Project Gutenberg's Le mystère de la chambre jaune, by Gaston Leroux
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Title: Le mystère de la chambre jaune
Author: Gaston Leroux
Release Date: October 16, 2004 [EBook #13765]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE MYSTÈRE DE LA CHAMBRE JAUNE ***
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Gaston Leroux
(1907)
Table des matières
I Où lon commence à ne pas comprendre
II Où apparaît pour la première fois Joseph Rouletabille
III «Un homme a passé comme une ombre à travers les volets»
IV «Au sein dune nature sauvage»
V Où Joseph Rouletabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui
produit son petit effet
VI Au fond de la chênaie
VII Où Rouletabille part en expédition sous le lit
VIII Le juge dinstruction interroge Mlle Stangerson
IX Reporter et policier
X «Maintenant, il va falloir manger du saignant»
XI Où Frédéric Larsan explique comment lassassin a pu sortir de
la Chambre Jaune.
XII La canne de Frédéric Larsan
XIII «Le presbytère na rien perdu de son charme ni le jardin de
son éclat»
XIV «Jattends lassassin, ce soir»
XV Traquenard
XVI Étrange phénomène de dissociation de la matière
XVII La galerie inexplicable
XVIII Rouletabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de
son front
XIX Rouletabille moffre à déjeuner à lauberge du «Donjon»
XX Un geste de Mlle Stangerson
XXI À laffût
XXII Le cadavre incroyable
XXIII La double piste
XXIV Rouletabille connaît les deux moitiés de lassassin
XXV Rouletabille part en voyage
XXVI Où Joseph Rouletabille est impatiemment attendu
XXVII Où Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire
XXVIII Où il est prouvé quon ne pense pas toujours à tout
XXIX Le mystère de Mlle Stangerson
I
Où lon commence à ne pas comprendre
Ce nest pas sans une certaine émotion que je commence à raconter ici les aventures extraordinaires de Joseph Rouletabille. Celui- ci, jusquà ce jour, sy était si formellement opposé que javais fini par désespérer de ne publier jamais lhistoire policière la plus curieuse de ces quinze dernières années.
Jimagine même que le public naurait jamais connu toute la vérité sur la prodigieuse affaire dite de la «Chambre Jaune», génératrice de tant de mystérieux et cruels et sensationnels drames, et à laquelle mon ami fut si intimement mêlé, si, à propos de la nomination récente de lillustre Stangerson au grade de grand- croix de la Légion dhonneur, un journal du soir, dans un article misérable dignorance ou daudacieuse perfidie, navait ressuscité une terrible aventure que Joseph Rouletabille eût voulu savoir, me disait-il, oubliée pour toujours.
La «Chambre Jaune»! Qui donc se souvenait de cette affaire qui fit couler tant dencre, il y a une quinzaine dannées? On oublie si vite à Paris.
Na-t-on pas oublié le nom même du procès de Nayves et la tragique histoire de la mort du petit Menaldo? Et cependant lattention publique était à cette époque si tendue vers les débats, quune crise ministérielle, qui éclata sur ces entrefaites, passa complètement inaperçue. Or, le procès de la «Chambre Jaune», qui précéda laffaire de Nayves de quelques années, eut plus de retentissement encore. Le monde entier fut penché pendant des mois sur ce problème obscur, — le plus obscur à ma connaissance qui ait jamais été proposé à la perspicacité de notre police, qui ait jamais été posé à la conscience de nos juges. La solution de ce problème affolant, chacun la chercha. Ce fut comme un dramatique rébus sur lequel sacharnèrent la vieille Europe et la jeune Amérique. Cest quen vérité — il mest permis de le dire «puisquil ne saurait y avoir en tout ceci aucun amour-propre dauteur» et que je ne fais que transcrire des faits sur lesquels une documentation exceptionnelle me permet dapporter une lumière nouvelle — cest quen vérité, je ne sache pas que, dans le domaine de la réalité ou de limagination, même chez lauteur du double assassinat, rue morgue, même dans les inventions des sous-Edgar Poe et des truculents Conan-Doyle, on puisse retenir quelque chose de comparable, QUANT AU MYSTÈRE, «au naturel mystère de la Chambre Jaune».
Ce que personne ne put découvrir, le jeune Joseph Rouletabille, âgé de dix-huit ans, alors petit reporter dans un grand journal, le trouva! Mais, lorsquen cour dassises il apporta la clef de toute laffaire, il ne dit pas toute la vérité. Il nen laissa apparaître que ce quil fallait pour expliquer linexplicable et pour faire acquitter un innocent. Les raisons quil avait de se taire ont disparu aujourdhui. Bien mieux, mon ami doit parler. Vous allez donc tout savoir; et, sans plus ample préambule, je vais poser devant vos yeux le problème de la «Chambre Jaune», tel quil le fut aux yeux du monde entier, au lendemain du drame du château du Glandier.
Le 25 octobre 1892, la note suivante paraissait en dernière heure du Temps: «Un crime affreux vient dêtre commis au Glandier, sur la lisière de la forêt de Sainte-Geneviève, au-dessus dÉpinay-sur-Orge, chez le professeur Stangerson. Cette nuit, pendant que le maître travaillait dans son laboratoire, on a tenté dassassiner Mlle Stangerson, qui reposait dans une chambre attenante à ce laboratoire. Les médecins ne répondent pas de la vie de Mlle Stangerson.» Vous imaginez lémotion qui sempara de Paris. Déjà, à cette époque, le monde savant était extrêmement intéressé par les travaux du professeur Stangerson et de sa fille. Ces travaux, les premiers qui furent tentés sur la radiographie, devaient conduire plus tard M. et MmeCurie à la découverte du radium.
On était, du reste, dans lattente dun mémoire sensationnel que le professeur Stangerson allait lire, à lacadémie des sciences, sur sa nouvelle théorie: _La Dissociation__ de la Matière. Théorie destinée à ébranler sur sa base toute la science officielle qui repose depuis si longtemps sur le principe: rien ne se perd, rien ne se crée._
Le lendemain, les journaux du matin étaient pleins de ce drame. Le matin, entre autres, publiait larticle suivant, intitulé: «Un crime surnaturel»:
«Voici les seuls détails — écrit le rédacteur anonyme du matin — que nous ayons pu obtenir sur le crime du château du Glandier. Létat de désespoir dans lequel se trouve le professeur Stangerson, limpossibilité où lon est de recueillir un renseignement quelconque de la bouche de la victime ont rendu nos investigations et celles de la justice tellement difficiles quon ne saurait, à cette heure, se faire la moindre idée de ce qui sest passé dans la «Chambre Jaune», où lon a trouvé Mlle Stangerson, en toilette de nuit, râlant sur le plancher. Nous avons pu, du moins, interviewer le père Jacques — comme on lappelle dans le pays — un vieux serviteur de la famille Stangerson. Le père Jacques est entré dans la «Chambre Jaune» en même temps que le professeur. Cette chambre est attenante au laboratoire. Laboratoire et «Chambre Jaune» se trouvent dans un pavillon, au fond du parc, à trois cents mètres environ du château.
«— il était minuit et demi, nous a raconté ce brave homme (?), et je me trouvais dans le laboratoire où travaillait encore M. Stangerson quand laffaire est arrivée. Javais rangé, nettoyé des instruments toute la soirée, et jattendais le départ de M. Stangerson pour aller me coucher. Mlle Mathilde avait travaillé avec son père jusquà minuit; les douze coups de minuit sonnés au coucou du laboratoire, elle sétait levée, avait embrassé M. Stangerson, lui souhaitant une bonne nuit. Elle mavait dit: «Bonsoir, père Jacques!» et avait poussé la porte de la «Chambre Jaune». Nous lavions entendue qui fermait la porte à clef et poussait le verrou, si bien que je navais pu mempêcher den rire et que javais dit à monsieur: «Voilà mademoiselle qui senferme àdouble tour. Bien sûr quelle a peur de la Bête du Bon Dieu!» Monsieur ne mavait même pas entendu tant il était absorbé. Mais un miaulement abominable me répondit au dehors et je reconnus justement le cri de la «Bête du Bon Dieu»! … que ça vous en donnait le frisson…«Est-ce quelle va encore nous empêcher de dormir, cette nuit?» pensai-je, car il faut que je vous dise, monsieur, que, jusquà fin octobre, jhabite dans le grenier du pavillon, au-dessus de la «Chambre Jaune», à seule fin que mademoiselle ne reste pas seule toute la nuit au fond du parc. Cest une idée de mademoiselle de passer la bonne saison dans le pavillon; elle le trouve sans doute plus gai que le château et, depuis quatre ans quil est construit, elle ne manque jamais de sy installer dès le printemps. Quand revient lhiver, mademoiselle retourne au château, car dans la «Chambre Jaune», il ny a point de cheminée.
«Nous étions donc restés, M. Stangerson et moi, dans le pavillon. Nous ne faisions aucun bruit. Il était, lui, à son bureau. Quant à moi, assis sur une chaise, ayant terminé ma besogne, je le regardais et je me disais: «Quel homme! Quelle intelligence!Quel savoir!» Jattache de limportance à ceci que nous ne faisions aucun bruit, car «à cause de cela, lassassin a cru certainement que nous étions partis». Et tout à coup, pendant que le coucou faisait entendre la demie passé minuit, une clameur désespérée partit de la «Chambre Jaune». Cétait la voix de mademoiselle qui criait: « À lassassin! À lassassin! Au secours!» Aussitôt des coups de revolver retentirent et il y eut un grand bruit de tables, de meubles renversés, jetés par terre, comme au cours dune lutte, et encore la voix de mademoiselle qui criait: «À lassassin! … Au secours! … Papa!Papa!»
«Vous pensez si nous avons bondi et si M. Stangerson et moi nous nous sommes rués sur la porte. Mais, hélas! Elle était fermée et bien fermée «à lintérieur» par les soins de mademoiselle, comme je vous lai dit, à clef et au verrou. Nous essayâmes de lébranler, mais elle était solide. M. Stangerson était comme fou, et vraiment il y avait de quoi le devenir, car on entendait mademoiselle qui râlait: «Au secours! … Au secours!» Et M. Stangerson frappait des coups terribles contre la porte, et il pleurait de rage et il sanglotait de désespoir et dimpuissance.
«Cest alors que jai eu une inspiration.» Lassassin se sera introduit par la fenêtre,mécriai-je, je vais à la fenêtre!» Et je suis sorti du pavillon, courant comme un insensé!
«Le malheur était que la fenêtre de la «Chambre Jaune» donne sur la campagne, de sorte que le mur du parc qui vient aboutir au pavillon mempêchait de parvenir tout de suite à cette fenêtre. Pour y arriver, il fallait dabord sortir du parc. Je courus du côté de la grille et, en route, je rencontrai Bernier et sa femme, les concierges, qui venaient, attirés par les détonations et par nos cris. Je les mis, en deux mots, au courant de la situation; je dis au concierge daller rejoindre tout de suite M. Stangerson et jordonnai à sa femme de venir avec moi pour mouvrir la grille du parc. Cinq minutes plus tard, nous étions, la concierge et moi, devant la fenêtre de la «Chambre Jaune». Il faisait un beau clair de lune et je vis bien quon navait pas touché à la fenêtre. Non seulement les barreaux étaient intacts, mais encore les volets, derrière les barreaux, étaient fermés, comme je les avais fermés moi-même, la veille au soir, comme tous les soirs, bien que mademoiselle, qui me savait très fatigué et surchargé de besogne, meût dit de ne point me déranger, quelle les fermerait elle- même; et ils étaient restés tels quels, assujettis, comme jen avais pris le soin, par un loquet de fer, «à lintérieur». Lassassin navait donc pas passé par là et ne pouvait se sauver par là; mais moi non plus, je ne pouvais entrer par là!
«Cétait le malheur! On aurait perdu la tête à moins. La porte de la chambre fermée à clef «à lintérieur», les volets de lunique fenêtre fermés, eux aussi, «à lintérieur», et, par-dessus les volets, les barreaux intacts, des barreaux à travers lesquels vous nauriez pas passé le bras… Et mademoiselle qui appelait au secours! … Ou plutôt non, on ne lentendait plus… Elle était peut-être morte… Mais jentendais encore, au fond du pavillon, monsieur qui essayait débranler la porte…
«Nous avons repris notre course, la concierge et moi, et nous sommes revenus au pavillon. La porte tenait toujours, malgré les coups furieux de M. Stangerson et de Bernier. Enfin elle céda sous nos efforts enragés et, alors, quest-ce que nous avons vu?«Il faut vous dire que, derrière nous, la concierge tenait la lampe du laboratoire, une lampe puissante qui illuminait toute la chambre.
«Il faut vous dire encore, monsieur, que la «Chambre Jaune» est toute petite. Mademoiselle lavait meublée dun lit en fer assez large, dune petite table, dune table de nuit, dune toilette et de deux chaises. Aussi, à la clarté de la grande lampe que tenait la concierge, nous avons tout vu du premier coup doeil. Mademoiselle, dans sa chemise de nuit, était par terre, au milieu dun désordre incroyable. Tables et chaises avaient été renversées montrant quil y avait eu là une sérieuse «batterie». On avait certainement arraché mademoiselle de son lit; elle était pleine de sang avec des marques dongles terribles au cou — la chair du cou avait été quasi arrachée par les ongles — et un trou à la tempe droite par lequel coulait un filet de sang qui avait fait une petite mare sur le plancher. Quand M. Stangerson aperçut sa fille dans un pareil état, il se précipita sur elle en poussant un cri de désespoir que ça faisait pitié à entendre. Il constata que la malheureuse respirait encore et ne soccupa que delle. Quant à nous, nous cherchions lassassin, le misérable qui avait voulu tuer notre maîtresse, et je vous jure, monsieur, que, si nous lavions trouvé, nous lui aurions fait un mauvais parti. Mais comment expliquer quil nétait pas là, quil sétait déjà enfui? … Cela dépasse toute imagination. Personne sous le lit, personne derrière les meubles, personne! Nous navons retrouvé que ses traces; les marques ensanglantées dune large main dhomme sur les murs et sur la porte, un grand mouchoir rouge de sang, sans aucune initiale, un vieux béret et la marque fraîche, sur le plancher, de nombreux pas dhomme. Lhomme qui avait marché là avait un grand pied et les semelles laissaient derrière elles une espèce de suie noirâtre. Par où cet homme était-il passé? Par où sétait-il évanoui? Noubliez pas, monsieur, quil ny a pas de cheminée dans la «Chambre Jaune». Il ne pouvait sêtre échappé par la porte, qui est très étroite et sur le seuil de laquelle la concierge est entrée avec sa lampe, tandis que le concierge et moi nous cherchions lassassin dans ce petit carré de chambre où il est impossible de se cacher et où, du reste, nous ne trouvions personne. La porte défoncée et rabattue sur le mur ne pouvait rien dissimuler, et nous nous en sommes assurés. Par la fenêtre restée fermée avec ses volets clos et ses barreaux auxquels on navait pas touché, aucune fuite navait été possible. Alors? Alors… je commençais à croire au diable.
«Mais voilà que nous avons découvert, par terre, «mon revolver». Oui, mon propre revolver… Ça, ça ma ramené au sentiment de la réalité! Le diable naurait pas eu besoin de me voler mon revolver pour tuer mademoiselle. Lhomme qui avait passé là était dabord monté dans mon grenier, mavait pris mon revolver dans mon tiroir et sen était servi pour ses mauvais desseins. Cest alors que nous avons constaté, en examinant les cartouches, que lassassin avait tiré deux coups de revolver. Tout de même, monsieur, jai eu de la veine, dans un pareil malheur, que M. Stangerson se soit trouvé là, dans son laboratoire, quand laffaire est arrivée et quil ait constaté de ses propres yeux que je my trouvais moi aussi, car, avec cette histoire de revolver, je ne sais pas où nous serions allés; pour moi, je serais déjà sous les verrous. Il nen faut pas davantage à la justice pour faire monter un homme sur léchafaud!»
Le rédacteur du matin fait suivre cette interview des lignes suivantes:
«Nous avons laissé, sans linterrompre, le père Jacques nous raconter grossièrement ce quil sait du crime de la «Chambre Jaune». Nous avons reproduit les termes mêmes dont il sest servi; nous avons fait seulement grâce au lecteur des lamentations continuelles dont il émaillait sa narration. Cest entendu, père Jacques! Cest entendu, vous aimez bien vos maîtres! Vous avez besoin quon le sache, et vous ne cessez de le répéter, surtout depuis la découverte du revolver. Cest votre droit et nous ny voyons aucun inconvénient! Nous aurions voulu poser bien des questions encore au père Jacques — Jacques-Louis Moustier — mais on est venu justement le chercher de la part du juge dinstruction qui poursuivait son enquête dans la grande salle du château. Il nous a été impossible de pénétrer au Glandier, — et, quant à la Chênaie, elle est gardée, dans un large cercle, par quelques policiers qui veillent jalousement sur toutes les traces qui peuvent conduire au pavillon et peut-être à la découverte de lassassin.
«Nous aurions voulu également interroger les concierges, mais ils sont invisibles. Enfin nous avons attendu dans une auberge, non loin de la grille du château, la sortie de M. de Marquet, le juge dinstruction de Corbeil. À cinq heures et demie, nous lavons aperçu avec son greffier. Avant quil ne montât en voiture, nous avons pu lui poser la question suivante:
«— Pouvez-vous, Monsieur De Marquet, nous donner quelque renseignement sur cette affaire, sans que cela gêne votre instruction?
«— Il nous est impossible, nous répondit M. de Marquet, de dire quoi que ce soit. Du reste, cest bien laffaire la plus étrange que je connaisse. Plus nous croyons savoir quelque chose, plus nous ne savons rien!
«Nous demandâmes à M. de Marquet de bien vouloir nous expliquer ces dernières paroles. Et voici ce quil nous dit, dont limportance néchappera à personne:
«— Si rien ne vient sajouter aux constatations matérielles faites aujourdhui par le parquet, je crains bien que le mystère qui entoure labominable attentat dont Mlle Stangerson a été victime ne soit pas près de séclaircir; mais il faut espérer, pour la raison humaine, que les sondages des murs, du plafond et du plancher de la «Chambre Jaune», sondages auxquels je vais me livrer dès demain avec lentrepreneur qui a construit le pavillon il y a quatre ans, nous apporteront la preuve quil ne faut jamais désespérer de la logique des choses. Car le problème est là: nous savons par où lassassin sest introduit, — il est entré par la porte et sest caché sous le lit en attendant Mlle Stangerson; mais par où est-il sorti? Comment a-t-il pu senfuir? Si lon ne trouve ni trappe, ni porte secrète, ni réduit, ni ouverture daucune sorte, si lexamen des murs et même leur démolition — car je suis décidé, et M. Stangerson est décidé à aller jusquà la démolition du pavillon — ne viennent révéler aucun passage praticable, non seulement pour un être humain, mais encore pour un être quel quil soit, si le plafond na pas de trou, si le plancher ne cache pas de souterrain, «il faudra bien croire au diable», comme dit le père Jacques!»
Et le rédacteur anonyme fait remarquer, dans cet article —article que jai choisi comme étant le plus intéressant de tous ceux qui furent publiés ce jour-là sur la même affaire — que le juge dinstruction semblait mettre une certaine intention dans cette dernière phrase: il faudra bien croire au diable, comme dit le père Jacques.
Larticle se termine sur ces lignes: «nous avons voulu savoir ce que le père Jacques entendait par: «le cri de la Bête du Bon Dieu». On appelle ainsi le cri particulièrement sinistre, nous a expliqué le propriétaire de lauberge du Donjon, que pousse, quelquefois, la nuit, le chat dune vieille femme, la mère «Agenoux», comme on lappelle dans le pays. La mère «Agenoux «est une sorte de sainte qui habite une cabane, au coeur de la forêt, non loin de la «grotte de Sainte-Geneviève».
«La «Chambre Jaune», la «Bête du Bon Dieu», la mère Agenoux, le diable, sainte Geneviève, le père Jacques, voilà un crime bien embrouillé, quun coup de pioche dans les murs nous débrouillera demain; espérons-le, du moins, pour la raison humaine, comme dit le juge dinstruction. En attendant, on croit que Mlle Stangerson, qui na cessé de délirer et qui ne prononce distinctement que ce mot: «Assassin! Assassin! Assassin! …» ne passera pas la nuit…»
Enfin, en dernière heure, le même journal annonçait que le chef de la Sûreté avait télégraphié au fameux inspecteur Frédéric Larsan, qui avait été envoyé à Londres pour une affaire de titres volés, de revenir immédiatement à Paris.
II
Où apparaît pour la première fois Joseph Rouletabille
Je me souviens, comme si la chose sétait passée hier, de lentrée du jeune Rouletabille, dans ma chambre, ce matin-là. Il était environ huit heures, et jétais encore au lit, lisant larticle du matin, relatif au crime du Glandier.
Mais, avant toute autre chose, le moment est venu de vous présenter mon ami.
Jai connu Joseph Rouletabille quand il était petit reporter. À cette époque, je débutais au barreau et javais souvent loccasion de le rencontrer dans les couloirs des juges dinstruction, quand jallais demander un «permis de communiquer»pour Mazas ou pour Saint-Lazare. Il avait, comme on dit, «une bonne balle». Sa tête était ronde comme un boulet, et cest à cause de cela, pensai-je, que ses camarades de la presse lui avaient donné ce surnom qui devait lui rester et quil devait illustrer.«Rouletabille!» _ As- tu vu Rouletabille? — Tiens! Voilà ce «sacré»Rouletabille!» Il était toujours rouge comme une tomate, tantôt gai comme un pinson, et tantôt sérieux comme un pape. Comment, si jeune — il avait, quand je le vis pour la première fois, seize ans et demi — gagnait-il déjà sa vie dans la presse? Voilà ce quon eût pu se demander si tous ceux qui lapprochaient navaient été au courant de ses débuts. Lors de laffaire de la femme coupée en morceaux de la rue Oberkampf — encore une histoire bien oubliée — il avait apporté au rédacteur en chef de lÈpoque, journal qui était alors en rivalité dinformations avec Le Matin, le pied gauche qui manquait dans le panier où furent découverts les lugubres débris. Ce pied gauche, la police le cherchait en vain depuis huit jours, et le jeune Rouletabille lavait trouvé dans un égout où personne navait eu lidée de ly aller chercher. Il lui avait fallu, pour cela, sengager dans une équipe dégoutiers doccasion que ladministration de la ville de Paris avait réquisitionnée à la suite des dégâts causés par une exceptionnelle crue de la Seine.
Quand le rédacteur en chef fut en possession du précieux pied et quil eut compris par quelle suite dintelligentes déductions un enfant avait été amené à le découvrir, il fut partagé entre ladmiration que lui causait tant dastuce policière dans un cerveau de seize ans, et lallégresse de pouvoir exhiber, à la «morgue-vitrine»du journal, «le pied gauche de la rue Oberkampf».
«Avec ce pied, sécria-t-il, je ferai un article de tête.»
Puis, quand il eut confié le sinistre colis au médecin légiste attaché à la rédaction de LÉpoque, il demanda à celui qui allait être bientôt Rouletabille ce quil voulait gagner pour faire partie, en qualité de petit reporter, du service des «faits divers».
«Deux cents francs par mois», fit modestement le jeune homme, surpris jusquà la suffocation dune pareille proposition.
«Vous en aurez deux cent cinquante, repartit le rédacteur en chef; seulement vous déclarerez à tout le monde que vous faites partie de la rédaction depuis un mois. Quil soit bien entendu que ce nest pas vous qui avez découvert «le pied gauche de la rue Oberkampf», mais le journal LÉpoque. Ici, mon petit ami, lindividu nest rien; le journal est tout!»
Sur quoi il pria le nouveau rédacteur de se retirer. Sur le seuil de la porte, il le retint cependant pour lui demander son nom. Lautre répondit:
«Joseph Joséphin.
— Ça nest pas un nom, ça, fit le rédacteur en chef, mais puisque vous ne signez pas, ça na pas dimportance…»
Tout de suite, le rédacteur imberbe se fit beaucoup damis, car il était serviable et doué dune bonne humeur qui enchantait les plus grognons, et désarma les plus jaloux. Au café du Barreau où les reporters de faits divers se réunissaient alors avant de monter au parquet ou à la préfecture chercher leur crime quotidien, il commença de se faire une réputation de débrouillard qui franchit bientôt les portes mêmes du cabinet du chef de la Sûreté! Quand une affaire en valait la peine et que Rouletabille —il était déjà en possession de son surnom — avait été lancé sur la piste de guerre par son rédacteur en chef, il lui arrivait souvent de «damer le pion»aux inspecteurs les plus renommés.
Cest au café du Barreau que je fis avec lui plus ample connaissance. Avocats, criminels et journalistes ne sont point ennemis, les uns ayant besoin de réclame et les autres de renseignements. Nous causâmes et jéprouvai tout de suite une grande sympathie pour ce brave petit bonhomme de Rouletabille. Il était dune intelligence si éveillée et si originale! Et il avait une qualité de pensée que je nai jamais retrouvée ailleurs.
À quelque temps de là, je fus chargé de la chronique judiciaire au Cri du Boulevard. Mon entrée dans le journalisme ne pouvait que resserrer les liens damitié qui, déjà, sétaient noués entre Rouletabille et moi. Enfin, mon nouvel ami ayant eu lidée dune petite correspondance judiciaire quon lui faisait signer «Business» à son journal LÉpoque, je fus à même de lui fournir souvent les renseignements de droit dont il avait besoin.
Près de deux années se passèrent ainsi, et plus japprenais à le connaître, plus je laimais, car, sous ses dehors de joyeuse extravagance, je lavais découvert extraordinairement sérieux pour son âge. Enfin, plusieurs fois, moi qui étais habitué à le voir très gai et souvent trop gai, je le trouvai plongé dans une tristesse profonde. Je voulus le questionner sur la cause de ce changement dhumeur, mais chaque fois il se reprit à rire et ne répondit point. Un jour, layant interrogé sur ses parents, dont il ne parlait jamais, il me quitta, faisant celui qui ne mavait pas entendu.
Sur ces entrefaites éclata la fameuse affaire de la «Chambre Jaune», qui devait non seulement le classer le premier des reporters, mais encore en faire le premier policier du monde, double qualité quon ne saurait sétonner de trouver chez la même personne, attendu que la presse quotidienne commençait déjà à se transformer et à devenir ce quelle est à peu près aujourdhui: la gazette du crime. Des esprits moroses pourront sen plaindre; moi jestime quil faut sen féliciter. On naura jamais assez darmes, publiques ou privées, contre le criminel. À quoi ces esprits moroses répliquent quà force de parler de crimes, la presse finit par les inspirer. Mais il y a des gens, nest-ce pas? Avec lesquels on na jamais raison…
Voici donc Rouletabille dans ma chambre, ce matin-là, 26 octobre 1892. Il était encore plus rouge que de coutume; les yeux lui sortaient de la tête, comme on dit, et il paraissait en proie à une sérieuse exaltation. Il agitait Le Matin dune main fébrile. Il me cria:
— Eh bien, mon cher Sainclair… Vous avez lu? …
— Le crime du Glandier?
— Oui; la «Chambre Jaune!»Quest-ce que vous en pensez?
— Dame, je pense que cest le «diable» ou la «Bête du Bon Dieu» qui a commis le crime.
— Soyez sérieux.
— Eh bien, je vous dirai que je ne crois pas beaucoup aux assassins qui senfuient à travers les murs. Le père Jacques, pour moi, a eu tort de laisser derrière lui larme du crime et, comme il habite au-dessus de la chambre de Mlle Stangerson, lopération architecturale à laquelle le juge dinstruction doit se livrer aujourdhui va nous donner la clef de lénigme, et nous ne tarderons pas à savoir par quelle trappe naturelle ou par quelle porte secrète le bonhomme a pu se glisser pour revenir immédiatement dans le laboratoire, auprès de M. Stangerson qui ne se sera aperçu de rien. Que vous dirais-je? Cest une hypothèse! …»
Rouletabille sassit dans un fauteuil, alluma sa pipe, qui ne le quittait jamais, fuma quelques instants en silence, le temps sans doute de calmer cette fièvre qui, visiblement, le dominait, et puis il me méprisa:
— Jeune homme! Fit-il, sur un ton dont je nessaierai point de rendre la regrettable ironie, jeune homme… vous êtes avocat, et je ne doute pas de votre talent à faire acquitter les coupables; mais, si vous êtes un jour magistrat instructeur, combien vous sera-t-il facile de faire condamner les innocents!… Vous êtes vraiment doué, jeune homme.»
Sur quoi, il fuma avec énergie, et reprit:
«On ne trouvera aucune trappe, et le mystère de la «Chambre Jaune» deviendra de plus, plus en plus mystérieux. Voilà pourquoi il mintéresse. Le juge dinstruction a raison: on naura jamais vu quelque chose de plus étrange que ce crime-là…
— Avez-vous quelque idée du chemin que lassassin a pu prendre pour senfuir? demandai-je.
— Aucune, me répondit Rouletabille, aucune pour le moment… Mais jai déjà mon idée faite sur le revolver, par exemple… Le revolver na pas servi à lassassin…
— Et à qui donc a-t-il servi, mon Dieu? …
— Eh bien, mais… «à Mlle Stangerson…»
— Je ne comprends plus, fis-je… Ou mieux je nai jamais compris…»
Rouletabille haussa les épaules:
«Rien ne vous a particulièrement frappé dans larticle du Matin?
— Ma foi non… jai trouvé tout ce quil raconte également bizarre…
— Eh bien, mais… et la porte fermée à clef?
— Cest la seule chose naturelle du récit…
— Vraiment! … Et le verrou? …
— Le verrou?
— Le verrou poussé à lintérieur? … Voilà bien des précautions prises par Mlle Stangerson… «Mlle Stangerson, quant à moi, savait quelle avait à craindre quelquun; elle avait pris ses précautions; «elle avait même pris le revolver du père Jacques», sans lui en parler. Sans doute, elle ne voulait effrayer personne; elle ne voulait surtout pas effrayer son père… «Ce que Mlle Stangerson redoutait est arrivé…» et elle sest défendue, et il y a eu bataille et elle sest servie assez adroitement de son revolver pour blesser lassassin à la main — ainsi sexplique limpression de la large main dhomme ensanglantée sur le mur et sur la porte, de lhomme qui cherchait presque à tâtons une issue pour fuir — mais elle na pas tiré assez vite pour échapper au coup terrible qui venait la frapper à la tempe droite.
— Ce nest donc point le revolver qui a blessé Mlle Stangerson à la tempe?
— Le journal ne le dit pas, et, quant à moi, je ne le pense pas; toujours parce quil mapparaît logique que le revolver a servi à Mlle Stangerson contre lassassin. Maintenant, quelle était larme de lassassin? Ce coup à la tempe semblerait attester que lassassin a voulu assommer Mlle Stangerson… Après avoir vainement essayé de létrangler… Lassassin devait savoir que le grenier était habité par le père Jacques, et cest une des raisons pour lesquelles, je pense, il a voulu opérer avec une «arme de silence», une matraque peut-être, ou un marteau…
— Tout cela ne nous explique pas, fis-je, comment notre assassin est sorti de la «Chambre Jaune»!
— Èvidemment, répondit Rouletabille en se levant, et, comme il faut lexpliquer, je vais au château du Glandier, et je viens vous chercher pour que vous y veniez avec moi…
— Moi!
— Oui, cher ami, jai besoin de vous. LÈpoque ma chargé définitivement de cette affaire, et il faut que je léclaircisse au plus vite.
— Mais en quoi puis-je vous servir?
— M. Robert Darzac est au château du Glandier.
— Cest vrai… son désespoir doit être sans bornes!
— Il faut que je lui parle…»
Rouletabille prononça cette phrase sur un ton qui me surprit:
«Est-ce que… Est-ce que vous croyez à quelque chose dintéressant de ce côté? … demandai-je.
— Oui.»
Et il ne voulut pas en dire davantage. Il passa dans mon salon en me priant de hâter ma toilette.
Je connaissais M. Robert Darzac pour lui avoir rendu un très gros service judiciaire dans un procès civil, alors que jétais secrétaire de maître Barbet-Delatour. M. Robert Darzac, qui avait, à cette époque, une quarantaine dannées, était professeur de physique à la Sorbonne. Il était intimement lié avec les Stangerson, puisque après sept ans dune cour assidue, il se trouvait enfin sur le point de se marier avec Mlle Stangerson, personne dun certain âge (elle devait avoir dans les trente-cinq ans), mais encore remarquablement jolie.
Pendant que je mhabillais, je criai à Rouletabille qui simpatientait dans mon salon:
«Est-ce que vous avez une idée sur la condition de lassassin?
— Oui, répondit-il, je le crois sinon un homme du monde, du moins dune classe assez élevée… Ce nest encore quune impression…
— Et quest-ce qui vous la donne, cette impression?
— Eh bien, mais, répliqua le jeune homme, le béret crasseux, le mouchoir vulgaire et les traces de la chaussure grossière sur le plancher…
— Je comprends, fis-je; on ne laisse pas tant de traces derrière soi, «quand elles sont lexpression de la vérité!»
— On fera quelque chose de vous, mon cher Sainclair!» conclut
Rouletabille.
III
«Un homme a passé comme une ombre à travers les volets»
Une demi-heure plus tard, nous étions, Rouletabille et moi, sur le quai de la gare dOrléans, attendant le départ du train qui allait nous déposer à Épinay-sur-Orge. Nous vîmes arriver le parquet de Corbeil, représenté par M. de Marquet et son greffier. M. de Marquet avait passé la nuit à Paris avec son greffier pour assister, à la Scala, à la répétition générale dune revuette dont il était lauteur masqué et quil avait signé simplement:«Castigat Ridendo.»
M. de Marquet commençait dêtre un noble vieillard. Il était, à lordinaire, plein de politesse et de «galantise», et navait eu, toute sa vie, quune passion: celle de lart dramatique. Dans sa carrière de magistrat, il ne sétait véritablement intéressé quaux affaires susceptibles de lui fournir au moins la nature dun acte. Bien que, décemment apparenté, il eût pu aspirer aux plus hautes situations judiciaires, il navait jamais travaillé, en réalité, que pour «arriver»à la romantique Porte Saint-Martin ou à lOdéon pensif. Un tel idéal lavait conduit, sur le tard, à être juge dinstruction à Corbeil, et à signer «Castigat Ridendo» un petit acte indécent à la Scala.
Laffaire de la «Chambre Jaune», par son côté inexplicable, devait séduire un esprit aussi… littéraire. Elle lintéressa prodigieusement; et M. de Marquet sy jeta moins comme un magistrat avide de connaître la vérité que comme un amateur dimbroglios dramatiques dont toutes les facultés sont tendues vers le mystère de lintrigue, et qui ne redoute cependant rien tant que darriver à la fin du dernier acte, où tout sexplique.
Ainsi, dans le moment que nous le rencontrâmes, jentendis M. de
Marquet dire avec un soupir à son greffier:
«Pourvu, mon cher monsieur Maleine, pourvu que cet entrepreneur, avec sa pioche, ne nous démolisse pas un aussi beau mystère!
— Nayez crainte, répondit M. Maleine, sa pioche démolira peut- être le pavillon, mais elle laissera notre affaire intacte. Jai tâté les murs et étudié plafond et plancher, et je my connais. On ne me trompe pas. Nous pouvons être tranquilles. Nous ne saurons rien.
Ayant ainsi rassuré son chef, M. Maleine nous désigna dun mouvement de tête discret à M. de Marquet. La figure de celui-ci se renfrogna et, comme il vit venir à lui Rouletabille qui, déjà, se découvrait, il se précipita sur une portière et sauta dans le train en jetant à mi-voix à son greffier: «surtout, pas de journalistes!»
M. Maleine répliqua: «Compris!», arrêta Rouletabille dans sa course et eut la prétention de lempêcher de monter dans le compartiment du juge dinstruction.
«Pardon, messieurs! Ce compartiment est réservé…
— Je suis journaliste, monsieur, rédacteur à lÈpoque, fit mon jeune ami avec une grande dépense de salutations et de politesses, et jai un petit mot à dire à M. de Marquet.
— M. de Marquet est très occupé par son enquête…
— Oh! Son enquête mest absolument indifférente, veuillez le croire… Je ne suis pas, moi, un rédacteur de chiens écrasés, déclara le jeune Rouletabille dont la lèvre inférieure exprimait alors un mépris infini pour la littérature des «faits diversiers» ; je suis courriériste des théâtres… Et comme je dois faire, ce soir, un petit compte rendu de la revue de la Scala…
— Montez, monsieur, je vous en prie…», fit le greffier seffaçant.
Rouletabille était déjà dans le compartiment. Je ly suivis. Je massis à ses côtés; le greffier monta et ferma la portière.
M. de Marquet regardait son greffier.
— Oh! Monsieur, débuta Rouletabille, nen veuillez pas «à ce brave homme»si jai forcé la consigne; ce nest pas à M. de Marquet que je veux avoir lhonneur de parler: cest à M. «Castigat Ridendo»! … Permettez-moi de vous féliciter, en tant que courriériste théâtral à lÈpoque…»
Et Rouletabille, mayant présenté dabord, se présenta ensuite.
M. de Marquet, dun geste inquiet, caressait sa barbe en pointe. Il exprima en quelques mots à Rouletabille quil était trop modeste auteur pour désirer que le voile de son pseudonyme fût publiquement levé, et il espérait bien que lenthousiasme du journaliste pour loeuvre du dramaturge nirait point jusquà apprendre aux populations que M. «Castigat Ridendo» nétait autre que le juge dinstruction de Corbeil.
«Loeuvre de lauteur dramatique pourrait nuire, ajouta-t-il, après une légère hésitation, à loeuvre du magistrat… surtout en province où lon est resté un peu routinier…
— Oh! Comptez sur ma discrétion!» sécria Rouletabille en levant des mains qui attestaient le Ciel.
Le train sébranlait alors…
«Nous partons! fit le juge dinstruction, surpris de nous voir faire le voyage avec lui.
— Oui, monsieur, la vérité se met en marche… dit en souriant aimablement le reporter… en marche vers le château du Glandier… Belle affaire, monsieur De Marquet, belle affaire! …
— Obscure affaire! Incroyable, insondable, inexplicable affaire… et je ne crains quune chose, monsieur Rouletabille… cest que les journalistes se mêlent de la vouloir expliquer…»
Mon ami sentit le coup droit.
«Oui, fit-il simplement, il faut le craindre… Ils se mêlent de tout… Quant à moi, je ne vous parle que parce que le hasard, monsieur le juge dinstruction, le pur hasard, ma mis sur votre chemin et presque dans votre compartiment.
— Où allez-vous donc, demanda M. de Marquet.
— Au château du Glandier», fit sans broncher Rouletabille.
M. de Marquet sursauta.
«Vous ny entrerez pas, monsieur Rouletabille! …
— Vous vous y opposerez? fit mon ami, déjà prêt à la bataille.
— Que non pas! Jaime trop la presse et les journalistes pour leur être désagréable en quoi que ce soit, mais M. Stangerson a consigné sa porte à tout le monde. Et elle est bien gardée. Pas un journaliste, hier, na pu franchir la grille du Glandier.
— Tant mieux, répliqua Rouletabille, jarrive bien.»
M. de Marquet se pinça les lèvres et parut prêt à conserver un obstiné silence. Il ne se détendit un peu que lorsque Rouletabille ne lui eut pas laissé ignorer plus longtemps que nous nous rendions au Glandier pour y serrer la main «dun vieil ami intime», déclara-t-il, en parlant de M. Robert Darzac, quil avait peut-être vu une fois dans sa vie.
«Ce pauvre Robert! continua le jeune reporter… Ce pauvre Robert! il est capable den mourir… Il aimait tant Mlle Stangerson…
— La douleur de M. Robert Darzac fait, il est vrai, peine à voir … laissa échapper comme à regret M. de Marquet…
— Mais il faut espérer que Mlle Stangerson sera sauvée…
— Espérons-le… son père me disait hier que, si elle devait succomber, il ne tarderait point, quant à lui, à laller rejoindre dans la tombe… Quelle perte incalculable pour la science!
— La blessure à la tempe est grave, nest-ce pas? …
— Evidemment! Mais cest une chance inouïe quelle nait pas été mortelle… Le coup a été donné avec une force! …
— Ce nest donc pas le revolver qui a blessé Mlle Stangerson», fit Rouletabille… en me jetant un regard de triomphe…
M. de Marquet parut fort embarrassé.
«Je nai rien dit, je ne veux rien dire, et je ne dirai rien!»
Et il se tourna vers son greffier, comme sil ne nous connaissait plus…
Mais on ne se débarrassait pas ainsi de Rouletabille. Celui-ci sapprocha du juge dinstruction, et, montrant le Matin, quil tira de sa poche, il lui dit:
«Il y a une chose, monsieur le juge dinstruction, que je puis vous demander sans commettre dindiscrétion. Vous avez lu le récit du Matin? Il est absurde, nest-ce pas?
— Pas le moins du monde, monsieur…
— Eh quoi! La «Chambre Jaune» na quune fenêtre grillée «dont les barreaux nont pas été descellés, et une porte que lon défonce…» et lon ny trouve pas lassassin!
— Cest ainsi, monsieur! Cest ainsi! … Cest ainsi que la question se pose! …»
Rouletabille ne dit plus rien et partit pour des pensers inconnus… Un quart dheure ainsi sécoula.
Quant il revint à nous, il dit, sadressant encore au juge dinstruction:
— Comment était, ce soir-là, la coiffure de Mlle Stangerson?
— Je ne saisis pas, fit M. de Marquet.
— Ceci est de la dernière importance, répliqua Rouletabille. Les cheveux en bandeaux, nest-ce pas? Je suis sûr quelle portait ce soir-là, le soir du drame, les cheveux en bandeaux!
— Eh bien, monsieur Rouletabille, vous êtes dans lerreur, répondit le juge dinstruction; Mlle Stangerson était coiffée, ce soir-là, les cheveux relevés entièrement en torsade sur la tête… Ce doit être sa coiffure habituelle… Le front entièrement découvert…, je puis vous laffirmer, car nous avons examiné longuement la blessure. Il ny avait pas de sang aux cheveux… et lon navait pas touché à la coiffure depuis lattentat.
— Vous êtes sûr! Vous êtes sûr que Mlle Stangerson, la nuit de lattentat, navait pas «la coiffure en bandeaux»? …
— Tout à fait certain, continua le juge en souriant… car, justement, jentends encore le docteur me dire pendant que jexaminais la blessure: «Cest grand dommage que Mlle Stangerson ait lhabitude de se coiffer les cheveux relevés sur le front. Si elle avait porté la coiffure en bandeaux, le coup quelle a reçu à la tempe aurait été amorti.» Maintenant, je vous dirai quil est étrange que vous attachiez de limportance…
— Oh! Si elle navait pas les cheveux en bandeaux! gémit Rouletabille, où allons-nous? où allons-nous? Il faudra que je me renseigne.
Et il eut un geste désolé.
«Et la blessure à la tempe est terrible? demanda-t-il encore.
— Terrible.
— Enfin, par quelle arme a-t-elle été faite?
— Ceci, monsieur, est le secret de linstruction.
— Avez-vous retrouvé cette arme?»
Le juge dinstruction ne répondit pas.
«Et la blessure à la gorge?»
Ici, le juge dinstruction voulut bien nous confier que la blessure à la gorge était telle que lon pouvait affirmer, de lavis même des médecins, que, «si lassassin avait serré cette gorge quelques secondes de plus, Mlle Stangerson mourait étranglée».
«Laffaire, telle que la rapporte Le Matin, reprit Rouletabille, acharné, me paraît de plus en plus inexplicable. Pouvez-vous me dire, monsieur le juge, quelles sont les ouvertures du pavillon, portes et fenêtres?
— Il y en a cinq, répondit M. de Marquet, après avoir toussé deux ou trois fois, mais ne résistant plus au désir quil avait détaler tout lincroyable mystère de laffaire quil instruisait. Il y en a cinq, dont la porte du vestibule qui est la seule porte dentrée du pavillon, porte toujours automatiquement fermée, et ne pouvant souvrir, soit de lintérieur, soit de lextérieur, que par deux clefs spéciales qui ne quittent jamais le père Jacques et M. Stangerson. Mlle Stangerson nen a point besoin puisque le père Jacques est à demeure dans le pavillon et que, dans la journée, elle ne quitte point son père. Quand ils se sont précipités tous les quatre dans la «Chambre Jaune» dont ils avaient enfin défoncé la porte, la porte dentrée du vestibule, elle, était restée fermée comme toujours, et les deux clefs de cette porte étaient lune dans la poche de M. Stangerson, lautre dans la poche du père Jacques. Quant aux fenêtres du pavillon, elles sont quatre:lunique fenêtre de la «Chambre Jaune», les deux fenêtres du laboratoire et la fenêtre du vestibule. La fenêtre de la «Chambre Jaune» et celles du laboratoire donnent sur la campagne; seule la fenêtre du vestibule donne dans le parc.
— Cest par cette fenêtre-là quil sest sauvé du pavillon! sécria Rouletabille.
— Comment le savez-vous? fit M. de Marquet en fixant sur mon ami un étrange regard.
— Nous verrons plus tard comment lassassin sest enfui de la «Chambre Jaune», répliqua Rouletabille, mais il a dû quitter le pavillon par la fenêtre du vestibule…
— Encore une fois, comment le savez-vous?
— Eh! mon Dieu! cest bien simple. Du moment qu«il» ne peut senfuir par la porte du pavillon, il faut bien quil passe par une fenêtre, et il faut quil y ait au moins, pour quil passe, une fenêtre qui ne soit pas grillée. La fenêtre de la «Chambre Jaune» est grillée, parce quelle donne sur la campagne; les deux fenêtres du laboratoire doivent lêtre certainement pour la même raison. «Puisque lassassin sest enfui», jimagine quil a trouvé une fenêtre sans barreaux, et ce sera celle du vestibule qui donne sur le parc, cest-à-dire à lintérieur de la propriété. Cela nest pas sorcier! …
— Oui, fit M. de Marquet, mais ce que vous ne pourriez deviner, cest que cette fenêtre du vestibule, qui est la seule, en effet, à navoir point de barreaux, possède de solides volets de fer. Or, ces volets de fer sont restés fermés à lintérieur par leur loquet de fer, et cependant nous avons la preuve que lassassin sest, en effet, enfui du pavillon par cette même fenêtre! Des traces de sang sur le mur à lintérieur et sur les volets et des pas sur la terre, des pas entièrement semblables à ceux dont jai relevé la mesure dans la «Chambre Jaune», attestent bien que lassassin sest enfui par là! Mais alors! Comment a-t-il fait, puisque les volets sont restés fermés à lintérieur? Il a passé comme une ombre à travers les volets. Et, enfin, le plus affolant de tout, nest-ce point la trace retrouvée de lassassin au moment où il fuit du pavillon, quand il est impossible de se faire la moindre idée de la façon dont lassassin est sorti de la «Chambre Jaune», ni comment il a traversé forcément le laboratoire pour arriver au vestibule! Ah! oui, monsieur Rouletabille, cette affaire est hallucinante… Cest une belle affaire, allez! Et dont on ne trouvera pas la clef dici longtemps, je lespère bien! …
— Vous espérez quoi, monsieur le juge dinstruction? …»
M. de Marquet rectifia:
— «… Je ne lespère pas… Je le crois…
— On aurait donc refermé la fenêtre, à lintérieur, après la fuite de lassassin? demanda Rouletabille…
— Évidemment, voilà ce qui me semble, pour le moment, naturel quoique inexplicable… car il faudrait un complice ou des complices… et je ne les vois pas…»
Après un silence, il ajouta:
«Ah! Si Mlle Stangerson pouvait aller assez bien aujourdhui pour quon linterrogeât…»
Rouletabille, poursuivant sa pensée, demanda:
«Et le grenier? Il doit y avoir une ouverture au grenier?
— Oui, je ne lavais pas comptée, en effet; cela fait six ouvertures; il y a là-haut une petite fenêtre, plutôt une lucarne, et, comme elle donne sur lextérieur de la propriété, M. Stangerson la fait également garnir de barreaux. À cette lucarne, comme aux fenêtres du rez-de-chaussée, les barreaux sont restés intacts et les volets, qui souvrent naturellement en dedans, sont restés fermés en dedans. Du reste, nous navons rien découvert qui puisse nous faire soupçonner le passage de lassassin dans le grenier.
— Pour vous, donc, il nest point douteux, monsieur le juge dinstruction, que lassassin sest enfui — sans que lon sache comment — par la fenêtre du vestibule!
— Tout le prouve…
Je le crois aussi», obtempéra gravement Rouletabille.
Puis un silence, et il reprit:
— Si vous navez trouvé aucune trace de lassassin dans le grenier, comme par exemple, ces pas noirâtres que lon relève sur le parquet de la «Chambre Jaune», vous devez être amené à croire que ce nest point lui qui a volé le revolver du père Jacques…
— Il ny a de traces, au grenier, que celles du père Jacques», fit le juge avec un haussement de tête significatif…
Et il se décida à compléter sa pensée:
«Le père Jacques était avec M. Stangerson… Cest heureux pour lui…
— Alors, quid du rôle du revolver du père Jacques dans le drame? Il semble bien démontré que cette arme a moins blessé Mlle Stangerson quelle na blessé lassassin…»
Sans répondre à cette question, qui sans doute lembarrassait, M. de Marquet nous apprit quon avait retrouvé les deux balles dans la «Chambre Jaune», lune dans un mur, le mur où sétalait la main rouge — une main rouge dhomme — lautre dans le plafond.
«Oh! oh! dans le plafond! répéta à mi-voix Rouletabille… Vraiment… dans le plafond! Voilà qui est fort curieux… dans le plafond! …
Il se mit à fumer en silence, sentourant de tabagie. Quand nous arrivâmes à Epinay-sur-Orge, je dus lui donner un coup sur lépaule pour le faire descendre de son rêve et sur le quai.
Là, le magistrat et son greffier nous saluèrent, nous faisant comprendre quils nous avaient assez vus; puis ils montèrent rapidement dans un cabriolet qui les attendait.
«Combien de temps faut-il pour aller à pied dici au château du
Glandier? demanda Rouletabille à un employé de chemin de fer.
— Une heure et demie, une heure trois quarts, sans se presser», répondit lhomme.
Rouletabille regarda le ciel, le trouva à sa convenance et, sans doute, à la mienne, car il me prit sous le bras et me dit:
«Allons! … Jai besoin de marcher.
— Eh bien! lui demandai-je. Ça se débrouille? …
— Oh! fit-il, oh! il ny a rien de débrouillé du tout! … Cest encore plus embrouillé quavant! Il est vrai que jai une idée…
— Dites-la.
— Oh! Je ne peux rien dire pour le moment… Mon idée est une question de vie ou de mort pour deux personnes au moins…
— Croyez-vous à des complices?
— Je ny crois pas…»
Nous gardâmes un instant le silence, puis il reprit:
«Cest une veine davoir rencontré ce juge dinstruction et son greffier… Hein! que vous avais-je dit pour le revolver? …
Il avait le front penché vers la route, les mains dans les poches, et il sifflotait. Au bout dun instant, je lentendis murmurer:
«Pauvre femme! …
— Cest Mlle Stangerson que vous plaignez? …
— Oui, cest une très noble femme, et tout à fait digne de pitié! … Cest un très grand, un très grand caractère… jimagine… jimagine…
— Vous connaissez donc Mlle Stangerson?
— Moi, pas du tout… Je ne lai vue quune fois…
— Pourquoi dites-vous: cest un très grand caractère? …
— Parce quelle a su tenir tête à lassassin, parce quelle sest défendue avec courage, et surtout, surtout, à cause de la balle dans le plafond.»
Je regardai Rouletabille, me demandant in petto sil ne se moquait pas tout à fait de moi ou sil nétait pas devenu subitement fou. Mais je vis bien que le jeune homme navait jamais eu moins envie de rire, et léclat intelligent de ses petits yeux ronds me rassura sur létat de sa raison. Et puis, jétais un peu habitué à ses propos rompus… rompus pour moi qui ny trouvais souvent quincohérence et mystère jusquau moment où, en quelques phrases rapides et nettes, il me livrait le fil de sa pensée. Alors, tout séclairait soudain; les mots quil avait dits, et qui mavaient paru vides de sens, se reliaient avec une facilité et une logique telles «que je ne pouvais comprendre comment je navais pas compris plus tôt».
IV
«Au sein dune nature sauvage»
Le château du Glandier est un des plus vieux châteaux de ce pays dÎle-de-France, où se dressent encore tant dillustres pierres de lépoque féodale. Bâti au coeur des forêts, sous Philippe le Bel, il apparaît à quelques centaines de mètres de la route qui conduit du village de Sainte-Geneviève-des-Bois à Montlhéry. Amas de constructions disparates, il est dominé par un donjon. Quand le visiteur a gravi les marches branlantes de cet antique donjon et quil débouche sur la petite plate-forme où, au XVIIe siècle, Georges-Philibert de Séquigny, seigneur du Glandier, Maisons- Neuves et autres lieux, a fait édifier la lanterne actuelle, dun abominable style rococo, on aperçoit, à trois lieues de là, au- dessus de la vallée et de la plaine, lorgueilleuse tour de Montlhéry. Donjon et tour se regardent encore, après tant de siècles, et semblent se raconter, au-dessus des forêts verdoyantes ou des bois morts, les plus vieilles légendes de lhistoire de France. On dit que le donjon du Glandier veille sur une ombre héroïque et sainte, celle de la bonne patronne de Paris, devant qui recula Attila. Sainte Geneviève dort là son dernier sommeil dans les vieilles douves du château. Lété, les amoureux, balançant dune main distraite le panier des déjeuners sur lherbe, viennent rêver ou échanger des serments devant la tombe de la sainte, pieusement fleurie de myosotis. Non loin de cette tombe est un puits qui contient, dit-on, une eau miraculeuse. La reconnaissance des mères a élevé en cet endroit une statue à sainte Geneviève et suspendu sous ses pieds les petits chaussons ou les bonnets des enfants sauvés par cette onde sacrée.
Cest dans ce lieu qui semblait devoir appartenir tout entier au passé que le professeur Stangerson et sa fille étaient venus sinstaller pour préparer la science de lavenir. Sa solitude au fond des bois leur avait plu tout de suite. Ils nauraient là, comme témoins de leurs travaux et de leurs espoirs, que de vieilles pierres et de grands chênes. Le Glandier, autrefois «Glandierum», sappelait ainsi du grand nombre de glands que, de tout temps, on avait recueillis en cet endroit. Cette terre, aujourdhui tristement célèbre, avait reconquis, grâce à la négligence ou à labandon des propriétaires, laspect sauvage dune nature primitive; seuls, les bâtiments qui sy cachaient avaient conservé la trace détranges métamorphoses. Chaque siècle y avait laissé son empreinte: un morceau darchitecture auquel se reliait le souvenir de quelque événement terrible, de quelque rouge aventure; et, tel quel, ce château, où allait se réfugier la science, semblait tout désigné à servir de théâtre à des mystères dépouvante et de mort.
Ceci dit, je ne puis me défendre dune réflexion. La voici:
Si je me suis attardé quelque peu à cette triste peinture du Glandier, ce nest point que jaie trouvé ici loccasion dramatique de «créer» latmosphèrenécessaire aux drames qui vont se dérouler sous les yeux du lecteur et, en vérité, mon premier soin, dans toute cette affaire, sera dêtre aussi simple que possible. Je nai point la prétention dêtre un auteur. Qui dit: auteur, dit toujours un peu: romancier, et, Dieu merci! Le mystère de la «Chambre Jaune» est assez plein de tragique horreur réelle pour se passer de littérature. Je ne suis et ne veux être quun fidèle «rapporteur». Je dois rapporter lévénement; je situe cet événement dans son cadre, voilà tout. Il est tout naturel que vous sachiez où les choses se passent.
Je reviens à M. Stangerson. Quand il acheta le domaine, une quinzaine dannées environ avant le drame qui nous occupe, le Glandier nétait plus habité depuis longtemps. Un autre vieux château, dans les environs, construit au XIVe siècle par Jean de Belmont, était également abandonné, de telle sorte que le pays était à peu près inhabité. Quelques maisonnettes au bord de la route qui conduit à Corbeil, une auberge, lauberge du «Donjon», qui offrait une passagère hospitalité aux rouliers; cétait là à peu près tout ce qui rappelait la civilisation dans cet endroit délaissé quon ne sattendait guère à rencontrer à quelques lieues de la capitale. Mais ce parfait délaissement avait été la raison déterminante du choix de M. Stangerson et de sa fille. M. Stangerson était déjà célèbre; il revenait dAmérique où ses travaux avaient eu un retentissement considérable. Le livre quil avait publié à Philadelphie sur la «Dissociation de la matière par les actions électriques» avait soulevé la protestation de tout le monde savant. M. Stangerson était français, mais dorigine américaine. De très importantes affaires dhéritage lavaient fixé pendant plusieurs années aux États-Unis. Il avait continué, là- bas, une oeuvre commencée en France, et il était revenu en France ly achever, après avoir réalisé une grosse fortune, tous ses procès sétant heureusement terminés soit par des jugements qui lui donnaient gain de cause, soit par des transactions. Cette fortune fut la bienvenue. M. Stangerson, qui eût pu, sil lavait voulu, gagner des millions de dollars en exploitant ou en faisant exploiter deux ou trois de ses découvertes chimiques relatives à de nouveaux procédés de teinture, avait toujours répugné à faire servir à son intérêt propre le don merveilleux d«inventer» quil avait reçu de la nature; mais il ne pensait point que son génie lui appartînt. Il le devait aux hommes, et tout ce que son génie mettait au monde tombait, de par cette volonté philanthropique, dans le domaine public. Sil nessaya point de dissimuler la satisfaction que lui causait la mise en possession de cette fortune inespérée qui allait lui permettre de se livrer jusquà sa dernière heure à sa passion pour la science pure, le professeur dut sen réjouir également, «semblait-il», pour une autre cause. Mlle Stangerson avait, au moment où son père revint dAmérique et acheta le Glandier, vingt ans. Elle était plus jolie quon ne saurait limaginer, tenant à la fois toute la grâce parisienne de sa mère, morte en lui donnant le jour, et toute la splendeur, toute la richesse du jeune sang américain de son grand-père paternel, William Stangerson. Celui-ci, citoyen de Philadelphie, avait dû se faire naturaliser français pour obéir à des exigences de famille, au moment de son mariage avec une française, celle qui devait être la mère de lillustre Stangerson. Ainsi sexplique la nationalité française du professeur Stangerson.
Vingt ans, adorablement blonde, des yeux bleus, un teint de lait, rayonnante, dune santé divine, Mathilde Stangerson était lune des plus belles filles à marier de lancien et du nouveau continent. Il était du devoir de son père, malgré la douleur prévue dune inévitable séparation, de songer à ce mariage, et il ne dut pas être fâché de voir arriver la dot. Quoi quil en soit, il ne sen enterra pas moins, avec son enfant, au Glandier, dans le moment où ses amis sattendaient à ce quil produisît Mlle Mathilde dans le monde. Certains vinrent le voir et manifestèrent leur étonnement. Aux questions qui lui furent posées, le professeur répondit: «Cest la volonté de ma fille. Je ne sais rien lui refuser. Cest elle qui a choisi le Glandier.» Interrogé à son tour, la jeune fille répliqua avec sérénité: «Où aurions- nous mieux travaillé que dans cette solitude?» Car Mlle Mathilde Stangerson collaborait déjà à loeuvre de son père, mais on ne pouvait imaginer alors que sa passion pour la science irait jusquà lui faire repousser tous les partis qui se présenteraient à elle, pendant plus de quinze ans. Si retirés vivaient-ils, le père et la fille durent se montrer dans quelques réceptions officielles, et, à certaines époques de lannée, dans deux ou trois salons amis où la gloire du professeur et la beauté de Mathilde firent sensation. Lextrême froideur de la jeune fille ne découragea pas tout dabord les soupirants; mais, au bout de quelques années, ils se lassèrent. Un seul persista avec une douce ténacité et mérita ce nom «déternel fiancé», quil accepta avec mélancolie; cétait M. Robert Darzac. Maintenant Mlle Stangerson nétait plus jeune, et il semblait bien que, nayant point trouvé de raisons pour se marier, jusquà lâge de trente-cinq ans, elle nen découvrirait jamais. Un tel argument apparaissait sans valeur, évidemment, à M. Robert Darzac, puisque celui-ci ne cessait point sa cour, si tant est quon peut encore appeler «cour»les soins délicats et tendres dont on ne cesse dentourer une femme de trente-cinq ans, restée fille et qui a déclaré quelle ne se marierait point.
Soudain, quelques semaines avant les événements qui nous occupent, un bruit auquel on nattacha pas dabord dimportance — tant on le trouvait incroyable — se répandit dans Paris; Mlle Stangerson consentait enfin à «couronnerlinextinguible flamme de M. Robert Darzac!» Il fallut que M. Robert Darzac lui-même ne démentît point ces propos matrimoniaux pour quon se dît enfin quil pouvait y avoir un peu de vérité dans une rumeur aussi invraisemblable. Enfin M. Stangerson voulut bien annoncer, en sortant un jour de lAcadémie des sciences, que le mariage de sa fille et de M. Robert Darzac serait célébré dans lintimité, au château du Glandier, sitôt que sa fille et lui auraient mis la dernière main au rapport qui allait résumer tous leurs travaux sur la «Dissociation de la matière», cest-à-dire sur le retour de la matière à léther. Le nouveau ménage sinstallerait au Glandier et le gendre apporterait sa collaboration à loeuvre à laquelle le père et la fille avaient consacré leur vie.
Le monde scientifique navait pas encore eu le temps de se remettre de cette nouvelle que lon apprenait lassassinat de Mlle Stangerson dans les conditions fantastiques que nous avons énumérées et que notre visite au château va nous permettre de préciser davantage encore.
Je nai point hésité à fournir au lecteur tous ces détails rétrospectifs que je connaissais par suite de mes rapports daffaires avec M. Robert Darzac, pour quen franchissant le seuil de la «Chambre Jaune», il fût aussi documenté que moi.
V Où Joseph Rouletabille adresse à M. Robert Darzac une phrase qui produit son petit effet
Nous marchions depuis quelques minutes, Rouletabille et moi, le long dun mur qui bordait la vaste propriété de M. Stangerson, et nous apercevions déjà la grille dentrée, quand notre attention fut attirée par un personnage qui, à demi courbé sur la terre, semblait tellement préoccupé quil ne nous vit pas venir. Tantôt il se penchait, se couchait presque sur le sol, tantôt il se redressait et considérait attentivement le mur; tantôt il regardait dans le creux de sa main, puis faisait de grands pas, puis se mettait à courir et regardait encore dans le creux de sa main droite. Rouletabille mavait arrêté dun geste:
«Chut! Frédéric Larsan qui travaille! … Ne le dérangeons pas!
Joseph Rouletabille avait une grande admiration pour le célèbre policier. Je navais jamais vu, moi, Frédéric Larsan, mais je le connaissais beaucoup de réputation.
Laffaire des lingots dor de lhôtel de la Monnaie, quil débrouilla quand tout le monde jetait sa langue aux chiens, et larrestation des forceurs de coffres-forts du Crédit universel avaient rendu son nom presque populaire. Il passait alors, à cette époque où Joseph Rouletabille navait pas encore donné les preuves admirables dun talent unique, pour lesprit le plus apte à démêler lécheveau embrouillé des plus mystérieux et plus obscurs crimes. Sa réputation sétait étendue dans le monde entier et souvent les polices de Londres ou de Berlin, ou même dAmérique lappelaient à laide quand les inspecteurs et les détectives nationaux savouaient à bout dimagination et de ressources. On ne sétonnera donc point que, dès le début du mystère de la «Chambre Jaune», le chef de la Sûreté ait songé à télégraphier à son précieux subordonné, à Londres, où Frédéric Larsan avait été envoyé pour une grosse affaire de titres volés: «Revenez vite.» Frédéric, que lon appelait, à la Sûreté, le grand Fred, avait fait diligence, sachant sans doute par expérience que, si on le dérangeait, cest quon avait bien besoin de ses services, et, cest ainsi que Rouletabille et moi, ce matin-là, nous le trouvions déjà à la besogne. Nous comprîmes bientôt en quoi elle consistait.
Ce quil ne cessait de regarder dans le creux de sa main droite nétait autre chose que sa montre et il paraissait fort occupé à compter des minutes. Puis il rebroussa chemin, reprit une fois encore sa course, ne larrêta quà la grille du parc, reconsulta sa montre, la mit dans sa poche, haussa les épaules dun geste découragé, poussa la grille, pénétra dans le parc, referma la grille à clef, leva la tête et, à travers les barreaux, nous aperçut. Rouletabille courut et je le suivis. Frédéric Larsan nous attendait.
«Monsieur Fred», dit Rouletabille en se découvrant et en montrant les marques dun profond respect basé sur la réelle admiration que le jeune reporter avait pour le célèbre policier, «pourriez-vous nous dire si M. Robert Darzac est au château en ce moment? Voici un de ses amis, du barreau de Paris, qui désirerait lui parler.
— Je nen sais rien, monsieur Rouletabille, répliqua Fred en serrant la main de mon ami, car il avait eu loccasion de le rencontrer plusieurs fois au cours de ses enquêtes les plus difficiles… Je ne lai pas vu.
— Les concierges nous renseigneront sans doute? fit Rouletabille en désignant une maisonnette de briques dont porte et fenêtres étaient closes et qui devait inévitablement abriter ces fidèles gardiens de la propriété.
«Les concierges ne vous renseigneront point, monsieur
Rouletabille.
— Et pourquoi donc?
— Parce que, depuis une demi-heure, ils sont arrêtés! …
— Arrêtés! sécria Rouletabille… Ce sont eux les assassins! …
Frédéric Larsan haussa les épaules.
«Quand on ne peut pas, dit-il, dun air de suprême ironie, arrêter lassassin, on peut toujours se payer le luxe de découvrir les complices!
— Cest vous qui les avez fait arrêter, monsieur Fred?
— Ah! non! par exemple! je ne les ai pas fait arrêter, dabord parce que je suis à peu près sûr quils ne sont pour rien dans laffaire, et puis parce que…
— Parce que quoi? interrogea anxieusement Rouletabille.
— Parce que… rien… fit Larsan en secouant la tête.
— «Parce quil ny a pas de complices!»souffla Rouletabille.
Frédéric Larsan sarrêta net, regardant le reporter avec intérêt.
«Ah! Ah! Vous avez donc une idée sur laffaire… Pourtant vous navez rien vu, jeune homme… vous navez pas encore pénétré ici…
— Jy pénétrerai.
— Jen doute… la consigne est formelle.
— Jy pénétrerai si vous me faites voir M. Robert Darzac… Faites cela pour moi… Vous savez que nous sommes de vieux amis… Monsieur Fred… je vous en prie… Rappelez-vous le bel article que je vous ai fait à propos des «Lingots dor». Un petit mot à M. Robert Darzac, sil vous plaît?»
La figure de Rouletabille était vraiment comique à voir en ce moment. Elle reflétait un désir si irrésistible de franchir ce seuil au-delà duquel il se passait quelque prodigieux mystère; elle suppliait avec une telle éloquence non seulement de la bouche et des yeux, mais encore de tous les traits, que je ne pus mempêcher déclater de rire. Frédéric Larsan, pas plus que moi, ne garda son sérieux.
Cependant, derrière la grille, Frédéric Larsan remettait tranquillement la clef dans sa poche. Je lexaminai.
Cétait un homme qui pouvait avoir une cinquantaine dannées. Sa tête était belle, aux cheveux grisonnants, au teint mat, au profil dur; le front était proéminent; le menton et les joues étaient rasés avec soin; la lèvre, sans moustache, était finement dessinée; les yeux, un peu petits et ronds, fixaient les gens bien en face dun regard fouilleur qui étonnait et inquiétait. Il était de taille moyenne et bien prise; lallure générale était élégante et sympathique. Rien du policier vulgaire. Cétait un grand artiste en son genre, et il le savait, et lon sentait quil avait une haute idée de lui-même. Le ton de sa conversation était dun sceptique et dun désabusé. Son étrange profession lui avait fait côtoyer tant de crimes et de vilenies quil eût été inexplicable quelle ne lui eût point un peu «durci les sentiments», selon la curieuse expression de Rouletabille.
Larsan tourna la tête au bruit dune voiture qui arrivait derrière lui. Nous reconnûmes le cabriolet qui, en gare dÉpinay, avait emporté le juge dinstruction et son greffier.
«Tenez! fit Frédéric Larsan, vous vouliez parler à M. Robert
Darzac; le voilà!»
Le cabriolet était déjà à la grille et Robert Darzac priait Frédéric Larsan de lui ouvrir lentrée du parc, lui disant quil était très pressé et quil navait que le temps darriver à Épinay pour prendre le prochain train pour Paris, quand il me reconnut. Pendant que Larsan ouvrait la grille, M. Darzac me demanda ce qui pouvait mamener au Glandier dans un moment aussi tragique. Je remarquai alors quil était atrocement pâle et quune douleur infinie était peinte sur son visage.
«Mlle Stangerson va-t-elle mieux? demandai-je immédiatement.
— Oui, fit-il. On la sauvera peut-être. Il faut quon la sauve.»
Il najouta pas «ou jen mourrai», mais on sentait trembler la fin de la phrase au bout de ses lèvres exsangues.
Rouletabille intervint alors:
«Monsieur, vous êtes pressé. Il faut cependant que je vous parle.
Jai quelque chose de la dernière importance à vous dire.»
Frédéric Larsan interrompit:
«Je peux vous laisser? demanda-t-il à Robert Darzac. Vous avez une clef ou voulez-vous que je vous donne celle-ci?
— Oui, merci, jai une clef. Je fermerai la grille.»
Larsan séloigna rapidement dans la direction du château dont on apercevait, à quelques centaines de mètres, la masse imposante.
Robert Darzac, le sourcil froncé, montrait déjà de limpatience. Je présentai Rouletabille comme un excellent ami; mais, dès quil sut que ce jeune homme était journaliste, M. Darzac me regarda dun air de grand reproche, sexcusa sur la nécessité où il était datteindre Épinay en vingt minutes, salua et fouetta son cheval. Mais déjà Rouletabille avait saisi, à ma profonde stupéfaction, la bride, arrêté le petit équipage dun poing vigoureux, cependant quil prononçait cette phrase dépourvue pour moi du moindre sens:
«Le presbytère na rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat.»
Ces mots ne furent pas plutôt sortis de la bouche de Rouletabille que je vis Robert Darzac chanceler; si pâle quil fût, il pâlit encore; ses yeux fixèrent le jeune homme avec épouvante et il descendit immédiatement de sa voiture dans un désordre desprit inexprimable.
«Allons! Allons!» dit-il en balbutiant.
Et puis, tout à coup, il reprit avec une sorte de fureur:
«Allons! monsieur! Allons!»
Et il refit le chemin qui conduisait au château, sans plus dire un mot, cependant que Rouletabille suivait, tenant toujours le cheval. Jadressai quelques paroles à M. Darzac… mais il ne me répondit pas. Jinterrogeai de loeil Rouletabille, qui ne me vit pas.
VI
Au fond de la chênaie
Nous arrivâmes au château. Le vieux donjon se reliait à la partie du bâtiment entièrement refaite sous Louis XIV par un autre corps de bâtiment moderne, style Viollet-le-Duc, où se trouvait lentrée principale. Je navais encore rien vu daussi original, ni peut- être daussi laid, ni surtout daussi étrange en architecture que cet assemblage bizarre de styles disparates. Cétait monstrueux et captivant. En approchant, nous vîmes deux gendarmes qui se promenaient devant une petite porte ouvrant sur le rez-de-chaussée du donjon. Nous apprîmes bientôt que, dans ce rez-de-chaussée, qui était autrefois une prison et qui servait maintenant de chambre de débarras, on avait enfermé les concierges, M. et MmeBernier.
M. Robert Darzac nous fit entrer dans la partie moderne du château par une vaste porte que protégeait une «marquise». Rouletabille, qui avait abandonné le cheval et le cabriolet aux soins dun domestique, ne quittait pas des yeux M. Darzac; je suivis son regard, et je maperçus que celui-ci était uniquement dirigé vers les mains gantées du professeur à la Sorbonne. Quand nous fûmes dans un petit salonet garni de meubles vieillots, M. Darzac se tourna vers Rouletabille et assez brusquement lui demanda:
«Parlez! Que me voulez-vous?»
Le reporter répondit avec la même brusquerie:
«Vous serrer la main!»
Darzac se recula:
«Que signifie?»
Évidemment, il avait compris ce que je comprenais alors: que mon ami le soupçonnait de labominable attentat. La trace de la main ensanglantée sur les murs de la «Chambre Jaune» lui apparut… Je regardai cet homme à la physionomie si hautaine, au regard si droit dordinaire et qui se troublait en ce moment si étrangement. Il tendit sa main droite, et, me désignant:
«Vous êtes lami de M. Sainclair qui ma rendu un service inespéré dans une juste cause, monsieur, et je ne vois pas pourquoi je vous refuserais la main…»
Rouletabille ne prit pas cette main. Il dit, mentant avec une audace sans pareille:
«Monsieur, jai vécu quelques années en Russie, doù jai rapporté cet usage de ne jamais serrer la main à quiconque ne se dégante pas.»
Je crus que le professeur en Sorbonne allait donner un libre cours à la fureur qui commençait à lagiter, mais au contraire, dun violent effort visible, il se calma, se déganta et présenta ses mains. Elles étaient nettes de toute cicatrice.
«Êtes-vous satisfait?
— Non! répliqua Rouletabille. Mon cher ami, fit-il en se tournant vers moi, je suis obligé de vous demander de nous laisser seuls un instant.»
Je saluai et me retirai, stupéfait de ce que je venais de voir et dentendre, et ne comprenant pas que M. Robert Darzac neût point déjà jeté à la porte mon impertinent, mon injurieux, mon stupide ami… Car, à cette minute, jen voulais à Rouletabille de ses soupçons qui avaient abouti à cette scène inouïe des gants…
Je me promenai environ vingt minutes devant le château, essayant de relier entre eux les différents événements de cette matinée, et ny parvenant pas. Quelle était lidée de Rouletabille? Était-il possible que M. Robert Darzac lui apparût comme lassassin? Comment penser que cet homme, qui devait se marier dans quelques jours avec Mlle Stangerson, sétait introduit dans la «Chambre Jaune» pour assassiner sa fiancée? Enfin, rien nétait venu mapprendre comment lassassin avait pu sortir de la «Chambre Jaune»; et, tant que ce mystère qui me paraissait inexplicable ne me serait pas expliqué, jestimais, moi, quil était du devoir de tous de ne soupçonner personne. Enfin, que signifiait cette phrase insensée qui sonnait encore à mes oreilles: le presbytère na rien perdu de son charme ni le jardin de son _éclat!_Javais hâte de me retrouver seul avec Rouletabille pour le lui demander.
À ce moment, le jeune homme sortit du château avec M. Robert Darzac. Chose extraordinaire, je vis au premier coup doeil quils étaient les meilleurs amis du monde.
«Nous allons à la «Chambre Jaune», me dit Rouletabille, venez avec nous. Dites-donc, cher ami, vous savez que je vous garde toute la journée. Nous déjeunons ensemble dans le pays…
— Vous déjeunerez avec moi, ici, messieurs…
— Non, merci, répliqua le jeune homme. Nous déjeunerons à lauberge du «Donjon»…
— Vous y serez très mal… Vous ny trouverez rien.
— Croyez-vous? … Moi jespère y trouver quelque chose, répliqua Rouletabille. Après déjeuner, nous retravaillerons, je ferai mon article, vous serez assez aimable pour me le porter à la rédaction…
— Et vous? Vous ne revenez pas avec moi?
— Non; je couche ici…»
Je me retournai vers Rouletabille. Il parlait sérieusement, et M.
Robert Darzac ne parut nullement étonné…
Nous passions alors devant le donjon et nous entendîmes des gémissements. Rouletabille demanda:
«Pourquoi a-t-on arrêté ces gens-là?
— Cest un peu de ma faute, dit M. Darzac. Jai fait remarquer hier au juge dinstruction quil est inexplicable que les concierges aient eu le temps dentendre les coups de revolver, «de shabiller», de parcourir lespace assez grand qui sépare leur loge du pavillon, tout cela en deux minutes; car il ne sest pas écoulé plus de deux minutes entre les coups de revolver et le moment où ils ont été rencontrés par le père Jacques.
— Èvidemment, cest louche, acquiesça Rouletabille… Et ils étaient habillés…?
— Voilà ce qui est incroyable… ils étaient habillés… «entièrement», solidement et chaudement… Il ne manquait aucune pièce à leur costume. La femme était en sabots, mais lhomme avait «ses souliers lacés». Or, ils ont déclaré sêtre couchés comme tous les soirs à neuf heures. En arrivant, ce matin, le juge dinstruction, qui sétait muni, à Paris, dun revolver de même calibre que celui du crime (car il ne veut pas toucher au revolver-pièce à conviction), a fait tirer deux coups de revolver par son greffier dans la «Chambre Jaune», fenêtre et porte fermées. Nous étions avec lui dans la loge des concierges; nous navons rien entendu… on ne peut rien entendre. Les concierges ont donc menti, cela ne fait point de doute… Ils étaient prêts; ils étaient déjà dehors non loin du pavillon; ils attendaient quelque chose. Certes, on ne les accuse point dêtre les auteurs de lattentat, mais leur complicité nest pas improbable… M. de Marquet les a fait arrêter aussitôt.
— Sils avaient été complices, dit Rouletabille, ils seraient arrivés débraillés, ou plutôt ils ne seraient pas arrivés du tout. Quand on se précipite dans les bras de la justice, avec sur soi tant de preuves de complicité, cest quon nest pas complice. Je ne crois pas aux complices dans cette affaire.
— Alors, pourquoi étaient-ils dehors à minuit? Quils le disent! …
— Ils ont certainement un intérêt à se taire. Il sagit de savoir lequel… Même sils ne sont pas complices, cela peut avoir quelque importance. Tout est important de ce qui se passe dans une nuit pareille…»
Nous venions de traverser un vieux pont jeté sur la Douve et nous entrions dans cette partie du parc appelée «la Chênaie». Il y avait là des chênes centenaires. Lautomne avait déjà recroquevillé leurs feuilles jaunies et leurs hautes branches noires et serpentines semblaient daffreuses chevelures, des noeuds de reptiles géants entremêlés comme le sculpteur antique en a tordu sur sa tête de Méduse. Ce lieu, que Mlle Stangerson habitait lété parce quelle le trouvait gai, nous apparut, en cette saison, triste et funèbre. Le sol était noir, tout fangeux des pluies récentes et de la bourbe des feuilles mortes, les troncs des arbres étaient noirs, le ciel lui-même, au-dessus de nos têtes, était en deuil, charriait de gros nuages lourds. Et, dans cette retraite sombre et désolée, nous aperçûmes les murs blancs du pavillon. Étrange bâtisse, sans une fenêtre visible du point où elle nous apparaissait. Seule une petite porte en marquait lentrée. On eût dit un tombeau, un vaste mausolée au fond dune forêt abandonnée… À mesure que nous approchions, nous en devinions la disposition. Ce bâtiment prenait toute la lumière dont il avait besoin, au midi, cest-à-dire de lautre côté de la propriété, du côté de la campagne. La petite porte refermée sur le parc, M. et Mlle Stangerson devaient trouver là une prison idéale pour y vivre avec leurs travaux et leur rêve.
Je vais donner tout de suite, du reste, le plan de ce pavillon. Il navait quun rez-de-chaussée, où lon accédait par quelques marches, et un grenier assez élevé qui ne nous occupera en aucune façon». Cest donc le plan du rez-de-chaussée dans toute sa simplicité que je soumets au lecteur.
Il a été tracé par Rouletabille lui-même, et jai constaté quil ny manquait pas une ligne, pas une indication susceptible daider à la solution du problème qui se posait alors devant la justice. Avec la légende et le plan, les lecteurs en sauront tout autant, pour arriver à la vérité, quen savait Rouletabille quand il pénétra dans le pavillon pour la première fois et que chacun se demandait: «Par où lassassin a-t-il pu fuir de la Chambre Jaune?»
_1. __Chambre Jaune, avec son unique fenêtre grillée et son unique porte donnant sur le laboratoire._ _2. __Laboratoire, avec ses deux grandes fenêtres grillées et ses portes; donnant lune sur le vestibule, lautre sur la Chambre Jaune._ _3. __Vestibule, avec sa fenêtre non grillée et sa porte dentrée donnant sur le parc._ _4. __Lavatory._ _5. __Escalier conduisant au grenier._ _6. __Vaste et unique cheminée du pavillon servant aux expériences de laboratoire._
Avant de gravir les trois marches de la porte du pavillon,
Rouletabille nous arrêta et demanda à brûle-pourpoint à M. Darzac:
«Eh bien! Et le mobile du crime?
— Pour moi, monsieur, il ny a aucun doute à avoir à ce sujet, fit le fiancé de Mlle Stangerson avec une grande tristesse. Les traces de doigts, les profondes écorchures sur la poitrine et au cou de Mlle Stangerson attestent que le misérable qui était là avait essayé un affreux attentat. Les médecins experts, qui ont examiné hier ces traces, affirment quelles ont été faites par la même main dont limage ensanglantée est restée sur le mur; une main énorme, monsieur, et qui ne tiendrait point dans mon gant, ajouta-t-il avec un amer et indéfinissable sourire…
— Cette main rouge, interrompis-je, ne pourrait donc pas être la trace des doigts ensanglantés de Mlle Stangerson, qui, au moment de sabattre, aurait rencontré le mur et y aurait laissé, en glissant, une image élargie de sa main pleine de sang?
— il ny avait pas une goutte de sang aux mains de Mlle Stangerson quand on la relevée, répondit M. Darzac.
— On est donc sûr, maintenant, fis-je, que cest bien Mlle Stangerson qui sétait armée du revolver du père Jacques, puisquelle a blessé la main de lassassin. Elle redoutait donc quelque chose ou quelquun? __ — Cest probable…
— Vous ne soupçonnez personne?
— Non…», répondit M. Darzac, en regardant Rouletabille.
Rouletabille, alors, me dit:
— Il faut que vous sachiez, mon ami, que linstruction est un peu plus avancée que na voulu nous le confier ce petit cachottier de M. de Marquet. Non seulement linstruction sait maintenant que le revolver fut larme dont se servit, pour se défendre, Mlle Stangerson, mais elle connaît, mais elle a connu tout de suite larme qui a servi à attaquer, à frapper Mlle Stangerson. Cest, ma dit M. Darzac, un «os de mouton». Pourquoi M. de Marquet entoure-t-il cet os de mouton de tant de mystère? Dans le dessein de faciliter les recherches des agents de la Sûreté? Sans doute. Il imagine peut-être quon va retrouver son propriétaire parmi ceux qui sont bien connus, dans la basse pègre de Paris, pour se servir de cet instrument de crime, le plus terrible que la nature ait inventé… Et puis, est-ce quon sait jamais ce qui peut se passer dans une cervelle de juge dinstruction?» ajouta Rouletabille avec une ironie méprisante.
Jinterrogeai:
«On a donc trouvé un «os de mouton» dans la «Chambre Jaune»?
— Oui, monsieur, fit Robert Darzac, au pied du lit; mais je vous en prie: nen parlez point. M. de Marquet nous a demandé le secret. (Je fis un geste de protestation.) Cest un énorme os de mouton dont la tête, ou, pour mieux dire, dont larticulation était encore toute rouge du sang de laffreuse blessure quil avait faite à Mlle Stangerson. Cest un vieil os de mouton qui a dû servir déjà à quelques crimes, suivant les apparences. Ainsi pense M. de Marquet, qui la fait porter à Paris, au laboratoire municipal, pour quil fût analysé. Il croit, en effet, avoir relevé sur cet os non seulement le sang frais de la dernière victime, mais encore des traces roussâtres qui ne seraient autres que des taches de sang séché, témoignages de crimes antérieurs.
— un os de mouton, dans la main dun «assassin exercé», est une arme effroyable, dit Rouletabille, une arme «plus utile» et plus sûre quun lourd marteau.
— «Le misérable» la dailleurs prouvé, fit douloureusement M. Robert Darzac. Los de mouton a terriblement frappé Mlle Stangerson au front. Larticulation de los de mouton sadapte parfaitement à la blessure. Pour moi, cette blessure eût été mortelle si lassassin navait été à demi arrêté, dans le coup quil donnait, par le revolver de Mlle Stangerson. Blessé à la main, il lâchait son os de mouton et senfuyait. Malheureusement, le coup de los de mouton était parti et était déjà arrivé… et Mlle Stangerson était quasi assommée, après avoir failli être étranglée. Si Mlle Stangerson avait réussi à blesser lhomme de son premier coup de revolver, elle eût, sans doute, échappé à los de mouton… Mais elle a saisi certainement son revolver trop tard; puis, le premier coup, dans la lutte, a dévié, et la balle est allée se loger dans le plafond; ce nest que le second coup qui a porté…»
Ayant ainsi parlé, M. Darzac frappa à la porte du pavillon. Vous avouerai-je mon impatience de pénétrer dans le lieu même du crime? Jen tremblais, et, malgré tout limmense intérêt que comportait lhistoire de los de mouton, je bouillais de voir que notre conversation se prolongeait et que la porte du pavillon ne souvrait pas.
Enfin, elle souvrit.
Un homme, que je reconnus pour être le père Jacques, était sur le seuil.
Il me parut avoir la soixantaine bien sonnée. Une longue barbe blanche, des cheveux blancs sur lesquels il avait posé un béret basque, un complet de velours marron à côtes usé, des sabots; lair bougon, une figure assez rébarbative qui séclaira cependant dès quil eut aperçu M. Robert Darzac.
«Des amis, fit simplement notre guide. Il ny a personne au pavillon, père Jacques?
— Je ne dois laisser entrer personne, monsieur Robert, mais bien sûr la consigne nest pas pour vous… Et pourquoi? Ils ont vu tout ce quil y avait à voir, ces messieurs de la justice. Ils en ont fait assez des dessins et des procès-verbaux…
— Pardon, monsieur Jacques, une question avant toute autre chose, fit Rouletabille.
— Dites, jeune homme, et, si je puis y répondre…
— Votre maîtresse portait-elle, ce soir-là, les cheveux en bandeaux, vous savez bien, les cheveux en bandeaux sur le front?
— Non, mon ptit monsieur. Ma maîtresse na jamais porté les cheveux en bandeaux comme vous dites, ni ce soir-là, ni les autres jours. Elle avait, comme toujours, les cheveux relevés de façon à ce quon pouvait voir son beau front, pur comme celui de lenfant qui vient de naître! …»
Rouletabille grogna, et se mit aussitôt à inspecter la porte. Il se rendit compte de la fermeture automatique. Il constata que cette porte ne pouvait jamais rester ouverte et quil fallait une clef pour louvrir. Puis nous entrâmes dans le vestibule, petite pièce assez claire, pavée de carreaux rouges.
«Ah! voici la fenêtre, dit Rouletabille, par laquelle lassassin sest sauvé…
— Quils disent! monsieur, quils disent! Mais, sil sétait sauvé par là, nous laurions bien vu, pour sûr! Sommes pas aveugles! ni M. Stangerson, ni moi, ni les concierges qui-z-ont mis en prison! Pourquoi qui ne my mettent pas en prison, moi aussi, à cause de mon revolver?»
Rouletabille avait déjà ouvert la fenêtre et examiné les volets.
«Ils étaient fermés, à lheure du crime?
— Au loquet de fer, en dedans, fit le père Jacques… et moi jsuis bien sûr que lassassin a passé au travers…
— Il y a des taches de sang? …
— Oui, tenez, là, sur la pierre, en dehors… Mais du sang de quoi? …
— Ah! fit Rouletabille, on voit les pas… là, sur le chemin… la terre était très détrempée… nous examinerons cela tout à lheure…
— Des bêtises! Interrompit le père Jacques… Lassassin na pas passé par là! …
— Eh bien, par où? …
— Est-ce que je sais! …»
Rouletabille voyait tout, flairait tout. Il se mit à genoux et passa rapidement en revue les carreaux maculés du vestibule. Le père Jacques continuait:
«Ah! vous ne trouverez rien, mon ptit monsieur. Y nont rien trouvé… Et puis maintenant, cest trop sale… Il est entré trop de gens! Ils veulent point que je lave le carreau… mais, le jour du crime, javais lavé tout ça à grande eau, moi, père Jacques… et, si lassassin avait passé par là avec ses «ripatons», on laurait bien vu; il a assez laissé la marque de ses godillots dans la chambre de mademoiselle! …»
Rouletabille se releva et demanda:
«Quand avez-vous lavé ces dalles pour la dernière fois?»
Et il fixait le père Jacques dun oeil auquel rien néchappe.
«Mais dans la journée même du crime, jvous dis! Vers les cinq heures et demie… pendant que mademoiselle et son père faisaient un tour de promenade avant de dîner ici même, car ils ont dîné dans le laboratoire. Le lendemain, quand le juge est venu, il a pu voir toutes les traces des pas par terre comme qui dirait de lencre sur du papier blanc… Eh bien, ni dans le laboratoire, ni dans le vestibule quétaient propres comme un sou neuf, on na retrouvé ses pas… à lhomme! … Puisquon les retrouve auprès de la fenêtre, dehors, il faudrait donc quil ait troué le plafond de la «Chambre Jaune», quil ait passé par le grenier, quil ait troué le toit, et quil soit redescendu juste à la fenêtre du vestibule, en se laissant tomber… Eh bien, mais, y ny a pas de trou au plafond de la «Chambre Jaune»… ni dans mon grenier, bien sûr! … Alors, vous voyez bien quon ne sait rien… mais rien de rien! … et quon ne saura, ma foi, jamais rien! … Cest un mystère du diable!
Rouletabille se rejeta soudain à genoux, presque en face de la porte dun petit lavatory qui souvrait au fond du vestibule. Il resta dans cette position au moins une minute.
«Eh bien? lui demandai-je quand il se releva.
— Oh! rien de bien important; une goutte de sang.
Le jeune homme se retourna vers le père Jacques.
«Quand vous vous êtes mis à laver le laboratoire et le vestibule, la fenêtre du vestibule était ouverte?
— Je venais de louvrir parce que javais allumé du charbon de bois pour monsieur, sur le fourneau du laboratoire; et, comme je lavais allumé avec des journaux, il y a eu de la fumée; jai ouvert les fenêtres du laboratoire et celle du vestibule pour faire courant dair; puis jai refermé celles du laboratoire et laissé ouverte celle du vestibule, et puis je suis sorti un instant pour aller chercher une lavette au château et cest en rentrant, comme je vous ai dit, vers cinq heures et demie que je me suis mis à laver les dalles; après avoir lavé, je suis reparti, laissant toujours la fenêtre du vestibule ouverte. Enfin pour la derniére fois, quand je suis rentré au pavillon, la fenêtre était fermée et monsieur et mademoiselle travaillaient déjà dans le laboratoire.
— M. ou Mlle Stangerson avaient sans doute fermé la fenêtre en entrant?
— Sans doute.
— Vous ne leur avez pas demandé?
— Non! …»
Après un coup doeil assidu au petit lavatory et à la cage de lescalier qui conduisait au grenier, Rouletabille, pour qui nous semblions ne plus exister, pénétra dans le laboratoire. Cest, je lavoue, avec une forte émotion que je ly suivis. Robert Darzac ne perdait pas un geste de mon ami… Quant à moi, mes yeux allèrent tout de suite à la porte de la «Chambre Jaune». Elle était refermée, ou plutôt poussée sur le laboratoire, car je constatai immédiatement quelle était à moitié défoncée et hors dusage… les efforts de ceux qui sétaient rués sur elle, au moment du drame, lavaient brisée…
Mon jeune ami, qui menait sa besogne avec méthode, considérait, sans dire un mot, la pièce dans laquelle nous nous trouvions… Elle était vaste et bien éclairée. Deux grandes fenêtres, presque des baies, garnies de barreaux, prenaient jour sur limmense campagne. Une trouée dans la forêt; une vue merveilleuse sur toute la vallée, sur la plaine, jusquà la grande ville qui devait apparaître, là-bas, tout au bout, les jours de soleil. Mais, aujourdhui, il ny a que de la boue sur la terre, de la suie au ciel… et du sang dans cette chambre…
Tout un côté du laboratoire était occupé par une vaste cheminée, par des creusets, par des fours propres à toutes expériences de chimie. Des cornues, des instruments de physique un peu partout; des tables surchargées de fioles, de papiers, de dossiers, une machine électrique… des piles… un appareil, me dit M. Robert Darzac, employé par le professeur Stangerson «pour démontrer la dissociation de la matière sous laction de la lumière solaire», etc.
Et, tout le long des murs, des armoires, armoires pleines ou armoires-vitrines, laissant apercevoir des microscopes, des appareils photographiques spéciaux, une quantité incroyable de cristaux…
Rouletabille avait le nez fourré dans la cheminée. Du bout du doigt, il fouillait dans les creusets… Tout dun coup, il se redressa, tenant un petit morceau de papier à moitié consumé… Il vint à nous qui causions auprès dune fenêtre, et il dit:
«Conservez-nous cela, Monsieur Darzac.»
Je me penchai sur le bout de papier roussi que M. Darzac venait de prendre des mains de Rouletabille. Et je lus, distinctement, ces seuls mots qui restaient lisibles:
presbytère rien perdu charme, ni le jar de son éclat.
Et, au-dessous: «23 octobre.»
Deux fois, depuis ce matin, ces mêmes mots insensés venaient me frapper, et, pour la deuxième fois, je vis quils produisaient sur le professeur en Sorbonne le même effet foudroyant. Le premier soin de M. Darzac fut de regarder du côté du père Jacques. Mais celui-ci ne nous avait pas vus, occupé quil était à lautre fenêtre… Alors, le fiancé de Mlle Stangerson ouvrit son portefeuille en tremblant, y serra le papier, et soupira: «Mon Dieu!» Pendant ce temps, Rouletabille était monté dans la cheminée; cest-à-dire que, debout sur les briques dun fourneau, il considérait attentivement cette cheminée qui allait se rétrécissant, et qui, à cinquante centimètres au-dessus de sa tête, se fermait entièrement par des plaques de fer scellées dans la brique, laissant passer trois tuyaux dune quinzaine de centimètres de diamètre chacun.
«Impossible de passer par là, énonça le jeune homme en sautant dans le laboratoire. Du reste, s«il» lavait même tenté, toute cette ferraille serait par terre. Non! Non! ce nest pas de ce côté quil faut chercher…
Rouletabille examina ensuite les meubles et ouvrit des portes darmoires. Puis, ce fut le tour des fenêtres quil déclara infranchissables et «infranchies». À la seconde fenêtre, il trouva le père Jacques en contemplation.
«Eh bien, père Jacques, quest-ce que vous regardez par là?
— Je rgarde lhomme de la police qui ne cesse point de faire le tour de létang… Encore un malin qui nen verra pas plus long qules autres!
— Vous ne connaissez pas Frédéric Larsan, père Jacques! dit Rouletabille, en secouant la tête avec mélancolie, sans cela vous ne parleriez pas comme ça… Sil y en a un ici qui trouve lassassin, ce sera lui, faut croire!»
Et Rouletabille poussa un soupir.
«Avant quon le retrouve, faudrait savoir comment on la perdu! … répliqua le père Jacques, têtu.
Enfin, nous arrivâmes à la porte de la «Chambre Jaune».
«Voilà la porte derrière laquelle il se passait quelque chose!» fit Rouletabille avec une solennité qui, en toute autre circonstance, eût été comique.
VII
Où Rouletabille part en expédition sous le lit
Rouletabille ayant poussé la porte de la «Chambre Jaune» sarrêta sur le seuil, disant avec une émotion que je ne devais comprendre que plus tard: «Oh! Le parfum de la dame en noir!» La chambre était obscure; le père Jacques voulut ouvrir les volets, mais Rouletabille larrêta:
«Est-ce que, dit-il, le drame sest passé en pleine obscurité?
— Non, jeune homme, je ne pense point. Mamzelle tenait beaucoup à avoir une veilleuse sur sa table, et cest moi qui la lui allumais tous les soirs avant quelle aille se coucher… Jétais quasi sa femme de chambre, quoi! quand vnait le soir! La vraie femme de chambre ne vnait guère que le matin. Mamzelle travaille si tard… la nuit!
— Où était cette table qui supportait la veilleuse? Loin du lit?
— Loin du lit.
— Pouvez-vous, maintenant, allumer la veilleuse?
— La veilleuse est brisée, et lhuile sen est répandue quand la table est tombée. Du reste, tout est resté dans le même état. Je nai quà ouvrir les volets et vous allez voir…
— Attendez!»
Rouletabille rentrant dans le laboratoire, alla fermer les volets des deux fenêtres et la porte du vestibule. Quand nous fûmes dans la nuit noire, il alluma une allumette-bougie, la donna au père Jacques, dit à celui-ci de se diriger avec son allumette vers le milieu de la «Chambre Jaune», à lendroit où brûlait, cette nuit- là, la veilleuse. Le père Jacques, qui était en chaussons (il laissait à lordinaire ses sabots dans le vestibule), entra dans la «Chambre Jaune» avec son bout dallumette, et nous distinguâmes vaguement, mal éclairés par la petite flamme mourante, des objets renversés sur le carreau, un lit dans le coin, et, en face de nous, à gauche, le reflet dune glace, pendue au mur, près du lit. Ce fut rapide.
Rouletabille dit: «Cest assez! Vous pouvez ouvrir les volets.
— Surtout navancez pas, pria le père Jacques; vous pourriez faire des marques avec vos souliers… et il ne faut rien déranger… Cest une idée du juge, une idée comme ça, bien que son affaire soit déjà faite…»
Et il poussa les volets. Le jour livide du dehors entra, éclairant un désordre sinistre, entre des murs de safran. Le plancher — car si le vestibule et le laboratoire étaient carrelés, la «Chambre Jaune» était planchéiée — était recouvert dune natte jaune, dun seul morceau, qui tenait presque toute la pièce, allant sous le lit et sous la table-toilette, seuls meubles qui, avec le lit, fussent encore sur leurs pieds. La table ronde du milieu, la table de nuit et deux chaises étaient renversées. Elles nempêchaient point de voir, sur la natte, une large tache de sang qui provenait, nous dit le père Jacques, de la blessure au front de Mlle Stangerson. En outre, des gouttelettes de sang étaient répandues un peu partout et suivaient, en quelque sorte, la trace très visible des pas, des larges pas noirs, de lassassin. Tout faisait présumer que ces gouttes de sang venaient de la blessure de lhomme qui avait, un moment, imprimé sa main rouge sur le mur. Il y avait dautres traces de cette main sur le mur, mais beaucoup moins distinctes. Cest bien là la trace dune rude main dhomme ensanglantée.
Je ne pus mempêcher de mécrier:
«Voyez! … voyez ce sang sur le mur… Lhomme qui a appliqué si fermement sa main ici était alors dans lobscurité et croyait certainement tenir une porte. Il croyait la pousser! Cest pourquoi il a fortement appuyé, laissant sur le papier jaune un dessin terriblement accusateur, car je ne sache point quil y ait beaucoup de mains au monde de cette sorte-là. Elle est grande et forte, et les doigts sont presque aussi longs les uns que les autres! Quant au pouce, il manque! Nous navons que la marque de la paume. Et si nous suivons la «trace» de cette main, continuai- je, nous la voyons, qui, après sêtre appuyée au mur, le tâte, cherche la porte, la trouve, cherche la serrure…
— Sans doute, interrompit Rouletabille en ricanant, mais il ny a pas de sang à la serrure, ni au verrou! …
— Quest-ce que cela prouve? Répliquai-je avec un bon sens dont jétais fier, «il» aura ouvert serrure et verrou de la main gauche, ce qui est tout naturel puisque la main droite est blessée…
— Il na rien ouvert du tout! sexclama encore le père Jacques. Nous ne sommes pas fous, peut-être! Et nous étions quatre quand nous avons fait sauter la porte!»
Je repris:
«Quelle drôle de main! Regardez-moi cette drôle de main!
— Cest une main fort naturelle, répliqua Rouletabille, dont le dessin a été déformé par le glissement sur le mur. Lhomme a _essuyé sa main blessée sur le mur! _Cet homme doit mesurer un mètre quatre-vingt.
— À quoi voyez-vous cela?
— À la hauteur de la main sur le mur…»
Mon ami soccupa ensuite de la trace de la balle dans le mur.
Cette trace était un trou rond.
«La balle, dit Rouletabille, est arrivée de face: ni den haut, par conséquent, ni den bas.
Et il nous fit observer encore quelle était de quelques centimètres plus bas sur le mur que le stigmate laissé par la main.
Rouletabille, retournant à la porte, avait le nez, maintenant, sur la serrure et le verrou. Il constata «quon avait bien fait sauter la porte, du dehors, serrure et verrou étant encore, sur cette porte défoncée, lune fermée, lautre poussé, et, sur le mur, les deux gâches étant quasi arrachées, pendantes, retenues encore par une vis.
Le jeune rédacteur de LÈpoque les considéra avec attention, reprit la porte, la regarda des deux côtés, sassura quil ny avait aucune possibilité de fermeture ou douverture du verrou «de lextérieur», et sassura quon avait retrouvé la clef dans la serrure, «à lintérieur». Il sassura encore quune fois la clef dans la serrure à lintérieur, on ne pouvait ouvrir cette serrure de lintérieur avec une autre clef. Enfin, ayant constaté quil ny avait, à cette porte, «aucune fermeture automatique, bref, quelle était la plus naturelle de toutes les portes, munie dune serrure et dun verrou très solides qui étaient restés fermés», il laissa tomber ces mots: «ça va mieux!» Puis, sasseyant par terre, il se déchaussa hâtivement.
Et, sur ses chaussettes, il savança dans la chambre. La première chose quil fit fut de se pencher sur les meubles renversés et de les examiner avec un soin extrême. Nous le regardions en silence. Le père Jacques lui disait, de plus en plus ironique:
«Oh! mon ptit! Oh! mon ptit! Vous vous donnez bien du mal! …»
Mais Rouletabille redressa la tête:
«Vous avez dit la pure vérité, père Jacques, votre maîtresse navait pas, ce soir-là, ses cheveux en bandeaux; cest moi qui étais une vieille bête de croire cela! …»
Et, souple comme un serpent, il se glissa sous le lit.
Et le père Jacques reprit:
«Et dire, monsieur, et dire que lassassin était caché là-dessous! Il y était quand je suis entré à dix heures, pour fermer les volets et allumer la veilleuse, puisque ni M. Stangerson, ni Mlle Mathilde, ni moi, navons plus quitté le laboratoire jusquau moment du crime.»
On entendait la voix de Rouletabille, sous le lit:
«À quelle heure, monsieur Jacques, M. et Mlle Stangerson sont-ils arrivés dans le laboratoire pour ne plus le quitter?
— À six heures!»
La voix de Rouletabille continuait:
«Oui, il est venu là-dessous… cest certain… Du reste, il ny a que là quil pouvait se cacher… Quand vous êtes entrés, tous les quatre, vous avez regardé sous le lit?
— Tout de suite… Nous avons même entièrement bousculé le lit avant de le remettre à sa place.
— Et entre les matelas?
— Il ny avait, à ce lit, quun matelas sur lequel on a posé Mlle Mathilde. Et le concierge et M. Stangerson ont transporté ce matelas immédiatement dans le laboratoire. Sous le matelas, il ny avait que le sommier métallique qui ne saurait dissimuler rien, ni personne. Enfin, monsieur, songez que nous étions quatre, et que rien ne pouvait nous échapper, la chambre étant si petite, dégarnie de meubles, et tout étant fermé derrière nous, dans le pavillon.»
Josai une hypothèse:
«Il est peut-être sorti avec le matelas! Dans le matelas, peut- être… Tout est possible devant un pareil mystère! Dans leur trouble, M. Stangerson et le concierge ne se seront pas aperçus quils transportaient double poids… et puis, si le concierge est complice! … Je vous donne cette hypothèse pour ce quelle vaut, mais voilà qui expliquerait bien des choses… et, particulièrement, le fait que le laboratoire et le vestibule sont restés vierges des traces de pas qui se trouvent dans la chambre. Quand on a transporté mademoiselle du laboratoire au château, le matelas, arrêté un instant près de la fenêtre, aurait pu permettre à lhomme de se sauver…
— Et puis quoi encore? Et puis quoi encore? Et puis quoi encore?» me lança Rouletabille, en riant délibérément, sous le lit…
Jétais un peu vexé:
«Vraiment on ne sait plus… Tout paraît possible…»
Le père Jacques fit:
«Cest une idée qua eue le juge dinstruction, monsieur, et il a fait examiner sérieusement le matelas. Il a été obligé de rire de son idée, monsieur, comme votre ami rit en ce moment, car ça nétait bien sûr pas un matelas à double fond! … Et puis, quoi! sil y avait eu un homme dans le matelas on laurait vu! …»
Je dus rire moi-même, et, en effet, jeus la preuve, depuis, que javais dit quelque chose dabsurde. Mais où commençait, où finissait labsurde dans une affaire pareille!
Mon ami, seul, était capable de le dire, et encore! …
«Dites donc! sécria le reporter, toujours sous le lit, elle a été bien remuée, cette carpette-là?
— Par nous, monsieur, expliqua le père Jacques. Quand nous navons pas trouvé lassassin, nous nous sommes demandé sil ny avait pas un trou dans le plancher…
— Il ny en a pas, répondit Rouletabille. Avez-vous une cave?
— Non, il ny a pas de cave… Mais cela na pas arrêté nos recherches et ça na pas empêché M le juge dinstruction, et surtout son greffier, détudier le plancher planche à planche, comme sil y avait eu une cave dessous…»
Le reporter, alors, réapparut. Ses yeux brillaient, ses narines palpitaient; on eût dit un jeune animal au retour dun heureux affût… Il resta à quatre pattes. En vérité, je ne pouvais mieux le comparer dans ma pensée quà une admirable bête de chasse sur la piste de quelque surprenant gibier… Et il flaira les pas de lhomme, de lhomme quil sétait juré de rapporter à son maître, M le directeur de LÈpoque, car il ne faut pas oublier que notre Joseph Rouletabille était journaliste!
Ainsi, à quatre pattes, il sen fut aux quatre coins de la pièce, reniflant tout, faisant le tour de tout, de tout ce que nous voyions, ce qui était peu de chose, et de tout ce que nous ne voyions pas et qui était, paraît-il, immense.
La table-toilette était une simple tablette sur quatre pieds; impossible de la transformer en une cachette passagère… Pas une armoire… Mlle Stangerson avait sa garde-robe au château.
Le nez, les mains de Rouletabille montaient le long des murs, qui étaient partout de brique épaisse. Quand il eut fini avec les murs et passé ses doigts agiles sur toute la surface du papier jaune, atteignant ainsi le plafond auquel il put toucher, en montant sur une chaise quil avait placée sur la table-toilette, et en faisant glisser autour de la pièce cet ingénieux escabeau; quand il eut fini avec le plafond où il examina soigneusement la trace de lautre balle, il sapprocha de la fenêtre et ce fut encore le tour des barreaux et celui des volets, tous bien solides et intacts. Enfin, il poussa un ouf! «de satisfaction» et déclara que, «maintenant, il était tranquille!»
«Eh bien, croyez-vous quelle était enfermée, la pauvre chère mademoiselle quand on nous lassassinait! Quand elle nous appelait à son secours! … gémit le père Jacques.
— Oui, fit le jeune reporter, en sessuyant le front… la _Chambre Jaune__ était, ma foi, fermée comme un coffre-fort…_
— De fait, observai-je, voilà bien pourquoi ce mystère est le plus surprenant que je connaisse, même dans le domaine de limagination. Dans le_Double Assassinat de la rue Morgue_, Edgar Poe na rien inventé de semblable. Le lieu du crime était assez fermé pour ne pas laisser échapper un homme, mais il y avait encore cette fenêtre par laquelle pouvait se glisser lauteur des assassinats qui était un singe! … Mais ici, il ne saurait être question daucune ouverture daucune sorte. La porte close et les volets fermés comme ils létaient, et la fenêtre fermée comme elle létait, une mouche ne pouvait entrer ni sortir!
— En vérité! En vérité! acquiesça Rouletabille, qui sépongeait toujours le front, semblant suer moins de son récent effort corporel que de lagitation de ses pensées. En vérité! Cest un très grand et très beau et très curieux mystère! …
— La «Bête du Bon Dieu», bougonna le père Jacques, la «Bête du Bon Dieu» elle-même, si elle avait commis le crime, naurait pas pu séchapper… Écoutez! … Lentendez-vous? … Silence! …»
Le père Jacques nous faisait signe de nous taire et, le bras tendu vers le mur, vers la prochaine forêt, écoutait quelque chose que nous nentendions point.
«Elle est partie, finit-il par dire. Il faudra que je la tue…
Elle est trop sinistre, cette bête-là… mais cest la «Bête du
Bon Dieu»; elle va prier toutes les nuits sur la tombe de sainte
Geneviève, et personne nose y toucher de peur que la mère Agenoux
jette un mauvais sort…
— Comment est-elle grosse, la «Bête du Bon Dieu»?
— Quasiment comme un gros chien basset… cest un monstre que je vous dis. Ah! Je me suis demandé plus dune fois si ça nétait pas elle qui avait pris de ses griffes notre pauvre mademoiselle à la gorge… Mais «la Bête du Bon Dieu» ne porte pas des godillots, ne tire pas des coups de revolver, na pas une main pareille! … sexclama le père Jacques en nous montrant encore la main rouge sur le mur. Et puis, on laurait vue aussi bien quun homme, et elle aurait été enfermée dans la chambre et dans le pavillon, aussi bien quun homme! …
— Èvidemment, fis-je. De loin, avant davoir vu la «Chambre
Jaune», je métais, moi aussi, demandé si le chat de la mère
Agenoux…
— Vous aussi! sécria Rouletabille.
— Et vous? demandai-je.
— Moi non, pas une minute… depuis que jai lu larticle du Matin, je sais quil ne sagit pas dune bête! Maintenant, je jure quil sest passé là une tragédie effroyable… Mais vous ne parlez pas du béret retrouvé, ni du mouchoir, père Jacques?
— Le magistrat les a pris, bien entendu», fit lautre avec hésitation.
Le reporter lui dit, très grave:
«Je nai vu, moi, ni le mouchoir, ni le béret, mais je peux cependant vous dire comment ils sont faits.
— Ah! vous êtes bien malin…», et le père Jacques toussa, embarrassé.
«Le mouchoir est un gros mouchoir bleu à raies rouges, et le béret, est un vieux béret basque, comme celui-là, ajouta Rouletabille en montrant la coiffure de lhomme.
— Cest pourtant vrai… vous êtes sorcier…»
Et le père Jacques essaya de rire, mais ny parvint pas.
«Comment quvous savez que le mouchoir est bleu à raies rouges?
— Parce que, sil navait pas été bleu à raies rouges, on naurait pas trouvé de mouchoir du tout!»
Sans plus soccuper du père Jacques, mon ami prit dans sa poche un morceau de papier blanc, ouvrit une paire de ciseaux, se pencha sur les traces de pas, appliqua son papier sur lune des traces et commença à découper. Il eut ainsi une semelle de papier dun contour très net, et me la donna en me priant de ne pas la perdre.
Il se retourna ensuite vers la fenêtre et, montrant au père Jacques, Frédéric Larsan qui navait pas quitté les bords de létang, il sinquiéta de savoir si le policier nétait point venu, lui aussi, «travailler dans la Chambre Jaune».
«Non! répondit M. Robert Darzac, qui, depuis que Rouletabille lui avait passé le petit bout de papier roussi, navait pas prononcé un mot. Il prétend quil na point besoin de voir la «Chambre Jaune», que lassassin est sorti de la «Chambre Jaune» dune façon très naturelle, et quil sen expliquera ce soir!
En entendant M. Robert Darzac parler ainsi, Rouletabille — chose extraordinaire — pâlit.
«Frédéric Larsan posséderait-il la vérité que je ne fais que pressentir! murmura-t-il. Frédéric Larsan est très fort… très fort… et je ladmire… Mais aujourdhui, il sagit de faire mieux quune oeuvre de policier… _mieux que ce quenseigne lexpérience! … il sagit dêtre logique, _mais logique, entendez-moi bien, comme le bon Dieu a été logique quand il a dit: 2 + 2 = 4…! IL SAGIT DE PRENDRE LA RAISON PAR LE BON BOUT!»
Et le reporter se précipita dehors, éperdu à cette idée que le grand, le fameux Fred pouvait apporter avant lui la solution du problème de la «Chambre Jaune!»
Je parvins à le rejoindre sur le seuil du pavillon.
«Allons! lui dis-je, calmez-vous… vous nêtes donc pas content?
— Oui, mavoua-t-il avec un grand soupir_. Je suis très content_.
Jai découvert bien des choses…
— De lordre moral ou de lordre matériel?
— Quelques-unes de lordre moral et une de lordre matériel.
Tenez, ceci, par exemple.»
Et, rapidement, il sortit de la poche de son gilet une feuille de papier quil avait dû y serrer pendant son expédition sous le lit, et dans le pli de laquelle il avait déposé un cheveu blond de femme.
VIII
Le juge dinstruction interroge Mlle Stangerson
Cinq minutes plus tard, Joseph Rouletabille se penchait sur les empreintes de pas découvertes dans le parc, sous la fenêtre même du vestibule, quand un homme, qui devait être un serviteur du château, vint à nous à grandes enjambées, et cria à M. Robert Darzac qui descendait du pavillon:
«Vous savez, monsieur Robert, que le juge dinstruction est en train dinterroger mademoiselle.»
M. Robert Darzac nous jeta aussitôt une vague excuse et se prit à courir dans la direction du château; lhomme courut derrière lui.
«Si le cadavre parle, fis-je, cela va devenir intéressant.
— Il faut savoir, dit mon ami. Allons au château.»
Et il mentraîna. Mais, au château, un gendarme placé dans le vestibule nous interdit laccès de lescalier du premier étage. Nous dûmes attendre.
Pendant ce temps-là, voici ce qui se passait dans la chambre de la victime. Le médecin de la famille, trouvant que Mlle Stangerson allait beaucoup mieux, mais craignant une rechute fatale qui ne permettrait plus de linterroger, avait cru de son devoir davertir le juge dinstruction… et celui-ci avait résolu de procéder immédiatement à un bref interrogatoire. À cet interrogatoire assistèrent M. de Marquet, le greffier, M. Stangerson, le médecin. Je me suis procuré plus tard, au moment du procès, le texte de cet interrogatoire. Le voici, dans toute sa sécheresse juridique:
Demande. — Sans trop vous fatiguer, êtes-vous capable, mademoiselle, de nous donner quelques détails nécessaires sur laffreux attentat dont vous avez été victime?
Réponse. — Je me sens beaucoup mieux, monsieur, et je vais vous dire ce que je sais. Quand jai pénétré dans ma chambre, je ne me suis aperçue de rien danormal.
D. — Pardon, mademoiselle, si vous me le permettez, je vais vous poser des questions et vous y répondrez. Cela vous fatiguera moins quun long récit.
R. — Faites, monsieur.
D. — Quel fut ce jour-là lemploi de votre journée? Je le désirerais aussi précis, aussi méticuleux que possible. Je voudrais, mademoiselle, suivre tous vos gestes, ce jour-là, si ce nest point trop vous demander.
R. — Je me suis levée tard, à dix heures, car mon père et moi nous étions rentrés tard dans la nuit, ayant assisté au dîner et à la réception offerts par le président de la République, en lhonneur des délégués de lacadémie des sciences de Philadelphie. Quand je suis sortie de ma chambre, à dix heures et demie, mon père était déjà au travail dans le laboratoire. Nous avons travaillé ensemble jusquà midi; nous avons fait une promenade dune demi-heure dans le parc; nous avons déjeuné au château. Une demi-heure de promenade, jusquà une heure et demie, comme tous les jours. Puis, mon père et moi, nous retournons au laboratoire. Là, nous trouvons ma femme de chambre qui vient de faire ma chambre. Jentre dans la «Chambre Jaune» pour donner quelques ordres sans importance à cette domestique qui quitte le pavillon aussitôt et je me remets au travail avec mon père. À cinq heures, nous quittons le pavillon pour une nouvelle promenade et le thé.
D. — Au moment de sortir, à cinq heures, êtes-vous entrée dans votre chambre?
R. — Non, monsieur, cest mon père qui est entré dans ma chambre, pour y chercher, sur ma prière, mon chapeau.
D. — Et il ny a rien vu de suspect?
M. STANGERSON. — Èvidemment non, monsieur.
D. — Du reste, il est à peu près sûr que lassassin nétait pas encore sous le lit, à ce moment-là. Quand vous êtes partie, la porte de la chambre navait pas été fermée à clef?
Mlle STANGERSON. — Non. Nous navions aucune raison pour cela…
D. — Vous avez été combien de temps partis du pavillon à ce moment-là, M. Stangerson et vous?
R. — Une heure environ.
D. — Cest pendant cette heure-là, sans doute, que lassassin sest introduit dans le pavillon. Mais comment? On ne le sait pas. On trouve bien, dans le parc, des traces de pas qui sen vont de la fenêtre du vestibule, on nen trouve point qui y viennent. Aviez-vous remarqué que la fenêtre du vestibule fût ouverte quand vous êtes sortie avec votre père?
R. — Je ne men souviens pas.
M. STANGERSON. — Elle était fermée.
D. — Et quand vous êtes rentrés?
Mlle STANGERSON. — Je nai pas fait attention.
M. STANGERSON. — Elle était encore fermée…, je men souviens très bien, car, en rentrant, jai dit tout haut: «Vraiment, pendant notre absence, le père Jacques aurait pu ouvrir! …»
D. — Ètrange!Étrange! Rappelez-vous, monsieur Stangerson, que le père Jacques, en votre absence, et avant de sortir, lavait ouverte. Vous êtes donc rentrés à six heures dans le laboratoire et vous vous êtes remis au travail?
Mlle STANGERSON. — Oui, monsieur.
D. — Et vous navez plus quitté le laboratoire depuis cette heure-là jusquau moment où vous êtes entrée dans votre chambre?
M. STANGERSON. — Ni ma fille, ni moi, monsieur. Nous avions un travail tellement pressé que nous ne perdions pas une minute. Cest à ce point que nous négligions toute autre chose.
D. — Vous avez dîné dans le laboratoire?
R. — Oui, pour la même raison.
D. — Avez-vous coutume de dîner dans le laboratoire?
R. — Nous y dînons rarement.
D. — Lassassin ne pouvait pas savoir que vous dîneriez, ce soir- là, dans le laboratoire?
M. STANGERSON. — Mon Dieu,monsieur, je ne pense pas… Cest dans le temps que nous revenions, vers six heures, au pavillon, que je pris cette résolution de dîner dans le laboratoire, ma fille et moi. À ce moment, je fus abordé par mon garde qui me retint un instant pour me demander de laccompagner dans une tournée urgente du côté des bois dont javais décidé la coupe. Je ne le pouvais point et remis au lendemain cette besogne, et je priai alors le garde, puisquil passait par le château, davertir le maître dhôtel que nous dînerions dans le laboratoire. Le garde me quitta, allant faire ma commission, et je rejoignis ma fille à laquelle javais remis la clef du pavillon et qui lavait laissée sur la porte à lextérieur. Ma fille était déjà au travail.
D. — À quelle heure, mademoiselle, avez-vous pénétré dans votre chambre pendant que votre père continuait à travailler?
Mlle STANGERSON. — À minuit.
D. — Le père Jacques était entré dans le courant de la soirée dans la «Chambre Jaune»?
R. — Pour fermer les volets et allumer la veilleuse, comme chaque soir…
D. — Il na rien remarqué de suspect?
R. — Il nous laurait dit. Le père Jacques est un brave homme qui maime beaucoup.
Demande. -vous affirmez, Monsieur Stangerson, que le père Jacques, ensuite, na pas quitté le laboratoire?
D. — Vous affirmez, monsieur Stangerson, que le pére Jacques, ensuite, na pas quitté le laboratoire? Quil est resté tout le temps avec vous?
M. STANGERSON. — Jen suis sûr. Je nai aucun soupçon de ce côté.
D. — Mademoiselle, quand vous avez pénétré dans votre chambre, vous avez immédiatement fermé votre porte à clef et au verrou?
Voilà bien des précautions, sachant que votre père et votre serviteur sont là. Vous craigniez donc quelque chose?
R. — Mon père nallait pas tarder à rentrer au château, et le père Jacques, à aller se coucher. Et puis, en effet, je craignais quelque chose.
D. — Vous craigniez si bien quelque chose que vous avez emprunté le revolver du père Jacques sans le lui dire?
R. — Cest vrai, je ne voulais effrayer personne, dautant plus que mes craintes pouvaient être tout à fait puériles.
D. — Et que craigniez-vous donc?
R. — Je ne saurais au juste vous le dire; depuis plusieurs nuits, il me semblait entendre dans le parc et hors du parc, autour du pavillon, des bruits insolites, quelquefois des pas, des craquements de branches. La nuit qui a précédé lattentat, nuit où je ne me suis pas couchée avant trois heures du matin, à notre retour de lélysée, je suis restée un instant à ma fenêtre et jai bien cru voir des ombres…
D. — Combien dombres?
R. — Deux ombres qui tournaient autour de létang… puis la lune sest cachée et je nai plus rien vu. À cette époque de la saison, tous les ans, jai déjà réintégré mon appartement du château où je reprends mes habitudes dhiver; mais, cette année, je métais dit que je ne quitterais le pavillon que lorsque mon père aurait terminé, pour lacadémie des sciences, le résumé de ses travaux sur«la Dissociation de la matière». Je ne voulais pas que cette oeuvre considérable, qui allait être achevée dans quelques jours, fût troublée par un changement quelconque dans nos habitudes immédiates. Vous comprendrez que je naie point voulu parler à mon père de mes craintes enfantines et que je les aie tues au père Jacques qui naurait pu tenir sa langue. Quoi quil en soit, comme je savais que le père Jacques avait un revolver dans le tiroir de sa table de nuit, je profitai dun moment où le bonhomme sabsenta dans la journée pour monter rapidement dans son grenier et emporter son arme que je glissai dans le tiroir de ma table de nuit, à moi.
D. — Vous ne vous connaissez pas dennemis?
R. — Aucun.
D. — Vous comprendrez, mademoiselle, que ces précautions exceptionnelles sont faites pour surprendre.
M. STANGERSON. — Èvidemment, mon enfant, voilà des précautions bien surprenantes.
R. — Non; je vous dis que, depuis deux nuits, je nétais pas tranquille, mais pas tranquille du tout.
M. STANGERSON. — Tu aurais dû me parler de cela. Tu es impardonnable. Nous aurions évité un malheur!
D. — La porte de la «Chambre Jaune» fermée, mademoiselle, vous vous couchez?
R. — Oui, et, très fatiguée, je dors tout de suite.
D. — La veilleuse était restée allumée?
R. — Oui; mais elle répand une très faible clarté…
D. — Alors, mademoiselle, dites ce qui est arrivé?
R. — Je ne sais sil y avait longtemps que je dormais, mais soudain je me réveille… Je poussai un grand cri…
M. STANGERSON. — Oui, un cri horrible… À lassassin! … Je lai encore dans les oreilles…
D. — Vous poussez un grand cri?
R. — Un homme était dans ma chambre. Il se précipitait sur moi, me mettait la main à la gorge, essayait de métrangler. Jétouffais déjà; tout à coup, ma main, dans le tiroir entrouvert de ma table de nuit, parvint à saisir le revolver que jy avais déposé et qui était prêt à tirer. À ce moment, lhomme me fit rouler à bas de mon lit et brandit sur ma tête une espèce de masse. Mais javais tiré. Aussitôt, je me sentis frappée par un grand coup, un coup terrible à la tête. Tout ceci, monsieur le juge, fut plus rapide que je ne le pourrais dire, et je ne sais plus rien.
D. — Plus rien! … Vous navez pas une idée de la façon dont lassassin a pu séchapper de votre chambre?
R. — Aucune idée… Je ne sais plus rien. On ne sait pas ce qui se passe autour de soi quand on est morte!
D. — Cet homme était-il grand ou petit?
R. — Je nai vu quune ombre qui ma paru formidable…
D. — Vous ne pouvez nous donner aucune indication?
R. — Monsieur, je ne sais plus rien; un homme sest rué sur moi, jai tiré sur lui… Je ne sais plus rien…
Ici se termine linterrogatoire de Mlle Stangerson. Joseph Rouletabille attendit patiemment M. Robert Darzac. Celui-ci ne tarda pas à apparaître.
Dans une pièce voisine de la chambre de Mlle Stangerson, il avait écouté linterrogatoire et venait le rapporter à notre ami avec une grande exactitude, une grande mémoire, et une docilité qui me surprit encore. Grâce aux notes hâtives quil avait prises au crayon, il put reproduire presque textuellement les demandes et les réponses. En vérité, M. Darzac avait lair dêtre le secrétaire de mon jeune ami et agissait en tout comme quelquun qui na rien à lui refuser; mieux encore, quelquun «qui aurait travaillé pour lui».
Le fait de la «fenêtre fermée» frappa beaucoup le reporter comme il avait frappé le juge dinstruction. En outre, Rouletabille demanda à M. Darzac de lui répéter encore lemploi du temps de M. et Mlle Stangerson le jour du drame, tel que Mlle Stangerson et M. Stangerson lavaient établi devant le juge. La circonstance du dîner dans le laboratoire sembla lintéresser au plus haut point et il se fit redire deux fois, pour en être plus sûr, que, seul, le garde savait que le professeur et sa fille dînaient dans le laboratoire, et de quelle sorte le garde lavait su.
Quand M. Darzac se fut tu, je dis:
«Voilà un interrogatoire qui ne fait pas avancer beaucoup le problème.
— Il le recule, obtempéra M. Darzac.
— Il léclaire», fit, pensif, Rouletabille.
IX
Reporter et policier
Nous retournâmes tous trois du côté du pavillon. À une centaine de mètres du bâtiment, le reporter nous arrêta, et, nous montrant un petit bosquet sur notre droite, il nous dit:
«Voilà doù est parti lassassin pour entrer dans le pavillon.»
Comme il y avait dautres bosquets de cette sorte entre les grands chênes, je demandai pourquoi lassassin avait choisi celui-ci plutôt que les autres; Rouletabille me répondit en me désignant le sentier qui passait tout près de ce bosquet et qui conduisait à la porte du pavillon.
«Ce sentier est garni de graviers, comme vous voyez, fit-il. Il faut que lhomme ait passé par là pour aller au pavillon, puisquon ne trouve pas la trace de ses pas du_voyage aller_, sur la terre molle. Cet homme na point dailes. Il a marché; mais il a marché sur le gravier qui a roulé sous sa chaussure sans en conserver lempreinte: ce gravier, en effet, a été roulé par beaucoup dautres pieds puisque le sentier est le plus direct qui aille du pavillon au château. Quant au bosquet, formé de ces sortes de plantes qui ne meurent point pendant la mauvaise saison — lauriers et fusains — il a fourni à lassassin un abri suffisant en attendant que le moment fût venu, pour celui-ci, de se diriger vers le pavillon. Cest, caché dans ce bosquet, que lhomme a vu sortir M. et Mlle Stangerson, puis le père Jacques. On a répandu du gravier jusquà la fenêtre — presque — du vestibule. Une empreinte des pas de lhomme, parallèle au mur, empreinte que nous remarquions tout à lheure, et que jai déjà vue, prouve qu«il» na eu à faire quune enjambée pour se trouver en face de la fenêtre du vestibule, laissée ouverte par le père Jacques. Lhomme se hissa alors sur les poignets, et pénétra dans le vestibule.
— Après tout, cest bien possible! fis-je…
— Après tout, quoi? après tout, quoi? … sécria Rouletabille, soudain pris dune colère que javais bien innocemment déchaînée… Pourquoi dites-vous: après tout, cest bien possible!…»
Je le suppliai de ne point se fâcher, mais il létait déjà beaucoup trop pour mécouter, et il déclara quil admirait le doute prudent avec lequel certaines gens (moi) abordaient de loin les problèmes les plus simples, ne se risquant jamais à dire: «ceci est»ou «ceci nest pas», de telle sorte que leur intelligence aboutissait tout juste au même résultat qui aurait été obtenu si la nature avait oublié de garnir leur boîte crânienne dun peu de matière grise. Comme je paraissais vexé, mon jeune ami me prit par le bras et maccorda «quil navait point dit cela pour moi, attendu quil mavait en particulière estime».
«Mais enfin! reprit-il, il est quelquefois criminel de ne point, quand on le peut, raisonner à coup sûr! … Si je ne raisonne point, comme je le fais, avec ce gravier, il me faudra raisonner avec un ballon! Mon cher, la science de laérostation dirigeable nest point encore assez développée pour que je puisse faire entrer, dans le jeu de mes cogitations, lassassin qui tombe du ciel! Ne dites donc point quune chose est possible, quand il est impossible quelle soit autrement. Nous savons, maintenant, comment lhomme est entré par la fenêtre, et nous savons aussi à quel moment il est entré. Il y est entré pendant la promenade de cinq heures. Le fait de la présence de la femme de chambre qui vient de faire la Chambre Jaune, dans le laboratoire, au moment du retour du professeur et de sa fille, à une heure et demie, nous permet daffirmer quà une heure et demie, lassassin nétait pas dans la chambre, sous le lit, à moins quil ny ait complicité de la femme de chambre. Quen dites-vous, Monsieur Robert Darzac?»
M. Darzac secoua la tête, déclara quil était sûr de la fidélité de la femme de chambre de Mlle Stangerson, et que cétait une fort honnête et fort dévouée domestique.
«Et puis, à cinq heures, M. Stangerson est entré dans la chambre pour chercher le chapeau de sa fille! ajouta-t-il…
— Il y a encore cela! fit Rouletabille.
— Lhomme est donc entré, dans le moment que vous dites, par cette fenêtre, fis-je, je ladmets, mais pourquoi a-t-il refermé la fenêtre, ce qui devait, nécessairement, attirer lattention de ceux qui lavaient ouverte?
— il se peut que la fenêtre nait point été refermée «tout de suite», me répondit le jeune reporter. Mais, sil a refermé la fenêtre, il la refermée à cause du coude que fait le sentier garni de gravier, à vingt-cinq mètres du pavillon, et à cause des trois chênes qui sélèvent à cet endroit.
— Que voulez-vous dire?» demanda M. Robert Darzac qui nous avait suivis, et qui écoutait Rouletabille avec une attention presque haletante.
«Je vous lexpliquerai plus tard, monsieur, quand jen jugerai le moment venu; mais je ne crois pas avoir prononcé de paroles plus importantes sur cette affaire, si mon hypothèse se justifie.
— Et quelle est votre hypothèse?
— Vous ne la saurez jamais si elle ne se révèle point être la vérité. Cest une hypothèse beaucoup trop grave, voyez-vous, pour que je la livre tant quelle ne sera quhypothèse.
— Avez-vous, au moins, quelque idée de lassassin?
— Non, monsieur, je ne sais pas qui est lassassin, mais ne craignez rien, monsieur Robert Darzac_, je le saurai_.» Je dus constater que M. Robert Darzac était très ému; et je soupçonnai que laffirmation de Rouletabille nétait point pour lui plaire. Alors, pourquoi, sil craignait réellement quon découvrît lassassin (je questionnais ici ma propre pensée), pourquoi aidait-il le reporter à le retrouver? Mon jeune ami sembla avoir reçu la même impression que moi, et il dit brutalement:
«Cela ne vous déplaît pas, monsieur Robert Darzac, que je découvre lassassin?
— Ah! je voudrais le tuer de ma main! sécria le fiancé de Mlle
Stangerson, avec un élan qui me stupéfia.
— Je vous crois! fit gravement Rouletabille, mais vous navez pas répondu à ma question.»
Nous passions près du bosquet, dont le jeune reporter nous avait parlé à linstant; jy entrai et lui montrai les traces évidentes du passage dun homme qui sétait caché là. Rouletabille, une fois de plus, avait raison.
«Mais oui! fit-il, mais oui! … Nous avons affaire à un individu en chair et en os, qui ne dispose pas dautres moyens que les nôtres, et il faudra bien que tout sarrange!»
Ce disant, il me demanda la semelle de papier quil mavait confiée et lappliqua sur une empreinte très nette, derrière le bosquet. Puis il se releva en disant: «Parbleu!»
Je croyais quil allait, maintenant, suivre à la piste «les pas de la fuite de lassassin», depuis la fenêtre du vestibule, mais il nous entraîna assez loin vers la gauche, en nous déclarant que cétait inutile de se mettre le nez sur cette fange, et quil était sûr, maintenant, de tout le chemin de la fuite de lassassin.
«Il est allé jusquau bout du mur, à cinquante mètres de là, et puis il a sauté la haie et le fossé; tenez, juste en face ce petit sentier qui conduit à létang. Cest le chemin le plus rapide pour sortir de la propriété et aller à létang.
— Comment savez-vous quil est allé à létang?
— Parce que Frédéric Larsan nen a pas quitté les bords depuis ce matin. Il doit y avoir là de fort curieux indices.»
Quelques minutes plus tard, nous étions près de létang.
Cétait une petite nappe deau marécageuse, entourée de roseaux, et sur laquelle flottaient encore quelques pauvres feuilles mortes de nénuphar. Le grand Fred nous vit peut-être venir, mais il est probable que nous lintéressions peu, car il ne fit guère attention à nous et continua de remuer, du bout de sa canne, quelque chose que nous ne voyions pas…
«Tenez, fit Rouletabille, voilà à nouveau les pas de la fuite de lhomme; ils tournent létang ici, reviennent et disparaissent enfin, près de létang, juste devant ce sentier qui conduit à la grande route dÉpinay. Lhomme a continué sa fuite vers Paris…
— Qui vous le fait croire, interrompis-je, puisquil ny a plus les pas de lhomme sur le sentier? …
— Ce qui me le fait croire? Mais ces pas-là, ces pas que jattendais! sécria-t-il, en désignant lempreinte très nette dune «chaussure élégante»… Voyez! …»
Et il interpella Frédéric Larsan.
— Monsieur Fred, cria-t-il… «ces pas élégants» sur la route sont bien là depuis la découverte du crime?
— Oui, jeune homme; oui, ils ont été relevés soigneusement, répondit Fred sans lever la tête. Vous voyez, il y a les pas qui viennent, et les pas qui repartent…
— Et cet homme avait une bicyclette!» sécria le reporter…
Ici, après avoir regardé les empreintes de la bicyclette qui suivaient, aller et retour, les pas élégants, je crus pouvoir intervenir.
«La bicyclette explique la disparition des pas grossiers de lassassin, fis-je. Lassassin, aux pas grossiers, est monté à bicyclette… Son complice, «lhomme aux pas élégants», était venu lattendre au bord de létang, avec la bicyclette. On peut supposer que lassassin agissait pour le compte de lhomme aux pas élégants?
— Non! non! répliqua Rouletabille avec un étrange sourire… Jattendais ces pas-là depuis le commencement de laffaire. Je les ai, je ne vous les abandonne pas. Ce sont les pas de lassassin!
— Et les autres pas, les pas grossiers, quen faites-vous?
— Ce sont encore les pas de lassassin.
— Alors, il y en a deux?
—Non! Il ny en a quun, et il na pas eu de complice…
— Très fort! très fort! cria de sa place Frédéric Larsan.
— Tenez, continua le jeune reporter, en nous montrant la terre remuée par des talons grossiers; lhomme sest assis là et a enlevé les godillots quil avait mis pour tromper la justice, et puis, les emportant sans doute avec lui, il sest relevé avec ses pieds à lui et, tranquillement, a regagné, au pas, la grande route, en tenant sa bicyclette à la main. Il ne pouvait se risquer, sur ce très mauvais sentier, à courir à bicyclette. Du reste, ce qui le prouve, cest la marque légère et hésitante de la bécane sur le sentier, malgré la mollesse du sol. Sil y avait eu un homme sur cette bicyclette, les roues fussent entrées profondément dans le sol… Non, non, il ny avait là quun seul homme: Lassassin, à pied!
— Bravo! Bravo!» fit encore le grand Fred…
Et, tout à coup, celui-ci vint à nous, se planta devant M. Robert
Darzac et lui dit:
«Si nous avions une bicyclette ici… nous pourrions démontrer la justesse du raisonnement de ce jeune homme, monsieur Robert Darzac… Vous ne savez pas sil sen trouve une au château?
— Non! répondit M. Darzac, il ny en a pas; jai emporté la mienne, il y a quatre jours, à Paris, la dernière fois que je suis venu au château avant le crime.
— Cest dommage!» répliqua Fred sur le ton dune extrême froideur.
Et, se retournant vers Rouletabille:
«Si cela continue, dit-il, vous verrez que nous aboutirons tous les deux aux mêmes conclusions. Avez-vous une idée sur la façon dont lassassin est sorti de la «Chambre Jaune»?
— Oui, fit mon ami, une idée…
— Moi aussi, continua Fred, et ce doit être la même. Il ny a pas deux façons de raisonner dans cette affaire. Jattends, pour mexpliquer devant le juge, larrivée de mon chef.
— Ah! Le chef de la Sûreté va venir?
— Oui, cet après-midi, pour la confrontation dans le laboratoire, devant le juge dinstruction, de tous ceux qui ont joué ou pu jouer un rôle dans le drame. Ce sera très intéressant. Il est malheureux que vous ne puissiez y assister.
— Jy assisterai, affirma Rouletabille.
— Vraiment… vous êtes extraordinaire… pour votre âge! répliqua le policier sur un ton non dénué dune certaine ironie… Vous feriez un merveilleux policier… si vous aviez un peu plus de méthode… Si vous obéissiez moins à votre instinct et aux bosses de votre front. Cest une chose que jai déjà observée plusieurs fois, monsieur Rouletabille: vous raisonnez trop… Vous ne vous laissez pas assez conduire par votre observation… Que dites-vous du mouchoir plein de sang et de la main rouge sur le mur? Vous avez vu, vous, la main rouge sur le mur; moi, je nai vu que le mouchoir… Dites…
— Bah! fit Rouletabille, un peu interloqué, lassassin a été blessé à la main par le revolver de Mlle Stangerson!
— Ah! observation brutale, instinctive… Prenez garde, vous êtes trop «directement» logique, monsieur Rouletabille; la logique vous jouera un mauvais tour si vous la brutalisez ainsi. Il est de nombreuses circonstances dans lesquelles il faut la traiter en douceur, «la prendre de loin»… Monsieur Rouletabille, vous avez raison quand vous parlez du revolver de Mlle Stangerson. Il est certain que «la victime» a tiré. Mais vous avez tort quand vous dites quelle a blessé lassassin à la main…
— Je suis sûr!» sécria Rouletabille…
Fred, imperturbable, linterrompit:
«Défaut dobservation! … défaut dobservation! …
Lexamen du mouchoir, les innombrables petites taches rondes, écarlates, impressions de gouttes que je retrouve sur la trace des pas, au moment même où le pas pose à terre, me prouvent que lassassin na pas été blessé. «Lassassin, monsieur Rouletabille, a saigné du nez! …»
Le grand Fred était sérieux. Je ne pus retenir, cependant, une exclamation.
Le reporter regardait Fred qui regardait sérieusement le reporter.
Et Fred tira aussitôt une conclusion:
«Lhomme qui saignait du nez dans sa main et dans son mouchoir, a essuyé sa main sur le mur. La chose est fort importante, ajouta-t- il, car lassassin na pas besoin dêtre blessé à la main pour être lassassin!»
Rouletabille sembla réfléchir profondément, et dit:
«Il y a quelque chose, monsieur Frédéric Larsan, qui est beaucoup plus grave que le fait de brutaliser la logique, cest cette disposition desprit propre à certains policiers qui leur fait, en toute bonne foi, «plier en douceur cette logique aux nécessités de leurs conceptions». Vous avez votre idée, déjà, sur lassassin, monsieur Fred, ne le niez pas… et il ne faut pas que votre assassin ait été blessé à la main, sans quoi votre idée tomberait delle-même… Et vous avez cherché, et vous avez trouvé autre chose. Cest un système bien dangereux, monsieur Fred, bien dangereux, que celui qui consiste à partir de lidée que lon se fait de lassassin pour arriver aux preuves dont on a besoin! … Cela pourrait vous mener loin… Prenez garde à lerreur judiciaire, Monsieur Fred; elle vous guette! …»
Et, ricanant un peu, les mains dans les poches, légèrement goguenard, Rouletabille, de ses petits yeux malins, fixa le grand Fred.
Frédéric Larsan considéra en silence ce gamin qui prétendait être plus fort que lui; il haussa les épaules, nous salua, et sen alla, à grandes enjambées, frappant la pierre du chemin de sa grande canne.
Rouletabille le regardait séloigner; puis le jeune reporter se retourna vers nous, la figure joyeuse et déjà triomphante:
«Je le battrai! nous jeta-t-il… Je battrai le grand Fred, si fort soit-il; je les battrai tous… Rouletabille est plus fort queux tous! … Et le grand Fred, lillustre, le fameux, limmense Fred… lunique Fred raisonne comme une savate! … comme une savate! … comme une savate!»
Et il esquissa un entrechat; mais il sarrêta subitement dans sa chorégraphie… Mes yeux allèrent où allaient ses yeux; ils étaient attachés sur M. Robert Darzac qui, la face décomposée, regardait sur le sentier, la marque de ses pas, à côté de la marque «du pas élégant». IL NY AVAIT PAS DE DIFFÉRENCE!
Nous crûmes quil allait défaillir; ses yeux, agrandis par lépouvante, nous fuirent un instant, cependant que sa main droite tiraillait dun mouvement spasmodique le collier de barbe qui entourait son honnête et douce et désespérée figure. Enfin, il se ressaisit, nous salua, nous dit dune voix changée, quil était dans la nécessité de rentrer au château et partit.
«Diable!» fit Rouletabille.
Le reporter, lui aussi, avait lair consterné. Il tira de son portefeuille un morceau de papier blanc, comme je le lui avais vu faire précédemment, et découpa avec ses ciseaux les contours de «pieds élégants» de lassassin, dont le modèle était là, sur la terre. Et puis il transporta cette nouvelle semelle de papier sur les empreintes de la bottine de M. Darzac. Ladaptation était parfaite et Rouletabille se releva en répétant: «Diable»!
Je nosais pas prononcer une parole, tant jimaginais que ce qui se passait, dans ce moment, dans les bosses de Rouletabille était grave.
Il dit:
«Je crois pourtant que M. Robert Darzac est un honnête homme…»
Et il mentraîna vers lauberge du «Donjon», que nous apercevions à un kilomètre de là, sur la route, à côté dun petit bouquet darbres.
X
«Maintenant, il va falloir manger du saignant»
Lauberge du «Donjon» navait pas grande apparence; mais jaime ces masures aux poutres noircies par le temps et la fumée de lâtre, ces auberges de lépoque des diligences, bâtisses branlantes qui ne seront bientôt plus quun souvenir. Elles tiennent au passé, elles se rattachent à lhistoire, elles continuent quelque chose et elles font penser aux vieux contes de la Route, quand il y avait, sur la route, des aventures.
Je vis tout de suite que lauberge du «Donjon» avait bien ses deux siècles et même peut-être davantage. Pierraille et plâtras sétaient détachés çà et là de la forte armature de bois dont les X et les V supportaient encore gaillardement le toit vétuste. Celui-ci avait glissé légèrement sur ses appuis, comme glisse la casquette sur le front dun ivrogne. Au-dessus de la porte dentrée, une enseigne de fer gémissait sous le vent dautomne. Un artiste de lendroit y avait peint une sorte de tour surmontée dun toit pointu et dune lanterne comme on en voyait au donjon du château du Glandier. Sous cette enseigne, sur le seuil, un homme, de mine assez rébarbative, semblait plongé dans des pensées assez sombres, sil fallait en croire les plis de son front et le méchant rapprochement de ses sourcils touffus.
Quand nous fûmes tout près de lui, il daigna nous voir et nous demanda dune façon peu engageante si nous avions besoin de quelque chose. Cétait, à nen pas douter, lhôte peu aimable de cette charmante demeure. Comme nous manifestions lespoir quil voudrait bien nous servir à déjeuner, il nous avoua quil navait aucune provision et quil serait fort embarrassé de nous satisfaire; et, ce disant, il nous regardait dun oeil dont je ne parvenais pas à mexpliquer la méfiance.
«Vous pouvez nous faire accueil, lui dit Rouletabille, nous ne sommes pas de la police.
— je ne crains pas la police, répondit lhomme; je ne crains personne.»
Déjà je faisais comprendre par un signe à mon ami que nous serions bien inspirés de ne pas insister, mais mon ami, qui tenait évidemment à entrer dans cette auberge, se glissa sous lépaule de lhomme et fut dans la salle.
«Venez, dit-il, il fait très bon ici.»
De fait, un grand feu de bois flambait dans la cheminée. Nous nous en approchâmes et tendîmes nos mains à la chaleur du foyer, car, ce matin-là, on sentait déjà venir lhiver. La pièce était assez grande; deux épaisses tables de bois, quelques escabeaux, un comptoir, où salignaient des bouteilles de sirop et dalcool, la garnissaient. Trois fenêtres donnaient sur la route. Une chromo- réclame, sur le mur, vantait, sous les traits dune jeune Parisienne levant effrontément son verre, les vertus apéritives dun nouveau vermouth. Sur la tablette de la haute cheminée, laubergiste avait disposé un grand nombre de pots et de cruches en grès et en faïence.
«Voilà une belle cheminée pour faire rôtir un poulet, dit
Rouletabille.
— Nous navons point de poulet, fit lhôte; pas même un méchant lapin.
Je sais, répliqua mon ami, dune voix goguenarde qui me surprit, je sais que, maintenant, il va falloir manger du saignant.»
Javoue que je ne comprenais rien à la phrase de Rouletabille. Pourquoi disait-il à cet homme: «Maintenant, il va falloir manger du saignant…?» Et pourquoi laubergiste, aussitôt quil eut entendu cette phrase, laissa-t-il échapper un juron quil étouffa aussitôt et se mit-il à notre disposition aussi docilement que M. Robert Darzac lui-même quand il eut entendu ces mots fatidiques: «Le presbytère na rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat…?» Décidément, mon ami avait le don de se faire comprendre des gens avec des phrases tout à fait incompréhensibles. Je lui en fis lobservation et il voulut bien sourire. Jeusse préféré quil daignât me donner quelque explication, mais il avait mis un doigt sur sa bouche, ce qui signifiait évidemment que non seulement il sinterdisait de parler, mais encore quil me recommandait le silence. Entre temps, lhomme, poussant une petite porte, avait crié quon lui apportât une demi-douzaine doeufs et «le morceau de faux filet». La commission fut bientôt faite par une jeune femme fort accorte, aux admirables cheveux blonds et dont les beaux grands yeux doux nous regardèrent avec curiosité.
Laubergiste lui dit dune voix rude:
«Va-ten! Et si lhomme vert sen vient, que je ne te voie pas!»
Et elle disparut, Rouletabille sempara des oeufs quon lui apporta dans un bol et de la viande quon lui servit sur un plat, plaça le tout précautionneusement à côté de lui, dans la cheminée, décrocha une poêle et un gril pendus dans lâtre et commença de battre notre omelette en attendant quil fît griller notre bifteck. Il commanda encore à lhomme deux bonnes bouteilles de cidre et semblait soccuper aussi peu de son hôte que son hôte soccupait de lui. Lhomme tantôt le couvait des yeux et tantôt me regardait avec un air danxiété quil essayait en vain de dissimuler. Il nous laissa faire notre cuisine et mit notre couvert auprès dune fenêtre.
Tout à coup je lentendis qui murmurait:
«Ah! le voilà!» Et, la figure changée, nexprimant plus quune haine atroce, il alla se coller contre la fenêtre, regardant la route. Je neus point besoin davertir Rouletabille. Le jeune homme avait déjà lâché son omelette et rejoignait lhôte à la fenêtre. Jy fus avec lui.
Un homme, tout habillé de velours vert, la tête prise dans une casquette ronde de même couleur, savançait, à pas tranquilles sur la route, en fumant sa pipe. Il portait un fusil en bandoulière et montrait dans ses mouvements une aisance presque aristocratique. Cet homme pouvait avoir quarante-cinq ans. Les cheveux et la moustache étaient gris-sel. Il était remarquablement beau. Il portait binocle. Quand il passa près de lauberge, il parut hésiter, se demandant sil entrerait, jeta un regard de notre côté, lâcha quelques bouffées de sa pipe et dun même pas nonchalant reprit sa promenade.
Rouletabille et moi nous regardâmes lhôte. Ses yeux fulgurants, ses poings fermés, sa bouche frémissante, nous renseignaient sur les sentiments tumultueux qui lagitaient.
«Il a bien fait de ne pas entrer aujourdhui! siffla-t-il.
— Quel est cet homme? demanda Rouletabille, en retournant à son omelette.
— «Lhomme vert!» gronda laubergiste… Vous ne le connaissez pas? Tant mieux pour vous. Cest pas une connaissance à faire… Eh ben, cest lgarde à M. Stangerson.
— Vous ne paraissez pas laimer beaucoup? demanda le reporter en versant son omelette dans la poêle.
— Personne ne laime dans le pays, monsieur; et puis cest un fier, qui a dû avoir de la fortune autrefois; et il ne pardonne à personne de sêtre vu forcé, pour vivre, de devenir domestique. Car un garde, cest un larbin comme un autre! nest-ce pas? Ma parole! on dirait que cest lui qui est le maître du Glandier, que toutes les terres et tous les bois lui appartiennent. Il ne permettrait pas à un pauvre de déjeuner dun morceau de pain sur lherbe, «sur son herbe»!
— Il vient quelquefois ici?
— Il vient trop. Mais je lui ferai bien comprendre que sa figure ne me revient pas. Il y a seulement un mois, il ne membêtait pas! Lauberge du «Donjon» navait jamais existé pour lui! … Il navait pas le temps! Fallait-il pas quil fasse sa cour à lhôtesse des «Trois Lys», à Saint-Michel. Maintenant quil y a eu de la brouille dans les amours, il cherche à passer le temps ailleurs… Coureur de filles, trousseur de jupes, mauvais gars… Y a pas un honnête homme qui puisse le supporter, cet homme-là… Tenez, les concierges du château ne pouvaient pas le voir en peinture, «lhomme vert! …»
— Les concierges du château sont donc dhonnêtes gens, monsieur laubergiste?
— Appelez-moi donc père Mathieu; cest mon nom… Eh ben, aussi vrai que je mappelle Mathieu, oui msieur, jles crois honnêtes.
— On les a pourtant arrêtés.
— Què-que ça prouve? Mais je ne veux pas me mêler des affaires du prochain…
— Et quest-ce que vous pensez de lassassinat?
— De lassassinat de cette pauvre mademoiselle? Une brave fille, allez, et quon aimait bien dans le pays. Cque jen pense?
— Oui, ce que vous en pensez.
— Rien… et bien des choses… Mais ça ne regarde personne.
— Pas même moi?» insista Rouletabille.
Laubergiste le regarda de côté, grogna, et dit:
«Pas même vous…»
Lomelette était prête; nous nous mîmes à table et nous mangions en silence, quand la porte dentrée fut poussée et une vieille femme, habillée de haillons, appuyée sur un bâton, la tête branlante, les cheveux blancs qui pendaient en mèches folles sur le front encrassé, se montra sur le seuil.
«Ah! vous vlà, la mère Agenoux! Y a longtemps quon ne vous a vue, fit notre hôte.
— Jai été bien malade, toute prête à mourir, dit la vieille. Si quelquefois vous aviez des restes pour la «Bête du Bon Dieu»…?
Et elle pénétra dans lauberge, suivie dun chat si énorme que je ne soupçonnais pas quil pût en exister de cette taille. La bête nous regarda et fit entendre un miaulement si désespéré que je me sentis frissonner. Je navais jamais entendu un cri aussi lugubre.
Comme sil avait été attiré par ce cri, un homme entra, derrière la vieille. Cétait «lhomme vert». Il nous salua dun geste de la main à sa casquette et sassit à la table voisine de la nôtre.
«Donnez-moi un verre de cidre, père Mathieu.»
Quand «lhomme vert» était entré, le père Mathieu avait eu un mouvement violent de tout son être vers le nouveau venu; mais, visiblement, il se dompta et répondit:
«Y a plus de cidre, jai donné les dernières bouteilles à ces messieurs.
— Alors donnez-moi un verre de vin blanc, fit «lhomme vert» sans marquer le moindre étonnement.
— Y a plus de vin blanc, y a plus rien!»
Le père Mathieu répéta, dune voix sourde:
«Y a plus rien!
— Comment va Mme Mathieu?»
Laubergiste, à cette question de «lhomme vert», serra les poings, se retourna vers lui, la figure si mauvaise que je crus quil allait frapper, et puis il dit:
«Elle va bien, merci.»
Ainsi, la jeune femme aux grands yeux doux que nous avions vue tout à lheure était lépouse de ce rustre répugnant et brutal, et dont tous les défauts physiques semblaient dominés par ce défaut moral: La jalousie.
Claquant la porte, laubergiste quitta la pièce. La mère Agenoux était toujours là debout, appuyée sur son bâton et le chat au bas de ses jupes.
«Lhomme vert» lui demanda:
«Vous avez été malade, mère Agenoux, quon ne vous a pas vue depuis bientôt huit jours?
— Oui, msieur lgarde. Je ne me suis levée que trois fois pour aller prier sainte Geneviève, notre bonne patronne, et lreste du temps, jai été étendue sur mon grabat. Il ny a eu pour me soigner que la «Bête du Bon Dieu!»
— Elle ne vous a pas quittée?
— Ni jour ni nuit.
— Vous en êtes sûre?
— Comme du paradis.
— Alors, comment ça se fait-il, mère Agenoux, quon nait entendu que le cri de la «Bête du BonDieu» toute la nuit du crime?»
La mère Agenoux alla se planter face au garde, et frappa le plancher de son bâton:
«Je nen sais rien de rien. Mais, voulez-vous que jvous dise? Il ny a pas deux bêtes au monde qui ont ce cri-là… Eh bien, moi aussi, la nuit du crime, jai entendu, au dehors, le cri de la «Bête du Bon Dieu»; et pourtant elle était sur mes genoux, msieur le garde, et elle na pas miaulé une seule fois, je vous le jure. Je msuis signée, quand jai entendu ça, comme si jentendais ldiable!»
Je regardais le garde pendant quil posait cette dernière question, et je me trompe fort si je nai pas surpris sur ses lèvres un mauvais sourire goguenard.
À ce moment, le bruit dune querelle aiguë parvint jusquà nous. Nous crûmes même percevoir des coups sourds, comme si lon battait, comme si lon assommait quelquun. «Lhomme vert» se leva et courut résolument à la porte, à côté de lâtre, mais celle-ci souvrit et laubergiste, apparaissant, dit au garde:
«Ne vous effrayez pas, msieur le garde; cest ma femme qua mal aux dents!»
Et il ricana.
«Tenez, mère Agenoux, vlà du mou pour votchat.»
Il tendit à la vieille un paquet; la vieille sen empara avidement et sortit, toujours suivie de son chat.
«Lhomme vert» demanda:
«Vous ne voulez rien me servir?»
Le père Mathieu ne retint plus lexpression de sa haine:
«Y a rien pour vous! Y a rien pour vous! Allez-vous-en! …»
«Lhomme vert», tranquillement, bourra sa pipe, lalluma, nous salua et sortit. Il nétait pas plutôt sur le seuil que Mathieu lui claquait la porte dans le dos et, se retournant vers nous, les yeux injectés de sang, la bouche écumante, nous sifflait, le poing tendu vers cette porte qui venait de se fermer sur lhomme quil détestait:
«Je ne sais pas qui vous êtes, vous qui venez me dire: «Maintenant va falloir manger du saignant.» Mais si ça vous intéresse: lassassin, le vlà!»
Aussitôt quil eût ainsi parlé, le père Mathieu nous quitta.
Rouletabille retourna vers lâtre, et dit:
«Maintenant, nous allons griller notre bifteck. Comment trouvez- vous le cidre? Un peu dur, comme je laime.»
Ce jour-là, nous ne revîmes plus Mathieu et un grand silence régnait dans lauberge quand nous la quittâmes, après avoir laissé cinq francs sur notre table, en paiement de notre festin.
Rouletabille me fit aussitôt faire près dune lieue autour de la propriété du professeur Stangerson. Il sarrêta dix minutes, au coin dun petit chemin tout noir de suie, auprès des cabanes de charbonniers qui se trouvent dans la partie de la forêt de Sainte- Geneviève, qui touche à la route allant dÉpinay à Corbeil, et me confia que lassassin avait certainement passé par là, «vu létat des chaussures grossières», avant de pénétrer dans la propriété et daller se cacher dans le bosquet.
«Vous ne croyez donc pas que le garde a été dans laffaire? interrompis-je.
— Nous verrons cela plus tard, me répondit-il. Pour le moment, ce que laubergiste a dit de cet homme ne moccupe pas. Il en a parlé avec sa haine. Ce nest pas pour l«homme vert» que je vous ai emmené déjeuner au «Donjon».
Ayant ainsi parlé, Rouletabille, avec de grandes précautions, se glissa — et je me glissai derrière lui — jusquà la bâtisse, qui, près de la grille, servait de logement aux concierges, arrêtés le matin même. Il sintroduisit, avec une acrobatie que jadmirai, dans la maisonnette, par une lucarne de derrière restée ouverte, et en ressortit dix minutes plus tard en disant ce mot qui signifiait, dans sa bouche, tant de choses: «Parbleu!»
Dans le moment que nous allions reprendre le chemin du château, il y eut un grand mouvement à la grille. Une voiture arrivait, et, du château, on venait au-devant delle. Rouletabille me montra un homme qui en descendait:
«Voici le chef de la Sûreté; nous allons voir ce que Frédéric
Larsan a dans le ventre, et sil est plus malin quun autre…»
Derrière la voiture du chef de la Sûreté, trois autres voitures suivaient, remplies de reporters qui voulurent, eux aussi, entrer dans le parc. Mais on mit à la grille deux gendarmes, avec défense de laisser passer. Le chef de la Sûreté calma leur impatience en prenant lengagement de donner, le soir même, à la presse, le plus de renseignements quil pourrait, sans gêner le cours de linstruction.
XI
Où Frédéric Larsan explique comment lassassin a pu sortir de la
Chambre Jaune.
Dans la masse de papiers, documents, mémoires, extraits de journaux, pièces de justice dont je dispose relativement au «Mystère de la Chambre Jaune», se trouve un morceau des plus intéressants. Cest la narration du fameux interrogatoire des intéressés qui eut lieu, cet après-midi-là, dans le laboratoire du professeur Stangerson, devant le chef de la Sûreté. Cette narration est due à la plume de M. Maleine, le greffier, qui, tout comme le juge dinstruction, faisait, à ses moments perdus, de la littérature. Ce morceau devait faire partie dun livre qui na jamais paru et qui devait sintituler: Mes interrogatoires. Il ma été donné par le greffier lui-même, quelque temps après le «dénouement inouï» de ce procès unique dans les fastes juridiques.
Le voici. Ce nest plus une sèche transcription de demandes et de réponses. Le greffier y relate souvent ses impressions personnelles.
La narration du greffier:
Depuis une heure, raconte le greffier, le juge dinstruction et moi, nous nous trouvions dans la «Chambre Jaune», avec lentrepreneur qui avait construit, sur les plans du professeur Stangerson, le pavillon. Lentrepreneur était venu avec un ouvrier. M. de Marquet avait fait nettoyer entièrement les murs, cest-à-dire quil avait fait enlever par louvrier tout le papier qui les décorait. Des coups de pioches et de pics, çà et là, nous avaient démontré linexistence dune ouverture quelconque. Le plancher et le plafond avaient été longuement sondés. Nous navions rien découvert. Il ny avait rien à découvrir. M. de Marquet paraissait enchanté et ne cessait de répéter:
«Quelle affaire! monsieur lentrepreneur, quelle affaire! Vous verrez que nous ne saurons jamais comment lassassin a pu sortir de cette chambre-là!»
Tout à coup, M. de Marquet, la figure rayonnante, parce quil ne comprenait pas, voulut bien se souvenir que son devoir était de chercher à comprendre, et il appela le brigadier de gendarmerie.
«Brigadier, fit-il, allez donc au château et priez M. Stangerson et M. Robert Darzac de venir me rejoindre dans le laboratoire, ainsi que le père Jacques, et faites-moi amener aussi, par vos hommes, les deux concierges.»
Cinq minutes plus tard, tout ce monde fut réuni dans le laboratoire. Le chef de la Sûreté, qui venait darriver au Glandier, nous rejoignit aussi dans ce moment. Jétais assis au bureau de M. Stangerson, prêt au travail, quand M. de Marquet nous tint ce petit discours, aussi original quinattendu:
«Si vous le voulez, messieurs, disait-il, puisque les interrogatoires ne donnent rien, nous allons abandonner, pour une fois, le vieux système des interrogatoires. Je ne vous ferai point venir devant moi à tour de rôle; non. Nous resterons tous ici: M. Stangerson, M. Robert Darzac, le père Jacques, les deux concierges, M. le chef de la Sûreté, M. le greffier et moi! Et nous serons là, tous, «au même titre»; les concierges voudront bien oublier un instant quils sont arrêtés. «Nous allons causer!» Je vous ai fait venir «pour causer». Nous sommes sur les lieux du crime; eh bien, de quoi causerions-nous si nous ne causions pas du crime? Parlons-en donc! Parlons-en! Avec abondance, avec intelligence, ou avec stupidité. Disons tout ce qui nous passera par la tête! Parlons sans méthode, puisque la méthode ne nous réussit point. Jadresse une fervente prière au dieu hasard, le hasard de nos conceptions! Commençons! …
Sur quoi, en passant devant moi, il me dit, à voix basse:
«Hein! croyez-vous, quelle scène! Auriez-vous imaginé ça, vous?
Jen ferai un petit acte pour le Vaudeville.»
Et il se frottait les mains avec jubilation.
Je portai les yeux sur M. Stangerson. Lespoir que devait faire naître en lui le dernier bulletin des médecins qui avaient déclaré que Mlle Stangerson pourrait survivre à ses blessures, navait pas effacé de ce noble visage les marques de la plus grande douleur.
Cet homme avait cru sa fille morte, et il en était encore tout ravagé. Ses yeux bleus si doux et si clairs étaient alors dune infinie tristesse. Javais eu loccasion, plusieurs fois, dans des cérémonies publiques, de voir M. Stangerson. Javais été, dès labord, frappé par son regard, si pur quil semblait celui dun enfant: regard de rêve, regard sublime et immatériel de linventeur ou du fou.
Dans ces cérémonies, derrière lui ou à ses côtés, on voyait toujours sa fille, car ils ne se quittaient jamais, disait-on, partageant les mêmes travaux depuis de longues années. Cette vierge, qui avait alors trente-cinq ans et qui en paraissait à peine trente, consacrée tout entière à la science, soulevait encore ladmiration par son impériale beauté, restée intacte, sans une ride, victorieuse du temps et de lamour. Qui meût dit alors que je me trouverais, un jour prochain, au chevet de son lit, avec mes paperasses, et que je la verrais, presque expirante, nous raconter, avec effort, le plus monstrueux et le plus mystérieux attentat que jai ouï de ma carrière? Qui meût dit que je me trouverais, comme cet après-midi-là, en face dun père désespéré cherchant en vain à sexpliquer comment lassassin de sa fille avait pu lui échapper? À quoi sert donc le travail silencieux, au fond de la retraite obscure des bois, sil ne vous garantit point de ces grandes catastrophes de la vie et de la mort, réservées dordinaire à ceux dentre les hommes qui fréquentent les passions de la ville?
«Voyons! monsieur Stangerson, fit M. de Marquet, avec un peu dimportance; placez-vous exactement à lendroit où vous étiez quand Mlle Stangerson vous a quitté pour entrer dans sa chambre.»
M. Stangerson se leva et, se plaçant à cinquante centimètres de la porte de la «Chambre Jaune», il dit dune voix sans accent, sans couleur, dune voix que je qualifierai de morte:
«Je me trouvais ici. Vers onze heures, après avoir procédé, sur les fourneaux du laboratoire, à une courte expérience de chimie, javais fait glisser mon bureau jusquici, car le père Jacques, qui passa la soirée à nettoyer quelques-uns de mes appareils, avait besoin de toute la place qui se trouvait derrière moi. Ma fille travaillait au même bureau que moi. Quand elle se leva, après mavoir embrassé et souhaité le bonsoir au père Jacques, elle dut, pour entrer dans sa chambre, se glisser assez difficilement entre mon bureau et la porte. Cest vous dire que jétais bien près du lieu où le crime allait se commettre.
— Et ce bureau? interrompis-je, obéissant, en me mêlant à cette «conversation», aux désirs exprimés par mon chef, … et ce bureau, aussitôt que vous eûtes, monsieur Stangerson, entendu crier: «À lassassin!» et queurent éclaté les coups de revolver… ce bureau, quest-il devenu?»
Le père Jacques répondit:
«Nous lavons rejeté contre le mur, ici, à peu près où il est en ce moment, pour pouvoir nous précipiter à laise sur la porte, msieur le greffier…»
Je suivis mon raisonnement, auquel, du reste, je nattachais quune importance de faible hypothèse:
«Le bureau était si près de la chambre quun homme, sortant, courbé, de la chambre et se glissant sous le bureau, aurait pu passer inaperçu?
— Vous oubliez toujours, interrompit M. Stangerson, avec lassitude, que ma fille avait fermé sa porte à clef et au verrou, que la porte est restée fermée, que nous sommes restés à lutter contre cette porte dès linstant où lassassinat commençait, que nous étions déjà sur la porte alors que la lutte de lassassin et de ma pauvre enfant continuait, que les bruits de cette lutte nous parvenaient encore et que nous entendions râler ma malheureuse fille sous létreinte des doigts dont son cou a conservé la marque sanglante. Si rapide quait été lattaque, nous avons été aussi rapides quelle et nous nous sommes trouvés immédiatement derrière cette porte qui nous séparait du drame.»
Je me levai et allai à la porte que jexaminai à nouveau avec le plus grand soin. Puis je me relevai et fis un geste de découragement.
«Imaginez, dis-je, que le panneau inférieur de cette porte ait pu être ouvert sans que la porte ait été dans la nécessité de souvrir, et le problème serait résolu! Mais, malheureusement, cette dernière hypothèse est inadmissible, après lexamen de la porte. Cest une solide et épaisse porte de chêne constituée de telle sorte quelle forme un bloc inséparable… Cest très visible, malgré les dégâts qui ont été causés par ceux qui lont enfoncée…
— Oh! fit le père Jacques… cest une vieille et solide porte du château quon a transportée ici… une porte comme on nen fait plus maintenant. Il nous a fallu cette barre de fer pour en avoir raison, à quatre… car la concierge sy était mise aussi, comme une brave femme quelle est, msieur ljuge! Cest tout de même malheureux de les voir en prison, à ctheure!»
Le père Jacques neut pas plutôt prononcé cette phrase de pitié et de protestation que les pleurs et les jérémiades des deux concierges recommencèrent. Je nai jamais vu de prévenus aussi larmoyants. Jen étais profondément dégoûté[1]. Même en admettant leur innocence, je ne comprenais pas que deux êtres pussent à ce point manquer de caractère devant le malheur. Une nette attitude, dans de pareils moments, vaut mieux que toutes les larmes et que tous les désespoirs, lesquels, le plus souvent, sont feints et hypocrites.
«Eh! sécria M. de Marquet, encore une fois, assez de piailler comme ça! et dites-nous, dans votre intérêt, ce que vous faisiez, à lheure où lon assassinait votre maîtresse, sous les fenêtres du pavillon! Car vous étiez tout près du pavillon quand le père Jacques vous a rencontrés…
— Nous venions au secours!» gémirent-ils.
Et la femme, entre deux hoquets, glapit:
«Ah! si nous le tenions, lassassin, nous lui ferions passer le goût du pain! …»
Et nous ne pûmes, une fois de plus, leur tirer deux phrases sensées de suite. Ils continuèrent de nier avec acharnement, dattester le bon Dieu et tous les saints quils étaient dans leur lit quand ils avaient entendu un coup de revolver.
«Ce nest pas un, mais deux coups qui ont été tirés. Vous voyez bien que vous mentez. Si vous avez entendu lun, vous devez avoir entendu lautre!
— Mon Dieu! msieur le juge, nous navons entendu que le second.
Nous dormions encore bien sûr quand on a tiré le premier…
— Pour ça, on en a tiré deux! fit le père Jacques. Je suis sûr, moi, que toutes les cartouches de mon revolver étaient intactes; nous avons retrouvé deux cartouches brûlées, deux balles, et nous avons entendu deux coups de revolver, derrière la porte. Nest-ce pas, monsieur Stangerson?
— Oui, fit le professeur, deux coups de revolver, un coup sourd dabord, puis un coup éclatant.
— Pourquoi continuez-vous à mentir? sécria M. de Marquet, se retournant vers les concierges. Croyez-vous la police aussi bête que vous! Tout prouve que vous étiez dehors, près du pavillon, au moment du drame. Quy faisiez-vous? Vous ne voulez pas le dire? Votre silence atteste votre complicité! Et, quant à moi, fit-il, en se tournant vers M. Stangerson… quant à moi, je ne puis mexpliquer la fuite de lassassin que par laide apportée par ces deux complices. Aussitôt que la porte a été défoncée, pendant que vous, monsieur Stangerson, vous vous occupiez de votre malheureuse enfant, le concierge et sa femme facilitaient la fuite du misérable qui se glissait derrière eux, parvenait jusquà la fenêtre du vestibule et sautait dans le parc. Le concierge refermait la fenêtre et les volets derrière lui. Car, enfin, ces volets ne se sont pas fermés tout seuls! Voilà ce que jai trouvé… Si quelquun a imaginé autre chose, quil le dise! …
M. Stangerson intervint:
«Cest impossible! Je ne crois pas à la culpabilité ni à la complicité de mes concierges, bien que je ne comprenne pas ce quils faisaient dans le parc à cette heure avancée de la nuit. Je dis: cest impossible! parce que la concierge tenait la lampe et na pas bougé du seuil de la chambre; parce que, moi, sitôt la porte défoncée, je me mis à genoux près du corps de mon enfant, et quil était impossible que lon sortît ou que lon entrât de cette chambre par cette porte sans enjamber le corps de ma fille et sans me bousculer, moi! Cest impossible, parce que le père Jacques et le concierge nont eu quà jeter un regard dans cette chambre et sous le lit, comme je lai fait en entrant, pour voir quil ny avait plus personne, dans la chambre, que ma fille à lagonie.
— Que pensez-vous, vous, monsieur Darzac, qui navez encore rien dit?» demanda le juge.
M. Darzac répondit quil ne pensait rien.
«Et vous, monsieur le chef de la Sûreté?»
M. Dax, le chef de la Sûreté, avait jusqualors uniquement écouté et examiné les lieux. Il daigna enfin desserrer les dents:
«Il faudrait, en attendant que lon trouve le criminel, découvrir le mobile du crime. Cela nous avancerait un peu, fit-il.
— Monsieur le chef de la Sûreté, le crime apparaît bassement passionnel, répliqua M. de Marquet. Les traces laissées par lassassin, le mouchoir grossier et le béret ignoble nous portent à croire que lassassin nappartenait point à une classe de la société très élevée. Les concierges pourraient peut-être nous renseigner là dessus…»
Le chef de la Sûreté continua, se tournant vers M. Stangerson et sur ce ton froid qui est la marque, selon moi, des solides intelligences et des caractères fortement trempés.
«Mlle Stangerson ne devait-elle pas prochainement se marier?»
Le professeur regarda douloureusement M. Robert Darzac.
«Avec mon ami que jeusse été heureux dappeler mon fils… avec
M. Robert Darzac…
— Mlle Stangerson va beaucoup mieux et se remettra rapidement de ses blessures. Cest un mariage simplement retardé, nest-ce pas, monsieur? insista le chef de la Sûreté.
— Je lespère.
— Comment! Vous nen êtes pas sûr?»
M. Stangerson se tut. M. Robert Darzac parut agité, ce que je vis à un tremblement de sa main sur sa chaîne de montre, car rien ne méchappe. M. Dax toussotta comme faisait M. de Marquet quand il était embarrassé.
«Vous comprendrez, monsieur Stangerson, dit-il, que, dans une affaire aussi embrouillée, nous ne pouvons rien négliger; que nous devons tout savoir, même la plus petite, la plus futile chose se rapportant à la victime… le renseignement, en apparence, le plus insignifiant… Quest-ce donc qui vous a fait croire que, dans la quasi-certitude, où nous sommes maintenant, que Mlle Stangerson vivra, ce mariage pourra ne pas avoir lieu? Vous avez dit: «jespère.» Cette espérance mapparaît comme un doute. Pourquoi doutez-vous?»
M. Stangerson fit un visible effort sur lui-même:
«Oui, monsieur, finit-il par dire. Vous avez raison. Il vaut mieux que vous sachiez une chose qui semblerait avoir de limportance si je vous la cachais. M. Robert Darzac sera, du reste, de mon avis.»
M. Darzac, dont la pâleur, à ce moment, me parut tout à fait anormale, fit signe quil était de lavis du professeur. Pour moi, si M. Darzac ne répondait que par signe, cest quil était incapable de prononcer un mot.
«Sachez donc, monsieur le chef de la Sûreté, continua M. Stangerson, que ma fille avait juré de ne jamais me quitter et tenait son serment malgré toutes mes prières, car jessayai plusieurs fois de la décider au mariage, comme cétait mon devoir. Nous connûmes M. Robert Darzac de longues années. M. Robert Darzac aime ma fille. Je pus croire, un moment, quil en était aimé, puisque jeus la joie récente dapprendre de la bouche même de ma fille quelle consentait enfin à un mariage que jappelais de tous mes voeux. Je suis dun grand âge, monsieur, et ce fut une heure bénie que celle où je connus enfin quaprès moi Mlle Stangerson aurait à ses côtés, pour laimer et continuer nos travaux communs, un être que jaime et que jestime pour son grand coeur et pour sa science. Or, monsieur le chef de la Sûreté, deux jours avant le crime, par je ne sais quel retour de sa volonté, ma fille ma déclaré quelle népouserait pas M. Robert Darzac.»
Il y eut ici un silence pesant. La minute était grave. M Dax reprit:
«Et Mlle Stangerson ne vous a donné aucune explication, ne vous a point dit pour quel motif? …
— Elle ma dit quelle était trop vieille maintenant pour se marier… quelle avait attendu trop longtemps… quelle avait bien réfléchi… quelle estimait et même quelle aimait M. Robert Darzac… mais quil valait mieux que les choses en restassent là… que lon continuerait le passé… quelle serait heureuse même de voir les liens de pure amitié qui nous attachaient à M. Robert Darzac nous unir dune façon encore plus étroite, mais quil fût bien entendu quon ne lui parlerait jamais plus de mariage.
— Voilà qui est étrange! murmura M Dax.
— Étrange»,répéta M. de Marquet.
M. Stangerson, avec un pâle et glacé sourire, dit:
«Ce nest point de ce côté, monsieur, que vous trouverez le mobile du crime.»
M Dax:
«En tout cas, fit-il dune voix impatiente, le mobile nest pas le vol!
— Oh! nous en sommes sûrs!», sécria le juge dinstruction.
À ce moment la porte du laboratoire souvrit et le brigadier de gendarmerie apporta une carte au juge dinstruction. M. de Marquet lut et poussa une sourde exclamation;puis:
«Ah! voilà qui est trop fort!
— Quest-ce? demanda le chef de la Sûreté.
— La carte dun petit reporter de LÉpoque, M. Joseph Rouletabille, et ces mots: «Lun des mobiles du crime a été le vol!»
Le chef de la Sûreté sourit:
«Ah! Ah! le jeune Rouletabille… jen ai déjà entendu parler… il passe pour ingénieux… Faites-le donc entrer, monsieur le juge dinstruction.»
Et lon fit entrer M. Joseph Rouletabille. Javais fait sa connaissance dans le train qui nous avait amenés, ce matin-là, à Épinay-sur-Orge. Il sétait introduit, presque malgré moi, dans notre compartiment et jaime mieux dire tout de suite que ses manières et sa désinvolture, et la prétention quil semblait avoir de comprendre quelque chose dans une affaire où la justice ne comprenait rien, me lavaient fait prendre en grippe. Je naime point les journalistes. Ce sont des esprits brouillons et entreprenants quil faut fuir comme la peste. Cette sorte de gens se croit tout permis et ne respecte rien. Quand on a eu le malheur de leur accorder quoi que ce soit et de se laisser approcher par eux, on est tout de suite débordé et il nest point dennuis que lon ne doive redouter. Celui-ci paraissait une vingtaine dannées à peine, et le toupet avec lequel il avait osé nous interroger et discuter avec nous me lavait rendu particulièrement odieux. Du reste, il avait une façon de sexprimer qui attestait quil se moquait outrageusement de nous. Je sais bien que le journal LÉpoque est un organe influent avec lequel il faut savoir «composer», mais encore ce journal ferait bien de ne point prendre ses rédacteurs à la mamelle.
M. Joseph Rouletabille entra donc dans le laboratoire, nous salua et attendit que M. de Marquet lui demandât de sexpliquer.
«Vous prétendez, monsieur, dit celui-ci, que vous connaissez le mobile du crime, et que ce mobile, contre toute évidence, serait le vol?
— Non, monsieur le juge dinstruction, je nai point prétendu cela. Je ne dis pas que le mobile du crime a été le vol et je ne le crois pas.
— Alors, que signifie cette carte?
— Elle signifie que lun des mobiles du crime a été le vol.
Quest-ce qui vous a renseigné?
— Ceci! si vous voulez bien maccompagner.»
Et le jeune homme nous pria de le suivre dans le vestibule, ce que nous fîmes. Là, il se dirigea du côté du lavatory et pria M. le juge dinstruction de se mettre à genoux à côté de lui. Ce lavatory recevait du jour par sa porte vitrée et, quand la porte était ouverte, la lumière qui y pénétrait était suffisante pour léclairer parfaitement. M. de Marquet et M Joseph Rouletabille sagenouillèrent sur le seuil. Le jeune homme montrait un endroit de la dalle.
«Les dalles du lavatory nont point été lavées par le père Jacques, fit-il, depuis un certain temps; cela se voit à la couche de poussière qui les recouvre. Or, voyez, à cet endroit, la marque de deux larges semelles et de cette cendre noire qui accompagne partout les pas de lassassin. Cette cendre nest point autre chose que la poussière de charbon qui couvre le sentier que lon doit traverser pour venir directement, à travers la forêt, dÉpinay au Glandier. Vous savez quà cet endroit il y a un petit hameau de charbonniers et quon y fabrique du charbon de bois en grande quantité. Voilà ce qua dû faire lassassin: il a pénétré ici laprès-midi quand il ny eut plus personne au pavillon, et il a perpétré son vol.
— Mais quel vol? Où voyez-vous le vol? Qui vous prouve le vol? nous écriâmes nous tous en même temps.
— Ce qui ma mis sur la trace du vol, continua le journaliste…
— Cest ceci! interrompit M. de Marquet, toujours à genoux.
— Évidemment», fit M. Rouletabille.
Et M. de Marquet expliqua quil y avait, en effet, sur la poussière des dalles, à côté de la trace des deux semelles, lempreinte fraîche dun lourd paquet rectangulaire, et quil était facile de distinguer la marque des ficelles qui lenserraient…
«Mais vous êtes donc venu ici, monsieur Rouletabille; javais pourtant ordonné au père Jacques de ne laisser entrer personne; il avait la garde du pavillon.
— Ne grondez pas le père Jacques, je suis venu ici avec M. Robert
Darzac.
— Ah! vraiment…» sexclama M. de Marquet mécontent, et jetant un regard de côté à M. Darzac, lequel restait toujours silencieux.
«Quand jai vu la trace du paquet à côté de lempreinte des semelles, je nai plus douté du vol, reprit M. Rouletabille. Le voleur nétait pas venu avec un paquet… Il avait fait, ici, ce paquet, avec les objets volés sans doute, et il lavait déposé dans ce coin, dans le dessein de ly reprendre au moment de sa fuite; il avait déposé aussi, à côté de son paquet, ses lourdes chaussures; car, regardez, aucune trace de pas ne conduit à ces chaussures, et les semelles sont à côté lune de lautre, _comme des semelles au repos et vides de leurs pieds. _Ainsi comprendrait-on que lassassin, quand il senfuit de la «Chambre Jaune», na laissé aucune trace de ses pas dans le laboratoire ni dans le vestibule. Après avoir pénétré avec ses chaussures dans la «Chambre Jaune», il les y a défaites, sans doute parce quelles le gênaient ou parce quil voulait faire le moins de bruit possible. La marque de son passage aller à travers le vestibule et le laboratoire a été effacée par le lavage subséquent du père Jacques, ce qui nous mène à faire entrer lassassin dans le pavillon par la fenêtre ouverte du vestibule lors de la première absence du père Jacques, avant le lavage qui a eu lieu à cinq heure et demie!
«Lassassin, après quil eut défait ses chaussures, qui, certainement le gênaient, les a portées à la main dans le lavatory et les y a déposées du seuil, car, sur la poussière du lavatory, il ny a pas trace de pieds nus ou enfermés dans des chaussettes, ou encore dans dautres chaussures. Il a donc déposé ses chaussures à côté de son paquet. Le vol était déjà, à ce moment, accompli. Puis lhomme retourne à la «Chambre Jaune» et sy glisse alors sous le lit où la trace de son corps est parfaitement visible sur le plancher et même sur la natte qui a été, à cet endroit, légèrement roulée et très froissée. Des brins de paille même, fraîchement arrachés, témoignent également du passage de lassassin sous le lit…
— Oui, oui, cela nous le savons… dit M. de Marquet.
— Ce retour sous le lit prouve que le vol, continua cet étonnant gamin de journaliste, nétait point le seul mobile de la venue de lhomme. Ne me dites point quil sy serait aussitôt réfugié en apercevant, par la fenêtre du vestibule, soit le père Jacques, soit M. et Mlle Stangerson sapprêtant à rentrer dans le pavillon. Il était beaucoup plus facile pour lui de grimper au grenier, et, caché, dattendre une occasion de se sauver, si son dessein navait été que de fuir. Non! Non! Il fallait que lassassin fût dans la «Chambre Jaune»…
Ici, le chef de la Sûreté intervint:
«Ça nest pas mal du tout, cela, jeune homme! mes félicitations… et si nous ne savons pas encore comment lassassin est parti, nous suivons déjà, pas à pas, son entrée ici, et nous voyons ce quil y a fait: il a volé. Mais qua-t-il donc volé?
— Des choses extrêmement précieuses», répondit le reporter.
À ce moment, nous entendîmes un cri qui partait du laboratoire. Nous nous y précipitâmes, et nous y trouvâmes M. Stangerson qui, les yeux hagards, les membres agités, nous montrait une sorte de meuble-bibliothèque quil venait douvrir et qui nous apparut vide.
Au même instant, il se laissa aller dans le grand fauteuil qui était poussé devant le bureau et gémit:
«Encore une fois, je suis volé…»
Et puis une larme, une lourde larme, coula sur sa joue:
«Surtout, dit-il, quon ne dise pas un mot de ceci à ma fille…
Elle serait encore plus peinée que moi…»
Il poussa un profond soupir, et, sur le ton dune douleur que je noublierai jamais:
«Quimporte, après tout… pourvu quelle vive! …
— Elle vivra! dit, dune voix étrangement touchante, Robert
Darzac.
— Et nous vous retrouverons les objets volés, fit M Dax. Mais quy avait-il dans ce meuble?
— Vingt ans de ma vie, répondit sourdement lillustre professeur, ou plutôt de notre vie, à ma fille et à moi. Oui, nos plus précieux documents, les relations les plus secrètes sur nos expériences et sur nos travaux, depuis vingt ans, étaient enfermés là. Cétait une véritable sélection parmi tant de documents dont cette pièce est pleine. Cest une perte irréparable pour nous, et, jose dire, pour la science. Toutes les étapes par lesquelles jai dû passer pour arriver à la preuve décisive de lanéantissement de la matière, avaient été, par nous, soigneusement énoncées, étiquetées, annotées, illustrées de photographies et de dessins. Tout cela était rangé là. Le plan de trois nouveaux appareils, lun pour étudier la déperdition, sous linfluence de la lumière ultra-violette, des corps préalablement électrisés; lautre qui devait rendre visible la déperdition électrique sous laction des particules de matière dissociée contenue dans les gaz des flammes; un troisième, très ingénieux, nouvel électroscope condensateur différentiel; tout le recueil de nos courbes traduisant les propriétés fondamentales de la substance intermédiaire entre la matière pondérable et léther impondérable; vingt ans dexpériences sur la chimie intra-atomique et sur les équilibres ignorés de la matière; un manuscrit que je voulais faire paraître sous ce titre: Les Métaux qui souffrent. Est-ce que je sais?est-ce que je sais? Lhomme qui est venu là maura tout pris… Ma fille et mon oeuvre… mon coeur et mon âme…
Et le grand Stangerson se prit à pleurer comme un enfant.
Nous lentourions en silence, émus par cette immense détresse. M. Robert Darzac, accoudé au fauteuil où le professeur était écroulé, essayait en vain de dissimuler ses larmes, ce qui faillit un instant me le rendre sympathique, malgré linstinctive répulsion que son attitude bizarre et son émoi souvent inexpliqué mavaient inspirée pour son énigmatique personnage.
M Joseph Rouletabille, seul, comme si son précieux temps et sa mission sur la terre ne lui permettaient point de sappesantir sur la misère humaine, sétait rapproché, fort calme, du meuble vide et, le montrant au chef de la Sûreté, rompait bientôt le religieux silence dont nous honorions le désespoir du grand Stangerson. Il nous donna quelques explications, dont nous navions que faire, sur la façon dont il avait été amené à croire à un vol, par la découverte simultanée quil avait faite des traces dont jai parlé plus haut dans le lavatory, et de la vacuité de ce meuble précieux dans le laboratoire. Il navait fait, nous disait-il, que passer dans le laboratoire; mais la première chose qui lavait frappé avait été la forme étrange du meuble, sa solidité, sa construction en fer qui le mettait à labri dun accident par la flamme, et le fait quun meuble comme celui-ci, destiné à conserver des objets auxquels on devait tenir par-dessus tout, avait, sur sa porte de fer, «sa clef». «On na point dordinaire un coffre-fort pour le laisser ouvert…» Enfin, cette petite clef, à tête de cuivre, des plus compliquées, avait attiré, paraît-il, lattention de M. Joseph Rouletabille, alors quelle avait endormi la nôtre. Pour nous autres, qui ne sommes point des enfants, la présence dune clef sur un meuble éveille plutôt une idée de sécurité, mais pour M. Joseph Rouletabille, qui est évidemment un génie —comme dit José Dupuy dans Les cinq cents millions de Gladiator. «Quel génie! Quel dentiste!» — la présence dune clef sur une serrure éveille lidée du vol. Nous en sûmes bientôt la raison.
Mais, auparavant que de vous la faire connaître, je dois rapporter que M. de Marquet me parut fort perplexe, ne sachant sil devait se réjouir du pas nouveau que le petit reporter avait fait faire à linstruction ou sil devait se désoler de ce que ce pas neût pas été fait par lui. Notre profession comporte de ces déboires, mais nous navons point le droit dêtre pusillanime et nous devons fouler aux pieds notre amour-propre quand il sagit du bien général. Aussi M. de Marquet triompha-t-il de lui-même et trouva- t-il bon de mêler enfin ses compliments à ceux de M Dax, qui, lui, ne les ménageait pas à M. Rouletabille. Le gamin haussa les épaules, disant: «il ny a pas de quoi!» Je lui aurais flanqué une gifle avec satisfaction, surtout dans le moment quil ajouta:
«Vous feriez bien, monsieur, de demander à M. Stangerson qui avait la garde ordinaire de cette clef?
— Ma fille, répondit M. Stangerson. Et cette clef ne la quittait jamais.
— Ah! mais voilà qui change laspect des choses et qui ne correspond plus avec la conception de M. Rouletabille, sécria M. de Marquet. Si cette clef ne quittait jamais Mlle Stangerson, lassassin aurait donc attendu Mlle Stangerson cette nuit-là, dans sa chambre, pour lui voler cette clef, et le vol naurait eu lieu qu_après lassassinat!_ Mais, après lassassinat, il y avait quatre personnes dans le laboratoire! … Décidément, je ny comprends plus rien! …»
Et M. de Marquet répéta, avec une rage désespérée, qui devait être pour lui le comble de livresse, car je ne sais si jai déjà dit quil nétait jamais aussi heureux que lorsquil ne comprenait pas:
«… plus rien!
— Le vol, répliqua le reporter, ne peut avoir eu lieu qu_avant_ lassassinat. Cest indubitable pour la raison que vous croyez et pour dautres raisons que je crois. Et, quand lassassin a pénétré dans le pavillon, il était déjà en possession de la clef à tête de cuivre.
— Ça nest pas possible! fit doucement M. Stangerson.
— Cest si bien possible, monsieur, quen voici la preuve.»
Ce diable de petit bonhomme sortit alors de sa poche un numéro de LÉpoque daté du 21 octobre (je rappelle que le crime a eu lieu dans la nuit du 24 au 25), et, nous montrant une annonce, lut:
«— Il a été perdu hier un réticule de satin noir dans les grands magasins de la Louve. Ce réticule contenait divers objets dont une petite clef à tête de cuivre. Il sera donné une forte récompense à la personne qui laura trouvée. Cette personne devra écrire, poste restante, au bureau 40, à cette adresse: M.A. T.H.S.N.» Ces lettres ne désignent-elles point, continua le reporter, Mlle Stangerson? Cette clef à tête de cuivre nest-elle point cette clef-ci? … Je lis toujours les annonces. Dans mon métier, comme dans le vôtre, monsieur le juge dinstruction, il faut toujours lire les petites annonces personnelles… Ce quon y découvre dintrigues! … et de clefs dintrigues! Qui ne sont pas toujours à tête de cuivre, et qui nen sont pas moins intéressantes. Cette annonce, particulièrement, par la sorte de mystère dont la femme qui avait perdu une clef, objet peu compromettant, sentourait, mavait frappé. Comme elle tenait à cette clef! Comme elle promettait une forte récompense! Et je songeai à ces six lettres: M.A.T.H.S.N. Les quatre premières mindiquaient tout de suite un prénom.«Évidemment, faisais-je, «Math, Mathilde …» la personne qui a perdu la clef à tête de cuivre, dans un réticule, sappelle Mathilde! …» Mais je ne pus rien faire des deux dernières lettres. Aussi, rejetant le journal, je moccupai dautre chose… Lorsque, quatre jours plus tard, les journaux du soir parurent avec dénormes manchettes annonçant lassassinat de Mlle MATHILDE STANGERSON, ce nom de Mathilde me rappela, sans que je fisse aucun effort pour cela, machinalement, les lettres de lannonce. Intrigué un peu, je demandai le numéro de ce jour-là à ladministration. Javais oublié les deux dernières lettres: S N. Quand je les revis, je ne pus retenir un cri«Stangerson! …» Je sautai dans un fiacre et me précipitai au bureau 40. Je demandai: «Avez-vous une lettre avec cette adresse: M.A.T.H.S.N!» Lemployé me répondit: «Non!» Et comme jinsistais, le priant, le suppliant de chercher encore, il me dit: «Ah! çà, monsieur, cest une plaisanterie! … Oui, jai eu une lettre aux initiales M.A.T.H.S.N.; mais je lai donnée, il y a trois jours, à une dame qui me la réclamée. Vous venez aujourdhui me réclamer cette lettre à votre tour. Or, avant-hier, un monsieur, avec la même insistance désobligeante, me la demandait encore! … Jen ai assez de cette fumisterie…» Je voulus questionner lemployé sur les deux personnages qui avaient déjà réclamé la lettre, mais, soit quil voulût se retrancher derrière le secret professionnel - - il estimait, sans doute, à part lui, en avoir déjà trop dit — soit quil fût vraiment excédé dune plaisanterie possible, il ne me répondit plus…»
Rouletabille se tut. Nous nous taisions tous. Chacun tirait les conclusions quil pouvait de cette bizarre histoire de lettre poste restante. De fait, il semblait maintenant quon tenait un fil solide par lequel on allait pouvoir suivre cette affaire «insaisissable».
M. Stangerson dit:
«Il est donc à peu près certain que ma fille aura perdu cette clef, quelle na point voulu men parler pour méviter toute inquiétude et quelle aura prié celui ou celle qui aurait pu lavoir trouvée décrire poste restante. Elle craignait évidemment que, donnant notre adresse, ce fait occasionnât des démarches qui mauraient appris la perte de la clef. Cest très logique et très naturel. Car jai déjà été volé, monsieur!
— Où cela? Et quand? demanda le directeur de la Sûreté.
— Oh! Il y a de nombreuses années, en Amérique, à Philadelphie. On ma volé dans mon laboratoire le secret de deux inventions qui eussent pu faire la fortune dun peuple… Non seulement je nai jamais su qui était le voleur, mais je nai jamais entendu parler de lobjet du «vol» sans doute parce que, pour déjouer les calculs de celui qui mavait ainsi pillé, jai lancé moi-même dans le domaine public ces deux inventions, rendant inutile le larcin. Cest depuis cette époque que je suis très soupçonneux, que je menferme hermétiquement quand je travaille. Tous les barreaux de ces fenêtres, lisolement de ce pavillon, ce meuble que jai fait construire moi-même, cette serrure spéciale, cette clef unique, tout cela est le résultat de mes craintes inspirées par une triste expérience.»
M. Dax déclara: «Très intéressant!» et M. Joseph Rouletabille demanda des nouvelles du réticule. Ni M. Stangerson, ni le père Jacques navaient, depuis quelques jours, vu le réticule de Mlle Stangerson. Nous devions apprendre, quelques heures plus tard, de la bouche même de Mlle Stangerson, que ce réticule lui avait été volé ou quelle lavait perdu, et que les choses sétaient passées de la sorte que nous les avaient expliquées son père; quelle était allée, le 23 octobre, au bureau de poste 40, et quon lui avait remis une lettre qui nétait, affirma-t-elle, que celle dun mauvais plaisant. Elle lavait immédiatement brûlée.
Pour en revenir à notre interrogatoire, ou plutôt à notre «conversation», je dois signaler que le chef de la Sûreté, ayant demandé à M. Stangerson dans quelles conditions sa fille était allée à Paris le 20 octobre, jour de la perte du réticule, nous apprîmes ainsi quelle sétait rendue dans la capitale, «accompagnée de M. Robert Darzac, que lon navait pas revu au château depuis cet instant jusquau lendemain du crime». Le fait que M. Robert Darzac était aux côtés de Mlle Stangerson, dans les grands magasins de la Louve quand le réticule avait disparu, ne pouvait passer inaperçu et retint, il faut le dire, assez fortement notre attention.
Cette conversation entre magistrats, prévenus, victime, témoins et journaliste allait prendre fin quand se produisit un véritable coup de théâtre; ce qui nest jamais pour déplaire à M. de Marquet. Le brigadier de gendarmerie vint nous annoncer que Frédéric Larsan demandait à être introduit, ce qui lui fut immédiatement accordé. Il tenait à la main une grossière paire de chaussures vaseuses quil jeta dans le laboratoire.
«Voilà, dit-il, les souliers que chaussait lassassin! Les reconnaissez-vous, père Jacques?
Le père Jacques se pencha sur ce cuir infect et, tout stupéfait, reconnut de vieilles chaussures à lui quil avait jetées il y avait déjà un certain temps au rebut, dans un coin du grenier; il était tellement troublé quil dut se moucher pour dissimuler son émotion.
Alors, montrant le mouchoir dont se servait le père Jacques,
Frédéric Larsan dit:
«Voilà un mouchoir qui ressemble étonnamment à celui quon a trouvé dans la «Chambre Jaune».
— Ah! je lsais ben, fit le père Jacques en tremblant; ils sont quasiment pareils.
— Enfin, continua Frédéric Larsan, le vieux béret basque trouvé également dans la «Chambre Jaune» aurait pu autrefois coiffer le chef du père Jacques. Tout ceci, monsieur le chef de la Sûreté et monsieur le juge dinstruction, prouve, selon moi — remettez- vous, bonhomme! fit-il au père Jacques qui défaillait —tout ceci prouve, selon moi, que lassassin a voulu déguiser sa véritable personnalité. Il la fait dune façon assez grossière ou du moins qui nous apparaît telle_, parce que nous sommes sûrs que lassassin nest pas le père Jacques, qui na pas quitté M. Stangerson_. Mais imaginez que M. Stangerson, ce soir-là, nait pas prolongé sa veille; quaprès avoir quitté sa fille il ait regagné le château; que Mlle Stangerson ait été assassinée alors quil ny avait plus personne dans le laboratoire et que le père Jacques dormait dans son grenier: il naurait fait de doute pour personne que le père Jacques était lassassin! Celui-ci ne doit son salut quà ce que le drame a éclaté trop tôt, lassassin ayant cru, sans doute, à cause du silence qui régnait à côté, que le laboratoire était vide et que le moment dagir était venu. Lhomme qui a pu sintroduire si mystérieusement ici et prendre de telles précautions contre le père Jacques était, à nen pas douter, un familier de la maison. À quelle heure exactement sest-il introduit ici? Dans laprès-midi? Dans la soirée? Je ne saurais dire… Un être aussi familier des choses et des gens de ce pavillon a dû pénétrer dans la «Chambre Jaune», à son heure.
— Il na pu cependant y entrer quand il y avait du monde dans le laboratoire? sécria M. de Marquet.
— Quen savons-nous, je vous prie! répliqua Larsan… Il y a eu le dîner dans le laboratoire, le va-et-vient du service… il y a eu une expérience de chimie qui a pu tenir, entre dix et onze heures, M. Stangerson, sa fille et le père Jacques autour des fourneaux… dans ce coin de la haute cheminée… Qui me dit que lassassin… un familier! un familier! … na pas profité de ce moment pour se glisser dans la «Chambre Jaune», après avoir, dans le lavatory, retiré ses souliers?
— Cest bien improbable! fit M. Stangerson.
— Sans doute, mais ce nest pas impossible… Aussi je naffirme rien. Quant à sa sortie, cest autre chose! Comment a-t-il pu senfuir? Le plus naturellement du monde!»
Un instant, Frédéric Larsan se tut. Cet instant nous parut bien long. Nous attendions quil parlât avec une fièvre bien compréhensible.
«Je ne suis pas entré dans la «Chambre Jaune», reprit Frédéric Larsan, mais jimagine que vous avez acquis la preuve quon ne pouvait en sortir que par la porte. Cest par la porte que lassassin est sorti. Or, puisquil est impossible quil en soit autrement, cest que cela est! Il a commis le crime et il est sorti par la porte! À quel moment! Au moment où cela lui a été le plus facile, au moment où cela devient le plus explicable, tellement explicable quil ne saurait y avoir dautre explication. Examinons donc les «moments»qui ont suivi le crime. Il y a le premier moment, pendant lequel se trouvent, devant la porte, prêts à lui barrer le chemin, M. Stangerson et le père Jacques. Il y a le second moment, pendant lequel, le père Jacques étant un instant absent, M. Stangerson se trouve tout seul devant la porte. Il y a le troisième moment, pendant lequel M. Stangerson est rejoint par le concierge. Il y a le quatrième moment, pendant lequel se trouvent devant la porte M. Stangerson, le concierge, sa femme et le père Jacques. Il y a le cinquième moment, pendant lequel la porte est défoncée et la «Chambre Jaune» envahie. Le moment où la fuite est le plus explicable est le moment même où il y a le moins de personnes devant la porte. Il y a un moment où il ny en a plus quune: cest celui où M. Stangerson reste seul devant la porte. À moins dadmettre la complicité de silence du père Jacques, et je ny crois pas, car le père Jacques ne serait pas sorti du pavillon pour aller examiner la fenêtre de la «Chambre Jaune», sil avait vu souvrir la porte et sortir lassassin. La porte ne sest donc ouverte que devant M. Stangerson seul, et lhomme est sorti. Ici, nous devons admettre que M. Stangerson avait de puissantes raisons pour ne pas arrêter ou pour ne pas faire arrêter lassassin, puisquil la laissé gagner la fenêtre du vestibule et quil a refermé cette fenêtre derrière lui! … Ceci fait, comme le père Jacques allait rentrer et quil fallait quil retrouvât les choses en létat, Mlle Stangerson, horriblement blessée, a trouvé encore la force, sans doute sur les objurgations de son père, de refermer à nouveau la porte de la «Chambre Jaune» à clef et au verrou avant de sécrouler, mourante, sur le plancher… Nous ne savons qui a commis le crime; nous ne savons de quel misérable M. et Mlle Stangerson sont les victimes; mais il ny a point de doute quils le savent, eux! Ce secret doit être terrible pour que le père nait pas hésité à laisser sa fille agonisante derrière cette porte quelle refermait sur elle, terrible pour quil ait laissé échapper lassassin… Mais il ny a point dautre façon au monde dexpliquer la fuite de lassassin de la «Chambre Jaune!»
Le silence qui suivit cette explication dramatique et lumineuse avait quelque chose daffreux. Nous souffrions tous pour lillustre professeur, acculé ainsi par limpitoyable logique de Frédéric Larsan à nous avouer la vérité de son martyre ou à se taire, aveu plus terrible encore. Nous le vîmes se lever, cet homme, véritable statue de la douleur, et étendre la main dun geste si solennel que nous en courbâmes la tête comme à laspect dune chose sacrée. Il prononça alors ces paroles dune voix éclatante qui sembla épuiser toutes ses forces:
«Je jure, sur la tête de ma fille à lagonie, que je nai point quitté cette porte, de linstant où jai entendu lappel désespéré de mon enfant, que cette porte ne sest point ouverte pendant que jétais seul dans mon laboratoire, et quenfin, quand nous pénétrâmes dans la «Chambre Jaune», mes trois domestiques et moi, lassassin ny était plus! Je jure que je ne connais pas lassassin!»
Faut-il que je dise que, malgré la solennité dun pareil serment, nous ne crûmes guère à la parole de M. Stangerson? Frédéric Larsan venait de nous faire entrevoir la vérité: ce nétait point pour la perdre de si tôt.
Comme M. de Marquet nous annonçait que la «conversation» était terminée et que nous nous apprêtions à quitter le laboratoire, le jeune reporter, ce gamin de Joseph Rouletabille, sapprocha de M. Stangerson, lui prit la main avec le plus grand respect et je lentendis qui disait:
«Moi, je vous crois, monsieur!»
Jarrête ici la citation que jai cru devoir faire de la narration de M. Maleine, greffier au tribunal de Corbeil. Je nai point besoin de dire au lecteur que tout ce qui venait de se passer dans le laboratoire me fut fidèlement et aussitôt rapporté par Rouletabille lui-même.
XII
La canne de Frédéric Larsan
Je ne me disposai à quitter le château que vers six heures du soir, emportant larticle que mon ami avait écrit à la hâte dans le petit salon que M. Robert Darzac avait fait mettre à notre disposition. Le reporter devait coucher au château, usant de cette inexplicable hospitalité que lui avait offerte M. Robert Darzac, sur qui M. Stangerson, en ces tristes moments, se reposait de tous les tracas domestiques. Néanmoins il voulut maccompagner jusquà la gare dÉpinay. En traversant le parc, il me dit:
«Frédéric Larsan est réellement très fort et na pas volé sa réputation. Vous savez comment il est arrivé à retrouver les souliers du père Jacques! Près de lendroit où nous avons remarqué les traces des «pas élégants» et la disparition des empreintes des gros souliers, un creux rectangulaire dans la terre fraîche attestait quil y avait eu là, récemment, une pierre. Larsan rechercha cette pierre sans la trouver et imagina tout de suite quelle avait servi à lassassin à maintenir au fond de létang les souliers dont lhomme voulait se débarrasser. Le calcul de Fred était excellent et le succès de ses recherches la prouvé. Ceci mavait échappé; mais il est juste de dire que mon esprit était déjà parti par ailleurs, car, par le trop grand nombre de faux témoignages de son passage laissé par lassassin et par la mesure des pas noirs correspondant à la mesure des pas du père Jacques, que jai établie sans quil sen doutât sur le plancher de la «Chambre Jaune», la preuve était déjà faite, à mes yeux, que lassassin avait voulu détourner le soupçon du côté de ce vieux serviteur. Cest ce qui ma permis de dire à celui-ci, si vous vous le rappelez, que, puisque lon avait trouvé un béret dans cette chambre fatale, il devait ressembler au sien, et de lui faire une description du mouchoir en tous points semblable à celui dont je lavais vu se servir. Larsan et moi, nous sommes daccord jusque-là, mais nous ne le sommes plus à partir de là, ET CELA VA ÊTRE TERRIBLE, car il marche de bonne foi à une erreur quil va me falloir combattre avec rien!»
Je fus surpris de laccent profondément grave dont mon jeune ami prononça ces dernières paroles.
Il répéta encore:
«OUI, TERRIBLE, TERRIBLE!… Mais est-ce vraiment ne combattre avec rien, que de combattre «avec lidée»!
À ce moment nous passions derrière le château. La nuit était tombée. Une fenêtre au premier étage était entrouverte. Une faible lueur en venait, ainsi que quelques bruits qui fixèrent notre attention. Nous avançâmes jusquà ce que nous ayons atteint lencoignure dune porte qui se trouvait sous la fenêtre. Rouletabille me fit comprendre dun mot prononcé à voix basse que cette fenêtre donnait sur la chambre de Mlle Stangerson. Les bruits qui nous avaient arrêtés se turent, puis reprirent un instant. Cétaient des gémissements étouffés… nous ne pouvions saisir que trois mots qui nous arrivaient distinctement: «Mon pauvre Robert!» Rouletabille me mit la main sur lépaule, se pencha à mon oreille:
«Si nous pouvions savoir, me dit-il, ce qui se dit dans cette chambre, mon enquête serait vite terminée…»
Il regarda autour de lui; lombre du soir nous enveloppait; nous ne voyions guère plus loin que létroite pelouse bordée darbres qui sétendait derrière le château. Les gémissements sétaient tus à nouveau.
«Puisquon ne peut pas entendre, continua Rouletabille, on va au moins essayer de voir…»
Et il mentraîna, en me faisant signe détouffer le bruit de mes pas, au delà de la pelouse jusquau tronc pâle dun fort bouleau dont on apercevait la ligne blanche dans les ténèbres. Ce bouleau sélevait juste en face de la fenêtre qui nous intéressait et ses premières branches étaient à peu près à hauteur du premier étage du château. Du haut de ces branches on pouvait certainement voir ce qui se passait dans la chambre de Mlle Stangerson; et telle était bien la pensée de Rouletabille, car, mayant ordonné de me tenir coi, il embrassa le tronc de ses jeunes bras vigoureux et grimpa. Il se perdit bientôt dans les branches, puis il y eut un grand silence.
Là-bas, en face de moi, la fenêtre entrouverte était toujours éclairée. Je ne vis passer sur cette lueur aucune ombre. Larbre, au-dessus de moi, restait silencieux; jattendais; tout à coup mon oreille perçut, dans larbre, ces mots:
«Après vous! …
— Après vous, je vous en prie!»
On dialoguait, là-haut, au-dessus de ma tête… on se faisait des politesses, et quelle ne fut pas ma stupéfaction de voir apparaître, sur la colonne lisse de larbre, deux formes humaines qui bientôt touchèrent le sol! Rouletabille était monté là tout seul et redescendait «deux!»
«Bonjour, monsieur Sainclair!»
Cétait Frédéric Larsan… Le policier occupait déjà le poste dobservation quand mon jeune ami croyait y arriver solitaire… Ni lun ni lautre, du reste, ne soccupèrent de mon étonnement. Je crus comprendre quils avaient assisté du haut de leur observatoire à une scène pleine de tendresse et de désespoir entre Mlle Stangerson, étendue dans son lit, et M. Darzac à genoux à son chevet. Et déjà chacun semblait en tirer fort prudemment des conclusions différentes. Il était facile de deviner que cette scène avait produit un gros effet dans lesprit de Rouletabille, «en faveur de M. Robert Darzac», cependant que, dans celui de Larsan, elle nattestait quune parfaite hypocrisie servie par un art supérieur chez le fiancé de Mlle Stangerson…
Comme nous arrivions à la grille du parc, Larsan nous arrêta:
«Ma canne! sécria-t-il…
— Vous avez oublié votre canne? demanda Rouletabille.
— Oui, répondit le policier… Je lai laissée là-bas, auprès de larbre…»
Et il nous quitta, disant quil allait nous rejoindre tout de suite…
«Avez-vous remarqué la canne de Frédéric Larsan? me demanda le reporter quand nous fûmes seuls. Cest une canne toute neuve… que je ne lui ai jamais vue… Il a lair dy tenir beaucoup… il ne la quitte pas… On dirait quil a peur quelle ne soit tombée dans des mains étrangères… Avant ce jour, je nai jamais vu de canne à Frédéric Larsan… Où a-t-il trouvé cette canne-là? Ça nest pas naturel quun homme qui ne porte jamais de canne ne fasse plus un pas sans canne, au lendemain du crime du Glandier… Le jour de notre arrivée au château, quand il nous eut aperçus, il remit sa montre dans sa poche et ramassa par terre sa canne, geste auquel jeus peut-être tort de nattacher aucune importance!»
Nous étions maintenant hors du parc; Rouletabille ne disait rien… Sa pensée, certainement, navait pas quitté la canne de Frédéric Larsan. Jen eus la preuve quand, en descendant la côte dÉpinay, il me dit:
«Frédéric Larsan est arrivé au Glandier avant moi; il a commencé son enquête avant moi; il a eu le temps de savoir des choses que je ne sais pas et a pu trouver des choses que je ne sais pas… Où a-t-il trouvé cette canne-là? …
Et il ajouta:
«Il est probable que son soupçon — plus que son soupçon, son raisonnement — qui va aussi directement à Robert Darzac, doit être servi par quelque chose de palpable quil palpe, «lui», et que je ne palpe pas, moi… Serait-ce cette canne? … Où diable a-t-il pu trouver cette canne-là? …»
À Épinay, il fallut attendre le train vingt minutes; nous entrâmes dans un cabaret. Presque aussitôt, derrière nous, la porte se rouvrait et Frédéric Larsan faisait son apparition, brandissant la fameuse canne…
«Je lai retrouvée!» nous fit-il en riant.
Tous trois nous nous assîmes à une table. Rouletabille ne quittait pas des yeux la canne; il était si absorbé quil ne vit pas un signe dintelligence que Larsan adressait à un employé du chemin de fer, un tout jeune homme dont le menton sornait dune petite barbiche blonde mal peignée. Lemployé se leva, paya sa consommation, salua et sortit. Je naurais moi-même attaché aucune importance à ce signe sil ne métait revenu à la mémoire quelques mois plus tard, lors de la réapparition de la barbiche blonde à lune des minutes les plus tragiques de ce récit. Jappris alors que la barbiche blonde était un agent de Larsan, chargé par lui de surveiller les allées et venues des voyageurs en gare dÉpinay- sur-Orge, car Larsan ne négligeait rien de ce quil croyait pouvoir lui être utile.
Je reportai les yeux sur Rouletabille.
«Ah ça! monsieur Fred! disait-il, depuis quand avez-vous donc une canne? … Je vous ai toujours vu vous promener, moi, les mains dans les poches! …
— Cest un cadeau quon ma fait, répondit le policier…
— Il ny a pas longtemps, insista Rouletabille…
— Non, on me la offerte à Londres…
— Cest vrai, vous revenez de Londres, monsieur Fred… On peut la voir, votre canne? …
— Mais, comment donc? …»
Fred passa la canne à Rouletabille. Cétait une grande canne bambou jaune à bec de corbin, ornée dune bague dor.
Rouletabille lexaminait minutieusement.
«Eh bien, fit-il, en relevant une tête gouailleuse, on vous a offert à Londres une canne de France!
— Cest possible, fit Fred, imperturbable…
— Lisez la marque ici en lettres minuscules: «Cassette, 6 bis, opéra…»
— On fait bien blanchir son linge à Londres, dit Fred… les anglais peuvent bien acheter leurs cannes à Paris…»
Rouletabille rendit la canne. Quand il meut mis dans mon compartiment, il me dit:
«Vous avez retenu ladresse?
— Oui, «Cassette, 6 bis, Opéra…» Comptez sur moi, vous recevrez un mot demain matin.»
Le soir même, en effet, à Paris, je voyais M. Cassette, marchand de cannes et de parapluies, et jécrivais à mon ami: «Un homme répondant à sy méprendre au signalement de M. Robert Darzac, même taille, légèrement voûté, même collier de barbe, pardessus mastic, chapeau melon, est venu acheter une canne pareille à celle qui nous intéresse le soir même du crime, vers huit heures.
M. Cassette nen a point vendu de semblable depuis deux ans. La canne de Fred est neuve. Il sagit donc bien de celle quil a entre les mains. Ce nest pas lui qui la achetée puisquil se trouvait alors à Londres. Comme vous, je pense «quil la trouvée quelque part autour de M. Robert Darzac…» Mais alors, si, comme vous le prétendez, lassassin était dans la «Chambre Jaune» depuis cinq heures, ou même six heures, comme le drame na eu lieu que vers minuit, lachat de cette canne procure un alibi irréfutable à M. Robert Darzac.»
XIII «Le presbytère na rien perdu de son charme ni le jardin de son éclat»
Huit jours après les événements que je viens de raconter, exactement le 2 novembre, je recevais à mon domicile, à Paris, un télégramme ainsi libellé: «Venez au Glandier, par premier train. Apportez revolvers. Amitiés. Rouletabille.» Je vous ai déjà dit, je crois, quà cette époque, jeune avocat stagiaire et à peu près dépourvu de causes, je fréquentais le Palais, plutôt pour me familiariser avec mes devoirs professionnels, que pour défendre la veuve et lorphelin. Je ne pouvais donc métonner que Rouletabille disposât ainsi de mon temps; et il savait du reste combien je mintéressais à ses aventures journalistiques en général et surtout à laffaire du Glandier. Je navais eu de nouvelles de celle-ci, depuis huit jours, que par les innombrables racontars des journaux et par quelques notes très brèves, de Rouletabille dans LÉpoque. Ces notes avaient divulgué le coup de «los de mouton» et nous avaient appris quà lanalyse les marques laissées sur los de mouton sétaient révélées «de sang humain»; il y avait là les traces fraîches «du sang de Mlle Stangerson»; les traces anciennes provenaient dautres crimes pouvant remonter à plusieurs années…
Vous pensez si laffaire défrayait la presse du monde entier. Jamais illustre crime navait intrigué davantage les esprits. Il me semblait bien cependant que linstruction navançait guère; aussi eussé-je été très heureux de linvitation que me faisait mon ami de le venir rejoindre au Glandier, si la dépêche navait contenu ces mots: «Apportez revolvers.»
Voilà qui mintriguait fort. Si Rouletabille me télégraphiait dapporter des revolvers, cest quil prévoyait quon aurait loccasion de sen servir. Or, je lavoue sans honte: je ne suis point un héros. Mais quoi! il sagissait, ce jour-là, dun ami sûrement dans lembarras qui mappelait, sans doute, à son aide; je nhésitai guère; et, après avoir constaté que le seul revolver que je possédais était bien armé, je me dirigeai vers la gare dOrléans. En route, je pensai quun revolver ne faisait quune arme et que la dépêche de Rouletabille réclamait revolvers au pluriel; jentrai chez un armurier et achetai une petite arme excellente, que je me faisais une joie doffrir à mon ami.
Jespérais trouver Rouletabille à la gare dÉpinay, mais il ny était point. Cependant un cabriolet mattendait et je fus bientôt au Glandier. Personne à la grille. Ce nest que sur le seuil même du château que japerçus le jeune homme. Il me saluait dun geste amical et me recevait aussitôt dans ses bras en me demandant, avec effusion, des nouvelles de ma santé.
Quand nous fûmes dans le petit vieux salon dont jai parlé,
Rouletabille me fit asseoir et me dit tout de suite:
— Ça va mal!
— Quest-ce qui va mal?
— Tout!»
Il se rapprocha de moi, et me confia à loreille:
«Frédéric Larsan marche à fond contre M. Robert Darzac.»
Ceci nétait point pour métonner, depuis que javais vu le fiancé de Mlle Stangerson pâlir devant la trace de ses pas.
Cependant, jobservai tout de suite:
«Eh bien! Et la canne?
— La canne! Elle est toujours entre les mains de Frédéric Larsan qui ne la quitte pas…
— Mais… ne fournit-elle pas un alibi à M. Robert Darzac?
— Pas le moins du monde. M. Darzac, interrogé par moi en douceur, nie avoir acheté ce soir-là, ni aucun autre soir, une canne chez Cassette… Quoi quil en soit, fit Rouletabille, «je ne jurerais de rien», car M. Darzac a de si étranges silences quon ne sait exactement ce quil faut penser de ce quil dit! …
— Dans lesprit de Frédéric Larsan, cette canne doit être une bien précieuse canne, une canne à conviction… Mais de quelle façon? Car, toujours à cause de lheure de lachat, elle ne pouvait se trouver entre les mains de lassassin…
— Lheure ne gênera pas Larsan… Il nest pas forcé dadopter mon système qui commence par introduire lassassin dans la «Chambre Jaune», entre cinq et six; quest-ce qui lempêche, lui, de ly faire pénétrer entre dix heures et onze heures du soir? À ce moment, justement, M. et Mlle Stangerson, aidés du père Jacques, ont procédé à une intéressante expérience de chimie dans cette partie du laboratoire occupée par les fourneaux. Larsan dira que lassassin sest glissé derrière eux, tout invraisemblable que cela paraisse… Il la déjà fait entendre au juge dinstruction… Quand on le considère de près, ce raisonnement est absurde, attendu que le familier — si familier il y a — devait savoir que le professeur allait bientôt quitter le pavillon; et il y allait de sa sécurité, à lui familier, de remettre ses opérations après ce départ… Pourquoi aurait-il risqué de traverser le laboratoire pendant que le professeur sy trouvait? Et puis, quand le familier se serait-il introduit dans le pavillon? … Autant de points à élucider avant dadmettre limagination de Larsan. Je ny perdrai pas mon temps, quant à moi, car jai un système irréfutable qui ne me permet point de me préoccuper de cette imagination-là! Seulement, comme je suis obligé momentanément de me taire et que Larsan, quelquefois, parle… il se pourrait que tout finît par sexpliquer contre M. Darzac… si je nétais pas là! ajouta le jeune homme avec orgueil. Car il y a contre ce M. Darzac dautres «signes extérieurs» autrement terribles que cette histoire de canne, qui reste pour moi incompréhensible, dautant plus incompréhensible que Larsan ne se gêne pas pour se montrer devant M. Darzac avec cette canne qui aurait appartenu à M. Darzac lui-même! Je comprends beaucoup de choses dans le système de Larsan, mais je ne comprends pas encore la canne.
— Frédéric Larsan est toujours au château?
— Oui; il ne la guère quitté! Il y couche, comme moi, sur la prière de M. Stangerson. M. Stangerson a fait pour lui ce que M. Robert Darzac a fait pour moi. Accusé par Frédéric Larsan de connaître lassassin et davoir permis sa fuite, M. Stangerson a tenu à faciliter à son accusateur tous les moyens darriver à la découverte de la vérité. Ainsi M. Robert Darzac agit-il envers moi.
— Mais vous êtes, vous, persuadé de linnocence de M. Robert
Darzac?
— Jai cru un instant à la possibilité de sa culpabilité. Ce fut à lheure même où nous arrivions ici pour la première fois. Le moment est venu de vous raconter ce qui sest passé entre M. Darzac et moi.»
Ici, Rouletabille sinterrompit et me demanda si javais apporté les armes. Je lui montrai les deux revolvers. Il les examina, dit: «Cest parfait!» et me les rendit.
«En aurons-nous besoin? demandai-je.
— Sans doute ce soir; nous passons la nuit ici; cela ne vous ennuie pas?
— Au contraire, fis-je avec une grimace qui entraîna le rire de
Rouletabille.
— Allons! allons! reprit-il, ce nest pas le moment de rire. Parlons sérieusement. Vous vous rappelez cette phrase qui a été le: «Sésame, ouvre-toi!» de ce château plein de mystère?
— Oui, fis-je, parfaitement: le presbytère na rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat. Cest encore cette phrase-là, à moitié roussie, que vous avez retrouvée sur un papier dans les charbons du laboratoire.
— Oui, et, en bas de ce papier, la flamme avait respecté cette date: «23 octobre.» Souvenez-vous de cette date qui est très importante. Je vais vous dire maintenant ce quil en est de cette phrase saugrenue. Je ne sais si vous savez que, lavant-veille du crime, cest-à-dire le 23, M. et Mlle Stangerson sont allés à une réception à lÉlysée. Ils ont même assisté au dîner, je crois bien. Toujours est-il quils sont restés à la réception, «puisque je les y ai vus». Jy étais, moi, par devoir professionnel. Je devais interviewer un de ces savants de lAcadémie de Philadelphie que lon fêtait ce jour-là. Jusquà ce jour, je navais jamais vu ni M. ni Mlle Stangerson. Jétais assis dans le salon qui précède le salon des Ambassadeurs, et, las davoir été bousculé par tant de nobles personnages, je me laissais aller à une vague rêverie, quand je sentis passer le parfum de la dame en noir. Vous me demanderez: «quest-ce que le parfum de la dame en noir?» Quil vous suffise de savoir que cest un parfum que jai beaucoup aimé, parce quil était celui dune dame, toujours habillée de noir, qui ma marqué quelque maternelle bonté dans ma première jeunesse. La dame qui, ce jour-là, était discrètement imprégnée du «parfum de la dame en noir» était habillée de blanc. Elle était merveilleusement belle. Je ne pus mempêcher de me lever et de la suivre, elle et son parfum. Un homme, un vieillard, donnait le bras à cette beauté. Chacun se détournait sur leur passage, et jentendis que lon murmurait: «Cest le professeur Stangerson et sa fille!» Cest ainsi que jappris qui je suivais. Ils rencontrèrent M. Robert Darzac que je connaissais de vue. Le professeur Stangerson, abordé par lun des savants américains, Arthur-William Rance, sassit dans un fauteuil de la grande galerie, et M. Robert Darzac entraîna Mlle Stangerson dans les serres. Je suivais toujours. Il faisait, ce soir-là, un temps très doux; les portes sur le jardin étaient ouvertes. Mlle Stangerson jeta un fichu léger sur ses épaules et je vis bien que cétait elle qui priait M. Darzac de pénétrer avec elle dans la quasi- solitude du jardin. Je suivis encore, intéressé par lagitation que marquait alors M. Robert Darzac. Ils se glissaient maintenant, à pas lents, le long du mur qui longe lavenue Marigny. Je pris par lallée centrale. Je marchais parallèlement à mes deux personnages. Et puis, je «coupai»à travers la pelouse pour les croiser. La nuit était obscure, lherbe étouffait mes pas. Ils étaient arrêtés dans la clarté vacillante dun bec de gaz et semblaient, penchés tous les deux sur un papier que tenait Mlle Stangerson, lire quelque chose qui les intéressait fort. Je marrêtai, moi aussi. Jétais entouré dombre et de silence. Ils ne maperçurent point, et jentendis distinctement Mlle Stangerson qui répétait, en repliant le papier: «le presbytère na rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat! Et ce fut dit sur un ton à la fois si railleur et si désespéré, et fut suivi dun éclat de rire si nerveux, que je crois bien que cette phrase me restera toujours dans loreille. Mais une autre phrase encore fut prononcée, celle-ci par M. Robert Darzac: _Me faudra-t-il donc, pour vous avoir, commettre un crime?_M. Robert Darzac était dans une agitation extraordinaire; il prit la main de Mlle Stangerson, la porta longuement à ses lèvres et je pensai, au mouvement de ses épaules, quil pleurait. Puis, ils séloignèrent.
— Quand jarrivai dans la grande galerie, continua Rouletabille, je ne vis plus M. Robert Darzac, et je ne devais plus le revoir quau Glandier, après le crime, mais japerçus Mlle Stangerson, M. Stangerson et les délégués de Philadelphie. Mlle Stangerson était près dArthur Rance. Celui-ci lui parlait avec animation et les yeux de lAméricain, pendant cette conversation, brillaient dun singulier éclat. Je crois bien que Mlle Stangerson nécoutait même pas ce que lui disait Arthur Rance, et son visage exprimait une indifférence parfaite. Arthur-William Rance est un homme sanguin, au visage couperosé; il doit aimer le gin. Quand M. et Mlle Stangerson furent partis, il se dirigea vers le buffet et ne le quitta plus. Je ly rejoignis et lui rendis quelques services, dans cette cohue. Il me remercia et mapprit quil repartait pour lAmérique, trois jours plus tard, cest-à-dire le 26 (le lendemain du crime). Je lui parlai de Philadelphie; il me dit quil habitait cette ville depuis vingt-cinq ans, et que cest là quil avait connu lillustre professeur Stangerson et sa fille. Là-dessus, il reprit du champagne et je crus quil ne sarrêterait jamais de boire. Je le quittai quand il fut à peu près ivre.
«Telle a été ma soirée, mon cher ami. Je ne sais par quelle sorte de précision la double image de M. Robert Darzac et de Mlle Stangerson ne me quitta point de la nuit, et je vous laisse à penser leffet que me produisit la nouvelle de lassassinat de Mlle Stangerson. Comment ne pas me souvenir de ces mots: «Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime?» Ce nest cependant point cette phrase que je dis à M. Robert Darzac quand nous le rencontrâmes au Glandier. Celle où il est question du presbytère et du jardin éclatant, que Mlle Stangerson semblait avoir lue sur le papier quelle tenait à la main, suffit pour nous faire ouvrir toutes grandes les portes du château. Croyais-je, à ce moment, que M. Robert Darzac était lassassin? Non! Je ne pense pas lavoir tout à fait cru. À ce moment-là, je ne pensais sérieusement «rien». Jétais si peu documenté. «Mais javais besoin» quil me prouvât tout de suite quil nétait pas blessé à la main. Quand nous fûmes seuls, tous les deux, je lui contai ce que le hasard mavait fait surprendre de sa conversation dans les jardins de lÉlysée avec Mlle Stangerson; et, quand je lui eus dit que javais entendu ces mots: «Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime?» il fut tout à fait troublé, mais beaucoup moins, certainement, quil ne lavait été par la phrase du «presbytère». Ce qui le jeta dans une véritable consternation, ce fut dapprendre, de ma bouche, que, le jour où il allait se rencontrer à lÉlysée avec Mlle Stangerson, celle-ci était allée, dans laprès-midi, au bureau de poste 40, chercher une lettre qui était peut-être celle quils avaient lue tous les deux dans les jardins de lÉlysée et qui se terminait par ces mots: «Le presbytère na rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat!» cette hypothèse me fut confirmée du reste, depuis, par la découverte que je fis, vous vous en souvenez, dans les charbons du laboratoire, dun morceau de cette lettre qui portait la date du 23 octobre. La lettre avait été écrite et retirée du bureau le même jour. Il ne fait point de doute quen rentrant de lÉlysée, la nuit même, Mlle Stangerson a voulu brûler ce papier compromettant. Cest en vain que M. Robert Darzac nia que cette lettre eût un rapport quelconque avec le crime. Je lui dis que, dans une affaire aussi mystérieuse, il navait pas le droit de cacher à la justice lincident de la lettre; que jétais persuadé, moi, que celle-ci avait une importance considérable; que le ton désespéré avec lequel Mlle Stangerson avait prononcé la phrase fatidique, que ses pleurs, à lui, Robert Darzac, et que cette menace dun crime quil avait proférée à la suite de la lecture de la lettre, ne me permettaient pas den douter. Robert Darzac était de plus en plus agité. Je résolus de profiter de mon avantage.
«— Vous deviez vous marier, monsieur», fis-je négligemment, sans plus regarder mon interlocuteur, et tout dun coup ce mariage devient impossible à cause de lauteur de cette lettre, puisque, aussitôt la lecture de la lettre, vous parlez dun crime nécessaire pour avoir Mlle Stangerson. IL Y A DONC QUELQUUN ENTRE VOUS ET MLLE STANGERSON, QUELQUUN QUI LUI DÈFEND DE SE MARIER, QUELQUUN QUI LA TUE AVANT QUELLE NE SE MARIE!»
«Et je terminai ce petit discours par ces mots:
«— Maintenant, monsieur, vous navez plus quà me confier le nom de lassassin!»
«Javais dû, sans men douter, dire des choses formidables. Quand je relevai les yeux sur Robert Darzac, je vis un visage décomposé, un front en sueur, des yeux deffroi.
«— Monsieur, me dit-il, je vais vous demander une chose, qui va peut-être vous paraître insensée, mais en échange de quoi je donnerais ma vie: il ne faut pas parler devant les magistrats de ce que vous avez vu et entendu dans les jardins de lÉlysée, … ni devant les magistrats, ni devant personne au monde. Je vous jure que je suis innocent et je sais, et je sens, que vous me croyez, mais jaimerais mieux passer pour coupable que de voir les soupçons de la justice ségarer sur cette phrase: «le presbytère na rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat.» Il faut que la justice ignore cette phrase. Toute cette affaire vous appartient, monsieur, je vous la donne, mais oubliez la soirée de lÉlysée. Il y aura pour vous cent autres chemins que celui-là qui vous conduiront à la découverte du criminel; je vous les ouvrirai, je vous aiderai. Voulez-vous vous installer ici? Parler ici en maître? Manger, dormir ici? Surveiller mes actes et les actes de tous? Vous serez au Glandier comme si vous en étiez le maître, monsieur, mais oubliez la soirée de lÉlysée.»
Rouletabille, ici, sarrêta pour souffler un peu. Je comprenais maintenant lattitude inexplicable de M. Robert Darzac vis-à-vis de mon ami, et la facilité avec laquelle celui-ci avait pu sinstaller sur les lieux du crime. Tout ce que je venais dapprendre ne pouvait quexciter ma curiosité. Je demandai à Rouletabille de la satisfaire encore. Que sétait-il passé au Glandier depuis huit jours? Mon ami ne mavait-il pas dit quil y avait maintenant contre M. Darzac des signes extérieurs autrement terribles que celui de la canne trouvée par Larsan?
«Tout semble se tourner contre lui, me répondit mon ami, et la situation devient extrêmement grave. M. Robert Darzac semble ne point sen préoccuper outre mesure; il a tort; mais rien ne lintéresse que la santé de Mlle Stangerson qui allait saméliorant tous les jours quand est survenu un événement plus mystérieux encore que le mystère de la «Chambre Jaune»!
— Ça nest pas possible! mécriai-je, et quel événement peut être plus mystérieux que le mystère de la «Chambre Jaune»?
— Revenons dabord à M. Robert Darzac, fit Rouletabille en me calmant. Je vous disais que tout se tourne contre lui. «Les pas élégants» relevés par Frédéric Larsan paraissent bien être «les pas du fiancé de Mlle Stangerson». Lempreinte de la bicyclette peut être lempreinte de «sa» bicyclette; la chose a été contrôlée. Depuis quil avait cette bicyclette, il la laissait toujours au château. Pourquoi lavoir emportée à Paris justement à ce moment-là? Est-ce quil ne devait plus revenir au château? Est- ce que la rupture de son mariage devait entraîner la rupture de ses relations avec les Stangerson? Chacun des intéressés affirme que ces relations devaient continuer. Alors? Frédéric Larsan, lui, croit que «tout était rompu». Depuis le jour où Robert Darzac a accompagné Mlle Stangerson aux grands magasins de la Louve, jusquau lendemain du crime, lex-fiancé nest point revenu au Glandier. Se souvenir que Mlle Stangerson a perdu son réticule et la clef à tête de cuivre quand elle était en compagnie de M. Robert Darzac. Depuis ce jour jusquà la soirée de lÉlysée, le professeur en Sorbonne et Mlle Stangerson ne se sont point vus. Mais ils se sont peut-être écrit. Mlle Stangerson est allée chercher une lettre poste restante au bureau 40, lettre que Frédéric Larsan croit de Robert Darzac, car Frédéric Larsan, qui ne sait rien naturellement de ce qui sest passé à lÉlysée, est amené à penser que cest Robert Darzac lui-même qui a volé le réticule et la clef, dans le dessein de forcer la volonté de Mlle Stangerson en sappropriant les papiers les plus précieux du père, papiers quil aurait restitués sous condition de mariage. Tout cela serait dune hypothèse bien douteuse et presque absurde, comme me le disait le grand Fred lui-même, sil ny avait pas encore autre chose, et autre chose de beaucoup plus grave. Dabord, chose bizarre, et que je ne parviens pas à mexpliquer: ce serait M. Darzac en personne qui, le 24, serait allé demander la lettre au bureau de poste, lettre qui avait été déjà retirée la veille par Mlle Stangerson; _la description de lhomme qui sest présenté au guichet répond point par point au signalement de M. Robert Darzac. _Celui-ci, aux questions qui lui furent posées, à titre de simple renseignement, par le juge dinstruction, nie quil soit allé au bureau de poste; et moi, je crois M. Robert Darzac, car, en admettant même que la lettre ait été écrite par lui — ce que je ne pense pas — il savait que Mlle Stangerson lavait retirée, puisquil la lui avait vue, cette lettre, entre les mains, dans les jardins de lÉlysée. Ce nest donc pas lui qui sest présenté, le lendemain 24, au bureau 40, pour demander une lettre quil savait nêtre plus là. Pour moi, cest quelquun qui lui ressemblait étrangement, et cest bien le voleur du réticule qui dans cette lettre devait demander quelque chose à la propriétaire du réticule, à Mlle Stangerson, — «quelque chose quil ne vit pas venir». Il dut en être stupéfait, et fut amené à se demander si la lettre quil avait expédiée avec cette inscription sur lenveloppe: M.A.T.H.S.N. avait été retirée. Doù sa démarche au bureau de poste et linsistance avec laquelle il réclame la lettre. Puis il sen va, furieux. La lettre a été retirée, et pourtant ce quil demandait ne lui a pas été accordé! Que demandait-il? Nul ne le sait que Mlle Stangerson. Toujours est-il que, le lendemain, on apprenait que Mlle Stangerson avait été quasi assassinée dans la nuit, et que je découvrais, le surlendemain, moi, que le professeur avait été volé du même coup, grâce à cette clef, objet de la lettre poste restante. Ainsi, il semble bien que lhomme qui est venu au bureau de poste doive être lassassin; et tout ce raisonnement, des plus logiques en somme, sur les raisons de la démarche de lhomme au bureau de poste, Frédéric Larsan se lest tenu, mais, en lappliquant à Robert Darzac. Vous pensez bien que le juge dinstruction, et que Larsan, et que moi-même nous avons tout fait pour avoir, au bureau de poste, des détails précis sur le singulier personnage du 24 octobre. Mais on na pu savoir doù il venait ni où il sen est allé! En dehors de cette description qui le fait ressembler à M. Robert Darzac, rien! Jai fait annoncer dans les plus grands journaux: «Une forte récompense est promise au cocher qui a conduit un client au bureau de poste 40, dans la matinée du 24 octobre, vers les dix heures. Sadresser à la rédaction de LÉpoque, et demander M. R.» Ça na rien donné._ _En somme, cet homme est peut-être venu à pied; mais, puisquil était pressé, cétait une chance à courir quil fût venu en voiture. Je nai pas, dans ma note aux journaux, donné la description de lhomme pour que tous les cochers qui pouvaient avoir, vers cette heure- là, conduit un client au bureau 40, vinssent à moi. Il nen est pas venu un seul. Et je me suis demandé nuit et jour: «Quel est donc cet homme qui ressemble aussi étrangement à M. Robert Darzac et que je retrouve achetant la canne tombée entre les mains de Frédéric Larsan? Le plus grave de tout est que M. Darzac, qui avait à faire, à la même heure, à lheure où son sosie se présentait au bureau de poste, un cours à la Sorbonne, ne la pas fait. Un de ses amis le remplaçait. Et, quand on linterroge sur lemploi de son temps, il répond quil est allé se promener au bois de Boulogne._ _Quest-ce que vous pensez de ce professeur qui se fait remplacer à son cours pour aller se promener au bois de Boulogne? Enfin, il faut que vous sachiez que, si M. Robert Darzac avoue sêtre allé promener au bois de Boulogne dans la matinée du 24, il ne peut plus donner du tout lemploi de son temps dans la nuit du 24 au 25! … Il a répondu fort paisiblement à Frédéric Larsan qui lui demandait ce renseignement que ce quil faisait de son temps, à Paris, ne regardait que lui… Sur quoi, Frédéric Larsan a juré tout haut quil découvrirait bien, lui, sans laide de personne, lemploi de ce temps. Tout cela semble donner quelque corps aux hypothèses du grand Fred; dautant plus que le fait de Robert Darzac se trouvant dans la «Chambre Jaune» pourrait venir corroborer lexplication du policier sur la façon dont lassassin se serait enfui: M. Stangerson laurait laissé passer pour éviter un effroyable scandale! Cest, du reste, cette hypothèse, que je crois fausse, qui égarera Frédéric Larsan, et ceci ne serait point pour me déplaire, sil ny avait pas un innocent en cause! Maintenant, cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric Larsan? Voilà! Voilà! Voilà!
— Eh! Frédéric Larsan a peut-être raison! mécriai-je, interrompant Rouletabille… Êtes-vous sûr que M. Darzac soit innocent? Il me semble que voilà bien des fâcheuses coïncidences…
— Les coïncidences, me répondit mon ami, sont les pires ennemies de la vérité.
— Quen pense aujourdhui le juge dinstruction?
— M. de Marquet, le juge dinstruction, hésite à découvrir M. Robert Darzac sans aucune preuve certaine. Non seulement, il aurait contre lui toute lopinion publique, sans compter la Sorbonne, mais encore M. Stangerson et Mlle Stangerson. Celle-ci adore M. Robert Darzac. Si peu quelle ait vu lassassin, on ferait croire difficilement au public quelle neût point reconnu M. Robert Darzac, si M. Robert Darzac avait été lagresseur. La «Chambre Jaune» était obscure, sans doute, mais une petite veilleuse tout de même léclairait, ne loubliez pas. Voici, mon ami, où en étaient les choses quand, il y a trois jours, ou plutôt trois nuits, survint cet événement inouï dont je vous parlais tout à lheure.»
XIV
«Jattends lassassin, ce soir»
«Il faut, me dit Rouletabille, que je vous conduise sur les lieux pour que vous puissiez comprendre ou plutôt pour que vous soyez persuadé quil est impossible de comprendre. Je crois, quant à moi, avoir trouvé ce que tout le monde cherche encore: la façon dont lassassin est sorti de la «Chambre Jaune»… sans complicité daucune sorte et sans que M. Stangerson y soit pour quelque chose. Tant que je ne serai point sûr de la personnalité de lassassin, je ne saurais dire quelle est mon hypothèse, mais je crois cette hypothèse juste et, dans tous les cas, elle est tout à fait naturelle, je veux dire tout à fait simple. Quant à ce qui sest passé il y a trois nuits, ici, dans le château même, cela ma semblé pendant vingt-quatre heures dépasser toute faculté dimagination. Et encore lhypothèse qui, maintenant, sélève du fond de mon moi est-elle si absurde, celle-là, que je préfère presque les ténèbres de linexplicable.
Sur quoi, le jeune reporter minvita à sortir; il me fit faire le tour du château. Sous nos pieds craquaient les feuilles mortes; cest le seul bruit que jentendais. On eût dit que le château était abandonné. Ces vieilles pierres, cette eau stagnante dans les fossés qui entouraient le donjon, cette terre désolée recouverte de la dépouille du dernier été, le squelette noir des arbres, tout concourait à donner à ce triste endroit, hanté par un mystère farouche, laspect le plus funèbre. Comme nous contournions le donjon, nous rencontrâmes «lhomme vert», le garde, qui ne nous salua point et qui passa près de nous, comme si nous nexistions pas. Il était tel que je lavais vu pour la première fois, à travers les vitres de lauberge du père Mathieu; il avait toujours son fusil en bandoulière, sa pipe à la bouche et son binocle sur le nez.
«Drôle doiseau! me dit tout bas Rouletabille.
— Lui avez-vous parlé? demandai-je.
— Oui, mais il ny a rien à en tirer… il répond par grognements, hausse les épaules et sen va. Il habite à lordinaire au premier étage du donjon, une vaste pièce qui servait autrefois doratoire. Il vit là en ours, ne sort quavec son fusil. Il nest aimable quavec les filles. Sous prétexte de courir après les braconniers, il se relève souvent la nuit; mais je le soupçonne davoir des rendez-vous galants. La femme de chambre de Mlle Stangerson, Sylvie, est sa maîtresse. En ce moment, il est très amoureux de la femme du père Mathieu, laubergiste; mais le père Mathieu surveille de près son épouse, et je crois bien que cest la presque impossibilité où «lhomme vert» se trouve dapprocher MmeMathieu qui le rend encore plus sombre et taciturne. Cest un beau gars, bien soigné de sa personne, presque élégant… les femmes, à quatre lieues à la ronde, en raffolent.»
Après avoir dépassé le donjon qui se trouve à lextrémité de laile gauche, nous passâmes sur les derrières du château. Rouletabille me dit en me montrant une fenêtre que je reconnus pour être lune de celles qui donnent sur les appartements de Mlle Stangerson.
«Si vous étiez passé par ici il y a deux nuits, à une heure du matin, vous auriez vu votre serviteur au haut dune échelle sapprêtant à pénétrer dans le château, par cette fenêtre!»
Comme jexprimais quelque stupéfaction de cette gymnastique nocturne, il me pria de montrer beaucoup dattention à la disposition extérieure du château, après quoi nous revînmes dans le bâtiment.
«Il faut maintenant, dit mon ami, que je vous fasse visiter le premier étage, aile droite. Cest là que jhabite.
Pour bien faire comprendre léconomie des lieux, je mets sous les yeux du lecteurs un plan du premier étage de cette aile droite, plan dessiné par Rouletabille au lendemain de lextraordinaire phénomène que vous allez connaître dans tous ses détails:
_1. __Endroitoù Rouletabille plaça Frédéric Larsan._ _2. __Endroit où Rouletabille plaça le père Jacques._ _3. __Endroit où Rouletabille plaça M. Stangerson._ _4. __Fenêtre par laquelle entra Rouletabille._ _5. __Fenêtre trouvée ouverte par Rouletabille quand il sort de sa chambre. Il la referme. Toutes les autres fenêtres et portes sont fermées._ _6. __Terrasse surmontant une pièce en encorbellement au rez-de- chaussée._
Rouletabille me fit signe de monter derrière lui lescalier monumental double qui, à la hauteur du premier étage, formait palier. De ce palier on se rendait directement dans laile droite ou dans laile gauche du château par une galerie qui y venait aboutir. La galerie, haute et large, sétendait sur toute la longueur du bâtiment et prenait jour sur la façade du château exposée au nord. Les chambres dont les fenêtres donnaient sur le midi avaient leurs portes sur cette galerie. Le professeur Stangerson habitait laile gauche du château. Mlle Stangerson avait son appartement dans laile droite. Nous entrâmes dans la galerie, aile droite. Un tapis étroit, jeté sur le parquet ciré, qui luisait comme une glace, étouffait le bruit de nos pas. Rouletabille me disait à voix basse, de marcher avec précaution parce que nous passions devant la chambre de Mlle Stangerson. Il mexpliqua que lappartement de Mlle Stangerson se composait de sa chambre, dune antichambre, dune petite salle de bain, dun boudoir et dun salon. On pouvait, naturellement, passer de lune de ces pièces dans lautre sans quil fût nécessaire de passer par la galerie. Le salon et lantichambre étaient les seules pièces de lappartement qui eussent une porte sur la galerie. La galerie se continuait, toute droite, jusquà lextrémité est du bâtiment où elle avait jour sur lextérieur par une haute fenêtre (fenêtre 2 du plan). Vers les deux tiers de sa longueur, cette galerie se rencontrait à angle droit avec une autre galerie qui tournait avec laile droite du château.
Pour la clarté de ce récit, nous appellerons la galerie qui va de lescalier jusquà la fenêtre à lest, «la galerie droite» et le bout de galerie qui tourne avec laile droite et qui vient aboutir à la galerie droite, à angle droit, «la galerie tournante». Cest au carrefour de ces deux galeries que se trouvait la chambre de Rouletabille, touchant à celle de Frédéric Larsan. Les portes de ces deux chambres donnaient sur la galerie tournante, tandis que les portes de lappartement de Mlle Stangerson donnaient sur la galerie droite (voir le plan).
Rouletabille poussa la porte de sa chambre, me fit entrer et referma la porte sur nous, poussant le verrou. Je navais pas encore eu le temps de jeter un coup doeil sur son installation quil poussait un cri de surprise en me montrant, sur un guéridon, un binocle.
«Quest-ce que cest que cela? se demandait-il; quest-ce que ce binocle est venu faire sur mon guéridon?»
Jaurais été bien en peine de lui répondre.
«À moins que, fit-il, à moins que… à moins que… à moins que ce binocle ne soit «ce que je cherche»… et que… et que… et que ce soit un binocle de presbyte! …»
Il se jetait littéralement sur le binocle; ses doigts caressaient la convexité des verres… et alors il me regarda dune façon effrayante.
«Oh! … oh!»
Et il répétait: Oh! … oh! comme si sa pensée lavait tout à coup rendu fou…
Il se leva, me mit la main sur lépaule, ricana comme un insensé et me dit:
«Ce binocle me rendra fou! car la chose est possible, voyez-vous, «mathématiquement parlant»; mais «humainement parlant» elle est impossible… ou alors… ou alors… ou alors…»
On frappa deux petits coups à la porte de la chambre, Rouletabille entrouvrit la porte; une figure passa. Je reconnus la concierge que javais vue passer devant moi quand on lavait amenée au pavillon pour linterrogatoire et jen fus étonné, car je croyais toujours cette femme sous les verrous. Cette femme dit à voix très basse:
«Dans la rainure du parquet!»
Rouletabille répondit: «Merci!» et la figure sen alla. Il se retourna vers moi après avoir soigneusement refermé la porte. Et il prononça des mots incompréhensibles avec un air hagard.
«Puisque la chose est «mathématiquement» possible, pourquoi ne la serait-elle pas «humainement! … Mais si la chose est «humainement» possible, laffaire est formidable!»
Jinterrompis Rouletabille dans son soliloque:
«Les concierges sont donc en liberté, maintenant? demandai-je.
— Oui, me répondit Rouletabille, je les ai fait remettre en liberté. Jai besoin de gens sûrs. La femme mest tout à fait dévouée et le concierge se ferait tuer pour moi… Et, puisque le binocle a des verres pour presbyte, je vais certainement avoir besoin de gens dévoués qui se feraient tuer pour moi!
— Oh! oh! fis-je, vous ne souriez pas, mon ami… Et quand faudra-t-il se faire tuer?
— Mais, ce soir! car il faut que je vous dise, mon cher, jattends lassassin ce soir!
— Oh! oh! oh! oh! … Vous attendez lassassin ce soir… Vraiment, vraiment, vous attendez lassassin ce soir… mais vous connaissez donc lassassin?
— Oh! oh! oh! Maintenant, il se peut que je le connaisse. Je serais un fou daffirmer catégoriquement que je le connais, car lidée mathématique que jai de lassassin donne des résultats si effrayants, si monstrueux, que jespère quil est encore possible que je me trompe! Oh! Je lespère de toutes mes forces…
— Comment, puisque vous ne connaissiez pas, il y a cinq minutes, lassassin, pouvez-vous dire que vous attendez lassassin ce soir?
— Parce que je sais quil doit venir.» __ — Rouletabille bourra une pipe, lentement, lentement et lalluma.
Ceci me présageait un récit des plus captivants. À ce moment quelquun marcha dans le couloir, passant devant notre porte. Rouletabille écouta. Les pas séloignèrent.
«Est-ce que Frédéric Larsan est dans sa chambre? Fis-je, en montrant la cloison.
— Non, me répondit mon ami, il nest pas là; il a dû partir ce matin pour Paris; il est toujours sur la piste de Darzac! … M. Darzac est parti lui aussi ce matin pour Paris. Tout cela se terminera très mal… Je prévois larrestation de M. Darzac avant huit jours. Le pire est que tout semble se liguer contre le malheureux: les événements, les choses, les gens… Il nest pas une heure qui sécoule qui napporte contre M. Darzac une accusation nouvelle… Le juge dinstruction en est accablé et aveuglé… Du reste, je comprends que lon soit aveuglé! … On le serait à moins…
— Frédéric Larsan nest pourtant pas un novice.
— Jai cru, fit Rouletabille avec une moue légèrement méprisante, que Fred était beaucoup plus fort que cela… Évidemment, ce nest pas le premier venu… Jai même eu beaucoup dadmiration pour lui quand je ne connaissais pas sa méthode de travail. Elle est déplorable… Il doit sa réputation uniquement à son habileté; mais il manque de philosophie; la mathématique de ses conceptions est bien pauvre…»
Je regardai Rouletabille et ne pus mempêcher de sourire en entendant ce gamin de dix-huit ans traiter denfant un garçon dune cinquantaine dannées qui avait fait ses preuves comme le plus fin limier de la police dEurope…
«Vous souriez, me fit Rouletabille… Vous avez tort! … Je vous jure que je le roulerai… et dune façon retentissante… mais il faut que je me presse, car il a une avance colossale sur moi, avance que lui a donnée M. Robert Darzac et que M. Robert Darzac va augmenter encore ce soir… Songez donc: chaque fois que lassassin vient au château, M. Robert Darzac, par une fatalité étrange, sabsente et se refuse à donner lemploi de son temps!
— Chaque fois que lassassin vient au château! mécriai-je… Il y est donc revenu…
— Oui, pendant cette fameuse nuit où sest produit le phénomène…»
Jallais donc connaître ce fameux phénomène auquel Rouletabille faisait allusion depuis une demi-heure sans me lexpliquer. Mais javais appris à ne jamais presser Rouletabille dans ses narrations… Il parlait quand la fantaisie lui en prenait ou quand il le jugeait utile, et se préoccupait beaucoup moins de ma curiosité que de faire un résumé complet pour lui-même dun événement capital qui lintéressait.
Enfin, par petites phrases rapides, il mapprit des choses qui me plongèrent dans un état voisin de labrutissement, car, en vérité, les phénomènes de cette science encore inconnue quest lhypnotisme, par exemple, ne sont point plus inexplicables que _cette disparition de la matière de lassassin au moment où ils étaient quatre à la toucher. Je parle de lhypnotisme comme je parlerais de lélectricité dont nous ignorons la nature, et dont nous connaissons si peu les lois, parce que, dans le moment, laffaire me parut ne pouvoir sexpliquer que par de linexplicable, cest-à-dire par un événement en dehors des lois naturelles connues. Et cependant, si javais eu la cervelle de Rouletabille, jaurais eu, comme lui, «le pressentiment de lexplication naturelle»: car le plus curieux dans tous les mystères du Glandier a bien été «la façon naturelledont Rouletabille les expliqua». _Mais qui donc eût pu et pourrait encore se vanter davoir la cervelle de Rouletabille? Les bosses originales et inharmoniques de son front, je ne les ai jamais rencontrées sur aucun autre front, si ce nest — mais bien moins apparentes — sur le front de Frédéric Larsan, et encore fallait- il bien regarder le front du célèbre policier pour en deviner le dessin, tandis que les bosses de Rouletabille sautaient — si jose me servir de cette expression un peu forte — sautaient aux yeux.
Jai, parmi les papiers qui me furent remis par le jeune homme après laffaire, un carnet où jai trouvé un compte rendu complet du «phénomène de la disparition de la matière de lassassin», et des réflexions quil inspira à mon ami. Il est préférable, je crois, de vous soumettre ce compte rendu que de continuer à reproduire ma conversation avec Rouletabille, car jaurais peur, dans une pareille histoire, dajouter un mot qui ne fût point lexpression de la plus stricte vérité.
XV
Traquenard
Extrait du carnet de Joseph Rouletabille.
La nuit dernière, nuit du 29 au 30 octobre, écrit Joseph Rouletabille, je me réveille vers une heure du matin. Insomnie ou bruit du dehors? Le cri de la «Bête du Bon Dieu» retentit avec une résonance sinistre, au fond du parc. Je me lève; jouvre ma fenêtre. Vent froid et pluie; ténèbres opaques, silence. Je referme ma fenêtre. La nuit est encore déchirée par la bizarre clameur. Je passe rapidement un pantalon, un veston. Il fait un temps à ne pas mettre un chat dehors; qui donc, cette nuit, imite, si près du château, le miaulement du chat de la mère Agenoux? Je prends un gros gourdin, la seule arme dont je dispose, et, sans faire aucun bruit, jouvre ma porte.
Me voici dans la galerie; une lampe à réflecteur léclaire parfaitement; la flamme de cette lampe vacille comme sous laction dun courant dair. Je sens le courant dair. Je me retourne. Derrière moi, une fenêtre est ouverte, celle qui se trouve à lextrémité de ce bout de galerie sur laquelle donnent nos chambres, à Frédéric Larsan et à moi, galerie que jappellerai «galerie tournante»pour la distinguer de la «galerie droite», sur laquelle donne lappartement de Mlle Stangerson. Ces deux galeries se croisent à angle droit. Qui donc a laissé cette fenêtre ouverte, ou qui vient de louvrir? Je vais à la fenêtre; je me penche au dehors. À un mètre environ sous cette fenêtre, il y a une terrasse qui sert de toit à une petite pièce en encorbellement qui se trouve au rez-de-chaussée. On peut, au besoin, sauter de la fenêtre sur la terrasse, et de là, se laisser glisser dans la cour dhonneur du château. Celui qui aurait suivi ce chemin ne devait évidemment pas avoir sur lui la clef de la porte du vestibule. Mais pourquoi mimaginer cette scène de gymnastique nocturne? À cause dune fenêtre ouverte? Il ny a peut-être là que la négligence dun domestique. Je referme la fenêtre en souriant de la facilité avec laquelle je bâtis des drames avec une fenêtre ouverte. Nouveau cri de la «Bête du Bon Dieu» dans la nuit. Et puis, le silence; la pluie a cessé de frapper les vitres. Tout dort dans le château. Je marche avec des précautions infinies sur le tapis de la galerie. Arrivé au coin de la galerie droite, javance la tête et y jette un prudent regard. Dans cette galerie, une autre lampe à réflecteur donne une lumière éclairant parfaitement les quelques objets qui sy trouvent, trois fauteuils et quelques tableaux pendus aux murs. Quest-ce que je fais là? Jamais le château na été aussi calme. Tout y repose. Quel est cet instinct qui me pousse vers la chambre de Mlle Stangerson? Quest- ce qui me conduit vers la chambre de Mlle Stangerson? Pourquoi cette voix qui crie au fond de mon être: «Va jusquà la chambre de Mlle Stangerson!» Je baisse les yeux sur le tapis que je foule et «je vois que mes pas, vers la chambre de Mlle Stangerson, sont conduits par des pas qui y sont déjà allés». Oui, sur ce tapis, des traces de pas ont apporté la boue du dehors et je suis ces pas qui me conduisent à la chambre de Mlle Stangerson. Horreur! Horreur! Ce sont «les pas élégants» que je reconnais, «les pas de lassassin!» Il est venu du dehors, par cette nuit abominable. Si lon peut descendre de la galerie par la fenêtre, grâce à la terrasse, on peut aussi y entrer.
Lassassin est là, dans le château, car les pas ne sont pas revenus». Il sest introduit dans le château par cette fenêtre ouverte à lextrémité de la galerie tournante; il est passé devant la chambre de Frédéric Larsan, devant la mienne, a tourné à droite, dans la galerie droite, et est entré dans la chambre de Mlle Stangerson. Je suis devant la porte de lappartement de Mlle Stangerson, devant la porte de lantichambre: elle est entrouverte, je la pousse sans faire entendre le moindre bruit. Je me trouve dans lantichambre et là, sous la porte de la chambre même, je vois une barre de lumière. Jécoute. Rien! Aucun bruit, pas même celui dune respiration. Ah! savoir ce qui se passe dans le silence qui est derrière cette porte! Mes yeux sur la serrure mapprennent que cette serrure est fermée à clef, et la clef est en dedans. Et dire que lassassin est peut-être là! Quil doit être là! Séchappera-t-il encore, cette fois? Tout dépend de moi! Du sang-froid et, surtout, pas une fausse manoeuvre! «Il faut voir dans cette chambre.» Y entrerai-je par le salon de Mlle Stangerson? il me faudrait ensuite traverser le boudoir, et lassassin se sauverait alors par la porte de la galerie, la porte devant laquelle je suis en ce moment.
«Pour moi, ce soir, il ny a pas encore eu crime», car rien nexpliquerait le silence du boudoir! Dans le boudoir, deux gardes-malades sont installées pour passer la nuit, jusquà la complète guérison de Mlle Stangerson.
Puisque je suis à peu près sûr que lassassin est là, pourquoi ne pas donner léveil tout de suite? Lassassin se sauvera peut-être, mais peut-être aurai-je sauvé Mlle Stangerson? Et si, par hasard, lassassin, ce soir, nétait pas un assassin?» La porte a été ouverte pour lui livrer passage: par qui? — et a été refermée: par qui? Il est entré, cette nuit, dans cette chambre dont la porte était certainement fermée à clef à lintérieur, «car Mlle Stangerson, tous les soirs, senferme avec ses gardes dans son appartement». Qui a tourné cette clef de la chambre pour laisser entrer lassassin? Les gardes? Deux domestiques fidèles, la vieille femme de chambre et sa fille Sylvie? Cest bien improbable. Du reste, elles couchent dans le boudoir, et Mlle Stangerson, très inquiète, très prudente, ma dit Robert Darzac, veille elle-même à sa Sûreté depuis quelle est assez bien portante pour faire quelques pas dans son appartement — dont je ne lai pas encore vue sortir. Cette inquiétude et cette prudence soudaines chez Mlle Stangerson, qui avaient frappé M. Darzac, mavaient également laissé à réfléchir. Lors du crime de la «Chambre Jaune», il ne fait point de doute que la malheureuse attendait lassassin. Lattendait-elle encore ce soir? Mais qui donc a tourné cette clef pour ouvrir «à lassassin qui est là»? Si cétait Mlle Stangerson «elle-même»? Car enfin elle peut redouter, elle doit redouter la venue de lassassin et avoir des raisons pour lui ouvrir la porte, «pour être forcée de lui ouvrir la porte!» Quel terrible rendez-vous est donc celui-ci? Rendez-vous de crime? À coup sûr, pas rendez-vous damour, car Mlle Stangerson adore M. Darzac, je le sais. Toutes ces réflexions traversent mon cerveau comme un éclair qui nilluminerait que des ténèbres. Ah! Savoir…
Sil y a tant de silence, derrière cette porte, cest sans doute quon y a besoin de silence! Mon intervention peut être la cause de plus de mal que de bien? Est-ce que je sais? Qui me dit que mon intervention ne déterminerait pas, dans la minute, un crime? Ah! voir et savoir, sans troubler le silence!
Je sors de lantichambre. Je vais à lescalier central, je le descends; me voici dans le vestibule; je cours le plus silencieusement possible vers la petite chambre au rez-de- chaussée, où couche, depuis lattentat du pavillon, le père Jacques.
«Je le trouve habillé», les yeux grands ouverts, presque hagards. Il ne semble point étonné de me voir; il me dit quil sest levé parce quil a entendu le cri de «la Bête du Bon Dieu», et quil a entendu des pas, dans le parc, des pas qui glissaient devant sa fenêtre. Alors, il a regardé à la fenêtre «et il a vu passer, tout à lheure, un fantôme noir». Je lui demande sil a une arme. Non, il na plus darme, depuis que le juge dinstruction lui a pris son revolver. Je lentraîne. Nous sortons dans le parc par une petite porte de derrière. Nous glissons le long du château jusquau point qui est juste au-dessous de la chambre de Mlle Stangerson. Là, je colle le père Jacques contre le mur, lui défends de bouger, et moi, profitant dun nuage qui recouvre en ce moment la lune, je mavance en face de la fenêtre, mais en dehors du carré de lumière qui en vient; «car la fenêtre est entrouverte». Par précaution? Pour pouvoir sortir plus vite par la fenêtre, si quelquun venait à entrer par une porte? Oh! oh! celui qui sautera par cette fenêtre aurait bien des chances de se rompre le cou! Qui me dit que lassassin na pas une corde? Il a dû tout prévoir… Ah! savoir ce qui se passe dans cette chambre! … connaître le silence de cette chambre! … Je retourne au père Jacques et je prononce un mot, à son oreille: «Échelle». Dès labord, jai bien pensé à larbre qui, huit jours auparavant ma déjà servi dobservatoire, mais jai aussitôt constaté que la fenêtre est entrouverte de telle sorte que je ne puis rien voir, cette fois-ci, en montant dans larbre, de ce qui se passe dans la chambre. Et puis non seulement je veux voir, mais pouvoir entendre et… agir…
Le père Jacques, très agité, presque tremblant, disparaît un instant et revient, sans échelle, me faisant, de loin, de grands signes avec ses bras pour que je le rejoigne au plus tôt. Quand je suis près de lui: «Venez!» me souffle-t-il.
Il me fait faire le tour du château par le donjon. Arrivé là, il me dit:
«Jétais allé chercher mon échelle dans la salle basse du donjon, qui nous sert de débarras, au jardinier et à moi; la porte du donjon était ouverte et léchelle ny était plus. En sortant, sous le clair de lune, voilà où je lai aperçue!»
Et il me montrait, à lautre extrémité du château, une échelle appuyée contre les «corbeaux»qui soutenaient la terrasse, au- dessous de la fenêtre que javais trouvée ouverte. La terrasse mavait empêché de voir léchelle… grâce à cette échelle, il était extrêmement facile de pénétrer dans la galerie tournante du premier étage, et je ne doutai plus que ce fût là le chemin pris par linconnu.
Nous courons à léchelle; mais, au moment de nous en emparer, le père Jacques me montre la porte entrouverte de la petite pièce du rez-de-chaussée qui est placée en encorbellement à lextrémité de cette aile droite du château, et qui a pour plafond cette terrasse dont jai parlé. Le père Jacques pousse un peu la porte, regarde à lintérieur, et me dit, dans un souffle.
«Il nest pas là!—Qui? —le garde!» La bouche encore une fois à mon oreille: «Vous savez bien que le garde couche dans cette pièce, depuis quon fait des réparations au donjon! …» et, du même geste significatif, il me montre la porte entrouverte, léchelle, la terrasse et la fenêtre, que jai tout à lheure refermée, de la galerie tournante.
Quelles furent mes pensées alors? Avais-je le temps davoir des pensées? Je «sentais», plus que je ne pensais…
Évidemment, sentais-je, «si le garde est là-haut dans la chambre» (je dis: «si», car je nai, en ce moment, en dehors de cette échelle, et de cette chambre du garde déserte, aucun indice qui me permette même de soupçonner le garde), sil y est, il a été obligé de passer par cette échelle et par cette fenêtre, car les pièces qui se trouvent derrière sa nouvelle chambre, étant occupées par le ménage du maître dhôtel et de la cuisinière, et par les cuisines, lui ferment le chemin du vestibule et de lescalier, à lintérieur du château… «si cest le garde qui a passé par là», il lui aura été facile, sous quelque prétexte, hier soir, daller dans la galerie et de veiller à ce que cette fenêtre soit simplement poussée à lintérieur, les panneaux joints, de telle sorte quil nait plus, de lextérieur, quà appuyer dessus pour que la fenêtre souvre et quil puisse sauter dans la galerie. Cette nécessité de la fenêtre non fermée à lintérieur restreint singulièrement le champ des recherches sur la personnalité de lassassin. Il faut que lassassin «soit de la maison»; à moins quil nait un complice, auquel je ne crois pas…; à moins… à moins que Mlle Stangerson «elle-même» ait veillé à ce que cette fenêtre ne soit point fermée de lintérieur… «Mais quel serait donc ce secret effroyable qui ferait que Mlle Stangerson serait dans la nécessité de supprimer les obstacles qui la séparent de son assassin?»
Jempoigne léchelle et nous voici repartis sur les derrières du château. La fenêtre de la chambre est toujours entrouverte; les rideaux sont tirés, mais ne se rejoignent point; ils laissent passer un grand rai de lumière, qui vient sallonger sur la pelouse à mes pieds. Sous la fenêtre de la chambre japplique mon échelle. Je suis à peu près sûr de navoir fait aucun bruit. «Et, pendant que le père Jacques reste au pied de léchelle», je gravis léchelle, moi, tout doucement, tout doucement, avec mon gourdin. Je retiens ma respiration; je lève et pose les pieds avec des précautions infinies. Soudain, un gros nuage, et une nouvelle averse. Chance. Mais, tout à coup, le cri sinistre de la «Bête du Bon Dieu» marrête au milieu de mon ascension. Il me semble que ce cri vient dêtre poussé derrière moi, à quelques mètres. Si ce cri était un signal! Si quelque complice de lhomme mavait vu, sur mon échelle. Ce cri appelle peut-être lhomme à la fenêtre! Peut- être! … Malheur, «lhomme est à la fenêtre! Je sens sa tête au- dessus de moi; jentends son souffle. Et moi, je ne puis le regarder; le plus petit mouvement de ma tête, et je suis perdu! Va-t-il me voir? Va-t-il, dans la nuit, baisser la tête? Non! … il sen va… il na rien vu… je le sens, plus que je ne lentends, marcher, à pas de loup, dans la chambre; et je gravis encore quelques échelons. Ma tête est à la hauteur de la pierre dappui de la fenêtre; mon front dépasse cette pierre; mes yeux, entre les rideaux, voient.
Lhomme est là, assis au petit bureau de Mlle Stangerson, et il écrit. Il me tourne le dos. Il a une bougie devant lui; mais, comme il est penché sur la flamme de cette bougie, la lumière projette des ombres qui me le déforment. Je ne vois quun dos monstrueux, courbé.
Chose stupéfiante: Mlle Stangerson nest pas là! Son lit nest pas défait. Où donc couche-t-elle, cette nuit? Sans doute dans la chambre à côté, avec ses femmes. Hypothèse. Joie de trouver lhomme seul. Tranquillité desprit pour préparer le traquenard.
Mais qui est donc cet homme qui écrit là, sous mes yeux, installé à ce bureau comme sil était chez lui? Sil ny avait point «les pas de lassassin» sur le tapis de la galerie, sil ny avait pas eu la fenêtre ouverte, sil ny avait pas eu, sous cette fenêtre, léchelle, je pourrais être amené à penser que cet homme a le droit dêtre là et quil sy trouve normalement à la suite de causes normales que je ne connais pas encore. Mais il ne fait point de doute que cet inconnu mystérieux est lhomme de la «Chambre Jaune», celui dont Mlle Stangerson est obligée, sans le dénoncer, de subir les coups assassins. Ah! voir sa figure! Le surprendre! Le prendre!
Si je saute dans la chambre en ce moment, «il» senfuit ou par lantichambre ou par la porte à droite qui donne sur le boudoir. Par là, traversant le salon, il arrive à la galerie et je le perds. Or, je le tiens; encore cinq minutes, et je le tiens, mieux que si je lavais dans une cage… Quest-ce quil fait là, solitaire, dans la chambre de Mlle Stangerson? Quécrit-il? À qui écrit-il? … Descente. Léchelle par terre. Le père Jacques me suit. Rentrons au château. Jenvoie le père Jacques éveiller M. Stangerson. Il doit mattendre chez M. Stangerson, et ne lui rien dire de précis avant mon arrivée. Moi, je vais aller éveiller Frédéric Larsan. Gros ennui pour moi. Jaurais voulu travailler seul et avoir toute laubaine de laffaire, au nez de Larsan endormi. Mais le père Jacques et M. Stangerson sont des vieillards et moi, je ne suis peut-être pas assez développé. Je manquerais peut-être de force… Larsan, lui, a lhabitude de lhomme que lon terrasse, que lon jette par terre, que lon relève, menottes aux poignets. Larsan mouvre, ahuri, les yeux gonflés de sommeil, prêt à menvoyer promener, ne croyant nullement à mes imaginations de petit reporter. Il faut que je lui affirme que «lhomme est là!»
«Cest bizarre, dit-il, je croyais lavoir quitté cet après-midi, à Paris!»
Il se vêt hâtivement et sarme dun revolver. Nous nous glissons dans la galerie.
Larsan me demande:
«Où est-il?
— Dans la chambre de Mlle Stangerson.
— Et Mlle Stangerson?
— Elle nest pas dans sa chambre!
— Allons-y!
— Ny allez pas! Lhomme, à la première alerte, se sauvera… il a trois chemins pour cela… la porte, la fenêtre, le boudoir où se trouvent les femmes…
— Je tirerai dessus…
— Et si vous le manquez? Si vous ne faites que le blesser? Il séchappera encore… Sans compter que, lui aussi, est certainement armé… Non, laissez-moi diriger lexpérience, et je réponds de tout…
— Comme vous voudrez», me dit-il avec assez de bonne grâce.
Alors, après mêtre assuré que toutes les fenêtres des deux galeries sont hermétiquement closes, je place Frédéric Larsan à lextrémité de la galerie tournante, devant cette fenêtre que jai trouvée ouverte et que jai refermée. Je dis à Fred:
«Pour rien au monde, vous ne devez quitter ce poste, jusquau moment où je vous appellerai… Il y a cent chances sur cent pour que lhomme revienne à cette fenêtre et essaye de se sauver par là, quand il sera poursuivi, car cest par là quil est venu et par là quil a préparé sa fuite. Vous avez un poste dangereux…
— Quel sera le vôtre? demanda Fred.
— Moi, je sauterai dans la chambre, et je vous rabattrai lhomme!
— Prenez mon revolver, dit Fred, je prendrai votre bâton.
— Merci, fis-je, vous êtes un brave homme»
Et jai pris le revolver de Fred. Jallais être seul avec lhomme, là-bas, qui écrivait dans la chambre, et vraiment ce revolver me faisait plaisir.
Je quittai donc Fred, layant posté à la fenêtre 5 sur le plan, et je me dirigeai, toujours avec la plus grande précaution, vers lappartement de M. Stangerson, dans laile gauche du château. Je trouvai M. Stangerson avec le père Jacques, qui avait observé la consigne, se bornant à dire à son maître quil lui fallait shabiller au plus vite. Je mis alors M. Stangerson, en quelques mots, au courant de ce qui se passait. Il sarma, lui aussi, dun revolver, me suivit et nous fûmes aussitôt dans la galerie tous trois. Tout ce qui vient de se passer, depuis que javais vu lassassin assis devant le bureau, avait à peine duré dix minutes. M. Stangerson voulait se précipiter immédiatement sur lassassin et le tuer: cétait bien simple. Je lui fis entendre quavant tout il ne fallait pas risquer, «en voulant le tuer, de le manquer vivant».
Quand je lui eus juré que sa fille nétait pas dans la chambre et quelle ne courait aucun danger, il voulut bien calmer son impatience et me laisser la direction de lévénement. Je dis encore au père Jacques et à M. Stangerson quils ne devaient venir à moi que lorsque je les appellerais ou lorsque je tirerais un coup de revolver «et jenvoyai le père Jacques se placer» devant la fenêtre située à lextrémité de la galerie droite. (La fenêtre est marquée du chiffre 2 sur mon plan.) Javais choisi ce poste pour le père Jacques parce que jimaginais que lassassin, traqué à sa sortie de la chambre, se sauvant à travers la galerie pour rejoindre la fenêtre quil avait laissée ouverte, et voyant, tout à coup, en arrivant au carrefour des galeries, devant cette dernière fenêtre, Larsan gardant la galerie tournante, continuerait son chemin dans la galerie droite. Là, il rencontrerait le père Jacques, qui lempêcherait de sauter dans le parc par la fenêtre qui ouvrait à lextrémité de la galerie droite. Cest ainsi, certainement, quen une telle occurrence devait agir lassassin sil connaissait les lieux (et cette hypothèse ne faisait point de doute pour moi). Sous cette fenêtre, en effet, se trouvait extérieurement une sorte de contrefort. Toutes les autres fenêtres des galeries donnaient à une telle hauteur sur des fossés quil était à peu près impossible de sauter par là sans se rompre le cou. Portes et fenêtres étaient bien et solidement fermées, y compris la porte de la chambre de débarras, à lextrémité de la galerie droite: Je men étais rapidement assuré.
Donc, après avoir indiqué comme je lai dit, son poste au père Jacques «et ly avoir vu», je plaçai M. Stangerson devant le palier de lescalier, non loin de la porte de lantichambre de sa fille. Tout faisait prévoir que, dès lors que je traquais lassassin dans la chambre, celui-ci se sauverait par lantichambre plutôt que par le boudoir où se trouvaient les femmes et dont la porte avait dû être fermée par Mlle Stangerson elle-même, si, comme je le pensais, elle sétait réfugiée dans ce boudoir «pour ne pas voir lassassin qui allait venir chez elle!» Quoi quil en fût, il retombait toujours dans la galerie «Où mon monde lattendait à toutes les issues possibles».
Arrivé là, il voit à sa gauche, presque sur lui, M. Stangerson; il se sauve alors à droite, vers la galerie tournante, «ce qui est le chemin, du reste, de sa fuite préparée». À lintersection des deux galeries il aperçoit à la fois, comme je lexplique plus haut, à sa gauche, Frédéric Larsan au bout de la galerie tournante, et en face le père Jacques, au bout de la galerie droite. M. Stangerson et moi, nous arrivons par derrière. Il est à nous! Il ne peut plus nous échapper! … Ce plan me paraissait le plus sage, le plus sûr «et le plus simple». Si nous avions pu directement placer quelquun de nous derrière la porte du boudoir de Mlle Stangerson qui ouvrait sur la chambre à coucher, peut-être eût-il paru plus simple «à certains qui ne réfléchissent pas» dassiéger directement les deux portes de la pièce où se trouvait lhomme, celle du boudoir et celle de lantichambre; mais nous ne pouvions pénétrer dans le boudoir que par le salon, dont la porte avait été fermée à lintérieur par les soins inquiets de Mlle Stangerson. Et ainsi, ce plan, qui serait venu à lintellect dun sergent de ville quelconque, se trouvait impraticable. Mais moi, qui suis obligé de réfléchir, je dirai que, même si javais eu la libre disposition du boudoir, jaurais maintenu mon plan tel que je viens de lexposer; car tout autre plan dattaque direct par chacune des portes de la chambre «nous séparait les uns des autres au moment de la lutte avec lhomme», tandis que mon plan «réunissait tout le monde pour lattaque», à un endroit que javais déterminé avec une précision quasi mathématique. Cet endroit était lintersection des deux galeries.
Ayant ainsi placé mon monde, je ressortis du château, courus à mon échelle, la réappliquai contre le mur et, le revolver au poing, je grimpai.
Que si quelques-uns sourient de tant de précautions préalables, je les renverrai au mystère de la «Chambre Jaune» et à toutes les preuves que nous avions de la fantastique astuce de lassassin; et aussi, que si quelques-uns trouvent bien méticuleuses toutes mes observations dans un moment où lon doit être entièrement pris par la rapidité du mouvement, de la décision et de laction, je leur répliquerai que jai voulu longuement et complètement rapporter ici toutes les dispositions dun plan dattaque conçu et exécuté aussi rapidement quil est lent à se dérouler sous ma plume. Jai voulu cette lenteur et cette précision pour être certain de ne rien omettre des conditions dans lesquelles se produisit létrange phénomène qui, jusquà nouvel ordre et naturelle explication, me semble devoir prouver mieux que toutes les théories du professeur Stangerson, «la dissociation de la matière», je dirai même la dissociation «instantanée» de la matière.
XVI
Étrange phénomène de dissociation de la matière
Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite)
Me voici de nouveau à la pierre de la fenêtre, continue Rouletabille, et de nouveau ma tête dépasse cette pierre; entre les rideaux dont la disposition na pas bougé, je mapprête à regarder, anxieux de savoir dans quelle attitude je vais trouver lassassin. Sil pouvait me tourner le dos! Sil pouvait être encore à cette table, en train décrire… Mais peut-être… peut- être nest-il plus là! … Et comment se serait-il enfui? … Est- ce que je nai pas son échelle»? … Je fais appel à tout mon sang-froid. Javance encore la tête. Je regarde: il est là; je revois son dos monstrueux, déformé par les ombres projetées par la bougie. Seulement, «il» nécrit plus et la bougie nest plus sur le petit bureau. La bougie est sur le parquet devant lhomme courbé au-dessus delle. Position bizarre, mais qui me sert. Je retrouve ma respiration. Je monte encore. Je suis aux derniers échelons; ma main gauche saisit lappui de la fenêtre; au moment de réussir je sens mon coeur battre à coups précipités. Je mets mon revolver entre mes dents. Ma main droite maintenant tient aussi lappui de la fenêtre. Un mouvement nécessairement un peu brusque, un rétablissement sur les poignets et je vais être sur la fenêtre… Pourvu que léchelle!…Cest ce qui arrive… je suis dans la nécessité de prendre un point dappui un peu fort sur léchelle et mon pied na point plutôt quitté celle-ci que je sens quelle bascule. Elle racle le mur et sabat… Mais déjà mes genoux touchent la pierre… Avec une rapidité que je crois sans égale, je me dresse debout sur la pierre… Mais plus rapide que moi a été lassassin… Il a entendu le raclement de léchelle contre le mur et jai vu tout à coup le dos monstrueux se soulever, lhomme se dresser, se retourner… Jai vu sa tête… ai-je bien vu sa tête? … La bougie était sur le parquet et néclairait suffisamment que ses jambes. À partir de la hauteur de la table, il ny avait guère dans la chambre que des ombres, que de la nuit… Jai vu une tête chevelue, barbue… Des yeux de fou; une face pâle quencadraient deux larges favoris; la couleur, autant que je pouvais dans cette seconde obscure distinguer, la couleur… en était rousse… à ce quil mest apparu… à ce que jai pensé… Je ne connaissais point cette figure. Ce fut, en somme, la sensation principale que je reçus de cette image entrevue dans des ténèbres vacillantes… Je ne connaissais pas cette figure «ou, tout au moins, je ne la reconnaissais pas»!
Ah! Maintenant, il fallait faire vite! … il fallait être le vent! la tempête! … la foudre! Mais hélas… hélas! «il y avait des mouvements nécessaires…» Pendant que je faisais les mouvements nécessaires de rétablissement sur les poignets, du genou sur la pierre, de mes pieds sur la pierre… lhomme qui mavait aperçu à la fenêtre avait bondi, sétait précipité comme je lavais prévu sur la porte de lantichambre, avait eu le temps de louvrir et fuyait. Mais déjà jétais derrière lui revolver au poing. Je hurlai: «À moi!»
Comme une flèche javais traversé la chambre et cependant javais pu voir qu»il y avait une lettre sur la table». Je rattrapai presque lhomme dans lantichambre, car le temps quil lui avait fallu pour ouvrir la porte lui avait au moins pris une seconde. Je le touchai presque; il me colla sur le nez la porte qui donne de lantichambre sur la galerie… Mais javais des ailes, je fus dans la galerie à trois mètres de lui… M. Stangerson et moi le poursuivîmes à la même hauteur. Lhomme avait pris, toujours comme je lavais prévu, la galerie à sa droite, cest-à-dire le chemin préparé de sa fuite…«À moi, Jacques! À moi, Larsan!» mécriai- je. Il ne pouvait plus nous échapper! Je poussai une clameur de joie, de victoire sauvage… Lhomme parvint à lintersection des deux galeries à peine deux secondes avant nous et la rencontre que javais décidée, le choc fatal qui devait inévitablement se produire, eut lieu! Nous nous heurtâmes tous à ce carrefour: M. Stangerson et moi venant dun bout de la galerie droite, le père Jacques venant de lautre bout de cette même galerie et Frédéric Larsan venant de la galerie tournante. Nous nous heurtâmes jusquà tomber…
«Mais lhomme nétait pas là!»
Nous nous regardions avec des yeux stupides, des yeux dépouvante, devant cet «irréel»: «lhomme nétait pas là!»
Où est-il? Où est-il? Où est-il? … Tout notre être demandait:
«Où est-il?»
«Il est impossible quil se soit enfui! mécriai-je dans une colère plus grande que mon épouvante!
— Je le touchais, sexclama Frédéric Larsan.
— Il était là, jai senti son souffle dans la figure! faisait le père Jacques.
— Nous le touchions!» répétâmes-nous, M. Stangerson et moi.
Où est-il? Où est-il? Où est-il? …
Nous courûmes comme des fous dans les deux galeries; nous visitâmes portes et fenêtres; elles étaient closes, hermétiquement closes… On navait pas pu les ouvrir, puisque nous les trouvions fermées… Et puis, est-ce que cette ouverture dune porte ou dune fenêtre par cet homme, ainsi traqué, sans que nous ayons pu apercevoir son geste, neût pas été plus inexplicable encore que la disparition de lhomme lui-même?
Où est-il? Où est-il? … Il na pu passer par une porte, ni par une fenêtre, ni par rien. Il na pu passer à travers nos corps! …
Javoue que, dans le moment, je fus anéanti. Car, enfin, il faisait clair dans la galerie, et dans cette galerie il ny avait ni trappe, ni porte secrète dans les murs, ni rien où lon pût se cacher. Nous remuâmes les fauteuils et soulevâmes les tableaux. Rien! Rien! Nous aurions regardé dans une potiche, sil y avait eu une potiche!
XVII
La galerie inexplicable
Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre, continue toujours le carnet de Rouletabille. Nous étions presque à sa porte, dans cette galerie où venait de se passer lincroyable phénomène. Il y a des moments où lon sent sa cervelle fuir de toutes parts. Une balle dans la tête, un crâne qui éclate, le siège de la logique assassiné, la raison en morceaux… tout cela était sans doute comparable à la sensation, qui mépuisait, «qui me vidait», du déséquilibre de tout, de la fin de mon moi pensant, pensant avec ma pensée dhomme! La ruine morale dun édifice rationnel, doublé de la ruine réelle de la vision physiologique, alors que les yeux voient toujours clair, quel coup affreux sur le crâne!
Heureusement, Mlle Mathilde Stangerson apparut sur le seuil de son antichambre. Je la vis; et ce fut une diversion à ma pensée en chaos… Je la respirai… «je respirai son parfum de la dame en noir… Chère dame en noir, chère dame en noir» que je ne reverrai jamais plus! Mon Dieu! dix ans de ma vie, la moitié de ma vie pour revoir la dame en noir! Mais, hélas! Je ne rencontre plus, de temps en temps, et encore! … et encore! … que le parfum, à peu près le parfum dont je venais respirer la trace, sensible pour moi seul, dans le parloir de ma jeunesse! … cest cette réminiscence aiguë de ton cher parfum, dame en noir, qui me fit aller vers celle-ci que voilà tout en blanc, et si pâle, si pâle, et si belle sur le seuil de la «galerie inexplicable»! Ses beaux cheveux dorés relevés sur la nuque laissent voir létoile rouge de sa tempe, la blessure dont elle faillit mourir… Quand je commençais seulement à prendre ma raison par le bon bout, dans cette affaire, jimaginais que, la nuit du mystère de la «Chambre Jaune», Mlle Stangerson portait les cheveux en bandeaux… «Mais, avant mon entrée dans la «Chambre Jaune», comment aurais-je raisonné sans la chevelure aux bandeaux»?
Et maintenant, je ne raisonne plus du tout, depuis le fait de la «galerie inexplicable»; je suis là, stupide, devant lapparition de Mlle Stangerson, pâle et si belle. Elle est vêtue dun peignoir dune blancheur de rêve. On dirait une apparition, un doux fantôme. Son père la prend dans ses bras, lembrasse avec passion, semble la reconquérir une fois de plus, puisquune fois de plus elle eût pu, pour lui, être perdue! Il nose linterroger… Il lentraîne dans sa chambre où nous les suivons… car, enfin, il faut savoir! … La porte du boudoir est ouverte… Les deux visages épouvantés des gardes-malades sont penchés vers nous… «Mlle Stangerson demande ce que signifie tout ce bruit.» «Voilà, dit-elle, cest bien simple! …» — Comme cest simple! comme cest simple! — … Elle a eu lidée de ne pas dormir cette nuit dans sa chambre, de se coucher dans la même pièce que les gardes- malades, dans le boudoir… Et elle a fermé, sur elles trois, la porte du boudoir… Elle a, depuis la nuit criminelle, des craintes, des peurs soudaines fort compréhensibles, nest-ce pas? … Qui comprendra pourquoi, cette nuit justement «où il devait revenir», elle sest enfermée par un «hasard» très heureux avec ses femmes? Qui comprendra pourquoi elle repousse la volonté de M. Stangerson de coucher dans le salon de sa fille, puisque sa fille a peur? Qui comprendra pourquoi la lettre, qui était tout à lheure sur la table de la chambre, «ny est plus»! … Celui qui comprendra cela dira: Mlle Stangerson savait que lassassin devait revenir… elle ne pouvait lempêcher de revenir… elle na prévenu personne parce quil faut que lassassin reste inconnu… inconnu de son père, inconnu de tous… excepté de Robert Darzac. Car M. Darzac doit le connaître maintenant… Il le connaissait peut-être avant! Se rappeler la phrase du jardin de lÉlysée: «Me faudra-t-il, pour vous avoir, commettre un crime?» Contre qui, le crime, sinon «contre lobstacle», contre lassassin? Se rappeler encore cette phrase de M. Darzac en réponse à ma question: «Cela ne vous déplairait-il point que je découvre lassassin?—Ah! Je voudrais le tuer de ma main!» Et je lui ai répliqué: «Vous navez pas répondu à ma question!» Ce qui était vrai. En vérité, en vérité, M. Darzac connaît si bien lassassin quil a peur que je le découvre, «tout en voulant le tuer». Il na facilité mon enquête que pour deux raisons: dabord parce que je ly ai forcé; ensuite, pour mieux veiller sur elle…
Je suis dans la chambre… dans sa chambre… je la regarde, elle… et je regarde aussi la place où était la lettre tout à lheure… Mlle Stangerson sest emparée de la lettre; cette lettre était pour elle, évidemment… évidemment… Ah! comme la malheureuse tremble… Elle tremble au récit fantastique que son père lui fait de la présence de lassassin dans sa chambre et de la poursuite dont il a été lobjet… Mais il est visible… il est visible quelle nest tout à fait rassurée que lorsquon lui affirme que lassassin, par un sortilège inouï, a pu nous échapper.
Et puis il y a un silence… Quel silence! … Nous sommes tous là, à «la» regarder… Son père, Larsan, le père Jacques et moi… Quelles pensées roulent dans ce silence autour delle? … Après lévénement de ce soir, après le mystère de la «galerie inexplicable», après cette réalité prodigieuse de linstallation de lassassin dans sa chambre, à elle, il me semble que toutes les pensées, toutes, depuis celles qui se traînent sous le crâne du père Jacques, jusquà celles qui «naissent» sous le crâne de M. Stangerson, toutes pourraient se traduire par ces mots quon lui adresserait, à elle: «Oh! toi qui connais le mystère, explique-le- nous, et nous te sauverons peut-être!» Ah! comme je voudrais la sauver… delle-même, et de lautre! … Jen pleure… Oui, je sens mes yeux se remplir de larmes devant tant de misère si horriblement cachée.
Elle est là, celle qui a le parfum de «la dame en noir»… je la vois enfin, chez elle, dans sa chambre, dans cette chambre où elle na pas voulu me recevoir… dans cette chambre «où elle se tait», où elle continue de se taire. Depuis lheure fatale de la «Chambre Jaune», nous tournons autour de cette femme invisible et muette pour savoir ce quelle sait. Notre désir, notre volonté de savoir doivent lui être un supplice de plus. Qui nous dit que, si «nous apprenons», la connaissance de «son» mystère ne sera pas le signal dun drame plus épouvantable que ceux qui se sont déjà déroulés ici? Qui nous dit quelle nen mourra pas? Et cependant, elle a failli mourir… et nous ne savons rien… Ou plutôt il y en a qui ne savent rien… mais moi… si je savais «qui», je saurais tout… Qui? qui? qui? … et ne sachant pas qui, je dois me taire, par pitié pour elle, car il ne fait point de doute quelle sait, elle, comment «il» sest enfui, lui, de la «Chambre Jaune», et cependant elle se tait. Pourquoi parlerais-je? Quand je saurai qui, «je lui parlerai, à lui!»
Elle nous regarde maintenant… mais de loin… comme si nous nétions pas dans sa chambre… M. Stangerson rompt le silence. M. Stangerson déclare que, désormais, il ne quittera plus lappartement de sa fille. Cest en vain que celle-ci veut sopposer à cette volonté formelle, M. Stangerson tient bon. Il sy installera dès cette nuit même, dit-il. Sur quoi, uniquement occupé de la santé de sa fille, il lui reproche de sêtre levée… puis il lui tient soudain de petits discours enfantins… Il lui sourit… il ne sait plus beaucoup ni ce quil dit, ni ce quil fait… Lillustre professeur perd la tête… Il répète des mots sans suite qui attestent le désarroi de son esprit… celui du nôtre nest guère moindre. Mlle Stangerson dit alors, avec une voix si douloureuse, ces simples mots: «Mon père! mon père!» que celui-ci éclate en sanglots. Le père Jacques se mouche et Frédéric Larsan, lui-même, est obligé de se détourner pour cacher son émotion. Moi, je nen peux plus… je ne pense plus, je ne sens plus, je suis au-dessous du végétal. Je me dégoûte.
Cest la première fois que Frédéric Larsan se trouve, comme moi, en face de Mlle Stangerson, depuis lattentat de la «Chambre Jaune». Comme moi, il avait insisté pour pouvoir interroger la malheureuse; mais, pas plus que moi, il navait été reçu. À lui comme à moi, on avait toujours fait la même réponse: Mlle Stangerson était trop faible pour nous recevoir, les interrogatoires du juge dinstruction la fatiguaient suffisamment, etc… Il y avait là une mauvaise volonté évidente à nous aider dans nos recherches qui, «moi», ne me surprenait pas, mais qui étonnait toujours Frédéric Larsan. Il est vrai que Frédéric Larsan et moi avons une conception du crime tout à fait différente…
… Ils pleurent… Et je me surprends encore à répéter au fond de moi: La sauver! … la sauver malgré elle! la sauver sans la compromettre! La sauver sans qu«il» parle! Qui: «il?» — «Il», lassassin… Le prendre et lui fermer la bouche! … Mais M. Darzac la fait entendre: «pour lui fermer la bouche, il faut le tuer!» Conclusion logique des phrases échappées à M. Darzac. Ai-je le droit de tuer lassassin de Mlle Stangerson? Non! … Mais quil men donne seulement loccasion. Histoire de voir sil est bien, réellement, en chair et en os! Histoire de voir son cadavre, puisquon ne peut saisir son corps vivant!
Ah! comment faire comprendre à cette femme, qui ne nous regarde même pas, qui est toute à son effroi et à la douleur de son père, que je suis capable de tout pour la sauver… Oui… oui… je recommencerai à prendre ma raison par le bon bout et jaccomplirai des prodiges…
Je mavance vers elle… je veux parler, je veux la supplier davoir confiance en moi… je voudrais lui faire entendre par quelques mots, compris delle seule et de moi, que je sais comment son assassin est sorti de la «Chambre Jaune», que jai deviné la moitié de son secret… et que je la plains, elle, de tout mon coeur… Mais déjà son geste nous prie de la laisser seule, exprime la lassitude, le besoin de repos immédiat… M. Stangerson nous demande de regagner nos chambres, nous remercie, nous renvoie… Frédéric Larsan et moi saluons, et, suivis du père Jacques, nous regagnons la galerie. Jentends Frédéric Larsan qui murmure: «Bizarre! bizarre! …» Il me fait signe dentrer dans sa chambre. Sur le seuil, il se retourne vers le père Jacques. Il lui demande:
«Vous lavez bien vu, vous?
— Qui?
— Lhomme!
— Si je lai vu! … Il avait une large barbe rousse, des cheveux roux…
— Cest ainsi quil mest apparu, à moi, fis-je.
— Et à moi aussi», dit Frédéric Larsan.
Le grand Fred et moi nous sommes seuls, maintenant, à parler de la chose, dans sa chambre. Nous en parlons une heure, retournant laffaire dans tous les sens. Il est clair que Fred, aux questions quil me pose, aux explications quil me donne, est persuadé — malgré ses yeux, malgré mes yeux, malgré tous les yeux — que lhomme a disparu par quelque passage secret de ce château quil connaissait.
«Car il connaît le château, me dit-il; il le connaît bien…
— Cest un homme de taille plutôt grande, bien découplé…
— Il a la taille quil faut… murmure Fred…
— Je vous comprends, dis-je… mais comment expliquez-vous la barbe rousse, les cheveux roux?
— Trop de barbe, trop de cheveux… Des postiches, indique
Frédéric Larsan.
— Cest bientôt dit… Vous êtes toujours occupé par la pensée de
Robert Darzac… Vous ne pourrez donc vous en débarrasser jamais?
… Je suis sûr, moi, quil est innocent…
— Tant mieux! Je le souhaite… mais vraiment tout le condamne…
Vous avez remarqué les pas sur le tapis? … Venez les voir…
— Je les ai vus… Ce sont «les pas élégants» du bord de létang.
— Ce sont les pas de Robert Darzac; le nierez-vous?
— Évidemment, on peut sy méprendre…
— Avez-vous remarqué que la trace de ces pas «ne revient pas»? Quand lhomme est sorti de la chambre, poursuivi par nous tous, ses pas nont point laissé de traces…
— Lhomme était peut-être dans la chambre «depuis des heures». La boue de ses bottines a séché et il glissait avec une telle rapidité sur la pointe de ses bottines… On le voyait fuir, lhomme… on ne lentendait pas…»
Soudain, jinterromps ces propos sans suite, sans logique, indignes de nous. Je fais signe à Larsan découter:
«Là, en bas… on ferme une porte…»
Je me lève; Larsan me suit; nous descendons au rez-de-chaussée du château; nous sortons du château. Je conduis Larsan à la petite pièce en encorbellement dont la terrasse donne sous la fenêtre de la galerie tournante. Mon doigt désigne cette porte fermée maintenant, ouverte tout à lheure, sous laquelle filtre de la lumière.
«Le garde! dit Fred.
— Allons-y!» lui soufflai-je…
Et, décidé, mais décidé à quoi, le savais-je? décidé à croire que le garde est le coupable? laffirmerais-je? je mavance contre la porte, et je frappe un coup brusque.
Certains penseront que ce retour à la porte du garde est bien tardif… et que notre premier devoir à tous, après avoir constaté que lassassin nous avait échappé dans la galerie, était de le rechercher partout ailleurs, autour du château, dans le parc… Partout…
Si lon nous fait une telle objection, nous navons pour y répondre que ceci: cest que lassassin était disparu de telle sorte de la galerie «que nous avons réellement pensé quil nétait plus nulle part»! Il nous avait échappé quand nous avions tous la main dessus, quand nous le touchions presque… nous navions plus aucun ressort pour nous imaginer que nous pourrions maintenant le découvrir dans le mystère de la nuit et du parc. Enfin, je vous ai dit de quel coup cette disparition mavait choqué le crâne!
… Aussitôt que jeus frappé, la porte souvrit; le garde nous demanda dune voix calme ce que nous voulions. Il était en chemise «et il allait se mettre au lit»; le lit nétait pas encore défait…
Nous entrâmes; je métonnai.
«Tiens! vous nêtes pas encore couché? …
— Non! répondit-il dune voix rude… Jai été faire une tournée dans le parc et dans les bois… Jen reviens… Maintenant, jai sommeil… bonsoir! …
— Écoutez, fis-je… Il y avait tout à lheure, auprès de votre fenêtre, une échelle…
— Quelle échelle? Je nai pas vu déchelle! … Bonsoir!»
Et il nous mit à la porte tout simplement.
Dehors, je regardai Larsan. Il était impénétrable.
«Eh bien? fis-je…
— Eh bien? répéta Larsan…
— Cela ne vous ouvre-t-il point des horizons?»
Sa mauvaise humeur était certaine. En rentrant au château, je lentendis qui bougonnait:
«Il serait tout à fait, mais tout à fait étrange que je me fusse trompé à ce point! …»
Et, cette phrase, il me semblait quil lavait plutôt prononcée à mon adresse quil ne se la disait à lui-même.
Il ajouta:
«Dans tous les cas, nous serons bientôt fixés… Ce matin il fera jour.»
XVIII Rouletabille a dessiné un cercle entre les deux bosses de son front
Extrait du carnet de Joseph Rouletabille (suite).
Nous nous quittâmes sur le seuil de nos chambres après une mélancolique poignée de mains. Jétais heureux davoir fait naître quelque soupçon de son erreur dans cette cervelle originale, extrêmement intelligente, mais antiméthodique. Je ne me couchai point. Jattendis le petit jour et je descendis devant le château. Jen fis le tour en examinant toutes les traces qui pouvaient en venir ou y aboutir. Mais elles étaient si mêlées et si confuses que je ne pus rien en tirer. Du reste, je tiens ici à faire remarquer que je nai point coutume dattacher une importance exagérée aux signes extérieurs que laisse le passage dun crime. Cette méthode, qui consiste à conclure au criminel daprès les traces de pas, est tout à fait primitive. Il y a beaucoup de traces de pas qui sont identiques, et cest tout juste sil faut leur demander une première indication quon ne saurait, en aucun cas, considérer comme une preuve.
Quoi quil en soit, dans le grand désarroi de mon esprit, je men étais donc allé dans la cour dhonneur et métais penché sur les traces, sur toutes les traces qui étaient là, leur demandant cette première indication dont javais tant besoin pour maccrocher à quelque chose de «raisonnable», à quelque chose qui me permît de «raisonner» sur les événements de la «galerie inexplicable». Comment raisonner? … Comment raisonner?
… Ah! raisonner par le bon bout! Je massieds, désespéré, sur une pierre de la cour dhonneur déserte… Quest-ce que je fais, depuis plus dune heure, sinon la plus basse besogne du plus ordinaire policier… Je vais quérir lerreur comme le premier inspecteur venu, sur la trace de quelques pas «qui me feront dire ce quils voudront»!
Je me trouve plus abject, plus bas dans léchelle des intelligences que ces agents de la Sûreté imaginés par les romanciers modernes, agents qui ont acquis leur méthode dans la lecture des romans dEdgar Poe ou de Conan Doyle. Ah! Agents littéraires… qui bâtissez des montagnes de stupidité avec un pas sur le sable, avec le dessin dune main sur le mur! «À toi, Frédéric Larsan, à toi, lagent littéraire! … Tu as trop lu Conan Doyle, mon vieux! … Sherlock Holmes te fera faire des bêtises, des bêtises de raisonnement plus énormes que celles quon lit dans les livres… Elles te feront arrêter un innocent… Avec ta méthode à la Conan Doyle, tu as su convaincre le juge dinstruction, le chef de la Sûreté… tout le monde… Tu attends une dernière preuve… une dernière! … Dis donc une première, malheureux! … «Tout ce que vous offrent les sens ne saurait être une preuve…» Moi aussi, je me suis penché sur «les traces sensibles», mais pour leur demander uniquement dentrer dans le cercle quavait dessiné ma raison. Ah! bien des fois, le cercle fut si étroit, si étroit… Mais si étroit était-il, il était immense, «puisquil ne contenait que de la vérité»! … Oui, oui, je le jure, les traces sensibles nont jamais été que mes servantes… elles nont point été mes maîtresses… Elles nont point fait de moi cette chose monstrueuse, plus terrible quun homme sans yeux: un homme qui voit mal! Et voilà pourquoi je triompherai de ton erreur et de ta cogitation animale, ô Frédéric Larsan!»
Eh quoi! eh quoi! parce que, pour la première fois, cette nuit, dans la galerie inexplicable, il sest produit un événement qui «semble» ne point rentrer dans le cercle tracé par ma raison, voilà que je divague, voilà que je me penche, le nez sur la terre, comme un porc qui cherche, au hasard, dans la fange, lordure qui le nourrira… Allons! Rouletabille, mon ami, relève la tête… il est impossible que lévénement de la galerie inexplicable soit sorti du cercle tracé par ta raison… Tu le sais! Tu le sais! Alors, relève la tête… presse de tes deux mains les bosses de ton front, et rappelle-toi que, lorsque tu as tracé le cercle, tu as pris, pour le dessiner dans ton cerveau comme on trace sur le papier une figure géométrique, tu as pris ta raison par le bon bout!
Eh bien, marche maintenant… et remonte dans la «galerie inexplicableen tappuyant sur le bon bout de ta raison» comme Frédéric Larsan sappuie sur sa canne, et tu auras vite prouvé que le grand Fred nest quun sot.
Joseph ROULETABILLE 30 octobre, midi.
Ainsi ai-je pensé… ainsi ai-je agi… la tête en feu, je suis remonté dans la galerie et voilà que, sans y avoir rien trouvé de plus que ce que jy ai vu cette nuit, le bon bout de ma raison ma montré une chose si formidable que jai besoin de «me retenir à lui» pour ne pas tomber.
Ah! Il va me falloir de la force, cependant, pour découvrir maintenant les traces sensibles qui vont entrer, qui doivent entrer dans le cercle plus large que jai dessiné là, entre les deux bosses de mon front!
Joseph ROULETABILLE 30 octobre, minuit.
XIX
Rouletabille moffre à déjeuner à lauberge du «Donjon»
Ce nest que plus tard que Rouletabille me remit ce carnet où lhistoire du phénomène de la «galerie inexplicable» avait été retracée tout au long, par lui, le matin même qui suivit cette nuit énigmatique. Le jour où je le rejoignis au Glandier dans sa chambre, il me raconta, par le plus grand détail, tout ce que vous connaissez maintenant, y compris lemploi de son temps pendant les quelques heures quil était allé passer, cette semaine-là, à Paris, où, du reste, il ne devait rien apprendre qui le servît.
Lévénement de la «galerie inexplicable» était survenu dans la nuit du 29 au 30 octobre, cest-à-dire trois jours avant mon retour au château, puisque nous étions le 2 novembre. «Cest donc le 2 novembre» que je reviens au Glandier, appelé par la dépêche de mon ami et apportant les revolvers.
Je suis dans la chambre de Rouletabille; il vient de terminer son récit.
Pendant quil parlait, il navait point cessé de caresser la convexité des verres du binocle quil avait trouvé sur le guéridon et je comprenais, à la joie quil prenait à manipuler ces verres de presbyte, que ceux-ci devaient constituer une de ces «marques sensibles destinées à entrer dans le cercle tracé par le bon bout de sa raison». Cette façon bizarre, unique, quil avait de sexprimer en usant de termes merveilleusement adéquats à sa pensée ne me surprenait plus; mais souvent il fallait connaître sa pensée pour comprendre les termes et ce nétait point toujours facile que de pénétrer la pensée de Joseph Rouletabille. La pensée de cet enfant était une des choses les plus curieuses que javais jamais eu à observer. Rouletabille se promenait dans la vie avec cette pensée sans se douter de létonnement — disons le mot — de lahurissement quil rencontrait sur son chemin. Les gens tournaient la tête vers cette pensée, la regardaient passer, séloigner, comme on sarrête pour considérer plus longtemps une silhouette originale que lon a croisée sur sa route. Et comme on se dit: «Doù vient-il, celui-là! Où va-t-il?» on se disait: «Doù vient la pensée de Joseph Rouletabille et où va-t-elle?» Jai avoué quil ne se doutait point de la couleur originale de sa pensée; aussi ne la gênait-elle nullement pour se promener, comme tout le monde, dans la vie. De même, un individu qui ne se doute point de sa mise excentrique est-il tout à fait à son aise, quel que soit le milieu quil traverse. Cest donc avec une simplicité naturelle que cet enfant, irresponsable de son cerveau supernaturel, exprimait des choses formidables «par leur logique raccourcie», tellement raccourcie que nous nen pouvions, nous autres, comprendre la forme quautant quà nos yeux émerveillés il voulait bien la détendre et la présenter de face dans sa position normale.
Joseph Rouletabille me demanda ce que je pensais du récit quil venait de me faire. Je lui répondis que sa question membarrassait fort, à quoi il me répliqua dessayer, à mon tour, de prendre ma raison par le bon bout.
«Eh bien, fis-je, il me semble que le point de départ de mon raisonnement doit être celui-ci: il ne fait point de doute que lassassin que vous poursuiviez a été à un moment de cette poursuite dans la galerie.»
Et je marrêtai…
«En partant si bien, sexclama-t-il, vous ne devriez point être arrêté si tôt. Voyons, un petit effort.
— Je vais essayer. Du moment où il était dans la galerie et où il en a disparu, alors quil na pu passer ni par une porte ni par une fenêtre, il faut quil se soit échappé par une autre ouverture.»
Joseph Rouletabille me considéra avec pitié, sourit négligemment et nhésita pas plus longtemps à me confier que je raisonnais toujours «comme une savate».
«Que dis-je? comme une savate! Vous raisonnez comme Frédéric
Larsan!»
Car Joseph Rouletabille passait par des périodes alternatives dadmiration et de dédain pour Frédéric Larsan; tantôt il sécriait: «Il est vraiment fort!»; tantôt il gémissait: «Quelle brute!», selon que — et je lavais bien remarqué — selon que les découvertes de Frédéric Larsan venaient corroborer son raisonnement à lui ou quelles le contredisaient. Cétait un des petits côtés du noble caractère de cet enfant étrange.
Nous nous étions levés et il mentraîna dans le parc. Comme nous nous trouvions dans la cour dhonneur, nous dirigeant vers la sortie, un bruit de volets rejetés contre le mur nous fit tourner la tête, et nous vîmes au premier étage de laile gauche du château, à la fenêtre, une figure écarlate et entièrement rasée que je ne connaissais point.
«Tiens! murmura Rouletabille, Arthur Rance!»
Il baissa la tête, hâta sa marche et je lentendis qui disait entre ses dents:
«Il était donc cette nuit au château? … Quest-il venu y faire?»
Quand nous fûmes assez éloignés du château, je lui demandai qui était cet Arthur Rance et comment il lavait connu. Alors il me rappela son récit du matin même, me faisant souvenir que M. Arthur-W. Rance était cet américain de Philadelphie avec qui il avait si copieusement trinqué à la réception de lÉlysée.
«Mais ne devait-il point quitter la France presque immédiatement? demandai-je.
— Sans doute; aussi vous me voyez tout étonné de le trouver encore, non seulement en France, mais encore, mais surtout au Glandier. Il nest point arrivé ce matin; il nest point arrivé cette nuit; il sera donc arrivé avant dîner et je ne lai point vu. Comment se fait-il que les concierges ne maient point averti?»
Je fis remarquer à mon ami quà propos des concierges, il ne mavait point encore dit comment il sy était pris pour les faire remettre en liberté.
Nous approchions justement de la loge; le père et la mère Bernier nous regardaient venir. Un bon sourire éclairait leur face prospère. Ils semblaient navoir gardé aucun mauvais souvenir de leur détention préventive. Mon jeune ami leur demanda à quelle heure était arrivé Arthur Rance. Ils lui répondirent quils ignoraient que M. Arthur Rance fût au château. Il avait dû sy présenter dans la soirée de la veille, mais ils navaient pas eu à lui ouvrir la grille, attendu que M. Arthur Rance, qui était, paraît-il, un grand marcheur et qui ne voulait point quon allât le chercher en voiture, avait coutume de descendre à la gare du petit bourg de Saint-Michel; de là, il sacheminait à travers la forêt jusquau château. Il arrivait au parc par la grotte de Sainte-Geneviève, descendait dans cette grotte, enjambait un petit grillage et se trouvait dans le parc.
À mesure que les concierges parlaient, je voyais le visage de Rouletabille sassombrir, manifester un certain mécontentement et, à nen point douter, un mécontentement contre lui-même. Évidemment, il était un peu vexé que, ayant tant travaillé sur place, ayant étudié les êtres et les choses du Glandier avec un soin méticuleux, il en fût encore à apprendre «quArthur Rance avait coutume de venir au château».
Morose, il demanda des explications.
«Vous dites que M. Arthur Rance a coutume de venir au château…
Mais, quand y est-il donc venu pour la dernière fois?
— Nous ne saurions vous dire exactement, répondit M. Bernier — cétait le nom du concierge — attendu que nous ne pouvions rien savoir pendant quon nous tenait en prison, et puis parce que, si ce monsieur, quand il vient au château, ne passe pas par notre grille, il ny passe pas non plus quand il le quitte…
— Enfin, savez-vous quand il y est venu pour la première fois?
— Oh! oui, monsieur… il y a neuf ans! …
— Il est donc venu en France, il y a neuf ans, répondit Rouletabille; et, cette fois-ci, à votre connaissance, combien de fois est-il venu au Glandier?
— Trois fois.
— Quand est-il venu au Glandier pour la dernière fois, à «votre connaissance», avant aujourdhui.
— Une huitaine de jours avant lattentat de la «Chambre Jaune».
Rouletabille demanda encore, cette fois-ci, particulièrement à la femme:
«Dans la rainure du parquet?
— Dans la rainure du parquet, répondit-elle.
— Merci, fit Rouletabille, et préparez-vous pour ce soir.»
Il prononça cette dernière phrase, un doigt sur la bouche, pour recommander le silence et la discrétion.
Nous sortîmes du parc et nous dirigeâmes vers lauberge du
«Donjon».
«Vous allez quelquefois manger à cette auberge?
— Quelquefois.
— Mais vous prenez aussi vos repas au château?
— Oui, Larsan et moi nous nous faisons servir tantôt dans lune de nos chambres, tantôt dans lautre.
— M. Stangerson ne vous a jamais invité à sa table?
— Jamais.
— Votre présence chez lui ne le lasse pas?
— Je nen sais rien, mais en tout cas il fait comme si nous ne le gênions pas.
— Il ne vous interroge jamais?
— Jamais! Il est resté dans cet état desprit du monsieur qui était derrière la porte de la «Chambre Jaune», pendant quon assassinait sa fille, qui a défoncé la porte et qui na point trouvé lassassin. Il est persuadé que, du moment quil na pu, «sur le fait», rien découvrir, nous ne pourrons à plus forte raison rien découvrir non plus, nous autres… Mais il sest fait un devoir, «depuis lhypothèse de Larsan», de ne point contrarier nos illusions.»
Rouletabille se replongea dans ses réflexions. Il en sortit enfin pour mapprendre comment il avait libéré les deux concierges.
«Je suis allé, dernièrement, trouver M. Stangerson avec une feuille de papier. Je lui ai dit décrire sur cette feuille ces mots: «Je mengage, quoi quils puissent dire, à garder à mon service mes deux fidèles serviteurs, Bernier et sa femme», et de signer. Je lui expliquai quavec cette phrase je serais en mesure de faire parler le concierge et sa femme et je lui affirmai que jétais sûr quils nétaient pour rien dans le crime. Ce fut, dailleurs, toujours mon opinion. Le juge dinstruction présenta cette feuille signée aux Bernier qui, alors, parlèrent. Ils dirent ce que jétais certain quils diraient, dès quon leur enlèverait la crainte de perdre leur place. Ils racontèrent quils braconnaient sur les propriétés de M. Stangerson et que cétait par un soir de braconnage quils se trouvèrent non loin du pavillon au moment du drame. Les quelques lapins quils acquéraient ainsi, au détriment de M. Stangerson, étaient vendus par eux au patron de lauberge du «Donjon» qui sen servait pour sa clientèle ou qui les écoulait sur Paris. Cétait la vérité, je lavais devinée dès le premier jour. Souvenez-vous de cette phrase avec laquelle jentrai dans lauberge du «Donjon»: «Il va falloir manger du saignant maintenant!» Cette phrase, je lavais entendue le matin même, quand nous arrivâmes devant la grille du parc, et vous laviez entendue, vous aussi, mais vous ny aviez point attaché dimportance. Vous savez quau moment où nous allions atteindre cette grille, nous nous sommes arrêtés à regarder un instant un homme qui, devant le mur du parc, faisait les cent pas en consultant, à chaque instant, sa montre. Cet homme, cétait Frédéric Larsan qui, déjà, travaillait. Or, derrière nous, le patron de lauberge sur son seuil disait à quelquun qui se trouvait à lintérieur de lauberge: «Maintenant, il va falloir manger du saignant!»
«Pourquoi ce «maintenant»? Quand on est comme moi à la recherche de la plus mystérieuse vérité, on ne laisse rien échapper, ni de ce que lon voit, ni de ce que lon entend. Il faut, à toutes choses, trouver un sens. Nous arrivions dans un petit pays qui venait dêtre bouleversé par un crime. La logique me conduisait à soupçonner toute phrase prononcée comme pouvant se rapporter à lévénement du jour. «Maintenant», pour moi, signifiait: «Depuis lattentat.» Dès le début de mon enquête, je cherchai donc à trouver une corrélation entre cette phrase et le drame. Nous allâmes déjeuner au «Donjon». Je répétai tout de go la phrase et je vis, à la surprise et à lennui du père Mathieu, que je navais pas, quant à lui, exagéré limportance de cette phrase. Javais appris, à ce moment, larrestation des concierges. Le père Mathieu nous parla de ces gens comme on parle de vrais amis… Que lon regrette… Liaison fatale des idées… je me dis: «Maintenant que les concierges sont arrêtés, «il va falloir manger du saignant.» Plus de concierges, plus de gibier! Comment ai-je été conduit à cette idée précise de «gibier»! La haine exprimée par le père Mathieu pour le garde de M. Stangerson, haine, prétendait-il, partagée par les concierges, me mena tout doucement à lidée de braconnage… Or, comme, de toute évidence, les concierges ne pouvaient être dans leur lit au moment du drame, pourquoi étaient- ils dehors cette nuit-là? Pour le drame? Je nétais point disposé à le croire, car déjà je pensais, pour des raisons que je vous dirai plus tard, que lassassin navait pas de complice et que tout ce drame cachait un mystère entre Mlle Stangerson et lassassin, mystère dans lequel les concierges navaient que faire. Lhistoire du braconnage expliquait tout, relativement aux concierges. Je ladmis en principe et je recherchai une preuve chez eux, dans leur loge. Je pénétrai dans leur maisonnette, comme vous le savez, et découvris sous leur lit des lacets et du fil de laiton. «Parbleu! pensai-je, parbleu! voilà bien pourquoi ils étaient, la nuit, dans le parc.» Je ne métonnai point quils se fussent tus devant le juge et que, sous le coup dune aussi grave accusation que celle dune complicité dans le crime, ils naient point répondu tout de suite en avouant le braconnage. Le braconnage les sauvait de la cour dassisses, mais les faisait mettre à la porte du château, et, comme ils étaient parfaitement sûrs de leur innocence sur le fait crime, ils espéraient bien que celle-ci serait vite découverte et que lon continuerait à ignorer le fait braconnage. Il leur serait toujours loisible de parler à temps! Je leur ai fait hâter leur confession par lengagement signé de M. Stangerson, que je leur apportais. Ils donnèrent toutes preuves nécessaires, furent mis en liberté et conçurent pour moi une vive reconnaissance. Pourquoi ne les avais-je point fait délivrer plus tôt? Parce que je nétais point sûr alors quil ny avait dans leur cas que du braconnage. Je voulais les laisser venir, et étudier le terrain. Ma conviction ne devint que plus certaine, à mesure que les jours sécoulaient. Au lendemain de la «galerie inexplicable», comme javais besoin de gens dévoués ici, je résolus de me les attacher immédiatement en faisant cesser leur captivité. Et voilà!»
Ainsi sexprima Joseph Rouletabille, et je ne pus que métonner encore de la simplicité de raisonnement qui lavait conduit à la vérité dans cette affaire de la complicité des concierges. Certes, laffaire était minime, mais je pensai à part moi que le jeune homme, un de ces jours, ne manquerait point de nous expliquer, avec la même simplicité, la formidable nuit de la «Chambre Jaune» et celle de la «galerie inexplicable».
Nous étions arrivés à lauberge du «Donjon». Nous entrâmes.
Cette fois, nous ne vîmes point lhôte, mais ce fut lhôtesse qui nous accueillit avec un bon sourire heureux. Jai déjà décrit la salle où nous nous trouvions, et jai donné un aperçu de la charmante femme blonde aux yeux doux qui se mit immédiatement à notre disposition pour le déjeuner.
«Comment va le père Mathieu? demanda Rouletabille.
— Guère mieux, monsieur, guère mieux; il est toujours au lit.
— Ses rhumatismes ne le quittent donc pas?
— Eh non! Jai encore été obligée, la nuit dernière, de lui faire une piqûre de morphine. Il ny a que cette drogue-là qui calme ses douleurs.»
Elle parlait dune voix douce; tout, en elle, exprimait la douceur. Cétait vraiment une belle femme, un peu indolente, aux grands yeux cernés, des yeux damoureuse. Le père Mathieu, quand il navait pas de rhumatismes, devait être un heureux gaillard. Mais elle, était-elle heureuse avec ce rhumatisant bourru? La scène à laquelle nous avions précédemment assisté ne pouvait nous le faire croire, et cependant, il y avait, dans toute lattitude de cette femme, quelque chose qui ne dénotait point le désespoir. Elle disparut dans sa cuisine pour préparer notre repas, nous laissant sur la table une bouteille dexcellent cidre. Rouletabille nous en versa dans des bols, bourra sa pipe, lalluma, et, tranquillement, mexpliqua enfin la raison qui lavait déterminé à me faire venir au Glandier avec des revolvers.
«Oui, dit-il, en suivant dun oeil contemplatif les volutes de la fumée quil tirait de sa bouffarde, oui, cher ami, jattends, ce soir, lassassin.»
Il y eut un petit silence que je neus garde dinterrompre, et il reprit:
«Hier soir, au moment où jallais me mettre au lit, M. Robert Darzac frappa à la porte de ma chambre. Je lui ouvris, et il me confia quil était dans la nécessité de se rendre, le lendemain matin, cest-à-dire ce matin même, à Paris. La raison qui le déterminait à ce voyage était à la fois péremptoire et mystérieuse, péremptoire puisquil lui était impossible de ne pas faire ce voyage, et mystérieuse puisquil lui était aussi impossible de men dévoiler le but.«Je pars, et cependant, ajouta- t-il, je donnerais la moitié de ma vie pour ne pas quitter en ce moment Mlle Stangerson.» Il ne me cacha point quil la croyait encore une fois en danger.«Il surviendrait quelque chose la nuit prochaine que je ne men étonnerais guère, avoua-t-il, et cependant il faut que je mabsente. Je ne pourrai être de retour au Glandier quaprès-demain matin.»
«Je lui demandai des explications, et voici tout ce quil mexpliqua. Cette idée dun danger pressant lui venait uniquement de la coïncidence qui existait entre ses absences et les attentats dont Mlle Stangerson était lobjet. La nuit de la «galerie inexplicable», il avait dû quitter le Glandier; la nuit de la «Chambre Jaune», il naurait pu être au Glandier et, de fait, nous savons quil ny était pas. Du moins nous le savons officiellement, daprès ses déclarations. Pour que, chargé dune idée pareille, il sabsentât à nouveau aujourdhui, il fallait quil obéît à une volonté plus forte que la sienne. Cest ce que je pensais et cest ce que je lui dis. Il me répondit: «Peut- être!» Je demandai si cette volonté plus forte que la sienne était celle de Mlle Stangerson; il me jura que non et que la décision de son départ avait été prise par lui, en dehors de toute instruction de Mlle Stangerson. Bref, il me répéta quil ne croyait à la possibilité dun nouvel attentat quà cause de cette extraordinaire coïncidence quil avait remarquée «et que le juge dinstruction, du reste, lui avait fait remarquer». «Sil arrivait quelque chose à Mlle Stangerson, dit-il, ce serait terrible et pour elle et pour moi; pour elle, qui sera une fois de plus entre la vie et la mort; pour moi, qui ne pourrai la défendre en cas dattaque et qui serai ensuite dans la nécessité de ne point dire où jai passé la nuit. Or, je me rends parfaitement compte des soupçons qui pèsent sur moi. Le juge dinstruction et M. Frédéric Larsan — ce dernier ma suivi à la piste, la dernière fois que je me suis rendu à Paris, et jai eu toutes les peines du monde à men débarrasser — ne sont pas loin de me croire coupable.—Que ne dites-vous, mécriai-je tout à coup, le nom de lassassin, puisque vous le connaissez?» M. Darzac parut extrêmement troublé de mon exclamation. Il me répliqua, dune voix hésitante: «Moi! Je connais le nom de lassassin? Qui me laurait appris?» Je repartis aussitôt: «Mlle Stangerson!» Alors, il devint tellement pâle que je crus quil allait se trouver mal, et je vis que javais frappé juste: Mlle Stangerson et lui savent le nom de lassassin! Quand il fut un peu remis, il me dit: «Je vais vous quitter, monsieur. Depuis que vous êtes ici, jai pu apprécier votre exceptionnelle intelligence et votre ingéniosité sans égale. Voici le service que je réclame de vous. Peut-être ai-je tort de craindre un attentat la nuit prochaine; mais, comme il faut tout prévoir, je compte sur vous pour rendre cet attentat impossible… Prenez toutes dispositions quil faudra pour isoler, pour garder Mlle Stangerson. Faites quon ne puisse entrer dans la chambre de Mlle Stangerson. Veillez autour de cette chambre comme un bon chien de garde. Ne dormez pas. Ne vous accordez point une seconde de repos. Lhomme que nous redoutons est dune astuce prodigieuse, qui na peut-être encore jamais été égalée au monde. Cette astuce même la sauvera si vous veillez; car il est impossible quil ne sache point que vous veillez, à cause de cette astuce même; et, sil sait que vous veillez, il ne tentera rien. —Avez-vous parlé de ces choses à M. Stangerson?—Non!—Pourquoi?—Parce que je ne veux point, monsieur, que M. Stangerson me dise ce que vous mavez dit tout à lheure: Vous connaissez le nom de lassassin!» Si, vous, vous êtes étonné de ce que je viens vous dire: «Lassassin va peut-être venir demain!», quel serait létonnement de M. Stangerson, si je lui répétais la même chose! Il nadmettra peut- être point que mon sinistre pronostic ne soit basé que sur des coïncidences quil finirait, sans doute, lui aussi, par trouver étranges… Je vous dis tout cela, monsieur Rouletabille, parce que jai une grande… une grande confiance en vous… Je sais que, vous, vous ne me soupçonnez pas! …»
«Le pauvre homme, continua Rouletabille, me répondait comme il pouvait, à hue et à dia. Il souffrait. Jeus pitié de lui, dautant plus que je me rendais parfaitement compte quil se ferait tuer plutôt que de me dire qui était lassassin comme Mlle Stangerson se fera plutôt assassiner que de dénoncer lhomme de la «Chambre Jaune» et de la «galerie inexplicable». Lhomme doit la tenir, ou doit les tenir tous deux, dune manière terrible, «et ils ne doivent rien tant redouter que de voir M. Stangerson apprendre que sa fille est «tenue «par son assassin.» Je fis comprendre à M. Darzac quil sétait suffisamment expliqué et quil pouvait se taire puisquil ne pouvait plus rien mapprendre. Je lui promis de veiller et de ne me point coucher de la nuit. Il insista pour que jorganisasse une véritable barrière infranchissable autour de la chambre de Mlle Stangerson, autour du boudoir où couchaient les deux gardes et autour du salon où couchait, depuis la «galerie inexplicable», M. Stangerson; bref, autour de tout lappartement. Non seulement je compris, à cette insistance, que M. Darzac me demandait de rendre impossible larrivée à la chambre de Mlle Stangerson, mais encore de rendre cette arrivée si «visiblement» impossible, que lhomme fût rebuté tout de suite et disparût sans laisser de trace. Cest ainsi que jexpliquai, à part moi, la phrase finale dont il me salua: «Quand je serai parti, vous pourrez parler de «vos» soupçons pour cette nuit à M. Stangerson, au père Jacques, à Frédéric Larsan, à tout le monde au château et organiser ainsi, jusquà mon retour, une surveillance dont, aux yeux de tous, vous aurez eu seul lidée.»
«Il sen alla, le pauvre, le pauvre homme, ne sachant plus guère ce quil disait, devant mon silence et mes yeux qui lui «criaient» que javais deviné les trois quarts de son secret. Oui, oui, vraiment, il devait être tout à fait désemparé pour être venu à moi dans un moment pareil et pour abandonner Mlle Stangerson, quand il avait dans la tête cette idée terrible de la «coïncidence…»
«Quand il fut parti, je réfléchis. Je réfléchis à ceci, quil fallait être plus astucieux que lastuce même, de telle sorte que lhomme, sil devait aller, cette nuit, dans la chambre de Mlle Stangerson, ne se doutât point une seconde quon pouvait soupçonner sa venue. Certes! lempêcher de pénétrer, même par la mort, mais le laisser avancer suffisamment pour que, mort ou vivant, on pût voir nettement sa figure! Car il fallait en finir, il fallait libérer Mlle Stangerson de cet assassinat latent!
«Oui, mon ami, déclara Rouletabille, après avoir posé sa pipe sur la table et vidé son verre, il faut que je voie, dune façon bien distincte, sa figure, histoire dêtre sûr quelle entre dans le cercle que jai tracé avec le bon bout de ma raison.»
À ce moment, apportant lomelette au lard traditionnelle, lhôtesse fit sa réapparition. Rouletabille lutina un peu MmeMathieu et celle-ci se montra de lhumeur la plus charmante.
«Elle est beaucoup plus gaie, me dit-il, quand le père Mathieu est cloué au lit par ses rhumatismes que lorsque le père Mathieu est ingambe!»
Mais je nétais ni aux jeux de Rouletabille, ni aux sourires de lhôtesse; jétais tout entier aux dernières paroles de mon jeune ami et à létrange démarche de M. Robert Darzac.
Quand il eut fini son omelette et que nous fûmes seuls à nouveau,
Rouletabille reprit le cours de ses confidences:
«Quand je vous ai envoyé ma dépêche ce matin, à la première heure, jen étais resté, me dit-il, à la parole de M. Darzac: «Lassassin viendra peut-être la nuit prochaine.» Maintenant, je peux vous dire quil viendra «sûrement». Oui, je lattends.
— Et quest-ce qui vous a donné cette certitude? Ne serait-ce point par hasard…
— Taisez-vous, minterrompit en souriant Rouletabille, taisez- vous, vous allez dire une bêtise. Je suis sûr que lassassin viendra depuis ce matin, dix heures et demie, cest-à-dire avant votre arrivée, et par conséquent avant que nous nayons aperçu Arthur Rance à la fenêtre de la cour dhonneur…
— Ah! ah! fis-je… vraiment… mais encore, pourquoi en étiez- vous sûr dès dix heures et demie?
— Parce que, à dix heures et demie, jai eu la preuve que Mlle Stangerson faisait autant defforts pour permettre à lassassin de pénétrer dans sa chambre, cette nuit, que M. Robert Darzac avait pris, en sadressant à moi, de précautions pour quil ny entrât pas… — Oh! oh! mécriai-je, est-ce bien possible! …»
Et plus bas:
«Ne mavez-vous pas dit que Mlle Stangerson adorait M. Robert
Darzac?
— Je vous lai dit parce que cest la vérité!
— Alors, vous ne trouvez pas bizarre…
— Tout est bizarre, dans cette affaire, mon ami, mais croyez bien que le bizarre que vous, vous connaissez nest rien à côté du bizarre qui vous attend! …
— Il faudrait admettre, dis-je encore, que Mlle Stangerson «et son assassin» aient entre eux des relations au moins épistolaires?
— Admettez-le! mon ami, admettez-le! … Vous ne risquez rien! … Je vous ai rapporté lhistoire de la lettre sur la table de Mlle Stangerson, lettre laissée par lassassin la nuit de la «galerie inexplicable», lettre disparue… dans la poche de Mlle Stangerson… Qui pourrait prétendre que, «dans cette lettre, lassassin ne sommait pas Mlle Stangerson de lui donner un prochain rendez-vous effectif», et enfin quil na pas fait savoir à Mlle Stangerson, «aussitôt quil a été sûr du départ de M. Darzac», que ce rendez-vous devait être pour la nuit qui vient?»
Et mon ami ricana silencieusement. Il y avait des moments où je me demandais sil ne se payait point ma tête.
La porte de lauberge souvrit. Rouletabille fut debout, si subitement, quon eût pu croire quil venait de subir sur son siège une décharge électrique.
«Mr Arthur Rance!» sécria-t-il.
M. Arthur Rance était devant nous, et, flegmatiquement, saluait.
XX
Un geste de Mlle Stangerson
«Vous me reconnaissez, monsieur? demanda Rouletabille au gentleman.
— Parfaitement, répondit Arthur Rance. Jai reconnu en vous le petit garçon du buffet. (Visage cramoisi de colère de Rouletabille à ce titre de petit garçon.) Et je suis descendu de ma chambre pour venir vous serrer la main. Vous êtes un joyeux petit garçon.»
Main tendue de laméricain; Rouletabille se déride, serre la main en riant, me présente, présente Mr Arthur-William Rance, linvite à partager notre repas.
«Non, merci. Je déjeune avec M. Stangerson.»
Arthur Rance parle parfaitement notre langue, presque sans accent.
«Je croyais, monsieur, ne plus avoir le plaisir de vous revoir; ne deviez-vous pas quitter notre pays le lendemain ou le surlendemain de la réception à lÉlysée?»
Rouletabille et moi, en apparence indifférents à cette conversation de rencontre, prêtons une oreille fort attentive à chaque parole de lAméricain.
La face rose violacée de lhomme, ses paupières lourdes, certains tics nerveux, tout démontre, tout prouve lalcoolique. Comment ce triste individu est-il le commensal de M. Stangerson? Comment peut-il être intime avec lillustre professeur?
Je devais apprendre, quelques jours plus tard, de Frédéric Larsan — lequel avait, comme nous, été surpris et intrigué par la présence de lAméricain au château, et sétait documenté — que M. Rance nétait devenu alcoolique que depuis une quinzaine dannées, cest-à-dire depuis le départ de Philadelphie du professeur et de sa fille. À lépoque où les Stangerson habitaient lAmérique, ils avaient connu et beaucoup fréquenté Arthur Rance, qui était un des phrénologues les plus distingués du Nouveau Monde. Il avait su, grâce à des expériences nouvelles et ingénieuses, faire franchir un pas immense à la science de Gall et de Lavater. Enfin, il faut retenir à lactif dArthur Rance et pour lexplication de cette intimité avec laquelle il était reçu au Glandier, que le savant américain avait rendu un jour un grand service à Mlle Stangerson, en arrêtant, au péril de sa vie, les chevaux emballés de sa voiture. Il était même probable quà la suite de cet événement une certaine amitié avait lié momentanément Arthur Rance et la fille du professeur; mais rien ne faisait supposer, dans tout ceci, la moindre histoire damour.
Où Frédéric Larsan avait-il puisé ses renseignements? Il ne me le dit point; mais il paraissait à peu près sûr de ce quil avançait.
Si, au moment où Arthur Rance nous vint rejoindre à lauberge du «Donjon», nous avions connu ces détails, il est probable que sa présence au château nous eût moins intrigués, mais ils nauraient fait, en tout cas, «quaugmenter lintérêt» que nous portions à ce nouveau personnage. Laméricain devait avoir dans les quarante- cinq ans. Il répondit dune façon très naturelle à la question de Rouletabille:
«Quand jai appris lattentat, jai retardé mon retour en
Amérique; je voulais massurer, avant de partir, que Mlle
Stangerson nétait point mortellement atteinte, et je ne men irai
que lorsquelle sera tout à fait rétablie.»
Arthur Rance prit alors la direction de la conversation, évitant de répondre à certaines questions de Rouletabille, nous faisant part, sans que nous ly invitions, de ses idées personnelles sur le drame, idées qui nétaient point éloignées, à ce que jai pu comprendre, des idées de Frédéric Larsan lui-même, cest-à-dire que lAméricain pensait, lui aussi, que M. Robert Darzac «devait être pour quelque chose dans laffaire». Il ne le nomma point, mais il ne fallait point être grand clerc pour saisir ce qui était au fond de son argumentation. Il nous dit quil connaissait les efforts faits par le jeune Rouletabille pour arriver à démêler lécheveau embrouillé du drame de la «Chambre Jaune». Il nous rapporta que M. Stangerson lavait mis au courant des événements qui sétaient déroulés dans la «galerie inexplicable». On devinait, en écoutant Arthur Rance, quil expliquait tout par Robert Darzac. À plusieurs reprises, il regretta que M. Darzac fût «justement absent du château» quand il sy passait daussi mystérieux drames, et nous sûmes ce que parler veut dire. Enfin, il émit cette opinion que M. Darzac avait été «très bien inspiré, très habile», en installant lui-même sur les lieux M. Joseph Rouletabille, qui ne manquerait point — un jour ou lautre — de découvrir lassassin. Il prononça cette dernière phrase avec une ironie visible, se leva, nous salua, et sortit.
Rouletabille, à travers la fenêtre, le regarda séloigner et dit:
«Drôle de corps!»
Je lui demandai:
«Croyez-vous quil passera la nuit au Glandier?»
À ma stupéfaction, le jeune reporter répondit «que cela lui était tout à fait indifférent».
Je passerai sur lemploi de notre après-midi. Quil vous suffise de savoir que nous allâmes nous promener dans les bois, que Rouletabille me conduisit à la grotte de Sainte-Geneviève et que, tout ce temps, mon ami affecta de me parler de toute autre chose que de ce qui le préoccupait. Ainsi le soir arriva. Jétais tout étonné de voir le reporter ne prendre aucune de ces dispositions auxquelles je mattendais. Je lui en fis la remarque, quand, la nuit venue, nous nous trouvâmes dans sa chambre. Il me répondit que toutes ses dispositions étaient déjà prises et que lassassin ne pouvait, cette fois, lui échapper. Comme jémettais quelque doute, lui rappelant la disparition de lhomme dans la galerie, et faisant entendre que le même fait pourrait se renouveler, il répliqua: «Quil lespérait bien, et que cest tout ce quil désirait cette nuit-là.» Je ninsistai point, sachant par expérience combien mon insistance eût été vaine et déplacée. Il me confia que, depuis le commencement du jour, par son soin et ceux des concierges, le château était surveillé de telle sorte que personne ne pût en approcher sans quil en fût averti; et que, dans le cas où personne ne viendrait du dehors, il était bien tranquille sur tout ce qui pouvait concerner «ceux du dedans».
Il était alors six heures et demie, à la montre quil tira de son gousset; il se leva, me fit signe de le suivre et, sans prendre aucune précaution, sans essayer même datténuer le bruit de ses pas, sans me recommander le silence, il me conduisit à travers la galerie; nous atteignîmes la galerie droite, et nous la suivîmes jusquau palier de lescalier que nous traversâmes. Nous avons alors continué notre marche dans la galerie, «aile gauche», passant devant lappartement du professeur Stangerson. À lextrémité de cette galerie, avant darriver au donjon, se trouvait une pièce qui était la chambre occupée par Arthur Rance. Nous savions cela parce que nous avions vu, à midi, lAméricain à la fenêtre de cette chambre qui donnait sur la cour dhonneur. La porte de cette chambre était dans le travers de la galerie, puisque la chambre barrait et terminait la galerie de ce côté. En somme, la porte de cette chambre était juste en face de la fenêtre «est «qui se trouvait à lextrémité de lautre galerie droite, aile droite, là où, précédemment, Rouletabille avait placé le père Jacques. Quand on tournait le dos à cette porte, cest-à-dire quand on sortait de cette chambre, «on voyait toute la galerie» en enfilade: aile gauche, palier et aile droite. Il ny avait, naturellement, que la galerie tournante de laile droite que lon ne voyait point.
«Cette galerie tournante, dit Rouletabille, je me la réserve.
Vous, quand je vous en prierai, vous viendrez vous installer ici.»
Et il me fit entrer dans un petit cabinet noir triangulaire, pris sur la galerie et situé de biais à gauche de la porte de la chambre dArthur Rance. De ce recoin, je pouvais voir tout ce qui se passait dans la galerie aussi facilement que si javais été devant la porte dArthur Rance et je pouvais également surveiller la porte même de lAméricain. La porte de ce cabinet, qui devait être mon lieu dobservation, était garnie de carreaux non dépolis. Il faisait clair dans la galerie où toutes les lampes étaient allumées; il faisait noir dans le cabinet. Cétait là un poste de choix pour un espion.
Car que faisais-je, là, sinon un métier despion? de bas policier? Jy répugnais certainement; et, outre mes instincts naturels, ny avait-il pas la dignité de ma profession qui sopposait à un pareil avatar? En vérité, si mon bâtonnier me voyait! si lon apprenait ma conduite, au Palais, que dirait le Conseil de lOrdre? Rouletabille, lui, ne soupçonnait même pas quil pouvait me venir à lidée de lui refuser le service quil me demandait, et, de fait, je ne le lui refusai point: dabord parce que jeusse craint de passer à ses yeux pour un lâche; ensuite parce que je réfléchis que je pouvais toujours prétendre quil métait loisible de chercher partout la vérité en amateur; enfin, parce quil était trop tard pour me tirer de là. Que navais-je eu ces scrupules plus tôt? Pourquoi ne les avais-je pas eus? Parce que ma curiosité était plus forte que tout. Encore, je pouvais dire que jallais contribuer à sauver la vie dune femme; et il nest point de règlements professionnels qui puissent interdire un aussi généreux dessein.
Nous revînmes à travers la galerie. Comme nous arrivions en face de lappartement de Mlle Stangerson, la porte du salon souvrit, poussée par le maître dhôtel qui faisait le service du dîner (M. Stangerson dînait avec sa fille dans le salon du premier étage, depuis trois jours), et, comme la porte était restée entrouverte, nous vîmes parfaitement Mlle Stangerson qui, profitant de labsence du domestique et de ce que son père était baissé, ramassant un objet quelle venait de faire tomber, «versait hâtivement le contenu dune fiole dans le verre de M. Stangerson».
XXI
À laffût
Ce geste, qui me bouleversa, ne parut point émouvoir extrêmement Rouletabille. Nous nous retrouvâmes dans sa chambre, et, ne me parlant même point de la scène que nous venions de surprendre, il me donna ses dernières instructions pour la nuit. Nous allions dabord dîner. Après dîner, je devais entrer dans le cabinet noir et, là, jattendrais tout le temps quil faudrait «pour voir quelque chose».
«Si vous «voyez» avant moi, mexpliqua mon ami, il faudra mavertir. Vous verrez avant moi si lhomme arrive dans la galerie droite par tout autre chemin que la galerie tournante, puisque vous découvrez toute la galerie droite et que moi je ne puis voir que la galerie tournante. Pour mavertir, vous naurez quà dénouer lembrasse du rideau de la fenêtre de la galerie droite qui se trouve la plus proche du cabinet noir. Le rideau tombera de lui-même, voilant la fenêtre et faisant immédiatement un carré dombre là où il y avait un carré de lumière, puisque la galerie est éclairée. Pour faire ce geste, vous navez quà allonger la main hors du cabinet noir. Moi, dans la galerie tournante qui fait angle droit avec la galerie droite, japerçois, par les fenêtres de la galerie tournante, tous les carrés de lumière que font les fenêtres de la galerie droite. Quand le carré lumineux qui nous occupe deviendra obscur, je saurai ce que cela veut dire.
— Et alors?
— Alors, vous me verrez apparaître au coin de la galerie tournante.
— Et quest-ce que je ferai?
— Vous marcherez aussitôt vers moi, derrière lhomme, mais je serai déjà sur lhomme et jaurai vu si sa figure entre dans mon cercle…
— Celui qui est «tracé par le bon bout de la raison», terminai-je en esquissant un sourire.
— Pourquoi souriez-vous? Cest bien inutile… Enfin, profitez, pour vous réjouir, des quelques instants qui vous restent, car je vous jure que tout à lheure vous nen aurez plus loccasion.
— Et si lhomme échappe?
— Tant mieux! fit flegmatiquement Rouletabille. Je ne tiens pas à le prendre; il pourra séchapper en dégringolant lescalier et par le vestibule du rez-de-chaussée… et cela avant que vous nayez atteint le palier, puisque vous êtes au fond de la galerie. Moi, je le laisserai partir après avoir vu sa figure. Cest tout ce quil me faut: voir sa figure. Je saurai bien marranger ensuite pour quil soit mort pour Mlle Stangerson, même sil reste vivant. Si je le prends vivant, Mlle Stangerson et M. Robert Darzac ne me le pardonneront peut-être jamais! Et je tiens à leur estime; ce sont de braves gens. Quand je vois Mlle Stangerson verser un narcotique dans le verre de son père, pour que son père, cette nuit, ne soit pas réveillé par la conversation quelle doit avoir avec son assassin, vous devez comprendre que sa reconnaissance pour moi aurait des limites si jamenais à son père, les poings liés et la bouche ouverte, lhomme de la «Chambre Jaune» et de la «galerie inexplicable»! Cest peut-être un grand bonheur que, la nuit de la «galerie inexplicable», lhomme se soit évanoui comme par enchantement! Je lai compris cette nuit-là à la physionomie soudain rayonnante de Mlle Stangerson quand elle eut appris quil avait échappé. Et jai compris que, pour sauver la malheureuse, il fallait moins prendre lhomme que le rendre muet, de quelque façon que ce fut. Mais tuer un homme! tuer un homme! ce nest pas une petite affaire. Et puis, ça ne me regarde pas… à moins quil ne men donne loccasion! … Dun autre côté, le rendre muet sans que la dame me fasse de confidences… cest une besogne qui consiste dabord à deviner tout avec rien! … Heureusement, mon ami, jai deviné… ou plutôt non, jai raisonné… et je ne demande à lhomme de ce soir de ne mapporter que la figure sensible qui doit entrer…
— Dans le cercle…
— Parfaitement. et sa figure ne me surprendra pas! …
— Mais je croyais que vous aviez déjà vu sa figure, le soir où vous avez sauté dans la chambre…
— Mal… la bougie était par terre… et puis, toute cette barbe…
— Ce soir, il nen aura donc plus?
— Je crois pouvoir affirmer quil en aura… Mais la galerie est claire, et puis, maintenant, je sais… ou du moins mon cerveau sait… alors mes yeux verront…
— Sil ne sagit que de le voir et de le laisser échapper… pourquoi nous être armés?
— Parce que, mon cher, si lhomme de la «Chambre Jaune» et de la «galerie inexplicable» sait que je sais, il est capable de tout! Alors, il faudra nous défendre.
— Et vous êtes sûr quil viendra ce soir? …
— Aussi sûr que vous êtes là! … Mlle Stangerson, à dix heures et demie, ce matin, le plus habilement du monde, sest arrangée pour être sans gardes-malades cette nuit; elle leur a donné congé pour vingt-quatre heures, sous des prétextes plausibles, et na voulu, pour veiller auprès delle, pendant leur absence, que son cher père, qui couchera dans le boudoir de sa fille et qui accepte cette nouvelle fonction avec une joie reconnaissante. La coïncidence du départ de M. Darzac (après les paroles quil ma dites) et des précautions exceptionnelles de Mlle Stangerson, pour faire autour delle de la solitude, ne permet aucun doute. La venue de lassassin, que Darzac redoute, Mlle Stangerson la prépare!
— Cest effroyable!
— Oui.
— Et le geste que nous lui avons vu faire, cest le geste qui va endormir son père?
— Oui.
— En somme, pour laffaire de cette nuit, nous ne sommes que deux?
— Quatre; le concierge et sa femme veillent à tout hasard… Je crois leur veille inutile, «avant»… Mais le concierge pourra mêtre utile «après, si on tue»!
— Vous croyez donc quon va tuer?
— On tuera sil le veut!
— Pourquoi navoir pas averti le père Jacques? Vous ne vous servez plus de lui, aujourdhui?
— Non», me répondit Rouletabille dun ton brusque.
Je gardai quelque temps le silence; puis, désireux de connaître le fond de la pensée de Rouletabille, je lui demandai à brûle- pourpoint:
«Pourquoi ne pas avertir Arthur Rance? Il pourrait nous être dun grand secours…
— Ah ça! fit Rouletabille avec méchante humeur… Vous voulez donc mettre tout le monde dans les secrets de Mlle Stangerson! … Allons dîner… cest lheure… Ce soir nous dînons chez Frédéric Larsan… à moins quil ne soit encore pendu aux trousses de Robert Darzac… Il ne le lâche pas dune semelle. Mais, bah! sil nest pas là en ce moment, je suis bien sûr quil sera là cette nuit! … En voilà un que je vais rouler!»
À ce moment, nous entendîmes du bruit dans la chambre à côté.
«Ce doit être lui, dit Rouletabille.
— Joubliais de vous demander, fis-je: quand nous serons devant le policier, pas une allusion à lexpédition de cette nuit, nest- ce pas?
— Évidemment; nous opérons seuls, pour notre compte personnel.
— Et toute la gloire sera pour nous?»
Rouletabille, ricanant, ajouta:
«Tu las dit, bouffi!»
Nous dînâmes avec Frédéric Larsan, dans sa chambre. Nous le trouvâmes chez lui… Il nous dit quil venait darriver et nous invita à nous mettre à table. Le dîner se passa dans la meilleure humeur du monde, et je neus point de peine à comprendre quil fallait lattribuer à la quasi-certitude où Rouletabille et Frédéric Larsan, lun et lautre, et chacun de son côté, étaient de tenir enfin la vérité. Rouletabille confia au grand Fred que jétais venu le voir de mon propre mouvement et quil mavait retenu pour que je laidasse dans un grand travail quil devait livrer, cette nuit même, à LÉpoque. Je devais repartir, dit-il, pour Paris, par le train donze heures, emportant sa «copie», qui était une sorte de feuilleton où le jeune reporter retraçait les principaux épisodes des mystères du Glandier. Larsan sourit à cette explication comme un homme qui nen est point dupe, mais qui se garde, par politesse, démettre la moindre réflexion sur des choses qui ne le regardent pas. Avec mille précautions dans le langage et jusque dans les intonations, Larsan et Rouletabille sentretinrent assez longtemps de la présence au château de M. Arthur-W. Rance, de son passé en Amérique quils eussent voulu connaître mieux, du moins quant aux relations quil avait eues avec les Stangerson. À un moment, Larsan, qui me parut soudain souffrant, dit avec effort:
«Je crois, monsieur Rouletabille, que nous navons plus grandchose à faire au Glandier, et mest avis que nous ny coucherons plus de nombreux soirs.
— Cest aussi mon avis, monsieur Fred.
— Vous croyez donc, mon ami, que laffaire est finie?
— Je crois, en effet, quelle est finie et quelle na plus rien à nous apprendre, répliqua Rouletabille.
— Avez-vous un coupable? demanda Larsan.
— Et vous?
— Oui.
— Moi aussi, dit Rouletabille.
— Serait-ce le même?
— Je ne crois pas, si vous navez pas changé didée», dit le jeune reporter.
Et il ajouta avec force:
«M. Darzac est un honnête homme!
— Vous en êtes sûr? demanda Larsan. Eh bien, moi, je suis sûr du contraire… Cest donc la bataille?
— Oui, la bataille. Et je vous battrai, monsieur Frédéric Larsan.
— La jeunesse ne doute de rien», termina le grand Fred en riant et en me serrant la main.
Rouletabille répondit comme un écho:
«De rien!»
Mais soudain, Larsan, qui sétait levé pour nous souhaiter le bonsoir, porta les deux mains à sa poitrine et trébucha. Il dut sappuyer à Rouletabille pour ne pas tomber. Il était devenu extrêmement pâle.
«Oh! oh! fit-il, quest-ce que jai là? Est-ce que je serais empoisonné?»
Et il nous regardait dun oeil hagard… En vain, nous linterrogions, il ne nous répondait plus… Il sétait affaissé dans un fauteuil et nous ne pûmes en tirer un mot. Nous étions extrêmement inquiets, et pour lui, et pour nous, car nous avions mangé de tous les plats auxquels avait touché Frédéric Larsan. Nous nous empressions autour de lui. Maintenant, il ne semblait plus souffrir, mais sa tête lourde avait roulé sur son épaule et ses paupières appesanties nous cachaient son regard. Rouletabille se pencha sur sa poitrine et ausculta son coeur…
Quand il se releva, mon ami avait une figure aussi calme que je la lui avais vue tout à lheure bouleversée. Il me dit:
«Il dort!»
Et il mentraîna dans sa chambre, après avoir refermé la porte de la chambre de Larsan.
«Le narcotique? demandai-je… Mlle Stangerson veut donc endormir tout le monde, ce soir? …
— Peut-être… me répondit Rouletabille en songeant à autre chose.
— Mais nous! … nous! exclamai-je. Qui me dit que nous navons pas avalé un pareil narcotique?
— Vous sentez-vous indisposé? me demanda Rouletabille avec sang- froid.
— Non, aucunement!
— Avez-vous envie de dormir?
— En aucune façon…
— Eh bien, mon ami, fumez cet excellent cigare.»
Et il me passa un havane de premier choix que M. Darzac lui avait offert; quant à lui, il alluma sa bouffarde, son éternelle bouffarde.
Nous restâmes ainsi dans cette chambre jusquà dix heures, sans quun mot fût prononcé. Plongé dans un fauteuil, Rouletabille fumait sans discontinuer, le front soucieux et le regard lointain. À dix heures, il se déchaussa, me fit un signe et je compris que je devais, comme lui, retirer mes chaussures. Quand nous fûmes sur nos chaussettes, Rouletabille dit, si bas que je devinai plutôt le mot que je ne lentendis:
«Revolver!»
Je sortis mon revolver de la poche de mon veston.
«Armez! fit-il encore.
Jarmai.
Alors il se dirigea vers la porte de sa chambre, louvrit avec des précautions infinies; la porte ne cria pas. Nous fûmes dans la galerie tournante. Rouletabille me fit un nouveau signe. Je compris que je devais prendre mon poste dans le cabinet noir. Comme je méloignais déjà de lui, Rouletabille me rejoignit «et membrassa», et puis je vis quavec les mêmes précautions il retournait dans sa chambre. Étonné de ce baiser et un peu inquiet, jarrivai dans la galerie droite que je longeai sans encombre; je traversai le palier et continuai mon chemin dans la galerie, aile gauche, jusquau cabinet noir. Avant dentrer dans le cabinet noir, je regardai de près lembrasse du rideau de la fenêtre… Je navais, en effet, quà la toucher du doigt pour que le lourd rideau retombât dun seul coup, «cachant à Rouletabille le carré de lumière»: signal convenu. Le bruit dun pas marrêta devant la porte dArthur Rance. «Il nétait donc pas encore couché!» Mais comment était-il encore au château, nayant pas dîné avec M. Stangerson et sa fille? Du moins, je ne lavais pas vu à table, dans le moment que nous avions saisi le geste de Mlle Stangerson.
Je me retirai dans mon cabinet noir. Je my trouvais parfaitement. Je voyais toute la galerie en enfilade, galerie éclairée comme en plein jour. Évidemment, rien de ce qui allait sy passer ne pouvait méchapper. Mais quest-ce qui allait sy passer? Peut- être quelque chose de très grave. Nouveau souvenir inquiétant du baiser de Rouletabille. On nembrasse ainsi ses amis que dans les grandes occasions ou quand ils vont courir un danger! Je courais donc un danger?
Mon poing se crispa sur la crosse de mon revolver, et jattendis.
Je ne suis pas un héros, mais je ne suis pas un lâche.
Jattendis une heure environ; pendant cette heure je ne remarquai rien danormal. Dehors, la pluie, qui sétait mise à tomber violemment vers neuf heures du soir, avait cessé.
Mon ami mavait dit que rien ne se passerait probablement avant minuit ou une heure du matin. Cependant il nétait pas plus donze heures et demie quand la porte de la chambre dArthur Rance souvrit. Jen entendis le faible grincement sur ses gonds. On eût dit quelle était poussée de lintérieur avec la plus grande précaution. La porte resta ouverte un instant qui me parut très long. Comme cette porte était ouverte, dans la galerie, cest-à- dire poussée hors la chambre, je ne pus voir, ni ce qui se passait dans la chambre, ni ce qui se passait derrière la porte. À ce moment, je remarquai un bruit bizarre qui se répétait pour la troisième fois, qui venait du parc, et auquel je navais pas attaché plus dimportance quon na coutume den attacher au miaulement des chats qui errent, la nuit, sur les gouttières. Mais, cette troisième fois, le miaulement était si pur et si «spécial» que je me rappelai ce que javais entendu raconter du cri de la «Bête du Bon Dieu». Comme ce cri avait accompagné, jusquà ce jour, tous les drames qui sétaient déroulés au Glandier, je ne pus mempêcher, à cette réflexion, davoir un frisson. Aussitôt je vis apparaître, au delà de la porte, et refermant la porte, un homme. Je ne pus dabord le reconnaître, car il me tournait le dos et il était penché sur un ballot assez volumineux. Lhomme, ayant refermé la porte, et portant le ballot, se retourna vers le cabinet noir, et alors je vis qui il était. Celui qui sortait, à cette heure, de la chambre dArthur Rance «était le garde». Cétait «lhomme vert». Il avait ce costume que je lui avais vu sur la route, en face de lauberge du «Donjon», le premier jour où jétais venu au Glandier, et quil portait encore le matin même quand, sortant du château, nous lavions rencontré, Rouletabille et moi. Aucun doute, cétait le garde. Je le vis fort distinctement. Il avait une figure qui me parut exprimer une certaine anxiété. Comme le cri de la «Bête du Bon Dieu» retentissait au dehors pour la quatrième fois, il déposa son ballot dans la galerie et sapprocha de la seconde fenêtre, en comptant les fenêtres à partir du cabinet noir. Je ne risquai aucun mouvement, car je craignais de trahir ma présence.
Quand il fut à cette fenêtre, il colla son front contre les vitraux dépolis, et regarda la nuit du parc. Il resta là une demi- minute. La nuit était claire, par intermittences, illuminée par une lune éclatante qui, soudain, disparaissait sous un gros nuage. «Lhomme vert» leva le bras à deux reprises, fit des signes que je ne comprenais point; puis, séloignant de la fenêtre, reprit son ballot et se dirigea, suivant la galerie, vers le palier.
Rouletabille mavait dit: «Quand vous verrez quelque chose, dénouez lembrasse.» Je voyais quelque chose. Était-ce cette chose que Rouletabille attendait? Ceci nétait point mon affaire et je navais quà exécuter la consigne qui mavait été donnée. Je dénouai lembrasse. Mon coeur battait à se rompre. Lhomme atteignit le palier, mais à ma grande stupéfaction, comme je mattendais à le voir continuer son chemin dans la galerie, aile droite, je laperçus qui descendait lescalier conduisant au vestibule.
Que faire? Stupidement, je regardais le lourd rideau qui était retombé sur la fenêtre. Le signal avait été donné, et je ne voyais pas apparaître Rouletabille au coin de la galerie tournante. Rien ne vint; personne napparut. Jétais perplexe. Une demi-heure sécoula qui me parut un siècle. «Que faire maintenant, même si je voyais autre chose?» Le signal avait été donné, je ne pouvais le donner une seconde fois… Dun autre côté, maventurer dans la galerie en ce moment pouvait déranger tous les plans de Rouletabille. Après tout, je navais rien à me reprocher, et, sil sétait passé quelque chose que nattendait point mon ami, celui- ci navait quà sen prendre à lui-même. Ne pouvant plus être daucun réel secours davertissement pour lui, je risquai le tout pour le tout: je sortis du cabinet, et, toujours sur mes chaussettes, mesurant mes pas et écoutant le silence, je men fus vers la galerie tournante.
Personne dans la galerie tournante. Jallai à la porte de la chambre de Rouletabille. Jécoutai. Rien. Je frappai bien doucement. Rien. Je tournai le bouton, la porte souvrit. Jétais dans la chambre. Rouletabille était étendu, tout de son long, sur le parquet.
XXII
Le cadavre incroyable
Je me penchai, avec une anxiété inexprimable, sur le corps du reporter, et jeus la joie de constater quil dormait! Il dormait de ce sommeil profond et maladif dont javais vu sendormir Frédéric Larsan. Lui aussi était victime du narcotique que lon avait versé dans nos aliments. Comment, moi-même, navais-je point subi le même sort! Je réfléchis alors que le narcotique avait dû être versé dans notre vin ou dans notre eau, car ainsi tout sexpliquait: «je ne bois pas en mangeant.» Doué par la nature dune rotondité prématurée, je suis au régime sec, comme on dit. Je secouai avec force Rouletabille, mais je ne parvenais point à lui faire ouvrir les yeux. Ce sommeil devait être, à nen point douter, le fait de Mlle Stangerson.
Celle-ci avait certainement pensé que, plus que son père encore, elle avait à craindre la veille de ce jeune homme qui prévoyait tout, qui savait tout! Je me rappelai que le maître dhôtel nous avait recommandé, en nous servant, un excellent Chablis qui, sans doute, avait passé sur la table du professeur et de sa fille.
Plus dun quart dheure sécoula ainsi. Je me résolus, en ces circonstances extrêmes, où nous avions tant besoin dêtre éveillés, à des moyens robustes. Je lançai à la tête de Rouletabille un broc deau. Il ouvrit les yeux, enfin! de pauvres yeux mornes, sans vie et ni regard. Mais nétait-ce pas là une première victoire? Je voulus la compléter; jadministrai une paire de gifles sur les joues de Rouletabille, et le soulevai. Bonheur! je sentis quil se raidissait entre mes bras, et je lentendis qui murmurait: «Continuez, mais ne faites pas tant de bruit! …» Continuer à lui donner des gifles sans faire de bruit me parut une entreprise impossible. Je me repris à le pincer et à le secouer, et il put tenir sur ses jambes. Nous étions sauvés! … «On ma endormi, fit-il… Ah! Jai passé un quart dheure abominable avant de céder au sommeil… Mais maintenant, cest passé! Ne me quittez pas! …»
Il navait pas plus tôt terminé cette phrase que nous eûmes les oreilles déchirées par un cri affreux qui retentissait dans le château, un véritable cri de la mort…
«Malheur! hurla Rouletabille… nous arrivons trop tard! …»
Et il voulut se précipiter vers la porte; mais il était tout étourdi et roula contre la muraille. Moi, jétais déjà dans la galerie, le revolver au poing, courant comme un fou du côté de la chambre de Mlle Stangerson. Au moment même où jarrivais à lintersection de la galerie tournante et de la galerie droite, je vis un individu qui séchappait de lappartement de Mlle Stangerson et qui, en quelques bonds, atteignit le palier.
Je ne fus pas maître de mon geste: je tirai… le coup de revolver retentit dans la galerie avec un fracas assourdissant; mais lhomme, continuant ses bonds insensés, dégringolait déjà lescalier. Je courus derrière lui, en criant: «Arrête! arrête! ou je te tue! …» Comme je me précipitais à mon tour dans lescalier, je vis en face de moi, arrivant du fond de la galerie, aile gauche du château, Arthur Rance qui hurlait: «Quy a-t-il? … Quy a-t-il? …» Nous arrivâmes presque en même temps au bas de lescalier, Arthur Rance et moi; la fenêtre du vestibule était ouverte; nous vîmes distinctement la forme de lhomme qui fuyait; instinctivement, nous déchargeâmes nos revolvers dans sa direction; lhomme nétait pas à plus de dix mètres devant nous; il trébucha et nous crûmes quil allait tomber; déjà nous sautions par la fenêtre; mais lhomme se reprit à courir avec une vigueur nouvelle; jétais en chaussettes, lAméricain était pieds nus; nous ne pouvions espérer latteindre «si nos revolvers ne latteignaient pas»! Nous tirâmes nos dernières cartouches sur lui; il fuyait toujours… Mais il fuyait du côté droit de la cour dhonneur vers lextrémité de laile droite du château, dans ce coin entouré de fossés et de hautes grilles doù il allait lui être impossible de séchapper, dans ce coin qui navait dautre issue, «devant nous», que la porte de la petite chambre en encorbellement occupée maintenant par le garde.
Lhomme, bien quil fût inévitablement blessé par nos balles, avait maintenant une vingtaine de mètres davance. Soudain, derrière nous, au-dessus de nos têtes, une fenêtre de la galerie souvrit et nous entendîmes la voix de Rouletabille qui clamait, désespérée:
«Tirez, Bernier! Tirez!»
Et la nuit claire, en ce moment, la nuit lunaire, fut encore striée dun éclair.
À la lueur de cet éclair, nous vîmes le père Bernier, debout avec son fusil, à la porte du donjon.
Il avait bien visé. «Lombre tomba.» Mais, comme elle était arrivée à lextrémité de laile droite du château, elle tomba de lautre côté de langle de la bâtisse; cest-à-dire que nous vîmes quelle tombait, mais elle ne sallongea définitivement par terre que de cet autre côté du mur que nous ne pouvions pas voir. Bernier, Arthur Rance et moi, nous arrivions de cet autre côté du mur, vingt secondes plus tard. «Lombre était morte à nos pieds.»
Réveillé évidemment de son sommeil léthargique par les clameurs et les détonations, Larsan venait douvrir la fenêtre de sa chambre et nous criait, comme avait crié Arthur Rance: «Quy a-t-il? … Quy a-t-il? …»
Et nous, nous étions penchés sur lombre, sur la mystérieuse ombre morte de lassassin. Rouletabille, tout à fait réveillé maintenant, nous rejoignit dans le moment, et je lui criai:
«Il est mort! Il est mort! …
— Tant mieux, fit-il… Apportez-le dans le vestibule du château…
Mais il se reprit:
«Non! non! Déposons-le dans la chambre du garde! …»
Rouletabille frappa à la porte de la chambre du garde… Personne ne répondit de lintérieur… ce qui ne métonna point, naturellement.
«Évidemment, il nest pas là, fit le reporter, sans quoi il serait déjà sorti! … Portons donc ce corps dans le vestibule…»
Depuis que nous étions arrivés sur «lombre morte», la nuit sétait faite si noire, par suite du passage dun gros nuage sur la lune, que nous ne pouvions que toucher cette ombre sans en distinguer les lignes. Et cependant, nos yeux avaient hâte de savoir! Le père Jacques, qui arrivait, nous aida à transporter le cadavre jusque dans le vestibule du château. Là, nous le déposâmes sur la première marche de lescalier. Javais senti, sur mes mains, pendant ce trajet, le sang chaud qui coulait des blessures…
Le père Jacques courut aux cuisines et en revint avec une lanterne. Il se pencha sur le visage de «lombre morte», et nous reconnûmes le garde, celui que le patron de lauberge du «Donjon» appelait «lhomme vert» et que, une heure auparavant, javais vu sortir de la chambre dArthur Rance, chargé dun ballot. Mais, ce que javais vu, je ne pouvais le rapporter quà Rouletabille seul, ce que je fis du reste quelques instants plus tard.
………………………………………………………… ……………………………..
Je ne saurais passer sous silence limmense stupéfaction — je dirai même le cruel désappointement — dont firent preuve Joseph Rouletabille et Frédéric Larsan, lequel nous avait rejoint dans le vestibule. Ils tâtaient le cadavre… ils regardaient cette figure morte, ce costume vert du garde… et ils répétaient, lun et lautre: «Impossible! … cest impossible!»
Rouletabille sécria même:
«Cest à jeter sa tête aux chiens!»
Le père Jacques montrait une douleur stupide accompagnée de lamentations ridicules. Il affirmait quon sétait trompé et que le garde ne pouvait être lassassin de sa maîtresse. Nous dûmes le faire taire. On aurait assassiné son fils quil neût point gémi davantage, et jexpliquai cette exagération de bons sentiments par la peur dont il devait être hanté que lon crût quil se réjouissait de ce décès dramatique; chacun savait, en effet, que le père Jacques détestait le garde. Je constatai que seul, de nous tous qui étions fort débraillés ou pieds nus ou en chaussettes, le père Jacques était entièrement habillé.
Mais Rouletabille navait pas lâché le cadavre; à genoux sur les dalles du vestibule, éclairé par la lanterne du père Jacques, il déshabillait le corps du garde! … Il lui mit la poitrine à nu. Elle était sanglante.
Et, soudain, prenant, des mains du père Jacques, la lanterne, il en projeta les rayons, de tout près, sur la blessure béante. Alors, il se releva et dit sur un ton extraordinaire, sur un ton dune ironie sauvage:
«Cet homme que vous croyez avoir tué à coups de revolver et de chevrotines est mort dun coup de couteau au coeur!»
Je crus, une fois de plus, que Rouletabille était devenu fou et je me penchai à mon tour sur le cadavre. Alors je pus constater quen effet le corps du garde ne portait aucune blessure provenant dun projectile, et que, seule, la région cardiaque avait été entaillée par une lame aiguë.
XXIII
La double piste
Je nétais pas encore revenu de la stupeur que me causait une pareille découverte quand mon jeune ami me frappa sur lépaule et me dit:
«Suivez-moi!
— Où, lui demandai-je?
— Dans ma chambre.
— Quallons-nous y faire?
— Réfléchir.»
Javouai, quant à moi, que jétais dans limpossibilité totale, non seulement de réfléchir, mais encore de penser; et, dans cette nuit tragique, après des événements dont lhorreur nétait égalée que par leur incohérence, je mexpliquais difficilement comment, entre le cadavre du garde et Mlle Stangerson peut-être à lagonie, Joseph Rouletabille pouvait avoir la prétention de «réfléchir». Cest ce quil fit cependant, avec le sang-froid des grands capitaines au milieu des batailles. Il poussa sur nous la porte de sa chambre, mindiqua un fauteuil, sassit posément en face de moi, et, naturellement, alluma sa pipe. Je le regardais réfléchir… et je mendormis. Quand je me réveillai, il faisait jour. Ma montre marquait huit heures. Rouletabille nétait plus là. Son fauteuil, en face de moi, était vide. Je me levai et commençai de métirer les membres quand la porte souvrit et mon ami rentra. Je vis tout de suite à sa physionomie que, pendant que je dormais, il navait point perdu son temps.
«Mlle Stangerson? demandai-je tout de suite.
— Son état, très alarmant, nest pas désespéré.
— Il y a longtemps que vous avez quitté cette chambre?
— Au premier rayon de laube.
— Vous avez travaillé?
— Beaucoup.
— Découvert quoi?
— Une double empreinte de pas très remarquable «et qui aurait pu me gêner…»
— Elle ne vous gêne plus?
— Non.
— Vous explique-t-elle quelque chose?
— Oui.
— Relativement au «cadavre incroyable» du garde?
— Oui; ce cadavre est tout à fait «croyable», maintenant. Jai découvert ce matin, en me promenant autour du château, deux sortes de pas distinctes dont les empreintes avaient été faites cette nuit en même temps, côte à côte. Je dis: «en même temps»; et, en vérité, il ne pouvait guère en être autrement, car, si lune de ces empreintes était venue après lautre, suivant le même chemin, elle eût souvent «empiété sur lautre», ce qui narrivait jamais. Les pas de celui-ci ne marchaient point sur les pas de celui-là. Non, cétaient des pas «qui semblaient causer entre eux». Cette double empreinte quittait toutes les autres empreintes, vers le milieu de la cour dhonneur, pour sortir de cette cour et se diriger vers la chênaie. Je quittais la cour dhonneur, les yeux fixés vers ma piste, quand je fus rejoint par Frédéric Larsan. Immédiatement, il sintéressa beaucoup à mon travail, car cette double empreinte méritait vraiment quon sy attachât. On retrouvait là la double empreinte des pas de laffaire de la «Chambre Jaune»: les pas grossiers et les pas élégants; mais, tandis que, lors de laffaire de la «Chambre Jaune», les pas grossiers ne faisaient que joindre au bord de létang les pas élégants, pour disparaître ensuite — dont nous avions conclu, Larsan et moi, que ces deux sortes de pas appartenaient au même individu qui navait fait que changer de chaussures — ici, pas grossiers et pas élégants voyageaient de compagnie. Une pareille constatation était bien faite pour me troubler dans mes certitudes antérieures. Larsan semblait penser comme moi; aussi, restions- nous penchés sur ces empreintes, reniflant ces pas comme des chiens à laffût.
«Je sortis de mon portefeuille mes semelles de papier. La première semelle, qui était celle que javais découpée sur lempreinte des souliers du père Jacques retrouvés par Larsan, cest-à-dire sur lempreinte des pas grossiers, cette première semelle, dis-je, sappliqua parfaitement à lune des traces que nous avions sous les yeux, et la seconde semelle, qui était le dessin des «pas élégants», sappliqua également sur lempreinte correspondante, mais avec une légère différence à la pointe. En somme, cette trace nouvelle du pas élégant ne différait de la trace du bord de létang que par la pointe de la bottine. Nous ne pouvions en tirer cette conclusion que cette trace appartenait au même personnage, mais nous ne pouvions non plus affirmer quelle ne lui appartenait pas. Linconnu pouvait ne plus porter les mêmes bottines.
«Suivant toujours cette double empreinte, Larsan et moi, nous fûmes conduits à sortir bientôt de la chênaie et nous nous trouvâmes sur les mêmes bords de létang qui nous avaient vus lors de notre première enquête. Mais, cette fois, aucune des traces ne sy arrêtait et toutes deux, prenant le petit sentier, allaient rejoindre la grande route dÉpinay. Là, nous tombâmes sur un macadam récent qui ne nous montra plus rien; et nous revînmes au château, sans nous dire un mot.
«Arrivés dans la cour dhonneur, nous nous sommes séparés; mais, par suite du même chemin quavait pris notre pensée, nous nous sommes rencontrés à nouveau devant la porte de la chambre du père Jacques. Nous avons trouvé le vieux serviteur au lit et constaté tout de suite que les effets quil avait jetés sur une chaise étaient dans un état lamentable, et que ses chaussures, des souliers tout à fait pareils à ceux que nous connaissions, étaient extraordinairement boueux. Ce nétait certainement point en aidant à transporter le cadavre du garde, du bout de cour au vestibule, et en allant chercher une lanterne aux cuisines, que le père Jacques avait arrangé de la sorte ses chaussures et trempé ses habits, puisque alors il ne pleuvait pas. Mais il avait plu avant ce moment-là et il avait plu après.
«Quant à la figure du bonhomme, elle nétait pas belle à voir. Elle semblait refléter une fatigue extrême, et ses yeux clignotants nous regardèrent, dès labord, avec effroi.
«Nous lavons interrogé. Il nous a répondu dabord quil sétait couché immédiatement après larrivée au château du médecin que le maître dhôtel était allé quérir; mais nous lavons si bien poussé, nous lui avons si bien prouvé quil mentait, quil a fini par nous avouer quil était, en effet, sorti du château. Nous lui en avons, naturellement, demandé la raison; il nous a répondu quil sétait senti mal à la tête, et quil avait eu besoin de prendre lair, mais quil nétait pas allé plus loin que la chênaie. Nous lui avons alors décrit tout le chemin quil avait fait, aussi bien que si nous lavions vu marcher. Le vieillard se dressa sur son séant et se prit à trembler.
«—Vous nétiez pas seul!» sécria Larsan.
«Alors, le père Jacques:
«—Vous lavez donc vu?
«—Qui? demandai-je.
«— Mais le fantôme noir!»
«Sur quoi, le père Jacques nous conta que, depuis quelques nuits, il voyait le fantôme noir. Il apparaissait dans le parc sur le coup de minuit et glissait contre les arbres avec une souplesse incroyable. Il paraissait «traverser» le tronc des arbres; deux fois, le père Jacques, qui avait aperçu le fantôme à travers sa fenêtre, à la clarté de la lune, sétait levé et, résolument, était parti à la chasse de cette étrange apparition. Lavant- veille, il avait failli la rejoindre, mais elle sétait évanouie au coin du donjon; enfin, cette nuit, étant en effet sorti du château, travaillé par lidée du nouveau crime qui venait de se commettre, il avait vu tout à coup, surgir au milieu de la cour dhonneur, le fantôme noir. Il lavait suivi dabord prudemment, puis de plus près… ainsi il avait tourné la chênaie, létang, et était arrivé au bord de la route dÉpinay. «Là, le fantôme avait soudain disparu.»
«—Vous navez pas vu sa figure? demanda Larsan.
«—Non! Je nai vu que des voiles noirs…
«—Et, après ce qui sest passé dans la galerie, vous navez pas sauté dessus?
«—Je ne le pouvais pas! Je me sentais terrifié… Cest à peine si javais la force de le suivre…
«—Vous ne lavez pas suivi, fis-je, père Jacques, — et ma voix était menaçante — vous êtes allé avec le fantôme jusquà la route dÉpinay «bras dessus, bras dessous»!
«—Non! cria-t-il… il sest mis à tomber des trombes deau… Je suis rentré! … Je ne sais pas ce que le fantôme noir est devenu…»
«Mais ses yeux se détournèrent de moi.
«Nous le quittâmes.
«Quand nous fûmes dehors:
«—Complice? interrogeai-je, sur un singulier ton, en regardant
Larsan bien en face pour surprendre le fond de sa pensée.
«Larsan leva les bras au ciel.
«—Est-ce quon sait? … Est-ce quon sait, dans une affaire pareille? … Il y a vingt-quatre heures, jaurais juré quil ny avait pas de complice! …»
«Et il me laissa en mannonçant quil quittait le château sur-le- champ pour se rendre à Épinay.»
Rouletabille avait fini son récit. Je lui demandai:
«Eh bien? Que conclure de tout cela? … Quant à moi, je ne vois pas! … je ne saisis pas! … Enfin! Que savez-vous?
— _Tout! sexclama-t-il… Tout!»_
Et je ne lui avais jamais vu figure plus rayonnante. Il sétait levé et me serrait la main avec force…
«Alors, expliquez-moi, priai-je…
— Allons demander des nouvelles de Mlle Stangerson», me répondit- il brusquement.
XXIV
Rouletabille connaît les deux moitiés de lassassin
Mlle Stangerson avait failli être assassinée pour la seconde fois. Le malheur fut quelle sen porta beaucoup plus mal la seconde que la première. Les trois coups de couteau que lhomme lui avait portés dans la poitrine, en cette nouvelle nuit tragique, la mirent longtemps entre la vie et la mort, et quand, enfin, la vie fut plus forte et quon pût espérer que la malheureuse femme, cette fois encore, échapperait à son sanglant destin, on saperçut que, si elle reprenait chaque jour lusage de ses sens, elle ne recouvrait point celui de sa raison. La moindre allusion à lhorrible tragédie la faisait délirer, et il nest point non plus, je crois bien, exagéré de dire que larrestation de M. Robert Darzac, qui eut lieu au château du Glandier, le lendemain de la découverte du cadavre du garde, creusa encore labîme moral où nous vîmes disparaître cette belle intelligence.
M. Robert Darzac arriva au château vers neuf heures et demie. Je le vis accourir à travers le parc, les cheveux et les habits en désordre, crotté, boueux, dans un état lamentable. Son visage était dune pâleur mortelle. Rouletabille et moi, nous étions accoudés à une fenêtre de la galerie. Il nous aperçut; il poussa vers nous un cri désespéré:
«Jarrive trop tard! …»
Rouletabille lui cria:
«Elle vit! …»
Une minute après, M. Darzac entrait dans la chambre de Mlle
Stangerson, et, à travers la porte, nous entendîmes ses sanglots.
………………………………………………………… ……………………………. «Fatalité! gémissait à côté de moi, Rouletabille. Quels Dieux infernaux veillent donc sur le malheur de cette famille! Si lon ne mavait pas endormi, jaurais sauvé Mlle Stangerson de lhomme, et je laurais rendu muet pour toujours… et le garde ne serait pas mort!» __ ……………………………………………………….. …………………………..
M. Darzac vint nous retrouver. Il était tout en larmes. Rouletabille lui raconta tout: et comment il avait tout préparé pour leur salut, à Mlle Stangerson et à lui; et comment il y serait parvenu en éloignant lhomme pour toujours «après avoir vu sa figure»; et comment son plan sétait effondré dans le sang, à cause du narcotique.
«Ah! si vous aviez eu réellement confiance en moi, fit tout bas le jeune homme, si vous aviez dit à Mlle Stangerson davoir confiance en moi! … Mais ici chacun se défie de tous… la fille se défie du père… et la fiancée se défie du fiancé… Pendant que vous me disiez de tout faire pour empêcher larrivée de lassassin, elle préparait tout pour se faire assassiner! … Et je suis arrivé trop tard… à demi endormi… me traînant presque, dans cette chambre où la vue de la malheureuse, baignant dans son sang, me réveilla tout à fait…»
Sur la demande de M. Darzac, Rouletabille raconta la scène. Sappuyant aux murs pour ne pas tomber, pendant que, dans le vestibule et dans la cour dhonneur, nous poursuivions lassassin, il sétait dirigé vers la chambre de la victime… Les portes de lantichambre sont ouvertes; il entre; Mlle Stangerson gît, inanimée, à moitié renversée sur le bureau, les yeux clos; son peignoir est rouge du sang qui coule à flots de sa poitrine. Il semble à Rouletabille, encore sous linfluence du narcotique, quil se promène dans quelque affreux cauchemar. Automatiquement, il revient dans la galerie, ouvre une fenêtre, nous clame le crime, nous ordonne de tuer, et retourne dans la chambre. Aussitôt, il traverse le boudoir désert, entre dans le salon dont la porte est restée entrouverte, secoue M. Stangerson sur le canapé où il sest étendu et le réveille comme je lai réveillé, lui, tout à lheure… M. Stangerson se dresse avec des yeux hagards, se laisse traîner par Rouletabille jusque dans la chambre, aperçoit sa fille, pousse un cri déchirant… Ah! il est réveillé! il est réveillé! … Tous les deux, maintenant, réunissant leurs forces chancelantes, transportent la victime sur son lit…
Puis Rouletabille veut nous rejoindre, pour savoir… «pour savoir…» mais, avant de quitter la chambre, il sarrête près du bureau… Il y a là, par terre, un paquet… énorme… un ballot… Quest-ce que ce paquet fait là, auprès du bureau? … Lenveloppe de serge qui lentoure est dénouée… Rouletabille se penche… Des papiers… des papiers… des photographies… Il lit: «Nouvel électroscope condensateur différentiel… Propriétés fondamentales de la substance intermédiaire entre la matière pondérable et léther impondérable.»… Vraiment, vraiment, quel est ce mystère et cette formidable ironie du sort qui veulent quà lheure où «on» lui assassine sa fille, «on» vienne restituer au professeur Stangerson toutes ces paperasses inutiles, «quil jettera au feu! … au feu! … au feu! … le lendemain».
………………………………………………………… ……………………………
Dans la matinée qui suivit cette horrible nuit, nous avons vu réapparaître M. de Marquet, son greffier, les gendarmes. Nous avons tous été interrogés, excepté naturellement Mlle Stangerson qui était dans un état voisin du coma. Rouletabille et moi, après nous être concertés, navons dit que ce que nous avons bien voulu dire. Jeus garde de rien rapporter de ma station dans le cabinet noir ni des histoires de narcotique. Bref, nous tûmes tout ce qui pouvait faire soupçonner que nous nous attendions à quelque chose, et aussi tout ce qui pouvait faire croire que Mlle Stangerson «attendait lassassin». La malheureuse allait peut-être payer de sa vie le mystère dont elle entourait son assassin… Il ne nous appartenait point de rendre un pareil sacrifice inutile… Arthur Rance raconta à tout le monde, fort naturellement — si naturellement que jen fus stupéfait — quil avait vu le garde pour la dernière fois vers onze heures du soir. Celui-ci était venu dans sa chambre, dit-il, pour y prendre sa valise quil devait transporter le lendemain matin à la première heure à la gare de Saint-Michel «et sétait attardé à causer longuement chasse et braconnage avec lui»! Arthur-William Rance, en effet, devait quitter le Glandier dans la matinée et se rendre à pied, selon son habitude, à Saint-Michel; aussi avait-il profité dun voyage matinal du garde dans le petit bourg pour se débarrasser de son bagage.
Du moins je fus conduit à le penser car M. Stangerson confirma ses dires; il ajouta quil navait pas eu le plaisir, la veille au soir, davoir à sa table son ami Arthur Rance parce que celui-ci avait pris, vers les cinq heures, un congé définitif de sa fille et de lui. M. Arthur Rance sétait fait servir simplement un thé dans sa chambre, se disant légèrement indisposé.
Bernier, le concierge, sur les indications de Rouletabille, rapporta quil avait été requis par le garde lui-même, cette nuit- là, pour faire la chasse aux braconniers (le garde ne pouvait plus le contredire), quils sétaient donné rendez-vous tous deux non loin de la chênaie et que, voyant que le garde ne venait point, il était allé, lui, Bernier, au-devant du garde… Il était arrivé à hauteur du donjon, ayant passé la petite porte de la cour dhonneur, quand il aperçut un individu qui fuyait à toutes jambes du côté opposé, vers lextrémité de laile droite du château; des coups de revolver retentirent dans le même moment derrière le fuyard; Rouletabille était apparu à la fenêtre de la galerie; il lavait aperçu, lui Bernier, lavait reconnu, lavait vu avec son fusil et lui avait crié de tirer. Alors, Bernier avait lâché son coup de fusil quil tenait tout prêt… et il était persuadé quil avait mis à mal le fuyard; il avait cru même quil lavait tué, et cette croyance avait duré jusquau moment où Rouletabille, dépouillant le corps qui était tombé sous le coup de fusil, lui avait appris que ce corps «avait été tué dun coup de couteau»; que, du reste, il restait ne rien comprendre à une pareille fantasmagorie, attendu que, si le cadavre trouvé nétait point celui du fuyard sur lequel nous avions tous tiré, il fallait bien que ce fuyard fût quelque part. Or, dans ce petit coin de cour où nous nous étions tous rejoints autour du cadavre, «il ny avait pas de place pour un autre mort ou pour un vivant» sans que nous le vissions!
Ainsi parla le père Bernier. Mais le juge dinstruction lui répondit que, pendant que nous étions dans ce petit bout de cour, la nuit était bien noire, puisque nous navions pu distinguer le visage du garde, et que, pour le reconnaître, il nous avait fallu le transporter dans le vestibule… À quoi le père Bernier répliqua que, si lon navait pas vu «lautre corps, mort ou vivant», on aurait au moins marché dessus, tant ce bout de cour est étroit. Enfin, nous étions, sans compter le cadavre, cinq dans ce bout de cour et il eût été vraiment étrange que lautre corps nous échappât… La seule porte qui donnait dans ce bout de cour était celle de la chambre du garde, et la porte en était fermée. On en avait retrouvé la clef dans la poche du garde…
Tout de même, comme ce raisonnement de Bernier, qui à première vue paraissait logique, conduisait à dire quon avait tué à coups darmes à feu un homme mort dun coup de couteau, le juge dinstruction ne sy arrêta pas longtemps. Et il fut évident pour tous, dès midi, que ce magistrat était persuadé que nous avions raté «le fuyard»et que nous avions trouvé là un cadavre qui navait rien à voir avec «notre affaire». Pour lui, le cadavre du garde était une autre affaire. Il voulut le prouver sans plus tarder, et il est probable que «cette nouvelle affaire» correspondait avec des idées quil avait depuis quelques jours sur les moeurs du garde, sur ses fréquentations, sur la récente intrigue quil entretenait avec la femme du propriétaire de lauberge du «Donjon», et corroborait également les rapports quon avait dû lui faire relativement aux menaces de mort proférées par le père Mathieu à ladresse du garde, car à une heure après-midi le père Mathieu, malgré ses gémissements de rhumatisant et les protestations de sa femme, était arrêté et conduit sous bonne escorte à Corbeil. On navait cependant rien découvert chez lui de compromettant; mais des propos tenus, encore la veille, à des rouliers qui les répétèrent, le compromirent plus que si lon avait trouvé dans sa paillasse le couteau qui avait tué «lhomme vert».
Nous en étions là, ahuris de tant dévénements aussi terribles quinexplicables, quand, pour mettre le comble à la stupéfaction de tous, nous vîmes arriver au château Frédéric Larsan, qui en était parti aussitôt après avoir vu le juge dinstruction et qui en revenait, accompagné dun employé du chemin de fer.
Nous étions alors dans le vestibule avec Arthur Rance, discutant de la culpabilité et de linnocence du père Mathieu (du moins Arthur Rance et moi étions seuls à discuter, car Rouletabille semblait parti pour quelque rêve lointain et ne soccupait en aucune façon de ce que nous disions). Le juge dinstruction et son greffier se trouvaient dans le petit salon vert où Robert Darzac nous avait introduits quand nous étions arrivés pour la première fois au Glandier. Le père Jacques, mandé par le juge, venait dentrer dans le petit salon; M. Robert Darzac était en haut, dans la chambre de Mlle Stangerson, avec M. Stangerson et les médecins. Frédéric Larsan entra dans le vestibule avec lemployé de chemin de fer. Rouletabille et moi reconnûmes aussitôt cet employé à sa petite barbiche blonde: «Tiens! Lemployé dÉpinay-sur-Orge!» mécriai-je, et je regardai Frédéric Larsan qui répliqua en souriant: «Oui, oui, vous avez raison, cest lemployé dÉpinay- sur-Orge.» Sur quoi Fred se fit annoncer au juge dinstruction par le gendarme qui était à la porte du salon. Aussitôt, le père Jacques sortit, et Frédéric Larsan et lemployé furent introduits. Quelques instants sécoulèrent, dix minutes peut-être. Rouletabille était fort impatient. La porte du salon se rouvrit; le gendarme, appelé par le juge dinstruction, entra dans le salon, en ressortit, gravit lescalier et le redescendit. Rouvrant alors la porte du salon et ne la refermant pas, il dit au juge dinstruction:
«Monsieur le juge, M. Robert Darzac ne veut pas descendre!
— Comment! Il ne veut pas! … sécria M. de Marquet.
— Non! il dit quil ne peut quitter Mlle Stangerson dans létat où elle se trouve…
— Cest bien, fit M. de Marquet; puisquil ne vient pas à nous, nous irons à lui…»
M. de Marquet et le gendarme montèrent; le juge dinstruction fit signe à Frédéric Larsan et à lemployé de chemin de fer de les suivre. Rouletabille et moi fermions la marche.
On arriva ainsi, dans la galerie, devant la porte de lantichambre de Mlle Stangerson. M. de Marquet frappa à la porte. Une femme de chambre apparut. Cétait Sylvie, une petite bonniche dont les cheveux dun blond fadasse retombaient en désordre sur un visage consterné.
«M. Stangerson est là? demanda le juge dinstruction.
— Oui, monsieur.
— Dites-lui que je désire lui parler.»
Sylvie alla chercher M. Stangerson.
Le savant vint à nous; il pleurait; il faisait peine à voir.
«Que me voulez-vous encore? demanda celui-ci au juge. Ne pourrait- on pas, monsieur, dans un moment pareil, me laisser un peu tranquille!
— Monsieur, fit le juge, il faut absolument que jaie, sur-le- champ, un entretien avec M. Robert Darzac. Ne pourriez-vous le décider à quitter la chambre de Mlle Stangerson? Sans quoi, je me verrais dans la nécessité den franchir le seuil avec tout lappareil de la justice.»
Le professeur ne répondit pas; il regarda le juge, le gendarme et tous ceux qui les accompagnaient comme une victime regarde ses bourreaux, et il rentra dans la chambre.
Aussitôt M. Robert Darzac en sortit. Il était bien pâle et bien défait; mais, quand le malheureux aperçut, derrière Frédéric Larsan, lemployé de chemin de fer, son visage se décomposa encore; ses yeux devinrent hagards et il ne put retenir un sourd gémissement.
Nous avions tous saisi le tragique mouvement de cette physionomie douloureuse. Nous ne pûmes nous empêcher de laisser échapper une exclamation de pitié. Nous sentîmes quil se passait alors quelque chose de définitif qui décidait de la perte de M. Robert Darzac. Seul, Frédéric Larsan avait une figure rayonnante et montrait la joie dun chien de chasse qui sest enfin emparé de sa proie.
M. de Marquet dit, montrant à M. Darzac le jeune employé à la barbiche blonde:
«Vous reconnaissez monsieur?
— Je le reconnais, fit Robert Darzac dune voix quil essayait en vain de rendre ferme. Cest un employé de lOrléans à la station dÉpinay-sur-Orge.
— Ce jeune homme, continua M. de Marquet, affirme quil vous a vu descendre de chemin de fer, à Épinay…
— Cette nuit, termina M. Darzac, à dix heures et demie… cest vrai! …»
Il y eut un silence…
«Monsieur Darzac, reprit le juge dinstruction sur un ton qui était empreint dune poignante émotion… Monsieur Darzac, que veniez-vous faire cette nuit à Épinay-sur-Orge, à quelques kilomètres de lendroit où lon assassinait Mlle Stangerson? …»
M. Darzac se tut. Il ne baissa pas la tête, mais il ferma les yeux, soit quil voulût dissimuler sa douleur, soit quil craignît quon pût lire dans son regard quelque chose de son secret.
«Monsieur Darzac, insista M. de Marquet… pouvez-vous me donner lemploi de votre temps, cette nuit?»
M. Darzac rouvrit les yeux. Il semblait avoir reconquis toute sa puissance sur lui-même.
«Non, monsieur! …
— Réfléchissez, monsieur! car je vais être dans la nécessité, si vous persistez dans votre étrange refus, de vous garder à ma disposition.
— Je refuse…
— Monsieur Darzac! Au nom de la loi, je vous arrête! …»
Le juge navait pas plutôt prononcé ces mots que je vis Rouletabille faire un mouvement brusque vers M. Darzac. Il allait certainement parler, mais celui-ci dun geste lui ferma la bouche… Du reste, le gendarme sapprochait déjà de son prisonnier… À ce moment un appel désespéré retentit:
«Robert! … Robert! …»
Nous reconnûmes la voix de Mlle Stangerson, et, à cet accent de douleur, pas un de nous qui ne frissonnât. Larsan lui-même, cette fois, en pâlit. Quant à M. Darzac, répondant à lappel, il sétait déjà précipité dans la chambre…
Le juge, le gendarme, Larsan sy réunirent derrière lui; Rouletabille et moi restâmes sur le pas de la porte. Spectacle déchirant: Mlle Stangerson, dont le visage avait la pâleur de la mort, sétait soulevée sur sa couche, malgré les deux médecins et son père… Elle tendait des bras tremblants vers Robert Darzac sur qui Larsan et le gendarme avaient mis la main… Ses yeux étaient grands ouverts… elle voyait… elle comprenait… Sa bouche sembla murmurer un mot… un mot qui expira sur ses lèvres exsangues… un mot que personne nentendit… et elle se renversa, évanouie… On emmena rapidement Darzac hors de la chambre… En attendant une voiture que Larsan était allé chercher, nous nous arrêtâmes dans le vestibule. Notre émotion à tous était extrême. M. de Marquet avait la larme à loeil. Rouletabille profita de ce moment dattendrissement général pour dire à M. Darzac:
«Vous ne vous défendrez pas?
— Non! répliqua le prisonnier.
— Moi, je vous défendrai, monsieur…
— Vous ne le pouvez pas, affirma le malheureux avec un pauvre sourire… Ce que nous navons pu faire, Mlle Stangerson et moi, vous ne le ferez pas!
— Si, je le ferai.»
Et la voix de Rouletabille était étrangement calme et confiante.
Il continua:
«Je le ferai, monsieur Robert Darzac, parce que moi, jen sais plus long que vous!
— Allons donc! murmura Darzac presque avec colère.
— Oh! soyez tranquille, je ne saurai que ce quil sera utile de savoir pour vous sauver!
— Il ne faut rien savoir, jeune homme… si vous voulez avoir droit à ma reconnaissance.»
Rouletabille secoua la tête. Il sapprocha tout près, tout près de
Darzac:
«Écoutez ce que je vais vous dire, fit-il à voix basse… et que cela vous donne confiance! Vous, vous ne savez que le nom de lassassin; Mlle Stangerson, elle, connaît seulement la moitié de lassassin; mais moi, je connais ses deux moitiés; je connais lassassin tout entier, moi! …»
Robert Darzac ouvrit des yeux qui attestaient quil ne comprenait pas un mot de ce que venait de lui dire Rouletabille. La voiture, sur ces entrefaites, arriva, conduite par Frédéric Larsan. On y fit monter Darzac et le gendarme. Larsan resta sur le siège. On emmenait le prisonnier à Corbeil.
XXV
Rouletabille part en voyage
Le soir même nous quittions le Glandier, Rouletabille et moi. Nous en étions fort heureux: cet endroit navait rien qui pût encore nous retenir. Je déclarai que je renonçais à percer tant de mystères, et Rouletabille, en me donnant une tape amicale sur lépaule, me confia quil navait plus rien à apprendre au Glandier, parce que le Glandier lui avait tout appris. Nous arrivâmes à Paris vers huit heures. Nous dînâmes rapidement, puis, fatigués, nous nous séparâmes en nous donnant rendez-vous le lendemain matin chez moi.
À lheure dite, Rouletabille entrait dans ma chambre. Il était vêtu dun complet à carreaux en drap anglais, avait un ulster sur le bras, une casquette sur la tête et un sac à la main. Il mapprit quil partait en voyage.
«Combien de temps serez-vous parti? lui demandai-je.
— Un mois ou deux, fit-il, cela dépend…»
Je nosai linterroger…
«Savez-vous, me dit-il, quel est le mot que Mlle Stangerson a prononcé hier avant de sévanouir… en regardant M. Robert Darzac? …
— Non, personne ne la entendu…
— Si! répliqua Rouletabille, moi! Elle lui disait: «parle!»
— Et M. Darzac parlera?
— Jamais!»
Jaurais voulu prolonger lentretien, mais il me serra fortement la main et me souhaita une bonne santé, je neus que le temps de lui demander:
«Vous ne craignez point que, pendant votre absence, il se commette de nouveaux attentats? …
— Je ne crains plus rien de ce genre, dit-il, depuis que M.
Darzac est en prison.»
Sur cette parole bizarre, il me quitta. Je ne devais plus le revoir quen cour dassises, au moment du procès Darzac, lorsquil vint à la barre «expliquer linexplicable».
XXVI
Où Joseph Rouletabille est impatiemment attendu
Le 15 janvier suivant, cest-à-dire deux mois et demi après les tragiques événements que je viens de rapporter, LÉpoque publiait, en première colonne, première page, le sensationnel article suivant:
«Le jury de Seine-et-Oise est appelé aujourdhui, à juger lune des plus mystérieuses affaires qui soient dans les annales judiciaires. Jamais procès naura présenté tant de points obscurs, incompréhensibles, inexplicables. Et cependant laccusation na point hésité à faire asseoir sur le banc des assises un homme respecté, estimé, aimé de tous ceux qui le connaissent, un jeune savant, espoir de la science française, dont toute lexistence fut de travail et de probité. Quand Paris apprit larrestation de M. Robert Darzac, un cri unanime de protestation séleva de toutes parts. La Sorbonne tout entière, déshonorée par le geste inouï du juge dinstruction, proclama sa foi dans linnocence du fiancé de Mlle Stangerson. M. Stangerson lui-même attesta hautement lerreur où sétait fourvoyée la justice, et il ne fait de doute pour personne que, si la victime pouvait parler, elle viendrait réclamer aux douze jurés de Seine-et-Oise lhomme dont elle voulait faire son époux et que laccusation veut envoyer à léchafaud. Il faut espérer quun jour prochain Mlle Stangerson recouvrera sa raison qui a momentanément sombré dans lhorrible mystère du Glandier. Voulez-vous quelle la reperde lorsquelle apprendra que lhomme quelle aime est mort de la main du bourreau? Cette question sadresse au jury «auquel nous nous proposons davoir affaire, aujourdhui même».
«Nous sommes décidés, en effet, à ne point laisser douze braves gens commettre une abominable erreur judiciaire. Certes, des coïncidences terribles, des traces accusatrices, un silence inexplicable de la part de laccusé, un emploi du temps énigmatique, labsence de tout alibi, ont pu entraîner la conviction du parquet qui, «ayant vainement cherché la vérité ailleurs», sest résolu à la trouver là. Les charges sont, en apparence, si accablantes pour M. Robert Darzac, quil faut même excuser un policier aussi averti, aussi intelligent, et généralement aussi heureux que M. Frédéric Larsan de sêtre laissé aveugler par elles. Jusqualors, tout est venu accuser M. Robert Darzac, devant linstruction; aujourdhui, nous allons, nous, le défendre devant le jury; et nous apporterons à la barre une lumière telle que tout le mystère du Glandier en sera illuminé. «Car nous possédons la vérité.»
«Si nous navons point parlé plus tôt, cest que lintérêt même de la cause que nous voulons défendre lexigeait sans doute. Nos lecteurs nont pas oublié ces sensationnelles enquêtes anonymes que nous avons publiées sur le «Pied gauche de la rue Oberkampf», sur le fameux vol du «Crédit universel» et sur laffaire des «Lingots dor de la Monnaie». Elles nous faisaient prévoir la vérité, avant même que ladmirable ingéniosité dun Frédéric Larsan ne leût dévoilée tout entière. Ces enquêtes étaient conduites par notre plus jeune rédacteur, un enfant de dix-huit ans, Joseph Rouletabille, qui sera illustre demain. Quand laffaire du Glandier éclata, notre petit reporter se rendit sur les lieux, força toutes les portes et sinstalla dans le château doù tous les représentants de la presse avaient été chassés. À côté de Frédéric Larsan, il chercha la vérité; il vit avec épouvante lerreur où sabîmait tout le génie du célèbre policier; en vain essaya-t-il de le rejeter hors de la mauvaise piste où il sétait engagé: le grand Fred ne voulut point consentir à recevoir des leçons de ce petit journaliste. Nous savons où cela a conduit M. Robert Darzac.
«Or, il faut que la France sache, il faut que le monde sache que, le soir même de larrestation de M. Robert Darzac, le jeune Joseph Rouletabille pénétrait dans le bureau de notre directeur et lui disait: «Je pars en voyage. Combien de tempsserai-je parti, je ne pourrais vous le dire;peut-être un mois, deux mois, trois mois…peut-être ne reviendrai-je jamais… Voici unelettre… Si je ne suis pas revenu le jour où M.Darzac comparaîtra devant les assises, vous ouvrirez cette lettre en cour dassises, après ledéfilé des témoins. Entendez-vous pour cela aveclavocat de M. Robert Darzac. M. Robert Darzacest innocent. Dans cette lettre il y a le nom delassassin, et, je ne dirai point: les preuves, car, les preuves, je vais les chercher,mais _lexplication irréfutable de sa__culpabilité.»_ Et notre rédacteur partit. Nous sommes restés longtemps sans nouvelles mais un inconnu est venu trouver notre directeur, il y a huit jours, pour lui dire: «Agissez suivant les instructions de Joseph Rouletabille, si la chose devient nécessaire. Il y a la vérité dans cette lettre.» Cet homme na point voulu nous dire son nom.
«Aujourdhui, 15 janvier, nous voici au grand jour des assises; Joseph Rouletabille nest pas de retour; peut-être ne le reverrons-nous jamais. La presse, elle aussi, compte ses héros, victimes du devoir: le devoir professionnel, le premier de tous les devoirs. Peut-être, à cette heure, y a-t-il succombé! Nous saurons le venger. Notre directeur, cet après-midi, sera à la cour dassises de Versailles, avec la lettre: la lettre qui contient le nom de lassassin!»
En tête de larticle, on avait mis le portrait de Rouletabille.
Les parisiens qui se rendirent ce jour-là à Versailles pour le procès dit du «Mystère de la Chambre Jaune» nont certainement pas oublié lincroyable cohue qui se bousculait à la gare Saint- Lazare. On ne trouvait plus de place dans les trains et lon dut improviser des convois supplémentaires. Larticle de LÉpoque avait bouleversé tout le monde, excité toutes les curiosités, poussé jusquà lexaspération la passion des discussions. Des coups de poing furent échangés entre les partisans de Joseph Rouletabille et les fanatiques de Frédéric Larsan, car, chose bizarre, la fièvre de ces gens venait moins de ce quon allait peut-être condamner un innocent que de lintérêt quils portaient à leur propre compréhension du «mystère de la Chambre Jaune». Chacun avait son explication et la tenait pour bonne. Tous ceux qui expliquaient le crime comme Frédéric Larsan nadmettaient point quon pût mettre en doute la perspicacité de ce policier populaire; et tous les autres, qui avaient une explication autre que celle de Frédéric Larsan, prétendaient naturellement quelle devait être celle de Joseph Rouletabille quils ne connaissaient pas encore. Le numéro de LÉpoque à la main, les «Larsan «et les «Rouletabille «se disputèrent, se chamaillèrent, jusque sur les marches du palais de justice de Versailles, jusque dans le prétoire. Un service dordre extraordinaire avait été commandé. Linnombrable foule qui ne put pénétrer dans le palais resta jusquau soir aux alentours du monument, maintenue difficilement par la troupe et la police, avide de nouvelles, accueillant les rumeurs les plus fantastiques. Un moment, le bruit circula quon venait darrêter, en pleine audience, M. Stangerson lui-même, qui sétait avoué lassassin de sa fille… Cétait de la folie. Lénervement était à son comble. Et lon attendait toujours Rouletabille. Des gens prétendaient le connaître et le reconnaître; et, quand un jeune homme, muni dun laissez-passer, traversait la place libre qui séparait la foule du palais de justice, des bousculades se produisaient. On sécrasait. On criait: «Rouletabille! Voici Rouletabille!» Des témoins, qui ressemblaient plus ou moins vaguement au portrait publié par LÉpoque, furent aussi acclamés. Larrivée du directeur de LÉpoque fut encore le signal de quelques manifestations. Les uns applaudirent, les autres sifflèrent. Il y avait beaucoup de femmes dans la foule.
Dans la salle des assises, le procès se déroulait sous la présidence de M. De Rocoux, un magistrat imbu de tous les préjugés des gens de robe, mais foncièrement honnête. On avait fait lappel des témoins. Jen étais, naturellement, ainsi que tous ceux qui, de près ou de loin, avaient touché les mystères du Glandier: M. Stangerson, vieilli de dix ans, méconnaissable, Larsan, M. Arthur W. Rance, la figure toujours enluminée, le père Jacques, le père Mathieu, qui fut amené, menottes aux mains, entre deux gendarmes, MmeMathieu, toute en larmes, les Bernier, les deux gardes-malades, le maître dhôtel, tous les domestiques du château, lemployé de poste du bureau 40, lemployé du chemin de fer dÉpinay, quelques amis de M. et de Mlle Stangerson, et tous les témoins à décharge de M. Robert Darzac. Jeus la chance dêtre entendu parmi les premiers témoins, ce qui me permit dassister à presque tout le procès.
Je nai point besoin de vous dire que lon sécrasait dans le prétoire. Des avocats étaient assis jusque sur les marches de «la cour»; et, derrière les magistrats en robe rouge, tous les parquets des environs étaient représentés. M. Robert Darzac apparut au banc des accusés, entre les gendarmes, si calme, si grand et si beau, quun murmure dadmiration plus que de compassion laccueillit. Il se pencha aussitôt vers son avocat, maître Henri-Robert, qui, assisté de son premier secrétaire, maître André Hesse, alors débutant, avait déjà commencé à feuilleter son dossier.
Beaucoup sattendaient à ce que M. Stangerson allât serrer la main de laccusé; mais lappel des témoins eut lieu et ceux-ci quittèrent tous la salle sans que cette démonstration sensationnelle se fût produite. Au moment où les jurés prirent place, on remarqua quils avaient eu lair de sintéresser beaucoup à un rapide entretien que maître Henri-Robert avait eu avec le directeur de LÉpoque. Celui-ci sen fut ensuite prendre place au premier rang de public. Quelques-uns sétonnèrent quil ne suivît point les témoins dans la salle qui leur était réservée.
La lecture de lacte daccusation saccomplit comme presque toujours, sans incident. Je ne relaterai pas ici le long interrogatoire que subit M. Darzac. Il répondit à la foi de la façon la plus naturelle et la plus mystérieuse. «Tout ce quil pouvait dire» parut naturel, tout ce quil tut parut terrible pour lui, même aux yeux de ceux qui «sentaient» son innocence. Son silence sur les points que nous connaissons se dressa contre lui et il semblait bien que ce silence dût fatalement lécraser. Il résista aux objurgations du président des assises et du ministère public. On lui dit que se taire, en une pareille circonstance, équivalait à la mort.
«Cest bien, dit-il, je la subirai donc; mais je suis innocent!»
Avec cette habileté prodigieuse qui a fait sa renommée, et profitant de lincident, maître Henri-Robert essaya de grandir le caractère de son client, par le fait même de son silence, en faisant allusion à des devoirs moraux que seules des âmes héroïques sont susceptibles de simposer. Léminent avocat ne parvint quà convaincre tout à fait ceux qui connaissaient M. Darzac, mais les autres restèrent hésitants. Il y eut une suspension daudience, puis le défilé des témoins commença et Rouletabille narrivait toujours point. Chaque fois quune porte souvrait, tous les yeux allaient à cette porte, puis se reportaient sur le directeur de LÉpoque qui restait, impassible, à sa place. On le vit enfin qui fouillait dans sa poche et qui «en tirait une lettre». Une grosse rumeur suivit ce geste.
Mon intention nest point de retracer ici tous les incidents de ce procès. Jai assez longuement rappelé toutes les étapes de laffaire pour ne point imposer aux lecteurs le défilé nouveau des événements entourés de leur mystère. Jai hâte darriver au moment vraiment dramatique de cette journée inoubliable. Il survint, comme maître Henri-Robert posait quelques questions au père Mathieu, qui, à la barre des témoins, se défendait, entre ses deux gendarmes, davoir assassiné «lhomme vert». Sa femme fut appelée et confrontée avec lui. Elle avoua, en éclatant en sanglots, quelle avait été «lamie» du garde, que son mari sen était douté; mais elle affirma encore que celui-ci nétait pour rien dans lassassinat de son «ami». Maître Henri-Robert demanda alors à la cour de bien vouloir entendre immédiatement, sur ce point, Frédéric Larsan.
«Dans une courte conversation que je viens davoir avec Frédéric Larsan, pendant la suspension daudience, déclara lavocat, celui- ci ma fait comprendre que lon pouvait expliquer la mort du garde autrement que par lintervention du père Mathieu. Il serait intéressant de connaître lhypothèse de Frédéric Larsan.»
Frédéric Larsan fut introduit. Il sexpliqua fort nettement.
«Je ne vois point, dit-il, la nécessité de faire intervenir le père Mathieu en tout ceci. Je lai dit à M. de Marquet, mais les propos meurtriers de cet homme lui ont évidemment nui dans lesprit de M. le juge dinstruction. Pour moi, lassassinat de Mlle Stangerson et lassassinat du garde «sont la même affaire». On a tiré sur lassassin de Mlle Stangerson, fuyant dans la cour dhonneur; on a pu croire lavoir atteint, on a pu croire lavoir tué; à la vérité il na fait que trébucher au moment où il disparaissait derrière laile droite du château. Là, lassassin a rencontré le garde qui voulut sans doute sopposer à sa fuite. Lassassin avait encore à la main le couteau dont il venait de frapper Mlle Stangerson, il en frappa le garde au coeur, et le garde en est mort.
Cette explication si simple parut dautant plus plausible que, déjà, beaucoup de ceux qui sintéressaient aux mystères du Glandier lavaient trouvée. Un murmure dapprobation se fit entendre.
«Et lassassin, quest-il devenu, dans tout cela? demanda le président.
— Il sest évidemment caché, monsieur le président, dans un coin obscur de ce bout de cour et, après le départ des gens du château qui emportaient le corps, il a pu tranquillement senfuir.»
À ce moment, du fond du «public debout», une voix juvénile séleva. Au milieu de la stupeur de tous, elle disait:
«Je suis de lavis de Frédéric Larsan pour le coup de couteau au coeur. Mais je ne suis plus de son avis sur la manière dont lassassin sest enfui du bout de cour!»
Tout le monde se retourna; les huissiers se précipitèrent, ordonnant le silence. Le président demanda avec irritation qui avait élevé la voix et ordonna lexpulsion immédiate de lintrus; mais on réentendit la même voix claire qui criait:
«Cest moi, monsieur le président, cest moi, Joseph
Rouletabille!»
XXVII
Où Joseph Rouletabille apparaît dans toute sa gloire
Il y eut un remous terrible. On entendit des cris de femmes qui se trouvaient mal. On neût plus aucun égard pour «la majesté de la justice». Ce fut une bousculade insensée. Tout le monde voulait voir Joseph Rouletabille. Le président cria quil allait faire évacuer la salle, mais personne ne lentendit. Pendant ce temps, Rouletabille sautait par-dessus la balustrade qui le séparait du public assis, se faisait un chemin à grands coups de coude, arrivait auprès de son directeur qui lembrassait avec effusion, lui prit «sa» lettre dentre les mains, la glissa dans sa poche, pénétra dans la partie réservée du prétoire et parvint ainsi jusquà la barre des témoins, bousculé, bousculant, le visage souriant, heureux, boule écarlate quilluminait encore léclair intelligent de ses deux grands yeux ronds. Il avait ce costume anglais que je lui avais vu le matin de son départ — mais dans quel état, mon Dieu! — lulster sur son bras et la casquette de voyage à la main. Et il dit:
«Je demande pardon, monsieur le président, le transatlantique a eu du retard! Jarrive dAmérique. Je suis Joseph Rouletabille! …»
On éclata de rire. Tout le monde était heureux de larrivée de ce gamin. Il semblait à toutes ces consciences quun immense poids venait de leur être enlevé. On respirait. On avait la certitude quil apportait réellement la vérité… quil allait faire connaître la vérité…
Mais le président était furieux:
«Ah! vous êtes Joseph Rouletabille, reprit le président… eh bien, je vous apprendrai, jeune homme, à vous moquer de la justice… En attendant que la cour délibère sur votre cas, je vous retiens à la disposition de la justice… en vertu de mon pouvoir discrétionnaire.
— Mais, monsieur le président, je ne demande que cela: être à la disposition de la justice… je suis venu my mettre, à la disposition de la justice… Si mon entrée a fait un peu de tapage, jen demande bien pardon à la cour… Croyez bien, monsieur le président, que nul, plus que moi, na le respect de la justice… Mais je suis entré comme jai pu…»
Et il se mit à rire. Et tout le monde rit.
«Emmenez-le!» commanda le président.
Mais maître Henri-Robert intervint. Il commença par excuser le jeune homme, il le montra animé des meilleurs sentiments, il fit comprendre au président quon pouvait difficilement se passer de la déposition dun témoin qui avait couché au Glandier pendant toute la semaine mystérieuse, dun témoin surtout qui prétendait prouver linnocence de laccusé et apporter le nom de lassassin.
«Vous allez nous dire le nom de lassassin? demanda le président, ébranlé mais sceptique.
— Mais, mon président, je ne suis venu que pour ça! fit
Rouletabille.
On faillit applaudir dans le prétoire, mais les chut! énergiques des huissiers rétablirent le silence.
«Joseph Rouletabille, dit maître Henri-Robert, nest pas cité régulièrement comme témoin, mais jespère quen vertu de son pouvoir discrétionnaire, monsieur le président voudra bien linterroger.
— Cest bien! fit le président, nous linterrogerons. Mais finissons-en dabord…»
Lavocat général se leva:
«Il vaudrait peut-être mieux, fit remarquer le représentant du ministère public, que ce jeune homme nous dise tout de suite le nom de celui quil dénonce comme étant lassassin.»
Le président acquiesça avec une ironique réserve:
«Si monsieur lavocat général attache quelque importance à la déposition de M. Joseph Rouletabille, je ne vois point dinconvénient à ce que le témoin nous dise tout de suite le nom de «son» assassin!»
On eût entendu voler une mouche.
Rouletabille se taisait, regardant avec sympathie M. Robert Darzac, qui, lui, pour la première fois, depuis le commencement du débat, montrait un visage agité et plein dangoisse.
«Eh bien, répéta le président, on vous écoute, monsieur Joseph
Rouletabille. Nous attendons le nom de lassassin.»
Rouletabille fouilla tranquillement dans la poche de son gousset, en tira un énorme oignon, y regarda lheure, et dit:
«Monsieur le président, je ne pourrai vous dire le nom de lassassin quà six heures et demie! Nous avons encore quatre bonnes heures devant nous!»
La salle fit entendre des murmures étonnés et désappointés.
Quelques avocats dirent à haute voix:
«Il se moque de nous!»
Le président avait lair enchanté; maîtres Henri-Robert et André
Hesse étaient ennuyés.
Le président dit:
«Cette plaisanterie a assez duré. Vous pouvez vous retirer, monsieur, dans la salle des témoins. Je vous garde à notre disposition.»
Rouletabille protesta:
«Je vous affirme, monsieur le président, sécria-t-il, de sa voix aiguë et claironnante, je vous affirme que, lorsque je vous aurai dit le nom de lassassin, _vous comprendrez que je ne pouvais vous le dire quà six heures et demie! _Parole dhonnête homme! Foi de Rouletabille! … Mais, en attendant, je peux toujours vous donner quelques explications sur lassassinat du garde… M. Frédéric Larsan qui ma vu «travailler» au Glandier pourrait vous dire avec quel soin jai étudié toute cette affaire. Jai beau être dun avis contraire au sien et prétendre quen faisant arrêter M. Robert Darzac, il a fait arrêter un innocent, il ne doute pas, lui, de ma bonne foi, ni de limportance quil faut attacher à mes découvertes, qui ont souvent corroboré les siennes!»
Frédéric Larsan dit:
«Monsieur le président, il serait intéressant dentendre M. Joseph Rouletabille; dautant plus intéressant quil nest pas de mon avis.»
Un murmure dapprobation accueillit cette parole du policier. Il acceptait le duel en beau joueur. La joute promettait dêtre curieuse entre ces deux intelligences qui sétaient acharnées au même tragique problème et qui étaient arrivées à deux solutions différentes.
Comme le président se taisait, Frédéric Larsan continua:
«Ainsi nous sommes daccord pour le coup de couteau au coeur qui a été donné au garde par lassassin de Mlle Stangerson; mais, puisque nous ne sommes plus daccord sur la question de la fuite de lassassin, «dans le bout de cour», il serait curieux de savoir comment M. Rouletabille explique cette fuite.
— Évidemment, fit mon ami, ce serait curieux!»
Toute la salle partit encore à rire. Le président déclara aussitôt que, si un pareil fait se renouvelait, il nhésiterait pas à mettre à exécution sa menace de faire évacuer la salle.
«Vraiment, termina le président, dans une affaire comme celle-là, je ne vois pas ce qui peut prêter à rire.
— Moi non plus!» dit Rouletabille.
Des gens, devant moi, senfoncèrent leur mouchoir dans la bouche pour ne pas éclater…
«Allons, fit le président, vous avez entendu, jeune homme, ce que vient de dire M. Frédéric Larsan. Comment, selon vous, lassassin sest-il enfui du «bout de cour»?
Rouletabille regarda MmeMathieu, qui lui sourit tristement.
«Puisque MmeMathieu, dit-il, a bien voulu avouer tout lintérêt quelle portait au garde…
— la coquine! sécria le père Mathieu.
— Faites sortir le père Mathieu! «ordonna le président.
On emmena le père Mathieu.
Rouletabille reprit:
«… Puisquelle a fait cet aveu, je puis bien vous dire quelle avait souvent des conversations, la nuit, avec le garde, au premier étage du donjon, dans la chambre qui fut, autrefois un oratoire. Ces conversations furent surtout fréquentes dans les derniers temps, quand le père Mathieu était cloué au lit par ses rhumatismes.
«Une piqûre de morphine, administrée à propos, donnait au père Mathieu le calme et le repos, et tranquillisait son épouse pour les quelques heures pendant lesquelles elle était dans la nécessité de sabsenter. MmeMathieu venait au château, la nuit, enveloppée dans un grand châle noir qui lui servait autant que possible à dissimuler sa personnalité et la faisait ressembler à un sombre fantôme qui, parfois, troubla les nuits du père Jacques. Pour prévenir son ami de sa présence, MmeMathieu avait emprunté au chat de la mère Agenoux, une vieille sorcière de Sainte-Geneviève- des-Bois, son miaulement sinistre; aussitôt, le garde descendait de son donjon et venait ouvrir la petite poterne à sa maîtresse. Quand les réparations du donjon furent récemment entreprises, les rendez-vous nen eurent pas moins lieu dans lancienne chambre du garde, au donjon même, la nouvelle chambre, quon avait momentanément abandonnée à ce malheureux serviteur, à lextrémité de laile droite du château, nétant séparée du ménage du maître dhôtel et de la cuisinière que par une trop mince cloison.
«MmeMathieu venait de quitter le garde en parfaite santé, quand le drame du «petit bout de cour» survint. MmeMathieu et le garde, nayant plus rien à se dire, étaient sortis du donjon ensemble… Je nai appris ces détails, monsieur le président, que par lexamen auquel je me livrai des traces de pas dans la cour dhonneur, le lendemain matin… Bernier, le concierge, que javais placé, avec son fusil, en observation derrière le donjon, ainsi que je lui permettrai de vous lexpliquer lui-même, ne pouvait voir ce qui se passait dans la cour dhonneur. Il ny arriva un peu plus tard quattiré par les coups de revolver, et tira à son tour. Voici donc le garde et MmeMathieu, dans la nuit et le silence de la cour dhonneur. Ils se souhaitent le bonsoir; MmeMathieu se dirige vers la grille ouverte de cette cour, et lui sen retourne se coucher dans sa petite pièce en encorbellement, à lextrémité de laile droite du château.
«Il va atteindre sa porte, quand des coups de revolver retentissent; il se retourne; anxieux, il revient sur ses pas; il va atteindre langle de laile droite du château quand une ombre bondit sur lui et le frappe. Il meurt. Son cadavre est ramassé tout de suite par des gens qui croient tenir lassassin et qui nemportent que lassassiné. Pendant ce temps, que fait MmeMathieu? Surprise par les détonations et par lenvahissement de la cour, elle se fait la plus petite quelle peut dans la nuit et dans la cour dhonneur. La cour est vaste, et, se trouvant près de la grille, MmeMathieu pouvait passer inaperçue. Mais elle ne «passa» pas. Elle resta et vit emporter le cadavre. Le coeur serré dune angoisse bien compréhensible et poussée par un tragique pressentiment, elle vint jusquau vestibule du château, jeta un regard sur lescalier éclairé par le lumignon du père Jacques, lescalier où lon avait étendu le corps de son ami; elle «vit» et senfuit. Avait-elle éveillé lattention du père Jacques? Toujours est-il que celui-ci rejoignit le fantôme noir, qui déjà lui avait fait passer quelques nuits blanches.
«Cette nuit même, avant le crime, il avait été réveillé par les cris de la «Bête du Bon Dieu» et avait aperçu, par sa fenêtre, le fantôme noir… Il sétait hâtivement vêtu et cest ainsi que lon sexplique quil arriva dans le vestibule, tout habillé, quand nous apportâmes le cadavre du garde. Donc, cette nuit-là, dans la cour dhonneur, il a voulu sans doute, une fois pour toutes, regarder de tout près la figure du fantôme. Il la reconnut. Le père Jacques est un vieil ami de MmeMathieu. Elle dut lui avouer ses nocturnes entretiens, et le supplier de la sauver de ce moment difficile! Létat de MmeMathieu, qui venait de voir son ami mort, devait être pitoyable. Le père Jacques eut pitié et accompagna MmeMathieu, à travers la chênaie, et hors du parc, par delà même les bords de létang, jusquà la route dÉpinay. Là, elle navait plus que quelques mètres à faire pour rentrer chez elle. Le père Jacques revint au château, et, se rendant compte de limportance judiciaire quil y aurait pour la maîtresse du garde à ce quon ignorât sa présence au château, cette nuit-là, essaya autant que possible de nous cacher cet épisode dramatique dune nuit qui, déjà, en comptait tant! Je nai nul besoin, ajouta Rouletabille, de demander à MmeMathieu et au père Jacques de corroborer ce récit. «Je sais» que les choses se sont passées ainsi! Je ferai simplement appel aux souvenirs de M. Larsan qui, lui, comprend déjà comment jai tout appris, car il ma vu, le lendemain matin, penché sur une double piste où lon rencontrait voyageant de compagnie, lempreinte des pas du père Jacques et de ceux de madame.»
Ici, Rouletabille se tourna vers MmeMathieu qui était restée à la barre, et lui fit un salut galant.
«Les empreintes des pieds de madame, expliqua Rouletabille, ont une ressemblance étrange avec les traces des «pieds élégants» de lassassin…»
MmeMathieu tressaillit et fixa avec une curiosité farouche le jeune reporter. Quosait-il dire? Que voulait-il dire?
«Madame a le pied élégant, long et plutôt un peu grand pour une femme. Cest, au bout pointu de la bottine près, le pied de lassassin…»
Il y eut quelques mouvements dans lauditoire. Rouletabille, dun geste, les fit cesser. On eût dit vraiment que cétait lui, maintenant, qui commandait la police de laudience.
«Je mempresse de dire, fit-il, que ceci ne signifie pas grandchose et quun policier qui bâtirait un système sur des marques extérieures semblables, sans mettre une idée générale autour, irait tout de go à lerreur judiciaire! M. Robert Darzac, lui aussi, a les pieds de lassassin, et cependant, il nest pas lassassin!»
Nouveaux mouvements.
Le président demanda à MmeMathieu:
«Cest bien ainsi que, ce soir-là, les choses se sont passées pour vous, madame?
— Oui, monsieur le président, répondit-elle. Cest à croire que
M. Rouletabille était derrière nous.
— Vous avez donc vu fuir lassassin jusquà lextrémité de laile droite, madame?
— Oui, comme jai vu emporter, une minute plus tard, le cadavre du garde.
— Et lassassin, quest-il devenu? Vous étiez restée seule dans la cour dhonneur, il serait tout naturel que vous layez aperçu alors… Il ignorait votre présence et le moment était venu pour lui de séchapper…
— Je nai rien vu, monsieur le président, gémit MmeMathieu. À ce moment la nuit était devenue très noire.
— Cest donc, fit le président, M. Rouletabille qui nous expliquera comment lassassin sest enfui.
— Évidemment!» répliqua aussitôt le jeune homme avec une telle assurance que le président lui-même ne put sempêcher de sourire.
Et Rouletabille reprit la parole:
«Il était impossible à lassassin de senfuir normalement du bout de cour dans lequel il était entré sans que nous le vissions! Si nous ne lavions pas vu, nous leussions touché! Cest un pauvre petit bout de cour de rien du tout, un carré entouré de fossés et de hautes grilles. Lassassin eût marché sur nous ou nous eussions marché sur lui! Ce carré était aussi quasi-matériellement fermé par les fossés, les grilles et par nous-mêmes, que la «Chambre Jaune!»
— Alors, dites-nous donc, puisque lhomme est entré dans ce carré, dites-nous donc comment il se fait que vous ne layez point trouvé! … Voilà une demi-heure que je ne vous demande que cela! …»
Rouletabille ressortit une fois encore loignon qui garnissait la poche de son gilet; il y jeta un regard calme, et dit:
«Monsieur le président, vous pouvez me demander cela encore pendant trois heures trente, je ne pourrai vous répondre sur ce point quà six heures et demie!»
Cette fois-ci les murmures ne furent ni hostiles, ni désappointés. On commençait à avoir confiance en Rouletabille. «On lui faisait confiance.» Et lon samusait de cette prétention quil avait de fixer une heure au président comme il eût fixé un rendez-vous à un camarade.
Quant au président, après sêtre demandé sil devait se fâcher, il prit son parti de samuser de ce gamin comme tout le monde. Rouletabille dégageait de la sympathie, et le président en était déjà tout imprégné. Enfin, il avait si nettement défini le rôle de MmeMathieu dans laffaire, et si bien expliqué chacun de ses gestes, «cette nuit-là», que M. De Rocoux se voyait obligé de le prendre presque au sérieux.
«Eh bien, monsieur Rouletabille, fit-il, cest comme vous voudrez!
Mais que je ne vous revoie plus avant six heures et demie!»
Rouletabille salua le président, et, dodelinant de sa grosse tête, se dirigea vers la porte des témoins.
*
Son regard me cherchait. Il ne me vit point. Alors, je me dégageai tout doucement de la foule qui menserrait et je sortis de la salle daudience, presque en même temps que Rouletabille. Cet excellent ami maccueillit avec effusion. Il était heureux et loquace. Il me secouait les mains avec jubilation. Je lui dis:
«Je ne vous demanderai point, mon cher ami, ce que vous êtes allé faire en Amérique. Vous me répliqueriez sans doute, comme au président, que vous ne pouvez me répondre quà six heures et demie…
— Non, mon cher Sainclair, non, mon cher Sainclair! Je vais vous dire tout de suite ce que je suis allé faire en Amérique, parce que vous, vous êtes un ami: je suis allé chercher le nom de la seconde moitié de lassassin!
— Vraiment, vraiment, le nom de la seconde moitié…
— Parfaitement. Quand nous avons quitté le Glandier pour la dernière fois, je connaissais les deux moitiés de lassassin et le nom de lune de ces moitiés. Cest le nom de lautre moitié que je suis allé chercher en Amérique…»
Nous entrions, à ce moment, dans la salle des témoins. Ils vinrent tous à Rouletabille avec force démonstrations. Le reporter fut très aimable, si ce nest avec Arthur Rance auquel il montra une froideur marquée. Frédéric Larsan entrant alors dans la salle, Rouletabille alla à lui, lui administra une de ces poignées de main dont il avait le douloureux secret, et dont on revient avec les phalanges brisées. Pour lui montrer tant de sympathie, Rouletabille devait être bien sûr de lavoir roulé. Larsan souriait, sûr de lui-même et lui demandant, à son tour, ce quil était allé faire en Amérique. Alors, Rouletabille, très aimable, le prit par le bras et lui conta dix anecdotes de son voyage. À un moment, ils séloignèrent, sentretenant de choses plus sérieuses, et, par discrétion, je les quittai. Du reste, jétais fort curieux de rentrer dans la salle daudience où linterrogatoire des témoins continuait. Je retournai à ma place et je pus constater tout de suite que le public nattachait quune importance relative à ce qui se passait alors, et quil attendait impatiemment six heures et demie.
*
Ces six heures et demie sonnèrent et Joseph Rouletabille fut à nouveau introduit. Décrire lémotion avec laquelle la foule le suivit des yeux à la barre serait impossible. On ne respirait plus. M. Robert Darzac sétait levé à son banc. Il était «pâle comme un mort».
Le président dit avec gravité:
«Je ne vous fais pas prêter serment, monsieur! Vous navez pas été cité régulièrement. Mais jespère quil nest pas besoin de vous expliquer toute limportance des paroles que vous allez prononcer ici…»
Et il ajouta, menaçant:
«Toute limportance de ces paroles… pour vous, sinon pour les autres! …»
Rouletabille, nullement ému, le regardait. Il dit:
«Oui, msieur!
— Voyons, fit le président. Nous parlions tout à lheure de ce petit bout de cour qui avait servi de refuge à lassassin, et vous nous promettiez de nous dire, à six heures et demie, comment lassassin sest enfui de ce bout de cour et aussi le nom de lassassin. Il est six heures trente-cinq, monsieur Rouletabille, et nous ne savons encore rien!
— Voilà, msieur! commença mon ami au milieu dun silence si solennel que je ne me rappelle pas en avoir «vu» de semblable, je vous ai dit que ce bout de cour était fermé et quil était impossible pour lassassin de séchapper de ce carré sans que ceux qui étaient à sa recherche sen aperçussent. Cest lexacte vérité. Quand nous étions là, dans le carré de bout de cour, lassassin sy trouvait encore avec nous!
— Et vous ne lavez pas vu! … cest bien ce que laccusation prétend…
— Et nous lavons tous vu! monsieur le président, sécria
Rouletabille.
— Et vous ne lavez pas arrêté! …
— Il ny avait que moi qui sût quil était lassassin. Et javais besoin que lassassin ne fût pas arrêté tout de suite! Et puis, je navais dautre preuve, à ce moment, que «ma raison»! Oui, seule, ma raison me prouvait que lassassin était là et que nous le voyions! Jai pris mon temps pour apporter, aujourdhui, en cour dassises, une preuve irréfutable, et qui, je my engage, contentera tout le monde.
— Mais parlez! parlez, monsieur! Dites-nous quel est le nom de lassassin, fit le président…
— Vous le trouverez parmi les noms de ceux qui étaient dans le bout de cour», répliqua Rouletabille, qui, lui, ne semblait pas pressé…
On commençait à simpatienter dans la salle…
«Le nom! Le nom! murmurait-on…
Rouletabille, sur un ton qui méritait des gifles, dit:
«Je laisse un peu traîner cette déposition, la mienne, msieur le président, parce que jai des raisons pour cela! …
— Le nom! Le nom! répétait la foule.
— Silence!» glapit lhuissier.
Le président dit:
«Il faut tout de suite nous dire le nom, monsieur! … Ceux qui se trouvaient dans le bout de cour étaient: le garde, mort. Est-ce lui, lassassin?
— Non, msieur.
— Le père Jacques? …
— Non msieur.
— Le concierge, Bernier?
— Non, msieur…
— M. Sainclair?
— Non msieur…
— M. Arthur William Rance, alors? Il ne reste que M. Arthur Rance et vous! Vous nêtes pas lassassin, non?
— Non, msieur!
— Alors, vous accusez M. Arthur Rance?
—Non, msieur!
— Je ne comprends plus! … Où voulez-vous en venir? … il ny avait plus personne dans le bout de cour.
— Si, msieur! … il ny avait personne dans le bout de cour, ni au-dessous, mais il y avait quelquun au-dessus, quelquun penché à sa fenêtre, sur le bout de cour…
— Frédéric Larsan! sécria le président.
— Frédéric Larsan!» répondit dune voix éclatante Rouletabille.
Et, se retournant vers le public qui faisait entendre déjà des protestations, il lui lança ces mots avec une force dont je ne le croyais pas capable:
«Frédéric Larsan, lassassin!»
Une clameur où sexprimaient lahurissement, la consternation, lindignation, lincrédulité, et, chez certains, lenthousiasme pour le petit bonhomme assez audacieux pour oser une pareille accusation, remplit la salle. Le président nessaya même pas de la calmer; quand elle fut tombée delle-même, sous les chut! énergiques de ceux qui voulaient tout de suite en savoir davantage, on entendit distinctement Robert Darzac, qui, se laissant retomber sur son banc, disait:
«Cest impossible! Il est fou! …»
Le président:
«Vous osez, monsieur, accuser Frédéric Larsan! Voyez leffet dune pareille accusation… M. Robert Darzac lui-même vous traite de fou! … Si vous ne lêtes pas, vous devez avoir des preuves…
— Des preuves, msieur! Vous voulez des preuves! Ah! je vais vous en donner une, de preuve… fit la voix aiguë de Rouletabille… Quon fasse venir Frédéric Larsan! …»
Le président:
«Huissier, appelez Frédéric Larsan.»
Lhuissier courut à la petite porte, louvrit, disparut… La petite porte était restée ouverte… Tous les yeux étaient sur cette petite porte. Lhuissier réapparut. Il savança au milieu du prétoire et dit:
«Monsieur le président, Frédéric Larsan nest pas là. Il est parti vers quatre heures et on ne la plus revu.»
Rouletabille clama, triomphant:
«Ma preuve, la voilà!
— Expliquez-vous… Quelle preuve? demanda le président.
— Ma preuve irréfutable, fit le jeune reporter, ne voyez-vous pas que cest la fuite de Larsan. Je vous jure quil ne reviendra pas, allez! … vous ne reverrez plus Frédéric Larsan…»
Rumeurs au fond de la salle.
«Si vous ne vous moquez pas de la justice, pourquoi, monsieur, navez-vous pas profité de ce que Larsan était avec vous, à cette barre, pour laccuser en face? Au moins, il aurait pu vous répondre! …
— Quelle réponse eût été plus complète que celle-ci, monsieur le président? … il ne me répond pas! Il ne me répondra jamais! Jaccuse Larsan dêtre lassassin et il se sauve! Vous trouvez que ce nest pas une réponse, ça! …
— Nous ne voulons pas croire, nous ne croyons point que Larsan, comme vous dites,«se soit sauvé»… Comment se serait-il sauvé? Il ne savait pas que vous alliez laccuser?
— Si, msieur, il le savait, puisque je le lui ai appris moi- même, tout à lheure…
— Vous avez fait cela! … Vous croyez que Larsan est lassassin et vous lui donnez les moyens de fuir! …
— Oui, msieur le président, jai fait cela, répliqua Rouletabille avec orgueil… Je ne suis pas de la «justice», moi; je ne suis pas de la «police», moi; je suis un humble journaliste, et mon métier nest point de faire arrêter les gens! Je sers la vérité comme je veux… cest mon affaire… Préservez, vous autres, la société, comme vous pouvez, cest la vôtre… Mais ce nest pas moi qui apporterai une tête au bourreau! … Si vous êtes juste, monsieur le président — et vous lêtes — vous trouverez que jai raison! … Ne vous ai-je pas dit, tout à lheure, «que vous comprendriez que je ne pouvais prononcer le nom de lassassin avant six heures et demie». Javais calculé que ce temps était nécessaire pour avertir Frédéric Larsan, lui permettre de prendre le train de 4 heures 17, pour Paris, où il saurait se mettre en sûreté… Une heure pour arriver à Paris, une heure et quart pour quil pût faire disparaître toute trace de son passage… Cela nous amenait à six heures et demie… Vous ne retrouverez pas Frédéric Larsan, déclara Rouletabille en fixant M. Robert Darzac… il est trop malin… Cest un homme qui vous a toujours échappé… et que vous avez longtemps et vainement poursuivi… Sil est moins fort que moi, ajouta Rouletabille, en riant de bon coeur et en riant tout seul, car personne navait plus envie de rire… il est plus fort que toutes les polices de la terre. Cet homme, qui, depuis quatre ans, sest introduit à la Sûreté, et y est devenu célèbre sous le nom de Frédéric Larsan, est autrement célèbre sous un autre nom que vous connaissez bien. Frédéric Larsan, msieur le président, cest Ballmeyer!
— Ballmeyer! sécria le président.
— Ballmeyer! fit Robert Darzac, en se soulevant… Ballmeyer! …
Cétait donc vrai!
— Ah! ah! msieur Darzac, vous ne croyez plus que je suis fou, maintenant! …»
Ballmeyer! Ballmeyer! Ballmeyer! On nentendait plus que ce nom dans la salle. Le président suspendit laudience.
*
Vous pensez si cette suspension daudience fut mouvementée. Le public avait de quoi soccuper. Ballmeyer! On trouvait, décidément, le gamin «épatant»! Ballmeyer! Mais le bruit de sa mort avait couru, il y avait, de cela, quelques semaines. Ballmeyer avait donc échappé à la mort comme, toute sa vie, il avait échappé aux gendarmes. Est-il nécessaire que je rappelle ici les hauts faits de Ballmeyer? Ils ont, pendant vingt ans, défrayé la chronique judiciaire et la rubrique des faits divers; et, si quelques-uns de mes lecteurs ont pu oublier laffaire de la «Chambre Jaune», ce nom de Ballmeyer nest certainement pas sorti de leur mémoire. Ballmeyer fut le type même de lescroc du grand monde; il nétait point de gentleman plus gentleman que lui; il nétait point de prestidigitateur plus habile de ses doigts que lui; il nétait point d«apache», comme on dit aujourdhui, plus audacieux et plus terrible que lui. Reçu dans la meilleure société, inscrit dans les cercles les plus fermés, il avait volé lhonneur des familles et largent des pontes avec une maestria qui ne fut jamais dépassée. Dans certaines occasions difficiles, il navait pas hésité à faire le coup de couteau ou le coup de los de mouton. Du reste, il nhésitait jamais, et aucune entreprise nétait au-dessus de ses forces. Étant tombé une fois entre les mains de la justice, il séchappa, le matin de son procès, en jetant du poivre dans les yeux des gardes qui le conduisaient à la cour dassises. On sut plus tard que, le jour de sa fuite, pendant que les plus fins limiers de la Sûreté étaient à ses trousses, il assistait, tranquillement, nullement maquillé, à une «première»du Théâtre-Français. Il avait ensuite quitté la France pour travailler en Amérique, et la police de létat dOhio avait, un beau jour, mis la main sur lexceptionnel bandit; mais, le lendemain, il séchappait encore… Ballmeyer, il faudrait un volume pour parler ici de Ballmeyer, et cest cet homme qui était devenu Frédéric Larsan! … Et cest ce petit gamin de Rouletabille qui avait découvert cela! … Et cest lui aussi, ce moutard, qui, connaissant le passé dun Ballmeyer, lui permettait, une fois de plus, de faire la nique à la société, en lui fournissant le moyen de séchapper! À ce dernier point de vue, je ne pouvais quadmirer Rouletabille, car je savais que son dessein était de servir jusquau bout M. Robert Darzac et Mlle Stangerson en les débarrassant du bandit sans quil parlât.
On nétait pas encore remis dune pareille révélation, et jentendais déjà les plus pressés sécrier: «En admettant que lassassin soit Frédéric Larsan, cela ne nous explique pas comment il est sorti de la Chambre Jaune! …» quand laudience fut reprise.
*
Rouletabille fut appelé immédiatement à la barre et soninterrogatoire, car il sagissait là plutôt dun interrogatoire que dunedéposition, reprit.
Le président:
«Vous nous avez dit tout à lheure, monsieur, quil était impossible de senfuir du bout de cour. Jadmets, avec vous, je veux bien admettre que, puisque Frédéric Larsan se trouvait penché à sa fenêtre, au-dessus de vous, il fût encore dans ce bout de cour; mais, pour se trouver à sa fenêtre, il lui avait fallu quitter ce bout de cour. Il sétait donc enfui! Et comment?»
Rouletabille:
«Jai dit quil navait pu senfuir «normalement…» Il sest donc enfui «anormalement»! Car le bout de cour, je lai dit aussi, nétait que «quasi» fermé tandis que la «Chambre Jaune» létait tout à fait. On pouvait grimper au mur, chose impossible dans la «Chambre Jaune», se jeter sur la terrasse et de là, pendant que nous étions penchés sur le cadavre du garde, pénétrer de la terrasse dans la galerie par la fenêtre qui donne juste au-dessus. Larsan navait plus quun pas à faire pour être dans sa chambre, ouvrir sa fenêtre et nous parler. Ceci nétait quun jeu denfant pour un acrobate de la force de Ballmeyer. Et, monsieur le président, voici la preuve de ce que javance.»
Ici, Rouletabille tira de la poche de son veston, un petit paquet quil ouvrit, et dont il tira une cheville.
«Tenez, monsieur le président, voici une cheville qui sadapte parfaitement dans un trou que lon trouve encore dans le«corbeau» de droite qui soutient la terrasse en encorbellement. Larsan, qui prévoyait tout et qui songeait à tous les moyens de fuite autour de sa chambre — chose nécessaire quand on joue son jeu — avait enfoncé préalablement cette cheville dans ce «corbeau». Un pied sur la borne qui est au coin du château, un autre pied sur la cheville, une main à la corniche de la porte du garde, lautre main à la terrasse, et Frédéric Larsan disparaît dans les airs… dautant mieux quil est fort ingambe et que, ce soir-là, il nétait nullement endormi par un narcotique, comme il avait voulu nous le faire croire. Nous avions dîné avec lui, monsieur le président, et, au dessert, il nous joua le coup du monsieur qui tombe de sommeil, car il avait besoin dêtre, lui aussi, endormi, pour que, le lendemain, on ne sétonnât point que moi, Joseph Rouletabille, jaie été victime dun narcotique en dînant avec Larsan. Du moment que nous avions subi le même sort, les soupçons ne latteignaient point et ségaraient ailleurs. Car, moi, monsieur le président, moi, jai été bel et bien endormi, et par Larsan lui-même, et comment! … Si je navais pas été dans ce triste état, jamais Larsan ne se serait introduit dans la chambre de Mlle Stangerson ce soir-là, et le malheur ne serait pas arrivé! …»
On entendit un gémissement. Cétait M. Darzac qui navait pu retenir sa douloureuse plainte…
«Vous comprenez, ajouta Rouletabille, que, couchant à côté de lui, je gênais particulièrement Larsan, cette nuit-là, car il savait ou du moins il pouvait se douter «que, cette nuit-là, je veillais»! Naturellement il ne pouvait pas croire une seconde que je le soupçonnais, lui! Mais je pouvais le découvrir au moment où il sortait de sa chambre pour se rendre dans celle de Mlle Stangerson. Il attendit, cette nuit-là, pour pénétrer chez Mlle Stangerson, que je fusse endormi et que mon ami Sainclair fût occupé dans ma propre chambre à me réveiller. Dix minutes plus tard Mlle Stangerson criait à la mort!
— Comment étiez-vous arrivé à soupçonner, alors, Frédéric Larsan? demanda le président.
— «Le bon bout de ma raison» me lavait indiqué, msieur le président; aussi javais loeil sur lui; mais cest un homme terriblement fort, et je navais pas prévu le coup du narcotique. Oui, oui, le bon bout de ma raison me lavait montré! Mais il me fallait une preuve palpable; comme qui dirait: «Le voir au bout de mes yeux après lavoir vu au bout de ma raison!»
— Quest-ce que vous entendez par «le bon bout de votre raison»?
— Eh! msieur le président, la raison a deux bouts: le bon et le mauvais. Il ny en a quun sur lequel vous puissiez vous appuyer avec solidité: cest le bon! On le reconnaît à ce que rien ne peut le faire craquer, ce bout-là, quoi que vous fassiez! quoi que vous disiez! Au lendemain de la «galerie inexplicable», alors que jétais comme le dernier des derniers des misérables hommes qui ne savent point se servir de leur raison parce quils ne savent par où la prendre, que jétais courbé sur la terre et sur les fallacieuses traces sensibles, je me suis relevé soudain, en mappuyant sur le bon bout de ma raison et je suis monté dans la galerie.
«Là, je me suis rendu compte que lassassin que nous avions poursuivi navait pu, cette fois, «ni normalement, ni anormalement» quitter la galerie. Alors, avec le bon bout de ma raison, jai tracé un cercle dans lequel jai enfermé le problème, et autour du cercle, jai déposé mentalement ces lettres flamboyantes: «Puisque lassassin ne peut être en dehors du cercle, il est dedans!» Qui vois-je donc, dans ce cercle? Le bon bout de ma raison me montre, outre lassassin qui doit nécessairement sy trouver: le père Jacques, M. Stangerson, Frédéric Larsan et moi! Cela devait donc faire, avec lassassin, cinq personnages. Or, quand je cherche dans le cercle, ou si vous préférez, dans la galerie, pour parler «matériellement», je ne trouve que quatre personnages. Et il est démontré que le cinquième na pu senfuir, na pu sortir du cercle! _Donc, jai, dans le cercle, un personnage qui est deux, cest-à-dire qui est, outre son personnage, le personnage de lassassin! … _Pourquoi ne men étais-je pas aperçu déjà? Tout simplement parce que le phénomène du doublement du personnage ne sétait pas passé sous mes yeux. Avec qui, des quatre personnes enfermées dans le cercle, lassassin a-t-il pu se doubler sans que je laperçoive? Certainement pas avec les personnes qui me sont apparues à un moment, dédoublées de lassassin. Ainsi ai-je vu, en même temps, dans la galerie, M. Stangerson et lassassin, le père Jacques et lassassin, moi et lassassin._ Lassassin ne saurait donc être ni M. Stangerson, ni le père Jacques, ni moi! Et puis, si cétait moi lassassin, je le saurais bien, nest-ce pas, msieur le président? … Avais-je vu, en même temps, Frédéric Larsan et lassassin? Non! … _Non! Il sétait passé deux secondes pendant lesquelles javais perdu de vue lassassin, car celui-ci était arrivé, comme je lai du reste noté dans mes papiers, deux secondes avant M. Stangerson, le père Jacques et moi, au carrefour des deux galeries. Cela avait suffi à Larsan pour enfiler la galerie tournante, enlever sa fausse barbe dun tour de main, se retourner et se heurter à nous, comme sil poursuivait lassassin! …_ _Ballmeyer en a fait bien dautres! et vous pensez bien que ce nétait quun jeu pour lui de se grimer de telle sorte quil apparût tantôt avec sa barbe rouge à Mlle Stangerson, tantôt à un employé de poste avec un collier de barbe châtain qui le faisait ressembler à M. Darzac, dont il avait juré la perte! Oui, le bon bout de ma raison me rapprochait ces deux personnages, ou plutôt ces deux moitiés de personnage que je navais pas vues en même temps: Frédéric Larsan et linconnu que je poursuivais… pour en faire lêtre mystérieux et formidable que je cherchais:_ «_lassassin».
«Cette révélation me bouleversa. Jessayai de me ressaisir en moccupant un peu des traces sensibles, des signes extérieurs qui mavaient, jusqualors, égaré, et quil fallait, normalement, «faire entrer dans le cercle tracé par le bon bout de ma raison!»
«Quels étaient, tout dabord, les principaux signes extérieurs, cette nuit-là, qui mavaient éloigné de lidée dun Frédéric Larsan assassin:
«1° Javais vu linconnu dans la chambre de Mlle Stangerson, et, courant à la chambre de Frédéric Larsan, jy avais trouvé Frédéric Larsan, bouffi de sommeil.
«2° Léchelle;
«3° Javais placé Frédéric Larsan au bout de la galerie tournante en lui disant que jallais sauter dans la chambre de Mlle Stangerson pour essayer de prendre lassassin. Or, jétais retourné dans la chambre de Mlle Stangerson où javais retrouvé mon inconnu.
«Le premier signe extérieur ne membarrassa guère. Il est probable que, lorsque je descendis de mon échelle, après avoir vu linconnu dans la chambre de Mlle Stangerson, celui-ci avait déjà fini ce quil avait à y faire. Alors, pendant que je rentrais dans le château, il rentrait, lui, dans la chambre de Frédéric Larsan, se déshabillait en deux temps, trois mouvements, et, quand je venais frapper à sa porte, montrait un visage de Frédéric Larsan ensommeillé à plaisir…
«Le second signe: léchelle, ne membarrassa pas davantage. Il était évident que, si lassassin était Larsan, il navait pas besoin déchelle pour sintroduire dans le château, puisque Larsan couchait à côté de moi; mais cette échelle devait faire croire à la venue de lassassin, «de lextérieur», chose nécessaire au système de Larsan puisque, cette nuit-là, M. Darzac nétait pas au château. Enfin, cette échelle, en tout état de cause, pouvait faciliter la fuite de Larsan.
«Mais le troisième signe extérieur me déroutait tout à fait. Ayant placé Larsan au bout de la galerie tournante, je ne pouvais expliquer quil eût profité du moment où jallais dans laile gauche du château trouver M. Stangerson et le père Jacques, pour retourner dans la chambre de Mlle Stangerson! Cétait là un geste bien dangereux! Il risquait de se faire prendre… Et il le savait! … Et il a failli se faire prendre… nayant pas eu le temps de regagner son poste, comme il lavait certainement espéré… Il fallait quil eût, pour retourner dans la chambre, une raison bien nécessairequi lui fût apparue tout à coup, après mon départ, car il naurait pas sans cela prêté son revolver! Quant à moi, quand «jenvoyai» le père Jacques au bout de la galerie droite, je croyais naturellement que Larsan était toujours à son poste au bout de la galerie tournante et le père Jacques lui-même, à qui, du reste, je navais point donné de détails, en se rendant à son poste, ne regarda pas, lorsquil passa à lintersection des deux galeries, si Larsan était au sien. Le père Jacques ne songeait alors quà exécuter mes ordres rapidement. Quelle était donc cette raison imprévue qui avait pu conduire Larsan une seconde fois dans la chambre? Quelle était-elle? … Je pensai que ce ne pouvait être quune marque sensible de son passage qui le dénonçait! Il avait oublié quelque chose de très important dans la chambre! Quoi? … Avait-il retrouvé cette chose? … Je me rappelai la bougie sur le parquet et lhomme courbé… Je priai MmeBernier, qui faisait la chambre, de chercher… et elle trouva un binocle… Ce binocle, msieur le président!»
Et Rouletabille sortit de son petit paquet le binocle que nous connaissons déjà…
«Quand je vis ce binocle, je fus épouvanté… Je navais jamais vu de binocle à Larsan… Sil nen mettait pas, cest donc quil nen avait pas besoin… Il en avait moins besoin encore alors dans un moment où la liberté de ses mouvements lui était chose si précieuse… Que signifiait ce binocle? … Il nentrait point dans mon cercle. À moins quil ne fût celui dun presbyte, mexclamai-je, tout à coup! … En effet, je navais jamais vu écrire Larsan, je ne lavais jamais vu lire. Il «pouvait» donc être presbyte! On savait certainement à la Sûreté quil était presbyte, «sil létait…» on connaissait sans doute son binocle… Le binocle du «presbyte Larsan» trouvé dans la chambre de Mlle Stangerson, après le mystère de la galerie inexplicable, cela devenait terrible pour Larsan! Ainsi sexpliquait le retour de Larsan dans la chambre! … Et, en effet, Larsan-Ballmeyer est bien presbyte, et ce binocle, que lon reconnaîtra «peut-être» à la Sûreté, est bien le sien…
«Vous voyez, monsieur, quel est mon système, continua Rouletabille; je ne demande pas aux signes extérieurs de mapprendre la vérité; je leur demande simplement de ne pas aller contre la vérité que ma désignée le bon bout de ma raison! …
«Pour être tout à fait sûr de la vérité sur Larsan, car Larsan assassin était une exception qui méritait que lon sentourât de quelque garantie, jeus le tort de vouloir voir sa «figure». Jen ai été bien puni! Je crois que cest le bon bout de ma raison qui sest vengé de ce que, depuis la galerie inexplicable, je ne me sois pas appuyé solidement, définitivement et en toute confiance, sur lui… négligeant magnifiquement de trouver dautres preuves de la culpabilité de Larsan que celle de ma raison! Alors, Mlle Stangerson a été frappée…»
Rouletabille sarrêta… se mouche… vivement ému.
*
«Mais quest-ce que Larsan, demanda le président, venait faire dans cette chambre? Pourquoi a-t-il tenté dassassiner à deux reprises Mlle Stangerson?
— Parce quil ladorait, msieur le président…
— Voilà évidemment une raison…
— Oui, msieur, une raison péremptoire. Il était amoureux fou… et à cause de cela, et de bien dautres choses aussi, capable de tous les crimes.
— Mlle Stangerson le savait?
— Oui, msieur, mais elle ignorait, naturellement, que lindividu qui la poursuivait ainsi fût Frédéric Larsan… sans quoi Frédéric Larsan ne serait pas venu sinstaller au château, et naurait pas, la nuit de la galerie inexplicable, pénétré avec nous auprès de Mlle Stangerson, «après laffaire». Jai remarqué du reste quil sétait tenu dans lombre et quil avait continuellement la face baissée… ses yeux devaient chercher le binocle perdu… Mlle Stangerson a eu à subir les poursuites et les attaques de Larsan sous un nom et sous un déguisement que nous ignorions mais quelle pouvait connaître déjà.
— Et vous, monsieur Darzac! demanda le président… vous avez peut-être, à ce propos, reçu les confidences de Mlle Stangerson… Comment se fait-il que Mlle Stangerson nait parlé de cela à personne? … Cela aurait pu mettre la justice sur les traces de lassassin… et si vous êtes innocent, vous aurait épargné la douleur dêtre accusé!
— Mlle Stangerson ne ma rien dit, fit M. Darzac.
— Ce que dit le jeune homme vous paraît-il possible?» demanda encore le président.
Imperturbablement, M. Robert Darzac répondit:
«Mlle Stangerson ne ma rien dit…
— Comment expliquez-vous que, la nuit de lassassinat du garde, reprit le président, en se tournant vers Rouletabille, lassassin ait rapporté les papiers volés à M. Stangerson? … Comment expliquez-vous que lassassin se soit introduit dans la chambre fermée de Mlle Stangerson?
— Oh! quant à cette dernière question, il est facile, je crois, dy répondre. Un homme comme Larsan-Ballmeyer devait se procurer ou faire faire facilement les clefs qui lui étaient nécessaires… Quant au vol des documents, «je crois» que Larsan ny avait pas dabord songé. Espionnant partout Mlle Stangerson, bien décidé à empêcher son mariage avec M. Robert Darzac, il suit un jour Mlle Stangerson et M. Robert Darzac dans les grands magasins de la Louve, sempare du réticule de Mlle Stangerson, que celle-ci perd ou se laisse prendre. Dans ce réticule, il y a une clef à tête de cuivre. Il ne sait pas limportance qua cette clef. Elle lui est révélée par la note que fait paraître Mlle Stangerson dans les journaux. Il écrit à Mlle Stangerson poste restante, comme la note len prie. Il demande sans doute un rendez-vous en faisant savoir que celui qui a le réticule et la clef est celui qui la poursuit, depuis quelque temps, de son amour. Il ne reçoit pas de réponse. Il va constater au bureau 40 que la lettre nest plus là. Il y va, ayant pris déjà lallure et autant que possible lhabit de M. Darzac, car, décidé à tout pour avoir Mlle Stangerson, il a tout préparé, pour que, quoi quil arrive, M. Darzac, aimé de Mlle Stangerson, M. Darzac quil déteste et dont il veut la perte, passe pour le coupable.
«Je dis: quoi quil arrive, mais je pense que Larsan ne pensait pas encore quil en serait réduit à lassassinat. Dans tous les cas, ses précautions sont prises pour compromettre Mlle Stangerson sous le déguisement Darzac. Larsan a, du reste, à peu près la taille de Darzac et quasi le même pied. Il ne lui serait pas difficile, sil est nécessaire, après avoir dessiné lempreinte du pied de M. Darzac, de se faire faire, sur ce dessin, des chaussures quil chaussera. Ce sont là trucs enfantins pour Larsan-Ballmeyer.
«Donc, pas de réponse à sa lettre, pas de rendez-vous, et il a toujours la petite clef précieuse dans sa poche. Eh bien, puisque Mlle Stangerson ne vient pas à lui, il ira à elle! Depuis longtemps son plan est fait. Il sest documenté sur le Glandier et sur le pavillon. Un après-midi, alors que M. et Mlle Stangerson viennent de sortir pour la promenade et que le père Jacques lui- même est parti, il sintroduit dans le pavillon par la fenêtre du vestibule. Il est seul, pour le moment, il a des loisirs… il regarde les meubles… lun deux, fort curieux, et ressemblant à un coffre-fort, a une toute petite serrure… Tiens! Tiens! Cela lintéresse… Comme il a sur lui la petite clef de cuivre… il y pense… liaison didées. Il essaye la clef dans la serrure; la porte souvre… Des papiers! Il faut que ces papiers soient bien précieux pour quon les ait enfermés dans un meuble aussi particulier… pour quon tienne tant à la clef qui ouvre ce meuble… Eh! Eh! cela peut toujours servir… à un petit chantage… cela laidera peut-être dans ses desseins amoureux… Vite, il fait un paquet de ces paperasses et va le déposer dans le lavatory du vestibule. Entre lexpédition du pavillon et la nuit de lassassinat du garde, Larsan a eu le temps de voir ce quétaient ces papiers. Quen ferait-il? Ils sont plutôt compromettants… Cette nuit-là, il les rapporta au château… Peut-être a-t-il espéré du retour de ces papiers, qui représentaient vingt ans de travaux, une reconnaissance quelconque de Mlle Stangerson… Tout est possible, dans un cerveau comme celui-là! … Enfin, quelle quen soit la raison, il a rapporté les papiers et il en était bien débarrassé!
Rouletabille toussa et je compris ce que signifiait cette toux. Il était évidemment embarrassé, à ce point de ses explications, par la volonté quil avait de ne point donner le véritable motif de lattitude effroyable de Larsan vis-à-vis de Mlle Stangerson. Son raisonnement était trop incomplet pour satisfaire tout le monde, et le président lui en eut certainement fait lobservation, si, malin comme un singe, Rouletabille ne sétait écrié: «Maintenant, nous arrivons à lexplication du mystère de la Chambre Jaune!»
*
Il y eut, dans la salle, des remuements de chaises, de légères bousculades, des «chut!» énergiques. La curiosité était poussée à son comble.
«Mais, fit le président, il me semble, daprès votre hypothèse, monsieur Rouletabille, que le mystère de la «Chambre Jaune» est tout expliqué. Et cest Frédéric Larsan qui nous la expliqué lui- même en se contentant de tromper sur le personnage, en mettant M. Robert Darzac à sa propre place. Il est évident que la porte de la «Chambre Jaune» sest ouverte quand M. Stangerson était seul, et que le professeur a laissé passer lhomme qui sortait de la chambre de sa fille, sans larrêter, peut-être même sur la prière de sa fille, pour éviter tout scandale! …
— Non, msieur le président, protesta avec force le jeune homme. Vous oubliez que Mlle Stangerson, assommée, ne pouvait plus faire de prière, quelle ne pouvait plus refermer sur elle ni le verrou ni la serrure… Vous oubliez aussi que M. Stangerson a juré sur la tête de sa fille à lagonie que la porte ne sétait pas ouverte!
— Cest pourtant, monsieur, la seule façon dexpliquer les choses! _La Chambre Jaune__ était close comme un coffre-fort._ Pour me servir de vos expressions, il était impossible à lassassin de sen échapper «normalement ou anormalement». Quand on pénètre dans la chambre, on ne le trouve pas! Il faut bien pourtant quil séchappe! …
— Cest tout à fait inutile, msieur le président…
— Comment cela?
— Il navait pas besoin de séchapper, sil ny était pas!»
Rumeurs dans la salle…
«Comment, il ny était pas?
— Évidemment non! Puisquil ne pouvait pas y être, cest quil ny était pas! Il faut toujours, msieur lprésident, sappuyer sur le bon bout de sa raison!
— Mais toutes les traces de son passage! protesta le président.
— Ça, msieur le président, cest le mauvais bout de la raison! … Le bon bout nous indique ceci: depuis le moment où Mlle Stangerson sest enfermée dans sa chambre jusquau moment où lon a défoncé la porte, il est impossible que lassassin se soit échappé de cette chambre; et, comme on ne ly trouve pas, cest que, depuis le moment de la fermeture de la porte jusquau moment où on la défonce, lassassin nétait pas dans la chambre!
— Mais les traces?
— Eh! msieur le président… Ça, cest les marques sensibles, encore une fois… les marques sensibles avec lesquelles on commet tant derreurs judiciaires parce quelles vous font dire ce quelles veulent! Il ne faut point, je vous le répète, sen servir pour raisonner! Il faut raisonner dabord! Et voir ensuite si les marques sensibles peuvent entrer dans le cercle de votre raisonnement… Jai un tout petit cercle de vérité incontestable: lassassin nétait point dans la Chambre Jaune! Pourquoi a-t-on cru quil y était? À cause des marques de son passage! Mais il peut être passé avant! Que dis-je: il «doit» être passé avant. La raison me dit quil faut quil soit passé là, avant! Examinons les marques et ce que nous savons de laffaire, et voyons si ces marques vont à lencontre de ce passage avant… avant que Mlle Stangerson senferme dans sa chambre, devant son père et le père Jacques!
«Après la publication de larticle du Matin et une conversation que jeus dans le trajet de Paris à Épinay-sur-Orge avec le juge dinstruction, la preuve me parut faite que la «Chambre Jaune» était mathématiquement close et que, par conséquent, lassassin en avait disparu avant lentrée de Mlle Stangerson dans sa chambre, à minuit.
«Les marques extérieures se trouvaient alors être terriblement «contre ma raison». Mlle Stangerson ne sétait pas assassinée toute seule, et ces marques attestaient quil ny avait pas eu suicide. Lassassin était donc venu avant! Mais comment Mlle Stangerson navait-elle été assassinée quaprès? ou plutôt «ne paraissait-elle» avoir été assassinée quaprès? Il me fallait naturellement reconstituer laffaire en deux phases, deux phases bien distinctes lune de lautre de quelques heures: la première phase pendant laquelle on avait réellement tenté dassassiner Mlle Stangerson, tentative quelle avait dissimulée; la seconde phase pendant laquelle, à la suite dun cauchemar quelle avait eu, ceux qui étaient dans le laboratoire avaient cru quon lassassinait!
«Je navais pas encore, alors, pénétré dans la «Chambre Jaune». Quelles étaient les blessures de Mlle Stangerson? Des marques de strangulation et un coup formidable à la tempe… Les marques de strangulation ne me gênaient pas. Elles pouvaient avoir été faites «avant» et Mlle Stangerson les avait dissimulées sous une collerette, un boa, nimporte quoi! Car, du moment que je créais, que jétais obligé de diviser laffaire en deux phases, jétais acculé à la nécessité de me dire que Mlle Stangerson avait caché tous les événements de la première phase; elle avait des raisons, sans doute, assez puissantes pour cela, puisquelle navait rien dit à son père et quelle dut raconter naturellement au juge dinstruction lagression de lassassin dont elle ne pouvait nier le passage, comme si cette agression avait eu lieu la nuit, pendant la seconde phase! Elle y était forcée, sans quoi son père lui eût dit: «Que nous as-tu caché là? Que signifie «ton silence après une pareille agression»?»
«Elle avait donc dissimulé les marques de la main de lhomme à son cou. Mais il y avait le coup formidable de la tempe! Ça, je ne le comprenais pas! Surtout quand jappris que lon avait trouvé dans la chambre un os de mouton, arme du crime… Elle ne pouvait avoir dissimulé quon lavait assommée, et cependant cette blessure apparaissait évidemment comme ayant dû être faite pendant la première phase puisquelle nécessitait la présence de lassassin! Jimaginai que cette blessure était beaucoup moins forte quon ne le disait — en quoi javais tort — et je pensai que Mlle Stangerson avait caché la blessure de la tempe sous une coiffure en bandeaux!
«Quant à la marque, sur le mur, de la main de lassassin blessée par le revolver de Mlle Stangerson, cette marque avait été faite évidemment «avant» et lassassin avait été nécessairement blessé pendant la première phase, cest-à-dire pendant quil était là! Toutes les traces du passage de lassassin avaient été naturellement laissées pendant la première phase: Los de mouton, les pas noirs, le béret, le mouchoir, le sang sur le mur, sur la porte et par terre… De toute évidence, si ces traces étaient encore là, cest que Mlle Stangerson, qui désirait quon ne sût rien et qui agissait pour quon ne sût rien de cette affaire, navait pas encore eu le temps de les faire disparaître! Ce qui me conduisait à chercher la première phase de laffaire dans un temps très rapproché de la seconde. Si, après la première phase, cest-à-dire après que lassassin se fût échappé, après quelle-même eût en hâte regagné le laboratoire où son père la retrouvait, travaillant, — si elle avait pu pénétrer à nouveau un instant dans la chambre, elle aurait au moins fait disparaître, tout de suite, los de mouton, le béret et le mouchoir qui traînaient par terre. Mais elle ne le tenta pas, son père ne layant pas quittée. Après, donc, cette première phase, elle nest entrée dans sa chambre quà minuit. Quelquun y était entré à dix heures: le père Jacques, qui fit sa besogne de tous les soirs, ferma les volets et alluma la veilleuse. Dans son anéantissement sur le bureau du laboratoire où elle feignait de travailler, Mlle Stangerson avait sans doute oublié que le père Jacques allait entrer dans sa chambre! Aussi elle a un mouvement: elle prie le père Jacques de ne pas se déranger! De ne pas pénétrer dans la chambre! Ceci est en toutes lettres dans larticle du Matin. Le père Jacques entre tout de même et ne saperçoit de rien, tant la «Chambre Jaune» est obscure! … Mlle Stangerson a dû vivre là deux minutes affreuses! Cependant, je crois quelle ignorait quil y avait tant de marques du passage de lassassin dans sa chambre! Elle navait sans doute, après la première phase, eu le temps que de dissimuler les traces des doigts de lhomme à son cou et de sortir de sa chambre! … Si elle avait su que los, le béret et le mouchoir fussent sur le parquet, elle les aurait également ramassés quand elle est rentrée à minuit dans sa chambre… Elle ne les a pas vus, elle sest déshabillée à la clarté douteuse de la veilleuse… Elle sest couchée, brisée par tant démotions, et par la terreur, la terreur qui ne lavait fait regagner cette chambre que le plus tard possible…
«Ainsi étais-je obligé darriver de la sorte à la seconde phase du drame, avec Mlle Stangerson seule dans la chambre, du moment quon navait pas trouvé lassassin dans la chambre… Ainsi devais-je naturellement faire entrer dans le cercle de mon raisonnement les marques extérieures.
«Mais il y avait dautres marques extérieures à expliquer. Des coups de revolver avaient été tirés, pendant la seconde phase. Des cris: «Au secours! À lassassin!» avaient été proférés! … Que pouvait me désigner, en une telle occurrence, le bon bout de ma raison? Quant aux cris, dabord: du moment où il ny a pas dassassin dans la chambre, il y avait forcément cauchemar dans la chambre!
«On entend un grand bruit de meubles renversés. Jimagine… je suis obligé dimaginer ceci: Mlle Stangerson sest endormie, hantée par labominable scène de laprès-midi… elle rêve… le cauchemar précise ses images rouges… elle revoit lassassin qui se précipite sur elle, elle crie: «À lassassin! Au secours!» et son geste désordonné va chercher le revolver quelle a posé, avant de se coucher, sur sa table de nuit. Mais cette main heurte la table de nuit avec une telle force quelle la renverse. Le revolver roule par terre, un coup part et va se loger dans le plafond… Cette balle dans le plafond me parut, dès labord, devoir être la balle de laccident… Elle révélait la possibilité de laccident et arrivait si bien avec mon hypothèse de cauchemar quelle fut une des raisons pour lesquelles je commençai à ne plus douter que le crime avait eu lieu avant, et que Mlle Stangerson, douée dun caractère dune énergie peu commune, lavait caché… Cauchemar, coup de revolver… Mlle Stangerson, dans un état moral affreux, est réveillée; elle essaye de se lever; elle roule par terre, sans force, renversant les meubles, râlant même…«À lassassin! Au secours!» et sévanouit…
«Cependant, on parlait de deux coups de revolver, la nuit, lors de la seconde phase. À moi aussi, pour ma thèse — ce nétait plus, déjà, une hypothèse — il en fallait deux; mais «un» dans chacune des phases et non pas deux dans la dernière… un coup pour blesser lassassin, avant, et un coup lors du cauchemar, après! Or, était-il bien sûr que, la nuit, deux coups de revolver eussent été tirés? Le revolver sétait fait entendre au milieu du fracas de meubles renversés. Dans un interrogatoire, M. Stangerson parle dun coup sourd dabord, dun coup éclatant ensuite! Si le coup sourd avait été produit par la chute de la table de nuit en marbre sur le plancher? Il est nécessaire que cette explication soit la bonne. Je fus certain quelle était la bonne, quand je sus que les concierges, Bernier et sa femme, navaient entendu, eux qui étaient tout près du pavillon, quun seul coup de revolver. Ils lont déclaré au juge dinstruction.
«Ainsi, javais presque reconstitué les deux phases du drame quand je pénétrai, pour la première fois, dans la «Chambre Jaune». Cependant la gravité de la blessure à la tempe nentrait pas dans le cercle de mon raisonnement. Cette blessure navait donc pas été faite par lassassin avec los de mouton, lors de la première phase, parce quelle était trop grave, que Mlle Stangerson naurait pu la dissimuler et quelle ne lavait pas dissimulée sous une coiffure en bandeaux! Alors, cette blessure avait été «nécessairement» faite lors de la seconde phase, au moment du cauchemar? Cest ce que je suis allé demander à la «Chambre Jaune» et la «Chambre Jaune» ma répondu!»
Rouletabille tira, toujours de son petit paquet, un morceau de papier blanc plié en quatre, et, de ce morceau de papier blanc, sortit un objet invisible, quil tint entre le pouce et lindex et quil porta au président:
«Ceci, monsieur le président, est un cheveu, un cheveu blond maculé de sang, un cheveu de Mlle Stangerson… Je lai trouvé collé à lun des coins de marbre de la table de nuit renversée… Ce coin de marbre était lui-même maculé de sang. Oh! un petit carré rouge de rien du tout! mais fort important! car il mapprenait, ce petit carré de sang, quen se levant, affolée, de son lit, Mlle Stangerson était tombée de tout son haut et fort brutalement sur ce coin de marbre qui lavait blessée à la tempe, et qui avait retenu ce cheveu, ce cheveu que Mlle Stangerson devait avoir sur le front, bien quelle ne portât pas la coiffure en bandeaux! Les médecins avaient déclaré que Mlle Stangerson avait été assommée avec un objet contondant et, comme los de mouton était là, le juge dinstruction avait immédiatement accusé los de mouton mais le coin dune table de nuit en marbre est aussi un objet contondant auquel ni les médecins ni le juge dinstruction navaient songé, et que je neusse peut-être point découvert moi -même si le bon bout de ma raison ne me lavait indiqué, ne me lavait fait pressentir.»
La salle faillit partir, une fois de plus, en applaudissements; mais, comme Rouletabille reprenait tout de suite sa déposition, le silence se rétablit sur-le-champ.
«Il me restait à savoir, en dehors du nom de lassassin que je ne devais connaître que quelques jours plus tard, à quel moment avait eu lieu la première phase du drame. Linterrogatoire de Mlle Stangerson, bien quarrangé pour tromper le juge dinstruction, et celui de M. Stangerson, devaient me le révéler. Mlle Stangerson a donné exactement lemploi de son temps, ce jour-là. Nous avons établi que lassassin sest introduit entre cinq et six dans le pavillon; mettons quil fût six heures et quart quand le professeur et sa fille se sont remis au travail. Cest donc entre cinq heures et six heures et quart quil faut chercher. Que dis- je, cinq heures! mais le professeur est alors avec sa fille… Le drame ne pourra sêtre passé que loin du professeur! Il me faut donc, dans ce court espace de temps, chercher le moment où le professeur et sa fille seront séparés! … Eh bien, ce moment, je le trouve dans linterrogatoire qui eut lieu dans la chambre de Mlle Stangerson, en présence de M. Stangerson. Il y est marqué que le professeur et sa fille rentrent vers six heures au laboratoire. M. Stangerson dit: «À ce moment, je fus abordé par mon garde qui me retint un instant.» il y a donc conversation avec le garde. Le garde parle à M. Stangerson de coupe de bois ou de braconnage; Mlle Stangerson nest plus là; elle a déjà regagné le laboratoire puisque le professeur dit encore: «Je quittai le garde et je rejoignis ma fille qui était déjà au travail!»
«Cest donc dans ces courtes minutes que le drame se déroula. Cest nécessaire! Je vois très bien Mlle Stangerson rentrer dans le pavillon, pénétrer dans sa chambre pour poser son chapeau et se trouver en face du bandit qui la poursuit. Le bandit était là, dans le pavillon, depuis un certain temps. Il devait avoir arrangé son affaire pour que tout se passât la nuit. Il avait alors déchaussé les chaussures du père Jacques qui le gênaient, dans les conditions que jai dites au juge dinstruction, il avait opéré la rafle des papiers, comme je vous lai dit tout à lheure, et il sétait ensuite glissé sous le lit quand le père Jacques était revenu laver le vestibule et le laboratoire… Le temps lui avait paru long… il sétait relevé, après le départ du père Jacques, avait à nouveau erré dans le laboratoire, était venu dans le vestibule, avait regardé dans le jardin, et avait vu venir, vers le pavillon — car, à ce moment-là, la nuit qui commençait était très claire — _Mlle Stangerson, toute seule! _Jamais il neût osé lattaquer à cette heure-là sil navait cru être certain que Mlle Stangerson était seule! Et, pour quelle lui apparût seule, il fallait que la conversation entre M. Stangerson et le garde qui le retenait eût lieu à un coin détourné du sentier, _coin où se trouve un bouquet darbres qui les cachait aux yeux du misérable. _Alors, son plan est fait. Il va être plus tranquille, seul avec Mlle Stangerson dans ce pavillon, quil ne laurait été, en pleine nuit, avec le père Jacques dormant dans son grenier. Et il dut fermer la fenêtre du vestibule! ce qui explique aussi que ni M. Stangerson, ni le garde, du reste assez éloignés encore du pavillon, nont entendu le coup de revolver.
«Puis il regagna la «Chambre Jaune». Mlle Stangerson arrive. Ce qui sest passé a dû être rapide comme léclair! … Mlle Stangerson a dû crier… ou plutôt a voulu crier son effroi; lhomme la saisie à la gorge… Peut-être va-t-il létouffer, létrangler… Mais la main tâtonnante de Mlle Stangerson a saisi, dans le tiroir de la table de nuit, le revolver quelle y a caché depuis quelle redoute les menaces de lhomme. Lassassin brandit déjà, sur la tête de la malheureuse, cette arme terrible dans les mains de Larsan-Ballmeyer, un os de mouton… Mais elle tire… le coup part, blesse la main qui abandonne larme. Los de mouton roule par terre, ensanglanté par la blessure de lassassin… lassassin chancelle, va sappuyer à la muraille, y imprime ses doigts rouges, craint une autre balle et senfuit…
«Elle le voit traverser le laboratoire… Elle écoute… Que fait- il dans le vestibule? … Il est bien long à sauter par cette fenêtre… Enfin, il saute! Elle court à la fenêtre et la referme! … Et maintenant, est-ce que son père a vu? a entendu? Maintenant que le danger a disparu, toute sa pensée va à son père… douée dune énergie surhumaine, elle lui cachera tout, sil en est temps encore! … Et, quand M. Stangerson reviendra, il trouvera la porte de la «Chambre Jaune» fermée, et sa fille, dans le laboratoire, penchée sur son bureau, attentive, au travail, déjà!»
Rouletabille se tourne alors vers M. Darzac:
«Vous savez la vérité, sécria-t-il, dites-nous donc si la chose ne sest pas passée ainsi?
— Je ne sais rien, répond M. Darzac.
— Vous êtes un héros! fait Rouletabille, en se croisant les bras… Mais si Mlle Stangerson était, hélas! en état de savoir que vous êtes accusé, elle vous relèverait de votre parole… elle vous prierait de dire tout ce quelle vous a confié… que dis-je, elle viendrait vous défendre elle-même! …»
M. Darzac ne fit pas un mouvement, ne prononça pas un mot. Il regarda tristement Rouletabille.
«Enfin, fit celui-ci, puisque Mlle Stangerson nest pas là, il faut bien que jy sois, moi! Mais, croyez-moi, monsieur Darzac, le meilleur moyen, le seul, de sauver Mlle Stangerson et de lui rendre la raison, cest encore de vous faire acquitter!»
Un tonnerre dapplaudissements accueillit cette dernière phrase. Le président nessaya même pas de réfréner lenthousiasme de la salle. Robert Darzac était sauvé. Il ny avait quà regarder les jurés pour en être certain! Leur attitude manifestait hautement leur conviction.
Le président sécria alors:
«Mais enfin, quel est ce mystère qui fait que Mlle Stangerson, que lon tente dassassiner, dissimule un pareil crime à son père?
— Ça, msieur, fit Rouletabille, jsais pas! … Ça ne me regarde pas! …»
Le président fit un nouvel effort auprès de M. Robert Darzac.
«Vous refusez toujours de nous dire, monsieur, quel a été lemploi de votre temps pendant qu«on» attentait à la vie de Mlle Stangerson?
— Je ne peux rien vous dire, monsieur…»
Le président implora du regard une explication de Rouletabille:
«On a le droit de penser, msieur le président, que les absences de M. Robert Darzac étaient étroitement liées au secret de Mlle Stangerson… Aussi M. Darzac se croit-il tenu à garder le silence! … Imaginez que Larsan, qui a, lors de ses trois tentatives, tout mis en train pour détourner les soupçons sur M. Darzac, ait fixé, justement, ces trois fois-là, des rendez-vous à M. Darzac dans un endroit compromettant, rendez-vous où il devait être traité du mystère… M. Darzac se fera plutôt condamner que davouer quoi que ce soit, que dexpliquer quoi que ce soit qui touche au mystère de Mlle Stangerson. Larsan est assez malin pour avoir fait encore cette «combinaise-là! …»
Le président, ébranlé, mais curieux, répartit encore:
«Mais quel peut bien être ce mystère-là?
— Ah! msieur, jpourrais pas vous dire! fit Rouletabille en saluant le président; seulement, je crois que vous en savez assez maintenant pour acquitter M. Robert Darzac! … À moins que Larsan ne revienne! mais jcrois pas!» fit-il en riant dun gros rire heureux.
Tout le monde rit avec lui.
«Encore une question, monsieur, fit le président. Nous comprenons, toujours en admettant votre thèse, que Larsan ait voulu détourner les soupçons sur M. Robert Darzac, mais quel intérêt avait-il à les détourner aussi sur le père Jacques? …
— «Lintérêt du policier!» msieur! Lintérêt de se montrer débrouillard en annihilant lui-même ces preuves quil avait accumulées. Cest très fort, ça! Cest un truc qui lui a souvent servi à détourner les soupçons qui eussent pu sarrêter sur lui- même! Il prouvait linnocence de lun, avant daccuser lautre. Songez, monsieur le président, quune affaire comme celle-là devait avoir été longuement «mijotée «à lavance par Larsan. Je vous dis quil avait tout étudié et quil connaissait les êtres et tout. Si vous avez la curiosité de savoir comment il sétait documenté, vous apprendrez quil sétait fait un moment le commissionnaire entre «le laboratoire de la Sûreté»et M. Stangerson, à qui on demandait des «expériences». Ainsi, il a pu, avant le crime, pénétrer deux fois dans le pavillon. Il était grimé de telle sorte que le père Jacques, depuis, ne la pas reconnu; mais il a trouvé, lui, Larsan, loccasion de chiper au père Jacques une vieille paire de godillots et un béret hors dusage, que le vieux serviteur de M. Stangerson avait noués dans un mouchoir pour les porter sans doute à un de ses amis, charbonnier sur la route dÉpinay! Quand le crime fut découvert, le père Jacques, reconnaissant les objets à part lui, neut garde de les reconnaître immédiatement! Ils étaient trop compromettants, et cest ce qui vous explique son trouble, à cette époque, quand nous lui en parlions. Tout cela est simple comme bonjour et jai acculé Larsan à me lavouer. Il la du reste fait avec plaisir, car, si cest un bandit — ce qui ne fait plus, jose lespérer, de doute pour personne — cest aussi un artiste! … Cest sa manière de faire, à cet homme, sa manière à lui… Il a agi de même lors de laffaire du «Crédit universel» et des «Lingots de la Monnaie!» Des affaires quil faudra réviser, msieur le président, car il y a quelques innocents dans les prisons depuis que Ballmeyer-Larsan appartient à la Sûreté!»
XXVIII
Où il est prouvé quon ne pense pas toujours à tout
Gros émoi, murmures, bravos! Maître Henri-Robert déposa des conclusions tendant à ce que laffaire fût renvoyée à une autre session pour supplément dinstruction; le ministère public lui- même sy associa. Laffaire fut renvoyée. Le lendemain, M. Robert Darzac était remis en liberté provisoire, et le père Mathieu bénéficiait «dunnon-lieu»immédiat. On chercha vainement Frédéric Larsan. La preuve de linnocence était faite. M. Darzac échappa enfin à laffreuse calamité qui lavait, un instant, menacé, et il put espérer, après une visite à Mlle Stangerson, que celle-ci recouvrerait un jour, à force de soins assidus, la raison.
Quant à ce gamin de Rouletabille, il fut, naturellement, «lhomme du jour»! À sa sortie du palais de Versailles, la foule lavait porté en triomphe. Les journaux du monde entier publièrent ses exploits et sa photographie; et lui, qui avait tant interviewé dillustres personnages, fut illustre et interviewé à son tour! Je dois dire quil ne sen montra pas plus fier pour ça!
Nous revînmes de Versailles ensemble, après avoir dîné fort gaiement au «Chien qui fume». Dans le train, je commençai à lui poser un tas de questions qui, pendant le repas, sétaient pressées déjà sur mes lèvres et que javais tues toutefois parce que je savais que Rouletabille naimait pas travailler en mangeant.
«Mon ami, fis-je, cette affaire de Larsan est tout à fait sublime et digne de votre cerveau héroïque.»
Ici il marrêta, minvitant à parler plus simplement et prétendant quil ne se consolerait jamais de voir quune aussi belle intelligence que la mienne était prête à tomber dans le gouffre hideux de la stupidité, et cela simplement à cause de ladmiration que javais pour lui…
«Je viens au fait, fis-je, un peu vexé. Tout ce qui vient de se passer ne mapprend point du tout ce que vous êtes allé faire en Amérique. Si je vous ai bien compris: quand vous êtes parti la dernière fois du Glandier, vous aviez tout deviné de Frédéric Larsan? … Vous saviez que Larsan était lassassin et vous nignoriez plus rien de la façon dont il avait tenté dassassiner?
— Parfaitement. Et vous, fit-il, en détournant la conversation, vous ne vous doutiez de rien?
— De rien!
— Cest incroyable.
— Mais, mon ami… vous avez eu bien soin de me dissimuler votre pensée et je ne vois point comment je laurais pénétrée… Quand je suis arrivé au Glandier avec les revolvers, «à ce moment précis», vous soupçonniez déjà Larsan?
— Oui! Je venais de tenir le raisonnement de la «galerie inexplicable!» mais le retour de Larsan dans la chambre de Mlle Stangerson ne mavait pas encore été expliqué par la découverte du binocle de presbyte… Enfin, mon soupçon nétait que mathématique, et lidée de Larsan assassin mapparaissait si formidable que jétais résolu à attendre des «traces sensibles» avant doser my arrêter davantage. Tout de même cette idée me tracassait, et javais parfois une façon de vous parler du policier qui eût dû vous mettre en éveil. Dabord je ne mettais plus du tout en avant «sa bonne foi» et je ne vous disais plus «quil se trompait». Je vous entretenais de son système comme dun misérable système, et le mépris que jen marquais, qui sadressait dans votre esprit au policier, sadressait en réalité, dans le mien, moins au policier quau bandit que je le soupçonnais dêtre!… Rappelez-vous… quand je vous énumérais toutes les preuves qui saccumulaient contre M. Darzac, je vous disais: «Tout cela semble donner quelque corps à lhypothèse du grand Fred. Cest, du reste, cette hypothèse, que je crois fausse, qui légarera…» et jajoutais sur un ton qui eût dû vous stupéfier: «Maintenant, cette hypothèse égare-t-elle réellement Frédéric Larsan? Voilà! Voilà! Voilà! …»
Ces «voilà!» eussent dû vous donner à réfléchir; il y avait tout mon soupçon dans ces «Voilà!» Et que signifiait: «égare-t-elle réellement?» sinon quelle pouvait ne pas légarer, lui, mais quelle était destinée à nous égarer, nous! Je vous regardais à ce moment et vous navez pas tressailli, vous navez pas compris… Jen ai été enchanté, car, jusquà la découverte du binocle, je ne pouvais considérer le crime de Larsan que comme une absurde hypothèse… Mais, après la découverte du binocle qui mexpliquait le retour de Larsan dans la chambre de Mlle Stangerson… voyez ma joie, mes transports… Oh! Je me souviens très bien! Je courais comme un fou dans ma chambre et je vous criais: «Je roulerai le grand Fred! je le roulerai dune façon retentissante!» Ces paroles sadressaient alors au bandit. Et, le soir même, quand, chargé par M. Darzac de surveiller la chambre de Mlle Stangerson, je me bornai jusquà dix heures du soir à dîner avec Larsan sans prendre aucune mesure autre, tranquille parce quil était là, en face de moi! à ce moment encore, cher ami, vous auriez pu soupçonner que cétait seulement cet homme-là que je redoutais… Et quand je vous disais, au moment où nous parlions de larrivée prochaine de lassassin: «Oh! je suis bien sûr que Frédéric Larsan sera là cette nuit! …»
«Mais il y a une chose capitale qui eût pu, qui eût dû nous éclairer tout à fait et tout de suite sur le criminel, une chose qui nous dénonçait Frédéric Larsan et que nous avons laissée échapper, vous et moi! …
«Auriez-vous donc oublié lhistoire de la canne?
«Oui, en dehors du raisonnement qui, pour tout «esprit logique», dénonçait Larsan, il y avait l«histoire de la canne»qui le dénonçait à tout «esprit observateur».
«Jai été tout à fait étonné — apprenez-le donc — quà linstruction, Larsan ne se fût pas servi de la canne contre M. Darzac. Est-ce que cette canne navait pas été achetée le soir du crime par un homme dont le signalement répondait à celui de M. Darzac? Eh bien, tout à lheure, jai demandé à Larsan lui-même, avant quil prît le train pour disparaître, je lui ai demandé pourquoi il navait pas usé de la canne. Il ma répondu quil nen avait jamais eu lintention; que, dans sa pensée, il navait jamais rien imaginé contre M. Darzac avec cette canne et que nous lavions fort embarrassé, le soir du cabaret dÉpinay, en lui prouvant quil nous mentait! Vous savez quil disait quil avait eu cette canne à Londres; or, la marque attestait quelle était de Paris! Pourquoi, à ce moment, au lieu de penser: «Fred ment; il était à Londres; il na pas pu avoir cette canne de Paris, à Londres?»; Pourquoi ne nous sommes-nous pas dit: «Fred ment. Il nétait pas à Londres, puisquil a acheté cette canne à Paris!» Fred menteur, Fred à Paris, au moment du crime! Cest un point de départ de soupçon, cela! Et quand, après votre enquête chez Cassette, vous nous apprenez que cette canne a été achetée par un homme qui est habillé comme M. Darzac, alors que nous sommes sûrs, daprès la parole de M. Darzac lui-même, que ce nest pas lui qui a acheté cette canne, alors que nous sommes sûrs, grâce à lhistoire du bureau de poste 40, quil y a à Paris un homme qui prend la silhouette Darzac, alors que nous nous demandons quel est donc cet homme qui, déguisé en Darzac, se présente le soir du crime chez Cassette pour acheter une canne que nous retrouvons entre les mains de Fred, comment? comment? comment ne nous sommes-nous pas dit un instant: «Mais… mais… mais… cet inconnu déguisé en Darzac qui achète une canne que Fred a entre les mains, … si cétait… si cétait… Fred lui-même? …» Certes, sa qualité dagent de la Sûreté nétait point propice à une pareille hypothèse; mais, quand nous avions constaté lacharnement avec lequel Fred accumulait les preuves contre Darzac, la rage avec laquelle il poursuivait le malheureux… nous aurions pu être frappés par un mensonge de Fred aussi important que celui qui le faisait entrer en possession, à Paris, dune canne quil ne pouvait avoir eue à Londres. Même, sil lavait trouvée à Paris, le mensonge de Londres nen existait pas moins. Tout le monde le croyait à Londres, même ses chefs et il achetait une canne à Paris! Maintenant, comment se faisait-il que, pas une seconde, il nen usa comme dune canne trouvée _autour de M. Darzac! _Cest bien simple! Cest tellement simple que nous ny avons pas pensé… Larsan lavait achetée, après avoir été blessé légèrement à la main par la balle de Mlle Stangerson, _uniquement pour avoir un maintien, pour avoir toujours la main refermée, pour nêtre point tenté douvrir la main et de montrer sa blessure intérieure? _Comprenez-vous? … Voilà ce quil ma dit, Larsan, et je me rappelle vous avoir répété souvent combien je trouvais bizarre «que sa main ne quittât pas cette canne». À table, quand je dînais avec lui, il navait pas plutôt quitté cette canne quil semparait dun couteau dont sa main droite ne se séparait plus. Tous ces détails me sont revenus quand mon idée se fût arrêtée sur Larsan, cest-à-dire trop tard pour quils me fussent dun quelconque secours. Cest ainsi que, le soir où Larsan a simulé devant nous le sommeil, je me suis penché sur lui et, très habilement, jai pu voir, sans quil sen doutât, dans sa main. Il ne sy trouvait plus quune bande légère de taffetas qui dissimulait ce qui restait dune blessure légère. Je constatai quil eût pu prétendre à ce moment que cette blessure lui avait été faite par toute autre chose quune balle de revolver. Tout de même, pour moi, à cette heure-là, cétait un nouveau signe extérieur qui entrait dans le cercle de mon raisonnement. La balle, ma dit tout à lheure Larsan, navait fait que lui effleurer la paume et avait déterminé une assez abondante hémorragie.
«Si nous avions été plus perspicaces, au moment du mensonge de Larsan, et plus… dangereux… il est certain que celui-ci eût sorti, pour détourner les soupçons, lhistoire que nous avions imaginée pour lui, lhistoire de la découverte de la canne autour de Darzac; mais les événements se sont tellement précipités que nous navons plus pensé à la canne! Tout de même nous lavons fort ennuyé, Larsan-Ballmeyer, sans que nous nous en doutions!
— Mais, interrompis-je, sil navait aucune intention, en achetant la canne, contre Darzac, pourquoi avait-il alors la silhouette Darzac? Le pardessus mastic? Le melon? Etc.
— Parce quil arrivait du crime et quaussitôt le crime commis, il avait repris le déguisement Darzac qui la toujours accompagné dans son oeuvre criminelle dans lintention que vous savez!
«Mais déjà, vous pensez bien, sa main blessée lennuyait et il eut, en passant avenue de lOpéra, lidée dacheter une canne, idée quil réalisa sur-le-champ! … Il était huit heures! Un homme, avec la silhouette Darzac, qui achète une canne que je trouve dans les mains de Larsan! … Et moi, moi qui avais deviné que le drame avait déjà eu lieu à cette heure-là, quil venait davoir lieu, qui étais à peu près persuadé de linnocence de Darzac je ne soupçonne pas Larsan! … il y a des moments…
— Il y a des moments, fis-je, où les plus vastes intelligences…»
Rouletabille me ferma la bouche… Et comme je linterrogeais encore, je maperçus quil ne mécoutait plus… Rouletabille dormait. Jeus toutes les peines du monde à le tirer de son sommeil quand nous arrivâmes à Paris.
XXIX
Le mystère de Mlle Stangerson
Les jours suivants, jeus loccasion de lui demander encore ce quil était allé faire en Amérique. Il ne me répondit guère dune façon plus précise quil ne lavait fait dans le train de Versailles, et il détourna la conversation sur dautres points de laffaire.
Il finit, un jour, par me dire:
«Mais comprenez donc que javais besoin de connaître la véritable personnalité de Larsan!
— Sans doute, fis-je, mais pourquoi alliez-vous la chercher en
Amérique? …»
Il fuma sa pipe et me tourna le dos. Évidemment, je touchais au «mystère de Mlle Stangerson». Rouletabille avait pensé que ce mystère, qui liait dune façon si terrible Larsan à Mlle Stangerson, mystère dont il ne trouvait, lui, Rouletabille, aucune explication dans la vie de Mlle Stangerson, «en France», il avait pensé, dis-je, que ce mystère «devait avoir son origine dans la vie de Mlle Stangerson, en Amérique». Et il avait pris le bateau! Là-bas, il apprendrait qui était ce Larsan, il acquerrait les matériaux nécessaires à lui fermer la bouche… Et il était parti pour Philadelphie!
Et maintenant, quel était ce mystère qui avait «commandé le silence» à Mlle Stangerson et à M. Robert Darzac? Au bout de tant dannées, après certaines publications de la presse à scandale, maintenant que M. Stangerson sait tout et a tout pardonné, on peut tout dire. Cest, du reste, très court, et cela remettra les choses au point, car il sest trouvé de tristes esprits pour accuser Mlle Stangerson qui, en toute cette sinistre affaire, fut toujours victime, «depuis le commencement».
Le commencement remontait à une époque lointaine où, jeune fille, elle habitait avec son père à Philadelphie. Là, elle fit la connaissance, dans une soirée, chez un ami de son père, dun compatriote, un Français qui sut la séduire par ses manières, son esprit, sa douceur et son amour. On le disait riche. Il demanda la main de Mlle Stangerson au célèbre professeur. Celui-ci prit des renseignements sur M. Jean Roussel, et, dès labord, il vit quil avait affaire à un chevalier dindustrie. Or, M. Jean Roussel, vous lavez deviné, nétait autre quune des nombreuses transformations du fameux Ballmeyer, poursuivi en France, réfugié en Amérique. Mais M. Stangerson nen savait rien; sa fille non plus. Celle-ci ne devait lapprendre que dans les circonstances suivantes: M. Stangerson avait, non seulement refusé la main de sa fille à M. Roussel, mais encore il lui avait interdit laccès de sa demeure. La jeune Mathilde, dont le coeur souvrait à lamour, et qui ne voyait rien au monde de plus beau ni de meilleur que son Jean, en fut outrée. Elle ne cacha point son mécontentement à son père qui lenvoya se calmer sur les bords de lOhio, chez une vieille tante qui habitait Cincinnati. Jean rejoignit Mathilde là- bas et, malgré la grande vénération quelle avait pour son père, Mlle Stangerson résolut de tromper la surveillance de la vieille tante, et de senfuir avec Jean Roussel, bien décidés quils étaient tous les deux à profiter des facilités des lois américaines pour se marier au plus tôt. Ainsi fut fait. Ils fuirent donc, pas loin, jusquà Louisville. Là, un matin, on vint frapper à leur porte. Cétait la police qui désirait arrêter M. Jean Roussel, ce quelle fit, malgré ses protestations et les cris de la fille du professeur Stangerson. En même temps, la police apprenait à Mathilde que «son mari» nétait autre que le trop fameux Ballmeyer! …
Désespérée, après une vaine tentative de suicide, Mathilde rejoignit sa tante à Cincinnati. Celle-ci faillit mourir de joie de la revoir. Elle navait cessé, depuis huit jours, de faire rechercher Mathilde partout, et navait pas encore osé avertir le père. Mathilde fit jurer à sa tante que M. Stangerson ne saurait jamais rien! Cest bien ainsi que lentendait la tante, qui se trouvait coupable de légèreté dans cette si grave circonstance. Mlle Mathilde Stangerson, un mois plus tard, revenait auprès de son père, repentante, le coeur mort à lamour, et ne demandant quune chose: ne plus jamais entendre parler de son mari, le terrible Ballmeyer — arriver à se pardonner sa faute à elle-même, et se relever devant sa propre conscience par une vie de travail sans borne et de dévouement à son père!
Elle sest tenue parole. Cependant, dans le moment où, après avoir tout avoué à M. Robert Darzac, alors quelle croyait Ballmeyer défunt, car le bruit de sa mort avait courut, elle sétait accordée la joie suprême, après avoir tant expié, de sunir à un ami sûr, le destin lui avait ressuscité Jean Roussel, le Ballmeyer de sa jeunesse! Celui-ci lui avait fait savoir quil ne permettrait jamais son mariage avec M. Robert Darzac et qu«il laimait toujours!» ce qui, hélas! était vrai.
Mlle Stangerson nhésita pas à se confier à M. Robert Darzac; elle lui montra cette lettre où Jean Roussel-Frédéric Larsan-Ballmeyer lui rappelait les premières heures de leur union dans ce petit et charmant presbytère quils avaient loué à Louisville: «… Le presbytère na rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat.» Le misérable se disait riche et émettait la prétention «de la ramener là-bas»! Mlle Stangerson avait déclaré à M. Darzac que, si son père arrivait à soupçonner un pareil déshonneur, «elle se tuerait»! M. Darzac sétait juré quil ferait taire cet Américain, soit par la terreur, soit par la force, dût-il commettre un crime! Mais M. Darzac nétait pas de force, et il aurait succombé sans ce brave petit bonhomme de Rouletabille.
Quant à Mlle Stangerson, que vouliez-vous quelle fît, en face du monstre? Une première fois, quand, après des menaces préalables qui lavaient mise sur ses gardes, il se dressa devant elle, dans la «Chambre Jaune», elle essaya de le tuer. Pour son malheur, elle ny réussit pas. Dès lors, elle était la victime assurée de cet être invisible «qui pouvait la faire chanter jusquà la mort», qui habitait chez elle, à ses côtés, sans quelle le sût, qui exigeait des rendez-vous «au nom de leur amour». La première fois, elle lui avait «refusé» ce rendez-vous, «réclamé dans la lettre du bureau 40»; il en était résulté le drame de la «Chambre Jaune». La seconde fois, avertie par une nouvelle lettre de lui, lettre arrivée par la poste, et qui était venue la trouver normalement dans sa chambre de convalescente, «elle avait fui le rendez-vous», en senfermant dans son boudoir avec ses femmes. Dans cette lettre, le misérable lavait prévenue, que, puisquelle ne pouvait se déranger, «vu son état», il irait chez elle, et serait dans sa chambre telle nuit, à telle heure… quelle eût à prendre toute disposition pour éviter le scandale… Mathilde Stangerson, sachant quelle avait tout à redouter de laudace de Ballmeyer, «lui avait abandonné sa chambre»… Ce fut lépisode de la «galerie inexplicable». La troisième fois, elle avait «préparé le rendez-vous». Cest quavant de quitter la chambre vide de Mlle Stangerson, la nuit de la «galerie inexplicable», Larsan lui avait écrit, comme nous devons nous le rappeler, une dernière lettre, dans sa chambre même, et lavait laissée sur le bureau de sa victime; cette lettre exigeait un rendez-vous «effectif» dont il fixa ensuite la date et lheure, «lui promettant de lui rapporter les papiers de son père, et la menaçant de les brûler si elle se dérobait encore». Elle ne doutait point que le misérable neût en sa possession ces papiers précieux; il ne faisait là sans doute que renouveler un célèbre larcin, car elle le soupçonnait depuis longtemps davoir, «avec sa complicité inconsciente», volé lui- même, autrefois, les fameux papiers de Philadelphie, dans les tiroirs de son père! … Et elle le connaissait assez pour imaginer que si elle ne se pliait point à sa volonté, tant de travaux, tant defforts, et tant de scientifiques espoirs ne seraient bientôt plus que de la cendre! … Elle résolut de le revoir une fois encore, face à face, cet homme qui avait été son époux… et de tenter de le fléchir… puisquelle ne pouvait léviter! … On devine ce qui sy passa… Les supplications de Mathilde, la brutalité de Larsan… Il exige quelle renonce à Darzac… Elle proclame son amour… Et il la frappe… «avec la pensée arrêtée de faire monter lautre sur léchafaud!» car il est habile, lui, et le masque Larsan quil va se reposer sur la figure, le sauvera… pense-t-il… tandis que lautre… lautre ne pourra pas, cette fois encore, donner lemploi de son temps… De ce côté, les précautions de Ballmeyer sont bien prises… et linspiration en a été des plus simples, ainsi que lavait deviné le jeune Rouletabille…
Larsan fait chanter Darzac comme il fait chanter Mathilde… avec les mêmes armes, avec le même mystère… Dans des lettres, pressantes comme des ordres, il se déclare prêt à traiter, à livrer toute la correspondance amoureuse dautrefois et surtout «à disparaître…» si on veut y mettre le prix… Darzac doit aller aux rendez-vous quil lui fixe, sous menace de divulgation dès le lendemain, comme Mathilde doit subir les rendez-vous quil lui donne… Et, dans lheure même que Ballmeyer agit en assassin auprès de Mathilde, Robert débarque à Épinay, où un complice de Larsan, un être bizarre, «une créature dun autre monde», que nous retrouverons un jour, le retient de force, et «lui fait perdre son temps, en attendant que cette coïncidence, dont laccusé de demain ne pourra se résoudre à donner la raison, lui fasse perdre la tête…»
Seulement, Ballmeyer avait compté sans notre Joseph Rouletabille!
*
Ce nest pas à cette heure que voilà expliqué «le mystère de la Chambre Jaune, que nous suivrons pas à pas Rouletabille en Amérique. Nous connaissons le jeune reporter, nous savons de quels moyens puissants dinformation, logés dans les deux bosses de son front, il disposait «pour remonter toute laventure de Mlle Stangerson et de Jean Roussel». À Philadelphie, il fut renseigné tout de suite en ce qui concernait Arthur-William Rance; il apprit son acte de dévouement, mais aussi le prix dont il avait gardé la prétention de se le faire payer. Le bruit de son mariage avec Mlle Stangerson avait couru autrefois les salons de Philadelphie… Le peu de discrétion du jeune savant, la poursuite inlassable dont il navait cessé de fatiguer Mlle Stangerson, même en Europe, la vie désordonnée quil menait sous prétexte de «noyer ses chagrins», tout cela nétait point fait pour rendre Arthur Rance sympathique à Rouletabille, et ainsi sexplique la froideur avec laquelle il laccueillit dans la salle des témoins. Tout de suite il avait du reste jugé que laffaire Rance nentrait point dans laffaire Larsan-Stangerson. Et il avait découvert le flirt formidable Roussel-Mlle Stangerson. Qui était ce Jean Roussel? Il alla de Philadelphie à Cincinnati, refaisant le voyage de Mathilde. À Cincinnati, il trouva la vieille tante et sut la faire parler: lhistoire de larrestation de Ballmeyer lui fut une lueur qui éclaira tout. Il put visiter, à Louisville, le «presbytère»— une modeste et jolie demeure dans le vieux style colonial — qui navait en effet «rien perdu de son charme». Puis, abandonnant la piste de Mlle Stangerson, il remonta la piste Ballmeyer, de prison en prison, de bagne en bagne, de crime en crime; enfin, quand il reprenait le bateau pour lEurope sur les quais de New-York, Rouletabille savait que, sur ces quais mêmes, Ballmeyer sétait embarqué cinq ans auparavant, ayant en poche les papiers dun certain Larsan, honorable commerçant de la Nouvelle-Orléans, quil venait dassassiner…
Et maintenant, connaissez-vous tout le mystère de Mlle Stangerson? Non, pas encore. Mlle Stangerson avait eu de son mari Jean Roussel un enfant, un garçon. Cet enfant était né chez la vieille tante qui sétait si bien arrangée que nul nen sut jamais rien en Amérique. Quétait devenu ce garçon? Ceci est une autre histoire que je vous conterai un jour.
*
Deux mois environ après ces événements, je rencontrai Rouletabille assis mélancoliquement sur un banc du palais de justice.
«Eh bien! lui dis-je, à quoi songez-vous, mon cher ami? Vous avez lair bien triste. Comment vont vos amis?
— En dehors de vous, me dit-il, ai-je vraiment des amis?
— Mais jespère que M. Darzac…
— Sans doute…
— Et que Mlle Stangerson… Comment va-t-elle, Mlle Stangerson? …
— Beaucoup mieux… mieux… beaucoup mieux…
— Alors il ne faut pas être triste…
— Je suis triste, fit-il, parce que je songe au parfum de la dame en noir…
— le parfum de la dame en noir! Je vous en entends toujours parler! Mexpliquerez-vous, enfin, pourquoi il vous poursuit avec cette assiduité?
— Peut-être, un jour… un jour, peut-être…» fit Rouletabille.
Et il poussa un gros soupir.
[1] textuel
End of Project Gutenberg's Le mystère de la chambre jaune, by Gaston Leroux
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