Title: La Chèvre Jaune
Author: Paul de Musset
Release date: December 31, 2004 [eBook #14539]
Most recently updated: December 19, 2020
Language: French
Credits: Produced by Joris Van Dael, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team
Produced by Joris Van Dael, Renald Levesque and the Online Distributed
Proofreading Team
1848.
On fait, en Sicile, une grande consommation de lait de chèvre. Tous les matins, quantité de troupeaux descendent des montagnes et parcourent les villes en distribuant le lait de maison en maison. Le dormeur, réveillé par le son joyeux des clochettes, ouvre sa fenêtre et s'amuse à regarder ces escadrons de nourrices qui apportent dans leurs mamelles le remède des poitrines malades et le déjeuner des enfants sevrés. Les chèvres possèdent la mémoire spéciale des localités. Le troupeau s'arrête avec un instinct merveilleux devant chaque porte où il y a un chaland, et la nourrice chargée d'alimenter la maison se détache aussitôt de la bande pour venir se faire traire avec un air soumis et grave, comme si elle comprenait l'importance de ses fonctions. Les chevriers, n'ayant pas de coups à donner ni de cris à pousser comme les conducteurs de boeufs, sont des gens d'humeur douce qui gagnent leur vie sans beaucoup de fatigue, finissent leur journée de bonne heure, et vivent plutôt en associés qu'en maîtres avec leurs compagnes cornues.
En 1842, il y avait, dans la pauvre ville de Syracuse, un petit chevrier âgé de seize ans, qu'on appelait Cicio, par diminutif de Francesco. Il conduisait six mères chèvres, et comme chacune lui fournissait trois verres de lait à un grano, il gagnait dix-huit grani par jour, c'est-à-dire à peu près quinze sous de France. C'eût été un fort gros revenu si ses pratiques l'eussent payé exactement; mais il fallait faire crédit, sous peine de ne rien vendre, et le numéraire étant rare en Sicile, un bon tiers des consommateurs remettaient le paiement de semaine en semaine. Ajoutez à ces banqueroutes l'obligation où était Cicio de nourrir sa vieille mère, et vous comprendrez pourquoi il n'était pas vêtu comme un prince et ne mangeait point d'ortolans. Habitué au régime sobre de la montagne, le petit chevrier mordait avec appétit dans un morceau de pain assaisonné d'un oignon. Son costume se composait d'un pantalon de toile si court des jambes, qu'on pouvait à la rigueur l'appeler culotte, et d'une veste qu'il portait pliée sur l'épaule en manière de manteau à l'espagnole. Ses chaussures étaient deux semelles en peau de buffle attachées par des ficelles, et son unique coiffure la forêt de cheveux hoirs que la nature lui avait donnée. Avec si peu de recherche dans sa mise, Cicio plaisait cependant à cause de sa bonne mine, car il descendait d'une race moitié grecque et moitié normande, renommée pour sa beauté. Quand il s'arrêtait sur le seuil d'une porte à causer avec quelque femme de chambre, il s'appuyait du coude sur la muraille, en croisant ses jambes comme le Joueur de flûte antique, et ses attitudes offraient cette grâce naturelle dont les arts cherchent sans cesse l'imitation. Sans aucune éducation, Cicio savait un peu par ouï-dire l'histoire de son pays, et logeait pêle-mêle, dans les magasins déserts de sa mémoire, les noms du siècle de Hiéron, les récits des marins de Catane, ceux des paysans du mont Rosso, et les instructions paternelles de son curé. Il était heureux, sans désirs et sans soucis. Le choléra de 1837 lui avait enlevé son père, et depuis ce jour il avait accepté, quoique enfant, les charges et le travail d'un homme. Avant l'aurore, il appelait ses chèvres et descendait du hameau de Floridia, pour aller vendre son lait à Syracuse. Les fillettes alertes qu'il rencontrait l'agaçaient souvent au passage.
—Qu'est-ce que tu me rapporteras de la ville? lui criait-on.
—Je te rapporterai des nouvelles de l'amphithéâtre, et je te dirai si les soldats de Naples gardent toujours la porte.
—Don Cicio, disait une autre plus hardie, quand donc commenceras-tu à faire ton lit de noces?
—Quand j'aurai usé autant de nattes de jonc que tu as de dents de sagesse.
Et il poursuivait son chemin sans regarder à droite ni à gauche.
Cicio avait une amie. C'était une petite chèvre jaune qui se prélassait en marchant comme si elle eût porté des souliers de satin. Elle s'appelait Gheta, c'est-à-dire Marguerite. Gheta aimait passionnément son jeune maître; tantôt elle le suivait comme un chien, tantôt elle prenait les devants au galop, comme si elle eût voulu fuir bien loin, puis elle s'arrêtait pour attendre son ami. Elle jouait avec les chevreaux et respectait les nourrices, mais elle n'avait pas encore voulu des embarras de la maternité. Cette position exceptionnelle dans une société où tout le monde avait des devoirs à remplir n'eût pas convenu à tous les chevriers de la montagne. C'était par une permission particulière du maître que Gheta n'était pas sollicitée de renoncer à un état contraire aux intérêts de la maison. Touchée sans doute de l'indulgence de Cicio, qui ne voulait pas contraindre ses inclinations, elle payait en gentillesse et en gaîté, l'écot plus sérieux et plus utile que fournissaient les autres chèvres; aussi apprenait-elle à faire de jolis tours, comme de se dresser sur ses pieds de derrière, ou de sauter par dessus un bâton. Personne ne lui enviait sa position de favorite, tant il y avait de sagesse dans le troupeau. Cicio avait des faiblesses marquées pour Gheta. Il cueillait pour elle les feuilles de vigne les plus vertes, et lui peignait la crinière avec plus de soin qu'il n'en mettait à se coiffer lui-même. Peut-être cette tendresse réciproque était-elle cause à la fois de l'indifférence du petit chevrier pour les agaceries des jeunes filles, et de l'éloignement de Gheta pour le mariage; car le coeur n'est jamais plus en sûreté contre le trouble des passions que lorsqu'il trouve dans un sentiment doux et pur une occupation suffisante.
Un jour de printemps, Cicio descendait de la montagne pour aller vendre son lait, et saluait le soleil levant à la façon des oiseaux, en chantant à plein gosier. La pluie avait changé en torrents les ruisseaux qui se jettent dans l'Anapo. Un bourgeois de Syracuse, qui revenait de la campagne sur son âne, se trouva pris dans l'un de ces ruisseaux débordés, et sans pouvoir ni avancer ni reculer. Avec l'entêtement et la patience qui caractérisent son espèce, l'âne, immobile au milieu de l'eau, recevait les coups sans broncher, bien décidé à attendre que le torrent se fût retiré. Le bourgeois ayant brisé sa baguette sur le cou de la bête, ne savait plus quel parti prendre, lorsqu'il aperçut au loin notre chevrier, suivi de son petit troupeau. Cicio, entendant des cris de détresse, accourut au secours du voyageur malheureux. Il releva son pantalon au-dessus des genoux et vint prendre l'âne par la bride pour l'obliger à passer le torrent, après quoi le signor et le chevrier se mirent à causer ensemble tout en cheminant.
Mast'-André, c'était le nom du bourgeois, exerçait à Syracuse la profession de notaire. Sa charge lui rapportait par année quatre mille tari, c'est-à-dire dix-huit cents livres; aussi avait-il maison de ville, maison de campagne, et boutique dans la rue Maestranza. Il avait en outre deux servantes à ses gages, deux clercs mal payés, plus un âne en toute propriété. D'ailleurs, au large chapeau de paille qui couvrait son énorme tête, à son ventre proéminent, qui sortait de son manteau, à ses jambes courtes, à ses souliers de castor, à son air majestueux, on le reconnaissait à cinquante pas de distance pour un homme riche et bien nourri.
—Puisque la Madone, disait Cicio, m'a procuré l'honneur de servir votre seigneurie, ce ne doit pas être sans dessein. Votre seigneurie a certainement une femme et des enfants, et l'on voit bien qu'elle est un heureux père.
—Je suis un heureux père, en effet, répondit Mast'-André, car ma fille est la plus belle et la plus sage créature qui ait jamais porté le nom d'Angélica; mais pour le reste tu as deviné tout de travers, puisque ma femme est morte.
—C'est un grand malheur. Votre seigneurie a dû éprouver beaucoup de chagrin de cette mort, et la belle Angélica aura versé bien des larmes. Le chagrin et les larmes font du mal. Il faut boire du lait de chèvre, excellence.
—Si je le voulais, je pourrais boire du lait de chèvre et même du vin; mais le matin j'ai l'habitude de prendre du café, avant d'entrer dans ma boutique où m'attendent mes clercs.
—Votre seigneurie doit avoir un bel état?
—Le premier de tous: je suis notaire.
—Excusez mon ignorance; je ne sais ce que c'est.
—Un notaire est un officier public, qui dresse les contrats de mariage ou de vente, et prête son ministère à certaines transactions entre les particuliers; quant à ton ignorance, c'est un effet de ton peu d'éducation.
—Et de ma naissance obscure, seigneur notaire. Cependant, ma vieille mère m'a raconté bien des choses. Elle m'a dit que, du temps du roi Hiéron, il existait un million et demi d'habitants à Syracuse, où l'on en compte à peine quinze mille aujourd'hui. Je sais encore que, dans ce vaste chaos de ruines sur lequel nous marchons, était jadis le palais du seigneur Jupiter et celui de la riche princesse Junon. Je sais que les Athéniens, sous la conduite du calife Almanzor, ont ravagé trois fois notre pays et brûlé la maison de la belle Diane, malgré les prodiges de valeur du général Archimède et les prières de Saint-Agathocle, qui devait être un évêque fameux; c'est pourquoi je déteste les Napolitains, les Athéniens, et généralement tous les adorateurs de Mahomet.
—Je crois que tu es dans l'erreur, répondit Mast'-André. Le calife Almanzor commandait une armée de Sarrazins et non pas d'Athéniens. Quant aux gens de Naples, je ne pense pas qu'ils soient musulmans, puisque leur ville est sous la protection de saint Janvier. Tu peux regretter néanmoins qu'il n'y ait plus, comme autrefois, un million et demi d'habitants à Syracuse, car les notaires gagneraient bien plus d'argent.
—Et les chevriers vendraient mieux leur lait. Au lieu de mourir de faim, ils ne songeraient qu'à chanter et faire l'amour, comme du temps de Théocrite, ce gentil poète qui fréquentait les bergers.
Cicio se mit à réciter en dialecte sicilien quelques passages des idylles de Théocrite, et Mast'-André ne s'aperçut point qu'il estropiait souvent les vers de la traduction. En devisant ainsi, le notaire et le chevrier arrivèrent au quartier d'Ortigia, triste et dernier reste de la magnifique Syracuse. Mast'-André s'arrêta devant un café: un garçon lui servit du café noir, qu'il but sans descendre de son âne, suivant la mode du pays. Il se rendit ensuite à sa maison de la rue Maestranza, sur le devant de laquelle était située sa boutique de notaire. Une table ronde couverte de papiers, quelques rayons chargés de cartons poudreux et trois chaises de paille composaient tout le mobilier de cette boutique. Au-dessus de la porte vitrée, deux énormes cornes de boeuf présentaient leurs pointes menaçantes, préservatifs nécessaires de la jettatura et de toutes les influences pernicieuses. Il était à peine sept heures du matin, et déjà les clercs assidus feignaient de travailler sur leurs pupitres, fixés au mur par des crochets. La grand'porte de la maison était ouverte, et Mast'-André entra dans la cour, où un myrthe centenaire couvrait de son ombre des résédas, des aloës et beaucoup d'orties. Une servante vint aider le patron à descendre de son âne, et se mit à crier d'une voix glapissante:
—Cangia, voici votre papa qui arrive de la campagne.
Aussitôt une jeune fille pétulante s'élança dans les bras du vieux Mast'-André. Angélica, ou, par diminutif, Cangia, était une de ces fleurs précoces que la force des climats méridionaux développe avec impatience. Sur son visage de quatorze ans et dans ses yeux d'une grandeur démesurée, l'enfance et la puberté se disputaient encore. Sa taille haute et les lignes régulières de ses formes contrastaient singulièrement avec la vivacité de ses mouvements. A sa peau brune et à la longueur un peu étrange de ses dents, on reconnaissait que huit siècles n'avaient pas encore effacé en Sicile les traces du sang arabe. Comme si elle eût deviné les moeurs des femmes orientales, la belle Angélica aimait à cacher son visage dans les plis de sa mante noire, et, quand elle allait à l'église, on l'aurait prise volontiers pour une héroïne de Dervis Moclès courant à quelque aventure mystérieuse.
Mast'-André n'avait point remarqué que le petit chevrier l'avait suivi jusque dans la cour de sa maison. Tandis que le bonhomme embrassait sa fille, Cicio ayant demandé un verre à la servante, trayait paisiblement une de ses chèvres. Il mit ensuite le verre plein de lait sur une assiette, et l'offrit à la jeune fille, en prenant, sans y songer, une de ces poses de bas-relief antique.
—Qui est ce garçon-là? dit la belle Cangia en rougissant.
—On n'a que faire de ton lait de chèvre, s'écria le père.
Mais Cicio, avec son obstination sicilienne, gardait sa pose académique et continuait à présenter l'assiette d'un air impassible.
—Signorina, dit-il, sans moi votre papa, au lieu de vous embrasser, serait encore à cette heure dans les eaux débordées de l'Anapo. Tout service mérite une récompense: faites-moi la grâce de boire ce verre de lait.
La jeune fille prit le verre et le vida lentement en regardant le chevrier. De son côté Cicio tenait ses regards invariablement attachés au visage de la belle Cangia, épiant avec une attention extrême les moindres jeux de cette physionomie mobile. On ne saurait imaginer jusqu'où peut aller le langage des yeux lorsqu'on n'a pas vu des Siciliens converser ainsi entre eux. C'est tout une science qui échappe à l'homme du Nord, dont les sens endormis n'ont qu'un vocabulaire borné. Entre deux Siciliens des étincelles semblent jaillir et porter d'une cervelle à l'autre des idées que nous ne pourrions exprimer sans le secours de la parole. Un meurtre, un vol, une fourberie sont proposés, acceptés et convenus tacitement par un clignement d'yeux, à la barbe d'un étranger, avant qu'il en ait le plus léger soupçon. Cette faculté du langage muet engendre en Sicile bien des petites conspirations et fait marcher en poste l'amour, cet éternel conspirateur. Mast'-André, qui était du pays, remarqua des signes d'intelligence entre sa fille et le chevrier; mais il ne devina point ce qu'avaient rapidement échangé Cicio et Cangia. Comment pourrais-je savoir ce que s'étaient dit ces enfants, si le regard intéressé d'un père ne l'avait pas compris? Il est certain qu'une complicité soudaine s'était établie entre eux. Quant à leurs sentiments, il faut espérer que la suite de cette histoire les fera connaître.
Tandis que la belle Angélica et le jeune chevrier conversaient ensemble par le regard, les sourcils courroucés de Mast'-André avaient pris l'aspect effrayant d'une grosse accolade renversée. Le notaire tira de sa poche une pièce de 2 sous, qu'il déposa dans la main de Cicio, en lui disant d'un ton brusque:
—Le service que tu m'as rendu et le verre de lait sont payés. Tu peux t'en aller.
—Je n'ai point envie de rester ici plus longtemps, répondit Cicio, car mes pratiques m'attendent. Cependant, je ferai volontiers voir à la signorina quelques-unes des gentillesses de ma chèvre jaune.
—Au diable la chèvre jaune! je me soucie fort peu de ses gentillesses.
—C'est que vous ne la connaissez pas, reprit le chevrier. On vient de quatre lieues à Floridia pour la voir danser, et elle fait la joie de mon village.
—Si tu ne sors, je te vais mettre à la porte, interrompit Mast'-André.
—Excellence, quand j'ai le bonheur d'acquérir une pratique nouvelle, je considère comme un devoir de lui donner une petite représentation gratis. Le spectacle curieux que je vais vous offrir ne vous coûtera rien.
—Il faudra donc que je prenne un bâton pour te faire sortir?
Comme s'il n'eût pas même entendu les menaces de Mast'-André, Cicio appela sa chèvre jaune par un cri guttural. La chèvre accourut en secouant ses cornes, et se dressa sur ses pieds de derrière.
—Allons, Gheta, lui dit son maître, dansons pour réjouir le seigneur notaire et sa divine fille.
Cicio fit claquer ses doigts en manière de castagnettes, et se mit à danser une saltarelle romantique à l'usage de la chèvre jaune. Tantôt il prenait Gheta par la taille comme une femme, tantôt il la soutenait d'une main pour l'empêcher de choir sur ses pieds de devant; puis, il tournait autour de sa danseuse, et faisait les passes et gambades de la saltarelle. La belle Angélica commença par rire de tout son coeur, et, l'envie de danser la gagnant, elle courut chercher son tambour de basque. On dansa la saltarelle à trois. Cicio déploya ses jarrets et mit des ailes à ses talons pour s'élever à deux coudées au-dessus du sol, quand il eut en face de lui deux danseuses à la fois. Il voltigeait de l'une à l'autre, animant la pauvre Gheta du geste et de la voix, et poursuivant ensuite la jeune fille, qui lui échappait en faisant des pirouettes. Tous trois, observant le crescendo d'usage, doublaient la vitesse du rhythme, et s'excitaient réciproquement. Pendant ce temps-là, Mast'-André, qui prenait plaisir à voir le rare talent de la chèvre jaune et le contentement de sa fille, s'était adouci peu à peu. Le sourire avait remplacé sur sa large face l'expression du courroux. Il commençait à fredonner tout bas, en sautillant d'un pied sur l'autre. Enfin, l'enthousiasme lui montant à la gorge, il se souvint du beau temps de sa jeunesse, et se lança dans le tourbillon de la saltarelle. A peine eut-il fait quatre passes que son gros corps se fondit en eau; mais il tint ferme jusqu'au bout, et ne s'arrêta qu'au moment où tous les danseurs, épuisés de fatigue, se couchèrent sur le sable pour se reposer.
—Par Bacchus! s'écria le notaire, je ne savais point que j'eusse les jambes si robustes. Il y a vingt ans que je n'ai fait tant de besogne; mais, Dieu merci, on n'a pas encore perdu sa vigueur. Tu avais raison, Cicio, ta chèvre est un prodige. Elle danse comme une blanchisseuse de San-Nicolo. Ma cuisinière va te servir un verre de vin.
—Combien veux-tu me vendre ta chèvre? demanda la jeune fille.
—Elle n'est pas à vendre, répondit Cicio.
—Je t'en offre dix ducats.
—Elle n'est pas à vendre.
—Quinze ducats.
—Signorina, je vous amènerai demain de jeunes chevreaux parmi lesquels vous pourrez choisir.
—C'est Gheta que je veux et non une autre.
—Je ne la donnerais pas pour son poids d'or, ni pour douze acres de terre, ni même pour le bâtiment de l'hôpital; mais puisque votre seigneurie honore Gheta de son amitié, je viendrai chaque matin vous faire une visite, et je vous montrerai bien autre chose que la saltarelle, si votre papa veut le permettre.
—Viens tant que tu voudras, mon garçon, répondit le père, car ta chèvre m'a mis en joie, et je vois qu'elle est plus savante que mes clercs.
La jeune fille adressa au petit chevrier un regard plein de malice pour le féliciter d'avoir si bien gagné le coeur de Mast'-André. Cicio but le vin que lui servit la cuisinière, et après avoir salué poliment la compagnie, il appela ses chèvres et sortit d'un pas nonchalant.
Il n'y a point d'être plus passionné que le Sicilien. Sa passion peut le conduire en quelques heures jusqu'à la folie, et cependant il cache le serpent qui le ronge sous une triple cuirasse de dissimulation, comme si l'aveu de son trouble le devait conduire aux galères. Quand il eut quitté le notaire et sa fille, Cicio parcourut la ville et porta son lait à ses pratiques, en recueillant les nouvelles du jour et causant avec les chambrières d'un ton dégagé. Vers dix heures, sa tournée étant achevée, il se composa un maintien diplomatique pour passer devant le factionnaire de la porte d'Ortigia, et prit le chemin de son village; mais lorsqu'il fut seul avec son troupeau dans le désert de marbre du quartier de Neapolis, il leva ses bras en l'air et poussa des cris déchirants.
—Misérable que je suis! dit-il. Qu'avais-je besoin de suivre ce damné notaire et de voir cette fille plus belle que la façade d'un temple? ô saint François, saint Thimoléon! secourez-moi. Éteignez le feu qui me brûle. Adieu la paix de mon âme! ma gaîté, mon repos, ma vie paisible! ô ruines de la mourante Syracuse, contemplez mon désespoir. L'amour, comme un impitoyable Sarrasin, s'est glissé dans mon coeur, et porte la flamme et le fer dans tous les coins. Affreux ravage, accident lamentable! Qu'on me jette sur la tête un de ces blocs de pierre. O Cicio, pauvre Cicio! te voilà dans l'enfer! Enlèveras-tu ta maîtresse pour la conduire dans ta cabane, et la faire coucher avec son linge fin sur une botte de paille? Quel curé voudra jamais bénir un époux en guenilles? Verras-tu celle que tu adores se marier avec un autre? Meurs plutôt mille fois avant que ce jour sanglant se lève! Qu'un tremblement de terre t'engloutisse en même temps que le notaire, sa fille, et Syracuse entière!
Deux laveuses qui passaient le long du grand aqueduc entendirent les cris et les imprécations du pauvre Cicio.
—C'est un amoureux, dit l'une d'elles, et sa demi-folie le travaille.
N'approchons pas; son mal est contagieux.
Les deux laveuses dirigèrent du côté de Cicio l'index et le petit doigt de la main gauche, afin de chasser la mauvaise influence.
—Que la peste d'amour lui soit douce! dirent-elles ensuite; c'est un joli garçon.
Cicio, qui entendit des voix, reprit aussitôt sa contenance diplomatique et, renfonçant la douleur dans les replis cachés de son coeur, il se rendit au village de Floridia.
Le lendemain et les jours suivants, le petit chevrier ne manqua pas de revenir à sept heures du matin chez le notaire, et jamais on n'eût deviné qu'il fût capable d'adresser des discours pathétiques aux objets inanimés, tant il paraissait maître de lui-même. Gheta déploya son savoir et ses grâces, en sautant dans un cerceau, en désignant la plus belle personne de la compagnie, le plus riche seigneur ou la servante la plus paresseuse, au grand divertissement de toute la maison de Mast'-André. Elle marqua même l'heure qui sonnait à la pendule, en frappant la terre de son pied droit, si bien que Cicio aurait pu se faire passer pour un sorcier. Quand le répertoire des tours et gentillesses était épuisé, on y revenait avec un plaisir toujours nouveau, et à la fin de chaque séance la belle Angélica donnait une récompense au petit chevrier, en le priant de ramener le lendemain la chèvre merveilleuse.
Un jour que Cicio arriva chez Mast'-André plus tôt qu'à l'ordinaire, il trouva la jeune fille assise sous le vieux myrthe. Sans doute ce tête-à-tête n'était pas l'effet du hasard seul, et les dialogues muets avaient préparé l'occasion, car Cicio ne parut pas étonné de cette rencontre. Il courut tout droit à sa maîtresse, et lui dit avec un accent plein d'énergie:
—Cangia, un mot de votre bouche pour confirmer ce que m'ont dit vos yeux.
—Cent mots ne seraient pas assez, répondit la jeune fille. Mes yeux n'ont point menti: je suis à toi.
—Et mes haillons, ma misère, mon ignorance, mon vil métier?
—Tes haillons, je ne les vois pas. Mire-toi dans mon âme, et tu te verras avec le manteau d'Alexandre et la couronne de César. A quoi donc penses-tu? je suis assise sur une chaise de paille, et tu me parais monté sur un trône d'ivoire. Non, ce n'est point un vil métier que le tien. De grands hommes ont mené leurs chèvres aux champs du temps de nos pères. Ton ignorance, dis-tu? ne t'en embarrasse pas: je t'apprendrai à lire quand tu seras mon mari. Je te peignerai les cheveux; je te donnerai un habit noir, une cravate rouge et un pantalon de nankin. Qu'ya-t-il entre nous? la volonté de Mast-André: rien de plus. Reculerons-nous devant un seul obstacle? Tu as une mère; dis-lui de venir demander ma main. Nous saurons par là jusqu'où vont les difficultés. Qu'on m'oppose une barrière, je monterai sur les toits; une montagne, je m'élèverai par dessus les nuages. Je te le répète: je suis à toi. S'il n'y a pas d'autre ressource, je te suivrai comme ta chèvre jaune, car tu m'as apprivoisée aussi bien qu'elle. Mais nous n'en sommes pas là. Voici mon père qui vient; ne bouge pas, et garde notre secret.
Tandis que sa maîtresse débitait cette tirade avec une pétulance passionnée, Cicio eût merveilleusement représenté la figure du jeune David triomphant, car au fond de son coeur sonnaient le sistre et les clairons. Au dernier mot prononcé par Angélica, il reprit sa mine impassible et se retourna pour saluer Mast'-André. Quand la chèvre jaune eut donné sa représentation quotidienne, la jeune fille cueillit une petite branche de myrte dont elle forma une couronne, et reconduisant Cicio jusqu'à la porte de la rue:
—Ne parle plus, lui dit-elle, de misère et de vil métier. Reconnais à ce signe ce que tu es dans ma pensée.
Angélica déposa la couronne de myrte sur la tête de son amant et rentra dans la maison en courant.
De retour à son village, le petit chevrier employa tous les ambages et précautions imaginables pour raconter à sa mère ce qui venait de se passer. Dona Barbara n'était pas sortie quatre fois de ses montagnes pour descendre à Syracuse et n'avait pas une idée nette de ce qu'on fait dans une ville. Les rares pièces de monnaie qu'elle avait maniées en sa vie étaient toujours venues de cet amas de maisons qu'on apercevait au loin dans la plaine, en sorte que dans son esprit, tout citadin était riche en naissant, mais facile à duper, puisqu'il était assez fou pour donner son argent en échange d'un peu de lait; tout montagnard, au contraire, était supérieur aux autres hommes, et assuré d'aller en paradis. Quant aux intendants civils, gouverneurs, juges et fonctionnaires, envoyés de Naples, c'étaient des Carthaginois, contre lesquels la révolte était légitime.
—Mon fils, dit la vieille à Cicio, s'il est vrai que ta maîtresse soit aussi sage que belle, je puis consentir à demander sa main à ce notaire que tu as sauvé à la nage; mais j'exige que ta femme te suive dans la montagne où tu demeures, comme le doit une épouse honnête et fidèle.
—Pour l'amour de Dieu, répondit Cicio, n'allez pas imposer des conditions. Il y aura bien assez d'obstacles à mon bonheur. Faites seulement que je me marie, et laissez-moi ensuite le soin d'emmener ma femme où il me plaira.
—Ne crains rien, reprit la mère; je saurai m'y prendre avec l'habileté nécessaire. Tu es beau, la jeune fille t'aime; le plus difficile est fait.
Le lendemain dona Barbara, qui ne mettait jamais de chaussures, tira d'une armoire, pour cette occasion solennelle, une paire de demi-bottes qui lui venaient de son défunt mari. C'était une façon recherchée de couvrir la moitié de ses jambes; quelques loques déchirées qui descendaient à peine jusqu'aux genoux, lui tenaient lieu de robe. Un morceau de serge verte enveloppait à peu près la poitrine et les épaules de la vieille montagnarde. Elle planta sur sa tête un chapeau d'homme; son bras nu et brûlé par le soleil fut armé d'un bâton de chêne vert, et dans cet équipage presque masculin, dona Barbara partit pour la ville, accompagnée de son fils. Les gens qu'elle rencontra sur son chemin ne firent aucune attention à son accoutrement, car la misère est chose sainte et respectable en Sicile. Le soldat qui montait la garde à la porte d'Ortigia se permit un léger sourire; mais la vieille lui lança un regard si terrible et si fier, qu'il baissa les yeux. Cicio ayant indiqué à sa mère la maison de Mast'-André, partit suivi de ses chèvres pour distribuer son lait, en attendant la fin de la conférence. La vieille montagnarde traversa la cour et vint frapper à la porte de la cuisine. Une servante sortit sa tête par une lucarne, et voyant une personne mal vêtue, prit dona Barbara pour une mendiante et ne répondit point. Au bout d'une minute, la vieille frappa de son bâton contre la porte en criant d'une voix sinistre:
—Est-ce la mort ou le sommeil qui règne ici?
—Bonne femme, dit la servante, point de malédictions, s'il vous plaît; vous pourriez attirer sur nous quelque accident. Allez en paix: on vous donnera du pain un autre jour.
—Accident sur vous! répondit la vieille. Je ne demande point l'aumône, fille insolente. Appelez votre patron et dites-lui que je viens du Mont-Rosso pour lui parler d'affaires de conséquence.
La cuisinière, subjuguée par le ton impérieux de la montagnarde, courut chercher son patron, et Mast'-André arriva les mains dans les poches et le cure-dent à la bouche.
Sans avoir la conscience de son origine, Dona Barbara était un rejeton de cette race civilisée qui rendit la liberté à des prisonniers par admiration pour les vers d'Euripide. Le culte de l'éloquence est inné en Sicile, et le guide qui fait un marché avec un étranger ne croirait pas mériter son pourboire s'il ne l'enlevait par un effort de rhétorique.
—Seigneur notaire, dit la vieille, vous dont la sagesse est fameuse dans le monde entier, vous qui exercez la noble profession de donner des conseils aux mères de famille, prêtez-moi les lumières de votre esprit.
—Volontiers, interrompit Mast'-André; mais il faut me payer mes consultations, car j'ai acheté fort cher mon privilège. Si vous avez quatre tari à m'offrir, je vous donnerai tant de bons avis que vos affaires en iront bien.
—Ce serait grand dommage, reprit la vieille, si, faute de quatre tari, ma bouche se fermait et vos oreilles refusaient d'entendre des révélations qu'il vous importe de connaître. Apprenez, seigneur notaire, qu'une jeune fille de cette ville est éperduement amoureuse d'un garçon de nos montagnes. Le père de la demoiselle ne voudra point d'un gendre sans argent, et la mère du jeune homme craint pour son fils la corruption des villes. Cependant l'amour va croissant, et si les parents ne s'entendent, ils perdront leurs enfants et se trouveront seuls sur la terre. Que doivent-ils résoudre, sage Mast'-André? prononcez vous-même, et ce que vous ordonnerez sera fait.
Liona Barbara employait le subterfuge par lequel Annibal avait annoncé à son gouvernement sa première défaite; mais le notaire, au rebours du sénat de Carthage, ne donna point dans le piège oratoire:
—Que la mère, dit-il, retienne son fils dans les montagnes, et que le père enferme sa fille dans un couvent. Voilà ce que ma sagesse ordonne. Payez-moi ma consultation, et que Dieu vous conduise.
—Point d'argent, s'écria la vieille avec véhémence; point d'argent pour un avis aussi mauvais, car le jeune homme est Cicio, le beau chevrier, et la jeune fille est la tendre Cangia, cette douce colombe blessée que rien ne saurait plus guérir de son amour.
—Je m'en doutais, reprit Mast'-André; mais il y a remède à tout, hormis à la mort. J'enverrai ma fille à Taormine, et je donnerai tant de coups de bâton à l'amoureux que je le guérirai de sa passion.
Cicio, qui venait d'entrer dans la cour avec ses chèvres, entendit cette sentence accablante, et la belle Cangia, debout derrière son père, se mit à pleurer.
—Qu'on m'enferme dans un couvent, s'écria la jeune fille, qu'on me creuse une tombe et qu'on m'arrache le coeur, je t'aimerai encore, ô mon cher Cicio. Tu es trop beau, tu as trop de grâce, ton parler est trop doux pour que je t'oublie jamais.
—Moi, dit Cicio en levant une main vers le ciel et posant l'autre sur son coeur, je veux qu'on me pende à un gibet, que tous les fusils de Naples soient ajustés sur ma poitrine, qu'on me brûle tout vif, qu'on me mette à la question, et que mon corps soit partagé en mille portions; je veux que l'on me tue, et je sortirai du cimetière pour répéter aux oreilles de mes bourreaux: J'adore la charmante Cangia.
C'est la chose la plus commune du monde, dans les fictions du théâtre et la plus rare dans la réalité, que de voir deux amants se jeter dans les bras l'un de l'autre, et se tenir embrassés jusqu'à ce que leurs tyrans les séparent. Il faut que la passion soit bien grande pour que la jeunesse en vienne à cette extrémité de surmonter le respect, la crainte et la pudeur; mais, sous le 38e degré, les coeurs sont brûlants, et l'amour, les yeux couverts de son bandeau, marche guidé par un autre aveugle, le délire. La belle Cangia courut à son amant; Cicio la reçut éperdue entre ses bras, et tous deux pleurèrent à chaudes larmes, en se prodiguant les serments et les caresses. Mast'-André criait comme un aigle en furie, et la vieille montagnarde riait aux éclats en dansant un pas de sorcière.
—Ils seront unis, chantait Barbara, ils seront unis les jeunes amants. Bénissez-les, sainte Venus; protégez-les, sainte Proserpine! ô merveille de l'amour: la fille d'un puissant notaire pressée sur le coeur d'un simple chevrier! A la mort seule il n'est point de remède; il en est à tous les autres maux. Le notaire l'a dit lui-même, et c'est la vérité; car il mourra, l'injuste père, et je mourrai aussi, vieille Barbara; mais les enfants vivront pour s'aimer, et la marmite sera toujours pleine, et les jeunes époux danseront à se briser les reins, tandis que je dormirai avec une grosse pierre sur l'estomac. Aujourd'hui on crie et on pleure; mais la mort ramènera le silence et puis la paix et le bonheur.—Partons, mon fils; retournons dans nos montagnes, et si ton coeur est malade, console-toi en songeant que ta maîtresse a bu comme toi dans la coupe empoisonnée.
—Va-t-en, Cicio, dit la belle Cangia, car mon père pourrait te battre, et j'en mourrais de douleur.
La jeune fille tira violemment l'épingle d'argent qui ornait ses cheveux, détacha le ruban de sa ceinture et donna ces gages de sa tendresse au petit chevrier; puis elle remonta dans sa chambre en poussant des sanglots à fendre les pierres. Cicio, emporté par son désespoir, se sauva en courant comme un fou, et chercha un coin solitaire où il pût se lamenter commodément. La chose n'était pas difficile à trouver: depuis quelque mille ans on n'a pas vu de foule dans les rues de la pauvre Syracuse. Notre héros souleva des tourbillons de poussière en passant le long des remparts; des chiens couchés à l'ombre d'un mur aboyèrent après lui; des enfants qui jouaient sur le seuil d'une maisonnette délabrée le suivirent du regard avec étonnement, et il arriva au bord de ce bassin tout encombré de ruines qui porte encore le nom de fontaine Arétuse. Deux nymphes en chemise, plongées dans l'eau jusqu'aux genoux, lavaient du linge qui avait grand besoin de cette opération. Cicio reprit sa course et acheva le tour de la ville, toujours éperonné par son désespoir. Il tomba enfin accablé de douleur dans l'enceinte du Prytanée. Quand il eut bien pleuré, la face contre terre, le petit chevrier se sentit touché à l'épaule. Il releva la tête et vit auprès de lui sa chèvre jaune qui le regardait d'un air de blâme et de reproche.
—Tu as raison, Gheta, lui dit-il: cette conduite est indigne de ton maître. Ce n'est pas en pleurant comme une femme que j'apprivoiserai la fortune. Courons ensemble après elle. Cherchons-la dans les grandes villes qu'elle habite. Fuyons bien loin de l'ingrate Syracuse. Voyageons par tout l'univers, c'est-à-dire d'un bout à l'autre de la Sicile, et nous reviendrons peut-être aussi riche que Mast'-André lui-même.
L'espérance s'étant glissée dans le coeur de Cicio, il se releva plus calme et s'achemina vers son village en préparant dans sa tête les entreprises les plus hardies.
Pendant ce temps-là, Mast'-André, ému par sa querelle avec la vieille Barbara, laissait ses clercs et sa boutique, et prenait son chapeau pour aller se distraire. Chez un limonadier qu'il fréquentait depuis dix ans, il rencontra un juge ordinateur de ses amis, qui lui proposa une partie de bazzica, et comme Mast'-André poussait des soupirs en mêlant les cartes, le seigneur juge lui demanda la cause de son chagrin. Le notaire raconta en confidence le sujet de ses peines et la triste obligation où il était d'envoyer sa fille à Taormine pour l'éloigner d'un misérable chevrier qu'elle aimait follement.
—Par le Christ! vous n'êtes guère ingénieux, Mast'-André, s'écria le juge, de ne pas savoir vous défaire d'un chevrier qui vous gêne, lorsque vous avez pour ami un homme puissant. Ignorez-vous que si je dis à un gendarme: «Faites ceci; arrêtez telle personne; mettez-la en prison; serrez-lui les pouces jusqu'au sang,» à l'instant la personne est saisie, appréhendée au corps, mise au secret, et que le sang jaillit de ses pouces selon mon commandement? Regardez-moi là, entre les deux sourcils, et vous verrez celui qui a le pouvoir de vous délivrer de votre inquiétude. La belle Angélica n'ira pas à Taormine; c'est votre chevrier qui sera conduit sous bonne escorte à Noto, où est le siège de l'intendance.
—Mais, dit le notaire, encore faudrait-il accuser Cicio de quelque délit.
—Vous commencez à comprendre, reprit le juge. Ne suis-je pas votre compère et votre ami, et de plus un homme serviable et accommodant? Choisissez vous-même le délit: voulez-vous que j'accuse ce drôle de vous avoir séduit votre fille? de l'avoir ensorcelée? Dans l'intérêt de l'aimable Angélica, il serait mieux d'imaginer un vol. Ne manque-t-il rien chez vous? une pièce d'argenterie, un mouchoir de poche, ou quelque autre objet?
—J'y songe, s'écria Mast-André: ce pendard possède l'épingle d'argent que ma fille portait dans ses cheveux, plus un ruban de ceinture, mais la vérité est que Cangia lui a donné volontairement ces deux objets comme des gages de son amour.
—Nous y voilà, reprit le seigneur juge: adressez-moi une lettre en manière de plainte, et je me charge du reste.
Depuis le postillon qui menait l'ordinario, jus-qu'au gouverneur-général, tous les fonctionnaires de la Sicile étaient des Napolitains et se considéraient comme en pays conquis: c'était un excellent moyen d'entretenir la haine entre deux peuples qui auraient pu s'entendre et s'aimer. Mast'-André goûta fort l'expédient du seigneur juge. Il demanda une feuille de papier sur laquelle il écrivit une plainte en bonne forme, et Cicio fut accusé d'avoir volé une épingle d'argent et une ceinture, en s'introduisant dans la maison du seigneur Mast'-André, notaire privilégié, sous le prétexte de fournir du lait de chèvre.
Le lendemain, dona Barbara se chauffait au soleil sur son balcon de bois (car la plus chétive chaumière de la Sicile est encore ornée d'un balcon) lorsqu'elle aperçut de loin trois gendarmes qui montaient par un sentier. La vieille montagnarde appela Cicio à grands cris, et, grimpant sur un escabeau, elle décrocha la carabine de son défunt mari, qu'elle chargea elle-même, en femme exercée au maniement des armes:
—Mon fils, dit-elle, jamais les uniformes ne viennent dans ce désert. N'en doute pas, tu vas être arrêté. Il y a là dessous une vengeance et une machination des étrangers. Tu as le temps de tuer les trois Carthaginois par cette fenêtre. Ne perds pas une minute, ajuste d'abord celui qui marche devant, et qui paraît conduire les deux autres.
Cicio prit la carabine et courut la cacher dans un grenier:
—Je ne suis point coupable, dit-il à sa mère, et ne le deviendrai pas, à moins qu'on ne me pousse à la dernière extrémité. Si c'est à moi qu'en veulent ces uniformes, je saurai jusqu'où peut aller l'injustice des étrangers.
Au bout d'un quart-d'heure les gendarmes entrèrent dans la maisonnette.
—Tu vas nous suivre, dit le sergent à Cicio. Où est ta chèvre jaune?
—La voici.
—Il faut qu'elle nous accompagne.
—Est-elle accusée d'un crime?
—Assurément. Elle amuse les gens tandis que tu fais tes coups.
—Et quels coups est-ce donc que je fais?
—Les ordinateurs te l'apprendront. Je vais examiner un peu l'intérieur de cette armoire.
—Une épingle d'argent! c'est justement ce que nous cherchons.—Un ruban vert avec une boucle de ceinture!—Ton affaire est claire.
—Que vois-je encore là? Une vieille montre d'argent.
—C'est l'héritage de mon père, dit Cicio.
—Un misérable comme toi possède une montre quand je n'en ai point!
Le sergent mit la montre dans sa poche.
—Qu'as-tu sur toi? dit-il ensuite; un couteau, cela peut figurer au procès; quatre grani, ce sera pour ma peine. A présent, marchons.
Dona Barbara se tordait les bras et reprochait amèrement à son fils de se laisser dépouiller par les Carthaginois; mais, comme le sergent la menaça de l'arrêter si elle ne se taisait, la vieille prit son rouet et se mit à filer en chantant d'une voix lugubre la complainte sicilienne de Dona Carmina.
Le petit chevrier appela sa chèvre jaune, et sortit entouré des gendarmes. En descendant le sentier, il se retourna pour regarder encore une fois sa maisonnette, et il aperçut la vieille Barbara qui, par une lucarne du grenier, essayait de coucher en joue le sergent avec son antique carabine de famille; mais Cicio, sans changer de visage, se plaça derrière l'étranger, de façon à le couvrir de son corps, jusqu'à ce qu'un détour du chemin eût mis les gendarmes à l'abri de tout danger.
Ce n'était pas par résignation ni par faiblesse que Cicio ne murmurait point, encore moins par confiance dans la justice. De la part des étrangers, il n'attendait au contraire que des iniquités. Il n'obéissait qu'à sa dissimulation naturelle, et avant de prendre une résolution, il voulait avoir la mesure de son malheur. Cette conduite prudente fut prise pour de la douceur et lui épargna les mauvais traitements dont les agents de la force publique n'étaient pas avares dans le pays du pauvre Cicio. Il fit donc tranquillement son entrée à Syracuse, au milieu des gendarmes et suivi de sa chèvre jaune. On le conduisit chez le juge ordinateur.
—Scélérat! s'écria impétueusement le seigneur juge, dont la modération n'était pas la plus belle vertu; je te ferai lier avec des cordes; je te ferai donner cinquante coups de bâton, et enfermer dans une prison où tu n'auras point d'eau à boire que tu n'aies avoué ton crime; ainsi parle vitement; je n'ai pas de temps à perdre.
—Excellence, répondit Cicio avec sang-froid, je ne sais pas de quel crime je suis accusé.
—Il ne s'agit pas de savoir si tu connais ton crime, mais bien si tu l'as commis. Entends-tu, impie, brigand, vagabond? Je te commande d'avouer que tu l'as commis, et prends garde à ce que tu vas répondre.
—Votre excellence se trompe en m'appelant impie: je fais mes prières et je vais à l'église. Je n'ai volé personne, et, pour un vagabond, comment le serais je, puisque j'ai une chaumière à cinq milles d'ici, dans la montagne?
—Le gueux m'interroge, je crois! dit le seigneur juge. C'est moi qui dois t'interroger. Dépêche-toi d'avouer, afin qu'on te punisse.
—Je n'ai mérité aucune punition.
—Et qu'importe, pourvu que tu serves d'exemple?
—Je supplie votre excellence d'avoir pitié de moi.
—Ne me fais pas parler de choses étrangères au procès.
—Seigneur, je suis innocent.
—Tu vas bien voir que tu n'es pas innocent. Qu'on le mène en prison et qu'on enferme aussi la chèvre.
Les gendarmes emmenèrent Cicio, et après le départ du prévenu, le seigneur juge, encore agité par la colère, répéta vingt fois, en rangeant ses papiers et ses plumes:
—Qu'on le mène en prison!… Il verra bien qu'il n'est pas innocent…
Qu'on enferme aussi la chèvre…
Au seul accent napolitain de son interrogateur, le petit chevrier s'était senti au pouvoir de l'ennemi, et il avait pensé que son innocence ne lui servirait à rien; aussi ne songea-t-il plus qu'aux moyens d'échapper à la fureur des Carthaginois.
Dans le sud de la Sicile, les routes n'existent point. On passe à travers des bras de mer, des torrents et des ravins, et le voyageur est étonné de trouver au bout de ces déserts des villes considérables, d'où on ne sort pas sans péril. Quant aux modes de transport, ils se réduisent à deux, les mulets et la lettiga, espèce de boîte incommode, exposée à verser, et qu'on suspend sur le dos des mules au moyen de deux traverses. La seule manière vraiment sûre d'aller d'un lieu à un autre c'est de se servir de ses jambes. Cette manière étant aussi la plus économique, ce fut celle que le seigneur juge adopta pour expédier le petit chevrier à Noto entre deux fantassins.
Quand une passion ne trouble point son caractère, le Napolitain est le meilleur homme du monde. Si son naturel n'est pas endommagé par la vengeance, ni par le fanatisme, ni par la cupidité, ni par l'instinct du vol et de la fourberie, ni par l'intérêt personnel ou les préjugés de l'ignorance, vous le trouvez toujours gracieux, ouvert, et volontiers disposé à lier conversation. La facilité de moeurs est telle dans le royaume de Naples, que les galériens eux-mêmes vivent doucement et familièrement avec leurs gardiens; sauf l'obligation de porter l'habit jaune et la chaîne au pied, les condamnés mènent la vie de tout le monde, et il n'est pas rare de voir des soldats attendre patiemment devant un café que le galant'uomo confié à leur garde ait achevé de prendre une glace.
Les deux fantassins chargés de conduire le petit chevrier n'avaient pas contre le prévenu la même animosité que les gendarmes. On ne leur avait point défendu de parler à leur prisonnier, et d'ailleurs, c'eût été une recommandation inutile, attendu que la langue d'un bon Napolitain ne se repose jamais. Le voyage était de huit lieues, et déjà, au bout d'une heure de marche, les deux soldats causaient avec Cicio, en riant bonnement de la peine qu'ils avaient à comprendre son dialecte mélodieux.
De Syracuse à Noto, le rivage de la mer sert à la fois de guide et de chemin. On ne voit devant soi que des sables, coupés par des rivières qui descendent des montagnes.
Les sons d'une cornemuse ou les clochettes des vaches vous indiquent de temps à autre que ce pays n'est pas absolument abandonné; mais vous ne trouvez pas une maison ni un arbre pour vous abriter contre l'ardeur du soleil. Cicio, suivi de sa chèvre, marchait résolument entre les deux fantassins par vingt degrés de chaleur, et faisait sortir des touffes d'herbes, dont la plage était marquetée, des milliers de lézards et d'insectes bourdonnants. La mer, endormie, traînait mollement ses lames sur le sable en produisant un bruit semblable à l'explosion d'une fusée volante. L'un des soldats napolitains, entendant des grelots résonner derrière lui, dit à son camarade d'un air satisfait:
—Nous allons avoir de la compagnie.
En effet, un vieux muletier de Noto, qui avait conduit du monde à Syracuse la veille, retournait chez lui avec ses deux mules chargées d'une lettiga. Quand il eut rejoint les trois voyageurs, il marcha au pas militaire à côté d'eux, et dit gaîment aux soldats:
—Signori, je vous souhaite une heureuse journée. Il me paraît que vous menez ce joli garçon où il n'a pas envie d'aller.
—Eh! répondit l'un des fantassins, nous faisons ce qu'on nous commande.
—Vous avez raison. Quel crime a donc commis ce bambin?
—Il dit qu'il ne sait point son crime; mais la chose est consignée sur des papiers que j'ai dans ma poche, et je connaîtrais déjà le cas si je savais lire. Que voulez-vous? Un fantassin n'est pas un docteur?
—Et les docteurs seraient de mauvais fantassins. Afin d'amuser le chemin, je vous conterais bien l'histoire de la dame Coletta, pour peu que vous m'en fissiez la demande.
—Contez-nous cela, quoiqu'un verre de limonade fût plus à propos qu'une histoire.
—De la limonade, reprit le muletier, par cette chaleur, ce serait fait pour vous ôter les jambes. Prenez cette gourde, et vous y trouverez un vin del Greco qui vous pousse un homme fatigué à quinze milles sans qu'il sache comment.
Les deux soldats burent quelques gorgées de vin et passèrent la gourde à Cicio, après quoi le muletier commença le récit diffus et incompréhensible de l'aventure de la dame Coletta. Lorsqu'il vit les deux fantassins occupés à suive avec application le fil embrouillé de son histoire, le narrateur, qui n'avait point encore regardé Cicio, tourna son visage du côté du prisonnier en fermant son oeil gauche, ce qui voulait dire:
—Je me moque de tes gardiens. Entendons-nous ensemble.
Cicio abaissa imperceptiblement l'une de ses paupières, et ce fut comme s'il eût répondu:
—J'ai compris.
Le muletier, regarda les montagnes, comme pour demander au prisonnier s'il voulait tenter de s'évader, et Cicio frappa sur son genou pour assurer qu'il avait de bonnes jambes. Après ce dialogue muet, l'histoire de la dame Coletta se trouva finie un peu brusquement.
—Signori, dit le muletier, quand nous serons à deux milles d'Avolo, il ne faudra point bavarder, car le passage est mauvais. On y a tué un de mes confrères la semaine dernière.
Les soldats ouvrirent de grand yeux, et le nez du muletier, en se tordant d'un air narquois, dit clairement à Cicio que ses gardiens n'étaient pas fort braves.
—Mais, reprit le vieux Sicilien, je ne vous quitte point, et je passerai à l'ombre de vos fusils. Ça, dites-moi: sont-ils animés, ces fusils?
—Le mien, répondit l'un des Napolitains, est animé par une charge de poudre et une balle; mais celui de Giovanni est endormi.
—Eh bien! signor Giovanni, je vous avertirai du moment où il sera prudent de briser une cartouche.
Un oiseau de mer s'approchait de la côte en volant lourdement; le muletier le coucha en joue avec la longue perche qui lui servait à aiguillonner ses mules.
—Signor soldat, dit-il, voilà une bonne pièce à faire bouillir dans un pot. Tirez un peu en ajustant l'oiseau à la tête, et vous le toucherez dans les ailes.
Le Napolitain tira sur l'oiseau et le manqua.
—Par Bacchus! s'écria le Sicilien, la balle a glissé sur les plumes, aussi vrai comme il l'est que je m'appelle Trajan. Armes à feu, armes peu sûres; il y a toujours dans une charge de poudre vingt grains qui appartiennent au hasard.
Cicio, qui ne perdait pas un mot de la conversation, voyant l'occasion favorable, interrogea le muletier du regard pour savoir s'il devait tenter de s'enfuir; mais don Trajan lui fit signe d'attendre encore; le muletier posa le bout de sa perche sur le numéro de la lettiga, ce qui signifiait: «Il ne faut pas me compromettre», et il entonna la chanson catanaise: Talé cornu mi penninu, que tout le monde chantait alors en Sicile. La chèvre jaune, habituée à danser sur l'air de cette popolana, se dressa sur ses pieds de derrière en secouant ses cornes. Don Trajan s'arrêta, comme frappé d'étonnement, et prit à part les deux soldats.
—Signori, leur dit-il, vous ne savez pas qui vous menez à Noto. Ce garçon-là est un sorcier, et sa chèvre n'est autre que le diable auquel il a vendu son âme.
Le muletier appuya cette révélation d'un signe de croix.
—Jeune homme, dit-il ensuite à Cicio avec un clignement d'yeux significatif, je gage que tu n'as pas fait asperger ta chèvre d'eau bénite le jour de Pâques, comme le doit un chevrier bon chrétien.
—Il est vrai, répondit Cicio, ma chèvre est savante et n'a pas besoin d'aller au catéchisme. L'eau bénite l'incommode: mais, si je voulais traverser la mer Ionienne sur son dos, ce serait l'affaire d'un moment.
—Et pourquoi te laisses-tu conduire à l'intendance?
—Parce qu'il ne me convient pas de m'échapper; car je le pourrais assurément. Je pourrais être au sommet du mont Rosso, ou de l'Etna dans cinq minutes; je pourrais vous dire, ainsi qu'à ces deux honnêtes militaires, ce que vous avez dans l'esprit, ou bien les noms de vos parrains et marraines, ou encore quelle année et quel jour vous mourrez.
—Quoi! comment! reprit le vieux Sicilien en feignant la plus grande surprise, est-ce que tu saurais me dire ce que j'ai là dans la poche de ma veste?
Don Trajan fit avec ses lèvres la moue d'un homme qui fume; et Cicio, appliquant son oreille contre le museau de sa chèvre, répondit aussitôt:
—Gheta dit que vous avez dans votre poche une pipe.
—O l'étrange chèvre! s'écria le muletier, en montrant sa pipe. En vérité, je n'aime pas ces sortes de prodiges. Cela confond toutes mes idées. Jeune homme, je ne t'envie point tes connaissances; elles te coûteront trop cher. Mais tu ne pourrais pas deviner le nom de mon cousin le contrebandier.
Cicio causa tout bas avec sa chèvre, et dit avec assurance:
—Si votre cousin ne s'appelle pas Joseph, il ne s'en manque pas de plus de deux notes; et, quanta sa profession, Gheta certifie qu'elle est mal vue des gens du roi.
—Vive Dieu! s'écria le muletier, c'est cela même; sauf les deux notes, le nom de mon cousin est bien Joseph, et la contrebande est un métier périlleux, comme le dit la chèvre. Seigneurs fantassins, je vous demande pardon de vous fausser compagnie; mais les chemins sont assez mauvais sans qu'on s'amuse encore à voyager avec le diable. Le gouvernement de là bas vous paie pour avoir plus de courage qu'un muletier. Que le ciel vous conduise! moi je crains la chèvre jaune et je m'en vais.
Le vieux Trajan fit trois signes de croix, piqua ses mules du bout de sa perche, et partit en courant; à peine avait-il cent pas d'avance, que Cicio se tourna vers ses deux gardiens et leur dit avec la fierté d'un véritable magicien:
—Étrangers, si vous n'étiez forcés d'obéir à vos maîtres, je vous changerais en poissons et je vous jetterais dans cette mer. Retournez à Syracuse, et dites au Carthaginois ordinateur qu'on priera Dieu pour lui le jour des Morts de cette année.
Cicio poussa le cri guttural auquel sa chèvre obéissait, et courut de toutes ses jambes vers les montagnes. L'un des soldats voulut le poursuivre; mais en moins d'une minute, il comprit que ses efforts étaient inutiles, et revint vers son compagnon. L'autre soldat essaya de charger son fusil; mais le fuyard était déjà hors de portée. Les deux fantassins s'arrêtèrent paisiblement à regarder le petit chevrier sauter par dessus les buissons et les cactus; ils le virent bientôt grimper parmi des rochers et s'enfoncer dans un ravin, où il disparut, toujours suivi de la fidèle Gheta qui galopait derrière lui.
—Par saint Janvier! dit l'un des soldats, si l'on nous donne un sorcier à mener en prison, et que le diable nous l'enlève, ce n'est point notre faute.
—Le seigneur juge n'avait pas songé que cette chèvre jaune était Satan lui-même, et à présent la chose n'est plus douteuse.
—Si peu douteuse que j'ai vu le sorcier à plus de mille coudées dans les airs, à cheval sur sa chèvre qui avait des ailes longues comme ce fusil.
—Et moi, ne l'ai-je pas vu, comme je te vois, se précipiter du haut des nuages dans un trou d'où sortaient des flammes.
—Notre rapport établira le fait, et si l'on nous met en prison, nous jouerons à la murra.
—Et la petite Cattina nous apportera des figues d'Inde et des graines de citrouille.
Les deux fantassins retournèrent tout doucement à Syracuse, en préparant leur véridique rapport. Sans trouver leur récit absolument dénué de vraisemblance, le seigneur-juge les appela sots et maladroits. Il envoya le dossier de Cicio à Noto, avec l'épingle d'argent et la ceinture, plus un procès-verbal des circonstances de l'évasion. Les deux soldats furent mis en prison, et la petite Cattina leur apporta des figues d'Inde et des graines de citrouille, qui les consolèrent amplement de leur disgrâce. Mast'-André apprit ces détails chez le limonadier, de la bouche même du seigneur-juge, et il se caressa le menton d'un air satisfait en répétant plusieurs fois:
—Contumace, voleur, sorcier, peu importe le titre que mérite ce pendard de chevrier, pourvu qu'il ne puisse plus reparaître à Syracuse.
—C'est à moi que vous devez votre tranquillité, lui dit le juge. C'est de cette tête-là qu'est sorti l'heureux expédient. Réjouissez-vous donc d'avoir pour ami et compère un homme ingénieux, car, sans moi, Dieu sait ce qu'allait devenir la belle Angélica.
—Seigneur juge, répondit Mast-André, Angélica aurait toujours été ma fille; je dis la fille de Mast'-André, le plus riche notaire de Syracuse. Je l'ai engendrée et fait mettre au monde par ma femme. Laissons à chacun son mérite, s'il vous plaît. Si vous êtes un habile magistrat, je suis un hardi notaire; vous êtes un ami complaisant, et moi un père sage. L'un vaut bien l'autre.
Tandis que les deux compères se décernaient à eux-mêmes ces justes éloges, Cicio était revenu à Floridia. Devant la porte de la chaumière, il trouva la vieille Barbara, chaussée de ses demi-bottes, coiffée de son chapeau d'homme et la carabine sur l'épaule.
—Mon fils, dit la vieille, tu arrives à propos. Je pars pour Syracuse dans le dessein de tuer l'Athénien ordinateur. Le ciel a pitié de nous, puisque tu as réussi à t'échapper. J'ai vendu nos chèvres et notre mobilier, pour la somme de six piastres, au voisin Benedetto. Prends cet argent et va chercher fortune à Catane. Embrasse-moi: dans deux heures nous serons vengés; mais tu vas perdre ta mère.
Cicio connaissait trop bien l'entêtement et l'exaltation de dona
Barbara, pour combattre de front cette belle entreprise.
—J'approuve votre projet, dit le chevrier; mais qui vous indiquera ce Carthaginois que vous n'avez jamais vu? Comment pénétrerez-vous jusqu'à lui? Quelle figure allez-vous faire dans les rues de la ville avec votre carabine? Vous laissera-t-on seulement passer sur le pont-levis? C'est à moi qu'il appartient de tuer un homme, et je saurai m'échapper encore sur les ailes de la vengeance. Gardez les six piastres et partez pour Catane. Vous m'attendrez au village de Priolo, où je vous rejoindrai demain au point du jour. Emmenez avec vous Gheta, et donnez-moi votre bénédiction.
—Oui, s'écria la vieille en battant des mains, tu as dans les veines le pur sang de la Sicile. Prends cette carabine, ces deux balles de plomb, cette boite à poudre et ce couteau. A présent, je te bénis. Et toi, pauvre maisonnette où sont morts mon mari et les aïeux de mon fils, sois aussi bénie de celle qui a dormi sous ton chaume pendant quarante ans. Puisses-tu dire à ceux qui te verront: «J'appartenais à la vieille Barbara: j'étais le patrimoine du jeune Cicio; mais la persécution et l'injustice m'ont fait changer de maîtres.»
Cicio et sa mère descendirent le sentier de Floridia et traversèrent la plaine en silence. Au pied du grand aqueduc, dona Barbara se mit à genoux pour demander au ciel avec ferveur d'accorder à son fils une bonne et facile vengeance; elle prit ensuite le chemin de Priolo en traversant les ruines d'Epipolis, et Cicio se dirigea vers la porte de Syracuse.
A peine le petit chevrier eut-il perdu de vue la vieille Barbara, qu'il ralentit le pas et s'arrêta pour délibérer avec lui-même. L'amour lui tenait au coeur, bien plus que la vengeance, et son envie était de revoir sa maîtresse avant de quitter son pays. Il chercha donc un endroit couvert de ronces où il pût cacher sa carabine, et il se mit à l'ombre dans le tombeau d'Archimède pour y attendre le soir. Les églises sonnaient l'Angélus et on allait fermer les portes de la ville, lorsque Cicio entra dans Syracuse. La boutique du notaire était close; mais on voyait de la lumière à la fenêtre d'Angélica. Cicio s'arrêta au pied de cette fenêtre et chanta les deux premiers vers de la chanson populaire: «N'es-tu donc née, ô Philis, que pour me briser le coeur?» Aussitôt la belle Cangia, devinant que ces paroles s'adressaient à elle, parut sur son balcon; et, malgré l'obscurité, elle reconnut celui qu'elle aimait, à ses haillons et à son air d'empereur romain.
—Alerte! lui dit-elle à voix basse; il ne faut pas rester là.
—Alerte! vous aussi, répondit Cicio; car je vais pénétrer dans la maison.
Et il partit comme un trait. Une petite ruelle qu'il trouva sur sa droite le conduisit derrière les jardins. Il grimpa sans peine sur les murs délabrés; le myrte centenaire lui servant d'indice, il entra dans le domicile de Mast'-André par le chemin des amants et des voleurs. La servante, occupée à laver la vaisselle, ne le vit point passer devant la porte de la cuisine. Cicio franchit lestement l'escalier, se jeta dans un grenier et monta sur le toit de la maison. Angélica était encore sur le balcon, rassemblant ses idées pour trouver un moyen d'introduire près d'elle son amoureux, lorsqu'une branche de giroflée, qui lui tomba sur la main, vint l'avertir que le problème était résolu. Au printemps, les toits de Syracuse ressemblent à des parterres, tant il y pousse de fleurs entre les pierres et le ciment. La belle Cangia ne fit qu'un bond de sa chambre au grenier; Cicio lui tendit la main pour l'aider à monter sur le toit; et, le plus pressé pour des amants malheureux étant de se témoigner leur tendresse, ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre; après quoi ils s'assirent sur les tuiles comme dans un boudoir, pour y causer de leurs affaires.
—Ne nous le dissimulons pas, dit la jeune fille: les obstacles qui nous séparent sont plus grands que je ne l'avais supposé d'abord.
—Je m'en aperçois, répondit Cicio, puisque votre père me fait poursuivre par les bonnets carrés et les gendarmes.
—De quel crime es-tu donc accusé?
—Ils ne peuvent pas seulement le dire.
—Je ne connais point les lois, mais il me semble impossible qu'elles ordonnent d'arrêter un homme parce qu'il est amoureux.
—Que sais-je? je suis seul et je ne possède rien. Mes ennemis sont puissants et nombreux; ils m'accableront si Dieu ne vient à mon secours.
—Il y viendra. Notre plus grand malheur, c'est ta pauvreté. Fais fortune et tout ira bien.
—Sans doute: si j'avais un habit noir et si j'étais notaire, votre papa s'adoucirait; mais comment devenir notaire et avoir un habit noir?
—Apprends à lire et à écrire.
—Ce serait trop long; je mourrai cent fois d'impatience. J'avais bien songé à me faire domestique de quelque Anglais.
—Il t'emmènerait dans son pays: cela ne vaut rien.
—Si j'en croyais ma mère, j'irais sur la route de Palerme ou celle de Messine dévaliser les voyageurs, et dans leurs bagages je trouverais des habits et de l'argent.
—Fi! Cicio, je ne veux pas que tu sois brigand.
—Je pensais encore à m'installer devant l'auberge Del Sole avec une boîte en carton, pour vendre aux étrangers des médailles, des morceaux de mosaïques, du corail et de l'ambre vert.
—Tu gagnerais peu de chose à ce commerce-là.
—Si je m'embarquais sur le navire d'un pirate?
—On te pendrait.
—Si j'allais de porte en porte avec la robe de capucin?
—On te donnerait plus de croûtes de pain que de monnaie.
—Je ne vois plus qu'une ressource; c'est de parcourir les grandes villes et d'y montrer ma chèvre savante sur les places publiques pour de l'argent.
—Ceci vaut mieux; c'est un moyen sûr et honnête de faire fortune. Gheta est un prodige. Ne cherche pas autre chose; tu as trouvé le chemin du bonheur. On dit qu'il y a quarante mille habitants à Catane et quatre fois davantage à Palerme; si chacun d'eux te donnait un grano, je ne sais pas combien cela ferait; mais assurément ce serait une somme considérable. Or, tout le monde à Catane et à Palerme voudra voir ta chèvre savante.
—Et combien de temps me faut-il pour montrer ma chèvre à tant de gens?
—Peut-être trois mois.
—Grand Dieu! ne peut-on faire fortune en moins de trois mois? Ce seront trois siècles; et que deviendra votre amour pour moi?
—Il se fortifiera dans l'attente et l'espérance.
—Et comment allez-vous rassurer mon pauvre coeur?
—Je jure de te rester fidèle par ce ciel et ces étoiles qui nous regardent, par ces fleurs et ces herbes qui vivent sur ce toit, où je reviendrai tous les jours m'asseoir pendant ton absence. Va, ne perds pas une minute. Fais fortune, et dans trois mois, Cicio transformé se présentera chez mon père, vêtu comme un prince et suivi d'un mulet chargé d'or et de pierres précieuses.
—Mais, si l'ordinateur m'accuse de quelque nouveau crime?
—Y penses-tu? Lorsqu'il te verra riche, il voudra te marier avec sa fille, et ce sera mon tour d'avoir peur que tu ne m'oublies.
—Vous avez raison. Mon plan est fait: dans trois mois je serai ici avec le mulet chargé d'or et de bijoux. Votre père m'accueillera bien, et on nous mariera.
Les deux enfants, bercés par leurs illusions, se mirent à faire des châteaux en Espagne. Ils y seraient encore si la cuisinière ne se fût avisée de crier à tue-tête que le souper était servi, et que le patron attendait la signorina. Le petit chevrier reçut de son amie le baiser d'adieu, et tous deux descendirent à pas de loup du toit dans le grenier, et du grenier dans la cour. Cicio, ayant escaladé les murs, se retrouva ensuite dans la ruelle déserte, où il chanta encore, en manière de salut, l'air populaire:
Dunca nascisti, ô Fillidi, Pii divideri stu eori?
Et il s'éloigna plein de confiance en sa fortune, sans autre souci que la longueur insupportable du délai de trois mois. Comme les portes de la place étaient fermées, Cicio, qui ne voulait pas attendre le jour à Syracuse, se rendit à la pointe de la presqu'île d'Ortigia. Un vieux puits desséché, duquel on avait jadis tiré de l'eau par le moyen d'une poutre, lui fournit un expédient pour descendre au pied des remparts; il posa l'as'a du puits du haut des murailles sur un terrassement, et parvint, en se laissant glisser le long de la poutre, jusqu'au rivage delà mer. Afin de ni point gâter sa veste et son caleçon de toile, il fit du tout un turban qu'il posa sur sa tête, et, traversant à la nage le Petit-Port, il n'eut pas soixante brasses à faire pour aborder sur la rive d'Acradine, plage désolée, dont les fondrières représentent la chaussée d'Antin de l'antique Syracuse.
Le carillon de minuit n'était pas sonné quand notre chevrier tira des ronces sa carabine, et se mit en marche pour Priolo. La route n'avait pas été restaurée depuis le voyage en Sicile de Cicéron; mais elle n'est point encore méconnaissable à cette heure, tant les ingénieurs d'autrefois étaient d'habiles gens. En arrivant au village, Cicio trouva sa mère assise au pied d'un chêne vert, et Gheta endormie sous un buisson de grenadiers. Il était aisé de voir, à la mine de Barbara, quelles sinistres pensées elle roulait dans sa tête, car elle avait enfoncé son chapeau jusqu'à moitié de son long nez. La vieille se leva impétueusement et courut vers son fils.
—Tu es un homme! lui dit-elle. Puissent tous les Carthaginois qui dévorent cette terre opprimée finir comme celui dont tu viens de régler les comptes. Embrasse-moi, et partons pour Cutané.
Dona Barbara traça une croix dans la poussière avec le bout de son bâton, pour indiquer aux passants qu'à cette place on avait parlé de mort. Cicio se garda bien de dire que l'ordinateur se portait à merveille; il appela sa chèvre, qui accourut en bondissant d'un air espiègle, et on reprit en silence le chemin de Catane.
Au-delà de Priolo, la rente, qui est presque achevée aujourd'hui, n'était pas même commencée en 1842. Les trois voyageurs suivirent le bord de la mer sans remarquer la beauté des sites, la fraîcheur des bois, le charme et la variété d'une nature vivace excitée par la fièvre du printemps; ils troublèrent des rossignols qui donnaient un concert dans un ravin où coulait un ruisseau; ils traversèrent des champs de blé, des bataillons de cactus, des lits pierreux de torrents et des bosquets d'orangers en fleurs. Quand le soleil sortit tout nu de la mer, ils le saluèrent en faisant leur prière du matin; mais sans songer qu'ils jouissaient du plus beau spectacle du monde. Derrière eux étaient les regrets, leur vie passée, et devant, l'inquiétude et l'inconnu. La chèvre jaune elle-même, comprenant la situation, avait cessé ses gambades matinales et cheminait à pas comptés le museau penché sur les talons de son jeune maître.
A dix heures, la chaleur devenant intolérable, nos aventuriers se couchèrent sous le feuillage noir d'un bois de citronniers et de figuiers sauvages, pour manger de la citrouille grillée, avec un peu de pain que dona Barbara portait dans une besace. Ils dormirent jusqu'à l'heure des vêpres. La nuit tombait lorsqu'ils entrèrent dans le village de Lagnone, composé d'une douzaine de maisons qui n'avaient, pour la plupart, que trois murs au lieu de quatre. L'hospitalité ne se refuse pas dans ces pays-là; il y a si peu de différence entre la belle étoile et l'intérieur d'une habitation, que la misère vous invite à entrer comme chez vous par la brèche, qui tient lieu de porte. Cicio, sa mère, et la chèvre Gheta, s'installèrent chez de bons paysans, et ils occupèrent un coin dans une chambre, à l'autre bout de laquelle reposaient le maître de la maison, sa femme, ses enfants, des chiens et des pourceaux. Quelques poules, grimpées sur un perchoir complétaient ce tableau domestique. Le lendemain, au point du jour, on se remit en route, et, avant le soir, on arriva dans la riche cité de Catane.
Cinq fois victime des brutalités de l'Etna, Catane est habituée à renaître, comme le phénix, toujours plus belle à chacun de ses désastres. En 1669, deux fleuves de lave en fusion descendirent sur la ville et en brûlèrent la moitié. Quatre ans après, un tremblement de terre engloutit le reste, et, au bout de dix ans, Catane ressuscitée comptait cinquante mille habitants. Lorsque Cicio et sa mère virent ces rues symétriquement alignées, ces vastes palais en belles pierres, ces places publiques ornées par l'art antique et le moderne, ces églises, les unes vieilles, les autres toutes neuves, élevées en moins de deux siècles, ils se crurent transportés au temps de leurs traditions populaires. Le brillant siècle de Hiéron se montrait avec les agréments de la civilisation nouvelle. Cicio ouvrait de grands yeux lorsqu'un fiacre venait à passer; les cafés lui semblaient des salons remplis de gens de cour, et il évaluait à vol d'oiseau les richesses de cette cité par le nombre prodigieux des sybarites qui allaient sur des ânes afin de ménager leurs jambes. Il couvait du regard sa chèvre jaune, et tremblait qu'un accident ne lui enlevât cette précieuse amie. Nos trois voyageurs eurent quelque peine à trouver une maison où l'on voulût bien recevoir des hôtes aussi pauvres qu'eux. Ils se logèrent dans un faubourg, derrière le couvent des Bénédictins, en payant d'avance une quinzaine de leur loyer. Cicio, pressé de tenter la fortune, se décida enfin à communiquer à sa mère ses vastes desseins. Dona Barbara ayant approuvé l'ambition du jeune homme, tint conseil avec lui pour aviser aux moyens de l'aider dans son entreprise. Il fut résolu qu'afin de frapper les imaginations et de lancer Gheta dans le grand monde avec tous ses avantages, on lui ferait des cornes d'or, et qu'on chercherait à étendre le répertoire de ses gentillesses. Une feuille de papier doré et un peu de colle suffirent pour changer la chèvre montagnarde en bête coquette et citadine. Un collier de grelots qu'on lui mit au cou compléta sa parure et servit d'accompagnement à ses espiègleries. Dona Barbara, pourvue d'un tambour de basque, se transforma en orchestre. Cicio lava ses mains, sépara ses cheveux sur le milieu du front, acheta de belles boucles d'oreilles en argent, et posa sur sa tête une couronne de feuilles de myrte. Tant de luxe avait exigé une mise de fonds considérable; deux piastres y avaient été absorbées en un tour de main. Ou descendit donc dans la rue en grand équipage pour demander à la curiosité publique la juste indemnité de ces frais de toilette.
Aussitôt, que les passants virent nos trois aventuriers, ils comprirent à leur accoutrement que c'étaient des acteurs de la place publique. Le Sicilien est spectateur ardent, précisément à cause de l'extrême rareté des spectacles. Une bande de polissons, suivit la troupe ambulante dans le plus profond recueillement. La vieille Barbara n'excita pas un sourire, et les polissons regardaient ses bottes et son chapeau d'homme avec respect, tant ils craignaient d'indisposer ou de troubler ces artistes, qui se vouaient au plaisir de leurs contemporains! Arrivé sur la place du Dôme, Cicio fit un signe à sa mère pour lui indiquer l'emplacement favorable à une représentation. Il s'arrêta près du grand perron de l'église, et un cercle de curieux se forma autour de lui. Les hommes cédèrent le premier rang aux toppatelles (c'est le nom des jeunes filles catanaises enveloppées de leurs dominos noirs), et Cicio ayant fait d'une voix émue l'annonce du spectacle, le tambour de Barbara donna le signal de la danse. La saltarelle accommodée à l'usage de la chèvre excita un enthousiasme général. Les grâces de Gheta furent appréciées, et une triple salve d'applaudissements éclata dès les premiers pas de la danseuse. Les épithètes divine, chère, adorable, furent répétées cent fois avec l'accent passionné du Midi. Une belle dame qui passait en calèche de place, fit arrêter le fiacre et regarda le spectacle du haut de sa voiture. Des moines souriaient d'un air paterne, et les gens du peuple bénissaient la chèvre, le jeune danseur et l'heureuse mère qui avait mis au monde un garçon si intelligent. Quand on eut bien admiré la bravoure de la Taglioni aux cornes d'or, Cicio, pour battre le fer chaud, dit à sa mère de faire la collecte, et la vieille Barbara présenta son tambour aux assistants. Chacun porta la main à sa poche, bien disposé à en tirer ce qu'il y trouverait; mais le plus grand nombre n'y trouva rien. Cependant les plus riches payèrent pour les pauvres, et une pluie sonore vint tomber dans le tambour de basque. La belle dame ouvrit sa bourse de joie et jeta de loin une pièce de deux carlins, que Cicio reçut au vol. Gheta fit une révérence à cette beauté généreuse, et on passa des danses aux tours de divination et de magie blanche. Quand Cicio demanda où était la personne la plus amoureuse de la compagnie, la chèvre marcha tout droit vers une toppatelle jeune et charmante, qui se voila en rougissant sous son capuchon noir; une explosion de gros rires partit des larges poitrines des muletiers et des matelots. Cicio demanda quel était le plus riche seigneur, et Gheta vint saluer un bourgeois portant un parasol et monté sur un âne. Le cavalier, flatté du compliment, fouilla dans sa poche et jeta une pièce de cuivre large comme la main, de la valeur de cinq grani. Après divers autres tours non moins subtils que les précédents, la recette commençant à baisser, la vieille Barbara mit le tambour sous son bras en s'écriant:
—C'est assez pour aujourd'hui, mon fils. Il ne faut pas tout montrer en un jour. Demain la chèvre savante en dira davantage, car elle en sait plus long qu'un docteur.
Cicio appela sa chèvre, que les toppatelles accabliaient de caresses et les artistes ambulants retournèrent chez eux, emportant des sous à remuer à la pelle et des bénédictions à ne savoir qu'en faire.
Rentré dans sa maison, Cicio compta son argent; il crut rêver en se voyant possesseur d'une somme de six carlins, c'est-à-dire une demi-piastre. En supposant que les recettes de chaque jour fussent aussi brillantes, il calcula que les talents de Gheta lui fourniraient un gain de quinze piastres par mois, et à force de chercher, aidé par les lumières de Barbara, il trouva qu'au bout de trois mois il aurait en sa possession quarante-cinq piastres. Comme il ne savait point se rendre compte de la valeur de ce capital, son imagination déroutée se rejeta sur les assurances de l'aimable Cangia. Sa maîtresse lui avait dit que trois mois devaient suffire pour faire fortune, et il en conclut sans hésiter que quarante-cinq piastres étaient une fortune avec laquelle on pouvait raisonnablement prétendre à l'alliance d'un notaire de Syracuse. Le spectacle du lendemain fut aussi lucratif que le premier. Cicio exploita successivement les divers quartiers de la ville. Un jour il s'installait dans le Corso, un autre jour dans la rue de l'Etna, sur la place de l'Éléphant, à la porte de l'arc de triomphe, sur le môle, devant les cafés. Les sous pleuvaient, et la réputation de Gheta était si belle, que du plus loin qu'on voyait ses cornes dorées, les toppatelles s'approchaient comme des nonnes en procession; les polissons accouraient à toutes jambes, et les gendarmes faisaient ranger le monde sans qu'on les en priât.
Un matin, la troupe, suivie de ses dilettanti, avait établi son spectacle volant sur la grand'place, au pied de l'éléphant de marbre noir. Avec sa grâce accoutumée, la chèvre savante prédisait à une jolie fille qu'elle se marierait bientôt, lorsque Cicio aperçut au milieu de la foule la figure rusée du vieux muletier de Noto. Malgré la reconnaissance qu'il devait à don Trajan pour l'avoir aidé à s'enfuir, cette apparition donna de l'inquiétude au petit chevrier. Tandis que Barbara faisait sa collecte, Cicio s'approcha du muletier et lui dit à voix basse:
—Qu'y a-t-il?
—Du danger, répondit Trajan.
Le spectacle terminé, Cicio et le muletier se retirèrent dans le coin de la place de l'Eléphant, où se tiennent les loueurs de mules et de litières.
—Il faut quitter ce pays, dit le vieux Trajan.
—Qu'est-il donc arrivé?
—Le voici: après ta fuite, l'ordinateur a envoyé ton dossier à l'intendance. Un ordre de t'arrêter a dû partir ce matin par l'ordinario: il sera tout-à-l'heure à Catane, et ce soir les gendarmes se mettront à ta poursuite.
—Malheur à moi! s'écria Cicio; et que leur ai-je donc fait?
—Tu vas le savoir. On parle à Syracuse de la fille d'un notaire que tu as rendue demi-folle. Son amour a passé. Elle veut se marier avec un autre, et, pour se défaire de toi, elle t'accuse de lui avoir volé une épingle d'argent.
—Impossible! dit Cicio en pâlissant. Que le notaire ait inventé cette calomnie; je le conçois; mais Angélica n'a point prêté les mains à cette injustice. Elle m'aime; elle me le répétait encore, il y a huit jours, sur le toit de sa maison.
—La demi-folie amoureuse peut se guérir en huit jours.
—Mais si Cangia ne m'aime plus, au moins ne doit-elle pas m'accuser d'une bassesse. C'est elle qui m'a donné son épingle d'argent et sa ceinture verte.
—Amour, changement, trahison, trois anneaux d'une seule chaîne, dit le muletier d'un ton solennel.
Cicio s'appuya contre une borne. Il brisa en morceaux sa baguette de commandement, à laquelle obéissait la docile Gheta, puis il saisit entre ses bras sa chèvre savante en s'écriant:
—Il n'y a donc de fidèle que les bêtes?
—Rien que les bêtes, répéta le vieux Trajan, les chèvres et les mules.
Il faut partir, mon garçon.
—Où aller et que faire?
—Monte dans l'Etna. Au village de Nicolosi, tu demanderas mon confrère don Gaëtan le muletier. Tu l'aborderas en lui disant ces paroles: Ave Maria. Il te reconnaîtra pour un ami et te donnera des avis utiles sur les moyens d'échapper à la fureur des Carthaginois, peut-être aussi sur les moyens de te venger. Adieu; ne soyons pas plus longtemps ensemble dans ce lieu public. Sainte-Agathe de l'Etna, protégez cet enfant!
Trajan posa sa large main sur la tête du petit chevrier, en manière de bénédiction, et il entra dans le cabaret des muletiers.
—Que sainte Agathe me protège en effet, murmura Cicio, car je suis, perdu.
La vieille Barbara, ne voyant plus son fils, était retournée seule à la maison. Cicio, plongé dans ses tristes pensées, marcha tout droit devant lui sans savoir où il allait.
Voilà donc, disait-il, ce crime dont on me faisait un mystère? on m'accusait d'avoir volé l'épingle d'argent et la ceinture de ma maîtresse! Lâche que je suis! si j'avais obéi aux ordres de ma mère en tuant le juge athénien d'un coup de carabine, j'aurais purgé la Sicile de l'un de ses oppresseurs, et je mourrais moins accablé. Et toi, perfide Cangia, tu te réjouis d'avoir imaginé cet expédient pour te débarrasser de moi. Déshonorer celui que tu aimais! que cela excuse bien ton infidélité!
En se plaignant ainsi, Cicio arriva devant l'église des Bénédictins. La porte était ouverte; on célébrait une grand'messe de mariage, et les voûtes frémissaient aux sons puissants de l'orgue, chef-d'oeuvre du célèbre Donato, et qui surpasse en beauté les orgues de Trêves et de Fribourg. Le charme de la musique et la sainteté du lieu éveillant en lui le sentiment de la piété, Cieio se prosterna sur le parvis de l'église, à deux genoux, pour implorer la démence du ciel; un torrent de larmes jaillit de ses yeux. Peu à peu sa posture devint plus humble, sa tête s'inclina vers le sol; il s'appuya des mains sur la pierre, puis des deux coudes, et finalement il se coucha, le front posé sur ses bras en cercle, une jambe étendue, l'autre pliée, ses longs cheveux plongés dans la poussière.
Un vieux bénédictin s'arrêta, sous le portail de l'église, à contempler cette image vivante de la douleur. Les mains croisées sur sa longue robe, la tête penchée, le bon moine souriait d'un air d'indulgence et de pitié.
Il allait rentrer dans le cloître, lorsqu'un sanglot profond du petit chevrier lui remua le coeur. Le bénédictin attendit avec patience que Cicio se fût relevé.
—Mon enfant, dit-il, si c'est le repentir d'un crime qui cause ta peine, que ne vas-tu chercher des consolations au confessionnal?
—Je suis innocent, répondit le jeune homme.
—Tu es donc bien malheureux?
—Au désespoir, mon père. Je suis persécuté par les étrangers, et demain on me mettra en prison, quoique je n'aie commis aucun crime.
Le vieux moine posa un doigt sur sa bouche pour commander à Cicio le silence, et il s'éloigna en faisant signe au petit chevrier de le suivre. Il tira ensuite une clé de sa poche, ouvrit la porte du jardin du couvent, et introduisit Cicio et la fidèle Gheta dans un parterre orné de rosiers grimpants, d'orangers en fleurs et de néfliers du Japon. Le riche couvent des bénédictins de Catane est habité par des moines instruits et charitables. On a pour eux une grande vénération dans le pays, à cause de leurs vertus et surtout à cause d'un miracle opéré en leur faveur, dont on peut voir les preuves. Dans la grande éruption de 1669, la lave de l'Etna s'arrêta court à quatre pas des murs du couvent, et se détourna subitement pour se diriger vers la mer. La bibliothèque, les collections de manuscrits, de marbres et de bronzes antiques des bénédictins de Catane sont les plus belles et les plus curieuses de la Sicile. Mais Cicio fut particulièrement charmé par les délices des jardins, où l'ombre et l'eau vive rafraîchissent l'air, et où poussent la canne à sucre et le papyrus.
—Mon fils, dit le moine quand il fut seul avec Cicio, je ne suis pas un ministre des vengeances de la loi. Mes questions ne sont point insidieuses. La main que je tends aux faibles est celle d'un consolateur et d'un père. Elle les conduit vers le Dieu de miséricorde, et non pas à l'échafaud. Tes réponses ne seront pas inscrites sur ces papiers d'où elles ne sortent que pour accabler le repentir lui-même. Tu peux me parler avec franchise. Raconte-moi tes peines et tes fautes; j'y chercherai un remède.
Cette exhortation paternelle triompha de la dissimulation du petit chevrier. Il ouvrit son coeur et confia ses secrets au bénédictin, en lui racontant ses amours, son arrestation, sa fuite, son arrivée à Catane et ses projets de fortune. Le moine souriait bénignement; mais lorsque Cicio en vint à parler de sa dernière rencontre avec don Trajan, et de l'injuste accusation de l'ordinateur, le visage du saint vieillard devint plus sévère. Le moine fixa sur Cicio un regard pénétrant:
—Jeune homme, dit-il, cette épingle d'argent et cette ceinture, les as-tu vraiment reçues et non pas volées?
—Je le jure par mon salut, et je ne voudrais point risquer mon âme pour si peu de chose: la belle Cangia m'a donné ces objets en présence de son père.
Le moine frappa ses deux mains l'une contre l'autre.
—O justice! s'écria-t-il, est-ce ainsi qu'on te respecte! Les insensés! Pardonne-leur, grand Dieu! ils ne savent ce qu'ils font; mais ne pardonneras-tu pas aussi le mal causé par leur folie et leur méchanceté? Mon enfant, ajouta le bénédictin, je te sauverai. Je vais parler de toi au père supérieur, et j'obtiendrai la permission de te cacher dans ce couvent; mais nous ne pouvons pas donner asile à ta mère.
—Et moi, dit Cicio, je ne puis abandonner cette pauvre vieille entre les mains de ses persécuteurs. Il faut la sauver ou succomber avec elle.
—As-tu du courage? reprit le moine: laisse toi conduire à Noto. Je te recommanderai à un avocat, et ton innocence sera reconnue.
—Mon innocence! ils s'en embarrassent fort peu. Il n'est point d'innocent aux yeux des juges carthaginois.
—Sicilien que tu es! N'oublieras-tu jamais ta haine et tes préjugés?
—Ma haine? répondit Cicio avec exaltation, je n'y songeais pas, et ce sont eux qui m'en ont fait souvenir. Ne pouvait-on me refuser la main de ma maîtresse sans m'accuser d'un vol que je n'ai pas commis? Dois-je aimer ceux qui en veulent à mon honneur, à ma vie? A quoi me réduisent-ils? à me laisser jeter en prison, ou à me faire brigand. Je le serai, mon père.
Le moine baissa la tête:
—Mon fils, dit-il après un moment de silence, c'est assez d'être fugitif et contumace, sans te faire brigand. Garde au moins ton innocence. Ne donne pas raison à tes ennemis en commettant des crimes. Cette crise passera, et des temps meilleurs viendront. Retire-toi dans les montagnes. Je vais écrire au père supérieur d'un couvent de Nicosia. Tu trouveras dans ce couvent secours et protection.
Le bon Bénédictin remit à Cicio une lettre de recommandation, et lui souhaita un heureux voyage en lui promettant de prier Dieu pour lui.
Dona Barbara commençait à s'inquiéter de l'absence de son fils; elle attendait devant sa maison, lorsqu'elle vit accourir Cicio suivi de la fidèle Gheta.
—Partons, dit le petit chevrier; ne perdons pas une minute. Je viens de rencontrer près de la porte Ferdinanda l'ordinario qui apporte de Noto l'ordre de nous arrêter. Prenez les devants. Montez dans l'Etna. J'ai une lettre de recommandation d'un bon moine Bénédictin; n'oublions pas non plus l'Ave Maria de l'honnête Trajan; avec cela nous échapperons à l'ennemi.
—Que parles-tu de lettre et d'Ave Maria? demanda la vieille.
—Je vous expliquerai la chose en voyageant. Ne vous amusez pas à bavarder. Je vous rejoindrai par un détour sur la route de Nicolosi, car Gheta et ses cornes d'or sont trop connues pour que je la mène par les rues.
Au milieu des discours incohérents de son fils, Barbara comprit qu'il fallait partir. Quoiqu'il lui parût incroyable que la justice pût l'atteindre à quinze lieues de distance, la pensée du meurtre de l'ordinateur lui revint à l'esprit, et la vieille jugea prudent de s'éloigner encore de quelques milles. Tout en murmurant elle se mit en route, son bâton de chêne à la main. Lorsqu'elle fut partie, Cicio s'arma de sa carabine, seul meuble qu'il eût apporté de Florida; il sortit ensuite avec sa chèvre et se cacha dans le cabaret des muletiers pour y attendre la nuit. Bien lui prit d'avoir abandonné son domicile, car au bout d'une heure deux gendarmes s'y présentèrent. Les voisins s'assemblèrent devant la porte et rirent de tout leur coeur, en voyant que le gibier s'était enfui.
—Seigneurs gendarmes, dit une commère, la chèvre aux cornes d'or prédit l'avenir, et sait les remèdes de toutes les maladies; comment avez-vous pu croire qu'elle se laisserait conduire en prison?
—Vous pensez donc, demanda un gendarme, que la commission est périlleuse?
—Si périlleuse, répondit un marchand de fromage, que je ne voudrais pas la faire pour six écus à colonnes.
—Eh bien, allons-nous-en. Nous dirons que la chèvre s'est encore envolée, comme sur la route de Noto. Ce n'est point notre faute si cette bête a le diable au corps.
—Et nous sommes prêts à certifier qu'elle y a une légion de diables, dirent les assistants.
Les gendarmes, sentant leur conscience en repos, s'en retournèrent comme ils étaient venus. Cependant, à la chute du jour, l'un d'eux, en se promenant dans la rue de l'Etna, vit un garçon qui se glissait le long des murs, suivi d'une chèvre qu'il était facile de reconnaître à ses cornes dorées. Ne consultant que son courage, le gendarme se jeta sur le jeune homme, et le saisit par la manche de sa chemise. Au lieu de chercher à s'enfuir, Cicio prit l'ennemi entre ses bras, et lui appuya son menton sur la poitrine, afin de le renverser. Une lutte acharnée s'engagea. Le gendarme était robuste; mais le petit chevrier était plus souple et plus adroit. Pendant la bataille, l'intelligente Gheta comprit le danger de son maître; elle recula de trois pas en se cabrant, passa derrière le gendarme, et lui donna dans le jarret un coup de corne si furieux qu'elle lui fit perdre l'équilibre. Cicio, ayant terrassé son ennemi, lui administra deux coups de poing dans le visage, qui l'obligèrent à lâcher prise; le petit chevrier se dégagea, saisit sa veste et sa carabine, qui étaient tombés pendant le combat, et joua des jambes avec son agilité de seize ans. Les rues de Catane sont larges et droites; on y peut suivre des yeux pendant longtemps un homme qui s'enfuit; mais, comme dans toutes les grandes villes de la Sicile, Catane n'a pas de banlieue: on passe sans transition d'une suite de palais à un désert de lave ou à un champ. Des gens qui s'étaient arrêtés au bruit de la lutte reconnurent Cicio, emporté sur les ailes de la peur. Au bout de la rue de l'Etna, on le vit sauter par-dessus une haie, et se lancer dans un dédale de sentiers, où il devenait inutile de le poursuivre. Le gendarme n'avait d'ailleurs aucune envie de courir après le fugitif. Il retourna en boitant à sa caserne, où il raconta le terrible combat qu'il venait de soutenir, et comme quoi la chèvre endiablée l'avait presque percé de part en part avec ses cornes de métal.
La cloche de Sainte-Agathe de Catane sonnait le carillon de minuit, qui ressemble à un glas funèbre, lorsque Cicio et sa mère, assis sur le penchant de l'Etna, regardèrent du haut de la rampe de Nicolosi, les lumières qui brillaient encore dans la ville, comme des étincelles sur la cendre d'un papier. Cicio étendit son bras d'une façon tragique, en s'écriant:
—J'en prends à témoin le ciel et la nature entière: je voulais vivre honnêtement et sans péché; mais puisque la rage des méchants, l'injustice des étrangers et l'infidélité de ma maîtresse m'ont réduit au désespoir, j'accepte la guerre.
—La guerre, la guerre! répéta la vieille Barbara en agitant son bâton d'un air forcené. La guerre est déclarée aux Carthaginois, la guerre avec le fer et le feu, le couteau et la carabine.
Le charmant village de Nicolosi est situé entre la partie cultivée de l'Etna et la zone appelée Bosco, pays sauvage et couvert de bois. Les habitants de Nicolosi sont les cultivateurs de ces jardins productifs et de ces riches vignobles qui couvrent la base de la montagne. Cicio et sa mère, accompagnés de la chèvre jaune, trouvèrent le village entier plongé dans le sommeil. La nuit était chaude et belle; ils se couchèrent sous un hangar public, espèce de caravansérail toujours ouvert, où les bestiaux et leurs guides viennent chercher l'hospitalité en se rendant des pâturages aux marchés des grandes villes. Le jour commençait à colorer de rouge la tête blanche de l'Etna, quand nos trois aventuriers demandèrent à un paysan la maison du muletier Gaëtan. On les conduisit à une écurie dans laquelle ils ne virent d'abord que six mules et un chien. Cicio, pour se conformer aux instructions du vieux Trajan, dit à haute voix:
Ave Maria!
Du milieu d'un tas de paille sortit une figure d'homme à moitié endormie, qui répondit en se frottant les yeux:
—Gratia plena! Que me veux-tu, jeune homme?
—Je viens vous parler de la part de don Trajan de Noto.
—Sois le bien venu; je suis à toi dans un moment.
Le muletier se lava le visage et les mains dans une secchia, et, se tournant vers le petit chevrier:
—Je te connais, lui dit-il; tu es Cicio. Cette respectable dame est ta mère, brave Sicilienne, s'il en fut, et voici ta fameuse chèvre aux cornes d'or. Je m'attends depuis huit jours à te voir arriver ici. Tu as fait une imprudence en t'arrêtant à Catane. Ne sais tu pas que la justice a le bras long et le nez fin? Elle te suivra pas à pas comme un limier suit un loup; mais nous te trouverons des gîtes où les limiers ne t'atteindront point. Il y a un Dieu pour les gens simples; ton imprudence t'a servi. La chèvre aux cornes d'or a frappé d'étonnement le vulgaire et de crainte les gendarmes. Sa réputation de sorcellerie nous sera profitable. Bien des petits tours passeront sur son compte. Illusions, viandes creuses, jeune homme; tant que les ordinateurs et autres oiseaux de proie nous viendront de là-bas, tu n'as point de quartier à espérer. Cinq ans de galères, voilà ton lot si tu es pris. Une fois qu'on a volé une épingle d'argent d'un écu, autant vaut détrousser un archevêque; il y a plus de bénéfice.
Mais je n'ai pas volé cette épingle d'argent, interrompit Cicio en rougissant.
—C'est vrai, je me rappelle ton affaire: on t'a injustement accusé: mais il n'importe, on te prouvera, si on le veut, que tu as emporté dans ta poche l'éléphant de Catane et le pont-levis de Syracuse. Si tu dois être condamné, que ce soit au moins pour quelque chose. N'ai-je pas raison, sage dame Barbara?
—Oui, s'écria la vieille avec exaltation, trois fois raison, éloquent Gaetano. Pour cette épingle que nous n'avons pas volée, rendons-leur cent lames de stylet dans le ventre et cent balles de plomb dans la tête.
—Mieux que cela, reprit Gaétan, ne leur rendons rien, et prenons dans leur poche cent écus, mille écus et davantage, s'il se peut. Modérez votre ardeur, dame impétueuse. Il faut aller doucement. Un corps mort embarrasse, et nous devons éviter autant que possible les taches rouges aux mains. Tant qu'il n'y a que procès-verbaux, chiffons de procédure, flâneries de gendarmes, ce sont des bagatelles qui ne tirent pas à conséquence; mais quand les compagnies de fantassins viennent faire la villegiatura dans nos montagnes, l'opéra devient seria, la musique mal sonnante et les potences font de nos carcasses des balanciers de pendule. Basta! c'est assez causé. Vous n'êtes pas en sûreté à Nicolosi; reposez-vous sur cette paille, et partez ensuite pour Aderno. Vous dormirez à l'auberge della Gallina. Demain vous ferez une longue marche; et ne manquez pas de vous rendre le soir à Saint-Philippe-d'Argyre. Là vous demanderez don Polyphême au cabaret del Faggiano. Don Polyphême est notre maître à tous. N'allez pas l'ennuyer avec des paroles inutiles. S'il vous parle un peu brusquement, ne vous en fâchez pas. Obéissez à tous ses commandements. Ayez l'oeil aux aguets, l'oreille ouverte, le pied léger, et vous verrez ce que vous verrez. N'oubliez pas surtout de le saluer par le mot d'ordre: Ave Maria. Dormez une heure, et n'attendez pas que les uniformes paraissent sur la route de Nicolosi.
Barbara, transportée d'enthousiasme en pensant que son fils allait devenir brigand, déclara qu'elle ne sentait pas la fatigue, et voulut partir immédiatement pour Aderno. En conduisant ses mules à l'abreuvoir, Gaëtan mit les trois voyageurs dans leur chemin, et leur souhaita bonne chance. Ce chemin n'était qu'un mauvais sentier, encombré de pierres et de ronces, envahi par des masses compactes de cactus, et coupé par des ruisseaux; mais comme il descendait sur le versant occidental de l'Etna, nos aventuriers marchaient assez vite. Ils voyagèrent de compagnie avec un ânier qui leur servit de guide pendant une heure, puis avec un charbonnier qui sortait du Bosco, et finalement, après s'être égarés deux ou trois fois, ils arrivèrent avant le soir au bourg d'Aderno. Grâce à la protection de don Gaëtan, l'hôte de la Gallina se mit en frais de politesse. Il servit à nos aventuriers un plat copieux de choux et une fiasque de vin de l'Etna. Cicio dormit dans une auge dont on fit un lit moelleux en l'emplissant de paille; Barbara eut pour chambre une soupente noire dans laquelle on étala un superbe tas de filasse, et Gheta coucha sur la litière à côté de son maître. Cette nuit de délices remit à neuf les jambes des trois voyageurs, et le lendemain avant l'aurore, ils partirent pour Saint-Philippe, dispos et en belle humeur. Vers le milieu de la journée ils quittèrent le penchant de l'Etna pour entrer dans les montagnes de l'intérieur de la Sicile. Après le village de Regalbuto, où ils se reposèrent pendant la chaleur, ils trouvèrent ces sites sauvages et magnifiques, ces gorges et ces vallées charmantes où la nature a pris à tâche de réunir ses appâts les plus variés. La végétation du nord mêlée à celle du midi forme les plus étranges contrastes. Le chêne étend ses branches vigoureuses non loin des rameaux de l'oranger; le platane et le tulipier vivent en bons voisins avec le châtaigner. Sur les hauteurs, on aperçoit quelques pins-parasols, et plus bas le laurier rose et le grenadier ouvrent leurs fleurs délicates. Les figuiers d'Inde s'entrelacent comme des serpents, et leurs larges raquettes forment des groupes bizarres comme les batailles de Callot. Cicio et sa mère grimpaient avec ardeur dans ces déserts montueux en suivant les bords d'un torrent; et la chèvre, animée par un vague parfum de liberté, dépensait en gambades le superflu de ses forces.
L'Angélus était sonné depuis longtemps, quand les trois voyageurs arrivèrent au cabaret del Foggiano, situé hors des murs de Saint-Philippe d'Argyre. Cicio ayant demandé don Polyphême, l'hôte du cabaret indiqua du pouce de sa main droite une table devant laquelle étaient assis quatre gaillards de tailles athlétiques. Le petit chevrier s'avança d'un air résolu, en prononçant à voix basse l'Ave Maria qui lui servait de passeport. L'un des quatre buveurs se leva, en répondant gracia plena, et Cicio vit en face de lui le personnage respectable de don Polyphême. C'était un colosse couleur de réglisse, avec des yeux de taureau, des épaules d'éléphant et une barbe de bouc. Sa large bouche, à demi voilée par une épaisse moustache rousse, avait une expression singulière de férocité épicurienne. Une forêt de cheveux crépus lui poussait jusqu'à moitié du front. Son nez aquilin et ses mains petites comme celles d'une femme corrigeaient par un peu de distinction la brutalité de sa personne. A travers sa chemise entrebâillée, on voyait sa poitrine velue. A son dos était attaché un fragment de robe de chambre grossièrement taillé en manière de manteau, et qu'il avait volé dans quelque bagage. Un couteau de chasse à poignée de corne pendait à son côté, fixé dans la ceinture de laine rouge au moyen d'un bout de ficelle. La gaine de ce couteau était d'écorce d'arbre, et se terminait à la pointe par un gros dé à coudre. Des bandelettes de drap vert croisées sur les jambes et des chaussures en forme de coquilles complétaient cette rare toilette. Les trois compagnons de don Polyphême étaient vêtus d'une façon non moins hétéroclite. L'un portait un chapeau de soie luisant, l'autre un gilet de velours, et le troisième un habit fait à Paris ou à Londres; mais dont il avait coupé les manches pour être plus à l'aise. Ce mélange de neuf et de guenilles, où le butin jurait à côté du dénûment, témoignait de la profession de ces galants hommes, et composait, en somme, la réunion la plus brigande qui fut jamais.
Don Polyphême examina Cicio des pieds à la tête, en fronçant le sourcil, et comme s'il eût voulu lire au fond de l'âme de ce novice, il pria l'un de ses compagnons d'approcher la lumière. L'un des bandits prit sur la table une mauvaise lampe à deux becs et la soutint à la hauteur du front du petit chevrier.
—Jeune homme, dit le chef avec ironie, tu es un nigaud. Tu as donné dans un panneau à attraper les lapins. Notre compère Ignace, le sorcier, a besoin du sang d'un garçon de seize ans pour faire un baume magique, et on va te couper la gorge dans un moment.
—Nous verrons, répondit Cicio sans changer de visage.
—Cependant je te ferai grâce de la vie, si tu veux nous abandonner ta vieille mère, pour qu'on la saigne en ton lieu et place.
—Vous ne toucherez Barbara du bout du doigt qu'après m'avoir coupé en morceaux. Tout grand que vous êtes, je ne vous crains pas.
—Cette réponse-là vaut mieux qu'un sermon en trois points. Maître
Ignace, que penses-tu de ce petit compère?
—Il paraît sage comme Ulysse et fier comme Bajazet, répondit maître
Ignace.
—Jeune homme, reprit le chef, je vois que tu as du coeur. Mais si on te serrait les pouces avec une corde en le demandant ce que tu ne voudrais pas dire, comment se comporterait ta langue?
—Ma langue serait liée du même cordon que mes pouces, ou si elle cédait au mal, ma volonté resterait derrière elle, qui lui soufflerait ses réponses, et si la vérité était jaune comme un citron, je saurais la montrer blanche comme le lait, ou tout au moins de couleur douteuse comme un fruit vert.
—Tu as mis le doigt sur le noeud, jeune homme. Si j'avais un fils, je le voudrais comme toi, beau, robuste et savant de naissance. Nous te dispensons de l'apprentissage et tu auras part à la première capture.
Don Polyphême se tourna vers ses compagnons.
—Seigneurs cavaliers, leur dit-il, je présente à vos excellences le jeune Cicio, garçon plein de courage, qui vient de répondre à mes questions comme un livre ouvert. Pour frapper les imaginations sensibles, il nous manquait un brin de sorcellerie; le voilà trouvé. Cette chèvre aux cornes d'or est déjà célèbre dans la plaine de Catane et l'intendance de Noto. Elle répandra la terreur dans nos montagnes. A notre première expédition, nous la mettrons à l'avant-garde. J'ai ouï-dire qu'autrefois des brigands ont ainsi tiré un grand parti d'un taureau que le général Thésée prit la peine de venir tuer lui-même par le bateau-poste de Naples; si bien donc que nous allons vider quelques fiasques en l'honneur du jeune Cicio, de la digne mère qui l'a mis au monde, et de sa chère philosophie.
On apporta des fiasques d'excellent Marsala, de Calabrese et de Moscatelle de Syracuse. Cicio n'en eut pas plus tôt avalé trois verres, qu'il se sentit le feu aux oreilles, le brigandage dans le coeur, et autant d'estime pour don Polyphême que si ce bandit eût été Pluton en personne.
Maître Ignace, échauffé par le vin, voulut à son tour faire la leçon au novice, et lui enseigna d'une façon diffuse et peu claire comment on s'y prenait pour arrêter une chaise de poste, comme quoi on se comportait poliment à l'égard des femmes, sans cruauté à l'égard des hommes dociles, et impitoyablement envers ceux qui s'avisaient de résister; comme quoi on ne devait point voler de bestiaux, à moins qu'ils ne fussent bien connus pour appartenir à un fonctionnaire public.
—Le paysan, ajouta maître Ignace, étant notre Sauveur dans les moments de danger, il ne faut jamais le molester, ni faire la cour à sa femme. Un honnête brigand doit payer comptant ce qu'il dépense à l'osteria, laisser passer le piéton et les ânes, n'arrêter les mules qu'à bon escient, baiser la main aux jolies filles, et respecter les curés pour obtenir l'absolution le jour où on le mène à reculons vers le poteau suprême.
Les autres compagnons de don Polyphême voulurent aussi faire les beaux esprits; mais ils ne dirent que de lourdes plaisanteries qui auraient inspiré du dégoût à Cicio, si le vin n'eût troublé ses sens. Pour le divertissement de ses nouveaux amis, le petit chevrier donna une représentation des gentillesses de Gheta. La chèvre jaune eut un succès plus brillant que la première danseuse d'un théâtre royal; il ne lui manqua, pour être rappelée vingt fois sur la scène au milieu d'une pluie de bouquets, que des spectateurs d'une condition plus élevée.
Il restait à peine quelques gouttes au fond des bouteilles lorsqu'un cinquième bandit entra tout hors d'haleine dans le cabaret:
—Seigneurs cavaliers, dit-il, des feux sont allumés sur les hauteurs dans la direction de Stilla. Ce sont des voyageurs de Catane qu'on nous annonce.
—Va bene! dit le chef en chargeant sa pipe, Cicio le mignon fera ses premières armes demain.
Laissons pour un moment Cicio dans la compagnie peu chrétienne où il s'était introduit avec tant d'avantages, et revenons à la pauvre Cangia, toujours assise sur le toit de la maison paternelle. Depuis le départ de son amant, elle s'ennuyait comme Calypso. Son inquiétude lui représentait le petit chevrier faisant l'admiration des grandes villes et inspirant de l'amour à toutes les riches héritières de Palerme. Les bonnes gens du voisinage, en voyant la fille de Mast'-André dans son boudoir aérien, les cheveux ornés de giroflées sauvages, le visage rêveur et mélancolique, haussaient les épaules avec compassion et disaient dans leur style poétique que c'était grand dommage qu'une si belle personne fût mariée avec le chagrin. On donnait avis au notaire de la demi-folie qui travaillait visiblement sa fille, et on engageait en place publique! Ah! si un tel malheur m'arrive, il faudra en mourir.
La jeune fille saisit entre ses petites mains la grosse main de don
Trajan:
—Ecoute-moi, reprit-elle avec passion: tu m'as ruinée; tu dois me secourir. Au milieu de la douleur qui m'accable, je me félicite encore d'avoir découvert la vérité. Je ne puis souffrir que Cicio me croie infidèle, ni qu'on l'accuse de m'a voir volé ce que je lui ai donné volontairement. Il faut que je sois à ses côtés pour répondre à ses juges. Je veux qu'on m'arrête avec lui. Conduis-moi dans les montagnes. Courons à sa recherche. Prépare tes mules et partons.
—Hélas! signorina, courir, partir, cela est bientôt dit. Vous êtes une enfant, et si je vous enlève ainsi à votre papa, j'aurai des démêlés avec les robes noires. Cependant je voudrais vous satisfaire. Vous voyez bien là bas ces deux étrangers qui ont l'air de dormir debout: ce sont des Anglais et je leur propose une excursion dans les montagnes. L'un veut aller en lettiga et l'autre sur un mulet. S'ils acceptent ma proposition, je vous donnerai la seconde place de la lettiga, et je feindrai de croire que vous êtes de leur compagnie[1]. Malheureusement, depuis une heure que je prêche ces deux statues, il ne leur est pas sorti quatre paroles du gosier. Ne bougez; je vais faire un dernier Effort.
[Note 1: La lettiga ne contient que deux personnes assises en face l'une de l'autre.]
Le vieux Trajan s'approcha, le chapeau à la main, d'un Anglais qui fumait son cigare sous le portique de l'auberge del Sole.
—Eh bien, signor, dit-il, avez-vous réfléchi? Avez-vous enfin compris que vous ne trouverez jamais une occasion meilleure de visiter nos superbes montagnes? Bonne lettiga, excellentes mules, brave guide! Trajan (c'est mon nom) sait faire la cuisine, pourvoir à tout, choisir les gîtes pour le dormir et le rinfresco, prédire comme un almanach le beau et le mauvais temps, cirer les bottes, allumer le feu, déterrer de la neige en plein midi pour rafraîchir les boissons…
L'Anglais, qui n'entendait pas un mot d'italien, regarda le muletier d'un air soupçonneux, et appela dans sa langue son compagnon de voyage, qui se nettoyait les ongles avec le plus grand calme. Don Trajan répéta vivement sa harangue, dont le second Anglais fit au premier une traduction abrégée.
—Cet homme sait-il faire le thé? demanda l'Anglais qui fumait un cigare.
—Il n'a point parlé de thé, répondit l'Anglais qui se curait les ongles.
—A-t-il dit si l'on pouvait mettre dans la lettiga, sans en être incommodé, deux parapluies et deux cannes-fauteuils.
—Il n'a rien dit sur les parapluies et les cannes-fauteuils.
—Alors je ne pars point.
—Ni moi non plus.
Les deux Anglais recommencèrent paisiblement l'un à fumer son cigare et l'autre à se curer les ongles. Don Trajan, avec cette patience infatigable que donne la fourberie, demeura immobile et le chapeau à la main en face des deux étrangers. Tout à coup son regard de lynx perça les écorces imperméables et saisit au vol la pensée qui se traînait comme une tortue dans ces cervelles glacées. Sans faire un mouvement, le vieux muletier dit à voix basse à la jeune fille:
—En route! je vois dans leurs yeux que nous allons partir.
En effet, l'Anglais qui fumait son cigare appela celui qui se curait les ongles, et lui dit:
—On pourrait demander à cet homme s'il sait faire le thé, et s'il y a de la place dans la lettiga pour les deux parapluies et les deux cannes-fauteuils.
Le second Anglais traduisit comme il put en italien cette importante question:
«Altro! s'écria Trajan, je sais faire le thé, le café, le chocolat, la soupe, l'omelette et le riz aux piselli mieux que le cuisinier du Saint-Père. Quant aux cannes et ombrelles, je vous prouverai qu'il en peut tenir trois douzaines dans ma lettiga sans qu'il y paraisse.»
—Georges, dit l'Anglais qui se curait les ongles, qu'en pensez-vous?
—Nous pouvons partir, William, répondit celui qui fumait son cigare, à moins pourtant qu'il n'y ait des brigands dans les montagnes.
Lorsqu'on parla de brigands au muletier, il ouvrit de grands yeux étonnés comme s'il n'eût jamais entendu ce mot-là. Cette ignorance parut aux deux étrangers la meilleure garantie de la sûreté des routes. Sir George ne demanda que le temps de lacer ses souliers de voyage, et sir William ne réclama qu'un quart d'heure de loisir pour fermer son nécessaire de toilette. Cangia était partie pour chercher son petit bagage et tout ce qu'elle possédait en argent et en bijoux. Don Trajan chargea sur le dos d'un mulet les coffres, boîtes, sacs et cartons des deux voyageurs.
Il était neuf heures du matin; le grand café de la rue Maëstranza se remplissait de monde, et Mast'-André en personne y jouait à la bazzica, en buvant une limonade, lorsqu'une jeune fille enveloppée jusqu'aux yeux dans sa mante noire passa tout auprès de l'illustre notaire:
—Voilà, dit un jeune homme, une fière toppatelle qui ne va pas à confesse.
—Elle va au bain, dit un autre, puisqu'elle porte sous sa mante un paquet.
—De ce pas là et avec cet air agité? dit un troisième, je gagerais bien que c'est à l'amour qu'elle va faire ses dévotions.
—Confesse, bain, amour, murmura Mast'-André en abattant ses cartes, moi, j'ai gagné la partie, et je vais à mes affaires et à ma boutique, comme la fine toppatelle.
Don Trajan avait achevé les préparatifs de départ. Sir William avait enfourché son mulet et prenait déjà les devants. Sir George, grimpé sur une chaise, mettait un pied dans la lettiga et le retirait aussitôt, craignant qu'un mouvement des mules ne le fît tomber avant qu'il pût s'introduire dans cette boîte. Il maugréait entre ses dents contre cette façon de voyager du temps de Charles-Quint, et soupirait en pensant aux chemins de fer et aux routes à la Mac-Adam. Don Trajan mit fin à ses hésitations en le poussant dans la lettiga comme un paquet. Le vieux muletier souleva ensuit Angélica par la taille, et l'installa, sans dire mot à la seconde place, en face de l'Anglais stupéfait de tant de hardiesse. Un coup de perche dans le flanc des mules et le hura! de Trajan firent partir l'équipage.
Il faut avouer que la lettiga est un véhicule peu agréable; si les deux mules qui la portent ne marchent point au même pas, il résulte de ce défaut d'ensemble un double mouvement d'oscillation que tout le monde ne peut pas endurer. En outre, si l'une des mules vient à tomber, il y a beaucoup de chances pour que la boîte s'échappe de ses deux supports, et ce déraillement n'est pas sans danger quand il arrive au bord des précipices ou des torrents; cependant, les accidents sont rares, grâce aux jambes excellentes des mulets et à l'expérience des guides. L'Anglais fut d'abord distrait de son indignation par la brusquerie du départ et le ballotement de la lettiga; mais à la porte de la ville, sir George sortit sa tête par la portière et appela de toutes ses forces son compagnon de voyage. Il se plaignit amèrement de l'audace de Trajan, qui avait introduit une seconde personne dans la lettiga sans permission. Sir William, transporté de fureur à cette découverte, se tourna vers le muletier en le menaçant de sa canne.
—Pourquoi, lui dit-il en italien, avez-vous donné une place dans cette lettiga?
—Regardez donc, répondit Trajan, les beaux yeux de cette jeunesse, et dites un peu si vous n'êtes pas fortuné de voyager dans cette compagnie-là?
—Il n'y a ni beaux yeux ni jeune fille qui tienne, reprit l'Anglais; nous avons payé, il nous faut la lettiga entière.
—Signor, répliqua Trajan, ne vous fâchez pas; j'ai voulu prouver à vos Excellences qu'il y avait de la place pour bien autre chose que deux parapluies et deux cannes-fauteuils.
—Vous êtes un insolent et un fourbe, s'écria l'Anglais. Nous avons payé, faites descendre cette personne.
—Comme il vous plaira, signor, dit Trajan; mais je vous avertis que cette jeune fille nous est nécessaire. Vous vous êtes décidés à partir trop tard pour arriver aujourd'hui à Catane. Nous serons obligés de passer la nuit dans un village, ou au Fondaco della Palma, espèce de grange où l'on ne trouve pas de vivres. J'achèterai des volailles et d'autres provisions en route. La petite fille plumera les poulets, dressera le couvert, tandis que j'allumerai le feu. Elle sera mon aide de cuisine; elle changera les assiettes et vous servira le thé, car je ne pourrais tout faire à la fois; si nous la laissons à Syracuse, vous attendrez le dîner pendant une heure ou deux, et les plats ne suivront pas sans de longs intervalles. Si vous arrachez un bouton de votre gilet ou si vos bretelles viennent à se rompre, la petite a du fil et des aiguilles pour raccommoder la chose. Une femme est utile en voyage, et je sais bien ce que je fais.
—Je crois que cet homme a raison, dit sir William.
—Sans nul doute, reprit Trajan. Votre seigneurie aime-t-elle la ricotta, ce fromage blanc si estimé dont tous les étrangers se régalent en Sicile?
—J'aime beaucoup la ricotta.
—Eh bien, cette jeune fille sait la faire admirablement; et dans les montagnes, où nous aurons du lait excellent, elle vous préparera des fromages à vous lécher les doigts.
—George, dit sir William en anglais, nous pouvons garder la jeune fille; elle changera les assiettes et nous fera de la ricotta.
Sir George rentra dans la lettiga sans insister davantage, et se contenta de lancer à sa compagne de voyage des regards sévères, où le reproche était tempéré par la pensée du fromage blanc et des assiettes changées.
Les deux routes de Syracuse à Catane, si on peut appeler routes des champs et des déserts, passaient, en 1842, l'une par Lentini et l'autre par Lagnone. Don Trajan, qui n'était pas sans inquiétude au sujet de l'équipée de Cangia, imagina de conduire ses Anglais par un troisième chemin qu'il n'eut pas de peine à improviser. C'était un moyen sûr d'échapper aux gendarmes en cas de poursuite. Il dirigea la petite caravane sur Mililli, et s'arrêta le soir dans un village appelé Bagnara, situé au-delà des marais de Lentini. A force d'industrie, le muletier vint à bout de préparer un souper mangeable. Les deux Anglais eurent la ricotta qu'ils désiraient, du vin de Marsala, des lits un peu durs, mais presque propres, et Cangia leur servit les plat et les assiettes, Don Trajan, craignant que l'ordinario n'apportât dans la nuit un ordre d'arrêter à Catane la belle fugitive, trouva les meilleures raisons pour persuader à ses voyageurs de ne pas entrer dans cette ville.
Son éloquence et sa logique démontrèrent clairement qu'il était plus agréable et plus prompt de laisser Catane sur la droite pour marcher vers Paterno et Stilla, où commencent les montagnes. Quand il eut réussi à faire accepter cet arrangement, le vieux muletier sortit de l'osteria et se rendit à la nuit hors du village. Du bout de sa perche il frappa doucement à la fenêtre d'une maisonnette couverte en chaume. Un paysan ouvrit la lucarne et demanda qui était là?
—Ave Maria! dit Trajan à voix basse. J'ai de la pâte étrangère avec moi.
—Des gens riches? demanda le paysan.
—Riches assez. Le bagage est copieux; les malles sont pesantes.
—Je vais envoyer Bernardino allumer le feu sur la colline.
—N'y manque pas. Don Polyphème te gardera scrupuleusement ta part du butin.
—Dites lui que j'irai chercher cette part dimanche à Saint-Philippe, et bonne chance!
Don Trajan cueillit des citrons sur le bord du sentier et en rapporta une provision à l'osteria, afin d'expliquer la courte absence qu'il venait de faire. Les deux Anglais, aux prises avec le Marsala, causaient ensemble sur un banc de bois, et Cangia dormait dans la chambre de la fille du cabaretier. Vers neuf heures du soir, Trajan vit plusieurs feux allumés sur les montagnes dans la direction de Stilla; il souhaita une heureuse nuit à ses voyageurs, et se coucha dans la mangeoire de ses mules, où il s'endormit bientôt d'un sommeil à faire envie au plus honnête homme du monde.
La caravane se remit en route le lendemain de grand matin, sir George enfoncé dans sa lettiga et ne disant mot, sir William sur son mulet et ne pensant à rien, Cangia rêvant à ses amours, et le muletier chantant des airs du pays, accompagné par les clochettes de l'équipage. On s'arrêta pour déjeûner à Paterno, et on laissa Stilla sur la droite pour arriver plus tôt à Saint-Philippe-d'Argyre. Vers le milieu du jour nos voyageurs entrèrent dans ce pays sauvage où Cicio et sa mère avaient passé la veille. A la vue de cette végétation puissante et de ces solitudes, où la nature mettait à nu ses charmes, comme Diane au bain, les deux Anglais éprouvèrent peut-être un semblant d'émotion, car sir William, qui n'avait encore rien dit, s'écria:
—Très joli!
A quoi sir George répondit avec beaucoup de justesse:
—Très joli, en vérité!
Dans un défilé étroit, don Trajan posa le bout de sa perche devant le nez de la première mule; le convoi s'arrêta, et le muletier, après avoir fait une douzaine de signes de croix, tourna vers sir William un visage si bouleversé que l'Anglais en conçut de l'inquiétude et demanda s'il y avait quelque danger. Sans pouvoir répondre, Trajan montra du doigt une petite esplanade éclairée par le soleil et sur laquelle on voyait une chèvre jaune dont les cornes brillaient comme de l'or.
—Eh bien? dit sir William.
—Signor, la chèvre… hélas!… c'est un signe d'accident, dit le muletier en bégayant.
—Comment l'entendez-vous? demanda l'Anglais. Est-ce un présage, une superstition, une chose surnaturelle?
—Surnaturelle s'il en fut, reprit Trajan, superstition si vous voulez; mais quand on rencontre la chèvre jaune on n'arrive pas à Saint-Philippe pour une cause ou pour une autre. Signor, il convient de retourner en arrière.
—Si nous retournons en arrière, dit l'Anglais, il est certain que nous n'arriverons pas à Saint-Philippe. Nous avons fait avec vous un contrat, et nous avons payé d'avance la moitié du prix; vous devez marcher.
—Jésus! s'écria le muletier, voilà comme sont tous ces étrangers: ils ne croient à rien; ils n'ont point de religion; ils ne font leurs prières ni soir ni matin, et quand le ciel les avertit d'un malheur, ils vous ordonnent de marcher.
Don Trajan tremblait de tous ses membres; et son masque surpassait en grimaces ceux du Pancrace et du Pascariello, ces types napolitains de la poltronnerie. Sir William en perdit son sérieux.
—George, cria-t-il, voyez donc la plaisante mine de notre guide.
La face de sir George sortit de la lettiga, et les deux Anglais firent un de ces rires homériques dont retentissent les tavernes de Londres.
—Vous le voulez, Excellence, dit Trajan, ne vous en prenez qu'à vous-mêmes de ce qui arrivera. Nous tomberons dans quelque précipice, nous perdrons nos bagages; mes mules périront; je serai ruiné, et si vous en êtes quittes pour une jambe cassée, vous devrez un cadeau à la madone des muletiers.
—Tout cela parce que nous avons vu une chèvre! dit sir William.
—La belle finesse! répondit Trajan. Je vois aussi bien que vous que c'est une chèvre; mais si l'on vous dit que cette chèvre est ensorcelée, qu'elle a été arrêtée deux fois, et qu'elle a échappé aux soldats, blessé un gendarme, enlevé son maître dans les airs, dansé sur les places publiques, ordonné des remèdes aux malades, et prédit l'avenir, vos Excellences riront sans doute encore.
Les deux Anglais rirent en effet, et de si bon coeur que leurs grosses poitrines en tremblaient.
—Allez en avant, muletier, répéta sir William, et ne craignez rien.
Nous paierons le dégât s'il arrive malheur.
—Et le dégât de mon âme, et mon salut si je meurs?
—Nous paierons tout.
—A la bonne heure. Je ne résiste plus.
Don Trajan releva sa perche, et le convoi se remit en marche. Au bout de cent pas, la chèvre jaune apparut sur un autre point du paysage; on la vit traverser un sentier, descendre le long d'un torrent, et sauter par dessus des buissons. Trajan récitait ses litanies en poussant de gros soupirs; mais comme sir William lui criait de marcher toujours, il n'osait s'arrêter. On arriva ainsi jusqu'au milieu du défilé. Tout à coup le muletier se jeta la face contre terre, et cette fois, les deux Anglais firent des grimaces presqu'aussi belles que celles de Trajan. De chaque côté du sentier où grimpait le convoi étaient deux hommes mal vêtus, la carabine sur l'épaule, le visage couvert d'un crêpe noir, à travers lequel on ne voyait que le blanc de leurs yeux. A dix pas de la lettiga sortit des broussailles une espèce de colosse, accoutré comme ses compagnons, qui s'avança au devant des voyageurs, en cherchant à se donner des airs de civilité auxquels sa sauvage personne avait grand'peine à se prêter.
—Très illustres seigneurs, dit-il en italien presque pur, je vous supplie de ne pas vous effrayer. Nous n'en voulons, mes amis et moi, qu'à votre argent et à vos bagages. Si vous êtes complaisants, je jure Dieu qu'il ne vous sera pas arraché un cheveu de la tête. Ayez seulement la bonté de mettre pied à terre et de vider vos poches.
—Au nom du ciel! s'écria Trajan, messieurs les Anglais, ne vous avisez pas de résister, vous nous feriez tous massacrer.
Mais sir William releva fièrement la tête et apostropha le brigand du ton le plus énergique:
—Si vous touchez à nos bagages, dit-il, je me plaindrai à l'ambassadeur d'Angleterre, et vous serez poursuivis et punis comme vous le méritez. Retirez-vous, brigands; je vous défends d'approcher de moi.
—Puisque vos seigneuries le prennent sur ce ton, répondit Polyphème, car c'était lui, je suis dispensé des égards et de la politesse, et je vais exercer mon métier dans toute sa rigueur.
En parlant ainsi le chef donna un coup de sifflet. Aussitôt, les quatre bandits postés aux deux côtés du chemin, s'élancèrent vivement sur le mulet aux bagages, en détachèrent les malles et cartons, qu'ils emportèrent sur leurs épaules. Deux des voleurs saisirent ensuite sir William par le bras, tandis qu'un troisième lui ôtait son habit et son gilet, s'emparait de sa montre et vidait les poches du pantalon. En un tour de main, l'Anglais récalcitrant se trouva en manches de chemise, tant les brigands étaient d'habiles valets de chambre. La toilette de sir George fut achevée avec promptitude, ses poches retournées, sa montre et ses bagues enlevées. La lettiga fut fouillée; mais on y laissa les cannes et parapluies comme des meubles inutiles, ainsi qu'un étui de cuir, contenant un drapeau roulé, dont les bandits n'avaient que faire; c'était le pavillon de sa majesté Britannique. Sir William ne voyageait point sans porter avec lui les couleurs de son gouvernement, en manière de supplément au passeport. Sir George, dans un mouvement d'indignation, adressa aux voleurs un discours plein de violence, où il les traita de bélitres et de canailles, mais comme il s'exprimait en anglais, ses frais d'éloquence furent perdus. Quant au vieux Trajan, il poussait des gémissements à émouvoir les pierres, et se lamentait sur sa réputation compromise de guide heureux et de brave muletier. Don Polyphème, ennuyé de ses cris, le frappa d'un coup de crosse de fusil, en lui ordonnant de se taire, et sir William, touché de sa douleur, essaya de le consoler, en lui promettant une gratification et un certificat de bonne conduite, malgré cette fâcheuse aventure.
Pendant tout ce désordre, Cangia, qui avait compris la comédie jouée par le guide, cherchait des yeux son cher Cicio, annoncé par l'apparition de la chèvre jaune. Ne le voyant pas parmi les bandits, elle sauta légèrement hors de la lettiga et s'approcha de don Polyphème.
—Seigneur capitaine, lui dit-elle, n'avez-vous pas dans votre troupe un gentil garçon appelé Cicio, nouvellement arrivé dans ces montagnes avec la vielle Barbara, sa mère?
—Oui-dà, ma belle enfant, répondit le brigand; vous êtes la fille de Mast'-André le notaire, et vous venez tout exprès de Syracuse pour dire à Cicio que vous l'aimez encore.
—Précisément, seigneur capitaine.
—Eh bien, allez là-bas, derrière ce gros rocher; vous y trouverez votre amoureux.
Cangia revint à la lettiga, prit son petit paquet de nippes, rajusta sa mante de l'air d'une personne parvenue au terme de son voyage et courut en sautillant vers le quartier général des bandits. Les deux Anglais, complètement dévalisés, étaient remontés, l'un sur son mulet, l'autre dans la lettiga, et Trajan allait faire partir le convoi, lorsque sir George demanda où était sa compagne de voyage.
—Ne vous en embarrassez pas, répondit le guide; les brigands considèrent les jolies filles comme du butin.
—Je suis fâché, dit sir William, très fâché que les voleurs aient enlevé cette petite; elle préparait bien le thé, et servait comme il faut les plats et les assiettes.
Trajan fit observer que les brigands ayant emporté la provision de thé, la jeune fille devenait inutile; cette remarque calma les regrets des deux Anglais. Un coup de perche dans le flanc des mules mit l'équipage au grand trot, et bientôt le bruit des clochettes s'éteignit dans la direction de Saint-Philippe d'Argyre.
Toute autre fille de notaire que la belle Cangia eût éprouvé quelque frayeur dans la compagnie des brigands; mais l'amour ne laissait pas de place à la peur dans l'âme de notre héroïne. En arrivant derrière le quartier de roche où l'on avait transporté le butin, Cangia trouva Cicio et sa mère avec la réserve de la troupe. Le petit chevrier saisit son amie entre ses bras; la jeune fille prit dans ses deux mains la tête de son amant, et tous deux se mirent à pleurer et à parler à la fois, sans prendre garde aux témoins qui les regardaient:
—Ingrat, disait Cangia, injuste coeur, tu as douté de ma tendresse; tu m'as crue infidèle. Tu t'es laissé tromper par les mensonges des méchants. Vois à quelles extrémités tu m'as poussée. Je devrais te gronder; mais je n'en ai pas le courage, parce que je t'aime trop, et je t'aime parce que tu es beau. C'est ce qui fait mon malheur et ma folie. Dieu sait ce qu'on va penser de la pauvre Cangia qui a quitté son père! Je viens partager ta misère, et te défendre contre tes juges; il faudra bien que l'on m'écoute quand j'attesterai que c'est moi qui t'ai donné l'épingle d'argent.
—Chère Cangia, disait en même temps Cicio avec non moins de volubilité, vous voilà donc auprès de moi! En voulant me perdre, mes ennemis ont fait de moi le plus heureux des hommes. Vous ne me quitterez plus. Nous vivrons dans les montagnes avec ces honnêtes brigands, et nous chercherons un curé pour bénir notre union…
Don Polyphème interrompit Cicio en lui frappant sur l'épaule.
—Mes enfants, dit le capitaine en souriant, vos amours m'intéressent et je regrette de vous ôter vos illusions; mais nous ne sommes pas au temps de Pyrame et Sigisbé, ces amants fidèles qu'un lion a dévorés. La fille de Mast'-André, le notaire, ne peut pas rester parmi nous.
—Et pourquoi? demanda Cangia.
—Parce que les fatigues et les dangers de notre profession ne conviennent pas à une signorina élevée dans du coton; parce que d'ailleurs, elle serait pour nous un sujet d'inquiétudes.
—Vous ne connaissez point les femmes, s'écria la vieille Barbara; quand l'amour est au fond de leur coeur, il n'y a pas de héros qui puisse les égaler en courage et en patience. La belle, la divine Angélica, cette créature si tendre et si délicate, sera brigande comme moi, brigande acharnée, implacable aux Carthaginois.
—Tâchez donc de me comprendre, reprit don Polyphême: on se console d'avoir été volé; on achète d'autres habits et des bagages neufs; on écrit à sa famille pour avoir de l'argent; mais un père n'oublie pas la perte de sa fille; il s'adresse aux autorités; il crie et tempête jusqu'à ce qu'on lui rende son enfant, et les fantassins viendraient nous redemander ce gibier trop mignon pour des coquins comme nous. La divine Cangia mangera du pain des brigands pendant deux ou trois jours; je ne lui refuse pas le plaisir de voir son amant; mais il faudra être raisonnable et retourner ensuite chez le papa. Quant au vaillant Cicio, il raffermira son coeur contre les faiblesses de l'amour et triomphera de lui-même, comme Titus, cet empereur d'Orient qui aimait la belle Bérénice, et qui eut le courage de s'en séparer. Voilà qui est dit, et silence là-dessus! à présent, mes amis, partageons le butin en tout bien et toute justice.
On ouvrit les malles, et les bandits se partagèrent les dépouilles des deux Anglais avec plus de bonne foi que des héritiers accompagnés du juge de paix. On trouva une somme considérable en pièces d'or de Naples, et Cicio reçut pour sa part douze ducats. On procéda ensuite à la distribution du linge et des habits. Le petit chevrier eut encore des chemises, des mouchoirs, et un habit noir qui avait figuré, le mois précédent, à Chiala, dans le salua de l'ambassade d'Angleterre à Naples. L'un des brigands prit les objets de toilette et autres articles inutiles pour les aller vendre pendant la nuit à un receleur domicilié à Stilla. Le partage achevé, don Polyphême prit la parole:
—Seigneurs cavaliers, dit-il, quoique les autorités de Saint-Philippe ne soient pas à craindre, il est sage, après une expédition comme celle-ci, de changer de théâtre. Nous irons coucher ce soir à Léonforte, dans le coeur des montagnes, et notre premier exploit aura lieu sur la route de Messine à Palerme. Maintenant, faites avancer les bêtes de somme pour transporter le butin, et qu'on donne un âne à la divine fille du notaire Mast'-André.
La belle Cangia monta sur l'âne si galamment offert par le bandit, et on se dirigea vers Léonforte. Cette petite ville est située au point de jonction des deux grandes chaînes qui s'étendent l'une vers Messine et l'autre vers le cap Passaro, en formant un vaste triangle entre les côtés duquel l'Etna se trouve embrassé. Une troisième chaîne part du même centre pour descendre vers Palerme et Trapani. Ces montagnes ont servi de refuge aux Siciliens poursuivis ou insurgés sous les diverses dominations des Arabes, des Normands ou des Espagnols; aussi don Polyphême et ses amis y dormaient-ils avec sécurité, loin de la police de Naples. Des paysans que la bande avait affiliés reçurent en dépôt le butin et donnèrent des lits aux brigands pour la nuit. Cangia partagea la chambre de la fille d'un bûcheron, et Cicio coucha sur la paille avec la fidèle Gheta étendue à ses pieds. Avant de s'endormir, le petit chevrier jeta un regard d'admiration et de crainte sur l'habit noir dérobé aux Anglais, et sur ses pièces d'or.
—J'ai tout ce que mon coeur a désiré, dit-il en soupirant: je possède un bel habit et de l'argent dans ma poche; je repose sous le même toit que ma maîtresse; mais, hélas! tout cela, maîtresse, habit noir et argent, c'est du bien volé!
Cependant sir George et sir William, en arrivant à Saint-Philippe d'Argyre, ne manquèrent pas de faire grand bruit de leur mésaventure. Ils commencèrent par s'installer dans une osteria et par y arborer à leur fenêtre le pavillon d'Angleterre, comme si leur bagage enlevé eût été le cas d'une guerre européenne. Cette énergique démonstration amusa les habitants du bourg, qui vinrent considérer le drapeau déployé; mais il n'en résulta pas d'autre effet. La maréchaussée de l'endroit refusa de courir après les voleurs, de peur de mauvaise rencontre; elle conseilla sagement aux deux voyageurs de prendre patience et d'aller en pèlerinage remercier Sainte-Rosalie de Palerme de leur avoir sauvé la vie par grâce particulière. Les autorités avaient fermé leurs bureaux à l'heure de l'Angelus, et remirent au lendemain le procès-verbal, en souhaitant aux seigneurs anglais le felicissima notte. Sir George et sir William eurent beau crier, on ne les écouta point; c'est pourquoi ils changèrent leurs batteries. Il y a de Catane à Messine une grande route en bon état, avec service de poste; un exprès largement payé partit avec une lettre pour le consul d'Angleterre, et se rendit à Jaci-Reale, où il attendit le courrier de nuit, qui le conduisit à Messine en neuf heures. Le consul anglais renvoya l'exprès avec du linge, des habits et quelque argent, puis il courut à l'intendance demander justice Le gouverneur militaire fut appelé: il promit de faire poursuivre à outrance les malfaiteurs. Le courrier de jour rapporta l'ordre de détacher des garnisons de Catane et d'Augusta deux pelotons d'infanterie légère, et de les expédier sur Saint-Philippe et Léonforte pour y cerner don Polyphême et sa bande. Le recéleur de Stilla, en se rendant à Taormine, dans le dessein de passer en Calabre, afin de dépayser un peu les objets volés, rencontra l'un des détachements militaires à l'entrée des montagnes, et rebroussa chemin aussitôt pour avertir ses bons amis du danger qui les menaçait.
Cicio et Cangia vivaient depuis deux jours chez un bucheron des environs de Léonforte, parmi des voleurs bienveillants, et dans les sites les plus pittoresques du monde. La puissance du moment présent est grande sur les organisations méridionales, et nos amants avaient oublié qu'il existait des notaires, des juges et une Syracuse, tant le plaisir d'être ensemble absorbait leurs pensées. Don Polyphême et Barbara souriaient de leurs amours naïves, et comme le seigneur capitaine ne parlait plus de renvoyer la jeune fille à son père, les deux amants se croyaient réunis pour toujours. La troupe entière des brigands s'endormait dans les délices de Léonforte, lorsque le receleur de Stilla vint annoncer que l'infanterie légère n'était qu'à six lieues de marche. A cette nouvelle, aucun signe d'altération ne parut sur le visage de don Polyphême. Le capitaine se promena de long en large. Il vida une fiasque de vin noir, caressa le manche de sa carabine, et se donna un coup de poing sur le front. Ce fut assez pour faire sortir de sa cervelle un projet hardi, comme Minerve toute armée sortit du crâne de Jupiter. Le brigand fit retentir son sifflet pour assembler ses amis:
—Seigneurs cavaliers, leur dit-il, notre crédit et notre fortune dépendent de la conduite que vous allez tenir. Il serait insensé de livrer un combat à un ennemi nombreux et mieux armé que nous; mais avant de fuir et de nous disperser comme des poltrons, il faut nous montrer aux soldats royaux, les braver en face, leur laisser la persuasion que l'enfer nous protège, et que nous échappons par des moyens surnaturels. Si nous réussissons, un jour viendra où ma seule présence à votre tête et la seule vue de la chèvre jaune, dont la réputation est déjà grande, suffiront pour mettre en déroute les détachements d'infanterie, et pour les dégoûter de venir dans ces montagnes. Je vais m'entretenir à ce sujet avec le vaillant Cicio; mais d'abord, il faut nous défaire des femmes en les envoyant loin du danger.
—Un moment! s'écria la vieille Barbara; je ne crains pas les fusils des Carthaginois, et vous pouvez vous servir de moi, pour vos projets, aussi bien que de la chèvre jaune.
—Vous avez raison, dame Barbara, reprit le bandit; on vous prendra volontiers pour une sorcière; quant à la divine fille de Mast'-André, elle va partir immédiatement pour Syracuse, où son papa l'attend avec impatience. Elle servira nos intérêts et les siens en répandant quelques petites histoires merveilleuses sur sa fuite, son séjour parmi nous et son retour à la maison paternelle. La chèvre infernale lui sera un sujet inépuisable de récits; ce sera sur le dos de cette bête prodigieuse qu'elle aura voyagé; en sorte que Mast'-André n'osera point lui faire de reproches.
Cangia voulait rester près de son ami et courir les mêmes hasards que lui; Cicio pleura de douleur en suppliant don Polyphême de lui laisser sa maîtresse; mais le chef imposa silence aux amoureux et leur promit que bientôt il s'occuperait de faire leur bonheur en les mariant. Cette assurance, de la part d'un homme si ferme et si puissant, apaisa les cris et les sanglots. Cangia embrassa son amant, monta sur un âne et partit pour Syracuse, accompagnée d'un paysan qui lui servit de guide.
Après le départ de la jeune fille, le capitaine tint conseil avec Cicio et Barbara. Il daigna leur confier son projet, et pour animer leur courage, d'où dépendait le succès de l'entreprise, il leur cita quantité d'exemples héroïques tirés de l'histoire ancienne, dont il était fort pénétré, comme le lecteur l'a pu voir. Il estropia les noms d'Horatius Coelès, de Scévola et de Cynégire, il confondit ensemble les siècles, les nations et les pays; mais, comme il n'y avait pas là de savant capable de relever ses fautes, il atteignit son but en inspirant à ses auditeurs l'envie de se signaler par l'intrépidité. Quelques rasades de Calabrese et de Moscatelle achevèrent d'exalter Cicio et Barbara, et les brigands se mirent en marche avec confiance pour exécuter le plan conçu par Polyphême.
Sur la route qui descend de Léonforte à Saint-Philippe-d'Argyre, était alors un vieux reste de château fort qui ressemblait de loin aux débris d'un pâté. On l'a fait sauter depuis par une mine. Le sommet en était masqué par des arbres en certains endroits, et découvert en d'autres parties. Dix hommes y pouvaient tenir aisément et s'y cacher ou se montrer à volonté, de façon à défendre le passage avec avantage contre des troupes nombreuses. C'était ce lieu escarpé que don Polyphême avait choisi pour théâtre de ses exploits. En abattant avec la hache des ronces, des cactus et des aloès, en attachant des cordes à certains troncs d'arbres on parvint à escalader cette citadelle, et on se ménagea en même temps un moyen de retraite précipitée que le feuillage et les broussailles dissimulaient.
Le sergent d'infanterie légère, qui conduisait un peloton de seize hommes, montait avec précaution dans le lit d'un torrent desséché, en se faisant précéder par un guide et des éclaireurs. Tout à-coup une balle perça son schako, et trois de ses voltigeurs tombèrent blessés à la tête. Un nuage de fumée qui couronnait la redoute des brigands indiqua d'où partait le feu, et le sergent vit, au sommet du bloc de pierre, la chèvre jaune et son maître dansant une saltarelle infernale, tandis que Barbara jouait du tambour de basque en faisant des gestes d'énergumène. Le sergent riposta par un feu de peloton; mais on sait que les soldats napolitains, gênés par l'émotion du combat, ne tirent juste qu'à la cible. La plupart des voltigeurs, persuadés qu'ils avaient affaire à des diables, détournèrent la tête en pressant la détente du fusil; de sorte que Cicio et Gheta poursuivirent leur danse et la vieille Barbara sa musique, comme s'ils eussent donné une représentation sur la grande place de Catane, ce qui prouvait clairement qu'ils étaient tous trois invulnérables. Une seconde décharge partie du sommet de la redoute abattit encore deux fantassins. Le désordre se mit dans les troupes royales, et les soldats se débandèrent pour chercher un abri derrière les arbres qui bordaient le lit du torrent. Cependant le sergent, en homme de coeur, resta sur le terrain; il ajusta la vieille Barbara, et après avoir tiré, il mit une main sur ses yeux en guise de visière, certain que le coup avait porté. Le sergent devint pâle: la sorcière continuait à danser avec son fils et la chèvre jaune, en poussant des rires forcenés. Les troupes allaient battre en retraite, lorsqu'on entendit un feu vif de mousqueterie. C'était le détachement d'Augusta qui attaquait les brigands par un autre côté. Une voix de Stentor cria: «Sauve qui peut!» Les bandits se laissèrent glisser le long des cordes et disparurent sous les broussailles. En un moment, la bande entière s'évanouit, et Cicio, sa mère, et la chèvre jaune se trouvèrent seuls au sommet de la redoute.
Le coup de feu du sergent avait atteint Barbara au milieu du corps. Dans l'exaltation du combat, la vieille montagnarde n'avait qu'à peine senti la blessure. Après la fuite des brigands, Cicio vit bientôt sa mère chanceler, s'affaisser sur ses genoux et tomber la face dans les bruyères; il essaya de la soulever entre ses bras sans pouvoir y réussir: les membres avaient déjà cet abandon et cette pesanteur que donne la mort. Barbara ouvrit encore une fois les yeux; mais son regard pénétrait dans un monde nouveau, et ses lèvres frémissantes laissèrent échapper, avec le dernier soupir, quelques mots incohérents de la chanson de Syracuse ravagée.
Le petit chevrier, assis à côté de sa mère, demeurait immobile, refusant de croire à l'horreur de sa situation, lorsque don Polyphême accourut tout hors d'haleine:
—N'en doute pas, dit le brigand, Barbara est au ciel, puisqu'une balle étrangère l'a frappée. Il ne faut pas qu'elle tombe dans les mains des infidèles. Arme-toi de courage et suis-moi.
Le capitaine enleva le corps de la défunte, le chargea sur ses épaules et descendit à reculons en se tenant à une corde. Un groupe épais de cactus qui se trouvait à mi-côte du rocher, lui fournit une cachette sûre où il déposa le cadavre, en l'introduisant par force au milieu des épines. Quelques feuilles sèches, ramassées à la hâte, complétèrent cette tombe improvisée. Don Polyphême déposa sur la poitrine de la morte deux petits bâtons en forme de croix, et il appela trois fois Barbara; puis il ajouta à voix basse:
—Elle ne répond point: elle est partie. Seigneur, recevez son âme!
Le bandit saisit Cicio par la main et l'entraîna en courant dans un ravin profond, où ils furent bientôt hors de danger.
—Mon fils, dit alors Polyphême, l'affaire a été grave. Il faut changer nos dispositions. Tandis que je rechercherai les débris de la bande, tu te rendras à Palerme par Nicosia, Gangi et Vicari; n'oublie pas cet itinéraire, qui est le plus sûr pour nous. En arrivant à Palerme, où tu entreras de nuit, tu ne manqueras pas d'aller au quartier du Borgo, à l'auberge del Falcone. J'y serai dans quatre jours avec nos amis. Nous y ferons dire des messes pour le repos de Barbara. Les cloches mèneront son âme en Paradis à grandes volées. Ne crains rien pour elle; veille à présent sur toi-même. Sois prudent; ôte ces ornements dorés qui embellissent les cornes de ta chèvre merveilleuse, de peur qu'on ne la reconnaisse; songe au Borgo, à l'auberge del Falcone, moi, je m'en vais.
Don Polyphême s'éloigna, laissant le pauvre Cicio étourdi de son malheur. Des coups de feu lointains annonçaient que la chasse aux brigands n'était pas achevée. Le petit chevrier suivit machinalement le chemin que lui avait indiqué le capitaine, et il arriva le soir à Nicosia. Comme il ne savait à quelle auberge chercher un gîte, il se souvint de la lettre que lui avait donnée le bénédictin de Catane, et il se rendit au couvent des ***, dont il demanda le père supérieur. Tandis que le saint homme prenait lecture de la lettre, Cicio, qui le regardait avec crainte et respect, vit la figure austère du moine se contracter douloureusement, et ses sourcils gris se rapprocher l'un de l'autre.
—Mon enfant, dit le vieillard, cette lettre a huit jours de date, qu'as-tu fait pendant cette semaine?
Le petit chevrier raconta naïvement son voyage à Saint-Philippe, son enrôlement parmi les bandits, et la catastrophe qui venait de lui enlever sa mère.
—O Sicile! murmura le supérieur, est-ce assez de misère! est-ce assez de blessures dans ton sein flétri! Pauvre nourrice, tu n'as plus de lait, et bientôt tu n'auras plus de sang à donner.
Le vieillard conduisit Cicio dans une cellule, et lui montrant une robe de l'ordre des ***:
—Mets cet habit, dit-il, et si la police vient jusqu'ici, tu passeras pour un frère novice de notre couvent. Tu habiteras cette chambre et tu suivras nos offices. Tu seras libre de nous quitter quand les troupes royales auront abandonné nos montagnes. Ne fais point de confidences aux autres frères; moi seul j'aurai ton secret.
—Et ma chèvre, demanda Cicio, que deviendra-t-elle?
—Nous la mettrons dans l'étable, où elle sera en pays de connaissance. Dans une heure, la cloche t'appellera au réfectoire. Donne-moi cette carabine: c'est un meuble inutile dans la maison de Dieu. Je te la rendrai à ta sortie.
Le père supérieur prit la carabine, emmena la chèvre, et laissa Cicio dans la cellule. Lorsqu'il fut seul, le petit chevrier jeta autour de lui des regards d'étonnement. Tous les objets qui meublaient sa modeste chambre de moine respiraient la piété, le recueillement et la solitude. Un jardin, à peine large de dix pas et de plein pied avec la cellule, envoyait un parfum délicieux de roses et de fleurs d'oranger. Chaque cénobite du couvent avait ainsi son parterre clos de murs, dont il finissait par connaître et aimer jusqu'au plus simple brin d'herbe. Une bêche et un râteau posés dans un coin engageaient le novice à jouir de la récréation du jardinage. Le lit un peu étroit promettait à une conscience agitée de rappeler bientôt le sommeil avec les secours de la méditation, de la patience et du temps. Cicio leva les yeux sur le crucifix attaché à la muraille, et le sentiment de la dévotion s'élevant dans son âme à la hauteur de son amour, de ses regrets et de son désespoir, de grosses larmes coulèrent sur ses joues rondes, et il murmura une prière où le nom de sa maîtresse, celui de sa mère, les mots de vengeance, de fortune et de Carthaginois se heurtaient ensemble. Lorsqu'il se fut habillé du vêtement claustral, un saisissement profond s'empara de lui. L'étrangeté du costume, les longs plis de la robe donnaient à ses attitudes une solennité qu'il ne connaissait pas et dont la surprise n'était pas sans charme. Une organisation italienne eût peut-être cédé à l'envie de se fixer dans ce couvent; mais Cicio était Sicilien, et à l'idée de reculer devant l'avenir effrayant que lui avaient fait ses passions, ses fautes et les injustices de ses ennemis, les larmes s'arrêtèrent au bord de ses paupières. Il étendit la main vers le crucifix en s'écriant:
—Ma mère dort sous les feuilles, et son meurtrier est vivant. Ma maîtresse compte sur mon amour et ma constance. Pas encore, seigneur; je ne puis pas être à vous aujourd'hui.
Palerme jouit du privilège de ces beautés parfaites qui peuvent se montrer à toute heure du jour et dans toutes les toilettes imaginables. Le voyageur qui l'aperçoit au loin du pont d'un navire ou des collines d'Ogliastro, s'écrie, comme le prince Calaf au moment où Turandot soulève son voile: «O Bellezza! ô splendor!» On la citerait parmi les merveilles du monde si elle n'était effacée par une rivale plus magnifique et plus illustre, Constantinople.
Notre ami Cicio avait échappé, sous son déguisement de moine, aux perquisitions de la police. Le bon supérieur des ***, qui l'avait pris en amitié, s'était efforcé de le consoler de ses peines. Après la retraite des troupes royales, deux frères servants, guidés par Cicio, vinrent sur le lieu du combat, retirer le corps de Barbara des broussailles où il était caché. On enterra la vieille montagnarde dans le cimetière du couvent, et une messe fut célébrée dans la chapelle pour le repos de son âme. Cependant l'ennui et le besoin d'affronter son destin avaient bientôt rendu la vie monacale insupportable au petit chevrier; il avait redemandé sa carabine et sa chèvre, et s'était mis en route avec la bénédiction du père supérieur. Après quatre jours de marche, Cicio reconnut, du haut des montagnes de Piana dei greci, la blanche Palerme assise au bord de la mer, comme une odalisque endormie. C'était le soir. Le soleil dorait encore les sommets de Monreale, la grotte de Sainte-Rosalie et les tourelles du fort de la Garita. Les formes bizarres et gothiques de la citadelle de Castellamare se dessinaient en noir sur le couchant embrasé. Les églises de la ville saluaient la fin du jour par des carillons harmonieux, car tout est voluptueux à Palerme, même le son des cloches.
Quand la nuit fut venue, Cicio fit son entrée dans la rue de Tolède par la porte de Charles-Quint. Il ouvrit de grands yeux en voyant ce monument étrange et ces figures colossales qui représentent les chefs barbaresques vaincus par le puissant empereur. L'architecture arabe de la cathédrale inspira au petit chevrier un étonnement profond; mais lorsqu'il se trouva dans le centre de Tolède, au milieu de la fourmilières des passants, devant ces cafés splendides, ces boutiques illuminées, ces palais ornés de larges auvents dont la brise agitait les festons, notre héros se crut plongé dans un rêve délicieux. La variété des costumes donnait à la ville un air de fête, car Cicio ne connaissait d'autres modes que les haillons syracusains et les dominos noirs de Catane. Il eût pris volontiers toutes les femmes pour des princesses et les hommes pour des grands seigneurs allant au bal. L'éclat des lumières et le roulement des carrosses l'étourdissaient si bien qu'il oublia les sages avis de don Polyphême: il parcourut le beau quartier des quatre Cantoni, en conduisant sa chèvre par la crinière.
Le hasard et la curiosité lui servant de guides, Cicio arriva, sans savoir comment, au bord de la mer. Les pêcheurs et les matelots assemblés sur le môle écoutaient les conteurs d'histoires pour se reposer des travaux de la journée. Le peuple de Palerme, plus romanesque et moins poète que celui de Naples, préfère les contes merveilleux et les récits de voyages au charme des vers. Le Napolitain ne se lasse jamais d'entendre le seizième chant de la Jérusalem du Tasse. Les amours et la délivrance de Renaud ont l'avantage de l'émouvoir depuis trois siècles; de là vient que ses orateurs de places publiques ont reçu le nom de Rinaldi. Le Palermitain demande plus de variété; il tient moins à la perfection de la forme qu'à l'intérêt du sujet, et, pour cette raison, les orateurs de Palerme s'appellent contastorie. Cicio s'approcha d'un parleur, dont l'auditoire nombreux attestait le talent et la vogue. Un vaste cercle de pêcheurs assis à terre écoutait la nouveauté du jour. Le conteur, monté sur une pierre, la face tournée du côté de la lune, déclamait à haute voix en faisant une quantité de gestes et force réflexions superflues. «Mes gentilshommes, disait l'orateur, lorsqu'on vous raconte un fait surnaturel où figurent les magiciens et les fées, on ne manque jamais de vous dire que l'aventure remonte aux temps les plus reculés; celle-ci n'est point une histoire des siècles passés: elle n'a pas plus de huit jours, et les personnages en sont vivants. Un témoin qui arrive du lieu même de la scène vient de m'en fournir les détails, et il se peut que bientôt de nouveaux événements m'obligent à faire une suite à ce récit terrible et véritable.
» Comme je vous le disais donc, le diable se présenta devant le jeune chevrier de Syracuse sous la forme d'une chèvre jaune, et il lui tint à peu près ce discours: «Si tu veux signer ce papier avec ton sang, considère les grands bénéfices dont tu jouiras jusqu'à ta mort: aucune arme meurtrière, depuis le mousquet jusqu'au couteau, ne pourra entamer tes chairs. En un mot, tu seras invulnérable; mais comme la vie n'est rien sans la liberté, il n'y aura ni cordes qui puissent lier tes mains, ni murailles de prison qui te puissent enfermer. Je t'accompagnerai partout, et, si tu viens à tomber dans quelque embûche, je t'emporterai sur mon dos et te mènerai où tu voudras, en voyageant dans les airs; tu ne manqueras jamais d'argent, car tu auras en moi une compagne savante et bien avisée qui prédira l'avenir, guérira les malades et fera pleuvoir plus d'écus dans ton escarcelle que tu n'en pourras porter. Que désires-tu encore? Je le devine. On ne vit pas heureux sans amour. Je te promets que pas une jolie fille ne te verra d'un air d'indifférence; tu donneras en tous lieux un démenti formel à notre proverbe sicilien: une belle femme se reconnaît à son orgueil. La plus fière et la plus humble se prendront comme de pauvres poissons dans tes filets.
» Si bien donc, poursuivit le contastorie, que le jeune chevrier, ébloui par des offres si séduisantes, se laissa piquer une veine du bras et signa de son sang le traité infernal. Le lendemain, il quitta son village et descendit du mont Rosso dans la plaine. En se promenant au bord de la mer, il passa devant un magnifique palais qui appartenait à un notaire riche comme Crésus. A peine la fille de ce notaire eut-elle aperçu le chevrier par la fenêtre de sa chambre, qu'elle en tomba éperduement amoureuse. La charmante Angélica, c'était son nom, plus belle que Vénus et plus modeste que Vesta, n'hésita point à déclarer sa passion à l'heureux chevrier. Elle introduisit le jeune homme dans le palais de son père, et l'accabla de présents, de caresses et de friandises, préparant de ses mains divines les pâtes au fromage, la ricotta et la citrouille grillée, dont elle régalait son bien-aimé. Il aurait pu vivre ainsi dans la joie et l'abondance, le fortuné chevrier; mais la chèvre jaune lui souffla tant de mauvais conseils que l'ingrat résolut d'abandonner sa maîtresse, et il la laissa en effet demi folle d'amour et de douleur. Pour comble d'horreur le monstre eut la bassesse de dérober à cette aimable fille l'épingle d'argent qu'elle portait dans ses cheveux, la boucle de sa ceinture, garnie d'émeraudes, ses bagues et ses pendants d'oreille.»
A ces paroles du cantastorie, un murmure d'indignation s'éleva dans l'auditoire.
«Oui, mes gentilshommes, reprit le narrateur, c'est ainsi que le chevrier, mal conseillé par le diable, répondit aux témoignages de tendresse d'une fille adorable. Cependant, le père de la belle Angélica se plaignit à la justice. Un ordre d'arrêter le voleur fut lancé contre lui; les gendarmes s'emparèrent de sa personne. On lui lia les mains avec des cordes, et une compagnie de cent hommes armés jusqu'aux dents le conduisit avec sa chèvre maudite à l'intendance de Noto. Le capitaine napolitain, qui sentait l'importance de cette capture, surveillait le prisonnier et le suivait pas à pas, tenant à la main son pistolet, afin de tuer le coupable sur la place s'il tentait de s'enfuir. Mais le diable veillait sur son protégé. Tout-à-coup les cordes se rompent. Le chevrier saute sur le dos de sa chèvre, s'envole avec elle bien au-dessus des nuages, et disparaît comme une ombre.
» A quelques jours de là, des voyageurs anglais, en passant dans les montagnes de Léonforte, furent attaqués par des brigands, qui s'emparèrent des bagages et laissèrent les pauvres voyageurs tout nus au milieu d'une forêt. Les troupes royales se mirent à la poursuite des voleurs. Une bataille effroyable eut lieu dans les environs de Nicosia; les soldats de Naples furent mis en déroute; et, pendant le carnage, on vit la chèvre jaune, coiffée d'un casque d'or, danser sur la pointe d'un rocher en animant les brigands au combat.
—Par ma foi! interrompit un pêcheur, c'est une brave chèvre; et, si elle n'avait pas commis d'autre crime je lui donnerais l'absolution.
«Mais, hélas! reprit l'orateur, la chèvre jaune et son damné conducteur ont commis des crimes bien plus affreux. La pauvre Angélica, tout-à-fait folle d'amour et de douleur, pleurait comme Ariane abandonnée. De ses beaux yeux coulaient des flots de larmes à faire déborder l'Anapo. N'écoutant plus que son désespoir, elle quitta son père pour courir après son infidèle amant. O lamentable histoire! ô fatal exemple des maléfices du démon! La fille d'un riche notaire s'enfonça toute seule dans les montagnes, sans connaître son chemin. Les ronces et les épines déchiraient ses pieds délicats. La soif et la fatigue l'accablaient, et sans doute elle allait périr dans le désert, si son bon ange ne l'eût amenée sous un ombrage frais, au bord d'une fontaine. La madone, qui veillait aussi sur elle du haut des cieux, conduisit au même endroit le chevrier avec sa bande féroce. L'infidèle amant, touché de compassion, prend sa maîtresse dans ses bras et lui jette sur le visage quelques gouttes d'eau fraîche. Elle ouvre ses beaux yeux; et, reconnaissant son ami: «Apprends, lui dit-elle, que tu avais abandonné deux personnes au lieu d'une, homme barbare, je suis mère!…
—C'est une imposture! s'écria Cicio en s'élançant dans le cercle des auditeurs. Jamais je n'ai abusé de la tendresse d'Angélica. Son innocence est aussi pure qu'au jour de sa naissance. Quant aux sottises que vous osez débiter publiquement au sujet de ma chèvre savante, je déclare en présence de ces honnêtes pêcheurs que ce sont autant de mensonges et de calomnies dont je vous ferai repentir.
Le contastorie, monté sur sa pierre, demeura stupéfait, le bras étendu, la bouche ouverte et les yeux fixés sur le héros de son histoire. A la vue de la chèvre jaune, l'assemblée se dispersa et Cicio se trouva seul en face du narrateur. Aux cris d'effroi que poussaient les pêcheurs, quelques douaniers s'approchèrent. Un éclaircissement aurait pu mal tourner pour notre héros. Une lourde main posée sur son épaule vint à propos lui rappeler le danger auquel il s'exposait. Cicio reconnut maître Ignace, le lieutenant de la bande de voleurs.
—Jeune homme, lui dit le brigand, tu songeras demain à ta réputation compromise. Suis-moi, si tu ne veux pas coucher en prison.
En parlant ainsi, maître Ignace prit la fuite; Cicio le suivit en courant et ils s'enfoncèrent dans le faubourg appelé Borgo, où demeurent les bonacchini. La population de ce faubourg n'a pas l'humeur facile des lazzaroni de Naples. Le mélange du sang mauresque lui a inoculé les passions et le caractère espagnols. Le lazzarone est majestueux dans ses poses comme un empereur romain; mais au dedans la dignité fait défaut; tandis que la fierté du bonacehino de Palerme existe dans son âme comme dans sa contenance. Il ne menace pas deux fois son ennemi avant de le frapper. La jalousie le mène loin, aussi est-elle considérée souvent par les tribunaux comme une excuse.
Après avoir fait mille évolutions à travers le dédale du Borgo, maître Ignace entra enfin dans le cabaret del Falcone. Don Polyphême s'y trouvait avec ses acolytes. Comme leur toilette de brigands n'eût pas été de mise dans une ville où il existait une police, ils avaient quitté leurs armes et leurs vêtements de fantaisie pour prendre la bonacca, d'où les pêcheurs palermitains ont tiré leur nom. Messieurs les voleurs tenaient conseil dans une salle particulière du cabaret dont la porte s'ouvrit pour Cicio. La réunion était fort nombreuse et le petit chevrier, voyant une quantité de visages inconnus, se tenait modestement à l'écart. Don Polyphême le prit par la main et le présenta aux voleurs de la ville, qui posaient les bases d'une association avec ceux des grands chemins.
—Approche, mon ami, dit Polyphême; j'ai parlé de toi au seigneur Zefirino et aux seigneurs cavaliers dont il est le chef. Ta chèvre savante est un bijou dont la valeur est appréciée. Tu es mon ami, et si je deviens l'ami du seigneur Zefirino, tu seras du même coup l'ami de tous ces amis réunis.
Don Zefirino souriait de la rudesse du brigand campagnard, en homme pénétré de sa supériorité. Il daigna jeter un regard d'indulgence sur le petit chevrier.
—Mon garçon, dit-il à Cicio, tu as l'air intelligent, et les talents que tu as su donner à ta chèvre jaune seront utiles à notre compagnie si nous nous accordons avec ton capitaine; mais il convient d'abord de discuter les conditions de cet accord. Ecoute bien ce que nous allons dire, et fais-en ton profit.
Le chef des voleurs citadins était un beau jeune homme, de manières douces, qui affectait autant d'élégance dans son langage que dans sa mise. On le reconnaissait, à perte de vue, pour une personne du grand monde, car il portait l'habit à longs pans, en velours de coton, le gilet à boutons d'or, et le pantalon en poil de chamois, le tout à la façon de Paris, mais d'une coupe un peu romantique. Les sept couleurs de l'arc-en-ciel brillaient dans sa toilette, et il ressemblait assez à une gravure du journal des modes, enluminée par un enfant. Ce luxe et cette recherche exerçaient un ascendant remarquable sur l'assemblée. Cicio, en examinant cet homme si riche, conçut une haute opinion des voleurs de la ville. Il partageait ses regards d'admiration entre les breloques de similor et les sous-pieds du personnage. Polyphême ne lui paraissait plus qu'un mal appris. Le petit chevrier se retira donc, tout ébloui, dans un coin de la salle, et prêta aux discours de don Zefirino une oreille aussi attentive que si ce filou eût été le sage Nestor ou le divin Minos.
Tandis que Cicio était perdu dans la contemplation des breloques de clinquant et des sous-pieds du voleur de ville, le très-illustre seigneur Zefirino, unissant le pouce et l'index de sa main droite couverte de bagues, adressait à don Polyphême ce raisonnement plein de logique:
—Que votre seigneurie, disait-il, me fasse l'honneur de m'écouter: Dans toute entreprise, une juste balance doit mesurer, parmi les associés, les services que chacun rend à la communauté avec la part qui lui revient dans les bénéfices. Je ne refuse point de yous admettre au partage égal avec les cavaliers que je commande, si vous réussissez à me prouver que vos gains sont aussi considérables que les nôtres. Mais, je vois avec peine que votre société ne tient pas de registres de ses opérations. Vous ne m'offrez, par conséquent, que des suppositions, des probabilités et des évaluations approximatives, au lieu de calculs certains. Vos captures sont importantes, j'en conviens; mais elles sont rares. Vous n'avez pas tous les jours des Anglais à dévaliser. Le vice de votre industrie est précisément ceci, qu'une opération avantageuse entraîne des suites funestes, et que vous êtes obligés de vous cacher ou de changer de place lorsque vous avez fait une heureuse rencontre. Nous autres, au contraire, nous travaillons toujours dans les mêmes lieux, et nous finissons par en connaître toutes les ressources. La ville nous fournit un revenu constant. Nous ne chômons jamais. Si nous partageons en frères avec vous, ce sera donc une avance de fonds sur des services à venir; car vous êtes aujourd'hui sans emploi. Il faut que vous consentiez à exercer avec nous à la ville, et, par un juste retour, nous vous donnerons un coup de main sur les grandes routes, lorsqu'il en sera besoin. Plusieurs articles de notre industrie sont praticables pour vos seigneuries. Ceux des vengeances, des jalousies, guet-apens, coups de bâton et effusions de sang, ne vous sont pas étrangers. Je ne vois pas pourquoi vos seigneuries ne se livreraient pas, dans l'intérêt général, à cette branche de notre commerce.
Pendant ce discours, don Polyphême tirait sa barbe et ses moustaches d'un air d'impatience:
—Ce n'est pas, répondit-il, la science ni l'habileté qui nous manquent; mais bien la volonté de couper des jarrets au coin des rues. Nous avons tous pratiqué la vengeance et le guet-apens pour notre compte et non pour de l'argent. Si les gens de la ville n'ont pas le courage de tuer eux-mêmes les amants de leurs femmes, tant pis pour eux; je ne veux point me charger de cette besogne-là.
—Vous ne savez pas, reprit Zefirino, l'utilité de cette industrie. Ce n'est pas tant l'argent que la considération et les bons procédés qu'on y gagne. Du temps de nos pères, ces services-là étaient d'un immense profit; le coup de stylet se payait cinq cents ducats, et la simple taillade au visage vingt-cinq piastres fortes. Aujourd'hui on défigure un homme par une balafre de douze points pour la bagatelle de six ducats; mais en obligeant les jaloux on se fait des amis. Prête-moi un doigt de ficelle, et je te rendrai un bras de corde, dit notre proverbe. Service pour service, et c'est ainsi que nous trouvons de l'indulgence dans les cas malheureux, des yeux fermés où il serait funeste de les voir s'ouvrir, et la potence vouée au célibat quand nous lui fournissons cent occasions de nous demander en mariage; tandis que vos seigneuries vivant dans les bois, n'ayant point d'amis, ne rencontreront jamais que des soldats armés, une police intolérante et des juges sévères.
—Je confesse que cela est à considérer, dit Polyphême, en se grattant la tête.
—Notre société, reprit Zefirino, est admirablement constituée. L'ordre le plus parfait y règne. Jetez les yeux sur ma comptabilité. Vous y verrez que la rue de Tolède seule nous fournit, en mouchoirs de poche, bourses, montres et autres objets portatifs la somme de trois cent vingt ducats par semaine. A moins que par mégarde, nous ne volions un abbé, on ne nous inquiète jamais pour ces petites opérations. Les vols dans les maisons de campagne non habitées ne nous attirent pas non plus de désagréments. Ceux à main armée ou par escalade, et à la ville, donnent lieu à des poursuites, aussi ne les exécutons-nous qu'à de longs intervalles et quand nous avons pesé le pour et le contre. Regardez à la page des articles de galanterie, et vous serez flatté du total imposant des produits de la semaine. Quant au chapitre des meurtres, blessures et taillades, ne vous en faites pas un monstre; ce sont des choses rares, et le plus souvent des actes de bonne justice. Je vais vous en citer un exemple:
«Un seigneur marquis de cette ville a épousé, l'an dernier, une demoiselle de la bourgeoisie, et pour les beaux yeux de cette jeune fille, il lui a donné, avec sa main, soixante mille ducats de rente. Ce ménage, béni par l'amour, jouissait d'un bonheur sans mélange; mais il n'est pas de félicité durable en ce monde. Depuis trois mois un voyageur étranger a troublé le repos du mari en inspirant à la femme une passion qu'elle n'a pu vaincre. Le seigneur marquis, justement irrité, s'est retiré à Naples, en déclarant qu'il reviendrait auprès de la marquise lorsque son honneur serait vengé d'une manière ou d'une autre. Or, la fortune appartenant au mari, la femme se trouve réduite à une maigre pension alimentaire. Les parents de la marquise ont résolu de satisfaire l'époux offensé, afin de l'obliger à un rapprochement. Ils sont venus me trouver ce matin même, et ils m'ont dit en pleurant: «Seigneur Zefirino, secourez-nous. Voilà des époux brouillés, séparés pour la vie; voilà un scandale public, une maison entière dans les querelles et dans les larmes: vous seul au monde, vous pouvez rendre au mari le contentement, à la femme sa position et sa fortune, et à nous la paix que nous avons perdue. Nous ne sommes pas riches, mais nous ferons, sans hésiter, le sacrifice de six piastres, car nous savons que c'est le prix du tarif, pour obtenir le retour de notre gendre et beau-frère bien-aimé. Faites administrer à cet étranger, qui cause tous nos malheurs, une simple taillade au visage, et vous aurez droit à nos bénédictions. Un homme n'est pas perdu pour avoir une balafre sur la joue, et puisque le mari borne sa vengeance à si peu de chose, on doit encore se louer de sa modération. «Qu'auriez-vous répondu si vous eussiez été à ma place, je vous le demande?
—Par Bacchus! s'écria don Polyphême, j'aurais répondu: Donnez vous-même un coup de stylet ou une taillade à votre ennemi. Je ne frapperai pas un homme qui ne m'a point offensé; mais je vois bien que j'aurais fait une faute en répondant ainsi.
—Une faute capitale, seigneur cavalier, reprit don Zefirino; moi qui sais mon monde, j'ai répondu au contraire qu'on pouvait écrire à l'époux offensé de revenir auprès de sa femme, et qu'avant le soleil de demain son honneur serait vengé. Il le sera dès ce soir, non pas en considération du salaire, mais parce que nous compterons désormais deux familles entières parmi nos amis et protecteurs.
—Vous êtes un habile homme, dit Polyphême en s'inclinant, et je commence à goûter votre système. C'est de la fleur de politique. Je n'ai plus d'objection à faire, et je suis prêt à pratiquer votre industrie dans l'intérêt général.
—Je vais vous en fournir l'occasion. Pour administrer la taillade en question, j'ai besoin d'un compère. Le jeune étranger doit passer ce soir à dix heures par la porte Felice, en revenant du jardin de la Flora, où il est en ce moment. Votre petit Cicio, dont je fais grand cas, se trouvera par hasard devant cette porte et dansera la saltarelle avec sa chèvre prodigieuse. Nous lui composerons un cercle de spectateurs. L'étranger ne manquera pas de s'arrêter, et je me charge du reste. La taillade sera donnée en moins de temps qu'il n'en faut pour prononcer notre mot d'ordre: Ave Maria.
—Tu as entendu, Cicio? dit Polyphême; tout à l'heure tu vas entrer en fonctions.
L'édifiante conversation que notre héros venait d'écouter était de l'hébreu pour lui. Ces enfantements de la civilisation dépassaient les bornes de ses faibles connaissances. Il comprit vaguement qu'on allait employer ses services et les talents de l'innocente Gheta dans un attentat contre la personne d'un étranger; mais il ne devina pas toute la gravité de l'expédition. Le mot de vengeance, qu'il avait remarqué dans ce discours, lui avait rappelé sa vieille mère, dont l'âme irritée demandait du sang; ceux de guet-apens et de taillade sonnaient moins agréablement à ses oreilles novices; mais lorsqu'il vit don Polyphême revenir de ses scrupules, il jugea qu'apparemment l'homme aux sous-pieds avait puisé dans la raison et la morale une bonne réponse à ce cas de conscience. Cicio suivit donc machinalement l'opinion de son capitaine, et déclara qu'il était prêt à obéir au commandement. Don Zefirino lui caressa le menton d'un air de protection affectueuse, lui fit compliment de sa jolie figure et lui promit l'avenir le plus brillant. Le chef des voleurs citadins regarda ensuite l'heure à sa montre d'argent:
—Il est temps, dit-il, de nous préparer à notre petite opération. Que chacun de vous soit à la porte Felice dans un quart d'heure. Vous vous y rendrez par des chemins divers. Maître Ignace conduira le jeune Cicio et sa chèvre. Le Bicco (louche) ira monter la garde à la Flora, pour y épier l'étranger et nous avertir de son approche. Aussitôt après le coup, éparpillez-vous comme des mouches… Où donc est mon temperino? Sang de la madone! je n'ai pas mon temperino!
Don Zefirino fouilla dans toutes ses poches, et il en tira enfin une espèce de scalpel à manche de corne, parfaitement aiguisé.
—Le voici, reprit-il, je l'ai trouvé. Vous voyez, seigneur Polyphême, que cet ustensile n'a rien de terrible. C'est une pièce fine à mettre sur la toilette d'une petite maîtresse. Venez avec moi. Je vous donnerai le divertissement d'une taillade lestement servie.
Le seigneur Zefirino prit le bras de Polyphême et l'entraîna hors du cabaret. Maître Ignace emmena Cicio. Les autres voleurs sortirent un à un, et toute la bande peu chrétienne se répandit dans les rues tortueuses du Borgo.
De huit à dix heures du soir, le beau monde de Palerme vient habituellement respirer la brise de mer au joli jardin de la Flora, et sous les tulipiers qui bordent le rivage. Une estrade est élevée au milieu de la promenade publique, pour la musique de la garnison. Les équipages, les toilettes et la beauté remarquable des femmes de Palerme font de cette promenade un lieu de délices, où les oeillades et la galanterie vont grand train, car le climat de la Sicile met l'amour en possession de toutes les cervelles.
La soirée était magnifique. Du haut du cap Zaferano, la lune, pleine et brillante, répandait sa lumière argentée sur le feuillage verni des orangers. La musique jouait des morceaux extraits des opéras de Bellini, ce maëstro charmant que la Sicile est fière d'avoir produit.
Il était neuf heures et demie lorsque Cicio vint s'installer avec sa chèvre savante près la porte Felice. Les brigands ne tardèrent pas à paraître. Ils arrivaient l'un après l'autre par des rues différentes, et feignaient de ne point se connaître. Un cercle nombreux se forma autour du petit chevrier, et don Zefirino fit signe à notre héros de commencer la représentation. Le pauvre Cicio prit ses castagnettes et se mit à danser la saltarelle; mais il n'avait pas sa souplesse accoutumée. Sa respiration était brève et son coeur tout gonflé. Quant à l'innocente Gheta, comme elle ne se doutait point des mauvais desseins des brigands, elle dansait de bonne grâce, et les applaudissements ne lui manquaient pas.
A dix heures, la foule des curieux diminua. Quelques promeneurs nonchalants s'arrêtaient à regarder la chèvre jaune par dessus les épaules des voleurs, et rentraient ensuite dans la ville par la rue de Tolède. Cicio se troublait davantage à mesure que l'instant fatal approchait. Parmi les spectateurs, il aperçut les gros traits de don Polyphême bouleversés par l'inquiétude. Le petit chevrier commençait à comprendre qu'il se perdait à demeurer parmi ces coquins. Cependant il n'y avait plus à reculer. Bientôt arriva le bandit appelé Bieco, précédant de quelques pas un jeune homme qu'on reconnaissait à son air pour un Français. Le signor aux sous-pieds tira doucement de sa poche le temperino. Tout à coup l'un des brigands heurta violemment l'étranger, comme par maladresse. Cicio vit la main ornée de bagues de don Zefirino passer rapidement devant le visage du jeune homme; il entendit un cri perçant et une imprécation prononcée dans une langue qu'il ne connaissait pas. En un moment, la troupe entière des spectateurs s'évanouit, et Cicio se trouva seul en face d'un homme couvert de sang.
En voyant le visage inondé de sang du jeune étranger, Cicio eut d'abord l'idée de prendre le large, comme les autres bandits. L'instinct de la conservation était l'excuse de ce premier mouvement; mais, au bout de dix pas, il se retourna, et comme il vit le blessé chanceler sur ses jambes, il courut à lui pour l'aider à se soutenir. La blessure paraissait plus grave que don Zefirino ne l'avait annoncé: elle traversait la joue dans toute sa longueur. La lame du fatal temperino avait pénétré jusqu'à l'intérieur de la bouche; en sorte que le sang coulait, non-seulement de la plaie, mais encore des lèvres du malheureux jeune homme. Cicio se mit à pleurer, et il appela du secours à grands cris. Une femme sortit enfin d'une maison, et apporta du linge et de l'eau. Elle fit asseoir à terre le blessé, lava le sang et posa une compresse sur la plaie. Pendant cette opération, le blessé s'était évanoui.
—Ne voilà-t-il pas un pauvre seigneur bien accommodé! s'écria la bonne femme. O hommes, soyez maudits, avec votre jalousie et vos vengeances! Défigurer ainsi un étranger! la belle hospitalité, la belle courtoisie qu'on trouve dans notre pays! Est-ce savoir vivre que de renvoyer un jeune homme à sa famille avec le visage ainsi meurtri? Que dira sa mère? Que pensera-t-elle des Siciliens? Et toi, petit misérable, avec ta chèvre et tes danses, si tu as trempé dans le complot, regarde ces flots de sang, afin qu'ils retombent sur ta tête; regarde cette figure pâle, et, si tu n'as pas le coeur d'un tigre, grave bien dans ta mémoire ce spectacle pitoyable. Tes remords te le représenteront encore dans dix ans.
Cicio arma son visage d'un double masque de dissimulation et de fierté:
—Je ne sais, dit-il froidement, pourquoi vous m'accusez.
—Parce que je devine la vérité, reprit la bonne femme. Si tu es innocent, pose ta main sur cette croix d'or que je porte à mon cou, et jure par le divin fils de la madone que tu n'étais pas du complot.
—Je jure que je vois aujourd'hui cet étranger pour la première fois de ma vie, répondit Cicio.
—-Ce n'est pas cela qu'on te demande. Il faut jurer que tu n'étais pas du complot. Tu ne l'oses pas, tu es coupable. Holà! honnêtes passants, arrêtez ce petit scélérat, c'est lui qui vient de blesser ce pauvre seigneur que vous voyez mourant.
Quelques passants se retournèrent aux cris de cette femme; mais ils s'éloignèrent bien vite en murmurant tout bas les mots d'accidente et de tagliada.
—Puisque le ciel le permet, reprit la femme, va-t'en donc et sois maudit; que le remords empoisonne ton sommeil, ton pain et l'air que tu respires.
—Il n'est pas en votre pouvoir de répandre tant de poison, répondit
Cicio.
Et le petit chevrier partit en courant.
Notre héros avait de grands défauts, comme le lecteur a pu s'en convaincre. C'était un vrai montagnard sans éducation, obtus sans des préjugés, violent dans ses passions, et facile à égarer au moyen de sophismes. Avec l'idée fixe de venger sa mère, il aurait vu égorger sans s'émouvoir cent mille soldats napolitains, et généralement tous les individus qu'il appelait Athéniens ou Carthaginois, sans savoir au juste ce qu'il entendait par ces deux mots. Mais, au fond, il avait le coeur honnête. La scène de la taillade l'avait remué profondément. Les paroles de la bonne femme achevèrent de porter le trouble dans son esprit; et comme il passait aisément d'un extrême à l'autre, l'image du blessé inondé de sang le pénétra de terreur et de pitié. Les clameurs de la ville lui semblaient autant de malédictions lointaines, comme si ses crimes eussent ameuté le monde entier coutre lui; et il fuyait au hasard, à perdre haleine, épouvanté par le bruit de ses pas et le galop de l'innocente Gheta. Il courut ainsi jusqu'au cabaret del Falcone; mais la compagnie de ses amis les brigands, au lieu de lui rendre le calme, ne fit qu'augmenter son dégoût et ses remords.
—Arrive donc, petit paresseux, lui dit le chef aux sous-pieds; je craignais que la police ne t'eût confisqué, ce qui m'aurait obligé à des démarches fâcheuses.
—Épargnez-vous les démarches en ma faveur, répondit Cicio; je viens vous déclarer que je me sépare de la bande.
—Un moment! reprit don Zefirino; il est écrit dans nos statuts qu'une fois engagé dans notre société, on n'en sort plus sans le consentement du chef, et je n'accorde mon consentement que pour trois motifs, le mariage, la retraite au couvent, ou l'embarquement sur un navire. Marie-toi, fais-toi moine ou matelot, sinon tu resteras parmi nous.
—Je ne connaissais point vos statuts, répondit Cicio; je n'ai prononcé aucun serment. Je suis libre et je vous quitte.
—Mon mignon, dit l'homme aux sous-pieds, la révolte ici est punie par le stylet.
—Et moi, je me défends avec ma carabine. Cicio saisit en effet sa carabine et se retira dans un angle de la salle, l'arme haute, le pied gauche en avant et le jarret tendu. Don Polyphême éclata de rire:
—Que pensez-vous, dit-il, de nos petits montagnards, seigneur Zefirino? Regardez cet air sombre et résolu. Ne vous fiez pas à sa jeunesse et à son ingénuité: il vous tuerait comme un lièvre au gîte. Abaisse ton arme, Cicio, et ne l'emporte pas. Je ne souffrirai point qu'on te moleste. Tu veux être libre, tu le seras. Je t'avertis seulement que tu perdras ta part de butin déposée entre les mains des paysans de Léonforte.
—Je vous l'abandonne sans regrets, répondit Cicio.
—Il faut aussi promettre, avant de nous quitter, de ne jamais nous vendre ni déposer en justice contre nous.
—Par l'âme vénérée de saint Caraccioli, je jure de ne pas vous trahir; et quand même on rétablirait pour moi seul l'ancienne torture, je laisserais mettre mes chairs en lambeaux plutôt que de dire un mot de ce que j'ai vu et entendu dans votre compagnie[2].
[Note 2: La torture fut abolie en Sicile par le marquis de Caraccioli, en 1780, et pour cette raison il est considéré comme un saint.]
—Cela suffit, reprit Polyphême. Si quelqu'un doute de ta parole, il aura affaire à moi. Tu peux aller où tu voudras.
Cicio fit un salut et sortit. Le danger qu'il venait de courir ayant excité son courage, il ne s'effraya pas à l'idée d'être sans asile et sans amis dans une ville qu'il ne connaissait point. Une nuit en plein air n'était pas une nouveauté pour lui. Après l'heure de la rosée, il n'y a point d'alcove où l'on soit mieux que sous le ciel de Palerme. Cicio vit d'ailleurs, dans les rues du Borgo, quantité de gens étendus sur des dalles, et qui dormaient profondément. Il chercha donc un recoin isolé pour s'y établir avec sa chèvre. Un banc de bois s'offrit à lui devant la porte du couvent delle Stimmate. Il s'y étendit sur le côté en faisant un oreiller de son bras droit et une couverture de sa veste, et il ferma les yeux après avoir récité sa prière. Mais les émotions de la journée avaient échauffé ses esprits; le sommeil s'approchait, amené par la fatigue, et s'enfuyait aussitôt, repoussé bien loin par l'image horrible de l'étranger nageant dans son sang.
—Dieu puissant, s'écria Cicio, c'est dans ma conscience que le temperino a porté le coup funeste. La malédiction de la bonne femme pèse sur ma tête. Je suis empoisonné dans mon sommeil, mon pain et l'air que je respire. Malheur à moi si je ne trouve un moyen d'apaiser le courroux du ciel! Ma chère Angélica n'épouserait pas un garçon dévoré de remords. Amour, conseille-moi!
—J'entends l'accent de Syracuse, dit une voix nasillarde. Qui donc se lamente ainsi dans l'obscurité?
Cicio vit approcher de lui un vieux père capucin qui sortait du couvent des Stimmate.
—C'est moi, Cicio le chevrier, répondit-il; ô mon père, ayez pitié d'un compatriote, et dites une prière en faveur d'un pécheur au désespoir.
—Je te reconnais, mon enfant, dit le moine. Tu as fait bien du bruit pour un garçon si jeune encore. Calme-toi. J'ai ouï parler de tes malheurs, et j'y veux porter remède. Au lieu de courir le pays et d'aller parmi des voleurs, il fallait rester dans notre chère Sceragusa et venir demander un asile et des consolations au couvent des capucins. Mais au diable le passé! songeons au présent. Tu es un pécheur au désespoir, dis-tu? Eh! mon garçon, je le crois bien; il n'y a rien comme la belle étoile et la faim pour rendre lourds les péchés. Que ton estomac s'emplisse d'un bon souper, que tes membres s'étendent dans un bon lit, et tu me donneras ensuite des nouvelles de ta conscience. Viens avec moi hors des murs. Quittons cette grande ville, et tout en cheminant, tu me raconteras tes infortunes.
Cicio se leva de son banc, et partit avec le capucin. Il lui fit en marchant le récit fidèle de ses aventures depuis la rencontre du notaire Mast'-André dans les eaux de l'Anapo, jusqu'à la taillade inclusivement.
—Saint-Christophe, s'écria le moine, ayez pitié de nous! Une taillade au visage, deux Anglais dévalisés! ce ne sont plus de simples péchés, mon fils, ce sont des crimes. Il faut rompre avec cette vie-là, sans quoi tu es perdu dans ce monde et dans l'autre.
—Hélas! mon père, répondit Cicio, je sens bien que vous avez raison, et je voudrais, en effet, changer de vie; mais comment reconquérir ma bonne réputation? Comment faire pour me réconcilier avec la justice? En m'accusant d'un crime dont j'étais innocent, on m'a forcé à devenir criminel.
—Ecoute-moi, mon garçon, reprit le capucin: avec une absolution du confesseur, la paix sera bientôt signée entre le ciel et ta conscience, puisque je te vois touché d'un repentir sincère. La clémence du seigneur va vite en besogne quand on l'implore du fond de son âme, Si les hommes étaient aussi généreux que le bon Dieu, on s'en trouverait mieux sur cette terre malheureuse. Cependant, dis un mot, et je tâcherai d'obtenir ta grâce de la justice humaine au moyen de protecteurs puissants. Fais-toi capucin; entre dans notre excellent couvent, dont le séjour délicieux et les beaux jardins sont l'ornement de notre chère Syracuse, et tu es sauvé.
—Impossible, mon père: je n'ai pas la vocation nécessaire.
—C'est que tu ne sais pas, mon enfant, combien la vie est douce pour un honnête religieux. Notre règle n'est point aussi sévère qu'on l'imagine. Il n'y a pas de portes à notre couvent: ce qui prouve que ce n'est pas une prison. Nous voyageons, à tour de rôle, par toute la Sicile; nous recevons l'hospitalité la plus cordiale en tous lieux. Nous faisons souvent bonne chère, quelquefois avec trop de gourmandise; mais le samedi arrive, nous allons à confesse, et, si nous avons le bonheur de mourir un dimanche, le Paradis s'ouvre à deux battants pour nous recevoir. Il n'y a d'effrayant que les mots dans notre ordre. Qu'importe la pauvreté si l'on n'a besoin de rien? l'obéissance lorsqu'on ne vous commande rien de pénible? Quant à la chasteté, mon âge ne m'en fait pas une privation. Toi, qui es jeune, réfléchis un moment, et, si tu es homme de bon sens, reconnais que les rapports avec la femme ne sont qu'une source de maux et de regrets amers.
—Mon père, répondit Cicio, je ne suis pas un libertin; si j'hésite à faire le voeu de chasteté, c'est que j'ai jeté les yeux sur une femme de qui j'attends le bonheur de ma vie. Je porte en moi deux passions qui ne peuvent se cacher sous une robe de moine: la haine et l'amour. Je déteste les meurtriers de ma vieille mère; je ne puis leur pardonner, et j'aime de toute mon âme la divine fille de Mast'-André. Arrachez de mon âme ces deux passions, et je suis à vous.
—Eh bien! mon enfant, tu es à nous, car ces deux passions sortiront de ton coeur dès demain; cela est aussi sûr qu'il est vrai que je suis le père Chistophe.
—O ciel! s'écria Cicio, vous m'épouvantez! Que va donc devenir ma tendresse pour Angélica? qu'est-il donc arrivé de funeste?
—Nous en reparlerons demain.
—Mon père, mon père, dit le petit chevrier, pour que je sois à vous demain, il faut donc que mes espérances soient ruinées et que mon coeur se brise. Parlez; achevez-moi tout de suite. Ma maîtresse est-elle morte ou mariée? ne m'aime-t-elle plus? O Sauveur des hommes, s'il en est ainsi, je ne veux point d'une robe de laine pour y envelopper ma douleur; je ne veux point d'une cellule et d'un lit. Donnez-moi un linceul blanc et une fosse pour y dormir du sommeil éternel.
—Chut! dit le père Christophe; le bon Dieu n'aime pas qu'on lui fasse de ces apostrophes véhémentes. Heureusement il ne t'écoute pas. Regarde ces milliers d'étoiles, cette nuit splendide; admire le Créateur et respecte en toi-même son sublime ouvrage.
En discourant ainsi, le capucin et son compagnon arrivèrent à Saint-Philippe-de-Neri, petite paroisse située hors des murs de Palerme, à peu de distance de la porte Carini. Le moine tira la sonnette du presbytère. Une vieille servante vint ouvrir et gronda le père Christophe en disant que le souper serait froid. Le curé reçut avec bonté le petit chevrier, fit mettre un couvert de plus pour lui, et demanda le macaroni. Cicio n'eut pas plutôt une large portion de pâte et deux verres de vin dans l'estomac, qu'il se sentit moins exalté. Le jovial père Christophe l'ayant mené dans une petite chambre que la servante venait de préparer, il se coucha docilement sans oser se plaindre, et comme il le trouva endormi:
—Dieu bon! dit-il avec attendrissement, si jeune encore et déjà si malheureux! Donnez-lui assez de forces pour supporter ce qui l'attend demain, et inspirez-moi les moyens de consoler cette pauvre âme.
A peu de distance de Païenne, sur la route de Monreale, est une belle maison de campagne dont on aperçoit les toits à l'italienne au milieu d'un bouquet d'arbres et dans le site le plus riant du monde. Des rosiers grimpants s'élèvent le long des murs jusqu'à la hauteur du second étage. La façade est ornée de sculptures, et l'entrée, en forme de portique, présente l'aspect riche et séduisant de ces antiques séjours où les Lépide et les Cicéron venaient se reposer du tracas des affaires. Cependant une impression pénible gâte un peu le charme de cette villa. Des grillages sont placés à toutes les fenêtres, et la porte, hermétiquement fermée, oppose de larges plaques de tôle aux regards des curieux, comme si un jaloux gardait avec vigilance, dans cette prison fleurie, quelque Vénus ennuyée.
C'est à cette maison que le bon père Christophe et Cicio vinrent sonner vers huit heures du matin. Le concierge leur ouvrit la petite porte et les introduisit sous le portique, en disant au capucin de se promener dans le parterre tandis qu'on irait appeler le docteur.
—Ce palais, demanda Cicio, appartient donc à un médecin?
—Oui, mon fils, répondit le moine, à un médecin qui, pour habiter un palais, n'en est pas moins un homme simple et modeste.
—Mon père, dit le petit chevrier, que signifient ces chaînes de fer pendues à la muraille? Voilà un singulier ornement dans une villa de luxe.
—Si tu savais lire, répondit le capucin, tu verrais que l'inscription placée au-dessous de ces chaînes contient ces mots: «La science et l'humanité les ont brisées.»
—Le docteur est donc un bienfaiteur des malheureux, comme le grand
Caraccioli?
—Précisément, mon fils: il a aboli certaines tortures auxquelles on appliquait encore une classe particulière de pauvres gens.
—Et qui sont ces pauvres gens?
—On te l'apprendra tout à l'heure.
Le père Christophe emmena Cicio dans le jardin. Quelques personnages bizarrement vêtus se promenaient dans les allées, un livre à la main; d'autres, assis sur des bancs, paraissaient plongés dans la méditation ou la tristesse; d'autres encore regardaient les deux visiteurs d'un air inquiet ou hébété.
—Ce sont donc des philosophes? demanda Cicio.
—Ce sont des malades, répondit le moine. Au milieu d'un bosquet de grenadiers était un théâtre en plein air, avec un demi cirque de gradins en marbre blanc, destiné à recevoir les spectateurs.
—On joue donc la comédie pour divertir les malades? dit Cicio.
—Ils sont eux-mêmes les acteurs, répondit le capucin. C'est un des moyens qu'on emploie pour dissiper leur mélancolie.
Sur ces entrefaites arriva le docteur; il paraissait âgé de quarante ans. On voyait sur son visage et dans ses yeux animés, l'intelligence, la bonté, l'énergie, et les qualités opposées qui caractérisent le savant profond et l'administrateur habile.
Il avait une de ces constitutions robustes qui se reposent d'une fatigue par une autre. La vie active du praticien, en faisant un contraste avec les travaux du cabinet, le préservait des ravages dont la science accable ses amants trop passionnés; aussi n'avait-il pas un cheveu blanc sur la tête. Le père Christophe prit à partie docteur. Cicio les vit causer ensemble et tourner leurs regards de son côté, comme s'il eût été le sujet de leur conversation. Au bout de cinq minutes, le docteur appela le petit chevrier.
—Mon ami, lui dit-il, tu es ici dans une maison d'aliénés. Ceux que tu as pris pour des philosophes ne sont que de pauvres diables dont la raison est égarée. Tu n'as peut-être jamais vu de fous: il faut que tu saches ce que c'est. Viens avec moi dans le quartier des hommes.
Ce directeur introduisit ses deux hôtes dans une vaste cour entourée de cellules dont la plupart étaient ouvertes. Au milieu de l'une des cellules était un homme de cinquante ans, assis sur un banc, et qui pétrissait de la mie de pain entre ses doigts avec une application extrême.
—Celui-ci, dit le docteur, est un père de famille qui avait amassé en travaillant une dot pour sa fille aînée. On lui a volé cette dot, et il est devenu fou de douleur. Sa manie consiste à fabriquer avec du pain des pièces de monnaie qu'il croit d'une valeur égale à celle de l'or.
Le fou avait levé les yeux et caché ses pièces dans une corbeille d'osier, à l'approche des étrangers.
—Jean, lui dit le médecin, continue ton ouvrage; ne te dérange pas, mon ami. Tu sais que le roi doit venir te voir, un de ces jours, pour s'entendre avec toi sur la réforme des monnaies du royaume. Aussitôt que ton trésor sera au complet, je ferai dire à Sa Majesté que tu es à ses ordres. Quand ce beau jour arrivera, tu deviendras riche, mon cher Jean; tu sortiras d'ici et tu iras marier ta fille, qui attend avec impatience ton retour à la maison.
—Les filles ne se marient plus, répondit le fou d'un ton bourru.
—Avec chacun de mes malades, dit tout bas le docteur, je prépare d'avance une crise violente, dont je fais naître ensuite l'occasion, quand le moment me paraît favorable. La folie du pauvre Jean sera difficile à guérir, parée qu'elle est calme et enracinée. Je vais vous montrer un autre sujet plus exalté, de qui j'espère davantage.
Le docteur ordonna au gardien d'ouvrir la cellule suivante et de demander avec respect au personnage qui l'habitait s'il lui plaisait de recevoir deux étrangers.
—Vous allez voir, reprit le médecin, l'empereur du Mogol en négligé. La contradiction et les mauvais traitements avaient augmenté son mal. Quand on me l'a amené, je me suis bien gardé de lui nier sa qualité d'empereur; je me suis prosterné à ses augustes genoux, et maintenant je possède toute sa confiance. L'instant approche où je lui dirai nettement qu'il n'a point de royaume et qu'il doit en croire son visir et son ami.
On revint annoncer que le monarque voulait bien donner audience aux étrangers; la porte de la cellule s'ouvrit, et Cicio aperçut un petit vieillard assis sur une natte de jonc.
—Puissant empereur, dit le médecin en saluant à la mode orientale, deux voyageurs européens, qui passent dans ces contrées, ont désiré vous contempler dans votre gloire, afin de pouvoir assurer à leurs compatriotes qu'ils ont joui du bonheur d'approcher de votre personne.
—Je reçois leurs hommages avec plaisir, répondit le fou. Je regrette amèrement de ne pouvoir leur montrer mes plus beaux habits. Mon cher visir, ayez le soin de faire punir ce domestique maladroit, qui vient de renverser ma cruche d'eau sur ce tapis de velours cramoisi.
—On lui donnera cent coups de bâton, reprit le médecin: mais une chose m'étonne dans le discours de Votre Majesté. Si elle est assise sur un tapis de velours, comment peut-elle se servir d'une simple cruche, au lieu d'un vase d'or?
—Je ne sais, dit le fou. Il est certain que ceci est une cruche: ne le vois-tu pas comme moi?
—Sans doute. C'est bien une cruche, en effet, et il me semble que ce tapis n'est qu'une natte de jonc.
—Tu pourrais avoir raison. Je n'y prenais pas garde. Peut-être est ce du jonc et non du velours cramoisi.
—Que Votre Majesté ne s'en tourmente pas. Je lui expliquerai ce mystère demain, en lui faisant, sous le plus grand secret, une importante révélation.
—Il y a du mieux, ajouta le docteur à voix basse. Demain, je tenterai de lui ôter sa couronne, et j'espère qu'il prendra doucement la chose. En attendant, vous allez voir un autre personnage plus curieux: c'est un jeune patriote qui a donné beaucoup de soucis aux gens du roi pendant les émeutes de 1837. Il a commandé un détachement d'insurgés; on l'a pris les armes à la main, et jeté dans une prison si dure et si cruelle qu'il y est devenu fou. Sa folie l'a du moins sauvé de la peine de mort; mais, par un effet singulier de la maladie, ce malheureux croit avoir perdu la tête sur l'échafaud. Un délire qu'il eut dans son cachot lui représenta la scène de son exécution capitale avec tant de vivacité que l'image en est devenue pour lui une chose réelle. Après avoir essayé par cent moyens divers de lui ôter ce souvenir terrible, j'ai enfin imaginé, ces jours passés, un traitement tout-à-fait matériel qui me paraît excellent. Mon homme est sur le point de retrouver cette tête que la hache a tranchée, il y a cinq ans.
On ouvrit la cellule où demeurait le fou décapité. Cicio et le père Christophe virent avec étonnement que cet homme portait un casque en plomb, solidement attaché sous le menton par un cadenas fermé. Cette coiffure avait un poids si considérable que le pauvre jeune homme cherchait à soutenir sa tête en l'appuyant contre les murs.
—Eh bien, don Paolo, lui dit le docteur, comment allez-vous ce matin?
—Très-mal, répondit le fou. Je souffre beaucoup.
—Où est le siège de la douleur?
—Dans les muscles du cou, cela vient sans doute de ma blessure.
—Et cette douleur ne s'étend pas plus haut que le cou?
—Si fait; elle monte jusque dans; la tête.
—Vous n'y songez pas, mon cher. Comment pourriez-vous souffrir de la tête, si vous avez été décapité en 1857?
—Apparemment c'est une de ces douleurs factices que l'on croit ressentir dans un membre coupé.
—Sans doute il y a quelque chose comme cela.
—Par grâce, docteur, ne pouvez-vous m'ôter ce poids énorme que j'ai sur la tête?
—Vous parlez encore de votre tête. Tâchons de nous entendre: Vous l'a-t-on coupée, oui ou non?
—Je veux dire qu'on m'a mis je ne sais quoi de lourd sur les épaules.
—Gardez ce que vous y avez, mon ami. Dans trois ou quatre jours vous vous en trouverez bien.
—Voilà un malade, ajouta le médecin, que je considère comme guéri; mais ce sujet-là sera pour moi une source perpétuelle de chagrins. Depuis cinq ans qu'il est entre mes mains, je l'ai laissé languir sans pouvoir imaginer le moyen qui devait le sauver, et pourtant vous voyez combien ce moyen curatif était simple. Peut-on guérir de même tous ces autres malheureux? Ne s'agit-il que de savoir inventer le traitement spécial qui convient à chaque cas particulier? Est-ce par défaut d'intelligence que j'échoue? Cette-idée est accablante. O mon Dieu, donnez-moi le génie de Galilée pour surprendre vos secrets; je ne l'exercerai que dans la pratique de l'art le plus louable et le plus pur.
Cicio et le père Cristophe visitèrent toutes les cellules, et virent plusieurs autres espèces de fous. Lorsqu'on eut achevé le tour du quartier des hommes, le docteur posa sa main sur l'épaule du petit chevrier:
—Mon garçon, lui dit-il, je vais à présent me servir de toi pour mesurer jusqu'où va le degré de folie de l'une de mes pensionnaires. Une jeune fille, belle comme un ange, a été contrariée dans ses amours. Un père stupide a imaginé des mensonges odieux pour la guérir d'une passion honnête dont le mariage était le seul remède. La pauvre fille s'est enfuie de la maison paternelle, et à son retour on l'a maltraitée; on lui a fait tant de reproches et d'affronts, tant d'autres mensonges lui ont été dits, que la tête lui a tourné. Aujourd'hui elle n'est plus mezza-amtta, elle est folle tout-à-fait, et son père l'a amenée de Syracuse pour la mettre entre mes mains.
—C'est Cangia! s'écria Cicio, en se couchant sur le sable.
—Du courage, mon garçon, reprit le médecin. Tu as vu quel soin je prends d'étudier mes malades. Il y en a peu d'incurables. Nous tâcherons de te rendre ta maîtresse. Ce n'est pas le moment de la pleurer; nous devons songer à la guérir, et tu vas m'y aider. Je n'ai pas encore la mesure de la folie de Cangia. Nous allons te présenter à elle; si ta maîtresse te reconnaît, ce sera bon signe, et je réponds de sa guérison; si elle ne te reconnaît point, j'en augurerai mal; mais il ne faudra pas encore désespérer pour cela.
—Ah! docteur, s'écria Cicio, vous ne pensez qu'à votre science, et parce que je ne suis pas fou, vous me brisez le coeur sans pitié.
—Cela est un peu vrai, dit le père Christophe.
—Et vous, reprit Cicio, avec votre couvent que vous mettez au-dessus de tout, vous me verriez sans regret plus misérable encore pourvu que ma douleur s'enveloppât de votre froc de capucin.
—Ne t'exalte pas, mon garçon, dit le médecin, je reconnais la justesse de tes reproches. L'esprit humain est borné. C'est beaucoup pour moi que de me donner tout entier à mes malades. Cependant je puis t'offrir une pensée consolante: les desseins de la Providence sont impénétrables. Le malheur de Cangia aura vaincu l'orgueil et la sottise de son père. Nous dirons à Mast'-André que le seul moyen de sauver sa fille est de te l'accorder. Qui sait s'il ne sortira pas de tout cela quelque chance favorable à tes amours? Tu es jeune, et quand le coeur se brise, à ton âge, il se raccommode facilement. Allons, point de faiblesse: relève-toi; sois homme. Seconde-moi, et marchons!
Cicio tremblait de tous ses membres. Il suivit le docteur comme un condamné qu'on mène au supplice, et le bon père Christophe, pâle de crainte et d'émotion, ressemblait assez à l'aumônier des prisons, chargé d'assister le patient. Au moment d'ouvrir la porte du quartier des femmes, le docteur aperçut Mast'-André, qui accourait tout essoufflé. Une grimace de douleur crispait sa large face et produisait le plus étrange contraste avec l'indélébile expression de la sottise et de la vanité.
—Ne vous pressez pas tant, lui cria le médecin avec brusquerie; vous ne verrez point votre fille aujourd'hui.
—Je veux savoir ce qu'on fait de mon enfant, dit le notaire.
—Tout beau, signor, reprit le docteur. Nous ne sommes pas à Syracuse. Je commande seul ici. Votre présence pourrait nuire à mes opérations. Le père a mal usé de son autorité; qu'il reste à la porte. Quand votre fille sera guérie vous serez libre de la rendre folle une seconde fois par vos mauvais traitements.
—Hélas! dit Mast'-André, en cherchant au bord de sa paupière une larme qui ne voulut pas sortir, ne savez-vous pas mon repentir et mon chagrin?
—Seigneur notaire, je ne fais pas grande attention aux paroles inutiles. Vous engagez-vous à donner votre fille à Cicio!
—De tout mon coeur, répondit Mast-André. Le médecin tira de sa poche un crayon et du papier.
—Il nous faut une promesse par écrit, dit-il, et je la signerai comme témoin, ainsi que le père Christophe.
Mast'-André prit le crayon, et il écrivit sous la dictée du médecin une promesse de mariage en bonne forme. Le docteur et le capucin signèrent, et Cicio mit le papier dans sa poche.
—A présent, reprit le médecin, suivez-moi tous trois, et obéissez fidèlement à mes ordres.
Les femmes de la Sicile ne se piquent pas de dissimulation comme les hommes; elles ne sont pas moins passionnées qu'eux; mais au lieu d'enfermer en elles-mêmes ce qu'elles sentent, elles le témoignent au contraire avec une expansion et une vivacité extrêmes; c'est pourquoi Cicio et ses compagnons ne retrouvèrent pas dans le quartier des femmes le silence édifiant qui régnait dans l'autre partie de la maison. La plupart des pensionnaires se querellaient entre elles ou avec les personnes chargées de la surveillance. On entendait un concert de cris, de chansons, de rires et d'injures. Le docteur commença par rétablir la discipline, et après avoir prié ses hôtes de l'attendre, il entra dans la cellule où demeurait Cangia. Au bout d'un quart d'heure, il revint avec une mine consternée.
—Tout va mal, dit-il; la jeune fille n'a pas la moindre lucidité. Sa cervelle est dans un tel état de confusion que pas un souvenir n'y peut reprendre sa place. Approchez-vous et voyez si vous réussirez mieux que moi.
Cicio s'avança doucement jusque sur le seuil de la cellule, et détourna la tête avec effroi, tant le visage de sa maîtresse était méconnaissable. Une pâleur maladive avait remplacé le velouté charmant de la jeunesse et de la santé. Ce n'était plus ces belles joues fraîches, ce regard angélique, ce sourire agaçant, qui avaient enflammé le petit chevrier sous le myrte centenaire de Syracuse. Cicio n'avait plus devant les yeux qu'une pauvre fille sans beauté, sans physionomie, dont le regard morne et les traits décomposés annonçaient les ravages de la folie. Cangia s'occupait à mettre en ordre le mobilier de sa cellule, et ne faisait aucune attention aux visiteurs.
—Sa manie, dit tout bas le médecin, paraît être depuis quelques jours le goût de la symétrie.
—Mon cher patron, demanda la jeune fille, ne trouvez-vous pas que les meubles de cette chambre sont rangés comme il faut?
—Oui, mon enfant, répondit le docteur.
—Eh bien, pourquoi donc a-t-en décidé que je n'étais plus bonne à marier? N'est-ce pas pour me nuire dans l'esprit du roi, dont le fils est mon fiancé? Je saurai confondre les imposteurs.
—Ils sont déjà confondus. Ne vous fâchez pas et regardez un peu ces trois personnes que j'ai amenées ici. Reconnaissez-vous Mast'-André, votre père?
—Mast'-André, répondit Cangia, s'est noyé dans le Porto grande, à Syracuse. On ne m'en fait point accroire. Cet homme-ci est un cuisinier que l'on m'envoie.
—Et ce garçon-là, ne voyez-vous pas que c'est Cicio, votre amant?
—Je sais à qui je parle: c'est le facchino qui doit porter mes bagages. Mais voici un homme d'église: ne serait-ce pas le confesseur du roi?
—Lui-même, répondit le capucin.
—Ah! mon père, s'écria Cangia en se jetant à genoux, vous venez à propos pour m'arracher à mes bourreaux. On m'a battue, injuriée, enfermée comme une voleuse. Si cela dure, je n'ai pas longtemps à vivre. Emmenez-moi, au nom du ciel! Ne me laissez pas dans cette prison.
—Vous n'êtes pas en prison, ma fille, répondit le capucin. Je ne puis vous emmener.
—Mon père, je n'ai plus de forces; je suis perdue si vous m'abandonnez. Retournez à Naples. Dites au roi que je le supplie de me secourir. Dites surtout à l'héritier du trône, au prince qui a demandé ma main, que je l'adore, que je suis à lui pour la vie, que ma tendresse est immense comme le monde, mais qu'elle sera bientôt ensevelie avec moi. Huit jours encore; c'est le délai que je puis supporter. Passé cela, je dormirai dans la terre, et la pluie, en ruisselant sur mon corps, éteindra le feu qui dévore mon pauvre coeur.
—Point de scènes pathétiques, interrompit le docteur; point de cris ni de pleurs! éloignez-vous tous.
Le médecin enferma la fille de Mast-André dans la cellule; aussitôt Cangia monta sur la serrure de la porte, et poursuivit ses discours, en sortant ses bras et sa tête par une lucarne. Deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues, et elle tendait ses mains suppliantes vers le père Christophe, en poussant des sanglots lamentables.
—Ingrate Cangia, lui dit le petit chevrier, tu as donc oublié Cicio, ton amant, et l'aimable Gheta, ma fidèle et savante chèvre jaune?
La jeune fille regarda notre héros d'un air de mépris:
—Cicio? répondit-elle: j'ai cru l'aimer autrefois; mais mon coeur s'était trompé. Je ne l'aime plus.
A ce mot cruel prononcé avec l'accent accablant de la vérité, Cicio fit deux pas en arrière, comme un soldat frappé d'une balle. Il posa une main sur ses yeux, comme le gladiateur mourant, et par un effort prodigieux de l'orgueil offensé, il releva la tête en s'écriant:
—Je suis à vous, mon père. Partons pour Syracuse.
Trois mois après, notre héros était assis sur un banc de gazon dans le magnifique jardin des capucins de Syracuse, situé sur le terrain de l'antique Acradine. Les formes élégantes du jeune novice se perdaient sous les plis de la robe de laine brune. Déjà les habitudes de la vie contemplative avaient donné à son visage une expression grave et solennelle. La fidèle chèvre jaune broutait l'herbe sous les bosquets de citronniers, en personne satisfaite du régime claustral. Le père Christophe, appuyé contre un palmier, regardait Cicio d'un air inquiet et préoccupé:
—Mon fils, dit le moine en hésitant, j'ai des nouvelles importantes à te communiquer. J'arrive de Noto, où j'ai remué ciel et terre en ta faveur. J'y ai dépensé autant de paroles que Pierre l'Hermite à prêcher la croisade. Un évêque, deux curés et le supérieur du séminaire ont plaidé ta cause auprès des autorités civiles. Nous avons réussi: ton dossier a été brûlé. Tes fautes sont oubliées pour deux motifs que j'ai su faire valoir: le premier est l'injuste accusation de vol qui t'avait poussé malgré toi dans le dérèglement; le second est la résolution que tu as prise d'expier tes erreurs sous l'habit de notre ordre. Cependant un événement imprévu va peut-être changer tes projets et m'obliger à de nouvelles démarches: une lettre du médecin de Palerme m'apprend ce matin que ta maîtresse est revenue à la raison et à la santé. Mast'-André reconnaît la validité de sa promesse de mariage et ne s'oppose plus à ton bonheur. Il dépend de toi d'obtenir tout ce que ton coeur a désiré.
—Il est trop tard, répondit Cicio. Je n'ai plus de coeur. On me l'a déchiré. Je ne retirerai pas à Dieu ce que je lui ai donné, car ce serait lui manquer de parole, comme d'autres ont fait envers moi. Je suis capucin, parce que j'ai voulu l'être.
Le père Christophe pressa les mains du novice entre les siennes.
—Mon fils, dit-il avec émotion, Dieu te tiendra compte de tant d'abnégation. Mais ce n'est pas tout: en te voyant cette sagesse au-dessus de ton âge, j'éprouve un regret amer à t'apprendre le dernier sacrifice qu'on exige encore de toi. Des rumeurs populaires… des préjugés… des accusations de sortilège…
—Quoi! s'écria Cicio, s'agit-il de ma pauvre chèvre?
—Hélas! oui, mon enfant. On l'a condamnée à un supplice barbare, afin de satisfaire de grossières superstitions. Elle sera brûlée en place publique.
—Des sots, murmura Cicio, qui, voyant que je leur échappe, veulent se donner le divertissement d'une mort. Ah! ce dernier coup est fait pour m'achever.
Le frère novice, oubliant la gravité de son nouvel habit, se mit à courir sur le gazon en appelant sa chèvre. Gheta, qui n'avait pas vu son jeune maître en belle humeur depuis trois mois, bondissait avec joie. Elle n'avait pas, comme les hommes, le don fatal de la prévoyance et ne soupçonnait point qu'on dût jamais l'arracher à son ami. Tous deux jouèrent comme des enfants, se poursuivant et se fuyant l'un l'autre; Cicio feignait de s'endormir sur l'herbe, Gheta le touchait du bout de ses cornes pour l'éveiller, et puis ils recommençaient à courir, et la chèvre exprimait son plaisir par mille gambades.
—Qu'ils sont plaisants! s'écria le capucin, et qu'on est heureux d'être jeune! c'est grand dommage de tuer cette innocente bête.
Cicio interrompit tout à coup les jeux; il embrassa sa chèvre en pleurant, et courut à la chapelle, où il demeura en prières jusqu'au soir. A l'heure où les capucins rentraient dans leurs cellules, notre héros prit le père Christophe par la manche de sa robe, et le pria d'entrer chez lui.
—Écoutez-moi, mon père, dit-il: demain au point du jour, vous aurez soin de livrer ma chèvre aux assassins, afin que je ne la voie plus. Ils m'ont tout enlevé jusqu'à mon amitié pour ce pauvre animal. J'ai perdu ma maîtresse; j'ai tenu entre mes bras ma vieille mère frappée mortellement. Je donne au ciel ma jeunesse; je lui sacrifie mes passions, mes espérances, un avenir qui paraissait vouloir s'adoucir. Tout ce que j'avais de bon, de respectable dans le coeur on me l'a sali, détruit, extirpé comme de mauvaises plantes. Mais je dois vous l'avouer, il reste encore une plante empoisonnée dont les racines sont indestructibles, ma haine pour nos oppresseurs. Il n'y aura ni grâce divine, ni pratiques religieuses, ni étude, ni conseils qui puissent m'empêcher de la satisfaire si jamais l'occasion s'en présente. C'est une passion profonde que je prétends assouvir tôt ou tard. Si vous croyez qu'elle ne doive pas habiter sous la robe que je porte, dites-le sincèrement, car pour elle je serais forcé de déposer le froc.
—Mon fils, répondit le capucin, donne à cette passion un autre nom, celui d'amour de la patrie, et ne t'embarrasse pas de ce qu'en pensera ton froc. Il y en a autant sous le mien. Je n'aime pas moins que toi la malheureuse Sicile.
—J'entends bien, reprit Cicio; mais vous vous bornez à prier Dieu pour elle, tandis que moi, je prétends faire davantage: je veux mourir pour la défendre.
—Comment! s'écria le père Christophe, tu veux combattre sous cet habit?
Cicio souleva le matelas de son lit et montra sa carabine déposée dans cette cachette. Le bon capucin posa un doigt sur sa bouche pour recommander au jeune novice la discrétion et la prudence, et il lui dit à l'oreille:
—Mon fils, le jour où tu reprendras cette arme, je marcherai à côté de toi, le crucifix à la main.
Le novice posa aussi un doigt sur sa bouche, et depuis ce moment, le père Christophe et le frère Cicio eurent souvent ensemble de longues conférences nocturnes, tandis que le reste du couvent dormait.
Le notaire Mast'-André ne se chagrina pas beaucoup du peu d'empressement du petit chevrier à faire valoir sa promesse de mariage. Cangia, au sortir de sa longue maladie, eut tant de peine à remettre en ordre ses souvenirs et ses idées, que son amour pour Cicio se trouva égaré. Un jeune avocat de Noto, qui plaida pour une famille de Syracuse, eut affaire au seigneur notaire, et s'enflamma pour la fille de Mast'-André. On n'eut garde de refuser à ce jeune homme la main de Cangia, car il avait de la fortune et de l'esprit de conduite. La romanesque jeune fille se maria par raison et par obéissance. Elle s'occupa de son ménage et vécut bien avec son mari. On m'a dit à Syracuse qu'elle avait eu des moments de tristesse qui rappelaient le temps ou elle était mezzi mutla; cependant, j'ai su depuis que le ciel avait béni son union avec le jeune avocat, en lui accordant deux beaux enfants. Les jours de mélancolie devinrent plus rares, et à présent on peut considérer la belle Angélica comme une heureuse mère. Mast'-André se félicite de ce beau résultat, et continue à jouer à la Bazzica, avec son voisin l'ordinateur.
Les autres personnages de cette histoire ont fini diversement. Malgré les hautes protections dont il se croyait assuré, le seigneur Zefirino fut pendu avec son habit de velours et ses sous-pieds, non pas à propos de la taillade, qui ne fit aucun bruit, mais pour avoir déplu à la maîtresse d'un sous-intendant napolitain[3].
[Note 3: Au sujet de la taillade, le consul-général de France adressa une plainte à l'intendance de Palerme. Il n'obtint d'autre satisfaction que cette réponse: «Que voulez-vous? c'est une affaire de femme.» (Historique.)]
Don Polyphème et ses amis dégoûtèrent par leurs exploits les étrangers de parcourir l'intérieur de la Sicile, et ne trouvèrent plus d'Anglais à dévaliser. Ils s'ennuyèrent d'une vie de brigandage qui n'offrait plus de bénéfices, et se convertirent par désoeuvrement. Les dangers de la pêche du corail, en Barbarie, leur fournirent assez d'émotions pour occuper leur esprit, et ils s'embarquèrent sur des speronares.
Quant à la pauvre Gheta, semblable à l'âne de la fable, elle paya pour les fautes d'autrui. On l'accusa de toutes sortes de crimes dont elle ne sut pas se défendre. On la mena solennellement au bûcher, tambours battants. Elle mourut innocente et vierge, comme Jeanne d'Arc; mais son âme irritée ne pardonna pas aux hommes leur lâche injustice. Le fantôme de la chèvre jaune est devenu lutin des chemins, et revient encore à cette heure épouvanter les passants dans les montagnes de Saint-Philippe-d'Argyre, en dansant des saltarelles infernales sur les rochers, au clair de la lune. Un muletier de Messine, dont je fis la connaissance en avril 1843, m'a assuré que la rencontre de la chèvre jaune lui avait plus d'une fois porté malheur. Ce muletier me procura l'honneur d'être présenté à un brigand retiré du monde, et c'est de ces deux personnes dignes de foi que je tiens le récit qu'on vient de lire.