The Project Gutenberg eBook of En Kabylie: Voyage d'une Parisienne au Djurjura

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Title: En Kabylie: Voyage d'une Parisienne au Djurjura

Author: J. Vilbort

Release date: March 21, 2005 [eBook #15434]
Most recently updated: December 14, 2020

Language: French

Credits: Produced by Aaron Bull

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EN KABYLIE: VOYAGE D'UNE PARISIENNE AU DJURJURA ***

Produced by Aaron Bull, aabull@shaw.ca

J. Vilbort

EN KABYLIE VOYAGE D'UNE PARISIENNE AU DJURJURA

Paris Charpentier et Cie, Libraires-Éditeurs 28, quai du Louvre

1875

CHAPITRE PREMIER
D'ALGER AU FORT NATIONAL.

Nos amis d'Alger nous disaient: Aller en Kabylie et au Désert! y pensez-vous? Le Sud est en fermentation. Les marabouts fanatiques annoncent partout l'arrivée du Moule-Saâ [Le maître de l'heure.], qui, venant de l'Ouest, du Maroc, du Gharb, du Mogreb-el-Aksa, doit, avec son yatagan, couper la tête à tous les Roumis [Chrétiens.]. Réfléchissez que nous sortons du Rhamadhan [Le feu qui purifie.], et qu'à ce jeûne rigoureux du neuvième mois s'ajoutent les excitations du printemps pour agiter les ferments de haine et de révolte que tout Arabe ou tout Kabyle puise dans le lait de sa mère. Restez donc parmi nous, à Alger la bien gardée, qui, en avril, n'est que parfum et lumière. Où trouverez-vous un ciel plus pur, un air plus doux? N'allez pas vous jeter dans un coupe-gorge.

Mais à ces exhortations de l'amitié prudente, le Général ne répondait que par un dédaigneux sourire. Comment, faible femme, supporteriez-vous les fatigues d'un pareil voyage? Ignorez-vous que jamais un phaéton, ni même le plus méchant des voiturins, n'a pu gravir les pentes kabyles? Quelques chevaux ont tenté l'escalade, mais presque tous s'y sont cassé les reins. La route est bonne jusqu'à Tizi-Ouzou, et les cochers d'Alger vous y mèneront. De Tizi-Ouzou au fort National, il y a un chemin très-pittoresque, dit-on, que l'armée du maréchal Randon tailla, en 1857, dans les flancs de la montagne; mais vous ne pourrez vous y aventurer qu'avec huit ou dix mulets du train. Vous courrez le risque de vous noyer dans le Sébaou, grossi par les torrents d'hiver et qu'il faut passer à gué. Après cela, rien que des escarpements abruptes, des précipices effroyables, où les plus fortes têtes gagnent le vertige, et que les mulets eux-mêmes hésitent à franchir quand il pleut, car il suffit d'une glissade pour s'aller briser en morceaux au fond d'un abîme de mille mètres.

Et ce n'est pas le pire danger, Madame: à peine aurez-vous mis le pied sur la terre berbère, que vous serez assiégée par une légion affamée et furieuse, acharnée à défendre l'indépendance nationale. Vous aurez beau invoquer l'autorité française et l'hospitalité kabyle, rien ne vous préservera des insultes ni des blessures de la puce musulmane. Et s'il n'y avait qu'elle seule à combattre! Mais il est un être immonde dont le Kabyle comme l'Arabe a fait son plus intime ami. Il l'héberge dans sa gandoura [Chemise de laine.]; il le nourrit de sa chair et l'abreuve de son sang. Quand cet hôte parasite se rend par trop importun, il le prend entre le pouce et l'index pour le déposer à terre, délicatement et comme à regret. L'odieux compagnon de voyage! Il est encore d'autres périls. Et d'abord, votre teint se gardera-t-il du hâle?

Et Sidi-Yzem [Le seigneur lion.], Madame! Si tout à coup il se dressait devant vous, hérissant sa terrible crinière, dardant sur vous ses prunelles de feu, voudriez-vous, à la manière des femmes kabyles, désarmer sa colère en lui disant:

«O Sidi, toi qui es si fort, si puissant, qui fais trembler les hommes, à qui rien ne résiste, tu es trop généreux pour faire la moindre peine à une pauvre femme qui t'admire et qui ferait tout pour te plaire; car je ne suis qu'une femme, moi! regarde…»

Vous voyez-vous assaillie sur un thamgouth [Pic.] du Djurjura par un ouragan de neige? retenue prisonnière par un déluge dans une écurie kabyle? ou bien, j'en frémis pour vous, enlevée par un montagnard aussi entreprenant qu'amoureux? Un proverbe du cru dit que la femme juive marche devant le diable, et que la musulmane vient immédiatement derrière lui; mais la chrétienne, la Française surtout, est un ange aux yeux de ces barbares: s'il vous fallait partager la couche d'un Mlikeuch, voleur, assassin et qui ne se lave jamais!

Madame Elvire haussa légèrement les épaules et s'écria: Je pars demain vendredi 7 avril; que les courageux me suivent!

Partir un vendredi! Cependant nous nous trouvâmes trois au point du jour sur la place Bresson, autour du Général: trois, les braves des braves, mais aussi quel général! De grands yeux gris un peu enfoncés sous leurs arcades orgueilleuses, tour à tour naïfs et doux comme des yeux de gazelle, ou brillants comme des yeux d'aigle; le nez aquilin et fier, surmontant une petite bouche souriante; le front large, couronné d'un magnifique diadème de cheveux bruns. Grande, svelte, avec des pieds d'enfant et les plus belles mains que les fils d'Adam admirèrent depuis Ève. Le bon sens d'un vieux juge et la fantaisie d'une petite maîtresse, l'esprit du diable et le coeur d'une soeur de charité; enfin, le courage du lion dans une enveloppe fragile, car le docteur Andral avait envoyé madame Elvire en Algérie pour y rétablir sa santé altérée par les hivers de Paris.

Son habit de voyage était des plus pittoresques sur un ample vêtement d'étoffe anglaise, elle portait un manteau doublé de petit-gris qui l'enveloppait tout entière, la protégeant contre la pluie, la poussière et le vent. Elle avait un grand chapeau de feutre aux larges bords, recouvert d'une coiffe blanche qui retombait sur les épaules. Un voile vert, flottant au vent, pouvait au besoin fermer la fenêtre que la coiffe laissait ouverte devant un visage blanc et rose, qui se trouvait ainsi défendu contre l'ardeur du soleil ou la curiosité des indigènes. «Je suis laide à faire peur,» nous dit-elle en nous abordant. Certes, il fallait qu'elle fût belle pour I'être encore dans cet appareil bizarre; mais il est des femmes douées de la grâce originelle qui embellit tout.

Un des trois braves était le mari de madame Elvire. Dès la première étape, et d'une voix unanime, on l'appela le Conscrit; car nous reconnûmes que, rêveur et distrait, absorbé en lui-même, il était incapable de nous conduire. D'ailleurs, le Général paraissait lui inspirer une admiration sans bornes. Si merveilleux que fût le paysage, ses yeux, après s'y être arrêtés un instant, se tournaient toujours vers madame Elvire comme pour chercher en elle un point de comparaison. Bientôt aussi il manifesta, dans sa façon d'envisager les hommes et les choses du monde africain, une tendance paradoxale qui lui valut par surcroît le beau surnom de Philosophe. Voici l'homme en trois lignes: de moyenne taille, blond, assez sentimental, très-myope, et le mari le plus amoureux de sa femme qui se soit jamais vu.

M. Jules ***, qui faisait partie de notre corps d'armée, mérita les galons de Caporal par le zèle qu'il déploya au moment du départ. C'est lui qui retint nos places à la diligence d'Alger à Tizi-Ouzou et fit charger les bagages. Il fut en outre investi des fonctions d'agent comptable. Il portait sur ses épaules, très-bravement, ma foi! une soixantaine d'années dont plusieurs pesaient double. Plus nous avons l'épiderme sensible, et plus les ronces du chemin nous blessent cruellement: cet homme excellent s'était déchiré à plus d'un buisson épineux; mais il avait la jeunesse qui délie le temps, celle du coeur. M. Jules entourait madame Elvire de soins si empressés et si délicats, que l'heureux mari pouvait rêver tout le long de la route, certain que son trésor et lui-même étaient bien gardés par ce bon compagnon. Donc nous partîmes d'Alger le vendredi 7 avril, deux jours avant la révolte des Ouled-Sidi-Cheikh, qui allait gagner successivement les Harars, les Ouled-Naïl, puis remonter dans le Tell jusqu'aux approches de Téniet, de Titéri et de Sétif. La Fortune était avec nous: quarante-huit heures plus tard, l'autorité se fût jointe à nos amis pour nous retenir de gré ou de force; car, en pays insurgé, les touristes sont pour elle d'autant plus incommodes, qu'ils sont plus aventureux.

Quand la diligence quitta la place Bresson, emportée dans la rue de Constantine par ses six chevaux lancés au galop, le soleil sortait radieux de son lit d'or et de pourpre. Un grand calme règne sur la mer qui, à l'horizon, embrasse le ciel derrière le magique rideau des brouillards irisés. A gauche, la rade d'Alger, du cap Matifou à la pointe Pescade, ressemble à une énorme coquille de nacre de perle aux reflets changeants; à droite, les crêtes de la Bou-Zaréah et de Mustapha-Supérieur se dorent et se découpent en arêtes vives sur un azur à teintes d'opale. Les villas éparses brillent comme autant de perles dans le collier d'émeraudes des collines, dont le pied demeure enveloppé de vapeurs noires. Derrière nous, coiffée comme d'un turban maure par les maisons de sa ville haute superposées en terrasse, Alger, inondée de lumière, caressée par les brises marines, parfumée par la flore orientale, semble vouloir déployer toutes ses séductions pour nous retenir dans ses murs hospitaliers.

Madame Elvire est émue: un diamant étincelle entre les cils de sa paupière, et elle dit en soupirant: «Mon doux Alger, quand te reverrai-je?» La conquête de 1830 n'est-elle pas justifiée par ce regret et cette larme?

Nous saluons de la main, comme un ami, le palmier de la rue de Constantine qui, sous le souffle de la première brise, s'incline pour nous souhaiter un bon voyage. A Mustapha-lnférieur, nous prenons la route de la Maison-Carrée, qui contourne à gauche le champ des manoeuvres. Le Conscrit, qui est monté sur le siège pour fumer, cherche à distraire le Général de sa mélancolie.

—Vois-tu, lui dit-il, là-bas, au pied des collines, la Koubba [Mausolée.] de Sidi-Mohamed Abd-er-Rhaman-bou-Kobrin? C'était un marabout fameux et un sorcier de première force. Vers 1785, ce Medhi, ou précurseur du Moule-Saâ, fonda la société secrète des Khouâns [Frères affiliés.]. Cette association politico-religieuse nous a fait beaucoup de mal, car elle a constamment soufflé la révolte au coeur des Arabes et surtout des Kabyles. Son foyer principal est en Kabylie, dans la Zaouïa [Sanctuaire, lieu consacré.] des Aïth-Smahil, une des six tribus de la confédération des Guechtoula.

Abd-el-Kader, Bou-Bar'la et d'autres grands agitateurs sollicitèrent l'Oueurd [La rose.], l'initiation du Mek'-Addem [Celui qui avance.] ou chef des Khouâns. Les frères affiliés s'engagent, par les plus terribles serments, à obéir aveuglément au cheikh spirituel de l'ordre; ils forment en outre une sorte de franc-maçonnerie, où ils se doivent entre eux aide et protection. On les prépare à l'initiation par un jeûne prolongé dans un endroit sombre, propice aux jongleries et aux hallucinations du fanatisme. Le général Yusuf détruisit cette Zaouïa pendant l'expédition d'août et de septembre 1856. Il n'en épargna que le tombeau du saint, qui, dans les premières années de ce siècle, s'était retiré chez les Guechtoula, où il mourut. Les Maures d'Alger lui érigèrent, de leur côté, le mausolée que nous apercevons d'ici. Mais une koubba sans sarcophage, c'est comme une châsse sans reliques.

Donc une bande de pieux pèlerins, amplement munie d'ouadas [Offrandes religieuses.], gravit un beau matin les escarpements du Djurjura, et pénétra le soir dans la maison hospitalière des Aïth-Smahil.

Ils reçurent des tolbas [Religieux.] d'Abd-er-Rhaman l'accueil de la bouche en coeur que des moines n'ont jamais refusé aux pèlerins qui viennent à eux les mains pleines. On leur offrit du kouskoussou à la viande, du lebben [lait aigre.], des figues et le gîte: bref, on les traita en hôtes de distinction. Mais quelle fut la stupeur des Kabyles quand le bruit se répandit dans leurs montagnes que les pèlerins avaient emporté la dépouille du saint pour la déposer au Hamma d'Alger! Déjà ils couraient aux armes. Un sage marabout s'avisa d'ouvrir le tombeau: le précurseur du Montader [Celui qui est attendu.] n'avait pas quitté les Adrars [Pierres.] kabyles.

Et voilà comment l'illustre marabout, opérant après sa mort un prodige plus extraordinaire que tous ceux par lesquels il s'était signalé de son vivant, est devenu Bou-Kobrin, ou l'homme aux deux tombes.

—Ami, demanda madame Elvire, assise dans le coupé entre M. Jules et moi, y a-t-il une moralité à ton petit conte?

—Assurément, répondit le philosophe, et la voici: la superstition est un chancre qui ronge tous les peuples du monde. Aussi longtemps qu'on ne l'aura pas extirpé, il n'y aura rien de raisonnable à attendre des hommes. Que les fanatiques d'Europe donnent la main aux fanatiques d'Afrique! ils se valent, ils sont frères. Ceux-ci béatifient Bou-Kobrin et Lalla-Khrédidga, la sainte du Thamgouth [Le plus haut pic du Djurjura.]; ceux-là canonisent Labre, un fainéant sordide, et Marie Alacocque, une nonne hystérique. Les jésuites font la guerre aux libres penseurs et à toutes nos libertés; les marabouts excitent les grands enfants d'Afrique à détester les Roumis qui leur apportent l'instruction et le bien-être. Les uns et les autres conspirent contre la civilisation moderne; entre leurs mains la religion n'est qu'une arme politique, un instrument de réaction universelle.

Madame Elvire fit entendre une petite toux sèche qui lui était familière et ajoutait je ne sais quoi de touchant à sa beauté.

—Ah! l'air est trop vif pour vous, Madame, dit M. Jules en lui tendant un pan de son manteau. Elle, dans le même instant, s'écria:

—Prenez donc garde, postillon, vous écrasez ce pauvre bourrico [Petit âne.].

La roue heurta si violemment l'un des amples couffins [Paniers en tiges d'alfa.] qui formaient comme un potager de chaque côté de l'animal, que celui-ci en fut renversé dans le fossé avec l'Arabe qu'il portait par surcroît de charge.

Le général poussa un cri.

—Bah! dit le postillon, ça leur apprendra à se garer une autre fois, et ce n'est pas l'Arabe qu'il faut plaindre, mais son bourrico qui n'est pas la plus grosse des deux bêtes.

Cependant l'Arabe et son petit âne s'étaient déjà repris sur leurs jambes. L'homme redressa ses couffins, et, ayant pris l'élan d'un cavalier accompli, il se retrouva sur sa monture. Har'r! Har'r! fit-il d'un accent guttural, et le bourrico recommença à trotter menu au beau milieu de la route pour se faire culbuter de nouveau par un corricolo [Voiture publique d'Alger.].

—Je crois en vérité, observai-je, que les ânes de ce pays ont la bosse de la fatalité aussi développée que leurs maîtres, et s'en tiennent comme eux à ceci: «Ce qui arrive doit arriver; nul n'échappe à sa destinée.»

—Assurément, ajouta le Philosophe, l'Arabe en tombant dans le fossé a dit: C'était écrit! le bourrico l'a pensé, et voilà pourquoi la grosse bête est remontée sur la petite, tandis que celle-ci reprenait le haut du pavé. C'est le fond de l'islamisme et de toutes les doctrines politiques, religieuses ou sociales qui reposent sur le dogme de l'immuable. Pour le général de l'ordre de Loyola, l'âme de tous les complots tramés contre la raison, comme pour le Khalifa des Mouleï-Taïeb qui, dans sa petite ville d'Ouazan, au Maroc, tient le fil de toutes les conspirations africaines contre le progrès apporté par la France, cet Arabe et son bourrico atteignent à la perfection divine et terrestre.

—Tais-toi! Conscrit, fit le Général en riant, et regarde! Voici mes beaux palmiers du jardin d'Essai! Ah! qu'ils me donnent envie d'être au Désert! mais quel dommage qu'il faille quitter ma chère Méditerranée! Si j'étais fée, j'emporterais à Paris, d'abord cette mer bleue, puis cette lumière éblouissante, la fête de l'âme comme celle des yeux; enfin ces palmiers, et encore ces superbes orangers chargés à la fois de fruits d'or et de fleurs odorantes.

—Est-ce tout? demandai-je.

—Non, non, j'emporterais aussi cet air doux comme une caresse d'enfant, ces grands rochers qui se dressent là-bas devant nous, et dont les crêtes aiguës et neigeuses resplendissent au soleil comme des lances d'argent.

—Le Djurjura! nous n'en sommes plus qu'à trente-neuf lieues, Madame, et nous y arriverons demain soir.

—Quel bonheur! s'écria-t-elle en frappant des mains.

Pauvre Alger! déjà cette belle inconstante ne te regrettait plus.

Nous laissons à droite et à gauche des jardins légumiers et des bananeries que protège contre la main des maraudeurs et le souffle salé de la mer une haie impénétrable de cactus monstrueux: les figuiers de Barbarie dont les épines acérées gardent en outre leurs propres fruits, fort prisés des Arabes. Près du ruisseau Aïn-el-Abiad [La fontaine blanche.], nous apercevons, à moitié ensevelie dans les sables de la mer, la Koubba de Sidi-Belal. Ce marabout, vénéré des nègres d'Alger, pourrait bien n'être que le dieu Bélus ou Baal, dont le culte fut importé par les Phéniciens dans le Soudan. Les cérémonies religieuses de ces noirs enfants, qui se piquent d'être aussi bons musulmans que les Arabes ou les Maures, ont conservé un caractère tout païen. A Alger, vers la fin de mars, nous avions assisté, dans une maison de nègres, à des sacrifices sanglants. Nous y vîmes immoler des poulets, des moutons, un boeuf par des sacrificateurs d'ébène. Une grande prêtresse, plus noire que l'enfer, rendait, d'un air très-majestueux, des oracles tirés du sang fumant des victimes. Le mercredi de chaque semaine, sur la plage de Saint-Eugène, hors la porte de Bab-el-Oued, à la Sebâ-Aïoun [Les sept fontaines.], les Mauresques galantes, toutes celles qui ont à se plaindre d'un mari ou à se faire aimer d'un amant, viennent demander des conseils, des augures et des philtres aux Guezzanâtes [Négresses sorcières.]: c'est un carnage de poulets algériens. Mais vienne le temps où la fève commence à noircir, un effroyable vacarme éclate dans la haute ville, aux abords de la Kasba [Citadelle.]. Bientôt, par groupes de cinq ou six, les fils de Cham à la peau de suie descendent dans la ville basse, en dansant sur une musique assourdissante, la Derdeba. Ils la font avec des tambours, des tamtams et des Karakobs, énormes castagnettes en fer, plus pesantes qu'un boulet de vingt-quatre. Cette danse et cette musique en plein air durent plusieurs jours et du matin au soir. Quels poignets! et quelles jambes!

Ces bons diables montrent toutes leurs dents à chaque sou qu'on leur donne, mais ils ne tendent point la main. Cet argent fera les frais de l'aïd-el-foul, la fête des fèves. Ils viendront la célébrer à la Koubba de Sidi-Belal, le premier mercredi du Nissam, printemps des nègres. Ce jour-là, sacrifices sanglants au bord de la mer, danses frénétiques, régal et orgie: toute la population noire se pare, mange, crie, gesticule, se démène et s'amuse vingt-quatre heures durant et pour tout le reste de l'année. Ce sont, la plupart, de très-braves gens, sobres, laborieux et paisibles qui n'ont que rarement maille à partir avec la police.

Malgré leur peau de suie, madame Elvire les préférait de beaucoup aux Arabes d'Alger, paresseux, sordides et filous, aux Maures à la face blafarde, aux Koulourlis, fils étiolés des Turcs et des Mauresques, et même aux Juifs industrieux, qui ont l'art de s'enrichir où tant d'autres s'appauvrissent et possèdent aujourd'hui la moitié de la ville. Elle n'aimait guère non plus les Mzabis ou Mozabites, gens au nez pointu, à la lèvre mince, fanatiques, remuants et perfides, venus du Mzab sous le méridien, pour gagner l'argent du Roumi en attendant qu'ils pussent lui couper la gorge. Mais ceux qui avaient su gagner toute sa sympathie, c'étaient le Biskris et surtout les Kabyles, que la misère chasse, les premiers, des oasis du Ziban, les seconds des roches djurjuriennes: presque tous ces hommes-là ont un bon visage.

A mesure que nous avançons sur la route, l'heure matinale nous fait rencontrer un nombre considérable d'Arabes auxquels se mêlent quelques Maures et quelques Kabyles. Tous portent des légumes au marché d'Alger. Chacun pousse devant soi un ou plusieurs bourricos ployant sous la charge. Les bourreaux! Et quand donc la Société protectrice des animaux viendra-t-elle en aide à leurs victimes? Le maître stimule sa bête en la piquant sans cesse, avec la pointe d'un bâton, à un même endroit de la cuisse qui, à force d'être ainsi aiguillonnée, présente une large plaie saignante; et le pauvre petit âne, qui n'a que la taille d'un grand veau, va trottinant toujours, sous un fardeau trop lourd, jusqu'à ce qu'il tombe mort. Que mange-t-il? et quand mange-t-il? On ne l'a jamais su.

Quel regard triste! et comme sa tête se penche mélancoliquement! mais il paraît pourtant résigné à son sort. Ah! c'est heureux vraiment qu'il soit fataliste! Mahomet aurait bien dû lui réserver une place dans son paradis!

L'autorité, qui se mêle de tout en Algérie comme en France, ne peut-elle rien pour l'infortuné bourrico? Elle ordonne aux gendarmes de briser, dans la main de l'Arabe, l'instrument de torture chaque fois qu'il est armé d'une pointe en fer. La pointe en bois est-elle donc moins cruelle?

Nous nous croisons avec de vieilles haridelles chargées de fruits superbes: des oranges exquises qui mûrissent, après celles d'Alger et de Blidah, chez les Amaraoua, tribus de la basse Kabylie. Puis ce sont de légères carrioles conduites par de jolies petites femmes au teint brun, à l'oeil noir, à la mine très-éveillée: les maraîchères mahonnaises du fort de l'Eau. Cette colonie, fondée en 1850 par des familles de Mahon, est très-florissante; elle approvisionne le marché d'Alger de légumes excellents, elle exporte en France des primeurs d'artichauts et de petits pois. A Bougie, à Philippeville, à Bône comme à Alger et sur tout le littoral, les Mahonnais, colons à demeure fixe, out trouvé une veine d'or dans la culture maraîchère et dans celle des arbres fruitiers. Voici de grands chariots traînés par quatre chevaux qui conduisent au vapeur en partance pour Marseille un million d'artichauts récoltés au fort de l'Eau et dans les champs très-fertiles des deux rives de l'Arrach. Nous passons sous la Maison-Carrée. Ce fortin turc construit sur une éminence est devenu un pénitencier d'indigènes rebelles.

La diligence s'arrête devant l'auberge du Roulage. Le conducteur demande un champoreau: mélange de café noir, d'eau-de-vie et de sucre que l'ouvrier de Paris appelle un gloria. Il nous engage à faire comme lui: nous allons traverser un pays de broussailles vierges et de mares stagnantes, où habite une alliée des Arabes hostiles: la fièvre!

Nous nous plaçons sous l'égide du champoreau; mais à peine madame Elvire a-t-elle trempé ses lèvres dans le breuvage fébrifuge, qu'elle les en écarte avec un geste de dégoût. Elle l'offre à un Arabe en guenilles qui l'avale en faisant claquer sa langue contre son palais et s'écrie: Bono! bono! pour la remercier. C'est tout ce qu'il sait de français.

—O fille d'Ève! dis-je, vous faites perdre à ce pauvre diable sa place dans le paradis.

—Hé! l'ami, fit-elle en se tournant vers le petit fils de Sem, il faut aller à confesse et avouer au mufti [Prêtre musulman.] que tu as bu de I'eau-de-vie.

Pour toute réponse l'Arabe lui montre les trous de son burnous à travers lesquels reluit sa peau cuivrée. Nous lui jetons quelques sous qu'il ramasse d'une main rapace. Beaucoup d'Arabes demandent l'aumône; tous ou presque tous la reçoivent sans vergogne.

—Cela leur donne sur nous une incontestable supériorité, observe le Philosophe: la pauvreté n'est pas pour eux un sujet de honte, puisqu'ils n'en rougissent pas.

En route! postillon! nous n'aimons pas ces quatre murs carrés derrière lesquels des malheureux pleurent la plus belle, la plus chérie des amantes: la liberté! et d'où ils ne sortiront que plus aigris encore et plus acharnés contre leurs maîtres: les chiens de France.

Nous sommes à la Reghaïa. En 1837, ce n'était qu'une ferme naissante qui fut vigoureusement attaquée le 9 mai de cette année-là par les Kabyles du bas pays, ayant à leur tête le frère d'Abd-el-Kader, Mustapha-el-Hadj [Le pèlerin de la Mecque.]. Ce coup de main, qui était une provocation, motiva la première expédition en territoire kabyle. Le village borde un ruisseau ombragé de lauriers roses et dont l'eau verte ne coule que très-lentement.

Deux ou trois habitants sont sur leur porte; ils ont le visage d'un blanc jaunâtre. Est-ce le reflet du ruisseau? Leurs joues creuses nous serrent le coeur; et pourtant nous apercevons là-bas des plantations vigoureuses, des champs bien cultivés et en plein rapport. Le pain ne manque pas à la Reghaïa, ni même le bien-être; mais à quoi bon faire double récolte et avoir sa grange pleine, quand la fièvre vous coupe la faim?

Pourquoi a-t-on couché ce village dans ce bas-fond, au lieu de l'ériger sur cette colline où l'air est salubre? Partout où les colons ont été établis sur la hauteur, ils n'ont pas payé à la camarde paludéenne cet effroyable tribut de deux générations d'hommes qu'elle préleva sur Boufarik, avant que le défrichement et l'aménagement des eaux eussent fait de ce campement empesté où «les corneilles elles-mêmes ne pouvaient vivre [Dicton arabe.]» le marché le plus florissant de la Mitidja.

La voici! L'immense plaine de deux cent mille hectares se déroule devant nous, jusqu'au pied de l'Atlas: à notre gauche, vers la mer, jusqu'à la pointe du cap Matifou; à notre droite, jusqu'aux massifs du Sahel. Elle baigne entièrement dans un brouillard épais que les premiers rayons du soleil ont précipité des hauteurs du ciel, en condensant les sueurs nocturnes de la terre. Le jeu de la lumière produit des effets merveilleux dans cette mer profonde de vapeurs accumulées: d'un bleu d'ardoise au raz du sol, elle offre au regard, à mesure qu'il s'élève, des ondes lumineuses d'un gris d'argent traversées çà et là par des rayons solaires pareils à des flèches d'or. Les plus hautes montagnes de l'Atlas, vigoureusement dessinées sur le ciel où s'effacent les dernières étoiles, s'élancent comme des îlots de ces flots diaphanes dans lesquels s'enfoncent leurs grandes ombres noires. Les cultures ont disparu. Ce sont partout d'impénétrables maquis de lentisques, de lauriers-roses, de genêts épineux, de bruyères géantes, d'asphodèles dont les distillateurs algériens font de la fine-champagne. Il y a là aussi des chênes-liéges, et quelques chênes-zen, mais petits et rabougris. Nul autre vestige de civilisation que la route empierrée, nouveau sillon ouvert dans ce sol abandonné. De chaque côté de la pierre concassée par les nègres à veste rouge qu'on rencontre sur toutes les grandes routes, martelant le gris sous un soleil vertical, se presse une herbe courte et drue, tout émaillée d'une flore sauvage.

On dirait un tapis de velours vert où la main d'une fée a brodé, avec les couleurs de l'arc-en-ciel, les arabesques les plus bizarres.

Madame Elvire s'extasie sur ce paysage enchanté.

—Euh! exclame le Philosophe, nous respirons la peste. Des broussailles vierges aux portes d'Alger! et l'on répond aux colons qui demandent de la terre qu'on n'en a pas à leur donner! Et la France ne peut pas nourrir ses habitants dans les années médiocres! Et dans les meilleures, l'Angleterre et la Belgique sont obligées d'aller acheter aux États-Unis ou en Russie le tiers de la récolte qui leur manque! Et…

—Un chacal! fit madame Elvire, en désignant du doigt un animal qui traversa la route comme une flèche.

—Pardon, Madame! dit le postillon, mais ce chacal est tout bonnement…

—Quoi donc?

—Un lapin!

Un peu plus loin, deux oiseaux s'envolèrent.

—Des perdrix! fis-je.

—Oui, Monsieur, ajouta le postillon, des perdrix rouges.

—Que n'ai-je mon fusil! dit M. Jules en soupirant.

—Quoi! exclama le Général, tuer ces pauvres petites bêtes!… et devant moi!

Le Caporal s'enfonça repentant dans son coin.

Tout à coup le décor change.

Quel fléau a passé par ici? Quel Vandale a piétiné le tapis de velours brodé par la fée? Plus une fleur, plus un brin d'herbe! Quel sauvage a arraché leur robe verte à ces arbres dont les troncs et les bras nus se tordent d'un air désespéré? Pas un oiseau, pas un insecte! Le silence de la mort règne dans ces lieux désolés que recouvre aussi loin que s'étend la vue un linceul de poussière grise et noire.

—Ce sont ces coquins d'Arabes, dit le postillon, qui ont mis le feu aux broussailles du côté de la mer, il y a quinze jours environ. L'incendie, poussé par le vent, prit sa course d'une telle vitesse, que mes chevaux, lancés au grand galop, pouvaient à grand'peine le devancer. Nous venions de Tizi-Ouzou, et ce diable de feu se mit à nous poursuivre aux approches de l'Alma. Je vous réponds que je n'avais pas besoin de jouer du violon à mes bêtes. Le curieux de l'histoire, c'est que devant nous, à deux ou trois cents mètres, sur la route, galopait un lion…

—Un lion! en êtes-vous bien sûr, postillon, et n'était-ce pas aussi un lapin?

—Un vrai lion, Madame, de la grande espèce fauve: car il y a aussi le lion noir qui est moins grand et moins commun, sinon moins dangereux.

—Et duquel, mon ami, eûtes-vous le plus peur, de ce diable de feu ou de ce grand lion fauve?

—Vous n'avez donc pas lu dans les livres, que le Sidi, le seigneur, comme disent les Arabes, ne recule pas devant tout un douar [Les tentes d'une famille.] en armes, mais qu'une bûche qui flambe le met en fuite?

—Et comment prîtes-vous congé de ce compagnon?

—Là-bas derrière nous, à l'endroit où la route fait un angle, l'incendie suivit son chemin en droite ligne dans la direction du vent, et le Sidi disparut dans les broussailles en rugissant…

—Oui, de plaisir?

—Il ne m'a pas laissé le temps de le lui demander, Madame.

Nous descendons par une pente rapide au fond d'un ravin pour passer un ruisseau de mauvaise mine: le Bou-Douaou, frère ou cousin de celui de la Reghaïa.

Nous entrons dans le village de l'Alma, créé en 1856. Ce n'est pas un colon qui nous regarde avec ces yeux ternes; c'est la fièvre en personne! Quel barbare ou quel étourdi, après l'expérience d'un quart de siècle, a condamné ses frères de France à dépérir misérablement au fond de ce marécage, quand il pouvait les faire vivre bien portants et heureux sur cette riante colline qui reçoit en plein, l'été, le souffle tonique et rafraîchissant de la mer? Combien d'hommes ont déjà payé et payeront encore de leur vie cette faute d'une ignorance ou d'une légèreté également coupables!

On change de chevaux. Les braves bêtes qui nous ont amenés d'Alger viennent de faire, sans débrider, neuf lieues au train de poste. Ils n'ont soufflé que pendant une minute ou deux à la Maison-Carrée. Ils font ce trajet tous les jours, et il est des gens qui disent que les chevaux arabes n'ont pas de fonds!

Tandis qu'on mène ces courageux sous un hangar où ils se sèchent en se roulant sur la litière, le Conscrit est envoyé à la cuisine de l'auberge. Nos estomacs crient famine; le Général veut savoir si le déjeuner est à point et quel en est le menu. Bientôt l'impatience le gagne et grandit avec sa fringale. Le Conscrit ne reparaît pas.

—Il n'aura pas trouvé la cuisine! allez, Caporal, allez!

L'instant d'après, M. Jules revient avec un visage consterné.

—Ce n'est pas ici qu'on déjeune, Madame.

—Ah!… mais où donc?

—Aux Issers.

—A trente kilomètres!

—Venez!

Nous suivons le Général dans l'auberge.

—Que pouvez-vous nous servir?

—Madame, tout ce qu'il vous plaira.

—A la bonne heure! Eh bien, servez-nous.

—Quoi? de l'absinthe?

C'est la première chose qu'on vous offre dans toute l'Algérie, depuis huit heures du matin jusqu'à six heures du soir; c'est aussi la plus pernicieuse.

—Des champoreaux?

—Merci! nous venons d'en prendre. Servez-nous un poulet, des oeufs, du jambon…

—C'est que…

Le Général fronce le sourcil.

—Nos poules ne pondent pas encore, nos jambons sont mangés; et quant à un poulet, il faudrait le temps de le saigner, de le plumer et de le mettre à la broche.

—Du pain alors!

—Et du fromage, oui, Madame; et du vin, si madame le désire.

—Sans doute.

—Du cacheté! vieux médoc, avec la marque de Bordeaux.

Les visages se dérident. Le Conscrit nous rejoint, l'oreille basse. Distrait comme toujours, il a pris la porte de l'étable pour celle de la cuisine, puis il s'est égaré dans le potager. Il prétend avoir découvert avec sa lorgnette la Koubba de Mohamed-el-Debba [L'égorgeur.] située à l'entrée du col des Beni-Aïcha, porte naturelle du pays kabyle. C'était un terrible Turc. Il jouit d'une renommée légendaire chez les montagnards de l'Ouest, les Aïth-Flisset-oum-el-il, fils de la nuit, et les Aïth-Flisset-Behar, fils de la mer. Ils lui attribuent indistinctement tous les coups que leur a portés la domination turque. Du haut de son bordj de Tizi-Ouzou, ce lieutenant d'Ali-Pacha, dey d'Alger (1757), observait tout le massif de leurs montagnes ondulées qui s'étend de chaque côté de la vallée du Sebaou, au nord jusqu'à la mer, au sud jusqu'au Djurjura et à l'Oued [Rivière.] Isser. Armé de son redoutable cimeterre, il tombait sur eux à l'improviste, et ne pouvant leur imposer le joug du Beylik, il s'en vengeait par le massacre et le pillage. Le flissa [Sabre.] le mieux aiguisé n'entamait pas sa peau, et c'est à peine si la balle d'un fusil des Yenni, les meilleurs armuriers du Djurjura, parvenait à trouer son burnous. Invulnérable par le fer et par le plomb, dit la légende, il fallait, pour l'abattre, lui envoyer dans le corps une charge de pièces d'argent.

Nous dévorons à belles dents un pain savoureux, confectionné avec de la farine de blé dur qu'on répudiait, il y a quelques années, comme impropre à la panification. O préjugé! quand cesseras-tu d'outrager la nature? La faim assouvie, c'est la soif qui nous tourmente. Nous débouchons le médoc authentique. Madame Elvire demande de l'eau: l'aubergiste secoue la tête; elle fronce les sourcils.

—C'est de la poison, Madame! et, pour en avoir bu, voilà plus de six mois que ma femme est malade.

—Pouah! c'est votre vin qui est de la poison, s'écrie le Conscrit en faisant une affreuse grimace. C'était du bleu, le terrible bleu de Cette qu'on boit à Alger, à Oran, à Constantine, à Biskra, à Laghouat, à Géryville, au nord, au sud, partout et jusqu'à Tougourt, où le drapeau tricolore flotte sur la lisière du Grand-Désert. En Algérie, bordeaux, bourgogne, mâcon, côte rôtie, crus de la Gironde ou crus du Rhône, du bleu, toujours l'inévitable bleu! Le plus fâcheux, c'est que ce vin, dur à la gorge, pesant à l'estomac et qui offense tout palais délicat, est remonté avec du trois-six qui en fait une boisson aussi malsaine que désagréable. Et pourtant le soleil africain est l'amant de la vigne; sous ses baisers ardents, elle s'épanouit, devient féconde, et se couvre de magnifiques grappes blondes ou vermeilles. A Médéah, j'ai dégusté d'excellents échantillons de vins blancs ou rouges. L'Algérie, les plateaux du littoral surtout, peuvent produire une grande richesse vinicole: il ne faut pour cela que de bons vignerons.

Nous remontons en voiture, et bientôt nous arrivons au milieu d'admirables cultures. Ce n'est pas la charrue arabe qui a ouvert des sillons profonds dans cette terre brunie par des détritus séculaires. Le laboureur indigène effleure avec un soc trop court la surface du sol. S'il rencontre un de ces pieds de palmier nain qui sont la vermine de la Mitidja, il ne l'arrache point, mais tourne à l'entour avec son chétif attelage de deux boeufs maigres: en sorte qu'un champ arabe est un fouillis de mauvaises herbes au milieu desquelles le blé est parcimonieusement semé. Ici, de ces cultures qui vous transportent tout d'un coup dans la Beauce ou la Flandre, s'élève, avec l'encens de l'humus, un hymne sacré à la Cérès africaine dont la mamelle inépuisable nourrissait jadis les conquérants du monde. Dans vingt ans, dans dix ans, si la France ne dédaigne pas, comme aujourd'hui, d'attacher ses lèvres à cette généreuse mamelle, elle y puisera non seulement plus de force et de bien-être pour elle-même, mais elle pourra encore par surcroît nourrir ses amis les Anglais. Ils se dépiteront peut-être de manger le pain français; mais en apprécieront-ils moins la saveur?

Des garçons et des filles aux yeux bleus, aux cheveux de filasse, la bêche ou le râteau sur l'épaule, sortent d'un vaste bâtiment à gauche de la route: les gens de la ferme de l'Oued Corso. Ils sont de pure race germanique. Ils vont au travail en chantant de vieux lieder de la Westphalie ou de la Thuringe. Parfois sans doute leur regard se tourne humide vers le clocher natal, sous lequel achève de vivre pauvrement le grand-père ou l'aïeule; mais, s'ils n'étaient pas heureux dans leur nouvelle patrie, chanteraient-ils?

Nous arrivons au col des Beni-Aïcha. En face de nous, à l'horizon, se dresse un gigantesque bloc de pierre d'un bleu foncé, presque noir, et qui se découpe sur le ciel en arêtes verticales. Sa masse imposante et sombre est ornée d'un collier de neige qui resplendit au soleil. Salut au Djurjura! Salut à la république kabyle! Par ce col ont passé les cohortes de Rome, les Vandales de Genséric, les Arabes de la première et de la deuxième invasion, les seffras de janissaires turcs. Tous se flattaient d'imposer leur joug aux épaules berbères. Mais le fier génie de l'indépendance qui, du haut de ces pics, défiait tous les conquérants, ne devait succomber qu'en 1857, sous les coups redoublés de la France et au bout de vingt ans de combats héroïques.

Dans la nuit du 17 au 18 mai 1837, huit jours après l'attaque de la Reghaïa par les Kabyles, nos soldats pénétrèrent pour la première fois sur leur territoire par le col des Beni-Aïcha. Ils trouvèrent là, parmi les ruines romaines du Bas-Empire, une inscription tronquée exprimant ce voeu prophétique: «Puisses-tu, ô Christ! posséder avec les tiens le pays que nous voyons!»

Nous traversons l'Oued Isser, puis l'Oued Djemâ qui sillonnent une plaine ondulée, très-fertile, où les cultures abondent. D'ici au pied du Djurjura et même jusqu'à sa cime, nos yeux ne seront plus attristés par ces grandes landes abandonnées au palmier nain ou à la broussaille, qui nous donnaient un avant-goût du désert aux portes mêmes d'Alger. Plus on avance en pays kabyle, et plus ou rencontre de terres labourées. Les moissons ne sont pas beaucoup plus riches qu'en pays arabe, les épis sont maigres et rares; des herbes parasites, parmi lesquelles pullulent les pieds-d'alouette, dévorent les meilleurs sucs de ces sillons qu'ouvrit un soc trop court, et où le grain fut semé d'une main trop avare. Mais ici du moins la terre n'est pas délaissée comme dans la zone d'Alger, où les colons n'ont pas remplacé les indigènes qui reculèrent vers le sud devant l'invasion française. Les terrains incultes que nous apercevons çà et là ne sont que des champs en jachère. Le Kabyle, comme l'Arabe, épuise le sillon qui le nourrit; il ne lui apporte que peu ou point d'engrais, laissant à la nature le soin de refaire le sol appauvri par une ou plusieurs récoltes. Mais ce n'est pas de sa part indifférence ou paresse: le bétail est rare en Kabylie, où l'herbe et le fourrage n'abondent pas. Donc, peu de fumier; ce qu'il y en a est nécessaire aux oliviers et aux figuiers, dont la racine ne trouve souvent sur le rocher qu'une mince couche végétale, insuffisante pour vivre. Le paysan berbère ne pratique guère jusqu'à présent l'art des prairies artificielles; d'ailleurs, où ce n'est pas la terre, c'est souvent l'eau qui manque. Aussi, l'hiver, n'a-t-il presque à offrir à ses boeufs et à ses chèvres que des feuilles de frêne; et ces bons animaux, qui font partie de sa famille et ont leur place à son foyer, s'en contentent en voyant leur maître mordre dans une dure galette de glands doux.

—Il fut un temps, dis-je, où la population de ces montagnes, hommes et troupeaux, n'en était pas réduite à d'aussi misérables aliments. Ils vivaient grassement dans l'immense plaine que domine le massif djurjurien*. Leurs ancêtres, les Sanhadja, Berbères de l'Ouest, possédaient toute la province d'Alger, et les Kétama, Berbères de l'Est, la province de Constantine; au midi, les uns et les autres promenaient leurs tentes par delà Sétif et Aumale, jusqu'aux oasis des Ziban, où l'on retrouve, au pied des palmiers, les rejetons de cette souche aborigène. Par qui ces premiers occupants de la terre africaine furent-ils refoulés dans leurs âpres rochers? à quelle époque renoncèrent-ils à leurs habitudes nomades, remplaçant les tentes en poil de chèvre ou de chameau par des murs de pierre recouverts de tuiles rouges? quel ennemi les contraignit à aller vivre dans la région des sapins et des neiges, au bord des abîmes et sur des pics inaccessibles? C'est un mystère que garde le passé et sur lequel la tradition demeure muette comme l'histoire. Il est vraisemblable que beaucoup de Berbères de la plaine se réfugièrent dans le Djurjura pendant les deux invasions arabes (septième et onzième siècles). Mais déjà à l'époque romaine, les rochers de la grande Kabylie étaient habités par les Quinquegentiani (les hommes des cinq tribus) [Berbrugger, les Époques militaires de la grande Kabylie.], les Tindenses, les Massinissenses, les Isaflenses, les Jubaleni et les Jesaleni. Ne reconnaît-on pas dans les Isaflenses les Ifflissen ou les Flisset d'à présent, tribus nombreuses et guerrières de la Kabylie occidentale? Les Jubaleni étaient les montagnards par excellence, que la géographie ancienne place sur les plus hautes cimes du Djurjura. Vingt-cinq ans avant Jésus-Christ, Rome leur faisait déjà la guerre, et les maîtres de l'univers ne purent jamais réduire à l'obéissance cette poignée d'hommes. Encore deux jours, et nous irons demander l'hospitalité à leurs petits-fils, les Zouaoua, dans ce chaos entre terre et ciel dont l'âpreté rebutait les généraux romains, notamment le comte Théodose, et que l'historien arabe Ebn-Khaldoun représentait, au quatorzième siècle, comme un ensemble de «précipices formés par des montagnes tellement élevées que la vue en est éblouie, et tellement boisées qu'un voyageur ne pourrait jamais y trouver son chemin.» Quant aux Berbères eux-mêmes, il les dépeignait comme un peuple «puissant, redoutable, brave et nombreux.» Il leur attribuait les vertus qui honorent le plus l'humanité: la noblesse d'âme, la haine de l'oppression, la bravoure, la fidélité aux promesses, la bonté pour les malheureux, le respect envers les vieillards, l'hospitalité, la charité, la constance dans l'adversité. Quel plaisir nous aurons à nous égarer dans ce labyrinthe de rochers sauvages, et à toucher du doigt «ces peuples très-féroces, «ferocissimos populos», du panégyrique de Maximien, «qui se fiaient aux inaccessibles hauteurs de leurs montagnes et aux fortifications naturelles de leur territoire! Inaccessis montium jugis et naturali munitione fidentes

Madame Elvire bâilla éloquemment, et tandis que M. Jules tournait vers elle un regard consterné, le Philosophe s'écria:

—Ce plaisir-là et tous les plaisirs du monde, je les donnerais en ce moment pour un beefsteak aux pommes de terre!

Je n'en fus pas du tout mortifié. Je n'avais étalé cette science d'emprunt que pour tromper ma faim et celle des autres. Nos estomacs, un instant endormis par la croûte cassée à l'Alma, se réveillaient en pleine révolte. Il était une heure après-midi et nous n'avions pas déjeuné!

—Mais, dit le Caporal, j'ai deux saucissons, moi, un de Lyon et un d'Arles.

Le Général sourit.

—Faites-en quatre parts, dit le Conscrit: à la guerre comme à la guerre!

—C'est qu'ils sont avec mon revolver, au fond de ma malle.

Madame Elvire haussa légèrement les épaules, et M. Jules, désolé, s'enfonça plus avant dans son coin. Mais tout à coup, jeté hors de son rôle passif par la fringale, le Conscrit mit la main sur les rênes des chevaux:

—Arrêtez, postillon!

—Pourquoi donc?

—Il me faut la malle de monsieur.

—Défaire toute la diligence… impossible! je mène la poste; d'ailleurs, nous arrivons.

Le caravansérail des Issers nous apparut sur un monticule. Les angles de ses murs blancs se dessinaient en lignes nettes sur l'azur. On voyait près de la porte un mendiant arabe accroupi, et un peu plus loin un officier français à cheval qu'escortaient deux spahis au manteau rouge. On distinguait des pigeons sur le toit.

—Regardez ce nuage bleu, dit joyeusement madame Elvire: c'est notre déjeuner qui fume.

—Hélas! exclama M. Jules, nous en sommes encore à huit kilomètres!

Il disait vrai: du haut des terrasses d'Alger, par les temps clairs, on voit à douze lieues flamber ou fumer les feux allumés sur l'Atlas; et telle est la transparence de l'air, que de la pointe Pescade on aperçoit la pointe Dellys qui en est à quarante.

Cependant à peine eûmes-nous dépassé un coude de la route que la révolte de nos estomacs s'apaisa devant le tableau pittoresque qui régala nos yeux. Au pied du mamelon des Issers, dans une plaine baignée de lumière, des milliers de Kabyles étaient rassemblés pour le Souk-el-Djemâa, le marché du vendredi. A côté des hommes, debout ou accroupis, isolés ou réunis par groupes, il y avait des chevaux, des boeufs, des vaches, des chèvres, des moutons et une quantité considérable de mulets qui avaient apporté tous les produits de l'industrie indigène dans leurs tellis, sacs à double poche en laine, en poils de chèvre ou de chameau, qui recouvrent le bât. Dans cette masse de visages cuivrés et de burnous d'un blanc sale, à leurs larges chapeaux de feutre, à leurs vêtements sombres et à leurs ceintures de flanelle rouge, on distinguait quelques Roumis. C'est le nom que les Kabyles donnent aux Européens de toute provenance; mais dans leur bouche, ce n'est pas comme dans celle des Arabes une expression méprisante. L'intolérance religieuse de ceux-ci n'a point pénétré chez ceux-là avec le Koran. Pour l'Arabe, le Koran est à la fois toute la religion, toute la morale, toute la politique: il est la loi divine et humaine.

En Kabylie, au contraire, en dehors du code musulman appuyé sur le dogme de la fatalité, il existe une constitution politique et civile, susceptible de perfectionnement comme en France, et que le prestige de Mahomet n'a jamais pu dominer. Dans leurs prises d'armes, l'orgueil national, le fanatisme de l'indépendance bien plus que le fanatisme religieux, soulevaient contre nous ces montagnards aux épaules vierges. Ne parlez pas à l'Arabe nomade d'indépendance et de patrie; pour lui ces mots n'ont aucun sens. Pendant trois cents ans, il a, victime résignée, tendu son cou au yatagan du Turc.

Dans toutes ses révoltes contre la domination française, ce n'est pas l'étranger qu'il combat, mais le chrétien que ses marabouts et ses derviches lui enseignent à haïr et à égorger. Cette différence essentielle entre les deux races conquises, si importante par ses conséquences, est aussi, comme l'hostilité innée et réciproque des Kabyles et des Arabes, un des traits de moeurs qui devaient le plus vivement nous frapper. Aux yeux des Kabyles, les Roumis sont les descendants des Romains, qui ainsi que nous passèrent la mer pour aborder à la côte africaine. Et si beaucoup d'entre eux nous détestent encore, c'est parce que nous sommes des envahisseurs, et non pas parce que nous sommes des chrétiens.

La scène du marché, plus animée et plus variée, à mesure que nous en approchions, nous fit trouver trop court le trajet jusqu'aux Issers. Au lieu d'un seul tableau, cette plaine qui n'était que bruit, mouvement et soleil, nous en offrait à présent mille. Tous également sollicitaient nos regards. Et tel fut l'enthousiasme qu'ils excitaient chez le Général, qu'en descendant de voiture il voulut nous entraîner au milieu du Souk [Marché.]. Nous ne répondîmes à un si bel élan que par ce cri famélique:

—Déjeunons!

Seul, M. Jules fit trois pas derrière madame Elvire pour la défendre au besoin, en véritable chevalier français, contre deux ou trois mille ennemis. On nous avait si fort monté la tête à l'endroit des Kabyles, que nous les considérions tous alors comme brigands et coupe-jarret. C'était par fanfaronnade et pour imiter le Général, que nous n'avions d'autres armes que nos cravaches et le revolver à six coups enfoui par M. Jules dans le fond de sa malle.

En voyant notre couardise, madame Elvire jeta sur son mari et sur moi un regard plein d'une ironie charmante, et revint sur ses pas. Nous la suivîmes dans une grande salle crépie à la chaux, où, sur une nappe plus ou moins blanche, on nous servit un copieux déjeuner d'oeufs, de volaille, de poisson et de gibier. M. Jules était radieux: à sa joie de l'avoir emporté sur nous dans l'esprit du Général, se mêlait visiblement le plaisir de dévorer des yeux tant de mets succulents étalés sur la table. Nous ne mangeâmes pas comme de simples mortels, mais comme le divin Gargantua.

Un brave chien kabyle, au poil hérissé, aux crocs énormes, que les fumets de la cuisine française avaient entièrement rallié à nous, fit, avec nos reliefs, le plus beau festin qu'il dut faire de sa vie: il mangea à lui seul autant que nous quatre ensemble.

Rien de tel qu'un bon repas pour relever le courage. Après déjeuner, nous eussions, sur un signe du Général, escaladé le Djurjura, qui, à vingt lieues, se dressait superbe par-dessus les montagnes des Flisset-oum-el-lil, comme un grand sphinx de pierre à croupe d'argent.

Tous les quatre, marchant de front, nous allâmes visiter le marché.

Dès les premiers pas, tandis que les Kabyles nous accueillent avec des visages souriants, et que plusieurs nous disent bonjour en fort bon français, nous voyons ramper vers nous, à quatre pattes, un être hideux, décharné, presque nu, qui étale sous nos yeux, avec une sorte d'ostentation, ses guenilles sordides et sa peau collée à ses os. Il se met à nous regarder fixement, en marmottant d'une voix aigre des versets du Koran. Nous lui jetons quelque monnaie qu'il saisit avec une prestesse singulière; puis, nous tournant brusquement le dos, il s'en va comme il est venu. C'est le mendiant arabe que nous avions aperçu de loin, en arrivant aux Issers.

—Qu'est-ce que cet homme? demanda curieusement madame Elvire, et que nous disait-il?

Un Roumi s'approcha:

—Madame, il disait: «Dieu n'accordera sa miséricorde qu'aux miséricordieux: faites donc l'aumône, ne fût-ce que de la moitié d'une datte. Qui fait l'aumône aujourd'hui sera rassasié demain.» Et il vous demandait l'aumône au nom de Sidi-Abdel-Kader-el-Djelali, qu'invoquent tous les mendiants.

—Vraiment, je regrette de n'avoir pas mieux fait la charité à ce malheureux.

—Ce malheureux, Madame, est un coquin qui parcourt les marchés en excitant contre nous les Kabyles. C'est un derviche qui a fait voeu de pauvreté; mais je gagerais qu'il a enfoui dans la terre dix fois plus de pièces de cent sous que je n'en aurai jamais dans mon coffre. Et cet argent est perdu pour tout le monde, car il ne reverra pas la lumière. Le plus grand bonheur que ce misérable pût éprouver, ce serait de vous couper la tête, à vous, Madame, à ces messieurs et à moi, avec le couteau de Bouçada qu'il cache sous ses loques. Heureusement les gens d'ici ont plus de bon sens que les Arabes; mais, s'ils sont bien moins fanatiques, ils ne sont pourtant, eux aussi, que de grands enfants crédules et superstitieux: ils croient aux mauvais esprits, aux djenouns, aux sorciers. Cet homme à museau de chacal leur inspire une sainte peur: ils redoutent ses maléfices. Lui et ses confrères en jongleries, derviches et marabouts, sont la peste de l'Algérie.

—Oui, ajouta sentencieusement le Philosophe, le surnaturel, quelle que soit sa forme ou sa grimace, a été et sera toujours la plus grande calamité que les hommes puissent s'infliger à eux-mêmes.

Madame Elvire remercia par un gracieux sourire le Roumi, qui s'en alla débattre bruyamment avec plusieurs Kabyles un marché de céréales.

De tous côtés, c'étaient des éclats de voix accompagnés d'une mimique si expressive, qu'on eût dit des gens qui se querellent. Autant l'Arabe est calme, impassible, silencieux, autant le Kabyle parle, s'agite et gesticule: celui-ci tout en dehors, celui-là tout en dedans; entre eux le seul trait d'union est une égale finesse.

Quelques Arabes, gravement assis devant des sacs de froment ou d'orge, se laissent aisément reconnaître. On les eût pris pour des statues, si le clignotement des paupières ne vous eût averti de temps à autre que sous ces masques de bronze il y avait des êtres animés. Ils nous regardaient passer d'un air indifférent, ne répondant même pas au salut que leur adressait madame Elvire pour se bien convaincre que ce n'était pas du métal. Ces bons Kabyles, au contraire, nous faisaient fête, criant: Bono! bono! ou nous répondant quand nous leur adressions la parole:

Makache sabir, nous ne vous comprenons pas.

Beaucoup de jeunes hommes contemplaient madame Elvire en écarquillant les yeux, et lui montraient trente-deux dents du plus bel ivoire. Plusieurs, s'inclinant devant elle, baisèrent le pan de son manteau.

La prenaient-ils, à cause de son grand air, pour une maraboute, arrière- petite-fille de la glorieuse Damia-bent-Nifak? Cette héroïne, armée de la mzerag [Lance.], tint tête, pendant cinq ans, aux Arabes de la première invasion. Aussi, au fond du désert de Barka, où elle les avait rejetés, l'appelèrent-ils Kahina, la sorcière. Ou bien ceux qui attachaient sur le Général des regards brillants d'admiration lui trouvaient-ils un air de ressemblance avec la vaillante Chemsi-Cheikha [Chef.], des Aïth-Iraten, qui s'illustra pendant la deuxième invasion? Tandis que nous gravissions, le lendemain, les montagnes de ces tribus invaincues jusqu'en 1857, notre guide, Maâkara, Kabyle de Tizi-Ouzou, nous assura que cette guerrière était née sur le piton même au haut duquel il nous montrait le fort National comme un nid d'aigle. Ou bien encore s'imaginaient-ils revoir la fameuse Lalla-Khredidja, la Velléda berbère du Thamgouth, le plus haut pic du Djurjura, laquelle chevauchait à travers l'espace sur un rocher? ou enfin Lalla-Fathma-bent-Cheikh, la druidesse inspirée des Aïth-Illilten, qui pendant plusieurs années et jusqu'en 1857 souleva le Djurjura contre la France? Cette année-là, en juillet, vers la fin de la grande guerre, la Kabylie vaincue, le général Yusuf la trouva au village de Soummeur, assise sur sa doukana [Banc de pierre.], où elle rendait des oracles; et depuis, elle est prisonnière au bordj du Bachaga des Beni-Sliman, près d'Aumale. Imposante et fort belle, de la parole ou du regard, elle allumait dans les âmes le feu sacré de la liberté. Maintenant elle pleure, dit-on, l'indépendance berbère au tombeau, et chante parfois d'une voix dolente la complainte héroïque où un poète djurjurien a célébré sa gloire. Étrange contradiction chez ce peuple qui divinise quelques-unes de ses femmes, et rejette toutes les autres au rang des bêtes de somme!

Le Général avançait en souriant à travers les feux croisés des regards. Madame Elvire recevait l'hommage rendu à sa beauté, comme si elle eût traversé un salon de Paris; et pourtant elle était la seule de son sexe, car les femmes de Kabylie ne vont pas au marché. Elle voulait tout voir, elle vit tout. Ici, les blés, les orges, les pois chiches, la bechna, espèce de sorgo que le Kabyle sème en avril. On mesurait les céréales avec la fernana, plateau en chêne-liége, à bords relevés; ou les vendait aussi au tellis ou à la sâa (à peu près un hectolitre). Là, l'huile d'olive, le goudron, le miel qu'on transvasait avec l'habbar dont la contenance varie d'un à cinq litres selon les tribus. Puis, les figues sèches, blanches et noires, qu'on achetait au panier; le tabac en paquets ou en feuilles; le café, le sucre, le benjoin qu'on vendait au rethol, la livre, ou en moins grande quantité, car ce sont des denrées précieuses dont les riches seuls peuvent se donner la jouissance. Et l'eau de rose, fabriquée à Alger avec des géraniums, enfermée en de petits flacons illustrés, imitant ceux de Constantinople et de Smyrne; et le terrible felfel, piment rouge des Zouaoua, dont nos estomacs gardent un cuisant souvenir. Ensuite les cotonnades qu'ils mesurent au dra, une coudée; les laines, vendues par toisons; des burnous pour les hommes, des haïks pour les femmes; les gandouras, chemises longues en laine, tenant lieu de culotte et de caleçon; les djellabas, tuniques courtes sans manches; les kachebias, blouses en laine à manches et à capuchon. Çà et là, l'industrie d'Europe coudoyait l'industrie kabyle: de la quincaillerie grossière, de petits miroirs, de méchants couteaux, quelques foulards aux couleurs violentes, des allumettes chimiques portant la marque de Marseille, et jusqu'à des crayons. Puis, à côté des lampes berbères à plusieurs becs, curieusement illustrées et façonnées par les femmes de la montagne, des guêtres en laine tricotées par leurs maris; des tabenta, tabliers en cuir, pour ceux qui pressent les olives; des gadoum, petites haches à double tranchant, et des calottes de cuir ou de laine blanche, ne quittant plus jamais, et pas plus la nuit que le jour, les têtes qui s'en sont une fois coiffées. A vrai dire, beaucoup de ces hommes allaient tête nue, défiant les ardeurs du soleil africain. Cela ne se voit qu'en Kabylie: les Arabes, sous le capuchon du burnous, ont pour le moins une calotte ou deux; quelques-uns, les gros bonnets, en ont jusqu'à six, emboîtées les unes dans les autres et qui forment comme un dôme au-dessus de leur front.

Nous avancions au hasard, régalant nos yeux, quand tout à coup, près de la rivière, à l'endroit où se tenait le marché du bétail, madame Elvire jeta un cri d'horreur. La terre était inondée du sang des victimes pantelantes. A côté de cette boucherie en plein vent, des hommes aux mains et aux bras rouges taillaient des morceaux de cuir dans les peaux encore tièdes; d'autres se les attachaient aux pieds avec des lisières d'alfa. C'est la chaussure des Kabyles; les plus riches seuls portent des souliers qu'excellent à confectionner les cordonniers d'Alger. Les femmes, par un étrange usage, ne se chaussent que dans la maison, quand elles se chaussent. Elles courent pourtant comme des chèvres dans les sentiers hérissés de pierres aiguës, et presque toujours en ployant sous des fardeaux trop lourds. Comment font-elles pour ne pas déchirer leurs pieds mignons et charmants?

Comme nous tournions le dos à la scène sanglante, nous fûmes attirés par une spirale bleue qui montait lentement du milieu d'un cercle de badauds: car il n'y a pas que les gens de commerce ou d'industrie qui aillent aux sept souks de la semaine: el Ethnin du lundi, el Tleta du mardi, el Arba du mercredi, el Khemis du jeudi, el Djemâa du vendredi, el Sebt du samedi et el H'ad du dimanche. Les gens de loisir, s'il en est en Kabylie, ou tous ceux qui trouvent le temps de ne pas travailler, n'hésitent pas à faire huit ou dix lieues rien que pour le plaisir de se mêler à la compagnie bruyante des marchés. Quelques figues dans la poche du burnous, et un sou pour boire la petite tasse de café, voilà tous les frais de la fête. Ils étaient là une douzaine, jeunes et vieux, assis, les jambes croisées, autour du cafaoudji [Cafetier.] et babillant comme des femmes. Ils nous saluent très-amicalement. Nous faisons remplir leurs tasses depuis fort longtemps vides. C'est une profusion d'Allah-Isselmec [Merci: littéralement protection de Dieu.]!

Les Arabes n'eussent répondu à notre politesse que par le silence. Mais les Kabyles ont, presque au même degré que les Français, l'esprit de sociabilité; comme eux, ils sont d'humeur mobile et se montrent avides de choses nouvelles: «Ingenio mobili, novarum rerum avidum,» a dit Tacite en parlant du peuple berbère. Nous donnons un franc au cafetier qui se confond en remerciements: quatre sous de pourboire! quatre-vingts centimes les seize tasses d'excellent moka sucré! Et quel établissement splendide! un tapis d'un vert d'émeraude et tout émaillé de boutons d'or et de perles blanches; un plafond d'azur avec un lustre éblouissant, des murs d'opale hauts de cent mille coudées! O Parisiens, combien nous vous plaignons, vous les raffinés, vous les enviés de tout l'univers, de boire en des lieux empestés de la chicorée amère à cinquante centimes la gorgée!

Le postillon fait claquer son fouet, nous remontons en diligence. Le marché touche à sa fin, et la route est maintenant égayée par une multitude champêtre, paysans et troupeaux, qui s'en retournent au village. Le général s'étonne de voyager en pleine bucolique: ni fusils, ni pistolets, pas le moindre flissa [Sabre.]. Nous n'avons pas vu sur le souk un grain de poudre. Le postillon nous apprend que depuis quelques années la vente des armes est prohibée sur les marchés:

—D'abord, dit-il, parce que cela leur mettait des idées de guerre en tête, et puis aussi parce que des hommes de sofs ennemis, se rencontrant, en venaient souvent à se battre et à se piller entre eux.

—Qu'est-ce qu'un sof? demanda madame Elvire.

—C'est, lui répondis-je, une association armée de tribus ou de villages, ou même seulement d'un certain nombre de familles qui s'engagent à se défendre réciproquement contre les entreprises d'un sof ennemi, et à faire ainsi de la cause d'un seul la cause de tous. La Kabylie tout entière est organisée en sofs.

—Admirable! s'écria le Philosophe, une société de secours mutuels qui s'étend à tout un peuple! Qu'on vienne après cela nous dire que ces gens-là ne sont pas plus civilisés que nous!

—Sans doute, le sof a son bon côté; mais il y a un revers à la médaille: si les faibles, en se liguant contre les puissants, trouvent dans leur union une protection efficace, il arrive souvent aussi que la querelle d'un seul, si injuste qu'elle soit, entraîne des centaines et même des milliers d'hommes à se déclarer la guerre et à s'entr'égorger.

—Ils ont du moins cet avantage de combattre et de mourir pour la défense d'un principe, pour le droit d'un citoyen, d'un ami, d'un frère, et non pour le caprice du prince.

—Conscrit! dit le Général, tu as bien mérité de la république… kabyle.

En avançant vers l'est, nous laissons à gauche une plaine très-riche qui s'étend vers la mer, et que des irrigations pratiquées avec les eaux de l'Oued Isser rendraient encore plus productive. C'est le territoire des lssers-Ouled-Smir, des Issers-Djédian, des Isser-Dreuh qui ne comptent pas moins de 141 villages et de 2,852 fusils, c'est-à-dire autant d'hommes en état de combattre. Aux portes de Dellys, habitent les Beni-Tour, 23 villages, 615 fusils; et les Beni-Siyem, 20 Villages, 372 fusils [Devaux, les Kébaïles du Djerjera.].

Ces Kabyles des basses pentes n'ont pas l'humeur batailleuse de leurs frères des hauts pitons.

Sur notre droite, s'étend jusqu'au pied du Djurjura le pays montagneux des Aïth-Flisset-oum-el-lil ou Fils de la nuit, qui comprend 14 tribus, 136 villages, 5856 fusils. Cette race belliqueuse, l'une des quinquegentiennes, se signala à toutes les époques par son ardeur à combattre l'étranger. Elle prit part aux guerres contre Rome, notamment aux révoltes de Firmus et de Gildon. Soutenir quiconque se soulevait dans la plaine contre la domination existante, ce fut la politique traditionnelle des montagnards kabyles; mais si celui qui avait obtenu l'appui de leurs armes devenait maître et tyran à son tour, ils se tournaient aussitôt contre lui.

C'est ce qui arriva peu d'années après le débarquement en Afrique des corsaires osmanlis 'Aroudj et Kheir-ed-Din, Barberousse et Noureddin. Ils se liguèrent avec eux pour chasser les Espagnols de Gigelli et d'Alger, où ceux-ci s'étaient établis, en 1510, dans la tour du Pegnon qui supporte maintenant le phare. Et lorsqu'ensuite ces deux aventuriers, qui n'étaient pas «fils de prince», comme ils le disaient eux-mêmes, mais les enfants d'un petit commerçant de Métellin, le turc Yacoub, se furent emparés pour leur propre compte du riche territoire que convoitaient alors les rois d'Espagne, les Kabyles se retournèrent contre eux. Vers 1519, les Flisset massacrèrent un corps d'armée turc dans les défilés de leurs montagnes. Peu de temps après, dix-huit cents des leurs prirent part à la bataille que livra à Kheir-ed-Din, le chef de Koukou, Ben-el-Kadi, au col des Beni-Aïcha où périt, assassiné par des traîtres, ce grand guerrier si fameux dans les annales berbères. Ce fut depuis ce temps une guerre à mort entre eux et les Osmanlis auxquels ils portèrent des coups terribles. On les vit à diverses reprises, non moins ardents au pillage qu'au combat, s'élancer de leurs sommets jusqu'aux portes d'Alger. Au siècle dernier, Mohamed-bey l'Égorgeur exerça sur eux de cruelles représailles, mais sans abattre leur courage ou amoindrir leur audace. Ce fut lui qui jeta sur la lisière de leur territoire le bordj Menaïel, que nous apercevons à droite de la route. Peut-être ne fit-il que relever les ruines de Vasana [Aucapitaine, les Kabyles et la colonisation en Algérie.], fortin romain, autrefois posté en sentinelle à l'entrée de la vallée du Sebaou. Mais les canons turcs n'en imposèrent pas plus aux Fils de la nuit, que les javelots romains: en 1807 et en 1811, ils pénétrèrent de nouveau jusqu'au coeur de la Mitidja, tuant, dévastant et pillant; et ils ne retournèrent dans leurs thaderth [Villages.], que pour y mettre en sûreté leur butin.

Les Français eurent maille à partir avec eux dès 1830, où ils vinrent, conduits par Ben-Zamoun, attaquer Blidah le 26 novembre. En 1851, le grand agitateur Bou-Bar'la, après ses échecs dans le Djurjura oriental, parvint à soulever les Flisset, en même temps que leurs voisins, les Guechtoula et les Maâtka, tribus djurjuriennes de l'ouest. Le général Pélissier leur brûla une trentaine de villages, et depuis lors leur humeur guerrière semble s'être un peu calmée. D'ailleurs, leur territoire est rendu accessible aujourd'hui par de bonnes routes carrossables ou muletières; le fort National, les bordjs de Tizi-Ouzou et de Dra-el-Mizan, les placent dans un triangle de feux croisés. Ils commencent aussi à apprécier les douceurs d'une paix qui leur procure le bien-être.

Leur état perpétuel de guerre sous les Turcs les avait fort appauvris. Leurs villages offrent un aspect misérable: quelques maisons, et un plus grand nombre de gourbis. Un point blanc brille sur un de leurs sommets: c'est la koubba du Thimezerith [Lieu élevé.] ou des quarante vieillards.

—Leur miracle, dit le Philosophe, vaut vraiment bien celui de Notre-Dame de la Salette. Il est plus original et surtout plus poétique. Une nuit, quarante têtes blanches ou chauves, tous marabouts, apparurent à un petit chevrier qui gardait son maigre troupeau dans la montagne. C'étaient les ancêtres des Flisset. Ils demandaient un tombeau. Les tribus s'empressèrent d'élever une koubba à quarante niches, une pour chacun de ces saints dont la protection leur assura la victoire dans toutes les rencontres avec les Turcs. Ah! si les révérends pères savaient du moins nous faire des miracles comme celui-là!

Nous sommes en plein pays de montagnes. A mesure qu'on avance, le précipice se creuse tantôt à droite, tantôt à gauche de la route. Au fond de la vallée serpente une rivière: c'est l'Oued Sebaou. Elle naît dans la grande Kabylie qu'elle parcourt de l'est à l'ouest pour aller verser dans la mer, près de Dellys, toutes les eaux du Djurjura septentrional. Elle s'appelle d'abord l'Asif [Asif, rivière en kabyle; oued en arabe.] Bourbehir, formée par les sources des Aïth-Illoula-Oumalou; des Aïth-Ithourar et des Aïth-Idjer. Lorsqu'elle passe chez les Amaraoua, cette tribu lui donne son nom, et c'est là une coutume qui s'applique à la plupart des cours d'eau: rivières, ruisseaux ou fontaines.

En approchant de la mer, elle devient l'Oued Neça, la rivière des femmes: un trait que l'ironie des montagnards lance contre les Beni-Tour et les Beni-Slyem aux instincts plus pacifiques. L'Oued Sebaou coupe en deux le massif des montagnes qui vont en déclinant depuis les crêtes neigeuses du Djurjura jusqu'à la Méditerranée. Elle y ouvre une brèche naturelle par où, à toutes les époques, l'étranger s'est élancé à l'assaut de l'indépendance berbère. Mais avant le soldat français, nul n'avait pu escalader ces pics aigus, du haut desquels les guerriers kabyles tombaient comme une avalanche sur tout ennemi qui se flattait de pénétrer jusqu'au coeur de leur pays.

Rome avait entouré la Berbérie d'un cercle militaire: au nord, le limes Tubusuptitanus vers Bougie, le limes Taugensis (Taourga) vers Dellys, et le limes Tigensis (Djemmaâ Saharidj), sur les bords du Sebaou; au sud, le limes Auziensis à Aumale. Ils occupèrent aussi par les armes la vallée de l'Oued-Sahel qui, sur l'autre versant du Djurjura, ouvre une brèche parallèle à la première dans les montagnes de la Kabylie méridionale. Les mercenaires de Rome ont passé sur les cailloux roulés de ces rivières qui sont à sec une partie de l'année, et presque toujours guéables. Les étrangers qui vinrent après eux du Nord, de l'Est ou de l'Ouest, suivirent les mêmes chemins. Mais sur le Mons Ferratus, sauvage et redouté, dans cet asile inviolé jusqu'en 1857 de la nationalité berbère, aucune de ces pierres éparpillées depuis le littoral jusqu'au Désert, où la reine du monde a gravé son chiffre! nul vestige non plus de quelque autre domination, même éphémère!

Les Turcs, en possession seulement des deux vallées, y relevèrent les fortins romains, comme à Taourga et à Djemmaâ-Saharidj, ou en construisirent de nouveau, notamment le bordj Sebaou et le bordj de Tizi-Ouzou, qui nous apparaissent sur des éminences. Ces postes étaient garnis de quelques canons, mais cette artillerie manquait souvent d'artilleurs, soit que la garnison eût succombé dans une surprise des montagnards, soit que, trop faible pour leur résister ou assiégée par la famine, elle se fût résignée à battre en retraite. Près du bordj Sébaou, un vieux Kabyle voulut nous montrer, au fond d'une citerne, les crânes blanchis des soldats turcs égorgés vers 1830. A cette époque, l'autorité du pacha d'Alger était à ce point affaiblie sur les confins berbères, que le bordj Saharidj, le plus avancé dans la vallée du Sebaou, avait été entièrement abandonné.

Il n'y avait de garnisons permanentes qu'aux bordjs Sebaou, Bour'ni, Bouïra, Sour-er-Rozlan (Aumale) et Zammorâ; et elles se réduisaient à seize seffras de vingt-trois janissaires chacune, soit en tout un effectif de trois cent quatre-vingt-huit hommes. Les Turcs employaient contre ces montagnards indomptés d'autres moyens plus efficaces d'oppression ou de défense. C'était d'abord l'organisation des Zmouls [Réunions de familles, pluriel de Zmala.]: colonies militaires, imitées de celles des Romains. A quiconque venait s'établir autour d'un de leurs bordjs, ils offraient un zouidja (environ douze hectares) s'il était fantassin, et deux s'il était cavalier.

Ils lui remettaient, en outre, les instruments de la guerre et ceux du labourage, mais à titre d'avances dont ils se remboursaient sur les récoltes de ce soldat-colon. Ainsi, se formèrent les tribus du Makhzen, vouées à la défense de la domination turque, et qui ne furent dans l'origine qu'un ramassis de gens sans feu ni lieu, d'Arabes chassés de leurs douars, de Kabyles expulsés de leurs villages, de Koulourlis ruinés dans les villes et de femmes de mauvaise vie. Les commandants des bordjs exerçaient un pouvoir absolu sur ces enfants perdus de la société africaine, auxquels vinrent se joindre peu à peu des familles des Flisset, des Guechtoula, des Iraten et d'autres tribus fuyant la terrible vendetta kabyle: l'oussiga [Vengeance.] et la diâ [Prix du sang.]. Les tribus makhzen étaient exemptes d'impôts; mais elles devaient prendre les armes au premier appel des lieutenants du pacha qui les menait au combat et au pillage. On se servait d'elles pour arracher violemment, de temps à autre, un maigre impôt à quelques tribus voisines qu'on se flattait d'accoutumer de la sorte à une obéissance qui ne fût pas illusoire, et aussi pour prélever sur les marchés la taxe plus productive du meks, ou en tenir éloignés tous ceux avec qui l'on était en guerre. La pauvreté de certaines tribus, obligeant un assez grand nombre de leurs hommes à aller à Alger, où ils faisaient partie de la corporation des Berranis [Étrangers.], fournit également une arme aux Turcs contre les Kabyles qui leur livraient ainsi, par nécessité, des otages. Chaque année, quelques têtes montagnardes ornaient, trophée hideux et menteur, la porte de Bab-el-oued. Le glaive du bourreau, suspendu sur la tête de leurs fils qui descendaient dans la plaine, déterminait parfois ces tribus à payer l'impôt qui n'était en réalité qu'une rançon.

Les Amaraoua, 22 villages, 1,402 fusils, dont nous traversons le territoire, étaient la plus considérable des colonies militaires de l'Est. Ils ont rempli—comme le dit leur nom—la vallée, au pied de la haute Kabylie. Ils formaient une cavalerie nombreuse et redoutable. Leur tâche consistait à emprisonner dans leurs rochers verticaux les tribus les plus hostiles, notamment les belliqueux Iraten, atteints pour la première fois en 1857, et à garder la route du Djurjura à la Mitidja et à Alger. Il fallait pour cela couper en deux les sofs jadis étroitement liés des Flisset-oum-el-lil, et des Flisset-Behar, 25 villages, 1,165 fusils, tribu énergique qui s'étend depuis la rive droite de l'Oued Sebaou jusqu'à la mer.

Cette confédération puissante des Flisset, maîtresse de l'une et l'autre rives, rendait la vallée inabordable pour les Turcs. Ce fut pour la rompre et enlever ainsi aux montagnards la clé de la plaine, que le pacha d'Alger fonda les Makhzen des Amaraoua, en les appuyant sur les bordjs de Sebaou et de Tizi-Ouzou. Après 1830, les Zmouls accoururent souvent dans la Mitidja pour s'y livrer, sur les premières fermes françaises, à leurs habitudes invétérées de pillage. Aujourd'hui, exclusivement agriculteurs, ils s'associent pour le labour et l'élève du bétail avec leurs ennemis séculaires, les Kabyles. Leurs cultures réjouissent nos yeux; elles sont bien plus soignées que celles des Arabes ou même des Kabyles de la plaine. D'Alger aux Issers, le baromètre agronomique descend; des Issers à Tizi-Ouzou, il remonte, et, dans la haute Kabylie, nous allons le voir au beau fixe.

Mais voici un groupe de maisons blanches qui, par leur structure, nous rappellent le vieil Alger. C'est Taourga (la fourmilière), autrefois Taugensis, chef-lieu d'un canton militaire romain, à présent habité par des Turcs et des Koulourlis qui fournissaient aux cavaliers du Makhzen leurs selles, leurs harnachements et leurs djbiras [Espèces de valises en cuir ornementé à plusieurs poches.].

En admirant les champs des Amaraoua, nous nous étonnons de trouver leurs habitations dans un état si misérable. Ce ne sont guère que des gourbis arabes agrandis et construits en forme de ruches avec des branchages. Là-dedans, la famille demeure exposée à toutes les intempéries, et c'est à peine si quelques endroits fermés au moyen d'un torchis de terre et de fumier lui offrent un abri contre les pluies d'automne ou les neiges d'hiver.

Maintenant devant nous, sur la route, se pressent des boeufs, des vaches, des moutons, des mulets en plus grand nombre, précédés ou suivis de leurs guides, et ployant sous le faix de leurs larges tellis tout gonflés de marchandises. Hommes et bêtes se rendent au Souk-el-Sebt de Tizi-Ouzou. Le mulet kabyle remplace ici le petit âne arabe. Il en est le digne émule par la sobriété, la résignation et le courage; mais, plus robuste que lui, il est un peu moins malheureux. De temps à autre quelques bêtes effrayées, boeufs ou moutons, se mettent à courir devant la diligence, et le maître du bétail de crier, et le postillon de faire claquer son fouet, et les animaux que ce vacarme épouvante de redoubler de vitesse. Souvent cette course burlesque dure l'espace d'une lieue. Alors les pauvres bêtes folles de terreur, mais épuisées d'haleine, s'élancent brusquement sur les pentes raides de la montagne ou du ravin, et le Kabyle saute, grimpe, bondit derrière elles, sue sang et eau pour les rassembler et les ramener sur la route. La diligence ne ralentit jamais son allure: tant pis pour qui se fera écraser! Les Kabyles sont tout aussi lents à se garer que les arabes. Cependant le postillon ne les avertit qu'en cas de péril imminent; et encore est-ce presque toujours avec le fouet qu'il leur donne cet avertissement.

—Eh! postillon, s'écrie le Général indigné, vous traitez ces braves gens en véritable Turc.

—Je mène la poste, Madame, ne vous l'ai-je pas dit? et si je devais m'arrêter toutes les fois qu'ils me barrent le chemin eux et leurs bêtes, nous n'arriverions pas aujourd'hui, mais demain. Ils doivent me faire place et le savent bien; mais ça les ennuie, ces messieurs, de se déranger pour des Roumis.

A Tizi-Ouzou [Le col du genêt épineux.], où nous arrivons vers cinq heures du soir, nous nous retrouvons en pleine France. La diligence s'engage dans une large rue bordée de maisons bien bâties et s'arrête devant un hôtel d'assez bonne apparence. Plusieurs indigènes s'offrent pour porter nos bagages. L'un d'eux, un beau garçon de dix-huit ans, à l'oeil vif, au front intelligent, nous fait le salut militaire:

—Madame, dit-il, vous plaît-il que ce soit moi?

—Oui, mais où as-tu donc appris à parler si poliment?

—A l'école de Tizi-Ouzou, Madame, et puis mon père est un des spahis du commandant.

—Sais-tu lire?

—Sans doute; écrire aussi, et calculer.

Le Philosophe s'écrie, transporté:

—Tous les fusils et tous les canons de France pour un maître d'école!

—Voulez-vous m'emmener? lui demande le jeune Kabyle.

—Où cela?

—A Paris. Je vous servirai fidèlement.

—Tu quitterais tes montagnes?

—Et ma famille, et ma femme: tout pour aller en France.

—Tu es marié?

—Depuis un an.

—Tu n'aimes donc pas ta femme? dit madame Elvire d'un air de reproche.

Un dédaigneux sourire arqua les lèvres du jeune Kabyle:

—Qu'est-ce que nos femmes à nous auprès des dames françaises qui sont tout ensucrées?

Les Kabyles sont si friands de sucre que neuf sur dix escaladeraient le plus ardu des thamgouths [Pics.] pour en croquer un morceau.

Devant la porte de l'hôtel, plusieurs hommes nous attendent: ce sont des guides qui viennent là, chaque jour, à l'arrivée de la diligence. Ils nous offrent leurs mulets pour monter au fort National. Nous l'apercevons là-haut, sur le pic le plus élevé des Aïth-Iraten, comme un aigle en son aire. Mais si imposant que soit le rempart naturel qu'il couronne, nos regards s'en détournent aussitôt, attirés par un formidable géant de pierre, d'aspect sombre et menaçant, qui nous dérobe le ciel et enfonce profondément dans les nues sa tête blanche. Muets, nous contemplons le Djurjura; à cette admiration silencieuse se mêle une crainte vague.

Pendant qu'on dresse la table, je me fais conduire par notre jeune Kabyle au bordj de Tizi-Ouzou qui domine un mamelon: c'est une ancienne citadelle turque; une garnison française l'occupe depuis 1855; on y monte par une rampe empierrée assez douce, en laissant à droite, à mi-hauteur de la colline, une jolie église de construction récente.

—Vous allez au fort Napoléon [Aujourd'hui le fort National]? me demanda mon guide.

—Demain.

—Et après-demain, vous reviendrez à Tizi-Ouzou pour retourner à Alger.

—Nous nous proposons de traverser toute la Kabylie et de faire l'ascension du Djurjura.

—Oh! exclama-t-il.

—Y a-t-il du danger?

—Non, avec de bons mulets. Le commandant vous en procurera.

—Mais… les Kabyles? ajoutai-je, non sans un peu d'embarras.

—Ils vous offriront la diffa [Repas des hôtes.].

—Et la nuit? nous n'avons pas de tentes.

—Vous dormirez dans un village, chez un caïd [Juge de paix.], ou chez l'amin [Maire.].

—Et nous pourrons dormir tranquilles?

—Oui, si les puces ne vous tourmentent pas trop.

—N'aurons-nous pas d'autres ennemis à craindre?

Le jeune Kabyle parut blessé autant que surpris de ma question:

—Est-ce qu'en France on tue les hôtes? s'écrie-t-il; en Kabylie, ils sont sacrés, et voici ce que porte le kanoun [La charte.] de mon village: «Tuer son hôte pour le voler est un crime qui ne peut s'expier que par la lapidation. Tous les biens du coupable sont confisqués. Sa maison sera détruite de fond en comble.»

—Quelques tribus pourtant, les Mlikeuch entre autres, passent pour être des voleurs et des assassins.

—Les Mlikeuch ont souvent tué et volé les Arabes qui traversent la vallée de l'Oued-Sahel, ou bien leurs ennemis, les Aïth-Abbès; mais aucun d'eux n'a jamais dépouillé son dif [Hôte.]. Outre le déshonneur qui en retomberait sur toute la tribu, celle-ci est responsable de vos personnes et de vos bagages. Et puis un de nos proverbes dit: Un enfant peut parcourir toute la Kabylie, une couronne d'or sur la tête.

—Eh bien! dis-je en serrant cordialement la main de mon guide, je ne demanderai pas d'escorte au commandant.

Le commandant de Tizi-Ouzou m'accueillit avec cette bonne grâce particulière à l'officier français, homme du monde, et que nous devions retrouver comme un charme de plus ajouté aux plaisirs du voyage, partout, jusqu'au Désert.

—Pour aller au fort, me dit-il, vous n'aurez pas besoin d'escorte, vous pourriez vous passer d'un guide en suivant la route. Mais je vous donnerai un de mes cavaliers qui vous y conduira par la traverse. Dans la grande Kabylie, vous serez d'autant mieux gardés que vous ne le serez pas du tout.

Le bordj, quand j'y entrai, m'avait paru entièrement dégarni de troupes. J'exprimai mon étonnement qu'il n'en fallût pas davantage pour défendre une position si importante; car, outre que là est la clé de la vallée du Sébaou, le bordj renferme un grand appareil militaire, des réserves d'artillerie et des munitions de guerre, un hôpital pour quatre cents hommes et une manutention pour douze mille rations de pain.

—Les Kabyles sont-ils donc absolument soumis? demandai-je au commandant.

Il sourit finement, et se contenta de me répondre:

—Nous ne sommes pas leurs hôtes, nous, mais leurs maîtres: on l'oublie trop à Alger. Pour quelle heure voulez-vous vos mulets?

—Pour six heures du matin.

—Eh! partez à dix heures après déjeuner; d'ici au fort il n'y a qu'une promenade. Vous arriverez pour dîner.

En descendant la colline, je vis de gros nuages qui venaient de l'ouest.

—Mon ami, dis-je au jeune garçon, quel temps fera-t-il demain?

—Es-tu sorcier, Monsieur?

—Non.

—Eh bien! moi non plus; mais il y a un moyen de le savoir.

—Ah! lequel?

—C'est d'attendre à demain.

Et il se mit à rire de grand coeur. D'humeur joviale et goguenarde, le Kabyle aime ce genre de plaisanteries naïves. S'ils sont plusieurs, ils s'y exercent entre eux, et c'est alors à qui mystifiera les autres.

Je trouvai mes compagnons, la serviette dépliée; la soupe fumait sur la table.

On nous servit un potage gras ornementé d'un alphabet en pâtes, des hors-d'oeuvre, une dorade de la Méditerranée, un gigot provenant par malheur d'un mouton à queue plate, qui ne vaut pas à beaucoup près le mouton à queue ronde; des petits pois nouveaux; une salade du vert le plus tendre, gloire récente des jardiniers kabyles, qui sont les premiers jardiniers du monde; enfin, l'inévitable dessert d'Algérie: fromage de gruyère, oranges, figues, amandes et raisins secs. On ne dîne pas trop mal vraiment sur le col du Genêt épineux.

En apprenant qu'il faudrait nous engager sans escorte dans la haute montagne, le Général ne put réprimer un mouvement d'alarme. Mais comme il était le plus brave de nous quatre, ce fut lui qui, l'instant d'après, réconforta le Caporal. La pluie tombait à grosses gouttes, et M. Jules venait de nous exposer le péril d'être assaillis sur le Djurjura par une de ces tempêtes diluviennes si fréquentes pendant l'hiver et jusqu'en avril, qui arrachent les arbres, renversent les hommes et rendent les chemins impraticables, même pour les mulets kabyles.

—Le pis qui puisse nous arriver, observa flegmatiquement le Conscrit, c'est de nous noyer dans un torrent ou de nous casser la tête au fond d'un précipice. Or, rien ne pouvant m'empêcher de partager le sort de mon Général, je me dis: mourir ici ou ailleurs, il faut toujours finir par là.

Le lendemain, par un soleil radieux, nous enfourchons nos bêtes avec l'ardent désir de vivre et, de visiter ce coin du monde presque inexploré, que son mystère pare à nos yeux de couleurs magiques.

Maintenant la croupe d'argent du Djurjura étincelle, et la lumière enveloppe ses flancs comme un immense voile blanc. Le cavalier du commandant est là, fièrement campé sur son bon cheval arabe qui secoue la crinière et frappe du pied la terre. Nos bagages sont chargés sur un cinquième mulet. Pauvre bête! il a la plus lourde charge; son maître le plaint, et les autres muletiers, tout en poursuivant de leurs lazzis l'homme et l'animal, finissent par prendre à la main, celui-ci un sac de nuit, celui-là une petite valise, le troisième, un rouleau de couvertures de voyage. Partons-nous? Partons-nous?

Voici le commandant à cheval qui descend au grand galop la rampe du bordj. Il vient saluer madame Elvire; et quelques-uns des Kabyles qui nous entourent, les vieux surtout, demeurent tout ébahis en voyant un personnage si considérable témoigner à une femme les marques du plus profond respect.

Enfin, nous sommes en route, quelqu'un accourt: c'est notre jeune
Kabyle.

—Pourquoi ne voulez-vous pas m'emmener? dit-il. L'an dernier, un Anglais de passage ici m'avait promis de me prendre pour domestique; mais pendant que j'étais allé embrasser mon père, il disparut et je ne l'ai plus revu. Pour vous suivre et voir Paris, je donnerais la moitié de ma vie.

—Eh bien, lui répond très-sérieusement le Philosophe, je te chercherai une place à Paris.

Avis à qui voudra se donner le luxe original d'un valet de chambre kabyle: nous sommes en mesure de lui en fournir un. Ce jeune et beau montagnard, amoureux de la France, nous souhaite un bon voyage d'un air mélancolique. Pour le consoler, je lui offre un cigare, et madame Elvire lui met délicatement entre les lèvres une pastille de chocolat.

A peine sortis de Tizi-Ouzou, nous quittons la route carrossable pour prendre la traverse. Nous suivons l'Oued Sebaou dont le lit, très-large en cet endroit et presque partout à sec, se resserre sur notre gauche, vers les gorges de Timizar-el-Robar [Les gorges des terrains friables.], où la rivière, en temps de crue, devient un torrent furieux. Sur notre droite, resplendit le Djurjura, frappé en plein par le soleil. Devant nous sont les montagnes des Aïth-Iraten, aux pieds desquelles coule un affluent de l'Oued Sebaou, l'Oued Aïssi, peu profond, mais très-rapide. Nos mulets y entrent résolument; ils le traversent sans encombre, ayant de l'eau jusqu'au ventre, et en suivant d'instinct une direction oblique contre le courant. Au milieu de jardins et de prairies où il y a autant de fleurs que de brins d'herbe, nous voyons les derniers gourbis en torchis et en branchages. Déjà au sommet des premiers mamelons, nous distinguons les murs blancs et les toits rouges des Aïth-Irdjen.

La route que nous avons reprise, près d'une ferme française abandonnée et en ruines, court entre des champs d'orge tout constellés de fleurettes jaunes qui éblouissent nos yeux comme de petites étoiles d'or. Nos mulets foulent des géraniums multicolores. Des arbres d'un vert ardent et d'autres d'un vert tendre se pressent pêle-mêle sur les flancs de la montagne; ce sont les principales richesses kabyles: les figuiers et les oliviers. Nous faisons une courte halte devant un pauvre taudis où plusieurs hommes sont étendus sur une natte en sparterie. Près de là, une vieille femme maigre coupe de l'herbe sur le talus de la route. Elle est couverte de guenilles et coiffée d'une calotte rouge d'où s'échappe une chevelure hérissée. Un homme décharné, son mari, sort de la case; un burnous troué cache mal sa nudité. Il arrache quelques branches au toit de sa demeure, puis retourne à l'intérieur pour les placer sur un feu de braise qui brille au fond d'un trou. Il se couche par terre et souffle son feu dont la fumée s'échappe par la porte et par les fissures.

—Quelle misère! dit madame Elvire attristée.

—C'est un café kabyle, Madame, lui répond le cavalier, il n'y en a pas d'autre d'ici au fort, et tu n'en rencontreras pas un seul dans la grande Kabylie.

—Les gens de la montagne n'aiment-ils pas le café?

—Oh! beaucoup, beaucoup; mais ils n'en boivent guère, et ce brave homme, quoique placé sur la grande route d'Alger, en débite à peine six tasses dans sa journée.

—Et pourquoi donc?

—Parce que la tasse coûte un sou, et que pour la plupart de nous un sou, c'est comme une pièce d'or pour toi, Madame.

Le cafaoudji nous sert le café dans de petites coupes en porcelaine de Gibraltar. Nous le trouvons exquis, et invitons à ce régal le cavalier et les muletiers. Si pauvre qu'il soit, l'établissement a pourtant son parasite: un Kabyle à tête branlante, plus décharné encore et plus nu que le cafetier lui-même; mais il n'est pas plus honteux de sa nature que de sa misère. En ce pays de vraie égalité, où le préjugé de l'argent ne gouverne pas plus que le préjugé de la naissance, celui qui n'a que la terre pour lit et le ciel pour toit est estimé par les autres, comme par lui-même, ce qu'il vaut. Nous offrons au vieillard du café et une aumône qu'il accepte d'un air digne.

Alors, quittant de nouveau la route, nous gravissons les premières pentes de la montagne. Le cavalier, que le moka sucré a mis de belle humeur, nous chante la Chanson du marabout.

Nous atteignons un plateau couronné d'oliviers; c'est l'emplacement des Souk-et-H'ad (marché du dimanche) des Aïth-Iraten. Nous nous y arrêtons pour contempler un paysage qui défie la plume et le pinceau: dans le fond de la vallée, l'Asif Aïssi et l'Asif Sébaou serpentent en capricieux méandre, ici rivières, là-bas ruisseaux, ailleurs flaques d'eaux miroitantes. A droite et à gauche, se dressent presque à pic les montagnes des Aïth-Iraten, que nous commençons à gravir et où nos yeux, éblouis par l'éclat métallique de la pierre, se reposent sur la robe verte des arbres. A leur pied, entre les sables, les graviers et les cailloux roulés des deux rivières, ondulent des froments, des orges et des foins qui ressemblent de loin à des massifs de roses. Partant, autour de nous, resplendissent les merveilles du printemps dans un cadre magique de lumières et d'ombres, violent, mais pourtant harmonieux en ses tons heurtés qui passent incessamment, sous le jeu des rayons solaires, du noir de suie au blanc d'argent, ou du jaune d'or au rouge de pourpre. Un vautour à tête blanche plane, tantôt immobile, le bec au vent, s'enivrant d'air, ou tantôt en quête d'une proie, faisant un large circuit dans l'azur. Là-bas, au milieu d'une eau courante, c'est une cigogne qui, appuyé sur une de ses échasses, attend patiemment qu'Allah lui envoie un barbeau ou une alose.

En 1857, dans les premiers jours de mai, la plaine mamelonnée qui descend vers Tizi-Ouzou se couvrait de tentes blanches et de cabanes en branchages. La voix du clairon se mêlait à la voix des sources qui bruissent en des rigoles naturelles qu'elles ont profondément creusées au flanc du rocher. Du haut de leurs pics réputés inaccessibles, les Aïth-Iraten considéraient d'un oeil calme ce flot d'ennemis grossissant de jour en jour. Des quatorze expéditions dirigées contre la Kabylie depuis 1830, aucune n'avait encore pu les atteindre. Ils se fiaient aux murailles presque verticales que la nature avait érigées pour servir de rempart à l'indépendance berbère: à elles de rendre vain l'assaut des Roumis, à eux-mêmes de changer leur audace en confusion et en désastre. En se voyant si nombreux et appuyés par tous leurs alliés en armes, ils ne comptaient plus leurs adversaires; ils escomptaient déjà la victoire et se flattaient d'affranchir à jamais, du même coup, toutes les épaules kabyles. Le cavalier Maâkara nous assure que telle était chez eux la certitude du succès, qu'ils dormirent sur les deux oreilles dans la nuit du 24; mais ce jour-là, quel réveil! Au roulement du tambour, toute l'armée s'ébranle: la division Yusuf au centre, les divisions MacMahon et Renault formant les deux ailes. Elles abordent résolûment les contre-forts qui supportent le plateau culminant du Souk-el-Arba [Marché du vendredi.], à la fois le principal marché des Aïth-Iraten et comme le sanctuaire inviolé de leur race. C'est là qu'il faut aller planter sous le feu de l'ennemi le drapeau tricolore! Par quels chemins? Il n'y en a pas. En beaucoup d'endroits, se dresse un mur vertical, et partout ailleurs la pente est si raide qu'elle ferait hésiter les chèvres.

Le tir des Kabyles est plus meurtrier que celui des Arabes. Ils ne lâchent leur coup qu'après avoir bien visé, le canon du fusil appuyé. Les défenseurs de cette redoutable citadelle sont intrépides; à ses bastions naturels, ils ont ajouté des barricades; et si à la violence de leur feu on peut juger qu'ils combattent par milliers, c'est à un ennemi invisible qu'on a affaire, car il s'embusque derrière une pierre ou derrière un arbre, il rampe, il bondit, et avant qu'on ait eu le temps de lui renvoyer une balle, il a déjà disparu. Cependant vers quatre heures de l'après-midi, refoulés d'étage en étage et partout repoussés malgré une défense héroïque, les plus vaillants, frappés de stupeur, se retirent en désordre sur le plateau du Souk-el-Arba. En voyant les Roumis vainqueurs en couronner les trois crêtes, quelques-uns cherchent la mort pour ne pas survivre au spectacle de leur montagne conquise.

Le maréchal Randon, qui commande en chef, établit son quartier général au village de Tir-ilt-el-Hadj-Ali, avec la division Yusuf; la division MacMahon campe à Imaïseren et Bou-Arfâa, et la division Renault à Ouailel. Cette journée a coûté aux Français 63 morts et 443 blessés [Émile Carrey, Récits de Kabylie, campagne de 1857.]. Nul n'a compté les victimes du patriotisme kabyle. Elles furent sans doute cruellement nombreuses, car presque toutes les tribus de la confédération des Aïth-Iraten et beaucoup d'autres sofs alliés avaient fait parler la poudre.

La grande et belliqueuse tribu des Aïth-Iraten se divise en cinq fractions: les Aïth-Irdjen, 16 villages, 975 fusils; les Aïth-Akerma, 25 villages, 1060 fusils; les Aïth-Oumalou, 14 villages, 840 fusils; les Aïth-Ousammeur, 8 villages, 780 fusils; et les Aïth-Aguacha, 11 villages, 600 fusils: soit 74 villages et 4055 fusils. Les tribus qui, de gré ou de force, ont constamment suivi leur politique, sont: les Aïth-Fraoucen, les Aïth-Bou-Chaïb, les Aïth-Khelili [Devaux, les Kébaïles du Djerjera.].

A ces combattants, s'étaient joints les contingents des Aïth-Yenni, des Aïth-Menguelate, des Aïth-Illilten et d'autres accourus de toutes parts à la défense de la patrie.

Le lendemain au point du jour, la lutte recommence plus acharnée, car le désespoir inspire à ces héros vaincus le mépris de la mort ou le dégoût de la vie. Quand la poudre est épuisée et toute résistance inutile, cinquante maires de villages viennent demander l'aman [Pardon.].

Leur attitude est triste, mais digne et fière encore. Au nom de tous les fils des Iraten, ils s'engagent à remplir les conditions du vainqueur.

—Vous reconnaîtrez, leur dit-on, l'autorité de la France [Émile Carrey, Récits de Kabylie.]. Nous irons sur votre territoire comme il nous plaira; nous ouvrirons des routes, construirons des bordjs, nous couperons les récoltes qui nous seront nécessaires pendant notre séjour, mais nous respecterons vos figuiers et vos oliviers.

Les amins s'inclinent; mais lorsqu'on leur dit qu'ils auront à livrer des otages et à payer cent cinquante francs par fusil, un dernier cri de révolte s'échappe de quelques poitrines:

—Les Aïth-Iraten ne sont pas tous riches, et parmi eux beaucoup n'ont pas assez d'argent pour payer cette somme.

Cependant ils apprennent qu'on ne leur prendra ni leurs femmes, ni leurs enfants, ni leurs maisons, ni leurs champs, ni même une figue sans la payer, qu'ils seront admis sur tous les marchés, et que leurs kanouns seront respectés sous la seule réserve que les amins, élus par eux, seront agréés de l'autorité française: alors les fronts assombris s'illuminent.

Et la paix signée, les vaincus d'accourir en foule dans le camp des vainqueurs, où, avec cette mobilité d'humeur qui caractérise les deux races, Kabyles et Français se mêlent, se parlent et se comprennent par signes, se traitent mutuellement comme s'ils avaient toujours été les meilleurs amis. Quiconque a pu reconnaître leurs nombreux traits d'union doit se demander s'il était bien nécessaire de verser tant de sang, et si, en le versant, on a choisi le bon moyen de faire de la Kabylie une amie dévouée de la France. On n'a pas touché à leurs institutions nationales: pour nous un devoir, et pour eux un droit. Mais ne pouvait-on les conquérir plus sûrement que par les armes, et les attacher étroitement à la fortune de la colonie, en s'adressant à leur intelligence très-vive en même temps qu'à leur intérêt aiguillonné par la misère?

J'interrogeai là-dessus notre guide Maâkara:

—Monsieur, me répondit-il, tous les Kabyles qui ont eu des relations avec les Français les préfèrent et de beaucoup aux Arabes qu'ils détestent et aux Juifs qu'ils méprisent. Il y a déjà maintenant plus d'argent chez eux que du temps des Turcs, qui pillaient leurs villages, brûlaient leurs récoltes, dépouillaient et souvent égorgeaient les malheureux qui vont faire la moisson dans la plaine, ou exercer un métier dans les villes du littoral. Au lieu de les égorger ou de les piller, les Français les protègent contre les malfaiteurs; ils ont construit de bonnes routes par où un peu de bien-être commence à pénétrer dans nos montagnes. Les Kabyles ne sont pas des ingrats et encore moins des aveugles. Celui qui leur apportera la richesse fera d'eux tout ce qu'il voudra.

—La richesse! s'écria le Philosophe, elle fera pousser un gros ventre au Kabyle allègre! elle changera en Romain du Bas-Empire ce libre et fier républicain! Tu ne sais donc pas, ô Maâkara, que la richesse est la grande misère des Français?

Le cavalier comprit-il ce singulier aphorisme? je ne sais; mais il répondit en souriant:

—Ah! Monsieur, j'en voudrais bien un peu, moi, de cette misère-là!

Nous montons par un sentier kabyle impraticable pour quiconque n'est pas mulet ou muletier indigène: plutôt un escalier qu'un chemin, formé de pierres inégales, grandes, petites, pointues, arrondies, assemblées par le hasard, tenant ensemble par la force de l'habitude, se détachant parfois; ou bien c'est le rocher que nos bêtes gravissent par bonds périlleux. De l'un ou l'autre côté de ce casse-cou sinueux et pittoresque, partout où la pierre est recouverte d'une couche de terre végétale, s'étalent de belles plantes potagères dans des jardins merveilleusement cultivés que gardent des haies d'épines. Puis ce sont des oliviers et des figuiers où des rossignols et des fauvettes se disputent le prix du chant. Au pied de chaque arbre, le sol, légèrement creusé, forme comme une vasque pour retenir les eaux d'arrosage. Ailleurs, verdissent des blés d'orge et de froment de la plus belle venue; là, peu ou point d'herbes parasites. Des arbres de luxe, vignes, orangers, cédrats, grenadiers, cerisiers, pommiers, pruniers et noyers décorent quelques enclos; beaucoup sont en pleine floraison, et l'air est tout imprégné de leurs arômes suaves. Nous marchons maintenant à travers un inextricable fouillis de branches, de feuilles et de fleurs. Ces arbres, amis de l'homme, étendent vers nous leurs bras dans le sentier, nous montrant leurs fruits en promesses. Les figuiers vigoureux et qui ont besoin d'espace nous barrent par moment le chemin; ils nous obligent d'admirer leurs larges feuilles luisantes, si élégamment découpées, et la riche récolte que le montagnard fera au prochain kherif ou cueillette des figues. Pendant ces jours d'abondance, il ira avec sa famille habiter son asib [Maison ou gourbi d'été.]; ils s'enivrera en savourant la figue fraîche, blanche ou noire, comme le vigneron de France en dégustant le vin nouveau. Mais cette ivresse des figues n'est ni grossière ni méchante; elle exalte en lui jusqu'au fanatisme l'amour de la liberté. Alors les pauvres iront de jardin en jardin, bien accueillis partout, et mangeront à discrétion de ces fruits nourrissants et exquis. Alors aussi, mêlés à eux, couverts de haillons sordides, les derviches fanatiques trouveront l'oreille des Kabyles plus accessible, quand, pour les pousser à la rébellion, ils leur diront: «Que le Roumi vienne! où qu'il nous faille aller pour le combattre, nous trouverons à vivre! et s'il brûle nos villages, cet arbre qui nous donne la nourriture nous procurera un toit pour la nuit.»

Devant nous, quel charmant tableau! Dans l'angle d'un carrefour auquel aboutissent plusieurs sentiers, coule une thâla [Fontaine.]. Des femmes, des jeunes filles et des enfants se pressent autour d'un mince filet de cristal liquide. A notre approche, deux ou trois, les plus timides, fuient dans la montagne, emportant, gracieusement posée sur l'épaule, leur medhid [Cruche à eau.] d'une belle forme antique. D'autres se voilent le visage avec la main, mais nous regardent entre leurs doigts aux ongles teints de henné. L'une d'elles nous accueille par un sourire, et, avec un geste plein de coquetterie mutine, c'est un de ses yeux seulement qu'elle nous dérobe. Pourquoi?… Ah! pauvre enfant! elle est borgne. Les plus petites, qui ont aussi une cruche mesurée à leur taille,—car à peine sorties du berceau, on leur enseigne le dur labeur de la ménagère kabyle,—se réfugient dans les jambes maternelles en criant: O imma! ô imma! ô maman! ô maman! Nos muletiers vont à la fontaine, faire leurs oudou-el-seghir, ablutions que tout bon musulman doit renouveler cinq fois dans un jour. Ils mouillent leurs mains, se gargarisent et aspirent l'eau par les narines en disant: «O mon Dieu! fais-moi sentir l'odeur du paradis.» Pendant ce temps, nos regards demeurent attachés sur le groupe féminin. De son côté, il nous contemple avec une curiosité ébahie qui touche à la stupeur.

—Maâkara, sais-tu l'âge de cette fillette dont les dents sont des perles, et les yeux des diamants noirs?

—Madame, c'est une femme mariée et déjà mère.

—Tu la connais?

—Non, mais le bijou qu'elle porte au front dit qu'elle a mis au monde un garçon.

C'était le glorieux tavezimth tant désiré des jeunes épousées: grand anneau d'argent ouvragé et orné de corail qu'elles étalent avec orgueil sur leur front le jour où elles donnent naissance à un fils; si c'est une fille, elles le placent modestement sur leur poitrine, entre les seins.

—Quel âge as-tu? demanda le cavalier à la belle Kabyle.

—Quatorze ans.

—Mais à quel âge, Maâkara, mariez-vous donc vos filles?

—A quinze ans, à douze, à dix ou même à neuf ans, dès qu'elles deviennent nubiles. Parfois, le marché se conclut quand la petite tette encore; et jusqu'au jour où le mari la prend dans sa maison, elle est déjà comme sa femme.

—Et qu'est-ce que vaut une femme en Kabylie?

—Le prix varie, Madame, depuis soixante jusqu'à cinq cents ou mille francs. Cela dépend de la beauté de la fille, de l'amour ou de la fortune du prétendant.

—Le Kabyle qui achète sa femme en est donc quelquefois amoureux?

—Tu en as la preuve là, sous tes yeux. L'achaoua [Coiffure en toile tissée chez les Aïth-Idjer.] dont cette jolie blonde paraît si fière lui a été donnée par un amant éperdument épris qui y a brodé pour elle ces arabesques éclatantes.

La tête, le cou, les oreilles, les poignets et les chevilles de ces femmes et de ces jeunes filles, qui rivalisaient entre elles par la finesse et l'élégance des formes, étaient chargés de bijoux. Ce luxe contrastait étrangement avec l'aspect misérable des vêtements, avec la malpropreté des visages et des chevelures. Si j'étais le gouvernement français, au risque de passer pour le plus grand de tous les despotes, j'ordonnerais, par décret, aux femmes kabyles de se laver, et j'en ferais ainsi les plus belles du monde.

Nous passons en revue tout l'attirail des ornements féminins: après le tavezimth des jeunes mères et l'achaoua des amoureuses ardemment désirées, le thazath, collier, assemblage de verroteries, de coquillages, de morceaux de corail, de pinces de monnaie, et même de boutons de cuivre portant les numéros des régiments français; le dah, bracelet en argent ou en cuivre, curieusement ouvré; les khralkhrals, anneaux des pieds en argent, plus épais et plus lourds que les cercles de fer rivés à la cheville des forçats, et les amkies, moins précieux, en cuir, en bois ou en corne; les kouneïs, boucles d'oreilles en argent ornementé de corail: les unes, les zerouïar, si grandes et si pesantes que les oreilles ne peuvent les porter, et qu'il faut les attacher dans les cheveux au moyen de chaînettes, les autres, les thiounissen, plus légères, mais bien moins estimées; le thacebth et le zerir, bijoux pour la tête, chaînettes d'argent enrichies de corail, de perles, de pièces d'or ou d'argent, d'émaux multicolores, formant diadème ou ferronnière; enfin les ibezimen, épingles-broches avec lesquelles les femmes attachent le haïk et toutes les pièces de leur vêtement: car elles ignorent le fil, les aiguilles, les cordons et les agrafes.

Les plus pauvres possèdent plusieurs ibezimen d'argent ou de fer, sentinelles de la pudeur, gardiennes de la décence. On nous avait montré quelques-uns de ces bijoux sur le marché des Issers, mais de peu de valeur et médiocrement prisés. Les vrais, les beaux ne se font guère que sur commande. Quand monsieur veut plaire à madame, ou un prétendu à sa future, il va trouver l'orfèvre chez les Aïth-Yenni ou les Aïth-Abbès, selon qu'il habite au nord ou au sud de la crête djurjurienne. Il lui compte un nombre de pièces d'argent équivalant à la richesse du présent que la vanité ou l'amour le détermine à faire. Au bout du temps convenu, l'artiste rend un bijou d'égal poids, et reçoit pour son travail un salaire fixé d'avance.

Nous saluons ces dames et ces demoiselles de la tête seulement, car les kanouns défendent aux hommes tout entretien avec les femmes à la fontaine. Ils frappent d'amende les désobéissants. L'amende est plus forte pour qui aborde une femme sur une route ou dans un bois. La plus forte de toutes, trois à quatre cents francs, est infligée à qui outrage une femme par des propositions ou des tentatives coupables, et les tuiles de sa maison sont brisées. Et si un aimable jeune homme s'en vient en l'absence de monsieur rendre visite à madame qui s'ennuie à la maison, le mari le tue bel et bien, et répudie sa femme. La loi ne tolère aucun échange de galanterie, fût-il le plus innocent du monde [Voici ce que portent les Kanouns: Celui qui va à la fontaine des femmes payera 25 francs; celui qui accoste une femme sur une route dans un bois, 50 francs; s'il lui fait des propositions honteuses, 300 francs; s'il porte la main sur elle dans un but malhonnête, 400 francs; les tuiles de sa maison seront brisées par la djemâa réunie, et le mari a de plus le droit de se venger de lui. Si la femme a consenti, son mari doit la répudier, ou payer une amende égale à celle du coupable et il ne sera plus écouté comme témoin.].

—Et toi aussi, Maâkara, qui as l'air d'un si bon enfant, tu serais sans pitié pour celui qui aurait échangé avec ta femme trois mots de galanterie tout à fait sans conséquence?

—Oh! oh! sans conséquence, Madame! chez nous, quand les yeux ont parlé, tout est dit: entre les lèvres de la femme et celles de l'homme, il n'y a qu'un baiser.

—Ainsi tu répudierais l'une et tuerais l'autre?

—Sans doute, ne voulant pas qu'on me coupe mon nif.

—Qu'est-ce que cela? fit madame Elvire.

—Mon nif, c'est mon nez; et le nez d'un Kabyle, c'est le drapeau de son honneur.

—Ainsi, dit le Philosophe en riant, le ridicule est le même en Kabylie qu'en France; seulement, vous le portez sur votre nez et nous sur notre front. Décidément, mon ami, nous sommes faits pour nous entendre.

—Mais, cavalier, reprit madame Elvire, comment les Kabyles peuvent-ils être si jaloux de femmes qu'ils achètent?

—D'abord, Madame, parce que nous les aimons malgré cela…

—Voilà une raison.

—Quand elles sont belles. Et puis, si nous étions moins sévères, personne ne connaîtrait plus son père: elles ne sont pas comme les Françaises, et ne se font aucun scrupule de couper le nif à leurs maris.

—Et c'est bien fait, puisque vous les traitez, dit-on, en esclaves.

—Bah! à chacun son lot: nous les nourrissons, elles tiennent le ménage; si nous ne les estimons pas en masse, nous honorons celles qui se distinguent par leurs vertus ou se signalent par des miracles. Les Kanouns ne leur accordent aucun droit. Elles n'héritent pas; ce qu'elles ont appartient à leurs maris ou à leurs parents; mais elles n'ont aucune charge: filles, femmes ou veuves, c'est aux hommes de pourvoir à leur entretien.

—Est-il vrai qu'après les avoir épousées sans leur consentement, vous puissiez les répudier par caprice, et consommer d'un mot votre divorce avec elles?

—Oui, mais elles peuvent se remarier.

—C'est bien heureux vraiment!

—A la condition toutefois, ajouta Maâkara, que le nouvel acquéreur remettra au premier mari la somme que celui-ci a payée aux parents de la femme.

—Oh! comme je me vengerais! fit madame Elvire courroucée.

—Elles se donnent assez souvent ce plaisir-là. J'en connais une qui, après avoir été achetée six fois, a empoisonné son dernier acquéreur pour convoler en septièmes noces avec un jeune homme auquel elle avait donné l'amulette qui fait aimer.

—Vos femmes ont des poisons?

—Elles se servent d'arsenic pour s'épiler par tout le corps.

—Et cette amulette, où la trouve-t-on?

—Tu peux le demander à cette vieille sorcière que nous apercevons là-haut, grimpant vers son village, avec une charge de bois mort sur le dos. Elle a dû composer plus d'un philtre d'amour ou de mort, et non-seulement elle est adroite à glisser un charme dans le haïk d'une femme ou d'une fille, dans le burnous d'un jeune garçon, mais elle sait aussi faire disparaître le fruit d'un amour coupable.

—Maâkara, tu ne m'as pas dit où l'on trouve cette amulette.

—Ah! ah! repart le cavalier en riant, serait-ce pour t'en servir,
Madame? Vraiment, tu n'en as pas besoin.

Nous éclatâmes de rire. Le Général éprouvait un peu de confusion.

—Vous irez, continua le cavalier, trouver un thaleb [Un savant.]. Vous lui ferez écrire un mot, un nom, une devise sur un petit morceau de papier, puis sur un autre. Vous porterez sur vous le premier de ces deux talismans, et vous chargerez une vieille femme ou une jeune, peu importe, de mettre le second dans les vêtements du bien-aimé. Au bout de quelques jours, vous tomberez inévitablement dans les bras l'un de l'autre.

Le rire de madame Elvire retentit sonore au milieu des nôtres.

—Merci, Maâkara, mon ami, dit le Conscrit, pour les précieux renseignements que tu donnes à ma femme! Rends grâce à Allah que je ne sois pas un mari kabyle; je pourrais me venger de toi.

Le cavalier regarda du coin de l'oeil le mari français, non sans un peu d'inquiétude.

—Rassure-toi, mon garçon, reprit aussitôt celui-ci. En France, nous sommes débonnaires, confiants et crédules, beaucoup trop infatués d'ailleurs de notre propre mérite pour nous faire à nous-mêmes l'injure de supposer que nos femmes puissent nous préférer aucun homme de la terre.

—Mais les jeunes filles sont-elles traitées avec la même rigueur?

—Oui, Madame. Naguère encore, une fille-mère était punie de mort, lorsqu'elle ne parvenait pas à fléchir ses parents, à épouser son séducteur ou quelque bon diable qui voulût réparer sa faute. L'autorité française a aboli cet usage. Et puis, il y a bien peu de filles séduites dans nos montagnes: d'abord parce qu'on marie les enfants de bonne heure, et ensuite parce que chaque injure faite à l'honneur d'une famille entraîne des vengeances terribles. Celui qui, parmi nous, ne venge pas son nif outragé, demeure déshonoré aux yeux de toute sa tribu. Il faut venger son injure ou quitter le pays. Et si l'insulté meurt avant d'avoir exercé l'oussiga, la vengeance, c'est à son héritier de faire payer à l'insulteur la diâ, le prix du sang. Il est arrivé souvent que des tribus entières, avec tous leurs sofs alliés, ont pris les armes pour venger l'injure faite à un de leurs membres, tous se trouvant atteints dans la personne d'un seul.

—C'est le dernier mot de la perfection sociale, s'écria le Philosophe avec feu. Quand nous en serons là en Europe, le despotisme aura vécu. Et pour ce qui est des femmes de Kabylie, si peu enviable que soit leur sort, elles ont du moins un très-réel avantage sur les femmes de France: on ne les épouse pas pour leur dot. Marché pour marché, je préfère encore celui des Kabyles.

Une femme montait devant nous, pâle, ridée, flétrie, ployant sous sa lourde cruche d'eau; elle traînait par la main une petite fille de quatre à cinq ans, qui portait une mignonne amphore. La mère avait des tatouages bleuâtres aux tempes et au front; l'enfant, déjà coquette, s'était parée de feuilles d'alfa qui entouraient, en guise de bijoux, son cou, ses bras et ses jambes.

Le visage riant de celle-ci contrastait avec l'air morne de l'autre.

—Que cette femme a l'air triste! dit madame Elvire émue de pitié.

—Si elle avait eu un fils au lieu d'une fille, répondit Maâkara, elle serait plus fière à présent. Elle serait la maîtresse au logis, tandis qu'elle est la servante. Je connais son mari; il voulait absolument avoir un garçon, et pour cela il a acheté une seconde femme qui a comblé ses voeux.

—Deux femmes!

—Le Koran en permet jusqu'à quatre; mais la plupart de nous trouvent que c'est assez d'en nourrir une. Quel âge donnez-vous à celle-ci?

—Cinquante ans pour le moins.

—Elle n'en a pas encore trente. Elle s'est usée au travail, abîmée dans la jalousie. A elle les gros labeurs et les dédains du maître, tandis que la nouvelle n'a guère souci que d'allaiter le fils de la maison. Pour lui, on a fait parler la poudre; on a célébré sa naissance le septième jour par un thâam [Festin.], auquel le père a convié ses amis et ses proches. Mais quand la petite fille est née, il n'y a pas eu la moindre réjouissance.

—Et c'est une injustice criante, observa M. Jules en regardant madame
Elvire.

—C'est ainsi, Monsieur, dans toutes les familles, reprit le cavalier; aussi, quand une femme se marie, ne manque-t-elle jamais d'invoquer les plus saints marabouts afin d'engendrer un garçon.

—Nous arrivons chez les Aïth-Adeni, fraction de la tribu des Irdjen, une des cinq des Iraten; et, nous étant retournés, des oh! et des ah! admiratifs nous échappent devant le tableau incomparable qui se déroule sous nos regards. Madame Elvire rayonne, le Philosophe rêve, M. Jules pleure, et moi je prends des notes; enfin, le cavalier a le sourire de l'amour-propre satisfait, car c'est lui qui a prémédité de nous conduire à ce point de vue. Les muletiers s'interrogent entre eux pour savoir ce qui nous peut impressionner de la sorte.

L'immense abîme est baigné dans un brouillard éblouissant. Ce n'est pas de la vapeur d'eau, mais de la lumière condensée. Au fond de ces ondes transparentes qui forment comme un fleuve rayonnant entre les montagnes, apparaît la vallée du Sebaou, avec ses flaques d'eau, ses arbres et ses fleurs. C'est un lit d'or enrichi de diamants, d'émeraudes et de perles. Les grandes ombres des hauts pitons, projetées çà et là sur les flots radieux, produisent des effets fantastiques; en quelques endroits où deux rochers verticaux forment un angle, le soleil et la nuit, en s'y mariant, enfantent des profondeurs bleuâtres, insondables comme le ciel et comme lui infinies. En face de nous, Tizi-Ouzou et son bordj: on les tiendrait dans la main. Puis, les montagnes des Aïth-Flisset, entre lesquelles serpente la route d'Alger; elles rejoignent à l'horizon la chaîne du Petit-Atlas. A droite, l'Asif Sebaou s'enfonce dans les gorges des terrains friables; à gauche, le Djurjura resplendit comme un dieu dans sa gloire! Derrière nous, dans un cimetière, des hommes et des femmes prient accroupis. Au seuil de sa maison, un vieux Kabyle, appuyé sur son debouz [Bâton ferré.], nous regarde d'un air farouche; une bande de petits garçons effarés, hardis et méfiants comme des moineaux francs, vient s'abattre à quelques pas de nous, criant Soldis! soldis [Des sous! des sous!]! Enfin, sur la grande route qui sillonne les flancs de la montagne, nous apercevons, prodigieux contraste! les poteaux et les fils du télégraphe. L'extrême civilisation et l'extrême sauvagerie s'embrassent ici, et du fort National, au coeur de la Kabylie, nous pourrons dire à nos amis de Paris: «Nous allons bien, et vous?» Le sentier traverse le cimetière. Pourquoi ces jours entre les pierres des tombes? Les Kabyles veulent que leurs morts jouissent comme eux de l'air et de la lumière. Bientôt nous atteignons la grande route, où des gamins cuivrés, beaux et nus comme l'Amour antique, se disputent nos soldis; ce sont les mêmes batailles que celles des petits paysans blonds et joufflus qui suivent en courant les diligences de l'Alsace ou de la Normandie.

Le 2 juin 1857, vingt-cinq mille pelles, pioches, scies, haches, secondées par deux cents feux de pétards, livraient aux rochers des Aïth-Iraten un assaut bien plus glorieux que celui du 24 mai. Et le 23 juin, après vingt-deux jours d'efforts héroïques, deux pièces de douze, attelées de six chevaux, montaient de Tizi-Ouzou au plateau conquis de Souk-el-Arba, par cette brèche que l'armée venait d'ouvrir à une autre civilisation que celle du canon. Les Kabyles, soumis ou insoumis, suivaient avec des yeux consternés ce serpent de vingt-cinq mille mètres qui rampait jusqu'à leurs crêtes inaccessibles pour y venir dévorer l'indépendance nationale. Pour les réconforter, les marabouts leur disaient: «Le Prophète a suscité les Français comme un fléau vivant afin de punir les crimes des Kabyles; mais, si Mahomet veut le châtiment de ses enfants coupables, il ne veut pas leur asservissement à des infidèles. Voici déjà que, du haut du ciel, Allah frappe de vertige tous ces Roumis ameutés par lui: pour une route inutile, voyez comme ils jettent leur poudre aux rochers de la montagne!»

En vain, cette fois, des fanatiques s'efforcent-ils d'abuser ces hommes naïfs et crédules, mais pourtant pleins de bon sens. Et lorsqu'après le 14 juin, anniversaire du débarquement des Français en Afrique, qui fut choisi pour la pose de la première pierre du fort National, un vieil amin vit sur le Souk-el-Arba des bastions sortir de terre, il s'écria: «Un bordj! Regardez-moi: quand un homme va mourir, il se recueille et ferme les yeux. Amin des Kabyles, je ferme les yeux, car la Kabylie va mourir [Émile Carrey, Récits de Kabylie.]!»

Vers six heures du soir, nous entrons au fort par la porte d'Alger. Ravis du voyage, mais rompus, nous descendons de nos montures. Nous payons nos muletiers: trois francs pour l'homme et la bête, et un franc de pourboire. Nous nous séparons très-satisfaits les uns des autres, et remercions notre bon guide Maâkara, en lui glissant une pièce de cinq francs dans la main. Ce brave garçon nous suivrait, au bout du monde. Nous entrons dans un hôtel, le meilleur; il y en a deux. Lequel est-ce? Je l'ai oublié, et je ne le retrouve pas sur mes tablettes: ô ingratitude!

*[Les habitants les plus anciens de la partie septentrionale de l'Afrique, à l'ouest des Égyptiens, nous sont signalés, il y a cinq ou six mille ans, dans la traduction grecque des annales égyptiennes de Manethon, sous le nom de Libuès, que nous rendons par le mot Libyen et que rendait le mot égyptien Lebou ou Rebou. Sous la quatrième dynastie, le roi Neferkhérès est dit avoir soumis une portion des Libyens terrifiés par la vue d'une éclipse. Cette époque devait répondre à celle des pierres taillées dont on retrouve des traces sur les points les plus distants de l'Algérie: près d'Alger, à la pointe Pescade, sur les confins du Sahara, dans l'oasis d'Ouargla. A partir de la dix-huitième dynastie, sinon plus tôt, de nombreux indices donnent à penser qu'à ces Lebous est venu s'ajouter un peuple nouveau aux yeux bleus. Le fait devient certain en 1400 avant notre ère. Des déserts, à l'occident du Delta, un flot de nomades aux yeux bleus et aux cheveux blonds descend des îles de la Méditerranée, sur le continent africain, menace les provinces du nord de l'Égypte et n'est contenu qu'avec de grands efforts par les armées égyptiennes. Ces envahisseurs comprennent des Lebous, des Maschouach, dont descendraient les Macas d'Hérodote, les Mazigues de Ptolémée et les Amazigs (Touaregs) d'aujourd'hui, etc., et étaient désignés sous le nom général de Tamahou. Plus intelligents que les autochtones, ils les auraient subjugués, et en retour leur auraient apporté l'art de construire les monuments mégalithiques. La présence actuelle de ces monuments en quantité innombrable des côtes du Maroc jusqu'à la Tunisie et d'individus blonds dans cette même étendue et jusque dans les îles Canaries établit en quelque sorte les frontières de leur domination d'alors. C'était l'époque de la pierre polie en Algérie, et plus tard celle des métaux; la première paraît y avoir été fort courte. De la fondation de Carthage jusque vers l'invasion romaine, la chaîne de l'Atlas, du Djebel-Amour et de l'Aurès et ses deux versants, allant d'une part à la Méditerranée et de l'autre au Sahara, étaient donc occupés par un peuple formé de deux éléments ethniques déjà, et même de trois, en y ajoutant l'élément nègre qui, incontestablement, existait. Ce peuple n'avait aucune unité nationale, à en juger par la variété de noms sous lesquels les auteurs en parlent: les Numides, les Gétules, les Gamarantes, les Augils, les Atlantes ou tribus de l'Atlas, les Troglodytes, etc.

La plupart des inscriptions en langue berbère retrouvées sur des rochers ou des dalles sont de cette époque. (Voir la Collection complète des inscriptions numidiques (libyques) avec des aperçus ethnographiques sur les Numides, par le général Faidherbe. Paris, 1870.) On sait les soulèvements continus dans les montagnes de la Kabylie qu'eurent a réprimer les Romains, et le nombre de postes militaires qu'il leur fallut entretenir sur les confins du Beledjerid pour contenir l'esprit belliqueux et indépendant des indigènes. Plus tard même, une fraction importante de ce peuple refusa de plier devant l'invasion musulmane et émigra en masse dans le désert; ce furent les Touaregs. Arrivant à l'époque actuelle et écartant de la population indigène véritable tous les éléments conquérants et accidentels, nous restons donc en présence d'une masse essentiellement composée de bruns par les cheveux, les yeux et même la peau, mais parsemée çà et là d'individus tirant plus ou moins sur le blond et ayant parfois les yeux bleus ou la peau d'une complexion blanc-mat ou rouge-brique, marquée d'éphélides, comme il s'en rencontre dans les pays du Nord. Évidemment les premiers, les bruns, sont les représentants de la race la plus ancienne, numériquement plus forte et appropriée au sol qui la vit se constituer, tandis que les seconds, les blonds, sont les restes d'une autre race, née sous d'autres climats, et venue postérieurement se fondre dans la précédente. Les premiers sont les Lebous; les plus purs des seconds sont les Tamahou, dont le type est figuré sur les monuments égyptiens. La fusion, toutefois, est aujourd'hui si intime, le type ethnique numériquement le plus fort a si bien repris le dessus en vertu de la grande loi anthropologique du retour aux ancêtres, qu'il y a lieu de regarder la race berbère actuelle comme une, etc.—Revue d'anthropologie, t. III, 1874.

A considérer dans leur ensemble les pays qui furent la Libye ancienne, l'Afrique du Nord et le Sahara de nos jours, ces pays paraissent n'avoir subi que des changements peu sensibles. Ils ont dégénéré cependant, quelques parties du moins, et ils se sont dépeuplés. L'homme est allé s'amoindrissant, dans les siècles modernes, sous l'empire de luttes sans trêve, au milieu des ruines accumulées et de toutes les dévastations commises par les dominateurs; et par une loi de corrélation nécessaire, le sol a suivi la fortune de l'homme. Cette contrée du Magreb est toujours l'El-Khadra (la Verte) des Arabes de la conquête; mais les mêmes terres qui nourrissaient Rome sous les empereurs ne nourrissent même plus aujourd'hui leurs habitants. Du Nil à l'Océan, de la Méditerranée au Niger, nous retrouvons a peu près les mêmes peuples qu'anciennement, qui n'ont guère fait que changer souvent de lieux et aussi de noms; les uns plutôt fixes, agriculteurs; les autres plutôt pasteurs et nomades. Et il est rationnel de croire que, sauf sans doute la proportion, des blonds et leur répartition au milieu des populations actuelles, ils ont conservé en général la physionomie et les principaux traits qui caractérisaient leurs ancêtres. Nous ne savons rien de plus. Des races dites Berbères. J.-A.-N. PÉRIER, Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, 1873.

Quel rôle ont joué les populations immigrées, du moins quelles traces ont-elles laissées?

Ces vieux envahisseurs et ces primitives immixtions ont eu jadis une influence considérable sur la constitution des peuples dans ce pays, et s'il en subsiste surtout des noms, la population dans son ensemble n'en demeure pas modifiée aujourd'hui autant qu'on pourrait le penser. En effet, sauf des nuances entre la plaine envahie et la montagne où n'a pas pénétré la conquête, entre l'Est et l'Ouest, et beaucoup de différences individuelles, traces dernières d'anciennes intrusions et d'anciens mélanges, le Kabyle du Tell algérien est à peu près partout le même; et il est permis de croire que ces divers peuples, aventureux et venus de loin, auront fini par succomber dans la lutte avec les conditions nouvelles, au point qu'il n'en reste guère que des vestiges peu nombreux et parfois à peine reconnaissables.

Les effets des croisements, lorsqu'ils ont eu lieu, ne se sont pas perpétués; et, à défaut de continuité dans le recrutement, comme il arrive en cas semblables, la plupart de ces populations étrangères, quand elles ne se sont pas éteintes d'elles-mêmes, auront été finalement absorbées dans le sang indigène, à la manière des fleuves qui se perdent dans la mer. Que si les Arabes seuls ont prospéré sur ce sol, comme par exemple ils prospèrent en Égypte, c'est qu'ils ont trouvé là des conditions de vie corrélatives à leur type, et par conséquent une autre patrie. Leur nombre actuel, néanmoins, n'est évalué qu'à 500,000 en Algérie, où l'on compterait environ, suivant M. Warnier, 2,200,000 individus de races dites berbères.—Idem.]

CHAPITRE II
DU FORT NATIONAL AU DJURJURA.

Le fort National couvre un espace d'environ douze hectares, comprenant le plateau du Souk-el-Arba, ainsi que l'emplacement du village d'Icheraouïa, qui en occupait la partie supérieure, et qu'on a démoli après l'avoir acheté pour vingt-cinq mille francs aux Kabyles. Une enceinte continue de deux mille mètres, percée de meurtrières, flanquée de dix-sept bastions et en plusieurs endroits casematée, forme, sur ce point culminant, une position presque inexpugnable qui défie la belliqueuse ardeur des patriotes berbères. Si le bordj de Tizi-Ouzou est la clef de la Kabylie occidentale, le fort National ouvre la porte du Djurjura; et c'est le nom qui a été très-bien donné à l'une des deux entrées, celle qui regarde l'est. Entre la porte du Djurjura et la porte d'Alger, s'étend une large rue, la principale. A égale distance de l'une et de l'autre, elle aboutit à une jolie place carrée, plantée en quinconce, où deux bâtiments situés en regard offrent un aspect monumental: la place Randon; le cercle des officiers et les bureaux militaires. Dans la grande rue s'élèvent déjà un assez grand nombre de maisons européennes, où s'exerce l'industrie privée, boutiques ou cabarets, une ville embryonnaire. En contre-bas, sur la déclivité du plateau, dans l'espace compris entre le mur d'enceinte et les deux portes, on rencontre successivement, en allant de celle d'Alger vers celle du Djurjura, le quartier de la cavalerie et les fourrages, les ateliers du génie, l'hôpital, la manutention et les magasins militaires.

Le dîner commandé, nous suivons la grande rue; puis, revenant sur nos pas, nous trouvons à gauche une église en construction et presque achevée. Nous faisons le tour de la place Randon, émerveillés de ses monuments; mais notre admiration est au comble, quand madame Elvire, s'arrêtant devant des affiches étalées sur un mur, se met à les lire à haute voix:

SAMEDI PROCHAIN, 9 AVRIL
BAL PARÉ DE LA JEUNE FRANCE
TENU PAR M. JOUVE

Le Bal commencera à 9 heures.—Prix d'entrée: 1 fr.

—-

DIMANCHE PROCHAIN, 10 AVRIL
GRAND BAL AU CAFÉ CHANTANT
TENU PAR M. AUNACQ

On commencera à h. 8 1/2.—Prix d'entrée: 50 c

Mabile, tu es détrôné! Casino Cadet, ta gloire est éclipsée! O bon peuple de France, lorsque dans la terrible Josaphat retentira la trompette de l'archange, c'est en chantant et en dansant que tu paraîtras devant le Père éternel! c'est par tes pirouettes et ton rire que tu désarmeras le grand vieillard au front d'airain!

Au fond de la place Randon, appuyé contre une colline, se dresse un double escalier de pierre. Nous le montons pour nous rendre chez le colonel qui commande le fort. La garnison ordinaire est de trois mille hommes; mais ici, comme à Tizi-Ouzou, l'effectif a été réduit dans une proportion telle que, si elle n'est pas le fait d'une confiance aveugle, imprévoyante et téméraire, elle semble condamner absolument l'emploi de tout moyen violent contre la Kabylie. Huit cents baïonnettes opposées à soixante-quinze mille fusils! Le Sud s'est soulevé, la révolte arabe s'est propagée depuis la frontière du Maroc jusqu'aux portes d'Aumale, jusqu'aux confins kabyles: et pas un coup de fusil n'a été tiré sur le Djurjura [Ceci a été écrit avant la révolte des Kabyles en 1870.]! Les guerriers montagnards les plus intrépides et les derniers soumis seraient-ils donc devenus tout à coup, par miracle, des hommes pusillanimes? Est-ce vraisemblable? Non, aussi intelligents que braves, ils ont compris déjà que dans le commerce des Français ils ont peu à perdre et beaucoup à gagner. Mais alors était-il bien nécessaire de les réduire par la violence? et la sanglante campagne de 1857 est-elle justifiée? Là-dessus entre nous, grande controverse. Le Philosophe soutient que toute guerre est en soi immorale et condamnable, par la seule raison qu'elle force les hommes à s'entr'égorger; qu'elle le devient doublement si elle s'attaque à l'indépendance d'un peuple, et qu'en cette matière-là, pas plus qu'en aucune autre, le but ne saurait justifier les moyens.

—Ainsi, dis-je, il fallait respecter ces bons pirates d'Alger qui venaient exercer leur honnête métier de meurtre et de pillage jusque dans les eaux de Marseille ou de Gênes?

—Je veux bien, me répondit-il, vous concéder le droit de détruire les brigands, comme les lions et les panthères: ceci constitue le cas de légitime défense; mais je n'irai pas plus loin.

M. Jules cherchait à se former une opinion dans les yeux de madame
Elvire.

—Ami, dit-elle, en prenant le bras de son mari, tu ne seras jamais qu'un rêveur, affolé de la plus insaisissable de toutes les chimères: l'absolu. Et c'est par là surtout que tu m'as plu. Sois juste cependant, et avoue que, sans la campagne de 1857, les Kabyles ne posséderaient pas cette belle route, par où la civilisation et la richesse vont pénétrer dans leur pays.

—Eh! qu'importe? l'éclat des plus puissants empires du monde vaut-il la pauvreté républicaine?

—Chut! fis-je, nous sommes ici en France.

La résidence du commandant supérieur, vers laquelle nous nous dirigeons, occupe, avec les casernes de l'infanterie, la partie dominante du plateau. Là aussi on rencontre, en descendant vers la porte d'Alger, le bureau arabe, la maison des hôtes, la prison et l'établissement de l'artillerie.

Le colonel nous reçoit dans son cabinet où règne une simplicité antique: un bureau en bois peint, quatre chaises de paille, deux chaouchs [Huissiers.] kabyles: voilà tout. C'est un homme d'une cinquantaine d'années, à l'air intelligent, à la mâchoire énergique. La bienveillance couronne son front. On lit sur son visage qu'il a regardé plus d'une fois la mort en face, et qu'elle ne saurait le faire pâlir.

—Colonel, dit M. Jules, notre Nestor, nous voulons faire une petite excursion en Kabylie.

—Une grande, Monsieur, ajoute madame Elvire.

—Où voulez-vous aller, Madame?

—Sur le Djurjura, dans la neige, par le chemin le plus pittoresque.

—Ah! vous êtes Parisienne.

—De coeur, sinon de naissance.

—Eh bien, Madame, vous êtes la première, je pense, qui ait eu cette fantaisie.

—Quel bonheur!

—J'admire votre courage; mais, s'il y a de la gloire, il y a aussi du péril.

—Tant mieux!

—Peut-être, observai-je, est-ce impossible pour une femme?

Les beaux yeux de madame Elvire me foudroyèrent.

—Oh! pas pour ma femme, dit le Philosophe, puisqu'elle le veut.

—Vous êtes-vous munis de tentes et de cantines?

—Nous avons nos couvertures de voyage.

—Mais vous ne trouverez pas le moindre caravansérail sur la crête ou les versants du Djurjura: vous serez obligés de passer les nuits dans les villages kabyles.

—C'est mon désir.

—Vous ignorez le supplice qui vous y attend.

—Lequel? fit-elle un peu alarmée.

—Vous serez assiégée, littéralement envahie par des centaines, que dis-je, par des milliers de…

—Oh! si ce n'est que cela, partons!

—A dix kilomètres du fort, plus de chemins; à droite ou à gauche, un abîme qui donne le vertige, et souvent des deux côtés à la fois.

—C'est superbe. En route! en route!

Le colonel sourit. M. Jules lui demande une escorte.

—Où est Bel-Kassem? fit l'officier.

Au bout d'un instant, Bel-Kassem-ben-Saïd parut. C'était un beau Kabyle de dix-neuf à vingt ans, parlant et écrivant correctement le français, double mérite qui lui avait valu la faveur d'être attaché au bureau du commandant, pour y remplir les fonctions d'interprète.

Il portait la longue tunique bleue des fusiliers indigènes, aussi appelés gendarmes maures. Sa tête spirituelle, rasée et enfoncée dans le capuchon du burnous, nous plut au premier coup d'oeil.

Sur le seuil de la porte, il fit le salut militaire, et, dans une attitude respectueuse mais digne, attendit les ordres du commandant supérieur.

—Tu conduiras madame et ces messieurs au Djurjura.

—J'aurai cet honneur, colonel.

—Tu les accompagneras jusque chez Ben-Ali-Chérif, ou plus loin, s'ils le désirent.

Le Kabyle s'inclina.

—Tu leur procurera pour demain matin cinq bons mulets, quatre pour eux et un cinquième pour les bagages.

—Un sixième pour toi, Bel-Kassem, dit madame Elvire.

Bel-Kassem la remercia par un salut accompagné d'un sourire comme on n'en sait plus faire depuis l'ancienne cour. Les Kabyles sont des modèles de politesse; il est très-rare de rencontrer un rustre parmi eux. Par l'aisance autant que par la noblesse native de leurs manières, les barbares du Djurjura font honte aux civilisés d'Europe.

En sortant de chez le commandant supérieur, nous redescendions vers l'hôtel, lorsque Bel-Kassem accourut, et, s'inclinant devant madame Elvire:

—La grande Kabylie, lui dit-il, est belle à voir au coucher du soleil.

Il nous mena sur le haut du rempart, et nous restâmes là, bouche béante, devant un spectacle si grandiose et si splendide qu'il défie toute description. Aussi ma plume tremble-t-elle dans ma main, comme le pinceau dans celle du rapin qui aborde sa première toile.

Bel-Kassem, pourquoi ma mémoire infidèle ne retrouve-t-elle pas les brillantes images où tu nous peignais si bien les merveilles de ton pays natal, étalées sous nos yeux? Pardonne-moi, fils des montagnes berbères, si le tableau que j'essaye d'en tracer est aussi pâle que ma lampe devant ton soleil.

Toute la haute Kabylie nous apparaît, pays de la féerie et le plus prodigieux qu'elle ait jamais enfanté. En face de nous, à huit ou dix lieues vers le sud, le Djurjura, en formant une courbe de l'ouest à l'est, la tient dans son bras de pierre comme un géant qui enlace une naine.

Depuis la crête qui couronne le fort National jusqu'au formidable rempart en demi-cercle jeté par le souffle volcanique entre le petit Atlas et Bougie, c'est un chaos fantastique de pitons aigus aux flancs tordus, déchirés, crevassés où la roche calcaire alterne avec l'argile schisteuse, et de précipices verticaux, étroits et profonds, tellement resserrés entre les montagnes qu'à peine l'éclatante lumière de midi en éclaire le fond. La robe verte de ces pitons, fouillis inextricable de champs d'orge, d'oliviers, de figuiers, de vignes et de frênes, semble déchirée ou trouée en beaucoup d'endroits où la roche se montre nue.

Chacun d'eux porte à son sommet un village, et çà et là, sur les toits rouges, tranche la coupole blanche d'une koubba ou d'une mosquée. Ces pics se dressent pour la plupart à sept, huit ou neuf cents mètres, et souvent la distance qui les sépare n'équivaut pas à la moitié de leur hauteur. Les demeures kabyles s'y pressent les unes contre les autres, penchées sur l'abîme et se disputant le terrain horizontal.

Sur leurs déclivités tourmentées rampent, comme d'énormes serpents jaunes ou rouges, des ravins où, en été, ruisselle, or et rubis liquides, l'eau des sources vives; en hiver, les pluies et les neiges s'y précipitent: torrents ou avalanches, entraînant dans leur chute vertigineuse les arbres, les récoltes en promesse, les champs même qui les portaient. Alors le Kabyle, debout sur le toit de sa maison, regarde tristement toute sa richesse s'abîmer dans le gouffre; puis, la tourmente passée, lui et les siens y descendent, et patiemment en rapportent sur leur dos la terre nourricière dont ils recouvrent la pierre dénudée. Dans chaque endroit accessible au montagnard, fleurit un potager, un verger, et n'y eût-il place que pour un arbre, cet arbre s'y épanouit. Partout où la montagne repousse même le pied kabyle, s'étalent des bouquets de fleurs multicolores parmi le grès calcaire et le schiste ardoisé: aubépines, chèvrefeuilles, églantiers, clématites, absinthes, mauves, thyms, genêts, lauréoles d'hiver, chardons géants, géraniums musqués, lauriers-roses, renoncules à grandes feuilles, menthes, ivraies, houx, scorpiures, sauges, pavots, asphodèles, bourraches, bruyères arborescentes, cressons de fontaine; et à côté des violettes et des marguerites, les plus élégantes et les plus précieuses orchidées. Cette belle flore épanouie comme un sourire sur les aspérités du rocher aride et farouche, ces oliviers à tête ronde, ces figuiers aux bras sinueux, ces frênes au port superbe, ces moissons verdoyantes accrochées aux escarpements; puis, sur les sommets, dominant ces épais massifs de verdure et ces pierres enguirlandées, d'innombrables villages blancs et rouges, éblouissants de lumière, séparés entre eux par des gorges profondes et noires; enfin, la montagne géante, le Djurjura, appuyé sur ses contre-forts de treize cents mètres, élevant orgueilleusement jusqu'au ciel sa tête rocheuse, ornée de cèdres et constellée de neige: tel est le spectacle unique qui nous ravit tous en extase. A notre droite, le soleil à son déclin descend derrière les montagnes de l'ouest qui nous masquent l'horizon. Dès que son disque a disparu sous les crêtes des Iraten et des Flisset, la nuit sort des vallées; elle étend sur toute la Kabylie un voile bleuâtre que, par endroits, des échappées radieuses changent en une résille d'or. Sur leurs pitons que la nuit escalade, les villages paraissent en feu. Déjà le pied du Djurjura s'abîme dans les ténèbres; mais sa croupe n'est qu'un vaste incendie, et, par-dessus l'embrasement de ses rochers et de ses cèdres, la neige lui forme un turban éblouissant de blancheur. La nuit monte toujours; bientôt, ses grandes ombres à peine transparentes, et qui s'épaississent d'instant en instant, éteignent les feux des montagnes. Son rideau qui passe du bleu au gris, puis au noir, enveloppe les villages. Seuls, les plus rapprochés de nous se dessinent encore vaguement dans la lumière crépusculaire. De petites lueurs naissent dans l'obscurité et brillent comme des vers luisants: ce sont des lampes kabyles qui s'allument. Le sombre rideau s'étend maintenant par-dessus les plus hautes crêtes, où il étouffe l'incendie. Il couvre les contre-forts du Djurjura comme une draperie funéraire. Mais, ô magie! dans une gloire de pourpre et d'or, le front du colosse semble défier le flot montant des ténèbres… Il s'y enfonce à son tour!

Le retour à l'hôtel fut silencieux: un coucher de soleil en Kabylie est un des plus émouvants spectacles qui se puissent voir; et s'il est des gens blasés sur les beautés de la nature, nous les engageons à aller rallumer au fort National la flamme éteinte de leur enthousiasme. Bel-Kassem, qui avait joui de notre admiration en Kabyle amoureux de ses montagnes, nous accompagne jusqu'à la porte de l'hôtel; puis il se retire discrètement, quoique nous insistions pour le garder à dîner.

Nous nous mîmes à table avec un appétit qu'ignoreront toujours les estomacs de la plaine. L'hôte, qui nous servait lui-même, était un grand Alsacien pâle et maigre, à l'oeil mélancolique. Il composait avec sa femme, déjà sur le retour et borgne, tout le personnel de l'établissement.

Quelle vicissitude avait poussé jusque sur les plus hautes cimes des Aïth-Iraten ce Philémon tudesque et sa fidèle Baucis? J'aurais bien voulu le leur demander; mais le mutisme triste de cet homme me retint de satisfaire cette indiscrète envie.

Il allait et venait, apportant les plats garnis, emportant les plats vides, sans faire plus de bruit qu'une ombre, raide, froid et silencieux. Parfois seulement, un sourire furtif passait sur ses lèvres quand l'un de nous vantait les talents culinaires de sa moitié.

Les mets préparés sans raffinement, à la mode bourgeoise, étaient très- proprement servis; le linge avait une odeur fraîche, les assiettes et les couverts reluisaient; on se fût miré dans les verres. La maison, bien tenue, avait sous son habit de pauvreté un air particulièrement honnête. C'était moins une auberge que le dernier refuge et la suprême planche de salut de deux braves gens que voulait noyer la Fortune. Ce fut madame Elvire qui imagina ce petit roman: elle le débita d'une voix attendrie qui nous eût certes coupé l'appétit… mais nous en étions aux noisettes.

Cette maison hospitalière manquait pourtant d'une chose essentielle.
Devinez laquelle?

En vain la cherchâmes-nous par les escaliers, de la cave au grenier, puis dans la cour et jusqu'au fond du poulailler.

—Ah! mosié, me dit l'hôtelier consterné, nous l'affre eue et barfaidement contidionnée… Un dorrent l'affre embordée!

Nous nous couchons de bonne heure dans des lits où les plumes sont rares, mais par compensation les puces aussi. Au point du jour nous sommes sur pied, le soleil étant venu nous baiser au visage.

Déjà Bel-Kassem nous attend, savourant la cigarette matinale sur la porte de l'hôtel. Pour nous faire honneur, il a changé la grosse casaque du soldat contre un élégant habit maure. Par-dessus une veste de soie bleu-clair ornée de passementeries d'argent, il porte un large burnous d'un tissu fin. Une écharpe rouge lui ceint la taille.

Ses jambes brunes et nerveuses sortent d'amples chausses en cotonnade blanche. Il a aux pieds des chaussettes de laine et des souliers de cuir verni. Les fiers contours de sa tête intelligente, ses beaux yeux noirs, ses lèvres rouges et bienveillantes, tout en lui, jusqu'au sourire par lequel il nous accueille nous semble plus expressif encore que la veille, et redouble notre sympathie pour lui.

Les muletiers sont là avec leurs bêtes.

—Bonjour, mes amis, leur dit madame Elvire.

Bono, Bono, Francésé! nous répondent-ils en souriant.

Ils ont tous de bons visages, et leurs mulets aussi.

—Bel-Kassem, où dormirons-nous ce soir?

—Chez le caïd de Thifilkouth, Madame, si tu le veux bien.

—A quelle distance en sommes-nous?

—Je ne l'ai pas mesurée, mais il y a huit heures de marche.

Les Kabyles ne mesurent les distances que par le temps qu'ils mettent à les franchir: aussi varient-elles beaucoup suivant la vigueur et l'agilité des uns, ou l'humeur plus apathique des autres. Quand nous leur demandions: Kodèche Sâa? combien d'heures? le plus vif nous montrait quatre doigts, un moins agile six, le plus paresseux de tous élevait ses dix doigts à la hauteur de sa tête.

—Et les vivres? s'écria le Général avec l'emportement d'un estomac montagnard; vous ne pensez donc à rien, Caporal!

A cette réprimande imméritée de son chef, le Caporal ne répondit que par un geste, mais quel geste! Les tellis [Sacs ou poches qui pendent de chaque côté du bât.] regorgeaient de provisions de bouche, et par-dessus les tellis, sur le dos des mulets, étaient assujettis des matelas de troupe. Le directeur des fournitures militaires nous les avait obligeamment prêtés. Le Conscrit et moi, nous criâmes: Vive le Caporal! Madame Elvire daigna sourire, et M. Jules fut au ciel.

—Les matelas vous serviront bien, dit Bel-Kassem, car le caïd de
Thifilkouth n'a pas à vous offrir un palais de France comme Ben Ali
Chérif, chez qui vous coucherez demain. Mais pour ce qui est des
provisions, elles sont tout à fait inutiles.

—Vraiment, répliqua le Caporal un peu piqué, j'avais pensé que dix pains de quatre livres, douze poulets, sans compter mes saucissons d'Arles et de Lyon, une terrine de foie gras et quelques bouteilles de vin, n'étaient en fait de vivres que le strict nécessaire.

—Partout où madame daignera s'arrêter, répondit Bel-Kassem, on lui offrira, à elle et à vous, la diffa, le kouskoussou à la volaille, réservé aux hôtes de distinction. Dans une heure, le caïd de Thifilkouth sera averti de votre arrivée.

—Par le télégraphe peut-être?

—Oui, par le télégraphe… kabyle, qui fonctionne presque aussi vite que le télégraphe français, plus sûrement, sans frais et partout. On va annoncer avec la voix votre passage et votre arrivée pour ce soir, de village en village, de montagne en montagne.

—Mais ces braves gens qui nous accompagnent, il faut les nourrir.

—Non, ils emportent dans la poche de leur burnous une galette d'orge et des figues. Nous les verrez s'arrêter aux sources pour faire leurs ablutions et se désaltérer; vous leur payerez trois francs par jour, leur nourriture comprise et celle de leurs bêtes, qui se contenteront tout le jour des brins d'herbe et des feuilles qu'elles pourront arracher en chemin. Ce soir, chez le caïd, mulets et muletiers seront aussi des hôtes. Ces hommes qui sont de mon village et de braves gens, comme vous dites, accepteront volontiers un morceau de pain; et, si vous leur donnez un morceau de sucre, ils croiront manger le paradis. Mais ils ne toucheront ni à votre saucisson, qui est préparé avec de la chair de porc, ni a vos poulets, parce qu'on les a saignés au lieu de leur couper la tête. Enfin, au caïd ou à l'amin qui vous offre la diffa, vous ne voudrez pas faire l'injure de dédaigner son kouskoussou.

—Et si je préfère, moi, ma croûte, objecte le Philosophe, ne suis-je pas libre de la manger? O liberté! ne serais-tu qu'un vain mot?

—Vous la mangerez, Monsieur, votre croûte, mais après avoir goûté d'abord à tout ce qui vous aura été offert. C'est l'usage: vous ne voudriez pas passer pour un homme mal élevé.

—Tu es un garçon d'esprit, Bel-Kassem, dit madame Elvire, et son éloge fit rougir le jeune Kabyle.

Neuf heures sonnent lorsque nous franchissons la porte du Djurjura. Contre les périls du voyage nous avons muni nos estomacs d'un déjeuner solide; nous emportons en outre les bons souhaits de l'hôte et de l'hôtesse, qui ne demandent au ciel d'autre faveur que quatre voyageurs comme nous pendant toute l'année.

—Alorsé, nous avait dit l'Alsacien, ché bourrais refoir engore afant té mourir mon cher bays t'enfance.

Notre petite colonne s'engage dans une route muletière qui serpente tantôt sur les crêtes, tantôt sur les flancs de la montagne. En tête marche le Général, regardant sans pâlir l'abîme ouvert sous ses pieds. Son grand voile vert flotte comme un panache sur son épaule; car, pour bien jouir du paysage, madame Elvire livre ses joues roses aux ardents baisers du soleil kabyle. Derrière elle vient M. Jules, son fouet à la main. Attentif et pâlissant au moindre faux pas du mulet qui porte son chef, le Caporal se tient prêt à s'élancer à son secours. Puis, c'est le Conscrit, couché plutôt qu'assis sur un matelas militaire. Il fume et il rêve, les yeux à demi clos. A quoi rêve-t-il? au bâton de maréchal? Non, en s'enivrant d'air pur et de liberté, il caresse sa divine chimère: la république universelle. Ma bête, un peu paresseuse, le suit à quelque distance, et, à trois pas en arrière de moi, Bel-Kassem, étendu tout de son long sur la sienne, la tête appuyée sur les main:, se laisse bercer en vrai sybarite africain. Le mulet aux bagages forme l'arrière-garde, ou, si l'on veut, son maître et lui sont nos traînards. L'un porte la plus lourde charge, l'autre a fort à faire pour l'empêcher de rouler dans le précipice, tellement les tellis sont larges et le chemin étroit. Nos muletiers babillent et rient en babillant. Leur gaieté, comme le beau temps, nous fait fête.

—Bel-Kassem, de quoi s'amusent-ils tant?

—De tout et de rien. Les Kabyles n'ont pas, comme les Français, de grands cafés pour les distraire; ils n'ont que leur langue, et ils s'en servent.

Nous voici au milieu des hauts pitons et des profonds abîmes. C'est comme un monde nouveau où nous pénétrons; la féerie d'hier soir nous semble plus merveilleuse encore à la grande lumière et de près que de loin. Dans ce chaos de pierres amoncelées, les rayons et les ombres produisent des contrastes surprenants, où le blanc et le noir se heurtent avec violence et dont l'oeil se détourne, ébloui, blessé, pour aller se reposer avec délices sur le vert des moissons et des arbres, sur les nuances de la flore harmonieusement diaprée. Partout autour de nous, des lamelles de feldspath brillent comme des diamants. Sur notre droite, c'est un formidable entassement où la roche calcaire en décomposition alterne avec une terre jaunâtre, et qui descend par déclivités abruptes jusqu'au pied des contre-forts djurjuriens. Là sont deux vallées: la vallée de l'Asif Aïssi vers l'est, et celle de l'Asif Bou-R'ni vers l'ouest. Dans celle-ci, les Turcs possédaient un bordj armé de huit canons et appuyé sur les tribus makhzen des Nezlioua, 6 villages, 875 fusils; des Harchaoua, 4 villages, 218 fusils; et des Abid, d'origine nègre, 2 villages, 40 fusils. Ce bordj, abandonné vers 1830 par les janissaires, fut remplacé, après l'expédition d'octobre 1851 contre Bou-Bar'la, par celui de Dra'-el-Mizan, érigé dans une position dominante, à l'entrée de la vallée. Ç'a été, jusqu'à l'établissement du fort National, le seul poste militaire français dans la haute Kabylie. Il fut longtemps commandé par le fameux colonel Beauprêtre, dont nous allions, à quelques jours de là, apprendre la mort tragique dans la révolte arabe de l'Ouest. Entre le sentier que nous suivons et les deux vallées, sur ces pics et dans ces ravins, vivent les huit fractions confédérées des Aïth-Aïssi, 45 villages, 2362 fusils, anciens alliés des lraten pendant la guerre, et toujours avec eux en relations de commerce et de labour. Ils exercent plusieurs industries, notamment celle des poteries, où leurs femmes excellent. Plus loin, dans la direction du bordj de Dra'-el-Mizan, sont les quatre groupes des Aïth-Maâtka, 39 villages, 2,011 fusils, soumis depuis 1851.

—Aperçois-tu, me dit Bel-Kassem, cette pierre blanche qui domine un village?

—Oui.

—C'est le village de Sidi-Ali-ou-Mouça, un de nos plus fameux marabouts; et la pierre blanche, c'est la belle Lalla-Mimouna et son fiancé. Ils arrivèrent un matin chez le marabout pour qu'il leur récitât la fatha [Prière.] après laquelle le mariage est conclu. Voyez le contre-temps! il n'était pas à la maison. Toute la journée ils l'attendirent en vain et avec la plus grande impatience, car ils étaient follement amoureux. La nuit venue… ma foi! monsieur, je suis fort embarrassé pour te dire ce qui arriva. Toujours est-il qu'ayant commis un gros péché auprès d'un lieu saint, la zaouïa de Sidi-Ali-ou-Mouça, celui-ci, de retour le lendemain, punit leur profanation en les changeant en pierre.

Sur notre gauche, la contrée qui s'étend vers la mer et que traverse l'Asif Sebaou, quoique très-accidentée, n'offre pourtant pas un aspect aussi étrangement sauvage. Les pentes y sont moins raides, les plateaux plus nombreux. Il semble que la tourmente souterraine ne s'y soit pas déchaînée avec la même fureur. Là habitent, sur la rive gauche du Sebaou, les Aïth-Fraoucen, 19 villages, 1,225 fusils. Ils se donnent une origine française: sont-ils ou ne sont-ils pas les descendants des Francs qui se ruèrent, au troisième siècle, sur l'Europe occidentale et jusque sur le littoral africain? Au nord, leur territoire borde la grande vallée que suivaient les Romains pour aller de Bougie à Dellys; ceux-ci y ont laissé de nombreuses ruines, notamment au chef lieu du limes Tigensis qui devint, sous les Turcs, la Djemâa-Saharidj [La réunion des bassins.], riche de quatre-vingt-dix-neuf sources. C'est en grande partie avec ces pierres romaines que les Fraoucen ont bâti leurs maisons. A côté d'eux sont les Aïth-Khelili, 10 villages, 610 fusils, qui prétendent provenir des Maures d'Espagne. Puis, plus à l'est, les Aïth-Bouchaïk, 9 villages, 755 fusils, une des rares tribus qui savent tisser le lin. Sur la rive droite du Sebaou, en regard de ces tribus et, de celles des Iraten, vivent assez pauvrement les six fractions des Aïth-Djennad, 44 villages, 2,710 fusils, qui «ne peuvent blanchir leurs maisons, ni posséder des ânes, ni manger des pois, ni passer la nuit hors de chez eux pour coucher sur des meules de paille [Devaux, les Kébaïles du Djerjera.].» Pourquoi? parce que telle fut la volonté de leur marabout Si-Mançour, dont la koubba s'élève sur le thamgouth du Sebaou, le plus haut pic du littoral kabyle. A l'ouest de leur territoire habitent les huit fractions des Aïth-Ouaguenoun, 55 villages, 1,940 fusils. Ils conservèrent les derniers l'antique usage de la mzerag [Lance.] échangée avec l'ennemi comme gage de paix après la guerre. Voulaient-ils la recommencer, ils renvoyaient la lance: les Romains jetaient un javelot. De l'autre côté, à l'est et vers la mer, les Aïth-Zarfaoua, 16 villages, 740 fusils, se pressent sur un territoire trop étroit, tout parsemé de grandes ruines, autour de Zeffoun, l'ancien port Rusubeser. Ces Kabyles affirment que leurs ancêtres faisaient un commerce d'échange avec Marseille, Livourne et Gênes.

—Quelle est ta tribu à toi, Bel-Kassem?

—La plus civilisée et la plus glorieuse de toutes, me répond-il en redressant la tête avec orgueil. La plus civilisée, car nous exerçons toutes ou presque toutes les industries éparses chez les autres Kabyles, et aussi les plus nobles. Nous avons des orfévres, des armuriers, des forgerons. Naguère nous fabriquions la poudre. Nous tannons le cuir, nous cardons la laine et faisons un grand commerce de ces produits. Nous travaillons le bois et le façonnons en plats et autres ustensiles. Nous produisons de la cire et de l'huile. Nous savons teindre les vêtements. Nos coiffures brodées et nos ceintures multicolores sont recherchées par toutes les femmes de la Kabylie. La plus glorieuse aussi, car…

Je pousse un cri: le mulet du guide s'est abattu. Je vois avec épouvante Bel-Kassem penché sur un précipice de cinq ou six cents mètres. Mais déjà les voici debout tous les deux, et l'homme est remonté sur la tête.

—N'êtes-vous pas blessé?

—Non! non!

Tout le monde s'était arrêté.

—Ce pauvre Bel-Kassem, dit madame Elvire avec un peu de moquerie.

—Marchons! s'écrie le Kabyle furieux.

Nous repartons; mais cette chute a réveillé notre prudence, et chacun de nous instinctivement se penche du côté opposé à l'abîme.

—Allah, dis-je, a puni ton orgueil.

—Vous parlez comme un Arabe, et cela ne m'empêche pas de répéter que ma tribu, celle des lraten, est la plus noble et la plus glorieuse de toute la Kabylie; la preuve, la voilà!

Et d'un geste dont rien ne saurait rendre l'énergie, il nous montre un rocher tout déchiqueté par des balles françaises, puis au bord du rocher un grand frêne mort des blessures qu'il a reçues pendant le terrible assaut d'Ichariten, le 24 juin 1857.

—C'est mon village, dit-il. Sept mille Français l'ont attaqué avec des canons, des obusiers et des fusées. En se retranchant dans leurs camps, après la prise du Souk-el-Arba, ils nous avaient appris à faire les barricades. Nous en avions élevé deux avec des arbres et des pierres. Vous voyez cette pente raide et nue qui descend vers un petit plateau couronné d'arbres. Eh bien, c'est par là que les zouaves et la ligne sont montés à découvert sous le feu de mon village. Et jamais, malgré leur courage ils ne seraient venus à bout de l'enlever, car ils tombaient comme des figues mûres: les nôtres, abrités, ne tiraient qu'à coup sûr, chaque balle kabyle trouait une poitrine française; mais voici que, tout à coup, la légion étrangère, faisant un coude, se jette sur le flanc de nos barricades. Tous nos fusils sont braqués sur elle; elle avance toujours. Mille, deux mille coups sont dirigés contre le commandant et aucun ne l'abat. C'est pourquoi on le tient parmi nous pour plus invulnérable encore que Mohamed-el-Debbah [Voyez page 25.].

Et comme nous passions devant le cimetière:

—Bien des nôtres sont morts et dorment là, ajoute Bel-Kassem; mais bien des Français aussi sont enterrés au pied de ce monticule.

Besef [Beaucoup.] Francésé morto! dit un des muletiers en nous désignant de la main la pente d'Ichariten; et il répéta: besef! besef!

—Avoue, mon ami, que les Iraten et tous les autres Kabyles en veulent terriblement aux Français d'être venus dans leurs montagnes.

—Oui et non, me répondit le guide avec un fin sourire. Un assez bon nombre d'Iraten ont vendu leurs fusils: les uns jugeant qu'ils ne leur serviraient plus à rien, les autres par amitié pour les Français ou du moins pour observer vis-à-vis d'eux la foi jurée. A vous avouer toute la vérité, les plus vieux vous détestent; ils vivent dans un passé où ils ont vu toute la Kabylie libre. Mais les jeunes, ceux surtout qui vont travailler dans les villes ou dans les fermes, et d'autres qui comme moi ont fréquenté l'école, ma foi, ils trouvent que les Français ont du bon.

—Vraiment! fis-je en riant.

—Et pour ma part, répondit Bel-Kassem en riant aussi, je préfère beaucoup leur cuisine à la nôtre.

—Que vous disais-je, hier? s'écria le Philosophe; la corruption est déjà entrée ici avec nous.

Nous laissons à gauche Agmoun-Izen, le dernier village des lraten. Nous descendons ou remontons des pentes et des rampes. Les villages deviennent moins nombreux; le pays prend un aspect encore plus sauvage. Près d'une fontaine, au fond d'un massif d'arbres, la colonne s'augmente d'une recrue: c'est un enfant de Marseille qui casse une croûte et se désaltère au ruisseau.

Il vient d'Alger; il traverse à pied toute la Kabylie pour aller à
Bougie exercer son état de maçon.

—Si vous voulez bien me le permettre, nous dit-il, je serai des vôtres.

—Très-volontiers.

—Vive la France!

Et il jette sa casquette en l'air. C'était un bon compagnon, haut en couleur, chevelu et poilu, court des jambes, large des épaules, à physionomie expressive et joviale. Un peu plus loin, dans un chemin creux, nouvelle recrue. Un Kabyle cette foi, un Kabyle du Djurjura, et le plus beau que nous ayons vu dans tout le voyage: élancé et flexible comme un jonc, des yeux de velours, un nez grec, un front superbe, une bouche fière et admirablement dessinée: enfin un port et une démarche si nobles que, sous son burnous grossier, on l'eût pris pour le maître de toutes ces montagnes. A la manière dont il salua madame Elvire, nous vîmes qu'elle venait de faire sa conquête. Après quelques mots échangés avec le guide et les muletiers, il alla se placer derrière elle et n'en détacha plus ses yeux.

—Quel est cet homme? demanda à Bel-Kassem M. Jules un peu inquiet.

—Parbleu! dit le Philosophe en riant, c'est l'amoureux de ma femme.

—Un Kabyle des Aïth-Illoula-Oumalou, ajoute Bel-Kassem; son village est à l'entrée du col de Chellata, par où nous franchirons demain la crête du Djurjura. Il y retourne, venant d'Alger, et a voulu savoir si vous comptiez aller jusque-là aujourd'hui. Il a même très-vivement insisté pour que vous acceptiez son hospitalité.

—Et tu l'as remercié pour nous, repartit M. Jules.

—Oui.

—Mais lui as-tu dit que nous nous proposions de nous arrêter ce soir à
Thifilkouth?

—Ah! ah! fit le Conscrit, craignez-vous, Caporal, que ce magnifique sauvage ne veuille enlever notre Général?

En ce moment madame Elvire, d'une main coquettement gantée, nous montre à cinquante mètres sous nos pied, dans le précipice, une fleur d'or qui se balance sur sa tige flexible et haute. C'est la première de cette espèce que nous rencontrons.

Nouar-el-Maryem [Fleur de Marie.]! s'écrie le beau Kabyle, et bondissant vers la fleur comme un lion qui veut saisir une proie, il descend et remonte en un clin d'oeil, suspendu sur le vide, l'escarpement à pic; puis d'un air de triomphe, il offre la Nouar-el-Maryem à madame Elvire.

—Qui de vous, Messieurs, dit-elle, serait capable de tant de galanterie?

Alors, ouvrant une petite boîte en nacre, elle y prend une dragée et la présente en souriant au Kabyle radieux. Elle lui fait signe qu'il doit la mettre dans sa bouche:

—Bonbon! dit-elle.

Mléah! Mléah! traduit le guide.

Mais le beau montagnard secoue la tête, et glissant délicatement la dragée dans un sachet en cuir qu'il porte sur sa poitrine nue, il s'écrie:

Anaya!

Bel-Kassem échange avec lui quelques mots en riant aux éclats.

—Que dit-il, Bel-Kassem, qui vous fasse tant rire, demande le Général.

—Madame, il dit que ton présent lui servira d'anaya lorsqu'il ira te retrouver à Paris; mais peut-être ignores-tu ce que c'est que l'anaya?

—Oui.

—L'anaya est la plus sainte et la plus respectée des lois kabyles. C'est un gage qui rend inviolable la personne qui le reçoit. La fleur que t'a donnée cet homme rend ta personne sacrée non-seulement pour sa tribu, mais encore pour toutes celles qui ont fait alliance avec elle. Muni d'un anaya, on peut se promener dans une tribu ennemie comme dans son jardin. Il y en a cent, il y en a mille espèces. Ainsi quand deux tribus, deux villages ou deux parties d'un village sont en guerre, les chemins par où les femmes vont à la fontaine sont couverts par l'anaya, et nul n'y est inquiété. Lorsqu'un meurtrier réclame et obtient l'anaya d'une tribu, il reçoit chez elle protection et asile. Tout peut servir d'anaya à un voyageur: un enfant qui l'accompagne, un mulet qui le porte, une lettre, un objet quelconque, le moindre brin d'herbe. Le nom même d'un homme, d'une tribu ne sera jamais par lui, chez cette tribu, vainement invoqué. Celui qui brise l'anaya paye l'amende, il est déshonoré. En un mot, c'est la loi de Dieu, et personne en Kabylie ne la viole impunément. Les kanouns portent que l'homme possédé du démon qui livre à ses ennemis ou tue à prix d'argent celui qui est venu chercher un refuge dans le village sera chassé honteusement; sa maison sera brûlée, ses biens seront confisqués. S'il ne possède rien, on le lapide.

—L'anaya des femmes vaut-il celui des hommes?

—Souvent, sinon toujours; et vous voyez devant vous un village où deux partis se sont livrés des combats acharnés pour un anaya donné par une femme. En l'absence de son mari, elle avait remis à un homme sous le coup d'une vengeance une chienne qui devait le protéger. La bête revint ensanglantée, l'homme fut assassiné: de là bataille! Et depuis ce temps ce village s'appelle Thaourirth-n'Thakd-jounth, le piton de la chienne.

—Je préfère, dit le Philosophe, l'anaya à notre police et à nos gendarmes.

—Mais, observai-je, supprime-t-il les assassins et les voleurs?

—Non, répondit Bel-Kassem, il y en a en Kabylie comme en France. Le vol est puni d'amendes depuis 3 francs 60 centimes jusqu'à 250 francs. Le dommage qui en résulte doit en outre être réparé par le voleur envers le volé. Les amendes sont doubles pour les vols de nuit, et la plus forte punit ceux commis sur les chemins à main armée. Dans ce dernier cas, on brise les tuiles de la maison du coupable. Celui qui tue pour voler est expulsé du pays et ses biens sont confisqués. Les mêmes peines sont infligées à celui qui tue son père, son fils ou son frère pour hériter d'eux; chacun a le droit de le tuer comme un chien. Les menaces de mort et les blessures sont aussi frappées d'amendes. Dans un seul cas, le meurtrier est absous: celui de la vengeance légitime, l'oussiga, qui est un droit et un devoir. Le Kabyle qui ne poursuit pas le prix du sang, la diâ, mais se contente d'une indemnité pécuniaire, attire sur lui le mépris de tous.

Le kanoun de Thaourirth-Thamokhanht, village des Aïth-Iraten, porte: « Quand un meurtre est commis, c'est le meurtrier qui doit mourir. S'il meurt accidentellement, le prix du sang retombe sur sa succession. Si le meurtrier se sauve, ses biens et sa maison sont donnés à la famille de la victime. Celui qui, contrairement à la loi, en tue un autre que le meurtrier, paye cent réaux, et la peine de mort retombe sur lui.» D'autres kanouns frappent d'une amende de deux cents francs quiconque s'interpose entre deux individus ayant à tirer l'un de l'autre une vengeance légitime. Cependant l'usage a prévalu dans beaucoup de tribus de ne point éterniser l'oussiga. Si le meurtrier ou, en général, l'auteur de l'insulte vient à mourir avant que la vengeance ait pu être exercée contre lui, c'est son héritier seul qui doit acquitter la diâ; mais les autres membres de la kharouba [Famille.] ne sont plus responsables.

—Et la prison, demanda l'un de nous, quand donc y condamne-t-on?

—La prison! répondit Bel-Kassem avec un air de souverain mépris, la prison! Il n'y en a pas une seule dans toutes nos montagnes. La liberté est un besoin plus impérieux que la faim ou la soif. L'idée d'emprisonner un homme ne nous est jamais venue; ceux qui se seraient avisés de cela auraient été traités de fous par tous les autres. Le Kabyle préfère la mort à la perte de la liberté.

Le Philosophe rayonnait:

—Qu'on me vante, dit-il, la civilisation du dix-neuvième siècle! Qu'on me cite notre Code pénal comme une merveille!

—Mais les Kabyles ne sont-ils pas jugés au criminel, comme les autres indigènes et les Français de la colonie, par les cours d'assises ou les conseils de guerre d'Alger, de Constantine et d'Oran?

—Oui, mais ce qui est crime en France ne l'est pas toujours en Kabylie, et réciproquement: le commandant supérieur décide, dans chaque cas qui arrive à sa connaissance, s'il faut ou non poursuivre le coupable devant la justice française. Pour tout le reste, nous appliquons nos kanouns et n'avons d'autres juges que nous-mêmes. C'est la djemâa [Assemblée de village.] qui prononce les peines et applique les amendes. Chaque dachera ou thadderth [Village.] a la sienne, formée par tous les hommes en état de porter les armes. En politique, elle délibère souverainement et décide de la paix et de la guerre, ainsi que des alliances ou sofs à former. En justice, elle juge sans appel en appliquant les lois, elle en fait de nouvelles ou modifie les anciennes. En matière de finances, elle fixe par tête l'impôt que nous payons aux Français, quinze, dix, cinq francs ou rien, suivant les fortunes. Elle dispose des fonds de la djamâa [Trésor public, caisse municipale.] où sont versés les amendes, les dons volontaires et les taxes prélevées sur les naissances, les mariages, les divorces et les successions. Elle décrète les travaux d'utilité générale et gère tous les intérêts de la commune. Enfin, elle tâche d'écarter les différends qui surgissent entre les familles ou les partis du village. Pour me servir d'une comparaison, chacun de nos villages est une république gouvernée par la djemâa, ou assemblée des hommes en état de porter un fusil.

—Voilà, ajouta le Philosophe, ce qu'il faut appeler un peuple souverain.

—Je pensais, dis-je, que le gouvernement, c'était l'amin.

—Oh! non, Monsieur, l'amin est l'agent de la djemâa chargé d'exécuter ses décisions: mais il n'est pas le maître du village. Il est élu par le suffrage universel, ordinairement pour un an; il est rééligible ou peut même, si tout le monde est satisfait de lui, continuer pendant un temps indéterminé ses fonctions où l'assistent les dhamen, représentants élus des kharouba ou familles. L'amin et les dhamen composent une sorte de conseil municipal; mais c'est l'assemblée de tous les hommes portant le fusil qui fait les affaires de la commune.

Chaque kharouba comprend tous les membres d'une famille; elle forme dans le village un groupe distinct, très-souvent un parti qui a ses sofs amis ou ennemis. De là les querelles qui éclatent, surtout pour l'élection de l'amin, chacun tenant à faire élire un membre de sa kharouba, puis les luttes qui ensanglantent le village, car si la djemâa ne parvient pas à mettre d'accord ses sofs hostiles, ils courent aux armes et se fusillent entre eux.

Voici, en cette matière, la législation des Kabyles: «Quand la division s'est mise dans le thadderth et que les troubles ont commencé, aucune fraction n'a le droit de nommer un amin dans son sein. Quand les troubles commencent, et qu'on est sur le point d'en venir aux mains, les gens de bien s'interposent. Celui qui, pendant ce temps, commet un vol quelconque, ou tire un coup de fusil, ou entre dans la maison d'un individu d'un sof ennemi, est passible d'une amende de 250 francs. S'il a tué quelqu'un, il doit être tué à son tour. Dès lors, il y a guerre ouverte, et chacun se prépare à la lutte.»

—Mais s'il se rencontrait parmi vous, Bel Kassem, des ambitieux qui voulussent s'emparer du pouvoir et imposer leur volonté aux autres.

—Cela ne s'est jamais vu, et toute tentative de ce genre serait vaine. Quiconque voudrait faire la loi à la djemâa se verrait aussitôt abandonné par tous ses partisans, par sa propre kharouba. Le cas, d'ailleurs, est prévu: celui qui fomente des troubles systématiquement et avec persistance est condamné à la plus forte amende: 400 francs.

—Et s'il ne veut ou ne peut la payer?

—Il lui faudra quitter le village, à moins que quelqu'un ne la paye pour lui. Il en est de même pour toutes les amendes. Aussi sont-elles très-exactement acquittées. Qui n'a pas d'argent, en emprunte; mais la meurda, le prêt d'une semaine à l'autre, coûte cher.

—L'usure à la petite semaine.

—Nous avons aussi la r'ania ou l'hypothèque, plus onéreuse encore, car l'emprunteur abandonne la jouissance de son bien pour une somme souvent minime, et jusqu'au jour où il pourra la rendre. La r'ania des figues est surtout en usage. Pour dix ou vingt francs qu'il emprunte en avril, un Kabyle qui va moissonner dans la plaine s'oblige à restituer en septembre cet argent, plus une mesure de figues de valeur égale.

—Et les kanouns tolèrent un pareil vol! s'écria Madame Elvire indignée.

—Ils font bien, dit le Philosophe, de respecter la liberté des transactions ainsi que toutes les autres. L'argent doit être un objet de commerce comme le blé, le fer ou le charbon.

—Cependant, observai-je, Mâakara ne se trompait pas, hier, lorsqu'il a dit: «Pour la plupart des Kabyles, un sou, c'est comme une pièce d'or pour vous, Madame.»

—Et dans ma poche, cent francs, ajouta Bel-Kassem, équivalent à un million dans le portefeuille de M. de Rothschild.

—Tu le connais donc, M. de Rothschild?

—Parfaitement; au fort National, je lis souvent les journaux de Paris, et puis le Mobacher, journal indigène d'Alger, a parlé plus d'une fois de cet Amin-el-Oumêna des banquiers.

—Qu'est-ce que ce personnage?

—C'est l'amin des amins d'une arch [Tribu.]. Il est élu par eux. Autrefois on ne le nommait que pour la guerre où il commandait et conduisait au combat les sofs alliés. Maintenant il sert d'intermédiaire entre les Kabyles et l'autorité française. Il en est de même des caïds institués depuis peu comme juges de paix, et qui perçoivent en outre dans chaque cercle la lezma ou impôt de capitation.

—Que produit cet impôt?

—Je sais seulement que le cercle du fort paye une lezma annuelle de quatre-vingt mille francs.

—Connais-tu la population de la Kabylie?

—Le dernier recensement quinquennal la porte à sept cent mille âmes.

—Tu es savant comme un livre, mon ami.

—Madame me flatte.

—Y en a-t-il d'autres que toi dans ces montagnes qui lisent les journaux de Paris?

—Peu; mais beaucoup lisent le Mobacher.

—Combien?

—Je ne les ai pas comptés. Je suppose que le Mobacher a ici de trois à quatre cents abonnés.

—Tu plaisantes fort agréablement.

—«Par Dieu! par la bénédiction de Dieu! par le Fort! par la Sainte Ecriture!» je jure, dit le Kabyle avec un grand sérieux, que je ne plaisante pas. Nous prends-tu donc pour des sauvages?

—Mais ceux qui savent écrire, demandai-je, sont-ils aussi nombreux?

—Non, quand on a besoin d'une lettre on va trouver le thaleb
[Savant.].

—Est-ce lui aussi qui dresse vos contrats de vente, vos titres de propriété?

—Nous n'en avons guère. Notre parole donnée vaut tous les actes de vos notaires. D'ailleurs, partout où il y a un olivier, un figuier, un terrain grand comme la main, tout le monde sait à qui il est. Sans l'autorisation de la djemâa, personne n'a le droit de construire sa maison hors du village, ni de vendre son bien à un étranger. Les propriétés ne passent donc que d'une kharouba à une autre, et cela au vu et au su de chacun, soit par vente ou par héritage. Les femmes…

—Nous savons qu'elles n'héritent pas.

—Et si une fille, en se mariant, quitte le village, elle n'emporte que ses bijoux, sa tête légère et… Bel-Kassem demeura sur ce: et…

—Quoi donc? fit une petite bouche curieuse.

—Sa vertu.

Madame Elvire sourit. A ce signal, notre rire éclate. Cette gaieté gagne les muletiers et même «l'amoureux de ma femme,» grave et mélancolique. Brusquement arraché à son extase, il nous montre ses dents plus éblouissantes que les neiges du Djurjura.

—Bagasse! que je m'amuse, moi! s'écrie le Marseillais. C'est une vraie fête de voyager avec vous; mais je casserais volontiers une croûte.

—Et moi aussi!

—Et moi donc!

—Je mangerais de l'herbe, s'il y en avait sur ce rocher.

—Moi, je boirais la mer et ses poissons.

Seuls, nos braves bêtes et leurs maîtres marchent depuis cinq heures et marcheront jusqu'au soir sans éprouver le besoin de manger ni de boire.

—Bel-Kassem, ne pourrais-tu découvrir par ici un bon hôtel avec un dîner cuit à point.

—Non, Madame, le colonel t'en a prévenue.

—Un bouchon, un petit bouchon.

—S'il ne te faut que cela, il y en a aux bouteilles.

Nouvel éclat de rire: le guide nous regarde d'un air effaré.

—Cassandre, mon ami, dit le Marseillais avec le plus pur accent de la Canebière, tu ne sais donc pas qu'un bouchon, c'est un paradis où les bons compagnons rigolent.

—Mais, Caporal, à quoi pensez-vous? J'ai faim! j'ai soif! et vous avez dans vos tellis tout ce qu'il faut! Où trouverons-nous pour rigoler un bouchon comme celui-ci?

—Encore cinq minutes de marche, dit Bel-Kassem, nous rencontrerons une source: les hommes et les bêtes pourront boire.

Nous gravissions depuis une heure un énorme rocher nu et venions d'en atteindre la crête, où il ne poussait pas un brin d'herbe. Un grand silence nous enveloppait. Le sabot des mulets retentissait sur la pierre sonore. A droite et à gauche, le précipice se creusait presque a pic à une profondeur de mille mètres. La vue planait sur un horizon immense ceint d'un côté par le Djurjura recourbé en demi-cercle, de l'autre par la mer qui apparaissait dans une échancrure de montagnes. La grandeur épique du paysage nous plongeait dans une sorte de stupeur, contre laquelle réagissait notre gaieté un peu fébrile. Pas une maison française, aucun vestige d'Europe, le monde berbère dans sa splendide et prodigieuse sauvagerie. Nous sommes au coeur de la grande Kabylie.

D'un seul coup d'oeil nous embrassons toutes les tribus des deux grandes confédérations ou K'bila [K'bila, hommes associés.] des Zouaoua. Leurs sofs R'raba [De l'Ouest.] et leurs sofs Cheraga [De l'Est.] occupent tout le versant septentrional du Djurjura, depuis les Aïth-Guechtoula et les Aïth-Sedka vers Dra'-el-Mizan, jusqu'aux tribus de l'Oud-el-Hammam vers la mer et le cap Sigli. Nous les passons en revue du haut d'un pic des Aïth-Menguelate, 14 villages, 1,350 fusils, une des tribus les plus considérables de la confédération de l'Ouest.

Chez les Menguelate, comme chez les lraten, la guerre a marqué son passage. En juillet 1854 et en juin 1857, ils se sont battus contre les Français qui leur ont brûlé plusieurs villages. Ils taillent ou tournent dans le bois des thaoulath [Pelles.], des djefoun [Plats.], des kabkab [Sabots.] et autres ustensiles. Au sud de leur territoire, jusqu'à la crête djurjurienne, habitent les Aïth-Betroun qui s'appellent eux-mêmes le coeur des Zouaoua. Ces Kabyles de moeurs farouches, très-rigides dans l'observation de leurs kanouns, se divisent en quatre tribus. La plus industrieuse est celle des Aïth-Yenni, 7 villages, 1,325 fusils, soumis en juin 1857: armuriers renommés, forgerons et orfèvres, naguère encore faux monnayeurs. Leurs quatre principaux villages, rapprochés les uns des autres, se détachent en un groupe lumineux sur l'obscurité des vallées et forment à l'ouest, entre le fort national et le Djurjura, comme une grande ville kabyle. Ce sont Aïth-et-Arba, Thaourirth-Mimoun, Thaourirth-el-Hadjadj et Aïth-el-Hassen, bourgade considérable de 400 fusils. Au-dessus d'eux, sur le flanc du Djurjura, les Aïth-Ouasif, 7 villages, 1,220 fusils, fabriquent de la cire et des cardes pour la laine; plus haut encore et jusqu'aux cimes neigeuses, les Aïth-bou-Akkach, 4 villages, 765 fusils, font des peignes à pointes de fer avec lesquels les femmes, en tissant, serrent la trame sur la chaîne; et les Aïth-Boudrar, 6 villages, 1,225 fusils, habiles jardiniers, cultivent le terrible felfel, le poivre des Zouaoua [Devaux, les Kébaïles du Djerjera.].

La soumission des trois dernières tribus suivit celle de la première en 1857.

A l'ouest des Aïth-Betroun, habitent les autres tribus de cette k'bila: les Aïth-Attaf, 2 villages, 544 fusils, fabricants d'ustensiles de bois et maîtres voleurs; les Aïth-H'al-Aqbile, 6 villages, 985 fusils, jardiniers et pépiniéristes; les Aïth-Bouyoucef, 7 villages, 650 fusils, d'origine juive, dit-on, peu industrieux et d'humeur assez pacifique. Ces tribus se soumirent en même temps que les Menguelate, au commencement de juillet 1857.

La confédération de l'Est comprend six tribus échelonnées sur le Djurjura, depuis le coude qu'il forme en se repliant vers le nord-est: les Aïth-Illilten,13 villages, 1,090 fusils, manefguis ou patriotes fanatiques et sauvages; c'est à leur hospitalité que nous allons confier nos têtes, et déjà leur village de Thifilkouth nous apparaît sur un mamelon qu'on prendrait pour un avorton de la grande montagne. Au-dessus d'eux sont les Aïth-llloula-Oumalou, 14 villages, 1,150 fusils, avec la singulière Zaouïa de Ben-Dris, marabouts voleurs, tolbas [Savants.] de la Kzoula [Massue ferrée.], qui naguère encore ne s'appliquaient qu'à la science du meurtre et de la rapine. Puis, sur les déclivités inférieures, les Aïth-Ithourar, 26 villages, 1,845 fusils, qui fabriquent des filets et autres engins de chasse. Au nord de leur territoire habitent les Aïth-Yahia, 13 villages, 1,035 fusils, qui possèdent Koukou, la capitale du roi ou plutôt du fameux chef berbère Ahmed ben-el-Kadi. Marmol la visita vers 1535 et l'a décrite, ainsi que l'État de Koukou, dans son Africa qui fut publiée en 1573. Cette ville est entièrement déchue de son ancienne splendeur. Adossée à l'Azerou-Kuelaâ, la pierre difficile à atteindre, elle était ceinte autrefois d'une muraille bastionnée de deux mille mètres de circuit, percée de trois portes: l'Azerou-n'Tassassin, la pierre des hommes de garde; la Thabourth-n'Sour, la porte du rempart; et la Thir'ilth-el-Medefia, la crête des canons. Il faut croire qu'en effet des canons défendaient cette forteresse, car les Français en ont retrouvé deux lorsqu'ils sont entrés à Koukou, sans combat, pendant l'expédition de juin 1854. A quelque distance de la ville est l'Ourthou-Thaadjeth, le jardin de la princesse: était-ce le jardin de la merveilleuse beauté, fille de Ben-el-Kadi, qu'épousa, en 1561, Hassan, fils de Kheir-ed-Din, sultan d'Alger?

Enfin, et toujours dans la direction du nord-est, les Aïth-ldjer, 26 villages, 2,240 fusils, avec les Aïth-Zikki, 5 villages, 225 fusils, leurs alliés obligés de la crête djurjurienne. Cette grande et industrieuse tribu se livre avec succès à la culture du lin et au tissage d'une toile à les étroits; elle confectionne aussi l'izar: c'est un épouvantail qui fascine la perdrix craintive.

Pauvre petite, tu as raison de trembler, car c'est la mort qui s'avance vers toi. Mais pourquoi ne fuis-tu pas à tire-d'ailes? Tu n'as rien à craindre de cette tête de chacal qui grimace sur cette bande de tuile tendue et curieusement enluminée, ni de cette queue qui, au bas de l'appareil, se balance menaçante, ni de ces petits miroirs qui remplacent les yeux fauves et qui ont un éclat si terrifiant. Tu demeures, pétrifiée d'épouvante, en face d'un fantôme, sans voir le chasseur; il s'approche lentement, tenant d'une main l'izar qui te le cache, et de l'autre son fusil. Fuis! fuis! ou tu es morte! Il va te tirer à coup sûr… Pan! la perdrix a vécu.

Les Idjer, très-superstitieux comme tous les Kabyles, n'approchent qu'avec terreur de leurs grottes profondes, de celles surtout de Bou-Khiar, où les djenouns [Mauvais esprits, démons.] ont enfoui et gardent des trésors incalculables. Chez eux aussi, on rencontre de grandes excavations cylindriques d'aspect étrangement sauvage. Bel-Kassem nous assure, d'un air qui n'admet pas de réplique, qu'elles furent habitées autrefois par des géants troglodytes plus terribles que le lion, plus féroces que la panthère. C'étaient, nous dit-il, les sujets d'un roi dont la taille atteignait mille coudées. Il régnait sur un pays de hautes montagnes, lorsqu'il vit un jour arriver dans son royaume le peuple de Dieu, à la recherche de la terre promise. Prévoyant qu'il serait vaincu s'il engageait la lutte avec Moïse, il prit le parti de fuir; mais il emporta sur ses épaules ses montagnes qui n'étaient autres que le Djurjura. Arrivé en Kabylie, il finit par succomber sous ce poids écrasant, et ses sujets abandonnés à leurs instincts cruels, se détruisirent entre eux ou périrent misérablement dans un isolement farouche.

—Bel-Kassem, dit le Général, n'arriverons-nous donc jamais à ta fontaine?

—Encore cinq minutes, répond le guide avec un malin sourire; cinq petites minutes, Madame, et tu te reposeras.

—Je ne suis pas fatiguée, mon ami; mais il paraît que tes minutes se multiplient comme les poissons de l'Évangile. Voici plus d'une heure que nous marchons, et il nous faut maintenant marcher encore.

—Qué! dit le Marseillais avec humeur, les minutes kabyles ne finissent jamais. Ces hommes mangent, boivent et dorment en marchant, et, comme le Juif-Errant, ils vont du Fort à Alger sans se reposer en route. Trente-cinq lieues, bagasse! Nous nous engageons entre deux chaînes de roches à pic tourmentées et nues. Le sentier serpente, étroit et périlleux, à mi-hauteur de l'une d'elles. Le fond du précipice, où leurs larges pieds se touchent presque, présente un effrayant désordre de blocs amoncelés, arrondis, dégradés par les eaux.

Çà et là un arbre arraché, brisé, tordu, étend vers nous d'un air lamentable ses bras de squelette. Toute végétation a disparu, plus un village; rien que des pierres géantes, brunes, fauves ou grises, qui n'ont pour couvrir leur nudité que des lambeaux de mousse d'un vert terne et jaunâtre. D'instant en instant le sentier devient plus abrupte.

—Un endroit merveilleusement choisi pour le sabbat des sorcières.

—Ah! prends garde, Madame; cette gorge est au pouvoir des djenouns, qui s'amusent à jeter les voyageurs dans l'abîme. Ton amoureux le sait bien, et c'est pourquoi il a pris la bride de ton mulet.

En effet, le beau Kabyle marchait devant madame Elvire, entre elle et le précipice, voulant la protéger contre la méchanceté des djenouns. Tout à coup il s'écria:

Thâla! thâla! la fontaine! la fontaine!

Une de ces crevasses que l'eau met plusieurs milliers d'années à creuser dans la pierre nous apparaît à un coude du sentier. Nos bêtes ont deviné la source qui coule limpide en babillant joyeusement. L'espoir de ce régal des humbles et des grands qui ont soif ranime leur ardeur. Cette fois, au bout des cinq minutes de Bel-Kassem, dix ou vingt fois menteuses, nous sommes assis autour de l'eau promise. Les tellis sont ouverts, les provisions étalées sur la nappe rocheuse. Nous offrons des saucissons, des poulets et du vin aux muletiers qui ont fait leurs ablutions, qui ont bu et dont les bêtes boivent.

Makache bono [Pas bon.]!

—Ils tirent de leur burnous une mince galette d'orge où le son se mêle abondamment à la farine; ils y mordent à belles dents.

—Pauvres gens! Offrez-leur donc du pain Caporal, et du sucre.

Cette fois leur gourmandise s'allume, et ce sont des Allah isselmec! Le Marseillais regarde le saucisson du coin de l'oeil, comme un enfant le pot aux confitures. Le beau Kabyle s'est éloigné discrètement.

—Où est donc mon amoureux?

—Au-dessus de vous, Madame. Assis sur le rocher, il vous contemple en mangeant ses figues.

Madame Elvire lui fait signe d'approcher. Il accourt vers elle, souriant et rougissant sous sa peau de cuivre. M. Jules lui présente un demi-pain et du sucre. Mais avant de rien accepter, lui, d'un geste noble, tend vers le Général ses deux mains rapprochées et pleines:

Thagerth [Des figues.]! dit-il.

De belles figues blondes, exquises au goût, appétissantes aux yeux; par malheur, elles sortent d'un burnous qui ne s'est jamais rafraîchi à aucune fontaine.

Le Général en prit deux.

Arnou! arnou [Encore! encore!]! dit l'amoureux aux figues.

—Merci.

Arnou! arnou! répète le beau Kabyle.

Le Général prend bravement une troisième figue; mais avant de la porter à sa bouche, il hésite un peu.

—Bah! dit le Philosophe pour l'encourager, il y a des bêtes partout, petites ou grosses; cela dépend d'un simple effet d'optique. Mords dans ta figue, crois-moi; il n'y a que le premier coup de dent qui coûte.

Madame Elvire y mordit.

—Exquise! Bono! bono! dit-elle au montagnard ravi qui remonte sur sa pierre, emportant son pain et son sucre.

Ce fut au tour des muletiers de venir nous offrir des fruits, figues, raisins secs et caroubes, dans leurs mains rapprochées en forme de corbeille. Nous en prenons tous et mangeons… ce dessert parfumé d'essence de burnous.

Nous nous remettons sur nos bâts. Bientôt, en sortant de la gorge, nous apercevons, couchés à nos pieds, le village de Thifilkouth. La descente commence. Déjà le soleil s'incline vers l'horizon; avant une heure, il aura disparu derrière les montagnes.

—Combien faut-il de tes minutes, Bel-Kassem, pour aller chez le caïd?

—Cinq, Madame, répond le guide en riant, cinq toutes petites, toutes petites.

Le traître! il faut plus d'une heure. Nous avons des crampes dans les jambes, car nos pieds s'échappent sans cesse des poches du tellis dont Kabyles et Arabes se servent en guise d'étriers. Les bâts sont minces, les mulets maigres: leur épine dorsale nous scie en deux. Et quelle descente! Plus de sentier, mais un escalier de pierre, grossièrement taillé dans le rocher à pic. Telle marche n'a que six pouces, mais telle autre a deux mètres, elle est arrondie, glissante; et le mulet, à chaque pas, s'arc-boute des quatre jambes pour ne pas piquer une tête dans le vide; ou bien, c'est un chemin-ravin, détrempé par les dernières pluies, où la bête s'enfonce jusqu'aux genoux dans la boue. Nous voici arrêtés devant un passage impraticable.

—Ah! s'écrie le Conscrit, j'aimerais mieux être sur une grande route!

—Marchons! dit le Général, cela nous dégourdira les jambes.

—Mais, Madame, objecte le Caporal consterné, vous ne pourrez jamais vous tirer de ce cloaque!

—Eh! observe judicieusement Bel-Kassem, il vaut mieux se salir les pieds que la tête.

Nous sommes de son avis et descendons de nos bêtes. Nous passons à gué des ruisseaux boueux sur des pierres jetées là par des femmes kabyles. La pente toujours aussi raide devient moins périlleuse à mesure qu'on la descend. Une terre fertile recouvre le rocher; des oliviers et des figuiers innombrables, des haies d'épines entourent des champs d'orge et nous protégent contre l'abîme. Ici, comme à la montée du fort National, c'est bientôt un enchevêtrement inextricable de branches, de feuilles et de fleurs où la vigne se marie aux arbres fruitiers et aux frênes. Les rossignols et les fauvettes de Thifilkouth nous accueillent par des chansons. Un jeune pâtre nous regarde passer avec de grands yeux effarés. Un troupeau bêlant de chevreaux trottine devant lui, pressé de regagner le village, car ces pauvres petits ont soif du lait et des caresses de leurs mères dont ils sont séparés depuis le matin. Enfin, au fond de la vallée, nous traversons un asif où courent en grondant sur des pierres roulées les neiges fondues du Djurjura. Quelques pas encore, et nous serons à Thifilkouth.

Le village couronne un mamelon à pentes assez douces. Il est entouré d'un mur flanqué de tours blanchies à la chaux, et qui ressemblent à des minarets. Nous pénétrons dans cette enceinte fortifiée par une porte à voûte basse d'aspect belliqueux. Thifilkouth est une vraie citadelle. Bel-Kassem nous apprend que ces tours sont gardées en temps de guerre et que des sentinelles y veillent alors nuit et jour. Quand l'ennemi se risque à livrer un assaut, des femmes, les plus braves, y viennent le pistolet au poing, faire le coup de feu ou recharger les fusils de leurs fils, de leurs maris, de leurs frères. Toutes les autres, jeunes et vieilles, parées comme pour une fête, entonnent un chant guerrier en se tenant par la main, ou poussent des cris perçants qui exaltent le courage des hommes.

Mais si le village est emporté, quel est leur sort?

Pour le vainqueur, la femme du vaincu est sacrée. Ces attaques de village sont d'ailleurs assez rares. Beaucoup sont si bien protégés par les défenses naturelles de leurs pitons à pic qu'il ne leur en faut guère d'autres. Pour arrêter l'ennemi, il suffit de barrer l'unique chemin de la crête, et de fermer la porte massive qui bouche l'entrée de thadderth. Le plus souvent les sofs se déclarent la guerre et s'y préparent plusieurs jours d'avance. Dans quelques tribus, la bataille se livre en un endroit choisi. Les combattants s'en approchent de chaque côté, lentement, en rampant et s'abritant derrière une pierre, derrière un arbre. Tout homme en état de porter les armes doit combattre sous peine d'infamie. «Si quelqu'un, disent les kanouns, quitte le village pendant une guerre, sa maison est rasée.» Le même sort est réservé au traître, l'espion est lapidé. Dès qu'un enfant peut se servir d'un fusil, son père le présente à la djemâa. A partir de ce jour-là, il a sa place au combat comme dans l'assemblée. Pendant la lutte, les plus vieux qui n'ont plus la force de combattre, postés en sentinelle sur le sommet de la montagne, signalent par leurs cris l'approche de l'ennemi: «Les voici! ils avancent, ils reculent, ils vont tirer! Dérobez-vous! tamourt! tamourt_! à terre! à terre!» Après la bataille, si l'un des partis n'a pas de mort, il décharge ses armes en signe de joie; ou, s'il en a, il demande la dhomana [Trêve.] pour les enterrer. Tout le village assiste aux funérailles. Les hommes, silencieux et tristes, creusent la fosse; les femmes poussent des plaintes lamentables et avec les ongles se déchirent le visage. Parfois des combattants ennemis assistent à ce deuil, pour honorer le courage de leurs victimes. Malheur aux blessés! si la gadoum [Hache.] ou le flissa [Sabre.] ne les a pas achevés, ils demeurent souvent estropiés pour la vie: car la balle kabyle, quoique d'un trop petit calibre pour le fusil, n'en casse pas moins fort bien une jambe ou un bras, et, pour raccommoder ce membre, les montagnards n'ont d'autre médecin que la nature. Quelques-uns pourtant, les plus riches, se donnent le luxe d'un thebib [Chirurgien arabe.]; mais les autres, pour guérir leur blessure, se contentent d'y appliquer un chiffon de papier où la main de quelque pieux marabout a tracé à leur intention une formule miraculeuse. Jadis les montagnards se battaient avec la mzerag [Lance.]; ils ont encore le loueh, grand bouclier à l'épreuve de la balle. Ils s'en couvrent deux ou trois, lorsqu'avec le thanhizth, longue perche armée d'une pointe d'acier, ils veulent ouvrir une brèche dans le mur d'une maison ou d'un village.

Pendant quelques instants, nous longeons l'enceinte dont le soleil couchant colore les tours en carmin. Devant nous, au milieu d'un massif de verdure, est couché Thifilkouth sur une crête bizarrement accidentée; et plus loin, derrière le village, se dresse, imposant et superbe, le Djurjura, enveloppé de pourpre. Ces murs et ces tours d'aspect étrange, ce prodigieux amas d'arbres et de fleurs où la lumière et l'ombre dessinent en se jouant des arabesques multicolores, ce village fantastique appuyé sur le pied d'un colosse rouge, tout ici, comme sur le rempart du fort National, nous transporte en pleine féerie.

Nous passons sous plusieurs voûtes basses et noires, puis sous une porte qui fait corps avec les maisons de Thifilkouth. Elle donne accès dans une salle vaste et sombre où plusieurs Kabyles sont assis, accroupis, couchés sur des dalles qui forment, à trois pieds du sol, de larges bancs le long des murs et autour des piliers.

—Est-ce encore une maison de garde, Bel-Kassem? il y a là des meurtrières.

—C'est le themegaïth, la salle de la djemâa; elle s'y réunit une ou deux fois la semaine. C'est aussi un lieu ouvert à tous, où jeunes et vieux viennent à chaque heure du jour, pour s'entretenir de la chose publique et de leurs propres affaires.

Combien de burnous ont poli ces dalles grossièrement taillées, combien de générations les ont creusées par places en venant s'y asseoir! Il y a du sauvage dans le masque, impassible de ces hommes qui nous regardent. Nous les saluons de la tête; un seul, le plus jeune, nous répond: Ouach-halek! C'est le salut kabyle. Les autres demeurent silencieux; pas un muscle de leur visage ne bouge.

—Bel-Kassem, sommes-nous donc ici chez des Arabes?

—Non, Madame; mais ce sont des rustres, des Kabyles peu civilisés.

Le guide les raille sur leur grossièreté; il nous donne apparemment pour des gens d'importance, car tous se lèvent pour nous mener chez le caïd; tous, excepté un, qui nous tourne le dos: il a bien quatre-vingt-dix ans. Son crâne est dénudé, une longue barbe blanche lui descend jusqu'au milieu de la poitrine. Sur son épaule repose sa fidèle gadoum, qui ne l'a jamais quitté; à son côté droit est son debouz, son bâton ferré, avec lequel il a assommé plus d'un ennemi dans sa jeunesse. Il porte le tabenta, tablier de cuir, qui fait partie du costume de guerre. Son burnous orde, bruni par sa sueur presque séculaire, est percé de plusieurs trous de grandeur inégale.

—Ce sont, dit Bel-Kassem, des balles qui les ont faits. Les petits proviennent de balles kabyles; les grands, de balles françaises. Ce vieux s'est battu toute sa vie, et il est aussi fier de son burnous troué qu'aucun de vos soldats peut l'être de son ruban rouge.

Nous suivons une rue étroite, bordée de maisons basses, sans fenêtres; les eaux ménagères ruissellent entre les pierres, toutes les ordures du village s'y étalent sans vergogne. Cette rue monte ou descend court à droite, puis à gauche, en zigzag. C'est un vrai casse-cou, parsemé çà et là de flaques croupissantes et puantes. Chaque maison y a accès par une porte pratiquée dans son mur et qui ouvre sur une cour intérieure.

A cette porte, qui s'entre-bâille dès que nous l'avons dépassée, apparaissent des visages de femmes, curieux et effarés: très-beaux parfois, jolis souvent, mais peu ou point du tout lavés. Un cortége nombreux d'hommes et de petits garçons nous accompagne, grossissant sans cesse et se pressant contre nous, naïvement effrontés. L'affluence est grande surtout autour du Général.

Jamais Parisienne n'a mis le pied dans ce village berbère, et c'est à qui la verra de plus près, à qui pourra palper l'étoffe de son manteau. Bel-Kassem et le beau Kabyle s'évertuent en vain à écarter cette foule importune. Le Caporal s'alarme, le Conscrit s'irrite, le Marseillais jure, les muletiers crient: Choua! choua [Doucement! doucement!]! Madame Elvire sourit et dit:

—Oh! la plaisante aventure!

Enfin nous voici chez le caïd de Thifilkouth. La porte d'une cour intérieure s'est refermée sur nous. Les membres de la kharouba et quelques intimes nous entourent. Le caïd, averti de notre arrivée par le télégraphe kabyle, s'avance pour nous saluer. C'est un petit homme blond, d'une cinquantaine d'années. Il y a de la malice et de la ruse sur ses lèvres souriantes et dans ses yeux bleus qui clignotent. Il s'appuie sur une canne et boite en marchant: car, l'an dernier, il est tombé de mulet, il s'est cassé la jambe, et l'amulette du marabout la lui a mal remise. M. Jules lui débite en gentleman accompli un petit compliment de circonstance sur l'hospitalité des Kabyles et les incomparables beautés de leur pays. Le guide traduit ces paroles élogieuses un peu brièvement. Bel-Kassem a faim et soif, Bel-Kassem est fatigué; le soleil est couché, et Bel-Kassem voudrait manger, boire et dormir.

—Entrons! entrons! dit le guide morose comme un enfant assailli par le sommeil: on ne nous servira pas le kouskoussou avant le jour, si nous restons à babiller comme des femmes au moulin.

Quand les femmes vont à la fontaine et au moulin, elles font entre elles pendant une heure ou deux la petite chronique scandaleuse. Babiller est au reste le plus grand et presque le seul divertissement pour elles comme pour les hommes.

Le caïd nous introduit dans la maison des hôtes. Le madré est fort à son aise. Il reçoit du gouvernement un traitement d'un millier de francs comme juge de paix. Les mauvaises langues de Thifilkouth prétendent que tout l'argent qui entre dans son coffre ne sort pas de cette seule bourse. Et puis il a du bien au soleil: champs, oliviers, figuiers, vignes, sans compter le bétail. Il n'y a que lui parmi les plus huppés de l'endroit qui possède une maison des hôtes. Elle s'élève à droite, dans l'amrah [Cour intérieure.], sur un pan de roche. Nous y grimpons avec le caïd suivi de ses parents et des principaux du village, parmi lesquels nous remarquons un gendarme Kabyle attaché à sa personne. L'usage veut que les notables honorent par leur présence les voyageurs de distinction, et qu'ils aident le maître du logis à les traiter le mieux possible. Parfois, dans ce but, ils ajoutent à la diffa un ou plusieurs plats, des oeufs et des gâteaux au miel en guise de dessert.

La maison ne contient qu'une seule pièce partagée en deux compartiments. Dans le premier, l'aouens, à gauche de la thabourth [Porte.], flambe dans un kanoun [Trou creusé en terre.] un feu de feuilles et de branches sèches. La fumée remplit la maison et s'échappe au gré de sa fantaisie par la porte qui reste ouverte, par l'asfalou [Petite ouverture pratiquée dans le toit.] et par les thikouathin [Jours étroits ou plutôt meurtrières dans la muraille.]. On étend un maigre tapis sur la terre piétinée et durcie. Le caïd y prend place avec nous; les autres demeurent debout au fond de la salle. Une lampe kabyle à plusieurs becs brûle entre le feu et nous. Les muletiers apportent nos bagages. Bienvenues de nous, humbles couchettes du soldat! vous nous semblez en ce moment plus moelleuses que le lit de plumes d'une petite maîtresse. Nous plaçons les matelas les uns sur les autres pour en former un divan délicieux. Le caïd nous révèle ses instincts de sybarite par le nonchaloir avec lequel il s'y étend à côté de madame Elvire. Les valises, les sacs, les couvertures, tout notre attirail de voyage est déposé dans le second compartiment de la salle. Un mur de quatre pieds le sépare du premier. Sur ce mur s'appuie un plancher, et sous ce plancher règne une cavité profonde et noire: c'est l'adaïnin, l'étable où le boeuf, la vache, la chèvre et le mulet habitent près de leur maître. Car il a, lui, sa doukana, son banc de pierre, sa couche, dans un angle adossé à l'étable; et sur le plancher qui recouvre celle-ci dorment, à côté du fourrage, sa femme et ses enfants. Son lit d'ailleurs n'est pas plus doux que celui de sa famille: pour oreiller et pour matelas il n'a qu'un thaguerthil [Mince natte en sparterie.]. Telle est l'akham [La maison kabyle, qui se construit en quinze jours.]. Le propriétaire en rassemble les matériaux lui-même. Les pierres abondent à la porte du village; il n'y a qu'à les ramasser, mais il faut payer les tuiles, le mortier et le maçon: tout cela coûte de deux à trois cents francs. Les plus spacieuses, ou celles qui ont une deuxième soupente par-dessus la première, afin de séparer les filles des garçons, en valent jusqu'à trois cent cinquante.

Quand Bel-Kassem nous eût renseignés là-dessus:

—O peuple de l'âge d'or! s'écrie le Philosophe, avec le loyer d'un épicier de Paris, on bâtirait tout un village kabyle.

—Mais les plus riches? dis-je.

—Les plus riches et les plus pauvres ont la même maison. Ils vivent tous avec les bêtes.

—Avec toute espèce de bêtes! ajoute madame Elvire. Ah! j'en ai pour le moins une douzaine de preuves!

Et elle se leva pour secouer ses jupes.

—C'est peine perdue, dit Bel-Kassem en riant. Plus tu chasseras les puces, et plus elles deviendront méchantes. Elles ne sont pas habituées à être maltraitées.

—Oh! si seulement j'en tenais une!

—Prends garde! la puce kabyle se venge. Un bon conseil, Madame: fais comme nous, traite-les avec douceur.

—Elles me dévorent! dit le Général exaspéré.

—Bah! quand elles auront prélevé leur diffa sur ta peau blanche et rose, elles s'endormiront jusqu'au matin.

—Mais moi, je ne fermerai pas l'oeil de la nuit.

—Dans un jour ou deux, tu auras fait la paix avec elles. Alors elles seront pour toi ce qu'elles sont pour nous: des amies fidèles dont on ne peut plus se passer.

Il faisait nuit noire au dehors; de temps à autre quelques têtes curieuses se montraient dans la pénombre de la porte, et parmi elles des têtes de femmes. Madame Elvire, se tournant vers le caïd accroupi à côté d'elle, lui demanda si sa femme était jeune et jolie? Bel-Kassem servit d'interprète.

—J'ai trois femmes, répondit le caïd d'un air où l'on voyait qu'il eût volontiers fait de madame Elvire la quatrième.

—Tu n'es donc pas un Kabyle, mais un Turc?

—A l'homme qui vieillit, il faut une femme jeune.

—Laquelle préfères-tu?

—La plus belle.

—Et les autres?

—Elles tissent les burnous et préparent le kouskoussou; elles vont chercher du bois dans la montagne, de l'eau dans la vallée; elles tannent la peau des boucs, elles façonnent des poteries; elles traient les vaches et les chèvres, battent le thamenth [Beurre.] et font l'agouglou [Fromage de lait aigre.].

—Leur âge?

—La vieille a trente-cinq ans, la seconde vingt-quatre et la troisième treize.

—S'accordent-elles ensemble?

—Il le faut bien.

—Mais si elles se querellent?

—Je les mets à la raison.

—Comment?

Le caïd hésitait à répondre. Cependant madame Elvire insistait pour savoir de quelle manière, en Kabylie, un mari possesseur de trois femmes apaise les discordes intestines de son ménage. Il se décida à lui faire une réponse que Bel-Kassem, en homme bien élevé par la nature, traduisit ainsi:

—Je les menace de ma froideur.

Le Général, éclatant de rire, toisa de haut en bas le petit homme boiteux.

—Ce n'est pas tout, reprit le caïd: lorsqu'en se disputant elles se tirent par les cheveux, se mordent ou se mettent le visage en sang avec les ongles, elles payent l'amende, et c'est autant d'argent qu'elles ont en moins pour s'acheter des bijoux.

—Les femmes, ajouta le guide, sont passibles de toutes les amendes que les kanouns infligent aux hommes.

—Que penses-tu, Philosophe, de cette égalité-là?

—Qu'elle n'est pas plus à dédaigner qu'une autre.

—Grand merci!

—L'égalité devant la répression constitue pour la femme kabyle un droit qui pourra la conduire un jour à l'égalité devant la loi.

—Oui, dit Bel-Kassem, cela arrivera inévitablement quand nous verrons le Djurjura la tête en bas et les jambes en l'air, ou lorsque nos femmes, aussi belles et aussi intelligentes que toi, Madame, nous ensorcelleront comme tu as ensorcelé aujourd'hui le Kabyle d'Aïth-Aziz.

—Mais où est-il donc, mon amoureux?

—Il vient de repartir pour son village, où il veut vous faire offrir demain matin la diffa.

—Pauvre garçon!

—Je ne regrette pas du tout, dit M. Jules, qu'il s'en soit allé. Sous son air doux, j'en jurerais, cet homme cache des instincts de bête féroce.

—C'est vous, Caporal, qui êtes jaloux, s'écria le Conscrit, jaloux comme un tigre.

Le Caporal, qui était le meilleur enfant du monde, fut le premier à rire de cette plaisanterie.

—Et le Marseillais?

—Il prend le frais dans la cour avec les muletiers en attendant qu'on soupe.

Étant sorti, je trouvai le Marseillais assis sur une pierre et fumant philosophiquement sa pipe.

—Que fais-tu là?

—Je fume! Il fait un froid de loup, la rosée m'a trempé: je me sèche à ma pipe. C'est un bon remède contre les rhumatismes.

—Pourquoi n'entres-tu pas dans la maison?

—Le caïd ne m'y a pas invité, ni personne.

—Il faut nous le pardonner, mon ami; viens!

—Je pensais que vous m'aviez abandonné, et cela me faisait de la peine, bagasse!

Comme j'allais entrer avec lui dans la maison, Madame Elvire en sortit:

—Le caïd, me dit-elle, nous accorde la faveur insigne de nous présenter à ses femmes.

Je me joins au cortége. Nous traversons une seconde cour plus petite que la première, et autour de laquelle s'élèvent plusieurs corps de logis, habités par divers membres de la kharouba. Elle est pavée de grosses pierres d'inégale grandeur, rassemblées sur un plan incliné qui favorise l'écoulement des eaux ménagères; comme la rue, c'est un casse-cou. Nous pénétrons avec le caïd dans un de ses logis, et là toute la vie intérieure du Kabyle se révèle à nous dans un tableau pittoresque et charmant.

Des femmes et des jeunes filles sont accroupies à terre autour du foyer. Des enfants que notre vue effarouche se réfugient sur le sein de leurs mères ou courent se cacher derrière leur dos. Un garçon de deux ans, petit Hercule de bronze, dort nu entre des bras orgueilleux de porter ce fardeau précieux et magnifique. Une jolie fille de neuf à dix ans, à l'oeil éveillé, à la lèvre mutine, agite avec grâce un tamis d'alfa, d'où tombe comme une pluie blanche la fleur de farine. Elle est recueillie dans un grand plat en bois tourné, où plusieurs mains non moins agiles qu'élégantes viennent la prendre incessamment pour la rouler entre leurs doigts mouillés. Ces pâtes, en forme de grains arrondis, à peine de la grosseur d'une tête d'épingle, sont, nous dit Bel-Kassem, l'âme et le corps du kouskoussou, le mets national, le régal par excellence du Kabyle comme de l'Arabe. Le piment, le lait, le miel, la viande même, n'en sont que l'assaisonnement ou la sauce. Sur le feu cuisent plusieurs poulets décapités, au fond d'un vase à moitié rempli d'eau. La vapeur de ce bouillon pénètre par un tamis dans un second vase superposé au premier et qui renferme les pâtes. Lorsqu'elles ont entièrement absorbé le bouillon en s'imprégnant du suc de la viande, le kouskoussou est à point, et le palais le plus blasé se réveille devant ce plat aux fumets appétissants. Ce pot qui mijote sur la braise, et qu'une vieille femme surveille, contient notre souper.

Les pâtes qu'Halima, Yacoute, Amefa, Saâda, roulent entre leurs doigts mignons, serviront à préparer un autre kouskoussou: car toute la kharouba, grands ou petits, aura sa part de la diffa. Aussi la joie éclate sur les visages; ils semblent nous dire: «C'est fête à la maison! Ah! si vous pouviez revenir demain!»

Mais à qui ces beaux yeux noirs qui apparaissent de temps à autre près d'une urne colossale et qui brillent alors comme deux étoiles pour disparaître aussitôt que quelqu'un de nous les regarde, les admire? C'est Zohra, la plus jeune femme du caïd, un bijou précieux, une perle rare: il l'a payée mille francs! Elle se cache derrière le koufi [Amphore de deux à trois mètres de hauteur.] aux provisions: la pauvre petite a peur, non pas de nous, mais de son mari, qui est jaloux; elle a peur d'être grondée.

—Bel-Kassem, prie-la donc d'approcher.

—Elle en a bien envie; mais elle ne viendra pas, à moins que le caïd n'y consente.

—Caïd, appelle madame Zohra: je désire lui faire un petit cadeau.

Madame Zohra accourt à un signe de son seigneur et maître. Elle sort de sa cachette et s'avance vers nous, confuse et les paupières abaissées.

Quelle souplesse dans ses mouvements! quelle grâce dans toute sa mignonne personne, dont le kaïk dessine les belles formes! Elle demeure interdite devant Madame Elvire, qui détache de son cou pour la lui donner une petite cravate écossaise, bleue et verte. Madame Zohra la prend entre ses mains d'enfant et la contemple ravie, sans oser lever les yeux. Nous pouvons la regarder à l'aise. Elle offre le type grec dans le parfait ovale de son visage, avec je ne sais quel attrait de sauvagerie. Le nez droit, aux narines découpées finement, rapprochées et presque closes, s'attache par une ligne noble au front un peu bas, mais admirablement encadré dans les ondes aux reflets bleus d'une superbe chevelure noire. Les tresses naturelles forment, mêlées à des tresses de laine noire, de grands anneaux qui s'arrondissent de chaque côté de la tête. Aux oreilles brillent les cercles des kouneïs incrustés de corail, et les chaînettes du thacebth, décorées de paillettes multicolores. Ces ornements donnent un éclat extraordinaire au teint mat, d'un blanc doré, ainsi qu'à deux grands yeux lumineux et doux, ornés de cils soyeux et surmontés d'arcades fières. La bouche est petite, sensuelle; chaque lèvre descend, par une courbe lascive, vers une fossette espiègle qui rit aux deux coins de la bouche et en corrige un peu l'éloquence phrynéenne. Le cou, les épaules et les bras nus nous dérobent presque, sous leurs bijoux, la pureté des lignes, l'élégance des contours. Madame Zohra, sous sa tunique courte, nous montre la jambe et le pied de Vénus, et c'est à peine si sa main le cède pour la perfection à celle de madame Elvire. Elle est moins blanche et les ongles en sont teints de henné.

Mais voici que madame Lalla, la seconde femme du caïd, regarde d'un oeil d'envie le présent de madame Zohra. C'est une grande et belle personne à la peau très-brune, aux prunelles flamboyantes. Vraiment, caïd, il faut beaucoup d'audace pour imposer une rivale à ces yeux-là, et vous avez défié le diable! Mais vous n'êtes pas un homme ordinaire puisque vous avez pu, quoiqu'aussi blond qu'un juge de paix d'Alsace, engendrer avec elle ce petit Hercule de bronze. Madame Touffa, la mère du fils aîné de la maison, un bel adolescent de quinze à seize ans, convoite, elle aussi, la cravate écossaise malgré ses rides précoces et son visage déjà flétri. Il ne faut pas que la fête tourne au tragique: le Général se dépouille de deux bracelets en verroterie de Venise, et les offre à ces dames. Allah isselmec! lui disent-elles enchantées.

Aux autres, petites ou grandes, nous distribuons des pièces d'argent, qui orneront demain, ce soir même, leur thazath ou leur thacebth. Toutes attachent sur madame Elvire le regard fixe du sauvage. Son vêtement semble les plonger dans la stupeur; quelques-unes, après un combat entre la curiosité et la crainte, avancent une main inquiète pour en toucher l'étoffe. La montre surtout, qui brille suspendue à une chaîne d'or arabe en lamelles martelées, paraît exciter chez elles une admiration sans bornes. Chacun de nous ouvre sa montre pour leur en faire voir le mécanisme animé. L'admiration devient de la peur. Bel-Kassem éclate de rire.

—Elles me demandent, dit-il, quelles sont ces bêtes qui crient comme des grillons et pourquoi vous les portez sur vous.

Nous passons en revue l'ameublement kabyle. Au fond de l'unique salle, contre le mur, se dresse un azetha, métier sur lequel madame Touffa ou madame Lalla, j'ai oublié laquelle, tisse un burnous grossier. A droite, contre l'adaïnin, où un petit boeuf nous contemple en ruminant d'un air béat, est la doukana du caïd avec sa natte en sparterie. Dans un angle, repose sur quatre pieds massifs un énorme coffre en noyer, confectionné par un habile ouvrier des Aïth-Abbès, qui l'a historié de sculptures où l'ogive se marie à la ligne droite, curieusement enluminé en jaune, bleu et rouge. C'est là-dedans que le Kabyle serre ce qu'il a de plus précieux: son fusil, son argent, les burnous, les haïks et les bijoux de la famille. Près de là est l'urne colossale derrière laquelle se cachait tout à l'heure madame Zohra, le koufi qui renferme la provision de blé, puis divers pots et plats de terre, tous façonnés par ces dames, et cuits à un feu qui n'exige ni bois ni charbon: le soleil! C'était des thougni, des thasselth, des thainth de toute grandeur, pour cuire les aliments; des thakabeth, jarres pour l'huile; les aiedhid, cruches à l'eau; des aboukal, terrines pour le lait, le beurre, ou le miel, ou bien encore des djefoun, plats peints, vernis, illustrés de dessins bizarres. Quant aux tapis, fauteuils, chaises, tables, fourchettes, linge et cristaux, tout cela n'y brillait que par son absence, la propreté surtout! Cet intérieur, quoique celui d'un personnage, avait un aspect saisissant de sauvagerie orde et misérable. L'essence de burnous et le parfum de la bouse, mêlés à la fumée âcre du foyer, nous saisissait aux narines et à la gorge. Ces femmes, ces hommes, ces enfants au masque farouche, aux prunelles dilatées et fixes, fantastiquement éclairés par une lampe aux formes étranges, nous rejetaient à deux mille ans en arrière, dans le sein de nos ancêtres barbares.

Nous prenons congé; le kouskoussou nous attend dans la maison des hôtes: c'est le caïd qui nous l'annonce. Il paraît enchanté de nous voir quitter ses femmes. Sa jalousie a-t-elle pris l'alarme? et se dit-il que ces Roumis qu'il tient pour sorciers pourraient bien lui escamoter sa ravissante Zohra, ou jeter le sort d'amour à Lalla, sa tigresse?

Caïd, rassure-toi: la vertu de ces belles s'abrite derrière un rempart où elle est aussi en sûreté que ta vieille Touffa derrière ses rides. Dans chaque pays où la France porta ses armes, elle a implanté plus d'une racine; mais ici point. Pourquoi? Le Marseillais, que nous retrouvons accroupi à la mode kabyle devant le kouskoussou fumant, va nous le dire:

—Qué! s'écrie-t-il, je commençais à craindre que les femmes ne vous eussent entièrement coupé l'appétit; elles sont jolies, mais sales! sales à dégoûter un capucin de Marseille.

Nous nous asseyons sur la chaise d'Adam, doublée des matelas militaires, et le festin commence. Outre le Marseillais, le caïd seul y prend part, et encore ne mange-t-il qu'une bouchée de notre pain, pour faire honneur à ses hôtes. En Kabyle bien élevé, il ne doit qu'assister à leurs repas; il ne soupera qu'après eux avec son fils aîné, ses parents, les notables et Bel-Kassem. Les femmes se régaleront entre elles. Dans les repas de cérémonie, les sexes ne sont pas confondus devant la même gamelle; mais, dans la vie ordinaire, on dîne et on soupe en famille, madame mange avec monsieur. Et ceci, de même que l'absence du voile, élève la femme kabyle au-dessus de la femme arabe ou mauresque, qui ne se nourrit que des reliefs du maître. De celles-ci il en est encore à Alger qui n'ont jamais mis le pied dans la rue.

Le caïd nous offre, pour assaisonner le kouskoussou, une sauce rouge au felfel, du lait doux et du lait aigre. Ni fourchettes ni couteaux. Notre hôte nous enseigne la manière de s'en passer: il saisit une volaille, enfonce ses pouces dans le dos de la bête, et par un mouvement brusque la sépare en deux parts égales. Il en offre une au Général, arrache à l'autre une cuisse, dont il ne fait qu'une bouchée, et remet le reste sur le plat. Puis il se sert de son burnous en guise de serviette.

Pour manger le kouskoussou, il y a des cuillers en bois. Avec l'une d'elles, il creuse dans les pâtes, au bord du plat, un petit trou où il verse de la sauce. Il porte une cuiller pleine à sa bouche, en avale le contenu, et, l'ayant essuyée à son burnous il la passe galamment à madame Elvire. Le Général nous jette un regard consterné. Le Conscrit est saisi d'un fou rire, dont la contagion nous gagne. Le caïd et les autres Kabyles nous considèrent avec des visages ahuris: ils sont à cent lieues de la cause qui a produit cette explosion bruyante. Bel-Kassem, lui, la connaît et sourit malicieusement:

—Le colonel, Madame, a oublié de te renseigner sur les différents usages du burnous. Il y a d'abord le burnous chemise, et le Kabyle n'en change presque jamais; puis il y a le burnous serviette et le burnous torchon…

—Tais-toi! s'écrie le Marseillais: tu vas me couper la faim.

—Si je lavais ma cuiller dans cette cruche d'eau? dit le Général.

—Y penses-tu? objecte le Conscrit: nous devons tous y boire.

—Sauvée, ô mon Dieu! reprend madame Elvire, les yeux baignés de folles larmes. Bel-Kassem!…

—Madame!

—Dis au caïd que j'ai l'habitude de manger le kouskoussou avec mes doigts…

—Vive le Général!

Nous nous tordons de rire, tandis que le caïd et notables de Thifilkouth, plus graves que des augures, interrogent Bel-Kassem pour savoir quelle tarentule nous a piqués.

—Conscrit, passe-moi la cruche: j'étouffe!

—Mais j'ai un verre, moi, dit le Caporal, un verre superbe, que j'ai acheté au fort National.

—Où est-il?

—Au fond de ma malle.

—Avec le revolver!

—Et le saucisson!

Tandis que M. Jules va déboucler sa malle, le caïd se lève et sort sur un mot de Bel-Kassem. Au bout d'un instant, il rentre tenant à la main une timbale d'argent. Avec un pan de l'inévitable burnous, il l'essuie, et, l'ayant remplie d'eau, il la présente avec un geste orgueilleux à madame Elvire.

—C'était écrit! dit-elle; et, levant les yeux au ciel, elle boit.

Après elle, nous buvons tous dans la timbale, qui porte cette inscription: « Au caïd de Thifilkouth, le maréchal duc de Malakoff.»

—Tu nous as trahis, fit le Général en menaçant le guide du doigt.

—Bah! réplique Bel-Kassem, il n'y a que la première gorgée qui coûte.

—Mais pourquoi, Caporal, avez-vous donc acheté ce verre?

—On m'a dit au fort National que c'est là un présent auquel les Kabyles sont fort sensibles.

—Eh bien! offrez-le donc, puisque j'ai bu la calice jusqu'à la lie!

M. Jules pleure en dedans sur son imprévoyance; et, le verre à la main, s'approche de notre hôte:

—M. le caïd, votre hospitalité nous touche vivement. Veuillez…

—Bien! très-bien! dit le Philosophe; mais voyez donc comme il est content, et comme ces âmes simples s'extasient sur une merveille de trente sous! Voilà les hommes de l'âge d'or!

Et, se tournant vers madame Elvire:

—S'il nous arrive, un jour de n'avoir pas de pain, nous reviendrons en
Kabylie avec la boîte du colporteur, et nous y ferons fortune.

—Tu dis cela en plaisantant, interrompt Bel-Kassem; mais il est bien certain que si les marchands qui font de mauvaises affaires à Alger s'avisaient d'aller vendre dans nos montagnes, à un prix raisonnable, de bons ustensiles, tels que serpes, faucilles, socs de charrue, pelles, casseroles, et bien d'autres marchandises, comme des toiles, des cotonnades, des mouchoirs aux couleurs éclatantes, des objets de quincaillerie et des bagatelles pour les femmes, ils y trouveraient un fort joli profit. Pour le colon agriculteur, il n'y a rien à faire ici, puisque le sol kabyle ne nourrit pas tous ses enfants; mais pour le colon commerçant, il y a de l'argent à gagner. Nous ne sommes pas riches, c'est vrai; cependant demandez demain à Ben-Ali-Shérif, qui est presque aussi Français que Kabyle, si nos oliviers et nos figuiers ne valent pas ceux de la Provence, On pourrait faire un commerce d'échanges, et il en résulterait pour tout le monde un grand bien. Mais nos moeurs un peu rudes et nos burnous malpropres font peur à bien des gens, qui nous prennent pour des bêtes fauves.

La lampe faillit s'éteindre: la mèche manquait d'huile et se carbonisait. Le caïd à plusieurs reprises trempa ses doigts dans l'huile pour les faire découler sur la mèche, qu'il moucha. Puis, ayant essuyé ses doigts crasseux à l'une de ses savates, il reprit dans le plat la cuisse de poulet qu'il y avait mise et qui s'y morfondait, dédaignée de nous. Ce petit incident, assaisonné à l'huile d'olive, termina le souper. Toutes les cuillers, même celle du Marseillais, se plantèrent dans le kouskoussou comme à un signal donné par nos estomacs en révolte. Le Marseillais, Bel-Kassem, le caïd et les siens se levèrent en nous souhaitant une bonne nuit. Assis sur nos matelas militaires, nous restâmes tous les quatre silencieux en face de la lampe mourante, dont l'agonie nous soulevait le coeur. En dépit de ce que nous savions d'édifiant sur l'hospitalité kabyle, nous éprouvions profondément le sentiment de notre faiblesse et de notre isolement au milieu des sauvages de Thifilkouth.

Les tableaux saisissants, si colorés et si variés, qui s'étaient succédé sous nos yeux, avaient tenu éloignée de nous l'idée d'un péril quelconque; mais, dans le silence et dans la nuit, à la discrétion de ces manefguis farouches, nous ne pouvons nous défendre d'une émotion proche voisine de la peur. Comment oublier que Lalla-Fathma, la maraboute visionnaire, avait naguère sa doukana près de là, dans la montagne, au village de Soummeur; que Bou-Bar'la, le derviche sorcier qui agitait la Kabylie vers 1850, avait dans les années suivantes rencontré à Thifilkouth même un ardent foyer d'intrigues et de haine contre les Roumis? Nous nous rappelons enfin que, le 11 juillet 1857, les Français ont brûlé plusieurs villages des Aïth-Illilten.

La flamme de la lampe est morte; ce n'est plus qu'un oeil rouge qui nous regarde dans les ténèbres. Au dehors, l'obscurité est profonde en dépit des millions d'étoiles qui émaillent le ciel de paillettes scintillantes. Pourquoi sont-elles si loin? Si du moins la lune venait à notre secours! Devant nous, sur la pierre, est étendue une masse blanche, raide, d'aspect sinistre: on dirait un mort dans son linceul. Un peu plus loin, d'autre masses, celles-ci plus grandes et sombres, font un bruit continu, monotone et bizarre. Là-bas, des chacals et des chiens hurlent. Tout à coup, au loin, éclate une clameur effroyable: sont-ce des lions affamés qui rugissent, ou des tigres amoureux qui miaulent? sont-ce des hyènes furieuses qui se disputent un cadavre? Non, ces hou! hou! sauvages et terrifiants qui retentissent dans la nuit, avec des intervalles de silence, ne sont point poussés par des bêtes féroces. Sont-ce des sorcières kabyles qui font le sabbat? ou les djenouns qui dansent en chantant leur ronde infernale? Le Général, vaincu malgré sa bravoure, saisit le bras du Conscrit, et ce cri lui échappe:

—J'ai peur!

—Voulez-vous, lui dit le Caporal, que je retire mon revolver de la malle? Mais il y a dans Thifilkouth deux cent quarante fusils, et mon revolver n'a que six coups. Au reste, s'il y a du danger, il n'est pas pour vous, Madame. Bel-Kassem vous a dit que les Kabyles respectent la vie des femmes.

—Ah! mes amis, promettez-moi que vous ne me laisserez pas vivante aux mains de ces sauvages.

—Allons dormir, dis-je, et sur les deux oreilles. Ce mort dans son linceul est un vivant qui ne dort que d'un oeil et qui nous garde. Ces fantômes noirs sont de braves bêtes qui ont bien gagné, en nous portant tout le jour sur leur dos, la poignée d'orge qu'elles broient avec délices. Et quant à ces hou! hou! terribles, ils font plus de bruit que de mal; ils s'élèvent de la petite mosquée de Thifilkouth vers Allah: ce sont des invocations que lui adressent les marabouts et les âmes pieuses du village. Peut-être bien le conjurent-ils d'envoyer celui qui doit couper la gorge à tous les Roumis ou les noyer dans la mer. Ce sont eux qui, avec les marabouts de Ben-Dris, les tolbas du bâton, ont aidé Bou-Bar'la, le faux chérif [Descendant du prophète.] et le faux Sid-el-Hadj [Seigneur pèlerin de la Mecque.] à soulever la Kabylie de 1851 à 1854, alors que, grâce à ses jongleries secondées par un courage de lion, il se faisait passer pour le prédestiné portant l'étoile au front, pour le moule-saâ en personne, pour Si-Mohammed-ben-Abd-Allah lui-même. Tous les grands agitateurs se sont parés de ces titres et ont plus ou moins joué ce rôle-là. Comme Abd-el-Kader avant lui, Bou-Bar'la s'était fait affilier à la franc-maçonnerie des Khouâns, qui compte ses frères par milliers en Kabylie, et…

Un triple bâillement me coupe la parole. Nous tirons sur nous la porte massive, que ferme un loquet ingénieusement façonné. Nous nous partageons les matelas: chacun a le sien, où il se jette tout habillé et enveloppé dans sa couverture. Nous nous endormons bercés par les hou! hou! qui ne nous effrayent plus.

CHAPITRE III
DU DJURJURA A LA MAISON D'OR.

Je me réveille au petit jour. Une lueur blafarde filtre entre les ais disjoints de la porte et à travers les meurtrières. Le Caporal boucle ses guêtres, le Conscrit dort comme un enfant. Le Général se promène de long en large, agité, fiévreux. Est-ce qu'il combine un plan de campagne? Mais pourquoi ces sourcils contractés? pourquoi cette bouche menaçante?

—Général, avez-vous bien passé la nuit?

De ses beaux yeux, si doux quand ils veulent l'être, jaillissent deux éclairs:

—Vous avez tous dormi, dormi comme de lâches soldats que vous êtes! Seul, j'ai lutté, moi, contre un ennemi qui s'appelle légion. Conscrit, debout!

Le Conscrit entr'ouvre un oeil, allonge un bras.

—Déjà! il ne fait pas jour, et je m'endors à peine. Je suis rompu, et je ne pourrai jamais remonter sur mon bât. D'ailleurs, on n'est pas mal chez le caïd: si nous y demeurions un jour ou deux, le temps de faire un bon somme?

Et ses yeux se referment, sa tête retombe. Le Caporal secoue le dormeur par les jambes, le Général le menace de la cruche à l'eau. Je cours ouvrir la porte toute grande, appelant à leur aide la fraîcheur du matin.

Dans la cour, les muletiers sanglent leurs bêtes; le Marseillais fume sa pipe et Bel-Kassem sa cigarette. Les hommes de la kharouba babillent entre eux en attendant notre réveil. Le soleil levant dore au loin la crête djurjurienne, et rit tout autour de nous dans les arbres, dont il fait miroiter les feuilles. Toutes les joies de la vie éclatent dans la nature qui se réveille, rafraîchie et embellie par le repos. Aux hou! hou! stridents a succédé le concert mélodieux des rossignols, des fauvettes et des merles; et les fantômes de la nuit n'ont laissé sur nos lèvres que le sourire de la pitié ironique. Les mulets sont sanglés, les bagages chargés: tout est prêt pour le départ. Le Général est assis sur son bât comme une majesté sur le trône.

Tandis que Bel-Kassem et les muletiers interrogent le caïd sur le meilleur chemin à suivre, une vieille, cassée, édentée, recroquevillée, la plus affreuse des trois sorcières de Macbeth, se glisse craintive et se cachant des hommes de la kharouba, jus'qu'auprès de madame Elvire, qui, involontairement, laisse échapper un cri.

—Que me veux-tu? lui dit-elle.

Une main brune, calleuse, décharnée, saisit le voile de gaze verte.

—Mais je ne peux pas m'en passer. Veux-tu autre chose? Tiens, mon mouchoir.

Un mouchoir de fine batiste, brodé et parfumé. La vieille secoue la tête, sa griffe demeure accrochée au voile vert.

—Veux-tu mon éventail?

Nouveau refus de la sorcière, qui serre plus vivement encore et froisse entre ses doigts crochus le frêle objet de sa convoitise.

Makache! makache [Non! non!]! s'écrie le Général impatienté.

Et la vieille, déçue dans son espoir, furieuse, s'éloigne brusquement en jetant, à la jeune et belle Roumi un regard chargé de tout le venin des vipères.

—Partons, dit M. Jules à madame Elvire: cette horrible mégère veut vous assassiner. Bel-Kassem!

—Monsieur?

—Que faut-il donner au caïd?

—Gardez-vous bien de rien lui donner: ce serait lui faire injure.
L'hospitalité kabyle…

—Se donne et ne se vend pas, dit madame Elvire. Vraiment! nous sommes à l'Opéra-Comique. Je vous en fais juges: tout ce que les librettistes et les décorateurs ont pu imaginer de plus invraisemblable ou de plus chatoyant pour divertir les blasés de Paris, n'est-il pas de mille coudées au-dessous de ce que nous voyons? Sur quel théâtre vous a-t-on montré ce décor, et quelle actrice eut jamais assez de talent pour égaler cette vieille?

Appuyé sur son bâton et boitant, le caïd nous accompagne jusqu'à la sortie du village. Comme la veille, à l'arrivée, une fourmilière orde et grouillante d'hommes, de vieillards et d'enfants accourt effarée, et se presse avide de nous voir. Enfin! nous en voici débarrassés; nous poussons un soupir d'aise et commençons la descente du mamelon de Thifilkouth par un chemin raviné, pierreux et boueux, le frère jumeau de celui d'hier. Nous cheminons entre des clôtures formées de pierres sèches et de ronces en liberté, qui souvent nous enlacent dans leurs longs bras grêles, hérissés d'épines. Ailleurs ce sont des vignes folles qui nous prodiguent les baisers de leurs pampres et inondent nos visages des larmes de la rosée. Au bas du mamelon bruit une cascade et gronde un torrent. Un épais rideau de verdure nous dérobe cette eau, dont la mélopée grave domine, comme un chant d'orchestre, les broderies vocales des virtuoses ailés. Le berceau de feuilles et de fleurs sous lequel nous marchons nous cache aussi le grand paysage. Mais quel bien-être et quel ravissement dans ces jardins enchantés où les rayons solaires se jouent en des milliards de prismes, tandis que nos poitrines s'emplissent d'un air pur, frais et tonique, qu'embaument des orangers et des citronniers en fleur! Madame Elvire est plus gaie que si elle avait dormi toute la nuit sur le duvet. Au bout d'une demi-heure nous atteignons le fond du ravin. Oh! la jolie cascade d'opale! Elle sort d'une étroite crevasse ouverte au flanc du rocher et tombe, à vingt pieds plus bas, dans un lit de pierres de toutes grandeurs et de toutes formes. Alors c'est un torrent écumant qui roule impétueux sur une pente rapide, se heurtant et se brisant à mille obstacles vers l'Asif-bou-Béhir, un affluent du Sébaou. J'ai déjà vu ce paysage; où donc? dans les Pyrénées. Nous traversons le gave africain sur quelques grosses pierres jetées là au hasard. Le gué n'est pas sans péril; le sabot des mulets glisse sur le grès poli par l'eau, et le courant furieux menace de nous entraîner au fond d'un gouffre. Mais la journée d'hier, la nuit surtout, nous a tous aguerris, et le danger devient une jouissance.

Nous voici sur l'autre bord; l'ascension du Djurjura commence. Nous ne montons que très-lentement: presque partout le rocher se dresse à pic, le sentier est impraticable. Le géant s'indigne de notre audace et accumule les aspérités sous nos pas. Nos braves bêtes sont blanches d'écume, les muletiers redoublent leurs har'r har'r. Les ronces enchevêtrées nous déchirent les mains et le visage. Le voile du Général est en lambeaux; le Conscrit manque, nouvel Absalon, de demeurer accroché à une grosse branche, non par ses cheveux qui sont rares, mais par le collet de son habit. Rien ne nous arrête, et le rire argentin de madame Elvire éclate comme une joyeuse fanfare annonçant la victoire.

La merveilleuse masure! comme elle a été hardiment jetée sur cette ravine où se précipitent les neiges fondues! Mais voyez: par une baie, plusieurs femmes, couvertes de haïks assez propres, nous regardent en souriant. Quel tableau! Aucun peintre ne viendra-t-il en Kabylie tout exprès pour le copier, et exposer au prochain Salon de Paris le plus ravissant paysage du monde? C'est un thisirth [Un moulin à eau.]. L'eau prise au tharza [Ruisseau.] est amenée par l'amzieb [Rigole creusée dans un tronc d'arbre.] jusqu'au mouvement de l'ar'aref [La meule.]. Ces dames ont fait un peu de toilette pour aller au moulin. Elles sont coquettes pour elles-mêmes, ne pouvant l'être avec les hommes; et c'est à qui sera la mieux mise, à qui étalera les plus riches bijoux. La meule broie le blé avec lenteur; mais elles ne sont pas pressées. C'est un plaisir que d'aller au moulin, où l'on peut se montrer, babiller et médire. Et bien à plaindre sont celles des villages qui n'ont pas de thisirth! Outre qu'il leur faut écraser le froment, l'orge ou le sorgo, presque grain à grain, entre les deux pierres d'un méchant moulin portatif, une fortune marâtre leur refuse encore cette suprême joie d'aller tailler des bavettes.

—N'y a-t-il pas de fêtes, Bel-Kassem, auxquelles les femmes prennent part?

—Nous avons les eurs, festins et réjouissances à l'occasion d'un mariage ou de la naissance d'un garçon. Alors on invite ses amis. Les hommes viennent avec leurs fusils…

—Et leurs femmes?

—Non, Madame: ils les laissent à la maison.

—Que me disais-tu? Elles ne sont donc pas de la fête?

—Celles de la kharouba où l'eurs se donne préparent le kouskoussou, et s'en régalent après les hommes, s'il en reste. Mais, pour qu'il en reste, vous n'imagineriez jamais combien il en faut. Le Kabyle, qui est très-sobre en temps ordinaire, plutôt par nécessité que par goût, mange, ces jours-là, à lui seul, un ou deux plats comme celui qu'à vous cinq, hier soir, vous n'avez pu qu'entamer à peine. Aussi arrive-t-il souvent que les femmes de la kharouba d'un voisin ou d'un ami en préparent aussi quelques-uns aux frais de l'amphitryon. Lorsque les plats sont vides, si viles qu'un chien n'y trouverait miette à mettre au bout de sa langue, les hommes font brûler la poudre pour se griser du bruit et de la fumée, comme un Roumi de vin; ou bien, en causant et gesticulant, ils forment un cercle au centre duquel s'accroupit un parent du maître de la maison. Il déploie un morceau d'étoffe, puis y dépose un bracelet d'argent en signe d'amitié, et un peu de blé en signé d'abondance. La conversation languit et cesse. Chacun jette son offrande sur le mouchoir. Parfois l'amour-propre s'en mêle: d'abord, c'est une pluie de cuivre, puis une grêle d'argent. On a vu des fous se dépouiller entièrement pour l'emporter sur un rival en vanité. L'amphitryon serre ces offrandes dans son grand coffre; elles en sortiront au prochain eurs, pour retomber sur le mouchoir.

—Et les femmes?

—Elles rangent les plats. Et si les maris sont de bonne humeur, elles viennent voir danser les veuves, car il n'y a que les veuves qui dansent en Kabylie.

—Pour le coup, dit le Général, la plaisanterie passe les bornes.

—Faut-il que je fasse le grand serment, et que je dise: «Par Dieu, par ce Dieu unique qui sait tout, qui voit tout, qui entend tout, par ce Dieu clément et miséricordieux à qui rien n'échappe,» je jure que les veuves seules dansent en Kabylie? Quand l'athobel [Tambourin.] et la chèta [Flûte.] font leur musique, il faut voir comme elles se trémoussent!

—Les veuves ont-elles donc des moeurs légères?

—Non; mais elles sont moins tenues que les jeunes filles et les femmes mariées.

—En sont-elles moins considérées?

—Tout juste autant que les autres. Si pourtant elles donnent un trop grand scandale, il arrive parfois que le père ou le frère les corrige.

—Comment?

—En leur envoyant une balle dans la tête.

—Avez-vous des fêtes publiques?

—Oui, la fête de l'Aïth-Kebir, qui rappelle le sacrifice d'Abraham, et d'autres, religieuses, politique, où la djemâa vote l'ouzia. C'est une distribution générale de viande. Les plus pauvres comme les plus riches en reçoivent une part égale; le trésor public paye pour tout le monde. S'il n'y a pas d'argent dans la caisse, on fait une collecte dans le village, et chacun est obligé d'y contribuer selon ses moyens. Ceux qui n'ont rien que la maison et le potager du pauvre ne donnent rien; mais ils n'en ont pas moins droit à cette viande, la seule qu'ils mangent dans toute l'année. Et si l'amin ou quelque autre s'avisait de prélever sur l'ouzia une part plus grande ou d'en prendre avant la répartition, ne fût-ce que du mou ou des entrailles, il serait frappé d'une amende de cinquante francs.

Le Philosophe battit des mains, et ses applaudissements trouvèrent un chaleureux écho.

—Pauvreté n'est pas vice chez nous, reprit fièrement Bel-Kassem; et quand un homme est frappé par le malheur, si l'ennemi ou l'ouragan a ravagé son champ, renversé ses arbres, détruit sa maison, tout le village lui vient en aide: chacun lui offre son aumône, et la djemâa ordonne la touïza, corvée dont nul ne peut se dispenser; on la fait également pour entretenir, labourer ou ensemencer le bled-rabbi [Le bien de Dieu.], qui provient de legs charitables et dont les fruits, figues, olives ou blé, sont abandonnés aux pauvres. Celui qui refuserait de s'acquitter de cette corvée, imposée à tous en faveur des malheureux, payerait aussi cinquante francs d'amende.

—Voilà, dit le Philosophe, ce que les Kabyles auront à enseigner aux Français avec beaucoup d'autres bonnes choses, par où ils les devancent dans le chemin de la vérité et de la justice. Notre démocratie n'est qu'un enfant, tandis que la leur est un homme; et ceux qui, au mépris de la dignité humaine et de tous les droits des citoyens, prétendent qu'un peuple doit être tenu en tutelle par un pouvoir absolu, par une administration centralisée à outrance, n'ont qu'à venir en Kabylie pour s'y convaincre de leur erreur; ceux aussi qui pensent que le vrai moyen de corriger les méchants est de les mettre en prison, de les enfermer au bagne ou de leur couper la tête.

—Ami, dit madame Elvire, tu parles comme les sept Sages; mais je t'avertis que si vous tentez jamais de nous traiter en Kabyles, c'est en Françaises que nous nous révolterons.

—Lorsque nos femmes, dit Bel-Kassem, deviendront aimables et vertueuses comme des Françaises, nous les traiterons mieux, et déjà nous ne les traitons pas si mal. En voici la preuve: un boeuf, une vache ou un mouton périssent-ils par accident dans la montagne, le maître de la bête ne peut pas en disposer avant d'avoir fait savoir au village qu'il y a de la viande fraîche pour les femmes malades, enceintes ou infirmes.

—Voilà qui est bien. Mais n'est-ce pas mon amoureux qui vient à notre rencontre?

En effet, il descendait comme un chamois la pente raide, les mains pleines de fleurs.

Ouach halek [Bonjour.]! nous crie-t-il d'aussi loin qu'il nous aperçoit. Arrivé près de madame Elvire, il baise le pan de son manteau, en déposant sur ses genoux les filles sauvages et parfumées du Djurjura.

—Décidément les Kabyles sont très-galants, et leurs femmes… bien maladroites.

Diffa! diffa! dit le bel homme d'Aïth-Aziz, en étendant la main vers ce village perché sur un petit plateau, au sommet du contre-fort que nous escaladons.

—Et nos provisions de bouche, où et quand les mangerons-nous?

—Ne vous ai-je pas prévenus, répond Bel-Kassem, qu'elles étaient inutiles? Pour voyager en Kabylie, il ne faut ni argent ni vivres.

—Vive la Kabylie! c'est le plus beau pays du monde et le plus hospitalier.

Nous montions depuis quatre heures, et d'instants en instants la nature étonnait nos regards par sa grandeur plus imposante et plus sauvage. De prodigieux rochers s'offraient de toutes parts dans un désordre magnifique: hérissés, tordus, déchirés, bouleversés, pareils à des cyclopes que la foudre aurait renversés et jetés les uns sur les autres, puis soudain pétrifiés au milieu des convulsions de leur rage impuissante. Çà et là, sur leurs flancs escarpés, des champs d'orge, des figuiers, des oliviers déjà rares, mêlaient comme un peu d'espérance à cette aridité désolée. Au pied de la montagne géante, Thifilkouth n'est plus qu'un point dans l'infini. Vingt ou trente villages ressemblent, sur leurs pitons, à des ruches d'abeilles. Bientôt les oliviers ont entièrement disparu, les figuiers sont moins nombreux et moins robustes; des chênes-zen, des pins, quelques cèdres, forment des bouquets d'un vert sombre. Nous respirons un air très-vif, presque froid, et nous entendons la petite toux de madame Elvire. Nous atteignons enfin le plateau d Aïth-Aziz; le col de Chellata est aussi devant nous, éblouissant de neige. Si nous allions nous y désaltérer? D'ici à la crête djurjurienne, il n'y a plus qu'un pas; mais, pour le faire, il faut une heure encore, une heure de rude montée sur la roche nue et presque verticale. Reposons-nous un peu et mangeons la diffa qu'a fait préparer en notre honneur le beau Kabyle.

Sur le petit plateau, devant le village, pousse une herbe courte et drue, émaillée de fleurettes: asseyons-nous sur cette riante pelouse. A peine y avons-nous pris place, que la djemâa, avec l'amin et les dhamen en tête, s'avance vers nous; elle vient nous saluer. Ces hommes ont le même aspect orde et misérable que ceux de Thifilkouth: plusieurs portent la faim estampillée sur leurs visages blafards et hâves, d'autres n'ont que des loques pour couvrir leur nudité; quelques-uns sont dévorés par d'effroyables ulcères, ou c'est la teigne qui leur ronge le cuir chevelu. Nous remarquons un albinos parmi eux.

L'amoureux de madame Elvire et l'amin, dont la physionomie est intelligente et douce, ont sur tous un air de supériorité; ils ne sont pourtant que leurs égaux, car le plus misérable a sa voix au conseil, et c'est la sienne qui est la plus écoutée, si elle est la plus éloquente. L'amin nous complimente au nom de la djemâa; il nous remercie, en quelques mots simples et dignes, de l'honneur que nous daignons faire à son village en y acceptant la diffa. Il s'excuse de ne pouvoir nous traiter selon notre mérite; il voudrait nous servir sur un plat d'or les mets les plus exquis, mais les Aïth-Aziz sont pauvres, et nous leur ferons la grâce d'agréer ce qu'ils nous offrent avec le coeur. Cette petit harangue nous touche vivement. M. Jules essuie une larme, il veut absolument laisser à ces bonnes gens des marques de notre reconnaissance.

—Gardez-vous-en bien, lui dit Bel-Kassem: ils sont pauvres, mais fiers.
Vous n'avez pas affaire à des Arabes!

—Mais nous ne voulons pas que ce brave amin se mette en dépense pour nous.

—Ce n'est pas lui qui payera la diffa, mais le trésor du village; et même, comme vous êtes plusieurs et gens de conséquence, les frais en seront supportés par toute la tribu des Aïth-Illoula-Oumalou.

—Et si ce sont des voyageurs ordinaires?

—Chaque kharouba les nourrit à son tour; quiconque refuse de les recevoir est frappé d'amende, dès qu'ils ont dépassé la cinquième maison.

A l'entrée du village lutine une bande de petits sauvages, garçons et filles. Ils ont bien envie de venir à nous, mais ils n'osent. Les plus hardis s'avancent un peu: au moindre geste de l'un de nous, ils repartent à toutes jambes, et cette marmaille se réfugie dans les maisons. Au bout d'un instant, le même jeu recommence. Le Caporal, le Conscrit et moi nous nous dirigeons vers eux en criant: Soldis! soldis! Ah! comme ils courent et comme ils piaillent! Ils ne reviendront plus. Bah! ils ont bien peur, mais la curiosité est la plus forte, et surtout la convoitise. En voici un, puis deux, puis trois. Ils sont là tous; à leur tête une petite fille de quatre à cinq ans. Elle est ravissante avec ses grands yeux étonnés et ses cheveux ébouriffés. Comment l'apprivoiser? L'amin nous vient en aide: «Mettez vos mains sur vos yeux, leur crie-t-il, et approcher: vous n'aurez plus peur des Roumis.» Toute la bande ainsi aveuglée se précipite en avant, et c'est maintenant à qui arrivera le premier. «A bas les mains!» crie l'amin. Ils nous regardent la bouche ouverte, les yeux écarquillés et comme frappés de stupeur. Mais bientôt nos soldis ont raison de la crainte, même chez les plus timides. Et quand ils se sont disputé les derniers, toute la bande s'attache à nos pas, tandis que de petites voix d'une douceur singulière répètent incessamment: Soldis! soldis! Accompagnés de ce cortége enfantin, nous faisons tout le tour du plateau où remontent les femmes qui sont allées chercher de l'eau dans la vallée. Plusieurs de ces malheureuses n'ont pas même de cruches; elles les remplacent par des outres en peau de chevreau, qu'elles portent sur leur dos mal protégé contre l'humidité par une natte en sparterie. L'amin nous annonce que le kouskoussou est à point. Il nous invite à le suivre dans sa maison. Nous retournons vers le Général.

O spectacle mémorable et charmant! Au milieu d'un cercle de deux cents sauvages debout ou accroupis, madame Elvire, couchée sur un matelas militaire, dort d'un sommeil d'enfant. Autour d'elle règne un profond silence. Le beau Kabyle réprimande du regard quiconque fait mine d'ouvrir la bouche ou de faire un geste. Tous regardent dormir la Parisienne avec des yeux émerveillés. Les mulets, le nez dans leur musette, la bercent du bruit monotone qu'ils font en broyant l'orge de la diffa. Nous aussi, nous prenons rang dans le cercle pour la contempler. Elle ne nous a jamais paru si charmante qu'ainsi, à son insu, abandonnée à sa grâce naturelle. Un songe rose égaye son sommeil et met un sourire sur ses lèvres entr'ouvertes. Mais l'heure s'écoule et l'amin est au supplice: le kouskoussou refroidit. Le mari, en vrai barbare, tousse jusqu'à trois fois. Enfin la dormeuse s'éveille.

—Où suis-je? dit-elle.

—Sur le Djurjura.

—Ah! qu'on y dort bien! mais ai-je dormi longtemps?

—Une heure environ.

—Ces hommes étaient là?

—Oui, Madame.

—Et vous, Messieurs?

—Nous sommes allés nous promener.

—Que pourrais-je bien faire, Bel-Kassem, pour ces braves gens qui ont protégé mon sommeil?

—Mange leur diffa de bon appétit, et ils seront contents.

—Je veux absolument leur témoigner ma reconnaissance.

—Eh bien, offre-leur donc un timecheret.

—Va pour un timecheret! mais qu'est-ce que cela?

—Un repas de viande où chacun a sa part comme d'une ouzia.

Le timecheret offert et accepté dans un échange de politesses et sous la forme d'une pièce d'or, nous nous dirigeons vers le village. Nous y sommes solennellement introduits par l'amin et les dhamen. Aïth-Aziz, plus orde et plus infect encore que Thifilkouth, soulève en nous une telle révolte, que toutes les armes de la volonté ne parviennent pas à la réduire, et nos efforts n'aboutissent qu'à nous faire avaler quelques bouchées d'un kouskoussou au mouton: ces pauvres gens n'ont pas les moyens de nourrir des poulets. Et puis la sauce au felfel nous a laissé un si cuisant souvenir! La mère de l'amin qui nous sert, a la majesté d'une matrone romaine. Elle s'étonne et s'alarme de ce que nous ne touchions qu'à peine à ce plat qu'elle a préparé de ses vénérables mains. Est-ce dédain ou méfiance? le kouskoussou n'est-il pas réussi? Nous nous extasions sur ses mérites, nous poussons l'héroïsme jusqu'à y revenir encore, mais…

—Partons! dit le Général: je ferais quelque inconvenance!

Nous nous levons, et chacun répète à la bonne vieille mère: Bono kouskoussou! bono! bono! Nous lui abandonnons un grand pain et du sucre. Et alors, pour sortir du village, commence un retraite que le dégoût précipite et qu'il change en déroute. Nous nous élançons vers l'air pur de la montagne, comme des gens qui se noient vers la planche du salut.

—Il était temps, s'écrie le Général, dix pas encore, et…

—Et moi aussi, répondirent trois voix.

—Qué? dit le Marseillais: j'ai le coeur tout renversé.

Nous remontons à mulet, et nous voici en route vers le col de Chellata. Plusieurs Kabyles nous font escorte jusqu'à la limite du village: l'amin, les dhamen, et parmi eux l'amoureux de madame Elvire. Il ne rit plus, il ne sourit même plus, il garde ses yeux mélancoliquement attachés sur la terre: il faut se séparer. Nous échangeons avec tous de cordiales poignées de mains.

Le Général tend sa main gantée au beau Kabyle. Après une centaine de pas, M. Jules, s'étant retourné, s'écrie:

—Il est encore là; mais voyez l'air malheureux!

—C'est qu'en effet, dit Bel-Kassem, il n'a eu de chance ni à la guerre ni dans ses amours.

—Ah! vraiment? que lui est-il donc arrivé?

—Pourquoi ne lui demandez-vous pas, Madame, de vous raconter son histoire?

—Pauvre garçon! dit madame Elvire en faisant de la main un signe au beau Kabyle, qui accourut de toute la vitesse de ses jambes.

Arrivé devant le Général, il attendit ses ordres dans l'attitude du respect:

—Veux-tu nous accompagner jusque chez Ben-Ali-Chérif? veux-tu nous faire le récit de tes exploits et de tes amours?

Le beau Kabyle hésita un moment avant de répondre:

—Soit, dit-il, puisque tel est votre désir.

Nous nous remettons en marche.

La crête étroite en pierre brune, que nous gravissons sous un soleil radieux, a l'éclat du cuivre. A gauche, en contre-bas du sentier, nous laissons une maisonnette d'été, le long de laquelle montent des liserons. Et près de là, un petit pâtre qui n'a que les épaules couvertes d'un vieux pan de burnous, mène paître un troupeau de chèvres maigres; elles vont, cherchant fortune parmi les cailloux amoncelés d'où s'échappe çà et là, et comme par miracle, un brin d'herbe. Le guide nous recommande de ne pas trop regarder à droite et à gauche, ni surtout en arrière. «La montagne est haute, la pente raide, la roche glissante, et le Roumi, dit-il, casse comme verre en tombant.» Nous devinons qu'il veut nous ménager la surprise du spectacle qui là-haut nous attend; et très-complaisamment nous entrons dans son idée. Vers deux heures de l'après-midi, nous atteignons à l'entrée du col de Chellata, un des points culminants de la crête djurjurienne.

—Halte! dit Bel-Kassem; puis, frappant dans sa main, il s'écrie:

—Retournez-vous et regardez!

L'infini est devant nous! un infini prodigieux de montagnes, et en même temps la nature sous tous ses aspects, dans l'inépuisable variété du paysage. Le cadre se prête, également merveilleux, à la légende épique et à l'églogue champêtre. Ici, dans cet entassement chaotique de rochers monstrueux, il faut placer la lutte des cyclopes; là-bas, dans cette verte prairie qu'arrose une source claire, ou bien dans ce joli village joyeusement paré d'orangers et de pampres, les bergers de Théocrite et de Virgile, célébrant sur la chêta langoureuse les amours du dieu Pan. A côté d'affreux précipices plus noirs que le Tartare, s'étalent des campagnes riantes et parfumées qui surpassent en beauté les Champs-Élyséens. Voici la terre promise, et ses moissons superbes, et ses fruits délicieux; là, le désert aride, qui refuse une goutte d'eau au lézard altéré. En haut, c'est le Nord drapé dans son manteau de neige; en bas, c'est la flore africaine épanouie sous les baisers du soleil voisin des tropiques. Et devant nous toute la grande Kabylie baigne dans un océan radieux, où chaque objet éclairé devient lumière lui-même, tandis que dans son ombre il fait nuit! L'immense courbe rocheuse du Djurjura forme un amphithéâtre de géants, jeté devant la Méditerranée. Chaque piton coiffé comme d'un chapeau par son village est un spectateur qui assiste aux drames tour à tour terribles ou charmants de la mer. Et les thamgouth [Pics.] au crâne dénudé, à la tête ceinte de neige, qui occupent les plus hauts gradins, sont les amin et les dhamen de cette k'bila de Titans. C'est d'abord le Tiziberth, qui plane au-dessus de nous comme un vautour à collerette blanche; puis, son frère, le Ras-Chellata; ensuite, vers l'ouest, l'Azerou-N'tour ou pierre du midi, l'Azerou-Guifri, le Tizgui-Tmerra, le Thamgouth ou pic par excellence, qui domine tout le massif djurjurien; enfin, le Thalelath, le Raz-Kouilet, le Koudia-Inguel, le Djemâa-Aizor et le Thasserth. Ceux-ci ont un oeil ouvert sur la Mitidja; et bien des fois, quand je me promenais sur ma terrasse à Alger, ces sphinx m'avaient jeté leur provoquante énigme. En face de nous, dans la direction du nord-ouest, sur sa montagne altière, maintenant réduite à la taille d'une humble colline, voilà le fort national. Sa large enceinte et ses vastes casernes, plus hautes d'un étage, produisent l'effet d'une petite mosquée kabyle avec son minaret. Par de là le fort et le pays mamelonné des Aïth-Flisset, s'étend une ligne horizontale: c'est la plaine de deux cent mille hectares, la Mitidja, et au fond de cette plaine brille un point blanc: Alger! Plus loin, plus loin encore, enveloppés de voiles éblouissants, le ciel et la mer nous offrent en leurs embrassements la grande et divine image de l'éternel amour.

A nos pieds, ce sont les Zouaoua, et leurs tribus nombreuses, et leurs villages innombrables. Puis, à gauche et au sud de leur confédération de l'Ouest, sur les contre-forts occidentaux du Djurjura, deux autres confédérations puissantes: les Aïth-Sedka et les Aïth-Guechtoula. La première comprend six tribus, 33 villages et 3,065 fusils: les Aïth-Amhed, les Aïth-Chebla, les Aïth-Irguen, les Aïth-bou-Chenacha, les Aïth-hal-Ogdal et les Aïth-Ouadhia.

Ils se soumirent en 1857. Beaucoup n'ont ni figues ni olives, et les remplacent par des noix et des glands. Plusieurs aussi, qu'emprisonnent les neiges de l'hiver, vivent alors comme des ours dans leurs tanières, en des masures recouvertes, à défaut de tuiles, au moyen d'un ciment imperméable que leur fournit la montagne. A l'ouest de leur pays, si âpre et si ingrat, la confédération des Guechtoula occupe un territoire non moins sauvage, mais plus fertile. Leurs six tribus comptent 51 villages et 2,300 fusils: les Aïth-bou-Haddou, les Aïth-bou-R'dane, les Aïth-Mendes, les Aïth-Koufi, les Aïth-Frekat et les Aïth-Smahil, qui possèdent la zaouïa de Sid-Abd-er-Rhaman-bou-Kobrin, le marabout aux deux tombes, le fondateur grand-maître de la franc-maçonnerie des Khouâns.

Les Guechtoula ont fait brûler la poudre plusieurs fois contre les Français, notamment en 1845, en 1846, en 1851, lorsqu'ils se soulevèrent à l'appel du faux chérif Bou-Bar'la, et enfin en 1856 par Sid-el-Hadj-Amor, ancien oukil [Administrateur religieux.] de la zaouïa, ils se ruèrent sur le bordj de Dra-el-Mizan. Ils font maintenant la guerre aux nombreuses tribus de singes du genre macaque qui infestent leur pays très-boisé. Sur leurs crêtes, que domine le Thamgouth [Le plus haut pic du Djurjura.], le cèdre abonde, et plus bas le chêne-zen; plus bas encore, vers le bordj Bourn'i, l'olivier forme à lui seul de véritables forêts, comme celle de Thiniri; et plus au nord s'étend, sur un espace de plusieurs kilomètres carrés, la forêt de Bou-Mahni, dont les chênes-liége seront exploités un jour par l'industrie française, comme le sont déjà les magnifiques forêts de même essence du mont Édough, près de Bône, et celles plus riches encore du cap de Fer et de Collo.

Permettez, lecteur, que j'ouvre ici une parenthèse pour une courte digression, la première et la dernière de ce livre. D'ailleurs, le col de Chellata est une des sept merveilles du monde pittoresque, et veut qu'on s'y arrête un instant. Bel-Kassem et les muletiers sont allés nous chercher de la neige; le Général est resté en extase devant cette grande nature; le Caporal a les paupières humides, c'est son faible et son fort, le Conscrit, enfin, rêve les yeux à demi clos. Pendant qu'ils sont muets, laissez-moi vous dire que nous visiterons ensemble ces immenses et superbes forêts de chênes-liége du littoral africain, pour peu qu'il vous plaise de suivre dans la seconde partie de ce voyage. A chaque pas, vous rencontrerez des merveilles qu'on semble ignorer en France: car, si cette contrée était mieux connue, on y verrait accourir par centaines des touristes qui commenceraient la fortune de l'Algérie.

Dans la province de Constantine, le chêne-zen couvre 50,000 hectares, le chêne-liége 300,000, qui, mis en valeur, vaudront 400 millions de francs. Dès à présent, plus de 150,000 hectares de chênes-liége sont concédés à des compagnies ou à des particuliers, et 130,000 produisent déjà ou sont sur le point de produire. Il n'a pas été dépensé pour leur mise en valeur moins de 10 millions de francs, employés en partie à construire des établissements, à importer des contre-maîtres et des ouvriers du métier, à acheter le matériel nécessaire, et le reste en travaux exécutés dans les forêts par des Arabes, et surtout par des Kabyles. Plus de 7 millions sont entrés par cette voie dans la poche des montagnards du littoral. N'est-ce pas là le plus puissant de tous les moyens d'assimilation, et même le plus irrésistible agent civilisateur aux yeux de tous ceux qui savent quel rôle capital joue l'argent parmi les indigènes? Qu'on se fasse une idée de cette richesse qu'avec tant d'autres possède l'Algérie, la plus belle colonie du monde et la plus dédaignée par les ignorants ou par les hommes à faux systèmes. Un hectare de chênes-liége donne au minimum, tous les dix ans, dix quintaux de produits, soit un quintal par an et par hectare. Les 150,000 hectares concédés et exploités produisent bientôt 150,000 quintaux à la fois: il faudra donc, chaque année, quinze cents navires pour transporter en Europe le liége d'Afrique. Et qu'on réfléchisse que la moitié à peine de ces forêts est concédée. Elles ne couvrent pas seulement le mont Édough, Bône et tout le littoral de Philippeville à Bougie. Si le cavalier qui les a traversées poursuit sa route vers l'ouest, il retrouve le chêne-liége comme essence dominante dans toute la zone maritime depuis Bougie jusqu'à Zeffoun chez les tribus de l'Oued-Summam (l'Oued-Sahel, près de son embouchure), puis chez celles de l'Oued-el-Hammam, dont les plus pauvres, à défaut de tuiles et de ciment, se servent du liége pour couvrir leurs demeures. Les unes et les autres sont berbères, ce qui veut dire plus faciles à assimiler que les tribus arabes. L'exploitation du chêne-liége sera pour elles un grand bienfait, car un sol ingrat en réduit plusieurs à la plus extrême misère. Quelques-unes du cercle de Bougie, pour ne pas mourir de faim, sont obligées de disputer à la mer une proie très-difficile à saisir avec l'épervier et l'hameçon, leurs seuls engins de pêche, ou bien d'aller chercher sur les rochers qu'elle baigne, des moules, des patelles, des oursins et divers autres coquillages.

A notre extrême droite, par delà la confédération des Zouaoua de l'Est, sur les dernières déclivités djurjuriennes qui descendent vers le cap Sigli, nous découvrons en partie le territoire de ces deux groupes kabyles. L'un comprend 196 villages, 8,979 fusils, répartis entre 17 tribus du cercle de Bougie [Devaux, les Kébaïles de Djerjera.]: les Aïth-bou-Meçaoud, Aourzelaguen, Our'lis, Mançour, Ouled-Sidi-Mouça-ou-Aïdir, Tifra, Bou-Indjedamen, Ouled- Sidi-Mohammed-Amokran, Ahmed-Garetz, Itoudjen, Amor, Fenaïa, Mezzaïa, Amran, Imzalen, Sidi-Abbou et Ksila. L'autre compte 14 tribus, 72 villages, 3,087 fusils: les Aïth-Oued-el-Hammam (les fils de la rivière aux eaux chaudes), Ibouhaïn, Imadhalen, Ir'kil Nzekri, Bou-Nahman, Ibarizen, Thiguerin, Hassaïn, Flick, Agouchdal, Ouled-Sidi-Yahia, Ouled-Si-Ahmed-ou-Youcef, Azouzen, et la tribu des Zarfaoua, déjà signalée.

Encore un regard d'admiration jeté sur la K'bila-Oumalou, la Kabylie du versant nord, et maintenant en route pour la K'bila-Ousammeur, la Kabylie du versant sud. Nous avons rafraîchi avec de la glace nos visages et nos mains brûlées par le soleil, nos estomacs incendiés par le felfel. Nos mulets ont tondu une herbe courte et touffue, où se repose avec plaisir l'oeil ébloui par l'éclat de la neige. Nous passons entre les deux sentinelles qui gardent le col de Chellata, et dont l'armure de silex reluit comme de l'acier poli. La crête, d'un versant à l'autre, n'a guère ici plus de deux cents mètres. Le défilé est une délicieuse prairie émaillée de marguerites. L'immensité béante, devant nous et derrière nous, la réduit à des proportions lilliputiennes. Au point culminant, les deux Kabylies, celle du Nord et celle du Sud, nous apparaissent à la fois. Il faut s'arrêter de nouveau pour contempler ces deux infinis, que la coupole céleste réunit dans un cadre éblouissant. Ah! que nous sommes petits en nous mesurant à cette grandeur! Mais que l'âme est plus grande encore, puisqu'elle peut d'un coup d'oeil l'embrasser tout entière et regarder au delà!

Nous repartons, et tout à coup, comme par un coup de théâtre, le décor change: l'Afrique du Sud, l'Afrique torride, l'Afrique fauve, est en face de nous! C'est la Kabylie méridionale dans sa robe pierreuse, jaune ou grise, étrangement ornementée de broderies sombres par les oliviers, les genévriers, les lentisques, les lauriers-roses. Entre le Djurjura et les montagnes tourmentées des Aïth-Abbès qui nous regardent, s'ouvre un abîme, la vallée de l'Oued-Sahel: torrent impétueux en hiver, aussi large alors qu'un fleuve américain, la rivière n'est à présent qu'un mince filet d'eau; et, à la distance où nous en sommes, on la prendrait pour une anguille qui se tortille dans la vase. Mais qu'est-ce que ce mamelon qui s'élève arrondi comme un dôme au milieu de son lit à sec? et par quel caprice bizarre la nature a-t-elle jeté en cet endroit ce piton isolé, que ses lignes si régulières font ressembler à un monument érigé par la main de l'homme? C'est Akbou, et son sommet garde quelques pierres romaines. Tout fait croire qu'il y eut là un tombeau. Mais derrière Akbou, quel est ce labyrinthe profondément creusé dans le flanc des montagnes où la rivière se promène en d'inextricables méandres? N'est-ce pas un derviche sorcier qui a tracé avec son bâton magique ces sillons étrangement contournés, pour en former un dessin d'arabesques cabalistiques? C'est l'Oued-bou-Sellam. Partie des environs de Sétif et enrichie en chemin des eaux de vingt affluents, cette rivière se marie au frère du Sébaou, l'Oued-Sahel, qui devient alors, et jusqu'à son embouchure, l'Oued-Summam. Avant d'être l'Oued-Summam et l'Oued-Sahel, le grand fleuve de la Kabylie méridionale a été l'Oued-Ziane et l'Oued-Douss, qui naissent au sud et au sud-est d'Aumale. Dans la saison des pluies, son lit, large de trois à quatre cents mètres, devient pourtant trop étroit et déborde parfois en quelques heures, quand accourent, gonflés subitement par le déluge africain, ses nombreux affluents: l'Oued-Mahrir et l'Oued-Amazin, avec l'Oued-bou-Sellam sur la rive droite; l'Oued-el-Berd, l'Oued-Ouakoura, l'Oued Mlikeuch et d'autres sur la rive gauche, qui tombent du Djurjura. Comme je l'ai dit ailleurs, ce cours d'eau ouvre de l'ouest à l'est, dans les montagnes berbères, une brèche parallèle à celle du Sébaou: l'une et l'autre isolent, au nord et au midi, le grand massif djurjurien; et les deux vallées sont comme les fossés, tantôt à sec, tantôt remplis d'eau, de cette forteresse de géants. Nous voici au bout du défilé, où une brise fraîche nous a caressé le visage. Mais, de décembre à mars, de furieuses rafales y précipitent des tourbillons de neige, qui le ferment ou en font un passage redoutable. Le versant sud ne nous montre qu'une partie de sa surface convexe. A droite, sont les contreforts des Aïth-Mlikeuch; à gauche, se dresse un mur vertical de quinze cents mètres, où suinte l'eau des dernières neiges; devant nous s'enfonce un escalier de géants, qu'en 1857, pendant la campagne, les sapeurs français ont quelque peu retouché. Auprès du casse-cou d'hier et de ce matin, cela peut passer pour une route de première classe.

—Bel-Kassem, quel est ce village?

—C'est la zaouïa de Chellata, Madame. La mère de Si-Mohammed Saïd-ben-Ali-Chérif y demeure près des tombeaux de son mari et des ancêtres de son fils.

—Tu en parles avec plus de respect que des autres femmes.

—Elle est aussi plus respectable.

—Est-ce une maraboute?

—Ils sont tous marabouts dans cette famille, qui est très-vénérée ici.

—Pourquoi?

—Depuis plusieurs siècles, elle exerce dans l'Oued-Sahel l'autorité du bien. Originaire du Maroc, elle vint s'établir dans le pays, peut-être à l'époque ou les Maures furent obligés de quitter l'Espagne. Beaucoup des marabouts de Kabylie, notamment ceux du littoral, sont leurs arrière-petits-fils. Il existe dans nos montagnes, surtout du côté de la mer, des villages entiers de marabouts qui s'appellent entre eux andalous. D'autres sont venus directement de l'Ouest presque nus et en mendiant. Accueillis par les tribus comme de pieux pèlerins et envoyés d'Allah, ils y ont fondé des zaouïa, ou sont restés dans les villages pour y apaiser les discordes intestines et pacifier les sofs en guerre. Ainsi fit mon arrière-grand-père.

—Tu es donc marabout?

—Sans doute: tout fils de marabout est marabout, et engendre des marabouts jusqu'à la consommation des temps.

—Tu ne nous l'avais pas dit.

—Je n'en tire pas vanité: un marabout est un homme ni plus ni moins qu'un autre.

En ce moment, un passant s'approcha du guide pour lui baiser la main.
Bel-Kassem ne s'en montra pas plus fier.

—A la bonne heure! dit le Philosophe, nos prêtres et nos moines feraient bien d'apprendre de toi l'humilité chrétienne.

—Mais de marabout comment es-tu devenu soldat?

—Il est assez rare, en effet, qu'un marabout se voue aux armes, à moins qu'il n'y soit poussé par le fanatisme religieux. Dans les guerres de tribus et de villages, il ne remplit que le rôle de parlementaire ou de pacificateur. On dit communément: un marabout est une femme qui ne se bat pas. Je vous prie de croire, se hâta d'ajouter finement Bel-Kassem, que je suis bon à faire mentir de toute façon un si méchant dicton. Je me suis fait soldat parce que, tout marabout que j'étais, je ne savais pas faire de miracles.

—Tu y crois donc aux miracles?

—Assurément.

—Et tu as essayé d'en faire?

—Oui.

—Comment t'y es-tu pris pour cela?

—D'abord, j'ai épuisé toute la science du thaleb, la lecture, l'écriture, la versification, les mathématiques et l'astronomie, le Coran et ses commentaires, les principes de droit, bref, tout ce qu'on enseigne dans les grandes zaouïa, dans celle de Chellata, par exemple, la plus renommée de toute la Kabylie. Ensuite, j'ai jeûné, j'ai prié, j'ai conjuré les djenouns, et jamais je ne suis parvenu à altérer la moindre loi de la nature.

—Eh! mon ami, tu as donc acquis la preuve que les prétendus miracles ne sont que mômeries qu'on les fasse à Paris ou sur le Djurjura?

—Cependant nous avons des marabouts, comme vous des saints et des prophètes, qui possédaient le don du miracle.

—On enseigne cela dans nos écoles comme dans les tiennes; mais le jour n'est pas loin où le bon sens public aura fait justice de cet abus.

—Oh! Monsieur, on aura bien du mal à faire croire aux Kabyles que certains de leurs marabouts n'ont pas le pouvoir de déranger l'ordre naturel.

—Pas plus, mon ami, qu'on n'en aura à démasquer nos marabouts à nous, qui suent sang et eau pour remettre à la mode des jongleries de l'an mil. Des écoles, des zaouïa où la jeunesse apprendrait à ne pas mépriser la raison, mais à s'en servir sans cesse et avec une entière confiance: il n'en faudrait pas plus. Mais tous vos marabouts prêchent-ils le surnaturel comme les nôtres, et tous aussi cultivent-ils le champ fécond de la sorcellerie? par exemple, allume-t-on des chandelles dans la même paroisse à la fois pour qu'il pleuve et pour qu'il ne pleuve pas? Tous sont-ils fanatiques au point de maudire et de vouer au diable les bonnes gens qui font le bien sans eux et refusent de leur payer la dîme?

—Non: il y en a, bien qu'ils soient rares, qui ne maudissent personne, pas même les Roumis, et qu'on honore pour leur sagesse et leur vertu. Ils donnent d'une main ce qu'ils reçoivent de l'autre, et leur vie édifiante est tout amour et charité. Ce sont de vrais saints, ceux-là; mais, je le répète, ils sont rares.

—Comme chez nous!

—La zaouïa de Chellata, demandai-je, est une école pour les enfants ou pour les adultes?

—On y trouve des tolbas de tout âge.

—Sont-ils nombreux?

—Deux à trois cents.

—Et que payent-ils chacun?

—Rien. C'est Ben-Ali-Chérif qui paye pour tous.

—Il est donc bien riche?

—Lui! il ne pourrait jamais épuiser son trésor. Vous ne savez pas l'histoire de la Maison d'or?

—Non.

—Eh bien, les ancêtres de l'aga, qui étaient des saints, érigèrent, dans un endroit connu de lui seul, une maison où l'or vient comme la mauvaise herbe dans ce champ. Plus ils en prennent pour faire le bien, et plus leurs richesses augmentent. C'est un miracle, cela, pourtant, et un miracle authentique!

—Dis plutôt une allégorie charmante et toute à l'honneur de cette famille, puisqu'elle vous apprend qu'en faisant le bien autour d'eux, ces chérifs, fils d'Ali, ont grandi dans le pays en autorité, en considération et en richesse.

—Vraie ou non, cette explication me satisfait et me plaît. Au milieu de vous, je finirais par devenir raisonnable, quoique marabout. L'aga s'enrichit donc à dépenser, bon an mal an, deux cent mille francs pour sa zaouïa: car ce n'est pas seulement une école, mais aussi une maison hospitalière où chacun est admis, sans qu'on lui demande de quel pays il est, d'où il vient, où il va, ni s'il est riche ou pauvre. Jamais non plus, là, on ne vous dit: Quand partez-vous? Que vous y restiez un jour, huit jours ou un mois, on ne vous refuse pas votre place sur la natte et autour du plat. Vous y demeureriez pendant toute une année, qu'on ne vous dirait pas encore: Allez-vous en! C'est la seule zaouïa établie sur ce pied-là. Aussi les Kabyles s'en font gloire, et les Arabes n'en ont jamais eu de pareille. Aux fêtes religieuses, plus de mille pauvres viennent y manger le kouskoussou à la viande. Oui, vous avez raison: le trésor inépuisable et qui grandit sans cesse, c'est la reconnaissance des malheureux.

—Mais les autres zaouïa, de quoi vivent-elles?

—De ziara et d'achour [Offrandes et quêtes.]. Elles possèdent aussi des terres, du bétail, des figuiers et des oliviers provenant de legs pieux. Ce fonds est exploité par des khemmes [Métayers.], qui prélèvent un cinquième de la récolte, ou au moyen de corvées religieuses. Ces touïza, comme celles pour les pauvres, sont imposées par les djemâa, car l'oukil et les tolbas n'exercent parmi nous aucune autorité. En Kabylie, la religion n'est pas du tout mêlée à la politique, comme en pays arabe. Pour les zaouïa qui nourrissent nos pauvres et instruisent nos enfants, nous travaillons, mais volontairement: chacun leur donne ce qu'il veut, ce qu'il peut. Les écoliers payent une rétribution scolaire, un ou deux francs par mois ou l'équivalent en nature, moyennant quoi ils y reçoivent l'instruction, le vivre et le coucher. Après les vacances, les petits, quand les parents sont dans l'aisance, emportent de la maison quelques douceurs pour l'oukil: du miel, des oeufs ou des gâteaux; mais les parents sont-ils pauvres, les petits ne payent rien et n'emportent avec eux que la planchette où sont gravés les versets du Coran.

—Et à la zaouïa de Ben-Dris, chez les tolbas du bâton, qu'est-ce donc qu'on enseigne?

—Oh! pour celle-là, répondit le guide en faisant la grimace, c'est le revers de la médaille; elle est à deux pas d'ici: un vrai coupe-gorge, habité par les fils perdus de la montagne et de la plaine. Le 19 mars 1851, ils se ruèrent avec Bou-Bar'la sur Chellata: le faux chérif se flattait d'enlever le vrai chérif pour l'égorger et se mettre à sa place; mais, du haut de leurs tours, que vous voyez d'ici, les tolbas de la science fusillèrent très-vigoureusement les tolbas du bâton. Ces malfaiteurs réussirent pourtant à faire sur Ben-Ali-Chérif, ou plutôt sur les pauvres, une razzia de trois cents boeufs et de trois mille moutons.

—Mais, interrompit madame Elvire, est-ce qu'ils ne pourraient pas nous razzier un peu, nous aussi?

—Oh! ce n'est pas l'envie qui leur en manque, et, s'ils ne vous tirent pas des coups de fusil dans le dos pour vous dépouiller ensuite et piller vos bagages, c'est qu'ils savent bien qu'ils payeraient de leur tête un cheveu enlevé à la vôtre. C'est ailleurs, maintenant, qu'ils vont faire leurs mauvais coups; ils reviennent seulement pour cacher leur butin dans leur antre. Quand un objet a été volé n'importe où, on est presque certain de le retrouver chez les Ben-Dris, car tous pratiquent I'industrie de l'oukaf [Recéleur.].

—Est-il vrai que vos kanouns tolèrent le recel?

—Ils ne le punissent pas.

—Mais, si l'oukaf n'est pas puni, il est du moins méprisé?

—Non.

—Comment expliques-tu cela?

—C'est la coutume. D'abord, le volé retrouve son bien, grâce à l'oukaf; il le rachète; puis, avec la pièce de conviction en main, il a plus de chance de retrouver aussi le voleur qu'en pays arabe, où celui-ci disparaît avec elle pour aller la vendre sur quelque marché éloigné.

—Bel-Kassem, mon ami, objectai-je, cela est bien subtil!

—Monsieur, ce n'est pas ma faute! Chez nous, chacun tient énormément à ce qu'il a, et j'en connais plus d'un qui ne troquerait pas sa vieille calotte de cuir contre une neuve. A se laisser dépouiller de si peu que ce soit, on éprouve une sorte de honte.

Et cela montre, dit le Philosophe, combien est profond chez le Kabyle le sentiment de la personnalité humaine.

Aux approches de Chellata, le guide descend de son mulet: c'est une marque de déférence envers les grands marabouts dont la koubba à coupole blanche reluit par-dessus le village. Les saints kabyles sont tout aussi susceptibles que les saints romains, et, pour le moindre manque d'égards, ils vous jettent un mauvais sort ou vous cassent la tête au fond d'un précipice, lorsqu'ils ne vous vouent pas à Satan pour l'éternité des siècles. C'est ainsi que le terrible Sid-Ali-bou-Nab, le marabout à la grosse dent, anathématisait les Kabyles du haut Djurjura, ni plus ni moins que s'ils eussent été des libres penseurs et lui le pape noir en personne.

A l'entrée de Chellata, nous trouvons plusieurs jeunes tolbas près d'une jolie fontaine alimentée par l'eau des neiges: visages, mains, vêtements, toute leur personne est d'une extrême propreté, qui console nos yeux affligés par les ordures kabyles. Dans le village, au milieu d'un fouillis de masures, s'élève une charmante maison mauresque: c'est le père de l'aga qui l'a construite, et sa mère l'habite à présent.

—Mais lui, Bel-Kassem, où demeure-t-il? Tu nous avais parlé d'un palais de France.

—Oui, Madame. Ne le vois-tu donc pas là à pieds?

—Ce point blanc, sur la rive gauche de l'Oued-Sahel?

—C'est le palais de Ben-Ali-Chérif. Les Français l'ont érigé en 1855.

—Mais, mon ami, il tiendrait dans ma main.

—Ah! ah! nous n'y sommes pas. Pour y arriver, Madame, il te faudra cinq minutes, cinq toutes petites minutes.

En effet, nous descendons, nous descendons, jamais nous ne finirons de descendre. Et quel escalier! Si les sapeurs français l'ont retouché en 1857, les montagnards kabyles l'ont depuis refait à leur mode. Nous rencontrons bon nombre de gens qui se rendent à un marché ou en reviennent. Un jeune homme, presque aussi beau que celui d'Aïth-Aziz, vient regarder madame Elvire en plein visage. Bel-Kassem lui crie d'une voix terrible: «Qui t'a permis de regarder cette illustre maraboute?» et il aveugle le téméraire en lui tirant brusquement son burnous sur les yeux. Celui-ci, effrayé, s'enfuit à toutes jambes, ne sachant pas au juste ce qu'il a le plus à craindre: la colère d'une maraboute ou la vengeance d'un mari. Et nos muletiers de rire, et Bel-Kassem de se tordre sur le dos de sa bête, où il est remonté.

—Voici encore un marabout, dit le guide en riant, un marabout qui pique!

C'était un buisson épineux, tout couvert de petits morceaux d'étoffe, blancs, rouges, noirs, et de touffes de crin ou de laine, les uns arrachés au burnous, au haïk, à la coiffure; les autres, au bât, au cou du mulet, à la toison du bélier ou de la brebis.

Si vous avez une commission pour la Mecque, ajouta Bel-Kassem moqueur, vous n'avez qu'à la lui remettre; et dans six mois, s'il plaît à Allah, vous viendrez lui demander la réponse.

Il fît part aux muletiers du précieux avis qu'il venait de nous donner, et, ce fut entre eux à qui rirait le plus fort, tous oubliant qu'ils marchaient depuis six heures du matin et qu'il en était cinq du soir.

Le soleil incliné vers l'horizon projetait sur la vallée de l'Oued-Sahel les grandes ombres djurjuriennes, lorsque nous arrivâmes chez le maître de la Maison d'or. Pendant la descente, le beau kabyle n'avait cessé de guider le mulet de madame Elvire, veillant avec un soin extrême à ce que la bête ne fît pas le moindre faux pas. Le long de la route, il nous avait raconté son histoire. La voici.

CHAPITRE IV
LES EXPLOITS DU BEAU KABYLE.

—Je suis de la tribu des Aïth-Illoula-Oumalou. C'est l'une des six des Zouaoua Cheraga [Zouaoua de l'Est.]. Nous occupons depuis un temps immémorial les hautes pentes de la montagne entre la crête du Djurjura, les Aïth-Illilten, les Aïth-Idjer et les Aïth-Zikki. Ceux de nos villages qui ont leurs terres du côté de la vallée ne manquent point de bien-être. Ils s'entendent surtout à la culture des figuiers: aussi vient-on leur en acheter de plusieurs lieues à la ronde. Nous, les Kabyles du rocher, nous sommes moins favorisés. Dans la haute montagne, nous n'avons ni figuiers ni oliviers, à peine assez de terre pour ne pas mourir de faim, nous et notre bétail, que nous mettons paître, en été, sur la cime du Djurjura. Mais, durant les longs mois d'hiver, nous vivons avec nos bêtes dans nos maisons, enfouis sous la neige et au milieu de tempêtes si terribles, qu'on s'étonne que le rocher lui-même puisse résister à la violence du vent. Nous n'avons guère alors pour nourriture que de la farine de glands doux mélangée d'un peu de farine de froment ou d'orge, et notre bétail ne fait pas meilleure chère. Nous ne pouvons lui donner que des feuilles de frêne avec un peu de foin ou de paille.

Il faut croire qu'Allah a mis dans le coeur des hommes un ardent amour pour les lieux où ils sont nés: car, si misérables que nous soyons, bien peu parmi nous imitent les Kabyles des autres tribus, qui, au printemps, émigrent en grand nombre et reviennent à l'automne, après avoir gagné quelque argent dans le Tell. Beaucoup vont chercher fortune jusqu'à la frontière du Maroc. Mais il semble que notre rocher nous attache d'autant plus fortement à lui, qu'il nous fait la vie plus dure.

Ce n'est pas pourtant que nos ancêtres y soient nés et qu'ils nous aient donné le goût de la misère. Ma mère Hasna, qui appartient à une famille de savants marabouts, m'a souvent raconté que, dans les premiers temps, les Kabyles du rocher, et notamment les Aïth-Illoula-Oumalou, comme leurs voisins les Mlikeuch, habitaient la plaine fertile qui s'étend le long de la mer, entre l'Atlas, Dellys, Alger et au delà d'Alger. Ils possédaient de nombreux troupeaux et vivaient dans l'abondance. C'est là une tradition qui s'est conservée dans plusieurs tribus de la haute montagne. Longtemps, oui, bien longtemps avant les Roumis, une masse d'hommes portant des armes terribles étaient venus de l'Ouest ou bien du Nord par la mer; ils s'étaient jetés comme des lions et des panthères sur ces heureuses populations du Tell, les refoulant devant eux et contraignant quiconque ne voulait point subir leur joug à chercher un refuge dans les rochers djurjuriens. Il n'est donc pas surprenant que les pères de nos pères nous aient transmis, avec leur sang, un si grand amour de la liberté. Plutôt que d'accepter la servitude, ils ont préféré renoncer, pour eux et pour leurs descendants, au paradis terrestre. Depuis ces temps inconnus, nous avons, du haut de nos thamgouth, bravé tous les conquérants étrangers qui passaient au pied du Djurjura, dans la vallée de l'Oued-Sahel. A leurs vaines menaces, nous répondions par des moqueries accompagnées d'une grêle de pierres; les Mlikeuch leur jetaient un chien en signe de mépris; les Aïth-Iraten leur faisaient le même accueil dans la vallée de l'Asif-Sébaou. Voilà pourquoi nous nous sommes toujours considérés, eux et nous, comme les manefguis [Patriotes.] par excellence. Et, lorsqu'en mai 1857, nous vîmes le drapeau français flotter sur le Souk-el-Arba, nous refusâmes d'abord d'ajouter foi au témoignage de nos yeux. Puis, obligés de nous rendre à l'évidence, nous décidâmes avec nos alliés des Illilten, des Idger, de Ithourar, des Yahia et des Zikki, de nous dévouer au salut de l'indépendance kabyle.

Arrivé à ce point de son récit, le beau Kabyle se tourna vers madame
Elvire et lui dit:

—Bel-Kassem m'assure que vous désirez connaître, non-seulement comment on se bat, mais aussi comment on aime dans nos montagnes. Eh bien, Madame, pour vous contenter, je ne puis mieux faire que de vous raconter brièvement ma vie.

Le visage du narrateur se voila de tristesse:

—Je doute, reprit-il, que mon récit vous fasse plaisir: car vos yeux disent combien vous êtes bonne, et je suis malheureux. Mon coeur s'est partagé entre deux grands amours: ma patrie et ma fiancée; il est frappé dans l'un et l'autre.

—Dis lui, Bel-Kassem, que, s'il lui est pénible de retourner dans le passé, nous renonçons au récit de ses exploits et de ses amours.

Le guide traduisit les paroles du Général.

—Non, répondit le beau Kabyle: je suis touché de l'intérêt que Madame daigne me témoigner, et je tiens à lui montrer que, si barbares que nous lui paraissions être, nous ne sommes pourtant pas plus étrangers aux nobles passions que ses compatriotes de France. Mon village touche à la crête du Djurjura. Vous vous y êtes arrêtés aujourd'hui, et avez vu qu'il se trouve à l'extrême limite des terres cultivées. Au-dessus, il n'y a plus rien que la roche nue.

Les kharouba [Familles.] des Aïth-Aziz sont pauvres, très-pauvres, sauf deux ou trois enrichies dans une industrie coupable à vos yeux, mais qui ne l'est point aux nôtres: le recel. Nous réprouvons le vol, et nos kanouns le punissent; mais l'oukaf [Le recéleur.] nous fait retrouver l'objet volé, qui, racheté par lui à vil prix, rentre en notre possession sans qu'il nous en coûte trop cher. Aussi ces familles d'oukafs ne sont pas moins considérées que d'autres qui ne demandent leurs ressources qu'à la culture ou à l'élève du bétail. Et même, en raison des biens qu'elles possèdent, elles exercent souvent, sinon toujours, dans la djemâa une influence prépondérante. Nos amins étaient fréquemment choisis parmi leurs membres.

Cependant ma mère Hasna nourrissait contre ces familles, surtout contre l'une d'elles, une haine implacable. Pourquoi? Vous allez le savoir. Ma kharouba n'avait pas toujours été parmi les plus pauvres. Ma mère Hasna avait connu le temps où nous possédions des champs dans la vallée, des boeufs et des moutons dans la montagne. Et la preuve, c'est que mon père avait pu acquérir en mariage la fille unique d'un marabout vénéré de Tirourda, Saïd-el-Hadj, très-riche lui-même. Il ne lui en avait pas coûté moins de deux cents douros d'Espagne, soit plus de mille francs. Eh bien, toute notre richesse s'en était allée chez ces oukafs, et principalement dans la kharouba des Ahmed-bou-Smaïl. Comment? C'est bien simple: mon père était un homme généreux. Dans la djemâa, il était toujours le premier à proposer l'ouzia [Distribution de viande aux familles du village.], afin que les pauvres pussent manger un peu de viande. Quand la caisse municipale était vide, il donnait le bon exemple en offrant un boeuf ou plusieurs moutons. Dans la cour de notre maison, il y avait un hangar pour les hôtes; et tous les voyageurs sans ressource y étaient logés et nourris. Allait-il en pèlerinage à la zaouïa de Chellata ou à toute autre, sa piété se répandait en ziara [Dons volontaires.]. Enfin, à chaque événement heureux, comme par exemple ma naissance, il s'empressait d'inviter à un thâam [Repas de réjouissance.] parents et amis; ou bien, s'il était invité quelque part lui-même à un eurs [Fête.], il se montrait également prodigue envers les danseuses et le maître de la maison. Aux danseuses, il jetait des pièces d'argent; et, lorsqu'après le repas on avait, selon l'usage, déplié le mouchoir destiné à recevoir l'offrande des convives, il y vidait entièrement sa bourse, ne voulant pas que quelqu'un pût se vanter d'avoir été plus généreux que lui. Ce brave homme s'appelait Mohammed-Ameur-el-Aïn.

Sa femme Hasna, qui, digne fille d'un thaleb [Savant.], était aussi instruite que belle, lui faisait d'inutiles remontrances sur ses prodigalités. Il l'écoutait et lui promettait de suivre ses sages avis: car, si la femme, en général, est parmi nous assez méprisée, nous savons pourtant honorer celle qui le mérite. Mais dès le lendemain, comme l'eau qui suit sa pente et court à la rivière, lui retournait à ses habitudes de générosité ruineuse.

Or les Ahmed-bou-Smaïl n'étaient pas seulement des oukafs; ils pratiquaient aussi la r'ania, c'est-à-dire qu'ils prêtaient sur hypothèque à la manière kabyle. Nos champs, puis nos troupeaux passèrent ainsi entre leurs mains. Ils en devinrent d'abord les usufruitiers, après en avoir remis en argent le tiers ou même seulement le quart de la valeur à mon père.

Mais voici qu'une contestation s'étant élevée, lui qui avait la main prompte autant que le coeur chaud, accourt à la maison, saisit son fusil, son sabre, et la guerre est déclarée dans la dachera [Commune.]. Les marabouts s'interposent, la djemâa se réunit. On parle, on crie, on gesticule, on s'injurie, on se provoque. Le village se divise en deux partis ennemis; bref, on court aux armes et la poudre se met à parler. Le soir, nos partisans nous rapportaient mon père frappé d'une balle en plein coeur.

Je n'étais alors qu'un petit enfant de trois ans, et pourtant j'entends encore les lamentations de ma mère. Je la vois aussi jetant son cri de malédiction et de vengeance aux meurtriers de son mari.

Mon père mort, il fallut acquitter les dettes de sa succession. J'étais son unique héritier, car les femmes n'héritent pas. La djemâa me donna pour tuteur un cousin de mon père qui n'avait pas de frères. Cet honnête homme, conseillé par ma mère, fit son possible pour sauver une partie de mon héritage. Nos biens furent acquis à vil prix par les Ahmed-bou-Smaïl, qui seuls avaient de quoi les requérir. La r'ania éteinte, ce qu'ils nous remirent d'argent suffit à peine à acquitter d'autres dettes. En sorte qu'il ne nous resta, à ma mère et à moi, que la maison du village avec le potager et quelques chèvres.

Ma mère Hasna était une femme d'intelligence et de courage. Elle n'avait pas seulement appris à lire les versets du Coran, mais aussi à carder, à filer et à tisser la laine. Jeune et belle, autant que savante, il s'offrit à elle, quoique veuve, plus d'un parti que d'autres n'eussent point dédaignés. Mais elle les refusa tous, parce qu'elle honorait la mémoire de mon père et qu'elle concentrait maintenant sur moi tout son amour. D'ailleurs elle nourrissait au fond de son coeur une passion ardente: celle de la vengeance.

—Ces Ahmed-bou-Smaïl, disait-elle souvent, ne sont pas de notre race.
Ce sont des Arabes ou des Juifs, comme le montrent leur yeux obliques,
leur nez recourbé et leurs instincts de cupidité. Il faut les haïr,
Mohamed, car ils déshonorent notre montagne et ils ont tué ton père.

Elle avait aussi le culte des vieux souvenirs. Vers le soir, quand elle avait bêché notre jardin où j'arrachais, moi, les mauvaises herbes, nous menions les chèvres sur les hauts rochers. Nous nous dirigions presque toujours vers un endroit d'un abord difficile. Là se trouvaient des excavations profondes, de forme cylindrique et qui semblaient avoir été pratiquées de main d'homme. Elles ressemblaient à d'immenses silos.

—Regarde bien ces trous, disait ma mère Hasna; ce sont les demeures des géants qui, les premiers, ont habité ces montagnes. Allah les a foudroyés parce que, dans leur orgueil, ils voulaient s'élever jusqu'à lui. Mais nous, venus ici après eux, nous sommes rentrés en grâce, car nous savons nous incliner devant sa toute-puissance et obéir à sa loi. Parfois encore, les djenouns viennent hanter ces cavernes; la nuit, on les entend qui mêlent leur cri strident aux clameurs de la tempête déchaînée.

Alors moi je me serrais contre elle en tremblant:

—Va, reprenait-elle, nous n'avons rien à craindre de leurs maléfices, aussi longtemps que nous serons pieux et charitables, dévoués au prochain, prêts à donner tout notre sang pour l'honneur de la famille, du village ou de la tribu, pour la liberté et l'indépendance de tous les Kabyles. Mais malheur au lâche qui déserte son devoir, et honte au fils dégénéré qui ne venge point l'offense faite à son père!

Ma mère Hasna connaissait les plantes qui guérissent toutes les maladies. Elle les cueillait, j'en faisais une botte et, à la nuit tombante, nous ramenions les chèvres à la maison. En ce temps-là déjà, malgré sa jeunesse, elle s'était acquis dans le village et même plus loin, une réputation de savoir et de vertu. Elle était le médecin, la sage-femme, et s'il y avait un malade au village, on l'appelait auprès de lui. On avait foi dans ses remèdes. Si elle ne parvenait pas à guérir le corps, elle trouvait du moins de bonnes paroles pour réconforter l'âme. Aussi jouissait-elle d'une estime particulière parmi les hommes comme parmi les femmes des Aïth-Aziz; et tout enfant que je fusse, cela m'inspirait un grand respect pour elle. Il s'y mêlait même de la crainte, quand je la voyais préparer ses remèdes en récitant des prières, ou d'autres fois, parvenue à la pointe extrême d'un rocher, y demeurer longtemps immobile, les yeux fixes et perdus dans l'abîme. Il m'arrivait alors de crier: imma [Maman.]! en la tirant par son haïk. Elle, comme une personne qu'on réveille brusquement, me regardait étonnée; puis, me prenant dans ses bras, elle me serrait contre sa poitrine et me couvrait de baisers:

—N'est-ce pas, Mohamed, me disait-elle d'une voix vibrante, que tu seras un bon manefgui et que tu vengeras ton père!

Vous ne serez donc pas surpris que, tout petit encore, j'eusse déjà au coeur, à l'endroit des Bou-Smaïl, la haine qui ne pardonne pas. Si je rencontrais quelqu'un de leur kharouba maudite, je lui montrais le poing. Un jour Ali, le fils aîné, qui était à peu près de mon âge,—j'avais alors huit ans,—s'avisa de traiter devant moi ma mère de pauvresse. Je me ruai sur lui, je lui arrachai les cheveux, je le mordis à belles dents; je l'eusse déchiré, si l'on ne m'eût arraché ma proie. Je courus raconter mon exploit à ma mère:

—C'est bien, Mohamed, dit-elle en m'embrassant; mais sois moins prompt une autre fois: le temps n'est pas venu. D'ailleurs, tu sais bien que pauvreté n'est pas honte devant Allah, ni même devant les hommes de ces montagnes, et ce méchant Ali, en se montrant si orgueilleux à propos d'un bien mal acquis, a prouvé que ses parents ni lui ne sont de notre sang.

Jusqu'alors je n'avais fait que jouer et vagabonder avec les enfants de mon âge, garçons et filles. Ma mère Hasna avait eu seule toute la peine. En été, elle bêchait, fumait, entretenait notre jardin; en hiver elle filait la laine, ou, du matin au soir, elle restait assise devant son métier à tisser. Elle fusait alors des burnous, des gandouras ou des kaïks d'une grande finesse. Elle les vendait un bon prix, et c'était là, avec les produits du potager et le lait des chèvres, ce qui nous faisait vivre. Moi je ne lui venais guère en aide qu'en menant à la commune pâture notre maigre troupeau.

Peu à peu j'en vins à me dégoûter de jouer avec la cendre du kanoun [Trou où l'on fait le feu.], ou avec les pierres qu'on fait rouler du haut de la montagne. J'eus honte aussi de ma paresse en voyant ma mère se donner tant de mal. Je me mis alors à ramasser, pour notre provision d'hiver, le bois mort que les eaux entraînent depuis les hauts sommets jusque dans le lit des torrents. Je recueillis sur les chemins la bouse des vaches, car nous manquions de fumier. En un mot, j'essayai de me rendre utile; ce que voyant, ma mère Hasna me dit:

—Puisque la raison t'est venue, Mohamed, il faut que tu apprennes à lire et à écrire.

Dès le lendemain, elle m'envoya à la zaouïa de Chellata, où un thaleb donnait la première instruction aux enfants. La distance était grande: deux heures de marche à l'aller et davantage au retour quand on gravit la crête djurjurienne. Allah soit loué! il nous a donné à tous ici de bonnes jambes.

Il y avait bien une autre zaouïa plus près de nous, sur le territoire même de la tribu, au pied du pic que vous voyez là-bas, et à côté duquel vous venez de passer, le Tiziberth; mais ma mère n'avait garde de confier mon éducation à ces tolbas de Ben-Dris, qui ne m'eussent guère appris qu'à détrousser les voyageurs dans la vallée de l'Oued-Sahel.

Nous étions huit ou dix de notre sof [Parti.] qui partions chaque matin et revenions chaque soir. Ma mère Hasna avait dit à nos amis:

—Envoyez donc vos fils avec le mien chez le thaleb: il ne nous en coûtera que peu de chose, et nos enfants en retireront beaucoup de profit.

On avait écouté ce sage avis. Mais ne voilà-t-il pas que les Bou-Smaïl, s'apercevant que les Ameur-el-Aïn voulaient donner l'instruction à leurs fils, se sentirent pris de jalousie! Un matin, comme nous arrivions à l'extrémité du col de Chellata, du côté de la K'bila-Ousammeur [La Kabylie méridionale.], nous découvrons à mi-chemin de la Maison d'or une bande de garçons de notre âge. Ils étaient dix à douze. Ah! nous les eûmes bientôt reconnus pour nos ennemis! Mon premier mouvement fut de leur courir sus; mais je me souvins fort à propos d'une parole que ma mère m'avait bien des fois répétée: le temps n'est pas venu. Mes camarades s'étonnaient de ma prudence:

Choua! Choua_ [Doucement! doucement!]! leur dis-je; et j'ajoutai gravement: le temps n'est pas venu.

A la tête de cette bande était Ali, le fils aîné du meurtrier de mon père. Il se souvenait de mes dents et de mes ongles; car lorsque nous nous rencontrâmes chez le thaleb, il s'écarta de moi et ne répondit pas à ma grimace. Au retour nous prîmes par deux sentiers différents, moi suivi de mes camarades, lui des siens. Les choses continuèrent de la sorte pendant quelque temps. Si le hasard nous mettait en présence, soit aux abords de la zaouïa, soit au col de Cheilata par où il nous fallait passer tous, nous échangions des pierres. Voilà tout. Le père d'Ali lui avait sans doute recommandé de ne point me chercher querelle; et moi, de mon côté, je me faisais un devoir de respecter la volonté de ma mère.

Nous refîmes longtemps, les uns et les autres, le même chemin après la fonte des neiges et jusqu'en automne, oubliant pendant l'hiver une bonne partie de ce que nous avions appris pendant l'été. J'en retenais, moi, plus qu'eux pourtant, parce que ma mère Hasna me faisait répéter les leçons du thaleb et réciter avec elle les versets du Coran. Mais j'arrive tout de suite à l'un des grands événements de ma vie.

Je touchais à mes quinze ans; je savais lire et même écrire assez correctement. Ma mère était fière de moi, car à la zaouïa de Chellata, où elle était allée porter des présents, on lui avait dit que j'étais le plus instruit des Aïth-Aziz. Cela avait vivement touché l'amour-propre maternel. Tout le mérite en revenait à elle et non à moi, puisqu'elle, m'initiait pendant les mois d'hiver à son propre savoir. Mais elle n'en était pas moins heureuse de pouvoir dire dans tout le village qu'Ali des Bou-Smaïl n'était qu'un âne, tandis que j'étais, moi son fils, un vrai savant.

Au printemps, elle exigea que je reprisse encore le chemin de la zaouïa pour y être initié aux mathématiques, à l'astronomie, aux règles de la versification et aux commentaires du Coran. Un soir en remontant vers Chellata, je vis devant moi, dans l'âpre sentier, une jeune fille, presque un enfant. Elle avançait péniblement, courbée sous son fardeau trop lourd. Elle portait sur le dos une outre formée d'une peau de bouc qu'elle était allée remplir à une source de la vallée.

La pauvre petite, qui ne m'avait pas aperçu, fondit tout à coup en larmes. Je m'approchai d'elle, ému de pitié:

—Pourquoi pleures-tu? lui demandai-je.

—Je n'ai pas la force, me répondit-elle, de porter cette outre pleine jusqu'au village, et si je reviens sans la provision d'eau, mon tuteur me battra.

—A quel village, et qui est ton tuteur?

—Mon tuteur est le vieux Salem des Aïth-Aziz.

Je connaissais le vieux Salem: bien plus pauvre que nous, il ne vivait guère que d'aumônes. Il était de tous les thâams [Repas de fête.] pour en dévorer les reliefs, et à chaque khérif [Cueillette de figues.] il allait de jardin en jardin mangeant des figues au point de s'en rendre malade.

—Mais, dis-je à l'enfant, je ne t'ai jamais vue chez le vieux Salem, et j'ignorais qu'il eût une pupille.

—Je ne suis chez lui que depuis deux jours, dit-elle. Orpheline et n'ayant d'autre parent que lui, je suis tombée à sa charge. La djemâa d'Agoussine, mon village, en a décidé ainsi.

—Comment t'appelles-tu?

—Yasmina.

—Eh bien, Yasmina, passe-moi ton outre pleine; je la porterai jusqu'au sommet de la montagne.

Elle me regarda, étonnée. Les hommes, en effet, ne se chargent point de pareils fardeaux. Ce sont les femmes et les filles qui vont chercher l'eau à la source, et la remontent du fond de la vallée sur leurs épaules, dans des cruches ou dans des outres. Yasmina souriait maintenant, et ses grands yeux d'azur brillaient de plaisir autant que de surprise.

Je ne sais ce qui se passa en moi; mais ce regard et ce sourire me remuèrent jusqu'au fond de l'âme. Quand je vivrais cent ans, je les reverrais toujours. Jusqu'au col de Chellata nous n'échangeâmes pas trois paroles, et je ne sais non plus comment cela se fit, mais il me parut que nous avions gravi le Djurjura en un instant. Je n'avais pas senti sur mon épaule l'outre qui pourtant était fort pesante.

—Remets-moi cela sur le dos, dit-elle; je ne veux pas qu'on se moque de toi.

Je fis ce qu'elle demandait.

—Mais demain, dis-je, iras-tu chercher l'eau comme aujourd'hui?

—Oui, demain et tous les jours.

—Eh bien, c'est moi qui la monterai jusqu'ici.

Allah isselmec [Allah soit avec toi.]! dit-elle; quel est ton nom, pour que je puisse le bénir?

—Mohamed Ameur el Aïn des Aïth-Aziz.

Elle mit la main sur son coeur, et, fermant les yeux, elle reprit:

—Ce nom ne sortira jamais de là, pas plus que l'image de celui qui le porte.

Nous ignorons l'ivresse du vin, mais nous connaissons celle des figues. A l'époque de la récolte, par les beaux soirs d'automne, il arrive à ceux qui la font de s'enivrer a force de manger de ces fruits savoureux, à force surtout de parler, de rire et de s'ébattre au sein de l'abondance. Nous n'avions, nous, ni figuiers ni figues, et j'étais pourtant comme un de ces heureux. Je n'avais vu d'Yasmina que ses yeux; mais, étendu sur ma doukana [Couche kabyle.], je les apercevais au fond de l'obscurité comme deux étoiles scintillantes. Mes oreilles bourdonnaient; je ne pouvais dormir.

—Mohamed, tu ne dors pas, me dit ma mère; es-tu malade?

Je ne répondis pas et fis alors semblant de dormir. Je ne trouvai le sommeil que fort tard dans la nuit. J'étais debout au point du jour.

Bel-Kassem, qui traduisait fidèlement les paroles du narrateur, ne put à ce moment contenir son envie de rire:

—Ah! ah! s'écria-t-il, nous ne sommes pas tous, croyez-le bien, d'humeur aussi sentimentale. J'ai épousé ma femme parce que je la trouvais belle et qu'elle me plaisait; mais, à coup sûr, je n'eusse point porté l'outre.

La réflexion de Bel-Kassem provoqua notre rire à tous. Cette gaieté parut mortifier beaucoup le beau Kabyle. Il y eut entre le guide et lui un échange de paroles aigres.

—Qu'est-ce donc? demanda madame Elvire.

—Il pense que nous nous moquons de lui et refuse de poursuivre son récit.

—Ah! dis-lui bien, Bel-Kassem, que ce qu'il vient de nous raconter m'a vivement touchée, que je l'estime beaucoup pour sa sincérité et sa franchise, et qu'il me ferait de la peine s'il voulait en rester là.

Le beau Kabyle vit bien que le Général disait vrai; il s'inclina devant lui en signe d'assentiment, et continua ainsi:

—Si j'entre dans ces détails sur mon enfance et ma première jeunesse, c'est que mes actions viriles se trouvent là en germe, de même que le chêne est contenu dans le gland. Avec quelle impatience le lendemain j'attendis l'heure où je devais retrouver Yasmina à mi-chemin de la crête! En approchant de cet endroit, mon coeur battait à se rompre; et lorsqu'enfin, à un coude du sentier, j'aperçus la petite, j'eus un éblouissement. Je restai devant elle les yeux écarquillés et respirant à peine. Elle me souriait comme la veille; mais combien elle me parut plus belle encore ce jour-là! La coquette s'était parée. Elle avait mis une fleur dans ses cheveux, une Maryem-el-Nouar toute pareille à celle que j'ai cueillie pour vous, madame. Et quels cheveux! Dénoués, ils lui tombaient jusqu'aux talons, l'enveloppant tout entière comme un manteau d'or. Elle s'en était formé un diadème qui n'eût point déparé le front d'une reine; et pour compléter sa coiffure, elle n'avait pas dû vraiment, comme c'est l'usage ici, mêler à ses tresses blondes plusieurs tresses de laine. Elle n'avait ni thazath [Collier.], ni kouneïs [Boucles d'oreilles.]; mais à défaut de dahs [Bracelets en argent.] et de khralkhrals [Anneaux du même métal que les femmes portent aux chevilles.] elle s'en était fait avec des feuilles d'alfa allongées et luisantes. Je ne pouvais détacher mes yeux des siens: au fond de ces yeux, bleus et profonds comme la voûte céleste, je découvrais le paradis.

Elle m'apprit ce jour-là qu'elle avait dix ans, et que le vieux Salem la maltraitait parce qu'il était forcé de la nourrir, n'ayant guère rien lui-même à se mettre sous la dent.

A ses confidences je répondis par les miennes. Nous nous sentions si heureux, et trouvions tant de plaisir à babiller, que le soleil disparaissait derrière les montagnes des Iraten, quand nous atteignîmes le col de Chellata.

—Le vieux Salem me battra, dit-elle; à demain, Mohamed.

—A demain, Yasmina.

Cependant, tout se sait au village. Les méchantes langues font chez nous leur office comme ailleurs. Les Ben-Smaïl ne furent donc pas longtemps sans apprendre que le thaleb Mohamed, leur mortel ennemi, revenait chaque jour de la zaouïa de Chellata en compagnie d'une petite fille et d'une outre pleine d'eau. Quel ridicule! Il fallait se régaler de ce spectacle. Un soir, comme nous atteignions la crête, Yasmina marchant libre et gaie à mon côté, et moi portant sur mon épaule l'affreuse outre qui ressemblait à un chien noyé, nous trouvâmes, rassemblés sur le plateau de Chellata, Ali et ses anciens camarades d'école. J'étais là seul en face de toute la jeunesse du sof ennemi. Nous fûmes accueillis par une grêle de plaisanteries.

—Eh! grand thaleb, disait l'un, est-ce dans cette outre que tu puises ta science?

—Ne serait-ce pas plutôt, ajouta un autre, dans les beaux yeux d'Yasmina?

Nous avancions toujours au milieu de leurs moqueries. Effrayée, tremblante, la petite a saisi ma main et la serre avec force; moi, je deviens pâle de colère, mais je ne réponds rien. Nous faisons ainsi plusieurs centaines de pas et touchons au village, quand des mottes de terre et même quelques pierres; viennent se mêler aux quolibets. Une de ces pierres effleure la joue de ma compagne. En voyant son sang couler, je suis saisi d'un transport furieux. Je pousse un grand cri, je bondis comme une panthère vers le premier qui s'offre à ma rage: c'est Ali, qui se trouve en tête de la bande. Saisissant l'outre des deux mains, je la fais retomber de toutes mes forces sur sa tête.

S'il ne fut pas assommé du coup, il ne le dut certes pas à moi. Mais la peau se déchira, l'eau se répandit, et c'est ainsi qu'il en fut quitte pour une défaillance. Tandis que ses camarades le faisaient revenir à lui, je mis mes jambes à mon cou et entraînai Yasmina jusqu'à l'entrée du village. Au moment de nous séparer:

—Cher Mohamed, me dit-elle, tu as le courage du lion.

Et ses yeux brillaient d'amour et d'enthousiasme.

—Chère Yasmina, lui répondis-je, je t'aime et je t'épouserai!

Nous échangeâmes alors le premier, l'ineffable baiser.

Cependant l'affaire fit du bruit. Je racontai à ma mère Hasna comme elle était arrivée. Je ne lui cachai rien. Elle m'écouta en silence, demeura un instant pensive, et puis elle dit:

—C'est écrit! c'est la volonté d'Allah; il faut donc se soumettre.

Je voulus lui sauter au cou. Elle me repoussa, mais avec douceur:

—Tu n'ignores pourtant pas, dit-elle d'un ton sévère, que le kanoun des Aïth llloula-Oumalou porte ceci: Au nom du Dieu clément et miséricordieux, qu'il ait en sa grâce notre Seigneur Mohamed et ses compagnons. Ainsi soit-il. Quand un homme va à la fontaine des femmes, il paye dix réaux [Le réal vaut 2 fr. 50 cent.]; s'il accoste une femme sur une route, il en paye vingt.

—Mais je sais aussi, imma, répondis-je, que le Coran nous prescrit d'assister notre prochain en détresse, sans distinction de sexe, et que ce soit à la fontaine, sur la route ou ailleurs.

—Allons, c'est bien, fit-elle en riant, je vois que tu n'as plus besoin d'aller chez les tolbas de Chellata. Mais tu es en état de porter un fusil, et en âge d'être présenté à la djemâa pour prendre place parmi les défenseurs du village.

Je fus donc présenté par mon tuteur à l'assemblée des Aïth-Aziz. J'y fus bien accueilli par les amis de mon père, et, en général, par tous les hommes des kharouba qui n'étaient point engagés dans la querelle des El-Aïn et des Bou-Smaïl. D'ailleurs, mon aventure avec Ali avait fini par tourner à mon avantage; et les derniers rieurs n'avaient point été de son côté. Quand pour la première fois j'allai à un eurs [Fête.], armé du fusil de mon père, et que je fis parler la poudre, rien n'eût pu vous donner une idée de ma fierté et de ma joie.

Vers le même temps, le bruit commençait à se répandre dans toute la Kabylie que cette fois l'arrivée du Moule-Sâa [Le maître de l'heure, le régénérateur attendu du monde musulman.] était proche. Cependant, la mort de Bou-Bar'la [L'homme à la mule.] avait singulièrement diminué, dans la haute montagne, l'influence des derviches arabes qui viennent y prêcher la guerre sainte. On avait acquis la preuve que ce prétendu chérif qui avait commencé par vendre, sous sa tente, des remèdes aux femmes stériles, au Souk-el-Had [Marché du dimanche.] des Oulad-Dris, et qui s'était fait passer ensuite pour Si-Mohamed ben Abd-Allah [«Un homme viendra après moi, son nom sera semblable à celui de mon père, et le nom de sa mère sera semblable à celui de la mienne. Il me ressemblera par le caractère, mais non par les traits du visage; il remplira la terre de justice et de vérité.» Commentaire du Coran.—Aucapitaine. Les Kabyles et la colonisation de l'Algérie.] en personne, n'était qu'un imposteur. Ce très-habile homme avait réussi, par ses diableries, à soulever une partie de nos tribus, et même à abuser de notre vraie sainte des Aïth Illilten, Lalla Fathma-Bent-Cheikh. Il nous avait annoncé que les Roumis s'éloignaient de la terre d'Afrique [A l'époque de la guerre d'Orient, quand on réduisait toutes les garnisons pour envoyer les troupes en Crimée.]. Il se prétendait invulnérable comme Mohamed-el-Debbah. Un jour, ayant son burnous traversé par une balle, il dit à ses partisans: «On ne peut m'atteindre avec le fer ou le plomb. Les infidèles le savent; c'est pourquoi ils essayent de me tuer avec des balles d'or: voyez!» Et il leur montra une balle recouverte d'une feuille d'or. Ce qui n'avait pas empêché le caïd Lakhdar-el-Mokrani des Aïth Abbès de lui trancher la tête d'un coup de sabre [Le 26 décembre 1854.]. Et quelque temps après nous avions vu aussi les Roumis revenir en grand nombre [Après la guerre d'Orient.]. En sorte que, sur nos souks [Marchés.], les derviches trouvaient nos oreilles moins ouvertes que par le passé.

Cependant ils arrivaient plus nombreux que jamais de l'Ouest, et tous se prétendaient envoyés par Allah pour nous annoncer la prochaine libération de la terre africaine. Ceux d'entre nous qui avaient eu déjà à souffrir de la guerre, ceux dont les Français avaient brûlé les villages, coupé les oliviers et les figuiers, disaient alors: «Si l'étranger veut escalader nos montagnes pour nous réduire en esclavage nous le rejetterons dans la vallée et punirons son orgueil; mais nous ne sommes point des Arabes fanatiques, et nous ne devons pas appeler sur nos villages et sur nos familles le fléau de la guerre.» Ainsi parlaient-ils dans les djemâa, et leur avis y prévalait le plus souvent. Lalla-Fathma elle-même, quoiqu'ardente patriote, tenait alors ce langage, en dépit des excitations des khouâns [Frères associés de l'ordre de Si Mohammed Abd-er-Rhaman bou Kobrin.]. Elle pour qui l'avenir était un livre ouvert, y voyait-elle, la sainte illuminée, que les jours de notre indépendance étaient comptés, ou bien se flattait-elle encore de pouvoir détourner la foudre déjà suspendue sur toute la Kabylie?

Les choses étaient ainsi au printemps de 1857. L'hiver avait été très-long, très-rigoureux. Durant de longs mois, nous étions restés dans nos maisons emprisonnés par la neige, tout pareils à des oiseaux en cage. Cette réclusion nous est fort pénible à nous qui aimons à nous mouvoir en liberté; mais elle l'avait été doublement pour moi: car c'est à peine si j'avais pu une fois ou deux échanger quelques paroles avec ma bien-aimée. En voyant tomber incessamment la neige qui élevait entre Yasmina et moi un obstacle infranchissable, je me rongeais les ongles d'impatience; ou lorsque j'entendais gronder les avalanches qui, par endroits, comblaient la vallée, et ailleurs formaient de nouvelles montagnes, je perdais courage; je me disais en cherchant quelque coin sombre: non, jamais toute cette neige ne fondra, jamais je ne verrai la fin de cet affreux hiver. Il se termina pourtant comme les autres. Ce fut dans la nature une explosion de joie, et moi je n'avais jamais si bien compris qu'alors la chanson des oiseaux.

Un matin,—j'avais dix-sept ans depuis la veille—je me dirigeai vers la demeure du vieux Salem. Un chaud soleil d'avril faisait éclater les bourgeons au bout des branches. Mon coeur bondissait dans ma poitrine; j'avais des ailes aux pieds. Ma bonne mère m'avait dit:

—Je ne sais en vérité comment nous ferons pour nourrir une femme et des enfants; mais tu le veux… va donc!

En me voyant ma bien aimée changea de couleur; elle devinait le but de ma visite. Quant au vieux Salem, il ne me fit aucun accueil; au contraire, son visage s'allongea:

—Que me veux-tu? dit-il brusquement.

—Je viens, lui répondis-je, te demander pour femme ta pupille Yasmina.

—Et quelle somme m'apportes-tu?

—Quelle somme? Tu sais bien que je ne suis guère plus riche que toi.
Mais à défaut d'argent, j'ai de bons bras, et j'aime cette jeune fille.
Je n'ai pas sans doute à t'apprendre que les battements de son coeur
répondent à ceux du mien.

—Ce que je sais, dit le vieux Salem en faisant une méchante grimace, c'est qu'Yasmina est un trésor, et qu'on ne l'obtiendra qu'en m'en offrant un bon prix. D'ailleurs, je remplis mon devoir de tuteur en ne la voulant pas vouer à la misère.

En arrivant là j'étais à mille lieues, je l'avoue, d'un semblable refus.

—Mais, objectai-je, votre pupille est une charge pour vous, et dans ma maison elle aura moins de privations à subir que dans la vôtre.

Le vieux Salem prit un air courroucé:

—Qu'en sais-tu? s'écria-t-il; qui t'a donné le droit de supposer cela et surtout de le dire? Est-ce qu'Yasmina se serait plainte à toi? S'il en était ainsi…

Il la menaça du poing. La pauvre petite était en train de confectionner des galettes avec de la farine de glands doux:

—Ma mère, dit-elle d'un air résigné, m'a appris à supporter les épreuves qu'Allah inflige à son humble servante.

Le vieux Salem gronda entre ses dents; puis se tournant vers moi:

—Retiens bien ceci, me dit-il: Yasmina ne sera qu'à celui qui m'en donnera cent douros d'Espagne.

Cent douros! m'écriai-je; perdez-vous la raison?

—Et je m'en vais te donner un bon conseil, mon garçon: ne reviens pas rôder autour de ma maison avant d'avoir la somme, car à défaut de fusil j'ai mon debouz [Bâton ferré.] ou ma gadoum [Hachette.], et je sais encore m'en servir.

Je vis que je n'obtiendrais rien par la prière; pouvais-je user de violence envers un vieillard? Je m'en allais donc la mort dans l'âme, lorsque je surpris un signe d'Yasmina. Ma bien-aimée m'indiquait des yeux un rendez-vous au col de Chellata. Je courus l'y attendre.

Je restai là tout le jour les pieds dans la neige fondante, sans manger ni boire et maudissant la destinée. Yasmina vint enfin comme le jour baissait.

—Je n'ai pu m'échapper plus tôt, dit-elle en se jetant à mon cou. Il a mangé toutes les galettes; car je n'avais pas faim moi, et maintenant il dort. Apprends pourquoi il montre ces exigences ridicules. Ali, ton ennemi, s'est pris d'amour pour moi; du moins, il n'a cessé de me poursuivre depuis le jour où il nous surprit ici même et où tu faillis l'assommer. Il m'a envoyé Kreira, la vieille sorcière, qui m'a fait des offres de sa part; elle a essayé de glisser dans mon kaïk l'amulette qui fait aimer. J'ai trouvé sur notre seuil ce papier où un marabout a écrit des paroles magiques pour me rendre amoureuse de ce méchant garçon, comme si mon âme, cher Mohamed, n'était pas entièrement remplie par toi!

Tandis qu'elle parlait, je tremblais de tous mes membres. La jalousie m'enfonçait ses griffes jusqu'au coeur. Yasmina me regarda:

—Qu'a-tu? demanda-t-elle effrayée; et m'en veux-tu donc de ce que je viens de t'apprendre?

—Non, dis-je, mais Ali doit mourir, car maintenant le temps est venu.

Mais voici que le lendemain une terrible nouvelle se répand dans nos montagnes. Elle nous arrive de la vallée du Sebaou, propagée de pic en pic par la voix des amins. On nous dit que les soldats français viennent par milliers du côté de Tizi-Ouzou; que d'autres, derrière eux, franchissent déjà le col des Beni-Aïcha, qui est comme la frontière de la Kabylie à l'ouest. On ajoute que la route qui mène au pays des Iraten est couverte de canons, de fourgons innombrables. Des marabouts, des derviches, des patriotes accourus d'Alger, annoncent enfin qu'une armée comme on n'en vit jamais se prépare à faire l'assaut de nos thamgouth et à donner le coup mortel à l'indépendance kabyle.

La djemâa des Aïth-Aziz se réunit. Il en est de même dans tous les villages des Illoula-Oumalou, et dans toutes les tribus des Zouaoua. Au premier moment, beaucoup traitent ces nouvelles de fables:

—Les Français, disent-ils, ne se sont jamais aventurés sur les hauts rochers de l'Est ou sur ceux de l'Ouest, ni avant eux aucun conquérant étranger. Si nombreux que puissent être leurs guerriers, ils savent que les nôtres sont plus nombreux encore, et que nous sommes résolus à défendre jusqu'à la mort notre liberté et notre territoire. Mais de nouveaux émissaires arrivent mieux renseignés que les premiers; ils nous racontent ce qu'ils ont vu. Bientôt la vérité éclate à tous les yeux comme l'éclair qui, au milieu de la nuit, remplit le vaste ciel de sa clarté sinistre. La patrie est en danger! Voici les ambassadeurs de la confédération des Aïth-Iraten. Envoyés dans toutes les tribus, ils réclament le concours de tous leurs contingents. Plus de haines ni de vengeances personnelles: amis ou ennemis, tous ont le même devoir.

Cependant ma mère Hasna s'obstinait à douter encore, non qu'elle ignorât l'audace des Roumis de France: ne les avait-elle pas vus l'année précédente [En septembre 1856.], poussant une pointe hardie chez les Aïth-Smahil, pour y détruire la zaouïa de Sid-Abd-er-Rhaman? Mais la vaillante femme se révoltait à l'idée qu'ils viendraient, au coeur même de la Kabylie, provoquer tous les manefguis debout et en armes.

—Cela, Mohamed, me disait-elle sans cesse, c'est impossible!

—Eh bien, imma, lui répondis-je un jour qu'elle m'avait à moitié gagné à sa conviction, si vous alliez consulter Lalla Fathma! Elle qui sait tout, même l'avenir, pourra mettre fin à notre incertitude.

—Tu as raison, mon fils, j'irai demain.

Elle partit donc, dès l'aube. J'allai, moi, passer la journée à la djemâa; elle siégeait en permanence, les uns entrant, les autres sortant. On discutait à propos des dernières nouvelles: tel proposait ceci, et tel autre cela; on discutait tout le jour et même une partie de la nuit, car on était très-loin de s'entendre. Souvent tous parlaient à la fois, et le dernier mot ne restait pas toujours à celui qui avait le plus de raison, mais à celui qui avait la voix la plus forte. Étant parmi les plus jeunes, je ne pouvais guère me mêler aux délibérations; cependant il me semblait que la moitié de ces discours, pour le moins, étaient des discours inutiles.

Ce jour-là, nous apprîmes que toute l'armée française se trouvait rassemblée au pied des montagnes des Aïth-lraten; mais des nuages noirs, chargés d'éclairs, en dérobaient à ses yeux les sommets; un épais brouillard, pareil à un rideau, était descendu entre elle et les vallées. Aussi les marabouts et les derviches disaient-ils partout: les Roumis sont si nombreux qu'on ne pourrait jeter en l'air un grain d'orge sans qu'il retombât sur la tête de l'un d'eux. Mais qu'importe cela, puisque Allah veille sur nous! Aujourd'hui il envoie ces brouillards, demain il frappera les infidèles de sa foudre.

Ces propos ou d'autres analogues étaient rapportés à la djemâa; en sorte que le contingent qu'elle avait voté pour assister les Aïth-lraten n'avait pas encore reçu son ordre de départ.

Quant à moi, je désapprouvais ces lenteurs. Ce ciel de plomb me pesait sur la poitrine; et dans l'éclair qui de temps à autre le sillonnait, je ne voyais qu'un avertissement. J'eusse voulu partir sur l'heure, ces vaines paroles m'irritaient. Dans l'après-midi, ne pouvant contenir mon impatience, je quittai la djemâa où presque tous les Aïth-Aziz se trouvaient alors réunis. Le vieux Salem était là avec les autres. Je fis le tour du village. Arrivé derrière une haie, d'où j'avais pu quelquefois contempler ma bien-aimée, tandis qu'elle arrachait les mauvaises herbes dans le jardin de son tuteur, je jetai le cri convenu entre nous. Elle vint près de la haie, en faisant semblant de remplir sa tâche. Nous redoutions le mauvais oeil de la vieille Kreira, sa voisine.

—Ma chère âme, dis-je à mi-voix, je viens te faire mes adieux.

—Tu pars! fit-elle défaillante; et moi, que deviendrai-je sans toi?

—Pourrais-tu donc aimer un lâche?

—Non, Mohamed, non; mais je sais combien tu es courageux.

—Yasmina, repris-je, il ne faut pas que le Roumi pénètre dans nos montagnes, ni qu'il imprime le stigmate de l'esclavage sur ce sol libre que nous ont légué nos aïeux. C'est pourquoi je vais combattre chez les Aïth-lraten.

—Mourir peut-être!

Elle tomba sur ses genoux en poussant des cris déchirants.

—Prends garde, lui dis-je, tu vas donner l'éveil à Kreira la sorcière.

—Ah! qu'elle me voie et qu'elle le dise! Puisque tu pars, je veux partir… et si tu meurs, je mourrai avec toi.

Le beau Kabyle essuya une larme qui brillait entre ses cils noirs.

—J'eus beaucoup de peine, reprit-il, à la dissuader; mais ce grand amour qu'elle faisait éclater pour moi allumait dans mon coeur une flamme d'enthousiasme. Je me sentais invincible; je le lui dis. Non, je ne mourrai pas, m'écriai-je; je te reviendrai victorieux, chargé des dépouilles de nos ennemis: car, après les avoir vaincus, nous les poursuivrons jusqu'à Alger, jusqu'à la mer; toutes leurs richesses deviendront les nôtres, et si le vieux Salem exige alors deux cents douros au lieu de cent, je les lui donnerai.

Ses yeux rayonnaient. Elle voulut traverser la haie et ne fit que se blesser cruellement aux épines. Moi, prenant mon élan, je franchis la haie d'un bond et tombai dans ses bras. A ce moment, la vieille Kreira nous montra, à une thikouathin [Petite fenêtre.], son nez et ses yeux de chouette.

C'est bien, glapit la sorcière, le vieux Salem le saura, et toi, tu seras condamné à l'amende.

Nous échangeâmes le dernier baiser. La haie de nouveau franchie, je pris ma course dans la direction de Thirourda et de Soummeur. L'impatience me dévorait. J'eusse voulu tout de suite engager le combat. J'allai donc de toute la vitesse de mes jambes au-devant de ma mère. Ne rapportait-elle pas la réponse de Lalla Fathma, l'infaillible prophétesse?

De si loin que je l'aperçus dans la montagne, je sus que l'heure était arrivée. Elle venait à pas rapides, le regard fixe, le visage sévère. Aux deux coins de sa bouche, il y avait quelque chose qui semblait délier un invisible ennemi. Je m'élançai vers elle, l'interrogeant des yeux:

—Prends ton fusil, dit-elle d'une voix brève; cours à la djemâa: annonce-leur que les Roumis attaqueront demain les Aïth-Iraten. Propose que notre contingent parte à l'instant même, avec l'amin en tête. S'ils ne votent point de départ, va avec les volontaires, et s'il n'y en a pas, va seul.

Je fis ce que ma mère Hasna m'ordonnait de faire. J'annonçai à la djemâa la grande nouvelle. Au nom de la patrie, je réclamai le départ immédiat de notre contingent. Quelques hommes de la kharouba des Bou-Smaïl élevèrent des objections, moins par défaut de courage, je dois le dire, que par un mouvement de haine, la proposition venant de moi. Elle n'en fut pas moins adoptée. Nous nous rassemblâmes sur l'heure dans la petite prairie où, madame, vous avez si bien dormi: chacun de nous avait son fusil, son sabre, sa gadoum [hachette.] et son tabenta [Tablier de cuir.], plus une grande poche suspendue à son côté, et qui contenait, avec la provision de poudre et de balles distribuées par la djemâa, des provisions de route, telles que galettes d'orge, figues, amandes et raisins secs.

Les mères, les femmes, les soeurs, les vieillards, les enfants, accompagnèrent les guerriers jusqu'à la sortie du village. On criait you! you! pour exciter leur courage. Là ce fut un déchirement; car si brave que l'on soit, ce n'en est pas moins un cruel moment que celui où l'on se sépare des siens pour aller regarder la mort en face. Au fond de la vallée, je me retournai une dernière fois et relevai la tête: je vis là-bas, sur la pointe extrême du rocher des Aïth-Aziz, deux formes blanches. Je les reconnus bien: c'était ma mère et ma fiancée. Elles se tenaient étroitement embrassées. Un rayon de bonheur jaillit de mes yeux et rencontra ceux d'Ali. Il me jeta un mauvais regard. Celui que je lui renvoyai n'était pas meilleur, car il disait:

—C'est bien, Ali, nous réglerons notre compte ensemble après la guerre.

Nous marchâmes toute la nuit; et, au point du jour, nous arrivâmes au village d'lcheraouïa, qui existait alors sur le plateau du Souk-et-Arba. En chemin nous nous étions réunis d'abord aux contingents de notre tribu, puis à ceux d'autres tribus des Zouaoua, telles que les Illilten, les Menguelate, les Ithourar, les Idger. A peine nous étions-nous fait reconnaître de nos frères Iraten, que la poudre parla, et avec quelle violence! C'était la foudre et le tonnerre éclatant en cent endroits? Fusils, canons, fusées, faisaient rage, et jamais la mort n'avait fait pareille curée dans nos montagnes. Nos plus vieux guerriers disaient: nous avons assisté à bien des batailles; mais aucune, en aucun temps, ne fut comparable à celle-là. Trois divisions françaises se mirent à monter, comme trois grands serpents, les crêtes des Iraten; et quand vint la nuit, elles étaient, en dépit de tous nos efforts, parvenues aux deux tiers de la hauteur [Combats du 21 mai 1857, voir page 72.]. Le lendemain, la lutte recommença dès l'aube, acharnée de leur côté, désespérée du nôtre. Vers midi le dernier tiers de la montagne était franchi, et l'indépendance kabyle avait reçu une blessure dont elle devait mourir.

Ce jour-là, les Iraten, ou du moins le plus grand nombre d'entre eux, demandèrent l'aman [La paix, le pardon.]. Ceux qui ne voulurent point subir la loi du vainqueur se retirèrent avec nous et les sofs [Patriotes.] alliés à Ichariten, village des Aïth-Aguacha, où tous ensemble nous nous mîmes à dresser des barricades et à élever des retranchements. Je dois avouer ici que le Cheikh Randon se montra généreux envers les Iraten vaincus et soumis. Il leur déclara qu'il ne voulait ni emmener leurs femmes et leurs enfants, ni prendre leurs terres, ni brûler leurs villages, ni couper leurs oliviers et leurs figuiers. Il les invita à retourner dans leurs maisons, et leur permit même de circuler librement dans son camp, au milieu de ses soldats. Mais ce n'était là à nos yeux qu'un piége où ne devaient point se laisser prendre des patriotes résolus, comme je l'étais avec beaucoup d'autres, à mourir plutôt que de voir l'étranger s'établir en maître dans nos montagnes. En sorte qu'à Ichariten, nous nous décidâmes pour la guerre à outrance.

Nous nous attendions à être attaqués dès le lendemain. Mais ce jour-là et les jours suivants, la poudre demeura muette. Nous apprîmes avec douleur que plusieurs tribus avaient renoncé à la lutte pour suivre la fortune des Iraten: c'étaient les Aïth-Fraoucen, les Aïth-bou-Chaïb, les Aïth-Khelili et d'autres encore. Ces défaillances nous faisaient rougir pour la nation, mais sans abattre notre courage. Nous le sentions grandir au contraire, en voyant nos ennemis rester dans leur camp.

Cependant des marabouts vinrent nous annoncer qu'ils recommençaient le combat, non pas cette fois contre les hommes, mais contre les rochers; en effet, nous entendions maintenant des détonations plus fortes que des coups de canon qui ne cessaient d'éclater dans la direction de Tizi-Ouzou. «Allah! s'écrièrent les marabouts, frappe ces Roumis de vertige! Ne se sont-ils pas mis en tête de renverser nos montagnes? Oui, c'est à cela qu'ils emploient leur poudre à présent.»

Mais bientôt nous vîmes des murailles sortir de terre sur le Souk-el-Arba; nous eûmes alors le soupçon que cette poudre-là n'était point dépensée en pure perte. Les Roumis ouvraient une route, et cette route aboutissait à un fort qui s'élevait, menaçant, en face du Djurjura, en plein pays kabyle.

Ce spectacle acheva de nous exaspérer. Nous nous excitions les uns les autres en disant: «Ce fort, nous le raserons; et cette route nous mènera plus vite jusqu'aux portes d'Alger.» Aussi la lutte fut-elle acharnée, lorsqu'un mois [Le 24 juin 1857.], jour pour jour, après la défaite des Iraten, vos soldats vinrent attaquer le village d'Ichariten, où nous nous étions retranchés à la manière franque, qu'ils nous avaient enseignée en fortifiant leur camp. Mais que peuvent les plus braves contre la destinée? Beaucoup des vôtres périrent, davantage encore des nôtres, et le village fut emporté. Je me tirai de cet enfer avec une légère blessure; une balle m'avait déchiré les chairs du bras. Plusieurs de notre contingent restèrent parmi les morts, et plusieurs autres, mortellement blessés, nous demandaient le coup de grâce.

Le jour suivant, c'est le territoire des Aïth Yenni qui est envahi. On brûle trois de leurs villages: Aïth-el-Hassen, Aïth-el-Arba et Thaourirth Mimoun. Le soir, les Roumis dressent leurs tentes autour des ruines fumantes. Ils nous ont refoulés jusqu'à Thaourirth-el-Hadjadj, un autre village Yenni, établi sur la pointe d'un piton et d'où nous les voyons, le lendemain, se comporter dans leur camp comme des gens qui sont chez eux et qui s'y amusent. Ils mangent, boivent, dorment, chantent et se livrent à toute sorte de jeux. Nous avions, nous, la rage au coeur. Après s'être reposés et divertis pendant vingt-quatre heures, ils courent à l'assaut. Nous nous battons en désespérés. Le sang ruisselle dans les rues du village. Mais c'était écrit! Avant la nuit, Thaourirth-el-Hadjadj n'était plus qu'un amas de cendres et de ruines.

Trois jours après [Le 30 juin.], c'est le tour d'Agmoun-Izen chez des Aïth-Aguacha. Les habitants veulent rendre le village; mais nous, les manefguis des Sofs Cheraga [Alliés de l'Est.], nous nous obstinons en vain à le vouloir défendre. Les tribus atteintes par le flot envahisseur se résignent: les Menguelate, les Yenni, les Boudrar, les Aqbile, les Attaf, les Bou-Youcef, les Akkach, les Ouasif. Toute la confédération des Zouaoua R'raba [De l'Ouest.] s'est soumise comme celle des Iraten. Les confédérés de l'Est sont seuls ou presque seuls à se sacrifier maintenant pour la liberté kabyle.

Les traits du beau Kabyle se contractaient, sa parole devenait plus brève à mesure que la guerre, dans son récit, se rapprochait de sa tribu et de son village.

—Bel-Kassem, dit madame Elvire, répète-lui que si ces souvenirs lui font mal…

Le patriote des Aïth-Aziz devina ce bon mouvement du Général; car avant que l'interprète eut ouvert la bouche, il s'écria avec feu:

—Non, non, je tiens à ce que vous sachiez tous que jusqu'au bout nous avons fait notre devoir.

Et aussitôt il reprit son récit:

—Pendant que vos soldats, dit-il, venaient de l'ouest plus nombreux que les grives du nord à l'automne, une autre troupe, partie de Constantine, arrivait par la vallée de l'Oued-Sahel au pied du Djurjura, en gravissait les pentes abruptes et plantait ses tentes aux approches du col de Chellata. Celle-ci devait nous attaquer par l'est, et nous allions ainsi être placés entre deux feux. Tous ceux des Aïth-Illoula-Oumalou qui n'étaient point allés au secours des Iraten se trouvaient rassemblés sur le Thiziberth, avec les sofs des lllilten, des Ithourar, des Idger, et des Mlikeuch, prêts à faire tomber sur l'ennemi une grêle de balles et de pierres. Mais de ce côté-ci comme de l'autre, les djenouns [Démons.] combattaient visiblement avec les soldats de France qui traversent le col de Chellata et dépassent le Thiziberth, protégés par une cuirasse invisible; ils semblent invulnérables: ni les pierre ni les balles ne les peuvent arrêter dans leur course. Ils tombent comme une avalanche sur le village des Aïth-Mezeguan qu'une faible distance sépare du village des Aïth-Aziz. Ils le ruinent de fond en comble. Mais ce succès leur coûte cher: plus de cent des leurs sont tués ou blessés. Les nôtres n'ont aucun reproche à se faire: ils sont au moins deux cents qui gisent là morts ou mourants. Ce fut alors sur mon village même que s'appesantit la colère d'Allah.

Le beau Kabyle était devenu tout pâle; il continua avec un tremblement dans la voix:

—J'étais arrivé dans la nuit, accourant à la défense des miens. Je trouvai ma maison vide, vide aussi la maison du vieux Salem. Ma mère était partie avec Yasmina, avec les femmes, les enfants et les vieillards dans la direction de Tirourda et de Soummeur. On m'apprit qu'ils étaient allés chercher un refuge auprès de Lalla-Fathma, la sainte des Illilten. Ce fut pour mon coeur un grand soulagement.

Alors je courus à la djemâa et je leur dis: «Nous serons attaqués tout à l'heure; quels sont ceux qui veulent mourir avec moi?» Plus de trente répondent: moi! moi! Je le constate à regret, mais Ali n'était pas du nombre. Il s'était pourtant bien battu chez les Iraten et ailleurs. «C'est bien, repris-je, nous allons nous barricader dans la tour.» Ce que nous fîmes aussitôt, après nous être pourvus de munitions et de vivres.

Cette tour surmonte la porte du village; elle est percée de meurtrières et domine le petit plateau des Aïth-Aziz. Nous employons les dernières heures à renforcer la porte avec des madriers et des pierres; nous perçons de nouvelles meurtrières; en un mot, chacun s'ingénie à défendre de son mieux le village et à faire payer sa vie le plus chèrement possible. Quant à moi, je n'espère plus rien; je sais que l'ennemi nous égale par le courage, qu'il est mieux armé que nous, mieux discipliné, plus expert dans l'art de la guerre. Et si ce ne sont pas les djenouns qui combattent avec lui, c'est Allah qui lui donne la victoire, afin de nous infliger la plus cruelle de toutes les épreuves. Mais si je ne puis sauver mon pays ni mon foyer, du moins je ne survivrai pas à leur ruine.

Voilà ce que je me disais à moi-même, en attendant le soleil trop lent à se montrer. Et si je n'ai pas réalisé mon projet, si la mort n'a pas satisfait mon désir, ce ne fut point, en vérité, par ma faute.

Pendant quelques instants le beau Kabyle cessa de parler, tellement son émotion était forte. Il vit bien dans nos yeux qu'aucun de nous n'élevait le moindre doute sur sa sincérité.

—L'assaut, dit-il, nous fut livré de trois côtés à la fois. Parmi vos soldats, il y en avait qui bondissaient comme des panthères. Nos balles s'aplatissaient sur leur peau. Sans cela, comment eussent-ils pu parvenir jusqu'à nos maisons et les escalader sous nos feux croisés? Car nous avions multiplié dans tous nos murs les meurtrières, et par chacune d'elles un bon tireur visait, tandis que les autres n'étaient occupés qu'à recharger les fusils. J'ai moi-même tiré dix fois sur un chef, longtemps immobile à la même place où il donnait des ordres; je ne l'ai point atteint. N'était-ce pas un sortilége? Le village envahi, nous nous battîmes corps à corps, nous avec nos flissa [Sabres.] et nos gadoum [Haches.], eux avec leurs baïonnettes, ou les uns et les autres avec la crosse du fusil. Une affreuse mêlée s'engagea dans les rues, dans les cours et jusque dans l'intérieur des maisons. A la fin, ce qui restait encore debout des Imessebelen [Patriotes qui se dévouent à la mort.] se jeta dans la tour pour y livrer le combat suprême. Je tombai là parmi mes derniers compagnons, abattu d'un coup de crosse sur la tête [Le village d'Aïth-Aziz fut attaqué le 30 juin 1857 par des bataillons des 70e et 71e de ligne, du 2e zouave, du 1er étranger et des tirailleurs indigènes. «Les trois colonnes marchent sur Aïth-Aziz avec toute la furie française; mais les barricades et les murs crénelés des villages arrêtent quelques instants l'attaque de front. L'ennemi attend résolûment les assaillants: les soldats se jettent sur les barricades et s'efforcent de saisir les fusils kabyles à travers les meurtrières. La lutte a lieu à bout portant ou à l'arme blanche. Enfin les premières barricades sont renversées, et les soldats pénètrent dans le village. Les zouaves de droite y pénètrent presque en même temps; le combat se prolonge pendant quelques instants de maison en maison; puis le nombre, les armes et la discipline l'emportent comme ailleurs, et les Kabyles s'enfuient par le ravin de gauche, laissant de nombreux cadavres aux mains de leurs ennemis.» Emile Carrey, Récits de Kabylie, campagne de 1857.].

Dans la nuit, je revins à moi. Alors entre la vie et la mort je fis un effroyable rêve: je suffoquais; une fumée brûlante me desséchait la poitrine; j'étais environné de flammes, et à la lueur sinistre de l'incendie qui dévorait la tour, je me vis baignant dans le sang, au milieu des cadavres. Je jetai des cri, inarticulés; je m'élançai dehors, sans savoir où j'étais, ni ce que je faisais. Je courus ainsi quelque temps, fou d'horreur, entre les balles que m'envoyaient les sentinelles. Enfin, à bout de forces je m'évanouis et restai jusqu'au matin, inanimé à la même place.

Quand je me réveillai, le soleil brillait, les oiseaux chantaient, les fleurs embaumaient. Devant cet épanouissement de la vie et du bonheur dans la nature je me dis: «Allons, j'ai fait un mauvais rêve.» Mais ayant levé la tête, je vis au loin des murs noircis, des ruines fumantes. C'était là tout ce qui restait du village des Aïth-Aziz. Au même instant, j'entendis des voix d'homme a quelque distance de moi. Je me traînai derrière un buisson, me cachant de mon mieux; je regardai: c'était Ali avec des tirailleurs indigènes et des soldats français. Ils causaient, ils riaient ensemble comme des amis à la promenade. D'un mouvement irréfléchi, je cherchai mon fusil pour envoyer une balle au coeur du traître. Je m'aperçus que je n'avais plus cette arme, à laquelle je tenais tant parce qu'elle me venait de mon père. Seule, ma fidèle gadoum était restée attachée à mon côté. Je la saisis d'une main convulsive et voulus m'élancer sur mon ennemi. Mes jambes refusèrent de me porter, je retombai la face contre terre; je restai longtemps ainsi, abîmé dans mon désespoir. La vue de ces lieux qui m'avaient été si chers m'était devenue insupportable. Cette lumière éblouissante, cette campagne fleurie, tout, jusqu'à la joie des oiseaux et des insectes, irritait ma douleur. J'éprouvais un amer dégoût de la vie, et je fus sur le point de suivre l'exemple de ces manefguis qui, chez les Iraten, s'étaient précipités du haut de leurs rochers pour ne point survivre à la liberté morte. Ma haine pour Ali, le devoir de l'oussiga [Vengeance.], me retinrent au bord de l'abîme. Alors aussi me revinrent la pensée de ma mère et celle de ma fiancée. Je fus saisi de l'irrésistible besoin de les revoir, de les serrer contre ma poitrine. Et j'entrepris aussitôt le plus pénible voyage qu'un homme grièvement blessé ait jamais accompli. Je ne pouvais marcher, ni même me tenir debout, tellement était grande ma faiblesse. Il me fallut donc me traîner sur mes genoux pour franchir les quatre heures de marche qui me séparaient du village de Soummeur. Là étaient ma bonne mère Hasna, Yasmina ma bien-aimée! Et chaque fois que mon courage m'abandonnait, je cherchais des yeux l'Azerou-N'tour [Pic du Djurjura qui domine le col de Tirourda près de Soummeur.]; il m'attirait à lui comme l'aimant attire le fer. Depuis longtemps la nuit était venue quand j'atteignis enfin la porte du village. Cette porte était fermée; mais les hommes de garde veillaient. En vain je voulus répondre aux cris des sentinelles. Je n'en eus plus la force. M'étant redressé par un dernier effort, je tombai à la renverse.

Ah! cette fois le réveil fut doux. Elles étaient là, près de moi, toutes les deux, les chères femmes! Et entre elles j'en vis une troisième au visage fier et bienveillant. C'était Lalla Fathma. Elle m'avait recueilli dans sa maison; si je vivais, je le devais bien plus à son pouvoir surnaturel qu'à l'huile chaude et aux aromates. J'essayai de porter à mes lèvres un pan de son kaïk, mais la sainte retint ma main; elle mit la sienne sur mon front. A ce moment il me sembla que le mal m'était enlevé comme par miracle. Je m'endormis d'un sommeil profond et si bienfaisant que dès le lendemain je pus me tenir sur mes jambes.

Plusieurs jours s'étaient écoulés pendant lesquels, en proie à la fièvre, je n'avais eu connaissance de rien. J'avais été comme un fou qui se bat avec un ennemi invisible. J'appris cela de ma mère et de ma bien-aimée que, dans mon égarement, j'avais cruellement maltraitées. Je leur en demandai pardon. Elle me répondirent par des larmes et des baisers. Un matin que je me sentais beaucoup mieux:

—Mais, leur demandai-je, les Roumis, que sont-ils donc devenus?

Je les vis l'une et l'autre changer de couleur. Ma mère Hasna mit mon bras sous le sien. Yasmina appuya une de mes mains sur son épaule; et ainsi soutenu, on me mena sur une éminence d'où la vue embrasse presque tout le territoire des Zouaoua de l'Est.

—Regarde! dit ma mère Hasna, et son visage devint blanc comme de la cire.

Toutes nos tribus étaient envahies. D'innombrables tentes occupaient le fond des vallées ou s'éparpillaient sur les pentes. Les crêtes aussi étaient militairement occupées. La tente de votre amin el oumena [L'amin des amins, qui exerce le commandement en chef en temps de guerre.] était dressée sur le pic de Tamesguida chez les Aïth-Ithourar. Seul le territoire des Aïth-Illilten, où nous nous trouvions, demeurait encore libre.

—Et les Mlikeuch? fis-je.

—Les Mlikeuch ont fait leur soumission.

Mes yeux s'étant portés sur l'Azerou-N'Thour, j'y vis briller des armes.

—Ce sont les nôtres qui sont là? demandai-je.

—Non, répondit ma mère Hasna en frémissant; ce sont les démons de
France. Les djenouns les y ont amenés cette nuit.

Au même instant des vieillards, des femmes, des enfants, effarés, gémissant et poussant devant eux leur bétail, accouraient vers le village:

—Les Roumis! criaient-ils, les Roumis! Ils viennent! Ils sont là!

Tout à coup la fusillade éclata dans la montagne. Nos derniers défenseurs ripostent en cent endroits au feu de l'ennemi plus nombreux que jamais et plus terrible, car il est maintenant pressé d'en finir avec cette poignée de patriotes qui offense son orgueil. Ce sont des Aïth-Illilten, des Aïth-Illoula-Oumalou, des Aïth-Ithourar, des Aïth-Idger et des guerriers de diverses tribus vaincues et soumises.

Ici le beau Kabyle parut de nouveau frappé de mutisme; mais faisant un effort sur lui-même, il s'écria:

—Puisque c'est la vérité, je dois vous la dire: eh bien, une partie de nos anciens alliés, comme s'ils étaient jaloux de nous voir libres encore, ne se montrèrent pas moins empressés d'en finir avec nous que vos propres soldats. Ils se joignirent à eux; et nous les apercevions, là-bas, qui se battaient, eux Kabyles, contre nous, leurs frères. Le malheur est mauvais conseiller: les vieilles haines qui existaient entre des tribus ou des villages, entre des sofs ennemis, saisirent avec empressement le prétexte ou l'occasion de se satisfaire. Alliés dans la guerre contre l'étranger, unis pour la commune défense, nous vîmes les divisions anciennes réapparaître dans nos rangs au lendemain de nos premières défaites. Et c'est ainsi que plusieurs villages furent pillés et brûlés, non par des mains françaises, mais par des mains kabyles. Il me fallait vous faire ce pénible aveu qui couvre mon visage de honte.

Ma mère, ma fiancée et moi, nous regagnâmes la maison de Lalla Fathma sans échanger une seule parole. Qu'aurions-nous pu nous dire? Tout n'était-il pas fini pour nous?

La fusillade se rapprochait d'instant en instant. De notre côté, elle était aussi de moins en moins nourrie. Autour de moi, ce n'était que lamentations. Des femmes, des enfants s'entassaient dans l'amrah [La cour.] et jusque dans l'aouens [Logement du chef de la famille.] où la sainte se tenait assise sur la doukana [Banc de pierre ou lit.]. A l'expression de son visage, on devinait qu'elle aussi avait renoncé à toute espérance, et qu'elle attendait, désolée mais résignée, l'inévitable destinée. Pour nous, elle ne pouvait plus rien que nous donner l'exemple du courage devant la mort, et ce devoir, elle s'en acquittait.

Mais voici que les lamentations redoublent. Les coups de fusil éclatent maintenant à l'entrée même du village. Chacun comprend que nous touchons au moment suprême. Alors je ne sais quel vertige s'empare de moi: il me semble voir, je vois ma mère Hasna, je vois Yasmina ma fiancée, aux mains de l'ennemi, exposées aux derniers outrages. Je les presse sur mon coeur pour me persuader à moi-même que ce n'est là qu'une hallucination. Mais l'épouvante des femmes, leurs cris déchirants, m'avertissent que ce qui n'est à présent qu'une affreuse illusion deviendra tout à l'heure la réalité même. Aussitôt, je m'arrache des bras chéris qui me retiennent:

—Non, m'écrié-je, cela ne sera pas, moi vivant.

Doué d'une force surnaturelle, je bondis hors de la maison, je m'élance du côté où l'on se bat encore; à défaut de fusil, j'ai ma gadoum. Le premier ennemi qui se rencontre à ma portée est un tirailleur indigène. Il décharge son fusil sur moi et me manque. Je lui fends la tête. Un de ses camarades accourt, et je tombe percé d'un coup de baïonnette [L'attaque des Aïth-Illilten et la prise de Lalla Fathma au village de Soummeur eurent lieu le 11 juillet 1857.].

Le beau Kabyle, entrouvrant sa gandoura, nous montra sur sa poitrine une horrible cicatrice. Son récit nous avait tous vivement émus. La chaleur que Bel-Kassem avait mise à le traduire, prouvait bien qu'il n'était pas demeuré insensible, lui non plus, aux exploits de ce héros.

—Mohamed-Ameur-et-Aïn, lui dit le Général en lui tendant la main, nous honorons le courage chez nos adversaires autant que chez nos propres soldats. Nous admirons le tien. Assurément tu étais digne d'une meilleure fortune. Mais qu'advint alors de ta mère, de ta fiancée et de toi-même?

—Lalla Fathma, avec les femmes et les enfants qui l'entouraient, fut amenée prisonnière devant Sidi [Seigneur.] Randon, au pic de Tamesguida. Son frère, Sidi Thaïeb, l'accompagnait. Aux questions qui lui furent adressées, elle répondit d'une voix calme et ferme: «C'était écrit!» Le jour suivant, on la dirigea sur le bordj de Tizi-Ouzou, et de là sur celui des Ben Sliman où elle subit, soumise aux volontés d'Allah, une triste captivité. Quant aux autres prisonniers de Soummeur, ils furent envoyés chez les Aïth-Bou-Youcef, alors les alliés des Français. Ma mère et ma fiancée se trouvaient parmi eux. Les Aïth-Bou-Youcef n'eurent pas d'ailleurs à les garder longtemps; car les Aïth-Illilten, les Aïth-Illoula-Oumalou, les Aïth-ldger, les Aïth-Ithourar, en un mot les derniers défenseurs du Djurjura durent faire leur soumission dans les vingt-quatre heures. L'amende payée, les otages livrés, on permit à ces malheureux manefguis, de retourner dans leurs villages dont plusieurs n'étaient plus que des ruines. Ces choses, je ne les ai apprises, comme vous le pensez bien, que longtemps après, à mon retour dans la montagne. Quelle train charitable me releva à l'endroit où j'étais tombé expirant? Quand, comment et par qui fus-je transporté à l'hôpital de Tizi-Ouzou? C'est ce que je ne saurais vous dire. Tout cela n'a laissé dans mon esprit qu'un souvenir confus. Je me souviens seulement qu'un matin, un thebib français m'arracha un grand cri en enfonçant un instrument dans le trou béant de ma poitrine. En le voyant sourire d'un air de satisfaction, j'éprouvai pour la première fois de ma vie un sentiment de peur. Ah! pensai-je, la cruauté de nos ennemis peut-elle aller jusque-là! Mes yeux exprimaient sans doute ce que je ressentais; car un turco blessé qui était couché dans un lit près du mien, s'empressa de me dire:

—Ne crains donc rien, ami; le thebib français est content, car, dit-il, puisque tu cries, c'est que tu as envie de vivre.

J'ouvris la bouche pour le remercier. Après tout, puisque je n'étais pas mort, je n'étais pas fâché de revoir la lumière. Mais le thebib français mit vivement sa main sur mes livres; puis il parla au turco, mon voisin.

—Il t'avertit, me dit celui-ci, que si tu souffles un mot de la journée, tu ne seras bon ce soir qu'à être mis en terre.

Je ne me le fis pas répéter deux fois. Je n'ouvris plus la bouche, mais je pensai à ma bonne mère Hasna, à ma bien-aimée Yasmina. Et pourquoi ne l'avouerais-je pas? je pensai aussi à Ali, mon mortel ennemi. Je me souvins même de ce regard que je lui avais jeté chez les Aïth-Iraten et qui disait: «C'est bien, Ali, nous règlerons notre compte ensemble après la guerre.» Ah! maintenant, je ressentais l'ardent désir de vivre: je n'avais pas seulement à venger mon père tué par les hommes de sa kharouba, mais encore ma patrie, trahie par lui-même. Ces souvenirs et ces projets avaient sans doute rappelé la fièvre; car une femme jeune et belle encore, en robe grise, la tête couverte d'une grande coiffe blanche, m'observait debout devant mon lit. Mes yeux ayant rencontré les siens, elle mit un doigt sur ses lèvres pour me recommander le silence; puis, penchée sur moi, elle fit tomber dans ma bouche quelques gouttes d'une liqueur qui m'endormit presque aussitôt.

Combien de jours, combien de semaines, suis-je resté là couché sur le dos, soigné par le thebib français et par cette femme si douce et si patiente, en qui j'avais confiance comme en ma propre mère? Ce que je sais, c'est que mon voisin le turco s'en était allé avec beaucoup d'autres, morts ou guéris, tandis que moi j'étais toujours à la même place. On me traitait comme le fils d'une kharouba où il n'était né avant lui que des filles. Cependant l'impatience me gagnait; le désespoir même s'emparant de moi, l'on me surprenait parfois à sangloter comme un enfant. Ainsi se passa tout l'été et une partie de l'automne. Enfin, ma plaie se ferma; je vous parle de celle de la poitrine; la blessure de mon bras n'était rien, et pour ce qui est de celle de ma tête, nous avons coutume de dire qu'aucun thebib, si savant qu'il soit, n'a jamais pu savoir ce qui est le plus dur d'un crâne kabyle ou d'un caillou roulé.

Un matin, la bonne femme me mit dans la main une petite médaille et un grand pain. J'étais guéri!

Le beau Kabyle nous montra sa médaille. Elle portait sur l'une de ses faces une image de la Vierge avec cette inscription: «Marie, conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous.» Sur l'autre face, une croix couronnée d'étoiles surmontant un grand M.

Je partis, reprit-il, après avoir baisé pieusement la main de ma bienfaitrice et remercié du fond du coeur le thebib français. Pour regagner mon village, je suivis d'abord la nouvelle route, celle que vos soldats avaient ouverte aux flancs du rocher, et je compris pourquoi ils avaient là tant fait parler la poudre. Sur le Souk-el-Arba des Iraten, le fort entièrement achevé se dressait menaçant, et dans l'intérieur du fort des maisons, grandes ou petites, s'élevaient comme si un magicien les eût fait sortir de terre. Je m'éloignai en toute hâte de ces lieux remplis de sortiléges. Douze heures de marche seulement me séparaient de mon village, de ma mère, de ma fiancée. Et comme le coeur me battait à la pensée que j'allais les revoir! car la sainte de Tizi-Ouzou m'avait assuré que toutes les femmes, excepté Lalla Fathma, avaient été remises en liberté. Quant à ma maison, était-elle encore debout? Peu m'importait! La guerre, me disais-je, n'en aura du moins pas emporté les pierres, et le l'aurai, moi, bientôt relevée avec l'aide de mon tuteur qui est maçon.

Je me parlais ainsi à moi-même en traversant Ichariten, où la plupart, des maisons brûlées avaient déjà été reconstruites. Déjà les traces de la lutte avaient presque partout disparu; car le Kabyle ne se montre pas moins ardent aux oeuvres de la paix qu'à celles de la guerre. Tout en marchant d'un pas rapide, je formais de doux projets. Je n'avais point les cent douros d'Espagne que le vieux Salem exigeait pour la dot, d'Yasmina: je n'en avais même pas le premier. Mais cet homme-là, me disais-je encore, ne sera pas impitoyable quand j'aurai fait justice d'Ali, comme c'est mon droit et mon devoir. Il sera trop heureux alors de me donner sa pupille pour que je lui assure, moi, sa nourriture.

Je m'étais arrêté à une fontaine; j'y avais fait mes ablutions en disant, selon la coutume: «O mon Dieu, fais-moi sentir l'odeur du paradis.» Comme je me relavais et montrais mon visage, quelqu'un près de moi s'écria au comble de la surprise:

—Vraiment est-ce toi, Mohamed, est-ce bien toi?

C'était un homme des Aïth-Aziz, Yacoub, un de mes camarades d'enfance.

—Nous t'avons tous cru mort. Ta mère t'a pleuré, Yasmina aussi.

—Yasmina aussi, fis-je machinalement, car je ne savais plus ce que je disais, accablé sous le pressentiment de quelque nouveau malheur.

—Oui, reprit Yacoub, elle t'a bien pleuré, la pauvre petite; mais il y a une fin à tout, et le vieux Salem lui ayant apporté la preuve de ta mort…

—Quelle preuve? m'écriai-je hors de moi.

—Ta gadoum qu'elle a reconnue aux signes que tu y avais gravés avec ton couteau. Ta mère Hasna aussi l'a reconnue.

—Et alors?

Alors son tuteur l'a tour à tour suppliée, menacée, lui répétant sans cesse qu'elle offensait le ciel en vouant sa vieillesse à la misère par son refus obstiné d'épouser Ali.

—Elle, la femme d'Ali! criai-je; en saisissant le bras de Yacoub. Mes ongles s'enfonçaient dans sa chair.

—Pas encore, s'empressa-t-il de me répondre, mais tu me fais mal.

—Allah est grand!

Je me jetai au cou de mon ami; je l'embrassai de toutes mes forces.

—Tu n'as pas de temps à perdre, reprit-il, si tu veux arriver là-bas avant que le marabout ait récité la fatha [La prière qui consacre le mariage.].

—C'est donc demain?

—Oui, c'est demain.

Je mesurai la distance:

—Yacoub, m'écriai je, Ali n'épousera demain que la mort.

Et comme un fou je me mis à courir dans la direction de mon village. Mais je n'avais pas retrouvé mes jambes d'autrefois, et dans ma poitrine il y avait un fer rouge. Ma blessure s'enflammait; elle menaçait de se rouvrir. A chaque fontaine je m'arrêtais, et j'avalais de grandes gorgées d'eau pour éteindre le feu qui dévorait mes poumons et ma gorge. Je ne disais plus: «O mon Dieu, fais-moi sentir l'odeur du paradis;» mais je disais: «O mon Dieu, prends ma vie, mais que du moins, avant de mourir, je puisse frapper ce traître!»

En vérité, vous pouvez m'en croire, si je vous dis que ce voyage-là fut encore plus pénible que l'autre, celui que j'avais dû faire sur les genoux pour parvenir jusqu'au village de Soummeur. Cette fois aussi l'amour fut le plus fort, l'amour et une autre passion enracinée dans le coeur des Kabyles: la passion de la vengeance.

Je n'atteignis le plateau des Aïth-Aziz que vers le milieu du jour. Je me glissai le long des haies et derrière les maisons, mon couteau dans la main, épuisé, haletant, tout ruisselant d'une sueur d'angoisse, dévoré d'une soif que du sang pouvait seul éteindre: le sang de mon ennemi. Je passai ainsi près de notre maison, près de ma mère. Je ne m'aperçus pas que l'incendie l'avait épargnée; je ne pensai même pas à ma mère. Ah! je ne veux pas me faire meilleur à vos yeux que je ne le suis: je n'étais plus un homme, mais un tigre. Je n'avais plus qu'une seule chose devant les yeux: Yasmina dans les bras d'Ali! Et cela me rendait fou.

Je continuai donc d'avancer vers les maisons des Aïth-Ahmed-bou-Smaïl, d'où s'élevaient des bruits de fête. On entendait la musique des flûtes et des tambours. Tout à coup, ayant fait encore quelques pas, je vois s'avancer le cortége. Les hommes, armés comme pour la guerre, marchaient devant Ali et le vieux Salem. Entre eux venait Yasmina blanche comme la neige, les yeux creusés par les larmes.

Devant cette grande douleur où éclate tout son amour pour moi, le couteau s'échappe de ma main, et je m'élance les deux bras étendus vers ma bien-aimée:

—Yasmina! Yasmina!

Ella pousse un cri, fait un bond et se suspend à mes lèvres. Dans le premier moment, Ali et ceux de sa kharouba demeurent tous frappés de stupeur. Eux aussi sans doute, ils me croyaient bien mort, et mon retour les étonne comme un prodige. Mais je n'attends pas, moi, qu'ils reviennent à la réalité. Chargé de mon précieux fardeau, je me précipite vers les maisons de ma kharouba en criant:

—A moi, à moi, parents et amis des Ameurel-Aïn!

Ma bien-aimée appuyée sur mon coeur, je ne sens plus ni souffrance ni fatigue: j'ai des ailes! J'arrive à la maison, je dépose sur ma doukana Yasmina évanouie, et me mets à crier: imma! imma!

Elle est au jardin, mais elle a entendu mon appel. Elle veut accourir, ses genoux se dérobent sous elle; je la prends dans mes bras et l'emporte en la couvrant de baisers.

Imma, dis-je, as-tu pour moi une arme? Les Aïth-Bou-Smaïl vont venir.

Elle me regarde sans m'écouter; elle demeure là devant moi comme en extase.

Imma, nos ennemis vont venir nous attaquer.

Alors, comme si elle sortait d'un rêve:

—Nous attaquer, dit-elle, lui Ali! Il faut le tuer!

—Mais je n'ai plus mon fusil.

—Je l'ai moi! le voici! Les nôtres l'ont ramassé dans la tour parmi les cadavres, et ils me l'ont apporté en souvenir de toi. Voici de la poudre et des balles.

Une grande clameur s'élevait au dehors. Je courus vers la porte. Je la fermai en la barricadant de mon mieux. Il n'était que temps: une balle siffla près de mon oreille. J'entr'ouvris l'asfalou [Petite fenêtre.]:

—Mal tiré, Ali, criai-je; tu m'as manqué, mais moi je ne te manquerai pas.

Cependant ma chère Yasmina était revenue à elle. Ma bonne mère Hasna la couvrait de caresses; et moi, sans m'éloigner de l'asfalou, je lui exprimais tout ce que mon coeur renfermait pour elle de tendresse. Jamais félicité pareille à la mienne n'avait été goûtée par une créature humaine. Eh bien, ce fut à ce moment-là que la foudre m'écrasa.

Je vis, je vois, oui, je verrai toujours se glisser comme une vipère à la dent mortelle, par une de nos thikouathin [Petits jours percés dans le haut de la muraille pour donner de l'air à l'intérieur du logis.], le long canon d'un fusil. Avant que j'eusse pu crier: tamourt! tamourt [A terre! à terre!]! le coup partit. Yasmina jeta un faible cri et s'affaissa sur ma doukana.

Ignorant encore toute l'étendue de mon malheur, j'ouvre la porte en hurlant de rage; je m'élance derrière la maison, je vois Ali le traître fuyant de toute la vitesse de ses jambes. Je l'ajuste, le canon de mon fusil appuyé, je tire! Ah! cette fois, Allah est avec moi! le misérable trébuche, il roule à terre.

—Ah! je t'avais bien dit que je ne te manquerais pas!

Il me sembla entendre un ricanement. Je courus vers Ali avec ma gadoum que ma mère Hasna m'avait aussi rendue. Mon ennemi n'était plus qu'un cadavre. Alors je revins à pas lents à la maison. Je n'osais pas y rentrer. Je demeurai sur le seuil, chancelant, livide: ma mère agenouillée sanglotait.

Yasmina, la fleur de ma vie, était morte.

CHAPITRE V DE LA MAISON D'OR A KALAA ET A LA PLAINE.

La résidence de Ben-Ali-Chérif couronne, à deux mille mètres de l'Oued-Sahel, une petite éminence devant laquelle de belles prairies légèrement accidentées et décorées de bouquets d'arbres forment comme un parc anglais.

Extérieurement, c'est un bordj: une enceinte continue, percée de meurtrières, forme un carré de défense. Nous y pénétrons par une porte monumentale qui regarde la vallée.

Au fond d'une première cour intérieure, nous apparaît tout à coup une vaste maison française à un étage. A gauche sont les communs et les logements des hôtes, à droite un grand hangar pour les chevaux et les bêtes de bât. Plus de cent Kabyles se tiennent accroupis ou debout près de la porte du bordj, et tout le long du bâtiment qui occupe le quatrième côté de la cour. L'aga est là qui écoute la plainte des uns et apaise leurs griefs, qui réprimande ou punit les autres.

Plusieurs serviteurs accourent, empressés à nous conduire devant leur maître. L'hospitalité des pauvres montagnards s'est gravée dans nos coeurs. Le grand seigneur de la vallée pourra-t-il la surpasser ou même l'égaler? Qu'on en juge.

Nous sommes introduits auprès d'un fort bel homme de trente-cinq à quarante ans. Il a grand air. Ses traits nobles, sa physionomie à la fois douce et fière, sa haute stature magnifiquement drapée dans plusieurs burnous d'un tissu fin, et encore rehaussée par le turban oriental qui surmonte son front comme une couronne, tout, jusqu'à ses mains fines, annonce en lui le maître, le chef ou du moins le premier d'entre ses pairs. Il est assis devant un bureau à l'européenne, et à côté de lui se tient, une plume à la main, un jeune Français en veste rose: c'est un sous-officier que le général commandant la division de Constantine a attaché à sa personne en qualité de secrétaire. En nous voyant entrer, Ben-Ali-Chérif se lève et nous salue en homme du meilleur monde:

—Soyez la bien venue, madame, et vous aussi, messieurs, nous dit-il sans le moindre accent kabyle. Je vous remercie de la faveur que vous voulez bien me faire en venant de si loin me demander l'hospitalité. Ma maison est la vôtre, mes gens et moi sommes vos serviteurs. Je regrette que Paris soit si loin, et que nous soyons encore ou peu s'en faut des Barbares. Je crains que vous ne vous en aperceviez trop. Mais vous me tiendrez compte, je l'espère, de ma bonne volonté.

Le secrétaire met sous les yeux de Ben-Ali-Chérif la lettre où le gouverneur général nous recommande aux autorités françaises et indigènes. Notre hôte nous la rend gracieusement sans la lire, et levant aussitôt la séance de justice, il nous introduit dans sa maison. Il nous fait traverser une vaste salle à manger pour nous conduire dans une seconde cour intérieure, autour de laquelle règnent des colonnes de porphyre. Elles supportent, un peu massives, la galerie à dentelles d'une riche habitation mauresque. Partout ici l'Afrique et l'Europe se coudoient; mais chez le maître du logis le désir est manifeste de donner le pas à l'Europe sur l'Afrique. Nous montons, entre deux panneaux de faïence napolitaine, les degrés de pierre d'un escalier spacieux et commode, et nous voici dans un salon. Quel plaisir de retrouver Paris au pied du Djurjura! L'ameublement est rouge et or. Des fauteuils, des divans, des coussins brodés, des rideaux en lampas, des tables de boule, des bronzes et des glaces partout; puis là-bas, le soleil incendiant les hauts sommets kabyles: ce contraste étonnant s'offre à nos yeux ravis comme un régal unique.

L'aga nous fait servir du café dans des petites coupes de Sèvres. C'est un vieil Osmanli qui nous le présente, un serviteur d'avant la conquête, né et élevé dans la Maison d'Or. Avec une politesse raffinée, Ben-Ali-Chérif nous interroge sur les incidents de notre voyage. Il s'excuse ensuite de nous quitter pour quelques instants: il veut s'occuper lui-même de notre installation. Lui sorti, nous nous regardons tous quatre sans mot dire; mais ce silence est éloquent, et tout rempli d'actions de grâces pour le Général à qui nous devons cette féerie après tant d'autres. N'est-ce pas madame Elvire qui a conçu le projet d'une excursion dans le monde kabyle, et qui en a combiné le plan? Pour l'exécuter, n'est-ce pas dans son courage que nous avons puisé le nôtre? A force de nous regarder ainsi, nous éclatons de rire: nous avons des mines de brigands, nos visages et nos mains sont kabyles. Le soleil a teint en cramoisi une des joues du Caporal, et changé le nez du Conscrit en tomate mûre; le voile en lambeaux du Général a tatoué en vert son front, sa joue et son menton. Comment notre hôte a-t-il pu garder son sérieux en nous voyant accommodés de la sorte? Il vient bientôt pour nous conduire à nos appartements. La chambre que le Conscrit a l'honneur de partager avec son Général est magnifiquement meublée à la française. Grand lit en palissandre, tapis moelleux, riche toilette avec une aiguière en vermeil donnée à Ben-Ali-Chérif par le gouvernement français, et des savons de Chardin, et des essences de Lubin: bref, tout le nécessaire des élégances parisiennes. Allons! endossons l'habit noir, c'est bien le moins que nous puissions faire pour honorer notre hôte. Nous retournons au salon; les fauteuils ne s'indignent plus de nous recevoir entre leurs bras.

—Vous plaît-il que je vous mène à mon jardin de France? Nous avons le temps d'y aller et d'en revenir avant la nuit.

Nous suivons Ben-Ali-Chérif dans la première cour où nous attendent, impatients et blanchissant leur frein d'écume, des chevaux de haute race et une mule si bien faite et si fringante que la mule du Prophète devait lui ressembler. L'aga a soulevé madame Elvire comme il eût fait d'une petite fille pour l'asseoir sur une selle incrustée de corail et d'émaux. Puis, nous montrant le chemin, il prend la tête du cortége. Je me sentais presque honteux, je l'avoue, assis moi cavalier de la dernière classe, sur le dos d'un noble arabe à la robe noire, à l'oeil de feu.

Il le cède à peine en beauté à la cavale blanche de notre hôte qui, dans son triple burnous aux plis flottants et sous son grand turban en coupole, marche devant nous comme un triomphateur.

—Quelles magnifiques bêtes! s'écrie madame Elvire, qui, écuyère émérite, dévore des yeux la cavale blanche et le cheval noir.

—Aussi douces et obéissantes que belle, madame; elles sont dans ma famille, de père en fils, depuis deux ou trois siècles. Leur généalogie se confond avec la mienne; mais la plus belle et la meilleure, c'est ma mule que vous montez. Je ne la troquerais pas contre le plus noble cheval d'Arabie. J'ai fait avec elle bien des fois le chemin de Constantine à Batna en dix heures, devançant la diligence qui en met quatorze à franchir ces trente lieues et fait quatre relais. Elle va toujours, sans boire ni manger; à l'arrivée, elle a le poil aussi sec qu'au départ. Elle n'a peur de rien, pas même du lion que nous avons deux fois rencontré en chemin. Enfin, elle est aussi bonne personne qu'intelligente et brave. Aussi est-elle traitée comme un membre de la famille.

Le jardin de France où nous arrivons en un temps de galop offre l'aspect appétissant et plantureux d'un jardin de prieuré. Une riche variété de fleurs odorantes décorent les plates-bandes; et par de là, dans les carrés, ce sont des légumes opulents. Il y a aussi des tonnelles où grimpent le long des treillages de jeunes vignes. Les poiriers, les cerisiers, les abricotiers sont les arbres précieux et rares; les orangers, les citronniers, les cédrats, les grenadiers et les néfliers du Japon sont les communs. Le jardinier qui est de Versailles paraît enchanté de voir des pays. Il s'approche de nous en ôtant sa casquette.

—Monsieur Ben-Ali-Chérif, avant un mois vous mangerez des cerises.

—Voici un jardin bien tenu, dis-je, je vous en fais mon compliment. Mais aussi quelle terre! Il ne lui faut pas d'engrais. C'est assez de jeter la semence et d'arracher les herbes gourmandes. Avec de l'eau, on ferait ici pousser des pierres.

—Elle ne te manque pas, n'est-ce pas, François? dit l'aga.

—Non, monsieur Ben-Ali-Chérif.

—Cette conduite nous amène l'eau du Djurjura que j'ai fait analyser. Elle est claire, fraîche et point du tout saumâtre comme celle de beaucoup de sources que vous rencontrerez dans la vallée; et vous ferez bien de n'y pas boire. Voulez-vous juger de la végétation dans l'Oued-Sahel? Regardez ces orangers; quel âge leur donnez-vous?

—Ils sont grands et forts comme des pommiers de vingt ans. Nous leur donnons cet âge-là.

—Ils ont six ans.

Nous nous récrions tous, incrédules.

—François, est-ce que je me trompe d'une année?

—Non, monsieur Ben-Ali-Chérif.

Dans une allée du jardin nous rencontrons un jeune homme de dix-huit ans. Sa taille est élevée, sa figure noble et bienveillante. Il s'incline devant nous et salue l'aga en l'appelant Sidi; puis il garde un silence respectueux. Notre hôte nous le présente:

—Le chérif, mon fils aîné, nous dit-il; ne vous étonnez pas de son mutisme. Chez nous le fils ne parle pas devant son père. Le chérif a fait ses études au collége arabe d'Alger, et je me propose de l'envoyer en France pour s'y perfectionner. Si les circonstances me le permettent, je ferai même avec lui le tour d'Europe. J'éprouve, moi aussi, un grand besoin d'apprendre. Tout ce qui vous rappelle ici la France est le fruit d'un voyage que je fis à Paris en 1854. A cette époque, je savais à peine quelques mots de français appris dans mes fréquentes relations avec vos officiers; car depuis mon plus jeune âge, j'ai compris ou plutôt j'ai pressenti que l'avenir de mon pays, de ma chère Kabylie, était entre les mains de la France [Ben-Ali-Chérif n'en prit pas moins part à la révolte des Kabyles en 1870.]. Aussi, m'y suis-je dévoué corps et âme; de 1847 à 1857 j'ai entretenu, à mes frais, pour son service, cent soixante hommes et quatre-vingt-dix chevaux, postés là haut, à Chellata. Ce qui n'empêcha pas qu'en 1857 je faillis, sur de faux rapports, être arrêté comme traître et rebelle. On me rendit justice, Dieu merci, et je fus récompensé par la croix d'officier. Ce que je vis à Paris et dans toute la France produisit sur moi une impression inexprimable dans votre langue comme dans la mienne. Dire que je fus émerveillé, enthousiasmé, transporté, cela ne pourrait rendre ce que j'éprouvai; je pensai un moment que j'en perdrais la raison. Je voulus absolument parler et lire le français, l'écrire aussi. Il me fallut une maison française, je n'en suis qu'à l'a, b, c de mon éducation, et j'ai bien d'autres projets; mais je suis jeune encore, et, si Dieu le veut, je les réaliserai: mes compatriotes n'auront pas à s'en plaindre, ni la France non plus.

Le chérif s'était éloigné sur un mot que son père lui avait dit en kabyle; il revint avec la plus belle rose des plates-bandes.

—Permettez-moi de vous l'offrir, dit galamment l'aga à madame Elvire; il y en a de plus rares, mais aucune n'a son parfum.

Nous retrouvons le jardinier près de la porte du jardin. Étant demeuré en arrière:

—François, lui dis-je, quelle besogne faites-vous là?

—Vous le voyez, Monsieur, je sale un jambon.

—Mais je n'ai pas vu un seul porc dans toute la Kabylie.

—C'est une cuisse de sanglier que je mets dans le sel; je la ferai ensuite sécher au soleil. M. Ben-Ali-Chérif ou M. le chérif, son fils, chaque fois qu'ils vont chasser dans la montagne d'Akbou, abattent plusieurs de ces bêtes qui ont par ici la taille de petits veaux. Et lorsqu'ils parviennent à en soustraire un morceau à leurs grands coquins de lévriers, de véritables tigres, ils ont la bonté de me le réserver. Pour eux, apprivoisé ou non, un sanglier est toujours un porc.

Le soleil s'est couché, et brusquement le jour a fait place à la nuit; les diamants célestes commencent à jeter leurs feux étincelants dans un azur pâle comme le regard de la jeune mourante. Le silence, frère des ténèbres, a envahi l'immense vallée. De temps à autre, le cri sinistre d'un chat-huant ou d'une hyène jette l'épouvante au coeur des troupeaux endormis. Arraché par cette menace à son premier sommeil, un agneau y répond par un bêlement plaintif, en se pressant contre le flanc maternel. Çà et là un feu s'allume pour tenir en respect les carnassiers qui sortent affamés de leurs tanières. La petite cavalcade a pris les devants. Je remonte sur mon arabe. Je lui lâche les rênes. Il part comme un fils d'Éole auquel son père a ouvert la caverne. Ses jarrets sont si flexibles que je ne reçois nulle secousse de son galop. On dirait que, suspendu dans l'air, il dévore l'espace avec des ailes invisibles. En un clin-d'oeil, il a rejoint ses frères, sa soeur, la cavale blanche et la mule, sa cousine. Sa course précipite la leur; en trois minutes nous franchissons deux kilomètres. En descendant de mon cheval, j'avance, pour le baiser, mes lèvre vers son museau. Il me laisse faire. Un serviteur s'approche de l'aga et lui dit: «Monsieur Ben-Ali-Chérif est servi.» Nous entrons dans la salle à manger, où la table dressée à la française est éclairée aux bougies. Argenterie, cristaux et porcelaines, tout est de bon goût et marqué au chiffre de notre hôte. Mais pourquoi donc la nappe est-elle d'une blancheur douteuse? Assurément, elle a été passée à l'eau depuis que la diffa fut servie à ceux qui nous out précédés dans cette maison si grandement hospitalière. Vos lavandières, mon cher hôte, ignorent-elles donc l'usage du savon? Des valets kabyles, la serviette sous le bras, s'empressent autour de nous, prompts à changer nos assiettes et à remplir nos verres. Ah! pour le coup, voici du médoc authentique et du moët glacé. Ben-Ali-Chérif a donné la place d'honneur à madame Elvire, il s'est mis à sa gauche: il a la science innée des convenances. Il nous sert, tout en causant. Sa conversation, où les traits sont semés avec mesure, passe sans effort du grave au doux, du plaisant au sévère. Il prend plaisir à nous prouver que la France pourra, quand elle le voudra, s'attacher le coeur de la Kabylie tout entière.

—Les Kabyles, nous dit-il, sont accessibles encore aux excitations des marabouts fanatiques, j'en conviens; mais qu'on fonde chez eux des écoles françaises, qu'on ouvre des routes dans leurs montagnes, qu'on fasse quelque chose pour leur bien-être, qu'on favorise un peu leur industrie nationale, qu'on leur apprenne à tirer un meilleur parti de leurs oliviers et de leurs figuiers, qu'on remplace sur le Djurjura les glands doux par des châtaignes, qu'on introduise partout la culture de la pomme de terre et celle aussi du mûrier; en un mot qu'on sache, par un peu d'aide, en respectant leurs coutumes et leur noble passion de liberté, répandre l'aisance où règne aujourd'hui la misère, et la génération qui monte sera française. Ce n'est pas tout: la propriété privée récemment décrétée achèvera la conquête de l'Algérie; mais pour la constituer en pays arabe, que d'obstacles à vaincre! Elle existe ici, et cette population surabondante que la montagne ne peut nourrir, et qui va chaque année, en émigrant, gagner péniblement sa vie jusque sur les frontières du Maroc, s'offre comme un élément vigoureux et fécond de colonisation dans la plaine. Donnez de la terre à ces braves gens qui meurent de faim, faites-en des propriétaires et des fermiers modèles, vous aurez du même coup des partisans dévoués de la France, d'utiles intermédiaires entre les Arabes et vous. Mêlez, si vous le voulez, des colons kabyles aux colons français: ils sont faits pour s'entendre, et si la révolte éclate de nouveau dans le Sud, ne craignez pas alors qu'ils se joignent aux Arabes. Ils les combattront avec vous, car ils auront à défendre contre eux leurs propres intérêts. Et quels colons que les Kabyles! Demain matin, si vous le voulez bien, nous irons déjeuner à ma maison de campagne. Eh bien! tout le long de la route, vous verrez des cultures magnifiques. Tout récemment encore, c'était un maquis impénétrable, habité par des chacals, des sangliers et des hyènes. J'ai cédé ces terrains à de pauvres diables, en pleine propriété, à la condition de les défricher, et vous pourrez vous convaincre qu'en quelques années ils en ont fait une corne d'abondance.

Tandis que Ben-Ali-Chérif nous édifiait de la sorte sur l'avenir de la Kabylie et sur la vertu d'une colonisation kabyle auxiliaire des colons d'Europe, nous savourions les délices d'un succulent dîner maure: la shourba, potage gras pimenté; la tourta, mélange de viandes et de pâtes; la makrouda, composée d'oeufs, de viande et de farine; la doulma, hachis au riz, fortement assaisonné de poivre; puis des grives en conserves, au beurre; enfin une biklanva, plat exquis d'amandes, de sucre, de beurre et de farine, et le kouskoussou traditionnel, mais accommodé aux raisins secs et aux corinthes. Au dessert, les fruits les plus délicieux: des oranges parfumées à la vanille comme Mahomet en offre aux saints du septième paradis. Pour prendre le café, nous retournons au salon.

—Messieurs, fumez! dit madame Elvire.

—Puisque vous l'ordonnez… madame. Goûtez donc ce chebli qui vient des Ouled-Chebel, dans la Mitidja, ou ce tabac récolté dans le Souf à soixante lieues au sud de Biskra. Vous apprécierez ainsi, exempts de tout mélange, nos deux meilleurs tabacs indigènes: une des grandes promesses de l'avenir algérien.

Nous trouvons le chebli agréable; le tabac du Souf a de l'arôme; mais il est âpre et violent: c'est du felfel en cigarettes.

—Monsieur Ben-Ali-Chérif, avez-vous plusieurs… enfants?

Madame Elvire avait failli lui demander: avez-vous plusieurs femmes?

Il répondit en souriant:

—Madame Ben-Ali-Chérif eût été très-heureuse de vous faire elle-même les honneurs de sa maison; mais depuis deux jours elle est souffrante, et vous prie de vouloir bien l'excuser. J'ai deux enfants, madame, deux fils: celui que vous avez vu, c'est l'aîné, et un autre d'un an, un bien joli enfant; je vous le montrerai demain.

Le visage de Ben-Ali-Chérif se voila de tristesse.

—Est-ce le plus jeune qui vous cause du chagrin?

Notre hôte hésita avant de répondre:

—Pourquoi vous le cacherais-je? dit-il; je tremble d'en perdre un. Jamais depuis des siècles aucun des miens n'a pu conserver plus d'un fils. C'est là une fatalité qui pèse sur ma famille, et dussiez-vous sourire, madame, c'est écrit!

Cette confession nous frappa. Ainsi la superstition de l'inévitable pèse sur le plus intelligent et le plus civilisé des Kabyles comme sur le plus sauvage.

Le sommeil nous gagnait. Nos membres étaient rompus par trente-six heures de mulet, et les merveilles de ces trois jours étaient comme un fardeau sur nos âmes. Avant de dormir nous allâmes pourtant, par un grand effort de courage, prendre congé de nos bons muletiers, du beau Kabyle et de notre ami Bel-Kassem.

—Au revoir jusque là-haut, nous dit-il en nous montrant le ciel; car vous ne reviendrez pas en Kabylie, et moi je mourrai sur le rocher où je suis né; mais quand je serai vieux je me rappellerai, comme les plus belles, ces heures si courtes que j'ai passées près de vous.

Quant au beau Kabyle, il porta à son front, en s'inclinant, la main de madame Elvire, et dit:

Allah isselmec! La protection de Dieu soit avec vous!

—Nous faisons tout d'un somme le tour du cadran. A dix heures on vient nous annoncer que les chevaux sont sellés, la mule harnachée, et que notre hôte nous attend dans la cour.

—Partons! nous dit-il; sous la tente comme sur la table, le déjeuner veut être mangé à point.

En notre honneur plusieurs cavaliers en burnous blancs ouvrent la marche, le mousquet dressé; devant ou derrière les chevaux s'ébat une bande de lévriers géants, aux formes élégantes, à la dent féroce. Plusieurs portent des cicatrices héroïques; les défenses formidables du plus vieux solitaire ne les arrêtent pas. Ils font la guerre à la hyène; un chacal leur coûte à peine un coup de dent. Ont-ils faim? ils étranglent une chèvre ou un mouton dont ils font trois bouchées. À droite et à gauche de la route ondoient de luxurieuses moissons: le maquis défriché par les colons de Ben-Ali-Chérif est un eldorado.

Après une heure de marche, nous arrivons à son azib d'été. C'est un grand parc de citronniers, d'orangers et de cédrats, au milieu duquel sur un petit monticule une tente arabe est pittoresquement dressée. Ici l'enchantement recommence. Le magicien, c'est l'orient radieux, tout imprégné de parfums. Au fond de la coupole d'azur, le soleil incandescent fait déborder la vie universelle. Toute la nature éclate de joie. Une vapeur tiède monte de la terre fraîchement remuée au pied des arbres odoriférants. Il y mêle leurs arômes. Nous nous enivrons de cet encens. Les feuilles réfléchissent la lumière comme de l'acier poli; et lorsque la brise les agite, on croirait voir une bande de scarabées verts marchant à la conquête des Hespérides. Sur la même branche se pressent les pommes d'or, les fruits en promesse et les bouquets de fleurs. L'aga offre à madame Elvire une de ces branches, divin emblème de la nature féconde. Nous voici sous la tente. Elle est décorée d'arabesques multicolores qu'encadrent des triangles entrecroisés. Ces trèfles à six feuilles, sont-ce les gardiens du bonheur domestique? Ben-Ali-Chérif habite parfois, l'été, cet azib avec sa famille. Ces deux mains, à l'entrée, le protègent sans doute contre le mauvais oeil. Entre les tapis de Smyrne et les coussins de brocart, court au milieu de la tente et gazouille en courant une source vive. Un canal de fleurs la conduit vers un moulin de pygmée. Que cela est charmant! Le bon serviteur qui a voulu égayer les yeux de son maître a dû construire, en jouant, plus d'un de ces thisirth [Moulin à eau.] lorsqu'il était enfant. La roue est une orange naine où s'enfoncent, en guise de dents, des brins de paille; elle tourne sous l'effort de l'eau, et fait tourner une Fleur-de-Marie. Saab [Le nuage.], le chien favori, Saab, le plus beau et le moins méchant, est couché aux pieds de son seigneur. Seul il a accès dans la tente, et les autres qui rôdent à l'entour, jaloux et farouches, jettent sur lui des regards menaçants. Là-bas, des marmitons kabyles s'empressent, affairés, autour d'un feu flambant sur lequel un maître-queux fait cuire à la broche un mouton entier. Plus loin, ce sont les chevaux d'Éole et la mule du Prophète qui, attachés à des piquets, grignotent quelques brins d'herbe ou promènent leurs naseaux sur les citrons et les oranges. Plus loin encore, une forêt d'oliviers; puis la vallée radieuse, couverte de moissons et de troupeaux, pleine de fleurs et de chansons. Enfin, le Djurjura, au midi comme au nord imposant et superbe!

—Je vous demande pardon, dit Ben-Ali-Chérif, de vous faire déjeuner de peu de chose, une omelette et un mouton!

Nous sommes couchés sur le brocart, et si nous mangeons l'omelette à la française, nous nous régalons du mouton à la kabyle, nous servant de nos doigts en guise de fourchette et de couteau.

Pendant que nous savourons cette chair tendre et succulente, un vieil Arabe, courbé en deux par la misère encore plus que par l'âge, s'approche de notre hôte et lui baise la main. Nous voudrions lui faire la charité.

—Cet homme ne manque de rien, nous dit l'aga; c'est un de mes commensaux. J'en ai deux à trois cents tous les jours de l'année.

Nous savons que la Maison d'Or ne se ferme devant personne, et que celui qui y entre n'est jamais invité à en sortir.

—C'est de tradition dans ma famille, et comme le droit des malheureux; quelques-uns en abusent mais bien peu. J'héberge depuis quatre mois un vieil invalide français à qui sa croix et sa pension font un revenu de six cents francs. Ce brave homme à la jambe de bois a trouvé le pays si beau et la maison si à son gré, qu'il ne peut pas se décider, me disait-il hier, à porter ailleurs ses pénates. Quant à cet Arabe, il m'arriva un soir, il y a deux ans, avec une petite fille, tous deux nus et mourant de faim. Ils ne m'ont plus quitté. Le père a cherché à se rendre utile; il donne l'orge à ma jument blanche et l'attache au piquet, lorsque je viens visiter mon orangerie.

—Il doit vous en coûter un beau denier de nourrir tout ce monde.

—Je ne compte pas avec le pauvre. Ce que je sais, c'est que ma maison consomme quatre-vingt mille litres d'huile par an, et pour deux mille francs de farine par semaine.

Un serviteur apporte et présente à son maître une aiguière en argent de forme antique et d'un travail précieux. D'une main, notre hôte la tient devant madame Elvire, et de l'autre il lui verse de l'eau sur les doigts. Il lui présente ensuite une serviette tissée en laine d'agneau, douce à la peau comme une caresse.

—Ah! quel souvenir nous garderons de votre hospitalité!

—Quelqu'un, Madame, a pourtant écrit dans un livre que le voyageur sans galons n'était pas le bienvenu chez moi.

—Et moi, dis-je, je raconterai aussi dans un livre l'accueil que vous fîtes à des gens qui, en se présentant devant vous, ne payaient certes pas de mine.

—Je n'ai qu'un regret, c'est que vous vouliez partir aujourd'hui; mais si le site vous plaît, vous y reviendrez, je l'espère, et daignerez alors m'accorder quelques jours. J'ai tracé le plan d'une villa qu'on va me construire ici même; dans un an, vos chambres y seront prêtes.

Ah! que l'endroit est bien choisi, et qu'il y fait bon vivre! Qu'on oublie aisément, en face de cette belle nature et de sa resplendissante harmonie, tant d'espérances déçues, tant de luttes stériles, tant d'iniquités triomphantes! Et comme le corps et l'âme, enivrés de parfums et de lumière, délivrés de la chaîne infinie des misères humaines, s'y sentent libres et heureux. Mais ce paradis retrouvé n'est qu'une étape: il faut partir! Ben-Ali-Chérif nous ramène à son bordj à travers une forêt d'oliviers séculaires. Beaucoup de ses clients y sont occupés à faire de l'huile dans la maïnsera [Moulin à huile.]. Les uns broient les oliviers sous une grosse meule; les autres soumettent cette pâte au pressoir dont la vis, artistement faite, est taillée sans règle ni compas dans un tronc d'arbre avec la seule gadoum. Chaque village possède un ou plusieurs maïnsera qui font partie de son communal, comme le mechmel, terrain banal, cimetière, chemin, place publique ou pacage, et l'azzela, bien en déshérence, acquis au trésor public par un vote de la djemâa. Nous remontons au bordj. Devant la porte, une jeune Kabyle promène sur son bras un bel enfant coiffé d'une calotte brodée d'or.

—Voici mon dernier-né, dit notre hôte, et l'ayant pris entre les bras de sa bonne, il l'embrasse tendrement et l'emporte, assis sur son épaule, dans la cour de la maison.

D'autres muletiers nous attendent. L'aga offre sa propre mule à madame Elvire. Un cavalier nous accompagnera jusqu'au bordj des Beni-Mansour. De là, nous irons demain aux Bibans, aux fameuses Portes de Fer, et à la forêt d'Anif, pleine de légendes terribles, repaire redouté des djenouns et des bêtes féroces.

Vite, qu'on charge les bagages; la traite est longue, et le soir Sidi-Izem [Le seigneur lion.] cherche son souper dans la vallée. Il faut arriver chez les Beni-Mansour avant la nuit. Nous prenons congé de notre hôte:

—Nous ne vous disons pas adieu, mais au revoir: nous nous reverrons à
Paris.

—Ou en Kabylie, vous me l'avez promis.

Il est quatre heures de l'après-midi quand nous redescendons dans la vallée. Nous suivons l'Oued-Sahel, sur la rive gauche, ayant à notre droite le Djurjura. Le siroco souffle et nous embrasse en plein visage. Il soulève des tourbillons de poussière qui, par moments, nous aveuglent en nous enveloppant d'un brouillard fauve et brûlant. Alors le soleil est comme l'oeil d'une monstrueuse panthère. La mule de l'aga va d'une telle allure que, pour suivre son pas, il nous faut subir le trot heurté et cruel de nos bêtes. Le cavalier a mis son cheval au petit galop.

Kodêche Sâa [Combien d'heures?]? lui demandons-nous.

Besef! besef [Beaucoup! beaucoup!]! Et nous crions har'r har'r! en faisant la grimace; car à chaque pas un millier d'épingles s'enfoncent dans notre chair. Madame Elvire, assise à califourchon sur une selle trop large, souffre, elle aussi, un supplice inconnu, et avec quel stoïcisme! Nos muletiers, tous jeunes, alertes et gais, font de la fantasia pédestre. D'innombrables oliviers, de grasses prairies et des orges touffues forment un beau jardin sur chaque bord de la rivière, tandis que son large lit à sec avec ses sables jaunes, ses graviers arides et ses cailloux roulés nous donne comme un avant-goût du Désert. Devant et derrière nous, de chaque côté, c'est la K'bila-Ousammeur, la Kabylie exposée au soleil, la Kabylie méridionale. A droite, sur les contreforts djurjuriens, voici les Aïth-Illoula du sud, 27 villages, 1,655 fusils, avec la zaouïa de Chellata. Hier, à la même heure, nous descendions leurs rochers. A côté d'eux, vers l'ouest, les Aïth-Mlikeuch, 24 villages, 850 fusils: manefguis farouches, pillards déterminés, naguère toujours en lutte, soit entre eux, soit avec leurs voisins, surtout avec les Aïth-Abbès dont les sépare l'Oued-Sahel. Il fut un temps où cette tribu sanhadja possédait Alger et son territoire, et il semble que l'ancien souvenir de sa grandeur passée la soulève incessamment contre sa misère présente. Chez elle Bou-Bar'la trouva des patriotes non moins ardents à piller qu'à combattre. On dit d'un Aïth-Mlikeuch qu'il tue son ami pour un douro, son frère pour deux et son père pour trois. Autrefois, quand le khalifat du bey de Constantine passait au pied de leurs montagnes pour aller porter le tribut à Alger, ils lui jetaient un chien garrotté, en lui criant: «Voilà pour ta diffa!» Soumis depuis 1857, ils commencent à s'amender pourtant, et trouvent dans la fabrication des moulins à huile et à farine des ressources moins précaires que dans le vol et dans le meurtre. Puis ce sont, toujours à l'ouest, les Aïth-Kani, 7 villages et 370 fusils, alliés par leur faiblesse aux Aïth-Mlikeuch; les Aïth-Ouakhour, 2 villages, 160 fusils, qui fournissent le ciment des toits aux maisons des crêtes neigeuses; la Chorfa, village de marabouts, et les Aïth-Mchedallah, 14 villages, 343 fusils, avec le Thamgouth par excellence qui fut la doukana de Lalla-Khredidja, la grande sainte canonisée par les Kabyles. Enfin, adossés aux Guechtoula du revers nord, au sommet, sur le flanc ou au pied du revers sud, les Aïth-Aïssi, longtemps persécutés par leurs voisins, les Mchedallah; les Aïth-Yalla, 12 villages, 640 fusils, qui vivent dans des gourbis arabes; les Aïth-Meddour, Merkalla et Ouled-el-Aziz, groupés sur les déclivités qui descendent vers la plaine du Hamza, où s'élève un ancien fortin turc, le bordj du Petit Puits, ou bordj Bouïra.

Notre course se précipite; la nuit approche, et nous sommes loin du but. La mule excitée par la marche a le diable au corps. Le Général est un martyr écartelé sur une selle kabyle. Madame Elvire aurait bien envie de pleurer; mais elle sourit toujours. Le Caporal se lamente pour elle, tout en sanglant des coups de fouet à son mulet rétif qui s'en venge par des ruades dans le vide. Le Conscrit s'évertue en vain à maintenir ses pieds entre les fentes du tellis, il s'impatiente, il s'irrite, il geint comme un enfant qui ne parvient pas à faire tourner sa toupie. Moi, je regrette amèrement mon arabe, me dût-il emporter à travers cette vallée immense où le jour qui se meurt ne nous montre ni une maison ni un homme.

Eh! qu'est-ce donc là, au bord de la rivière? Cette ferme française entre des saules, et cette mare où barbottent des canards ne sont-elles qu'un mirage décevant? Non, non, la France vit et travaille dans cette solitude. Si nous allions serrer la main au fermier et embrasser la fermière?

—Cavalier, sommes-nous encore loin des Beni-Mansour?

Il secoue la tête, il ne nous comprend pas.

Kodèche Sâa?

Besef! besef!

Il faut marcher, marcher vite; voici la nuit qui accourt sur son cheval noir, lancé au grand galop. Nous passons la rivière. Ces larges flaques d'eau, où s'éteint le ciel pâle, ont des reflets sinistres, et ces galets dont les prismes ne scintillent plus sous la lumière nous regardent d'un air morne. Le clapotement de l'eau sur les pierres est comme une voix qui se plaint. Que cette rivière est longue a passer! Nous pressons nos bêtes.

Choua! choua! [Doucement! doucement!] nous crie le cavalier. De la prudence, ne nous écartons pas du gué. Il y a des endroits où l'eau tourbillonne: ce sont autant de trous creusés par les djenouns de l'Oued-Sahel, où ils se divertissent à noyer les voyageurs. Enfin, nous voici sur l'autre bord. Mais l'obscurité nous enveloppe, et notre isolement nous met une vague angoisse au coeur. Nos muletiers n'ont pu nous suivre, ils sont loin, très-loin en arrière. Le cavalier est seul avec nous. A-t-il du moins son bon fusil pour nous défendre?

—Et votre revolver, Caporal? dit madame Elvire d'un air railleur.

—Il est au fond de ma malle.

—Ah!

—Désirez-vous que je l'en retire?

—Mais votre malle est à une lieue d'ici, sur le dos du mulet aux bagages.

—C'est vrai; je n'y songeais pas.

—A quoi songez-vous donc?

—A vos souffrances, madame.

—Bah! on s'habitue à tout, même à une selle kabyle.

—Je vous admire, et…

Un bruit formidable s'élève du fond de la vallée, comme l'écho d'un tonnerre lointain. Nos mulets tressaillent, la mule du Général dresse les oreilles.

—Sidi-Yzem! dit le cavalier en étendant la main dans la direction de la forêt d'Anif. Alors, parmi nous un grand silence se fait. Nous n'entendons plus rien que le bruit du coeur dans la poitrine. Les mulets ont les jambes de la mule, et la mule a des ailes. De grands nuages noirs pareils à des démons, escaladant le ciel, nous dérobent les étoiles, si chères au voyageur nocturne. Sommes-nous sur le chemin de l'enfer? On le croirait, tant les ténèbres sont profondes. Tout à coup, deux lueurs rouges phosphorescentes, deux charbons incandescents brillent devant nous et s'éteignent. Sont-ce les yeux de Lucifer? Une sueur glacée perle sur nos fronts. Le danger passé:

—C'est un chacal qui a peur, dit madame Elvire.

—Ou une hyène qui fuit, ajouté-je.

Cette course échevelée dure une heure environ, puis nos bêtes d'elles-mêmes ralentissent leur allure. Nous approchons du bordj des Beni-Mansour. Allah soit loué! nous en franchissons la porte. Un rire éclate; mais dans ce rire, il y a des sanglots.

—Jamais, dit le Général, je ne pourrai descendre de ma mule!

Le Conscrit lui tend ses bras. Madame Elvire s'y laisse tomber; elle ne peut se tenir sur ses jambes. Alors, sans pitié pour elle-même, elle brave la douleur qui lui arrache des larmes. Son mari offre de la porter.

—Je marcherai!

—Mais pourquoi?

—Parce que je le veux!

Et elle marche vers une lumière qui, en l'éclairant, nous montre deux grands yeux cerclés de noir, illuminant des joues décolorées. Nous trouvons le commandant du bordj à table avec le médecin militaire, le maître d'école et sa fille. Ah! pauvre enfant! Je ne vous raconterai pas sa triste histoire, ni celle de son père, ex-professeur du collége d'Alger, tombé… de verre d'absinthe en verre d'absinthe jusqu'à l'école primaire des Beni-Mansour. J'aime mieux vous dire le menu qui s'étale fastueusement sur la table: un brouet vert où l'oseille nage dans l'eau de la source prochaine, deux vieilles perdrix et… un appétit kabyle!

—Et nos poulets! dit le Caporal à l'oreille du Général; c'est le moment de les manger ou jamais.

—Assurément; mais ils se promènent encore sur la route. Sidi-Yzem nous en débarrassera.

—Hélas! non, madame, lui répond M. Jules visiblement mortifié. A
Sidi-Yzem il faut de la chair fraîche.

Avant le dessert, nous dormons sur nos chaises. Il n'y a qu'un lit; celui du commandant qui l'offre courtoisement à madame Elvire. Est-il heureux le Conscrit, de pouvoir le partager avec son Général! Mais on dort bien aussi entre les bras d'un fauteuil ou sur une botte de paille.

Au petit jour, dispos et gais, nous sommes en route; le soleil a chassé les djenouns et nous promet un nouveau jour de fête. Nos montures sont efflanquées et maigres; mais ne les jugeons pas sur la mine, non plus que nos guides qui certes ne mangent pas deux fois par an le kouskoussou à la viande. Nous ferons avec eux aujourd'hui quinze lieues en douze heures! Madame Elvire ne troquerait pas son pauvre bât kabyle contre sa selle d'hier, fût-elle constellée de diamants. Les campagnes que nous traversons d'abord, en remontant la vallée de l'Oued-Sahel, sont fertiles et assez bien cultivées. Mais bientôt les blés deviennent rares, rares aussi les figuiers et les oliviers. Et lorsqu'après une heure de marche vers l'ouest, nous tournons brusquement à gauche, vers le sud, laissant le Djurjura derrière nous, voici que tout à coup la nature change de toilette: elle se montre à nous parée d'une indicible sauvagerie. Nous sommes dans le pays d'Anif. Plus de moissons, plus d'arbres fruitiers, mais des massifs de pins et de mélèzes parsemés çà et là de tamarins, de tuyas, de lentisques, de térébenthes, de lauriers-roses. Un sol schisteux, raviné, déchiré, bouleversé, gris, noir ou fauve; de grands sapins, les uns encore debout, dont la racine s'évertue en vain à percer la pierre que recouvre à peine une mince couche végétale; les autres, renversés et tordu par l'ouragan, couchés sur le roc comme des squelettes blanchis. Partout autour de nous, quelle désolation!

Cependant des aubépines blanches corrigent un peu l'aspect lugubre de ce cimetière; d'autres fleurs s'y épanouissent aussi, nous montrant la vie qui renaît sur chaque tombe. Les plus nombreuses, ce sont les El-atey à cinq pétales roses. Les Kabyles en font une boisson aromatique que les Roumis dédaignent, mais qu'estimaient les Osmanlis. Dans chaque bas-fond où les torrents d'hiver charrient et accumulent l'humus, se presse une herbe touffue dont le vert éclatant est une joie pour les regards attristés par les teintes mornes du paysage. Au milieu d'un de ces prés si riants se dresse, majestueux, un palmier centenaire. Il y a un siècle ou plus, quelque fils du Désert jeta en cet endroit le noyau de sa datte qui ombrage à présent une nouvelle oasis. Nous atteignons une haute montagne au pied de laquelle coule l'Oued-Mahrir. La grande porte des Bibans est devant nous, formée par deux crêtes verticales de dyke de calcaire siliceux, violemment soulevées. Entre elles, dans une étroite et profonde crevasse, gronde la rivière. Est-ce elle qui s'est ouvert ce passage à travers la pierre, et si c'est elle combien de milliers d'années lui a-t-il fallu pour cela? Les Français se sont aventurés pour la première fois dans ce défilé impraticable le 29 octobre 1839, sous la conduite du duc d'Orléans. Nous nous y engageons par un sentier de chèvres que la pioche a taillé dans d'abruptes rochers; et nous trouvons sur la pierre cette inscription grossièrement gravée: «3e de ligne, 2me bataillon, mai 1860, les soldats ont fait ce chemin.» En sortant du défilé, nous traversons une plaine aride que sillonne la rivière profondément encaissée, et qu'égayent à peine quelques maigres bouquets d'arbres.

Qu'est-ce donc qui fume là-bas sur cette colline blanche? Est-ce le foyer d'un géant, le dernier survivant de sa race? car nos guides nous conduiront tout à l'heure devant des tombeaux qui renferment des morts d'une taille surhumaine. Rassurons-nous: c'est un nuage de vapeur d'eau que dégagent deux sources chaudes en jaillissant, bouillonnantes, du rocher. Elles sont très-sulfureuses et marquent à notre thermomètre quatre-vingt-dix-sept degrés. Un de nos guides nous fait comprendre par signes qu'un marabout a frappé en cet endroit la terre de son bâton; puis, en marmottant une prière, il va se baigner dans une piscine rustique, très-ancienne, que forment quelques pierres amoncelées au pied du coteau. C'est qu'en effet, après les géants et avant les djenouns, des hommes habitèrent cette contrée, ainsi que l'attestent les ruines nombreuses de villages abandonnés, tels que Thagadirth-Tamokranth, Akarouï, Agouni-Gouzal et d'autres encore [Devaux, les Kébaïles du Djerjera.]. Adoraient-ils le dieu Gouzil, fils de Jupiter-Ammon, qu'une idole berbère recueillie par le musée d'Alger nous représente avec des cornes de bélier? Le nom d'un de ces villages en ruines ou entièrement disparus semble en offrir, sinon une preuve, du moins un indice. A une époque récente et jusqu'à la conquête de la Kabylie, le pays d'Anif, avant d'être le domaine exclusif des lions et des panthères, était la forêt de Bondy de l'Afrique, et les Portes-de-Fer, un coupe-gorge. Nos muletiers nous l'apprennent par une pantomime très-expressive, accompagnée de plusieurs besef! besef! au moment où nous entrons dans le défilé de la Petite-Porte.

Entre de colossales assises, séparées les unes des autres par des crevasses profondes, verticales et régulières comme si elles avaient été taillées au ciseau, l'architecte de ce prodigieux monument a jeté le lit d'un torrent. A chaque crue d'eau le flot s'engouffre, déchaîné et terrible dans cette gorge si étroite que deux mulets à peine peuvent y marcher de front. Alors le torrent en escalade les parois jusqu'à dix, quinze ou vingt mètres, entraînant dans sa fureur, pour les briser les uns contre les autres, d'énormes blocs de pierre. De chaque côté du défilé, appuyées sur les assises géantes, s'entassent des masses rocheuses, d'aspect formidable.

Oh! certes ce fut la citadelle des Titans en révolte, foudroyée et démantelée par les guerriers célestes! Et parmi les murs croulants, en signe de paix et de rédemption, s'épanouissent des fleurs colorées de ce vif incarnat qui pare la joue des vierges, et si belles, si douces à voir sur ce rempart ruiné des cyclopes, que nous ne pouvions en détacher nos yeux.

En sortant de cette gorge unique au monde, et qui à elle seule eût largement payé la fatigue du voyage, nous retrouvons la forêt des schistes, des pins et des mélèzes, et nous la parcourrons jusqu'au soir.

Nous voulons atteindre le bordj de Thazemath, situé dans l'Oued-Sahel, entre Akbou et le bordj des Beni-Mansour, à mi-chemin de l'un et de l'autre. Il nous faut donc revenir sur nos pas; mais nous ne reprenons pas la grande route de la vallée.

A travers une solitude aride, dévastée et sauvage, où les rampes et les pentes se multiplient comme à plaisir sur le flanc des rochers calcaires, nous gagnons, en marchant au sud-est, les crêtes des montagnes de la Kabylie méridionale. Tantôt nous côtoyons des maquis impénétrables, où il ne serait pas sage d'ailleurs d'essayer de pénétrer: on y pourrait marcher sur la patte d'un dormeur dont la colère est terrible quand on le réveille. Tantôt, nous avançons péniblement en zig-zag, entre de longs amas de pierres gisantes provenant de montagnes en décomposition. A notre gauche, sur la rive droite de l'Oued-Sahel, nous laissons plusieurs tribus qui payent au dormeur dont nous avons respecté le sommeil, un tribut annuel de boeufs, de moutons et de chèvres qu'il prélève sur elles, la nuit, quand c'est la faim qui le tient éveillé: les Aïth-Hal-Ksor', 3 villages, 250 fusils, qui récoltent le goudron dans la forêt d'Anif; les Aïth-Seubkha, 1 village, 87 fusils, qui exploitent leurs sources riches en sel, et plus au nord, les Aïth-Ouled-Ali-Bou-Beker, dont le miel est renommé en Kabylie; puis les Aïth-Mansour, plus à l'est, 7 villages, 223 fusils, voués surtout à l'industrie des oliviers.

Du haut de la crête, où trottent vers six heures du soir nos mulets infatigables, nous apercevons à nos pieds, sur une éminence, le bordj qui nous abrita la nuit dernière; la première pierre en fut posée en avril 1851. Plus bas, nous admirons se déroulant de l'ouest à l'est, l'incomparable vallée de l'Oued-Sahel et le grand Djurjura que le soleil à son déclin coiffe d'un turban écarlate: un de ces chefs d'oeuvre dont on ne se lasse jamais.

En face de nous, c'est le territoire des Aïth-Abbès, 39 villages, 1,563 fusils, les plus industrieux et les plus civilisés des Kabyles. Demain, si Allah le veut, nous irons visiter leur capitale Kalaa [Lieu difficile à atteindre.] sur un rocher à pic de plus de mille mètres. Enfin, plus à l'est, sur les basses collines qui descendent vers Bougie, habite la nombreuse tribu des Aïth-Aïdel, dont les 20 villages ne comptent pas moins de 2,130 fusils. Le bordj de Tazemath, vers lequel nous courons avec les jambes d'acier de nos bêtes, est devant nous couché comme un cygne blanc sur un large nid de verdure. Les dernières lueurs du jour éclairent vaguement des pierres romaines gisant sur un mamelon, entre le bordj et la rivière: là fut Ausum. Le soleil est couché lorsque nous mettons pied à terre.

Prévenu de notre arrivée par Ben-Ali-Chérif, le commandant nous accueillit comme s'il était notre ami, notre frère. C'est le lieutenant ***. Sa modestie pourrait s'effaroucher, si je disais ici le bien que je pense de lui. Le dîner, où son ordonnance épuise tout l'art culinaire, a bientôt réparé nos forces. La conversation du lieutenant est un assaisonnement qui nous ferait manger les volailles de nos tellis irrévocablement répudiées et pour plus d'une cause. La seule sur laquelle je veuille et doive insister est celle-ci: pendant tout notre voyage en Kabylie, il ne nous fut pas permis de toucher à nos provisions de bouche autrement que pour luncher, entre les heures des repas et loin des maisons hospitalières. Et ceci, de même que la sûreté parfaite du voyageur dans la montagne, nous amena à faire cette variante au proverbe kabyle de l'enfant et de la couronne d'or: «un voyageur peut parcourir toute la Kabylie sans révolver dans sa malle, sans poulets rôtis dans ses tellis, et même, s'il est assez bon piéton pour se passer d'un mulet, sans un sou dans sa poche.»

Le lieutenant *** nous apprend la révolte des Ouled-Sidi-Cheikh de la province d'Oran, et l'horrible massacre du colonel Beauprêtre et de sa petite colonne. Peste! si les Kabyles allaient se soulever aussi? La garnison du bordj se compose du commandant, d'un chasseur d'Afrique, son ordonnance, et de quelques spahis ou fantassins indigènes. Ce serait peu pour résister à une attaque des Aïth-Mlikeuch d'en face, qui se battent aussi bien qu'ils pillent. Il y a huit jours on a dû désarmer un de leurs villages qui manifestait des envies séditieuses. Mais nous avons ici le bras qui, le 26 décembre 1854, trancha d'un seul coup de sabre la tête de Bou-Bar'la; ce bras est celui du caïd Sidi-Lakhdarel-Mokrani, dont une fantaisie algérienne fit le descendant d'un Montmorency. Ses ancêtres authentiques sont les grands chefs de Kalaâ et des Aïth-Abbès, qui succédèrent, en 1559, à Abd-el-Aziz, illustré par les guerres kabyles qu'il soutint contre Kheir-ed-Din, fondateur, avec son frère Aroudj, de la domination turque. Cette généalogie vaut bien l'autre et peut suffire à son orgueil. Le caïd habite le bordj avec sa famille. Le lieutenant nous le présente; c'est un homme d'aspect noble, mais ruiné par une vieillesse précoce. Il semble près de tomber en enfance, et l'on s'étonne, en voyant trembler sa main, qu'elle ait pu frapper un si rude coup sur l'homme à la mule. A présent il ne serait plus capable d'un pareil exploit. Mais le commandant vaut à lui seul une garnison; sa gaieté spirituelle et cordiale dissipe nos alarmes. Ne sommes-nous pas d'ailleurs aguerris au danger? Et en cas de péril extrême, n'avons-nous pas la ressource de l'anaya, la fleur offerte à madame Elvire par le beau Kabyle des Aïth-Moula-Oumalou?

Enfin, une joyeuse chanson de France qui nous arrive de la cuisine achève de mettre en fuite les préoccupations de demain. C'est l'ordonnance qui chante en lavant la vaisselle. Cet enfant de Paris est un vrai maître Jacques, lorsqu'il n'a pas le sabre au poing ou le mousquet à l'épaule: valet de chambre et d'écurie, cuisinier, tailleur et cordonnier au besoin, il sait tous les métiers qu'il n'a pas appris, et bien d'autres encore. Il est poëte et compose des stances à la lune dans ses heures de mélancolie. Sa suprême joie et son unique ambition, c'est d'aller à Aumale pour y régaler ses camarades avec l'argent de sa solde. Ses voeux devaient être exaucés le lendemain.

Au point du jour, le commandant nous aborde d'un air peiné: il vient de recevoir un ordre qui l'oblige à partir de suite pour Aumale avec son ordonnance. Dix-huit lieues que leurs bons chevaux arabes franchiront en six ou sept heures. En fassent autant les chevaux d'Angleterre ou d'Allemagne que l'on vante! Et il pleut à verse, et les chemins sont détrempés.

—Le plus fâcheux, nous dit-il, c'est que vous ne pouvez vous remettre en route aujourd'hui. La pluie, en tombant cette nuit, a rendu la montagne tout à fait impraticable. Les sentiers qui mènent à Kalaâ sont toujours difficiles et dangereux, mais à présent vous y exposeriez sérieusement votre vie. Vous voilà donc prisonniers au bordj pour un ou plusieurs jours. Résignez-vous. Au reste, rien ne vous manquera, le caïd est prévenu, et je reviendrai, moi, le plus tôt possible. Madame Elvire fait une moue charmante qui signifie: je ne me résigne pas du tout, j'ai décidé que nous partirons aujourd'hui pour Kalaâ, et nous y serons ce soir. Cependant, à tous ses mais on oppose des raisons si raisonnables, qu'elle paraît vouloir se ranger tout à coup aux avis de l'amitié prudente. Méfiez-vous, disent les Kabyles, de la femme qui, après s'être longtemps obstinée dans son idée, y renonce soudain pour adopter la vôtre: plus alors elle se montre complaisante et docile, plus elle est résolue à vouloir ce que vous ne voulez pas.

Le commandant est parti après nous avoir à tous fraternellement serré la main. Nous demeurons dans le bordj avec quelques Kabyles dont aucun ne parle ni ne comprend un seul mot de français. La pluie continue à tomber, le vent souffle de l'ouest par rafales, chassant devant lui d'épais nuages d'un bleu d'ardoise qui se heurtent et se déchirent aux crêtes des montagnes, puis saignent abondamment. L'eau ruisselle partout, la vallée est inondée. Le Djurjura semble coiffé d'un bonnet de plomb; son pied plonge dans un bain d'encre. Le Conscrit s'est recouché, tout à fait résigné à attendre en dormant que le soleil luise. M. Jules et moi nous imitons ce sage exemple, car madame Elvire, muette, le menton dans la main, s'impatiente et s'irrite de tout ce que nous imaginons pour la consoler ou la distraire. Mais qui donc nous réveille? Le bordj est-il attaqué par toute la Kabylie en armes?

—Allons! paresseux, debout! Le temps est magnifique, les mulets nous attendent, les bagages sont chargés.

Un pâle rayon de soleil se glisse entre les nuages; mais les sommets demeurent enveloppés de brouillards noirs qui flottent ainsi qu'un crêpe de deuil sur la vallée.

—Le ciel est plein d'eau, dit le Conscrit; d'ailleurs les chemins…

—Tais-toi, et en route!

—Mais il y va de votre vie! s'écrie le Caporal avec un geste éploré; soyez plus raisonnable.

Le Conscrit paraît ébranlé.

—A votre aise, dit le Général, restez! moi, je pars avec le cheikh
Chellaba.

Le cheikh Chellaba est un des trois chefs de Kalaâ. Il est venu rendre visite à son ami Sidi-Lakhdar, et il s'est gracieusement offert à madame Elvire pour guide.

—Ah! si j'étais votre mari, madame!

—Monsieur, si vous étiez mon mari, vous m'aideriez à monter sur mon bât. Ami, ta main.

—Ainsi soit-il! dit le Conscrit en la mettant sur son mulet; elle partirait sans moi, et c'est le devoir d'un soldat de suivre son Général. Mais comment nous as-tu procuré des mulets? Tu parles donc kabyle à présent?

—Tu ne sais pas encore que pour satisfaire un désir nous sommes toutes polyglottes. Adieu, beau Djurjura!

Nous quittons le bordj vers deux heures après-midi. Sous un ciel gros de nuages et qui de temps à autre, en guise d'avertissement, nous jette quelques gouttes d'eau au visage, nous montons ou descendons une suite de collines pittoresques, surchargées de moissons et d'arbres fruitiers. Sortant du désert d'Anif, nous éprouvons un plaisir extrême à voir cette végétation exubérante, née des sueurs des Aïth-Abbès. Le cheikh Chellaba marche à notre tête; il monte une mule de race que nous, sur nos mulets, nous avons presque autant de peine à suivre que celle de l'aga. C'est l'homme le plus paternellement bon qui soit. Il veille sur madame Elvire comme si elle était sa fille. La pluie! la pluie! M. Jules, qui se tenait à l'arrière-garde, morose et boudeur, accourt avec les châles; mais déjà le bon père Chellaba l'a prévenu. Il s'est dépouillé d'un de ses trois burnous, celui du milieu, il en a enveloppé madame Elvire.

—Ce n'était qu'une alerte, dit-elle; voici que la pluie cesse.

—Dites plutôt un dernier avertissement qui vous conseille, madame, de retourner sur vos pas.

—Toujours en avant! c'est ma devise.

De crête en crête, de ravin en ravin, nous arrivons devant un mur vertical. Une roche brune, haute de cinquante mètres, nous barre le chemin. A gauche comme à droite, elle se prolonge à perte de vue. Comment la franchir? Mais ce n'est pas le seul obstacle: il y a là un torrent qui bondit sur les pierres. Le cheikh Chellaba y entre résolûment, et madame Elvire après lui en criant: qui m'aime me suive! Nous longeons la muraille; nos bêtes ont de l'eau jusqu'au ventre. Alors s'offre à nous une autre Porte-de-Fer, mais deux fois plus étroite: une fente, une fissure; deux mulets ne sauraient y passer de front. Le merveilleux défilé! de chaque côté, à portée de la main, le rocher vertical; sous les pieds, le torrent, grondant, blanc d'écume. Pour le plaisir d'y passer qui ne voudrait exposer sa vie? Si pourtant l'eau montait?.. nous n'échapperions pas à la noyade. Rassurez-vous: les Aïth-Abbès, gens prévoyants autant qu'industrieux, nous ont ménagé un refuge. A hauteur d'homme et tout le long du défilé, ils ont pratiqué une entaille dans la roche vive. Pour égayer leur chemin et en tirer tout le profit possible, ils ont apporté du terreau, creusé de petites rigoles d'arrosage, planté des figuiers, semé des fleurs à côté des plantes potagères. Et voilà que cette gorge aride, si redoutable, déroule sous le regard enchanté une double chaîne verte et fleurie, dont chaque anneau semble formé par un jardin d'enfant.

Nous sommes sortis du défilé; mais entrons-nous dans le chaos? Non. Voici de toutes parts d'admirables cultures. Autour de nous ce ne sont que fleurs. Pourtant ce qu'on voit ici tient du prodige; est-ce que cela existe réellement? Ne sont-ce pas nos cerveaux, exaltés par la fatigue, qui créent ce désordre indescriptible de roches monstrueuses entassées les unes sur les autres, de hauts pitons perpendiculaires ou surplombants, plus rapprochés encore que ceux de la Kabylie djurjurienne, d'abîmes béants qui sont comme autant de déchirures de la croûte terrestre et du fond desquels s'élève, gémissante ou menaçante, la clameur des torrents? Non, car nous voici penchés sur un précipice dont la paroi verticale descend à droite à cinq cents mètres sous le pied de nos mulets, tandis qu'à gauche elle monte, en surplombant, à cent pieds au-dessus de nos têtes. Nos bêtes trottinent, l'oreille dressée, l'oeil fixe, sur un sentier large comme la main; la pluie l'a détrempé et l'a rendu glissant. Le commandant avait bien raison de vouloir nous garder au bordj! Gare au vertige et ne remuons pas: le moindre mouvement peut déterminer un faux pas, et le moindre faux pas, c'est la mort!… Un cri d'angoisse s'échappe de nos poitrines: le mulet de madame Elvire a glissé et… il reste arc-bouté sur les quatre jambes, la tête et le cou dans le vide. Ah! il reprend son pas. Je suis pâle, le Caporal est blême et le Conscrit vert. Le Général, souriant et moqueur, tourne la tête et nous montre des yeux brillants et des joues roses. Chaque mulet glisse à son tour et nous fait voir la mort d'aussi près qu'on en peut approcher sans qu'elle vous embrasse. Mais qui voudrait laisser paraître sa peur devant une femme si brave? Plus le péril est imminent et plus elle en plaisante. Sa gaîté nous gagne avec son beau mépris du danger, et elle éclate quand le Conscrit, faisant une glissade plus dangereuse encore que les autres, s'écrie:

—Ah! pour le coup, ma chère, j'aime mieux le macadam!

Vers six heures du soir, nous atteignons le pied d'un rocher droit et superbe comme un palmier; il enfonce sa tête dans un nuage noir. Le cheikh Chellaba lève la main:

—Kalaâ! nous dit-il.

Sur ce bloc de pierre, haut de mille mètres, sont couchées trois bourgades qui forment Kalaâ: Ouled-Hamadouh, Ouled-Aïssa, Ouled-Aaroun, et les ruines d'une quatrième qui fut Tazlah. Mais par où donc y atteindre? Par ce bel escalier taillé en zig-zag dans le marbre. Quel palais des Mille et une nuits en possède un pareil? A mesure que nous en montons les marches, l'abîme grandit à droite, à gauche ou derrière nous. A chaque tournant, il semble que nous plongions dans le vide. Mais le vide ne nous fait plus pâlir, et l'émotion qu'il éveille en nous est plutôt agréable que poignante. A moitié chemin de la crête, un épais rideau de brouillards se déroule autour de nous.

Alors, transportés en plein pays des fées, nous escaladons des degrés de marbre à travers des nuées grises. Tout le reste s'est évanoui: les montagnes et les précipices, le ciel et la terre. Puis, tout à coup, et comme si la nature voulait dans ce jour épuiser pour nous tous ses spectacles, riants, imposants ou terribles, c'est le déluge! Les nuées grises deviennent des cataractes. L'escalier est un torrent, le crépuscule du soir éclaire de lueurs blafardes une inondation fantastique. La nuit jette sur nous son manteau de ténèbres. Nous ne voyons plus rien; en vain nous appelons-nous les uns les autres, les hurlements du vent étouffent notre voix. Pendant une heure encore, au milieu de la tempête déchaînée, nous escaladons ces marches de pierre qui nous paraissent aussi nombreuses que les degrés de l'échelle de Jacob. Le seul instinct de nos montures nous protège: aucun de nous n'échangerait son maigre mulet kabyle contre la Toucques ou la Fille-de-l'Air. A huit heures du soir, nous nous séchons autour d'un grand feu que font flamber pour nous les fils, frères et cousins du bon cheikh Chellaba: c'est une famille d'or.

Et maintenant, lecteur, mon ami, qui avez acquis des droits à ma reconnaissance en me suivant à travers ce monde extraordinaire dont mon crayon ambitieux a tenté une esquisse, ne craignez pas que j'abuse de votre bonté indulgente. Non, je ne vous ferai point partager notre souper au piment, notre tapis aux puces. Je ne vous raconterai point Kalaâ avec ses trois bourgades, et sa jolie mosquée aux dix-sept arcades, et ses trois canons fleurdelisés fondus en 1559 par un esclave chrétien. Je ne m'étendrai pas sur l'extrême politesse de ses habitants, plus civilisés que tous leurs frères de Kabylie, ni sur leurs aptitudes industrielles et commerciales. Je ne vous ferai toucher du doigt ni leurs riches broderies d'or et d'argent, ni leurs cuirs, ni leurs toiles, ni leurs soies, ni même le burnous que tissait, le lendemain matin, la belle Belkhrer, assise devant son azetha [Métier.], au fond de son akham [Maison.]. Quelle peinture pourtant vous ferait un maître en l'art d'écrire de cette femme aux traits nobles, drapée dans ses haïks, parée de ses bijoux, coiffée comme la Judith antique, qui passe avec ses doigts effilés la chaîne entre la trame, tandis que son oeil de mère surveille un groupe d'enfants demi-nus s'ébattant autour du foyer. Mais beaucoup ont visité Kalaâ, et plusieurs ont décrit cette capitale de l'antique royaume de Labbès, longtemps armée contre la domination turque. Au pied de son rocher que nous redescendons par un autre escalier de marbre, la plaine arabe s'étend vers le sud, nappe infinie, verte ou fauve, accidentée çà et là de grandes tentes en poil de chameau ou de chèvre, autour desquelles paissent d'innombrables troupeaux. Nous jetons un dernier regard ému sur les montagnes kabyles, et en route pour le Désert! Ami lecteur, serez-vous du voyage?

FIN.