Title: Le retour de l'exilé: Drame en cinq actes et huit tableaux
Author: Louis Honoré Fréchette
Release date: January 21, 2005 [eBook #14751]
Most recently updated: December 19, 2020
Language: French
Credits: This text was adapted from that found at the Bibliothèque virtuelle.
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Thank you to Donald Ipperciel and the Faculté Saint-Jean (University
of Alberta) for making it available.
Représenté à Montréal pour la première fois, le 1er juin 1880
(Le théâtre représente un intérieur d'auberge, à Sillery, près de Québec. Au lever du rideau, Adrien est assis près d'une table, écrivant. Josepte est occupée à rincer des verres.)
ADRIEN, JOSEPTE, CAYOU.
CAYOU, entrant—Toujours à écrire, lui?
JOSEPTE—Oui, à sa blonde probablement; ce pauvre M. Launière!
CAYOU—Foi de gueux! il fait plus de pattes de mouches en dix minutes, que j'en fais pendant six mois pour tenir les comptes de l'auberge.
JOSEPTE—Il en perd le boire et le manger... le pauvre jeune homme! Oublie pas de marquer les plumes et le papier; il y en a pour douze sous. Ah! dame, quand on est amoureux...
LES PRÉCÉDENTS, AUGUSTE, en habits très négligés.
AUGUSTE—Au diable ce maudit vent de nord-est, qui ne reconnaît pas une ancienne connaissance! Le gueux m'a bourré les yeux et le nez de gravois... Pouah! j'ai du sable jusque dans l'estomac. Allons, mes bonnes gens, vous tenez auberge à ce qu'il paraît, et à la vieille mode canadienne, hein! je vois ça. Eh bien, servez-moi quelque chose, et hurry up, if you please! Le kamsin d'Afrique et le mistral de Marseille m'ont moins maltraité que votre enragé vent de nord-est... Toujours le même, Québec, pour le vent de nord-est!
JOSEPTE, bas à Cayou—Cayou!
CAYOU—Hein?
JOSEPTE—Es-tu pour donner à boire à ce quéteux-là?
CAYOU—Tais-toi donc, la vieille; y a des quêteux qu'ont le goussette ben gréé, va! (À Auguste.) Qu'est-ce que vous allez prendre, l'ami?
AUGUSTE—Que boit-on chez vous, mio amigo? Partout où j'ai passé, je me suis imposé la loi de suivre la mode du pays. J'ai bu du tafia à la Guiane, de la bière en Hollande, du kirsch en Allemagne, du rhum aux Antilles, du madère à Calcutta, et de l'eau saumâtre en Afrique... Mais, j'y pense, si vous aviez ce qu'on appelait autrefois de l'absinthe du pays...
CAYOU—De la liqueur de Mme Desjardins? Je penserais, qu'y en a!
AUGUSTE—Eh bien, ma foi, je renouerai volontiers avec elle d'anciens rapports d'amitié. (Cayou sert à boire.) Mettez deux verres; je n'ai pas l'habitude de boire seul. (S'adressant à Adrien.) Quelqu'un voudra bien me tenir compagnie, j'espère.
CAYOU—Comment donc, mille carafes! mais ça se refuse pas. (Il se verse à boire, et Auguste aussi.) Vous êtes voyageur, je suppose; marin, commerçant peut-être?
AUGUSTE—Un peu. Si après avoir doublé trois fois le cap Horn et cinq fois le cap de Bonne-Espérance, on peut se dire marin; si après avoir fait quatre fois sa fortune dans le commerce maritime, on peut se dire commerçant, je suis certainement l'un et l'autre. Mais laissons cela, si vous voulez bien, et causons d'autre chose. Y a-t-il longtemps que vous habitez Sillery?
CAYOU—Ah! ben, Josepte, comment c'qui y a que j'avons ouvert ici?
JOSEPTE—Arrête! c'est justement quèque temps après les troubles. Doit ben y avoir à peu près une vingtaine d'années.
AUGUSTE—Bien. Alors vous connaissez les environs. L'ancienne résidence de M. DesRivières, quelque part en arrière, ici, sur le cap, existe-t-elle encore?
CAYOU—Le Domaine? Je crois bien qu'il existe encore. A peu près un quart de lieue d'ici, sur la côte, un peu au sorrois. M. Jolin, le propriétaire, passe jamais à ma porte sans me faire un salut.
AUGUSTE—Et ce M. Jolin est sans doute un homme riche... considéré...
JOSEPTE, bas à Cayou—Prends garde à toi, mon homme; tourne ta langue sept fois, tu sais...
CAYOU—Ah! pour être riche, vous l'avez dit. Y a pas un plus gros bourgeois que lui dans tous les environs.
AUGUSTE—Et cependant il y a vingt-deux ans, il n'était que simple commis de la maison DesRivières. Ne s'est-on pas étonné que tous les biens de cette famille aient passé ainsi entre les mains de ce Jolin?
JOSEPTE, bas à Cayou—Cayou, tourne ta langue sept fois, tu sais...
CAYOU, bas à Josepte—Tais-toi donc; songe donc qu'il a fait quatre fois sa fortune. (À Auguste.) Écoutez-la pas, allez; c'est toujours comme ça les femmes. Allons, on prend-y encore un coup? (Ils vident un autre verre.) Je gagerais qu'y a pas longtemps que vous êtes arrivé par icitte.
AUGUSTE—Quelques heures seulement. J'étais à bord du Volcan, le navire français arrivé de ce matin. Il y a vingt-deux ans que j'ai quitté le Canada.
CAYOU—J'ai vu ça tout de suite, que vous étiez canayen. Et vous r'venez vous établir dans le pays, je suppose.
AUGUSTE—Je ne sais pas; cela dépendra des affaires que j'ai à régler ce soir avec Jolin.
CAYOU—Vous allez chez Jolin à soir?
AUGUSTE—Oui; qu'y a-t-il là de si extraordinaire?
JOSEPTE—Cayou, tu sais... tourne...
AUGUSTE—Voyons, qu'y a-t-il?
CAYOU—Rien. On prend-y encore une larme?
AUGUSTE—Pas d'objection. A la saluta! (Ils trinquent.) Mais corpo di Baccho! vous ne m'avez pas dit comment ce vieux coquin de Jolin a fait sa fortune.
CAYOU—Comment il a fait sa fortune? C'est pas aisé à dire, ça. Le vieux DesRivières était mort; le fils Auguste, un mauvais sujet qui s'était mêlé aux troubles de 37, avait été exilé. Jolin montra des actes prouvant qu'il avait acheté et payé comptant toutes les propriétés. Ça parut drôle; mais les actes étaient en règle; la signature était bonne; on finit par n'y plus penser. Depuis ce temps là, Jolin s'est toujours enrichi; il a amassé piastre sur piastre, et il s'est retiré au Domaine où il vit comme un ours.
AUGUSTE—Et ce jeune homme, ce mauvais sujet, l'exilé, en a-t-on jamais entendu parler? Est-il jamais revenu dans le pays?
CAYOU—Non; quand les autres exilés sont revenus, j'ai entendu dire comme ça, à travers les branches qu'il avait péri en voulant s'échapper du bâtiment qui les emmenait dans les pays chauds, aux Barmules qu'ils appellent ces pays-là, je pense. Mais y avait pas de danger qu'il se remontre par icitte. Il avait affronté une jeune demoiselle qu'il avait mariée en cachette, dans les États; épi tué son beau-frère en duel, comme y disent, parce qu'il voulait venger ce qu'ils appellent l'honneur de la famille. Après ça, y fut s'fourrer parmi les révoltés des paroisses d'en-haut. Il fut poigné, condamné à être pendu, un tas d'affaires; enfin il fut exilé avec les autres. Toujours qu'il est mort, et ma foi, y a pas de mal à ça: y en a toujours assez de ces vauriens-là dans le monde!
AUGUSTE—Amen! Mais pour en revenir à Jolin, est-ce qu'il passe pour honnête homme?
CAYOU—Hum! hum! Jolin est un peu avaricieux: Il paraît qu'il shave un peu dur. Et pis, y a la bande de voleurs du Carouge qui ont l'air de pas trop l'haïr...
AUGUSTE—Une bande de voleurs?
CAYOU—Oui, des tueurs, des meurtriers, qui volent le monde, les églises, tout. Tenez, je vous assure que c'est pas trop hardi de s'aventurer sur la route, le soir, de ce temps-citte. Et puis y en a qu'ont vu Jolin—à ce qui paraît—rôder la nuit avec des gens qu'avaient une petite mine. Enfin, c'est un homme qui fait jaser, quoi.
JOSEPTE—C'est honteux de répéter de pareils bavardages. Parce que M. Jolin est un homme qui sort pas beaucoup, parce qu'il vit un peu seul, les gens de Sillery font des tas d'histoires; c'est honteux!
AUGUSTE—Vous dites que Jolin vit seul au Domaine?
JOSEPTE—Seul... pas tout à fait. Depuis quelque temps y s'est ennuyé; il a fait venir chez lui une veuve avec sa fille... du beau monde, mais qu'avaient pas la tôle. C'est une bonne œuvre qu'il a faite là.
CAYOU—Cré tire-bouchon! il avait ben ses raisons pour être aussi charitable.
JOSEPTE—Tais-toi, Cayou! c'est encore les mauvaises langues qui disent ça. Ça va faire un mariage, vous verrez.
ADRIEN, se levant brusquement—Jamais!... Pierre Jolin n'épousera Blanche Saint-Vallier qu'en me passant sur le corps!
JOSEPTE, plus bas—Ah! tiens, je l'avais oublié lui. Le pauvre jeune homme est emmouraché de la demoiselle, vous savez; mais la mère veut pas en entendre parler. C'est pourtant un jeune homme comme il faut, allez, je vous assure. C'est un clerc avocat, de Montréal, à ce qui paraît... Y passe presque tout son temps à écrire des lettres.
AUGUSTE—Oui?... Pauvre garçon, chacun son tour (Se levant.) Allons, bonnes gens, merci de vos renseignements sur maître Jolin. Décidément ça ne me paraît pas du bois de calvaire. Mais je saurai bientôt à quoi m'en tenir, car je mets le cap de ce côté; et cette nuit même, Jolin et moi, nous nous reverrons.
CAYOU—Vous allez si tard au Domaine?
AUGUSTE—Pourquoi pas? y aurait-il quelque danger?
JOSEPTE—Y a les brigands, vous savez.
AUGUSTE—Ah! quant à cela...
JOSEPTE—Et puis vous pourriez vous écarter; il fait si noir!
AUGUSTE—Oh! je connais le chemin.
CAYOU—Et puis vous entrerez certainement pas chez M. Jolin à cette heure-citte. La porte se ferme au soleil couché, et le diable la ferait pas rouvrir.
AUGUSTE—Eh bien, je serai plus fort que le diable, voilà tout. Allons, salam alicum! c'est-à-dire god nicht! (Il va pour sortir.)
CAYOU—Eh ben, et vot' dépense?
AUGUSTE—Ah! ah! c'est juste. J'ai vu des pays barbares où le voyageur entre dans la première case venue, se fait servir ce qu'il y a de meilleur, et s'en va sans autres formalités. Dans nos pays civilisés, ce n'est pas la même chose. (Il jette un trente-sous sur la table.) Tenez, voilà tout ce qui me reste.
CAYOU, furieux—Tout ce qui vous reste! mais c'est à peine la moitié.
AUGUSTE—Vous avez bu l'autre moitié: nous sommes quittes.
CAYOU—Mais vous m'avez invité, million de carafes! Comment? un homme qui a fait sa fortune quatre fois...
AUGUSTE—Allons donc, my dear, quand je vous disais que j'avais fait quatre fois ma fortune, il vous était facile de comprendre que je l'avais perdue au moins trois fois. A mon équipage, la quatrième était présumable.
JOSEPTE—Je m'en doutais, moi; ç'avait l'air de rien. Ça vient boire le butin des pauvres gens, et puis, bonsoir la compagnie!
CAYOU—Allons, c'est pas tout ci tout ça. Vous avez bu mon absinthe; il faut qu'a s'paie! Si y avait de la police au moins pour les vagabonds comme ça! Allons, vite, vite! payez-moi, guerdin, ou je vous fais dévorer par mon chien. Pautaud! Ici, Pataud!...
ADRIEN, s'avançant—Monsieur, me permettrez-vous de vous rendre sans vous connaître un léger service? Si vous le voulez bien, l'aubergiste portera le surplus de votre dépense à mon compte personnel.
AUGUSTE—Jeune homme...
ADRIEN—On conçoit qu'un voyageur, en débarquant trop précipitamment peut-être, ait oublié sa bourse dans ses bagages.
AUGUSTE—Je n'ai ni bourse ni bagages, ni feu ni lieu. Je jette l'or par les fenêtres quand j'en ai, et j'oublie souvent que je n'en ai pas, comme ce soir, par exemple. Néanmoins j'accepte votre proposition, jeune homme. Votre figure m'a frappé tout d'abord. Vous avez une étrange ressemblance avec... quelqu'un que j'ai connu... Enfin, j'accepte. Peut-être cette pièce d'argent que vous donnez à un inconnu sera-t-elle à jamais perdue pour vous; peut-être aussi... Merci donc, et felice notte! Dieu est grand! (Il sort.)
JOSEPTE—Oui, fiche-moi le camp! Que Dieu nous préserve de pareilles visites! On serait beutôt mort de faim!
(Le théâtre représente une route solitaire dans les bois. Il fait nuit. Au lever du rideau, Auguste traverse la scène, et Adrien apparaît par le fond.)
AUGUSTE, ADRIEN.
ADRIEN—Monsieur, pardonnez-moi; je suis monté ici par un raccourci, j'avais besoin de vous parler.
AUGUSTE—Tiens, c'est vous, jeune homme? Tron de Diou, je n'espérais pas vous revoir si tôt.
ADRIEN—Monsieur, j'ai deviné sous votre modeste costume un homme bien né qui a connu de meilleurs jours, et cela m'a décidé à réclamer de vous un service d'un prix inestimable pour moi.
AUGUSTE—Un service? Vous m'en avez rendu un bien mince pour demander si vite du retour. Écoutez, mon camarade, dans le cours de ma vie, j'ai donné des milliers de louis, à des hommes que je connaissais moins encore que vous ne me connaissez, sans exiger d'eux même un remerciement.
ADRIEN—Monsieur, je ne mérite pas ces duretés.
AUGUSTE—Enfin, que me voulez-vous?
ADRIEN—N'avez-vous pas dit, à l'auberge, que vous alliez chez M. Jolin?
AUGUSTE—Je l'ai dit.
ADRIEN—Vous avez fait entendre, si je ne me trompe, que vous pouviez exercer sur lui quelque influence.
AUGUSTE—Après?
ADRIEN—C'est qu'alors, monsieur, j'implorerais votre protection pour une personne bien digne de votre intérêt, pour une jeune fille dont la position devient intolérable.
AUGUSTE—Eh! eh!... je commence à voir d'où vient le vent, mon jeune homme. Vous voulez parler de cette demoiselle que Jolin a recueillie... En effet, on a fait allusion à une petite amourette, je crois...
ADRIEN—Une amourette, monsieur? Dites un amour qui ne finira qu'avec ma vie...
AUGUSTE—Eh! oui, sans doute! Oh! j'ai passé par là, moi aussi... Mais, mon camarade, il y a donc bien longtemps que cet amour-là dure, pour être aussi enraciné?
ADRIEN—Oh! il date de l'enfance, monsieur. J'aimais Blanche Saint-Vallier longtemps avant de le savoir moi-même. J'étais malheureux chez mes parents; mon père me détestait, et ma mère... me repoussait souvent en pleurant. Et c'est auprès de Blanche que j'allais me consoler. Je fis presque seul mon éducation. Ma mère mourut, et cet événement rompit le dernier lien qui m'attachait à mon père. Je restai seul au monde. Une maison m'était ouverte, cependant; c'était celle de Blanche. L'enfant était devenue jeune fille, et je l'aimais à l'adoration à la folie. Ah! monsieur, vous la verrez... et... Mais je vous ennuie, avec ces détails puérils...
AUGUSTE—Non, non, continuez, continuez! En vous écoutant, je me sens rajeunir; mon cœur bat comme l'aile d'une mouette. Continuez, cospetto!
ADRIEN—M. Saint-Vallier mourut sans laisser de fortune. C'est alors que Jolin vint à Montréal. Il avait connu le défunt; il devait tout naturellement une visite à sa veuve. La beauté de Blanche le frappa; le sort de ces dames parut le toucher. Je ne sais pas comment il s'y prit, mais il finit par leur faire accepter un asile dans sa maison. Jolin est riche; Mme Saint-Vallier ambitieuse; cela explique tout. Je fis l'impossible pour ouvrir les yeux à cette mère imprudente; inutile! Quant à Blanche, elle pleura, mais il lui fallait obéir. Trois mois se sont écoulés depuis cette époque. Or, il y a huit jours, je reçus une lettre de Blanche m'annonçant qu'elle était en proie à des persécutions odieuses. Sa mère veut lui faire épouser son soi-disant protecteur, et sa résistance l'expose à d'indignes traitements. Elle n'est ni plus ni moins que prisonnière. Je suis accouru immédiatement; mais depuis huit jours que je suis ici, je n'ai pu réussir à me mettre en communication avec elle...
AUGUSTE—Vous me contez-là une jolie histoire! Allah kerim! voyons, mon garçon, on m'a dit que vous étiez homme de loi, vous devez savoir par conséquent qu'il y a dans les statuts anglais quelque chose qui s'appelle writ d'habeas corpus; et veramente! si, comme vous le dites, cette demoiselle est retenue contre sa volonté...
ADRIEN—Vous ne m'avez pas compris, monsieur; la contrainte où vit Blanche est surtout une contrainte morale. Elle m'aime, je le sais; mais s'il lui fallait quitter sa mère...
AUGUSTE—Alors pourquoi vous a-t-elle appelé? Par il diavolo! les amoureux ont d'étranges idées! A votre place, savez-vous ce que je ferais? J'irais trouver Jolin, et je lui demanderais une explication franche et précise en présence de ces dames.
ADRIEN—Je ne l'obtiendrais pas; et Jolin, prenant l'alarme à ma vue, redoublerait de rigueur envers cette malheureuse enfant. Et, monsieur, s'il faut vous avouer la vérité, quelques mots de la lettre de Blanche me font craindre que l'on n'ait l'intention d'exercer sur elle d'indignes violences...
AUGUSTE—Allons donc, sa mère n'est-elle pas là?
ADRIEN—Mme Saint-Vallier a un esprit borné et opiniâtre... monsieur. Et ce Jolin est si profondément corrompu!
AUGUSTE—Vous semblez ne pas avoir une très bonne opinion de ce pauvre Jolin.
ADRIEN, baissant la voix—Ah! là bas, à l'auberge, on n'a pas osé vous dire la vérité, tant il inspire de terreur. Ici tout le monde tremble au nom de Jolin!
AUGUSTE—Diable! Et sur quoi se base cette belle réputation?
ADRIEN—Sur des bruits vagues, je l'avoue, mais qui ont certainement leur origine dans la réalité. D'abord on n'a jamais su d'où lui venait sa fortune; et puis ont dit (Baissant la voix.) qu'il est associé avec la bande de malfaiteurs qui désole les environs. Enfin, malgré son âge, Jolin passe pour un homme profondément immoral, qui a dû, à force d'argent, étouffer certaines affaires scandaleuses de la nature la plus grave. Jugez de mon désespoir en sachant la femme que j'aime au pouvoir d'un pareil homme.
AUGUSTE, après avoir fait quelques pas—La lutte sera rude; n'importe, nous lutterons... Enfin, jeune homme, en deux mots, qu'attendez-vous de moi?
ADRIEN—Oh! bien peu de chose, monsieur; consentez seulement à remettre cette lettre à Mlle Saint-Vallier.
AUGUSTE—Mais à quoi cela vous servira-t-il?
ADRIEN—À l'instruire de mon arrivée d'abord...
AUGUSTE—Et en définitive à tenter quelque démarche imprudente qui gâterait encore vos affaires. Cette lettre est inutile, jeune homme. Écoutez; mon arrivée va singulièrement occuper Jolin, et il ne songera pas de sitôt aux amourettes. Fiez-vous à moi pour le reste. Vous m'avez raconté vos chagrins; laissez-moi maintenant vous servir à ma manière. Je ne vous le cache pas; Je suis dans un moment de crise. Demain je puis être au sommet de la roue de fortune; peut-être serai-je aussi misérable qu'aujourd'hui... moins l'espérance. Vous courrez ma chance. En attendant, ne me demandez aucun engagement que je serais peut-être embarrassé de tenir. J'ai besoin de ma liberté d'action. Bona sera!...
ADRIEN—Au moins, permettez-moi...
AUGUSTE—Au diable! (Il sort.)
ADRIEN, seul.
ADRIEN—Allons, je l'ai mécontenté. Quel homme étrange! Malgré ses manières brusques, il y a en lui quelque chose qui m'inspire je ne sais quelle confiance. Mais n'ai-je pas eu tort de lui ouvrir mon cœur? S'il allait me trahir!... mais non, c'est impossible; l'intérêt qu'il m'a témoigné était sincère. Cependant je m'applaudis de ne pas lui avoir révélé mon projet, comme j'en ai eu un moment la pensée. Et ce projet, pourquoi ne l'accomplirais-je pas cette nuit même? L'arrivée de ce voyageur va occuper Jolin et ces gens... Allons, oui; prenons ce chemin détourné. Je ne trouverai peut-être jamais une occasion aussi favorable! (Il sort.)
(La toile tombe.)
(Le théâtre représente une pièce élégamment meublée. Au lever du rideau, Jolin est assis près d'une table, occupé à feuilleter des livres de comptes. Mme Saint-Vallier est assise en face et fait quelque travail de broderie. Blanche est au piano, fredonnant négligemment quelques lambeaux de romance; et, même après que la conversation est commencée, elle continue à plaquer des accords par-ci par-là. Une lampe éclaire la pièce.)
JOLIN, Mme SAINT-VALLIER, BLANCHE.
JOLIN—Quelle jolie voix elle a, cette aimable Blanche! Vous avez admirablement cultivé votre fille, madame Saint-Vallier.
Mme SAINT-VALLIER—Elle ne manque pas de talent en effet, cher monsieur Jolin. Mais, vous savez, la jeunesse, ça n'a pas toujours la tête solide. Blanche, chante donc à M. Jolin la romance qu'il aime, tant Les quatre âges du cœur, tu sais...
BLANCHE—Je ne suis pas en voix, maman.
JOLIN—J'espère que Blanche sera toujours reconnaissante, raisonnable, et docile à vos instructions..
Mme SAINT-VALLIER—Certainement cher monsieur; Blanche ne sera pas une ingrate. Elle a maintenant dix-neuf ans; c'est l'âge ou jamais de prendre la vie au sérieux, d'apprécier les positions, les caractères, de reconnaître les bienfaits et les affection véritables.
JOLIN—Sans doute, sans doute. (À Blanche.) N'est-ce pas, Blanche, que vous vous montrerez toujours digne des soins que l'on a pour vous?
BLANCHE—Je l'espère, monsieur.
JOLIN—Charmante enfant!... Mais pourquoi ne pas m'appeler votre ami, ma fille?... Pourquoi ce titre de monsieur si banal et si froid? Allons, venez m'embrasser, petite mauvaise.
Mme SAINT-VALLIER—Allons, Blanche, n'as-tu pas entendu? Va dire bonsoir à notre cher protecteur.
JOLIN, après l'avoir embrassée au front, et la retenant par la main—Adorable enfant! que ne ferait-on pas pour être aimé d'elle!
BLANCHE, faisant des efforts pour s'échapper—Laissez-moi, monsieur!... Ô mon Dieu! (Elle détourne la tête et se met à pleurer.)
JOLIN—Encore des larmes! (La retenant par les deux mains.) Voyons, mon enfant, seriez-vous vraiment malheureuse dans cette maison? Que vous manque-t-il? Êtes-vous lasse de la solitude? Voulez-vous voir le monde? J'appellerai ici toute la société de Québec. Voulez-vous de belles toilettes, des bijoux? Parlez! Dites! Que désirez-vous?
BLANCHE, sanglotant—Rien, monsieur. (Elle s'échappe des mains de Jolin.)
Mme SAINT-VALLIER—Peut-on répondre ainsi à des procédés si généreux! Se montrer ingrate à ce point envers un bienfaiteur, un ange...
JOLIN—Non, non, ma bonne amie, ne parlons point de cela; ni elle ni vous ne me devez rien. La satisfaction de ma conscience est la seule récompense que je cherche en faisant le bien.
BLANCHE—Monsieur Jolin, et vous ma mère, ne m'accusez pas d'ingratitude; je serai pleine de reconnaissance pour un bienfaiteur, pour un ami, mais je ne puis, je ne dois rien accepter à un autre titre.
JOLIN—Et pourquoi pas, mon enfant? Dieu m'est témoin de la pureté de mes intentions. Je n'ai que votre bonheur en vue. Je suis vieux; je voudrais avant de mourir vous assurer, ainsi qu'à votre mère, une fortune acquise au prix de bien des sueurs. Ce projet eût coupé court à toute malveillante interprétation; et j'aurais eu, en mourant, la consolation de vous avoir assuré un sort heureux et enviable...
Mme SAINT-VALLIER—Y a-t-il un pareil ange de bonté? Monsieur Jolin, quand vous mourrez, votre place est au ciel. Vous êtes un saint! Et toi, petite sotte, qui restes insensible à tant de vertus, tu n'as pas de cœur.
BLANCHE—Ma mère, je voudrais vous obéir, mais vous le savez, des engagements sacrés...
Mme SAINT-VALLIER—Oui, un méchant barbouilleur de papier qui n'a pas le sou.
BLANCHE—Maman, vous savez que je l'aime!
Mme SAINT-VALLIER—Elle l'aime, elle l'aime! Tiens, Blanche, ne me parle plus de lui. Ce mariage ne se fera jamais tant que j'existerai!...
JOLIN—Allons, calmez-vous, ma chère amie. La jolie Blanche n'est pas encore majeure; elle ne peut se soustraire à votre autorité. Je sais bien qu'elle a fait mettre à la poste une lettre adressée à un certain M. Adrien Launière, à Montréal, et que ce M. Adrien Launière est venu s'établir en bas, chez Cayou, et qu'il vient rôder souvent dans les environs du Domaine... mais...
BLANCHE—Il est ici! ô mon Dieu, merci! il m'aime toujours!
JOLIN—Oh! ne remerciez pas Dieu pour si peu. On attrape des coups de fusil au jeu qu'il joue-là. Mme Saint-Vallier ne se laissera pas prendre aux ruses d'une petite fille, j'espère.
Mme SAINT-VALLIER—Moi! J'aimerais mieux la faire murer dans un cachot, que de la voir échanger une seule parole avec ce freluquet.
JOLIN—Et moi, je veillerai de mon côté, et Thibeault avec son fusil veillera de l'autre. Puisque tous les moyens de douceur échouent, nous en essaierons d'autres.
Mme SAINT-VALLIER—Je vous aiderai, je vous aiderai, mon ami.
BLANCHE—Malheureuse que je suis, je n'aurai donc personne pour me protéger. (On sonne.)
JOLIN, tressaillant, à part—Qui peut venir à pareille heure? Tout le monde connaît les habitudes de la maison... On sait que je ne reçois personne le soir... Qui diable ce peut-il être?... A moins que ce ne soit... Enfer! je suis un imbécile, la moindre chose m'épouvante (On sonne de nouveau.) Diable, diable!... On y met de l'impatience; c'est sérieux alors; prenons garde, prenons garde!... (À Mme Saint-Vallier, avec beaucoup d'agitation.) Ma chère amie, retenez-les un moment, pendant que je vais mettre mes livres en sûreté. Dites que je reviens à l'instant. (Il empile ses livres sous un bras pour sortir; Thibeault entre.)
LES PRÉCÉDENTS, THIBEAULT.
JOLIN—Thibeault!
THIBEAULT—De quoi?
JOLIN—Qui est là?
THIBEAULT—Un homme.
JOLIN—Rien qu'un?
THIBEAULT—Oui.
JOLIN—Tu ne le connais pas?
THIBEAULT—Non.
JOLIN—De quoi a-t-il l'air?
THIBEAULT—Il a l'air de rien.
JOLIN—A-t-il l'air d'un... (Pantomime)
THIBEAULT—Je vous dis qu'il a l'air de rien.
JOLIN—Qu'est-ce qu'il veut?
THIBEAULT—Il veut rentrer.
JOLIN—A-t-il dit son nom?
THIBEAULT—Oui, mais j'cré ben qu'il a voulu s'moquer de moué.
JOLIN—Comment s'appelle-t-il?
THIBEAULT—Ben, y m'a dit d'vous dire qu'y s'appelait la tempête... non... la bourrasque.
JOLIN—Hein!... (il laisse tomber ses registres.) Qu'est-ce que tu dis-là, brute? (On sonne de nouveau.)
THIBEAULT—Le v'là qui s'impatiente... épi il a pas l'air endurant. J'vas-t-y ouvrir?
JOLIN—Attends, attends! Mon Dieu, que faire?... (À part.) Si c'était lui!... Cette nouvelle de sa mort n'a jamais été certaine... Si c'est lui je suis perdu.
THIBEAULT—Eh ben, faut-il y ouvrir à votre tourbillon?
JOLIN—Oui, oui, ouvre-lui... Tout retard ne pourrait que l'irriter... Sainte Vierge! comment parer le coup? (Thibeault sort.)
BLANCHE, à part—Mon Dieu, qu'est-ce que cela veut dire?
Mme SAINT-VALLIER, à part—Serait-ce quelque malheur inattendu?
JOLIN, à part—Allons, il ne faut pas perdre la tête... Du courage! Du sang froid. Si c'est lui, il va falloir jouer gros jeu. Prends garde à toi, Jolin; il y va de ta fortune.
AUGUSTE, LES PRÉCÉDENTS, THIBEAULT.
AUGUSTE, en dehors—Laisse, laisse, va! j'ai habité la maison avant toi. Une vieille hirondelle reconnaît toujours son nid.
JOLIN, à part—Plus de doute... c'est lui!
AUGUSTE, entrant—Comme tout est changé ici!... Comme tout est vieux, noir et triste!... L'ancien salon d'apparat, la pièce qu'on n'ouvrait qu'aux grands jours!
JOLIN—Je ne vous connais pas, monsieur... et...
AUGUSTE, après avoir regardé Jolin un instant, et éclaté de rire—Ah! ah! Par la Caâbah! si je juge de moi d'après toi, mon pauvre Jolin, il n'est pas étonnant que tu ne me reconnaisses pas. Tu parais aussi vieux que le brahmine Abdallah que je rencontrai sur les bords du Gange, pêchant des crocodiles à la ligne, et Abdallah avait cent deux ans.
JOLIN—Monsieur...
AUGUSTE, saisissant le bras de Jolin d'une main, et de l'autre élevant la lampe au niveau de son visage—Tu ne me reconnais pas, et cependant tu trembles. Regarde-moi bien, Antoine-Pierre Jolin, ancien commis de la maison DesRivières et compagnie, à Québec; regarde-moi d'aussi près que tu voudras; j'ai été rudement secoué par la destinée, sur terre et sur mer, mais je suis toujours...
JOLIN—Oseriez-vous encore porter votre nom dans ce pays où il est déshonoré, flétri?...
AUGUSTE—Pourquoi pas? Le temps efface bien des choses. Une seule personne aurait eu le droit de me maudire, mais j'ai appris à mon arrivée que cette personne avait disparu depuis longtemps. Mais laissons cela; tu me connais, Jolin, et tu sais ce qui m'amène ici. Fais-moi donc servir à souper, car je suis las, et l'absinthe que j'ai bue à l'auberge là-bas m'a mis en appétit. (Il se jette sur un siège et allonge ses jambes à la façon américaine.)
JOLIN, apercevant les dames, qu'il avait oubliées—Comment! mais vous êtes encore là, vous autres! Pourquoi cela?
Mme SAINT-VALLIER—Mon cher monsieur Jolin, ni ma fille ni moi n'avons eu l'intention...
JOLIN—Laissez-nous!
AUGUSTE—Comment cela, vieil égoïste? me prends-tu pour un sauvage? Tu apprendras que j'ai vu des dames jaunes en Chine, des dames vertes à Java, des noires en Afrique, des rouges dans les plaines de l'Ouest, des blanches partout, et l'on ne m'a jamais reproché d'avoir manqué d'égards envers le sexe, quelle ne fût sa couleur. Permets donc à ces dames de m'honorer de leur compagnie...
JOLIN, à part—Pour parler avec cette assurance, il faut qu'il soit bien sûr de ses droits. Allons, je ne puis tarder d'avantage à le reconnaître. Résignons-nous. (S'adressant aux dames.) Mes chères amies, ce qui se passe doit vous paraître extraordinaire; mais vous vous expliquerez mon trouble et ma brusquerie involontaire lorsque vous saurez que la personne qui nous arrive n'est autre que M. Auguste DesRivières, mon ancien maître, qui a quitté le Canada, il y a vingt-deux ans.
Mme SAINT-VALLIER—M. DesRivières! Oh! mais c'est une histoire dont j'ai beaucoup entendu parler; elle fit grand bruit à l'époque de mon mariage. M. DesRivières eut, je crois, le malheur de tuer...
AUGUSTE—Le frère de celle qu'il aimait; oui, madame; regret et malheur de toute ma vie.
Mme SAINT-VALLIER—La pauvre jeune femme n'y a pas survécu, paraît-il.
AUGUSTE—Hélas!... (À Jolin.) Mais je t'avais demandé à souper ce me semble, Jolin!
JOLIN, à Thibeault—Eh bien, grand imbécile, qu'est-ce que tu fais-là? N'as-tu pas entendu que M. DesRivières voulait souper? Va chercher ce qu'il y a de meilleur à la cuisine. Mme Saint-Vallier voudra bien t'aider un peu dans cette besogne, n'est-ce pas, chère amie?
Mme SAINT-VALLIER—Sans doute, monsieur Jolin, je ne suis pas rancunière; et du reste je connais la cause première de votre mauvaise humeur. (Elle jette un regard de colère à sa fille.)
(Jolin va donner quelques ordres à voix basse à Thibeault qui sort; Auguste s'est approché de Blanche.)
AUGUSTE, bas à Blanche—Mademoiselle, ayez bon courage; je suis l'ami d'Adrien... nous veillerons sur vous.
BLANCHE—Ah! merci! merci, monsieur!... Vous l'avez vu? Vous lui avez parlé?
AUGUSTE—Chut! (Revenant s'asseoir.) Eh bien, oui, ma foi! Voilà comme va le monde!... Étrange chose que la destinée. C'est aujourd'hui le 25 juin. Il y a un an, jour pour jour, j'engloutissais dans un naufrage une fortune colossale, et j'étais jeté, seul, ruiné, presque nu, tout sanglant et à demi-mort sur l'une des îles de la Sonde, dans la mer australe. J'étais loin de m'attendre à célébrer cet anniversaire en ta compagnie, mon vieux Jolin.
(Thibeault entre avec un plateau sur lequel il y a quelques mets que Mme Saint-Vallier s'empresse de disposer sur la table, pendant qu'Auguste s'approche, et se met à manger.)
Mme SAINT-VALLIER—Vous avez eu bien des aventures, M. DesRivières?
AUGUSTE—Ah! madame, on ne passe pas vingt-deux ans de sa vie à parcourir les mers les plus inconnues, les pays les plus inexplorés, sans amasser un certain recueil de ce que vous appelez des aventures.
Mme SAINT-VALLIER—Vous avez même couru de grands dangers, probablement?
AUGUSTE—La mort est une coquette, madame; elle ne veut pas de ceux qui la cherchent. Et après tout ce qui m'est arrivé sur terre et sur mer, quand je me retrouve aujourd'hui soupant tranquillement sous le toit de mes ancêtres, je me demande si je n'ai pas été l'objet d'une protection toute particulière de la part de la providence.
BLANCHE, à part—Il a dit qu'il l'avait vu, qu'il était son ami... C'est sans doute un protecteur que le ciel m'envoie... O Adrien!...
AUGUSTE—Du reste, si la chose vous amuse, vous ne me trouverez pas chiche de mes histoires, Madame; soyez tranquille.
Mme SAINT-VALLIER—Vous êtes bien aimable il me tarde de vous entendre nous raconter tout cela. Mais il commence à se faire tard, et pour ne pas vous gêner plus longtemps, vous me permettrez de me retirer avec ma fille... n'est-ce pas?
AUGUSTE—Je suis votre serviteur, madame. (Il reconduit les dames, jusqu'à la porte, et revient se mettre à table.)
AUGUSTE, JOLIN.
JOLIN, à part—Tenons-nous bien.
AUGUSTE—Eh bien, mon vieux Jolin, à nous deux maintenant! Veux-tu?
JOLIN—D'après ce que je vois, vous revenez vous établir dans le pays?
AUGUSTE—Oui!
JOLIN—Le retour de l'enfant prodigue.
AUGUSTE—L'enfant prodigue? Mais tu sais bien, vieux Jolin, que je n'ai pu comme lui dissiper mon héritage.
JOLIN—Sans doute, car vous n'aviez pu l'emporter.
AUGUSTE—Tu feins de ne pas me comprendre... Tu dois bien penser cependant que mon intention, en remettant les pieds ici, est de revendiquer le dépôt que je t'ai confié en partant. C'est l'héritage de mon père, et après tant de revers, je ne serai pas fâché d'en jouir en paix.
JOLIN—Mais, au moment de votre départ, vous m'avez cédé vos biens, par actes réguliers.
AUGUSTE—Ah! très bien; mais tu oublies que cette vente était purement fictive, maître Jolin; car tu m'avais signé toi-même à l'avance une déclaration qui l'annulait. Cette déclaration, cette contre-lettre, comme on appelle les actes de ce genre, te constituait seulement dépositaire de ma fortune; tu étais obligé de tout me restituer à ma première demande.
JOLIN—Mais... cette... contre-lettre... n'existe plus... sans doute...
AUGUSTE—Eh bien, quand cela serait, la perte de cet acte serait-elle une raison pour un ancien serviteur de ma famille de retenir ce qui m'appartient légitimement?
JOLIN, se levant brusquement—La contre-lettre est perdue! Ah! je le savais bien, moi; il ne faut jamais s'abandonner au désespoir!
AUGUSTE, se levant de table—Jolin, je ne veux pas croire encore aux soupçons que tes paroles tendraient à m'inspirer. Il m'en coûterait trop de te regarder comme un fripon.
JOLIN—Ah! ah! ah!... La bonne histoire, ce pauvre garçon revient tel qu'il est parti... ah! ah ah! C'est toujours le même écervelé que son père lui-même avait surnommé La Bourrasque. Ah! oui, La Bourrasque; pas de tête! pas de tête! Il vient réclamer cette fortune sans laquelle je ne pourrais plus vivre, et il n'a pas le précieux papier pour m'obliger à cette restitution. Il l'a perdu, le pauvre enfant... le pauvre niais... le pauvre fou!... Il l'a perdu... ah! ah! ah! il l'a perdu!
AUGUSTE—Comme tu vas vite en besogne, vieux Jolin! T'ai-je dit que cet acte était perdu? Est-il si difficile de conserver une feuille de papier?
JOLIN—Hein! c'était donc une épreuve?
AUGUSTE—Peut-être. Dans tous les cas, cette épreuve ne t'a pas été favorable; aussi je me montrerai sévère envers un déloyal fondé de pouvoir; tu peux t'y attendre.
JOLIN—Non, non, c'est impossible, ce papier n'a pu échapper à la destruction, à tous les naufrages dont vous parliez tout à l'heure. Vous avez imaginé quelque ruse pour me tromper. Mais j'ai l'œil ouvert...
AUGUSTE—Jolin! Tu sens que l'âge a modifié mon tempérament; car tu sais bien qu'autrefois, vieux coquin, je n'aurais pas souffert ces insolences sans te rompre les os... Mais causons tranquillement. Me croyais-tu assez imprudent, malgré ma légèreté, pour ne pas laisser cette contre-lettre au Canada?
JOLIN—Ce n'est pas probable, car j'ai pris les informations les plus minutieuses...
AUGUSTE—Dans mon intérêt, sans doute, vertueux Jolin. Eh bien, tiens, écoute; je vais te révéler certaines circonstances que tu me parais ignorer. En quittant Québec, après la mort de mon beau-frère, pour aller prendre part aux malheureuses échauffourées de 1838, je devais assurer le sort de celle qui m'avait tout sacrifié. Le jour donc où je conclus avec toi cette vente simulée de mes propriétés, je signai secrètement chez un autre notaire, un nouvel acte par lequel j'abandonnais à Berthe de Blavière, le revenu de tous les biens dont tu étais le dépositaire. A cette pièce je joignis la contre-lettre avec un testament. Je mis le tout sous cachet, et je le remis au notaire Dumont, en le chargeant de les faire parvenir à Berthe.
JOLIN—Ils ne lui sont pas parvenus, car personne n'a jamais rien réclamé de moi en vertu de ces papiers.
AUGUSTE—Je le sais, et c'est ce qui me fait croire, comme on me l'a assuré, que la malheureuse enfant, ne pouvant survivre à son chagrin, est allée mourir obscurément quelque part aux États-Unis.
JOLIN—Ainsi donc ces papiers sont restés entre les mains de Dumont? Il n'a pourtant jamais voulu convenir qu'il eût un dépôt venant de vous.
AUGUSTE—C'était son devoir de notaire.
JOLIN—Mais Dumont est mort, et son successeur...
AUGUSTE—A quoi bon ces explications? Les papiers existent, cela doit te suffire. Ils te seront montrés quand il sera temps.
JOLIN—Mais... mais... on vous les a donc rendus?
AUGUSTE—Pouvait-on refuser de me les restituer?
JOLIN—Mais alors, vous les avez sur vous, vous pouvez...
AUGUSTE—Curieux! mais en voilà assez pour ce soir. J'éprouve le besoin de prendre un peu de repos... Fais tes réflexions, Jolin; on dit que la nuit porte conseil. Emploie-la bien, caro mio; agis loyalement avec moi, et je ne te chicanerai pas trop sur tes comptes. A tort ou à raison, tu es riche, très riche, je le sais; même en me restituant ce qui m'est dû, tu pourrais vivre dans l'opulence... Crois-moi donc; la loyauté et la bonne foi te serviront mieux que la ruse ou la violence.
JOLIN—Certainement, mon cher monsieur Auguste, nous nous entendrons aisément... Seulement si vous pouviez me laisser voir cette contre-lettre.
AUGUSTE—Tu la verras, mais pas ce soir; le sommeil me gagne; dans quelle chambre as-tu fait préparer mon lit?
JOLIN—Dans la chambre jaune; Thibeault va vous y conduire. (Il sonne et Thibeault entre avec un bougeoir qu'il remet à Auguste.)
AUGUSTE—La chambre jaune! elle est bien triste et bien solitaire. C'est là que mourut ma vieille gouvernante, il y a près de quarante ans... Enfin, soit, je ne crains rien ni des vivants ni des morts... Bonsoir, Jolin; Dieu te donne des idées de paix!
(Tout en parlant il s'empare furtivement d'un couteau de table, dont il examine la pointe, et sort.)
JOLIN, THIBEAULT.
JOLIN, seul—Allons, je l'aurai échappé belle! Heureusement que La Bourrasque est toujours La Bourrasque... Il a la contre-lettre dans sa poche, je l'ai deviné. Avant deux heures je me moquerai de ses menaces. Thibeault, où est Bertrand?
THIBEAULT—Y a un bout de temps qu'il doit être dans le parc, comme tous, les soirs, à attendre vos ordres.
JOLIN—Dis-lui que j'ai affaire à lui. (Pantomime.) Tu comprends?
THIBEAULT—C'est pas difficile.
JOLIN—Dépêche-toi.
THIBEAULT—Ça y est. (Il sort.)
JOLIN, seul.
JOLIN—Jolin, voici le moment de mettre la dernière main à ta fortune... ou de perdre tout ce que tu possèdes. Question de vie ou de mort, Jolin! Oui, il faut lui enlever ce maudit papier, il le faut... à tout prix!... Ah! ma fortune! Il veut m'arracher ma fortune... mon bien, mon argent, ma vie!... Tout ce que j'ai passé la première partie de mon existence à désirer, et dont je n'ai pu profiter encore dans la seconde! Cette fortune pour laquelle je risque tous les jours la prison et l'échafaud... Ah! nous allons voir!... Non, monsieur Auguste DesRivières, vous ne m'arracherez pas ainsi le cœur. Auriez-vous tous les démons de l'enfer à votre service, vous ne réussirez pas. Plutôt vous étrangler de mes propres mains... Oui, oui, un meurtre, s'il le faut... la potence plutôt que la ruine... Oh! que je sois damné, mais que je sois riche!... riche!... riche!...
(La toile tombe.)
(Le théâtre représente l'intérieur d'un parc. Au fond, un mur qu'au lever du rideau, Adrien est en train d'escalader. Il fait nuit.)
ADRIEN, seul.
ADRIEN, dont on ne voit que la tête—On n'a pas l'habitude de veiller si tard au Domaine. Il faut que ce singulier personnage soit un homme d'importance aux yeux de Jolin... Se souviendra-t-il de moi?... cherchera-t-il à protéger Blanche?... Mais qu'importe après tout? Maintenant je suis décidé à agir seul... Agissons donc! (Il passe une jambe sur le mur.) Que vais-je faire? Ce voyageur n'avait-il pas raison de m'engager à prendre garde aux démarches imprudentes? Mon projet ne pourrait-il pas avoir pour résultat de compromettre Blanche sans utilité? Que gagnerai-je à me trouver seul, la nuit, dans ce jardin solitaire?... Ah bah! qui peut répondre du hasard? La pauvre enfant dort peu sans doute. Si elle avait l'heureuse pensée de se mettre à sa fenêtre pour respirer l'air frais de la nuit! Je pourrais me montrer à elle, lui adresser quelques mots à voix basse... Dans le cas contraire, je grimperai dans les peupliers jusqu'à sa fenêtre, et je déposerai ma lettre dans les pots de fleurs qu'elle arrose chaque matin... oui; d'ailleurs je serai plus près de ma chère, Blanche, je respirerai l'air qu'elle respire... Oui, oui, Dieu m'aidera! (Il entend du bruit; il retire sa jambe, et ne laisse que sa tête dépasser le mur.) Quelqu'un!... silence!
BERTRAND, THIBEAULT.
BERTRAND, entrant avec Thibeault—Cré nom d'un nom! j'aime pas ça, moi, qu'on me laisse là, planté comme un pieu, pendant des deux ou trois heures de la nuit, quand y a des bons coups à faire partout.
THIBEAULT—Vous avez pas besoin de vous plaindre, ça arrive toujours pas si souvent.
BERTRAND—Une fois c'est de reste.
THIBEAULT—Je voudrais ben vous voir rebeller... Quoi c'que vous pourriez faire avec vot' gang sans lui?
BERTRAND—Enfin de quoi s'agit-il?
THIBEAULT—Il va vous le dire lui-même. Y a un grand jack qu'est arrivé à soir qui y a pas fait plaisir.
BERTRAND—Ah! y s'agit de... (Pantomime.)
THIBEAULT—J'cré qu'oui.
BERTRAND—Un de ses anciens amis, je gagerais.
THIBEAULT—Ça m'en a tout l'air.
BERTRAND—C'est comme ça; les meilleurs amis finissent toujours par en venir au couteau. Moi, j'avais un camarade d'école que j'aimais comme mes yeux. Un jour, à propos de rien, y m'plante son canif dans les côtes et se sauve. Six mois après, j'lui envoya dans la tête une balle qu'il vit pas venir. C'est de valeur, parce qu'on était comme les deux doigt de la main.
LES PRÉCÉDENTS, JOLIN.
JOLIN, entrant—Eh bien, qu'est-ce que vous faite donc? Il n'y a pas de temps à perdre: il est une heure du matin.
BERTRAND—Bon! chacun son tour. C'est-y amusant d'attendre?
JOLIN—Thibeault vous a-t-il fait... comprendre...
BERTRAND—Ben... à peu près. Il paraît qu'y a un citoyen de trop dans ce monde.
JOLIN—Chut!... Comprenez bien mes volontés. Il ne s'agit pas de faire un mauvais coup; je suis trop honnête homme pour rien exiger de pareil. D'ailleurs on sait que l'individu se trouve chez moi, et je serais bien embarrassé de rendre compte de sa disparition... s'il disparaissait. Il faut être prudent. Il ne s'agit que de s'emparer de quelques paperasses qu'il a sur lui. Seulement, s'il s'éveille trop tôt, vous pouvez compter sur une résistance énergique... et alors...
BERTRAND—Tant mieux!
THIBEAULT—Tant pis!
JOLIN—Il faut l'empêcher de s'éveiller trop tôt et je puis vous donner à ce sujet des renseignements utiles. Pendant qu'il se couchait, je l'ai examiné par une fente de la cloison. Il se défie de quelque chose car il a commencé par entasser tous les meubles de la chambre derrière la porte, et puis s'est couché tout habillé. Mais il est bien fatigué, et il dort déjà profondément. Il s'agit d'abord d'ouvrir avec assez de précaution pour ne pas faire de bruit, c'est le principal. Après cela vous irez droit au lit qui est à gauche, et vous pourrez vous emparer de l'individu avant qu'il soit éveillé; alors j'entrerai avec de la lumière, et le reste ira tout seul.
BERTRAND—Mais, tonnerre d'un nom! c'est bien des cérémonies, ça! Laissez-moi donc faire; ça mettra pas grand temps, vous verrez!
JOLIN—Non, non!... Il y a des personnes endormies dans la maison: tout doit se faire dans le plus grand silence.
THIBEAULT—Tenez, vous me laisserez arranger ça moi. Je me charge d'ouvrir la porte sans faire plus de bruit qu'une souris qui trotte...
JOLIN—C'est cela; eh bien, allons!
BERTRAND, à part—C'est correct; encore un! mais y va te coûter le prix, celui-là, mon vieux grippe-sou d'hypocrite!... (Ils sortent.)
ADRIEN, seul—Oh! infamie des infamies!... Cette fois, c'est l'humanité qui parle; je ne puis reculer. (Il saute dans le parc.) Il s'agit d'empêcher un crime: c'en serait un d'hésiter!... (Il suit Jolin.)
(Le théâtre représente un corridor.)
Mme SAINT-VALLIER, BLANCHE.
Mme SAINT-VALLIER, debout un bougeoir à la main—Je te dis, ingrate enfant, que ton ridicule entêtement va nous faire chasser de cette maison. M. Jolin nous a rudoyées ce soir, comme il ne l'a encore jamais fait. Si tu le pousses à bout, qu'arrivera-t-il de nous, je te le demande? Nous faudra-t-il recommencer notre vie d'autrefois? Pour moi je suis lasse de cette pauvreté déshonorante.
BLANCHE—Maman, la pauvreté ne peut déshonorer quand on la supporte noblement et avec courage. Cette vie d'humiliation me répugne; j'aimerais mieux mille fois travailler pour vous et pour moi. Je puis broder, donner des leçons de musique...
Mme SAINT-VALLIER—De la broderie! des leçons de musique! Voilà bien de quoi faire vivre une personne de ma condition! Travailler pour vivre, quand on a vécu dans la meilleure société, quand on a tenu le haut du pavé!... Tiens, tiens, il faut que tout cela finisse, je ne puis souffrir que tu fasses ainsi ton malheur et le mien!
BLANCHE—Votre malheur! mais vous savez bien que je donnerais ma vie pour vous savoir heureuse!
Mme SAINT-VALLIER—Ce sont des phrases de roman, cela; quand on aime sa mère, on ne lui refuse pas un léger sacrifice...
BLANCHE—Je suis prête à faire tous les sacrifices possibles, ma mère; oui, tous, excepté celui d'épouser cet homme. Il m'inspire trop d'horreur et de dégoût!
Mme SAINT-VALLIER—Tu l'épouseras cependant, et le mariage va se faire dans le plus court délai. Nous verrons bien si tu oseras désobéir à ta mère.
BLANCHE—Puisse Dieu me pardonner, maman; mais j'aurai la force de l'oser!
Mme SAINT-VALLIER—Indigne créature! enfant dénaturée! Je parviendrai bien à te réduire va; et ce n'est pas ton Adrien Launière qui m'en empêchera. Un drôle qui n'a rien, et que tu préfères comme une sotte à l'homme le plus riche de Québec.
BLANCHE—Le souvenir d'Adrien me soutiendra, ma mère, s'il ne peut venir lui-même à mon secours. Mais peut-être le ciel m'a-t-il déjà envoyé un autre protecteur.
Mme SAINT-VALLIER—Un protecteur! qu'est-ce à dire? Serait-ce par hasard ce M. DesRivières qui est arrivé ce soir? En effet, j'ai cru m'apercevoir qu'il t'avait parlé à voix basse. Il t'a apporté quelque message, quelque lettre sans doute?
BLANCHE, pleurant—Non, maman, pas de lettre, pas de message; mais un mot de pitié est si précieux quand on est abandonné de tous...
LES PRÉCÉDENTS, ADRIEN.
ADRIEN, entrant précipitamment par la fenêtre—Pas de tous, pas de tous, Blanche!
BLANCHE—Adrien!
Mme SAINT-VALLIER—Comment?... Qu'est-ce que cela veut dire?
ADRIEN—Blanche! Mme Saint-Vallier! silence, de grâce! Il y va de ma vie.
Mme SAINT-VALLIER—Entrer par la fenêtre!... Une escalade!... Sainte Vierge! a-t-on jamais rien vu de semblable?
BLANCHE—O Adrien, Adrien!
Mme SAINT-VALLIER—Que venez-vous faire ici? Répondez!
ADRIEN—Je suis ici pour empêcher un meurtre.
Mme SAINT-VALLIER et BLANCHE—Un meurtre!...
ADRIEN—Oui... ce voyageur, cet étranger, arrivé ici ce soir; on veut se défaire de lui.
Mme SAINT-VALLIER—Qui donc, monsieur?
ADRIEN—Le maître de cette maison, ce misérable Jolin que vous voulez donner pour mari à votre fille.
Mme SAINT-VALLIER—C'est une calomnie! c'est impossible!... M. Jolin... un homme...
ADRIEN—Oh! il est trop lâche pour exécuter lui-même son abominable projet; mais les assassins sont déjà dans la maison. Dites-moi vite où est la chambre de cet étranger. Je le préviendrai, je le mettrai sur ses gardes, je le défendrai, s'il le faut!
Mme SAINT-VALLIER—Non, non!... C'est une imposture!... Jolin, un homme riche...
BLANCHE—Maman, ce soir il avait un regard infernal en regardant M. DesRivières.
ADRIEN—M. DesRivières! l'ancien maître de Jolin... plus de doute... Blanche, au nom de Dieu dites-moi où se trouve la chambre de ce pauvre voyageur...
BLANCHE—Là, au bout du corridor; mais je vous en supplie, Adrien, n'allez pas vous exposer à un danger inutile.
ADRIEN—Blanche, M. DesRivières est notre ami! (On entend un grand bruit.) Ah! mon Dieu, il est trop tard, on l'égorge. Laissez-moi, laissez-moi! (Il s'élance hors de la pièce.)
BLANCHE—Ah! mon Dieu, mon Dieu! Ils vont le tuer lui aussi.
Mme SAINT-VALLIER—Blanche, Blanche!... Fuyons, fuyons!... (Elle entraîne Blanche du côté opposé, et le décor s'ouvre par le fond.)
(Le théâtre représente la chambre à coucher d'Auguste. Jolin est debout dans un coin, une bougie à la main. Thibeault est étendu par terre, à moitié assommé. Auguste, les pieds embarrassés dans une chaise, est renversé, et Bertrand a le couteau levé sur lui. Les meubles sont dispersés çà et là dans la chambre où tout est dans le plus grand désordre.)
AUGUSTE, BERTRAND, JOLIN, THIBEAULT, ADRIEN.
AUGUSTE—Aïe!... la satanée chaise!
ADRIEN, entrant et saisissant le bras de Bertrand—Arrêtez, malheureux!
AUGUSTE, se dégageant et se mettant en garde son couteau à la main—Bon!... Merci!... Lâchez-le, lâchez-le maintenant. Je lui fais son compte.
ADRIEN, lâchant Bertrand qui remet tranquillement son couteau dans sa poche—Monsieur Jolin, votre maison est donc une caverne de brigands, un coupe-gorge! Vous n'êtes donc qu'un assassin!...
JOLIN—Par l'enfer! c'est l'amoureux! Comment s'est-il introduit ici?
AUGUSTE—Eh! mais, par la barbe du prophète! c'est mon petit ami de l'auberge. Du diable si je m'attendais à le revoir cette nuit! Eh bien, mon matelot, vous pouvez vous vanter de m'avoir rendu un service! car cet enragé brigand était en train de me faire une vilaine boutonnière au moule de ma veste... Merci!... Je ne sais pourquoi, mais j'aime à vous devoir ce service là, à vous!
JOLIN, bas à Bertrand qui s'est rapproché de la porte—Bertrand, il faut mettre à tout prix ces hommes hors d'état de nous nuire!...
BERTRAND—À tous les diables vous et vos affaires! La tête me bouille comme une marmite au feu... J'en ai assez! C'est un démon ce pendard-là... Et cet autre qui m'arrive sur les bras... Et vous qui me laisseriez étriper sans grouiller une patte... Merci!... Des compliments chez vous! (Il s'éloigne.)
JOLIN—Comment! vous m'abandonnez! Demain ils porteront plainte contre vous, et...
BERTRAND—De quoi m'accuseront-ils? D'avoir reçu une grêle de coups pour assommer un bœuf! S'ils me poursuivent pour cela, ils pourront venir me chercher dans le bois du Carouge; ils trouveront à qui parler!
JOLIN, donnant des coups de pieds à Thibeault—Allons, te lèveras-tu, toi, maudit cancre!
THIBEAULT—Aïe! aie!... Je suis à moitié mort... grâce!...
AUGUSTE—Attendez, camarade; (Il lui tend la main.) les ennemis ne sont pas des Turcs. C'est moi qui vous ai mis dans cet état, c'est à moi de vous aider maintenant que la bataille est finie!... (Il le relève.) Allons, mon brave, cette petite bourrasque ne doit pas vous décourager; quand vous voudrez, je vous donnerai votre revanche.
THIBEAULT—Non, non! pas de revanche, pas de revanche! J'en ai assez moi aussi. (Il se dirige vers la porte.)
AUGUSTE, à Bertrand—Et vous, mon vaillant picador, sans rancune aussi, n'est-ce pas?... Quand il vous plaira de recommencer notre passe à la navaja, je serai à vos ordres. Il n'y aura pas alors de chaises éparses sur le plancher pour me faire tomber! Au revoir donc, mes amis, et felice sera! (Bertrand et Thibeault sortent.)
AUGUSTE, ADRIEN, JOLIN.
ADRIEN—Vous les laissez s'échapper ainsi?
AUGUSTE—Pourquoi pas? Tel va chercher de la laine qui s'en revient tondu! Et maintenant, mon bon Jolin, mon respectable ami, nous allons causer un instant, si tu veux bien.
JOLIN—J'espère, mon cher monsieur Auguste, que vous ne prendrez pas au sérieux une mauvaise plaisanterie. J'avais expressément recommandé qu'on ne vous fit aucun mal. Je voulais seulement voir ce papier, vous savez, qu'il m'est si important de connaître. Ces pauvres diables que vous avez si mal menés étaient seulement chargés de s'assurer si réellement vous aviez cette pièce sur vous...
JOLIN—Mais vous me demandez d'être absolument le maître dans ma... dans notre maison. Au moins justifiez de vos droits, en me montrant ce papier... qui...
AUGUSTE—Tron dé Diou! mon bon ami, tu deviens assommant à rabâcher toujours la même chose! Tu verras ce papier le jour où nous réglerons définitivement nos comptes; tu le verras en présence d'un notaire et de deux témoins, à travers une glace assez épaisse pour que tu ne puisses le lacérer furtivement. Voilà quand et comment tu verras cette contre-lettre, et non auparavant ni autrement. En attendant je vais la mettre en lieu sûr, afin que tu ne sois plus tenté de recommencer l'expérience de cette nuit. Crois-moi, ne te montre pas trop difficile, et nous pourrons faire ensemble un arrangement à l'amiable où tu trouveras ton profit.
JOLIN—Et ni vous ni ce jeune homme ne conterez jamais à personne ce qui est arrivé cette nuit?
AUGUSTE—Nous le promettons.
JOLIN—Et vous vous engagez à soutenir demain matin la fable que je conterai aux dames Saint-Vallier pour détourner leurs soupçons?
AUGUSTE—Tu pourras conter toutes les fables de Lafontaine si tu veux, personne ne te contredira.
JOLIN—Marché conclu!
AUGUSTE—A merveille! Maintenant, récapitulons. J'aurai mes cinq cents louis; je pourrai recevoir tout le pays ici s'il m'en prend fantaisie...
ADRIEN—Et j'épouserai Blanche?
JOLIN—Oui, oui...
AUGUSTE—Chien qui s'en dédit! Tiens bien toutes ces conditions, mon vieux, car je te surveillerai. Tu dois savoir qu'il n'est pas facile de me tromper, ni de me surprendre; te voilà bien averti... Maintenant, que la paix est conclue, laisse-moi seul ici attendre le jour en compagnie de ce brave garçon arrivé si à propos pour m'épargner des désagréments. Envoie-nous deux ou trois bouteilles de ton meilleur vin, et bonsoir... Tu dois avoir besoin de ruminer à ton aise quelque nouvelle coquinerie; seulement contente-toi de ruminer ou sinon... Va! (Jolin sort.) Allons, j'ai quinze jours devant moi; c'est plus qu'il ne me faut pour les mater...
ADRIEN, se jetant dans ses bras—Ah! monsieur, vous êtes mon bon génie; vous aurez fait le bonheur de toute ma vie!...
AUGUSTE—Ne vous hâtez pas trop de me remercier, mon jeune ami; Dieu sait comment tout ceci finira... Enfin, j'ai quinze jours de gagnés. Les Américains ont tort de dire: Time is money... Le temps c'est tout!
(La toile tombe.)
(Le théâtre représente un jardin. Au fond une barrière entrouverte, où Josepte et Thibeault causent au lever du rideau.)
THIBEAULT, JOSEPTE.
JOSEPTE—Mais, quand je vous dis, Thibeault, qu'il avait l'air d'un vrai quêteux, quoi! A part la poche. Et pis si c'avait pas été que de M. Launière, il s'en allait sans payer l'absinthe qui avait bue chux nous. Tout ça c'est vrai comme v'là une clôture qui me regarde! Et puis, vous me dites que c'est un gros richard! Jamais j'vous crairai!
THIBEAULT—Ah! ben, s'il avait l'air d'un quêteux, il est ben changé, je vous en réponds. Y remue l'argent à la pelle, j'vous dis. Y paraît qu'il a dans le port un bâtiment qui vient des vieux pays avec des tonnes pleines d'argent et des yamants gros comme le poing. Enfin, c'est riche, cinq fois fortuné...
JOSEPTE—Vous avez qu'à voir! Vous avez qu'à voir!... qui c'qui aurait jamais pu... C'est tout prouvable qu'il aura fait ça pour nous éprouver... Et pis Cayou, mon homme, qu'a voulu le faire manger par son chien! Je vous dis qu'on est malchanceux aussi. Je lui disais! que faut jamais juger dans les apparences... Mais vous avez toujours un fameux bel habillement à c't'heure!
THIBEAULT—Bougez pas! c'est pas un habillement, ça; c'est une livrée. On est quatre habillés comme ça...
JOSEPTE—Quatre!
THIBEAULT—Oui. Et pis, quant à lui, le millionnaire, quand vous le reverrez à c't'heure, j'vous persuade que vous aurez pas envie de chouler les chiens après lui... Faut voir s'il en a d'l'apparance. Oui, du beau drap fin, et pis ça reluit.
JOSEPTE—Sainte misère humaine! qui c'qui aurait jamais pu penser... Et pis on dit que M. Launière est son grand ami... V'là c'que c'est, il l'a pas si mal reçu que nous autres, lui.
THIBEAULT—À propos, votre M. Launière, il va s'marier.
JOSEPTE—C'est-y vrai?
THIBEAULT—Oui, le bomme Jolin mange d'l'avoine. Si vous voyiez la grimace qu'y fait!... Mais c'est le millionnaire qu'arrange tout ça... On dirait que tout y appartient icitte. J'y comprends rien.
JOSEPTE—Ce pauvre M. Adrien... Ah! ben, j'suis contente pour lui.
THIBEAULT—Chut!... le v'là qui s'en vient avec sa blonde... Allons-nous-en. (Il sort.)
JOSEPTE, sortant—Qui c'qu'aurait jamais pu penser?...
ADRIEN, BLANCHE.
ADRIEN—Comme tout me paraît changé ici! Ce jardin, ce parc, qui me semblaient si sévère, si triste, il y a quelques jours, sont pour moi un paradis terrestre maintenant... N'est-ce pas qu'il est sublime ce sentiment qui a le pouvoir non seulement de réchauffer les cœurs les plus froids, d'inspirer des actions héroïques aux plus égoïstes, mais encore de transformer ainsi même les objets matériels, la nature inerte! Oh! aimons-nous toujours ainsi, Blanche, et toute l'existence ne sera qu'un long enchantement... Mais vous ne me semblez pas très gaie... auriez-vous quelque chagrin?
BLANCHE—Non, Adrien; mais j'ai des appréhensions; je ne comprends pas trop tout ce qui se passe autour de nous; il me semble que tout ceci est un rêve.
ADRIEN—Que ce soit un rêve ou une réalité, si ce rêve doit durer toujours, pourquoi désirer autre chose? Ne nous préoccupons pas de l'avenir. Tu m'aimes toujours, n'est-ce pas? Dis-moi que tu m'aimes toujours.
BLANCHE—Oh! oui, toujours Adrien! comment ne t'aimerais-je pas, toi si noble et si généreux! toi mon ami d'enfance, mon frère! mon frère par l'affection, et aussi... par le malheur... Tous deux nous avons souffert, tous deux nous avons pleuré; et c'est là une fraternité qui ne s'altère jamais, car elle tient à toutes fibres du cœur. Oui, Adrien, oui, je suis fière de te le dire, je t'aime, je t'aime de toutes les forces de mon âme, sans restriction, sans hésitation, sans partage... mais...
ADRIEN—Alors, Blanche, ô ma Blanche bien-aimée, qu'as-tu à craindre? Pourquoi douter de la Providence? Celui qui protège le nid des petits oiseaux, est le père de tous ceux qui s'aiment...
BLANCHE—Qu'il nous défende alors, car je crains un malheur...
LES PRÉCÉDENTS, Mme SAINT-VALLIER.
Mme SAINT-VALLIER, entrant—Blanche, je ne dois pas souffrir que vous sortiez ainsi seule avec monsieur. Tous ces roucoulements sont fort bien, mais cela ne peut durer. Ma fille m'appartient, et personne n'en disposera contre mon gré. Puisque M. Jolin nous a trompées en se faisant passer pour riche, je veux bien ne plus penser à lui; je lui ai retiré mon estime; mais je ne vois pas de raison là-dedans, monsieur Launière, pour que je vous accorde la main de Blanche. Cela ne vous met pas en position de vous charger d'une famille. Je finirai par me lasser de toutes ces chuchoteries, si l'on ne va pas franchement au but.
ADRIEN—Mais, madame, ne m'avez-vous pas permis...
Mme SAINT-VALLIER—Permis, permis! est-ce que je sais, moi, ce que je permets et ce que défends, depuis l'arrivée de ce M. DesRivières, si bien surnommé la Bourrasque. Tout tourne à sa volonté; il fait la pluie et le beau temps dans cette maison. Il est riche, il ne l'est pas; il arrive ici vêtu comme un mendiant, et il jette l'or par les fenêtres... Une nuit vous tombez des nues en nous annonçant que M. Jolin assassine votre M. DesRivières. Le lendemain matin on vous voit déjeuner gaiement tous les trois, et vous nous assurez que toute cette affaire qui nous a causé une si grande peur, n'est qu'un malentendu... M. Jolin a l'air de détester cet étranger, et lui obéit comme un esclave. Enfin Jolin n'est pas digne de ma fille, c'est fort bien. M. DesRivières en me parlant de votre mariage, m'a fait entendre certaines choses... mais s'il ne se hâte pas de s'expliquer clairement, je ne vois pas pourquoi je souffrirais plus longtemps des assiduités inutiles...
BLANCHE—Mais, maman, M. DesRivières vous aurait-il exprimé l'intention...?
Mme SAINT-VALLIER—Rien, rien; ces questions-là ne sont pas à ta portée. Seulement si votre millionnaire continue à recevoir une légion d'amis, de cousins et de cousines à qui il fait espérer sa succession, je ne sais pas comment il pourra réaliser ses promesses...
BLANCHE—Je comprends mal, maman; vous ne voulez pas dire sans doute que M. DesRivières aurait promis de suppléer à notre défaut de fortune?
Mme SAINT-VALLIER—Et quand cela serait?
BLANCHE—Les convenances, le sentiment de ma dignité me défendraient d'accepter les dons d'un étranger, dût mon bonheur en dépendre!
Mme SAINT-VALLIER—Phrases de romans que tout cela... D'ailleurs si tu es si délicate, M. DesRivières ne pourrait-il pas s'intéresser en faveur de son nouvel ami, M. Adrien, qui lui a, paraît-il, rendu un service immense?
ADRIEN—Madame, je rougirais de devoir la main de Blanche à une indélicatesse; et c'en serait une que de recevoir le prix d'un service rendu.
BLANCHE—Cher Adrien, nos âmes se devinent toujours.
Mme SAINT-VALLIER—Sur ma parole, la jeunesse d'à présent est complètement folle... Ah! ça voudriez-vous bien me dire pourquoi, après m'être opposée jusqu'ici à cet absurde mariage, j'aurais changé d'avis tout à coup, si l'on ne m'avait fait entendre certaines éventualités? Qu'y aurait-il de changé dans nos situations réciproques? Mais puisque vous êtes si désintéressés, n'en parlons plus... tout est rompu! Toi, Blanche, je te défends de revoir M. Launière; et de son côté M. Launière voudra bien ne plus t'honorer de ses attentions particulières.
ADRIEN—Oh! madame, par pitié pour moi, pour Blanche...
Mme SAINT-VALLIER—C'est mon dernier mot!
BLANCHE—Oh! maman! (Elle pleure.)
Mme SAINT-VALLIER—Blanche, rentrons!
ADRIEN—Soyez tranquille, Blanche; je ne vous abandonnerai pas!
Mme SAINT-VALLIER—C'est ce que nous verrons. (Elle va pour sortir en entraînant Blanche, et elle se trouve face à face avec Auguste.)
LES PRÉCÉDENTS, AUGUSTE.
AUGUSTE, entrant—Ma foi, mes bons amis, c'est très mal à vous de quitter la table avant la fin. Vous perdez un spectacle unique: d'abord cette ménagerie de parents que j'ai grisés en les obligeant à boire outre mesure à mon heureux retour; et ce pauvre Jolin, qui fait la plus piteuse mine en comptant les bouteilles vides et les verres cassés. Son cœur d'avare saigne par tous les pores... Le poveretto! s'il avait vu mes dîners d'apparat dans l'Inde! On buvait dans des gobelets d'or enrichis de perles que l'on jetait dans le Gange à la fin du repas. On brisait les plats de porcelaine du Japon, sur la tête des porteurs de palanquins, avec aussi peu de regret que je brise ce méchant verre de deux sous... (Il jette le verre dans la coulisse.)
Mme SAINT-VALLIER—Voilà de jolies manières! Vous devriez avoir plus d'égards pour la vaisselle de la maison. On a beau être riche, on trouve toujours l'occasion d'employer convenablement sa fortune.
AUGUSTE—Fort bien parlé, bonne maman Saint-Vallier; mais je suis pour le moment un riche d'une certaine espèce; mon plaisir suprême... (Examinant Adrien et Blanche.) Mais, par Al-Borak! que signifie ceci? Les enfants ont pleuré? Qui a effarouché mes gentils tourtereaux? Qui a jeté des pierres dans mon buisson de roses? Tron de l'air! serait-ce un nouveau tour de Jolin? Voudrait-il rompre la trêve?
ADRIEN—Non, monsieur; Jolin n'est plus la cause de notre affliction. Merci de votre bienveillance, mais elle ne peut rien pour diminuer nos chagrins actuels.
AUGUSTE—Alors je dois m'en prendre à vous, madame Saint-Vallier, je le parierais. Vous aurez encore tourmenté mes jeunes amis par vos éternelles exigences de fortune. Je vous avais pourtant fait entendre que, dans certains cas...
Mme SAINT-VALLIER—Vous avez eu beau me parler de tous les cas possibles, ils ne veulent rien de vous ni de personne; et comme je ne saurais souffrir plus longtemps de voir ce grand garçon rôder autour de ma fille, et lui parler à l'oreille...
AUGUSTE—Êtes-vous si méchante? Auriez-vous bien le cœur de martyriser ces chers enfants? Regardez-les; leur naïve douleur ne vous émeut-elle pas? Je croyais mon âme desséchée par vingt années de voyages, de luttes, de désenchantements; et en les voyant, je me sens prêt à pleurer. Ah! c'est qu'en parcourant le monde dans tous les sens, j'ai admiré bien des choses, les merveilles de l'art, les splendeurs de la nature; mais je n'ai rien trouvé d'aussi digne de respect et d'admiration que deux enfants jeunes et beaux, s'aimant d'un premier amour!... Oh! ne les séparez pas!... ce serait une faute, ce serait un crime! Ne les séparez pas, ou craignez que leur malheur ne retombe sur votre tête... J'ai aimé comme Adrien autrefois; il y a bien longtemps. Si rien n'eût fait obstacle à mon amour, j'eusse pu devenir un homme simple et bon, utile à ses semblables, obéissant aux lois de la société; mais un obstacle se rencontra; on irrita des passions fougueuses, je devins ivre, je devins fou... Le sang coula, un cadavre fut jeté entre elle et moi. L'existence de celle que j'aimais fut brisée du coup; et moi, pendant une moitié de ma vie, j'ai erré en proscrit, en vagabond, sur la surface de la terre, faisant rarement le bien, souvent le mal, à charge aux autres, à charge à moi-même!... Je crois, Dieu me pardonne, que je deviens sentimental. C'est honteux, à mon âge... Mais voyons, madame, vous ne songez pas sérieusement à les séparer! Ils s'aiment, ils sont dignes l'un de l'autre, ils seront heureux. Tenez, pour les voir heureux, je donnerais...
Mme SAINT-VALLIER—Vous donneriez?
AUGUSTE—Le diamant du Grand-Mogol, si je l'avais.
Mme SAINT-VALLIER—Très bien; je sais ce qui me reste à faire. Il est toujours bon de mettre ces beaux parleurs au pied du mur. Voilà où aboutissent leurs promesses... au diamant du Grand-Mogol. Encore une fois, c'est bien; je saurai agir à ma guise...
LES PRÉCÉDENTS, LECOURS, et son fils JULES puis JOLIN.
LECOURS, en dehors—Par ici, par ici, Jules! Il me semble avoir vu le bon cousin se diriger de ce côté...
AUGUSTE—Allons, voilà mes hôtes qui s'impatientent. Voyons, mes petits amis, essuyez vos yeux; tout s'arrangera, vous verrez. Et vous, chère maman Saint-Vallier, nous causerons de tout cela à tête reposée; et nous nous entendrons, soyez-en sûre. En attendant, riez un peu de ma charmante famille... Elle est divertissante.
LECOURS, en dehors—Viens, Jules, je les aperçois!
JOLIN, entrant—C'est l'un de vos convives qui vous cherche pour prendre congé. (À part.) La peste soit de tous ces grugeurs!...
LECOURS, entrant avec son fils—En effet, mon cousin, nous avons le regret de vous quitter.
AUGUSTE—Comment, déjà? Vous me feriez plaisir en passant ici quelques jours, afin que je puisse vous fêter d'une manière plus digne de vous et de moi. Ces dîners improvisés ne valent pas grand'chose...
JOLIN, à part—Que le diable lui torde le cou!...
LECOURS—Oh! nous sommes tout à fait charmés...
AUGUSTE—Vous me donnerez ma revanche un autre jour. Je vais mettre cette maison sur un pied convenable. J'aurai des cuisiniers de diverses nations. Vous verrez, cousin; à votre prochaine visite, vous mangerez des nids de salanganes, des holothuries et des nageoires de requins. Je parie que vous trouverez ces mets délicieux.
JOLIN, à part—L'infâme!...
LECOURS—Vous êtes mille fois trop...
AUGUSTE—Eh bien, à dimanche prochain alors, il y aura grande fête ici. Ayez la bonté de transmettre mon invitation aux Amyot, aux Durand, aux Garant, et aux autres dont je puis oublier le nom, mais que je chéris du fond du cœur. Dites-leur de venir avec leurs amis et leurs connaissances, leurs enfants, leurs domestiques, leurs chiens, s'ils en ont... Dans l'Inde, c'est l'usage d'arriver ainsi chez un ami en caravane.
JOLIN, à part—Le brigand!...
AUGUSTE—Jolin, j'entends que rien ne soit épargné pour cette fête. S'il n'y a pas de salle assez vaste à la maison, le banquet aura lieu dans le jardin. Je veux des pluies de fleurs, des parfums, de la musique...
JOLIN—Cependant, monsieur, il y a certaines limites... qui...
LECOURS—Ah! c'est mal à vous, monsieur Jolin, de vouloir ainsi détourner votre maître de sa famille. Avez-vous peur de l'affection qu'il nous témoigne? Vous avez beau faire, M. DesRivières préférera toujours ses parents à l'ancien commis de son père.
LES PRÉCÉDENTS, THIBEAULT.
(Thibeault entre et va présenter une lettre à Jolin qui s'éloigne un peu pour la lire.)
THIBEAULT, à Lecours—La voiture de monsieur est prête.
LECOURS, à Auguste—Vous les entendez, cousin; maître et domestique ont l'air de nous trouver de trop ici. Écoutez; on cherche à vous accaparer; on en veut à votre fortune, c'est clair. Tenez, si vous vouliez bien venir demeurer chez nous, à Québec, notre demeure est bien peu digne de vous, mais l'affection et le respect suppléeraient à ce qui manque.
AUGUSTE—Merci, merci, cousin; j'apprécie votre dévouement à sa juste valeur... et je pourrais bien un jour ou l'autre accepter vos offres...
JOLIN, d'un air triomphant, et sa lettre à la main—Acceptez-les tout de suite, vilain imposteur que vous êtes; acceptez-les tout de suite, et délivrez-moi de votre présence!
ADRIEN—Que signifie ce langage? Oubliez-vous, monsieur Jolin...
JOLIN—Je n'oublie rien; mais je suis las de me faire bafouer dans ma maison, et je vais donner du balai à tout ce qui me gêne. Ainsi donc, les DesRivières, les Lecours, les petits amoureux intrigants, les laquais et les banquets chinois, et toute la boutique infernale, vont décamper lestement de chez moi... Allons, qu'on fasse maison nette, et promptement! car en vérité la rage m'étouffe, et je ne saurais me contenir plus longtemps!
LECOURS—Mais, sapristi! cet individu est fou! parler ainsi à un homme capable d'acheter la moitié de Québec.
JOLIN—Qu'il s'achète donc un logis pour la nuit; car, je le jure, il ne couchera pas dans ma maison.
LECOURS—J'espère que vous connaissez vos amis maintenant, cousin! Venez-vous-en chez nous. Notre voiture est prête; nous pouvons y placer vos coffres les plus précieux... Il serait imprudent de laisser votre fortune à la merci de ce mécréant...
JOLIN—Ah! ah! ah!... Son bagage ne sera pas lourd. Il ne possède rien au monde. C'est moi qui lui ai acheté l'habit qu'il a sur le corps.
LECOURS—Mais ces dîners, ces réceptions...
JOLIN—Je souffrais tout, je payais tout... Moi, l'homme réputé habile, expérimenté, je me suis laissé duper comme un écolier, comme un imbécile. Oh! mais la leçon me servira. Allons, que l'on sorte à l'instant de chez moi!
LECOURS—Je m'en vais tout de suite, quant à moi. Je ne suis pas venu ici pour me faire insulter... Cela crie vengeance... Viens, mon enfant... c'est indigne. Être traité ainsi dans la maison d'un parent!... (Il sort avec son enfant.)
LES PRÉCÉDENTS, excepté LECOURS et JULES.
AUGUSTE—A ce que je vois, maître Jolin, tu sais...
JOLIN—Je sais la vérité. Ce papier que vous vous vantiez d'avoir n'est pas entre vos mains. J'ai écrit au successeur de ce notaire à qui vous aviez confié la contre-lettre; voici sa réponse. (Il lit.) «Cette pièce a été envoyée à qui de droit; il en est fait mention dans nos registres; mais comme elle n'a jamais été mise en usage, il faut penser qu'elle a été perdue ou détruite.»
AUGUSTE—C'est la réponse que j'ai obtenue moi-même.
JOLIN—Alors qu'attendiez-vous donc de moi? Pourquoi ces folies indignes d'un homme de votre âge, ces extravagances, ces gaspillages inouïs?
AUGUSTE—Je voulais m'amuser à tes dépens. J'aurai toujours tiré cela de l'héritage que tu me voles...
JOLIN—Ménagez vos expressions! Je suis un honnête homme, et je ne souffrirai pas que l'on m'insulte. Si vous avez des droits faites les valoir! Mais tous ces propos sont inutiles. Thibeault, chasse-moi ces individus!
THIBEAULT—Merci!... J'en ai assez, moi, de ces jeux-là!
AUGUSTE—Misérable fripon!... je t'étranglerais... Mais bah! un coquin de moins sur la terre où il y en a tant, ne laisserait pas de vide appréciable. (À Adrien.) Allons, mon ami, il ne nous reste qu'à faire retraite, car vous êtes compris dans cette intimation polie d'avoir à vous éclipser.
JOLIN—Oui, lui, lui surtout!
ADRIEN—Je n'ai pas la prétention de rester chez M. Jolin malgré lui; mais, avant de partir, je veux savoir si c'est librement que ces dames...
BLANCHE—Adrien, je ne veux pas, je ne peux pas rester ici. Je vous en conjure, ne me laissez pas dans cette maison!...
JOLIN—Vous dépendrez de votre mère, mademoiselle; et si elle a conservé un peu d'amitié pour moi...
Mme SAINT-VALLIER—Je crois, en effet, qu'on vous a indignement calomnié, mon vieil ami...
JOLIN—Eh bien, j'espère que vous ne confierez ni le sort de Blanche ni le vôtre à des vagabonds sans le sou, comme ces deux individus-là.
BLANCHE—Maman, vous n'avez donc pas compris le rôle honteux...
Mme SAINT-VALLIER—Te croirais-tu plus sage que ta mère?...
BLANCHE, éclatant en sanglots—Adrien! Adrien!...
ADRIEN—Oh! madame, je vous en conjure, au nom de ce que vous avez de plus sacré...
Mme SAINT-VALLIER—Laissez-moi, monsieur! Blanche, sortons. (Elles sortent.)
LES PRÉCÉDENTS, excepté Mme SAINT-VALLIER et BLANCHE.
AUGUSTE—C'est inutile, mon pauvre garçon; vous n'obtiendrez rien de cette femme obstinée, à qui manquent également l'intelligence et le cœur. Il ne nous reste plus qu'à nous adresser à l'autorité...
JOLIN—Oh! je ne vous crains plus; les circonstances ont changé. Voudrait-on croire que moi, homme riche et considéré, j'aie pu tendre un piège à un malheureux sans feu ni lieu qui est venu me demander l'hospitalité? L'existence de ce fameux papier eût donné peut-être quelque autorité à une pareille assertion; mais il n'existe pas, je prouverai qu'il n'a jamais existé... D'ailleurs qui êtes-vous pour inspirer de la confiance? Un dissipateur ruiné, condamné à mort, exilé,—avec la plus détestable des réputations. Et ce jeune homme? Un sauteux d'escalier qui s'est introduit la nuit par escalade dans une maison habitée. Les beaux accusateurs! Oh! je me moque de votre colère, allez!... Mais en voilà assez; et puisque vous ne voulez pas partir de bonne volonté... (Il fait quelques pas du côté de la maison.)
AUGUSTE—Oui, hein? Eh bien, goddam! Corpo di Baccho! tron de l'air! Crois-tu donc, vieux scélérat, que je me laisserai chasser ainsi par les épaules de cette maison qui m'appartient et où je suis né? Tu vas m'en faire les honneurs jusqu'au bout, coquin! à moi et à ce brave jeune homme! Oui, tu vas nous accompagner jusqu'à la porte du jardin, chapeau bas, et aussi poliment que si nous étions des commodores ou des nababs. (Il sort un pistolet et va le mettre sur la tempe de Jolin.)
JOLIN—Monsieur, je ne consentirai jamais...
AUGUSTE—Chapeau bas, drôle! et marche à côté de nous avec déférence et respect; ou sinon, je te le jure, je te briserai la tête comme je briserais une vieille calebasse pourrie!
(Jolin accompagne Auguste et Adrien jusqu'à la barrière, chapeau bas, et le pistolet d'Auguste à la hauteur de sa tempe; et au moment où ils dépassent la barrière la toile tombe.)
(Même décor qu'au premier tableau.)
AUGUSTE, ADRIEN, CAYOU, JOSEPTE.
CAYOU—Cré tire-bouchon! C'est une bénédiction du bon Dieu!... Mais vous ne m'en voulez donc point pour... l'autre soir... vous savez... l'absinthe? Pourquoi diable vous étiez-vous déguisé aussi? On peut pas toujours deviner... Je me le disais... Mais curiosité à part, c'est drôle que vous laissiez le Domaine pour venir vous loger ici...
JOSEPTE—Tais-toi donc, Cayou, quand on a de quoi, et qu'on veut vivre à son goût, on doit pas être à son aise chez Jolin. Sans parler mal de lui, il est un peu serré, le cher homme!...
CAYOU—C'est drôle tout de même, un homme qu'à tant de bâtiments sur la mer...
AUGUSTE—Ils ont fait naufrage!
CAYOU—Naufrage! Ah! bonté divine! et les tonnes d'or?
AUGUSTE—Fondues. Mais, ne craignez rien, mon hôte, je puis solder ma dépense cette fois. Heureusement que quelques pièces plus dure que les autres n'ont pas coulé dans la fonte générale. Tenez, (Jetant une pièce d'or.) payez-vous d'avance; préparez-moi une chambre; donnez-nous à boire et à manger; et laissez-nous la paix. Dans tous les pays du monde, j'ai détesté les curieux et les bavards.
JOSEPTE—On y va, on y va!... (Elle sort avec Cayou.)
AUGUSTE, ADRIEN.
AUGUSTE, à Adrien qui est allé s'asseoir dans un coin—Allons, jeune homme; ne vous laissez pas gagner par la tristesse. Que diable! il faut être plus philosophe que cela.
ADRIEN—Hélas! quelle déception! A vous voir imposer vos volontés, vos caprices à ce Jolin, j'avais cru...
AUGUSTE—Adrien, je vous dois une explication. Je ne voudrais pas que vous fussiez en droit de m'adresser, même de pensée, le moindre reproche. Rappelez vos souvenirs, mon cher garçon; je ne vous ai jamais donné l'assurance positive de vaincre les obstacles que rencontrait votre mariage. J'étais moi-même trop incertain du succès de mon audace. Sans vouloir révéler mon secret, je vous ai toujours laissé soupçonner combien mon autorité sur Jolin était de nature précaire. Dites, cela n'est-il pas de la plus exacte vérité?
ADRIEN—Je le sais, je le sais; mais...
AUGUSTE—Vous trouvez ma conduite folle, absurde, n'est-ce pas? Vous vous demandez dans quel but, n'ayant aucun moyen légal d'obliger à une restitution cet homme de mauvaise foi, je suis venu m'établir chez lui, le vexer, le tourmenter de mille manières, au risque d'être honteusement expulsé quand la ruse serait découverte. D'abord, j'ai dû m'assurer si la probité aurait quelque influence sur cet homme à qui j'avais confié ma fortune. En découvrant à qui j'avais affaire, j'ai cru pouvoir l'effrayer par mon assurance, et l'amener à me proposer lui-même une transaction avantageuse. Ces dîners, ces réceptions continuelles n'avaient pas seulement pour but d'induire en dépense le spoliateur de mes biens; je désirais me faire des amis, et empêcher Jolin de me tendre des pièges. Vous le voyez, mon cher enfant, mon plan n'était pas tout à fait dénué de sens commun. Il était sur le point de réussir. Pour assurer sa sécurité et se débarrasser de moi, il eût accepté le partage des biens... Une révélation prématurée est venue tout gâter...
ADRIEN—Oh! je ne vous accuse pas. J'ai pu apprécier la généreuse nature qui se cache sous vos apparences frivoles. Oh! non, je ne me plains pas de vous, car je vous dois les quelques jours de bonheur que j'ai passés auprès de Blanche.
AUGUSTE—Courage donc, morbleu! Il ne faut pas mettre les choses au pis. Nous ne sommes plus au temps ou l'on mariait les filles malgré elles... Blanche tiendra bon; la mère imbécile finira par ouvrir les yeux...
ADRIEN—Et vous, monsieur?
AUGUSTE—Moi? Je m'engage matelot à bord du premier voilier en partance dans le port de Québec. Et ce qui me sera le plus pénible en cela, mon cher garçon, ce sera de vous quitter. Par Mahomet! vous m'avez ensorcelé.
ADRIEN—Et moi, vous êtes mon seul ami. Mais n'y aurait-il pas moyen de forcer ce Jolin...
AUGUSTE—Oh! d'abord je n'ai pas les moyens de faire un procès; et puis, vous êtes homme de loi, vous savez qu'on ne peut attaquer les titres de Jolin par preuve testimoniale, et qu'il faudrait absolument cette fatale contre-lettre pour avoir des chances de succès... Non, mon ami, il faut abandonner tout espoir de ce côté; je suis bien et dûment volé!...
LES PRÉCÉDENTS, BLANCHE.
BLANCHE, entrant—Adrien, monsieur DesRivières, sauvez-moi, au nom du ciel.
ADRIEN—Vous, Blanche... ma chère Blanche? Mais d'où venez-vous? Comment êtes-vous ici? Que s'est-il donc passé?
AUGUSTE—Asseyez-vous, mon enfant; vous êtes épuisée... Quelque nouvelle infamie de Jolin, sans doute?
BLANCHE, s'asseyant—Fermez la porte; on va me poursuivre certainement... Bien des personnes m'ont rencontrée sur la route; je courais comme une folle... Vous me défendrez, n'est-ce pas?
ADRIEN—Ne craignez rien, Blanche; vous avez ici des amis prêts à vous sacrifier leur existence.
AUGUSTE—Et pour l'un d'eux le sacrifice ne serait pas bien grand, allez!
BLANCHE—Adrien, monsieur DesRivières, qu'allez vous penser de moi? Oh! ce que je fais là est mal, bien mal, je le sais; j'ai quitté ma mère; je suis venue vous chercher ici. Mais ma pauvre tête s'est égarée; je me suis réfugiée auprès des seuls amis que j'aie sur la terre.
AUGUSTE—Mais enfin quelle est la cause de votre effroi, ma pauvre petite?
BLANCHE—Voici, monsieur. Après votre départ Jolin me parla de pardon, de réconciliation, et me fit les plus brillantes promesses, si je consentais à l'épouser. Mon refus l'exaspéra; il éclata en menaces; et ma mère qui ne peut résister à l'ascendant de cet homme, s'emporta elle-même contre moi jusqu'à vouloir me frapper. Ce matin, à déjeuner, j'appris que Jolin était allé à Québec, et ma mère m'annonça que nous devions partir dans la journée pour les États-Unis, à bord d'un yacht à vapeur, spécialement nolisé à cet effet par Jolin... Vous jugez de mon épouvante... Je ne sais si je me trompe, mais cet infâme a conçu des projets encore plus affreux que ceux qu'il avoue.
AUGUSTE—Oui, quand il vous tiendra en pleine mer, dans un vaisseau à lui, conduit par les misérables brigands qu'il a à son service... Mille pannerées de diables, on s'exposerait au pal lui-même pour enfoncer un couteau entre la quatrième et la cinquième côte d'un pareil coquin!
ADRIEN—Et vous avez fui... Oh! merci, Blanche, merci pour cet acte de courage!
BLANCHE—J'ai d'abord supplié, conjuré ma mère... Elle n'a pas voulu m'entendre; et alors, désespérée, folle de terreur, je me suis décidée à fuir. Je me suis glissée furtivement dans la cour; j'ai ouvert la grille; et sûre de vous trouver dans cette auberge, je suis accourue pour me mettre sous votre protection.
AUGUSTE—C'est fort bien, ma pauvrette; mais si vous saviez où nous étions, Jolin doit le savoir de même. Ils viendront vous chercher ici, et l'autorité d'une mère est toute puissante sur une fille mineure.
ADRIEN—Eh bien, alors, hâtons-nous; nous pouvons trouver pour elle un asile sûr à Québec.
AUGUSTE—Oui, et nous serions arrêtés vous et moi, pour enlèvement... Croyez-moi, mon ami, ne donnons pas prise contre nous à ce vieux matois de Jolin.
ADRIEN—Ces considérations ne m'arrêteront pas, et si Blanche y consent...
AUGUSTE—Elles ne m'arrêteraient pas non plus s'il s'agissait seulement de ma sûreté. Pour moi maintenant, qu'est-ce que la liberté? qu'est-ce que la vie? Mais franchement, Adrien, je vous verrais avec chagrin, vous et cette pauvre petite, flétrir par une démarche qui aurait l'apparence d'une faute, un amour pur et honnête comme le vôtre. Prenez garde, chers enfants; en entrant dans cette voie de révolte contre la société, contre l'autorité maternelle, savez-vous où vous pouvez être entraînés?... Je vous étonne je le vois; vous ne vous attendiez pas à de tels scrupules de ma part... Mais n'est-ce pas mon devoir de signaler aux autres les écueils sur lesquels j'ai fait naufrage?
ADRIEN—Cependant, monsieur, les circonstances sont telles...
AUGUSTE—Les circonstances ne sauraient justifier une faute; croyez-en un homme qui n'est pas habitué à exagérer la morale... N'attaquez pas de front les règles établies; un jour vous le regretteriez amèrement.
ADRIEN—Mais enfin, il faut prendre un parti.
AUGUSTE—Non, Adrien, il faut laisser les choses telles qu'elles sont. Écoutez; si je me montre sévère envers vous, c'est que je ne voudrais pas vous voir engagé dans la voie déplorable où je me suis perdu; parce que cette charmante enfant ne doit pas être malheureuse comme le fut ma pauvre Berthe.
ADRIEN—Berthe?
AUGUSTE—Oui; si vous étiez de Québec, vous connaîtriez probablement, malgré votre jeunesse, ma tragique histoire avec l'infortunée Berthe de Blavière.
ADRIEN—De qui parlez-vous, monsieur? Quel nom avez-vous prononcé? J'ai mal entendu, sans doute, je... Non, non, c'est impossible!
AUGUSTE—L'auriez-vous connue? Ce terrible drame a eu trop de retentissement dans la province pour que je doive cacher aucun nom... Je vous le répète, elle s'appelait...
ADRIEN—Taisez-vous, monsieur!
AUGUSTE—Mais pourquoi donc, au nom du ciel?
ADRIEN—Vous insultez ma mère!
AUGUSTE, se précipitant vers Adrien—Votre mère!... Votre âge? Par pitié, dites-moi votre âge!
ADRIEN—Monsieur...
AUGUSTE—Il le faut, Adrien; il le faut, je le veux... je vous en prie!
ADRIEN—Je suis né le 16 octobre, 1839.
AUGUSTE—1839! et votre mère s'appelait Berthe de Blavière!... Adrien, Adrien, vous êtes mon...
ADRIEN—Je suis le fils de M. Launière, monsieur!
AUGUSTE—C'est vrai, c'est vrai!... Ma pauvre tête se perd: voyons, réfléchissons, récapitulons ces circonstances étranges. Aidez-moi... Adrien, mon... ami. J'ai peur de devenir fou... Oui, c'est cela, votre mère pleurait souvent en vous regardant; votre père vous manifestait de la haine... N'est-ce pas cela, dites, n'est-ce pas cela?
ADRIEN—Oui.
AUGUSTE—Adrien, votre mère a dû vous parler de sa famille, de son passé; elle a dû vous révéler certaines particularités...
ADRIEN—Une seule fois; au moment de sa mort. Elle me fit appeler dans sa chambre, m'embrassa et pleura. Puis tirant de dessous son oreiller un paquet cacheté qu'elle me remit, elle me dit d'une voix éteinte: Mon fils, quand je ne serai plus, tu trouveras dans ces papiers des secrets qui te concernent. Cependant si tu as quelque affection pour ta malheureuse mère, tu ne chercheras pas à connaître ses fautes et ses remords... Par respect pour elle, je n'ai jamais ouvert ce paquet.
AUGUSTE—Mais où est-il, ce paquet, mon cher Adrien, ou est-il?
ADRIEN—Dans cette malle.
AUGUSTE—Donnez, donnez!
ADRIEN, tirant un paquet cacheté d'une malle et le remettant à Auguste—Tenez, je crois que vous pouvez connaître les secrets de ma pauvre mère.
AUGUSTE, décachetant le paquet—Plus de doute! voici cette fameuse contre-lettre signée Jolin; voici l'acte notarié par lequel j'abandonnais à Berthe ou à son enfant le revenu de mes biens. Par haine pour le meurtrier de son frère, elle n'a pas voulu faire usage de ces pièces... Adrien, Adrien, me crois-tu maintenant?
ADRIEN, se jetant dans les bras—Mon père!
AUGUSTE—Mon fils!... J'ai un fils, moi, l'aventurier, l'homme sans nom; le paria des cinq parties du monde! Oh! si j'avais su le bonheur qui m'était réservé, comme j'aurais fui le danger, comme j'eusse été lâche!... Mais rien ne m'avait révélé ton existence. Une fois, aux Antilles, je rencontrai un capitaine de navire que j'avais connu à Québec; il me raconta la disparition de Berthe; il me fit entendre suivant la croyance commune, qu'elle avait attenté à ses jours. Alors je cherchai le péril avec une espèce de fureur; je me jetai à corps perdu dans les entreprises les plus téméraires; tantôt riche, tantôt pauvre, je parcourais la terre ne me trouvant bien nulle part, sans but, sans désirs, sans jouissances... Et pendant ce temps, j'avais un fils! et il est beau, il est bon, il est généreux! Il m'a aimé, il m'a sauvé la vie avant de me connaître... Oh! c'est trop! c'est trop! (Il fond en sanglots.)
ADRIEN—Vous ne partirez pas, n'est-ce pas maintenant?
AUGUSTE—Partir? Oh! non, non! Te quitter, jamais!... Nous serons heureux ensemble.
BLANCHE—Et moi Adrien, et moi, monsieur DesRivières? n'aurai-je pas une petite part dans votre joie?
AUGUSTE—Vous! la jolie tourterelle de mon tourtereau! Vous la perle jumelle de mon écrin! vous partagerez notre bonheur en le complétant; vous serez ma fille comme il est mon fils. Je vous réunirai tous les deux sous mes ailes, et je vous défendrai du bec et des ongles, comme la poule défend ses petits... Jesus mein Gott! triple tonnerre, ma tête se détraque... me voilà poule couveuse, à présent! Je ris et je pleure à la fois... Elle est si belle, si douce et si gracieuse, ma fille!... Et mon fils, il est si brave, si honnête, si dévoué!... Vous vous aimerez et vous m'aimerez. Quand nous serons seuls, tout seuls, vous m'appellerez votre père, n'est-ce pas? Et plus tard vos enfants... Oh! mais que vais-je dire là, moi? Ne m'écoutez pas, tenez, ne m'écoutez pas. Je délire, j'extravague, et vous ne voudriez pas pour père de ce fou ridicule qu'on surnommait autrefois la Bourrasque...
ADRIEN—Mais, mon père, ce bonheur dont vous parlez ne pourra jamais se réaliser!
AUGUSTE—Qui dit cela?
ADRIEN—Mais vous oubliez donc...
AUGUSTE—Blanche sera ta femme, entends-tu? Oui, elle sera ta femme, dussé-je, moi-même, tordre le cou à ce vieux scélérat de Jolin!... Mais tu ne sais donc pas, Adrien? Cette contre-lettre, nous la possédons maintenant. Tout ce que Jolin a m'appartient...
BLANCHE—Mais, monsieur, les préjugés de ma mère contre Adrien...
AUGUSTE—Votre mère? Oh! ses préjugés ne tiendront pas quand elle verra Adrien immensément riche, et Jolin ruiné. Soyez tranquille, je me charge de tout...
LES PRÉCÉDENTS, Mme SAINT-VALLIER, JOLIN.
JOLIN, entrant avec Mme Saint-Vallier—Ah! ah! ah! La voilà donc enfin cette belle princesse fugitive qui vient réclamer l'assistance des chevaliers errants.
AUGUSTE—Silence, monsieur! Vous n'avez aucun droit sur cette jeune fille; épargnez-vous donc les injures et les menaces.
Mme SAINT-VALLIER—J'espère qu'on ne me contestera pas, à moi, le droit de traiter cette sotte créature comme elle le mérite... Quitter sa mère et une maison honnête pour se réfugier dans un cabaret, avec...
AUGUSTE—Madame, si Mlle Blanche a fait une démarche imprudente, la faute n'est pas à elle, mais à vous. Quand une mère aveugle, au lieu de défendre sa fille, la laisse exposée aux entreprises, aux insultes d'un misérable, il faut bien que la pauvre enfant se défende elle-même. Mais votre droit est sacré. Reprenez votre fille... Seulement, sachez-le bien, d'autres défenseurs plus clairvoyants veilleront à sa sûreté.
JOLIN—Allons, ces messieurs commencent à mettre de l'eau dans leur vin...
AUGUSTE—Jolin, nous sommes modérés, parce que nous sommes forts. Si tu en doutes, regarde! (Il lui montre la contre-lettre d'une main, pendant que de l'autre il empêche Jolin d'y toucher.) Ne bouge pas; ne fais pas un mouvement, sur ta vie! A cette distance, tu peux reconnaître ta signature... Tu sais ce que cela veut dire. Avant vingt-quatre heures, tu me rendras tes comptes.
JOLIN—La pièce est fausse; elle a été forgée par vous.
AUGUSTE—Tu diras cela à l'homme de loi à qui je vais la confier. Maintenant tu peux partir!
JOLIN—Malédiction!... Mais je me vengerai! (Il sort.)
Mme SAINT-VALLIER—Mais quel est donc ce papier dont il a si grand'peur?
AUGUSTE—Madame, c'est un acte en vertu duquel les magnifiques propriétés provenant de ma famille, enfin toute la fortune de Jolin, n'appartient pas à Jolin, mais à M. Adrien Launière que voici.
Mme SAINT-VALLIER—A M. Adrien!...
CAYOU, JOSEPTE, LES PRÉCÉDENTS, excepté JOLIN.
JOSEPTE, entrant avec Cayou—Ah! mon Dieu! mon Dieu! sainte misère humaine, j'crairai jamais ça...
AUGUSTE—Qu'est-ce que c'est mes bons amis?
JOSEPTE—Imaginez-vous.
CAYOU—Laisse-moi parler, Josepte.
JOSEPTE—Que Jolin...
CAYOU—Que Jolin vient d'être pris...
JOSEPTE—Laisse-moi donc parler, Cayou...
CAYOU—Par la police.
JOSEPTE—Oui, et pis Bertrand, et pis Thibeault... et pis d'autres!... Y disent que c'est tous des voleurs des malfecteurs, des meurtriers...
CAYOU—La bande de voleurs du Carouge... il parait que Jolin était leur chef... Les policemen l'ont dit... Ah! la crasse!...
JOSEPTE—Sainte misère divine! qui c'qu'aurait jamais cru ça!...
CAYOU—Y viennent de passer, là; ils les emmènent à Québec...
AUGUSTE—Laissez-les passer; c'est la justice des hommes qui précède la justice de Dieu... Eh bien, bonne maman Saint-Vallier, à quand le mariage de nos enfants?
Mme SAINT-VALLIER—Nos enfants?
ADRIEN—Quoi madame, ignorez-vous que M. DesRivières est mon...
AUGUSTE—Votre ami, Adrien, seulement votre ami... (À Mme Saint-Vallier.) Cependant voyez comme l'on change! nos jeunes gens si fiers et si délicats hier, ne rougiront plus d'accepter la donation de tous mes biens quand nous signerons leur contrat de mariage... car nous le signerons bientôt, n'est-ce pas?
Mme SAINT-VALLIER—Il le faudra bien, puisque décidément M. Launière mérite l'estime et la considération.
AUGUSTE—C'est cela!... Allons, mes enfants, embrassons-nous, et que ça finisse!...
(La toile tombe.)