoiler des degrés extrêmement élevés de suggestibilité, et une absence complète de sens critique, par exemple chez ces élèves d'école primaire qui, poussés par la suggestion, donnent une longueur de 30 centimètres à une ligne qui en réalité n'en a que 6. Nos tests de suggestibilité ne font pas seulement le classement des élèves; ils permettent de déterminer, pour chacun des sujets, différents points importants, comme la promptitude à se corriger, l'aptitude à se rendre compte de ce qu'ils sentent; et par l'appel qui est fait à l'introspection, nous sommes parvenus à saisir quelques parties du mécanisme encore si obscur de la suggestion. Enfin, je rappelle—et ceci est extrêmement important—que nos expériences ne comportent aucun dressage, qu'elles n'augmentent pas, en se répétant, la docilité des sujets, et qu'on évite ainsi un des grands dangers moraux de l'hypnotisme. Bien au contraire, l'élève apprend à exercer son sens critique, et à se faire une opinion personnelle.

Les recherches sur les mouvements inconscients, que j'ai faites dans les écoles, n'ont point exigé l'invention d'un procédé nouveau; je me suis contenté de répéter sur les écoliers les opérations très simples que j'avais faites autrefois sur des malades et aussi sur des adultes; et je me suis convaincu que cette expérience est pratique, facile et assez rapide.

Les recherches sur l'action personnelle sont d'un genre bien différent, et sur ce point je crois qu'il y aura encore à faire beaucoup d'améliorations expérimentales. L'action personnelle est ce qui se rapproche le plus de l'hypnotisation; c'est en quelque sorte une forme adoucie et précisée de la suggestion hypnotique; l'erreur commise par le sujet, dans les expériences qui comportent une action personnelle, n'est point l'oeuvre du sujet, mais celle de l'expérimentateur; c'est ce dernier qui, en réalité, est responsable de l'erreur; c'est lui qui cherche à tromper l'élève, et quand on a conduit quelques expériences de ce genre, on s'aperçoit facilement qu'elles donnent à l'expérimentateur une position un peu délicate. Il y a plus; dans certaines formes de l'action personnelle, nous exerçons une action orale, et nous l'exerçons en contredisant le sujet, en nous efforçant de le faire changer d'avis; il en résulte une lutte sourde entre deux personnalités, lutte qui n'est certes pas dans les habitudes de l'enseignement. Sans doute, ces deux inconvénients de l'action personnelle peuvent être corrigés après coup par l'explication qu'on donne à l'élève lorsque l'expérience est terminée; il suffit alors de montrer qu'on a voulu faire une épreuve sur le sens critique de l'élève pour enlever à la recherche son cachet de tromperie. Mais quoi qu'il en soit, je pense que les recherches sur l'action personnelle doivent toujours être employées avec beaucoup de prudence, surtout dans les milieux scolaires, je pense aussi que le procédé des questions écrites, auquel j'ai eu recours en dernier lieu, doit être préféré à tous les autres, parce qu'il a un double avantage; d'abord il a l'avantage d'être plus précis qu'une parole verbale, toujours accompagnée d'une accentuation, parfois d'un geste, d'un regard qui en modifient la valeur dans des proportions inconnues; le second avantage est que la question écrite, même quand il est notoire qu'elle émane de l'expérimentateur, engage moins sa responsabilité qu'une question orale, et ne présente pas, par conséquent, tous les inconvénients que j'ai signalés plus haut.

Je répète donc que nous possédons actuellement des tests capables de mesurer la suggestibilité individuelle, sans hypnotisation.

La seconde question que j'ai soulevée est celle de savoir si ces tests sont significatifs; il faut entendre par là si ces tests démontrent avec certitude la suggestibilité des individus. On peut se demander si tel sujet A qui, dans une de nos épreuves, a été très suggestible, le serait autant pour des épreuves différentes, ou pour les mêmes faites à d'autres occasions; ou si d'une manière générale, dans sa vie réelle, ce sujet A n'est pas moins suggestible qu'un sujet B, qui cependant s'est montré bien plus réfractaire à nos tests de suggestion. C'est une question très importante, et très difficile à résoudre; presque tout est encore à faire. Il faudra rechercher d'abord si les résultats de nos tests sont constants, ou si au contraire ils varient d'un jour à l'autre, et dans quelle mesure ils varient. Cette vérification est d'autant plus difficile que le test de suggestion fait partie de toute une catégorie d'expériences qui ne sont probantes que lorsque le sujet en ignore complètement le but; et il est à craindre par conséquent qu'en répétant une épreuve de suggestion, bien qu'on puisse donner chaque fois un motif différent à l'épreuve—étude de la mémoire, étude sur la justesse du coup d'oeil, etc.—il est à craindre que le sujet ne finisse par comprendre ce qu'on lui veut en réalité, et cela changera complètement les résultats. Ce problème une fois résolu, il resterait encore à rechercher si la suggestibilité d'un sujet, quand elle est attestée par un de nos tests, peut être contrôlée par des renseignements provenant d'une autre source. Entendons-nous sur ce point. En un sens, on peut dire que nos tests n'ont besoin d'aucune espèce de contrôle; quand un de nos élèves succombe à un piège qui lui est tendu, c'est là un fait qui demeure acquis, quelles que soient les causes qui l'ont amené; il est donc certain, peut-on dire, qu'à tel moment, dans telles conditions, ce sujet a montré telle et telle suggestibilité. Mais, comme il n'existe point une seule et unique aptitude à la suggestion, mais qu'on est suggestible par toutes les voies possibles, et sur tous les points où l'on perçoit, où l'on raisonne, où l'on sent, et où l'on veut, il y a lieu de se demander si la suggestibilité d'une personne, quand elle est vérifiée pour le processus a, devient probable pour les processus b, c, d, et ainsi de suite.

On ne résoudra cette difficulté, ce me semble, qu'en employant différents moyens; il faudra, par exemple, rechercher si les personnes qui sont très hypnotisables sont plus sensibles à nos tests que les personnes qui sont très réfractaires à l'hypnotisme; on verra aussi si, pendant les états de somnambulisme qui produisent une augmentation notoire de la suggestibilité, les personnes deviennent plus sensibles à nos tests que pendant leur état de veille; je pense aussi qu'il sera utile de faire des recherches analogues sur certains imbéciles et idiots, qui paraissent très suggestibles. Il y a là tout un programme de recherches qui sont pleines de promesses. J'ai moi-même commencé à attaquer la difficulté, mais en prenant une autre voie. Répétant des épreuves très différentes de suggestibilité sur les mêmes sujets, j'ai recherché si leur suggestibilité varie avec la nature des épreuves. Bien que cette étude ne soit qu'indiquée dans notre livre, et qu'elle méritât d'être poussée plus loin, elle fournit déjà d'utiles indications; l'aptitude aux mouvements subconscients, nous l'avons vu, paraît indépendante des autres formes de suggestibilité; mais je répète que ces études sont à peine ébauchées.

Je n'ai pas traité davantage la question de savoir quel degré de suggestibilité il faut souhaiter et favoriser chez les enfants qu'on instruit. C'est une recherche qui ne relève pas de l'expérimentation, mais bien plutôt de la pédagogie, considérée comme art. Notre but, à nous expérimentateurs, est d'organiser des méthodes capables de mettre en lumière cette suggestibilité dans des circonstances où elle reste obscure; le pédagogue en se servant de ces méthodes décidera dans chaque cas particulier le jugement qu'il doit porter et la conduite qu'il doit tenir.

Une très forte suggestibilité est naturelle à l'enfant, elle fait partie de sa psychologie normale, au même titre que le sentiment de la peur; et le développement régulier des fonctions intellectuelles et morales diminue progressivement cette suggestibilité enfantine, sans qu'il soit le plus souvent nécessaire d'aider l'oeuvre de la nature. Du reste, la suggestibilité est, pour l'enfant, qui ne sait rien encore et qui est incapable de raisonner, une forme de la confiance, et sans la confiance de l'élève, sans l'autorité du maître, il n'y a pas d'éducation possible. Le pédagogue doit surtout surveiller les écarts, les anomalies de suggestibilité, de même qu'il doit réprimer chez ses élèves l'esprit de contradiction et d'ergoterie, qui peut devenir un défaut intellectuel, aussi dangereux que la servilité. C'est sa tâche; il ne me convient pas d'en parler; elle est en dehors de mon sujet; dans ce livre, je l'ai dit et je le répète, je me contente d'avoir exposé, d'après les expériences récentes, les méthodes qui permettent d'évaluer la suggestibilité individuelle sans avoir recours à l'hypnotisme.

APPENDICE

EXPLICATION DES PLANCHES I ET II

La planche I contient les portraits de 4 élèves remarquables par leur suggestibilité: c'est d'abord Poire (2), élève de 1re classe, qui s'est comporté en automate pour toutes les expériences; And (4), élève de 3e classe, jouissant de la même suggestibilité; Bout (1), élève de 1re classe, très suggestible pour les idées directrices, mais plus réfractaire à l'action morale; enfin Hub (3), élève du cours élémentaire, qui probablement doit à son jeune âge son extrême suggestibilité.

La planche II contient les portraits de 4 élèves qui ont été parmi les plus réfractaires à la suggestion; Lac (5), élève de 2e classe, réfléchi, circonspect, de caractère très indépendant; Mien (6), élève plus jeune, peu suggestible; Blas (8), qui a été un leader dans les expériences de groupe, et enfin Van (7), enfant tout jeune, assez suggestible pour les expériences sur les lignes et les poids, mais très indépendant et très vif dans les expériences de groupe.

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION

CHAPITRE I. Historique

— II. Les idées directrices

— III. Les idées directrices (suite)

— IV. Les idées directrices (fin)

— V. L'action morale

— VI. L'interrogatoire

— VII. L'imitation

— VIII. Les mouvements subconscients

— IX. Conclusion

APPENDICE

PLANCHE I

PLANCHE II