Title: Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps (Tome 4)
Author: François Guizot
Release date: April 16, 2005 [eBook #15635]
Most recently updated: December 14, 2020
Language: French
Credits: Produced by Paul Murray, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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1861
Une des causes de la politique de conquêtes et d'aventures.—Vice radical de cette politique.—Formation du droit public européen.—Ses maximes essentielles.—Conséquences de la violation de ces maximes.—Le gouvernement de 1830 les a respectées.—Questions européennes pendantes en 1832.—Fautes des trois puissances du Nord dans leurs relations avec le gouvernement de 1830.—La Prusse: le roi Frédéric-Guillaume III, le prince de Wittgenstein et M. Ancillon.—M. Bresson à Berlin.—L'Autriche; l'empereur François II et le prince de Metternich.—M. de Sainte-Aulaire à Vienne.—La Russie; l'empereur Nicolas.—Le maréchal Maison à Saint-Pétersbourg; ses instructions.—Idée d'un mariage russe pour le duc d'Orléans.—Fermentation révolutionnaire en Allemagne.—Réunion de Münchengrætz.—Ses conséquences.—Affaires d'Orient.—Question d'Égypte.—Caractère, situation et politique de Méhémet-Ali.—Situation et politique des grandes puissances européennes entre la Porte et l'Egypte.—Mission de M. de Bois-le-Comte en Orient.—Ses entretiens avec Méhémet-Ali.—Paix de Kutaièh.—La Russie à Constantinople.—Traité d'Unkiar-Skelessi.—Affaires d'Espagne.—Mort de Ferdinand VII.—Question de la succession espagnole.—Politique du gouvernement français et ses motifs.—Ses promesses et ses conseils au gouvernement de la reine Isabelle.—Explosion de la guerre civile en Espagne.—Don Carlos en Portugal auprès de Don Miguel.—M. Zéa Bermudez, son caractère et sa politique.—Origine de la question de l'intervention de la France en Espagne.—Chute de M. Zéa Bermudez.—M. Martinez de la Rosa; son caractère et sa politique. Promulgation du statut royal.—Traité de la quadruple alliance.—Don Carlos, expulsé de Portugal, se réfugie en Angleterre et rentre en Espagne.—Réunion des Cortès espagnoles.—Le statut royal et la constitution de 1812.—Le cabinet de Madrid demande l'intervention de la France et de l'Angleterre.—Leur refus et ses motifs.—Diversité des avis dans le cabinet français.—Chute de M. Martinez de la Rosa.—Le comte de Toreno lui succède.—Sa prompte chute.—Au moment où le cabinet du 11 octobre 1832 se disloque à Paris, M. Mendizabal et le parti exalté entrent, à Madrid, en possession du pouvoir.
J'ai retracé, depuis sa formation jusqu'à sa dissolution, la politique et les actes du cabinet du 11 octobre 1832 au dedans de l'État. Je dirai maintenant ce qu'il a fait au dehors, quelle conduite il a tenue, quel rôle il a joué et il a fait jouer à la France dans le monde européen.
Pour les peuples comme pour les rois, pour les hommes d'État comme pour les hommes de guerre, la politique extérieure est le champ où se déploient, dans leurs libres fantaisies, l'imagination, l'ambition et l'orgueil. Au dedans de l'État, des intérêts présents et évidents, des droits reconnus, des pouvoirs légaux contiennent impérieusement dans certaines limites les prétentions et les espérances. Au dehors, dans les relations avec les étrangers, et devant des perspectives de puissance et de gloire, pour soi-même comme pour la patrie, la tentation est grande de se livrer à la passion, d'en appeler à la force et de se promettre le succès. Que sera-ce si on a vécu dans un temps d'entreprises et de guerres prodigieuses, si on a vu les États, grands ou petits, voisins ou lointains, incessamment envahis, conquis, démembrés, partagés, changeant coup sur coup d'étendue, de forme, de nom, de maître? De tels spectacles, même quand, à la fin du drame, des revers éclatants les ont décriés, laissent un grand nombre d'esprits en proie à la fièvre ambitieuse et belliqueuse; ils se complaisent dans les combinaisons diplomatiques et militaires, dans les plans d'alliance et de campagne; les exploits gigantesques suscitent les projets chimériques; les souvenirs enfantent les rêves.
Dès sa naissance et dans tout le cours de sa vie, le gouvernement de 1830 a eu à lutter contre cette passion posthume d'aventures et de conquêtes. La décadence était grande: au lieu de la Convention nationale et de l'empereur Napoléon, c'était un avocat sophiste et un soldat déclamateur qui se portaient les patrons de la politique ambitieuse et guerrière; mais malgré leur médiocrité emphatique, M. Mauguin et le général Lamarque exprimaient des sentiments fort répandus dans le pays, et ils exerçaient, à ce titre, une puissance réelle; ils parlaient au nom des traditions révolutionnaires et militaires; ils unissaient et confondaient, dans un incohérent mais brillant amalgame, les promesses de la liberté et les prestiges de la force, la Révolution et l'Empire. La France ne voulait recommencer ni l'un ni l'autre de ces terribles régimes; elle sentait, au fond de son âme, que, pour échapper à leurs désastres en jouissant de leurs bienfaits, il fallait répudier hautement leurs erreurs et leurs crimes; mais encore éblouie et troublée, elle se plaisait à les entendre célébrer confusément et sous de beaux noms; c'était là, disait-on, l'esprit libéral et l'esprit national, pour la France la grandeur, pour l'Europe le progrès.
Je ne connais point d'idée plus radicalement fausse et funeste, plus démentie par l'expérience, plus contraire aux vraies tendances de notre temps et à la grandeur de la France comme au progrès général de l'Europe.
L'Europe est une société de peuples et d'États à la fois divers et semblables, séparés et point étrangers, non-seulement voisins, mais parents, unis entre eux par des liens moraux et matériels qu'ils ne sauraient rompre, par le mélange des races, la communauté de religion, l'analogie des idées et des moeurs, par de nombreux et continuels rapports industriels, commerciaux, politiques, littéraires, par des progrès de civilisation variés et inégaux mais qui tendent aux mêmes fins. Les peuples européens se connaissent, se comprennent, se visitent, s'imitent, se modifient incessamment les uns les autres. A travers toutes les diversités et toutes les luttes du monde moderne, une unité supérieure et profonde règne dans sa vie morale comme dans ses destinées. On dit la Chrétienté. C'est là notre caractère original et notre gloire.
Ce grand fait a eu pour conséquence naturelle la formation progressive d'un droit public européen et chrétien; c'est-à-dire l'établissement de certains principes compris et acceptés comme la règle des relations des États. Ce droit, longtemps et aujourd'hui encore très-imparfait, très-souvent méconnu et violé, n'en est pas moins réel, et devient de plus en plus clair et impérieux à mesure que la civilisation générale se développe et que les rapports mutuels des peuples deviennent plus fréquents et plus intimes.
Les maximes essentielles et incontestées du droit public européen sont en petit nombre. Parmi les principales se rangent celles-ci:
1° La paix est l'état normal des nations et des gouvernements. La guerre est un fait exceptionnel et qui doit avoir un motif légitime;
2° Les États divers sont entièrement indépendants les uns des autres quant à leurs affaires intérieures; chacun d'eux se constitue et se gouverne selon les principes et dans les formes qui lui conviennent;
3° Tant que les États vivent en paix, leurs gouvernements sont tenus de ne rien faire qui puisse troubler mutuellement leur ordre intérieur;
4° Nul État n'a droit d'intervenir dans la situation et le gouvernement intérieur d'un autre État qu'autant que l'intérêt de sa propre sûreté lui rend cette intervention indispensable.
Ces salutaires maximes ont été mises, de nos jours, aux plus rudes épreuves. Tantôt on les a outrageusement foulées aux pieds pour donner un libre cours aux passions qu'elles ont précisément pour objet de contenir; tantôt on en a scandaleusement abusé pour servir des desseins qu'elles condamnent expressément. Nous avons assisté aux plus immenses guerres entreprises sans motif légitime, par une ambition égoïste et déréglée, ou pour réaliser des combinaisons arbitraires et frivoles sous un air de grandeur. Nous avons vu une propagande envahissante porter au loin ses violences et sa tyrannie au nom de la liberté. De grands gouvernements ont opprimé l'indépendance de petites nations pour maintenir, chez elles comme chez eux-mêmes, les principes et les formes du pouvoir absolu. D'autres se sont joués des droits et de l'existence des pouvoirs établis, sous prétexte de rétablir les droits des nations. Des conspirateurs révolutionnaires ont réclamé le principe de non-intervention pour couvrir leurs menées contre la sécurité de tous les États. Indignés de tant d'excès divers, d'honnêtes et superficiels esprits voudraient supprimer la politique extérieure et mettre l'indépendance des peuples comme la sécurité des États sous la garantie de la paix perpétuelle et de l'inaction diplomatique. On ne lutte pas contre la violence et l'hypocrisie avec des chimères; on n'annulera pas l'action extérieure des gouvernements au moment même où s'étendent et se multiplient les relations extérieures des nations; ce qu'il faut demander, c'est que cette action s'exerce selon la justice et le bon sens. C'est là l'objet du droit public européen tel qu'il s'est formé à travers les siècles. Ce droit n'a point péri dans ses échecs; malgré les graves et nombreuses atteintes qu'il a reçues, à raison même de ces atteintes et de leurs funestes conséquences, ses maximes sont devenues et deviennent de jour en jour plus précises et plus pressantes; c'est de leur empire seul qu'on peut espérer, autant que le permet l'imperfection des choses humaines, le maintien habituel de la paix et de l'indépendance mutuelle comme de la sécurité des États.
Ceci n'est pas une espérance de philosophe: depuis plus de trois siècles, les faits, les plus grands faits de l'histoire parlent hautement. Tous les États qui ont scandaleusement et longtemps violé les maximes essentielles du droit public européen ont fini par s'en trouver mal, les gouvernements aussi mal que les peuples. Au XVIe siècle, Charles-Quint promène son ambition et sa force dans toute l'Europe, sans respect ni pour la paix, ni pour l'indépendance des États, ni pour les droits traditionnels des princes et des nations; il tente, sinon la monarchie, du moins la domination européenne; il se lasse et se dégoûte à la peine, et il lègue à l'Espagne le règne de Philippe II qui, poursuivant à son tour, sans génie comme sans coeur, les mêmes prétentions, laisse en mourant la monarchie espagnole au dehors dépouillée de ses plus belles provinces, au dedans énervée et frappée de stérilité. Au XVIIe siècle, Louis XIV, abandonnant la politique mesurée de Henri IV, reprend, avec encore plus d'éclat, le rêve européen de Charles-Quint, et viole arrogamment, tantôt envers les princes, tantôt envers les nations, les principes du droit public de la chrétienté; après les plus brillants succès, il se trouve hors d'état de porter le fardeau qu'ils lui ont fait; il obtient à grand'peine de l'Europe une paix aussi triste que nécessaire, et il meurt laissant la France épuisée et presque contrainte de se renfermer, pendant plus d'un demi-siècle, dans la politique extérieure la moins fière et la plus inerte. Nous avons vu, sur une échelle plus grande encore, les mêmes emportements de l'ambition humaine aboutir aux mêmes ruines: quelle n'a pas été en Europe la puissance de la Révolution française, tantôt anarchiquement déchaînée par les assemblées populaires, tantôt despotiquement maîtrisée par l'empereur Napoléon! Elle a, sous l'une et l'autre forme, remporté les plus éclatants triomphes; mais, en triomphant, elle a foulé aux pieds les principes, les traditions, les établissements du droit public européen; et après vingt-cinq ans de domination aveuglément hautaine, elle s'est vue obligée d'acheter bien chèrement la paix de cette Europe, théâtre et matière de ses conquêtes. Dans le cours de trois siècles, les plus grands de l'histoire, trois empires, les grands qu'ait vus le monde, sont tombés dans une rapide décadence pour avoir insolemment méprisé et violé le droit public européen et chrétien; trois fois ce droit, après avoir subi les échecs les plus rudes, s'est relevé plus fort que le génie et la gloire.
C'est le caractère fondamental du gouvernement de 1830 d'avoir pris le droit public européen pour règle de sa politique extérieure. Non pas seulement en paroles et dans la diplomatie officielle, mais en fait et dans la conduite réelle. Nous n'avons pas hypocritement soutenu et pratiqué telle ou telle maxime spéciale de ce droit qui eût pu convenir au pouvoir nouveau que nous avions à fonder; nous avons loyalement accepté et respecté toutes ses maximes ensemble, les plus difficiles à concilier entre elles comme les plus simples, celles qui consacrent l'ordre établi entre les États divers aussi bien que celles qui protégent l'indépendance et le libre développement intérieur de chaque État. Nous nous sommes trouvés, après 1830, en présence de toutes les questions qui ont fait et qui font encore en Europe tant de bruit, en présence des questions de nationalité, des questions d'insurrection, des questions d'intervention, des questions d'agrandissement territorial et de frontières naturelles. En Allemagne, en Pologne, en Italie, en Suisse, en Espagne, en Belgique, toutes ces questions s'élevaient alors, soit séparément, soit plusieurs ensemble. Nous les avons toutes résolues selon les principes du droit public européen: tantôt nous avons respecté ce droit avec scrupule, tantôt nous l'avons exercé sans hésitation; ici nous sommes intervenus, là nous nous sommes abstenus, ailleurs nous avons déclaré d'avance que nous interviendrions si d'autres intervenaient. Nous avons mis partout au service de la politique humaine et libérale l'influence morale dont nous pouvions disposer; mais nulle part nous n'avons méconnu ni dépassé les limites du droit international.
J'ai déjà dit par quels motifs, politiques et moraux publics et personnels, le roi Louis-Philippe et ses conseillers avaient voulu, dès leurs premiers pas, le maintien de la paix européenne. Ce n'était pas uniquement, quelque puissante que soit et doive être cette considération, pour les bienfaits directs de la paix même. L'immobilité extérieure n'est pas toujours la condition obligée des États; de grands intérêts nationaux peuvent conseiller et autoriser la guerre; c'est une honnête erreur, mais une erreur de croire que, pour être juste, toute guerre doit être purement défensive; il y a eu et il y aura, entre les États divers, des conflits naturels et des changements territoriaux légitimes; les instincts d'agrandissement et de gloire ne sont pas, en tout cas, interdits aux nations et à leurs chefs. Quand le roi Charles X, en 1830, déclara la guerre au dey d'Alger, ce n'était point là, de notre part, une guerre défensive, et pourtant celle-là était légitime; outre l'affront que nous avions à venger, nous donnions enfin satisfaction à un grand et légitime intérêt, français et européen, en délivrant la Méditerranée des pirates qui l'infestaient depuis des siècles. Et la conquête de la Régence a été légitime comme la guerre, car elle était l'unique moyen d'accomplir réellement et à toujours cette délivrance. Mais les droits de l'ambition, s'il est permis de parler ainsi, varient selon les temps; l'esprit de guerre, et de conquête n'avait pas jadis les conséquences qui l'accompagnent aujourd'hui; il rencontrait partout en Europe des obstacles, des contre-poids, des limites; son souffle n'était pas un ouragan universel; les plus ambitieuses entreprises de Charles-Quint et de Louis XIV ne mettaient pas en péril tous les États européens et n'ébranlaient pas les fondements des sociétés humaines; ils pouvaient s'arrêter, et ils s'arrêtaient en effet, ou bien on les arrêtait dans leurs succès comme dans leurs desseins. L'Europe est aujourd'hui un grand corps bien autrement unique et susceptible; toutes les questions vitales y ont été soulevées et y fermentent partout; tout mal y est contagieux, tout trouble, y devient général; quand une grande entreprise commence, nul n'en peut mesurer la portée, ni se promettre qu'il s'arrêtera sur la pente où elle le pousse; le problème se trouve toujours plus vaste et plus compliqué qu'on ne l'a prévu; un coup porté dans un coin fait trembler tout l'édifice; le mouvement est toujours près de devenir le chaos.
Si du moins le chaos précédait la création! si les ruines se transformaient en de nouveaux édifices! Mais il n'en est rien: qu'est-il resté de tous les bouleversements territoriaux, de toutes les combinaisons diplomatiques, de tous les États inventés par la politique extérieure de la Convention nationale et de l'Empire? Tout est tombé, fondations et conquêtes. Tant d'imagination, de hardiesse et de force, déployées avec un immense mépris du droit public, n'a servi qu'à perdre les grands acteurs de ces oeuvres éphémères, et à amener la réaction du congrès de Vienne et de la Sainte-Alliance. On parle beaucoup du nouvel état des sociétés, de l'esprit nouveau qui les anime, de la nécessité de comprendre et de satisfaire leurs besoins, leurs aspirations, leurs tendances; et pourtant, dans ce qui tient aux rapports mutuels des États, on méconnaît absolument ces préceptes d'innovation clairvoyante; on se traîne toujours dans l'ornière où s'est longtemps agitée la politique extérieure de l'Europe. L'ambition et la force sans frein ont eu des siècles favorables, non-seulement à leurs succès passagers, mais à leurs solides triomphes: au sein de moeurs grossières et violentes, quand la plupart des États étaient encore flottants et en travail de formation, entre des peuples que n'unissaient étroitement ni leurs intérêts de tous les jours, ni des communications régulières et continues; en l'absence de cette publicité universelle et rapide, qui fait aujourd'hui de toutes les nations un grand public incessamment présent et attentif au spectacle des événements, la guerre, même dénuée de motifs légitimes ou spécieux, même démesurée dans ses prétentions et ses entreprises, a pu décider péremptoirement des souverainetés et des territoires, et aboutir à des résultats durables. Alexandre et Charlemagne n'avaient, à coup sûr, ni plus de génie, ni plus de puissance que Napoléon, et leurs empires aussi sont tombés avec eux, mais non pas comme le sien; l'empire d'Alexandre s'est brisé en royaumes pour ses généraux et celui de Charlemagne s'est partagé entre ses descendants; à l'une et à l'autre époque, l'édifice gigantesque s'est écroulé, mais de ses débris se sont formés immédiatement des édifices qui ont duré. Des États conquis et des trônes élevés par Napoléon, rien ne lui a survécu, et par un phénomène étrange, le seul de ses généraux qui soit resté roi a été celui qui ne tenait pas de lui sa royauté. C'est que Napoléon, dans sa politique extérieure, a méconnu les vraies tendances actuelles de l'humanité: le temps n'est plus des grands bouleversements territoriaux accomplis par les seuls coups de la guerre et réglés selon la seule volonté des vainqueurs; à peine leur main se retire que leurs oeuvres sont mises en question et attaquées par les deux puissances qui sont, l'une le bon, l'autre le mauvais génie de notre époque, l'esprit de civilisation et l'esprit de révolution; l'esprit de civilisation veut l'empire du droit au sein de la paix: l'esprit de révolution, évoque incessamment la force, et poursuit à tout hasard, tantôt par l'anarchie, tantôt par la tyrannie, ce qu'il appelle le règne de la démocratie pure. C'est entre ces deux puissants esprits qu'est engagée la lutte qui travaille aujourd'hui l'Europe et qui décidera de son avenir. Dans cet état de la société européenne, le respect du droit public européen est, pour tout gouvernement régulier, un devoir impérieux et une prévoyance nécessaire; de nos jours; l'ambition qui remue le monde au mépris de ce droit, et pour la seule satisfaction de ses désirs, est aussi étourdie que criminelle.
Quand le cabinet du 11 octobre 1832 se forma, la plupart des questions internationales qui avaient agité l'Europe étaient, sinon vidées, du moins assoupies: la Pologne avait succombé; l'Italie semblait se rendormir; l'Espagne demeurait immobile devant son roi malade; la Suisse délibérait régulièrement sur la réforme de sa constitution fédérale. La question belge seule restait encore incomplétement résolue et causait quelque inquiétude pour la paix européenne. J'ai déjà rappelé, et tout le monde sait quelle fut, à l'avénement du cabinet, la transaction diplomatique entre la France et l'Angleterre qui amena le siége et la prise d'Anvers. Je n'ai pas à en raconter les détails; je n'écris pas l'histoire générale de ce temps; je ne veux qu'en caractériser la politique et marquer la part que j'y ai prise. C'est surtout dans la question belge que notre sincère et ferme adhésion aux principes du droit public européen a été plus complète et plus évidente. Nous avons eu là à nous défendre de toutes les tentations qui peuvent assaillir un gouvernement le lendemain d'une révolution: tentation révolutionnaire, tentation dynastique, tentation d'agrandissement territorial; nous les avons toutes repoussées. Et, en même temps, nous avons fait prévaloir et admettre en Europe les intérêts de sécurité et de dignité qu'a la France sur cette frontière; nous avons secondé l'élan de la population belge vers l'indépendance nationale et la liberté politique dont elle jouit depuis trente ans. Grand espace, même dans la vie d'une nation.
Dans cette affaire, comme dans toutes leurs relations avec le gouvernement du roi Louis-Philippe, les trois puissances du Nord, et à leur suite les puissances secondaires qui leur sont comme des satellites, manquèrent, non pas de sagesse, mais de cette fermeté conséquente qui fait porter à la sagesse tous ses fruits. L'Autriche, la Prusse et la Russie ne s'opposèrent point à la séparation de la Belgique et de la Hollande; elles siégèrent en conférence avec la France et l'Angleterre pour faire entrer dans l'ordre européen le fait accompli et régler les rapports des deux nouveaux États; elles acceptèrent ou elles laissèrent passer sans résistance effective, et elles finirent par sanctionner toutes les transactions laborieusement débattues dont cette question fut successivement l'objet. Mais en reconnaissant la nécessité, elles la subissaient avec cette hésitation et cette humeur qui enlèvent à la modération son mérite et détruisent la confiance qu'elle devrait inspirer. Que, dans les négociations sur l'affaire belge, ces puissances soutinssent les intérêts du roi de Hollande; qu'elles veillassent au respect général des traités, en même temps qu'elles consentaient à les modifier de concert; que l'entente particulière de la France et de l'Angleterre leur causât un vif déplaisir, rien de plus simple; mais à travers ces conséquences naturelles de leur situation, leur politique envers le nouveau gouvernement français aurait pu et dû être nette, uniforme, exempte de contradictions et d'arrière-pensées. Il n'en fut rien: les gouvernements absolus, quand ils n'ont pas un grand homme à leur tête, sont plus courbés sous leurs préjugés et plus incertains dans leurs actes que les gouvernements libres; malgré leur fastueuse irresponsabilité, le fardeau du pouvoir leur pèse, et pour l'alléger ils se réfugient volontiers dans l'inconséquence et l'inertie. Tout en acceptant ce qui se passait, depuis 1830, en France et autour de la France, le bon sens des puissances continentales fut étroit et court, sans hardiesse et sans grandeur; l'origine de la nouvelle monarchie française, la confusion et la lutte de ses principes, les désordres qui avaient assailli son berceau et qui la poursuivaient encore, les mauvaises traditions et le mauvais langage d'une partie de ses adhérents, toutes ces circonstances offusquaient et troublaient la vue des anciens gouvernements du continent; ils ne pressentirent pas, et même après des années d'épreuve ils ne surent pas apprécier à sa valeur ce qui a fait le mérite pratique et ce qui fera l'honneur historique du gouvernement du roi Louis-Philippe; issu d'une révolution, ce gouvernement rompit nettement, au dehors comme au dedans, avec l'esprit révolutionnaire; il ne prit point à son service la politique du désordre aussi bien que celle de l'ordre, les pratiquant tour à tour l'une et l'autre, selon les désirs de son ambition ou les embarras de sa situation; il a constamment réglé ses actes dans un esprit conservateur et selon le droit public européen. Les puissances continentales ne payèrent pas cette difficile constance d'un juste retour; de leur part, l'attitude extérieure envers la monarchie de 1830 fut autre que la conduite réelle, et les paroles libres autres que le langage officiel; le mauvais vouloir tantôt perçait, tantôt s'étalait derrière les relations et les déclarations pacifiques: «On se résigne à nous, m'écrivait de Turin M. de Barante le 22 mars 1834, en se réservant d'espérer, tantôt plus, tantôt moins, qu'il nous arrivera malheur;» et le 28 novembre suivant: «On s'est résigné à nous, d'abord avec étonnement et crainte; puis, on a regardé, avec un espoir malveillant, notre lutte contre le désordre; puis, on a eu quelque idée que, si nous gagnions cette victoire, elle tournerait au profit des gouvernements absolus. Maintenant il s'agit de nous accepter libéraux et point jacobins, calmes mais forts. On n'a pas encore bien pris son parti là-dessus.» Quoique l'accord fût général et permanent entre l'Autriche, la Prusse et la Russie, le caractère et les sentiments personnels des chefs de ces États, souverains et ministres, différaient beaucoup, et apportaient, dans leurs rapports avec le gouvernement du roi Louis-Philippe, de notables différences.
Des trois hommes qui dirigeaient alors les affaires de la Prusse, le roi Frédéric-Guillaume III, le prince de Wittgenstein, son plus intime confident, et M. Ancillon, son ministre des affaires étrangères, aucun n'était d'un esprit éminent, ni appelé, par sa supériorité naturelle, à faire prévaloir en Europe sa pensée et sa volonté; mais ils avaient tous trois des dispositions et des qualités qui s'accordaient bien entre elles et qui les rendaient propres à exercer, dans la politique européenne, une influence salutaire. Le roi, tout en tenant aux principes de la monarchie absolue et aux traditions de la Sainte-Alliance, ne portait pas, à d'autres maximes et à d'autres formes de gouvernement, une aversion systématique et acharnée; s'il n'avait pas réalisé les espérances politiques que, dans le mouvement national de 1813 à 1815, il avait laissé concevoir à son peuple, c'était moins par passion jalouse du pouvoir que par un sentiment inquiet des difficultés inhérentes aux institutions libres, du trouble qu'elles porteraient dans l'État et des embarras où elles le jetteraient lui-même. Il avait du moins, de concert avec son chancelier, le prince de Hardenberg, accompli, dans l'ordre civil en Prusse, de grandes et libérales réformes. C'était un prince sensé, droit, que les épreuves de sa vie avaient éclairé en même temps que fatigué; avide de repos au dehors comme au dedans, simple, économe, silencieux, il imposait le respect à ses peuples et la confiance à ses alliés sans beaucoup exiger d'eux; il avait appris à comprendre les nécessités des situations difficiles, sentait tout le poids du gouvernement, et savait bon gré aux souverains ses voisins qui l'aidaient à porter ce fardeau dans ses États en le portant eux-mêmes, dans les leurs, régulièrement, paisiblement et au profit de l'ordre européen. La révolution de Juillet lui avait donné plus d'humeur contre le roi Charles X que d'irritation contre son remplaçant nécessaire; la modération du roi Louis-Philippe lui plaisait, son habileté le rassurait, et il désirait sincèrement l'affermissement de son trône, en dépit du mauvais exemple de la révolution qui l'y avait porté. Le prince de Wittgenstein, homme de cour et du monde, formé à l'école du XVIIIe siècle et de Frédéric II, esprit fin, éclairé et libre sans être un libéral d'opinion ni un politique de profession, ami dévoué et point rival ambitieux du roi son maître, bon Allemand autant que Prussien zélé, et correspondant assidu du prince de Metternich, mais plein de goût pour les moeurs françaises, confirmait et secondait le roi dans sa politique impartiale, tranquille et bienveillante pour la France, en même temps que fidèle à l'alliance des trois cours. Nulle influence n'est, dans un moment donné, plus efficace que celle d'un homme considérable qui habituellement n'en affecte aucune, et qui ne donne que les avis ou ne rend que les services qu'on lui demande; telle était, à la cour de Berlin, celle du prince de Wittgenstein, et elle s'exerçait non-seulement auprès du roi, mais sur toute la famille royale qu'il contribuait habituellement à maintenir dans le respect et l'obéissance envers son chef. Moins important, quoique plus directement chargé des affaires, M. Ancillon, publiciste, historien, moraliste et philosophe, sans beaucoup d'originalité ni de puissance dans ces diverses carrières, mais partout judicieux, clairvoyant et conciliant, exposait avec dignité la politique du roi et la soutenait avec persévérance. Et auprès de ce gouvernement ainsi disposé, le ministre de France à Berlin, M. Bresson, ardemment dévoué à la politique de son pays, possédé de la soif du succès, vigilant avec passion et adroit avec autorité, quelquefois même avec emportement, avait acquis une position forte et un crédit efficace. Le roi Frédéric-Guillaume III l'écoutait avec confiance et le traitait avec faveur; il était entré dans l'intimité du prince de Wittgenstein, le voyait à peu près tous les jours, sans nécessité politique, pour le seul agrément de la vie sociale, et se trouvait ainsi toujours en mesure de faire servir les bons rapports personnels au bon arrangement des affaires, quand les affaires se présentaient.
A Vienne, la situation du gouvernement de 1830 et de son représentant était plus difficile: les principes et les passions absolutistes dominaient à la cour, et semblaient ne rencontrer, dans le public autrichien, aucune objection. La révolution de Juillet était vue de très-mauvais oeil, et la société de Vienne avait, pour les hommes du gouvernement que cette révolution avait fondé, ces froideurs mondaines qui, malgré leur frivolité, embarrassent et enveniment sérieusement les relations des États. L'empereur François II, modéré par caractère et par expérience, et très-sincère dans son désir de la paix, n'en avait pas moins, pour les gouvernements libres issus des mouvements révolutionnaires, une profonde antipathie, et se tenait pour quitte envers eux pourvu que sa politique fût étrangère à toute menée hostile. Auprès de ce souverain, plus influent lui-même dans ses affaires qu'on ne l'a cru en général, et au milieu d'une aristocratie indépendante et fière quoique sans institutions de liberté, le prince de Metternich gouvernait depuis plus de vingt ans la politique extérieure de l'Autriche: esprit supérieur qui mettait son honneur et son plaisir à se montrer en toute occasion, avec un peu d'étalage, impartial et libre, mais qui, tout en comprenant et en admettant, quand la nécessité l'y contraignait, les nouvelles faces des États, n'aspirait qu'à maintenir intact l'édifice européen tel que l'avait construit le congrès de Vienne, apogée de son influence et de sa gloire. Nul homme n'a porté en lui-même autant de mouvement intellectuel en se vouant à défendre l'immobilité politique; quand il parlait, et encore plus quand il écrivait, à travers un langage long, diffus, chargé de périphrases et ambitieusement philosophique, on voyait se déployer une intelligence riche, variée, profonde, empressée à saisir et à discuter les idées générales, les théories abstraites, et en même temps remarquablement pratique, sagace, habile à démêler ce que commandaient ou permettaient l'état des faits ou les dispositions des hommes, et se contenant toujours sévèrement dans les étroites limites du possible tout en ayant l'air de se jouer dans les vastes régions de la pensée. Quand il était de loisir et dans le laisser-aller de la conversation, M. de Metternich prenait à toutes choses, à la littérature, à la philosophie, aux sciences, aux arts, un intérêt curieux; il avait et il se complaisait à développer, sur toutes choses, des goûts, des idées, des systèmes; mais, dès qu'il entrait dans l'action politique, c'était le praticien le moins hasardeux, le plus attaché aux faits établis, le plus étranger à toute vue nouvelle et moralement ambitieuse. De cette aptitude à tout comprendre, combinée avec cette prudence quand il fallait agir, et des longs succès que lui avait valus ce double mérite, était résultée pour le prince de Metternich une confiance étrangement, je dirais volontiers naïvement orgueilleuse dans ses vues et dans son jugement; en 1848, pendant notre retraite commune à Londres, «l'erreur, me dit-il un jour, avec un demi-sourire qui semblait excuser d'avance ses paroles, l'erreur n'a jamais approché de mon esprit.—J'ai été plus heureux que vous, mon prince, lui dis-je; je me suis plus d'une fois aperçu que je m'étais trompé;» et son air me disait qu'il approuvait ma modestie sans être, au fond de son coeur, ébranlé dans sa présomption. La qualité qui manquait le plus à son habileté politique, c'était le courage; j'entends le courage d'impulsion et d'entreprise; il n'avait nul goût pour la lutte, et il en redoutait les périls plus qu'il ne désirait les succès auxquels elle eût pu aboutir. C'était là, dans ses rapports avec le gouvernement du roi Louis-Philippe, son principal embarras; il lui rendait justice, reconnaissait son importance dans l'ordre européen, et, quoique peu bienveillant pour quelques-uns de ses principes, il n'avait garde de rien faire qui pût lui nuire, et il eût volontiers contribué à l'affermir; mais, pour y contribuer efficacement, il eût fallu déplaire à des membres de la famille impériale, à la société de Vienne, à l'empereur Nicolas dont l'hostilité envers le roi Louis-Philippe, bien que peu hardie, était affichée et hautaine; M. de Metternich ne voulait engager aucun de ces conflits ni courir aucun de ces risques; de là, dans sa politique envers le gouvernement français, des hésitations, des obscurités, des réserves qui rendaient souvent son impartialité vaine et sa sagesse de moindre valeur qu'elle n'eût pu être s'il eût osé davantage pour la faire prévaloir.
M. de Sainte-Aulaire, que le duc de Broglie fit envoyer comme ambassadeur à Vienne, peu de mois après la formation du cabinet, convenait parfaitement à cette mission: noblement libéral, digne et doux, poli et courageux, zélé pour son devoir sans être faiseur, et homme du monde sans mauvaise complaisance mondaine, il se fit accueillir la tête haute dans la société viennoise, et s'établit auprès du prince de Metternich sur le pied d'une franchise aisée, en homme qui n'a rien à taire et rien à demander que ce qui lui est dû. Il n'eût pas fallu charger M. de Sainte-Aulaire de décider le prince de Metternich à quelque grande résolution ou à quelque effort difficile auxquels celui-ci n'eût pas été spontanément disposé; personne n'exerçait sur le chancelier d'Autriche une telle influence; mais M. de Sainte-Aulaire entretenait avec lui des rapports bienveillants et confiants qui suffisaient au cours régulier des affaires, et prévenaient, entre les deux gouvernements, toute complication et tout embarras.
C'était surtout l'empereur Nicolas qui pesait, comme un cauchemar, sur le prince de Metternich et l'empêchait souvent de régler sa conduite selon toute sa raison. Décidé à maintenir, en tous cas, l'union des trois puissances du Nord, M. de Metternich faisait, à cette idée, en Occident comme en Orient, plus de sacrifices qu'il n'eût été nécessaire, et l'empereur Nicolas exploitait, au profit de ses vues ou de ses passions personnelles, la prudence inquiète du chancelier d'Autriche. Nul souverain peut-être n'a exercé, dans ses États et en Europe, autant d'empire, en ayant si peu fait pour l'acquérir et en en faisant un si médiocre emploi. L'empereur Nicolas n'était ni un grand militaire, ni un grand politique, ni un grand esprit, ni même un grand ambitieux; il n'a ni agrandi ses États, ni fait faire à ses peuples, en prospérité, en civilisation, en lumières, en puissance et renommée européenne, de grands progrès; et pourtant il a régné au dedans avec force, au dehors avec éclat. Il avait en lui-même les instincts, et, devant le monde, tous les prestiges du pouvoir, la beauté personnelle, l'éloignement et l'étendue de son empire, le nombre de ses sujets, leur discipline dévouée, leur soumission silencieuse. Dans deux ou trois occasions solennelles, où il avait été personnellement mis en jeu, il avait montré de la présence d'esprit, du courage, et exercé un ascendant efficace; depuis, il avait évité plutôt que cherché les épreuves, et il craignait plus de se compromettre qu'il ne se plaisait à se déployer. C'était un despote dur et hautain, mais prudent, et un grand acteur royal qui avait plus de goût aux effets de théâtre qu'aux événements du drame. La fortune l'avait merveilleusement servi; en montant sur le trône, il avait trouvé la Russie grande et l'Europe à la fois en repos et encore fatiguée; il avait profité des brillants succès de l'empereur Alexandre son frère pour la gloire comme pour la sécurité de son empire, et ni ses peuples ni ses alliés n'exigeaient beaucoup de lui; au dedans, ses travaux de réforme se bornaient à des efforts sincères pour introduire dans l'administration de ses États plus de probité; au dehors, une immobilité superbe suffisait à son influence; en Occident, les événements ne lui donnaient rien à faire; en Orient, ses premiers coups contre la Turquie avaient réussi sans l'engager bien avant. Au milieu de cette situation prospère et facile, la révolution de Juillet vint choquer son orgueil de souverain, le gêner dans ses vues d'avenir et l'inquiéter sur son repos; il lui voua une haine passionnée, mais sans oser le dire hautement et sans se porter l'adversaire de l'événement qu'il détestait. Et pour satisfaire sa passion sans compromettre sa politique, il sépara avec affectation le roi Louis-Philippe de la France, caressant pour la nation française, après comme avant 1830, en même temps qu'hostile à son nouveau chef. Attitude peu digne pour un si puissant prince et étrange inconséquence pour un despote, car c'est le soin ordinaire du pouvoir absolu de confondre intimement le souverain et le peuple, et de prendre le souverain pour le représentant, et en quelque sorte l'incarnation des millions d'hommes qui vivent sous sa loi. Esprit superficiel, malgré sa fastueuse rigueur, l'empereur Nicolas oubliait cette maxime vitale de son propre système de gouvernement, et ne sentait pas combien il était puéril de s'obstiner à ne pas traiter le roi Louis-Philippe comme les autres rois, tout en s'inclinant devant la révolution qui l'avait fait roi.
Son obstination, du reste, n'était pas toujours aussi intraitable qu'elle voulait le paraître, et quand elle eût pu entraîner pour lui quelque inconvénient grave, il savait la faire fléchir. C'était, depuis 1830, sa coutume, quand il recevait l'ambassadeur de France, de le bien traiter personnellement et de s'entretenir avec lui des affaires des deux pays, mais sans jamais lui parler du Roi. En janvier 1833, le duc de Broglie, en faisant nommer le maréchal Maison ambassadeur à Saint-Pétersbourg, lui prescrivit de ne point accepter une telle attitude; et après avoir ajouté à ses instructions officielles déjà fort nettes[1] des instructions verbales encore plus précises, il fit prier M. Pozzo di Borgo de passer chez lui, et lui dit qu'il se faisait un devoir de le prévenir que si, en comblant le nouvel ambassadeur de politesses personnelles, l'empereur s'abstenait de prononcer le nom du Roi, le maréchal avait ordre de quitter Pétersbourg dans les huit jours en prenant un prétexte, et que le plus transparent serait le meilleur. Le maréchal était aussi chargé de confirmer cette confidence au comte Pozzo di Borgo, qui ne manqua pas d'en écrire à sa cour. L'empereur Nicolas n'eut garde de se brouiller avec la France pour le plaisir de persister dans une choquante impolitesse; à la première réception solennelle, il alla au-devant de l'ambassadeur, lui prit la main, lui demanda des nouvelles du Roi, et, sur ce point du moins, les convenances reprirent, entre les deux cours, leur empire.
[Note 1: _Pièces historiques, n° I.]
Environ trois ans plus tard, et dans une circonstance secrète, les dispositions personnelles de l'empereur Nicolas envers le roi Louis-Philippe et sa famille se manifestèrent avec un mélange de réticence calculée, de susceptibilité vaniteuse, d'insinuations détournées et d'emportement qui passait du caractère de l'homme dans la politique du souverain. Vers la fin de l'été de 1835, M. de Barante quitta l'ambassade de Sardaigne pour occuper celle de Russie; il n'y avait, à cette époque, entre les deux gouvernements, point de négociation pendante, point d'affaire spéciale à traiter; l'attitude et le langage du nouvel ambassadeur étaient le principal et presque le seul objet de ses instructions. On se préoccupait alors du mariage futur de M. le duc d'Orléans. Avant de partir pour son poste, M. de Barante demanda au duc de Broglie ce qu'il aurait à faire ou à dire si, de façon ou d'autre, la possibilité d'un mariage entre M. le duc d'Orléans et l'une des grandes-duchesses, filles de l'empereur Nicolas, se présentait à lui: «Je sais, lui dit-il, que l'empereur est, en ce moment, très-malveillant pour le Roi; mais la politique russe est sujette à des revirements soudains, et le caractère de l'empereur n'y est pas non plus étranger; que dois-je faire si j'entrevois cette chance?—Le Roi, lui répondit le duc de Broglie, regarde le mariage de ses enfants comme un intérêt de famille étranger à la politique; demandez-lui quelles sont ses intentions.» Le Roi dit nettement à M. de Barante qu'il ne souhaitait point pour son fils le mariage russe; outre le peu de goût qu'il avait pour cette alliance, il était dès lors préoccupé de la perspective d'un mariage entre M. le duc d'Orléans et une archiduchesse d'Autriche; M. de Barante tint la réponse du Roi pour péremptoire, et en fit, sur ce point, la règle de son attitude.
Peu de jours après cet entretien et à la veille de son départ pour Saint-Pétersbourg, il reçut du duc de Broglie l'instruction de s'arrêter à Berlin et de s'assurer, de concert avec M. Bresson, que, si M. le duc d'Orléans et M. le duc de Nemours y faisaient une visite, ils recevraient, du roi de Prusse et de sa famille, un accueil bienveillant. Aucune question ne devait et ne pouvait être officiellement posée; c'était matière de conversation discrète et pas une ligne ne devait être écrite à ce sujet; M. Bresson avait ordre de prendre un congé et de venir rendre compte à Paris. L'assurance arriva bientôt que les princes seraient reçus à Berlin avec empressement et que le roi de Prusse leur ferait un accueil paternel. Et comme l'entente confidentielle entre la Prusse et l'Autriche était telle que, sur de semblables questions, les deux cours ne décidaient rien que de concert, on eut à Paris la certitude que les princes trouveraient à Vienne, sinon la même cordialité royale, du moins le même accueil qu'à Berlin. Lorsque, quelques mois après, le voyage ainsi résolu s'accomplit avec plein succès, on en fut très-préoccupé à Saint-Pétersbourg; on se demandait si les princes viendraient aussi en Russie; on s'étonnait qu'ils ne vinssent pas: «Ils auraient été les bienvenus,» dit un jour l'empereur Nicolas, et ce propos fut rapporté à M. de Barante à qui l'empereur ne laissa, du reste, entrevoir aucune nuance d'humeur; il lui parla même en fort bons termes de la situation de la France et du gouvernement du Roi, ce qui ne lui arrivait guère, quoiqu'il ne se permît jamais, à ce sujet, aucune parole de blâme ou de critique. Un sentiment très-différent de l'humeur se fit bientôt indirectement entrevoir; une personne très-bien établie à la cour de Saint-Pétersbourg, l'une des dames d'honneur à portrait et l'amie intime de l'impératrice, la baronne Frederyks parla un jour à madame de Barante, avec qui elle était dans des rapports confiants et faciles, de la possibilité d'un mariage entre M. le duc d'Orléans et la grande-duchesse Marie; M. de Barante n'attacha pas aux paroles de madame Frederyks grande importance; il eut même soin d'éviter avec elle, plutôt que de la rechercher, toute conversation à ce sujet; il connaissait les vues du roi Louis-Philippe, et, convaincu en même temps que l'empereur Nicolas n'avait, pour une telle alliance, aucune intention sérieuse, il tenait peu à savoir si c'étaient là des velléités de femme ou si madame Frederyks était chargée de sonder, à tout hasard, le terrain.
Pourtant, il lui revint que la grande-duchesse Marie elle-même parlait beaucoup de M. le duc d'Orléans, qu'elle s'enquérait de son caractère, de son esprit, de l'agrément de sa personne, qu'elle avait voulu voir son portrait. A un bal où M. de Barante se trouvait assis, à souper, à une petite table, auprès de l'impératrice, et où était aussi la grande-duchesse, la conversation s'engagea sur M. le duc d'Orléans, et beaucoup de questions lui furent faites avec une curiosité bienveillante. Peu après, M. de Barante donna lui-même un bal où l'empereur et l'impératrice lui firent l'honneur de venir; il avait demandé la permission d'engager la grande-duchesse Marie, et son invitation avait été acceptée. Mais elle ne vint pas, et l'empereur prit soin de l'excuser en disant à l'ambassadeur, même avec quelque détail, qu'elle était indisposée. Quelques jours après, à un bal de cour, la grande-duchesse parla à M. de Barante du chagrin qu'elle avait eu de ne pas venir à l'ambassade: «J'en ai pleuré, lui dit-elle, et je me suis promenée le matin devant vos fenêtres.»
Ces démonstrations hésitantes et incohérentes ne persuadèrent point à M. de Barante que l'empereur Nicolas eût la pensée de donner sa fille à M. le duc d'Orléans, et il se tint dans la réserve que le roi Louis-Philippe lui avait prescrite. Quelque temps après, on commença à parler du mariage de M. le duc d'Orléans avec la princesse Hélène de Mecklembourg, et M. de Barante sut que l'empereur Nicolas s'exprimait, sur ce projet, avec une extrême vivacité; il voulait, disait-on, employer, pour le faire échouer, toute son influence, et il se servait, dans ce dessein, de sa correspondance habituelle avec le prince Charles de Mecklembourg-Strelitz, général au service de Prusse, qui avait à la cour de Berlin quelque crédit. Quand on apprit à Saint-Pétersbourg que le roi de Prusse persistait invariablement dans un projet qui venait de lui, l'empereur Nicolas entra dans une étrange colère; il fit une scène publique au baron de Boden, envoyé du duc de Mecklembourg-Schwerin en Russie, et parla en termes brutaux de la part que le roi de Prusse avait prise à ce mariage. Dans un bal qui eut lieu vers cette époque et où vint l'empereur, il n'adressa point la parole à l'ambassadeur de France, ce qui était contre son habitude et fut d'autant plus significatif que les ambassadeurs d'Autriche et d'Angleterre eurent avec lui, ce soir-là, la conversation accoutumée. Cet accès de mauvaise humeur ne dura pas longtemps, n'influa point sur les relations officielles de M. de Barante avec le comte de Nesselrode qui se tenait avec soin en dehors des boutades de son maître, et bientôt on ne parla plus à Saint-Pétersbourg du mariage de M. le duc d'Orléans.
En 1838, M. de Barante vint en congé à Paris et M. le duc d'Orléans, marié et heureux, lui demanda de lui raconter tout ce qui s'était passé et dit à Pétersbourg au sujet de son mariage. Instruit des incidents que je viens de rappeler, le prince pensa que l'ambassadeur avait eu raison de ne pas croire que l'empereur Nicolas eût vraiment pensé un seul instant à lui donner sa fille en mariage. Pendant qu'on essayait d'en insinuer l'idée à M. de Barante, on avait voulu flatter aussi M. le duc d'Orléans lui-même de cette perspective; une personne, avec qui il avait des relations intimes, lui disait, à Paris, ce qu'à Pétersbourg madame Frederyks disait à madame de Barante, et elle l'engageait à ne pas rechercher un autre mariage. Le prince resta aussi incrédule que l'ambassadeur.
Ils avaient raison tous les deux; jamais l'empereur Nicolas n'avait sérieusement accepté, même en pensée, un mariage si contraire à sa passion. Si la grande-duchesse Marie avait eu occasion de voir M. le duc d'Orléans, s'il lui avait plu, si elle avait elle-même vivement désiré cette union, peut-être l'empereur n'eût-il pas résisté au voeu de sa fille; dur dans son empire, il avait, dans sa famille, le coeur paternel, et il était en outre assez enclin à se faire, dans les questions de mariage, un devoir de tenir grand compte des goûts et des sentiments personnels de ses enfants. Mais aucun motif semblable ne pesait sur lui en 1836, et lorsque le voyage des princes français en Allemagne suggéra autour de lui cette idée, l'empereur Nicolas venait naguère de s'engager, envers le roi Louis-Philippe, dans des manifestations et des démarches qui devaient l'éloigner encore plus d'un tel rapprochement.
Après la prise d'Anvers et devant cette brillante solution française de la question belge, l'humeur des trois cabinets du Nord, bien que contenue, avait été profonde: c'était eux qui avaient eu à faire successivement les plus grandes et les plus amères concessions, des concessions à la fois politiques et domestiques, de principe et de famille; le roi de Prusse et l'empereur de Russie avaient été contraints d'abandonner, dans le roi de Hollande, l'un son beau-frère, l'autre le beau-père de sa soeur; l'empereur Nicolas était allé jusqu'à envoyer en mission extraordinaire à La Haye son plus intime confident, le comte Orloff, pour déclarer au roi Guillaume cet abandon et dompter son opiniâtre résistance au voeu de l'Europe. De tels sacrifices, même sincèrement accomplis, laissent dans le coeur des plus froids politiques de poignantes blessures. L'Autriche, la Prusse et la Russie voyaient en outre l'entente et l'action commune de la France et de l'Angleterre s'affermir et s'étendre de jour en jour. Et ce n'était pas seulement une entente accidentelle entre les deux gouvernements sur des questions spéciales; c'était, entre les deux pays, malgré leur ancienne hostilité, une sympathie générale d'idées et de tendances bruyamment proclamées; sympathie qui donnait, dans l'Europe entière, aux partisans des réformes politiques et aux artisans de révolutions, de vives tentations et des espérances de succès. Par amour-propre et par inquiétude, les trois puissances du Nord sentaient le désir et le besoin d'opposer ostensiblement entente à entente, force à force, de se soutenir mutuellement en face d'un avenir obscur, et de prendre, si l'occasion s'en présentait, une revanche des échecs qu'elles venaient de subir.
Une cause plus directe et plus pressante les poussait aussi dans cette voie. Les tentatives de révolution suscitées en Italie, en Pologne et en Allemagne par la crise de 1830 avaient échoué; mais les conspirations continuaient, et elles avaient pour fauteurs ardents les réfugiés italiens, polonais, allemands, qui avaient trouvé en France, en Angleterre, en Belgique, en Suisse, un généreux asile. J'ai déjà dit ce que je pense du droit d'asile, de sa légitimité, de son utilité politique, et aussi des devoirs qui y sont attachés, soit pour les gouvernements protecteurs, soit pour les réfugiés eux-mêmes[2]. La question est aussi simple et claire en principe que délicate et difficile dans l'application; mais les difficultés de l'application ont trop souvent fait oublier le principe même et la nécessité de le respecter. Les réfugiés politiques, quelque naturelle et même patriotique qu'ait pu être leur entreprise, n'ont évidemment nul droit de poursuivre, du sein de l'asile qu'ils ont obtenu et au péril du gouvernement qui les a accueillis, leur guerre contre le gouvernement de leur patrie; et le pouvoir qui les protège, quelle que soit pour eux sa sympathie, est évidemment tenu de réprimer leurs attaques contre les pouvoirs avec lesquels il vit lui-même en paix. Ainsi le commande impérieusement le droit public qui est la morale et la loyauté mutuelles des nations. Ce droit n'exclut ni la bienveillance témoignée aux réfugiés, ni les secours accordés à leur malheur; il n'interdit pas non plus le respect des affections et le maintien des relations privées dont les réfugiés peuvent être l'objet; quand le comte Pozzo di Borgo se plaignait que la duchesse de Broglie reçût amicalement chez elle le prince Adam Czartorinski, ce noble chef de l'émigration polonaise, le comte Pozzo avait tort, et la duchesse de Broglie avait raison de dire avec sa vive fierté: «Le prince Czartorinski est depuis longtemps l'ami de ma mère et le mien; je ne le chasserai pas de mon salon parce que mon mari a l'honneur de représenter la France et son roi.» Les sentiments généreux n'autorisent pas à manquer, en pareille circonstance, aux devoirs de la politique, mais ils ne sont point condamnés à s'effacer devant des exigences dures ou hautaines; et les gouvernements qui réclament contre les menées des réfugiés sont eux-mêmes obligés de ménager la dignité comme la situation légale du pouvoir auquel ils demandent de les réprimer. Il y a là, de part et d'autre, bien des convenances à respecter, bien des mesures à garder, bien des embarras à prendre en considération; mais, cela reconnu, le droit de réclamation demeure entier d'une part et le devoir de répression de l'autre: devoir de probité politique autant que de prudence, dont l'accomplissement est exigé par l'honneur des gouvernants comme par la sûreté des États, et qui ne saurait être méconnu que par une faiblesse regrettable ou par une arrogance inexcusable. Malgré nos sincères efforts pour nous acquitter de ce qui était dû aux gouvernements européens, ce fut là pour nous, de 1832 à 1836, dans nos rapports avec eux, une source de complications sans cesse renaissantes, et l'une des principales causes qui portèrent les trois puissances du Nord à faire en commun des démonstrations et des démarches compromettantes pour les rapports pacifiques qu'elles voulaient maintenir, et même pour le redressement des griefs qu'elles élevaient.
[Note 2: Tome II, p. 83-84.]
Au commencement d'avril 1833, un mouvement révolutionnaire éclata à Francfort; un de ces mouvements si fréquents de nos jours, sérieux par les idées et les sentiments qui les suscitent, frivoles par l'étourderie et l'incapacité de leurs auteurs. Au même moment, un complot semblable était découvert à Turin. Ils furent l'un et l'autre promptement réprimés. Mais la diète germanique entama une grande enquête pour en rechercher les sources, les ramifications, les desseins; et comme il était aisé de le prévoir, l'enquête rencontra dès ses premiers pas et mit au jour les menées et les provocations des réfugiés. Pendant qu'elle suivait son cours, nous apprîmes que, le 14 août, l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse, accompagnés de leurs ministres, le prince de Metternich et M. Ancillon, s'étaient rencontrés au château de Theresienstadt, près de Töplitz; trois semaines plus tard, le roi de Prusse et l'empereur de Russie se rencontraient à Schwedt-sur-l'Oder, et peu de jours après, l'empereur Nicolas et l'empereur d'Autriche, aussi avec leurs ministres des affaires étrangères, se réunissaient à Münchengrætz, petite ville de Bohème, où le prince royal de Prusse s'était déjà rendu. Le résultat de ces conférences répétées ne se fit pas longtemps attendre; dans les premiers jours de novembre 1833, le baron de Hügel, chargé d'affaires d'Autriche en l'absence du comte Appony, le baron de Werther au nom de la Prusse et le comte Pozzo di Borgo pour la Russie, se rendirent successivement auprès du duc de Broglie, et lui communiquèrent trois dépêches de leurs cours finissant toutes trois par déclarer, dans les mêmes termes, que «si la France, qui avait si bien su se défendre elle-même des tentatives des perturbateurs, ne réussissait pas désormais à déjouer également les machinations auxquelles ils se livraient, sur son territoire, contre les États étrangers, il pourrait en résulter, pour quelques-uns de ces États, des troubles intérieurs qui les mettraient dans l'obligation de réclamer l'appui de leurs alliés; que cet appui ne leur serait pas refusé, et que toute tentative pour s'y opposer serait considérée, par les trois cabinets de Vienne, de Saint-Pétersbourg et de Berlin, comme une hostilité dirigée contre chacun d'eux.»
En soi, la démarche n'avait rien que de naturel et de conforme au droit des gens comme aux exigences du moment; mais le concert qui l'avait préparée, l'uniformité et le ton péremptoire de la conclusion des trois dépêches donnaient trop évidemment, à l'acte des trois cours, le caractère d'une tentative d'intimidation pour qu'à notre tour une fierté froide ne fût pas le caractère de notre réponse. Les cabinets qui en avaient pris la résolution et les agents diplomatiques chargés de la communiquer au cabinet français l'avaient si bien senti que, tout en s'acquittant de leur mission, les plus modérés s'étaient efforcés de l'atténuer. La dépêche autrichienne prodiguait les éloges à l'habileté et à l'énergie du gouvernement du Roi; la dépêche prussienne, pleine envers lui de témoignages d'estime et d'affection, rendait toute justice aux efforts qu'il avait déjà faits pour contenir les réfugiés; et le comte Pozzo di Borgo, probablement peu satisfait des développements de la dépêche russe, ne l'avait pas communiquée tout entière au duc de Broglie, et s'était contenté de lui en lire la conclusion. En variant, selon ces diverses attitudes, son accueil et son langage, le duc de Broglie repoussa dignement la tentative d'intimidation, et maintint hautement, pour les divers cas de complications ou d'interventions européennes qui pourraient se présenter à l'avenir, la liberté d'action et la politique déclarée de la France. Quand il reçut communication de cette réponse, le prince de Metternich essaya de ne la comprendre qu'à moitié, et de croire que le Piémont n'était pas l'un des États dans lesquels la France ne souffrirait pas, sans y intervenir elle-même, une intervention étrangère; mais M. de Sainte-Aulaire, par une prompte et franche répartie, ne lui permit pas d'avoir l'air de se faire illusion à cet égard. M. de Metternich n'insista point. A Berlin, à Saint-Pétersbourg même, la ferme réponse du duc de Broglie n'amena point de réplique; et toute cette affaire n'eut d'autre résultat que de manifester avec quelque faste le concert des trois cours et le travail de l'empereur Nicolas pour dominer ses alliés, en révélant en même temps leurs dissidences intérieures et leur peu de penchant à pousser jusqu'au bout leurs démonstrations. Il n'y a guère de plus mauvais politiques que les esprits plus hautains que grands et plus passionnés que sérieux, qui recherchent la satisfaction momentanée de leur passion bien plus que l'accomplissement réel et durable de leur dessein.
Indépendamment des révolutions de l'Occident, l'empereur Nicolas, peu de mois avant les entrevues de Theresienstadt, de Schwedt et de Münchengaetz, avait trouvé en Orient, contre le gouvernement du roi Louis-Philippe, un nouveau sujet d'irritation. La lutte entre la Porte ottomane et le pacha d'Égypte avait éclaté; Méhémet-Ali avait conquis la Syrie; son fils Ibrahim, vainqueur à Konièh, traversait en maître l'Asie-Mineure, occupait Smyrne et menaçait Constantinople. Le grand problème qui pèse et pèsera longtemps encore sur l'Europe, la question d'Orient touchait à l'une de ses plus violentes crises. Je retracerai tout à l'heure l'incendie qui fut alors près de s'allumer; je ne veux, en ce moment, qu'en faire entrevoir les premières lueurs.
Que Méhémet-Ali aspirât à secouer le joug du sultan, et à fonder, pour son propre compte, un État indépendant, on n'en saurait douter. En vain il multipliait les protestations de fidélité; en vain il répétait à M. de Bois-le-Comte, qu'au printemps de 1833 le duc de Broglie avait chargé d'une mission en Orient: «Je suis prêt à toute heure à promettre en face du monde que je ne chercherai jamais querelle avec le sultan, pourvu qu'il ne m'en cherche pas non plus, et que je vivrai en paix et en soumission; mais que les grandes puissances européennes nous garantissent, à la Porte et à moi, que nous ne troublerons mutuellement, par aucune agression, la paix qu'elles rétabliront entre nous.» M. de Bois-le-Comte faisait observer au pacha que le sultan était son souverain, et qu'il serait difficile aux puissances de donner une garantie qui les établirait, le sultan et lui, sur le pied d'égalité: «Savez-vous pourquoi je ne suis pas indépendant? répondait vivement Méhémet-Ali; c'est par déférence pour les puissances; croyez-vous que, sans le respect que j'ai eu pour leurs intentions, je serais dans la condition d'un sujet? Eh bien! ce respect que j'ai eu pour vos conseils, les Grecs ne l'ont pas eu, les Belges non plus; et vous les avez récompensés en garantissant leur indépendance; et vous me punissez en refusant de garantir ma sécurité!» Laissant alors de côté son propre intérêt: «Avant un an, disait-il avec une expression pleine de mystère et de gravité, avant un an, la guerre éclatera en Europe; j'en ai des avis certains; unis à l'Angleterre, vous aurez à combattre la Russie, l'Autriche et les États du continent. La Russie domine à Constantinople; ne trouvez-vous donc pas d'avantage à employer Méhémet-Ali et à le charger d'aller combattre et détruire une influence ennemie? Pensez-bien à cela; il peut vous être utile de me laisser prendre le district d'Adana; ce sera une force pour vous comme pour moi.» M. de Bois-le-Comte soutenait alors qu'il n'y aurait pas de guerre et que l'Europe était décidée à rester en paix; Méhémet-Ali paraissait comprendre et n'insistait pas; mais quelques jours après, causant familièrement avec l'envoyé français, il lui disait: «M. Campbell, agent politique anglais, vient demain me présenter M. Turnbull, consul de Sa Majesté Britannique; quand donnerez-vous aussi, à votre consul, M. Mimaut, un caractère politique? Voulez-vous que je vous dise ce qui arrivera? C'est que non-seulement vous vous êtes laissé devancer par l'Angleterre, mais que vous le serez par l'Autriche et par la Russie. Oui, par la Russie elle-même. Ne croyez pas que je sois si mal avec elle; au contraire, je suis fort bien. L'agent autrichien, M. Prokesch, qui paraît si uni avec les Anglais et avec vous, se charge de maintenir de bons rapports entre la Russie et moi.» Quelquefois, ayant l'air d'oublier la politique, le pacha racontait avec abandon à M. de Bois-le-Comte les vicissitudes de sa vie et les difficultés qu'il avait eues à vaincre pour arriver où il était parvenu: «Une des plus grandes, lui disait-il, a été le vice de mon éducation; j'avais cinquante ans, et je gouvernais l'Égypte depuis dix ans quand j'ai appris à lire.—Quel motif a décidé Votre Altesse à se livrer à un travail si pénible? Mahomet a bien pu fonder une religion et poser les bases de l'un des plus grands empires du monde sans savoir lire.—Il est vrai; mais la nécessité de savoir lire se faisait de plus en plus sentir à moi. Jusque-là, je mettais en magasin dans ma tête tout ce que je voyais et entendais; quelquefois l'impression des objets s'affaiblissait; mais dans les moments de danger, ou quand je me mettais en colère, tout me revenait clair et lucide à l'esprit. Je m'aperçus cependant que ma mémoire baissait; alors je résolus d'y suppléer par la lecture; tout homme que je voyais, je lui disais de prendre un livre et de lire avec moi. A force de faire cela, j'ai appris à lire, et assez promptement. Depuis ce temps, j'ai lu beaucoup de livres, dernièrement encore un gros livre de géographie qu'on m'a envoyé de Constantinople. J'ai lu surtout des livres de science militaire et des livres politiques. Je lis aussi vos journaux. J'ai lu encore des livres d'histoire, et je me suis convaincu que personne, avec d'aussi faibles moyens, n'a fait d'aussi grandes choses que moi. Il me reste encore bien à faire. J'ai déjà avancé mon pays beaucoup plus que ne l'est la Turquie, ni la Grèce, ni surtout la Perse. Mais j'ai commencé bien tard. Je ne sais si j'aurai le temps d'achever. Je veux du moins laisser les choses à mon fils en aussi bon état que je pourrai.» Et il finissait en revenant à son idée fixe, la nécessité que la Porte lui concédât le district d'Adana ou que les puissances lui garantissent la sécurité de ses possessions: «Je me considère, disait-il, comme un homme placé en présence d'un ennemi qui tient le fer levé sur lui; j'ai devant moi un bouclier; vous me demandez de renoncer à ce bouclier; vous êtes mes amis; je vous le livre, mais parce que j'ai la confiance que vous avez une autre défense à me donner; sans cela, ce serait vouloir me tuer.»
Quand Méhémet-Ali cherchait à se faire bien venir des puissances qu'il savait amies sincères de la Porte, il parlait de son désir d'aller, après la paix, finir ses jours à Constantinople et s'y consacrer tout entier à relever et à ranimer cet empire tombant en ruines. Dans cette hypothèse, les politiques européens rendaient eux-mêmes hommage à la supériorité de ses vues et de son caractère: «Certainement, disait M. Prokesch à M. de Bois-le-Comte, si on pouvait, comme par un coup de théâtre, mettre Méhémet-Ali sur le trône de Constantinople, l'Autriche et toutes les puissances qui souffrent de l'affaiblissement de cet empire ne pourraient le voir qu'avec plaisir; Méhémet-Ali est un réformateur; il remplace par des institutions meilleures les vieilles institutions qui périssent; Mahmoud est un révolutionnaire: il détruit et ne met rien à la place.»
Quel que fût le tour de son ambition, ennemi ou protecteur, un tel homme était insupportable au sultan et à ses conseillers; l'un des membres les plus considérables du Divan, Khosrew-Pacha lui portait une vieille et violente haine. Qu'elle fût, avec Méhémet-Ali, en paix ou en guerre, qu'elle lui fît des refus ou des concessions, la Porte méditait constamment sa ruine, et cette hostilité acharnée, ce travail incessant contre lui, fournissaient toujours au pacha d'Égypte des motifs réels ou des prétextes plausibles pour engager la lutte où le poussait son ambition: «Que vouliez-vous que je fisse? disait-il, en mai 1833, à M. de Bois-le-Comte qui lui reprochait son attaque contre le pacha de Saint-Jean-d'Acre et la guerre qu'il avait ainsi soulevée; j'avais en main des preuves irrécusables que la Porte, décidée à me détruire, allait fondre sur moi dans un an; j'ai dû la prévenir. Je me suis trouvé entre deux abîmes; j'ai mieux aimé descendre dans l'un qu'être précipité dans l'autre.»
Devant la question d'Orient ainsi brusquement posée, et au milieu des grandes puissances toutes empressées, avec des sentiments très-divers, d'y porter la main, la situation de la France était la plus difficile. L'Angleterre et l'Autriche avaient une idée simple et fixe; elles ne s'inquiétaient que de maintenir l'empire ottoman et de le défendre contre ses ennemis. La Russie aussi n'avait qu'une idée, moins simple, mais également exclusive et constante; elle voulait maintenir l'empire ottoman sans l'affermir et le dominer en le protégeant. La Prusse, presque étrangère à la question, inclinait habituellement vers l'Autriche et l'Angleterre en ménageant la Russie. La politique de la France était compliquée et alternative; elle voulait servir à la fois le sultan et le pacha, maintenir l'empire ottoman et grandir l'Égypte. La Porte se trouvait en présence de deux alliés véritables, d'un protecteur hypocrite et d'un ami dont le coeur était partagé.
Les raisonnements, quelques-uns sérieux, d'autres spécieux, n'ont pas manqué pour justifier cette double politique de la France. On a fait valoir l'importance de l'Égypte dans la Méditerranée, l'appui que la France y pouvait trouver en cas de lutte, soit contre l'Angleterre, soit contre la Russie, surtout la nécessité que, dans l'état précaire de l'Orient, l'Égypte ne restât pas en des mains impuissantes ou ne passât pas en des mains ennemies. J'apprécierai la valeur de ces raisons quand j'aurai à parler des grands débats où elles se sont produites; elles ont été des arguments après coup plutôt que des causes déterminantes avant l'événement: à vrai dire, la politique de la France, dans cette question, a pris sa source dans notre brillante expédition de 1798 en Égypte, dans le renom de nos généraux, de nos soldats, de nos savants, dans les souvenirs et les impressions qui sont restés de leurs exploits et de leurs travaux, dans des élans d'imagination, non dans des calculs de sécurité et d'équilibre; un vif intérêt s'est attaché au théâtre de cette gloire nationale et singulière; l'Égypte conquise par une armée française, décrite par un Institut français, est devenue l'une des fantaisies populaires de la France; nous avons eu à coeur ses destinées; et le nouveau maître, glorieux et singulier aussi, qui la gouvernait alors avec éclat en se tournant vers nous, a été, pour nous, un allié naturel que nous avons soutenu par penchant et entraînement bien plus que par réflexion et intérêt.
Les embarras de cette situation se manifestèrent dès les premiers jours: trois agents français intervinrent en 1833 dans la lutte entre la Porte et l'Égypte; à la fin de 1832, le général Guilleminot, rappelé en 1831, n'avait pas encore été remplacé comme ambassadeur à Constantinople; M. de Varennes, premier secrétaire de l'ambassade, y représentait la France; quand la guerre de Syrie eut éclaté, après la bataille de Konièh, il s'employa vivement à faire consentir la Porte aux concessions que demandait Méhémet-Ali; nommé ambassadeur au commencement de janvier 1833, l'amiral Roussin arriva le 17 février à Constantinople, et trois mois après, une flotte russe, secrètement appelée le 21 janvier par le sultan, entrait dans le Bosphore, et venait protéger la Porte contre son ambitieux vassal. L'amiral Roussin en demanda sur-le-champ au Divan l'éloignement, s'engageant à faire consentir Méhémet-Ali aux conditions que la Porte lui avait fait proposer en réponse à ses exigences; et, sur la promesse du sultan qu'à ce prix les Russes se retireraient en effet, l'amiral écrivit, le 22 février, au pacha: «Persister dans les prétentions que vous avez soulevées, ce serait appeler sur votre tête des conséquences désastreuses qui, je n'en doute pas, éveilleront vos craintes. La France tiendra l'engagement qu'elle a contracté; elle en a le pouvoir et je garantis sa volonté. Il ne me reste plus qu'à espérer que vous ne nous forcerez pas à la cruelle nécessité d'attaquer une puissance en partie notre ouvrage, et de ternir une gloire dont je suis l'admirateur sincère.» Le pacha refusa avec hauteur de céder; les complications et les négociations continuèrent; et lorsque, six semaines après, M. de Bois-le-Comte fut envoyé en Orient, sans autorité officielle, mais pour observer les faits et donner des conseils, il trouva Méhémet-Ali encore si irrité de la sommation de l'amiral Roussin qu'il ne put le décider à répondre lui-même à une nouvelle lettre que l'amiral lui avait écrite: «Que voulez-vous que j'écrive à l'ambassadeur? lui dit le pacha; je ne puis lui dire mon, cher ami, car je mentirais; je ne puis lui témoigner mon ressentiment, car je blesserais votre gouvernement. La France a accrédité auprès de moi un agent; votre consul est, pour elle, l'organe de ses relations avec moi; il est, pour moi, l'intermédiaire de mes communications avec elle; c'est elle-même qui m'a indiqué cette règle; je m'y suis toujours fidèlement conformé. Quand on change l'ambassadeur à Constantinople, on ne m'en informe pas, et je n'ai aucune relation avec lui. Pour mes relations avec le sultan, toutes les convenances veulent que je les suive seul et sans intermédiaire.» Ainsi la France, selon l'urgence du moment, se portait tantôt dans l'un, tantôt dans l'autre bassin de la balance, s'efforçant de rester en équilibre entre ses deux amis et d'écarter ses rivaux.
Cependant la Russie d'une part et Méhémet-Ali de l'autre poursuivaient leur travail, point compliqué quoique peu sincère: en apprenant le refus du pacha de se contenter des offres de la Porte, l'empereur Nicolas mettait de nouveau ses vaisseaux et ses troupes à la disposition du sultan, et Méhémet-Ali prodiguait à Constantinople ses moyens ordinaires de persuasion pour déterminer la Porte à lui céder, non-seulement toute la Syrie, mais aussi le district d'Adana, c'est-à-dire la porte de l'Asie-Mineure, dernier objet de contestation. Après beaucoup de pourparlers secrets et d'oscillations confuses, l'un et l'autre réussirent dans leurs efforts: le 5 avril, une flotte russe, jetant l'ancre dans le Bosphore, débarquait cinq mille soldats sur la côte d'Asie pendant qu'un corps d'armée russe marchait vers le Danube, et le 16 mai cent coups de canon annonçaient à Alexandrie qu'un firman du 5 cédait au pacha le district d'Adana avec la Syrie, et que l'armée égyptienne se mettait en marche pour évacuer l'Asie-Mineure. L'arrangement tenu alors pour définitif, entre la Porte et le pacha, avait été en effet conclu le 5 mai à Kutaièh; Ibrahim-Pacha opéra sa retraite, et l'on put dire que la paix était rétablie en Orient.
Elle était rétablie à un prix qui semait en Europe la discorde: le 6 mai, le lendemain même du jour où venait d'être publié le firman pacifique du sultan, le comte Orloff entrait avec grand apparat à Constantinople, revêtu des titres d'ambassadeur extraordinaire et de commandant général des forces russes dans l'empire ottoman. Il venait, au moment où la Porte semblait hors de péril, constater solennellement la protection que lui avait donnée la Russie, et lui promettre que cette protection la couvrirait, en tout cas, dans l'avenir. L'inutilité apparente et l'éclat inusité de cette ambassade inspirèrent aux autres cours une juste méfiance; elles demandèrent à la Porte des explications; la Porte se plaignit de la demande comme d'une injure, et affirma que la venue du comte Orloff «n'était qu'un signe explicite de la bonne harmonie qui régnait entre le sultan et l'empereur de Russie.» Le comte Orloff passa plus de deux mois à Constantinople, attendant, disait-il, que l'armée égyptienne eût entièrement évacué les États du sultan. A la fin de juin, cette évacuation était accomplie; Ibrahim-Pacha avait repassé le Taurus, et le 10 juillet, les vaisseaux et les troupes russes se retirèrent à leur tour de Turquie; mais deux jours auparavant, le 8, un traité, dit le traité d'Unkiar-Skelessi, avait été signé à Constantinople portant (art. 3): «Par suite du plus sincère désir d'assurer la durée, le maintien et l'entière indépendance de la Sublime-Porte, S. M. l'empereur de toutes les Russies, dans le cas où les circonstances qui pourraient déterminer de nouveau la Sublime-Porte à réclamer l'assistance morale et militaire de la Russie viendraient à se présenter, quoique ce cas ne soit nullement à prévoir, s'il plaît à Dieu, promet de fournir, par terre et par mer, autant de troupes et de forces que les deux parties contractantes le jugeraient nécessaire.» Et, en retour de cette promesse, un article secret, annexé au traité, ajoutait: «Comme S. M. l'empereur de toutes les Russies, voulant épargner à la Sublime-Porte ottomane les charges et les embarras qui résulteraient pour elle de la prestation d'un secours matériel (à la Russie), ne demandera pas ce secours si les circonstances mettaient la Sublime-Porte dans l'obligation de le fournir, la Sublime-Porte ottomane, à la place du secours qu'elle doit prêter au besoin, d'après le principe de réciprocité du traité patent, devra borner son action, en faveur de la cour impériale de Russie, à fermer le détroit des Dardanelles, c'est-à-dire à ne permettre à aucun bâtiment de guerre étranger, d'y entrer, sous un prétexte quelconque.» Ainsi le cabinet de Saint-Pétersbourg, convertissant en droit écrit le fait de sa prépondérance à Constantinople, faisait de la Turquie son client officiel, et de la mer Noire un lac russe dont ce client gardait l'entrée contre les ennemis possibles de la Russie, sans que rien la gênât elle-même pour en sortir et lancer dans la Méditerranée ses vaisseaux et ses soldats.
Pendant le cours de cette négociation et quand on commença à en pressentir le résultat, l'amiral Roussin, esprit hardi et entier, toujours dominé par une seule idée, fut tenté de se mettre ouvertement en travers, et de signifier à la Porte, si elle se livrait ainsi à la Russie, l'hostilité de la France. Il en fut détourné par son collègue l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, lord Ponsonby, aussi passionné que lui contre la Russie, mais qui portait plus de calcul dans sa passion: «J'ai dissuadé l'amiral Roussin de s'opposer à la signature du traité russe, dit-il un jour à M. de Bois-le-Comte; c'eût été provoquer une lutte que nous n'étions pas alors en mesure de soutenir.» Telles étaient, en effet, la colère du sultan et de ses conseillers au seul nom de Méhémet-Ali, et ils étaient si convaincus qu'il se préparait à recommencer contre eux la guerre que très-probablement rien n'eût pu les empêcher de s'assurer, contre lui, le puissant protecteur qui s'offrait à eux. Un conseiller courageux essaya un jour, au nom du repos de Constantinople et de la dignité de l'empire, d'inquiéter le sultan sur les desseins des Russes: «Que m'importe l'empire? s'écria Mahmoud; que m'importe Constantinople? Je donnerais Constantinople et l'empire à celui qui m'apporterait la tête de Méhémet-Ali.» Mais quand le traité d'Unkiar-Skélessi, ainsi conclu dans un accès de peur turque, devint public en Europe, les cabinets français et anglais tinrent peu de compte des alarmes de la Porte, et lui en inspirèrent à leur tour de nouvelles en lui témoignant leur ressentiment de son lâche abandon. Ils n'adressèrent pas leurs protestations à la Porte seule; M. de Lagrené, chargé d'affaires de France à Saint-Pétersbourg en l'absence du maréchal Maison, eut ordre de remettre au comte de Nesselrode une note par laquelle le gouvernement français, après avoir établi «que le traité d'Unkiar-Skélessi assignait, aux relations mutuelles de l'empire ottoman et de la Russie, un caractère nouveau contre lequel les puissances de l'Europe avaient le droit de se prononcer,» déclarait que «si les stipulations de cet acte devaient subséquemment amener une intervention armée de la Russie dans les affaires intérieures de la Turquie, le gouvernement français se tiendrait pour entièrement libre d'adopter telle ligne de conduite qui lui serait suggérée par les circonstances, agissant dès lors comme si le traité en question n'existait pas.» Le gouvernement anglais tint à Constantinople et à Pétersbourg le même langage. Et les deux cabinets ne se bornèrent pas à des paroles; ils donnèrent à leurs forces navales dans la Méditerranée un grand développement; une partie de l'escadre anglaise parut devant Smyrne; on parlait de démarches encore plus décisives; on se demandait si le jour n'était pas venu de forcer les Dardanelles, d'entrer dans la mer Noire et d'aller brûler cette flotte russe toujours près d'envahir Constantinople sous prétexte de la protéger. La réponse du cabinet de Saint-Pétersbourg aux notes qu'il avait reçues de Paris et de Londres vint aggraver encore la colère et la méfiance qui inspiraient ces menaces, car le langage en était aussi rude que celui qu'il repoussait; le traité d'Unkiar-Skélessi ne contenait, selon M. de Nesselrode, rien qui ne fût dans le droit des parties contractantes, «et S.M. l'Empereur, disait-il en terminant, est résolu de remplir fidèlement, le cas échéant, les obligations que le traité du 8 juillet lui impose, agissant ainsi comme si la déclaration contenue dans la note de M. de Lagrené n'existait pas.»
Tant d'irritation et de mouvement alarma les prudents gardiens de la paix européenne: le traité d'Unkiar-Skélessi avait fort déplu au prince de Metternich qui s'inquiétait, comme nous, de la domination des Russes à Constantinople; mais encore plus inquiet de toute querelle sérieuse entre l'Autriche et la Russie, il n'avait eu garde de laisser éclater son humeur, et ses agents avaient pour instruction de blâmer l'explosion de la nôtre: «Pourquoi avoir été porter votre protestation jusqu'à Saint-Pétersbourg, disait l'internonce d'Autriche, le baron de Stürmer, à M. de Bois-le-Comte; passe pour Constantinople; mais à Saint-Pétersbourg c'est une démarche provocante, et vous vous êtes attiré une réponse qui peut vous blesser et aigrir les esprits.» Quand l'aigreur eut amené des actes qui menaçaient visiblement la paix de l'Europe, le chancelier d'Autriche se prévalut du péril pour agir sur l'empereur Nicolas qui n'avait, au fond, nulle envie de la guerre, et pour lui faire sentir les inconvénients du traité d'Unkiar-Skélessi, démonstration plus brillante qu'utile, et qui excitait contre la Russie plus de colère qu'elle ne lui valait de force réelle. M. de Metternich excellait à se servir des changements apportés par le temps dans l'état des faits et des esprits pour insinuer les vérités qu'il n'avait pas d'abord voulu dire, et pour atténuer les dangers qu'il n'avait pas osé combattre au moment de la crise. Les conférences de Münchengrætz lui fournirent une occasion favorable pour exercer cette influence calmante; il obtint de l'empereur Nicolas des paroles qui, sans abolir le traité d'Unkiar-Skélessi, en repoussaient les conséquences et contenaient presque un engagement de n'en réclamer, en aucun cas, l'application. Ce n'était là qu'une démonstration pacifique mise en balance d'une démonstration ambitieuse; en réalité, les situations et les intentions restaient les mêmes; mais aucune des puissances qui se mesuraient ainsi de l'oeil n'avait, à vrai dire des craintes bien pressantes, ni le désir de pousser jusqu'au bout ses menaces; le chancelier d'Autriche fit beaucoup valoir à Paris et à Londres les concessions verbales de l'empereur Nicolas et sa propre insistance à les lui arracher; le bruit s'apaisa, les armements se ralentirent, les vaisseaux rentrèrent dans les ports; et quand l'année 1834 s'ouvrit, il ne restait plus, de cette première phase des affaires d'Orient, que l'hostilité permanente entre la Porte et Méhémet-Ali, la situation difficile dans laquelle s'était engagée entre eux la France, les nuages que sa faveur déclarée pour le pacha jetait déjà entre elle et l'Angleterre, et le redoublement de malveillance que cette lutte avait suscité dans l'âme de l'empereur Nicolas contre le roi Louis-Philippe et son gouvernement.
Au moment où cette question semblait finir, une autre s'élevait qui devait devenir, sinon pour l'Europe entière, du moins pour nous, plus grave encore que la question d'Orient; le roi Ferdinand VII mourait à Madrid, et l'Espagne rentrait dans la carrière des révolutions.
Depuis que Ferdinand VII avait pleinement reconnu le roi Louis-Philippe et ne tolérait plus en Espagne les menées patemment hostiles des légitimistes, nous vivions, avec le gouvernement espagnol, dans des rapports, sinon intimes, du moins réguliers et tranquilles. Le roi ne nous inspirait point de confiance; la domination violente et inintelligente du parti absolutiste nous inquiétait pour l'Espagne elle-même, agitée par des conspirations et des rigueurs continuelles; nous nous concertions avec l'Angleterre pour empêcher que la tyrannie usurpée de don Miguel en Portugal ne s'affermît par l'appui que la cour de Madrid voulait lui donner; mais nous n'avions, au delà des Pyrénées, aucun grave intérêt français à défendre; nous prêtions, à ce qui s'y passait, assez peu d'attention; nos grandes affaires étaient ailleurs. Une seule question, celle de l'ordre de succession à la couronne d'Espagne, ne laissait pas de nous préoccuper; elle avait reçu, depuis cent vingt ans, des solutions fort diverses; l'ancienne loi de la monarchie espagnole appelait les femmes au trône, à défaut d'héritiers mâles directs, et jusqu'au règne de Philippe V, le fait avait été conforme au droit. En 1714, Philippe V substitua à la loi espagnole, non pas la loi salique comme on l'a dit, mais une pragmatique qui restreignait la succession des femmes au cas où il n'y aurait, pour le trône, absolument point d'héritiers mâles, soit directs, soit collatéraux, et les Cortès adoptèrent le décret du roi. En 1789, Charles IV révoqua la pragmatique de Philippe V, rétablit l'ancien droit espagnol, et fit sanctionner aussi sa mesure par les Cortès, sans la publier. Connus de bien des gens, mais officiellement secrets, l'acte royal et les procès-verbaux des Cortès restèrent entre les mains du roi. Les Cortès de Cadix, dans la constitution de 1812, maintinrent, en le réglant avec détail, le principe de la succession féminine; et le 3 avril 1830, pendant la première grossesse de la reine Christine sa femme, Ferdinand VII, après avoir pris l'avis du conseil de Castille sur la validité du décret rendu en 1789 par son père Charles IV, le fit soudainement et solennellement publier comme loi du royaume. Les représentants, à Madrid, des cours de France et de Naples firent des efforts pour s'opposer à cet acte; mais, quand il fut accompli, leurs cours ne le repoussèrent point d'une façon officielle et positive. Deux projets de protestation, sous forme de lettres que le roi de France et celui des Deux-Siciles devaient adresser à Ferdinand VII, se préparaient à Paris, dans les bureaux du ministère des affaires étrangères, lorsque la révolution de Juillet éclata; les deux projets n'eurent aucune suite, et après toutes ces oscillations publiques ou secrètes, la succession féminine était, en 1830, le droit ancien et actuel de la monarchie espagnole.
Au mois de juillet 1832, Ferdinand VII tomba malade; le parti absolutiste et apostolique, puissant autour de lui et dans son conseil, fit un grand effort pour ramener la couronne sur la tête de l'infant don Carlos, son chef; la reine Christine, alarmée, ne se crut pas alors en état de soutenir la lutte dans l'intérêt de sa jeune fille, aujourd'hui la reine Isabelle II; il fut un moment question d'un mariage entre l'infante et le fils de don Carlos; mais cette idée n'eut point de suite; et, en septembre 1832, Ferdinand VII, toujours gravement malade, révoqua ce même décret de 1789 que, naguère il avait mis en vigueur, et rétablit la pragmatique de Philippe V. Seulement, et ainsi que cela s'était passé en 1789 pour le décret de Charles IV, le nouvel acte royal resta secret, et déposé, dit-on, à la chancellerie de grâce et justice de Madrid, avec cette inscription: «A ouvrir en cas de mort du Roi, ou quand il l'ordonnera.»
Mais à peine l'infant don Carlos et son parti avaient remporté cette victoire qu'une nouvelle péripétie de cour annonça leur défaite. Ferdinand VII paraissait revenir à la santé; la reine Christine reprit courage; les modérés et même les libéraux ardents soutenaient sa cause; sa soeur, dona Luisa Carlotta, mariée à l'infant don François de Paule, princesse d'un caractère hardi et impérieux, alla trouver le roi, et lui dénonça vivement l'intrigue qui avait profité de sa maladie pour lui arracher une concession funeste à sa femme et à sa fille. Le roi céda de nouveau; les ministres favorables à don Carlos, M. Calomarde et le comte de la Alcudia furent disgraciés; le ministre d'Espagne en Angleterre, M. Zea Bermudez, chef du parti modéré à la cour sans être du parti libéral dans la nation, fut rappelé de Londres pour leur succéder; le pouvoir changea de direction; la reine Christine fut déclarée régente tant que durerait la maladie du roi; des mesures de clémence politique et de réforme administrative furent adoptées; à la fin de décembre 1833, Ferdinand VII reprit le gouvernement et révoqua publiquement, comme lui ayant été surprise pendant sa maladie, sa révocation du décret par lequel il avait, en 1830, publié et mis en vigueur la pragmatique de 1789. Le 4 avril 1833, les Cortès furent convoquées pour prêter serment à l'infante Isabelle; elles se réunirent en effet le 20 juin suivant, prêtèrent serment, et le droit de succession des femmes, à défaut d'héritiers mâles directs, redevint, comme il était avant Philippe V, la loi de la monarchie espagnole.
En présence de ces vicissitudes législatives et ministérielles de l'Espagne, nous gardions une attitude très-réservée; nous ne voulions ni blesser les droits et la fierté des Espagnols en nous mêlant de leurs affaires intérieures, ni entraver à Madrid la fortune renaissante du parti modéré, ni pourtant rester indifférents à l'intérêt français, auquel la loi demi-salique de Philippe V convenait mieux qu'un système de succession qui pouvait faire régner en Espagne, comme époux de la reine, un prince étranger à la maison régnante en France, et peut-être son ennemi. C'est la coutume des gouvernements violents de s'attacher à tel ou tel intérêt spécial de l'État sans tenir compte des intérêts divers qui compliquent sa situation; mais les peuples payent cher, tôt ou tard, les oublis de cette politique incomplète, et les gouvernements sensés sont tenus de penser à tout. Six semaines après la formation du cabinet, le 22 novembre 1832, le duc de Broglie, en donnant des instructions au comte de Rayneval, notre ambassadeur à Madrid, se préoccupait des diverses combinaisons que l'ordre de succession en vigueur en Espagne pouvait amener; la cour de Naples avait recommencé à suggérer à Madrid l'idée d'un mariage entre le fils aîné de don Carlos et l'infante Isabelle; si cette idée avait quelque chance de succès, et si la transaction devait placer ce jeune prince sur le trône d'Espagne comme roi en titre et de son propre chef, M. de Rayneval avait ordre de l'appuyer hautement. Si le fils de don Carlos ne devait monter sur le trône que comme époux de l'infante Isabelle, l'ambassadeur de France, sans s'opposer, ne devait donner point d'approbation expresse; et si, d'après les termes mêmes de la transaction, la question restait indécise, il lui était prescrit de s'appliquer à faire pencher la balance du côté de la succession masculine. Nous avions en même temps, à l'occasion des inquiétudes qu'excitait la maladie de Ferdinand VII, fait avancer quelques troupes de plus sur notre frontière des Pyrénées. Mais lorsque M. Zea Bermudez, en passant par Paris pour aller prendre en Espagne possession du pouvoir, témoigna quelque sollicitude de ces mouvements militaires et de notre ingérence diplomatique à Madrid, le duc de Broglie s'empressa de le rassurer et de lui inspirer pleine confiance dans notre respect pour l'indépendance de l'Espagne comme dans notre amical appui.
Cependant Ferdinand VII était retombé gravement malade, et, dès les premiers jours de septembre 1833, les dépêches de M. de Rayneval nous annoncèrent sa mort comme imminente. Il mourut en effet le 29 septembre, et l'événement nous trouva parfaitement décidés sur la conduite que nous avions à tenir dans la question qui s'élevait. Je viens de dire qu'en principe nous aurions préféré en Espagne le maintien de la succession masculine, et que, pendant que l'indécision durait encore, M. de Rayneval avait eu pour instruction d'agir en ce sens. En 1830, avant la révolution de Juillet, et au moment où l'on apprit à Paris que Ferdinand VII révoquait la pragmatique de Philippe V, M. le duc d'Orléans avait manifesté hautement son blâme; il s'était même efforcé de déterminer le roi Charles X et le roi de Naples à protester contre un acte qui compromettait l'avenir de la maison de Bourbon. Le roi Louis-Philippe n'avait pas cessé de penser en 1833 ce qu'il pensait en 1830 comme duc d'Orléans. Il n'y avait donc, dans le gouvernement français, à cette époque, aucun penchant antérieur et systématique en faveur de la jeune reine Isabelle; mais, à tous les titres, son droit était pour nous, évident. Charles IV en 1789 et Ferdinand VII en 1830 et en 1833 avaient eu, pour rétablir l'ancienne loi espagnole sur la succession au trône, le même droit que Philippe V en 1714 pour l'abolir. Les Cortès avaient également sanctionné leur résolution. Après toutes ces oscillations, la succession féminine avait prévalu; la reine Isabelle était à la fois le gouvernement de droit et le gouvernement de fait; toutes nos informations nous donnaient lieu de penser que le sentiment national espagnol lui était favorable; et s'il fallait choisir entre les partis, elle avait pour elle, dans la nation, le parti libéral, et, à la cour, le parti modéré, c'est-à-dire les hommes qui avaient naguère énergiquement défendu l'indépendance de l'Espagne, et qui, maintenant, aspiraient à y fonder des institutions analogues aux nôtres. Nous n'aurions pu nous refuser à reconnaître la reine Isabelle sans méconnaître à la fois le droit et le fait, sans blesser les sentiments d'indépendance du peuple espagnol, et sans compromettre, dans l'avenir, la prospérité de l'Espagne, et, dans le présent, les bonnes relations des deux États. Aussi n'y eut-il pas dans le conseil, de la part soit du Roi, soit de ses conseillers, un moment d'hésitation; avant que nous eussions reçu la nouvelle positive de la mort de Ferdinand VII, le duc de Broglie avait préparé les instructions qui devaient régler, à Madrid, l'attitude de M. de Rayneval; elles portaient: «Le roi Ferdinand décédé, vous serez d'abord dans la position d'un agent dont le caractère officiel est comme suspendu jusqu'à ce qu'il ait reçu de sa cour de nouvelles lettres de créance; mais vous n'en devez pas moins, Monsieur le comte, offrir immédiatement à la reine tout l'appui qu'elle pourra désirer de notre part; vous lui ferez connaître, ainsi qu'à ses ministres, notre disposition bien formelle à lui accorder cet appui de la manière et dans la mesure qu'ils jugeront le plus utiles aux intérêts du gouvernement nouveau. Vous n'hésiterez pas non plus à vous prononcer partout dans le même sens; et si, comme nous avons lieu de le croire, le cabinet de Londres adresse à M. Villiers des instructions analogues, vous vous concerterez avec ce ministre pour que l'identité parfaite de vôtre attitude et de la sienne ait du retentissement et frappe tous les esprits.» Dès que la mort de Ferdinand VII fut annoncée à Paris, le 3 octobre, par le télégraphe, ces instructions furent expédiées à Madrid, et pour leur donner encore plus d'autorité, M. Mignet, alors directeur des archives au département des affaires étrangères, fut chargé de les y porter, et de les commenter de vive voix auprès, soit de l'ambassadeur de France, soit du gouvernement espagnol lui-même.
En traversant les provinces basques, il y trouva l'insurrection en faveur de don Carlos déjà commencée. Dès le mois de mars précédent, quand Ferdinand VII eut renouvelé l'abolition de la pragmatique de Philippe V, l'infant, après avoir protesté contre l'acte royal, avait été contraint de quitter l'Espagne et de se retirer en Portugal où il se promettait non-seulement un asile, mais un allié. La guerre civile était là flagrante; don Miguel, avec l'aide du parti absolutiste, soutenait, contre sa nièce dona Maria qu'il avait détrônée, des prétentions bien plus dénuées de fondements spécieux et de sentiments légitimes que celles du prince espagnol. Le frère aîné de don Miguel, l'empereur don Pèdre, après avoir abdiqué, en faveur de son fils, la couronne du Brésil, était venu réclamer en Europe, à titre de régent, les droits de sa fille; la lutte, engagée depuis dix-huit mois avec des phases diverses, tournait à l'avantage de la jeune reine; six jours avant la mort de Ferdinand VII, doña Maria, partie de France où elle avait reçu une amicale hospitalité, débarquait à Lisbonne; et le 10 octobre, le jour même où M. Mignet arrivait à Madrid, don Pèdre forçait don Miguel à lever le siège de la capitale du Portugal et à ne plus exercer dans ce royaume qu'un pouvoir errant. Mais trois jours auparavant, le 7 octobre, don Carlos était proclamé roi à Vittoria; une bande de ses partisans, commandée par le Basque Verastegui, arrêtait M. Mignet à Vittoria, l'y retenait quelques heures et ne le laissait continuer sa route vers Madrid que par crainte de la France. Une guerre civile, qui devait être longue et acharnée, éclatait ainsi en Espagne au moment même où s'accomplissait en Portugal la défaite du tyran usurpateur dont le prétendant espagnol était allé chercher l'appui[3].
[Note 3: Pièces historiques, N° II.]
En prenant parti sur-le-champ dans ce conflit, nous ne fûmes pas déterminés par la seule comparaison des divers titres royaux qui se trouvaient en présence; des considérations d'un autre ordre entrèrent pour beaucoup dans notre résolution. C'est un grand spectacle que celui d'un peuple qui travaille à se relever d'un long déclin, et à reprendre, dans le monde civilisé, un rôle actif et glorieux. L'Espagne donnait à l'Europe ce spectacle; et elle le lui donnait non par un brusque mouvement d'imagination et d'ambition nationale, mais en subissant les plus rudes épreuves, et en y déployant ces qualités héroïques qui autorisent les hautes espérances et justifient les difficiles desseins. Le peuple espagnol avait défendu, avec un dévouement indomptable, contre le vainqueur des rois et des peuples de l'Europe, son indépendance et le trône de son roi. Dans cette longue et sanglante lutte, le désir de la régénération politique s'était éveillé parmi les Espagnols; c'était un besoin de leur situation comme un élan de leur âme; en l'absence de leur roi captif et de tout pouvoir régulier, il fallait, bien qu'ils se gouvernassent eux-mêmes; l'exercice de la liberté politique était, pour eux, la condition de la vie. Dans leur effort pour fonder, au sein même de la guerre, un gouvernement libre, ils firent un étrange amalgame des idées modernes et des vieilles traditions de leur pays; les théories les plus radicales se mêlèrent confusément, dans la conduite des Cortès de Cadix et dans la constitution qu'elles décrétèrent en 1812, aux maximes de la foi catholique, aux habitudes provinciales et municipales, et les instincts monarchiques accueillirent, sans s'étonner de cette alliance, les principes révolutionnaires. Un régime régulier et libre ne pouvait sortir directement de ce chaos, et lorsqu'en 1814 Ferdinand VII remonta sur le trône, sa chance était belle pour suivre avec succès l'exemple de Louis XVIII, et pour réformer, sans l'énerver, la monarchie espagnole; mais au lieu de porter remède à la nouvelle maladie de sa nation, Ferdinand VII lui rendit l'ancienne; l'Espagne retomba sous le despotisme subalterne, insouciant et incapable qui faisait, depuis plus d'un siècle, sa décadence; et à la mort de Ferdinand, quand sa fille Isabelle et son frère don Carlos se disputèrent sa couronne, la question contenue dans leur rivalité fut celle de savoir si l'Espagne resterait plongée dans sa stérile ornière, ou si elle recommencerait, avec plus d'expérience et dans de meilleures conditions, l'oeuvre de sa régénération politique. Entre le dépérissement continu et la renaissance laborieuse de ce noble peuple, notre voisin et notre allié naturel, ni le sens moral, ni la politique prévoyante ne permettaient l'hésitation, et ce ne fut pas seulement à raison du droit de la jeune reine, mais aussi par sympathie pour la cause et l'avenir de l'Espagne elle-même, que nous nous empressâmes de lui promettre notre appui.
Que ferait le gouvernement de la reine Isabelle pour s'organiser et s'affermir en donnant satisfaction aux voeux de ses partisans? Quel genre et quelle mesure d'appui serions-nous appelés à lui prêter? Nous nous vîmes, dès les premiers jours, en présence de ces deux questions, et elles ne tardèrent pas à nous inspirer, l'une et l'autre, de vives inquiétudes.
Peu d'hommes m'ont inspiré plus d'estime que M. Zéa Bermudez placé alors à la tête du gouvernement de l'Espagne; c'était un vieil Espagnol, plein d'honneur, de loyauté, de probité, serviteur aussi désintéressé que fidèle de la couronne et de son pays, sérieux, laborieux, courageux, obstiné dans sa conscience, modeste dans sa fierté et simple dans sa vertu. Il s'était toujours montré modéré dans l'exercice du pouvoir, et il avait toujours combattu les violences fanatiques et vindicatives du parti qui prenait don Carlos pour drapeau; son dévouement à la cause de la reine Isabelle et à la reine régente l'affermit encore dans sa modération; mais anti révolutionnaire avec plus d'honnêteté que de discernement, il voulait l'absolu maintien de l'ancienne royauté espagnole, repoussait toute grande innovation politique et renfermait dans les réformes administratives ses promesses de progrès. Dès le 3 décembre 1832, quand Ferdinand VII le rappela de Londres pour lui confier à Madrid la direction des affaires étrangères, M. Zéa Bermudez avait fait, dans une circulaire aux agents diplomatiques espagnols, une profession éclatante de cette politique qui reçut dès lors un nom qu'il acceptait lui-même volontiers, le nom de despotisme éclairé (illustrado). Après la mort de Ferdinand VII, le 4 octobre 1833, il renouvela plus solennellement encore sa déclaration dans le manifeste que publia, sous son inspiration, la reine régente. En toute hypothèse, il avait tort d'engager ainsi, non-seulement lui-même, mais l'avenir de la reine régente et de la couronne; rien, dans l'état de l'Espagne en ce moment, ne l'obligeait à étaler ainsi une résolution systématique et permanente; mais il avait l'esprit plus ferme qu'étendu, et il prenait volontiers la limite de ses idées pour celle des besoins et des destinées de son pays: «Il me semble bien difficile, écrivait le 7 octobre 1833 M. de Rayneval, que M. Zéa puisse longtemps résister à la clameur universelle. Il a commis, si je ne me trompe, une de ces fautes auxquelles il n'y a point de remède. Il ne pouvait certainement pas abandonner la direction qu'il a suivie jusqu'ici; mais il ne devait pas enlever tout espoir aux hommes dont la reine avait écouté les conseils dans les premiers temps de la maladie du roi, ni surtout faire prononcer par la reine des paroles qui semblent leur reprocher ces conseils, qu'elle avait alors paru goûter… Je crois qu'en publiant son manifeste, M. Zéa a eu pour objet principal l'effet que cette pièce produira au dehors; il espère que, s'il y a dans les cours d'Allemagne et du Nord quelques difficultés à la reconnaissance de la reine Isabelle, ce langage et l'opinion qu'on a de sa fermeté suffiront pour les lever.»
Nous reçûmes à Paris, du manifeste espagnol, la même impression que M. de Rayneval à Madrid; peu en harmonie avec notre propre politique, il nous parut, pour la reine Isabelle et son ministre, une imprudence, et une imprudence inutile: le duc de Broglie ne le laissa pas ignorer à M. de Rayneval et par lui au gouvernement espagnol: «S'il est vrai, lui écrivit-il le 12 octobre 1833, que M. Zéa se soit particulièrement proposé pour but de se concilier les puissances du Nord, cette combinaison me prouve qu'il n'a aucune idée de la situation actuelle de l'Europe. Le premier intérêt extérieur du nouveau gouvernement d'Espagne est de s'appuyer sur la France et sur l'Angleterre. Nous comprenons sans doute qu'il mette également quelque prix à sa reconnaissance par les autres cours; mais fussent-elles moins portées qu'elles ne le sont pour le maintien de la paix générale, elles n'oseraient assurément rien entreprendre aujourd'hui contre les cabinets de Paris et de Londres, relativement à la Péninsule. C'est donc un bien déplorable calcul de la part de M. Zéa que de s'exposer à blesser ces deux cabinets, dont la modération ne saurait être suspecte, en cherchant son point d'appui dans la politique de ceux qui, quelque disposés qu'ils soient à adhérer aux principes politiques de ce ministre, ne peuvent maintenant lui être utiles qu'à la condition de marcher d'accord avec la France et la Grande-Bretagne.»
C'était là, de notre part, pour le gouvernement espagnol, une sollicitude amicale; sa disposition quant à l'appui que nous lui avions offert nous fit bientôt prévoir, pour nous-mêmes, un sérieux embarras. Je viens de citer les paroles dont le duc de Broglie s'était servi en chargeant le comte de Rayneval de cette offre: «Vous ferez connaître à la reine ainsi qu'à ses ministres, lui avait-il dit, notre disposition formelle à lui accorder notre appui de la manière et dans la mesure qu'ils jugeront le plus utiles aux intérêts du gouvernement nouveau.» Ce qui préoccupait alors le duc de Broglie, c'était le désir de ménager les susceptibilités et de dissiper les ombrages des Espagnols à l'égard de toute intervention étrangère; ombrages que M. Zéa, en traversant Paris pour retourner à Madrid, lui avait clairement laissé voir. Aussi quand, le 6 octobre 1833, nous prîmes la résolution d'appeler trente-cinq mille hommes de plus en activité de service, et d'accroître nos forces sur la frontière des Pyrénées, le duc de Broglie s'empressa-t-il d'ôter à cette mesure toute apparence d'une intervention préméditée ou seulement prévue dans les affaires d'Espagne: «Nous n'avons pour but, écrivit-il le 7 octobre à M. de Rayneval, aucune organisation d'armée proprement dite dans le voisinage de l'Espagne; notre intention est seulement de renforcer les garnisons du Midi. C'est dans ce sens que vous voudrez bien, monsieur le comte, vous expliquer avec M. Zéa…… Nous aimons à penser que, dans la mesure dont il s'agit, le cabinet de Madrid verra bien plutôt un motif de sécurité qu'un sujet d'inquiétude. En vous chargeant de déclarer que le Roi était prêt à accorder son appui au gouvernement de la jeune reine, de la manière et dans la mesure que ce gouvernement jugerait utiles et convenables, nous sommes allés, monsieur le comte, au-devant de tous les soupçons et de toutes les craintes que, dans d'autres circonstances, il aurait pu concevoir en apprenant la détermination que publie aujourd'hui le Moniteur.»
Mais quand nos offres d'appui et M. Mignet arrivèrent à Madrid, la disposition du gouvernement espagnol était fort changée; les mouvements carlistes avaient commencé; on annonçait la prochaine rentrée de don Carlos en Espagne; l'inquiétude gagna rapidement les partisans et les ministres de la reine; leurs ombrages devant toute perspective d'intervention française s'évanouirent; et dès qu'il eut reçu la communication de M. de Rayneval, M. Zéa, loin de témoigner la moindre susceptibilité, s'empressa de la faire publier officiellement et dans des termes qui en étendaient fort la portée: «Le roi des Français, dit la Gazette de Madrid du 12 octobre, offre à la Reine-Régente, pour soutenir son autorité et le trône de la reine Isabelle, tout l'appui que, dans quelque circonstance que ce soit, elle jugera à propos de réclamer.»
A la lecture de cet article et des dépêches qui l'informèrent du sens qu'on attachait à Madrid aux termes de ses instructions, le duc de Broglie s'en inquiéta vivement. Le gouvernement du Roi n'avait jamais entendu se mettre ainsi à la disposition absolue du gouvernement espagnol, ni s'engager à intervenir pour lui en Espagne «dans quelque circonstance que ce fût et sur sa seule réclamation.» Dans sa correspondance avec notre ambassadeur à Madrid et dans ses entretiens avec le comte de Colombi, chargé d'affaires d'Espagne à Paris et frère de M. Zéa, le duc de Broglie se hâta de redresser l'erreur et de rendre à ses instructions leur juste portée: «Les antécédents de M. Zéa, écrivait-il le 20 octobre à M. de Rayneval, ne nous avaient point préparés à ce qui semble une déviation si frappante et si prompte de ses propres principes……Nous n'avons aucune envie d'intervenir, à main armée, dans les affaires d'Espagne; ce serait pour nous, au contraire, une très-fâcheuse extrémité. Nous ne prétendons pas non plus soutenir le gouvernement actuel de l'Espagne, quoi qu'il fasse et quoi qu'il lui arrive, quelque ligne de conduite qu'il suive et dans quelque position que les événements le placent. Nous avons voulu avouer tout haut ce gouvernement, lui donner force et courage en lui déclarant qu'il pouvait compter sur notre amitié, et nous montrer disposés à écouter favorablement ses demandes s'il était réduit à nous en adresser; mais sans nous dessaisir du droit inhérent à tout gouvernement d'en apprécier l'opportunité, la nature et la portée.» Le duc de Broglie avait grande raison de faire ainsi la réserve expresse de ce droit, car avant d'avoir reçu avis de ses explications et en se fondant sur le sens qu'il attribuait aux instructions premières, M. Zéa adressa, le 21 octobre, au gouvernement français la demande exorbitante que les troupes françaises vinssent immédiatement se placer sur la frontière, et que le général qui les commanderait fût mis aux ordres de l'ambassadeur de France en Espagne, leur entrée ne dépendant plus dès lors que d'un avis envoyé de Madrid. Le gouvernement du Roi consentit à faire approcher ses troupes de la frontière, mais il se refusa formellement à remettre ainsi le droit d'intervention aux mains de son ambassadeur.
Frappé de la nécessité de ne laisser, dans l'esprit de nos propres agents comme dans celui des Espagnols eux-mêmes, aucun doute sur les intentions du gouvernement du Roi, et reconnaissant avec une noble franchise ce que ses premières paroles avaient pu avoir d'excessif ou d'obscur, le duc de Broglie écrivit le 13 novembre 1833 à M. de Rayneval: «Votre dépêche n°103 a dû particulièrement fixer mon attention. Ainsi que M. Zéa, vous avez conclu, des explications données par moi à M. de Colombi, que la pensée du gouvernement du Roi avait changé depuis le jour où je vous autorisais à offrir notre appui à la Régente. Il n'en est absolument rien. Lorsque, informés de la mort de Ferdinand VII, nous avons eu à délibérer sur l'attitude à prendre et sur la marche à suivre, il a été décidé d'abord que nous manifesterions notre intérêt pour la cause de la jeune reine Isabelle par quelque chose de plus qu'une simple reconnaissance. Désirant ensuite que l'on n'interprétât point, à Madrid, notre empressement à nous déclarer en faveur de cette cause comme impliquant le projet de dominer le gouvernement de la Régente et de l'entraîner malgré lui dans des voies qui lui répugneraient, nous avons résolu de n'agir, dans aucun cas, sans la demande expresse de ce gouvernement, et de ne rien entreprendre, en définitive, que de la manière et dans la mesure qu'il jugerait lui-même convenables. Mais en même temps, nous avons positivement établi que nous entendions demeurer libres d'examiner, de discuter et d'accorder ou de refuser ce qui pourrait nous être demandé par l'Espagne; et c'est dans ce but que vos instructions devaient ne rien spécifier relativement à la nature de l'appui que vous seriez chargé d'offrir à Sa Majesté Catholique. Tels ont été, dès le premier moment, Monsieur le comte, le système et les intentions du gouvernement du Roi; je croyais les avoir suffisamment indiqués dans ma dépêche du 4 octobre; j'étais loin de prévoir qu'on en conclurait au contraire, à Madrid, que nous nous mettions, en tout et pour tout, purement et simplement à la disposition du cabinet espagnol. Il y a eu erreur de ma part, et force est pour moi d'admettre que ma dépêche était bien incomplète, puisque vous l'avez vous-même interprétée comme l'a fait M. Zéa. Quoi qu'il en soit, dès que cette interprétation m'a été révélée par la lettre que M. de Colombi avait reçue de son frère, j'ai dû m'en expliquer avec lui et rétablir les situations respectives telles que nous les avions comprises et déterminées. Il eût été dangereux pour l'Espagne et pénible pour nous de n'avoir à reconnaître et à constater ce malentendu que le jour où le cabinet de Madrid serait venu nous adresser une de ces demandes dont le rejet nécessaire eût pu le compromettre de la manière la plus grave. Je n'ai donc point, Monsieur le comte, dans mes explications avec M. de Colombi, rétracté la parole du gouvernement du Roi; je n'ai fait que la reproduire sous son véritable jour, et écarter un commentaire qu'elle ne comportait point. Enfin, j'ai rectifié l'erreur aussitôt que j'en ai eu connaissance.»
Le duc de Broglie ne s'en tint pas là; en s'entretenant avec M. de Colombi, il aborda au fond la question de l'intervention armée de la France, et lui exposa les grandes raisons qui devaient détourner l'Espagne d'y recourir: «Les trois puissances du Nord, lui dit-il, pourront tarder à reconnaître le nouveau gouvernement d'Espagne; mais elles éviteront de se prononcer contre lui, et demeureront neutres tant qu'elles le verront ne s'appuyer matériellement que sur lui-même pour s'affermir. Il en serait autrement, vous n'en sauriez douter, le jour où elles apprendraient qu'une armée française a pénétré sur le territoire espagnol. D'autre part, vous ne pouvez vous dissimuler que cette même intervention, qui déjà, comme simple éventualité, préoccupe assez vivement les esprits à Londres, y créerait, pour le cabinet britannique, des embarras parlementaires dont la réaction se ferait inévitablement sentir en Espagne, au détriment de la Reine. Enfin, aussi longtemps que son gouvernement marche et agit avec ses propres forces, il reste libre de ne consulter que les exigences de la situation telles qu'elles lui apparaissent, et nous conservons nous-mêmes l'entière liberté de ne point nous immiscer dans ce qui a rapport à ses affaires intérieures; mais vous connaissez assez les lois et les nécessités du régime sous lequel nous vivons pour comprendre que, si vous deviez solliciter le secours de nos armes, l'opinion publique, en France, nous imposerait alors certaines obligations qui deviendraient comme autant de conditions mises à l'envoi de ce secours.»
M. de Colombi et M. Zéa se laissèrent, ou du moins eurent l'air de se laisser persuader; mais nous eûmes là un premier symptôme de la situation qui se préparait pour nous dans nos rapports avec l'Espagne. Au milieu de ce peuple si fier, si persévérant dans ses passions, les partis politiques n'avaient pas en eux-mêmes une bien ferme confiance, et se montraient singulièrement prompts à réclamer l'appui de l'étranger. Le souvenir de l'expédition française en 1823, et de son rapide succès pour la délivrance de Ferdinand VII, était présent à tous les esprits; après 1833, les constitutionnels espagnols ne résistaient pas à la tentation d'être promptement et aisément sauvés par la France, comme l'avaient été, dix ans auparavant, les absolutistes. C'est, pour les partis comme pour les gouvernements, la suprême épreuve de la sagesse et du courage de ne pas se laisser dominer par les impressions du moment, et de savoir faire, dans leur conduite, aux considérations de l'avenir, toute la place à laquelle elles ont droit.
Nous fîmes, pour venir en aide à M. Zéa, dont nous honorions le caractère, tout ce qui se pouvait faire sans lui promettre l'intervention et sans nous engager à la suite de sa politique; nous lui offrîmes des facilités pour relever, en contractant au dehors un emprunt, les finances de l'Espagne; nous donnâmes ordre que, sur la demande du général Llauder, capitaine général de la Catalogne, six mille fusils lui fussent délivrés, et que la place de Saint-Sébastien, menacée par les insurgés carlistes, fût approvisionnée de vivres; M. de Rayneval fit tous ses efforts pour rapprocher de M. Zéa les libéraux et lui concilier leur appui. Mais l'honnête serviteur de Ferdinand VII tentait une oeuvre impossible, celle de satisfaire le parti qui, dans l'avènement de la reine Isabelle, avait vu sa victoire, sans accepter aucun de ses principes ni de ses chefs. L'opposition éclata de toutes parts; les capitaines généraux, que M. Zéa lui-même avait nommés, donnèrent l'exemple de la désobéissance et presque de la menace; nous fûmes si frappés de cet état des partis en Espagne que le duc de Broglie crut devoir en écrire avec détail à M. de Rayneval, et le charger d'en signaler à M. Zéa les périls, en lui demandant ce qu'il se proposait de faire pour les conjurer[4]. Quand cette dépêche arriva à Madrid, la reine-régente, malgré l'estime et la confiance qu'elle portait, à M. Zéa, avait renoncé à le soutenir; le 16 janvier 1834, le chef des modérés de la cour de Madrid sortit du pouvoir, et le chef des modérés de l'opposition libérale, M. Martinez de la Rosa, fut appelé à le remplacer.
[Note 4: Pièces historiques, N° III.]
Quand j'ai connu pour la première fois M. Martinez de la Rosa, il était bien loin du pouvoir et ne s'attendait probablement guère à l'exercer jamais dans son pays. Après cinq années de détention d'abord dans un cachot, puis dans les presidios de Ceuta, sans autre motif que d'avoir été membre des cortès de 1812 à 1814 et en 1820, il avait échangé en 1823 la prison contre l'exil, et vivait réfugié à Paris, cherchant et trouvant dans les lettres un adoucissement au poids de l'inaction loin de la patrie. Il vint un jour me voir pour me parler d'un drame historique: Aben Humeya, ou la Révolte des Maures sous Philippe II, qu'il était près de faire représenter sur l'un de nos théâtres; il m'en exposa le plan et m'en lut quelques scènes qui m'inspirèrent beaucoup d'intérêt; mais en écoutant l'ouvrage, je fus surtout frappé de l'auteur: sa physionomie à la fois grave et animée et un peu triste, la simplicité noble de ses manières, l'élégance savante de son langage, l'élévation candide de ses sentiments, sa persévérance tranquille et sans fiel dans ses idées politiques, fruit évident de la conviction, non delà passion ni de l'orgueil, toute sa personne et toute sa conversation me donnèrent, de son caractère et de ses lumières générales, une haute idée. Je ne prévoyais pas que ce généreux et éloquent esprit serait un jour appelé à gouverner son pays; mais je demeurai convaincu qu'il ne manquerait jamais de l'honorer.
Son arrivée au pouvoir fut très-populaire; c'était le premier retour du parti libéral et le premier pas vers le régime constitutionnel. Il y eut prompt accord entre le nouveau cabinet et le conseil de régence institué par le testament de Ferdinand VII auprès de la reine-mère; le marquis de las Amarillas, président de ce conseil, homme considérable et éclairé, avait beaucoup contribué à la formation du ministère et s'en faisait honneur. Des mesures utiles et approuvées signalèrent son avènement et attestèrent sa direction. Les nouvelles des provinces basques paraissaient meilleures. Il y avait, dans le public, pour le moment satisfaction et pour l'avenir espérance.
Mais les espérances des partis sont impérieuses et impatientes; ce que les libéraux attendaient du cabinet, c'était la prompte convocation des cortès et le rétablissement du régime constitutionnel. M. Martinez de la Rosa aussi se proposait ce but; mais pour y arriver et avant d'y arriver, il avait un grand nombre de questions difficiles à résoudre: Quels seraient le pouvoir et la forme des Cortès, le mode de leur élection, les règles de leurs rapports avec le gouvernement de la reine et les vieilles institutions municipales du pays? Comment s'accompliraient, à ce sommet de l'État, le partage et l'accord entre les traditions nationales et les idées modernes? Ce n'était ni les vaines Cortès du dernier siècle, ni les Cortès souveraines de 1811 qu'il s'agissait de rappeler; c'était un ordre politique nouveau et complexe qu'il fallait constituer. M. Martinez de la Rosa réfléchissait, délibérait, hésitait, tardait. Il était homme de principes et de méditation bien plus que d'action; une foule de difficultés et d'exigences s'élevaient dans son esprit auxquelles le public ne pensait pas. C'est la disposition des lettrés sérieux et sincères de vivre dans leur propre pensée plus qu'en sympathie instinctive et habituelle avec la pensée et l'impression publiques; ils ont besoin de se satisfaire eux-mêmes autant et plus peut-être que de satisfaire les spectateurs qui regardent et attendent. M. Martinez de la Rosa n'était pas seul sous l'empire de cette disposition; elle régnait aussi dans le conseil de régence, son associé et son appui obligé: «Il faut prévoir la réunion des Cortès comme une chose nécessaire, disait le marquis de las Amarillas à M. de Rayneval, mais on ne doit pas trop se presser de convoquer cette assemblée; lorsqu'on le fera, il faut que ce soit suivant les formes anciennes et sans trop altérer la constitution actuelle; la prudence veut qu'on se garde d'effaroucher le peuple espagnol par des mots auxquels ses oreilles ne sont pas accoutumées; il faut, autant que cela se pourra, se servir des anciennes institutions de l'Espagne en les rajeunissant; l'Angleterre a suivi cette marche, et elle est devenue un pays aussi libre, aussi éclairé, aussi florissant qu'aucun autre, sans avoir, jusqu'à ce jour, une constitution écrite.» M. de Rayneval ne contestait pas l'importance de ces ménagements; mais observateur impartial et libre, il était, et nous étions nous-mêmes à Paris très-préoccupés, pour le cabinet espagnol, des périls de l'indécision et de la lenteur sur le point capital de sa mission: «Les sentiments que vous ont manifestés M. Martinez de la Rosa et M. de las Amarillas, écrivait le 25 janvier 1834 le duc de Broglie à l'ambassadeur, n'ont pu qu'augmenter l'estime qu'ils nous inspiraient et la confiance que nous étions disposés à mettre dans leur sagesse. Cependant je ne vous cacherai pas que, dans le plan de conduite qu'ils paraissent s'être tracé, une chose nous a surpris. L'idée que nous nous étions faite de la formation du nouveau ministère, c'était qu'il ne fallait y voir qu'un des éléments d'un système qui devait être complété par la convocation immédiate des Cortès. Nous sommes loin de prétendre que, si la question pouvait être posée d'une manière abstraite, si on pouvait l'isoler de la situation générale des esprits, il n'y eût pas un avantage réel à préparer, à mûrir une détermination si grave dans ses conséquences pour l'avenir de l'Espagne. Mais, au point où en sont venues les choses, cet avantage ne serait-il pas plus que compensé par les inconvénients inséparables d'un système de temporisation?… N'y a-t-il pas un danger véritable à laisser aux partis le temps d'engager de délicates discussions sur la nature et la forme des Cortès à convoquer? N'est-on pas fondé à craindre que, par l'effet de ces discussions, le gouvernement ne perde quelque chose de la liberté absolue qui lui appartient encore quant au mode de convocation et à l'organisation des Cortès, ou du moins que la résolution qu'il prendra plus tard sur ce point important, et qui, adoptée aujourd'hui, serait accueillie, quelle qu'elle pût être, avec enthousiasme et reconnaissance, n'obtienne plus une approbation aussi unanime lorsque des théories spécieuses, présentées avec adresse, auront séduit et entraîné les esprits inexpérimentés? Ne doit-on pas désirer que la Régente, par l'empressement qu'elle mettra à satisfaire à tous les voeux raisonnables de l'opinion, s'entoure d'une popularité qui lui donne ensuite la force nécessaire pour résister aux prétentions exagérées des partis? C'est dans ce sens, Monsieur le comte, que vous devez diriger vos entretiens avec M. Martinez de la Rosa et les autres membres du ministère et du conseil de régence.» Les faits ne tardèrent pas à justifier les inquiétudes du duc de Broglie, et à démontrer la nécessité des déterminations promptes et des questions résolues. Les espérances conçues à l'avènement du nouveau cabinet se transformèrent bientôt en exigences et les exigences en mécomptes. Au mécontentement politique le mécontentement financier vint s'ajouter: pour rétablir les finances délabrées et déréglées de l'Espagne, un emprunt était indispensable; pour faire un emprunt, il fallait relever le crédit; pour relever le crédit, il fallait que l'Espagne prouvât qu'elle voulait et pouvait, payer ses dettes; le sort des anciens emprunts contractés par l'Espagne depuis 1814, royaux ou révolutionnaires, devait donc être réglé sans délai et avec équité. Nous pressions l'Espagne de vider ces questions d'ordre matériel aussi bien que les questions d'organisation politique; nous lui suggérions des plans; nous lui offrions notre appui. Mais, sur ce point comme sur la convocation des Cortès, le gouvernement espagnol hésitait, traînait, et l'hésitation du gouvernement suscitait la fermentation dans le pays: «Vous avez prévu le discrédit où se trouve déjà le nouveau ministère, écrivait M. de Rayneval au duc de Broglie[5]; le mécontentement croît tous les jours, et paraît plus fort encore dans les provinces qu'à Madrid. Le symptôme le plus fâcheux, à mon avis, est que M. Martinez de la Rosa ne paraît pas s'apercevoir de l'état de l'opinion publique; il voit tout en beau, disposition des plus dangereuses dans un homme d'État. Je sais positivement qu'il a reçu, il y a peu de jours, un rapport fort alarmant du général Llauder sur l'état de la Catalogne. Le surintendant général de la police lui a tracé un rapport très-sombre de l'état des provinces en général. Il persiste à dire, et qui pis est, à croire que tout va pour le mieux. En même temps, il remet d'un jour à l'autre le travail relatif à la convocation des Cortès dont il s'est chargé et auquel il veut, dit-il, mettre la dernière main avant de le soumettre au conseil de régence. Un pareil état de choses ne saurait évidemment durer; le moindre événement fâcheux peut non-seulement renverser le ministère, mais plonger tout à coup l'Espagne dans une anarchie sans remède. Une prompte refonte du cabinet me paraît indispensable; je dis refonte et non changement total, parce que je crois important, quoique sa popularité ne soit plus intacte, de conserver M. Martinez de la Rosa, homme de bien, d'une intégrité reconnue, et qui peut être très-utile au gouvernement lors de la réunion des Cortès par son talent comme orateur; c'est là réellement son côté brillant.» M. de Rayneval nommait alors, comme l'auxiliaire indiqué par l'opinion pour renforcer et animer le ministère, le comte de Toreno, homme d'action, disait-on, habile financier, influent parmi les libéraux modérés, plus propre que M. Martinez de la Rosa à traiter avec les libéraux ardents sans se livrer à eux, et qui, bien qu'il l'eût d'abord refusé, paraissait disposé à entrer dans le cabinet pour y faire promptement adopter les mesures dont il sentait l'urgente nécessité.
[Note 5: Le 1er mars 1834.]
Peu de jours après l'arrivée de ces informations de M. de Rayneval, le gouvernement du Roi, de plus en plus frappé de l'état de I'Espagne et des périls du gouvernement espagnol, se décida à charger l'ambassadeur de faire connaître avec précision à la reine régente elle-même la sollicitude qu'il ressentait, et de l'engager à ne plus retarder la convocation des Cortès, conséquence naturelle de l'avènement et appui nécessaire du pouvoir de la reine sa fille. Par deux dépêches des 18 et 19 mars, le duc de Broglie donna à M. de Rayneval cette instruction en termes aussi clairs qu'affectueux. Aucun nom propre n'y était mêlé; aucune combinaison ministérielle n'y était indiquée; M. de Rayneval avait même ordre d'informer M. Martinez de la Rosa de l'objet et du caractère de la démarche que le Roi prescrivait à son ambassadeur[6]. Elle eut lieu très-opportunément, car ces dépêches arrivèrent à Madrid au moment où M. Martinez de la Rosa venait de terminer son travail sur le régime constitutionnel de l'Espagne et se disposait à le présenter à la reine régente. Il le lui présenta en effet par un rapport en date du 4 avril, signé de tous les ministres; à la suite de ce rapport venait le statut royal qui réglait l'organisation, les formes et les droits des Cortès générales du royaume. Adopté et signé le 10 avril par la reine régente, le statut royal fut publié le 15 à Madrid; et le 20 mai suivant un décret royal régla provisoirement le mode d'élection de la chambre dite des procuradores, en fixant au 20 juin les opérations électorales et au 24 juillet l'ouverture solennelle des Cortès elles-mêmes.
[Note 6: Pièces historiques, N° IV.]
Si les peuples qui veulent être libres se croyaient tenus d'être sensés, les Espagnols auraient reconnu que leur humeur au sujet des lenteurs de M. Martinez de la Rosa avait été excessive, et le mérite de son oeuvre leur eût fait oublier qu'elle s'était fait un peu attendre. Il n'y avait pas encore trois mois que le cabinet était formé, et il avait eu à gouverner et à préparer un nouveau gouvernement au milieu d'une guerre civile. Le statut royal attestait une rare intelligence des conditions de la liberté renaissante au sein d'une ancienne société. M. Martinez de la Rosa ne s'était point laissé aller à la présomptueuse et chimérique manie de la création; il n'avait point prétendu organiser à nouveau l'État tout entier; il avait pris la société et la monarchie espagnoles comme des faits préexistants et incontestés qu'il était appelé à réformer et à compléter selon les besoins et les lumières de notre temps, mais en les respectant et en les affermissant, non en les détruisant pour les reconstruire. Le statut royal n'était ni une déclaration abstraite de principes et de droits, ni une constitution générale et systématique; c'était la résurrection forte des Cortès du royaume constituées de façon non-seulement à contrôler le pouvoir, mais à exercer sur toute la marche du gouvernement une influence efficace, et à amener successivement les réformes dont le voeu public, contrôlé à son tour par la discussion et le temps, ferait sentir la nécessité. On n'y rencontrait ni le dogme, ni le langage de la souveraineté du peuple; c'était l'intervention du pays dans son gouvernement, réglée avec une sincérité patriotique et loyale, sans préventions méticuleuses comme sans prétentions arrogantes; et le rapport adressé à la reine régente, qui précédait le statut, était un exposé grave et élégant, quoique un peu diffus, des conditions essentielles du régime représentatif telles qu'elles apparaissent de nos jours aux esprits sérieux, après les discussions de la science et les expériences de la politique.
Au moment de sa publication, cet acte fut accueilli en Espagne par une approbation générale; les royalistes constitutionnels étaient réellement satisfaits; leur satisfaction et l'impression commune du public imposaient aux plus ardents libéraux le silence et même l'apparence du contentement; les journaux, nombreux et très-libres en fait, étaient presque unanimes dans leurs éloges. M. Martinez de la Rosa eut sans doute alors, comme politique et comme auteur, une de ces joies à la fois personnelles et pures qui font succéder, aux troubles et aux fatigues d'un difficile travail, le sentiment d'une grande oeuvre accomplie et digne de durée. Mais les oeuvres constitutionnelles ont, de nos jours, le sort qu'avaient, au dire de Tacite, les amours du peuple romain; leurs succès sont courts et de mauvais augure. Le statut royal de M. Martinez de la Rosa avait en Espagne un rival qui pouvait se taire un moment, mais qui n'attendait que le jour propice pour lui déclarer la guerre; c'était la constitution décrétée en 1812 à Cadix par les Cortès de la lutte pour l'indépendance nationale et restaurée à Madrid en 1820 par les Cortès de la révolution: oeuvre inspirée par des idées et des passions essentiellement contraires à celles qui avaient dicté le statut royal. L'entière reconstruction à nouveau de l'édifice politique, l'absolue souveraineté du peuple, c'est-à-dire du nombre, l'unité de l'assemblée représentative, le suffrage universel et sans condition, la complète séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, l'interdiction aux membres des Cortès d'être réélus aux Cortès immédiatement suivantes, toutes les théories radicales et révolutionnaires étaient proclamées et rédigées en lois dans la constitution de 1812, avec plus de rigueur qu'elles ne l'avaient été en France en 1791, et même par la Convention nationale. C'était la République une et indivisible abaissant sous son joug et prenant à son service l'ancienne royauté. Et elle avait pour soutenir sa cause un parti tout formé, dressé à la lutte, habitué à la domination, conduit par des chefs connus du pays et qui avaient, dans les mauvais temps, défendu son indépendance et réclamé ses droits, pleins d'idées fausses et de sentiments nobles, mauvais publicistes, patriotes sincères et orgueilleux auteurs. Le statut royal choquait leurs convictions politiques et blessait leur amour-propre personnel. Bien loin de les satisfaire, M. Martinez de la Rosa, en le publiant, les avait irrités et ralliés contre lui; il se trouva dès lors placé entre les carlistes et les révolutionnaires; il eut à soutenir deux guerres civiles, l'une en pleine effervescence, l'autre près d'éclater.
Les affaires extérieures et les succès qu'il y obtint vers cette époque apportèrent un moment, aux discordes de l'Espagne, quelque distraction. Quoique chassé de Lisbonne comme d'Oporto, don Miguel entretenait encore en Portugal, contre sa nièce dona Maria, une lutte obstinée. Il avait auprès de lui l'infant don Carlos qui, de la frontière portugaise, correspondait avec ses partisans en Espagne et fomentait leurs insurrections avec leurs espérances. M. Martinez de la Rosa résolut de mettre un terme à cette hostilité anarchique entre les deux royaumes; il se concerta avec don Pèdre, encore régent pour sa fille; et le 16 avril 1834, au moment même où le statut royal venait d'être publié à Madrid, une armée espagnole, sous le commandement du général. Rodil, entra en Portugal pour en chasser don Carlos avec don Miguel. Le ministre d'Espagne à Londres, le comte de Florida-Blanca, reçut en même temps, comme le chargé d'affaires de Portugal, M. Moraez Sarmento, ordre de demander au gouvernement anglais son concours pour atteindre à ce but. Les deux desseins eurent un égal et prompt succès; le général Rodil avança rapidement en Portugal, poussant devant lui et dispersant les troupes de don Miguel; et le 15 avril, un traité, auquel il ne manquait plus que les signatures, était conclu à Londres entre l'Angleterre, l'Espagne et le Portugal, stipulant que les deux reines uniraient leurs forces pour expulser les deux infants de la Péninsule, et que l'Angleterre enverrait des vaisseaux sur les côtes de Portugal pour les seconder dans leur entreprise.
La négociation en était déjà à ce point lorsque M. de Talleyrand en fut informé par le comte de Florida-Blanca, disent les uns, et selon d'autres, par lord Palmerston lui-même qui lui proposa un peu inopinément la simple accession de la France au traité déjà convenu entre les trois puissances; l'ambassadeur rendit compte au cabinet de ce qui se passait et demanda des instructions. Ce ne fut pas sans surprise que nous reçûmes cette communication tardive, et l'amiral de Rigny, ministre des affaires étrangères depuis la retraite du duc de Broglie, en écrivit sur-le-champ à M. de Rayneval: «On avait voulu d'abord, lui dit-il, nous réserver simplement la faculté d'accéder à ce traité par un acte séparé. M. de Talleyrand ayant représenté que nous ne pouvions accepter une attitude aussi secondaire, on nous a offert d'y prendre une part plus directe en apparence, au moyen de dispositions insérées dans le corps du traité, lesquelles porteraient en substance qu'en considération de notre union intime avec l'Angleterre, nous avons été invités à entrer dans cette alliance, que nous y avons consenti, et que, s'il y avait lieu, nous accorderions, pour l'expulsion des deux prétendants, la coopération dont on tomberait d'accord. Vous voyez qu'en réalité le second projet diffère peu du premier, et qu'il ne prête guère moins à l'objection élevée par notre ambassadeur, puisqu'il nous représente comme n'intervenant dans l'arrangement en question que sous les auspices de l'Angleterre. J'ai écrit à M. de Talleyrand pour l'engager à présenter un contre-projet d'après lequel les parties contractantes seraient placées dans une position moins inégale. Dans le cas où il ne serait pas adopté, le conseil délibérerait sur le parti que nous aurions à prendre. Je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur le comte, qu'en demandant cette modification, ce n'est pas à une vaine susceptibilité, mais à des considérations d'intérêt général que nous obéissons… Dans la situation actuelle de l'Espagne, nous croyons que tout ce qui tendrait à représenter ce pays comme n'agissant pas dans l'accord le plus complet avec la France accroîtrait les dangers pour le gouvernement de la reine… Les partisans de don Carlos, en voyant la France concourir avec moins d'apparat que l'Angleterre, ou ne concourir en aucune façon à un acte dirigé contre eux, ne manqueraient pas de prétendre que nous retirons notre appui à la régente, ou que nous voulons rester neutres… Si donc nous regrettons qu'une autre direction n'ait pas été donnée à la négociation de Londres, c'est, avant tout, dans un esprit bienveillant pour l'Espagne. Nous n'en sommes que plus fondés à nous étonner de voir qu'un diplomate espagnol, qu'on doit supposer bien informé des dispositions de son gouvernement, se prête à un arrangement aussi peu conforme aux vrais intérêts de son pays qu'aux liens qui l'unissent à la France; et notre surprise redouble lorsque nous nous rappelons la note par laquelle, le 27 janvier dernier, M. Martinez de la Rosa vous demandait notre concours pour écarter don Carlos du Portugal, note que M. de Florida-Blanca doit nécessairement connaître.»
L'apologie, un peu embarrassée, du gouvernement espagnol ne se fit pas attendre: «Je me suis empressé de voir M. Martinez de la Rosa, répondit le 2 mai M. de Rayneval à l'amiral de Rigny; il était loin de s'attendre à un dénoûment aussi prompt de la négociation entamée par M. de Florida-Blanca. Il m'a confirmé ce que vous présumiez, que ce ministre avait été au delà de ses instructions, ou pour mieux dire qu'il avait agi sans instructions et même sans pouvoirs. Il a été lui-même surpris de la facilité inattendue du cabinet britannique; c'était, pour ainsi dire, pour l'acquit de sa conscience qu'il lui avait adressé la note dont la traduction était jointe à vos dépêches. Il me paraît certain que ce n'est pas de propos délibéré, moins encore par suite des instructions de son gouvernement, qu'il a suivi, en ce qui concerne la France, la marche que vous lui reprochez… Il aura obéi, sans réflexion, à l'impulsion que l'envoyé portugais, ou même le cabinet anglais lui auront donnée. Votre Excellence ne peut ignorer ce que j'ai mandé diverses fois du peu d'empressement de l'Angleterre à nous admettre dans les transactions relatives au Portugal. Mais si M. de Florida-Blanca n'a pas d'abord senti tout le prix de votre participation à la convention du 22 avril, il n'en a pas été de même de M. Martinez de la Rosa; il a reconnu sur-le-champ que c'était là le point le plus important pour l'Espagne, et que, sans cela, le traité eût été un acte de médiocre valeur.»
A Londres aussi, quand le cabinet français, en manifestant sa surprise du silence qu'on avait gardé avec lui sur cette négociation, eut refusé, dans le traité, la position secondaire qu'on lui offrait, on sentit la nécessité de changer d'attitude; le contre-projet présenté par M. de Talleyrand fut accepté, malgré l'humeur assez vivement exprimée de lord Palmerston; et dès le 24 avril, l'amiral de Rigny put écrire à M. de Rayneval: «Le traité dont je vous entretenais par ma dépêche du 18 a été signé avant-hier, et M. de Talleyrand vous en envoie directement une copie. Vous y verrez qu'il a été fait droit à nos objections contre la rédaction du projet qui nous avait d'abord été soumis.»
On a voulu voir, dans ce procédé du cabinet anglais, une preuve du mauvais vouloir, on a même dit souvent de la haine de lord Palmerston pour la France. Je crois qu'on se trompe: lord Palmerston ne porte à la France point de haine, ni même de mauvais vouloir; il est Anglais et sert l'Angleterre, et ses sentiments changent, comme sa conduite, selon ce qu'à ses yeux l'intérêt anglais commande. On peut dire et je pense qu'il s'adonne trop exclusivement à cet égoïsme patriotique, et que, pour le crédit général comme pour l'honneur politique de l'Angleterre, il tient trop peu de compte des sentiments moraux et des besoins d'équité que la civilisation moderne a développés dans l'âme des hommes au sujet des relations des peuples. L'égoïsme patriotique est légitime, pourvu qu'il ne ressemble pas trop à l'indifférence brutale des temps barbares. Mais à cette disposition lord Palmerston en ajoute une autre qui a, dans la pratique des affaires, des inconvénients graves: la question spéciale et du moment dont il s'occupe le préoccupe à ce point qu'elle écarte toute autre considération, toute autre idée; quoique d'un esprit remarquablement actif, fécond, sagace et vigoureux, il n'a pas cette grandeur d'imagination et de pensée qui ne perd jamais de vue l'ensemble des choses, et qui assigne à chaque intérêt, à chaque affaire la place et la mesure d'importance qui leur appartiennent dans le système général des intérêts et des affaires du pays. Il oublie sans cesse la politique générale dans laquelle il est engagé; chaque question devient pour lui, à mesure qu'elle se présente, la politique tout entière, et il la traite avec une habileté énergique, mais sans prévoyance. La bonne entente avec la France était, en 1834, l'intention sincère du cabinet dont lord Palmerston faisait partie, et la sienne propre comme celle du cabinet; mais quand on demanda aux deux puissances leur concours actif dans la Péninsule, lord Palmerston ne pensa plus qu'à maintenir en Portugal la prépondérance exclusive de l'Angleterre, comme si les affaires du Portugal n'étaient pas alors étroitement liées à celles de l'Espagne, et il recommença à combattre en Espagne l'influence de la France comme si Louis XIV et le pacte de famille existaient encore. De là son silence avec nous au commencement de la négociation, son empressement à préparer sans nous le traité, et son humeur quand il fallut nous y faire la place qui nous convenait. Sans l'influence de ses collègues, surtout de lord Grey, plus soigneux que lui de la politique générale de l'Angleterre, cette place nous eût été plus obstinément contestée.
A peine conclu, le traité de la quadruple alliance devint efficace. En Europe, son effet dépassa même son importance réelle; il fut pris en général pour une alliance éclatante des deux grandes monarchies constitutionnelles, en réponse et en contre-poids à l'alliance des monarchies absolues. Ni le cabinet français ni le cabinet anglais n'entendaient lui donner une telle portée; mais ils en acceptèrent volontiers l'apparence. En Portugal, le traité détermina la défaite et la retraite des deux prétendants; il parvint à Lisbonne le 5 mai, et dès le 26, don Miguel, battu, poursuivi et cerné par l'armée espagnole et par celle de don Pèdre, capitulait à Evora en s'engageant, moyennant une pension de 373,000 fr., à ne jamais rentrer en Portugal, et il s'embarquait pour l'Italie. L'infant don Carlos avait été complètement oublié dans cette capitulation; mais le secrétaire de la légation anglaise, M. Grant, plus touché de la détresse de ce prince que son royal allié, représenta aux généraux de don Pèdre l'indignité d'un tel oubli, et signa le même jour avec eux des articles en vertu desquels l'infant, sans condition ni engagement de sa part, fut conduit en sûreté au petit port voisin d'Aldea-Gallega, et s'y embarqua immédiatement pour l'Angleterre.
Au premier bruit de cette partie de l'arrangement, M. Martinez de la Rosa en ressentit une vive inquiétude: «Il est très-mécontent, écrivit M. de Rayneval à l'amiral de Rigny, qu'en réglant le départ et l'embarquement de don Carlos, on ne lui ait pas imposé pour condition de contracter un engagement semblable à celui qu'on a exigé de don Miguel. La veille du jour où il a reçu avis du prochain départ de don Carlos, dans une conférence que M. Villiers et moi avons eue avec lui, il a exprimé le désir qu'il ne fût pas permis à l'infant de quitter le Portugal avant que les puissances signataires du traité de Londres se fussent entendues sur le lieu de sa résidence future.» Et le jour même où M. de Rayneval écrivait cette dépêche, M. Martinez de la Rosa lui adressait, ainsi qu'au ministre d'Angleterre, une longue note dans laquelle, après avoir exposé tous les motifs de sa sollicitude, il demandait formellement «que don Carlos soit tenu de donner certaines garanties semblables à celles qui ont été exigées de l'infant don Miguel; qu'il ne soit pas laissé à son libre arbitre de fixer le lieu de sa résidence, de telle sorte qu'il puisse faire choix, par exemple, de quelqu'un des États qui n'ont pas encore reconnu la reine légitime d'Espagne; enfin que les puissances signataires du traité de Londres le déclarent valable et subsistant encore, bien qu'ayant déjà atteint son but immédiat, afin qu'il ne soit pas vain et illusoire si l'un des deux princes ou les deux réunis troublaient de nouveau la tranquillité de ces royaumes.»—«M. Martinez de la Rosa qui craint excessivement, écrivait M. de Rayneval, non que le départ de don Carlos sans garanties pour l'Espagne menace ce pays de dangers réels, mais que le résultat ne soit de faire taxer le ministère d'imprévoyance et d'impéritie, désire ardemment que l'on puisse trouver un moyen de réparer l'omission dont il se plaint.»
Les inquiétudes de M. Martinez de la Rosa étaient moins personnelles et plus fondées que ne le croyait M. de Rayneval. Quinze jours à peine après son débarquement en Angleterre, don Carlos en partait, traversait la Manche, arrivait le 4 juillet à Paris, le 6 à Bordeaux, le 8 à Bayonne, et était le 10 au delà des Pyrénées, à Elisondo, à la tête ou, pour mieux dire, au milieu de l'insurrection soulevée en son nom.
On se récria vivement contre l'inhabileté ou l'inutilité de la police; on raconta, pour aggraver son tort, que don Carlos avait passé quelques jours à Paris, dans une des rues les plus populeuses, et qu'il y avait fait des visites en voiture découverte. Le préfet de police, M. Gisquet, a formellement démenti cette assertion: «Don Carlos, dit-il, n'a séjourné que vingt-quatre heures à Paris; il y est resté enfermé dans un appartement, et il n'a, je crois, fait part de sa présence qu'à deux de ses partisans dévoués[7]. Quelques personnes ont même douté que don Carlos ait passé par Paris, et penchent à croire qu'il se rendit en Espagne par des voies détournées.» D'autres, pour expliquer ce succès de l'infant, ont fait valoir l'appui secret que lui donnaient, au nom de la légitimité, les puissances qui n'avaient pas reconnu la reine Isabelle; appui réel, car nous fûmes obligés, peu après l'arrivée de l'infant en Navarre, de retirer l'exequatur au consul de Prusse à Bayonne qui servait d'intermédiaire aux correspondances des insurgés; et le duc de Frias, alors ambassadeur d'Espagne à Paris, me parlant un jour des secours d'argent que les cabinets du Nord fournissaient à don Carlos, me dit qu'il avait lui-même intercepté une somme de 125,000 fr. expédiée à cette destination. Mais ni la connivence de cabinets lointains toujours froids et parcimonieux, même dans leurs faveurs, ni l'insuffisance, fautive ou inévitable, de la police, ne déterminèrent ce premier succès de don Carlos, et la hardiesse de ce prince, d'ailleurs médiocre et timide, à courir de tels hasards; il avait, en Espagne et en Europe, un vrai parti politique, des hommes convaincus qu'en lui résidait le droit, et, par ce seul motif, ardents à le servir. C'est mal connaître la nature humaine que de chercher, dans des incidents purement matériels, l'explication de telles entreprises et de leur persévérance obstinée; il y faut des causes plus hautes: la foi, fondée ou erronée, dans un principe moral, et la passion des grandes aventures, le besoin de rétablir le droit et aussi celui d'animer sa vie par des émotions nobles et fortes, ce sont là les mobiles qui poussent les hommes à tout risquer, à tout sacrifier, même la paix de leur patrie; et la guerre civile, qui a été si souvent le fléau des nations, n'est pas du moins leur déshonneur.
[Note 7: Mémoires de M. Gisquet, t. III, p. 511-515.]
Par une coïncidence fatale, au moment où la présence inattendue de don Carlos dans les provinces basques y redoublait la confiance des insurgés et ranimait dans toute l'Espagne l'ardeur de ses partisans, les Cortès étaient sur le point de se réunir à Madrid, ramenant sur la scène presque tous les survivants des Cortès de 1812 et de 1820 avec leurs théories, leurs passions et le souvenir toujours cher de leur oeuvre, de cette constitution radicale dont le statut royal tenait la place. Et pour que rien ne manquât à l'incendie, huit jours avant la réunion des Cortès, le choléra éclata soudainement à Madrid avec une extrême violence, et y souleva ces terreurs et ces fureurs populaires dont les factions politiques sont si promptes et si habiles à s'emparer: «J'ai de bien tristes événements à vous annoncer, écrivait, les 18 et 20 juillet, M. de Rayneval à l'amiral de Rigny; les inquiétudes qu'avaient excitées les symptômes d'épidémie qu'on avait cru remarquer à Madrid commençaient à se calmer, et tout se préparait pour le retour de la reine lorsque, tout à coup, dans la journée du 16, le choléra s'est manifesté dans toute la ville avec une violence inexplicable. En quelques heures il avait fait près de trois cents victimes. Dans la soirée, on a pu apercevoir un commencement de désordre; ces mêmes bruits d'empoisonnement des fontaines, qui partout ont été si avidement recueillis par le peuple, se sont répandus avec une extrême rapidité, propagés par la malveillance plus encore que par la crédulité. Ce sont les moines, et notamment les jésuites, qui ont été désignés comme les auteurs de ce crime imaginaire. Hier, dès le matin, quelques religieux ont été tués dans les rues. Enfin la populace, excitée par des meneurs, et accompagnée, à ce qu'on assure, d'un assez grand nombre d'individus de la garde urbaine, s'est portée d'abord sur le couvent des jésuites et sur ceux de Saint-Thomas et des Pères de la Merci. Il paraît que, dans le premier, on a fait résistance, et que même des coups de feu ont été tirés des fenêtres sur les assaillants qui, ayant forcé les portes, ont fait main basse sur tous ceux qui n'ont pu réussir à s'échapper. On ne sait pas précisément le nombre des personnes qui ont péri; les uns parlent de dix à douze, les autres de trente à quarante. Les deux autres couvents ayant été évacués à temps par les moines, personne n'y a péri, mais ils ont été forcés et complètement pillés… Si cet essai que les agitateurs viennent de faire de leurs forces reste impuni, toute la force morale du gouvernement est détruite dès ce moment, et on ne voit pas quelle digue il pourra opposer au débordement révolutionnaire qui le menace… La journée du 17 a démontré clairement qu'un parti désorganisateur s'est formé dans l'ombre, et qu'il est beaucoup plus fort que le ministère et M. Martinez de la Rosa, en particulier, ne l'avaient supposé. Ce mouvement si subit et si violent et les atrocités qui l'ont accompagné ont profondément affecté le premier ministre. Il a vu détruire en un instant sa plus chère espérance, celle d'arriver à un changement de l'ordre politique en Espagne sans que des crimes ou des excès aient souillé une époque pendant laquelle il joue le premier rôle. En même temps que ce sentiment, il éprouve la crainte, que jusqu'ici il n'avait nullement, de ne pouvoir retenir le parti exagéré.»
Dans ce triste état des affaires publiques et de son âme, M. Martinez de la Rosa ne manqua pourtant ni à son pays, ni à lui-même: dès la fin du mois de juin, il avait satisfait à un voeu général et fortifié son cabinet en appelant le comte de Toreno au ministère des finances; le surlendemain des troubles qui avaient ensanglanté Madrid, il fit révoquer les diverses autorités civiles et militaires qui s'étaient montrées faibles contre l'émeute; un décret royal interdit, sous des peines sévères, toute menée, toute manifestation séditieuse: «Reste à savoir, écrivait M. de Rayneval, si tout cela ne se bornera pas, comme il n'arrive que trop souvent ici, à des paroles, et si le gouvernement aura la force d'exécuter ce qu'il se propose.» M. Martinez de la Rosa avait de plus une pressante et délicate question à résoudre; les Cortès étaient convoquées pour le 24 juillet; fallait-il, à raison du choléra qui continuait de sévir avec violence, en ajourner l'ouverture? Et, si on ne l'ajournait pas, devait-on faire revenir d'Aranjuez la reine régente, pour donner, par sa présence, à la cérémonie, la solennité qu'attendait le public? La reine Christine et son ministère prirent, sur ces questions, le parti le plus courageux et le plus digne; les Cortès ne furent point ajournées; et le 24 juillet 1834, la régente, assise à gauche du trône vide de la jeune reine sa fille, ouvrit, par un discours d'une élévation et d'une franchise remarquables, ce début du régime constitutionnel dans la monarchie espagnole.
La veille même de ce jour, l'attaque de la constitution de 1812 contre le statut royal de 1834 commença; un complot fut découvert qui avait pour but le rétablissement de cette constitution au milieu même de la séance royale, et avant que personne, reine et nation, eût prêté serment au statut. Les principaux conspirateurs furent arrêtés, et le cabinet espagnol eut la douleur de trouver parmi eux l'un des plus héroïques défenseurs de l'Espagne, le général Palafox que, peu de jours auparavant, la reine régente avait créé duc de Saragosse, en mémoire de sa glorieuse défense de cette ville. Triste symptôme de la maladie des esprits et pronostic déplorable de la lutte près de s'engager: des hommes que l'Espagne honorait, et à bon droit car ils étaient de ceux qui l'avaient sauvée et qui la voulaient libre, déclaraient la guerre à la monarchie constitutionnelle naissante et à d'autres hommes, patriotes sincères aussi et leurs anciens amis, parce que ceux-ci n'adoptaient pas des théories politiques qui servent à faire des révolutions, mais qui nulle part n'ont fondé la liberté.
Toute la session des Cortès ne fut, dans la chambre des procuradores (les députés) que le développement de cette guerre; elle éclata surtout à propos de trois questions, l'adresse de la chambre en réponse au discours de la couronne, une pétition qui demandait une déclaration des droits, mélange confus de maximes et de promesses absolues en faveur des diverses libertés publiques que le statut royal n'avait pas réglées, et les questions de finances, surtout celle des divers emprunts contractés au nom de l'Espagne de 1814 à 1830. Le même caractère dominait dans tous ces débats; c'était toujours le gouvernement révolutionnaire de l'Espagne, de 1810 à 1813 et de 1820 à 1823, disputant l'empire au gouvernement constitutionnel que, d'accord avec l'ancienne royauté, les politiques modérés tentaient de fonder. Ni la sincérité, ni le talent, ni le courage ne manquaient dans l'un et l'autre parti; je n'hésite pas à penser et à dire que, pour les lumières, l'esprit politique et l'intelligence comme le respect des grandes lois morales qui décident en définitive du sort des institutions et des peuples, les défenseurs du statut royal l'emportaient de beaucoup sur leurs adversaires; mais ils étaient aux prises avec les préjugés libéraux et les passions populaires; et leur digne chef, M. Martinez de la Rosa, n'avait pas ce tact pratique, cette promptitude de résolution et d'action, cet habile maniement des hommes qui sont de tout temps, et encore plus dans les jours d'orage, des conditions de succès dans le gouvernement; il soutenait éloquemment les discussions, il faisait des concessions, il se résignait à des échecs; mais, soit par sa faute, soit par la fatalité de sa situation, la violence de l'attaque surpassait la force de la résistance; et dans cette lutte parlementaire où il avait pour lui la raison et le pouvoir, le cabinet s'usait rapidement au lieu de s'affermir.
Il fléchissait en même temps sous le poids de la guerre civile, de jour en jour plus acharnée. En vain les Cortès se prononçaient violemment contre les carlistes; en vain le cabinet envoyait contre don Carlos, dans les provinces basques, le vainqueur de don Miguel en Portugal, le général Rodil avec son armée. L'insurrection avait trouvé dans Zumalacarreguy un de ces chefs improvisés qui déploient tout à coup les qualités de l'homme de guerre, de l'homme de parti et du héros populaire. Après quelques succès au début, Rodil et ses lieutenants n'éprouvèrent plus que des échecs répétés. Le cabinet le rappela et donna le commandement des troupes de la reine à Mina, se flattant que le renom et l'habileté du vieux chef triompheraient de son jeune rival; mais Mina, quoique toujours ardent et en faveur dans le parti exalté, était fatigué et malade; quelques coups bien frappés, qui signalèrent son arrivée, n'amenèrent aucun résultat décisif, et les passions comme les habitudes des deux chefs en présence rendirent la guerre cruelle jusqu'à la férocité. Mina menaça de la peine de mort quiconque serait trouvé, sans bonne raison, sur la grande route entre le coucher et le lever du soleil. Zumalacarreguy mit à l'ordre du jour de ses troupes la victoire ou la mort. De part et d'autre, tantôt on ne faisait point de quartier sur le champ de bataille, tantôt, après la bataille, les prisonniers étaient fusillés sans pitié. Des bandes, d'abord réprimées, reparaissaient dans l'Aragon et la Catalogne; d'autres menaçaient de se former dans les provinces du centre, de l'ouest et du midi. Plus les maux et les spectacles de la guerre devenaient odieux, plus sa fin semblait incertaine et peut-être impossible.
Alors commença, chez ce peuple si indépendant et si fier, un phénomène étrange; de tous côtés, on se prit à parler de la nécessité de l'intervention étrangère. Non-seulement dans les provinces désolées par la guerre, mais à Madrid; non-seulement entre hommes politiques, mais parmi les militaires eux-mêmes; dans les Cortès, dans le conseil de régence, au sein du cabinet, on disait que l'intervention étrangère pouvait seule mettre un terme à la lutte; des députés arrivaient de la Biscaye et de la Navarre pour déclarer au gouvernement que tels étaient leur avis et leur voeu; des membres modérés des Cortès se rendaient auprès de M. Martinez de la Rosa pour lui exprimer la même conviction; le général Llauder, devenu ministre de la guerre, tenait à M. de Rayneval le même langage; le général Cordova, revenant de l'armée, s'expliquait dans le même sens; le marquis de las Amarillas disait nettement dans le conseil de régence: «Les forces dont le gouvernement peut disposer pour soumettre les provinces insurgées sont insuffisantes; il ne reste que trois moyens pour atteindre ce résultat: le premier, une transaction avec ces provinces, moyen indiqué à une époque déjà éloignée par le conseil de régence, et qui, aujourd'hui, offre de grandes difficultés et peu de chances de succès; le second, la médiation du gouvernement français qui recevrait, à cet effet, les pleins pouvoirs du gouvernement espagnol et deviendrait garant des stipulations convenues; le troisième, une intervention armée de la France.» Devant la question ainsi posée, le comte de Toreno gardait une attitude réservée, pour le moment plus contraire que favorable à l'intervention; M. Martinez de la Rosa en repoussait hautement l'idée: «Quand l'Espagne tout entière demanderait l'intervention française, avait-il dit au moment même où se négociait le traité de la quadruple alliance, il y aurait au moins un Espagnol qui s'y opposerait, et cet Espagnol ce serait moi.» Sans tenir, à la fin de 1834, un langage aussi absolu, il persistait, dans sa résistance à tout appel des étrangers pour vider la querelle des Espagnols entre eux; deux petits imprimés qui annonçaient l'entrée en Espagne d'une armée française avaient été colportés dans les rues de Madrid, et c'était, disait-on, la police elle-même qui en avait autorisé la circulation; M. Martinez de la Rosa fit interdire formellement aux aveugles, crieurs publics de profession à Madrid, toute distribution d'imprimés ou d'écrits qui n'auraient pas reçu l'approbation de la censure. C'était le premier ministre presque seul qui maintenait, contre l'inquiétude et l'impatience publiques, la dignité du pays.
En nous transmettant ces informations, M. de Rayneval y joignait sa propre pensée et se montrait, lui aussi, convaincu que l'intervention armée de la France pouvait seule étouffer en Espagne la guerre civile, et sauver le trône de la reine Isabelle des périls dont il était menacé.
Nous étions aussi affligés que surpris de cet état des esprits au delà des Pyrénées; non que nous eussions le moindre doute sur notre droit d'en juger librement et de ne faire que ce qui conviendrait à l'intérêt de la France; j'ai déjà dit avec quel soin, aussitôt après l'avénement de la reine Isabelle, le duc de Broglie avait expliqué et établi à cet égard notre pensée; nous n'avions rien négligé depuis lors pour maintenir la liberté de nos résolutions et pour en bien convaincre le gouvernement espagnol. En apprenant l'arrivée de don Carlos dans les provinces basques, l'amiral de Rigny écrivit à M. de Rayneval: «Vous ne sauriez mettre trop de soin non-seulement à décliner toute demande qu'on viendrait à vous faire d'une intervention effective, mais encore à empêcher, s'il est possible, que l'idée même ne s'en présente au cabinet espagnol; et s'il se décidait à nous demander ce genre de secours, vous devrez soigneusement éviter de laisser préjuger notre décision…. La révolte de trois ou quatre petites provinces qui toutes ensemble ne dépassent pas, en population et en étendue, un de nos départements moyens, et où les villes même sont restées fidèles au gouvernement, me semble bien insuffisante pour motiver un appel à la force étrangère. La Vendée, à plusieurs reprises, a présenté de bien autres obstacles à un gouvernement entouré d'ennemis extérieurs; il en a triomphé pourtant, moins encore par la force que par l'action du temps, par la lassitude des populations, et en substituant un mélange de prudence et de fermeté aux mesures de terreur qu'il avait employées d'abord. Alors aussi on disait qu'il était impossible de dompter, par des moyens réguliers, une insurrection qui durait, non pas depuis quelques mois, mais depuis plusieurs années; l'événement a prouvé le contraire. C'est dans ce sens que vous devriez vous exprimer si vous aviez lieu de croire qu'on se disposât à réclamer notre intervention[8].»
[Note 8: Dépêches des 16 et 22 juillet et du 12 décembre 1834.]
Tout en tenant ce langage, nous avions à coeur de venir en aide au gouvernement espagnol, et de lui donner la force morale comme les secours indirects dont il avait besoin pour se servir efficacement de ses propres moyens. M. Martinez de la Rosa avait témoigné le désir que, par un acte officiel, les puissances signataires du traité de la quadruple alliance le déclarassent applicable aux circonstances nouvelles dans lesquelles le retour de don Carlos plaçait l'Espagne; nous nous empressâmes de satisfaire à ce voeu, et, le 18 août 1834, des articles additionnels furent signés à Londres, portant: «S.M. le Roi des Français s'engage à prendre, dans la partie de ses États qui avoisine l'Espagne, les mesures les mieux calculées pour empêcher qu'aucune espèce de secours en hommes, armes ou munitions de guerre soient envoyés, du territoire français, aux insurgés en Espagne; 2° S.M. le roi du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande s'engage à fournir à Sa Majesté Catholique tous les secours d'armes et de munitions de guerre que Sa Majesté Catholique pourra réclamer, et en outre à l'assister avec des forces navales si cela devient nécessaire.» Nous redoublâmes, en effet, de vigilance sur la frontière des Pyrénées pour empêcher que l'insurrection carliste reçût de France aucun appui; nous renforçâmes le service des douanes; nous établîmes des postes de gendarmerie sans cesse circulante; ce fut à ce moment que nous retirâmes l'exequatur au consul de Prusse par qui passait la correspondance des insurgés. Enfin, dès le 22 juillet 1834, l'amiral de Rigny écrivit à M. de Rayneval: «Peut-être conviendrait-il au gouvernement espagnol de prendre à sa solde une portion quelconque de la légion étrangère que nous avons en Afrique. S'il en était ainsi, peut-être pourrions-nous-lui fournir quatre ou cinq mille hommes que nous débarquerions à Carthagène.» Nous offrions et nous rendions au gouvernement espagnol tous les bons offices qu'il pouvait attendre d'alliés sincères qui ne repoussaient que la perspective d'avoir à répondre eux-mêmes de ses destinées en mettant leurs forces à sa disposition.
Mais l'Espagne et le gouvernement espagnol étaient en proie à de bien autres périls que ceux de la guerre civile dans les provinces basques. Tantôt en exploitant ces périls et l'irritation inquiète qu'ils suscitaient dans le pays, tantôt par sa propre et directe impulsion, le parti radical faisait au ministère et au statut royal une guerre de jour en jour plus ardente et plus redoutable. Au sein des chambres, M. Martinez de la Rosa et M. de Toreno luttaient avec un courage et un talent quelquefois efficaces; la chambre des proceres les soutenait fermement, et dans la chambre des procuradores ils perdaient et reconquéraient tour à tour une majorité toujours incertaine. Mais, au dehors, le pouvoir manquait absolument d'unité et de moyens d'action; les restes des anciennes libertés locales et les essais inexpérimentés des libertés nouvelles devenaient également des causes d'anarchie; les attaques contre le cabinet modéré éclataient partout, tantôt pour réclamer ouvertement la constitution de 1812, tantôt pour la seule satisfaction des passions révolutionnaires. L'esprit de révolte pénétrait dans l'armée elle-même: le 18 janvier 1835, à Madrid, huit cents hommes du 2e régiment d'infanterie légère d'Aragon se soulevèrent en criant: «Vive la liberté! A bas les ministres!» Le capitaine général de la Vieille-Castille, le général Cantérac accourut pour les rappeler à l'ordre et tomba sous plusieurs coups de feu. Ils s'emparèrent de l'hôtel des postes, s'y défendirent contre les troupes fidèles, et en sortirent sans autre châtiment que d'aller rejoindre dans les provinces basques l'armée qui combattait les carlistes. En février, en mars, en avril, à Malaga, à Saragosse, à Murcie, ici contre un ordre de discipline du ministre de la guerre, là contre une interdiction de l'archevêque qui ne voulait pas que les chantres de la cathédrale allassent chanter sur le théâtre des airs populaires, de violentes séditions troublèrent la paix publique, aboutissant toujours au cri: «Vive la constitution de 1812!» et au massacre de quelques moines. Les cruautés mutuelles de la guerre civile dans les provinces basques avaient soulevé en Europe un vif mouvement de réprobation; le cabinet anglais avait envoyé en Biscaye un commissaire spécial, lord Eliot, pour tenter d'y mettre un terme, et nous avions formellement adhéré au but de sa mission. Une convention fut en effet conclue le 28 avril 1835 entre le général Valdez, qui avait succédé à Mina, et Zumalacarreguy, portant «que la vie des prisonniers serait respectée, qu'ils seraient échangés deux ou trois fois par mois, et que personne ne pourrait être mis à mort pour ses opinions politiques sans avoir été jugé et condamné d'après les lois actuelles de l'Espagne.» Cet acte de stricte justice et de simple humanité excita dans la chambre des procuradores un violent orage; c'était, disait-on, le fruit d'une influence étrangère; comment les ministres avaient-ils pu souffrir qu'on traitât avec Zumalacarreguy, un chef de rebelles? On demanda, et la motion fut adoptée, que le traité fût communiqué aux chambres qui en examineraient les motifs; et le 11 mai, au sortir d'une séance dans laquelle M. Martinez de la Rosa avait courageusement défendu le traité, un rassemblement populaire se forma sur son passage et le poursuivit jusque chez lui de ses insultes et du cri: «Vive la constitution!»
Tant de combats, de périls et d'impuissance, en face de deux ennemis contraires, épuisèrent la confiance et lassèrent la patience de M. Martinez de la Rosa lui-même; le conseil de régence se réunit au conseil des ministres, et le 17 mai 1835, la résolution y fut prise, à l'unanimité, de réclamer la coopération armée des puissances signataires du traité du 22 avril 1834, notamment de la France, la seule dont l'action en faveur de l'Espagne pût être décisive.
La demande ne nous arriva point inattendue; M. de Rayneval nous l'avait annoncée en l'appuyant de tous les arguments que sa propre conviction lui pouvait suggérer; et avant que nous l'eussions reçue, le duc de Broglie, par une dépêche du 23 mai 1835, avait fait pressentir à l'ambassadeur du Roi notre réponse, en lui développant les motifs qui s'opposaient à l'intervention[9]. Appelés à une résolution positive, nous avions non-seulement à en délibérer entre nous, mais à nous concerter à ce sujet avec l'Angleterre, car le traité de la quadruple alliance, dans l'article même, invoqué par l'Espagne, portait expressément: «Dans le cas où la coopération de la France serait jugée nécessaire par les hautes parties contractantes pour atteindre complétement le but de ce traité, S. M. le Roi des Français s'engage à faire, à cet égard, ce qui serait arrêté de commun accord entre Elle et ses trois augustes alliés.»
[Note 9: Pièces historiques, n° V.]
Ainsi nettement posée, la question fut scrupuleusement débattue et dans le conseil réuni, et dans nos entretiens particuliers: M. Thiers développait, avec sa verve à la fois naturelle et ingénieuse, les raisons qui le décidaient en faveur de l'intervention; je lui dis un jour: «Vos raisons sont fortes; je comprends qu'on puisse tenir l'une ou l'autre conduite.» Plus tard, dans l'un des grands débats soulevés à ce sujet, au sein de la chambre des députés, M. Thiers me demanda de la tribune si je permettais qu'il rappelât ces paroles: «Sans nul doute,» lui répondis-je, et il les rappela en effet. Je n'ai rien à ajouter aujourd'hui à l'explication que j'en donnai alors: «Je ne retire aucunement ces paroles, dis-je; la chambre comprendra sans peine qu'à cette époque, redoutant dans l'intérieur du cabinet une séparation que je n'ai jamais cherchée et que je regretterai toujours, je n'aie employé, dans mes conversations particulières comme ailleurs, que le langage qui me semblait propre à la prévenir. J'ajouterai que mon opinion sur cette question n'a pas été, dès le premier jour, complète et absolue, comme d'autres peut-être; elle s'est formée, elle s'est affermie progressivement et en présence des événements. Mais l'honorable M. Thiers sait, aussi bien que personne et que moi-même, que toutes les fois qu'il a fallu prendre une résolution, et se prononcer pour ou contre l'intervention, je me suis prononcé contre. C'est le seul fait que je tienne à constater en ce moment.»
Il m'est commode de le rappeler aujourd'hui. Le grand argument qu'invoquaient, en 1835 et 1836, les partisans de l'intervention, c'était que, sans ce secours, la cause de la reine Isabelle et du régime constitutionnel serait perdue en Espagne. Vingt-cinq ans se sont écoulés, vingt-cinq ans de rudes épreuves pour l'Espagne; aucune intervention n'a eu lieu, et l'Espagne n'en a pas eu besoin; elle s'est sauvée elle-même. Grande sécurité pour son avenir aussi bien que sujet d'un légitime orgueil. Entre les amis de l'Espagne, ceux qui ont le plus espéré d'elle ne sont pas ceux qui l'ont le moins bien connue.
Dès le premier jour, le roi Louis-Philippe fut, dans son conseil, l'un des plus décidés contre l'intervention; et pour lui, à vrai dire, c'était sa sollicitude pour la France, plutôt que ses espérances pour l'Espagne, qui le décidait: «Aidons les Espagnols du dehors, me disait-il, mais n'entrons pas nous-mêmes dans leur barque; si une fois nous y sommes, il faudra en prendre le gouvernail, et Dieu sait ce qui nous arrivera. Napoléon a échoué à conquérir les Espagnols et Louis XVIII à les retirer de leurs discordes. Je les connais; ils sont indomptables et ingouvernables pour des étrangers; ils nous appellent aujourd'hui; à peine y serons-nous qu'ils nous détesteront et nous entraveront de tous leurs moyens. Rappelez-vous la dépêche où Rayneval, en nous prêchant l'intervention, en montrait les accompagnements nécessaires; il faudra, disait-il, que l'armée française, pour consolider son ouvrage, occupe pendant un temps plus ou moins long le pays qu'elle aura pacifié; sans quoi le feu s'y rallumerait indubitablement[10]. Et ne m'avez-vous pas dit que le duc de Frias vous disait lui-même ces jours derniers que l'intervention de la France en Espagne ne signifierait rien si elle n'était suivie d'une occupation de quatre ou cinq années au moins? Croyez-moi, mon cher ministre; n'employons-pas notre armée à cette oeuvre interminable; n'ouvrons pas ce gouffre à nos finances; ne nous mettons pas ce boulet aux pieds en Europe; si les Espagnols peuvent être sauvés, il faut qu'ils se sauvent eux-mêmes; eux seuls le peuvent; si nous nous chargeons du fardeau, ils nous le mettront tout entier sur les épaules, et puis ils nous rendront impossible de le porter.»
[Note 10: Dépêche du 22 mai 1835.]
La réponse du cabinet anglais au gouvernement espagnol vint apporter aux adversaires de l'intervention un argument de plus. J'en trouve le texte dans une dépêche de M. Rayneval du 13 juin 1835: «Un courrier est arrivé ici de Londres hier soir, avec des dépêches de la légation espagnole. Elles portent que le cabinet anglais décline la demande de coopération faite par le gouvernement de la reine à ses alliés; qu'il ne s'oppose pas toutefois au secours que la France, en son propre nom, voudrait accorder à l'Espagne, mais qu'il ne veut en aucune manière se rendre solidaire d'une pareille mesure qui pourrait compromettre le repos général de l'Europe.»
Je ne pense pas que cette dernière considération fût bien sérieuse, ni le vrai motif du refus du cabinet anglais; si la France et l'Angleterre eussent été d'accord pour soutenir, avec leurs armées, la reine Isabelle contre les carlistes, les puissances du Nord n'auraient certainement pas envoyé les leurs en Espagne à l'appui de don Carlos. Mais quelle qu'en fût la cause, le parti pris par l'Angleterre de laisser peser sur la France seule le fardeau et la responsabilité de l'intervention ne pouvait manquer d'influer sur notre résolution. Le duc de Broglie la transmit le 8 juin à M. de Rayneval en ajoutant à sa dépêche officielle une lettre particulière qui portait: «Notre réponse à la demande de l'Espagne est précisément celle que je vous avais annoncée. Nous avons posé la question au gouvernement anglais dans les termes les plus simples, de très-bonne foi, sans faire aucun effort pour influencer sa détermination. Son refus a été positif. Nous avons laissé ici à l'opinion le temps de se prononcer; par un concours de circonstances particulières, nous avons même paru vouloir l'échauffer plutôt que l'attiédir; les articles insérés dans le Journal des Débats[11] en font foi. Toute la presse, moins ce journal, a pris parti vertement contre l'intervention, et s'est trouvée cette fois l'organe de la grande masse du public. Nous avons enfin sondé les opinions individuelles dans les Chambres: il ne s'est pas rencontré vingt membres qui aient voulu entendre parler de l'intervention. Lors donc que le cabinet aurait été décidé et unanime (et il s'en fallait de beaucoup qu'il le fût), toute tentative de ce genre, exécutée sans le concours de l'Angleterre et en faisant violence au pays, eût été une entreprise insensée que l'ascendant de l'opinion aurait bientôt contraint d'abandonner.»
[Note 11: Des 29 et 31 mai, 4 et 7 juin 1835.]
«Vous ne vous étonnerez point que, dans leurs communications officielles, les cabinets de Londres et de Paris n'aient considéré l'intervention que sous le point de vue du progrès de l'insurrection carliste, en laissant entièrement de côté les dangers éventuels qui peuvent résulter d'insurrections révolutionnaires. Nous apprécions ces dangers à leur juste valeur; nous n'ignorons pas que les craintes qu'ils inspirent au gouvernement espagnol sont la cause véritable de la demande qu'il adresse à la France et à l'Angleterre, et que, s'il n'avait affaire qu'à don Carlos, il essayerait de résister avec les forces dont il dispose encore. Mais, quelque fondées que puissent être de semblables appréhensions, nous ne pouvions les discuter comme fondement d'une intervention éventuelle, dans des pièces qui, selon toute apparence, seront portées quelque jour à la connaissance du public. Des gouvernements constitutionnels, fondés sur la libre discussion, ne pourraient, dans aucun cas, s'engager dans une intervention dont le but unique, ou seulement le but principal serait de maintenir au pouvoir tel ministre plutôt que tel autre, d'écarter telle ou telle nuance d'opinions. Ce serait à grand'peine que nous pourrions justifier, le traité du 22 avril 1834 à la main, une intervention entre la régente et don Carlos; nous ne pourrions justifier sous aucun prétexte une intervention entre M. Martinez de la Rosa et M. Arguelles ou M. Galiano.»
Le duc de Broglie avait raison de poser ainsi la question: outre la guerre civile entre le parti de la reine Isabelle et celui de l'infant don Carlos, il y avait lutte entre M. Martinez de la Rosa et M. Arguelles, entre le statut royal et la constitution de 1812, c'est-à-dire au sein du parti et du gouvernement de la reine Isabelle elle-même. Nous pouvions avoir et nous avions, sur les mérites politiques des partis qui, sous le même sceptre, se disputaient ainsi le pouvoir, une opinion très-arrêtée; nous reconnaissions, dans les idées et les pratiques du parti radical, le déplorable empire de l'esprit révolutionnaire, de ses théories et de ses passions; nous souhaitions le succès du parti modéré; nous voulions le seconder de notre influence; en lui refusant l'intervention officielle et directe qu'il nous demandait, nous lui offrîmes tous les secours indirects qui se pouvaient imaginer, la translation en Espagne de la légion étrangère, l'autorisation de recruter en France une légion libre, des avances d'armes et de munitions de guerre; mais ni le traité de la quadruple alliance ne nous commandait, ni les principes du droit public européen et les intérêts français ne nous permettaient d'aller au delà, et de mettre au service de ce parti en Espagne les soldats et les trésors de la France. Après le refus de l'intervention, la lutte intérieure du gouvernement espagnol eut le résultat qu'il était aisé de prévoir; M. Martinez de la Rosa tomba, et pendant trois mois son collègue, M. de Toreno, devenu son successeur, essaya de gouverner encore au nom du parti modéré; mais ses concessions et ses tentatives de résistance furent également vaines; les émeutes populaires, les désordres révolutionnaires, les massacres de moines et les insurrections au cri de: «Vive la constitution de 1812!» redoublèrent de violence; M. de Toreno tomba à son tour; et au mois de février 1836, lorsqu'en France, le cabinet du 11 octobre 1832 se disloqua à propos de la conversion des rentes, le parti radical, représenté alors par M. Mendizabal et ses amis, était, en Espagne, en possession du pouvoir.
Je comprends les tentations de la politique des grandes aventures, et le plaisir passionné que des esprits généreux peuvent prendre à poursuivre, à tout prix, le succès d'un dessein mêlé de doute et de mal, mais hardi et peut-être plein d'avenir. Il est doux de se livrer ainsi à toute sa pensée, de frapper l'imagination des hommes, et de se croire, en changeant violemment la face du monde, le ministre de la Providence. Mais ce n'est point là la politique des gouvernements sains, ni des peuples libres, ni des honnêtes gens; celle-ci a pour loi le respect du droit, de tous les droits, le soin des intérêts réguliers et permanents des peuples, et quelque scrupule comme quelque patience dans l'emploi des moyens. Quand nous fûmes, après 1830, appelés à agir dans les affaires de l'Europe, nous n'étions point indifférents à l'état et aux voeux des nations européennes; nous n'ignorions point qu'il y avait là bien des plaies à guérir, bien des besoins légitimes à satisfaire. Nous aussi nous avions, en fait de réformes européennes, nos ambitions et nos sympathies; et bien des souvenirs puissants, bien des apparences séduisantes nous poussaient à leur donner cours. Mais nous ne pouvions nous lancer dans ces entreprises sans y avoir, d'abord pour allié et bientôt pour maître, l'esprit révolutionnaire, cet empoisonneur des plus belles espérances humaines. Nous étions de plus convaincus que l'appel à la force n'était pas le bon moyen d'accomplir les réformes et les progrès vraiment salutaires que l'Europe appelait de ses voeux. Ce fut notre résolution de pratiquer une politique assez nouvelle dans les relations des États, la politique des esprits sensés et des honnêtes gens. Les maîtres d'un grand et puissant génie n'ont pas manqué au monde; ils ont déployé, en le gouvernant, des facultés supérieures et changé avec éclat la taille et la face des États; mais il y a eu, dans leurs entreprises, tant de conceptions superficielles et démesurées, tant de combinaisons arbitraires, tant d'ignorance des faits sociaux et de leurs lois naturelles, tant de volontés égoïstes et capricieuses que de justes doutes se sont élevés, après eux, sur le mérite définitif de ce qu'ils avaient pensé et fait, et qu'on a pu avec raison se demander s'ils avaient servi ou égaré les peuples dont ils avaient manié les destinées: Charles-Quint, Richelieu, Pierre le Grand ont conquis et méritent l'admiration de l'histoire; et pourtant, à mesure que le grand jour de l'histoire s'est levé sur eux, la valeur réelle de leurs pensées et de leurs oeuvres a paru de plus en plus incertaine, et a été de jour en jour plus contestée. Que d'objections et de reproches ne leur adresse-t-on pas aujourd'hui! Que d'erreurs, de lacunes, de conséquences funestes ne découvre-t-on pas dans leurs oeuvres! Que de mal mêlé aux succès qui ont fait leur gloire! Nous avions à coeur d'éviter un tel mélange; nous voulions porter plus de discrétion dans nos entreprises, les juger nous-mêmes avec plus d'exigence, et ne rien tenter qui ne pût supporter un examen sévère et une longue épreuve. Je conviens que, pour les spectateurs comme pour les acteurs, il y a, dans cette politique, moins de séductions que dans celle des grands hommes ordinaires, et qu'en s'interdisant les distractions imprévoyantes et les charlataneries populaires, on aggrave, dans le présent du moins, les difficultés, déjà si grandes, du gouvernement des États. Mais, pour faire en ce monde un bien certain et durable, il faut savoir compter sur le droit, la liberté et le temps. Cette confiance a été, au dehors comme au dedans, la base de notre conduite. Je n'y ai nul regret, même après nos revers.
Ma situation et ma disposition après la dislocation du cabinet du 11 octobre 1832.—Ma participation aux débats des Chambres, du 22 février au 6 septembre 1836.—Mon élection à l'Académie française.—M. de Tracy, mon prédécesseur.—Mon discours de réception.—L'Académie des sciences et belles-lettres de Stockholm et le roi de Suède Charles-Jean.—Mort de l'abbé Sieyès et de M. Carnot.—Mort de M. Ampère, son caractère.—Mort de M. Armand Carrel, son caractère.—Acquisition et description du Val-Richer.—L'archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket, au Val-Richer, dans le XIIe siècle.—Situation de M. Thiers en 1836.—Tentative d'assassinat du roi Louis-Philippe par Alibaud.—Affaires d'Espagne; M. Mendizabal et ses dispositions envers la France.—Le cabinet anglais propose l'intervention en Espagne.—Le cabinet français s'y refuse.—Dépêches de M. de Rayneval à ce sujet.—Mouvements révolutionnaires en Espagne pour la constitution de 1812.—M. Isturiz succède à M. Mendizabal.—Le général Quesada, gouverneur de Madrid; son énergie.—Mesures adoptées par le gouvernement français envers l'Espagne.—Mission de M. de Bois-le-Comte à Madrid.—Insurrection militaire de Saint-Ildefonse.—Courage et résistance inutile de la reine Christine.—Effets de cette insurrection à Madrid.—Le général Quesada est massacré.—Proclamation de la constitution de 1812.—Dissentiments dans le gouvernement français sur la question de l'intervention en Espagne.—Le roi Louis-Philippe et M. Thiers.—Retraite du cabinet du 22 février 1836.
J'ai aimé le pouvoir, et pourtant je n'en suis jamais sorti sans éprouver un sentiment de bien-être et presque de joie, comme un écolier laborieux qui entre en vacances, ou comme un homme qui respire à l'aise en se déchargeant d'un pesant fardeau. Une profonde tristesse me saisit quand, le 22 février 1836, je rentrai dans cette petite maison où je ne ramenais pas celle qui, naguère, la remplissait de bonheur; mais c'était notre maison; elle était pleine de chers souvenirs, et j'y retrouvais le repos et la liberté, grand charme, après des années de travail et de combat. C'est le privilège du coeur humain d'admettre au même instant les sentiments les plus contraires sans se soucier du désaccord et de l'inconséquence.
J'avais une autre satisfaction, plus superficielle, mais point indifférente. Le public nous approuvait, mes amis et moi, d'être sortis du pouvoir pour n'avoir pas voulu y accepter un échec et une situation embarrassée. La réduction des rentes était fort impopulaire dans Paris; c'était l'opposition et le tiers-parti qui en avaient fait adopter la proposition dans la Chambre des députés; derrière les débats, on soupçonnait une intrigue. Les apparences de l'intrigue viennent vite à la suite du succès, quand même l'intrigue ne l'a pas déterminé, et il est périlleux de s'élever par une défaite qu'on a partagée. Des marques générales d'estime et de sympathie venaient nous chercher dans notre retraite: je restais chez moi les jeudis soir; l'ambassadrice d'Angleterre, lady Granville, et sa nièce, la duchesse de Sutherland, eurent peine un jour à pénétrer dans le petit salon où ma mère recevait les visiteurs avec une gravité simple et passionnée qui inspirait l'intérêt en commandant le respect. Ceux-là même de nos amis qui regrettaient notre résolution, en reconnaissaient le bon effet pour nous-mêmes: «De si loin, m'écrivait de Saint-Pétersbourg M. de Barante, je me garde d'affirmer que ce n'était pas nécessaire; mais je m'afflige du résultat. Des hommes graves, sûrs, fermes, de grand talent et de haute renommée, sont regrettables en tout temps, et nous ne sommes pas au point, ce me semble, d'en être privés sans dommage ni danger. Ce danger, vous le diminuez par une conduite que je savais d'avance; vous rendez possible le ministère qui vous succède, et vous ne lui laissez pas la tentation de dériver, encore qu'il soit posé pour cela. M. Thiers est homme de bon sens, en même temps qu'il a esprit, talent et courage; mais je crains que sa situation ne soit longtemps en équilibre, et qu'il ne lui soit, bon gré mal gré, difficile de faire un mouvement. Sa raison aura eu, je suppose, fort à combattre contre son rêve d'ambition. Il l'a dit beaucoup, et en vérité, je le crois. Au dehors, je n'aperçois encore aucun effet; je n'ai nulle inquiétude; la situation est excellente, sans péril actuel; et même sans les très-bonnes assurances de M. Thiers, j'étais persuadé que je ne recevrais pas de lui des instructions différentes. Chacun m'écrit de votre rôle dans la Chambre, de l'influence que vous y gardez, d'une considération qui s'est encore accrue. Je m'en félicite et mon amitié en est fière. Je ne sais ce que vous réservent les événements imprévus et la fluctuation des coteries de la Chambre; mais je suis sûr que vous ne serez ni impatient, ni ardent. Bien des opinions, quelques passions même se sont usées; il faut souhaiter que l'envie devienne aussi décriée et lasse. C'est le venin des plus mauvais jours de la Révolution; morte est la bête et non pas le venin.»
Je cite sans embarras ces paroles amies: je cesserais d'écrire ces Mémoires si je me sentais embarrassé à dire ce qui me paraît vrai et propre à donner une idée juste des temps et des situations.
J'étais de l'avis de M. de Barante avant qu'il me le donnât, persuadé que M. Thiers s'appliquerait à maintenir la politique que nous avions pratiquée ensemble, et décidé à ne rien faire qui pût l'embarrasser. Pendant la durée de cette session, du mois de février au mois de juillet 1836, je ne pris part que trois fois aux débats, et dans des occasions où je ne pouvais m'en dispenser; mais il n'est pas au pouvoir des hommes de supprimer les conséquences des faits; et dans les gouvernements libres, il n'y a point d'habileté ni de prudence qui puisse empêcher la vérité de se faire jour; il fut bientôt évident que tout le cabinet du 11 octobre 1832 était nécessaire au maintien de sa politique, et que sa dislocation entraînerait celle du parti de gouvernement qui s'était rallié sous son drapeau.
Ce fut sur la question des fonds secrets demandés par le nouveau cabinet que s'éleva le premier grand débat. Nous étions, mes amis et moi, bien résolus à les voter sans objection, ce que nous fîmes en effet; mais les nouveaux amis de M. Thiers, les hommes de l'ancienne opposition, soit du côté gauche, soit du tiers parti, tinrent à dire, les uns qu'ils ne voteraient pas les fonds secrets tant que la politique qu'ils avaient combattue ne serait pas effectivement modifiée, les autres que, s'ils les votaient, c'est qu'ils comptaient sur cette modification, la jugeant naturelle et inévitable. Les uns témoignaient leur crainte que le nouveau cabinet ne fît que continuer l'ancien, les autres leur espoir qu'étant autre il agirait autrement; les uns et les autres se répandaient en doutes, en commentaires, en comparaisons, en retours sur le passé, en demandes d'explications sur l'avenir; le débat n'était, à vrai dire, qu'une série d'attaques un peu contenues contre la politique de résistance et d'avances caressantes à la politique de concession. Au milieu de ces lueurs incertaines, je pris la parole, non pour discuter les fonds secrets, non pour ajouter mes doutes à tous ces doutes contraires, mais pour remettre en plein jour la politique que nous avions soutenue, mes amis et moi, depuis 1830, et pour tirer, non d'aucune polémique personnelle, mais du véridique tableau des faits, la démonstration de la nécessité pratique de cette politique comme de sa légitimité morale, dans l'état de notre pays: «On parle de progrès, dis-je; le progrès ne consiste pas à marcher aveuglément et toujours dans le même sens, dans la même voie; le véritable progrès pour la société, c'est d'obtenir ce qui lui manque; quand la société est tombée dans la licence, le progrès, c'est de retourner vers l'ordre; quand on a abusé de certaines idées, le progrès, c'est de revenir de l'abus qu'on en a fait. Je ne médis point de notre passé; oui, nous avons fait des révolutions, des révolutions inévitables, nécessaires, glorieuses; mais après quarante ans de révolution, après tant et de telles explosions des principes, des habitudes, des pratiques révolutionnaires, ce dont notre France à besoin, c'est de s'établir, de s'affermir sur le terrain qu'elle a conquis, de s'éclairer, de s'organiser, de retrouver les principes d'ordre et de conservation qu'elle a longtemps perdus. Voilà le progrès véritable auquel elle aspire. Je ne crois pas que ce soit faire injure à nos illustres devanciers; à nos pères de 1789 et de 1791, que de ne pas suivre aujourd'hui la même route qu'eux. Je vais plus loin: je ne doute pas que, dans leur séjour inconnu, ces nobles âmes, qui ont voulu tant de bien à l'humanité, ne ressentent une joie profonde en nous voyant éviter les écueils contre lesquels sont venues se briser tant de leurs belles espérances.»
La Chambre s'émut à ces paroles; M. Odilon Barrot me répondit, avec mesure et dignité, mais non sans que l'embarras des nouvelles alliances perçât dans son discours, car il se déclara décidé à persister dans son opposition à la politique que le nouveau cabinet, auquel il se montrait favorable, se déclarait décidé à maintenir. Deux des nouveaux ministres, M. de Montalivet. et M. Sauzet, prirent seuls part au débat. M. Thiers garda le silence; il avait trop de tact politique pour ne pas sentir le besoin des situations simples, et il ne lui plaisait pas de se déployer dans le rôle compliqué qu'il venait d'accepter. Les gouvernements libres amènent, entre les partis et les personnes, bien des manoeuvres et des métamorphoses; mais ils les rendent difficiles et pesantes au moment même où ils les amènent, et pour les acteurs même qui réussissent à les accomplir.
Quelque temps après ce débat, j'eus, en dehors des Chambres, une nouvelle et naturelle occasion de mettre en lumière, au moment où elle semblait un peu voilée, la politique que, depuis 1830, j'avais tantôt pratiquée moi-même, tantôt soutenue en soutenant ses ministres. Mes amis de l'arrondissement que je représentais désirèrent me donner, pendant que je n'étais plus au pouvoir, un témoignage public de leur constante adhésion; ils se réunirent à Lisieux, le 10 août 1836, dans un banquet où le duc de Broglie fut aussi invité. En les remerciant de leur fidèle appui, je me donnai la satisfaction d'exposer ce qu'avait été depuis six ans et ce que devait être dans l'avenir cette politique de modération et de résistance au sein de la liberté qui, du temps de Henri IV comme de nos jours, avait reçu et mérité le nom de politique du juste-milieu. C'est dans ce discours, et dans celui que je rappelais tout à l'heure sur la demande des fonds secrets, que j'ai, si je ne me trompe, plus complètement et plus vivement résumé la conduite qui convenait, selon moi, à notre gouvernement, ses motifs rationnels et de circonstance, son mérite moral et pratique. J'étais alors étranger au cabinet; je n'avais point d'acte particulier à défendre, point de polémique pressante à soutenir; je parlais en pleine liberté, sans autre souci que celui de ma propre pensée et le désir de la faire bien connaître, presque avec le même sentiment que je porte aujourd'hui dans mes souvenirs.
J'étais en faveur dans la Chambre; mon attitude et mon langage plaisaient à la majorité; je maintenais fidèlement ce qu'elle pensait et ce qu'elle avait fait, sans lui donner aucun nouvel effort à faire, aucune nouvelle lutte à soutenir; elle saisissait volontiers les occasions de me témoigner sa sympathie. La commission du budget avait proposé, dans le budget du ministère de l'instruction publique, divers amendements; elle voulait multiplier, sur certains points, le nombre des chapitres, pour imposer au ministère les liens d'une spécialité plus rigoureuse; elle demandait que les exemplaires des ouvrages auxquels le ministère souscrivait pour les encourager, ne pussent être distribués qu'à des bibliothèques ou à d'autres établissements publics, jamais à de simples particuliers; on taxait de faveur et d'abus les dons que j'en avais faits à certaines personnes. Je combattis l'un et l'autre amendements: j'insistai sur l'inconvénient d'entraver l'administration dans des règles trop étroites, que plus tard des faits imprévus la mettaient souvent dans la nécessité d'enfreindre, à moins qu'au détriment de l'intérêt public, elle ne méconnût les faits mêmes et n'en tînt nul compte. J'entrai dans des détails précis sur les distributions individuelles que j'avais faites des ouvrages acquis par souscription, et je réclamai fortement, au nom des sciences et des lettres mêmes, contre l'interdiction qu'on voulait prononcer. Malgré les efforts du rapporteur du budget et de ses amis, la Chambre me donna raison et rejeta les deux amendements; mes arguments l'avaient touchée et elle avait confiance en moi dans ces matières; de plus, elle faisait avec plaisir acte de bienveillance envers l'un des plus fidèles représentants de sa politique, et acte d'indépendance envers le nouveau cabinet qu'elle soutenait par raison plus que par goût. Si j'avais encore été ministre, je n'aurais peut-être pas obtenu le même succès.
Le débat sur les affaires de l'Algérie fut la troisième et la dernière occasion où je pris la parole dans cette session, et je la pris pour appuyer les demandes d'hommes et d'argent que formait le cabinet. J'avais, dès l'origine, porté à cette question un vif intérêt; quand des doutes s'étaient élevés sur la conservation même de notre conquête, je les avais repoussés de tout mon pouvoir; et en 1836, à l'approche d'une discussion nouvelle, les colons, déjà établis en Algérie, m'écrivirent pour me témoigner leur confiance et me demander de prendre encore en main leur cause[12]. Je n'avais pas besoin de cette provocation pour réclamer, dans l'intérêt de notre établissement, toutes les forces, toutes les mesures nécessaires à sa sûreté et à sa prospérité; mais ce qui, depuis 1830, s'était passé à plusieurs reprises en Algérie, et ce que je pensais des dispositions du gouverneur général en 1836, le maréchal Clausel, guerrier éminent bien plus que politique et administrateur prévoyant, m'inspirait quelque inquiétude, et je crus devoir m'en expliquer devant la Chambre: «Il y a, dis-je, une conduite que je me permettrai d'appeler agitée, guerroyante, jalouse d'aller vite, d'aller loin, d'étendre brusquement, par la ruse et par la force, la domination française, la domination officielle française, sur toutes les parties, sur toutes les tribus de l'ancienne Régence. Il y a une autre conduite moins inquiète, moins guerroyante, plus lente, plus pacifique, qui aurait pour objet d'établir fermement l'autorité française sur certaines parties du territoire, sur les parties les plus appropriées aux premiers temps de notre occupation, et qui, s'appliquant de là à entretenir de bonnes relations avec les indigènes, ne les inquiéterait pas immédiatement sur leur indépendance, et ne leur ferait la guerre que par force, en cas d'absolue nécessité. Je crois que l'état de l'Afrique, l'état de la France, l'état de l'Europe, toutes les raisons imaginables repoussent la première conduite, la conduite guerroyante, agitée, et conseillent la conduite lente, pacifique, mesurée.» Je ne sais si M. Thiers vit dans mes paroles quelque chose qui le touchait personnellement, ou s'il se crut obligé de couvrir le maréchal Clausel à qui seul s'adressait mon inquiétude; quoi qu'il en soit, il me répondit sur-le-champ, non sans quelque impatience, me demandant d'expliquer avec plus de précision le sens de mes conseils qu'il appelait des leçons. Je me défendis de ce terme: «Je n'ai jamais eu, dis-je, et n'aurai jamais la prétention de donner ici des leçons à personne; les paroles qui descendent de cette tribune ne sont point des leçons; nous y disons tous notre avis avec une entière liberté; c'est notre avis, rien de plus.» Je rappelai que, pendant que je siégeais dans le cabinet, et au moment même où le gouverneur général de l'Algérie en avait reçu ses instructions, j'avais exprimé le même avis. Le maréchal Clausel dit, sur la conduite qu'il avait dessein de tenir, quelques paroles mesurées, et le débat n'alla pas plus loin.
[Note 12: Pièces historiques, n° VI.]
La session fut close; aucune occasion publique de dissentiment entre les divers éléments de la majorité ne se présenta plus; mais évidemment, il n'y avait entre eux plus d'union; les méfiances, les déplaisirs, les tiraillements mutuels se développaient de jour en jour; et bien que contenu, le mal était senti dans le public comme dans les Chambres, au dehors comme au sein du pays: «Votre position est noble et grande, m'écrivait de Saint-Pétersbourg M. de Barante; votre parole n'a jamais été plus grave et mieux écoutée; pas seulement de la Chambre, mais d'un bout de l'Europe à l'autre, et même ici où l'on s'occupe très-peu du détail de notre politique intérieure. Et pourtant, comment tout cela finira-t-il? Comment se rajustera une combinaison qui était encore nécessaire? Combinaison qui n'était pas seulement de personnes et de noms propres.» M. de Barante avait raison dans son inquiétude; le grand parti de gouvernement qui s'était formé sous les cabinets du 13 mars 1831 et du 11 octobre 1832, et qui avait fait leur force, flottait incertain et disloqué.
Un heureux incident littéraire fit, à cette époque, diversion, pour moi, aux préoccupations politiques: un siège vint à vaquer dans l'Académie française; M. de Tracy mourut le 9 mars 1836; je fus élu le 28 avril pour le remplacer. Aucun concurrent ne se présenta pour me disputer cet honneur, et sur vingt-neuf académiciens présents à la séance, vingt-sept me donnèrent leur voix; il y eut deux billets blancs.
Le devoir que m'imposait ce succès me convenait presqu'autant que le succès même m'était agréable. Sans avoir intimement connu M. de Tracy, je l'avais assez souvent rencontré dans le monde, entre autres chez madame de Rumford, et je m'étais dit plus d'une fois que je serais heureux de lui succéder à l'Académie, et d'être, à ce titre, appelé à parler de lui et de son temps. Ce noble vieillard, ami sérieux et sincère de la justice universelle, de la liberté politique, de tous les droits et de toutes les espérances des hommes, invariablement fidèle à ses idées et à ses amis, était, à la fin de sa vie, triste, morose, retiré en lui-même, froid et indifférent en apparence pour cet avenir de l'humanité qui avait si constamment préoccupé sa pensée: «Je ne suis plus de ce monde, disait-il avec quelque amertume; ce qui s'y passe ne me regarde plus.» Je voyais en lui un digne représentant et une frappante image de ce siècle où il avait vécu, et qu'il avait vu finir au milieu d'épreuves si cruelles et de si douloureux mécomptes. Naguère, quand j'ai eu l'honneur de présider l'Académie française pour la réception de mon savant ami, M. Biot, j'ai essayé de caractériser le XVIIIe siècle en l'appelant «un siècle de sympathie et de confiance jeune et présomptueuse, mais sincère et humaine, dont les sentiments valaient mieux que ses principes et ses moeurs, qui a beaucoup failli parce qu'il a trop cru en lui-même, doutant d'ailleurs de tout, mais pour qui il est permis d'espérer qu'un jour, quand ses fautes paraîtront suffisamment expiées, il lui sera beaucoup pardonné parce qu'il a beaucoup aimé.» En 1836, je portais à cette grande époque, dont les derniers survivants m'avaient accueilli dans la vie sociale avec une généreuse bienveillance, les mêmes sentiments que j'ai exprimés en 1857, et la mémoire de M. de Tracy me semblait l'occasion la plus favorable qui me pût échoir pour la juger avec indépendance en la peignant avec un respect reconnaissant.
Ce fut là l'objet et le caractère du discours que je prononçai le 22 décembre 1836 devant l'Académie, quand j'eus l'honneur d'être admis dans son sein. En le relisant aujourd'hui, je le trouve vrai et équitable dans l'appréciation du XVIIIe siècle, de ses doctrines philosophiques et de son influence sociale, de ce que ce siècle a été en lui-même et de ce qu'il a fait pour ses successeurs. Mais mon discours ne rencontra pas, dans l'Académie et dans son public, toute la sympathie que j'aurais souhaitée; l'école philosophique du XVIIIe siècle était encore là nombreuse et puissante, et elle y avait pour représentants, comme il arrive quand les écoles vieillissent, non plus ses grands chefs, mais quelques-uns de leurs disciples les plus intraitables; ils avaient de l'humeur contre la philosophie spiritualiste et religieuse renaissante; aux controverses philosophiques se rattachaient des dissentiments politiques et littéraires qui en aggravaient l'âpreté. Les esprits ainsi disposés trouvèrent mon discours sec et même dur pour le XVIIIe siècle, ses principes et ses maîtres; c'était, dirent-ils, un discours purement doctrinaire. Il l'était en effet, trop pour le moment et le lieu où il fut prononcé, trop peut-être aussi par la physionomie des idées et les formes du langage; à peine sorti de l'arène politique, je prenais un secret plaisir à n'y plus vivre, à ne m'inquiéter d'aucune sorte d'adversaires, et à m'abandonner librement à ma propre pensée, comme si je ne parlais que pour moi seul. J'oubliai trop ce jour-là, devant l'Académie, les luttes que j'avais soutenues ailleurs et le soin qu'en parlant il faut toujours prendre des préventions et des goûts de ceux qui écoutent.
J'eus en revanche, ce même jour, une bonne fortune bien supérieure à la douceur un peu banale des compliments académiques. L'Académie était présidée par l'un des esprits les plus élevés et des coeurs les plus généreux qui se soient rencontrés dans ses rangs, le comte Philippe de Ségur, adonné comme moi aux études historiques, et dans la vie politique l'un de mes plus fidèles amis. Il parla de moi dans des termes qu'aujourd'hui encore je ne relis pas sans ressentir vivement le prix et le charme de l'amitié qui les a inspirés.
Deux ans après ma réception à l'Académie française, l'Académie des sciences historiques, antiquités et belles-lettres de Stockholm me fit l'honneur de me nommer l'un de ses membres; et je reçus, à cette occasion, une lettre d'un homme qui, dans notre temps d'étranges destinées, a eu l'une des plus singulières comme des plus grandes, du roi de Suède Charles-Jean, avec qui je n'avais jamais eu aucune relation. J'insère ici cette lettre comme un curieux spécimen du tour d'esprit original et caressant avec emphase de ce roi de fortune qui, tout en se livrant parfois à de chimériques ambitions, a su se maintenir sur le trône où le choix populaire l'avait appelé, et y établir sa dynastie. Il m'écrivit le 8 juin 1838:
«Monsieur Guizot,
Quand j'ai sanctionné votre nomination comme membre de l'Académie des sciences historiques, antiquités et belles-lettres de Stockholm, j'ai cédé à la spontanéité de mon âme en exprimant la satisfaction que j'éprouvais de ce choix. Les personnes qui liront vos ouvrages applaudiront aux paroles que j'ai prononcées; et moi, monsieur Guizot, je me félicite de ce que le hasard et ma conviction m'aient fourni l'occasion de faire connaître, à ceux qui se trouvaient en ce moment près de moi, le tribut de l'estime que vous m'avez inspirée, et qui vous est due à tant de titres.
Votre bien affectionné,
CHARLES-JEAN.»
L'année 1836 vit mourir, avec M. de Tracy, plusieurs hommes dont, à des titres différents, le nom est resté et restera célèbre comme le sien; deux de ses contemporains, l'abbé Sieyès et M. Carnot, et dans notre propre génération, le grand physicien philosophe M. Ampère et M. Armand Carrel. Je n'ai pas personnellement connu les deux premiers, et je m'abstiendrai de dire, à leur sujet, toute ma pensée; on la trouverait probablement trop sévère, aussi bien sur leur esprit que sur les actes de leur vie; les temps de révolution sont des temps d'idolâtrie comme de haine; bien des hommes y jouissent de beaucoup plus de renom qu'ils n'en méritent, et y commettent des actions beaucoup plus mauvaises qu'ils ne le sont eux-mêmes; quand on ne les juge que sur le bruit public et les apparences, on court grand risque d'admirer puérilement ou de condamner avec une excessive rigueur. Mais j'ai bien connu M. Ampère et M. Armand Carrel, et en parlant d'eux je suis sûr d'en parler sans prévention empruntée et selon mon propre jugement. Je n'ai garde de vouloir les peindre et les apprécier ici tout entiers; mais je tiens à dire, sur l'un et l'autre, ce qui m'a surtout frappé en eux, et quel était, à mon avis, le caractère essentiel de leur supériorité. M. Ampère en avait une qui a toujours été et qui semble devenir de plus en plus rare; il portait à la science un amour naïf et immense, pur de toute préoccupation personnelle, de vanité aussi bien que de fortune; c'était un spectateur et un scrutateur passionné de la nature, de ses lois et de ses secrets; et la nature n'était pas, pour lui, tout entière dans ce qu'il pouvait voir de ses yeux et toucher de ses mains, ni même dans les travaux abstraits de son esprit; ce profond géomètre, ce physicien inventeur croyait au monde moral aussi bien qu'au monde matériel, et étudiait l'âme humaine avec autant d'ardeur et de foi que les combinaisons des molécules ou des chiffres. Je me rencontrai un jour avec lui et son illustre rival, sir Humphry Davy, qui faisait à Paris un court séjour; M. Cuvier et M. Royer-Collard étaient de la réunion; après s'être promenée en divers sens, la conversation s'arrêta sur les questions philosophiques, spécialement sur les fondements de la psychologie et de la morale; sir Humphry Davy et M. Ampère y prenaient l'un et l'autre un vif intérêt; mais sir Humphry était évidemment animé du désir de se montrer, devant ses savants amis, aussi profond métaphysicien qu'il était habile chimiste; l'amour-propre avait, au goût qu'il étalait pour les recherches philosophiques, une assez grande part. M. Ampère s'y livrait, au contraire, dans la conversation comme dans son cabinet, avec la passion la plus désintéressée, uniquement préoccupé de découvrir la vérité; puis, quand il croyait l'avoir découverte, il ne s'inquiétait que de la faire comprendre et admettre, pas du tout de se faire admirer. Ame vraiment simple autant que fécond génie, qui cherchait partout la lumière, dans les régions célestes comme dans les terrestres, pour le seul plaisir de la contempler et de la répandre.
Le caractère original et éminent de M. Armand Carrel, c'est qu'il était capable d'être tout autre que ce qu'il a été et de faire tout autre chose que ce qu'il a fait. Non que je tienne peu de compte des puissances qu'il a aimées et servies, la république, la démocratie et la presse; à part même la force qu'elles possèdent de nos jours, il y a, dans les idées et les sentiments que réveille leur nom, une large mesure de vérité et de grandeur. Mais M. Armand Carrel portait en lui un autre homme qu'un républicain, un démocrate et un journaliste. J'ai été en rapport avec lui à deux époques et dans deux occasions très-différentes: j'avais peu remarqué ses premiers écrits, et sa petite Histoire de la contre-révolution en Angleterre sous Charles II et Jacques II n'était pas faite pour me donner, de ses lumières historiques, une haute idée; en 1828, quand je commençai à publier la Revue française, il vint me voir et m'apporta, sur l'état de l'Espagne et l'expédition française en Espagne en 1823, deux articles qui furent insérés dans ce recueil; je fus frappé, et le public aussi, de la forte justesse et de l'impartiale liberté d'esprit comme du talent précis et ferme qu'y déployait l'auteur, naguère conspirateur émigré et acteur dans cette courte histoire. Sa personne franche et digne me plut d'ailleurs autant que son talent. En 1830, pendant les journées mêmes de Juillet, je vis plusieurs fois M. Carrel; et après la révolution accomplie, comme ministre de l'intérieur, je l'envoyai dans les départements de l'Ouest, avec mission d'en observer l'état et d'y porter des paroles d'équité et de paix. Ses rapports, pendant son voyage, furent pleins de sagacité et de modération. Quand il revint à Paris, je lui offris une préfecture, à laquelle je l'avais déjà fait nommer; il refusa, par deux motifs, l'un de situation personnelle qu'il me dit, l'autre de fierté blessée qu'il ne me dit pas; il fut choqué de ne pas être placé, dans la carrière politique, au même rang que ses deux éminents compagnons, M. Thiers et M. Mignet, dans les luttes qu'avait soutenues le National. J'eus tort de ne pas reconnaître à l'instant cette plaie secrète que, parmi les hommes alors en pouvoir et malgré nos embarras du moment, personne, je crois, ne se fût refusé à guérir. Je le regretterais encore aujourd'hui si je pensais qu'une situation différente eût donné, aux dispositions intérieures et à la vie de M. Carrel, un autre cours; mais je ne le pense pas; il y avait en lui des lacunes et des passions qui l'auraient toujours emporté sur les influences de sa position extérieure, et l'auraient rejeté dans les voies où il a marché. Cet observateur, qui portait, dans l'appréciation des faits particuliers et dans les vues pratiques qu'ils lui suggéraient, tant de justesse et de liberté d'esprit, n'avait point de principes d'ensemble, et ne tirait pas, de son bon sens quotidien, les idées générales qui en eussent été les conséquences légitimes. Ce juge indépendant et sagace des erreurs et des fautes du parti qu'il avait embrassé dès ses premiers pas dans la vie n'en subissait pas moins, à tout prendre et dans les circonstances décisives, le joug de ce parti. Ce caractère plein d'instincts élevés et généreux, mais aussi de mouvements impétueux et personnels, ne trouvait pas dans de saines croyances morales la règle et la mesure dont il eût eu besoin. Cet admirateur soumis de la discipline militaire avait, dans la vie politique, un goût farouche d'indépendance, et repoussait avec une impatience hautaine les supériorités, les rivalités, les obstacles, les lenteurs. C'était un ambitieux qui eût voulu être tout à coup porté au sommet de l'échelle et qui peut-être y eût bien tenu sa place, mais qui ne pouvait souffrir d'avoir à en monter avec travail les échelons. Son ferme esprit ne le préservait pas des emportements de passion ou des boutades d'humeur, de même que son antipathie pour le désordre et la vulgarité ne l'empêchait pas de subir des influences désordonnées et vulgaires. Ce furent là les circonstances de position et les tendances de nature qui décidèrent du sort de M. Carrel, étouffèrent en lui quelques-uns de ses plus beaux dons, et firent de lui le plus noble et le plus judicieux, mais aussi le plus impuissant et le moins satisfait des républicains, des démocrates et des écrivains de l'opposition. Mélancolique exemple du mal que peuvent faire à un homme rare son temps, son parti, et ses propres défauts acceptés de lui-même sans combat. M. Armand Carrel a consumé, dans une vie incomplète, incohérente, stérile et triste, des qualités de caractère et d'esprit faites pour atteindre et pour suffire à une destinée plus grande pour lui-même et plus utile pour son pays. Au dire de ses amis, il avait, dans les derniers temps et peu avant la déplorable rencontre où il succomba, des accès d'une tristesse pleine d'ennui et presque de sinistres pressentiments: lassitude naturelle à un homme engagé dans des voies où il était entré avec des passions sincères, mais où il ne trouvait pas et où il espérait moins de jour en jour la satisfaction de ses plus saines pensées et de ses plus nobles penchants.
Je profitai, à cette époque, de mon loisir politique pour satisfaire un désir formé depuis longtemps en acquérant en Normandie, au milieu de la population qui me témoignait, depuis sept ans, tant de confiance et de sympathie, une habitation qui pût devenir mon lieu de vacance tant que je serais engagé dans l'arène, et de retraite quand j'en sortirais sans retour. Un de mes amis de Lisieux me mena voir, à trois lieues de la ville, l'abbaye et la ferme du Val-Richer, alors à vendre. Il ne restait de l'ancien monastère que la maison de l'abbé, point ancienne elle-même, car elle avait été reconstruite vers le milieu du siècle dernier; l'église attenante à l'abbaye et les bâtiments claustraux qui en dépendaient avaient été détruits pendant la Révolution; la maison, solide et spacieuse, était au dedans très-imparfaitement terminée et déjà fort délabrée; des murs, restes des anciennes constructions, de vieux pommiers plantés çà et là, des cultures potagères, de petits lavoirs pour les usages domestiques l'entouraient de toutes parts et jusque sous les fenêtres; tout avait l'air grossièrement rustique et un peu abandonné. Point de route pour arriver là; on n'y pouvait venir qu'à cheval, ou en obtenant de la complaisance des voisins le passage à travers leurs champs. Mais le lieu me plut: la maison, située à mi-côte, dominait une vallée étroite, solitaire, silencieuse; point de village, pas un toit en vue; des prés très-verts; des bois touffus, semés de grands arbres; un cours d'eau serpentant dans la vallée; une source vive et abondante à côté de la maison même; un paysage pittoresque sans être rare, à la fois agreste et riant. Je me promis d'arranger commodément la maison, d'abattre des murs, de faire des plantations, des pelouses, des talus, des allées, des percées, des massifs, d'obtenir que l'administration ouvrît des chemins dont le pays avait besoin au moins autant que moi, et j'achetai le Val-Richer.
Ce ne fut pas le seul aspect du lieu qui me plut; il avait une histoire, et de grands noms se mêlaient aux traditions de l'abbaye. Elle avait été fondée vers le milieu du XIIe siècle, d'abord près de Vire, par des donations faites à saint Bernard et à Nivard son frère; quelques années après, les moines trouvant cette première résidence étroite et malsaine, le monastère, en vertu de nouvelles donations, fut transporté au Val dit de Richer, près de Cambremer, fief dépendant de l'évêché de Bayeux, et un disciple de saint Bernard, Thomas, moine de Clairvaux, en fut le premier abbé. Lorsque, sept cents ans après, je devins propriétaire de cette terre et de cette maison qui n'avaient plus ni seigneur, ni moines, un vieux paysan, adjoint à la mairie de Saint-Ouen-lePaing qui est le chef-lieu de ma commune, me dit un jour: «Si vous voulez, monsieur, je vous mènerai dans les bois du Val-Richer, à l'endroit où le saint allait faire ses prières.—Quel saint? lui dis-je.—Ah, je ne sais pas son nom, mais il y a eu un saint qui a demeuré au Val-Richer, et qui allait faire ses prières dans le bois, à un endroit dont on se souvient.» Je fis des questions à de mieux instruits que l'adjoint de Saint-Ouen-le-Paing, et j'appris bientôt, par les plus savants archéologues normands, que le célèbre archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket, pendant son exil en France, de 1165 à 1170, était venu à Lisieux et de là au Val-Richer, dont l'abbé Robert Ier était de ses amis, qu'il y avait séjourné plusieurs mois, menant la vie des moines, se livrant aux mêmes travaux comme aux mêmes exercices pieux, et qu'on y avait conservé longtemps les restes des ornements ecclésiastiques sous lesquels il y avait célébré la messe[13]. De tels souvenirs ne pouvaient être indifférents à un historien devenu propriétaire en Normandie, et ils donnèrent pour moi, à mon établissement, au Val-Richer, un petit charme de plus.
[Note 13: Pièces historiques, n° VII.]
C'était fort loin, en 1836, d'être déjà un établissement; non-seulement l'état des lieux mêmes ne l'eût pas permis, mais l'état des affaires publiques et l'avenir prochain qui se laissait entrevoir rendaient peu probable que je restasse hors de l'arène politique et que je pusse faire à la campagne un long séjour. Au moment où je m'occupais de l'acquisition du Val-Richer, le ministère de M. Thiers chancelait, et les observateurs un peu exercés pressentaient déjà sa chute et son successeur.
M. Thiers était arrivé au pouvoir avec la faveur du Roi, et accepté de bonne grâce, je dirais presque avec bon vouloir, par les cabinets étrangers et leurs représentants à Paris. Son brillant, fertile et flexible esprit, la facilité de son caractère, l'animation et l'abandon de sa conversation, rendaient les relations avec lui aussi agréables que commodes, et presque tous les diplomates, notamment les ambassadeurs d'Autriche et de Russie et le ministre de Prusse, s'y portèrent avec cet empressement et cette complaisance qui ressemblent à une bienveillance sérieusement préméditée. L'ambassadeur d'Angleterre, lord Granville, fut plus réservé; il gardait au duc de Broglie une amitié fidèle et regrettait sa retraite. Je ne pense pas que M. Thiers se méprît sur la valeur de ces apparences; mais il s'y plaisait, et ce qui plaît influe toujours un peu; Ce fut bientôt une idée fort répandue que l'alliance franco-anglaise se refroidissait, et que le gouvernement du roi Louis-Philippe se tournait vers les grandes puissances du continent. La conjecture était fort exagérée et superficielle: M. Thiers a, je pense, toujours attaché à l'intimité de la France et de l'Angleterre la même importance; seulement, il croyait trouver, en 1836, dans les autres cabinets européens, surtout à Vienne, des dispositions plus favorables, et il y répondait à son tour, se promettant d'en profiter pour le prince qu'il servait et pour son propre crédit.
Mais quelque soin qu'on prît de part et d'autre pour la prolonger et l'exploiter, cette lune de miel diplomatique dura peu et fut sans résultats. Divers incidents en troublèrent ou en abrégèrent le cours. En France, en Belgique, en Suisse, les menées révolutionnaires des réfugiés politiques contre leurs anciens gouvernements continuaient; elles amenèrent l'occupation temporaire de la république de Cracovie par les trois puissances du Nord, et de fortes démarches européennes auprès du gouvernement fédéral de la Suisse pour en obtenir l'expulsion des conspirateurs. Dans l'une et l'autre affaire, M. Thiers se joignit au prince de Metternich, soit par une claire adhésion, soit par une action positive. Il ne fit en cela rien que de conforme aux règles du droit public et aux intérêts légitimes de l'ordre européen; mais cette politique, à laquelle le cabinet anglais demeura étranger, excita dans l'opposition en France de bruyantes colères, créa en Suisse de désagréables embarras, et ne valut pas au gouvernement du roi Louis-Philippe le retour qu'il en avait espéré. Ce fut à cette époque que M. le duc d'Orléans et M. le duc de Nemours firent en Allemagne le voyage projeté et préparé sous le cabinet précédent; ils reçurent partout, à Vienne comme à Berlin, et de la part des populations comme des gouvernements, le plus favorable accueil; mais les négociations officieusement entamées pour le mariage de M. le duc d'Orléans avec l'archiduchesse Marie-Thérèse, fille de l'archiduc Charles, demeurèrent sans succès; l'archiduc ne s'y montra point contraire; l'ambassadeur de France à Vienne, M. de Sainte-Aulaire, qui avait déconseillé la tentative, s'employa avec autant de tact que de zèle pour la faire réussir; mais les préventions malveillantes de l'empereur d'Autriche, de sa famille et de sa cour, contre le gouvernement issu de la révolution de 1830, furent les plus fortes; et malgré la réserve gardée des deux parts, cette entreprise diplomatique, dont M. Thiers s'était probablement promis, pour son ministère et pour lui-même, de l'éclat et de l'avenir, devint pour lui l'occasion, aux Tuileries, d'un mécompte et en Europe d'un échec.
A l'intérieur, et pendant que les princes étaient encore en voyage, un sinistre incident, l'attentat de l'assassin Alibaud, jeta le cabinet dans un grand trouble. Le 25 juin, comme le Roi, accompagné de la Reine et de madame Adélaïde, passait sous le guichet des Tuileries pour retourner à Neuilly, le bout d'une canne se posa sur la portière de la voiture; un coup de fusil partit; la voiture fut pleine de fumée; la balle alla se loger au-dessus de la portière opposée; la bourre resta dans les cheveux du Roi. Il s'inclinait en ce moment pour saluer la garde nationale qui lui portait les armes; cette circonstance fit son salut. L'émotion fut générale et profonde; à quoi servaient donc les essais de conciliation des partis, les paroles d'amnistie, toutes les perspectives de la politique de concession? N'était-on entré dans des voies nouvelles que pour y rencontrer les mêmes crimes et les mêmes périls avec le mécompte de plus?
On a dit qu'à la suite de cet attentat, le désir était venu de relever le drapeau de la politique de résistance, que des ouvertures avaient été faites pour rappeler dans le cabinet ses plus décidés représentants, que j'avais eu, à ce sujet, une entrevue avec M. Thiers, que le ministère des finances avait été offert à M. Duchâtel, que nous nous étions refusés à ces propositions, que j'avais même quitté Paris pour n'en plus entendre parler. Rien n'était vrai dans ces assertions, sinon le bruit qui s'en répandit et qui révélait le trouble dont les esprits furent alors saisis. On se promet tour à tour, des politiques diverses, plus qu'elles ne peuvent accomplir; la politique de résistance n'avait pas prévenu Fieschi; la politique de concession ne prévint pas Alibaud; il y a des coups qu'aucune main humaine n'est sûre de détourner, et ce n'est pas à de tels incidents que se mesure le mérite des maximes et des conduites de gouvernement. Ce qui frappa justement le public dans cette circonstance, ce fut la vanité des confiances et des promesses du tiers-parti; le cabinet en fut sensiblement affaibli; mais c'était devant d'autres événements et par d'autres causes qu'il devait succomber.
Au moment où il s'était formé, il avait trouvé le gouvernement espagnol en mauvaise veine et pour l'Espagne elle-même, et pour ses rapports avec la France. Au mois de septembre 1835, le dernier représentant du parti modéré, le comte de Toreno, était tombé, et il avait eu pour successeur l'un des plus étourdis comme des plus hardis parmi les chefs du parti radical, M. Mendizabal. L'Espagne entra alors dans la voie qui devait aboutir au rétablissement révolutionnaire de la constitution de 1812 et à la prépondérance diplomatique de l'Angleterre, jadis l'alliée et le soutien des auteurs de cette oeuvre essentiellement anarchique, soit qu'elle dût régir une république ou une monarchie: «Le gouvernement du Roi ne doit pas ignorer, écrivait le 15 septembre 1835 le comte de Rayneval au duc de Broglie, que M. Villiers a pris la part la plus active à toutes les manoeuvres qui ont eu pour objet le renvoi de M. de Toreno et le triomphe de M. Mendizabal…. Cet appui public, donné par le ministre d'Angleterre à un homme que, malgré ses protestations de modération et d'attachement à la reine et à la forme de gouvernement que l'Espagne a reçue d'elle, les libéraux exaltés continuent à regarder comme leur chef, leur a causé une vive satisfaction. Ils se croient sûrs de la protection du cabinet britannique, à quelque excès qu'ils se portent.» À peine en possession du pouvoir, M. Mendizabal prit en effet ouvertement l'attitude d'ami particulier, je ne veux pas dire de protégé de l'Angleterre; non-seulement il repoussa toute idée d'intervention française, déclarant qu'il saurait suffire, avec les seules forces espagnoles, à la répression de l'insurrection carliste; mais il alla jusqu'à témoigner pour la France une malveillance indiscrète: «Il y a quelques jours, écrivit le 22 septembre M. de Rayneval au duc de Broglie, deux personnes, qui ont anciennement occupé des places dans l'administration, sont allées lui demander des passe-ports pour la France. Il leur a dit qu'il aurait désiré ne pas les voir quitter l'Espagne en ce moment, leur départ montrant peu de confiance dans le gouvernement actuel; que cependant il ne s'y opposait pas, mais qu'en ami il leur conseillait d'aller partout ailleurs qu'en France, parce qu'il était possible que, d'ici à peu de temps, les relations de l'Espagne avec ce pays changeassent tout à fait de nature.» Cette ostentation anti-française ne dura pas longtemps; M. Mendizabal s'aperçut qu'elle lui nuisait fort en Espagne, dans le pays comme dans les Cortès, et aussi mobile que présomptueux, il changea brusquement d'attitude et de langage: «Maintenant, écrivait le 13 novembre M. de Rayneval, ce ministre, qui paraissait vouloir se passer de la France, répète à tout le monde que c'est d'elle, et d'elle seule, que dépend l'affermissement du trône d'Isabelle; que, quelques efforts que fasse le gouvernement espagnol, il ne parviendra jamais à terminer entièrement la guerre civile si le gouvernement français, en se renfermant toutefois dans les limites des stipulations de la quadruple alliance, ne lui prête pas, à cet effet, un appui sincère et efficace.» Cette bruyante conversion, imposée par la nécessité, était plus apparente que réelle; au fond, c'était toujours sur l'Angleterre que s'appuyait M. Mendizabal, prêt, pour s'assurer cet appui, aux concessions que le cabinet anglais pouvait désirer. Le 4 décembre 1835, M. de Rayneval écrivit au duc de Broglie: «Je viens d'apprendre d'une manière positive, mais sous le sceau du plus profond secret, que la difficulté de présenter et de faire passer aux chambres une loi de douanes avait déterminé M. Mendizabal à conclure, avec l'Angleterre, un traité de commerce, profitant, à cet égard, de la latitude que le statut royal a laissée à la couronne; que cette négociation se suit entre M. Mendizabal et M. Villiers seuls, sans qu'aucun des employés de la secrétairerie d'État ait été mis dans le secret; qu'ils se servent, pour les écritures nécessaires, d'un secrétaire particulier que M. Mendizabal a amené d'Angleterre; enfin que la plupart des articles sont déjà rédigés, et que M. Mendizabal a ordonné de dresser les pouvoirs nécessaires pour signer l'acte qu'il a préparé en secret. Je prie le gouvernement du Roi de me transmettre ses instructions à ce sujet le plus tôt possible; j'attendrai votre réponse avec impatience.» La réponse avait devancé la demande; averti de son côté de la négociation engagée à Madrid, le duc de Broglie avait, dès le 28 novembre, prescrit à M. de Rayneval de rappeler à M. Mendizabal que tous les traités assuraient, en Espagne, à la France le traitement de la nation la plus favorisée; l'ambassadeur devait bien expliquer au ministre espagnol que ce n'était pas à l'égalité nominale de traitement que nous prétendions, mais à une égalité réelle, par des équivalents propres à satisfaire le commerce français; M. de Rayneval avait enfin à déclarer que, si des arrangements commerciaux étaient conclus entre l'Angleterre et l'Espagne dont la France fût exclue, le traité de la quadruple alliance recevrait par là une atteinte que l'Espagne ne tarderait peut-être pas à regretter. Cette déclaration, solennellement renouvelée les 12 et 19 décembre[14], arrêta la négociation entamée; mais la situation générale en fut plutôt aggravée que changée; M. Mendizabal regarda plus que jamais l'Angleterre comme son appui, et le cabinet anglais M. Mendizabal et ses amis comme le ministre et le parti de qui la politique anglaise avait en Espagne le plus à espérer.
[Note 14: Pièces historiques, n° VIII.]
M. Thiers était à peine entré au pouvoir lorsqu'une proposition lui vint de Londres qui dut lui causer quelque surprise: le cabinet anglais, qui n'avait pas voulu de l'intervention quand le parti modéré et M. Martinez de la Rosa gouvernaient l'Espagne, en prit lui-même l'initiative quand M. Mendizabal fut ministre; le 14 mars 1836, lord Palmerston annonça au général Sebastiani «que l'ordre allait être expédié, aux commandants des bâtiments de guerre de Sa Majesté Britannique dans les eaux de l'Espagne, de débarquer un certain nombre de soldats de marine et de matelots, soit pour occuper et défendre contre les insurgés carlistes les places maritimes menacées, soit pour reprendre celles qui seraient déjà tombées en leur pouvoir.» Lord Palmerston, au nom du gouvernement anglais, invitait en même temps la France à seconder les mesures maritimes de l'Angleterre en occupant le port du Passage, Fontarabie et la vallée du Bastan: «La France, ajoutait-il, tracera, du reste, à son gré, la ligne qu'elle voudra elle-même donner pour limite à son occupation.»
A l'arrivée de cette proposition, M. Thiers, se regardant comme un peu lié par la résolution qu'avait prise naguère le cabinet précédent contre l'intervention française en Espagne, la repoussa formellement, non sans regret, comme il le dit lui-même quelques mois plus tard dans le débat dont cette question devint l'objet, mais avec pleine raison, à mon avis; je trouve, dans une dépêche que lui adressa le 31 mars M. de Rayneval des détails qui ne permettent guère de se méprendre sur le motif et le caractère véritables de la démarche anglaise: «J'avais été informé par M. Villiers, dit-il, du nouveau rôle que l'Angleterre s'apprêtait à jouer dans les affaires d'Espagne et de la part qu'elle nous offrait d'y prendre; il ne m'a pas caché que l'idée première de ce projet était venue de lui; mais il ne m'a pas dit que M. Mendizabal en eût connaissance et l'eût approuvé, ce qui cependant me paraît hors de doute. J'avais prévu la réponse négative du Roi; et comme il était naturel de supposer qu'avant d'agir le cabinet de Londres s'assurerait du consentement de l'Espagne, auquel le langage de M. Mendizabal ne devait nullement faire croire, je m'étais persuadé un moment que ce projet n'aurait pas de suite; mais je n'ai pas tardé à être désabusé; à peine avais-je reçu votre dépêche que l'on a appris ici, à la fois par un courrier anglais et par un exprès du général Cordova, que non-seulement le gouvernement britannique avait pris la résolution d'intervenir directement dans la guerre contre le prétendant, mais même qu'il avait déjà adopté les mesures et donné les ordres nécessaires à ce sujet. L'étonnement du public a été grand de voir le cabinet anglais, sans aucune indication préalable, changer ainsi de système, et M. Mendizabal en faire autant par l'acceptation, pour ne pas dire par la demande de ces secours étrangers que, il y a peu de jours, il repoussait si dédaigneusement. La reine Christine avait su quelques mots de cette affaire une couple de jours avant l'ouverture des Cortès. Elle avait dit à M. Mendizabal qu'elle n'accepterait l'appui direct de l'Angleterre que si la France consentait à y joindre le sien. Lorsqu'elle a appris que tout avait été arrangé, et même, on peut le dire, exécuté sans son assentiment et en quelque sorte à son insu, elle s'est montrée violemment irritée, à tel point que, pendant deux jours, elle a refusé de voir M. Mendizabal…. Elle l'accusait d'avoir manqué à ses devoirs envers elle et envers l'État par une négociation clandestine, et de s'être rendu coupable de trahison en fournissant aux Anglais l'occasion qu'ils cherchaient depuis longtemps de s'emparer de quelques-uns des ports de la Biscaye…. J'ai eu occasion de juger par moi-même du mécontentement de cette princesse…. J'ai eu, sur le même sujet, deux conversations avec M. Mendizabal. Il s'est surtout appliqué à me persuader que c'était à son insu que le projet en question avait été arrêté à Londres. En même temps, il a cherché à se justifier du reproche de se trouver en contradiction avec lui-même en acceptant une intervention étrangère. Il a prétendu qu'on ne pouvait donner ce nom à ce que faisait aujourd'hui l'Angleterre, et que nous avions eu tort de voir encore une intervention dans l'opération militaire dont le cabinet anglais nous avait parlé. Après avoir écouté les explications que j'ai cru devoir lui donner sur ce qui s'était passé à cet égard à Paris, il a traité de nouveau la question de l'intervention proprement dite, et cette fois en homme qui n'a plus que de faibles scrupules contre une pareille mesure.»
Dans un tel état des esprits à Madrid, à Londres et à Paris, le refus de l'intervention, prononcé dans les termes et avec les réserves qu'y apportait M. Thiers, n'était qu'un ajournement de la question; net et positif pour le présent, il ne se bornait pas à maintenir, pour l'avenir, la liberté qu'un gouvernement sensé doit toujours conserver; il laissait clairement entrevoir les pressentiments et les chances d'une résolution contraire: «De quelque nom qu'on la couvre, écrivait-il le 30 avril à M. de Rayneval, dans quelques limites qu'on propose de la restreindre, dût-elle même se borner à l'occupation du Bastan, l'intervention armée est encore repoussée, en ce moment, par les mêmes considérations qui, jusqu'à présent, ne nous ont pas permis d'y consentir. Sans rien préjuger sur les changements que des circonstances différentes pourraient apporter plus tard dans nos déterminations, nous devons déclarer que, tant que les choses resteront dans l'état où elles sont aujourd'hui, les démarches qu'on ferait pour obtenir de nous une coopération armée seraient sans résultat. Ces démarches qui, comme celles qui ont déjà eu lieu, ne tarderaient pas à devenir publiques, seraient une imprudence tout à fait gratuite puisque, en mettant dans un nouveau jour la détresse du gouvernement de la reine, et en l'exposant à un refus pénible, elles ne pourraient avoir d'autre effet que de diminuer encore ce qui lui reste de force morale. Ses amis ne peuvent donc trop lui conseiller de s'en abstenir.»
La permanence et le progrès des deux fléaux qui désolaient l'Espagne, la guerre civile et l'esprit révolutionnaire, rendaient à Madrid cette abstention et à Paris cette réserve expectante de plus en plus difficiles. Dans les provinces basques, les bandes carlistes et les troupes royales, en se combattant avec un acharnement peu efficace, se livraient à de révoltantes cruautés mutuelles, presque toujours tolérées, quelquefois ordonnées par leurs chefs. De nouveaux partisans de l'insurrection, encore plus hardis que les premiers insurgés, parcouraient l'Espagne en tous sens, semaient l'effroi jusqu'aux portes de Madrid, et semblaient protégés, dans leurs courses vagabondes, tantôt par la faiblesse des autorités, tantôt par la faveur populaire. En même temps, les menées des sociétés secrètes et les passions démagogiques éclataient dans les provinces du midi, à Barcelone, à Valence, à Malaga, à Séville, à Cordoue, à Cadix, faisant partout retentir le cri: Vive la Constitution de 1812! et amenant partout des scènes sanglantes. Impuissant à réprimer de tels excès, le gouvernement espagnol tantôt s'efforçait de les pallier, tantôt essayait de les apaiser en prenant des mesures agréables aux réformateurs libéraux et systématiques, comme la suppression de toutes les corporations religieuses, la clôture des couvents, la vente de leurs biens, la dissolution répétée des Cortès où prévalaient les modérés, et leur convocation selon des lois plus démocratiques qui ramenaient pourtant les modérés en majorité, ou bien près de la reconquérir. Les hommes s'usent vite à faire ce double métier de novateurs audacieux et de gouvernants sans force. M. Mendizabal tomba. M. Isturiz lui succéda, plus modéré, plus considéré, plus indépendant de l'influence anglaise, mais, malgré son bon vouloir, presque aussi inefficace pour, mettre fin à la guerre civile, rétablir l'ordre dans l'État, dans les finances, dans les rues, et assurer l'avenir de la monarchie constitutionnelle en rendant réels et pratiques, pour tous les Espagnols, les droits et les garanties qu'elle leur promettait. A Madrid même, le 17 juillet et le 3 août, l'anarchie révolutionnaire fit explosion, et elle y aurait triomphé dès lors sans l'énergie d'un homme destiné à être un moment son vainqueur et bientôt sa victime. Informé qu'un rassemblement de gardes nationaux à pied et à cheval s'était formé au Prado pour y proclamer la constitution de 1812, le général Quesada, capitaine général de la Castille, chef rigide, vaillant soldat, indomptable Espagnol, s'y rendit vers dix heures du soir escorté seulement de vingt carabiniers, et prenant plaisir à déployer en face des séditieux son autorité et son courage, il les apostropha violemment: «Vous êtes des lâches et des assassins; vous n'êtes pas des hommes. Je suis las de ces jeux de femmes et d'enfants. C'est une bataille et du sang qu'il me faut. Que ceux qui veulent la constitution choisissent de toutes ces maisons celle qui leur conviendra la mieux; qu'ils l'occupent, et je me charge de les en déloger avec ces vingt soldats. Vous avez payé des hommes pour me tuer; mais je vous brave tous.»—«Tout le monde se taisait, écrit M. de Bois-le-Comte qui venait d'arriver à Madrid où M. Thiers l'avait envoyé, et qui tenait ces détails de témoins oculaires:—Eh bien, reprit le général Quesada, que faites-vous là? Pourquoi donc êtes-vous venus?»—Quelques officiers répondirent: «Nous avons entendu la générale et nous sommes venus; faut-il nous séparer?—Non, réunissez-vous au contraire, car je veux vous exterminer une bonne fois.»—Il y avait division dans les gardes nationaux; quelques-uns avaient dévoilé le plan à l'autorité et promis leur assistance pour le maintien de l'ordre; quand Quesada les somma de tenir parole, ils s'excusèrent timidement: «Allons, leur dit-il, vous êtes de bonnes gens, mais des poltrons; allez-vous-en, car vous me gênez.» Tous les gardes nationaux se retirèrent peu à peu, et le Prado fut évacué. Vers une heure du matin, Quesada alla à la Plaza Major; il y trouva la garde nationale réunie et quelques criards: «J'ai besoin de votre quartier, dit-il aux gardes nationaux; qu'aimez-vous mieux, me le laisser ou le défendre? à votre choix; cela m'est égal; si vous voulez le garder, allons, battez-vous.»—Les gardes nationaux remirent le quartier qui fut aussitôt occupé par le régiment de la Régente[15].
[Note 15: M. de Bois-le-Comte à M. Thiers; dépêche du 22 août 1836.]
Peu de chefs étaient aussi énergiques et réussissaient aussi bien à réprimer les émeutes que le général Quesada qui n'y devait pas toujours réussir. Arrivant coup sur coup à Paris, ces nouvelles preuves du triste état de l'Espagne y suscitèrent dans le gouvernement les impressions et les intentions les plus contraires; les adversaires et les partisans de l'intervention, le roi Louis-Philippe et M. Thiers, y trouvaient également des raisons décisives à l'appui de leur politique. Selon M. Thiers, la guerre civile était la cause de tous les maux de l'Espagne; c'était l'insurrection carliste qui fomentait les terreurs et les passions révolutionnaires; que la guerre civile fût étouffée, l'Espagne deviendrait gouvernable. Puisque le gouvernement de la reine Isabelle n'était pas en état d'étouffer la guerre civile, c'était à la France d'accomplir cette oeuvre. Par le traité de la quadruple alliance elle s'y était engagée. D'ailleurs l'intérêt français le commandait aussi bien que l'intérêt espagnol; la France de 1830 ne pouvait souffrir en Espagne le triomphe de don Carlos. Dans l'opinion du roi Louis-Philippe, au contraire, plus la guerre civile et l'anarchie se montraient opiniâtres en Espagne, moins la France devait se charger d'aller elle-même y mettre fin; quels que fussent au premier moment ses succès, elle entreprendrait là une oeuvre impossible; ni l'insurrection carliste, ni l'anarchie n'étaient en Espagne des accidents superficiels, momentanés, faciles à dompter; l'une et l'autre avaient dans les traditions, les moeurs, les passions espagnoles, des racines profondes, et pendant longtemps elles renaîtraient sans cesse, bien plus vives encore quand ce seraient des étrangers qui tenteraient de les réprimer. Ce ne serait donc pas dans une courte expédition de guerre, mais dans une longue occupation et dans une étroite association avec le gouvernement de l'Espagne que la France se trouverait engagée. Loin de prescrire une telle conduite, l'intérêt français l'interdisait absolument; la France avait assez à faire de fonder, chez elle-même, l'ordre et la liberté; elle n'avait, pour son propre compte, rien à redouter de l'insurrection carliste en Espagne qui, dans aucun cas, ne serait en état de rien tenter contre nous. D'ailleurs, malgré ses succès du moment, il était très-probable que cette insurrection ne réussirait pas, et qu'à travers des chances diverses, de tristes épreuves et de longs efforts, le gouvernement constitutionnel de la reine Isabelle finirait par triompher; mais c'était à l'Espagne à atteindre ce but, car elle seule le pouvait; la France devait l'y aider, non s'en charger elle-même. Le traité de la quadruple alliance ne nous plaçait point dans une telle nécessité; nous avions déjà accompli, et au delà, par les secours indirects que nous avions prêtés et que nous prêtions toujours à la reine d'Espagne, les obligations que nous avions contractées. Nous n'avions nul besoin, comme la Restauration en 1823, d'aller faire, au delà des Pyrénées, nos preuves de hardiesse politique et de la fidélité de notre armée; si nous entrions dans une intervention directe et étendue, semblable à celle de cette époque, nous nous condamnerions, soit à nous retirer bientôt en laissant l'Espagne en proie à toutes ses discordes, soit à prendre, pour un temps indéfini, la responsabilité de son gouvernement et de son avenir. Le Roi ne devait ni ne voulait imposer à la France un tel fardeau.
On essaya de concilier les deux politiques. Le Roi consentit à ce que les secours indirects donnés à l'Espagne reçussent une nouvelle extension. On lui expédia des armes et des munitions de guerre. La légion étrangère, déjà entrée au service de la reine Isabelle, avait été réduite par ses campagnes à deux mille cinq cents hommes; il fut convenu qu'elle serait portée à six mille hommes, par un recrutement autorisé en France, mais opéré au nom du gouvernement espagnol et par ses agents. Un général français de renom (il fut question du général Bugeaud et même du maréchal Clausel) devait être appelé à commander ce corps auquel s'adjoindraient quelques régiments espagnols, mais qui resterait officiellement sous les ordres du général en chef de l'armée espagnole. M. Thiers, de son côté, parut se contenter de ce développement de la coopération; et M. de Bois-le-Comte que, précisément à cette époque, il envoya en mission à Madrid, où M. de Rayneval était gravement malade, fut chargé de déclarer au cabinet espagnol que le gouvernement français n'irait pas au delà. En rendant compte le 9 août 1836 à M. Thiërs de son arrivée à Madrid et de sa première entrevue avec M. Isturiz: «Je commençai, dit M. de Bois-le-Comte, par lui dire que je devais l'engager de la manière la plus absolue, la plus positive, la plus illimitée, à renoncer à toute idée d'intervention directe; que le gouvernement du Roi avait vu avec regret que, malgré tout ce que nous avions représenté de l'impossibilité où nous étions d'adopter ce moyen, cependant on n'avait jamais perdu l'espoir de nous y amener un jour; que je devais détruire une illusion qui avait eu une influence fatale, car en montrant toujours cette perspective comme dernière ressource, elle avait empêché la cause royale de déployer toute son énergie et de développer tous ses moyens.»
Mais les paroles les plus positives ne suffisent pas à résoudre les questions ni à abolir les espérances qui ont longtemps couvé dans l'âme des peuples; le 12 août 1836, trois jours après avoir fait à M. Isturiz la déclaration que je viens de citer, M. de Bois-le-Comte écrivit à M. Thiers: «Les Espagnols sont tellement accoutumés à nous voir intervenir dans leurs affaires, et à nous voir régler leurs questions de succession, depuis Henri de Transtamare jusqu'à Philippe V, Ferdinand VII et son père, et la reine Isabelle, que l'idée que nous finirons par intervenir chez eux s'y est profondément accréditée, de manière à ne pouvoir que bien difficilement être déracinée dans ce pays. Ils pensent qu'ils doivent nous laisser parler, et que nous finirons toujours par en venir à une intervention directe, ne pouvant supporter en Espagne ni l'anarchie révolutionnaire, ni la restauration de don Carlos. J'ai trouvé cette idée dans M. Isturiz comme dans la régente et dans toute sa cour; je n'ai pas eu trop, pour la combattre, de toute la force des expressions que Votre Excellence avait employées pour me bien pénétrer de la ferme résolution du gouvernement de toujours se refuser à une intervention directe; je crois être parvenu à convaincre la reine Christine et M. Isturiz, et leur avoir fait enfin comprendre qu'ils devaient chercher leur salut dans leur propre énergie, et nous considérer ensuite comme leur plus puissant appui, mais non plus comme le principe vital de leur cause. Mais cette impression, que j'ai pu produire sur la reine et sur son gouvernement, n'a pas été celle qu'a reçue le public; la coïncidence de mon arrivée avec les succès des carlistes, et avec la proclamation en Aragon et en Andalousie de la constitution de 1812, a répandu dans tous les esprits la confiance que j'apportais enfin cette intervention tant désirée; les uns ont dit que j'annonçais l'intervention même, les autres une mesure qui y conduirait immanquablement.»
Il fallait sortir de cette situation qui tenait les esprits incertains, à Paris dans l'action et à Madrid dans l'attente; il fallait choisir enfin entre l'appui indirect et limité et l'intervention directe et complète. La discussion recommença dans le conseil, de jour en jour plus vive et plus claire. Le Roi crut avoir le droit de se plaindre que, dans l'exécution des mesures de secours indirect qu'il avait naguère consenties, on eût dépassé les limites convenues; le recrutement de la légion étrangère, qui devait la porter à six mille hommes, s'élevait déjà, disait-il, à huit mille, et était encore poussé avec ardeur, non par l'intermédiaire du ministre d'Espagne, le général Alava, ainsi que cela avait été réglé, mais par les aides de camp du ministre de la guerre lui-même, le maréchal Maison, à qui surtout le Roi s'en prenait de ces secrètes infractions aux décisions du gouvernement. Les questions, les explications, les récriminations se succédaient incessamment dans le conseil où six des ministres se rangeaient à l'avis de M. Thiers, et un seul, le comte de Montalivet, à celui du Roi. Les deux politiques étaient en présence et en crise, toutes deux soutenues avec une conviction sincère et forte, et s'appuyant, l'une sur l'urgence des circonstances et le voeu de l'Espagne évidemment prononcé en faveur de l'intervention, l'autre sur les considérations d'avenir et le sentiment de la France qui s'y montrait clairement contraire: «Rien ne peut amener le Roi à l'intervention, lui dit un jour M. Thiers, et rien ne peut m'y faire renoncer.»
Sur ces entrefaites arriva à Paris la nouvelle que le 12 août, à Saint-Ildefonse où résidaient alors la jeune reine Isabelle et la Reine régente, les deux régiments de service, l'un des milices provinciales, l'autre de la garde, étaient entrés tout à coup en insurrection, s'étaient portés sur le palais de la Granja, et avaient bruyamment réclamé la constitution de 1812. La reine Christine, avec un courage et un sang-froid remarquables, avait vainement opposé à la sédition son influence et sa résistance personnelles; en l'absence de toute force effective, il avait fallu céder; la reine avait enfin autorisé la troupe «à jurer la constitution jusqu'à la réunion des Cortès;» et le 13 août, sur la place de Saint-Ildefonse, soldats et officiers avaient en effet prêté ce serment. Le 14, la même insurrection éclata à Madrid; le général Quesada la contint un moment; mais le 15, quand on apprit à Madrid ce qui venait de se passer à Saint-Ildefonse, le mouvement devint irrésistible; le cabinet Isturiz se dispersa; un ministère nouveau, formé d'anciens partisans de la constitution de 1812, fut imposé à la Reine régente, sous la présidence de M. Calatrava; le 17 août, les deux reines rentrèrent à Madrid; les Cortès, qui étaient sur le point de se réunir, furent dissoutes, et le 21 août, un décret royal convoqua pour le 24 octobre des Cortès nouvelles, selon le système électoral prescrit par là constitution de 1812 et pour la remettre en vigueur.
Puisque je viens de parler du général Quesàda et de son attitude en face de la sédition, je veux reproduire ici textuellement ce qu'écrivit le 30 août M. de Bois-le-Comte sur sa mort et son caractère. C'est le droit des grands coeurs, morts par des violences barbares, que le souvenir de leurs derniers moments soit conservé avec respect, pour la gloire de leur nom et aussi pour l'instruction des vivants; le stoïcien Thrasea, condamné par Néron, disait à son gendre Helvidius Prïscus en se faisant ouvrir les veines: «Regarde, jeune homme, tu es né dans des temps où il convient de fortifier son âme par de fermes exemples[16].» Nous avons vu les jours où de pareils exemples étaient aussi nécessaires en France qu'à Rome sous Néron; ces jours sont loin de nous; mais aujourd'hui encore, et à l'abri des périls qui menaceraient la vie, il est bon d'apprendre à bien garder son honneur: «La première idée des révolutionnaires devenus maîtres de la capitale, dit M. de Bois-le-Comte, fut d'empêcher que Quesada ne leur échappât; prévenu trop tard, il prit la route de Burgos; il y était à peine qu'il y fut suivi par une multitude de miliciens. Il reconnut bientôt qu'il ne pouvait se soustraire à leur poursuite. Arrivé à Hortaleza, à une lieue de Madrid, il se jeta dans une maison. Les miliciens arrivaient déjà; une petite fille, qui le vit, lui demanda s'il désirait parler au curé: «Sans doute, dit-il; le curé, j'en ai besoin, car je vais mourir.» Résigné à son sort, il se promenait à grands pas dans la chambre, sans chercher à se dérober aux regards, et passant la main dans ses cheveux, selon son geste habituel. Les miliciens n'osèrent l'attaquer corps à corps; ils lui tirèrent un coup de fusil à travers les barreaux de la fenêtre; la balle lui entra dans le corps. Il les regarda: «Si vous voulez que je meure, leur dit-il, il faut m'en tirer un second; celui-là ne suffit pas. «Plusieurs coups partirent; on enfonça la porte; on le perça à coups d'épée; la fureur des assassins s'assouvit par mille atrocités exercées sur son corps encore vivant et continuées sur son cadavre. Ainsi périt cet homme, véritable Espagnol, extrême dans ses qualités comme dans ses défauts, fougueux soldat de la foi en 1823, promoteur anarchique du renversement de M. Zéa Bermudès en 1833, ayant, dans toutes les autres circonstances, constamment attaqué et contenu, avec la même énergie, les mêmes bravades et la même jactance, les carlistes et les hommes des clubs et de la révolution; il voyait son sort, et marchait à l'encontre sans illusion, sans espoir et sans trouble. Il contint à lui seul le mouvement révolutionnaire à Madrid, et il lui avait arraché les armes, quand la cause de la Reine fit naufrage sur un autre point et l'entraîna dans sa chute.»
[Note 16: Specta, juvenis; in ea tempora natus es quibus firmare animum expediai constantibus exemplis. (Tacite, Annales, l. XVI, chap. xxxv.)]
Le meurtre de Quesada, la fuite des principaux chefs du parti modéré, les clameurs sanguinaires qui s'élevaient contre eux, les nouvelles des provinces qui annonçaient presque partout la même effervescence, jetaient la population honnête et tranquille dans une consternation pleine d'alarmes: «Je ne crois pas à une terreur en Espagne, écrivait à M. Thiers M. de Bois-le-Comte, mais les esprits sont très-frappés; pas un journal n'a encore osé blâmer le meurtre de Quesada, commis depuis dix jours; pas un seul n'a osé élever un doute sur la parfaite spontanéité avec laquelle la Reine a accepté la constitution; la rédaction de tous les journaux modérés a été renouvelée; il n'y a pas en ce moment à Madrid un seul journal d'opposition; quant à un journal carliste, il n'est jamais venu dans la pensée de personne qu'il fût possible d'en établir un. Avec de pareilles moeurs publiques, il est difficile de faire marcher ici un gouvernement basé sur la publicité et sur la libre discussion… Quant à nous, la partie intelligente des révolutionnaires voudrait ménager la France et hériter de son appui; la partie brutale, qui domine dans les rues et les casernes, et malheureusement aussi dans les sociétés secrètes d'où est sorti tout ce mouvement, affecte de nous braver, et l'on entend perpétuellement répéter depuis quelques jours dans les cafés de Madrid ce mot qui a fini par y devenir proverbial: «A ver ahora lo que haran esos picaros de Franceses; nous allons voir maintenant ce que feront ces vauriens de Français[17].»
[Note 17: Dépêches de M. Bois-le-Comte, des 21 et 27 août 1836.]
La perplexité fut grande dans le conseil, déjà si agité, quand toutes ces nouvelles arrivèrent coup sur coup à Paris. Au profit de qui s'accomplirait désormais l'intervention, si elle s'accomplissait? Quel gouvernement irait-on soutenir en Espagne? La reine Christine resterait-elle régente? Quelle serait, envers les hommes qui ramenaient par la violence la constitution de 1812, l'attitude du cabinet anglais? M. Mendizabal, à qui il avait paru porter tant de bienveillance, était, selon tous les rapports, le principal fauteur de l'insurrection de Saint-Ildefonse et de Madrid. L'avenir de l'Espagne était chargé de ténèbres, et d'orages dans les ténèbres. Plus décidé que jamais à n'y point associer la France et son gouvernement, le Roi demanda que les corps rassemblés sur les Pyrénées fassent dissous, afin qu'il fût bien clair qu'ils n'entreraient pas en Espagne à l'appui du pouvoir révolutionnaire et des chances obscures qui venaient d'y apparaître. Le cabinet se refusa formellement à cette mesure, disant que ce serait renoncer décidément et ouvertement à l'intervention: «Il faut rompre la glace, dit M. Thiers; le Roi ne veut pas l'intervention; nous la voulons; je me retire.» Ses collègues, à l'exception de M. de Montalivet, adhérèrent à sa démission: «Messieurs, dit le Roi, il est donc entendu que le cabinet est dissous; je vous demande de n'en point parler et de rester à vos postes pendant que je vous chercherai des successeurs.» Aucun doute, ni aucune plainte ne pouvaient s'élever; le Roi et ses conseillers se séparaient pour une dissidence profonde sur une question grave qui devait être portée devant les Chambres et le pays; ils usaient les uns et les autres d'un droit incontestable, garantie de leur influence et de leur dignité mutuelles dans le gouvernement de l'État. La retraite du cabinet devint promptement publique, et l'on ne tarda pas à entrevoir quels seraient ses successeurs.
Mes relations avec le comte Molé.—Formation du Cabinet du 6 septembre 1836.—Sentiments divers de mes amis politiques.—Par quels motifs et à quelles conditions j'entre dans le cabinet.—Ses premiers actes.—État des affaires en Algérie.—Expédition de Constantine.—Le maréchal Clausel.—Le commandant Changarnier.—Le général Trézel.—Mauvais succès de l'expédition.—Retraite de l'armée.—Conspiration de Strasbourg.—Le prince Louis Bonaparte.—Son échec et son embarquement à Lorient.—Par quels motifs le cabinet ne le traduisit pas devant les tribunaux.—Ouverture de la session des Chambres.—Tentative d'assassinat sur le roi Louis-Philippe.—Débat de l'adresse.—Procès du complot de Strasbourg devant la Cour d'assises de Calmar.—Acquittement des accusés.—Projets de loi présentés aux Chambres.—Sur la disjonction de certaines poursuites criminelles, le lieu de déportation et la non-révélation des complots contre la vie du Roi.—Sur la dotation de M. le duc de Nemours.—Pressentiments du roi Louis-Philippe sur l'avenir de sa famille.—Le projet de loi sur la disjonction est rejeté à la Chambre des députés.—Le cabinet se dissout.—Tentatives diverses pour en former un nouveau.—Le Roi m'appelle.—Mes propositions et mes démarches.—Elles échouent.—Je me retire avec MM. Duchâtel, Gasparin et Persil.—M. Molé forme le cabinet du 15 avril 1837.
Bien avant que la crise éclatât, j'avais quitté Paris pour aller, avec ma mère et mes enfants, passer quelques semaines en Normandie, d'abord à Lisieux, puis chez le duc de Broglie. Je voulais être absolument étranger à la chute du cabinet de M. Thiers, et ne me trouver engagé d'avance dans aucune des combinaisons tentées pour lui chercher des successeurs. J'avais à coeur de conserver, dans cet avenir, toute ma liberté. Le public, que la chute du cabinet du 11 octobre 1832 avait surpris, trouvait celle du cabinet du 22 février 1836 bien prompte, et se montrait ennuyé des crises ministérielles; par égard pour son sentiment comme par mon propre goût, il me convenait de me tenir à l'écart.
On essaya de m'en faire sortir. Je reçus, de la part du comte Molé, une invitation à l'aller voir pour causer avec lui. Je m'y refusai, et il me comprit, car il m'écrivit d'Acosta, le 18 août: «J'arrive et trouve ici la réponse que vous m'avez faite. Je serais désolé de vous causer le moindre dérangement; je me hâte de vous le dire. Je serai moi-même fort errant autour de Paris jusqu'à ce que la session m'y rappelle. Vous savez sans doute que toutes les démissions ont été hier données et acceptées. La dépêche télégraphique annonçant les événements de Saint-Ildefonse a tout changé ou ajourné.»
Il y avait bien des raisons et bien des chances pour que M. Molé succédât à M. Thiers. Il avait été en 1830, avec faveur auprès du public comme auprès du Roi, ministre des affaires étrangères; depuis que les affaires d'Espagne agitaient les esprits, il s'était hautement prononcé contre l'intervention. Son nom, sa position sociale, son expérience dans les grandes fonctions du gouvernement sous l'Empire et sous la Restauration, son mérite personnel, la prudence et l'agrément de sa conversation, ses manières dignes et douces le rendaient considérable dans le parti de l'ordre et semblaient le désigner pour la conduite des affaires étrangères. Il était ambitieux et il en avait le droit: «Personne, me disait souvent M. Bertin de Veaux, qui le connaissait bien et qui s'y connaissait, personne ne surpasse M. Molé dans la grande intrigue politique; il y est plein d'activité, de longue prévoyance, de sollicitude habile, de soins discrets pour les personnes, de savoir-faire avec convenance et sans bruit. Il y a plaisir à s'en mêler avec lui.» Et il ajoutait en riant: «Plus de plaisir que de sûreté.» On reprochait, en effet, à M. Molé de se préoccuper trop exclusivement de lui-même et de son succès, et d'oublier trop aisément ses associés et ce qu'ils devaient attendre de lui.
Je n'avais avec lui point d'ancienne intimité. Avant la Restauration, pendant qu'il était grand-juge, ministre de la justice et en faveur auprès de l'empereur Napoléon, je l'avais rencontré quelquefois dans le monde, entre autres chez madame de la Briche, sa belle-mère, et chez madame de Rémusat; mais il était froid et silencieux; j'étais jeune et de l'opposition libérale; nous nous voyions sans nous connaître. Sous la Restauration, et lorsqu'il entra, comme ministre de la marine, dans le cabinet du duc de Richelieu, nous eûmes de plus fréquents rapports, mais sans habitudes familières; j'étais lié avec M. Decazes qui crut avoir à se plaindre de lui, et leur mésintelligence se fit ressentir entre leurs amis. La révolution de 1830 nous rapprocha, M. Molé et moi, et, soit dans le premier cabinet du gouvernement de Juillet, soit pendant l'administration de M. Casimir Périer, nous pensâmes et agîmes presque toujours ensemble, toutefois sans aucun lien étroit et personnel. Tant que dura le cabinet du 11 octobre 1832, M. Molé fut habituellement, comme le voulaient sa position, et son caractère, dans les rangs du parti de l'ordre; il se sépara cependant du ministère dans quelques circonstances qui nous semblaient exiger une fermeté inébranlable, entre autres dans le cours du grand procès suivi devant la cour des pairs contre les insurgés d'avril 1834. Il avait aussi, quant à nos relations au dehors, sinon une autre politique, du moins une tendance politique différente de celle du cabinet, et particulièrement du duc de Broglie; il tenait moins étroitement à l'alliance anglaise, et semblait plus disposé à rechercher l'amitié des cours du continent. De ces diverses causes il était résulté entre lui et nous une certaine froideur.
Mais, en 1835, après l'attentat de Fieschi, et surtout en 1836, après la chute du cabinet du 11 octobre 1832, des relations plus habituelles et plus bienveillantes se formèrent entre M. Molé et moi. Il mit du soin à les cultiver. Nous nous rencontrions souvent chez la comtesse de Castellane, l'une des personnes les plus propres à attirer et à rapprocher les hommes qu'elle avait quelque dessein d'unir, comme elle eût été propre à les brouiller si cela lui eût convenu: vive avec charme et douceur, d'un esprit original, facile et abondant, sans qu'on y vît aucune autre prétention que celle de plaire et d'amuser, pleine d'art avec abandon, séduisante en se montrant elle-même intéressée et charmée, comprenant et goûtant toutes choses, la littérature, les arts, la politique, et n'ayant l'air de s'en soucier que pour l'agrément de la conversation ou le plaisir de ceux qu'elle voulait gagner à son salon ou à ses vues. Ses habitués n'étaient pas nombreux, quelques hommes du monde, quelques gens d'esprit, quelques étrangers, diplomates ou voyageurs. On causait librement chez elle. Elle savait avoir, pour ceux à qui elle avait quelque raison de vouloir plaire, des distinctions fines, gracieuses et affectueuses; elle en eut pour moi, avec le dessein, point empressé ni incommode, d'établir, entre M. Molé et moi, des habitudes de bonne intelligence et d'accord. Elle y réussit sans peine, car il n'y avait entre nous, à cette époque et sur les questions à l'ordre du jour, point de dissidence; nous assistions ensemble à la vie et aux actes du cabinet de M. Thiers, en les jugeant presque toujours de la même manière et en formant les mêmes conjectures sur l'avenir.
J'étais à Broglie lorsque la retraite de M. Thiers fut certaine et sa démission publiée le 26 août dans le Moniteur. Je reçus aussitôt deux lettres datées de ce même jour, l'une de M. Bertin de Veaux, l'autre de M. Molé: «Mon cher ami, m'écrivait M. Bertin de Veaux, je vous ai fait dire plusieurs fois par votre fils, et une fois par votre ami, M. le duc de Broglie, de ne pas venir à Paris: la destinée de M. Thiers était alors incertaine, et je ne voulais pas que M. Thiers, ni personne autre, put dire que vous étiez venu pour le précipiter dans sa chute. Aujourd'hui le Moniteur a parlé; il faut donc changer de conduite; votre présence maintenant est utile; elle est même nécessaire, car dans des circonstances aussi critiques, les minutes sont précieuses. Hâtez-vous donc de revenir. Soyez sûr que je soigne votre considération comme la mienne, et que je ne vous conseille que ce que je ferais pour moi-même.» M. Molé me disait: «Vous comprendrez maintenant les raisons qui m'avaient fait désirer de vous voir. J'ai reçu cette nuit, à Acosta, une lettre du Roi qui me pressait de me rendre près de lui. Je le quitte et je lui ai dit mon désir de m'entendre avec vous avant d'aller plus avant. Les moments sont précieux. J'espère que vous le penserez comme moi.»
A ne considérer que les choses mêmes, ma situation était simple. C'était sur la question d'Espagne et pour écarter l'intervention que se formait le nouveau cabinet, et j'étais opposé à l'intervention. Il s'agissait de faire retour, au dedans comme au dehors, vers la politique du cabinet du 11 octobre 1832, principes et personnes. Le Roi réclamait mon concours dans une circonstance grave pour lui-même comme pour le pays, et dans laquelle j'approuvais sa résistance au cabinet précédent. Il avait besoin, disait-il, dans la Chambre des députés, ou de M. Thiers ou de moi, et le public, comme les Chambres, se montraient, à cet égard, de son avis. On ne me demandait aucune concession, on ne me faisait aucune objection qui pût être, pour moi, un motif de refus. Parmi mes amis politiques, les sentiments étaient divers. Plusieurs regrettaient que je rentrasse si tôt dans les affaires; j'en étais sorti trop récemment; l'expérience du mal attaché à la déviation de la politique de résistance n'avait été ni assez complète ni assez longue; la réaction qui nous ramenait vers cette politique ne faisait que commencer; pendant ma retraite, ma situation avait grandi en se calmant; elle grandirait et se calmerait encore si je restais encore quelque temps en dehors du pouvoir, et je le reprendrais plus tard avec toute l'autorité dont j'aurais besoin. C'était là, entre autres, l'avis de M. Duvergier de Hauranne qui me donna, à cette époque, des marques de sagacité, de fidélité, et j'ajoute de modération que rien de ce qui est survenu depuis entre lui et moi ne doit ni ne peut m'empêcher de reconnaître. D'autres, et je dirai la plupart, trouvaient, au contraire, mon retour aussi naturel que nécessaire; je ne l'avais point cherché; j'étais complètement étranger à la chute de M. Thiers; je n'avais pas ouvert la bouche sur la question devant laquelle il tombait. Ils n'admettaient pas que je pusse me refuser au voeu du Roi quand j'étais de son avis, et à l'occasion de rendre à mon parti politique son influence et son rang. A cette opinion quelques-uns ajoutaient qu'en rentrant dans les affaires, je devais en demander nettement la direction: «Je ne crois pas me tromper, m'écrivait de Nîmes le premier président de la cour royale, M. de Daunant, l'un de mes plus anciens et plus judicieux amis, en vous disant qu'on s'attend généralement à vous voir chef du nouveau cabinet; les graves difficultés qui existaient déjà auront sans doute été augmentées par la politique incertaine suivie depuis six mois; un essai un peu plus long aurait peut-être achevé de la discréditer, mais j'espère que cet essai malheureux et la confiance que vous inspirez vous rallieront les hommes honnêtes et courageux.» Le duc de Broglie, avec sa générosité simple et fière, m'exprimait plus vivement encore la même idée: «Le ministère nouveau, m'écrivait-il, doit vous accepter pour chef, non-seulement de fait, mais de nom; quoi qu'il en soit, vous en aurez la responsabilité; il faut que vous en ayez la direction. Un ministère qui a deux présidents, l'un de nom, l'autre de fait, n'en a réellement point. C'est là un dissolvant inévitable et prochain.» A peu près tous enfin s'accordaient à penser et à dire qu'en ramenant la politique un moment altérée, le nouveau cabinet devait la présenter sous un nouvel aspect; M. Duchâtel m'écrivait le 23 août de La Rochelle, où il présidait le conseil général: «S'il survient une crise, vous devez user de votre liberté. Je ne puis vous écrire avec détail, mais mon avis est qu'il faut deux choses: 1° ne pas ressusciter le passé et faire du neuf; 2° se distinguer en tout de ce qu'on remplace.» Le duc de Broglie était encore plus explicite: «Le nouveau ministère doit être vraiment nouveau; il doit être le produit de combinaisons nouvelles et qui surprennent le public; s'il se présentait comme une résurrection, comme une contre-épreuve affaiblie et pâle du ministère qui s'est dissous il y a six mois, comme ce ministère-là, moins des hommes aussi importants que Thiers et Humann, cela lui serait mortel; il n'en aurait pas pour un mois.»
De là précisément venait mon déplaisir. Faire un cabinet nouveau, c'était me séparer du duc de Broglie; j'étais sorti naguère du pouvoir avec lui, M. Duchâtel et M. Persil; y rentrer avec deux seulement de mes compagnons, sans le plus intime des trois, et en prenant moi-même sa place comme président du conseil, il y avait là, quels que fussent les motifs politiques qui pouvaient m'y décider et les conseils du duc de Broglie lui-même, une apparence d'abandon et d'infidélité dont j'étais peiné et froissé.
Le roi Louis-Philippe fit, dans cette circonstance, une faute trop commune de la part des princes qui, pour s'épargner un embarras de conversation et d'un moment, se donnent souvent des airs de légèreté, d'indifférence et d'oubli. Si, après la retraite de M. Thiers, le Roi eût appelé auprès de lui le duc de Broglie, non pour l'inviter à reprendre les affaires, mais pour l'entretenir à coeur ouvert de la situation et en discuter avec lui les convenances et les exigences, il l'eût trouvé parfaitement désintéressé d'esprit et de coeur, n'ayant nul désir de rentrer au pouvoir, bien plutôt décidé à s'y refuser si on le lui demandait, et tout prêt à donner au cabinet nouveau son loyal appui. Le Roi ne connut pas bien le duc de Broglie; il ne l'appela point, il ne lui écrivit point, ne lui donna, à cette occasion, aucune marque de confiant et affectueux souvenir. Le duc de Broglie fut blessé, et on le fut autour de lui. Blessé noblement, comme il convenait à de telles âmes; sa blessure n'influa nullement sur sa conduite; ni son dévouement au Roi, ni notre amitié mutuelle, ni la sincérité de son concours à notre politique commune n'en furent un moment altérés; mais il n'y en eut pas moins là, pour le cabinet près de se former, une circonstance déplaisante, et pour moi une peine qui influa d'une manière fâcheuse sur mes résolutions.
Je partis pour Paris et je reçus en arrivant ce billet du Roi: «Mon cher ancien ministre, j'apprends que vous êtes enfin arrivé à Paris. Je vous attendais avec impatience et je vous prie de venir me voir le plus tôt que vous pourrez. Je voudrais que ce fût ce soir, si mon billet vous parvient encore à temps. Si vous trouvez qu'il est trop tard pour venir à Neuilly ce soir, je vous propose d'y venir demain matin à dix heures, ou chez moi aux Tuileries, à midi. Vous connaissez tous mes sentiments pour vous.» Je vis le Roi; je m'entretins avec M. Molé et M. Duchâtel; je recueillis les impressions et les avis de ceux de mes amis qui se trouvaient alors à Paris, et je m'arrêtai à demander que mes deux collègues dans le cabinet du 11 octobre 1832, M. Duchâtel et M. Persil, rentrassent dans le nouveau cabinet, l'un comme ministre des finances, l'autre comme garde des sceaux, que M. de Gasparin fût appelé au ministère de l'intérieur où il occupait déjà les fonctions de sous-secrétaire d'État, et que M. de Rémusat le remplaçât dans ce poste. J'assurais ainsi à mes amis politiques la moitié des sièges et deux des départements les plus importants dans le cabinet. Pour moi-même, je ne voulais que rentrer au ministère de l'instruction publique, et j'acceptai, dans ces termes, l'alliance avec M. Molé comme ministre des affaires étrangères et président du conseil.
C'étaient là des arrangements dictés par mes sentiments personnels plutôt que par l'utilité et la prévoyance politiques. En consentant à rentrer dans les affaires sans le duc de Broglie, j'avais à coeur de n'y trouver pour moi-même aucun accroissement de situation, aucune satisfaction d'ambition ou d'amour-propre; et je me flattais que, dans un conseil ainsi formé, ayant au ministère de l'intérieur deux de mes plus sûrs amis, j'exercerais sur le gouvernement général du pays, bien que confiné dans mon modeste département, toute l'influence dont la politique que je représentais pourrait avoir besoin. Je me trompais; on ne gouverne pas efficacement par des combinaisons factices et des moyens indirects. Si j'avais mis de côté mes affections et consulté uniquement la politique, j'avais à choisir entre deux conduites. Je pouvais me refuser à entrer dans un cabinet que non-seulement je ne formais pas moi-même, mais où manquaient plusieurs des principaux éléments qui avaient donné au cabinet du 11 octobre 1832 sa force et son autorité. Je me serais proposé alors pour but de reconstituer un jour ce cabinet, ou un cabinet équivalent, et je serais resté jusque-là dans cette position d'observation et d'attente qui donne aux difficultés entre les personnes le temps de s'effacer et aux rapprochements celui de s'accomplir sous la pression de la nécessité. C'eût été là peut-être la conduite la plus efficace comme la plus prudente. En me décidant à entrer dans le cabinet de M. Molé, j'aurais dû surmonter mes sentiments et mes embarras intimes, occuper moi-même le ministère de l'intérieur, m'assurer ainsi directement le pouvoir dont la responsabilité allait évidemment peser sur moi, et porter mes deux amis, M. de Rémusat et M. de Gasparin, l'un au ministère de l'instruction publique, l'autre à celui de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, deux départements pour lesquels ils étaient, l'un et l'autre, très-bien qualifiés. C'eût été là une combinaison plus naturelle et plus forte que celle à laquelle je donnai mon adhésion. Mais je cédai à mes impressions personnelles, à l'insistance du Roi, à l'urgence de la situation, et aussi à une disposition de ma nature qui est d'avoir trop de facilité à accepter ce qui coupe court aux difficultés du moment, trop peu d'exigence quant aux moyens et trop de confiance dans le succès.
Après mon acceptation et la nomination officielle des principaux ministres, le cabinet resta encore quelques jours incomplet; deux départements, la guerre et le commerce, n'étaient pas pourvus et ne le furent pas sans quelque difficulté. Le maréchal Soult ne voulut pas rentrer à la guerre sous la présidence de M. Molé. Plusieurs personnes désiraient, non sans raison, que le comte de Montalivet demeurât, comme ministre du commerce, membre du cabinet; seul, dans le cabinet précédent, il s'était opposé à l'intervention en Espagne; il avait du courage, de l'activité, du savoir-faire, assez d'influence dans les Chambres; mais il ne lui convint pas d'accepter un département inférieur en importance à celui qu'il quittait et dans lequel son sous-secrétaire d'État, M. de Gasparin, venait le remplacer. Le Roi, d'ailleurs, aimait mieux garder M. de Montalivet auprès de lui et le tenir en réserve pour le faire entrer, au besoin, dans les ministères éventuels dont il aurait à redouter les tendances. Le général Bernard et M. Martin du Nord furent nommés à la guerre et au commerce; hommes de mérite l'un et l'autre, capables et utiles, mais que le public n'appelait pas et qu'il s'impatienta d'attendre quinze jours.
Les premières mesures du cabinet furent bien accueillies. La nomination de M. Gabriel Delessert, comme préfet de police, obtint dans Paris une approbation générale. Il avait déployé dans les émeutes un rare courage et un infatigable dévouement à l'ordre. Sa famille et lui-même ne se décidèrent qu'à grand-peine, et par pur zèle pour le bien public, à accepter ces délicates fonctions. On lui sut gré et de l'acceptation et de la résistance. Peu après la formation du cabinet et sur sa proposition, le Roi fit grâce à soixante-deux condamnés pour crimes ou délits politiques. Les ministres de Charles X, détenus à Ham, MM. de Chantelauze et de Peyronnet d'abord, le prince de Polignac et M. Guernon de Ranville quelques jours plus tard, furent mis en liberté sans aucune de ces exigences qui donnent aux passions de parti une satisfaction aussi inutile que grossière, et sous la seule condition, pour trois d'entre eux, de s'établir, sur leur parole, dans des résidences choisies par eux-mêmes, pour le prince de Polignac de quitter la France, banni pour vingt ans. Les rapports de M. Molé avec les cabinets étrangers et leurs représentants à Paris commençaient sous des auspices de bon vouloir et de confiance réciproques. Je repris mes travaux pour l'expansion et le perfectionnement de l'instruction publique à tous ses degrés. Les écoles primaires reçurent de nombreux encouragements. Une chaire de pathologie et de thérapeutique générales fut créée dans la faculté de médecine de Montpellier. En présidant à la rentrée des cours de la grande École normale à Paris, je m'appliquai à bien déterminer le caractère de l'enseignement public institué par l'État, et j'affirmai qu'à tous les degrés, comme cela était déjà fait pour l'instruction primaire, il devait et pouvait se concilier avec les droits de la liberté[18]. Je me mis à l'oeuvre pour parvenir, en matière de librairie, à l'abolition de la contrefaçon, soit par des mesures législatives, soit par des négociations avec les puissances étrangères. M. Duchâtel proposa et fit adopter, sur le placement des fonds des caisses d'épargne et sur la création d'un fonds extraordinaire pour les travaux publics, des projets de loi dont la discussion d'abord et plus tard l'expérience ont mis en lumière l'utilité politique et l'opportunité financière. Mes divers collègues poursuivaient avec le même soin les améliorations légales et libérales que réclamaient ou pouvaient admettre leurs départements. Le public et les Chambres, près de se réunir, suivaient, avec une attente bienveillante, ces premiers pas d'une administration régulière et éclairée. Mais deux événements, l'un et l'autre inattendus, le mauvais succès de l'expédition de Constantine et le complot de Strasbourg, vinrent bientôt altérer gravement une situation peu forte encore, et rejetèrent brusquement le nouveau cabinet dans les grandes luttes et les grands périls.
[Note 18: Pièces historiques, n° IX.]
Le cabinet précédent avait résolu et préparé l'expédition de Constantine. Le maréchal Clausel a affirmé que M. Thiers avait adopté ses plans d'expédition et de conquête sur tous les points importants de l'Algérie, et lui avait promis tous les moyens d'exécution qu'ils exigeaient. Des documents authentiques indiquent que le ministre de la guerre, le maréchal Maison, s'était associé à cette approbation et à ces promesses, en laissant pourtant, quant à l'expédition de Constantine, quelque vague «sur l'époque où il conviendrait de l'entreprendre et sur les nouveaux ordres que le maréchal Clausel devrait attendre avant de s'y engager.» Quand le cabinet du 22 février 1836 tomba, après sa retraite officiellement annoncée, le 30 août, le maréchal Maison écrivit au maréchal Clausel «que les dispositions ordonnées étaient, dans leur ensemble, conformes aux entretiens et aux communications verbales avec plusieurs des ministres du Roi, mais qu'elles n'avaient été l'objet d'aucune délibération du conseil et n'avaient point reçu la sanction définitive du gouvernement; que c'était au nouveau cabinet à accorder ou à refuser cette sanction, et que jusque-là il importait de ne rien engager, de ne rien compromettre, de se renfermer dans les limites de l'occupation actuelle, dans celles de l'effectif disponible, et dans celles des crédits législatifs, ou du moins des dépenses prescrites ou approuvées.» Le ministre de la guerre expirant ne songeait plus qu'à se décharger de la responsabilité de l'expédition projetée, et à en reporter le poids sur ses successeurs.
Le maréchal Clausel fut et avait quelque droit d'être surpris, blessé et embarrassé. Ardent à se croire et se croyant en effet autorisé, il avait agi. Dès le 2 août 1836, il avait donné au général Rapatel, son remplaçant intérimaire en Algérie, et en les communiquant au ministre de la guerre, toutes les instructions pour l'exécution de ce qu'il appelait «le système de domination absolue de l'ex-régence, définitivement adopté, sur ma proposition, par le gouvernement.» Il avait réglé la distribution des troupes sur tout le territoire de l'Algérie, mis en mouvement celles qui devaient occuper la province de Constantine, prescrit, pour le matériel comme pour le personnel, les mesures qui pouvaient être prises sur les lieux mêmes, et annoncé celles qu'avait déjà ordonnées ou qu'allait ordonner de Paris le ministre de la guerre. Tous ces préparatifs, tous ces ordres étaient connus dans toute l'Algérie, des Arabes comme de notre armée, à Constantine comme à Alger; et le maréchal Clausel terminait ses instructions au général Rapatel en disant: «C'est au plus tard au 15 octobre que je me rendrai à Bone pour y prendre en personne la direction des opérations militaires contre Constantine.» Inquiété, mais point arrêté dans son dessein par la lettre évasive et suspensive que lui adressa le 30 août le maréchal Maison, il lui répondit sur-le-champ: «Veuillez vous rappeler que vous et M. le président du conseil m'avez pressé de partir pour l'Afrique, que j'ai pris congé de vous huit jours avant mon départ, que vous ne m'avez plus parlé du conseil dans lequel on devait discuter le plan des opérations à exécuter en Afrique. Vous verrez, en vous rappelant cette circonstance, que je ne mérite aucun reproche.» Dès que le maréchal Clausel connut la formation du cabinet du 6 septembre, il lui adressa dépêche sur dépêche, instances sur instances pour réclamer l'autorisation d'entrer en campagne: «Constantine, écrivait-il le 24 septembre, est un admirable champ pour la colonisation… C'est là qu'il faut frapper, qu'il faut nous asseoir. Tout est prêt; tarderons-nous seuls à l'être? N'agirons-nous pas quand le temps et les faits nous pressent?»
Héritier ainsi d'une situation déjà faite et très-urgente, le cabinet prit à la fois deux résolutions: l'une, de retirer le gouvernement général de l'Algérie des voies dans lesquelles le maréchal Clausel l'avait engagé, et, aussitôt que les convenances le permettraient, des mains du maréchal lui-même; l'autre, de l'autoriser à accomplir l'expédition de Constantine en lui maintenant les moyens que le précédent cabinet lui avait promis. Ces deux résolutions furent, l'une clairement indiquée, l'autre formellement déclarée au maréchal le 27 septembre, par le nouveau ministre de la guerre, le général Bernard, en ces termes: «Il a paru au gouvernement du Roi qu'un plan aussi vaste que celui qui est exposé dans votre lettre du 2 août au général Rapatel ne pouvait se réaliser sans un accroissement de dépenses qu'il ne lui est point permis de faire, au moins quant à présent. Il lui a paru aussi que les hautes conceptions qui lui étaient soumises exigeaient de sa part une attention sérieuse et qu'elles devaient être le sujet de mûres réflexions. Par ces motifs, il aurait désiré qu'il n'eût pas encore été question de l'expédition de Constantine; mais le gouvernement de Sa Majesté a été frappé des conséquences que pourrait avoir, dans un pays comme l'Afrique et avec l'esprit des populations indigènes, l'ajournement d'une expédition annoncée, surtout quand l'espoir de cette expédition a déjà rallié plusieurs tribus à notre cause… C'est donc parce que l'expédition de Constantine a été annoncée, et par ce seul motif, que le gouvernement du Roi l'autorise aujourd'hui; mais il ne l'autorise que comme une opération nécessitée par les événements, comme une opération toute spéciale, et sans que cela puisse tirer à conséquence pour l'exécution du plan général d'occupation que vous avez présenté… Il doit être bien entendu, monsieur le maréchal, que cette expédition doit se faire avec les moyens (personnel et matériel) qui sont actuellement à votre disposition. Vous remarquerez, au reste, que ces moyens sont supérieurs à la répartition projetée dans votre plan général d'occupation, et au moins égaux à ceux qui sont mentionnés dans votre instruction au général Rapatel, du 2 août dernier.»
Même avant d'avoir reçu cette lettre, le maréchal Clausel ne se méprenait pas sur sa situation; il savait fort bien que le nouveau cabinet était contraire au plan général de conduite en Algérie que, sous le cabinet précédent, il avait fait adopter. Il ne rencontrait pas non plus, sur les lieux mêmes, toutes les facilités qu'il avait espérées. Depuis six mois déjà, et dans la perspective d'une conquête qu'il tenait pour assurée, il avait nommé bey de Constantine le chef d'escadron de spahis Youssouf, qui se faisait fort d'amener, par ses intelligences dans cette province, la chute du bey turc Achmet et la reddition presque spontanée de la place. En attendant l'expédition, le maréchal avait envoyé Youssouf à Bone pour en préparer les moyens locaux; mais Youssouf n'y réussissait que très-imparfaitement; soit pour la levée des auxiliaires indigènes, soit pour le rassemblement des mulets destinés aux transports, soit pour les chances de capitulation, les résultats restaient fort au-dessous des promesses. Le maréchal envoya à Paris son aide de camp, M. de Rancé, pour demander de nouveaux renforts. Le général Bernard répondit que l'expédition de Constantine étant la seule qu'autorisât le cabinet, et les provinces d'Alger et d'Oran devant rester sur la défensive, c'était de là qu'on pouvait et devait faire venir à Bone les renforts qu'on croyait nécessaires. Alors s'engagea, entre le ministre de la guerre et le maréchal Clausel, une controverse dominée, de part et d'autre, par l'arrière-pensée tacite du plan général de conquête et d'occupation dont ne voulait pas le ministre et que le maréchal ne cessait de poursuivre: au dire de M. de Rancé, ce n'était plus seulement 30,000, mais 45,000 hommes qu'il fallait pour suffire aux nécessités soit de l'expédition de Constantine, soit des autres provinces de l'Algérie. Après un mois de correspondance un peu confuse, le général Bernard fit observer au maréchal qu'il avait à Bone 11,478 hommes à l'effectif, ce qui donnait 10,602 hommes présents, c'est-à-dire les forces qu'il avait d'abord demandées pour l'expédition; il lui envoya, de plus, les fonds nécessaires pour solder pendant six semaines 4,000 auxiliaires indigènes, et il finissait en lui disant: «Maintenant, monsieur le maréchal, ou les moyens dont vous disposez ont été jugés par vous-même suffisants, ainsi que vos instructions au général Rapatel l'ont fait penser au gouvernement du Roi, ou bien, à votre propre jugement, ils ne le sont pas. Dans le premier cas, vous n'avez aucun motif pour demander des renforts. Dans le second, comme vous n'êtes qu'autorisé à faire l'expédition, vous pouvez vous dispenser de la faire. Il dépend donc de vous seul de prendre à cet égard une détermination, selon que vous trouverez les moyens à votre disposition suffisants ou insuffisants.»
Pour donner au maréchal Clausel une haute marque de confiance, au moment où on le laissait chargé de résoudre lui-même la question qu'il avait provoquée, M. le duc de Nemours alla s'embarquer à Toulon pour prendre part à l'expédition de Constantine, comme, l'année précédente, M. le duc d'Orléans avait pris part à l'expédition de Mascara. Et pour faire acte de prévoyance en même temps que de confiance, le général Damrémont, officier d'un mérite reconnu, qui commandait à Marseille, reçut confidentiellement ordre d'aller faire un voyage à Alger, et de se tenir prêt à prendre le gouvernement de l'Algérie, si, comme le bruit en avait couru, le maréchal Clausel donnait sa démission.
Le maréchal, qui, je crois, n'avait jamais hésité, se décida sur-le-champ; arrivé à Bone dans les derniers jours d'octobre, il écrivit le 1er novembre au général Rapatel qu'il avait laissé commandant à Alger: «Envoyez-moi, par le retour de la frégate à vapeur, celui des bataillons du 2e léger qui est commandé par Changarnier, cet officier que j'ai remarqué, et dont j'ai fait, il y a quelques mois, un chef de bataillon.» Le général Rapatel fit ce qui lui était commandé; le commandant Changarnier arriva à Bone avec son bataillon; et, le 13 novembre 1836, le maréchal Clausel, emmenant 7,000 hommes de toutes armes avec 2,000 auxiliaires indigènes, et laissant à Bone 2,000 hommes déjà atteints des fièvres d'automne, se mit en marche sur Constantine.
Quelques jours avant son départ, le temps était affreux, la pluie tombait à flots, les plaines étaient inondées, la neige couvrait les montagnes: «Ce ne sont pas les longues pluies d'hiver, mais seulement les pluies de culture, et celles-ci durent peu,» disaient les hommes ardents à l'espérance: «J'ai confiance dans les troupes, écrivait le maréchal; j'espère leur en inspirer; j'espère aussi en mon étoile, et je pars pour Constantine, où je serai bientôt.» Quelques esprits plus exigeants, dans l'administration militaire surtout, ne partageaient pas cette confiance et se montraient pleins de doute sur la facilité de l'entreprise, l'opportunité du moment, la portée des moyens. Mais la plupart des assistants croyaient aller à une expédition d'un succès assuré et presque à une partie de plaisir; on comptait sur les affirmations et les promesses de Youssouf; on le regardait, on le traitait déjà comme un bey puissant; quelques officiers se plaignaient seulement de la perspective qu'il n'y aurait point de coups de fusil à échanger. Le soleil avait reparu et semblait confirmer, par son éclat, ces joyeuses idées. On partit, l'avant-garde le 9 novembre, le maréchal Clausel le 13. On avait à peine marché vingt-quatre heures, la pluie recommença; les ruisseaux devinrent des torrents; les soldats avançaient péniblement; plusieurs restaient en arrière; quelques-uns des auxiliaires arabes s'enfuirent, enlevant une petite mais précieuse partie des approvisionnements très-limités de l'expédition. Le beau temps revint; pendant cinq jours, l'armée chemina sans souffrance et sans résistance; mais le 19 novembre, quand elle arriva sur les plateaux élevés voisins de Constantine, la pluie, la neige, la grêle, le froid éclatèrent avec violence; les soldats ne trouvaient pas, sur ce sol fertile mais dénudé, un morceau de bois pour faire cuire leurs vivres et sécher leurs vêtements. A chaque passage de torrent, à chaque bivouac, on laissait, et en grand nombre, des hommes morts de froid ou de fatigue et des vivres gâtés ou perdus: «Nous fûmes exposés là, dit le maréchal Clausel dans son rapport, à toutes les rigueurs d'un hiver de Saint-Pétersbourg, en même temps que les terres entièrement défoncées représentaient aux vieux officiers les boues de Varsovie.» Le 21 novembre enfin, l'armée arriva devant Constantine. On reconnut sur-le-champ combien la place était forte, et combien peu elle songeait à se rendre. Le drapeau rouge des Arabes flottait sur la principale batterie. Dès que nos troupes furent à portée, une vive canonnade partit des remparts. Achmet-Bey, à la tête d'une nombreuse cavalerie, tenait la campagne et vint assaillir la brigade d'avant-garde qui, sous les ordres du général de Rigny, avait occupé les mamelons de Coudiat-Ati, en vue de la porte Bab-el-Oued. Un chef kabyle, hardi et renommé, Ben-Aïssa, commandait dans la ville en qualité de lieutenant du bey; il fit une sortie avec la garnison turque, et vint de son côté attaquer la même brigade. Les cavaliers arabes et les fantassins turcs furent vaillamment repousses, mais sans autre résultat; nos forces ne pouvaient suffire à cerner la place; aucune chance de capitulation ne se laissait entrevoir; nos munitions de guerre et nos vivres s'épuisaient rapidement. Le maréchal résolut de tenter, contre les deux portes devant lesquelles campaient les deux divisions de sa petite armée, un vigoureux assaut, unique chance, s'il y en avait une, d'emporter la place en y pénétrant. Le Rummel et le ravin au fond duquel il coule séparaient les deux divisions; le 23 novembre, à trois heures après-midi, un soldat traversa la rivière à la nage, portant, dans un morceau de toile cirée roulé autour de sa tête, ce billet du maréchal: «Général de Rigny, à minuit j'attaquerai la porte d'El-Kantara; attaquez à la même heure la porte de Coudiat-Ali.» Les deux attaques, dirigées l'une par le maréchal lui-même et le général Trézel, l'autre par le général de Rigny et le lieutenant-colonel Duvivier, furent poussées avec une ardente vigueur, mais sans succès; dans l'une, le général Trézel, «qui se tenait, dit le rapport du maréchal, au plus fort du feu pour disposer et encourager les troupes,» tomba le cou traversé d'une balle; dans l'autre, le lieutenant-colonel Duvivier fut un moment sur le point de pénétrer dans la place, mais tous ceux qui l'entouraient, officiers et soldats, furent frappés et contraints de se replier. «A trois heures de la nuit la lutte avait cessé, dit l'un des braves qui y assistaient; tout était rentré dans le silence, quand le signal accoutumé de la dernière prière nocturne partit du minaret de la principale mosquée de Constantine. Des versets du Koran, lancés dans les airs, furent répétés sur les remparts par des milliers de voix fermes, calmes, assurées. Nos soldats ne refusèrent pas leur estime à de tels ennemis.»
Au même moment, sur les ordres du maréchal et dans l'obscurité de là nuit, les deux divisions de l'armée se mettaient en mouvement pour se réunir en une seule colonne, et commencer une retraite devenue évidemment nécessaire. Les corps se formaient précipitamment; les ambulances étaient chargées en hâte de blessés enlevés à l'instant même du sol sur lequel ils venaient de combattre et à peine pansés. Le rassemblement de toutes les troupes au point fixé par le maréchal n'était pas encore accompli quand le soleil se leva. La garnison de Constantine, avertie par les sentinelles des remparts, sortit par détachements de plus en plus nombreux et ardents à porter de tous côtés leurs attaques. Au milieu de cette agitation disciplinée, le commandant Changarnier, qui couvrait avec son bataillon la marche de la division commandée par le général de Rigny vers le point de concentration indiqué par le maréchal, aperçut trente ou quarante soldats courant à travers les Arabes pour tâcher de rejoindre la colonne française. C'était un poste qu'on avait oublié. Faisant sur-le-champ face en arrière, le commandant Changarnier mena au pas de charge son bataillon au secours de ces soldats éperdus, et les recueillit presque tous, non sans perdre quelques-uns des siens. Puis, s'arrêtant de distance en distance à la faveur des plis du terrain, il contint à plusieurs reprises les Arabes acharnés à la poursuite, et donna ainsi aux divers corps le temps de se rejoindre et de s'organiser, selon les instructions du maréchal, en colonne de retraite. Vers onze heures, la marche d'ensemble commençait; le bataillon du 2° léger continuait à la couvrir; on aperçut toute la cavalerie arabe d'Achmet-Bey se disposant à faire une charge générale. Dès qu'il la vit approcher, le commandant Changarnier forma son bataillon en carré, en s'écriant: «Soldats, regardez ces gens-là, ils sont six mille et vous êtes trois cents; vous voyez bien que la partie est égale!» Puis quand la nuée des cavaliers arabes fut à vingt pas, il commanda un feu de deux rangs à bout portant, et au cri de: «Vive le Roi!» sa troupe joncha le sol d'hommes et de chevaux. Les Arabes se replièrent en grande hâte. La garnison turque, qui était sortie de Constantine sans prendre le temps de se pourvoir de vivres, y retourna pour faire son premier repas. La colonne française continua sa marche en bon ordre; et à la fin de ce jour, 24 novembre, quand le bataillon du 2e léger alla prendre sa place au bivouac, il fut accueilli par les longs applaudissements de toutes les troupes, et le maréchal Clausel vint porter lui-même au commandant Changarnier ses cordiales félicitations. Le lendemain, 25 novembre, on se remit en route, et, pendant cinq jours, la retraite s'opéra, incessamment harcelée par les Kabyles, troublée par la pénurie de vivres, attristée par des incidents fâcheux et des pertes déplorables, mais dirigée par le maréchal Clausel avec cette activité forte et cette fermeté d'âme qui inspirent aux troupes la confiance dans leur chef, la résignation dans les souffrances et l'ardeur dans le péril. Le 1er décembre, la petite armée était de retour à Bone; le maréchal Clausel et le duc de Nemours en repartirent le 6 pour Alger; et le 22, le jeune prince rentra à Paris, estimé de tous dans l'armée pour le courage tranquille qu'il avait montré dans son modeste rôle de volontaire, et faisant au Roi son père, avec une réserve scrupuleuse, le récit des fautes, des maux et des actes héroïques auxquels il venait d'assister.
Je ne me refuserai pas la satisfaction de rendre ici un hommage particulier à l'un des chefs de cette expédition, le général Trézel, mon ami, et devenu, en 1847, mon collègue comme ministre de la guerre. Ce vaillant homme, aussi vertueux que vaillant, avait longtemps servi en Algérie, et là comme ailleurs il avait conquis un juste renom de vertu comme de valeur; mais après l'échec qu'il essuya, le 28 juin 1835, à la Macta, contre Abd-el-Kader, il engagea lui-même le ministre de la guerre à le rappeler, «car, disait-il avec une candeur admirable, je ne pourrais plus me promettre la confiance des troupes, et je me soumettrai sans murmure au blâme et à toute la sévérité que le gouvernement du Roi jugera nécessaires à mon égard, espérant qu'il ne refusera pas de récompenser les braves qui se sont distingués dans ces deux combats.» Pourtant ce revers, si noblement avoué, lui pesait cruellement, et il avait à coeur de retrouver, en servant de nouveau en Algérie, la chance de le réparer. Appelé en 1836 au commandement de Bone, il fit naturellement partie de l'expédition de Constantine, et il commandait, sous le maréchal Clausel, la seconde division de cette petite armée. Arrivé devant Constantine, il fut promptement convaincu qu'avec si peu de moyens d'attaque, il n'y avait, contre une résistance sérieuse, nulle chance de succès. On parlait pourtant d'un assaut, et tout en s'y préparant, le général Trézel disait à son jeune officier d'ordonnance, le lieutenant de Morny, à qui il portait confiance et amitié: «Mon cher Morny, il n'y a pas un moyen humain d'entrer dans cette ville; plusieurs de nous seront tués sous ses murs; si je suis du nombre, ce qui est probable, tâchez de rapporter à ma femme ce qui restera de moi; vous trouverez dans ma poche un billet de 500 francs; c'est à peu près tout l'argent que j'ai encore avec moi.» Dans la nuit du 23 au 24 novembre, quand le maréchal Clausel tenta d'enfoncer les portes d'El-Kantara et de Bab-el-Oued, le général Trézel, chargé de l'attaque contre la première, s'approcha très-près du rempart, ayant à côté de lui M. de Morny; la lune était claire; on tirait sur eux: «Mon cher général, lui dit le jeune officier, si nous restons ici, nous serons infailliblement tués tous les deux; moi, ce ne serait pas une grande perte; mais si, ce que je ne crois pas, on devait donner l'assaut, ce serait un grand malheur que vous n'y fussiez pas.» A ce moment, quelques hommes du génie passèrent près d'eux, conduisant un mulet chargé de pelles et de pioches; un soldat et le mulet furent tués; se tournant vers M. de Morny, le général Trézel lui dit: «Je crois effectivement que vous avez raison; mais où pouvons-nous nous mettre en attendant l'assaut?» A l'instant même il tomba la face contre terre; en se penchant vers lui, M. de Morny vit une tache de boue sur sa tempe, et, le croyant mort, il s'écria avec un mouvement d'humeur: «Allons, je le lui disais bien, le voilà tué pour n'avoir pas voulu m'écouter; quel absurde courage!» Comme il se disposait, avec l'aide de quelques soldats, à le mettre dans une couverture pour emporter son corps, le général revint à lui en disant: «Eh bien! que s'est-il donc passé?—Comment, mon général, vous n'êtes pas mort? quel bonheur!—Je n'étais qu'évanoui; je ne pouvais parler; mais je vous ai bien entendu grogner et dire que j'étais mort. Je n'avais qu'une inquiétude, c'était d'être laissé là.» On le transporta à l'ambulance; il avait eu le cou traversé d'une balle; mais la balle, très-petite, avait passé entre les vertèbres, le gosier et la carotide; une balle de munition l'eût tué. Il fit la retraite dans la calèche du maréchal Clausel, aussi calme et aussi peu préoccupé de lui-même qu'il l'avait été sous le rempart de Constantine. Je prends plaisir à recueillir les souvenirs de ce modeste et intègre serviteur de la France. C'était un coeur indomptable dans un corps chétif et de pauvre apparence. A la simplicité à la fois mâle et timide du soldat plus exercé à obéir ou à commander qu'à discuter, il joignait le patriotisme respectueux du citoyen dévoué à l'ordre et aux lois. Il avait quelques-uns des préjugés, mais aucune des faiblesses de son temps. Sa fermeté n'était pas toujours exempte de prévention ni d'entêtement; mais quand il se trompait, aucune vue personnelle, aucun sentiment d'une pureté douteuse ne se mêlait à son erreur. Je n'ai point connu de caractère plus désintéressé, ni de conscience plus impérieuse. Le devoir était sa loi et le dévouement sa passion. Qu'il fallût se compromettre ou s'abstenir, monter à l'assaut ou se retirer du monde, ni l'une ni l'autre nécessité ne le trouvaient hésitant, et il était également prêt à l'effort ou au sacrifice. Il n'a pas obtenu la renommée des Catinat et des Fabert, et il n'eut pas à la guerre leur fortune ni leur génie; mais par l'âme il était de leur race, et je ne fais que lui rendre justice en le nommant à côté d'eux. Je reviens au maréchal Clausel et aux conséquences de sa malheureuse campagne.
Elle fut, dans les Chambres, l'objet de longs débats. Le maréchal Clausel y prit part, sans juste intelligence de la situation générale et de la sienne propre. C'était un homme de guerre éminent sur le champ de bataille, mais resté tel que l'avaient fait la Révolution et l'Empire, patriote avec les routines de la violence et du despotisme, aimant la grandeur de la France et toujours prêt à la servir vaillamment de son épée, mais étranger à toute vue politique et à tout sentiment de la responsabilité au sein de la liberté. Il avait été imprévoyant, présomptueux, léger, trop peu préoccupé du sort des hommes qu'il commandait, cherchant surtout son propre succès, quelque faibles qu'en fussent les chances et quelque prix qu'il en dût coûter. En arrivant à Bone, sous le coup de son échec, et pressé d'adoucir le mécontentement qu'en devait ressentir le cabinet, il écrivit confidentiellement au général Bernard, au même moment où il lui envoyait son rapport officiel: «Je déclarerai au gouvernement, quand il voudra, comme il voudra, que les troupes sous mon commandement étaient suffisantes pour l'expédition, et que j'aurais fait rendre ou pris Constantine, avec une partie de celles qui ont été mises par le mauvais temps dans un état d'anéantissement, si cette partie avait pu être réunie aux autres.» Quand vint le jour de la discussion publique, il ne sut se défendre qu'en accusant le gouvernement de ne lui avoir pas donné des forces suffisantes et de préparer l'abandon de l'Algérie: accusation absurde, car le cabinet ne comptait dans son sein aucun des hommes qui avaient laissé entrevoir ce désir, et j'étais au contraire l'un de ceux qui, en toute occasion, avaient le plus fermement défendu le maintien et l'avenir de nos possessions d'Afrique. Mais l'accusation d'indifférence pour la grandeur nationale était le thème d'attaque populaire, et c'était là que le maréchal Clausel cherchait son point d'appui. Au moment de ce débat, il n'était plus, depuis deux mois, gouverneur général de l'Algérie; bien décidés à réparer l'échec de la France devant Constantine et à ne pas courir de nouveau le risque des fautes qui nous l'avaient valu, nous avions, le 12 février 1837, rappelé le maréchal Clausel, en lui donnant pour successeur le général de Damrémont dont le bon renom militaire et le bon esprit nous promettaient, pour le gouvernement général, de l'Algérie et pour la conduite spéciale de la nouvelle expédition, la double garantie dont nous avions besoin[19].
[Note 19: Je place, dans les Pièces historiques, n° X, une lettre que m'écrivit de Marseille le général de Damrémont, le 10 décembre 1836, avant que le mauvais succès de l'expédition de Constantine y fût connu, et où il exposait dès lors ses vues sur l'Algérie.]
L'émotion fut vive en France, à la nouvelle de ce désastre, et elle l'eût été davantage si le public n'en eût été distrait par une autre émotion que venait de susciter un incident d'une autre nature. Au même moment où le maréchal Clausel arrivait à Bone et se préparait à partir pour Constantine, le prince Louis-Bonaparte entrait à Strasbourg, et tentait de renverser, par une insurrection militaire, le Roi et la Charte de 1830.
Le 31 octobre au soir, le ministre de l'intérieur, M. de Gasparin, m'apporta une dépêche télégraphique qu'il venait de recevoir de Strasbourg, datée de là veille, 30, et qui portait:
«Ce matin, vers six heures, Louis-Napoléon, fils de la duchesse de
Saint-Leu, qui avait dans sa confidence le colonel d'artillerie
Vaudrey, a parcouru les rues de Strasbourg avec Une partie de…..»
La dépêche s'arrêtait là, et l'administrateur des lignes télégraphiques, M. Alphonse Foy, y avait ajouté cette note: «Les mots soulignés laissent des doutes. Le brumaire survenu sur la ligne ne permet ni de recevoir la fin de la dépêche, ni d'éclairer le passage douteux.»
Nous nous rendîmes sur-le-champ aux Tuileries où, peu de moments après, tout le cabinet se trouva réuni. Nous causions, nous conjecturions, nous pesions les chances, nous préparions des instructions éventuelles, nous discutions les mesures qui seraient à prendre dans les diverses hypothèses. M. le duc d'Orléans se disposait à partir. Nous passâmes là, auprès du Roi, presque toute la nuit, attendant des nouvelles qui n'arrivaient pas. La Reine, Madame Adélaïde, les princes allaient et venaient, demandant si l'on savait quelque chose de plus. On s'endormait de lassitude; on se réveillait d'impatience. Je fus frappé de la tristesse du Roi; non qu'il parût inquiet ou abattu; mais incertitude sur la gravité de l'événement le préoccupait; et ces complots répétés, ces tentatives de guerre civile républicaines, légitimistes, bonapartistes, cette nécessité continuelle de lutter de réprimer, de punir; lui pesaient comme un odieux fardeau. Malgré sa longue expérience et tout ce qu'elle lui avait appris sur les passions des hommes et les chances de la vie, il était et restait d'un naturel facile, confiant, bienveillant, enclin à l'espérance; il se lassait d'avoir sans cesse à se garder, à se défendre, et de rencontrer sur ses pas tant d'ennemis.
Le lendemain matin, 1er novembre, un aide de camp du général Voirol, commandant à Strasbourg, nous apporta la fin de l'événement comme de la dépêche télégraphique et le récit détaillé de la tentative avortée. De la Suisse où il résidait et des eaux de Baden où il se rendait souvent, le prince Louis entretenait en France, et particulièrement à Strasbourg, des relations assidues. Ni parmi ses adhérents, ni en lui-même, rien ne semblait lui promettre de grandes chances de succès; des officiers vieillis, des femmes passionnées, mais sans situation dans le monde, d'anciens fonctionnaires sans emploi, des mécontents épars n'étaient pas des agents bien efficaces contre un pouvoir qui comptait déjà six ans de durée et qui avait vaincu, au grand jour, tous ses ennemis, républicains et légitimistes, conspirateurs et insurgés. Le prince Louis était jeune, inconnu en France, et de l'armée et du peuple; personne ne l'avait vu; il n'avait jamais rien fait; quelques écrits sur l'art militaire, des Rêveries politiques, un Projet de constitution et les éloges de quelques journaux démocratiques n'étaient pas des titres bien puissants à la faveur publique et au gouvernement de la France. Il avait son nom; mais son nom même fût demeuré stérile sans une force cachée et toute personnelle; il avait foi en lui-même et dans sa destinée. Tout en faisant son service comme capitaine dans l'artillerie du canton de Berne et en publiant des pamphlets dont la France s'occupait peu, il se regardait comme l'héritier et le représentant, non-seulement d'une dynastie, mais des deux idées qui avaient fait la force de cette dynastie, la Révolution sans l'anarchie et la gloire des armes; sous des formes calmes, douces et modestes, il alliait un peu confusément une sympathie active pour les innovations et les entreprises révolutionnaires aux goûts et aux traditions du pouvoir absolu, et l'orgueil d'une grande race s'unissait en lui à l'instinct ambitieux d'un grand avenir. Il se sentait prince et se croyait, avec une confiance invincible, prédestiné à être empereur. Ce fut avec ce sentiment et cette foi que le 30 octobre 1836, à six heures du matin, sans autre appui qu'un colonel et un chef de bataillon gagnés d'avance à sa cause, il traversa les rues de Strasbourg et se présenta à la caserne du 4e régiment d'artillerie où, après deux petites allocutions du colonel Vaudrey et de lui-même, il fut reçu aux cris de Vive l'Empereur! Quelques-uns de ses partisans et selon quelques rapports, lui-même, se portèrent aussitôt chez le général commandant et chez le préfet, et n'ayant pas réussi à les séduire, ils les firent assez mal garder dans leur hôtel. En arrivant à la seconde caserne qu'il voulait enlever, la caserne Finckmatt, occupée par le 46e régiment d'infanterie de ligne, le prince Louis n'y trouva pas le même accueil; prévenu à temps, le lieutenant-colonel Talandier repoussa fermement toutes les tentatives et maintint la fidélité des soldats; le colonel Paillot et les autres officiers du régiment arrivèrent, également loyaux et résolus. Sur le lieu même, le prince et ceux qui l'accompagnaient furent arrêtés. A ce bruit bientôt répandu, les mouvements d'insurrection tentés dans divers corps et sur divers points de la ville cessèrent à l'instant; le général et le préfet avaient recouvré leur liberté et prenaient les mesures nécessaires. Parmi les adhérents connus du prince Louis dans cette entreprise de quelques heures, un seul, M. de Persigny, son confident et son ami le plus intime, réussit à s'échapper. Les autorités de Strasbourg, en envoyant au gouvernement du Roi leurs rapports, lui demandaient ses instructions sur le sort des prisonniers.
Nous apprîmes au même moment que, le même jour, 30 octobre, à Vendôme, un brigadier du 1er régiment de hussards, en garnison dans cette ville, avait réuni au cabaret quelques-uns de ses camarades, et que là on avait résolu de sonner le boute-selle la nuit suivante, d'arrêter les officiers, les autorités, et de proclamer la république. Averti pendant que la réunion se tenait, le lieutenant-colonel fit arrêter aussitôt le brigadier et ses complices. Le brigadier, après avoir tué, d'un coup de pistolet, un maréchal des logis qui faisait son devoir en le gardant, s'échappa, erra tout le jour aux environs de la ville, et l'esprit troublé, le coeur abattu, revint à Vendôme, dans la nuit, se remettre lui-même en prison. On a beaucoup dit qu'il n'y avait aucun lien entre cette misérable échauffourée et la tentative de Strasbourg; la vraisemblance indique, et j'ai lieu de croire qu'il en était autrement.
Quant à la conduite à tenir envers les divers prisonniers; notre délibération ne fut pas longue. En apprenant l'issue de l'entreprise et la captivité de son fils, la reine Hortense accourut en France sous un nom supposé, et s'arrêtant près de Paris, à Viry, chez la duchesse de Raguse, elle adressa de là, au Roi et à M. Molé, ses instances maternelles. Elle n'en avait pas besoin; la résolution de ne point traduire le prince Louis devant les tribunaux et de l'envoyer aux États-Unis d'Amérique était déjà prise. C'était le penchant décidé du Roi, et ce fut l'avis unanime du cabinet. Pour mon compte, je n'ai jamais servi ni loué l'empereur Napoléon Ier; mais je respecte la grandeur et le génie, même quand j'en déplore l'emploi, et je ne pense pas que les titres d'un tel homme aux égards du monde descendent tous avec lui dans le tombeau. L'héritier du nom et, selon le régime impérial, du trône de l'empereur Napoléon, devait être traité comme de race royale, et soumis aux seules exigences de la politique. Il fut extrait le 10 novembre de la citadelle de Strasbourg, et amené en poste à Paris où il passa quelques heures dans les appartements du préfet de police, sans recevoir aucune autre visite que celle de M. Gabriel Delessert. Reparti aussitôt pour Lorient, il y arriva dans la nuit du 13 au 14, et fut embarqué le 15 à bord de la frégate l'Andromède qui devait se rendre au Brésil en touchant à New-York. Quand la frégate fut sur le point d'appareiller, le sous-préfet de Lorient, M. Villemain, en rendant ses devoirs au prince Louis et avant de prendre congé de lui, lui demanda si, en arrivant aux États-Unis, il y trouverait, pour les premiers moments, les ressources dont il pourrait avoir besoin: «Aucune, lui dit le prince.—Eh bien! mon prince, le Roi m'a chargé de vous remettre quinze mille francs qui sont en or dans cette petite cassette.» Le prince prit la cassette; le sous-préfet revint à terre, et la frégate fit voile.
Vingt-quatre années (et quelles années!) se sont écoulées depuis cette époque. Leurs enseignements sont clairs. Deux fois, en 1836 et en 1840, avec la persévérance de la foi et de la passion, le prince Louis-Napoléon a tenté de renverser la monarchie constitutionnelle; il a échoué deux fois, et dès les premiers pas. En 1851, il a renversé du premier coup la république, et depuis ce jour il règne sur la France. La monarchie constitutionnelle était un gouvernement régulier et libre, qui donnait des garanties aux intérêts vrais et complets de la France; la France, qui l'avait désirée en 1789, en 1814 et en 1830, n'a jamais prêté son franc concours à ses destructeurs, et en 1848 elle a subi sa chute avec surprise et alarme. La république commença en 1848 par l'anarchie, et ne menait qu'à l'anarchie; la France a accepté et soutenu l'Empire comme un port de refuge contre l'anarchie. Il y a des temps où les peuples sont gouvernés surtout par leurs désirs, et d'autres où ils obéissent surtout à leurs craintes. Selon que l'une ou l'autre de ces dispositions prévaut, les peuples recherchent de préférence la liberté ou la sécurité. C'est le premier secret de l'art de gouverner de ne pas se méprendre sur leur voeu dominant.
A l'égard des complices du prince Louis, des doutes s'élevaient sur la juridiction devant laquelle ils devaient être renvoyés. Nous nous décidâmes pour celle qui n'était l'objet d'aucune objection populaire, le jury. Ce fut, je crois, une faiblesse et une faute. Si jamais entreprise eut les caractères d'un attentat contre la sûreté de l'État, c'était certainement celle de Strasbourg; elle rentrait ainsi, selon la Charte et nos traditions constitutionnelles, dans les attributions de la cour des pairs. Le cabinet précédent lui avait renvoyé naguère le jugement de l'assassin Alibaud, affaire sans complication politique, et qui n'offrait aucune question difficile, ni de principe, ni de circonstance. Celle du complot de Strasbourg lui revenait bien plus naturellement. La mesure que nous venions de prendre à l'égard du prince Louis était une raison de plus de renvoyer ses complices devant la cour des pairs, car cette cour seule était capable d'apprécier la convenance d'un tel acte, et de n'en apporter pas moins, dans le jugement général de l'affaire et de ses acteurs, une fermeté équitable. Quant au petit complot de Vendôme, la juridiction était claire; des militaires seuls y avaient pris part; ils furent renvoyés devant le conseil de guerre de Tours.
La session des Chambres approchait, et devait s'ouvrir sous des auspices très-divers, mêlés de perspectives sereines et de nuages. A l'extérieur, l'aspect général des affaires n'avait rien que de satisfaisant. La paix n'était plus nulle part menacée. La querelle précédemment engagée entre la France et la Suisse au sujet des réfugiés avait amené la suspension des rapports diplomatiques entre les deux pays; mais grâce à la modération des deux gouvernements, cette altération du bon voisinage avait cessé; la question était apaisée, les rapports rétablis, et les incidents subalternes qui avaient contribué à les troubler n'avaient plus de valeur que comme aliment à la polémique de l'opposition. En nous refusant à l'intervention en Espagne, nous avions continué d'exécuter, non-seulement avec scrupule, mais avec zèle, le traité de la Quadruple-Alliance, et nous donnions au gouvernement de la reine Isabelle tout l'appui indirect que nous pouvions lui apporter sans engager à son service le drapeau de la France. Cette politique portait ses fruits. C'était sans succès décisif que les carlistes entretenaient au delà des Pyrénées la guerre civile; malgré leurs victoires locales et leurs courses à travers l'Espagne, la monarchie constitutionnelle était debout, opiniâtrement et efficacement défendue. Le parti radical espagnol, maître du pouvoir, en sentait la responsabilité qui pesait directement sur lui et sur lui seul, et il s'éclairait et se modérait peu à peu en gouvernant. Les nouvelles Cortès avaient confirmé la régence de la reine Christine, et elles préparaient, dans la constitution de 1812, des modifications qui devaient la rendre moins périlleuse pour l'ordre et la monarchie. En reconnaissant l'indépendance des républiques américaines, le gouvernement espagnol se délivrait d'un pesant fardeau, et se mettait en mesure de porter, sur la pacification de l'Espagne même, tout son effort. La négociation confidentiellement engagée à Berlin et à Schwerin pour le mariage du duc d'Orléans avec la princesse Hélène de Mecklembourg promettait une heureuse issue. A tout prendre, M. Molé, après quelques mois d'administration, se présentait devant les Chambres ayant fidèlement et prudemment mis en pratique les maximes au nom desquelles le cabinet s'était formé, et en ayant déjà recueilli de bons résultats. C'était à l'intérieur que la situation était plus compliquée et moins favorable; l'expédition de Constantine et l'entreprise de Strasbourg pesaient sur nous, nous laissaient des questions graves à résoudre, des devoirs difficiles à remplir, et ne pouvaient manquer de susciter de vifs débats.
Le 27 décembre, le Roi se rendait au Palais-Bourbon, le long du quai des Tuileries, pour ouvrir la session. La 2° légion de la garde nationale, qui bordait la haie, inclinait devant lui son drapeau; il s'avançait hors de la portière pour lui rendre son salut; un coup de feu partit; la balle effleura la poitrine du Roi, passa entre ses deux fils le duc de Nemours et le prince de Joinville qui, ainsi que le duc d'Orléans, étaient avec leur père dans la voiture, et sortit en brisant une glace dont les éclats blessèrent légèrement deux des princes. L'assassin, arrêté à l'instant, et soustrait avec grand'peine à l'indignation de la foule, fut emmené d'abord au poste des Tuileries. Le cortège continua sa marche; le Roi reparut à la portière, répondant de la main aux acclamations qui éclataient sur son passage. Il arriva au Palais-Bourbon où la Reine, Madame Adélaïde, la princesse Marie, la princesse Clémentine, le duc d'Aumale et le duc de Montpensier l'attendaient dans la tribune de la famille royale. Le bruit de l'attentat s'était déjà répandu dans la salle; des regards inquiets se tournaient en hésitant vers la Reine; on restait immobile; on se taisait, comme pour ne pas susciter, par un trouble visible, ses premières terreurs. Envoyé sur-le-champ par le Roi, le commandant Dumas parut dans la tribune et dit à la Reine: «Le Roi se porte bien; il arrive; les princes ne sont pas blessés.» Ils arrivaient en effet; le Roi monte sur l'estrade, et s'assit; ses trois fils étaient debout à côté de lui; quelques gouttes de sang tachaient leurs habits. Pendant plusieurs minutes les acclamations se succédèrent avec transport; l'assemblée entière debout, Chambres et spectateurs, criait vive le Roi! en portant ses regards tantôt vers le Roi, tantôt vers la Reine. Je n'ai jamais vu une émotion publique plus vive et plus sympathique. Le Roi prononça avec une fermeté simple un discours serein, plein de confiance dans l'avenir de la France, et faisant à peine allusion, par quelques mots, au nouvel attentat qu'il venait de subir: «Soutenu par votre loyal concours, dit-il en finissant, j'ai pu préserver notre patrie de révolutions nouvelles et sauver le dépôt sacré de nos institutions; unissons de plus en plus nos efforts; nous verrons s'étendre et s'affermir chaque jour l'ordre, la confiance, la prospérité: et nous obtiendrons tous les biens auxquels a droit de prétendre un pays libre, qui vit en paix sous l'égide d'un gouvernement national.»
J'ai vu et interrogé l'assassin. C'était un jeune homme d'apparence grossière et vulgaire, rude et embarrassé, entêté plutôt qu'exalté, répondant aux questions brièvement, avec aussi peu d'intelligence que d'émotion, comme pressé de ne plus entendre parler de ce qu'il avait fait, et repoussant avec un orgueil stupide tout appel au repentir. On sut bientôt qu'il s'appelait Meunier, qu'il menait une vie paresseuse et misérable, tantôt petit commis, tantôt ouvrier, et qu'il était neveu d'un honnête négociant de Paris qui, le reconnaissant avec un amer chagrin, parla de lui aux magistrats instructeurs comme d'un caractère faible, déréglé, adonné aux mauvaises moeurs, aux mauvaises lectures, engagé dans les sociétés secrètes, et incapable de résister à l'influence de ses compagnons. L'enquête et le procès confirmèrent pleinement ces informations. Par routine plutôt que par une juste appréciation des circonstances, Meunier fut renvoyé devant la cour des pairs. Peu de jours après l'attentat, la police découvrit et saisit, chez un mécanicien nommé Champion, une machine infernale toute prête; arrêté aussitôt et très-compromis par les premiers interrogatoires, le mécanicien s'étrangla dans sa prison.
Ce fut sous l'impression de ces sinistres accidents que s'accomplirent les premiers actes des Chambres, la préparation et la discussion de leurs adresses. Il y a des tristesses et des alarmes salutaires: celles-ci ne furent pas, je crois, sans influence sur le caractère de ce débat qui fut remarquablement grave et modéré. Les partis y trouvèrent bien encore l'occasion de reproduire leurs affirmations et leurs accusations accoutumées; les uns nous redirent, à propos de l'Espagne, que nous tentions l'impossible en prétendant fonder l'ordre avec la liberté par les mains d'un pouvoir issu d'une révolution; les autres que, depuis 1830, entre les divers cabinets et leurs politiques, il n'y avait au fond nulle différence, qu'une seule et même volonté gouvernait, dans un seul et même système, et que, de ce système et de cette volonté, il n'y avait, pour la France ni pour l'Espagne, rien de bon à attendre. Ces attaques vieillies et monotones émurent peu la Chambre des députés qui n'y prêta que peu d'attention; et le débat, laissant de côté les théories révolutionnaires, se concentra dans la question vraiment politique, c'est-à-dire dans la controverse entre les deux cabinets du 22 février et du 6 septembre, qui avaient jugé différemment soit des intérêts, soit des devoirs de la France dans ses relations avec l'Espagne, et qui voulaient, l'un aller jusqu'à l'intervention directe, l'autre rester dans la limite des secours indirects. M. Thiers, M. Passy, M. Sauzet et M. Odilon Barrot d'une part, M. Molé, M. Hébert, M. de Rémusat et moi de l'autre, nous discutâmes pendant quatre jours ces deux politiques, sérieusement, vivement, quelquefois môme un peu amèrement, mais sans violence ni détour, avec des convictions et des prévoyances également sincères, quoique très-diverses, en hommes qui peuvent porter le fardeau du pouvoir sous les yeux de leurs adversaires libres et dans l'attente du jugement de leur pays. Aucune déviation imprévue, aucun incident passionné ne troubla le débat, et la Chambre put le vider dans la pleine liberté et tranquillité de sa raison. Elle donna gain de cause aux adversaires de l'intervention directe, et les événements ont donné gain de cause à sa décision. La France n'est point intervenue en Espagne, et pourtant don Carlos en a été expulsé; le gouvernement constitutionnel de la reine Isabelle est resté debout; et quand la France, pour faire prévaloir la politique qu'elle avait toujours proclamée, a eu besoin de faire appel à la confiance et à l'amitié de l'Espagne, de sa Reine, de ses Cortès, de ses ministres, cette confiance et cette amitié ne lui ont pas manqué.
Un petit fait qui, dans ce débat, fut à peine remarqué du public, mérite pourtant d'être rappelé; car, pendant quelque temps, il ne fut pas sans influence sur notre situation au dehors. Dans la séance du 14 janvier 1837 à la Chambre des députés, en parlant du danger au nom duquel surtout on réclamait l'intervention en Espagne, c'est-à-dire de la chance que l'absolutisme vînt à y triompher avec don Carlos, M. Molé prononça cette phrase qui, se trouvant dans un discours écrit, fut textuellement reproduite dans le Moniteur: «Nous détestons l'absolutisme et nous plaignons les nations qui connaissent assez peu leurs forces pour le subir.» Si M. Molé eût parlé à la France seule, ces paroles n'y eussent guère rencontré, à cette époque, que des approbateurs; mais l'Europe entière l'écoutait, et les diplomates sont aussi susceptibles qu'ils ont l'air indifférent; il y avait, pour un ministre des affaires étrangères, un peu d'oubli à parler ainsi et tout haut des gouvernements absolus avec qui nous vivions et voulions vivre en bons rapports. Les ambassadeurs d'Autriche et de Russie ressentirent vivement ce langage; ils s'en expliquèrent avec amertume dans leurs conversations intimes, et en écrivirent à leurs cours, disant qu'il y avait là «un appel à la rébellion, adressé à tous les peuples.» Rien n'était plus loin de la pensée de M. Molé: mais cet esprit si fin et si contenu n'avait pas toujours, quand il parlait en public, un sentiment bien exact de la portée de ses paroles et n'en prévoyait pas tous les effets; celles-ci jetèrent, pendant plusieurs mois, dans ses relations avec quelques-unes des cours et leurs représentants à Paris, un peu de méfiance et de froideur.
Nous touchions aux termes de ce grand débat. La querelle avec la Suisse à propos des réfugiés et l'expédition de Constantine y avaient aussi pris place, mais une place très-secondaire. La question suisse était résolue; l'opposition exploitait avec complaisance un incident de police qui s'y était mêlé; mais le précédent ministre de l'intérieur, le comte de Montalivet, en en revendiquant avec un loyal courage la responsabilité, enleva à l'attaque tout but direct, et par conséquent tout intérêt. Quant à l'expédition de Constantine, elle devait être, à propos du projet de loi sur les crédits supplémentaires, l'objet d'un examen et d'un rapport spécial; on en ajourna à ce moment la discussion.
Deux affaires, l'intervention en Espagne et la conspiration de Strasbourg, préoccupaient seules fortement les Chambres et le public: au moment même où la Chambre des députés décidait la première en votant son adresse, on apprit que, dans la cour d'assises de Colmar, le jury avait vidé la seconde en acquittant pleinement tous les accusés. L'absence du principal auteur de l'attentat et la mesure qui l'avait affranchi de toute poursuite avaient fourni aux défenseurs de ses complices l'argument et aux passions de parti le prétexte qui avaient déterminé un tel démenti à la vérité et à la loi. Les deux principaux avocats, M. Ferdinand Barrot et M. Parquin, résumèrent toute leur plaidoirie dans cet unique et spécieux moyen d'action sur des esprits, les uns faibles et intimidés, les autres ardents et décidés d'avance: «Messieurs, dit M. Ferdinand Barrot, il y avait ici un prince parmi les accusés, et pour parler comme l'accusation, la bonté royale l'a mis en liberté; elle vient d'ajouter une noble action à notre histoire. Au moment où j'arrivais ici, le prince touchait au sol de l'Amérique, pour lui le sol de l'espérance, pour lui le bonheur. Déjà son esprit est plus calme et plus paisible; il respire en paix; déjà une mère peut aller le consoler et sécher les pleurs qu'a dû verser son enfant. Mais regardez de ce côté, les chagrins, les angoisses de la prison; de ce côté tant de malheurs! vous citoyens, vous les organes de la loi et non pas les soutiens de la force, vous vous montrerez dignes de la mission qui vous est confiée; vous acquitterez, et votre décision s'inscrira dans les plus belles pages de nos annales judiciaires, car il est un principe établi dans nos moeurs; ce principe, c'est: «Justice égale pour tous.» A l'ombre de cet étrange oubli des faits et de cette confusion, non moins étrange, des idées et des devoirs, l'opposition bonapartiste et révolutionnaire, qui comptait en Alsace de nombreux adhérents, se déploya avec une hardiesse passionnée; elle remplissait la salle d'audience: «Acquittez-les, acquittez-les!» cria-t-elle de toutes parts aux jurés quand ils se retirèrent pour délibérer; et quand le verdict d'acquittement fut prononcé, les transports qui éclatèrent et les fêtes qui suivirent étaient tout autre chose que les joies d'une pitié sympathique; c'était l'explosion du triomphe et des espérances d'un parti.
C'eût été le comble de l'aveuglement ou de la faiblesse de méconnaître la gravité de cette situation et les devoirs qu'elle nous imposait. Dans la poursuite et la répression des complots et des attentats politiques, le gouvernement du Roi avait été, depuis son origine, d'une modération et d'une douceur persévérantes, dont je n'hésite pas à dire qu'on ne trouverait nulle part dans l'histoire un pareil exemple. Jamais aucun délit de ce seul caractère, et pur de tout autre crime, n'avait été suivi de l'exécution de la peine capitale; la veille encore, en apprenant que le conseil de guerre de Tours venait de condamner à mort le brigadier Bruyant, auteur de l'insurrection de Vendôme, le Roi avait commué sa peine en déportation. En transportant simplement le prince Louis-Napoléon aux États-Unis, il avait fait un acte de noble et intelligente équité; et cet acte même était exploité pour énerver son gouvernement, en lui refusant, malgré l'évidence des faits, la plus commune protection des lois, tandis qu'on protégeait, jusque dans le sein de l'armée, l'indiscipline et la défection. Nous aurions rougi de nous-mêmes si nous avions accepté, dans une scandaleuse inertie, ces victoires des passions de parti sur les devoirs publics, ces mensonges légaux; cette faiblesse des moeurs où les factions ennemies ne pouvaient manquer de puiser un redoublement de confiance et d'audace. Après mûre délibération et d'un commun accord, nous présentâmes aux Chambres trois projets de loi destinés à modifier ou à compléter le Code pénal pour prévenir, autant que cela est au pouvoir des lois, de pareils désordres. Le premier avait pour objet de rendre la peine de la déportation efficace en la rendant réelle, et il fixait dans un district de l'île Bourbon le lieu où cette peine devait être subie, en allouant les fonds nécessaires pour cet établissement. Le second, énumérant certains crimes et délits prévus par le Code pénal et les lois postérieures, ordonnait qu'en cas de participation ou de complicité de militaires et de personnes appartenant à l'ordre civil, les poursuites seraient disjointes, et les militaires renvoyés devant les conseils de guerre, tandis que les personnes appartenant à l'ordre civil iraient devant les tribunaux ordinaires. Le troisième enfin, rétablissant trois articles du Code pénal de 1810, punissait, sauf certaines exceptions légales, la non-révélation des complots formés ou des crimes projetés contre la vie ou la personne du Roi. Les deux premiers de ces projets de loi furent présentés à la Chambre des députés, et le troisième à la Chambre des pairs.
Nous ne nous bornâmes pas à ces mesures répressives et directes; nous résolûmes d'aborder une question restée en suspens depuis 1830, et d'une importance très-réelle, bien qu'indirecte, pour la monarchie: la question de la dotation des diverses branches de la famille royale, élément de stabilité et par conséquent de force monarchique. Cette question était dès lors regardée comme si délicate, tant d'attaques avaient déjà été poussées de ce côté par l'opposition et tant de préventions répandues dans le public que, depuis 1832, aucun des cabinets qui s'étaient succédé n'avait osé venir demander aux Chambres l'allocation d'un million qui, aux termes d'un traité conclu entre la France et la Belgique, le 28 juillet de cette année, devait leur être proposée dans la session suivante pour la dot de la princesse Louise, devenue reine des Belges. Nous présentâmes, le 26 janvier 1837, à la Chambre des députés, deux projets de loi, l'un accomplissant l'engagement contracté envers le roi des Belges, l'autre assignant comme dotation à M. le duc de Nemours, devenu majeur l'année précédente, le domaine de Rambouillet, avec certaines portions des forêts de l'État.
Nous ne nous faisions, quant à ces deux projets de loi, surtout quant au dernier, aucune illusion sur les obstacles qu'ils rencontreraient et les luttes qu'ils susciteraient. Ses plus acharnés ennemis hésiteraient aujourd'hui à répéter, sur la fortune du roi Louis-Philippe et sur son avidité en matière d'intérêts privés, les inconcevables erreurs et les odieuses calomnies dont ce prince a été l'objet; les faits, les comptes, les papiers, tous les détails, tous les documents de sa vie et de sa situation domestique ont été livrés à la publicité la plus imprévue, la plus entière, et soumis aux investigations les plus rigoureuses. Cette épreuve a tourné à son honneur, et les mensonges qui s'étaient amassés autour de son trône se sont évanouis devant son tombeau. Mais, en 1837, ces mensonges étaient partout répandus, colportés, accrédités; beaucoup de ceux qui les répandaient y croyaient; ceux qui les taxaient d'exagération et d'hostilité ne savaient trop ce qu'ils en devaient penser, et parmi ceux qui les repoussaient, plusieurs n'étaient pas sans un peu d'inquiétude. Le roi Louis-Philippe était lui-même une des principales causes de cet état des esprits. Nul prince, je dirais volontiers nul homme, ne s'est plus souvent donné l'apparence des torts qu'il n'avait pas et des fautes qu'il ne faisait pas. Il avait assisté à tant de désastres imprévus, vécu au milieu de tant de ruines, et subi lui-même de telles détresses qu'il lui en était resté une extrême défiance de l'avenir et une vive appréhension des chances funestes qui pouvaient encore l'atteindre, lui et les siens. Tantôt il se rappelait, avec un juste orgueil, ses jours de vie errante et pauvre; tantôt il en parlait avec un amer souvenir et une prévoyance pleine d'alarme. En septembre 1843, pendant la première visite de la reine Victoria au château d'Eu, on se promenait un jour dans le jardin potager du château, devant des espaliers couverts de belles pêches; le Roi en cueillit une et l'offrit à la reine qui voulut la manger, mais ne savait comment s'y prendre pour la peler; le Roi tira de sa poche un couteau en disant: «Quand on a été, comme moi, un pauvre diable vivant à quarante sols par jour, on a toujours un couteau dans sa poche;» et il sourit, comme tous les assistants, à ce souvenir de sa misère. Dans une autre occasion, j'étais seul auprès de lui; il me parlait de sa situation domestique, de l'avenir de sa famille, des chances qui pesaient encore sur elle; il s'échauffa en entrant dans le détail de ses charges, de ses dettes, des absurdités qu'on débitait sur sa fortune; et, me prenant tout à coup les mains, il me dit avec un trouble extrême: «Je vous dis, mon cher ministre, que mes enfants n'auront pas de pain.» Quand il était sous l'empire de cette disposition, il recherchait avec ardeur, pour les siens et pour lui-même, des garanties d'avenir; et en même temps il exprimait ses sollicitudes et ses plaintes avec un abandon, une intempérance de langage, qui étonnaient quelquefois ses auditeurs les plus bienveillants, fournissaient à ses ennemis des soupçons à l'appui de leur crédulité où de leurs mensonges, et entretenaient dans le public cette disposition méfiante contre laquelle nous avions à lutter quand nous venions réclamer, pour la famille royale; au nom de la justice et de la bonne politique, ces dotations que le Roi semblait solliciter en plaideur avide et inquiet.
Nous n'étions donc pas, en présentant ces deux projets de loi, bien tranquilles sur le sort qui les attendait; mais la froideur de l'accueil qu'ils reçurent, dans la Chambre des députés et au dehors, dépassa notre attente; et cette froideur s'étendit aux trois projets de lois pénales que nous proposions en même temps; nos adversaires se félicitaient du terrain que nous leur offrions pour l'attaque; nos amis se montraient embarrassés de la situation que nous leur faisions, et attristés de l'effort que nous leur demandions. Nous reconnaissions tous les présages d'un difficile et périlleux combat.
Ce fut sur le projet de loi relatif à la disjonction des poursuites en cas de crimes commis à la fois par des militaires et par des personnes de l'ordre civil que porta l'effort de la lutte. Ce projet n'avait rien de contraire aux principes essentiels du droit, ni au sens moral, ni à l'équité; il ne créait point de juridiction exceptionnelle, n'enlevait personne à ses juges ordinaires, et son opportunité politique était évidente. Mais il était en désaccord avec les maximes et les traditions de la jurisprudence française; il offrait dans l'exécution certaines difficultés, la plupart spécieuses, quelques-unes réelles, quoique point insurmontables. Les jurisconsultes s'emparèrent de la discussion et la firent durer sept jours; sur trente et un orateurs qui y prirent part, vingt étaient des magistrats ou des avocats; ils étaient divisés entre eux; onze attaquèrent le projet de loi et neuf le défendirent; mais les opposants avaient pour eux les instincts et les habitudes de la plupart de leurs auditeurs; ils soulevaient avec profusion des difficultés que les défenseurs du projet ne résolvaient pas aussi aisément. MM. Dupin et Nicod déployèrent dans cette attaqué autant d'ardeur que de talent et d'adresse; M. de Lamartine et M. de Salvandy soutinrent le projet avec une ferme indépendance d'esprit et une verve éloquente, mais sans beaucoup d'effet. Plusieurs des principaux orateurs politiques de la Chambre, M. Thiers et M. Odilon Barrot entre autres, demeurèrent étrangers au débat. Je me proposais d'y entrer; j'avais étudié la question, pris des notes et préparé le plan de mon discours[20]; mais au moment où il m'eût convenu de parler, plusieurs de mes amis, et des plus fermes, me conseillèrent le silence; je susciterais, me dirent-ils, des passions plus vives; j'attirerais dans l'arène des adversaires jusque-là restés en dehors; j'ajouterais peut-être aux périls de la question. Je cédai à cet avis. Ce fut une faute. J'ignore si j'aurais changé quelque chose au résultat de la délibération, et j'incline à croire que non; l'opposition avait réuni toutes ses forces, et elle avait en même temps pour elle, dans cette circonstance, toutes les faiblesses du parti du gouvernement; mais pour la situation du cabinet, et surtout pour la mienne, il eût mieux valu que je prisse ma place dans ce grand débat. Quoi qu'il en soit, son issue nous fut contraire; le projet de loi sur la disjonction fut rejeté par une majorité de deux voix.
[Note 20: J'insère, dans les Pièces historiques, n° XI, ce plan et ces notes qui, bien que la question et la situation soient également éteintes, ne sont peut-être pas encore sans intérêt.]
Tous les autres projets que nous avions présentés furent frappés par cet échec, comme un seul coup de vent abat les arbres les plus séparés et les plus divers. Le choix de l'île Bourbon et du district de la Salazie dans cette île, comme lieu de déportation, offrait quelques inconvénients; le projet de loi sur la non-révélation des complots formés ou des crimes projetés contre la vie ou la personne du Roi soulevait de fortes objections morales et de mauvais souvenirs; M. Royer-Collard annonçait qu'il le combattrait hautement. On recommença, à propos de la dotation de M. le duc de Nemours, toutes les controverses auxquelles avait donné lieu, en 1831 et 1832, la fixation de la liste civile: pourquoi des apanages héréditaires aux princes? Pourquoi des propriétés foncières? Ne vaudrait-il pas mieux leur donner des rentes sur l'État, ou même simplement des dotations viagères? En 1837 comme en 1831, toute prévoyance politique et monarchique était bannie de ces discussions. On faisait des recherches sur le revenu du domaine privé, sur la valeur des portions de forêts que le projet de loi ajoutait au domaine de Rambouillet; et la presse opposante élevait à ce sujet des doutes, des soupçons qui ne pouvaient être immédiatement réfutés, et qui, en attendant la réfutation, refroidissaient et embarrassaient les esprits les plus bienveillants. Les corps politiques ont leurs impressions et leurs alarmes paniques, comme les armées; le cabinet fut considéré, dans les Chambres et dans le public, comme en état de défaite générale, et par conséquent en état de crise.
Sa composition et sa situation intérieure le rendaient peu propre à une énergique et longue défense. Ce n'est pas sans regret que je rappelle aujourd'hui les dissentiments qui, en 1837, me séparèrent d'un homme éminent avec qui, après 1848, je me suis retrouvé uni par des idées, des sentiments et des efforts communs pour le rétablissement d'un ordre vrai et durable dans notre patrie. Mais quand j'ai entrepris de retracer ce que j'ai pensé, voulu et fait dans le cours de ma vie publique, je me suis imposé le devoir d'en dire sans détour les motifs; et j'ai la confiance que, dans ce difficile travail, je serai, sur mon propre compte, assez sincère pour avoir le droit de l'être également en parlant d'autrui, sans être taxé de malveillance et d'aigreur. M. Molé savait mieux vivre avec des supérieurs qu'avec des égaux. Il avait servi avec dignité l'empereur Napoléon et accepté de bonne grâce la présidence du duc de Richelieu; mais quand la hiérarchie des relations n'était pas aussi clairement déterminée, quand il se trouvait en rapport avec des hommes qui n'étaient ou ne pouvaient être pour lui que des associés ou des rivaux, M. Molé devenait méfiant, ombrageux, susceptible, et livré tantôt à des inquiétudes, tantôt à des prétentions mal fondées et incommodes. De la part de ses collègues, toute démarche inattendue, la moindre négligence lui semblaient un acte de malveillance secrète ou d'hostilité préméditée; le plus léger déplaisir d'amour-propre lui était une amère blessure. Ce n'était pas au sein des institutions libres que s'était faite son éducation politique; il s'était formé et développé sous un régime étranger aux conditions et aux luttes du gouvernement représentatif; aussi était-il plus propre à tenir une conduite isolée et toute personnelle qu'à entrer dans les combinaisons et les mouvements d'une grande assemblée. Il était d'excellent jugement dans un conseil, et plein d'habiles et agréables ménagements dans ses rapports avec les personnes; mais les engagements et les liens de parti ne lui convenaient pas; il les trouvait embarrassants pour la politique générale, compromettants pour lui-même, et il se croyait en droit d'en tenir peu de compte, selon les exigences des affaires ou les convenances de sa propre position. Il n'y eut entre lui et moi, pendant notre courte alliance, aucun dissentiment grave, aucune querelle visible; sur le fond des questions, nous étions habituellement du même avis; mais la différence de nos caractères et de nos moeurs politiques ne tarda pas à rendre nos relations moins sereines en réalité qu'en apparence; nous agissions ensemble en nous observant mutuellement et sans nous croire, l'un envers l'autre, en parfaite sécurité. M. Molé se persuada de plus, bien à tort, que M. de Gasparin, mon ami plus que le sien, cherchait à lui nuire pour me servir, et sa méfiance pour tout ce qui provenait du ministère de l'intérieur devint l'une de ses préoccupations inquiètes. Rien n'était plus étranger aux intentions et à la conduite de M. de Gasparin, droit et loyal dans la vie publique comme dans la vie privée; il s'appliquait aux devoirs de son département, sans autre dessein ni souci que de les bien remplir. Par malheur, plus exercé à l'administration qu'à la politique, il ne portait pas, dans les Chambres et à la tribune, autant de facilité et d'autorité qu'en eussent exigé les grandes, nombreuses et délicates affaires qu'il avait à y traiter; modeste jusqu'à la timidité, quoique très-ferme dans le péril, il ne luttait pas toujours avec promptitude et succès. Quand vint le jour des revers, quand le rejet de la loi de disjonction eut jeté le trouble dans nos rangs, ces faiblesses et ces dissonances intérieures du cabinet éclatèrent; ce fut, dans les Chambres et dans le public, le sentiment et le propos général qu'il tomberait infailliblement s'il ne se hâtait de modifier, selon les ennemis, sa politique, selon les amis, sa composition.
On ne parla d'abord que de modifications partielles qui laisseraient subsister la base sur laquelle le cabinet s'était formé, l'alliance entre M. Molé et moi. On semblait n'insister que sur la retraite de M. de Gasparin qui, avec son désintéressement accoutumé, s'empressait de l'offrir. Je déclarai que si M. de Gasparin sortait du cabinet, je n'y pourrais rester qu'en occupant moi-même le ministère de l'intérieur, et en ayant pour successeur à l'instruction publique l'un de mes amis, M. de Rémusat plutôt que tout autre. J'avais reconnu l'insuffisance des influences indirectes, et j'étais bien résolu à n'accepter aucune combinaison qui ne fortifiât, dans le gouvernement, la politique que je soutenais et ma position pour la soutenir. M. Molé repoussa formellement une telle modification. La situation fut, dès lors, pour moi, parfaitement claire, et, à vrai dire, je n'avais pas besoin que ce symptôme vînt l'éclaircir. Ce n'était point d'une modification partielle, ni d'une simple question de personnes, mais d'un changement de politique qu'il s'agissait; l'échec que venait d'essuyer, à la Chambre des députés, la politique de résistance, l'avait gravement compromise aux yeux du public, et même dans l'esprit de quelques-uns de ses défenseurs; la majorité qui, jusque-là, l'avait fermement appuyée, se montrait lasse et chancelante; était-il possible d'aller plus avant, ou seulement de persévérer dans des voies où l'on rencontrait tant d'adversaires et des alliés si incertains? Le moment n'était-il pas venu de relâcher les rênes et de tenter d'autres procédés de gouvernement? Comme si l'on eût été au lendemain d'une grande et définitive victoire, on reparlait d'une amnistie; on se demandait si elle ne désarmerait pas enfin les conspirateurs et les assassins. Le Roi lui-même, sans être ébranlé dans ses convictions générales, était ému et perplexe dans ses résolutions. Ce fut sous le coup de cette hésitation que se développa la crise ministérielle; je restais le représentant de la politique de résistance; M. Molé se préparait à devenir le chef de la politique de concession; notre rupture et la complète dissolution du cabinet furent, en peu de jours, des faits accomplis; il ne s'agit plus que de savoir au nom de quelles maximes et sous quel drapeau se formerait la nouvelle administration.
Le 5 avril, le Roi me fit appeler, me dit que M. Molé lui avait apporté sa démission, et me demanda de lui présenter les éléments d'un cabinet. Je m'attendais à cette épreuve; j'en avais causé avec mes amis, surtout avec le duc de Broglie et M. Duchâtel, et je connaissais leurs dispositions. Dès le 29 mars, le duc de Broglie, qui se tenait à l'écart avec une réserve scrupuleuse, m'avait écrit: «Si, ce qu'à Dieu ne plaise, le Roi, spontanément et de son propre mouvement, me faisait demander, je ne pourrais, en mon âme et conscience, lui donner qu'un seul conseil; ce serait qu'il tentât un ministère fondé sur le principe d'une réconciliation entre les hommes qui ont concouru depuis six ans à défendre le gouvernement actuel; sauf à discuter les conditions de la réconciliation et les diverses applications du principe.» Je pris sur-le-champ mon parti; après avoir vu d'abord M. Molé et reçu de lui la confirmation de sa démission, j'allai trouver M. Thiers, qui ne m'attendait pas, et je lui proposai de reconstituer le cabinet du 11 octobre 1832; il eût repris le ministère de l'intérieur, le duc de Broglie les affaires étrangères avec la présidence du conseil, M. Duchâtel les finances, et je serais resté au ministère de l'instruction publique. Notre conversation fut longue, ouverte, sans souvenir amer comme sans détour. M. Thiers déclina ma proposition; il ne croyait pas que ce qui s'était passé depuis un an, la question de l'intervention en Espagne, toujours subsistante entre le Roi et lui, et sa situation dans la Chambre des députés lui permissent de l'accepter. Je retournai aux Tuileries; je rendis compte au Roi de ma visite infructueuse, et je le priai d'aviser à d'autres moyens et à d'autres personnes que moi pour former un cabinet.
Pendant huit jours, le Roi fit appeler tantôt séparément, tantôt ensemble, le maréchal Soult, M. Thiers, le général Sébastiani, M. Dupin; il s'entretint avec eux des diverses questions pendantes et des diverses combinaisons possibles, les pressant de lui en présenter une qui pût satisfaire aux exigences de la situation. On en tenta plusieurs, mais sans succès; on ne parvenait à s'accorder ni sur les mesures, ni sur les personnes. M. Molé restait en dehors de ces tentatives, se plaignant seulement de la prolongation de la crise, et laissant entrevoir qu'au besoin il saurait y mettre fin. Le 12 avril, le bruit se répandit qu'en effet, de concert avec M. de Montalivet, il s'était remis à l'oeuvre. Le même jour, le Roi me fit de nouveau appeler, et me demanda si, avec mes amis particuliers, je pourrais parvenir à former un cabinet. Sans rien atténuer de la difficulté et du péril de l'entreprise, je lui demandai, à mon tour, si je pourrais compter, comme collègues, sur deux hommes de coeur qui avaient sa confiance, M. de Montalivet et le duc de Montebello. Outre M. Duchâtel, j'indiquai, parmi mes amis, M. de Rémusat et M. Dumon; je prononçai le nom du général Bugeaud: «C'est trop hasardeux, me dit le Roi avec une perplexité bienveillante; je ne peux pas, je n'ose pas.—Je le comprends, sire; le Roi trouvera des moyens moins compromettants;» et je me retirai. Deux jours après, le cabinet de M. Molé était formé, et le Moniteur du 15 avril annonçait que, sous sa présidence, M. Barthe, M. de Montalivet, M. Lacave-Laplagne et M. de Salvandy remplaçaient, aux départements de la justice, de l'intérieur, des finances et de l'instruction publique, M. Persil, M. de Gasparin, M. Duchâtel et moi.
Je ne m'étais pas mépris sur le sens et la portée de ce changement. Les mesures que nous avions adoptées et présentées de concert, M. Molé et moi, furent aussitôt rétractées. Le projet de loi pour la dotation de M. le duc de Nemours fut retiré. On laissa tomber les projets de lois sur la déportation et la non-révélation. L'amnistie générale fut hautement annoncée. A la place de la politique de résistance, on proclama la politique qu'on appelait, non de concession, mais de conciliation.
Ma disposition en sortant des affaires.—Douleur de famille.—Mme la duchesse d'Orléans; son arrivée à Fontainebleau; son mariage; son entrée à Paris.—Caractère du château de Fontainebleau.—Accidents du Champ-de-Mars.—Ouverture du Musée de Versailles.—Caractère de cette fête.—Mon séjour au château de Compiègne.—Mes conversations avec Mme la duchesse d'Orléans.—La princesse Marie; son mariage; ses dispositions, sa mort.—Ce qui est dû à la mémoire des morts.—Lady Holland et Holland-House.—Grand nombre d'hommes éminents morts de 1836 à 1839.—Leur caractère.—M. Raynouard et M. Flaugergues.—M. de Marbois et l'abbé de Pradt.—Le baron Louis.—Le maréchal Lobau et le général Haxo.—M. Silvestre de Sacy.—M. Laromiguière.—Le docteur Broussais.—M. le prince de Talleyrand.—Sa dernière visite à l'Institut.—Ses derniers actes.—Le comte de Montlosier.—Difficultés de la situation de M. Molé.—Comment il les surmonte ou les ajourne.—Ses mesures à l'intérieur.—Incidents favorables à l'extérieur.—Guerre avec la Mexique.—Avec Buenos-Ayres.—Traité avec Haïti.—Seconde expédition de Constantine; son succès.—Le prince Louis Bonaparte de retour en Suisse.—Adoption définitive du traité des vingt-quatre articles sur les limites de la Belgique.—Évacuation d'Ancône.—Mon attitude dans la Chambre des députés.—Mes discours en mai 1837, dans la discussion des fonds secrets.—Déplaisir de M. Molé.—Dissolution de la Chambre des députés.—Caractère de cette mesure et des élections.—Session de 1837-1838.—Succès et échecs du cabinet.—Sa situation après la session.—Session de 1838-1839.—La coalition.—Ses causes générales.—Mes motifs personnels.—Fut-ce une faute?—Débat et vote de l'adresse.—Bonne attitude de M. Molé.—Dissolution de la Chambre des députés.—Résultat des élections.—Retraite du cabinet Molé.—Vaines tentatives pour former un cabinet de coalition.—Ministère provisoire.—Émeute du 12 mai 1839.—Formation du cabinet du 12 mai 1839.
Sorti des affaires le 15 avril 1837, je passai près de trois ans sans y rentrer. Ce furent là, de 1830 à 1848, mes plus longues vacances hors du gouvernement. On a souvent parlé de mon ambition et de l'ardeur de mes luttes, soit pour conserver, soit pour reprendre le pouvoir. On a fait de moi un homme possédé d'une seule passion et acharné à la poursuite d'un seul et même dessein. Ces moralistes subalternes connaissent bien peu la nature humaine, l'infinie variété de ses dispositions et les vicissitudes de l'âme à travers celles de la vie. L'ambition a ses jours, et le détachement aussi a les siens; les grandes luttes animent et plaisent; les forces de l'esprit et du caractère s'y déploient; mais il n'y a point de force qui ne se lasse et n'arrive au besoin du repos. La destinée d'ailleurs ne réside pas tout entière dans l'arène politique, et celui qui en sort va peut-être ressentir, en rentrant sous le toit domestique, des blessures bien plus cruelles que les coups de ses plus violents adversaires. C'était ma situation en avril 1837; deux mois auparavant, le 15 février, j'avais perdu mon fils aîné, excellent et charmant jeune homme, déjà un homme; il avait près de vingt-deux ans, et me promettait un compagnon aussi aimable que sûr. Non qu'il témoignât pour la carrière politique beaucoup de penchant; doué d'un esprit très-distingué, il avait fait toutes ses études, scientifiques comme littéraires, avec un rare succès; il avait suivi les cours de l'École Normale, et avait été admis, après un solide examen, quoique sans dessein d'y entrer, à l'École polytechnique; mais c'était un naturel aussi modeste que fier, délicat, un peu renfermé en lui-même, plus jaloux d'intimité que d'éclat, et enclin à goûter sans bruit les joies nobles de la vie plutôt qu'à en rechercher les triomphes. Je ne sais s'il eût pris une grande part aux affaires de son pays; mais il eût été, à coup sûr, une de ces créatures d'élite qui charment la vie domestique et honorent la vie humaine. Une pleurésie me l'enleva, et je restai avec l'amer sentiment que le mal avait existé quelque temps sans qu'on y regardât. C'est l'une des plus douloureuses impressions que m'aient laissées les épreuves qui m'ont atteint dans mes affections les plus chères; on ne s'inquiète jamais assez, ni assez tôt.
Je ne me suis jamais senti plus près de plier sous le fardeau. A peine un mois après ce coup, les grands débats des Chambres commencèrent. Outre la politique générale, j'eus à soutenir, pour mon propre compte, la longue discussion du projet de loi que j'avais présenté un an auparavant sur l'instruction secondaire. Puis éclata la crise ministérielle. Je fus aidé, dans ma pesante tâche, par la sympathie qui me fut témoignée de toutes parts à ce cruel moment; sympathie qui me fut douce surtout parce qu'au delà de ce qu'elle avait de personnel pour moi, j'y rencontrais un sentiment général des mérites à peine entrevus de mon fils, et cette justice tendre que les hommes accordent volontiers à une jeune vie éteinte tout à coup, au milieu de belles espérances, sans avoir encore engagé aucun combat, ni subi aucun mécompte. M. Dupin entre autres, alors président de la Chambre des députés, fut plein envers moi, dans cette circonstance, de ménagements et de soins. Cet homme, si rude quelquefois et si constamment préoccupé de lui-même, a le coeur ouvert aux sentiments naturels, aux affections de famille, et sait y toucher avec respect, même hors de sa maison et sans aucun lien de personnelle amitié. Au milieu de ces marques d'une sympathie que j'ai quelque droit d'appeler publique, il arriva pourtant qu'un jour, dans la Chambre des députés, un de mes adversaires, par routine, je crois, plutôt que de dessein prémédité, parla de mes efforts obstinés pour rester au pouvoir. Je ne voulus pas écouter en silence cette grossièreté inopportune: «Plusieurs fois déjà en ma vie, dis-je, j'ai pris et quitté le pouvoir, et je suis, pour mon compte, pour mon compte personnel, profondément indifférent à ces vicissitudes de la fortune politique. Je n'y mets d'intérêt que l'intérêt public, l'intérêt de la cause à laquelle j'appartiens, et que je me fais honneur de soutenir. Vous pouvez m'en croire, Messieurs; il a plu à Dieu de me faire connaître des joies et des douleurs qui laissent l'âme bien froide à tout autre plaisir et à tout autre mal.» C'était bien là le sentiment que je portai dans ma petite maison, en y rentrant avec ma vieille mère et mes trois jeunes enfants.
Ce ne furent pas les affaires, mais les fêtes politiques qui amenèrent pour moi les premières occasions d'en sortir. Dès le surlendemain de la formation de son ministère, M. Molé avait annoncé aux Chambres le mariage de M. le duc d'Orléans avec la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin. Le duc de Broglie était parti comme ambassadeur extraordinaire pour aller faire la demande officielle de la main de la princesse, et la ramener en France. Je fus invité pour trois jours à Fontainebleau, où devait se célébrer le mariage. J'y arrivai le 29 mai. La cour était brillante et le public content. C'était de l'avenir, disait-on. On n'ignorait pas que d'autres alliances avaient été tentées sans succès; on savait gré à la jeune princesse de sa confiance dans la destinée, orageuse peut-être, qui s'ouvrait devant elle. On racontait qu'avant de quitter Schwerin, elle avait répondu aux inquiétudes de sa famille: «J'aime mieux être un an duchesse d'Orléans en France, que de passer ma vie à regarder ici, par la fenêtre, qui entre dans la cour du château.» On parlait très-bien de son esprit, de ses idées, de ses goûts. Parmi les libéraux français, sa qualité de protestante était loin de déplaire; on y voyait une consécration et un gage de la liberté religieuse. Quand on la vit elle-même, les premières impressions confirmèrent les espérances. Le 29 mai, à cinq heures après-midi, toutes les personnes invitées étaient réunies dans la galerie de François Ier, qui aboutit au vestibule du grand escalier de la cour du Cheval-Blanc par où la princesse devait entrer; à six heures et demie, le Roi, la Reine, les princes et les princesses y vinrent aussi l'attendre; on annonçait son approche. A sept heures, au bruit des tambours et des fanfares, et aux acclamations de la foule et de la troupe, elle arriva et trouva au bas de l'escalier le duc d'Orléans et le duc de Nemours, et en haut le Roi lui-même. En l'abordant, et dans cette première rencontre avec toute la famille royale, sa physionomie, ses manières, ses paroles furent parfaitement nobles et simples, affectueuses avec dignité et modestie, sans embarras, comme d'une personne déjà à l'aise dans sa situation nouvelle et naturellement faite pour la grandeur et le bonheur. Le lendemain 30 mai, un peu avant neuf heures du soir, commença la célébration solennelle du mariage: trois cérémonies successives; le mariage civil, dans la galerie de Henri II, prononcé par M. Pasquier qui, deux jours auparavant, avait reçu du Roi le titre de chancelier; il était le 146° chancelier de France, depuis saint Boniface qui avait été investi de cette dignité en 7S2 à l'avénement de Pépin le Bref. Après le mariage civil, le mariage catholique fut célébré dans la chapelle de Henri IV, par l'évêque de Meaux, M. l'abbé Gallard, et le mariage luthérien dans la salle dite de Louis-Philippe, par M. Cuvier, président du consistoire de la confession d'Augsbourg à Paris. Au milieu de ces cérémonies et parmi ces spectateurs si mêlés, les impressions étaient diverses, comme les situations et les croyances; les uns se félicitaient, les autres regrettaient; d'autres assistaient avec une curiosité indifférente et un peu de surprise à cette scène compliquée, plus frappés, je crois, de sa nouveauté que de sa grandeur; mais le succès de l'événement et de la personne même qui y tenait la première place effaçait ou contenait ces diversités; et pendant les quatre jours que la cour passa encore à Fontainebleau en promenades dans la forêt, spectacles et fêtes de tout genre, le sentiment dominant fut celui de la sympathie et de la satisfaction.
Je ne connais point de palais comparable à celui de Fontainebleau pour de telles solennités; il leur imprime, dès le premier moment, un grand caractère; tant de rois et tant de siècles y ont mis la main et laissé leur trace que, lorsqu'il se fait encore là de l'histoire, c'est en présence de toute l'histoire passée, et que les événements nouveaux s'y lient aux événements anciens comme à leurs ancêtres. Depuis le petit escalier tournant qui, dans le coin des plus anciennes constructions, mène à la petite chambre de Louis le Jeune, jusqu'aux grands appartements construits ou restaurés de nos jours, on traverse les séjours de François Ier, Henri II, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Napoléon, Louis XVIII, Louis-Philippe; on assiste à leurs travaux; on contemple leurs magnificences. Depuis deux siècles seulement, et sans parler d'autres grands événements, cinq mariages royaux ou leurs fêtes ont eu lieu dans cette résidence; ce fut à Fontainebleau que le fils naturel de Henri IV et de Gabrielle d'Estrées, César, duc de Vendôme, épousa Gabrielle de Lorraine; Louis XIV, après son mariage à Saint-Jean-de-Luz avec l'infante Marie-Thérèse, amena la jeune reine à Fontainebleau, et ils y passèrent neuf mois au milieu des plus brillantes fêtes; le roi d'Espagne Charles II, celui qui légua ses royaumes à Philippe V, avait épousé par procuration à Fontainebleau la nièce de Louis XIV, Marie-Louise d'Orléans; le mariage de Louis XV avec Marie Leczinska y fut célébré; puis celui du prince Jérôme Bonaparte avec la fille du roi de Wurtemberg; puis Louis XVIII y vint recevoir la duchesse de Berry. On ne peut faire un pas dans ce palais sans y rencontrer les plus frappants souvenirs; pendant que nous assistions au mariage de M. le duc d'Orléans, la duchesse de Broglie y occupait l'appartement de madame de Maintenon; un matin, en faisant ma toilette dans un cabinet qui jadis avait fait partie de la Galerie aux Cerfs, j'aperçus au bas du mur une plaque de marbre sur laquelle je lus: «C'est dans cette fenêtre que la reine Christine de Suède, en 1657, a fait tuer son écuyer Monaldeschi.» Partout, dans ce palais, les murs parlent, les morts apparaissent, et semblent se réunir pour recevoir les vivants qui y passent à leur tour.
Le 4 juin, vers quatre heures, je vis rentrer dans Paris, entourée de tout un peuple, cette famille royale que je venais de voir à Fontainebleau dans toutes les pompes de la cour. Le Roi et les princes étaient à cheval, la Reine, Madame la duchesse d'Orléans et les princesses dans une calèche découverte; de l'arc de l'Étoile au pavillon de l'Horloge, la garde nationale et l'armée en grande tenue bordaient la haie; une foule immense, curieuse et joyeuse, remplissait les Champs-Elysées et le jardin des Tuileries; le cortège s'avançait lentement, dans ces vastes allées de marronniers et de lilas en fleurs; le ciel était pur, le soleil brillant, l'air doux; la jeune princesse se soulevait par moments dans sa voiture, comme pour mieux voir la grandeur fit l'ensemble du spectacle qui la charmait. Jamais peut-être destinée aussi tragique n'a commencé par d'aussi beaux jours.
Ce n'est pas que, même dès lors, les tristesses ne se soient bientôt mêlées aux joies et les manoeuvres ennemies aux acclamations bienveillantes. Dans l'une des fêtes populaires, à la sortie du Champ-de-Mars, l'encombrement de la foule et une porte trop étroite amenèrent des accidents déplorables. Dans le monde et dans la presse, bien des voix hostiles les racontèrent avec une secrète complaisance, les comparant aux malheurs qui, soixante-sept ans auparavant, sur la place Louis XV, avaient accompagné le mariage du dauphin qui fut Louis XVI avec l'archiduchesse Marie-Antoinette, triste présage d'un cruel avenir. L'éclat même des fêtes, les splendeurs de cour, les magnificences royales, les présents offerts à la duchesse d'Orléans, sa corbeille, sa toilette, les descriptions que la flatterie et la curiosité se plaisaient à en faire, devenaient, pour les démocrates ennemis, le texte de remarques et de commentaires adressés aux passions envieuses et haineuses. Rien n'est si aisé que de mettre dans un contraste douloureux la bonne et la mauvaise fortune, la richesse et la misère, toute cette inégale répartition des biens et des maux, des jouissances et des souffrances, qui varie selon les temps, les institutions et les moeurs, mais qui reste, à des degrés divers, la condition permanente de l'humanité. En présence de ce fait redoutable, la foi chrétienne a des dogmes et des promesses, la philosophie des explications et des préceptes, la politique des devoirs et des moyens, sinon pour le faire disparaître, du moins pour le contenir et l'atténuer; mais peu importe aux factions anarchiques; elles se préoccupent bien plus d'exploiter la plaie que de la guérir, et les amusements même du peuple leur fournissent une occasion de l'irriter. Elles ne s'y épargnèrent pas lors du mariage de M. le duc d'Orléans; avec peu de succès au moment même; les instincts du peuple sont simples et droits, et il prend sa part de plaisir dans les grands événements sans y chercher des sujets de plainte ou de colère. La satisfaction et la bienveillance publiques dans les jours que je rappelle étaient vives et sincères; mais les factions en guerre avec un gouvernement n'ont pas besoin d'un prompt succès; elles se nourrissent de leur passion, de leur travail, de leurs espérances; et si les forces morales et politiques qui ont mission de les combattre ne sont pas incessamment vigilantes et actives, le venin pénètre, se répand, et le corps social se trouve un jour infecté. Une femme d'esprit disait des revenants: «Je n'y crois pas, mais je les crains.» Il faut croire aux démons anarchiques et veiller sur eux avec cette sage crainte qui est l'intelligence et la prévoyance, non pas la peur.
La fête qui suivit celle du mariage ne fut ni une fête de cour ni une fête populaire. Je n'ai point vu de solennité plus frappante que l'inauguration du musée de Versailles, ni aucune réunion qui mît plus vivement en contact et en contraste la France du XVIIe et la France du XIXe siècle, ces deux sociétés, l'une bien vraiment et naturellement fille de l'autre, et pourtant si diverses et séparées par un si profond abîme, la Révolution. L'idée de ce musée ne fut guère d'abord, dans l'esprit du roi Louis-Philippe lui-même, qu'un expédient pour sauver d'une destruction barbare et d'un emploi vulgaire ce palais et ces jardins, l'oeuvre et le séjour magnifique du plus puissant et du plus brillant de ses ancêtres. Bientôt cette idée, grande et belle en elle-même, se développa, s'éleva et conquit l'attachement, je dirais volontiers la passion du Roi comme l'approbation du public. Toute l'histoire, toute la gloire, toutes les gloires de la France, comme on le fit dire à la devise officielle du monument, ressuscitées sur la toile, sur le marbre, et replacées sous les yeux des générations présentes et futures, événements et personnages, grands faits de guerre et de la vie civile, ce rapprochement de tous les temps, de tous les noms, de toutes les destinées françaises, dans ces galeries des morts rappelés à la mémoire des vivants, il y avait là de quoi frapper la pensée réfléchie et l'imagination populaire. Elles accueillirent avec faveur l'oeuvre à peine commencée du Roi, et il s'y adonna avec l'orgueil du descendant de Louis XIV, l'amour-propre de l'inventeur et l'assiduité de l'architecte. Il se plaisait à discuter, à ordonner, à suivre de près les travaux en parcourant ces vastes salles, la plupart encore vides, mais qu'il voyait d'avance peuplées et ornées comme il les voulait. Et le jour où l'oeuvre fut assez avancée pour qu'il pût la produire devant le public, ce 10 juin 1837 où il appela et promena lui-même tout un peuple d'invités dans ce palais conservé à l'honneur de l'ancienne France et transformé à la convenance de la France nouvelle, ce jour-là fut certainement, pour lui, l'un des plus animés et des plus agréables de sa vie si pleine et si variée. Fut-il très-frappé lui-même de la nouveauté du spectacle auquel il présidait? En démêla-t-il à l'instant le grand et original caractère? J'en doute; très-probablement le roi Louis-Philippe était absorbé ce jour-là dans le plaisir et le succès de son oeuvre. Mais je garde encore l'impression qui me saisit à l'aspect de cette foule empressée, curieuse, et qui se précipitait un peu confusément de salle en salle à la suite du Roi: c'était la France nouvelle, la France mêlée, bourgeoise, démocratique, envahissant le palais de Louis XIV; pairs, députés, guerriers, magistrats, administrateurs, savants, lettrés, artistes; invasion pacifique, mais souveraine; conquérants un peu étonnés au milieu de leur conquête et assez mal dressés à en jouir, mais bien assurés et bien résolus de la garder. Les représentants de l'ancienne société française, les héritiers de ses grands noms et de ses brillants souvenirs ne manquaient point dans cette foule, et circulaient familièrement dans tous les détours de l'ancienne demeure royale; mais ils y déployaient plus d'aisance qu'ils n'y conservaient d'importance; un peuple devenu grand par lui-même et pour son propre compte, et qui s'essayait à devenir libre, dominait dans le palais du grand roi et y remplaçait sa cour.
La fête dramatique qui termina la journée eut aussi ses contrastes. L'ancienne salle de spectacle du château, tout récemment restaurée, était resplendissante de couleur et de lumière; le Roi avait voulu que le chef-d'oeuvre de Molière, le Misanthrope, y fût représenté sans aucune altération et sans que rien y manquât; pas un vers ne fut omis; l'ameublement de la scène était bien du XVIIe siècle; des costumes fidèles et préparés pour ce jour-là avaient été donnés aux acteurs; tout le matériel de la représentation, dans la salle et sur le théâtre, était excellent, et probablement bien meilleur qu'il n'avait jamais été sous les yeux de Louis XIV et par les soins de Molière. Mais la représentation même fut médiocre et froide, par défaut de vérité encore plus que de talent; les acteurs n'avaient aucun sentiment ni des moeurs générales du XVIIe siècle, ni du caractère simplement aristocratique des personnages, de leur esprit toujours franc, de leur langage toujours naturel au milieu des raffinements et des frivolités subtiles de leur vie mondaine. Les manières étaient en désaccord avec les habits et l'accent avec les paroles. Mademoiselle Mars joua Célimène en coquette de Marivaux, non en contemporaine de madame de Sablé et de madame de Montespan. Et l'infidélité était plus choquante à Versailles et dans le palais de Louis XIV qu'à Paris et sur le théâtre de la rue de Richelieu.
De Fontainebleau et de Versailles je passe à Compiègne où, vers le commencement de septembre de cette même année 1837, le duc d'Orléans, qui y tenait un camp de vingt mille hommes, m'invita pour quelques jours. Le château de Compiègne, malgré son étendue et sa splendeur, n'a rien qui saisisse et satisfasse l'imagination; l'antique origine et les grands souvenirs historiques du lieu ont disparu dans la récente et massive construction de Louis XV; il faut les rechercher dans les livres, et on les oublie dans ces cours, ces pavillons, ces appartements, ces escaliers où rien ne les rappelle. Mais le séjour de Compiègne eut pour moi, à cette époque, un attrait particulier; ce fut là que je commençai à connaître madame la duchesse d'Orléans que le prince, son mari, se plaisait à montrer à l'armée comme à ses visiteurs, et qui leur faisait, avec une grâce très-digne, les honneurs du château. Assis plusieurs fois auprès d'elle à table, nous causâmes beaucoup et de toutes choses, car elle avait pensé et elle s'intéressait à tout avec l'empressement et le charme d'un esprit élevé, riche, cultivé, prompt, trop prompt peut-être à accueillir ce qui lui donnait de nobles jouissances, et plus généreux dans ses impressions que difficile dans son goût ou son jugement. Nous n'étions pas toujours du même avis, et elle se prêtait de bonne grâce à mes dissentiments, un peu étonnée pourtant quelquefois, et ne me donnant guère lieu de croire qu'elle fût très-touchée de mes observations. Je la quittai charmé de la distinction de son esprit, de l'élévation de ses sentiments, et convaincu qu'il y avait là une âme vraiment royale, que les épreuves de la vie n'éclaireraient peut-être pas toujours, mais dont jamais elles n'abattraient le courage et n'altéreraient la dignité.
Le 17 octobre 1837, quatre mois après le mariage de M. le duc d'Orléans, sa seconde soeur la princesse Marie, épousait, au château de Trianon, le duc Alexandre de Wurtemberg, et moins de quinze mois après, elle mourait à Pise, loin de sa famille, laissant des oeuvres et un nom singulièrement célèbres pour une princesse de vingt-cinq ans. Elle avait reçu du ciel ces dons de l'invention et du sentiment dans le domaine des arts, qui frappent et émeuvent, au loin comme de près et dans tous les rangs, l'imagination des hommes. Ils étaient certainement, le duc d'Orléans et elle, les plus brillants et les plus populaires de la famille royale, et ils sont morts tous deux dans la fleur de leur popularité et de leur jeunesse, devant les perspectives du plus bel avenir. Quoique le tour si original d'esprit et de caractère de la princesse Marie ait surtout paru dans la sphère des arts, elle ne s'y renfermait point; ce naturel ardent et expansif se retrouvait en elle, de quelque objet qu'elle s'occupât, et elle avait goût à s'occuper de toutes les grandes choses. Un jour, dans le parc de Neuilly, au commencement de l'été de 1838, nous causions des plus agréables emplois de la vie; elle se plaisait à parler de la situation d'une grande dame échappant au joug de sa grandeur, à l'étiquette, à la monotonie de la cour, et, sans descendre de ses habitudes élégantes, s'entourant d'une société variée, animée, spirituelle. Le portrait que fait Bossuet de la princesse Palatine, Anne de Gonzague, dans son oraison funèbre, et quelques-unes de ses belles paroles me revinrent à l'esprit; je les rappelai à la princesse Marie: «Le génie de la princesse Palatine se trouva également propre aux divertissements et aux affaires. La cour ne vit jamais rien de plus engageant; et sans parler de sa pénétration, ni de la fertilité infinie de ses expédients, tout cédait au charme secret de ses entretiens… tant elle s'attirait de confiance, tant il lui était naturel de gagner les coeurs! Elle déclarait aux chefs des partis jusqu'où elle pouvait s'engager, et on la croyait incapable ni de tromper, ni d'être trompée. Son caractère particulier était de concilier les intérêts opposés, et, en s'élevant au-dessus, de trouver le secret endroit et comme le noeud par où on les peut réunir… inébranlable dans ses amitiés et incapable de manquer aux devoirs humains.» La princesse Marie s'émut à l'image de ce caractère et de cette vie: «Oui, me dit-elle, être de tout, tout voir, prendre part à tout sans s'asservir à rien; des conversations charmantes, quelquefois la main dans les grandes affaires, de la liberté, des amis, et la maison de ma tante Adélaïde, dans la rue de Varennes, pour les recevoir, ce serait là le parfait bonheur.» Il ne lui a pas été donné d'en jouir; mais le spectacle des désastres et des douleurs de sa famille lui a été épargné. Dieu distribue, en dehors de la prévoyance des hommes, ses rigueurs et ses faveurs.
J'ai toujours ressenti, même avant d'atteindre à la vieillesse, un respect affectueux pour les morts: la variété infinie et imprévue des coups de la mort me revient sans cesse en pensée à l'aspect des plus fortes et plus heureuses vies; les longs regrets m'inspirent, pour les âmes qui les ressentent, une profonde et sympathique estime; la promptitude de l'oubli me pénètre de compassion pour ceux qui ont passé si vite des coeurs où ils croyaient tenir tant de place, et je me plais à conserver des souvenirs que je vois si aisément effacés. Pendant mon séjour à Londres, en 1840, j'allai un soir faire une visite à Holland-House; lord Holland avait dîné je ne sais où; je trouvai lady Holland seule dans cette longue bibliothèque où sont placés, au-dessus des livres, les portraits des hommes célèbres, politiques, philosophes, écrivains, qui ont été les amis et les habitués de la maison. Je demandai à lady Holland s'il lui arrivait souvent de se trouver ainsi seule: «Non, me dit-elle, c'est rare; mais quand cela m'arrive, les ressources ne me manquent pas;» et me montrant tous ces portraits: «Je prie les amis que vous voyez de descendre de là-haut; je sais la place que chacun d'eux préférait, le fauteuil où il avait coutume de s'asseoir; ils y reviennent; je me retrouve avec M. Fox, Romilly, Mackintosh, Sheridan, Horner; ils me parlent et je ne suis plus seule;» et cette personne hautaine, capricieuse, impérieuse, qui, à travers les succès que lui avaient valus sa beauté et son esprit, avait un renom de sécheresse et d'égoïsme, était, en me parlant ainsi, visiblement et sincèrement émue. J'en ai gardé sur elle une impression favorable. Quiconque n'oublie pas a vraiment aimé, et la fidélité de la mémoire est l'un des gages les plus assurés de ce que vaut le coeur.
Je ne veux pas encourir envers les hommes avec qui j'ai vécu, et qui, presque tous, m'ont accueilli, jeune encore et inconnu, avec une extrême bienveillance, ce tort de l'oubli. Précisément à l'époque dont je m'occupe en ce moment, dans le court espace de trois années, de 1836 à 1839, j'en vis disparaître, coup sur coup, un grand nombre, mes prédécesseurs immédiats ou mes contemporains dans la vie, quelques-uns mes amis, tous vraiment distingués, et qui, à des degrés très-inégaux comme à des titres très-divers, ont tenu assez de place dans le monde pour en garder un peu dans ses souvenirs, et pour me donner le droit de dire, à leur sujet, quelque chose des miens.
Les deux premiers, par la date de leur mort en 1836, M. Raynouard et M. Flaugergues, étaient les deux derniers survivants de cette commission du Corps législatif qui, en 1813, avait tenté le premier essai, je ne veux pas dire de résistance, mais d'avertissement sincère à l'empereur Napoléon, arrivé, à travers tant de triomphes, aux plus funestes désastres et sur le penchant de sa ruine. M. Raynouard, Provençal honnête et fin, de manières et de paroles vives, mais d'un esprit modéré, sincèrement libéral et capable de courage dans un jour de crise, bien que soigneux d'éviter les situations difficiles et la nécessité du courage qui ne lui aurait pas manqué. Après les Cent-Jours, il se retira de la vie politique et s'adonna tout entier, non plus, comme il l'avait fait d'abord, à la poésie et au théâtre, mais aux lettres savantes, à l'histoire de la langue et de la littérature françaises, surtout dans les provinces du Midi, et aux travaux des deux académies auxquelles il appartenait dans l'Institut. Il jouit sans trouble, jusqu'à son dernier jour, de l'indépendance et de la considération dans le travail, le repos et l'intimité de quelques amis. M. Flaugergues, Rouerguat de moeurs simples et de formes roides, coeur droit et esprit ferme jusqu'à l'entêtement, sans originalité, mais non sans prétention dans ses idées politiques et raisonneur subtil avec pesanteur. N'ayant pas, comme M. Raynouard, les goûts et la vie littéraires pour asile, il continua d'occuper de modestes fonctions publiques jusqu'au jour où, sous le ministère de M. de Villèle, sa consciencieuse indépendance l'en fit écarter. Il vécut dès lors dans la retraite, comme son collègue de la commission des cinq, mais bien plus obscur et oublié. Ils étaient, l'un et l'autre, de très-honorables types des honnêtes gens fidèles à leurs convictions libérales, mais découragés plutôt qu'éclairés par l'expérience, et décidés, par sagesse et probité, à repousser les conséquences iniques ou absurdes de l'esprit révolutionnaire, sans avoir appris à en bien discerner et à en combattre résolument les vices.
Quelques mois plus tard moururent deux hommes dont la vie avait été plus activement et plus constamment politique, M. de Marbois, vieillard de quatre-vingt-douze ans, qui comptait soixante et onze ans de services publics, et l'abbé de Pradt, archevêque de Malines, qui, depuis plus de vingt ans, avait échangé son siège épiscopal, où les catholiques ne voulaient plus de lui contre une pension de douze mille francs, et vivait dans sa terre du Breuil en Auvergne, faisant incessamment des brochures, des articles de journal et des courses à Paris. J'ai déjà dit quelles avaient été, en 1815 et 1816, mes relations avec M. de Marbois; elles restèrent, jusqu'à sa mort, fréquentes et affectueuses. J'ai beaucoup vu l'abbé de Pradt dans le monde où il était le plus intarissable et le plus fatigant des parleurs, et décidé à croire ses auditeurs aussi infatigables que lui. La comparaison de la vie de ces deux hommes et de la situation qu'ils se firent l'un et l'autre serait une étude curieuse et d'une conclusion très-morale. Tous deux furent, dès leur jeunesse et presque jusqu'à leur mort, mêlés aux événements et aux affaires de leur temps, dans les fonctions publiques, dans les assemblées, à la cour, à l'étranger, dans l'exil; tous deux ont servi, et même loué presque tous les pouvoirs qui se sont succédé parmi nous, et des pouvoirs très-divers; tous deux ont beaucoup agi, beaucoup écrit, beaucoup parlé; mais dans ces vicissitudes de leur vie, ils ont été marqués, ou plutôt ils se sont marqués eux-mêmes du sceau le plus contraire. Le vice radical des révolutions répétées, c'est de méconnaître et de tuer le respect. L'abbé de Pradt donna à plein collier dans ce vice de son temps; M. de Marbois y demeura toujours étranger. Quelle que fût sa situation, M. de Marbois, intègre et sérieux, respectait sincèrement ses idées, sa cause, son pays, son parti et lui-même. L'abbé de Pradt, vaniteux et léger, ne gardait le respect à rien, ni à personne; idées, cause, parti, maître, il encensait ou injuriait, portait aux nues ou bafouait tour à tour. Aussi l'un a vécu et est mort honoré de ses supérieurs, de ses égaux, même de ses adversaires et des indifférents à qui il déplaisait; l'autre a toujours été traité sans la moindre considération par ceux-là même qu'il servait ou qu'il amusait; et malgré son rare esprit et sans être vraiment corrompu, il a fini également décrié dans l'État et dans l'Église, comme politique et comme prêtre. Le monde prend les hommes au mot, et ne fait pas d'eux plus de cas qu'ils n'ont l'air d'en faire eux-mêmes.
L'homme qui avait été chargé trois fois de remettre à flot les finances de la France épuisée par la guerre ou bouleversée par les révolutions, et qui trois fois les avait en effet remises à flot par le crédit, en fondant le crédit sur l'ordre et la probité, le baron Louis mourut aussi dans le cours de cette année 1837. Esprit large, ferme et simple, qui ne se proposait qu'un but, ne le perdait jamais de vue, et en imposait imperturbablement à tout le monde toutes les conditions. Indépendamment des services signalés qu'il rendit dans l'exercice direct du pouvoir, personne n'a plus contribué que lui à faire pénétrer et à établir solidement, dans toutes les branches de notre administration financière, ces maximes saines, ces habitudes et ces traditions fortes qui, en dépit des perturbations politiques, l'ont jusqu'ici défendue et la défendront toujours, j'espère, contre les rêveries ignorantes, les innovations étourdies, et contre les prétentions avides que le désordre seul peut assouvir.
Un autre vaillant défenseur d'une autre espèce d'ordre encore plus pressant sinon plus nécessaire, le maréchal comte de Lobau termina à la même époque sa vie, tant de fois hasardée et épargnée sur les champs de bataille. C'était, sous des formes peu élégantes, un esprit sensé et judicieux jusqu'à la finesse, avec autant de dévouement aux devoirs du citoyen qu'à ceux du soldat. Il commandait depuis sept ans la garde nationale de Paris avec une fermeté tranquille et une autorité brusque dans ses courtes paroles, mais intelligente et prudente. Peu de mois avant sa mort, l'armée perdit aussi un de ses chefs éminents, le général du génie Haxo, illustré naguère par le siège d'Anvers, officier et homme d'élite, d'un esprit très-cultivé en dehors de ses études spéciales et du plus honorable caractère. Sa rare capacité et la juste confiance qu'il inspirait l'auraient rendu propre à plus d'une grande carrière s'il n'eût été possédé d'une manie qui, en lui faussant quelquefois le jugement, faisait de lui un homme toujours incommode et souvent impraticable, la manie de critiquer, d'objecter et de contredire, comme s'il en eût eu besoin pour prouver l'originalité et l'indépendance de sa pensée. Un de ses amis disait de lui: «Haxo n'est jamais de l'avis de personne; aussi personne n'est jamais de son avis.»
La mort semble avoir des jours où elle cherche, dans toutes les carrières, des proies rares à enlever. En même temps qu'elle frappait tant d'hommes distingués voués au service de l'État, elle atteignait, dans leur retraite et au milieu de leurs travaux scientifiques, un académicien, un métaphysicien et un médecin, tous trois éminents et célèbres, M. Silvestre de Sacy, M. Laromiguière et le docteur Broussais. Je n'ai rien à dire ici de leurs mérites spéciaux dans leurs sciences diverses; mais j'ai gardé, de leur caractère et de leur physionomie, un profond souvenir. M. Silvestre de Sacy avait les lumières de son temps avec les moeurs du temps ancien; actif avec calme et gravité, il savait suffire à des fonctions nombreuses et diverses sans cesser de prendre ses savantes études pour le centre de sa vie; quand il était appelé à une situation en rapport avec la politique, il en remplissait les devoirs avec scrupule plutôt que comme sa mission propre et favorite, et même en s'occupant des affaires du monde, il restait attaché à son austère foyer. Sa vaste érudition, loin de l'ébranler, avait confirmé en lui sa foi chrétienne, et tous les bouleversements auxquels il avait assisté n'avaient altéré ni ses habitudes domestiques, ni l'exactitude de sa piété. La révolution qui avait tout atteint, tout changé autour de lui, semblait n'avoir jamais pénétré jusqu'à lui-même; et si elle ne fût pas arrivée, il eût été, je crois, la même personne morale qu'il était. Je n'ai connu aucun homme sur qui les circonstances et les influences extérieures eussent moins de prise, et, qui, pour le gouvernement de sa vie, écoutât plus exclusivement la voix de son jugement propre et de sa conscience dans la solitude de l'âme. Rare et admirable exemple de santé morale, car il est encore plus difficile pour les âmes que pour les corps d'échapper à la contagion. Au contraire de M. de Sacy, M. Laromiguière avait suivi le courant des idées et des influences modernes. C'était, dans l'ordre intellectuel et avec la fine modération de son esprit, un disciple du XVIIIe siècle, et le fidèle ami des plus fidèles représentants philosophiques de cette grande époque, Condorcet, Tracy, Cabanis, Volney, Garat. Mais en partageant habituellement leurs opinions et leur société, M. Laromiguière se tint absolument en dehors de la politique, étranger à toute ambition mondaine, à toute apparence ambitieuse, exclusivement adonné à l'étude et à l'enseignement de la philosophie, et la pratiquant avec autant de sagesse qu'il avait de charme en l'enseignant. Je ne sais si, dans l'histoire de la métaphysique, il restera une grande trace de ses travaux, entre autres de sa tentative pour élargir et élever la doctrine sensualiste de son maître Condillac en lui faisant faire un pas vers le spiritualisme; son idée à ce sujet fut ingénieuse et bien exposée plutôt qu'originale et profonde. Mais ce qui restera dans les souvenirs de notre temps, c'est l'attrait de la personne et de l'enseignement de M. Laromiguière; caractère doux et facile avec honneur, esprit clair et élégant, toujours animé et jamais agressif, qui se plaisait dans la conversation et la controverse, mais n'aimait pas la lutte et l'évitait avec soin, même dans la sphère philosophique, tout en maintenant avec dignité sa pensée; sincère sans passion; se défendant bien et n'acceptant jamais la défaite, mais peu ardent à poursuivre la victoire; plus soigneux de son indépendance et de son repos que jaloux de propager ses doctrines, et les livrant sans beaucoup de sollicitude à leur sort pour qu'elles ne troublassent pas le sien.
Nul ne ressemblait moins, en ceci, à M. Laromiguière que le docteur Broussais; autant l'un aimait la science tolérante et pacifique, autant l'autre la voulait guerrière et dominante. Je n'ai nulle opinion et nul droit d'en avoir une sur les théories physiologiques et médicales du docteur Broussais, et personne n'est plus opposé que moi aux idées philosophiques générales qu'il crut pouvoir en déduire; mais il était impossible de le connaître sans être frappé, et je dirai touché de l'énergie de ses convictions et de son dévouement à les faire triompher. C'était une de ces natures intellectuellement puissantes et fortement personnelles, en qui l'amour de la vérité et l'amour-propre se mêlent et s'unissent si intimement qu'il est difficile de discerner quelle est la part de l'un ou de l'autre dans les emportements et les entêtements de la passion. Le docteur Broussais a eu, dans sa vie scientifique, le sort de plus d'un grand politique; il a fait et perdu de vastes conquêtes; il a vu grandir et déchoir sa renommée; il a joui, dans le jeune monde savant, de la faveur populaire et connu les amertumes du délaissement. Je suis convaincu que ni ses erreurs, ni ses revers n'ont ébranlé sa foi dans ses idées et ses espérances pour leur avenir: Il était de ceux qui, même en tombant, font faire un pas à ceux qui les suivent, et qui ont plus de droit au respect dans leur déclin qu'a l'enthousiasme pendant leur triomphe.
Parmi tant de morts de ces trois années, je n'ai pas encore nommé le plus célèbre, celui qui avait fait le plus de bruit pendant sa vie et qui en fit encore le plus au moment de sa mort, le prince de Talleyrand. Depuis sa démission de l'ambassade de Londres, il vivait tantôt à Paris, tantôt dans son château de Valençay, toujours très-bienvenu du roi Louis-Philippe, mais ne trouvant pas toujours, dans sa faveur inactive, de quoi échapper au vide et à l'ennui. Il avait été, dès l'origine, membre de la classe des sciences morales et politiques de l'Institut, et il y rentra de droit en 1832, quand je la fis rétablir. La fantaisie lui vint, en 1838, d'y faire une lecture, et il nous lut en effet, le 3 mars, dans une séance particulière, une notice sur le comte Reinhard, savant et honnête diplomate qui avait longtemps servi sous ses ordres, soit dans les bureaux, soit dans divers postes extérieurs, et qui avait même été un moment, en 1799, ministre des affaires étrangères. L'écrivain était plus grand que son sujet. Il avait trop de goût pour chercher à le grandir; le sentiment juste des proportions et des convenances était l'une des qualités de l'esprit de M. de Talleyrand, et sa charlatanerie, quand il voulait en avoir, était parfaitement fine et cachée. Tout en louant beaucoup M. Reinhard, il le laissa à sa place et à sa taille; mais il répandit dans sa notice, à propos des études et de la carrière diplomatiques, une multitude de réflexions ingénieusement sensées et de traits spirituels, sans re cherche de nouveauté ni d'éclat. Elle était écrite avec cette élégance naturelle qui, dans un sujet modeste et une composition courte, tient lieu du talent sans y prétendre. Cette lecture à laquelle assistaient plusieurs membres des autres académies de l'Institut, entre autres M. Royer-Collard et M. Villemain, eut un succès général. On y remarqua surtout un éloge très-juste, mais assez peu attendu, des fortes études théologiques, de leur influence sur la vigueur comme sur la finesse de l'esprit, et des habiles diplomates ecclésiastiques qu'elles avaient formés, notamment le cardinal chancelier Duprat, le cardinal d'Ossat et le cardinal de Polignac. M. de Talleyrand avait évidemment pris un hardi plaisir à rappeler que, lui aussi, il avait étudié au séminaire, et à prouver que si, depuis, il s'était peu soucié des devoirs de son état, il n'avait pas oublié du moitié les avantages qu'il avait pu en recueillir. Ses auditeurs lui savaient gré d'être venu offrir à l'Institut un travail qui, pour lui, serait probablement le dernier, et les moins dévots pardonnaient volontiers, au grand seigneur philosophe qui faisait, envers eux, acte de déférence, ses compliments aux théologiens.
Leur bienveillance pour lui fut mise bientôt à une plus difficile épreuve. Peu de semaines après sa lecture à l'Académie, M. de Talleyrand tomba gravement malade; la mort approchait. Gomment la recevrait-il? Quel serait sur sa vie passée, son propre et dernier jugement? Au moment de paraître devant le souverain juge, par quels actes où quels refus, par quelles paroles ou quel silence manifesterait-il l'état de son âme? Sur le seul bruit de sa maladie, les chefs et les zélés fidèles de l'Église catholique se préoccupaient vivement de ces questions. Autour de lui, les sollicitudes affectueuses et les instances pieuses ne manquaient pas. En revanche, parmi ceux de ses contemporains qui avaient, comme lui, professé et mis en pratique les idées philosophiques du XVIIIe siècle et de là Révolution, plusieurs redoutaient de sa part un démenti de sa vie, une désertion de sa cause, un acte de faiblesse et d'hypocrisie. A ne parler que des actes extérieurs et connus de ses derniers jours, ce que fit alors M. de Talleyrand, il eut raison de le faire, et sa mort ne mérita aucun reproche de mensonge ni de faiblesse. Indépendamment de toute foi intime, il avait, dans ses rapports avec l'Église à laquelle il s'était lié, manqué à d'impérieux devoirs et donné de grands scandales; en se soumettant à reconnaître de tels torts et à en témoigner son repentir, il fit un acte honnête en soi autant que convenable selon le monde, qui n'était ni une abjuration de ses idées générales, ni un abandon de sa cause politique, mais une réparation solennelle après d'éclatants désordres. Et il put faire cet acte sans hypocrisie, car il était de ceux qui, même dans la licence de leur vie, conservent, par justesse et élévation d'esprit, l'instinct de l'ordre moral, et qui lui rendent volontiers, quand le temps n'est plus où ils auraient à lui sacrifier leurs intérêts ou leurs passions, le respect qui lui est dû.
J'ignore quelle fut, à l'heure suprême et dans le frémissement solitaire de l'âme près de se séparer du monde, la disposition religieuse de M. de Talleyrand; la mort a des coups d'autorité bien inattendus et des secrets que personne ne pénètre ici-bas. Mais un fait caractéristique mérite d'être rappelé. Quand, sur son lit de mort, on lui présenta à signer la lettre qu'il avait résolu d'adresser au pape, il voulut qu'elle fût datée du même jour où il avait lu à l'Institut sa notice sur le comte Reinhard. Il avait à coeur de constater qu'il avait écrit cette lettre dans la pleine fermeté de sa pensée, et de placer son acte de soumission envers l'Église au même moment où il faisait acte de fidélité aux souvenirs de sa vie et à ses amis.
Dans la même année 1838, quelques mois après la mort de M. de Talleyrand, un vieillard de quatre-vingt-quatre ans, comme lui, l'un de ses collègues et de ses adversaires dans l'Assemblée constituante de 1789, le comte de Montlosier fut appelé, en mourant, à la même épreuve. C'était l'une des natures les plus originales et les plus fortes que j'aie connues: son caractère, son esprit, son talent, soit comme orateur, soit comme écrivain, sa personne même et ses manières, tout en lui avait la double physionomie de la solitude et de la lutte; il semblait avoir toujours vécu loin du monde, dans ses montagnes d'Auvergne, méditant sur ses volcans ou sur ses lectures, et n'être descendu au milieu des hommes que pour combattre. Libéral et aristocrate, monarchique et indépendant, chrétien et se méfiant des prêtres, ses opinions en religion, en politique, en histoire, en littérature étaient profondément personnelles, le fruit de son étude et de sa pensée solitaires, et il les soutenait comme on défend sa maison ou sa vie. Il était à la fois plein d'orgueil et capable de dévouement, et opiniâtre avec passion dans des idées et des sentiments incohérents et décousus. Il y avait en lui les éléments d'un homme supérieur; mais la mesure et l'harmonie y manquaient absolument, et il consuma en travaux incomplets, en efforts généreux, mais presque toujours vains, et en combats souvent excessifs, une force d'âme et d'esprit rare et une longue vie. Quand il en vit approcher le terme, il appela la foi et l'Église chrétienne à son aide dans ce redoutable passage; il les avait toujours respectées et souvent défendues; elles n'avaient point de défection, point de scandale à lui reprocher; il se déclara prêt à désavouer, d'une façon générale, ce qui, dans sa conduite ou ses écrits, avait pu être contraire à leurs dogmes ou à leurs préceptes; mais on lui demanda de rétracter expressément les idées qu'il avait soutenues sur les rapports de l'Église avec l'État, le rôle du clergé dans nos sociétés chrétiennes, les congrégations religieuses. Il s'arrêta, attristé et indécis; on parla d'explications, on proposa des rédactions; et pendant qu'on discutait, il mourut dans ce mélange de soumission et de résistance, jamais déserteur ni rebelle, mais toujours indépendant.
Je me suis acquitté, si jamais on s'acquitte, envers les morts de ce temps qui ont tenu, dans ma vie, une place très-diverse et très-inégale. Il ne me reste qu'à marquer ici la triste date de la mort d'une personne dont, pendant près de vingt ans, l'amitié m'a été parfaitement douce dans les jours heureux et plus douce encore dans les jours de douleur. La duchesse de Broglie mourut d'une fièvre cérébrale, le 22 septembre 1838: l'une des plus nobles, des plus rares et des plus charmantes créatures que j'aie vu apparaître en ce monde, et de qui je ne dirai que ce que Saint-Simon dit du duc de Bourgogne en déplorant sa perte: «Plaise à la miséricorde de Dieu que je la voie éternellement où sa bonté sans doute l'a mise!» Je retourne aux vivants, à leurs agitations et à leurs luttes.
En formant le cabinet du 15 avril, M. Molé avait entrepris une oeuvre difficile; il abandonnait la politique de résistance qu'en thèse générale il voulait maintenir; il adoptait la politique du tiers-parti sans être lui-même du tiers-parti, et sans se placer nettement au milieu de ce groupe, comme de ses propres et naturels adhérents. Par ses idées, ses habitudes, ses goûts, il était homme d'ordre et de pouvoir; les maximes comme les tendances de l'opposition démocratique lui inspiraient beaucoup plus d'inquiétude que de sympathie, et pourtant c'était aux désirs de l'opposition démocratique qu'il cédait et vers elle qu'il penchait en retirant les lois répressives et monarchiques qu'il avait lui-même présentées, et en proclamant l'amnistie au milieu de la lutte, le lendemain, non pas d'une victoire, mais d'une défaite. Un pouvoir unique et qui agit sans discuter peut, à un jour donné et pour quelques jours, changer ainsi brusquement d'attitude, de direction, de langage; niais c'était en présence de grandes assemblées libres, et quand il ne pouvait échapper à leurs débats que M. Molé accomplissait cette manoeuvre soudaine. Que sa nouvelle politique fût bonne ou mauvaise, sa situation parlementaire était faible et fausse; il avait à gouverner devant et par les Chambres, et il était, dans les Chambres, sans parti ami et éprouvé, sans drapeau ferme et clair, flottant entre toutes les grandes opinions de l'assemblée, et momentanément incliné vers celle dont il ne pouvait se promettre un appui sûr et qui convenait le moins à ses propres penchants.
Il atténua ou ajourna, avec beaucoup de sagacité et de tact, les difficultés de cette situation. La gravité de sa figure et de ses manières lui ôtait les apparences de la versatilité ou de la faiblesse. L'agrément de son commerce et de sa conversation attirait vers lui les hommes sans parti pris, et lui conciliait la bienveillance dans les rangs même où il ne rencontrait pas l'adhésion politique. Il savait démêler et placer à propos les mesures qui devaient donner, aux opinions diverses, des satisfactions désirées ou des compensations convenables. Quatre jours après avoir amnistié les fauteurs des complots révolutionnaires, il fit rouvrir et rendre au culte l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois qui était restée fermée depuis l'émeute du 13 février 1831, délivrant enfin les catholiques de cet outrage révolutionnaire. Vint ensuite le rétablissement du crucifix dans la salle de la Cour royale de Paris. Tout en servant la maison de Bourbon, il n'oubliait pas son début dans la vie publique, et il rendait, dans l'occasion, à la famille ou aux anciens adhérents de l'empereur Napoléon, d'honorables bons offices; il présenta aux Chambres et fît voter, pour l'ex-reine de Naples, la comtesse de Lipona, une pension de 100,000 francs. En même temps qu'il se montrait vigilant pour les convenances religieuses et morales, il prenait soin des intérêts matériels, et faisait présenter à la Chambre des députés de nombreux projets de loi pour l'établissement de chemins de fer à exécuter par le concours de l'industrie privée et de l'État. Plusieurs lois importantes, la plupart déjà proposées par les cabinets précédents, entre autres sur les attributions des autorités municipales et des conseils généraux de département, furent définitivement discutées, adoptées et promulguées dans le cours de son ministère. L'honneur lui échut de faire effectivement fermer à Paris les maisons de jeu, mesure votée pendant le cabinet du 11 octobre 1832, sur la proposition de M. Humann. Par les soins des collègues de M. Molé, MM. Barthe, Montalivet, Salvandy, Lacave-Laplagne, l'administration intérieure se montra, à cette époque, éclairée et active; et le nom de M. Molé, son caractère impérieux avec une douceur froide, sa situation auprès du roi Louis-Philippe, avec qui il était à la fois déférent et exigeant, respectueux et susceptible, donnaient à son cabinet une unité qui n'était pas bien puissante, mais qui ne manquait pas de dignité.
Dans la conduite des affaires extérieures, il eut ce bonheur qu'aucun dissentiment profond, aucune question compromettante ne s'éleva, pendant son ministère, entre les grandes puissances européennes. Le cabinet anglais était, avec lui, moins confiant et plus froid qu'il ne l'avait été avec M. Casimir Périer et le duc de Broglie. Les cabinets de Vienne, de Berlin et de Saint-Pétersbourg, fort aises de ce relâchement des liens entre les deux grands États constitutionnels, entretenaient avec M. Molé de bons rapports, se louaient de ses principes et de ses formes, mais se montraient plus disposés à en profiter qu'à y répondre par un sérieux retour. C'était une situation plus agréable que forte, pas assez forte pour surmonter des difficultés graves si elles se fussent présentées, mais qui ne les provoquait point et suffisait aux nécessités du moment.
Des incidents survinrent d'ailleurs, dans les régions secondaires de la politique extérieure, qui furent, pour le cabinet de M. Molé, de bonnes fortunes qu'il sut saisir et faire valoir. En Amérique, dans la plupart des nouveaux États formés des débris de la domination espagnole, des gouvernements violents et précaires méconnaissaient à chaque instant les principes du droit public, froissaient les intérêts des résidents ou des négociants étrangers, et repoussaient, avec une arrogance ignorante et imprévoyante, les réclamations des gouvernements européens. En mars 1838, des faits de ce genre amenèrent une rupture avec le Mexique, d'abord la suspension des relations diplomatiques, puis le blocus des ports mexicains, puis la guerre. Une escadre française, commandée par l'amiral Baudin, et que le prince de Joinville s'empressa de rejoindre, poussa vigoureusement l'attaque, enleva d'assaut le fort de Saint-Jean d'Ulloa qu'on disait imprenable, prit la Vera-Cruz, et contraignit enfin le gouvernement mexicain, malgré ses bravades et ses oscillations révolutionnaires, à signer, le 9 mars 1839, une paix qui faisait justice aux réclamations de la France. Dans l'Amérique du Sud, à l'embouchure de la Plata, entre Montevideo et Buenos-Ayres, des causes analogues, compliquées par les discordes intestines des deux républiques, firent éclater des événements semblables, et commencèrent, en juin 1838, cette série de négociations, de combats et de pacifications inefficaces qui devaient occuper pendant dix ans la diplomatie, la marine et la tribune françaises. La république noire d'Haïti ne tenait pas les engagements qu'elle avait contractés en 1825, sous le ministère de M. de Villèle, en retour de la reconnaissance de son indépendance; M. Molé les lui rappela, d'abord par la négociation, puis par la présence d'une escadre; et le 12 février 1838, un nouveau traité fut conclu qui confirmait l'indépendance du nouvel État, réglait à soixante millions l'indemnité des colons, et en faisait commencer sans délai le payement. Ces lointaines entreprises, vaillamment exécutées et conduites à bonne fin, excitaient l'intérêt du public, et animaient, sans la compromettre, la politique extérieure du cabinet.
Il chercha et obtint en Algérie un succès plus important et plus durable. Il avait été décidé sous le cabinet précédent, avant ma rupture avec M. Molé, qu'une seconde expédition serait entreprise contre Constantine, et vengerait l'échec que nous y avions essuyé. Elle eut lieu en effet du 2 octobre au 3 novembre 1837, sous le commandement du général de Damrémont, qui la prépara avec une activité prévoyante, la conduisit, à travers de sérieuses difficultés, jusque sous les murs de la place, et visitait avec M. le duc de Nemours les travaux de la tranchée lorsqu'un boulet de canon vint le frapper, et, sans lui laisser même sentir la mort, termina glorieusement son honorable vie. Ce triste incident, loin de la ralentir, redoubla l'ardeur de l'attaque; le plus ancien des lieutenants généraux, le général d'artillerie Valée, déjà en possession dans l'armée d'une estime et d'une confiance auxquelles, depuis le commencement de l'expédition, il avait acquis de nouveaux titres, prit sur-le-champ le commandement, et le lendemain même de la mort du général Damrémont, 13 octobre, l'assaut fut donné avec une vigueur digne des meilleurs jours de nos meilleurs soldats. M. le duc de Nemours commandait, avec son intrépide sang-froid, la colonne d'attaque; plusieurs de nos plus vaillants officiers, entre autres le colonel Combes et le colonel Lamoricière y trouvèrent, l'un la mort, l'autre une blessure grave; mais la place fut emportée; sa chute détermina la soumission de la plupart des tribus environnantes, et l'expédition devint une conquête qui rangea définitivement la province de Constantine au nombre des possessions françaises en Afrique.
Quatre mois auparavant, le général Bugeaud, envoyé dans la province d'Oran pour y combattre les progrès d'Abd-el-Kader, avait conclu, avec cet habile chef arabe, le traité connu sous le nom de traité de la Tafna; paix précaire, qui devait être vivement critiquée et qui, pour les esprits préoccupés de notre avenir en Algérie, donnait lieu en effet à des objections graves, mais qui, au moment de sa conclusion, était opportune et fut utile. C'est la manie des spectateurs de juger les actes politiques d'après leurs propres vues générales et permanentes, non d'après les circonstances et le but spécial qui ont déterminé les acteurs. Source féconde d'erreur et d'injustice. Par la prise de Constantine, par la pacification temporaire de la province d'Oran et l'administration peu populaire, mais capable et intègre, du maréchal Valée qui succéda, comme gouverneur général, au général Damrémont, le ministère de M. Molé fut, pour notre établissement en Afrique, une époque d'extension prudente et d'affermissement efficace.
Trois grandes questions, le retour du prince Louis Bonaparte revenu d'Amérique en Suisse à la mort de sa mère la reine Hortense, l'exécution du traité dit des vingt-quatre articles qui réglait définitivement les limites territoriales de la Belgique, et l'évacuation d'Ancône par les troupes françaises, furent, au dehors, les principales affaires du ministère de M. Molé, et reçurent de lui des solutions qui suscitèrent, contre lui, les plus vives attaques. Événements, passions et combats, ce temps est déjà si loin de nous et le repos de ma vie jette, pour moi, tant de jour sur le passé que je puis dire, sans embarras comme sans réserve, ce que je pense aujourd'hui de la politique de M. Molé dans ces trois questions et des objections dont elle fut l'objet.
En demandant à la Suisse l'éloignement du prince Louis Bonaparte, M. Molé avait pleinement raison; c'était le seul moyen, sinon d'étouffer, du moins de rendre plus difficiles et moins périlleux les desseins publiquement avoués et poursuivis du prince contre le gouvernement français. Le droit public autorisait cette demande et la plus simple prévoyance politique la commandait. Peut-être M. Molé n'employa-t-il pas les procédés diplomatiques les mieux calculés; peut-être ne garda-t-il pas, dans les formes, les ménagements les plus convenables pour atteindre à son but: son habileté était quelquefois un peu superficielle; mais au fond sa démarche était aussi légitime que nécessaire; et elle réussit sans l'emploi d'autres moyens que quelques démonstrations momentanées, et sans autres inconvénients que les clameurs des démocrates violents en Suisse et la mauvaise humeur, plus apparente que réelle, du gouvernement fédéral de la Suisse, assez modéré pour pratiquer, mais trop timide et trop faible pour avouer hautement le droit public et le bon sens.
J'en dirai autant de l'attitude de M. Molé quant au traité des vingt-quatre articles sur les limites territoriales de la Belgique. En 1831, les Belges s'étaient empressés d'accepter ce traité comme le gage de leur indépendance reconnue par l'Europe. Dans les négociations subséquentes auxquelles le refus prolongé du roi de Hollande avait donné lieu, le gouvernement français s'était vainement efforcé de faire accorder à la Belgique la possession du duché de Luxembourg et du Limbourg entier. Le 11 décembre 1838, la conférence de Londres maintint le traité des vingt-quatre articles que le roi de Hollande se montrait enfin disposé à accepter. On avait évidemment atteint le terme des concessions des grandes puissances européennes au nouvel État. Le cabinet anglais était, sur ce point, en parfait accord avec les trois cabinets du Nord, et plus décidé qu'aucun autre à ne pas dépasser les limites que le traité des vingt-quatre articles avait assignées. L'adoption définitive et unanime de ce traité importait également à la fondation de l'État belge et à la consolidation de la paix européenne. M. Mol fit sagement d'y adhérer et de ne pas laisser, quand les points essentiels étaient obtenus, la France isolée en Europe et la Belgique encore en suspens.
L'évacuation d'Ancône était une question plus complète. Le pape la réclamait. L'Autriche s'engageait à évacuer en même temps les Légations. Le droit des gens n'était pas douteux; mais les événements se sont chargés de montrer combien les grands cabinets européens ont manqué dès lors, dans les affaires italiennes, de prévoyance ferme et persévérante. En 1831, en présence de l'insurrection, ils avaient conseillé et obtenu, dans les États romains, des réformes insuffisantes au gré des passions populaires, mais qui seraient devenues salutaires si elles n'étaient pas restées vaines. Rien n'abaisse et ne compromet plus le pouvoir que de céder sans renoncer, et de se croire autorisé à ne tenir nul compte de ses promesses dès qu'il trouve difficile de les accomplir et possible d'y manquer. Soutenue, au fond, par la cour de Vienne, la cour de Rome s'empressa de saisir toutes les occasions et toutes les raisons de laisser tomber les réformes qu'elle avait décrétées; et les cabinets européens, malveillants ou insouciants, ne s'inquiétèrent nullement de les maintenir en les rendant sérieuses et efficaces. Après tout ce qui s'est passé depuis cette époque et en présence de ce qui se passe aujourd'hui, je persiste à penser que la question romaine, c'est-à-dire la réforme du gouvernement intérieur des États romains, pouvait être résolue sans spoliation temporelle de la papauté. L'oeuvre était difficile, mais non impossible, et c'était alors, comme c'est aujourd'hui, une oeuvre nécessaire. Ceux-là s'abusent étrangement qui, en présence des événements auxquels nous assistons, croient la question romaine près d'être résolue. Ce n'est pas la solution qui approche, c'est le chaos qui commence. Personne ne saurait mesurer la perturbation que jetteraient, je ne veux pas dire que jetteront, dans l'état social et moral de l'Europe, la désorganisation de l'Église catholique et l'affaissement de la base sur laquelle elle repose. Pour l'honneur et la sûreté du monde chrétien, il faut que le gouvernement des États romains soit réformé sans que la papauté soit frappée. De 1831 à 1838, une action décidée et soutenue, exercée sur la cour de Rome par les grands gouvernements européens, eût atteint à ce double but. Par l'occupation d'Ancône, ce coup de main diplomatique et militaire de M. Casimir Périer, la France était en mesure de se mettre à la tête de ce grand travail; elle pouvait, de là, peser à la fois sur la cour de Rome et sur la cour de Vienne, entretenir et contenir en même temps les espérances des populations romaines, et amener, dans le gouvernement des États romains, une réforme profonde sans bouleverser l'Italie, ni dénaturer la papauté. En abandonnant Ancône, M. Molé fit perdre à la France tout moyen d'action et toute chance de succès; la cour de Rome rentra dans son inertie routinière; l'Autriche reprit en Italie sa prépondérance immobile; et la question romaine demeura sans solution, et de plus en plus chargée d'embarras et de périls.
A travers tous ces incidents intérieurs ou extérieurs, et pendant presque toute la durée du cabinet de M. Molé, je restai dans une attitude tranquille, libre dans mon langage, mais étranger à toute hostilité active ou déguisée. Dans plusieurs occasions, entre autres sur l'intervention en Espagne, sur les affaires d'Algérie et le traité de la Tafna, sur l'emprunt grec, je pris la parole pour appuyer la politique et les demandes du cabinet, soit parce qu'elles se rattachaient aux actes de l'administration précédente, soit parce que je les trouvais conformes au droit public et aux intérêts du pays. Deux fois seulement, je fus amené, dans les débats de la Chambre des députés, à marquer fortement mon opinion et ma position personnelle, sans attaquer le cabinet, mais sans me préoccuper du déplaisir qu'il en pouvait ressentir, ni de l'effet qui pouvait en résulter pour lui.
Dans les premiers jours de mai 1837, quinze jours après ma rupture avec M. Molé, la Chambre des députés discutait la demande de fonds secrets extraordinaires qu'avait présentée le cabinet. Je fus interpellé, dans ce débat, sur les causes de ma retraite. Je m'en expliquai avec réserve et en écartant toute polémique personnelle, mais en insistant sur la nécessité d'une forte et homogène organisation des partis et du ministère, dans l'intérêt de la liberté comme du pouvoir. A cette occasion, je parlai de la démocratie, de la classe moyenne, de leurs relations et de leur mission dans notre état social et au sein d'institutions libres. M. Odilon Barrot, en me répondant, reproduisit le reproche qui m'avait déjà été plus d'une fois adressé: «Vous voulez, me dit-il, fonder un système exclusif qui ne tendrait à rien moins qu'à diviser la France en castes ennemies. La classe moyenne repousse ce funeste présent, ce monopole de la victoire. Vous oubliez donc que toutes les victoires de notre révolution ont été gagnées par tout le monde; vous oubliez que le sang qui a coulé, au dedans et au dehors, pour l'indépendance ou pour la liberté de la France, est le sang de tout le monde!»
«Non, je ne l'oublie pas, m'écriai-je; oui, il y a dans notre Charte des droits qui ont été conquis pour tout le monde, qui sont le prix du sang de tout le monde. Ces droits, c'est l'égalité des charges publiques, c'est l'égale admissibilité à tous les emplois publics, c'est la liberté du travail, la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté individuelle! Ces droits, parmi nous, sont ceux de tout le monde; ils appartiennent à tous les Français; ils valaient bien la peine d'être conquis par les batailles que nous avons livrées et par les victoires que nous avons remportées.
«Il y a encore un autre prix de ces batailles et de ces victoires; ce prix, c'est vous-mêmes, Messieurs; c'est le gouvernement dont vous faites partie, c'est cette Chambre, c'est notre royauté constitutionnelle; voilà ce que le sang de tous les Français a conquis; voilà ce que la nation tout entière a reçu de la victoire, comme le prix de ses efforts et de son courage. Trouvez-vous que ce n'est rien? Trouvez-vous que cela ne saurait suffire à de nobles ambitions, à de généreux caractères? Sera-t-il donc nécessaire, après cela, d'établir cette absurde égalité politique, cette aveugle universalité des droits politiques qui se cache au fond de toutes les théories qu'on vient apporter à cette tribune. Ne dites pas que je refuse, que je conteste à la nation française le prix de ses victoires, le prix de son sang versé dans nos cinquante années de révolution. Apparemment la France n'a pas entendu vivre toujours en révolution; elle a sans doute compté qu'au bout de ces combats, et pour la sûreté de tous ces droits qu'elle avait conquis, il s'établirait chez elle un ordre régulier, stable, un gouvernement libre et sensé, capable de garantir les droits de tous par l'intervention directe et active de cette partie de la nation qui est vraiment capable d'exercer les pouvoirs politiques. Voilà ce que j'ai voulu dire quand j'ai parlé de la nécessité de constituer et d'organiser la classe moyenne; Ai-je assigné les limites de cette classe? M'avez-vous entendu dire où elle commençait, où elle finissait? Je m'en suis soigneusement abstenu; je ne l'ai distinguée ni d'aucune classe supérieure, ni des classes inférieures; j'ai simplement exprimé ce fait général qu'il existe, au sein d'un grand pays comme la France, une classe qui n'est pas vouée au travail manuel, qui ne vit pas de salaires, qui a, dans sa pensée et dans sa vie, de la liberté et du loisir, qui peut consacrer une partie considérable de son temps et de ses facultés aux affaires publiques, qui possède non-seulement la fortune nécessaire pour une pareille oeuvre, mais aussi les lumières et l'indépendance sans lesquelles cette oeuvre ne saurait être accomplie. Lorsque, par le cours du temps, cette limite naturelle de la capacité politique se sera déplacée, lorsque les lumières, les progrès de la richesse, toutes les causes qui changent l'état de la société auront rendu un plus grand nombre d'hommes capables d'exercer avec bon sens et indépendance le pouvoir politique, alors la limite légale changera. C'est la perfection de notre gouvernement que les droits politiques, limités à ceux qui sont capables de les exercer, peuvent s'étendre à mesure que la capacité s'étend; et telle est en même temps l'admirable vertu de ce gouvernement qu'il provoque sans cesse l'extension de cette capacité, qu'il va semant de tous côtés les lumières, l'intelligence, l'indépendance; en sorte qu'au moment où il assigne aux droits politiques une limite, à ce moment même il travaille à déplacer cette limite, à la reculer, et à élever ainsi la nation entière.
«Comment pouvez-vous croire, comment quelqu'un a-t-il pu croire qu'il me fût entré dans l'esprit de constituer la classe moyenne d'une façon étroite, privilégiée, d'en refaire quelque chose qui ressemblât aux anciennes aristocraties? Permettez-moi de le dire, j'aurais abdiqué par là les opinions que j'ai soutenues toute ma vie; j'aurais abandonné la cause que j'ai constamment défendue, l'oeuvre à laquelle j'ai eu l'honneur de travailler sous vos yeux et par vos mains. Quand je me suis appliqué à répandre l'instruction dans le pays, quand j'ai cherché à élever, dans l'ordre intellectuel, les classes qui vivent de salaire, à leur faire acquérir toutes les connaissances dont elle ont besoin, c'était, de ma part, une provocation continue à acquérir des lumières plus grandes, à monter plus haut; c'était le commencement de cette oeuvre de civilisation, de ce mouvement ascendant et général qu'il est dans la nature humaine de souhaiter et dans le devoir des gouvernements de seconder. Je repousse donc ces accusations de système étroit, étranger aux intérêts et aux sentiments généraux de la nation, uniquement voué aux intérêts spéciaux de telle ou telle classe de citoyens; je les repousse absolument; et en même temps je maintiens que le moment est venu de repousser aussi ces vieilles idées révolutionnaires, ces absurdes préjugés d'égalité absolue des droits politiques qui ont été, partout où ils ont dominé, la mort de la vraie justice et de la liberté.
«On parle de la démocratie; on m'accuse de méconnaître ses droits et ses intérêts. Ah! Messieurs, ce qui a si souvent perdu la démocratie, c'est qu'elle n'a pas su avoir le sentiment vrai de la dignité humaine; elle n'a pas su, elle n'a pas voulu admettre cette variété, cette hiérarchie des situations qui se développent naturellement dans l'état social, et qui admettent parfaitement le mouvement ascendant des individus, et le concours entre eux selon le mérite. Ni la liberté, ni le progrès laborieux n'ont suffi à la démocratie; elle a voulu le nivellement, et voilà pourquoi elle a si souvent et si rapidement perdu les sociétés où elle a dominé.
«Pour moi, je suis de ceux qui combattront le nivellement, sous quelque forme qu'il se présente; je suis de ceux qui provoqueront sans cesse la nation entière à s'élever, mais qui, en môme temps, l'avertiront à chaque instant que l'élévation a ses conditions spéciales et impérieuses, qu'elle exige la capacité, l'intelligence, la sagesse, le travail régulier et bien d'autres mérites auxquels les hommes ne savent pas tous suffire.
«Je veux que partout où ces mérites se rencontreront, partout où il y aura garantie de capacité et d'intelligence, la démocratie puisse s'élever aux plus hautes fonctions de l'État, qu'elle puisse monter à cette tribune, y faire entendre sa voix, influer sur toutes les affaires du pays. Mais cela, Messieurs, vous l'avez déjà; vous n'avez pas besoin de le demander; vous vivez au milieu de la société la plus ouverte à tous les progrès, à toutes les espérances d'égalité. Jamais il ne s'est rencontré un pareil concours d'individus élevés, par leur propre travail, au plus haut rang dans toutes les carrières. Nous avons tous, presque tous, conquis nos grades à la sueur de notre front et sur le champ de bataille.
«M. Odilon Barrot: Si c'était à recommencer…
«M. Guizot: M. Odilon Barrot a raison; c'est à recommencer aujourd'hui et toujours.
«M. Odilon Barrot: Vous n'avez pas compris ma pensée. Ces illustrations ont été conquises dans un temps d'égalité, et si c'était à recommencer…
«M. Guizot: Il me semble que l'honorable M. Barrot se trompe étrangement; nous recommençons tous les jours ce travail d'ascension et de conquête. Je parlais tout à l'heure des divers genres d'illustration…. L'honorable M. Barrot est en possession d'une véritable illustration; il l'a conquise de nos jours, sous nos yeux, au milieu de nous, sous ce régime que je défends, et non à une autre époque. Il y a bien d'autres hommes qui, dans d'autres carrières, se sont élevés et s'élèvent comme lui. Je répudierais absolument un avantage qui n'appartiendrait qu'à une seule génération, fût-ce la mienne. Je n'entends pas qu'après toutes les victoires politiques de la nation française, nous ayons conquis pour nous seuls tous les droits que nous possédons. Non, nous les avons conquis pour nos enfants, pour nos petits-enfants, pour nos petits-neveux, à travers les siècles. Voilà ce que j'entends; voilà ce dont je suis fier; voilà la vraie liberté, la liberté généreuse et féconde, au lieu de cette démocratie envieuse, jalouse, inquiète, tracassière, qui veut tout abaisser à son niveau, et qui n'est pas contente si elle voit une tête dépasser les autres têtes.
«A Dieu ne plaise que mon pays demeure atteint d'une si déplorable maladie! Je me l'explique dans les temps qu'il a traversés, dans les luttes qu'il a eu à soutenir; quand il travaillait à renverser le pouvoir absolu et le privilège, il a pu appeler à son aide toutes les forces du pays, dangereuses ou utiles, les bonnes et les mauvaises passions. Tout a servi alors d'instrument; tout a paru sur les champs de bataille et tout a voulu sa part du butin. Mais aujourd'hui la bataille est finie, la paix est faite, le traité conclu; le traité, c'est la Charte et le gouvernement libre. Je ne veux pas que mon pays recommence ce qu'il a déjà fait. J'accepte, en les jugeant, 1791, 1792, les années suivantes même; je les accepte dans l'histoire; mais je ne les veux pas dans l'avenir, et je me fais un devoir, un devoir de conscience, d'avertir mon pays toutes les fois que je le vois pencher de ce côté.
Voilà ma politique, Messieurs, ma seule politique; voilà dans quel sens j'entends ces mots: classe moyenne et démocratie, liberté et égalité, tant répétés, et tout à l'heure encore, à cette tribune. Rien, Messieurs, ne me fera dévier du sens que j'y attache. J'y ai risqué ce que l'homme peut avoir de plus cher dans la vie publique; j'y ai risqué la popularité; elle ne m'a pas été inconnue; vous vous rappelez, Messieurs….., l'honorable M. Barrot peut se rappeler un temps où nous servions ensemble, où nous combattions sous le même drapeau. Dans ce temps-là, il peut s'en souvenir, j'étais populaire; j'ai vu les applaudissements populaires venir au-devant de moi; j'en jouissais beaucoup, beaucoup; c'était une belle et douce émotion; j'y ai renoncé… oui, j'y ai renoncé. Je sais que cette popularité-là ne s'attache pas aux idées que je défends aujourd'hui, à la politique que je maintiens; mais je sais aussi qu'il y a une autre popularité: c'est la confiance qu'on inspire aux intérêts sociaux et moraux d'un grand pays, la confiance de ces intérêts réguliers et conservateurs que je regarde comme le fondement sur lequel la société repose. C'est cette confiance que j'ai souhaitée, à la place de cette autre popularité séduisante et charmante que j'ai connue. J'aspire à l'estime, à la confiance des amis de l'ordre, de l'ordre légal et libre, à la confiance des hommes qui croient que la France est en possession des droits et des institutions qu'elle cherche depuis 1789, et que ce qu'elle a de plus important, de plus grand à faire aujourd'hui, c'est de les conserver et de les affermir.
«Voilà à quelle cause je me suis dévoué, voilà quelle popularité je cherche. Celle-là me consolera de tout le reste, et je n'envierai à personne nulle autre popularité, quelque douce qu'elle puisse être.»
La Chambre fut profondément remuée et satisfaite. Rien ne plaît davantage aux hommes que de voir mettre en lumière leur propre pensée, et de se reconnaître dans une image qui les élève à leurs propres yeux. On commençait dès lors à dire ce qui est devenu depuis le lieu commun favori dans la polémique des partis extrêmes: on imputait à la bourgeoisie le dessein de devenir, on l'accusait d'être déjà une nouvelle classe privilégiée, héritière de la noblesse, à l'exclusion et aux dépens du peuple. On lui reprochait de ne se préoccuper que de ses propres intérêts; on la taxait de sécheresse, d'égoïsme, de vues mesquines, de passions pusillanimes. J'aurais quelque droit de parler des faiblesses de la classe moyenne, car j'en ai, plus que personne peut-être, ressenti les inconvénients et porté le poids. Il est vrai qu'appelée soudainement, quoique par le cours naturel des choses, à jouer, dans le gouvernement de la France, un rôle prépondérant, elle n'a pas toujours été au niveau de sa tâche si difficile et si nouvelle; la grandeur de la pensée et la fermeté de l'expérience lui ont quelquefois manqué; elle a été quelquefois trop alarmée de la fermentation politique à laquelle elle a bientôt trop cédé; elle n'a pas su, tantôt assez entreprendre, tantôt assez persévérer; elle n'était pas exempte elle-même des erreurs et des mauvaises tendances contre lesquelles elle luttait. Mais en dépit de ses imprévoyances et de ses fautes, la classe moyenne n'en était pas moins le représentant vrai, honnête et fidèle des intérêts généraux de la société française telle que la Révolution française l'a faite; aucun désir de privilège exclusif ou de régime oppressif n'entrait dans sa pensée; aucun mal pareil ne pouvait résulter des institutions qu'elle aimait et soutenait; c'était vraiment des institutions libres et ouvertes, étrangères à tout germe redoutable d'iniquité ou de tyrannie, accessibles à tous les droits et à tous les progrès. Les partisans de l'universelle et immédiate égalité des droits politiques étaient seuls fondés à taxer la bourgeoisie d'usurpation et d'injustice. Hors de cette prétention radicale, toutes les opinions, tous les intérêts, tous les partis avaient en perspective une libre carrière; tous pouvaient grandir selon leur mérite vrai et leur force réelle. Un jour viendra où la tempête qui commença alors à s'élever contre la classe moyenne sera jugée comme l'une des plus folles aberrations de la crédulité populaire exploitée par les passions révolutionnaires; et je ne faisais que pressentir ce jour lorsque, en mai 1837, je défendais, contre cette tempête naissante, la classe moyenne et les institutions où elle prévalait. Elle m'en témoigna sa reconnaissance avec une vivacité inaccoutumée; deux cent six députés se réunirent pour me demander l'autorisation de faire réimprimer à part mes deux discours et de les répandre dans leurs départements. Plus de trente mille exemplaires en furent aussitôt distribués. L'opposition elle-même, tout en gardant son attitude, avait pris plaisir à cette scène parlementaire, et l'effet produit dans la Chambre se prolongea dans le pays, autant que de tels effets peuvent se prolonger au delà du lieu et du jour où la présence des personnes et l'accent des paroles ont frappé les spectateurs.
Le cabinet fut froissé du retentissement de ce débat où il avait tenu peu de place. L'opposition, qui l'avait accueilli avec faveur tant qu'elle avait eu à renverser le cabinet précédent, se complut à rendre le déplaisir des nouveaux ministres plus amer en faisant ressortir l'importance des hommes dont ils s'étaient séparés. M. Thiers leur vint en aide, comme il l'avait promis au Roi; mais un appui étranger ne relève pas le pouvoir qu'il soutient. M. Molé, d'une nature fine et susceptible, ressentait vivement ces blessures; d'autant plus vivement qu'en dehors des Chambres le mariage de M. le duc d'Orléans, l'amnistie, la seconde expédition de Constantine, lui donnaient les satisfactions et la confiance du succès. Irrité de ce contraste, il crut le moment propice pour se faire une situation parlementaire en harmonie avec sa situation extérieure; il demanda au Roi la dissolution de la Chambre des députés: aucune nécessité politique et générale ne la provoquait; la Chambre avait adopté toutes les propositions du ministère; la majorité ne lui manquait point, et l'opposition était plus ironique qu'agressive. C'était évidemment dans le seul intérêt de son amour-propre et de son repos que M. Molé désirait la dissolution. Le Roi y consentit, non sans quelque regret. Les élections se firent, non comme une lutte publique des grandes opinions et des grands partis du pays, mais comme une mêlée confuse de candidats appuyés ou repoussés par l'administration, selon qu'ils lui étaient présumés favorables ou contraires. Sur 459 députés, 152, sortis de rangs très-divers, furent remplacés par de nouveaux venus; et parmi eux plusieurs de mes amis particuliers, fermes défenseurs de la politique de résistance, qui la trouvaient énervée et compromise par l'attitude de M. Molé, entre autres MM. d'Haubersaert, Giraud, Renouard, etc., furent spécialement combattus et expulsés par le ministère. De ces élections ainsi faites sans principes certains et sans drapeau déployé sortit une chambre désorganisée, étrangère aux engagements fermes et publics, dominée par des intérêts et des sentiments individuels, au sein de laquelle M. Molé pouvait trouver les éléments épars d'une majorité favorable, mais où le grand parti de gouvernement qui avait commencé à se former sous M. Casimir Périer, et que la chute du cabinet du 11 octobre 1832 avait désuni, subissait une nouvelle crise de dislocation et d'affaiblissement.
Quand la session fut ouverte, les conséquences de cet état des partis et des esprits ne tardèrent pas à se manifester. Dans l'une et l'autre Chambre, les adresses furent telles que pouvait les souhaiter le cabinet. Parmi les projets de lois qu'il présenta, ceux qui n'étaient que d'une médiocre importance, ou qui avaient déjà été, dans les Chambres précédentes, l'objet de longues discussions, furent aisément adoptés. Mais lorsque de difficiles questions s'élevèrent, lorsque le cabinet eut à prendre et à faire adopter ses résolutions sur la conversion des rentes et sur la construction du réseau général des chemins de fer, alors sa faiblesse apparut; l'autorité politique lui manquait; il ne s'appuyait pas sur un parti fortement constitué, uni à lui par des principes fixes et décidé à le soutenir dans l'intérêt de leur cause commune; ses intentions définitives étaient flottantes; il portait dans les discussions peu de puissance et d'éclat. Les deux propositions que je viens de rappeler échouèrent; et des élections qu'on avait regardées comme victorieuses n'amenèrent qu'une session froide et stérile.
Le seul débat spécialement politique de cette session, la demande d'un nouveau crédit extraordinaire pour les fonds secrets, n'eut pas un plus grand caractère, et je n'y pris part moi-même qu'avec froideur et embarras. Je ne voulais ni refuser les fonds secrets, ni prendre, envers le ministère, une attitude d'opposition générale et permanente. Je me bornai à signaler avec regret l'incertitude du pouvoir, le déclin de la Chambre elle-même et l'affaiblissement qui en résultait pour le gouvernement tout entier. On m'écoutait froidement, comme je parlais; mes anciens adversaires du côté gauche demandaient, en souriant, si je n'étais pas moi-même atteint d'affaiblissement et de décadence. Je sentais venir l'orage; je le faisais entrevoir; mais je ne voulais pas qu'on pût me reprocher de l'avoir soulevé.
Après la session de 1838 et dans l'intervalle qui la sépara de celle de 1839, le vice de la situation de M. Molé se développa rapidement. Il avait usé la force que lui avait donnée, à son avènement, l'adhésion du tiers-parti et même du côté gauche. Ces alliés passagers l'abandonnaient, et il n'avait pas acquis, dans le cours de son administration, une force propre et nouvelle. Sa prudence, sa bonne attitude, son habile et agréable langage lui conservaient, dans les Chambres et dans le pays, une faveur que n'accompagnait pas une vraie puissance; l'Europe l'estimait et se félicitait de sa politique, mais sans compter sur sa force. Il était encore en possession d'un présent tranquille et facile, mais il n'avait en perspective qu'un avenir faible et menacé.
Dès que la session de 1839 fut ouverte, le mal éclata; tous les mécontentements s'exprimèrent tout haut; animées d'une même humeur, toutes les nuances de l'opposition se rapprochèrent. On se demandait si l'on accepterait indéfiniment une administration flottante et terne, qui prenait tour à tour son point d'appui dans des rangs divers, passait de la résistance à la concession, de la concession à la résistance, et, sous des apparences de conciliation, plaçait le gouvernement en dehors de toutes les opinions nettes, fermes, conséquentes, et en écartait leurs représentants les plus éprouvés. Pourquoi cette conciliation, dont on parlait tant, ne s'accomplirait-elle pas au profit de l'opposition elle-même? Pourquoi M. Odilon Barrot, M. Thiers et M. Guizot n'essayeraient-ils pas de s'entendre et de se concerter, ne fût-ce que pour un moment et dans un but spécial et déterminé? Quand il s'était séparé de M. Guizot, M. Molé ne s'était-il pas entendu avec M. Thiers et M. Odilon Barrot pour changer de politique et substituer la concession à la résistance? Ce mauvais exemple devenait contagieux au moment même où ses mauvais résultats se faisaient sentir. La coalition s'opérait dans les esprits et dans les entretiens avant de passer dans les discours et dans les votes.
J'y entrai ouvertement et activement. Avant d'apprécier le fait même et ses conséquences, je dirai par quels motifs j'y fus déterminé.
J'avais à coeur de ramener dans le gouvernement une politique plus décidée et plus conséquente. Depuis neuf ans, j'avais tantôt défendu, tantôt porté moi-même le drapeau de l'autorité ferme en présence de la liberté hardie. Je souffrais dans mon âme en voyant ce drapeau, non pas abandonné, mais à demi replié et voilé. C'est l'effet naturel et beau du gouvernement libre que les grands partis qui s'y forment s'attachent à des principes et veulent les proclamer en les pratiquant. Il faut que les esprits soient satisfaits et s'élèvent en même temps que les intérêts se sentent garantis et se confient. Je ne crois rien dire de trop en affirmant que, pendant l'administration de M. Casimir Périer et celle du cabinet du 11 octobre 1832, les Chambres et le public avaient cette double satisfaction. M. Molé ne la leur donnait pas; il suffisait, jour par jour, aux nécessités de l'ordre dans un régime libre, mais sans que, par son influence, l'ordre et la liberté grandissent en durant. C'était un gouvernement régulier et sensé; mais la vigueur et la richesse intellectuelles lui manquaient; le drame était plus grand et plus animé que les acteurs.
Parmi les causes de cette langueur stérile, la principale était la part insuffisante faite à la Chambre des députés dans le gouvernement. Elle n'y tenait pas la place, elle n'y jouait pas le rôle auxquels l'appelaient la nature des institutions et l'état des partis. Cinq groupes politiques formaient et animaient cette assemblée: aux deux extrémités, les républicains et les légitimistes, exprimés, je ne veux pas dire conduits, par M. Garnier Pagès et M. Berryer; entre ces deux fractions, importantes par les idées et le talent, sinon par le nombre, le côté gauche, le centre gauche et le centre droit, représentés par M. Odilon Barrot, M. Thiers et moi. Aucun de ces groupes, pas plus ceux qui acceptaient que ceux qui repoussaient le nouveau régime, n'avait en 1838, par ses chefs, une action directe et efficace dans le gouvernement. Les acteurs principaux étaient rejetés dans les rangs des spectateurs, affranchis de la responsabilité et tentés de se livrer aux plaisirs de la critique. Par conviction autant que par position, je sentais vivement ce que je me permettrai d'appeler ce désordre parlementaire, et je croyais urgent, dans l'intérêt du pouvoir comme de la liberté, de la couronne comme du pays, que la Chambre des députés et ses interprètes habituels reprissent, dans les affaires publiques, leur part naturelle d'influence et de responsabilité.
Une autre considération me touchait. Depuis la chute du cabinet du 11 octobre 1832 et ma séparation de M. Thiers, la base du gouvernement s'était fort rétrécie; et les rivalités, les susceptibilités, les incidents intérieurs et imprévus tendaient à la rétrécir encore plus de jour en jour. L'occasion se présentait en 1839 de sortir de cette ornière et d'élargir le cercle des cabinets futurs en rapprochant des hommes qui, malgré la diversité de leurs situations et de leurs habitudes, formaient au fond les mêmes désirs, tendaient au même but, et ne devaient pas être, comme ils n'avaient pas toujours été, incompatibles. Entre M. Odilon Barrot, M. Thiers et moi, il n'y avait, en sondant les coeurs, point de barrières insurmontables, point d'engagements irrévocables; nous avions, depuis dix-huit mois, fait bien des pas les uns vers les autres; le moment n'était-il pas venu d'en faire un plus décisif? Étrangers les uns et les autres à l'administration de M. Molé, nous avions cessé de nous combattre; n'était-il pas possible de nous entendre, et de reformer ensemble un grand parti constitutionnel capable d'établir sur de larges bases ce gouvernement monarchique et libre que nous avions tous dessein de fonder, et dont nos divisions, sous le feu de ses ennemis, pouvaient compromettre les destinées? L'importance d'une telle oeuvre était évidente, et pour peu qu'elle fût possible, elle valait, à coup sûr, la peine d'être tentée.
Que des sentiments personnels se pussent mêler à ces vues d'intérêt public, je connais trop les faiblesses humaines, y compris les miennes, pour le contester. La personnalité est habile à se glisser au sein du patriotisme le plus sincère; et je n'affirmerai pas que le souvenir de ma rupture avec M. Molé en 1837 et le secret désir de prendre une revanche personnelle, tout en soutenant une bonne cause générale, aient été sans influence sur mon adhésion à la coalition de 1839 et sur l'ardeur que j'y ai portée. Même pour les plus honnêtes gens, la politique n'est pas une oeuvre de saints; elle a des nécessités, des obscurités que, bon gré malgré, on accepte en les subissant; elle suscite des passions, elle amène des occasions de complaisance pour soi-même auxquelles nul, je crois, s'il sonde bien son âme après l'épreuve, n'est sûr d'avoir complètement échappé; et quiconque n'est pas décidé à porter sans trouble le poids de ces complications et de ces imperfections inhérentes à la vie publique la plus droite fera bien de se renfermer dans la vie privée et dans la spéculation pure.
Quoi qu'il en soit, je viens de rappeler, sans y rien ajouter ni en rien taire, les dispositions que j'apportai, en décembre 1838, dans la commission de l'adresse. Les diverses nuances de l'opposition y étaient en majorité décidée. Elles s'entendirent sans peine, et le projet d'adresse présenté le 4 janvier 1839 à la Chambre des députés était bien leur oeuvre libre et réfléchie. La politique extérieure du cabinet y était formellement blâmée quant à l'évacuation d'Ancône. Sur ses négociations dans les affaires de Belgique et de Suisse, l'adresse gardait une réserve où perçait, à dessein, l'inquiétude. A l'intérieur, le cabinet était considéré comme insuffisant pour établir, entre la couronne et les Chambres, cette ferme entente et cette harmonie active qui, dans le régime représentatif, peuvent seules garantir la force comme la sécurité du pouvoir en en concentrant, sur ses conseillers, toute la responsabilité. Je pense, aujourd'hui comme alors, que, sur cette part des Chambres dans le gouvernement du pays, le projet d'adresse, d'ailleurs hautement et sincèrement monarchique, ne dépassait point les limites du droit constitutionnel. Le ton général ne manquait point de mesure ni de convenance dans sa froideur; mais l'attaque était évidente et directe; personne ne tenta de s'y méprendre, et le cabinet accepta la lutte aussi franchement que l'opposition l'engageait.
La lutte fut plus forte que l'opposition ne s'y était attendue. Pendant douze jours, M. Molé y déploya une fermeté, une présence d'esprit, une persévérance digne et adroite qui ranimèrent le zèle d'abord un peu chancelant de ses partisans et obligèrent ses adversaires à redoubler leurs attaques. Sur tous les paragraphes du projet d'adresse où la politique du cabinet était directement ou indirectement incriminée, des amendements furent proposés pour repousser le blâme; et après de longs débats où M. Molé, fidèlement défendu, se défendit habilement lui-même, presque tous ces amendements furent adoptés, à de très-faibles majorités, mais malgré les efforts réunis des chefs de toutes les nuances de l'opposition. Aussi fûmes-nous amenés en définitive à voter contre l'adresse ainsi amendée, tandis qu'elle fut adoptée, avec un mélange de satisfaction et de colère, par les partisans du cabinet blessé à mort, mais debout sur son terrain qu'il avait vaillamment gardé.
Il eut, dans ce combat, un brillant allié. M. de Lamartine, qui jusque-là s'était tenu un peu à l'écart de la politique militante, prit vivement parti contre la coalition. Je ne puis rencontrer le nom de M. de Lamartine dans mes souvenirs, ni sa personne aujourd'hui dans nos rues, sans une impression profondément mélancolique. Nul homme n'a reçu de Dieu de plus beaux dons, dons personnels et dons de situation, puissance intellectuelle et élévation sociale. Et les circonstances favorables ne lui ont pas plus manqué que les faveurs premières; toutes les chances comme tous les moyens de succès se sont présentés sur ses pas; il les a saisis avec ardeur; un moment il a joué un grand rôle dans un grand drame; il a touché au but de toutes les ambitions et goûté de toutes les gloires. Où en est-il aujourd'hui? Je ne parle pas des revers de sa vie publique, ni des épreuves de sa vie privée: de nos jours, qui n'est pas tombé? Qui n'a pas subi les coups du sort, les angoisses de l'âme, les détresses de la fortune? Le travail, le mécompte, le sacrifice, la souffrance ont eu de tout temps et auront toujours leur part dans les destinées humaines, dans les grandes encore plus que dans les humbles. Ce qui m'étonne et m'attriste, c'est que M. de Lamartine s'en étonne et s'en irrite; ce ne sont pas seulement les douleurs de sa situation, c'est surtout l'état de son âme, tel qu'il le révèle lui-même, que je ne puis contempler sans mélancolie. Comment un spectateur qui voit de si haut les événements est-il si ému des accidents qui le touchent? Comment un si sagace appréciateur des hommes se connaît-il si peu lui-même? Comment s'abandonne-t-on à tant d'amertume quand on a tant joui des faveurs du ciel et du monde? Il faut qu'il y ait, dans cette riche nature, de grandes lacunes et bien peu de forte harmonie pour qu'elle tombe dans un tel trouble intérieur et qu'elle le manifeste avec un tel emportement. J'ai trop peu vu de près M. de Lamartine pour le connaître et me l'expliquer pleinement; mais il m'apparaît comme un bel arbre couvert de fleurs, sans fruits qui mûrissent et sans racines qui tiennent; c'est un grand esprit qui passe et repasse incessamment des régions de la lumière dans celle des nuages, et qui entrevoit à chaque pas la vérité sans jamais s'y fixer; un coeur ouvert à toutes les sympathies généreuses, et en qui dominent pourtant les préoccupations les plus personnelles. Et ce qui me confirme dans mon impression générale sur cet homme éminent, c'est que j'aperçois déjà, dans sa première apparition au milieu de nos débats, dans ses discours des 10 et 19 janvier 1839 sur la coalition, les traits sous lesquels je le vois aujourd'hui. Il attaqua vivement la coalition, mais sans défendre et presque en livrant M. Molé, car il voulait plaire à l'opposition aussi bien qu'aux amis du cabinet. Il défendit la prérogative de la couronne, mais en traitant la monarchie constitutionnelle comme un gouvernement de transition, et en laissant entrevoir son penchant pour la république. Il fit tour à tour des compliments et des avances à tous les partis qui divisaient la Chambre, sans se classer lui-même dans aucun, s'efforçant de les attirer à lui sans se donner à eux; et lorsque, au milieu de cette description caressante de toutes les fractions intérieures de l'assemblée, M. Arago lui cria de sa place: «Et le parti social?—On me demande ce qu'est le parti social, répondit M. de Lamartine; Messieurs, ce n'est pas encore un parti, c'est une idée,» promenant ainsi partout ses caresses pour se faire partout admirer et suivre. Son langage était celui d'un grand, mais superficiel ambitieux, avide d'encens plus que d'empire, prêt à se lancer, avec une imprévoyance superbe, dans les entreprises les plus téméraires si elles donnaient, à son imagination et au bruit de son nom, des satisfactions éclatantes; prodigue envers tous d'espérances et de promesses, mais n'ouvrant que ces perspectives vagues et incohérentes qui trompent les désirs qu'elles excitent. Pour être efficace et vraiment grande, la politique veut un but plus précis, un choix plus simple et plus ferme entre les idées, les desseins et les partis. En attaquant la coalition, M. de Lamartine fut, pour le cabinet, l'ornement oratoire du débat; mais il en sortit plus vanté que puissant, et sans avoir obtenu la confiance sérieuse de ceux-là mêmes à qui il avait prêté son éloquent appui.
L'adresse votée, M. Molé et ses collègues, jugeant avec raison leur succès trop faible pour leur fardeau, portèrent au Roi leur démission. Appelé auprès du Roi, le maréchal Soult essaya, sans y réussir, de former un cabinet. M. Molé reprit les affaires, et la dissolution de la Chambre des députés fut immédiatement prononcée. C'était, en deux ans, la seconde fois que M. Molé, pour gouverner, se voyait obligé d'en appeler au pays; une session avait suffi pour compromettre l'existence du cabinet dans une Chambre qu'il avait lui-même convoquée et dont il avait regardé l'élection comme son triomphe.
Ce fait seul était, contre lui, une présomption grave. Mais, de son côté, la coalition, si elle avait fortement ébranlé le cabinet, avait en même temps gravement compromis l'opposition. Nous avions manqué de mesure et de prévoyance. Quelques-uns de nos reproches à la politique extérieure de M. Molé étaient, au fond, très-contestables et avaient été efficacement contestés dans le débat; nous étions tombés dans le tort commun des partis sous le régime représentatif, l'exagération; et sur les points où nos attaques étaient fondées, comme l'évacuation d'Ancône, le temps et les événements ne nous avaient pas encore donné raison. Notre seconde faute, l'imprévoyance, fut encore plus grave. Nous n'avions pas pressenti tout l'effet que produiraient, sur beaucoup d'hommes sensés, honnêtes, amis de l'ordre et spectateurs plutôt qu'acteurs dans les luttes politiques, le rapprochement et l'alliance de partis qui se combattaient naguère, et dont les maximes, les traditions, les tendances restaient essentiellement diverses. Non-seulement ces juges du camp, qui formaient le centre de la Chambre, blâmèrent la coalition et ressentirent, en la voyant à l'oeuvre, une inquiétude sincère; mais la passion entra dans leur âme avec le blâme et l'inquiétude; ils luttèrent contre la coalition, non-seulement pour le cabinet, mais pour leur propre compte; ils déployèrent dans cette lutte une ardeur, une entente, une persévérance inaccoutumées; et le parti de gouvernement, disloqué et épars depuis la chute du cabinet du 11 octobre 1832, vint, de lui-même et sans ses anciens chefs, se reformer autour de M. Molé, au moment même où nous accusions M. Molé et son cabinet d'être un gouvernement trop faible, trop étranger à la Chambre des députés, et insuffisant pour assurer, au pays et à la couronne, l'harmonie active de tous les pouvoirs constitutionnels. Jamais, depuis trois ans, le parti de gouvernement n'avait été si complet, ni le cabinet si sûr de son appui que le jour où, la victoire entre le cabinet et la coalition demeurant incertaine, le Roi, sur la demande de M. Molé, en appela de nouveau au pays en prononçant la dissolution.
Faites sous de tels auspices, les élections furent ardemment contestées, et accomplies dans un grand pêle-mêle des opinions et des alliances. Je m'appliquai, dans plusieurs lettres rendues publiques, à bien établir les motifs d'intérêt public qui m'avaient déterminé à entrer dans la coalition, et la fidélité que j'entendais garder à la politique que j'avais soutenue depuis neuf ans, tout en réclamant ce que je regardais comme l'influence légitime et nécessaire des Chambres dans le gouvernement[21]. Les élections donnèrent à la coalition une victoire limitée, mais évidente; M. Molé et ses collègues reconnurent que, dans la nouvelle Chambre des députés, ils ne pourraient continuer la lutte; ils se retirèrent définitivement, et la coalition fut appelée à former un cabinet.
[Note 21: Pièces historiques, n° XIII.]
L'oeuvre semblait facile et la solution naturellement indiquée. Nous avions, M. Odilon Barrot, M. Thiers et moi, pris part ensemble à l'attaque; nous devions prendre part ensemble à la victoire, et passer du concert dans l'opposition au concert dans le gouvernement. Mais, à ce passage, nous rencontrions, M. Odilon Barrot et moi, un obstacle que, dans les débats de la coalition, nous venions nous-mêmes de reconnaître et de proclamer; nos maximes, nos tendances, nos conduites, nos paroles avaient été, depuis neuf ans, profondément diverses; nous nous étions, dès les premiers mois de 1830, non-seulement séparés, mais combattus. Nous avions naguère, dans notre alliance momentanée, rappelé l'un et l'autre ce passé et déclaré notre intention de ne point le démentir. Par l'état-général des partis et par notre propre honneur, la tentative de gouverner en commun nous était interdite. Nous n'en eûmes pas la pensée; il fut entendu que nous ne pouvions, M. Odilon Barrot et moi, entrer ensemble dans le cabinet.
Entre M. Thiers et moi, nulle difficulté pareille n'existait; nous avions soutenu et pratiqué ensemble la même politique; nous pouvions reprendre ensemble le gouvernement; notre passé ne créait, à notre union dans le présent et dans l'avenir, point d'insurmontables embarras. Ne pouvions-nous pas aussi, en formant de concert un cabinet, accepter M. Odilon Barrot comme président de la Chambre des députés? C'était là une situation étrangère au gouvernement et à l'opposition, indépendante et point hostile. Par la gravité de son caractère et de ses moeurs, par l'élévation de son esprit, par son respect de la loi et de la liberté, M. Odilon Barrot y était très-propre. Le rapprochement qui s'était opéré, entre lui et nous, par la coalition autorisait les rapports bienveillants que devait établir entre nous sa présidence de la Chambre. Je me déclarai prêt à accepter cette combinaison.
Mais quand M. Thiers et M. Barrot la proposèrent dans les réunions du centre gauche et du côté gauche, ils rencontrèrent, à mon entrée, n'importe à quel titre, dans le cabinet nouveau, une opposition qu'ils ne surmontèrent qu'avec peine; et leur succès se borna à faire trouver bon par leurs amis que je reprisse le ministère de l'instruction publique et M. Duchâtel celui des finances. C'était là, dans le gouvernement parlementaire à relever, toute la part que voulaient nous faire, à nous anciens défenseurs de la politique de résistance, nos récents alliés de la coalition.
J'avais naguère prouvé, en ne voulant, dans le cabinet de M. Molé, que le ministère de l'instruction publique, combien je mettais, pour mon compte personnel, peu d'importance, à occuper tel ou tel département quand j'avais d'ailleurs la confiance que la politique générale à laquelle j'étais dévoué prévaudrait dans le gouvernement. Je n'étais pas, en 1839, plus exigeant qu'en 1836. J'avais quelque droit d'être surpris de l'opposition que je rencontrais dans la coalition victorieuse, car je n'avais pas été des moindres dans sa lutte et dans sa victoire. Plus d'une fois, dans le cours de ce grand débat, quelques-uns des coalisés avaient été tentés de transiger et d'accepter, aux dépens de l'adresse ferme et claire que nous avions rédigée, quelques-uns des amendements un peu équivoques que proposaient les amis de M. Molé. J'avais repoussé et fait écarter ces velléités. Tant que dure le combat, toute apparence d'hésitation et de reculade est une faute, dût-on regretter de l'avoir engagé. Nous n'avions à coup sûr, M. Duchâtel et moi, pour notre entrée dans le cabinet qui devait se former sous la présidence du maréchal Soult, point de prétention exorbitante; nous ne demandions que deux départements sur neuf; mais au moins fallait-il que, par leur nature, ces deux départements fussent, pour notre part d'autorité et d'action dans le gouvernement, des garanties efficaces. Plus j'avais été décidé dans la coalition, plus j'étais décidé aussi à rester, dans le pouvoir, fidèle à la politique d'ordre et de résistance. Pour satisfaire à ce que je regardais comme un droit et un intérêt spécial du régime parlementaire, je m'étais séparé un moment du gros de mes amis; le but atteint, je voulais rétablir leur position comme la mienne, les rallier au gouvernement dont ils étaient les alliés naturels et nécessaires, et assurer dans le nouveau cabinet leur influence comme au cabinet leur appui. Il y avait là, pour moi, une question de devoir politique et de dignité personnelle. Je déclarai que je ne pouvais entrer dans le ministère que si, en même temps que M. Thiers occuperait, selon son désir, le département des affaires étrangères et quelques-uns de ses amis d'autres départements, on attribuait à M. Duchâtel le département des finances et à moi celui de l'intérieur. Peu m'importait l'égalité numérique des portefeuilles; mais je tenais absolument, pour ma cause, au partage réel du pouvoir.
M. Thiers et, je crois, aussi M. Barrot essayèrent, mais sans succès, de faire accepter par leurs adhérents cette combinaison. On était, dans le côté gauche et le centre gauche, aussi décidé à ne pas vouloir que j'eusse une action directe et considérable dans le gouvernement, que je l'étais moi-même à ne pas me contenter d'une influence indirecte et inefficace. Les hommes sont gouvernés par leurs préjugés et leurs instincts bien plus que par leurs intentions réelles et réfléchies. La plupart des membres du côté gauche et du centre gauche n'avaient, au fond, point d'autre but, ni d'autre désir que l'établissement de la monarchie constitutionnelle; mais ils avaient vécu et ils vivaient encore sous l'empire des théories, des traditions, des routines révolutionnaires. Quoiqu'ils n'eussent aucun dessein de recommencer la Révolution, ils l'acceptaient pêle-mêle et sans la juger. J'avais tenté au contraire de soumettre ce passé contemporain à un libre examen, d'y séparer nettement le bien du mal, le vrai du faux, le bon grain de l'ivraie, et de démontrer que nos malheurs et nos mécomptes depuis 1789 ont été, non pas le résultat d'exagérations imprudentes ou d'accidents impossibles à prévoir, mais la conséquence naturelle des idées fausses, des mauvaises passions et des folles prétentions dont ce grand mouvement intellectuel et social a été infecté et dont il faut le purger. J'avais, dans ce difficile travail, heurté des sentiments favoris, blessé des amours-propres susceptibles, offensé des superstitions et dérangé des habitudes invétérées. On me trouvait agressif, incommode et compromettant. On voulait faire sans moi, et sans avoir incessamment à discuter ou à compter avec moi, les affaires du régime nouveau que nous avions tous à coeur de fonder.
Les esprits élevés et libres, les chefs des partis sentaient le vice de cette disposition de leurs adhérents et l'utilité de mon concours dans l'oeuvre que nous poursuivions ensemble. Mais c'est de nos jours le mal des hommes les plus distingués de n'avoir pas en eux-mêmes, dans leurs idées et leurs forces propres, assez de confiance, et de se soumettre trop aisément aux impressions et aux volontés extérieures. Que leur sert d'avoir la tête au-dessus de la foule, s'ils n'en profitent pas pour voir plus loin et pour marcher plus droit au but? Ils ne savent pas combien ils exerceraient plus de puissance s'ils agissaient avec plus d'indépendance et dans la plénitude de leur pensée. Je suis loin de méconnaître la valeur des sentiments populaires et la nécessité d'en tenir compte; mais il faut les pressentir et leur faire d'avance leur juste part, au lieu d'attendre qu'ils s'expliquent et décident eux-mêmes; car, en définitive, peuples et partis se donnent à ceux qui font bien leurs affaires et non pas à ceux qui leur obéissent. La combinaison qu'on appela le cabinet de grande coalition, et qui en réunissait en effet toutes les forces, une fois écartée, on tenta successivement toutes celles auxquelles nous restions, mes amis et moi, complètement étrangers. On proposa, on discuta, on négocia pour former tantôt un ministère du centre gauche allié au côté gauche, tantôt un ministère du centre gauche pur, ou bien un ministre du centre gauche recruté dans le centre proprement dit, parmi les adhérents de M. Molé. C'était autour du maréchal Soult que se faisait ce travail, et il s'y prêtait avec un bon sens souple et tenace, quoiqu'un peu confus, se tenant en dehors des dissensions intérieures de la Chambre, prêt à traiter avec les hommes influents des diverses fractions, mais décidé à ne point livrer le pouvoir au côté gauche, à tenir compte des sentiments du Roi, et à ne se point séparer de l'ancien parti de la résistance, seul ferme appui du gouvernement. M. Thiers était l'âme nécessaire et devait être le chef réel de tous ces cabinets en perspective; mais il avait, lui aussi, ses réserves et ses conditions dont il ne voulait pas se départir; c'était son idée fondamentale de faire du centre gauche le point de ralliement de l'ancien parti de la résistance comme de la portion modérée du côté gauche; mais il rencontrait dans tous ces groupes, et dans le centre gauche lui-même, des rivalités, des susceptibilités, des méfiances, des exigences qu'il ne parvenait pas à surmonter. En nous repoussant, mes amis et moi, on avait dispersé les forces naturelles et nécessaires du gouvernement qu'on voulait faire sortir de la coalition; on essaya, par l'entremise du duc de Broglie, de revenir sur cette faute, comme on revient sur une faute dont on sent le péril sans en reconnaître vraiment l'erreur; on aurait voulu attirer le duc de Broglie et M. Duchatel dans le nouveau cabinet en me laissant en dehors, et M. Thiers aussi bien que moi. Mes amis s'y refusèrent péremptoirement. Tout le monde avait le sentiment qu'on tentait une oeuvre incomplète et précaire, dont personne ne voulait accepter la responsabilité; et chaque jour voyait désavouer et échouer la combinaison que, la veille, on s'était empressé de négocier et qu'on avait cru sur le point de réussir.
Le Roi assistait à cette laborieuse confusion en spectateur très-attentif, un peu moqueur dans ses conversations toujours trop abondantes, mais sans susciter aux diverses combinaisons tentées aucun obstacle, ni leur opposer aucun refus. Le 27 mars, il demanda à M. Thiers de former lui-même un cabinet, et il accepta, quant à la politique générale, notamment envers l'Espagne, les propositions que, huit jours auparavant et par l'entremise du maréchal Soult, M. Thiers lui avait présentées. M. Thiers répondit: «qu'il se serait chargé de cette mission il y a douze jours, mais qu'il ne le pouvait plus aujourd'hui, la situation étant complètement gâtée et les combinaisons qui pouvaient réussir ayant été vainement essayées.» Quelques jours plus tard, le Roi disait à l'un des candidats ministériels: «Je suis prêt à tout, j'accepterai tout, je subirai tout; mais, dans l'intérêt général dont je suis le gardien, je dois vous avertir qu'il est fort différent de traiter le Roi en vaincu ou de lui faire de bonnes conditions. Vous pouvez m'imposer un ministère que je subisse, ou m'en donner un auquel je me rallie. Dans le premier cas, je ne le combattrai point sous main; je ne trahirai jamais mon cabinet, quel qu'il soit; mais je vous préviens que je ne me regarderai pas comme engagé envers lui, et que, si quelque incident le met en péril, je ne ferai rien pour l'empêcher de tomber. Dans le second cas, je le servirai franchement.»
En tenant ce langage, le Roi ne faisait qu'user loyalement de son droit constitutionnel; et pour des hommes sérieux et loyaux eux-mêmes, il y avait à l'en louer bien plutôt qu'à l'en blâmer, mais pour le public, à qui ses paroles arrivaient plus ou moins amplifiées, et qui les amplifiait encore à son tour, le Roi eût mieux fait de proclamer moins hautement son sentiment et son dessein.
Au bout de trois semaines ainsi consumées en essais qui, loin d'aboutir à la formation d'un ministère, en avaient aggravé les difficultés, ou sentit l'absolue nécessité de faire un pas hors d'une situation déplaisante et compromettante pour tous les pouvoirs. Il importait surtout à la couronne de constater que le trouble apporté, par tant d'hésitations et de lenteurs, dans le gouvernement du pays n'était point de son fait, et d'en renvoyer à la Chambre des députés la responsabilité. On se promettait de plus, qu'appelée à reprendre ses travaux et à discuter effectivement les affaires publiques, au lieu de passer son temps en conversations oisives dans la salle des conférences, la Chambre manifesterait clairement sa pensée et son voeu, qu'une majorité s'y prononcerait, que les incertitudes des partis auraient alors un terme, et qu'un cabinet pourrait enfin se former, quand on pourrait enfin entrevoir lequel avait le plus de chances d'être accepté et appuyé dans le parlement. C'était encore là une marque de cette timidité générale, de ce défaut d'initiative prévoyante et ferme que je signalais, tout à l'heure comme l'une des plus embarrassantes faiblesses de notre temps: ni le Roi ni les chefs des divers partis ne voulaient se hasarder à résoudre eux-mêmes la question de savoir où se trouvait, dans la Chambre, une majorité capable de soutenir un cabinet, et lui indiquer d'avance sa route; pour organiser le gouvernement, on demandait à la Chambre de s'organiser elle-même; et pour la mettre en demeure de répondre, le Roi nomma, le 31 mars 1839, des ministres provisoires appelés à faire recommencer les travaux suspendus de l'administration et des Chambres sans avoir pour eux-mêmes aucune prétention de devenir un ministère définitif et durable. C'était un moyen de satisfaire aux affaires courantes et aux apparences en attendant une solution sérieuse, et un expédient pour aller à la découverte de cette majorité tant cherchée et si obscure. Avec un dévouement méritoire au service du Roi et du pays, sept hommes honorables, éprouvés dans l'administration et peu engagés dans les luttes politiques, MM. de Gasparin, Girod de l'Ain, Gautier, duc de Montebello, général Cubières, Tupinier et Parant, se chargèrent de cette modeste mission; le ministère provisoire entra en fonctions en proclamant lui-même son caractère, et la session active reprit aussitôt son cours.
La Chambre des députés était appelée à faire, dès ses premiers pas, un acte qui devait révéler sa tendance et la nouvelle majorité possible dans son sein; elle avait à nommer son président. Ce choix devait nécessairement l'amener à se couper en deux partis portant chacun son candidat, et à sortir ainsi des fractionnements où elle était engagée. Ni l'un ni l'autre des deux principaux groupes de la Chambre, le centre proprement dit et le côté gauche, ne possédait à lui seul la majorité, et n'était par conséquent en état de faire, par ses seules forces, prévaloir son candidat. C'était dans le groupe flottant, dans le centre gauche, que les deux groupes fixes étaient l'un et l'autre obligés d'aller chercher l'appoint dont ils avaient besoin. Le centre gauche avait été depuis quelque temps l'allié habituel du côté gauche, et semblait devoir, dans cette nouvelle épreuve, lui prêter encore son appui; mais, en y regardant de près, nous pensâmes, mes amis et moi, que le centre gauche n'était point homogène, et qu'à nous aussi, il ne serait peut-être pas impossible de trouver dans ses rangs des alliés. A côté des hommes flottants par intérêt, ou par pusillanimité, ou par malice et goût d'intrigue, il y avait là en effet des hommes d'un esprit distingué, consciencieux dans leurs hésitations, indépendants jusqu'à la manie, et à qui la domination, ni même l'alliance avérée du côté gauche, ni même peut-être l'empire du chef éminent du centre gauche, M. Thiers, ne plaisaient guère. M. Passy et M. Sauzet surtout nous parurent animés de ces dispositions et enclins à faire, pour le choix du président de la Chambre, acte de liberté. Nous décidâmes, non sans peine, le centre, l'ancien parti de la résistance, à prendre pour son candidat M. Passy qui accepta cette candidature. Combien de voix du centre gauche se joindraient à nous pour le porter? Nous ne le savions pas; mais en tout cas, un résultat considérable était ainsi atteint; la Chambre se coupait en deux grands partis, et l'ancien parti de gouvernement, celui dont la coalition nous avait un moment séparés, se reformait de concert avec nous, et avait chance de ressaisir la majorité qui lui avait naguère échappé.
M. Thiers ne se méprit point sur l'importance de cette tentative, et fit tous ses efforts pour retenir le centre gauche tout entier dans son alliance avec le côté gauche, et pour faire porter, par ces deux groupes, M. Odilon Barrot à la présidence de la Chambre. En me rendant un jour à la séance, je rencontrai M. Thiers dans les Tuileries, et nous nous promenâmes quelques moments, causant librement de cette situation nouvelle: «Vous avez longtemps profité, lui dis-je, des dispositions flottantes du centre gauche; c'est maintenant notre tour; nous vous battrons avec vos propres armes; M. Passy a accepté d'être notre candidat; vous verrez qu'il sera nommé.» M. Thiers ne croyait pas à ce résultat, et il persista à soutenir la candidature de M. Odilon Barrot. Le 16 avril, M. Passy fut élu président de la Chambre par deux cent vingt-six suffrages; M. Barrot n'en réunit que cent quatre-vingt-treize.
C'était un pas vers la réorganisation du parti de gouvernement et la formation d'un cabinet sérieux; mais ce pas fut loin d'être décisif; le président nommé, on recommença à négocier, à tâtonner, à tenter les diverses combinaisons déjà essayées, ou d'autres analogues; des interpellations furent adressées aux hommes qui y étaient engagés; nous eûmes, à la tribune, de longues et vives explications. Rien ne réussissait; on rencontrait les mêmes hésitations, les mêmes incompatibilités; pour le moment, la nomination de M. Passy à la présidence n'avait fait qu'ajouter la dislocation du centre gauche à toutes les autres, et jeter dans le côté gauche un nouveau ferment de méfiance et d'humeur. La coalition victorieuse semblait ne devoir aboutir qu'à une impuissante et stérile confusion.
Le 24 avril, le Roi m'écrivit qu'il désirait me voir[22]. Je me rendis aux Tuileries. Après avoir déploré ses embarras, «qui sont aussi les vôtres, me dit-il, car c'est la coalition qui nous les fait, à vous comme à moi,» il me demanda si je trouverais mauvais que quelques-uns de mes amis, nommément M. Duchâtel et M. Dumon, entrassent sans moi dans un cabinet: «Je n'y ai pas la moindre objection, sire, pourvu que la composition du cabinet donne à la politique que nous avons soutenue, mes amis et moi, et que nous entendons toujours soutenir, des garanties efficaces.—Je le veux autant que vous, soyez-en sûr, me dit le Roi; personne n'a moins d'envie que moi que le gouvernement soit livré au côté gauche; Dieu sait où la troupe mènerait ses chefs. Mais vous voyez dans quelle impasse nous sommes; il n'y a qu'un ministère neutre, un ministère où les grands amours-propres n'aient pas à se débattre, qui puisse nous en tirer.—Que ce ministère se forme, sire; qu'il rapproche et unisse les deux centres; non-seulement je ne détournerai pas mes amis d'y entrer; mais je le soutiendrai de tout mon pouvoir.» Le Roi me prit la main avec une satisfaction où perçait un peu de moquerie; rien ne lui convenait mieux qu'un cabinet qui, en mettant fin à ses embarras, fût pourtant un mécompte pour la coalition.
[Note 22: Pièces historiques, n° XIV.]
Mes amis se réunirent; sur leurs instances et les miennes, M. Duchâtel se montra disposé, sous la réserve qu'il n'y serait pas seul, à entrer dans la voie qu'indiquait le Roi. Cependant, les incertitudes se prolongèrent encore; on tâtait, on sondait encore en tous sens à la recherche de combinaisons diverses; on proposa une adresse de la Chambre au Roi pour presser la conclusion; on nomma la commission chargée de la rédiger. Personne ne voulait prendre la responsabilité d'une solution positive, car, pour toutes les solutions, le succès paraissait douteux. En présence de cette irrésolution parlementaire, la fermentation révolutionnaire renaissait dans Paris; les conspirateurs permanents, les comités des sociétés secrètes, surtout la société dite d'abord des Familles, puis des Saisons, se réunissaient, se communiquaient leurs renseignements, leurs dénombrements, leurs espérances; les soldats poussaient les chefs; auraient-ils jamais une occasion plus favorable? Trouveraient-ils jamais devant eux un pouvoir plus troublé et plus flottant? Une résolution soudaine fut prise: le 12 mai, vers trois heures après-midi, des bandes réunissant en tout sept ou huit cents hommes se lancèrent dans Paris, criant: Vive la République! forçant les boutiques d'armuriers, faisant feu dans les rues, attaquant les postes de la garde nationale et de l'armée, et dirigeant sur l'Hôtel de ville, le Palais-de-Justice et la Préfecture de police, leurs passionnés efforts. A cette attaque fougueuse et imprévue, quelques postes furent enlevés; des officiers, des gardes municipaux, des gardes nationaux furent tués, les uns en résistant aux insurgés, les autres en essayant de parlementer avec eux. En quelques instants, plusieurs quartiers de Paris devinrent le théâtre de tumultes violents, de rencontres sanglantes, et, sans parler des morts dont le nombre resta incertain, cent quarante-trois blessés, insurgés ou défenseurs de l'ordre, militaires ou civils, furent successivement apportés dans les divers hôpitaux de Paris. Mais vers cinq heures, cette tentative frénétique était étouffée, et ses principaux chefs entre les mains des magistrats. Dans la soirée, un très-grand nombre de personnes, pairs, députés, officiers, fonctionnaires, partisans du gouvernement ou de l'opposition, s'empressaient aux Tuileries; le maréchal Soult y était arrivé au premier bruit de l'événement, et je trouve, dans des notes recueillies au moment même par son fils, le marquis de Dalmatie, ces simples phrases: «Au milieu de cette affluence, l'idée vint à mon père d'en profiter pour mettre un terme à l'hésitation générale et former enfin un ministère. Il la fit agréer au Roi. A mesure qu'arrivait une des personnes qu'on jugeait propres au pouvoir, le Roi la faisait appeler dans le cabinet où il était avec mon père, et lui demandait son concours. Dans un pareil moment, personne ne refusa. M. Dufaure, que le hasard fit arriver un des derniers et qu'on envoya chercher, fut un peu plus long que les autres à se décider; mais la gravité des circonstances triompha de ses doutes,» et avant la fin de la soirée, l'émeute révolutionnaire avait fait ce que les agitations parlementaires tentaient en vain depuis deux mois; le cabinet du 12 mai 1839 était formé.
C'était précisément le cabinet qu'avait entrevu et désiré le Roi. Le maréchal Soult le présidait comme ministre des affaires étrangères; le général Schneider et l'amiral Duperré occupaient les départements de la guerre et de la marine; trois hommes du centre droit, MM. Duchâtel, Villemain et Cunin-Gridaine, et trois hommes du centre gauche, MM. Passy, Dufaure et Teste, se partageaient l'influence politique. Nous restions, M. Odilon Barrot, M. Thiers et moi, complètement en dehors du gouvernement. Dans le conflit des passions, des prétentions et des hésitations des divers partis qui formaient la Chambre des députés, tel fut le résultat auquel aboutit la coalition.
On ne pouvait espérer qu'un cabinet ainsi formé adoptât et pratiquât hautement cette politique plus décidée et plus conséquente que nous avions souhaitée. Divers jusque-là par leurs idées, leur attitude et leurs tendances, les nouveaux ministres s'étaient rapprochés et unis sous le coup d'une nécessité soudaine, pour parer à un danger pressant, sans s'être concertés et entendus sur les questions qu'ils avaient à résoudre et sur les principes du gouvernement dont ils se chargeaient. Incohérent dans sa composition, le ministère devait être flottant dans sa conduite, au moins autant que l'avait été celui de M. Molé. Sur ce point essentiel, la coalition n'avait donc pas atteint le but qu'elle s'était proposé. Dans le commun mécompte, mes amis avaient seulement cet avantage que le côté gauche considéra la formation du nouveau cabinet comme une défaite, et lui fit sur-le-champ opposition. M. Passy quittait le fauteuil de la présidence de la Chambre; il fallait l'y remplacer; le cabinet adopta pour son candidat M. Sauzet et l'opposition M. Thiers. M. Sauzet fut élu, à sept voix seulement de majorité, mais après une lutte où les deux partis se classèrent nettement et mesurèrent leurs forces. Le cabinet, bien que recruté dans le centre gauche, débuta donc, non par une concession au côté gauche, comme l'avait fait M. Molé, mais par un combat et une victoire; ce qui satisfit et rallia, dès les premiers pas, l'ancien parti de la résistance.
La coalition n'avait guère mieux réussi dans une autre de ses espérances; le nouveau ministère contenait, il est vrai, des membres du centre gauche comme du centre droit; quelques hommes honorables et considérables, jusque-là divisés, s'étaient rapprochés; mais, à considérer la situation dans son ensemble, on ne pouvait pas dire que la base du gouvernement se fût élargie, ni que la couronne eût rallié dans son conseil tous les éléments du grand parti qui voulait sincèrement fonder la monarchie constitutionnelle; les principaux chefs de ce parti, ses orateurs éprouvés, restaient en dehors des affaires; le gouvernement parlementaire n'était ni plus complet, ni plus muni et paré de toutes ses forces qu'il ne l'avait été sous l'administration de M. Molé.
Sur un seul point, le point capital à la vérité, la coalition avait atteint son but: l'influence nécessaire de la Chambre des députés sur la formation et la composition du ministère ne pouvait plus être contestée ni éludée; en dépit de ses dissensions et de ses faiblesses intérieures, cette Chambre avait fait sentir à quel point, pour les questions de personnes comme de conduite, il fallait compter avec elle; le gouvernement était resté, pendant deux mois, incertain et comme en suspens jusqu'à ce qu'elle y eût repris la place et la part qui lui convenaient. Tout en défendant sa prérogative, et malgré ses déplaisirs ou ses désirs mis quelquefois trop à découvert, le Roi avait attendu, avec une patience habile, que la Chambre se fût, pour ainsi dire, débrouillée elle-même, et eût indiqué quels hommes pouvaient donner à la couronne des conseils autorisés et un appui efficace. Le pays avait fait un pas décisif dans la voie du gouvernement libre; le régime parlementaire était reconnu et accepté dans sa première et vitale condition.
Dans ce mélange confus de résultats très-divers, les mécomptes étaient plus apparents que les succès, et la coalition ne fut ni satisfaite, ni fière de sa victoire. Elle avait renversé le cabinet qu'elle attaquait, mais elle avait échoué à former celui qu'elle méditait. Elle avait mis en lumière l'importance péremptoire de la Chambre des députés dans le gouvernement, mais aussi son inhabileté à créer elle-même son gouvernement. Les partis coalisés avaient montré peu d'intelligence politique et beaucoup de mesquines passions. En subissant un échec, la couronne en avait infligé un, bien aussi grave, à ses vainqueurs. Pour mon compte personnel, à la distance et dans le repos d'où je considère aujourd'hui ce bruyant incident, j'incline à croire que j'aurais mieux fait de n'y pas prendre une part active, et de rester immobile dans mon camp au lieu d'en sortir en armes pour aller combattre dans un camp de passage. Après ce qui s'était passé entre M. Molé et moi, ni ma conviction, ni mon honneur ne me permettaient de le défendre; mais je pouvais ne pas l'attaquer et ne marquer mon blâme que par mon silence. Il n'en serait pas moins tombé, et le parti de gouvernement se serait empressé de se rallier autour de moi. Ce parti fut au contraire irrité de mes attaques et de ce qu'il appela, de ma part, un mauvais exemple. Il me fallut beaucoup de temps et d'épreuves pour reprendre sa confiance et toute ma place dans ses rangs. J'avais prévu ce mal et regretté ma résolution en la prenant. Mais on ne se sépare pas de son intime et longue pensée: c'était un vrai gouvernement libre que j'avais à coeur de fonder, et l'influence reconnue de la Chambre des députés en était, à mes yeux, l'essentielle condition. Dans mon élan vers ce but, ma faute fut de ne pas tenir assez de compte du sentiment qui dominait dans mon camp politique, et de ne consulter que mon propre sentiment et l'ambition de mon esprit plutôt que le soin de ma situation. Faute assez rare de nos jours, et que, pour dire vrai, je me pardonne en la reconnaissant.
LA QUESTION D'ORIENT. (12 mai 1839—25 février 1840.)
Situation du cabinet du 12 mai 1839 à son avènement.—La mienne.—Mon emploi de mon loisir politique.—On me demande de surveiller la traduction et la publication en France des lettres et des écrits de Washington.—Je m'en charge.—Grand intérêt que m'inspire ce travail—Mon Étude historique sur la vie et le caractère de Washington.—Son succès.—Témoignages de reconnaissance que je reçois des Américains.—Lettre du roi Louis-Philippe.—Renaissance de la question d'Orient.—Pourquoi on donne ce nom à la querelle entre le sultan et le pacha d'Égypte.—État général de l'empire Ottoman.—Dispositions et politique des grandes puissances européennes.—La guerre éclate entre Mahmoud et Méhémet-Ali.—Accord entre la France et l'Angleterre.—Mort du sultan Mahmoud.—Bataille de Nézib.—Le dissentiment commence entre la France et l'Angleterre sur la question territoriale entre le sultan et le pacha.—Vicissitudes des négociations à Londres.—Attitude de la Russie.—Elle se met à la disposition de l'Angleterre.—La France persiste dans son dissentiment et le cabinet anglais dans ses résolutions.—Le général Sébastiani.—M. de Brünnow à Londres.—Lord Palmerston.—Le cabinet français me propose l'ambassade de Londres.—J'accepte.—Mes motifs.—Le roi Louis-Philippe s'y montre contraire.—Par quels motifs.—Le cabinet insiste.—Le Roi cède.—Ma nomination.—Rejet par la Chambre des députés de la dotation demandée pour M. le duc de Nemours.—Situation incertaine du cabinet.—Je pars pour Londres.
La formation du cabinet du 12 mai causa, dans les Chambres et dans Paris, une satisfaction plus générale que vive. C'était un terme à la plus longue crise ministérielle qu'on eût encore vue. Non que la solution parût pour longtemps assurée; mais on avait enfin un ministère; il tirait le public d'inquiétude, et ceux-là même qu'il ne satisfaisait guère se sentaient avec plaisir hors de leurs hésitations et de leurs embarras.
Le cabinet aussi avait, en lui-même et pour son propre compte, des motifs de satisfaction et de confiance. Ses membres ne pouvaient être taxés d'intrigue et d'ambition; l'urgence de l'intérêt et du péril public les avait seule décidés; ils avaient fait, en acceptant, acte de dévouement et de courage. Ils étaient, les uns envers les autres, en bonnes relations et dispositions: quoique jusque-là ils eussent marché dans des rangs différents, M. Duchâtel et M. Villemain d'une part, M. Dufaure et M. Passy de l'autre, se connaissaient pour des hommes d'honneur et de bien, éclairés, modérés, et qui pouvaient conduire loyalement ensemble les affaires du pays. Ils avaient des liens de raison et d'intégrité commune, et point d'incommode rivalité. Les Chambres se montraient contentes de leur acceptation, et leur témoignaient un bon vouloir qui demandait plus de soins pour conserver que d'efforts pour conquérir la majorité.
J'étais, pour mon compte, résolu à soutenir fermement le cabinet. J'avais confiance dans les amis qui y représentaient mes opinions. Je ne ressentais ni humeur, ni impatience. On m'approuvait, dans les Chambres, d'avoir mis de côté toute vue personnelle. Le Roi me savait gré de l'avoir aidé à sortir de la crise. À la situation compliquée et militante que m'avait faite la coalition, succédait, pour moi, une situation claire et calme. Elle me convenait dans le présent, et me laissait, dans l'avenir, toute liberté.
Un incident inattendu vint remplir et animer les loisirs que me faisait la politique. Le fondateur, par les armes et par les lois, de la république des États-Unis d'Amérique, Washington avait laissé, à sa mort, deux cents volumes in-folio comprenant toute sa correspondance, les lettres qu'il avait reçues comme celles qu'il avait écrites, pendant le cours de sa vie publique. Le congrès des États-Unis acheta de ses héritiers ces précieux papiers et les fit déposer dans les archives de l'État. Un habile éditeur, M. Jared Sparks, déjà connu par d'importants travaux historiques, entre autres par la publication de la Correspondance diplomatique des États-Unis pendant la guerre de l'indépendance, examina, dépouilla, mit en ordre cette grande collection. Il fit plus, il parcourut l'Amérique et l'Europe; les dépôts publics et les recueils particuliers de la France et de l'Angleterre lui furent libéralement ouverts; il rechercha, rassembla tous les documents propres à compléter cette biographie authentique d'un grand homme, qui est l'histoire du berceau d'un grand peuple; et à la suite de ce patriotique travail, une complète et belle édition des Écrits et des Lettres de Washington parut à Boston, de 1834 à 1837. Dès qu'elle fut terminée, en 1838, les éditeurs américains, jaloux que Washington fût aussi bien connu en France que dans sa patrie, vinrent me prier de choisir, dans ce vaste recueil, les lettres, les pièces qui me paraîtraient spécialement propres à intéresser le public français, et d'en surveiller la traduction et la publication. Je me chargeai très-volontiers de ce soin.
Je n'avais fait alors, sur l'histoire de la fondation de la République américaine, point d'étude spéciale et approfondie. J'étais engagé à la monarchie constitutionnelle, et plus j'ai avancé dans l'expérience du gouvernement, plus s'est affermie en moi la conviction que celui-là seul convient à la France. Mais j'ai toujours ressenti et je garde, pour la grande nation qui s'est formée dans l'Amérique du Nord et pour la grande épreuve politique qu'elle tente, une vive sympathie. C'est maintenant un lieu commun de dire qu'il faut se préoccuper des résultats pratiques des gouvernements bien plus que de leurs noms et de leurs formes. Je crains que ce lieu commun ne soit plus souvent répété que bien compris et réellement accepté. Malgré tant d'essais malheureux, le nom et la forme de la République conservent de nos jours une périlleuse puissance, car là est encore le rêve de beaucoup d'esprits ardents et généreux: rêve auquel nos moeurs actuelles et notre nouvel état social donnent souvent l'apparence d'une possible et prochaine réalité. Il y a, d'ailleurs, entre quelques-uns des principes de la monarchie constitutionnelle et ceux de la République, des affinités qui semblent rendre naturel le passage de l'une à l'autre, et qui maintiennent, aux tendances et aux espérances républicaines, une force que leurs échecs répétés devraient leur enlever. L'examen sérieux des origines et des premiers pas de la grande république américaine a donc, pour nous, autant d'importance que d'attrait; nulle part, nous ne pouvons mieux apprendre à pénétrer, en fait de gouvernement, au delà des apparences, à estimer le fond plus que la forme, et à reconnaître quels sont, en tout cas, les vrais caractères et les impérieuses conditions de la liberté.
Outre l'événement même, un autre fait, dans la fondation des États-Unis d'Amérique, m'attirait et m'intéressait puissamment; c'était l'homme qui avait dirigé l'oeuvre, dans la guerre et dans la paix; Washington, grand homme par force, pour ainsi dire, et contre son goût, qui s'est trouvé au niveau de toutes les situations et de toutes les tâches sans en avoir recherché ni désiré aucune, qui ne ressentait aucun besoin naturel et ardent des grandes choses dont il était capable et qu'il a faites, et qui eût pu vivre propriétaire, agriculteur, chasseur habile et ignoré si la nécessité et le devoir n'avaient fait de lui un général d'armée et un fondateur d'État.
Plus je pénétrai dans l'étude de l'événement et de l'homme, plus je me sentis intéressé et éclairé, aussi bien pour ma vie publique que dans ma pensée solitaire. Je passais et repassais sans cesse de France en Amérique et d'Amérique en France. J'avais devant moi deux sociétés profondément diverses: l'une ancienne, catholique, libre d'esprit sans liberté politique, pleine de traditions monarchiques, de souvenirs aristocratiques et de passions démocratiques, mêlée à toute l'histoire, à toutes les affaires de l'Europe et du monde; l'autre nouvelle, protestante, dressée aux habitudes républicaines quoique fidèle aux moeurs légales et respectueuses de sa mère patrie, sans rivaux, sans voisins, isolée dans l'espace, sans souci du passé, hardiment confiante dans l'avenir. Ces deux sociétés venaient d'accomplir deux révolutions aussi diverses qu'elles-mêmes; l'Amérique, une révolution d'indépendance nationale, la France, une révolution de refonte sociale; et à ces deux révolutions succédait, pour l'une et l'autre de ces sociétés, le travail de la fondation de deux gouvernements très-divers aussi, l'un républicain et fédératif, l'autre monarchique et unitaire, mais tous deux inspirés par le même voeu et tendant au même but, la liberté politique. Pour un homme appelé à prendre quelque part à ce difficile dessein de la France de 1789, il y avait, à coup sûr, dans la fondation des États-Unis de 1776, un grand spectacle à contempler et de grands enseignements à recevoir.
Quand, au milieu de l'événement américain, je regardai de près à l'homme qui l'avait dirigé, le spectacle devint encore bien plus saisissant et les enseignements bien plus clairs. Je vis Washington préoccupé, dès ses premiers pas, d'une judicieuse et vertueuse inquiétude, la crainte de l'emportement populaire et anarchique. Il avait, l'un des premiers, accepté, et proclamé la périlleuse entreprise de la révolution américaine; il l'avait, pendant neuf ans, soutenue et fait triompher par la guerre. Dès qu'il mit la main au gouvernement, il se dévoua à une politique de résistance et de paix, la seule, à ses yeux, qui pût fonder, dans son pays, l'indépendance nationale et la liberté.
Deux traits dominent dans le caractère de Washington: un profond attachement à la cause de son pays, une ferme indépendance de jugement et de conduite dans le service de son pays. C'était un vrai planteur anglo-américain, fortement imbu des traditions anglaises et des moeurs américaines, en parfaite sympathie avec le sentiment et le voeu général de ses compatriotes, mais dont l'esprit invinciblement sain restait étranger aux passions, aux préventions, aux fantaisies publiques, et les jugeait avec autant de liberté que de calme quand elles apparaissaient devant lui, ne leur rompant jamais brusquement en visière, mais toujours décidé à leur résister dès qu'elles compromettaient la politique que, dans sa conviction, l'intérêt public lui prescrivait de maintenir. En même temps qu'il avait l'instinct et le don naturel de l'autorité, il portait dans le gouvernement beaucoup de prudence et de scrupule. Il était plein de respect pour les hommes en général et pour les droits de tous, mais sans nul goût ni laisser-aller démocratique, et en gardant, en toute circonstance, une dignité presque sévère. Admirable mélange de grand sens et de tempérance intellectuelle comme de fierté sans ambition, ce qui commandait à la fois le respect et la confiance, et faisait de lui le chef incontesté du peuple qui voyait en lui son plus désintéressé, plus sûr, plus capable et plus digne serviteur.
Je pris plaisir, un plaisir toujours croissant, à contempler et à peindre cette grande figure, bien moins variée dans ses aspects, moins brillante, moins chaude que celle d'autres grands hommes de même rang, mais merveilleusement sereine, harmonieuse, pure de tout égoïsme, puissante avec sagesse et vertu, et parfaitement appropriée à son pays, à son temps, à sa mission. L'Étude historique que je consacrai à la vie et au caractère de Washington obtint, en Amérique comme en Europe, un succès dont je jouis vivement, et pour mon propre compte, et comme symptôme de l'état des esprits. Dans notre époque de transformation et de transition, nous sommes atteints de bien des maladies sociales et morales; il y a bien des folies dans les têtes, bien des mauvaises passions et bien des faiblesses dans les coeurs; mais les sources pures ne sont point taries; les forces honnêtes ne sont point éteintes; et quand les hommes voient apparaître, dans une personnification un peu éclatante, la santé de l'esprit et de l'âme, ils s'inclinent avec respect et la prennent volontiers pour conseiller et pour guide. Washington n'est pas seulement un beau modèle politique; c'est aussi un exemple encourageant, car, à travers les obstacles, les périls, les tristesses et les mécomptes inséparables de toute grande oeuvre humaine, il a réussi au delà de sa propre attente, et il a obtenu, de son vivant même, autant de succès pour sa cause que de gloire pour son nom.
Je ne me ferai point scrupule de consigner ici deux témoignages de l'effet que produisit ce portrait historique de Washington, et de l'appréciation qu'en firent les juges les plus compétents. Peu de temps après que l'ouvrage eut été traduit et publié en Amérique, vingt-cinq Américains notables m'adressèrent cette lettre:
«Monsieur,
Les soussignés, citoyens des États-Unis d'Amérique et qui résident en ce moment à Paris, profondément touchés de l'esprit amical et du mérite supérieur de l'Introduction que vous avez placée en tête de votre précieuse édition de la vie et des écrits de Washington, se sont réunis pour vous prier de vouloir bien donner, à un artiste américain justement célèbre dans sa profession, les séances nécessaires pour qu'il fasse votre portrait. Notre dessein est d'envoyer ce portrait aux présidents de notre congrès, et de demander qu'il soit placé dans la bibliothèque de ce corps, comme un témoignage permanent du respect que nous ressentons pour votre personne et pour vos travaux, et aussi comme un gage de la reconnaissance que vous doivent tous les Américains pour votre libéral empressement à faire bien connaître de l'Europe la vraie nature de notre Révolution et la supériorité caractéristique de son héros[23].»
[Note 23: Pièces historiques, n° XV.]
Cette double intention s'accomplit: M. Healy, habile peintre américain, fit mon portrait qui fut placé à Washington, dans la bibliothèque du Congrès, et je reçus de lui, en présent, le portrait de Washington avec celui de Hamilton, le plus éminent, à coup sûr, par le caractère comme par la pensée, des compagnons politiques du fondateur de la république américaine, et qui, en Europe du moins, ne tient pas, dans cette grande histoire, toute la place qui lui est due.
C'était au Val-Richer, loin des bruits du monde comme des affaires de l'État, que j'avais écrit cette Étude historique. J'en adressai un exemplaire au roi Louis-Philippe qui, pendant son séjour aux États-Unis, avait personnellement connu Washington et m'en avait raconté quelques traits remarquables. En rentrant à Paris, je reçus de lui la lettre suivante, datée du 26 décembre 1839:
«Mon cher ancien ministre, si j'ai autant tardé à vous répondre, c'est que je voulais vous remercier moi-même de votre ouvrage sur Washington, et vous dire combien je jouirais s'il m'était donné d'avoir le temps de le lire et de m'en entretenir avec vous. Vous ne savez que trop combien je suis privé de ces paisibles loisirs. Cependant je tâcherai de lire au moins l'Introduction, dont j'entends parler comme d'un chef-d'oeuvre. Mes trois ans de séjour en Amérique ont eu une grande influence sur mes opinions politiques et sur mon jugement de la marche des choses humaines. La révolution puritaine et démocratique, vaincue en Angleterre et réfugiée dans les petits États de Massachusetts, de Rhode-Island et de Connecticut, a débordé, subjugué tous les autres éléments de population du vaste continent sur lequel la tempête européenne l'avait poussée; et quoique les Hollandais à New-York, les Anglais catholiques sous lord Baltimore, à Baltimore (1632), et plus anciennement que tous, les Français (sous Henri IV), eussent essayé cette grande colonisation, ils ont été étouffés sous la démocratie puritaine et les débris du long Parliament et de son armée. Mais Washington n'était ni puritain, ni aristocrate, ni encore moins démocrate; il était essentiellement homme d'ordre et gouvernemental, cherchant toujours à combiner et à exploiter de son mieux les éléments souvent discordants et toujours assez faibles avec lesquels il devait combattre l'anarchie et en préserver son pays. Je suis persuadé que c'est ainsi que vous l'avez dépeint, et la confiance que j'en ai ajoute beaucoup au regret que j'éprouve de n'avoir pas le temps de lire votre Washington; mais c'est toujours avec plaisir que je vous renouvelle l'assurance de tous mes sentiments pour vous.»
Pendant que je m'adonnais à ce travail, charmé de reconnaître, entre la politique de Washington dans le gouvernement naissant des États-Unis et celle que nous avions soutenue, mes amis et moi, depuis 1830, une évidente analogie, des perspectives nouvelles s'ouvraient devant moi; la France cessait d'être violemment troublée à l'intérieur; l'ordre public et la sûreté de la monarchie constitutionnelle ne semblaient plus menacés; les affaires extérieures devenaient la principale préoccupation des esprits comme l'intérêt dominant de la situation, et j'étais sur le point d'être appelé à y prendre une part très-active. La question d'Orient renaissait, plus compliquée et plus pressante qu'elle n'avait encore été. Je dis la question d'Orient, et c'était bien là, en effet, le nom que donnait tout le monde à la querelle élevée entre le sultan Mahmoud et son sujet, le pacha d'Égypte, Méhémet-Ali. Pourquoi un si grand mot à propos d'une lutte locale? L'Égypte n'est pas tout l'empire ottoman. L'empire ottoman n'est pas tout l'Orient. Le soulèvement, la séparation même d'une province ne font pas tout le sort d'un empire. Les grands États de l'Europe occidentale ont perdu ou acquis tour à tour, soit par des déchirements intérieurs, soit par la guerre, des territoires considérables, sans qu'à l'aspect de telles circonstances on ait songé à dire la question d'Occident. Pourquoi un langage, dont personne ne s'est avisé dans les crises territoriales de l'Europe chrétienne, a-t-il été, est-il en effet, quand il s'agit de l'empire ottoman, parfaitement naturel et légitime?
C'est qu'il n'y a maintenant, dans l'empire ottoman, point de question locale et partielle; c'est que pas une secousse ne peut se faire sentir dans un coin de l'édifice, pas une pierre ne peut s'en détacher que l'édifice entier ne paraisse et ne soit, en effet, près de crouler. On peut différer d'opinion sur ce qui reste encore de force et de vie probable à ce grand malade; mais personne ne croit sérieusement qu'il guérisse; sa mort, plus ou moins prochaine, plus ou moins naturelle, est un fait qui domine toute la situation, un pressentiment qui trouble toute l'Europe. La question d'Égypte était bien, en 1839, la question de l'empire ottoman lui-même. Et la question de l'empire ottoman, c'est bien la question d'Orient; non-seulement de l'Orient européen, mais de l'Orient asiatique, car l'Asie est maintenant le théâtre des ambitions et des rivalités des grandes nations européennes, et l'empire ottoman est le chemin, la porte, la clef de l'Asie. Il y a là, pour le monde européen et chrétien, un avenir immense, déjà visible, imminent peut-être.
Qu'à la perspective d'un tel avenir, les philosophes politiques, les esprits spéculatifs s'émeuvent, qu'ils se livrent à toute la liberté de leur pensée, qu'ils imaginent vingt solutions du grand problème posé devant eux, rien de plus simple; nous avons vu éclater toutes ces inventions plus ou moins brillantes et spécieuses; on nous a proposé, les uns la résurrection de l'empire ottoman, les autres sa mort violemment avancée et tel ou tel partage de ses dépouilles, d'autres la fondation, à sa place, d'un grand empire arabe, d'autres encore l'érection désintéressée d'un nouvel empire chrétien à Constantinople. Ce sont là des jeux de l'imagination ou de la méditation complaisante, des utopies diplomatiques ou guerrières. Que les politiques pratiques et sérieux en sourient, rien de plus simple encore; quand on tient en main les affaires, quand on porte la responsabilité des événements, on mesure toute la difficulté du problème et toute la vanité de ces solutions cavalièrement offertes. Mais si les politiques sérieux ont droit de sourire des utopies, ils n'ont pas droit de méconnaître ou d'oublier les faits; or, je n'hésite pas à dire que la maladie irrémédiable et la mort inévitable de l'empire ottoman sont des faits certains, dont l'explosion définitive peut être plus ou moins prochaine, mais dont, soit qu'ils lui plaisent ou qu'ils lui déplaisent, toute politique sensée doit tenir, dès aujourd'hui, grand compte.
J'ai déjà dit quelle était, en présence de ces faits, la diverse attitude des grandes puissances européennes. Deux d'entre elles, l'Angleterre et l'Autriche, semblaient ne prendre en aucune considération l'avenir, et ne s'inquiéter que de défendre et de maintenir, tel quel, l'empire ottoman. La Russie, au contraire, suivait pas à pas sa décadence progressive, et se préparait à profiter de sa chute, sans exciter, en la devançant ou en l'amenant elle-même, la résistance préméditée de l'Europe. La Prusse se prêtait, avec une curiosité assez indifférente et des complaisances alternatives, au travail, conservateur ou destructeur, tantôt de la Russie, tantôt de l'Autriche et de l'Angleterre. Je fus appelé le 2 juillet 1839, dans la Chambre des députés, à caractériser avec précision la politique que devait adopter, à ce sujet, la France. Je reproduirai ici mes propres paroles de cette époque, car elles sont encore aujourd'hui l'expression vraie de ma pensée:
«Nous n'avons pas, dis-je, à chercher longtemps la politique qui convient à la France; nous la trouvons depuis longtemps toute faite. C'est une politique traditionnelle, séculaire; c'est notre politique nationale. Elle consiste dans le maintien de l'équilibre européen par le maintien de l'empire ottoman, selon la situation des temps et dans les limites du possible, ces deux lois du gouvernement des États.
«Si je cherchais des noms propres, je rencontrerais Henri IV, Richelieu, Louis XIV, Napoléon; ils ont tous pratiqué cette politique, celle-là et aucune autre.
Que vous ont dit, hier encore, tous les orateurs? que c'est là, en effet, la meilleure politique, et que, si elle est encore possible, il faut persister à la suivre. Ils en ont seulement nié ou révoqué en doute la possibilité, et alors chacun a produit son système à la place de ce qu'il déclarait impraticable.
Voici donc la véritable question: la politique historique et nationale de la France, le maintien de l'équilibre européen par le maintien de l'empire ottoman, est-elle encore praticable?
La réponse dépend de deux choses: l'état de l'empire ottoman lui-même et l'état des grandes puissances européennes.
Quant à l'empire ottoman, je suis loin de contester son déclin; il est évident. Cependant, Messieurs, prenez garde; n'allez pas trop vite dans votre prévoyance; les empires qui ont longtemps duré sont très-longtemps à tomber, et on pressent, on attend leur chute bien longtemps avant qu'elle s'accomplisse. La Providence, qui ne partage pas les impatiences et les précipitations de l'esprit humain, semble avoir pris plaisir à donner d'avance un démenti aux prédictions dont l'empire ottoman est maintenant l'objet; elle a donné ce démenti sur le même sol, dans les mêmes murs; elle a fait durer là un autre empire, l'empire grec, non pas des années, mais des siècles, après que les gens d'esprit du temps avaient prédit sa ruine.
«Je pourrais m'en tenir à cette réponse générale, et le démenti serait peut-être suffisant. Mais entrons plus avant dans les faits; voyons de plus près comment s'est opéré, depuis cinquante ans, le déclin de l'empire ottoman, et quelles circonstances l'ont accompagné et l'accompagnent encore de nos jours.
Cet empire a beaucoup perdu; il a perdu des provinces bonnes à faire des royaumes. Comment les a-t-il perdues? Depuis longtemps déjà ce n'est plus par la conquête; il y a déjà longtemps qu'aucune des puissances européennes n'a rien enlevé, par la guerre, par la force ouverte, à l'empire ottoman; la Crimée est la dernière conquête qui lui ait été ainsi arrachée; car je ne parle pas de la régence d'Alger, qui lui était devenue presque complètement étrangère.
Qu'est-il donc arrivé? Comment l'empire ottoman a-t-il presque perdu les Principautés danubiennes, puis tout à fait la Grèce, puis déjà à moitié l'Égypte? Ce sont, permettez-moi cette expression, ce sont des pierres qui sont tombées naturellement de l'édifice. Que les ambitions et les intrigues étrangères aient eu quelque part à ces événements, je le veux bien; mais elles ne les ont pas faits; elles ne les auraient pas menés à fin; ce sont des démembrements naturels, spontanés; ces provinces se sont, d'elles-mêmes et par leur mouvement intérieur, détachées de l'empire ottoman qui s'est trouvé hors d'état de les retenir.
«Et une fois détachées, que sont-elles devenues? Sont-elles tombées entre les mains de telle ou telle grande puissance européenne? Non encore; elles ont travaillé à se former en États indépendants, à se constituer à part, sous tel ou tel protectorat, plus ou moins pesant, plus ou moins périlleux, mais qui les a laissées et les laisse subsister à titre de peuples distincts, de souverainetés nouvelles dans la grande famille des nations.
Et croyez-vous, Messieurs, que sans cette perspective, sans l'espoir de voir ces débris de l'empire ottoman se transformer ainsi en nouveaux États, croyez-vous que nous eussions pris à ce qui s'est passé en Orient, au sort de la Grèce par exemple, l'intérêt si vif, la part si active que nous y avons pris? Non, certes: s'il se fût agi de détacher de l'empire ottoman une telle province pour la donner à quelque autre puissance, à coup sûr vous n'auriez pas vu éclater parmi nous ce mouvement national qui est venu au secours de la Grèce et qui l'a sauvée.
Ce que je dis de la Grèce, je le dirai de l'Égypte; malgré des différences notables, il y a ici un fait analogue. Ce n'est pas nous qui avons amené l'Égypte si près d'échapper à l'empire ottoman. Sans doute, par notre expédition de 1798, par les exemples et les triomphes de l'armée française et de son glorieux chef, nous sommes pour quelque chose dans l'apparition de cette puissance nouvelle; elle n'est pourtant pas de notre fait; c'est là aussi un démembrement naturel de l'empire ottoman, tenté et presque accompli par le génie et la puissante volonté d'un homme. C'est Méhémet-Ali qui a fait l'Égypte actuelle, en s'emparant du mouvement que nous y avions porté. Nous l'avons protégé dès son origine, et naguère encore en 1833, comme nous avions, sous la Restauration, protégé la Grèce naissante, et par les mêmes raisons. Nous avons vu là une dislocation naturelle de l'empire ottoman, et peut-être une puissance nouvelle destinée à devenir indépendante et à jouer un jour son rôle dans les affaires du monde. Regardez bien, Messieurs, à tout ce qui s'est passé, depuis trente ans, en Orient et dans les domaines de l'empire ottoman; vous reconnaîtrez partout le même fait; vous verrez cet empire se démembrer naturellement sur tel ou tel point, non au profit de telle ou telle des grandes puissances européennes, mais pour commencer, pour tenter du moins la formation de quelque souveraineté nouvelle et indépendante. Personne, en Europe, n'eût voulu souffrir que la conquête donnât, à telle ou telle des anciennes puissances, de tels agrandissements. C'est là la vraie cause du cours qu'a pris la désorganisation progressive de l'empire ottoman, et c'est à ces conditions et dans ces limites que la France s'y est prêtée. Maintenir l'empire ottoman pour maintenir l'équilibre européen, et quand, par la force des choses, par le cours naturel des faits, quelque démembrement s'opère, quelque province se détache de cet empire en décadence, favoriser la transformation de cette province en une souveraineté nouvelle et indépendante qui prenne place dans la famille des États, et qui serve un jour au nouvel équilibre européen, à l'équilibre destiné à remplacer celui dont les anciens éléments ne subsisteront plus; voilà la politique qui convient à la France, à laquelle elle a été naturellement conduite, et dans laquelle elle fera bien, je crois, de persévérer.»
Telles étaient les dispositions des grands cabinets européens lorsqu'ils apprirent, vers le milieu de mai 1839, que l'arrangement conclu le 5 mai 1833, à Kutaièh, entre le sultan Mahmoud et Méhémet-Ali, était rompu, que l'armée turque avait passé l'Euphrate le 21 avril pour attaquer celle du pacha que commandait son fils Ibrahim, et qu'ainsi renaissait la question d'Orient avec toutes ses chances et tous ses embarras.
Dans un premier mouvement d'humeur et d'équité, on se demanda d'abord quel était l'agresseur. Le cabinet anglais lui-même, malgré son parti pris en faveur du sultan, se montra préoccupé de cette question: «L'événement actuel nous surprend, disait, le 25 mai, lord Palmerston au baron de Bourqueney, alors chargé d'affaires de France à Londres; le fait d'agression, attribué par la nouvelle télégraphique aux Turcs, a son importance morale, car il y a un principe de justice, dont nous ne pouvons méconnaître la puissance, dans une première disposition à faire retomber les conséquences de la guerre sur l'agresseur[24].» Il fut bientôt impossible de douter que l'agression vînt de Constantinople; depuis plusieurs mois, tout y présageait, tout y préparait la guerre: «Des émissaires arrivent chaque jour d'Égypte et de Syrie envoyés secrètement par le sultan, écrivait le 16 mai l'amiral Roussin au maréchal Soult; ils lui rapportent que toutes les populations sont prêtes à s'insurger contre Méhémet-Ali au premier signal. Tahar-Pacha, parti il y a deux mois pour le camp de Hafiz-Pacha, avait mission ostensible de lui ordonner de rester en deçà de la frontière; mais il a reçu des instructions secrètes du sultan; on les ignore, mais on les devine. Le sultan veut détruire son vassal ou succomber; il le dit tout haut. On ne sait pas et on ne croit pas que l'armée ait franchi la frontière; mais on espère qu'elle en est assez près pour rendre l'attaque des Égyptiens inévitable, et le sultan le désire ardemment.» De son côté, le colonel Campbell, consul général d'Angleterre à Alexandrie, écrivait le 28 mai à lord Palmerston: «La conduite emportée du sultan, qui a agi contrairement aux conseils des ambassadeurs à Constantinople, n'aura pas seulement épuisé ses ressources; elle aura fort affaibli son influence morale en Turquie; tandis que la conduite modérée et prudente d'Ibrahim-Pacha qui, d'après les ordres de son père, s'est abstenu de tout acte hostile, élèvera Méhémet-Ali et accroîtra son influence sur les esprits dans l'empire ottoman.» Enfin, l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople, lord Ponsonby lui-même, si passionné contre Méhémet-Ali et toujours si enclin à rejeter sur lui tous les torts, avait écrit le 20 mai à lord Palmerston: «Le sultan a dit qu'il mourrait plutôt que de ne pas détruire son sujet rebelle,» et le 22 mai: «Je me suis convaincu que la Sublime Porte a enfin résolu de faire la guerre au pacha d'Égypte. Il ne paraît pas que les hostilités aient encore commencé[25].»
[Note 24: Pièces historiques, n° XVI.]
[Note 25: Correspondence relative to the affairs of the Levant. Part.
I, p. 28, 56, 106, 153.]
Comment le sultan Mahmoud aurait-il réprimé sa passion? Lord Ponsonby lui-même le poussait à la satisfaire. Quand les intentions agressives de la Porte furent évidentes, l'amiral Roussin lui adressa de vives représentations; lord Ponsonby refusa d'y joindre les siennes: «C'est une chose déplorable que ce refus, écrivit le 6 juillet le maréchal Soult à M. de Bourqueney; le silence seul de l'ambassadeur d'Angleterre, dans de telles conjonctures, est un encouragement donné aux projets téméraires de la Porte.» M. de Bourqueney eut ordre d'entretenir de cette circonstance lord Palmerston: «Je ne suis chargé, lui dit-il, d'aucune plainte officielle; quelques faits étranges ont eu lieu; j'ai ordre de porter à votre connaissance les pièces qui les constatent, et d'attendre les éclaircissements que vous croirez devoir donner à la mutuelle confiance de nos deux cabinets.»—«Lord Palmerston a sonné, continue M. de Bourqueney, et s'est fait apporter les quatre derniers mois de la correspondance de lord Ponsonby et les deux dernières années de celle du colonel Campbell:—Occupons-nous d'abord, m'a-t-il dit, de ce qui concerne lord Ponsonby; je tiens à vous prouver que mes instructions n'ont jamais varié sur ce point fondamental que le rôle de l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople devait être de contenir les penchants guerriers du sultan; nous avons constamment répété à lord Ponsonby: «Empêchez la guerre d'éclater.»—Lord Palmerston m'a fait lire alors sept ou huit dépêches écrites par lui à lord Ponsonby depuis la fin de janvier jusqu'au milieu de juin, et toutes fondées sur cette donnée générale.—«Maintenant, a-t-il repris, je ne saurais vous nier que l'opinion personnelle de lord Ponsonby, opinion que je ne partage pas, a toujours été opposée au maintien du statu quo de Kutaièh; il préférait même les partis extrêmes comme susceptibles au moins d'un dénoûment favorable; mais je suis fondé à croire que, dans les rapports officiels à Constantinople, l'ambassadeur a fait passer ses opinions personnelles après ses instructions; c'est du moins ce que je dois inférer de sa correspondance.»—Et lord Palmerston m'a lu au hasard toutes les dernières dépêches de lord Ponsonby qui constataient ses efforts pacifiques auprès du sultan. J'ai fait observer à lord Palmerston qu'il me semblait bien difficile que l'opinion personnelle de l'ambassadeur, facilement pénétrée sur les lieux et transparente même à travers les dépêches que je venais de lire, n'eût pas ôté quelque chose à l'efficacité de son action pacifique à Constantinople. Lord Palmerston, sans abonder dans mon sens, m'a répondu de manière à me prouver qu'il le craignait comme moi. Dans tout autre pays, monsieur le maréchal, la conclusion de cette conversation eût été le changement probable de lord Ponsonby; ici les choses se passent autrement; les affaires extérieures ne passent qu'après les influences intérieures[26].»
[Note 26: Le baron de Bourqueney au maréchal Soult, 9 juillet 1839.]
La question de savoir lequel, du sultan ou du pacha, avait recommencé la guerre disparut bientôt devant la gravité de l'événement et les inquiétudes qu'il inspirait. Elles étaient les mêmes à Paris et à Londres; les deux cabinets avaient le même désir d'arrêter en Orient la lutte et d'empêcher que la Russie n'en profitât pour dominer de plus en plus à Constantinople. Le maréchal Soult fit partir sur-le-champ deux de ses aides de camp, l'un pour Constantinople, l'autre pour Alexandrie, où ils devaient réclamer la suspension immédiate des hostilités et en porter eux-mêmes l'ordre, l'un à l'armée turque, l'autre à l'armée égyptienne. Un crédit de dix millions fut demandé aux Chambres pour donner à nos armements maritimes le développement nécessaire. Le baron de Bourqueney eut ordre de communiquer au cabinet anglais toutes les informations reçues à Paris, toutes les idées qu'y faisait naître, toutes les mesures qu'y faisait préparer la situation nouvelle, et d'établir, entre les deux gouvernements, le plus franc et le plus intime concert: «En exposant ainsi au cabinet de Londres l'ensemble de notre manière de voir sur les graves circonstances du moment, écrivait le duc de Dalmatie, nous lui donnons un gage non équivoque de la confiance qu'il nous inspire, et du désir que nous avons de marcher avec lui dans le plus parfait accord[27].»
[Note 27: Le maréchal Soult au baron de Bourqueney, 17 juin 1839.]
Le cabinet anglais accueillit ces ouvertures avec une satisfaction franchement déclarée: «Nous nous entendons sur tout, dit lord Palmerston au baron de Bourqueney, après avoir lu la dépêche du maréchal Soult; notre accord sera complet. Principe, but, moyens d'exécution, tout est plein de raison, de simplicité et de prévoyance. Ce n'est pas la communication d'un gouvernement à un autre gouvernement; on dirait plutôt qu'elle a lieu entre collègues, entre les membres d'un même cabinet.» Quand on en vint aux mesures pratiques, l'entente fut prompte et efficace: on se mit d'accord sans la moindre difficulté sur la force respective des flottes française et anglaise et sur les instructions à donner aux deux amiraux pour qu'ils s'employassent de concert à arrêter les hostilités. Afin de réunir dans une action commune les cinq grandes puissances, et pour profiter de l'influence de l'Autriche à Constantinople, le maréchal Soult proposa qu'on fît de Vienne le siège des délibérations communes; lord Palmerston témoigna d'abord à ce sujet quelques doutes; il craignait, dit-il, que l'influence russe ne s'exerçât plus efficacement à Vienne sur le prince de Metternich que sur le comte Appony à Paris ou sur le prince Esterhazy à Londres; mais il insista peu: «J'ai pensé tout haut devant vous, dit-il à M. de Bourqueney; je vois le pour et le contre, et à tout prendre, je crois que le pour l'emportera; mais je suis obligé de consulter le cabinet; je vous donnerai sa décision;» et la décision du cabinet anglais fut favorable à la proposition du maréchal Soult. On convint que quelques bâtiments autrichiens se joindraient dans la Méditerranée aux flottes de la France et de l'Angleterre. On se mit d'accord sur l'idée et sur les termes d'une déclaration solennelle par laquelle les puissances s'engageraient à maintenir l'intégrité de l'empire ottoman et à n'accepter aucune part de son territoire. Une question plus difficile s'éleva; qu'y aurait-il à faire si, en vertu du traité d'Unkiar-Skélessi et d'une demande de la Porte, les vaisseaux et les troupes russes arrivaient tout à coup à Constantinople pour protéger le sultan contre le pacha? Le cabinet français avait témoigné à M. de Bourqueney quelque inquiétude sur les dispositions du cabinet anglais dans cette hypothèse: «Je crains, lui écrivait le 30 mars le duc de Montebello, alors ministre provisoire des affaires étrangères, qu'on ne prenne à Londres bien facilement son parti d'une nouvelle expédition russe à Constantinople.» Le maréchal Soult fut bientôt rassuré à cet égard: M. de Bourqueney lui écrivit le 17 juin: «Le conseil a examiné le cas où, désavoués par les événements, au delà même des bornes d'une prévision raisonnable, nous trouverions les Russes établis à Constantinople, ou en marche vers la capitale de l'empire ottoman. Cette immense question a été discutée sous la profonde impression qu'a causée ici la phrase de la dépêche n° 16 de Votre Excellence: «Je crains qu'on n'ait pris à Londres bien facilement son parti d'une nouvelle expédition russe.» Le conseil a pensé que, dans ce cas, nos escadres devraient paraître devant Constantinople; en amies, si le sultan acceptait nos secours, de force s'il les refusait. On a même discuté militairement la question du passage des Dardanelles; on le croit possible, mais dangereux pendant les six mois d'hiver où le vent souffle de la Méditerranée. On le regarde comme facile pendant les six autres, mais avec des troupes de débarquement. Je n'ai pas besoin d'ajouter, monsieur le maréchal, que ce dernier parti n'est, si je puis m'exprimer ainsi, qu'une conjecture extrême, mais devant la réalisation de laquelle ma conviction est qu'il ne tiendrait qu'à nous d'empêcher l'Angleterre de reculer.» Le maréchal Soult s'empressa de répondre à ces dispositions du cabinet anglais: «Nous pensons, écrivit-il au baron de Bourqueney, qu'au moment même où les Russes arriveraient à Constantinople, les grands intérêts de l'équilibre européen et, plus encore peut-être, les susceptibilités de l'opinion publique justement exigeante, demanderaient que les pavillons anglais et français s'y montrassent aussi;» et il envoya à M. de Bourqueney un projet de note que l'amiral Roussin serait chargé de présenter à la Porte et qui se terminait en disant: «Le gouvernement du Roi a la conviction qu'il va au-devant des intentions de la Sublime Porte en demandant que, dans le cas où les forces de terre ou de mer d'une ou de plusieurs des cours alliées seraient appelées à Constantinople, les ordres fussent donnés pour ouvrir immédiatement le passage des Dardanelles à une escadre française qui viendrait, de son côté, protéger le trône du sultan contre les périls dont l'imminence aurait déterminé une telle mesure.» Il y eut, entre les deux cabinets, quelque diversité d'avis et de plan sur les termes et le mode d'exécution de cette démarche; mais ces difficultés secondaires furent aisément aplanies et ne portèrent, à l'accord actif des deux gouvernements, aucune atteinte. Assurés du concours de l'Angleterre, le roi Louis-Philippe et ses conseillers n'hésitaient pas plus, en 1839, à agir fortement en Orient et à forcer, au besoin, les Dardanelles qu'ils n'avaient hésité en 1832 à entrer en Belgique et à faire le siège d'Anvers.
En présence de ces brusques événements, du mouvement diplomatique qu'ils suscitaient dans toute l'Europe, et surtout de l'intime accord qui s'établissait entre Paris et Londres, la cour de Russie observait en silence et restait en suspens, visiblement inquiète de l'avenir prochain et de l'attitude qu'elle aurait à y prendre. Le grand-duc héritier, aujourd'hui;'empereur Alexandre II, se trouvait en ce moment à Londres avec le comte Orloff pour compagnon de son voyage: «Toutes les fois que le comte Orloff m'a rencontré depuis cinq jours, écrivait le 29 mai M. de Bourqueney au maréchal Soùlt, il a nié avec affectation devant moi l'authenticité de la nouvelle de la reprise des hostilités entre les Turcs et les Égyptiens. Il se fondait sur les dernières lettres de l'empereur. Votre Excellence sait qu'il se donne volontiers pour le confident de la pensée impériale. Il a tenu le même langage à presque tous les membres du corps diplomatique.» Et quelques jours plus tard, le 17 juin: «L'ambassade russe écoute, regarde, mais hésite dans son action comme dans son langage. Nous avons eu bien des Russes depuis un mois à Londres, monsieur le maréchal, et des plus haut placés dans la confiance de l'empereur. Je hasarde timidement une opinion formée à la hâte; mais il me semble évident que, de ce côté-là, on n'est pas prêt pour les partis extrêmes.» Précisément à la même date, les instructions du comte de Nesselrode au comte Pozzo di Borgo, alors ambassadeur de Russie à Londres, confirmaient pleinement la conjecture du baron de Bourqueney: «Loin de vouloir provoquer une complication dans le Levant, écrivait le vice-chancelier de Russie, nous employons tous nos soins à la prévenir; et au lieu de nous prévaloir avec empressement de notre traité d'alliance avec la Porte, nous sommes les premiers à désirer nous-mêmes d'éloigner le renouvellement d'une crise qui nous forcerait, malgré nous, à reprendre une attitude militaire sur les rives du Bosphore[28].» Trois semaines plus tard, le 8 juillet, l'ambassadeur d'Angleterre à Saint-Pétersbourg, lord Clanricarde, écrivait à lord Palmerston: «En toute occasion, le comte de Nesselrode m'a exprimé le désir qu'avait le gouvernement russe d'éviter la possibilité d'un casus foederis en vertu du traité d'Unkiar-Skélessi. Il a tenu le même langage à tous mes collègues, et je crois que ce désir est, de sa part, aussi sincère qu'inquiet.» Les faits prouvèrent bientôt que les inquiétudes pacifiques du cabinet russe étaient sincères; il adhéra sans difficulté aux propositions de délibération commune entre les cinq puissances que lui adressa le prince de Metternich, et lord Beauvale, ambassadeur d'Angleterre à Vienne, put écrire, le 11 juillet 1839, à lord Palmerston: «Le plan de pacification entre la Porte et Méhémet-Ali est déjà esquissé, et peut être considéré comme adopté par l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie. Resté la France. Le prince de Metternich demande au gouvernement anglais de persuader la France[29].»
[Note 28: Correspondenee on the affairs of the Levant. Part. I, p. 98.]
[Note 29: Correspondence on the affairs of the Levant. Part. I, p. 169, 177.]
Pendant que les diplomates conversaient ou correspondaient, les événements s'étaient précipités et avaient profondément altéré la situation. L'aide de camp que le maréchal Soult avait envoyé en Égypte, le commandant Callier, avait obtenu de Méhémet-Ali une lettre qui enjoignait à son fils Ibrahim de suspendre les hostilités; mais quand le commandant Callier atteignit l'armée égyptienne, il trouva non-seulement la guerre engagée, mais l'armée turque vaincue et détruite. Cinq jours avant son arrivée, le 21 juin 1839, auprès du village de Nézib, une bataille avait eu lieu, et après deux heures d'un faible combat, les forces du sultan, général et soldats, s'étaient dispersées, laissant entre les mains du vainqueur 9,000 prisonniers, leur artillerie et tout leur camp. Lorsque la nouvelle de cette défaite arriva à Constantinople, le sultan Mahmoud ne vivait plus; il était mort six jours auparavant, le 30 juin, maudissant avec passion le nom de Méhémet-Ali, et pourtant venant, lui aussi, d'accorder au second aide de camp du maréchal Soult, le colonel Foltz, un ordre de suspension des hostilités. Quinze jours s'étaient à peine écoulés depuis que le jeune fils de Mahmoud, le sultan Abdul-Medjid, occupait le trône de son père, quand le commandant en chef de ses forces maritimes, le capitan-pacha Achmet-Feruzi, sorti naguère de la mer de Marmara, conduisit son escadre, forte de dix-neuf vaisseaux, à Alexandrie et la livra à Méhémet-Ali. En trois semaines, la Turquie avait perdu son souverain, son armée et sa flotte.
Tant de désastres, coup sur coup accumulés, jetèrent Constantinople dans un trouble extrême. Le jeune sultan et ses conseillers tremblaient de voir le pacha d'Égypte s'avancer immédiatement, par terre et par mer, sur la capitale de l'empire. Ils s'empressèrent de faire, auprès de lui, des démarches pacifiques. Son vieil ennemi, le grand vizir Khosrew-Pacha, lui écrivit dès le 5 juillet: «Sa Hautesse, douée de droiture et de sagacité, qualités dont le ciel l'a favorisée, a dit, aussitôt qu'elle fut montée au trône: «Le pacha d'Égypte, Méhémet-Ali-Pacha, s'étant permis certains procédés offensants envers feu mon glorieux père, il s'est passé jusqu'à présent beaucoup de choses, et dernièrement encore on a entrepris des préparatifs. Mais je ne veux pas que la tranquillité de mes sujets soit troublée et que le sang musulman soit versé. J'oublie donc le passé; et pourvu que Méhémet-Ali remplisse exactement les devoirs de la sujétion et du vasselage, je lui accorde mon pardon souverain; je lui destine une décoration magnifique et semblable à celle de mes autres illustres vizirs, et j'accorde la succession héréditaire de ses fils au gouvernement de l'Egypte.» Déjà deux jours auparavant, le 3 juillet, le ministre des affaires étrangères de la Porte, Nouri-Effendi, avait réuni chez lui les représentants des cinq grandes puissances européennes, et leur avait communiqué cette résolution du sultan: «Nous avons demandé, écrivait le 5 juillet lord Ponsonby au consul général d'Angleterre à Alexandrie, si l'on avait l'intention de laisser Méhémet-Ali en possession de la Syrie, ou de la Mecque, ou de Médine, ou de Saint-Jean-d'Acre, et la réponse a été négative.» La Porte était loin pourtant d'être fermement résolue à limiter ainsi ses concessions, car le 22 juillet suivant, le premier drogman de l'ambassade anglaise à Constantinople, M. Frédéric Pisani écrivait à lord Ponsonby: «La Porte est assez disposée à traiter avec Méhémet-Ali sur les bases suivantes, proposées, dit-elle, par le prince de Metternich, et approuvées par le cabinet de Saint-James: 1° le gouvernement de l'Egypte donné héréditairement à Méhémet-Ali; 2° le gouvernement de toute la Syrie donné à Ibrahim-Pacha; 3° à la mort de Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha aura le gouvernement de l'Egypte, et la Syrie rentrera de nouveau sous l'autorité immédiate de la Porte, comme cela était autrefois.»
Ni le prince de Metternich n'avait proposé, ni le cabinet anglais n'avait approuvé de telles concessions; mais la Porte, traitant elle-même avec le pacha d'Egypte, se laissait entrevoir prête à les lui accorder.
Quand la nouvelle de cette négociation directe entre Constantinople et Alexandrie et de ses chances arriva aux cabinets européens, ils en reçurent des impressions très-diverses. On s'en félicita à Saint-Pétersbourg, et on s'empressa d'approuver que la question turco-égyptienne fût débattue et vidée entre les parties intéressées elles-mêmes. La Russie échappait ainsi à l'intervention commune des grandes puissances dans les affaires d'Orient, et à la nécessité de perdre, en s'y associant, sa position isolée et indépendante. Le comte de Nesselrode adressa à ce sujet, le 27 juillet, des instructions à M. de Kisséleff, chargé d'affaires de Russie à Londres[30], et, le 9 août suivant, M. de Bourqueney écrivit au maréchal Soult: «Lord Palmerston m'avait annoncé hier que, d'après les nouvelles de Berlin, la Russie se retirait des négociations projetées de Vienne. M. de Kisséleff, qui m'a succédé chez lord Palmerston, était chargé d'une communication dans ce sens. C'est au nom du respect pour l'indépendance des États souverains que le cabinet russe décline toute intervention dans les affaires intérieures de la Turquie. Avant les événements de Syrie, avant la mort du sultan, quand il n'y avait, aux différends de la Porte et de l'Égypte, point d'autre issue possible que la guerre, le cabinet russe avait pu partager l'opinion des autres puissances de l'Europe sur l'ouverture d'une négociation conduite en dehors des parties intéressées elles-mêmes; mais aujourd'hui que la Porte va elle-même au-devant d'un rapprochement, et adresse à l'Égypte des propositions d'accommodement acceptables, il faut laisser marcher la négociation à Constantinople, et la seconder uniquement de ses bons offices. Autrement, il n'y a plus de puissance ottomane indépendante. Tel est, monsieur le maréchal, l'esprit de la démarche de M. de Nesselrode. Ce n'est pas le gouvernement du Roi qui s'étonnera de cette ouverture du cabinet de Saint-Pétersbourg; la correspondance de Votre Excellence l'avait dix fois annoncée. Ici, où l'on prend facilement ce qu'on désire pour ce qu'on croit, on avait été plus confiant, non pas dans la sincérité des dispositions de la Russie, mais dans les nécessités de la situation européenne. On a donc été surpris, plus qu'on ne le sera à Paris. Mais enfin on a compris les motifs de la dernière dépêche de M. de Nesselrode, et on y voit la preuve évidente que, si le cabinet impérial ne croit pas le moment arrivé de se commettre ouvertement avec l'Europe sur les affaires d'Orient, il est au moins décidé à lutter diplomatiquement contre les garanties écrites qui menaceraient d'enchaîner l'avenir. Lord Palmerston a reçu poliment la communication de M. de Kisséleff; mais celui-ci n'a pas dû se faire illusion sur le jugement qu'il en portait.»
[Note 30: Correspondence relative to the affairs of the Levant. Part.
I, p. 157.]
Lord Palmerston était parfaitement à son aise en déclinant l'ouverture de la cour de Russie et en laissant entrevoir qu'il ne se méprenait point sur ses motifs; il avait déjà la certitude que, dans cette nouvelle phase de la question égyptienne, la politique de l'Angleterre aurait l'adhésion et le concours de la France. Dès le 26 juillet, en apprenant la démarche pacifique de la Porte auprès de Méhémet-Ali, le maréchal Soult avait écrit au baron de Bourqueney: «La rapidité avec laquelle marchent les événements peut faire craindre que la crise ne se dénoue par quelque arrangement dans lequel les puissances européennes n'auront pas le temps d'intervenir, et où, par conséquent, les intérêts essentiels de la politique générale ne seraient pas pris en considération suffisante. Pour l'Angleterre comme pour la France, pour l'Autriche aussi, bien qu'elle ne le proclame pas ouvertement, le principal, le véritable objet du concert, c'est de contenir la Russie et de l'habituer à traiter en commun les affaires orientales. Je crois donc que les puissances, tout en donnant une pleine approbation aux sentiments conciliants manifestés par la Porte, doivent l'engager à ne rien précipiter et à ne traiter avec le vice-roi que moyennant l'intermédiaire de ses alliés, dont la coopération serait sans doute le meilleur moyen de lui ménager des conditions moins désavantageuses et mieux garanties.» Lord Palmerston s'empressa d'accepter cette persévérance du cabinet français à faire, de l'accommodement entre la Porte et l'Égypte, une question européenne: «Il est très-frappé, répondit M. de Bourqueney au maréchal Soult, de la crainte que le cabinet russe ne pousse, à Constantinople, à un arrangement direct entre le sultan et Méhémet-Ali, qui fasse échouer, en les rendant inutiles, les négociations de Vienne et les garanties qui en découleront; mais il pense que, même dans le cas de l'arrangement direct admis, nous devrons continuer nos efforts pour faire sortir, du concours moral des quatre cours, un acte auquel la cinquième ne pourra s'empêcher de souscrire[31].»
[Note 31: Le baron de Bourqueney au maréchal Soult, 27 juillet 1839.]
Ce résultat n'était pas difficile à atteindre; la cour de Russie, aussi circonspecte dans sa conduite que superbe dans son attitude, tenait encore plus à ne pas rester isolée en Europe qu'à maintenir à Constantinople sa position isolée; elle n'insista point pour que la Porte, par respect pour son indépendance, fût laissée seule en présence de Méhémet-Ali et libre de négocier directement avec lui comme elle l'entendrait. L'empereur Nicolas se déclara prêt à agir de concert avec l'Angleterre, l'Autriche, la France et la Prusse, si elles croyaient devoir persister à prendre elles-mêmes en main cette négociation; et le 27 juillet, les représentants des cinq cours à Constantinople adressèrent en commun à la Porte cette note: «Les soussignés ont reçu ce matin de leurs gouvernements respectifs des instructions en vertu desquelles ils ont l'honneur d'informer la Sublime Porte que l'accord sur la question d'Orient est assuré entre les cinq grandes puissances, et de l'engager à suspendre toute détermination définitive sans leur concours, en attendant l'effet de l'intérêt qu'elles lui portent.»
A cette démarche, l'ambassadeur d'Angleterre, lord Ponsonby, laissa éclater toute sa joie: «Le baron de Stürmer a reçu dans la matinée du 27 les instructions du prince de Metternich, écrivit-il-le 29 juillet à lord Palmerston, et le soir même la note était signée et remise. Je vous demande la permission d'exprimer en toute humilité mon approbation de l'activité et de la promptitude avec lesquelles a agi le baron; je considère cette mesure comme la plus salutaire qu'il fût possible de prendre. Elle a été aussi très-opportune, car les ministres ottomans venaient de se résoudre à faire au pacha d'Egypte des concessions qui seraient, en ce moment même, sur la route d'Alexandrie, et qui auraient déplorablement compliqué les affaires de cet empire. Notre démarche a donné au grand vizir la force et le courage de résister au pacha, et de défendre les droits et les intérêts du sultan. Elle assurera aussi, je pense, la tranquillité de la capitale et par conséquent la sécurité de ses habitants étrangers et chrétiens. Elle ouvre la voie à tout ce que le gouvernement de Sa Majesté pourra juger bon et utile de faire. Elle a placé le gouvernement de Sa Majesté dans une position qui le met en état de garantir l'intégrité et l'indépendance futures de là Turquie[32].»
[Note 32: Correspondence relative to the affairs of the Levant. Part.
I, p. 292, 293.]
Le cabinet français ne tarda pas à s'apercevoir que cette démarche ne le mettait pas dans une situation aussi commode, ni aussi puissante que celle que s'en promettait l'Angleterre. Il venait de s'engager à ne pas laisser régler la question d'Orient en Orient même, entre les deux parties intéressées, et à la régler en Occident, par l'accord des cinq grandes puissances; il avait déclaré à la Porte «que cet accord était assuré;» et loin d'avoir cette assurance, il avait déjà pu entrevoir combien ses vues sur l'arrangement définitif entre le sultan et le pacha différaient de celles de l'Angleterre. Dès le 16 juin, lord Palmerston avait dit à M. de Bourqueney: «Il faudra ouvrir à Constantinople et à Alexandrie une négociation sur la double base de la constitution de l'hérédité de l'Egypte dans la famille de Méhémet-Ali et de l'évacuation de la Syrie par les troupes égyptiennes. L'opinion du conseil est que nous ne rencontrerons aucune difficulté sérieuse à Constantinople, et que, s'il s'en présentait à Alexandrie, il suffirait d'y convaincre le pacha de notre union pour en triompher.» Sans repousser formellement dès l'abord cette vue du cabinet anglais, sans s'expliquer nettement sur ce qu'on devrait concéder à Méhémet-Ali, le maréchal Soult chargea M. de Bourqueney de témoigner des dispositions différentes: «Il faut, lui écrivait-il le 26 juillet, que la fermeté, j'ai presque dit la sévérité des conseils que les puissances exprimeront soit tempérée par un ton de modération et de bienveillance qui, tout en arrêtant la hardiesse de Méhémet-Ali, ne blesse pas trop fortement son orgueil et son ambition. Il y aurait certainement de l'affectation à paraître croire qu'après les succès que vient de lui procurer la folle agression de la Porte, il n'a rien à attendre de plus que ce qu'il était en droit de demander auparavant. Ce serait méconnaître l'empire des faits et les nécessités de la situation. Si le vice-roi acquérait la conviction qu'il ne doit rien espérer de l'équité des puissances, il se révolterait contre leurs représentations impérieuses, et son irritation pourrait amener, d'un moment à l'autre, des conséquences dont la seule possibilité est de nature à effrayer tout esprit prévoyant.» Quand M. de Bourqueney communiqua à lord Palmerston cette dépêche à la fois claire et vague, le ministre anglais lui développa en réponse toute sa pensée: «Plus je réfléchis, lui dit-il, à cette question d'Orient (et je vous affirme qu'il n'y a pas dans mon esprit une seule préoccupation anglaise exclusive), plus j'arrive à cette conclusion que la France et l'Angleterre ne peuvent que vouloir identiquement la même chose, la sécurité, la force de l'empire ottoman, ou, si ces mots sont trop ambitieux, son retour à un état qui laisse le moins de chances possible à une intervention étrangère. Eh bien! cet objet, nous ne l'obtiendrons qu'en séparant le sultan et son vassal par le désert; que Méhémet-Ali reste maître de son Egypte; qu'il y obtienne l'hérédité qui a fait le but constant de ses efforts; mais qu'il n'y ait plus de voisinage, et par conséquent plus de collision possible entre ces deux puissances rivales. La Russie convoite (d'avenir) les provinces d'Europe, et au fond de son coeur elle voit avec joie les provinces d'Asie se séparer du corps ottoman. Pouvons-nous servir cet intérêt? Évidemment non. On parle des difficultés matérielles que nous rencontrerons pour arriver à notre but. Je pense que Méhémet-Ali ne résistera pas à une volonté sincère exprimée en commun par les grandes puissances; mais, le fît-il, ses droits n'augmenteraient pas par le mépris qu'il ferait des conseils de l'Europe, et si la force devenait nécessaire, le résultat ne serait ni long ni douteux. Telle est l'opinion bien arrêtée du cabinet anglais. Si nous pensions que Méhémet-Ali pût s'asseoir fort et respecté sur le trône ottoman, et posséder l'empire dans son indépendance et son intégrité, nous dirions: soit. Mais convaincus que, s'il reste encore quelque chose en Turquie, c'est le respect religieux pour la famille impériale, et que jamais l'empire tout entier ne consentira à traiter Méhémet comme un descendant du prophète, Dieu nous garde de nous embarquer dans une semblable politique! Nous aurions une seconde Amérique du Sud en Orient, et celle-là aurait des voisins qui ne la laisseraient pas éternellement se consumer en luttes intérieures.» Et dix jours après, le 8 août, rentrant avec ardeur dans la conversation: «Je ne puis assez vous répéter, disait lord Palmerston à M. de Bourqueney, combien ma conviction est indépendante de toute considération politique exclusivement anglaise; mais je suppose l'Egypte et la Syrie héréditairement investies dans la famille de Méhémet-Ali, et je me demande comment l'Europe peut se flatter que le moindre incident ne viendra pas briser le dernier et faible lien qui unira ces provinces à l'empire ottoman; l'indépendance viendra comme est venue l'hérédité. Et savez-vous alors ce qu'on dira en Europe quand la Russie reprendra son oeuvre de convoitise sur les provinces européennes? On dira que l'empire ottoman, démembré par la séparation d'une partie de ses provinces d'Asie, ne vaut plus la peine qu'on risque la guerre pour le maintenir. Voilà l'ordre d'idées dans lequel je me place pour juger cette grande question. Après cela, je ne crois nullement à l'infaillibilité de mon opinion; je conçois parfaitement qu'on en ait une autre, et je ne cherche aucune préoccupation française dans l'opinion qu'exprime M. le maréchal Soult. Je crois si bien à la bonne foi de cette politique que voici un raisonnement qui m'en convaincrait si j'étais tenté d'en douter. La France a besoin d'exercer de l'influence en Egypte; cela est et cela doit être; c'est une de ces données qu'il faut accepter dans la politique générale. Eh bien! vous voulez faire l'Egypte plus forte que nous ne le voulons; et cependant votre influence sur le souverain, quel qu'il soit, d'Alexandrie croîtrait en raison de sa faiblesse. Vous voyez si je cherche une arrière-pensée sous la divergence de nos deux points de vue.»
Quoiqu'ils fussent divers en effet, ce n'était pas la divergence des deux points de vue dans la politique générale qui faisait, pour le cabinet français, la difficulté de la question et de la situation: dans sa persistance à réclamer pour Méhémet-Ali la possession héréditaire de la Syrie, il était déterminé par deux motifs moins systématiques et plus directs. La cause de Méhémet-Ali était très-populaire en France; entraînés, comme je l'ai déjà dit, par nos récents souvenirs et par je ne sais quelle instinctive confusion de notre conquête et de ses conquêtes, de notre gloire et de sa gloire, nous prenions, à la fortune du pacha, un vif intérêt, et nous la regardions comme importante pour la puissance de la France. Les brillants débats dont cette affaire venait d'être l'objet, le remarquable rapport de M. Jouffroy sur les dix millions demandés par le cabinet pour nos armements maritimes, l'empressement des Chambres à voter ce crédit, tout avait concouru à grandir la question et le maître de l'Egypte. Nous avions, en outre, de sa force, une idée très-exagérée; nous nous le figurions résolu et capable d'opposer à l'Europe, si elle se refusait à ses désirs, une résistance désespérée, et de mettre en feu l'Orient d'abord, puis l'Europe elle-même. Dominé par le sentiment public et trompé par ses propres pressentiments, le cabinet français persista à combattre, sur ce point, les vues du cabinet anglais, et à soutenir le pacha dans ses prétentions à la possession héréditaire de la Syrie que, de son côté, le cabinet anglais continua de repousser péremptoirement.
Ce fut là, de notre part, une grande faute, une faute qui, dès le premier moment, engagea dans une mauvaise voie notre politique, et que nous aurions d'autant moins dû commettre qu'elle était en contradiction avec la conduite que nous avions tenue, quelques années auparavant, dans une circonstance analogue. Quand il s'était agi de faire consacrer par l'Europe un premier démembrement de l'empire ottoman et de constituer le royaume de Grèce, nous avions aussi réclamé, pour le nouvel État, un plus vaste territoire; nous aurions voulu lui faire donner la Thessalie, Candie, de meilleures frontières. Nous avions rencontré, sur ce point, l'opposition du gouvernement anglais, et nous avions renoncé à une portion de notre dessein, mettant, avec raison, bien plus d'importance à la fondation du nouvel État qu'à son étendue et à notre succès général qu'à un mécompte partiel. Nous étions, en 1839, dans une situation semblable qui nous conseillait la même tempérance. À considérer les choses en elles-mêmes, il eût, à coup sûr, mieux valu qu'au lieu de retomber au pouvoir de la Porte, la Syrie restât entre les mains de Méhémet-Ali: par son voisinage, par l'état de son administration, par l'énergie de son pouvoir, par son éloignement de tout fanatisme musulman, le pacha d'Egypte eût maintenu dans cette contrée, au profit de ses populations diverses et surtout des chrétiens, plus d'ordre et de sécurité que le sultan n'était en état et en disposition de le faire. Si cette solution eût été alors adoptée, l'Europe aurait peut-être échappé aux déplorables spectacles et aux inextricables embarras que lui donne aujourd'hui la Syrie. Mais, pour la France elle-même et son gouvernement, il eût été bien plus sage et plus habile de consacrer, de concert avec l'Angleterre, la conquête principale de Méhémet-Ali que de se séparer du cabinet anglais pour suivre le pacha dans tous ses désirs. L'Egypte, héréditairement possédée par des princes presque indépendants, était un grand pas de plus dans cette voie des démembrements partiels et naturels de l'empire ottoman reconnus par l'Europe, et formant ou préparant de nouveaux États. C'était là la politique de la France; elle l'avait naguère hautement proclamée et pratiquée avec succès; elle la compromit par une exigence inconsidérée, au moment où elle pouvait en obtenir une nouvelle et éclatante application.
Un fait aurait dû révéler au cabinet français le péril de son exigence obstinée; ce fut la satisfaction qui éclata dans le cabinet anglais, comme elle avait éclaté dans la correspondance de lord Ponsonby, quand il apprit que le ministre de Russie à Constantinople, M. de Bouténeff, avait signé la note du 27 juillet qui détournait la Porte de toute négociation directe avec Méhémet-Ali et lui promettait l'accord comme l'appui des cinq grandes puissances: «On ne s'attendait point à cette soudaine adhésion du ministre de Russie à une démarche de cette importance, écrivit le baron de Bourqueney au maréchal Soult[33]; à Londres, comme à Paris sans doute, on raisonnait sur la donnée générale que le cabinet russe, non-seulement déclinait la négociation en commun à Vienne, mais travaillait à la rendre inutile en favorisant la conclusion d'un arrangement direct entre le souverain et le vassal, sans intervention extérieure quelconque, au moins patente…. Un grand changement s'est opéré, depuis trente-huit heures, dans l'esprit des membres du cabinet anglais: on n'admettait pas la possibilité du concours de la Russie; aujourd'hui, on l'espère; on espérait le concours de l'Autriche jusqu'au bout; on n'en doute plus. On en conclut que le moment est venu de laisser un peu reposer l'attitude ombrageuse et comminatoire envers le cabinet russe, sauf à la reprendre plus tard, et plus tranchée, si les circonstances viennent à l'exiger.»
[Note 33: Dépêche du 18 août 1839.]
On ne s'était pas plus attendu, à Paris qu'à Londres, à voir la Russie abandonner tout à coup son attitude isolée et adhérer pleinement à l'action commune des cinq puissances; mais, sans croire à une telle résolution, on en entrevoyait la chance et le danger: «Je n'ai jamais pensé, écrivait, le 1er août, le maréchal Soult au baron de Bourqueney, que l'on pût, dans la question actuelle, amener la Russie à s'associer franchement aux autres cabinets dont la politique est si différente de la sienne; j'ai cru que, tout en paraissant y travailler, tout en employant avec la Russie les formes les plus conciliantes, on devait se proposer, pour unique but, de la contenir et de l'intimider jusqu'à un certain point par la démonstration de l'accord des autres grandes puissances unies dans un même intérêt. Il importerait pour cela que les puissances, surtout la France et l'Angleterre, tinssent au cabinet de Pétersbourg un langage absolument uniforme, et ne fissent, auprès de lui, que des démarches concertées. Aussi, n'ai-je pas vu sans quelque regret celle que lord Clanricarde a été chargé de faire auprès de M. de Nesselrode. Le gouvernement russe a dû naturellement en induire que, sur un point au moins, celui des limites à imposer à Méhémet-Ali, l'Angleterre s'attendait à trouver plus de sympathie en lui que dans les autres cabinets; il en aura conclu, bien à tort sans doute, qu'une alliance où se manifestaient de semblables divergences n'avait rien de bien homogène, ni de bien imposant.»
Le cabinet français pouvait regretter la démarche que, par un ordre de lord Palmerston en date du 9 juillet précédent, lord Clanricarde avait faite auprès du cabinet russe[34]; mais il n'avait nul droit de s'en étonner ni de s'en plaindre; cette démarche était parfaitement simple et le résultat naturel de la situation générale; lord Palmerston avait chargé lord Clanricarde de faire, à Saint-Pétersbourg, les mêmes communications, les mêmes propositions qu'il faisait faire par lord Granville à Paris. Il avait donné, aux représentants de l'Angleterre auprès des quatre grandes cours continentales, les mêmes instructions sur la question égyptienne, et manifesté partout les mêmes vues fondées sur les mêmes motifs. Dans ses entretiens avec le baron de Bourqueney, il exprimait librement sa méfiance de la Russie et son désir d'une complète intimité avec la France; mais il ne pouvait exclure la Russie du concert européen qu'il réclamait, ni lui tenir un langage différent de celui qu'il adressait aux autres puissances. En se laissant aller, dans cette occasion, à une velléité d'humeur exclusive, le cabinet français tombait dans la méprise que signalait le prince de Metternich quand il disait: «La France, en parlant à d'autres, est trop souvent disposée à se croire seule; quand on négocie, on est plusieurs.»
[Note 34: Correspondence relative to ihe affairs of the Levant. Part.
I, p. 156-158.]
Deux incidents presque simultanés vinrent, à cette époque, presser, sans le changer, le cours de la négociation. Au commencement de septembre 1839, le général Sébastiani, qui jusque-là était resté en congé à Paris, alla reprendre, à Londres, son poste d'ambassadeur; et quelques jours après, le baron de Brünnow y arriva de Saint-Pétersbourg, spécialement chargé de traiter des affaires d'Orient, et aussi de gérer en général la légation de Russie. Négociateurs habiles l'un et l'autre, quoique très-divers: le général Sébastiani, esprit ferme, calme, sagace, fin et point compliqué, un peu lent, peu inventif, peu fécond en paroles ou en écritures, mais imperturbablement judicieux et prévoyant, prompt à reconnaître le but possible à atteindre et ce qu'il fallait faire ou concéder pour l'atteindre; le baron de Brünnow, nourri dans les desseins et les traditions de la chancellerie russe, instruit, adroit, persévérant sans entêtement, point exigeant, point impatient, causeur abondant et spirituel, rédacteur exercé et prompt, habile à démêler les visées d'autrui et à envelopper les siennes sous un épais manteau de concessions, de réserves et de commentaires. Ils se mirent à l'oeuvre dès leur arrivée, appliqués, l'un à ramener lord Palmerston dans les voies où se tenait la France, l'autre à lui bien persuader que la Russie le suivrait dans celles où il voulait marcher.
Le général Sébastiani fut prompt à tirer son gouvernement de toute illusion; il écrivit dès le 5 septembre au maréchal Soult: «Je dois déclarer à Votre Excellence que l'impression résultant pour moi de mon premier entretien avec lord Palmerston est que le gouvernement anglais veut, comme nous, au même degré que nous, avec aussi peu d'arrière-pensées que nous, le maintien de l'indépendance et de l'intégrité de l'empire ottoman, et que ce but, il veut l'atteindre pacifiquement et sans compromettre les grandes puissances entre elles… Mais je ne puis le dissimuler à Votre Excellence, la disposition du cabinet anglais à l'emploi des moyens coercitifs contre Méhémet-Ali, soit pour obtenir la restitution de la flotte ottomane, soit pour lui faire accepter exclusivement l'hérédité de l'Égypte comme base de l'arrangement à intervenir avec la Porte, cette disposition, dis-je, peut bien, de temps à autre, céder, sur certains points, aux représentations de la France; mais elle reparaît toujours; et si elle rencontre de notre part une répugnance invincible et absolue à l'emploi d'un moyen de coercition quelconque contre le vice-roi, je crains que l'on ne se persuade ici qu'il est inutile de continuer une négociation dans laquelle on a ôté d'avance à ses conseils la sanction, même éventuelle, de la force.»
Les 14 et 17 septembre, le général Sébastiani, revenant de Broadlands, maison de campagne de lord Palmerston où il était allé passer deux jours, écrivait encore au maréchal Soult: «Au milieu de notre conférence, lord Palmerston a reçu son courrier de Londres; il lui apportait des dépêches de Pétersbourg, de Berlin, de Vienne et de Constantinople. Lord Palmerston me les a toutes lues. De Constantinople, lord Ponsonby écrit que le divan a été réuni et a décidé qu'il ne serait rien accordé à Méhémet-Ali au delà de l'investiture héréditaire de l'Égypte. De Vienne, lord Beauvale annonce que le cabinet autrichien adopte de plus en plus le point de vue anglais sur la nécessité de réduire à l'Égypte les possessions territoriales du vice-roi. A Berlin, même faveur pour le projet anglais. Enfin, lord Clanricarde écrit de Saint-Pétersbourg que le cabinet russe s'unit sincèrement aux intentions du cabinet britannique, qu'il partage son opinion sur les bases de l'arrangement à intervenir, et qu'il offre sa coopération.—Voyez, a repris lord Palmerston, voyez s'il est possible de renoncer à un système que nous avons adopté, au moment même où il réunit les voeux et les efforts de presque toutes les puissances avec lesquelles nous avons entrepris de résoudre pacifiquement la question d'Orient. Ce système, je ne puis trop vous le répéter, est fondé sur une base unique; les dangers de la Porte ne viennent en ce moment que de son vassal; il y en a d'autres pour elle, mais ils sont d'avenir. C'est des dangers du moment que nous avons à garantir la Porte. Nous avons donné un avertissement sérieux à la puissance d'où partent les dangers d'avenir. Il faut que Méhémet-Ali soit mis hors d'état de renouveler et de rendre peut-être plus décisifs les coups qu'il a déjà portés à l'empire ottoman. Voilà la donnée générale qui a fondé toutes les déterminations du cabinet anglais; je ne suis ici que son organe; mais je ne puis assez vous exprimer la profonde affliction que j'éprouve à voir le cabinet français, avec qui nous avons entamé la question dans une si parfaite entente, se séparer de nous et de toutes les autres puissances. Je me rends compte des circonstances particulières dans lesquelles vous êtes placés; je sais que vous avez des préjugés, des exigences d'opinion publique à ménager; mais, quelle que soit la cause de notre divergence, je la déplore amèrement, et rien ne saurait nous être plus agréable que d'en entrevoir le terme possible.—J'ai demandé à lord Palmerston s'il ne trouvait pas matière à réflexion dans cette facilité avec laquelle la Russie accourait au-devant du système anglais; c'est une alliance bien éphémère, ai-je ajouté, c'est une coïncidence de vues bien fortuite pour y sacrifier une alliance de principes et de sentiments.—Eh! a repris lord Palmerston, nous savons parfaitement qu'elle est toute de circonstance, et qu'elle n'empêchera pas plus tard les deux politiques de reprendre l'allure qui leur est propre; mais comment la repousser quand elle vient au secours des intérêts que nous voulons défendre, et quand, par l'admission même de son concours et du nôtre, elle semble abdiquer le protectorat exclusif et presque l'influence prépondérante que nous combattions? Je vous le dis au reste avec franchise, et je suis bien loin de m'en réjouir; je ne doute pas que le cabinet russe, dans son aveugle et folle partialité contre la France, n'ait été surtout préoccupé du désir de bien mettre notre dissentiment en évidence et de prendre parti pour notre point de vue contre le vôtre; il n'y a sorte de gracieusetés que la Russie n'ait essayées avec nous, depuis un an, pour diviser nos deux gouvernements; nous sommes restés froids à toutes ses avances; c'est avec vous que nous étions partis, c'est avec vous que nous voulions marcher; mais comment voulez-vous que nous abandonnions notre point de vue au moment même où la Russie vient s'y associer, et quand les deux autres puissances l'ont déjà adopté? Le cabinet français nous paraît en ce moment s'éloigner, non-seulement de nous, mais encore du mouvement européen. Nous ne voulons pas abandonner l'espoir de l'y voir rentrer… La renonciation formelle et préalable de toute mesure coercitive contre Méhémet-Ali élèverait en effet une barrière entre la France et l'Angleterre. Déclarez au moins que vous ne sanctionnez pas toutes les prétentions du pacha, et que ces prétentions, si elles restaient dans leur intégralité, vous trouveraient au besoin disposés, comme vos alliés, à l'emploi de la force; la négociation pourra alors suivre son cours. Si le cabinet français persiste au contraire à proclamer d'avance que, dans aucun cas, il n'usera de compression contre le pacha, il n'y a plus d'ensemble possible dans la question.»
La dépêche du général Sébastiani finissait en disant: «M. de Brünnow devait avoir aujourd'hui sa première audience de lord Palmerston.»
Malgré les informations transmises et l'avis clairement exprimé, bien qu'avec réserve, par son ambassadeur, le cabinet français persista dans son attitude; il était décidé à ne pas exiger de Méhémet-Ali qu'il renonçât à la possession héréditaire de la Syrie, et à ne pas s'associer, contre lui, s'il maintenait ses prétentions, à des mesures coercitives. Le gouvernement anglais était perplexe; quel que fût vers lui l'empressement de la Russie, les premières propositions de M. de Brünnow ne le satisfaisaient point; tout en acceptant le concert européen pour les affaires d'Orient, le cabinet de Saint-Pétersbourg demandait que ses vaisseaux et ses soldats entrassent seuls, au besoin, dans la mer de Marmara pour défendre la Porte au nom de l'Europe. C'était abandonner et maintenir à la fois le traité d'Unkiar-Skélessi; la Russie renonçait à protéger Constantinople en vertu d'un droit exclusif et en son propre nom; mais, en fait, elle en restait le seul défenseur. On fut choqué, à Londres comme à Paris, de ce mélange d'obstination et de condescendance. Plusieurs membres du cabinet anglais ne partageaient d'ailleurs qu'en hésitant les vues de lord Palmerston sur les conditions de l'arrangement entre la Porte et son vassal. Dans l'espoir d'obtenir le concours de la France, il se décida à lui faire, au profit de Méhémet-Ali, une concession. Le général Sébastiani écrivit le 3 octobre au maréchal Soult: «Le cabinet anglais n'adhère point aux propositions présentées par le baron de Brünnow. Lord Palmerston a déclaré ce matin à l'envoyé russe que la France ne pouvait consentir, pour sa part, à l'exclusion des flottes alliées de la mer de Marmara dans l'éventualité de l'entrée des forces russes dans le Bosphore, et que l'Angleterre ne voulait pas se détacher de la France, avec laquelle elle avait marché dans une parfaite union depuis l'origine de la négociation. Cela posé, au lieu de la convention présentée par le cabinet russe, lord Palmerston propose un acte entre les cinq puissances, par lequel elles régleraient leur part d'action dans la crise actuelle des affaires d'Orient, mais sans privilége acquis au pavillon russe, à l'exclusion des pavillons français, anglais et autrichien. La Russie, en cas de résistance de Méhémet-Ali aux conditions qui lui seront proposées, s'engagerait à se servir de ses troupes en Asie Mineure, mais en deçà du Taurus. L'indépendance et l'intégrité de l'empire ottoman, sous la dynastie régnante, seraient stipulées pour le plus long espace de temps possible; enfin la clôture des détroits deviendrait un principe de droit public européen. Passant de cet acte européen aux conditions mêmes de l'arrangement à intervenir entre le sultan et le pacha, lord Palmerston, pressé à la fois et par mon argumentation et par le désir, que je crois sincère, de faire acte de déférence envers la France, lord Palmerston a consenti, après une longue discussion, à ajouter, à l'investiture héréditaire de l'Égypte en faveur de Méhémet-Ali, la possession, également héréditaire, du pachalik d'Acre. La ville seule d'Acre demeurerait à la Porte, et la frontière partirait du glacis de la place, dans la direction du lac Tabarié.»
Le cabinet français fut peu touché de cette offre; il était toujours persuadé que Méhémet-Ali maintiendrait ses prétentions avec autant de force que de persévérance et que le gouvernement anglais n'irait jamais jusqu'à s'allier en Orient avec la Russie. L'opinion populaire d'ailleurs et la presse périodique en France soutenaient avec une vivacité chaque jour croissante la cause du pacha d'Égypte, épiaient tous les bruits, les moindres apparences d'un accord quelconque fait, à ses dépens, avec le cabinet anglais, et les traitaient d'avance de lâcheté antinationale. Le maréchal Soult écrivit, le 14 octobre, au général Sébastiani: «Le gouvernement du Roi, après avoir mûrement pesé les objections du cabinet de Londres, ne peut que persister dans les vues que je vous ai fait connaître sur les bases d'un arrangement des affaires d'Orient. S'il s'agissait d'un intérêt qui nous fût propre, nous pourrions faire des concessions à notre désir de resserrer notre alliance avec l'Angleterre; mais la question n'est pas telle; elle consiste uniquement à déterminer des conditions qui, en combinant dans une juste mesure les droits du sultan et la sécurité à venir de son trône avec les prétentions de Méhémet-Ali, puissent amener la pacification de l'empire ottoman. Nous avons la conviction que les propositions du cabinet britannique n'atteindraient pas ce but, et que, plutôt que de les subir, Méhémet-Ali, qui y verrait sa ruine, se jetterait dans les chances d'une résistance moins dangereuse pour lui qu'embarrassante et compromettante pour l'Europe…Nous nous refuserions à le pousser dans cette voie, lors même que nous aurions la certitude absolue que notre refus serait le signal d'un accord intime entre l'Angleterre et la Russie. Heureusement cette certitude est loin d'exister; les motifs qui ont déjà fait échouer une première fois une combinaison si étrange subsistent dans toute leur force. Je ne crois pas qu'ils puissent échapper à la pénétration de lord Palmerston, et je sais positivement que plusieurs de ses collègues en sont très-fortement frappés. Enfin, si, contre toute apparence, cette combinaison venait à se réaliser, nous la déplorerions vivement sans doute, comme la rupture d'une alliance à laquelle nous attachons tant de prix; mais nous en craindrions peu les effets directs, parce qu'une coalition contraire à la nature des choses, et condamnée d'avance, même en Angleterre, par l'opinion publique, serait nécessairement frappée d'impuissance.»
Chargé de faire, aux offres de concession du cabinet anglais, une réponse si péremptoire, le général Sébastiani, le 18 octobre, rendit compte de son entretien en ces termes: «J'ai fait à lord Palmerston la communication que me prescrivait Votre Excellence. J'ai reproduit toutes les considérations sur lesquelles le gouvernement du Roi se fonde pour persister dans ses premières déterminations relativement aux bases de la transaction à intervenir entre le sultan et Méhémet-Ali. Lord Palmerston m'a écouté avec l'attention la plus soutenue. Lorsque j'ai eu complété mes communications, il m'a dit ces simples paroles:—Je puis vous déclarer, au nom du conseil, que la concession que nous avions faite d'une portion du pachalik d'Acre est retirée.—J'ai vainement essayé de ramener la question générale en discussion; lord Palmerston a constamment opposé un silence poli, mais glacial. Je viens de reproduire textuellement, monsieur le maréchal, les seuls mots que j'aie pu lui arracher. Mes efforts se sont naturellement arrêtés au point que ma propre dignité ne me permettait pas de dépasser.»
Lord Palmerston avait, au fond, peu de regret que son offre pour la cession du pachalik de Saint-Jean-d'Acre à Méhémet-Ali n'eût pas été acceptée par la France; il l'avait faite par égard pour les inquiétudes de quelques-uns de ses collègues plutôt que de son propre gré et avec le désir du succès. Quoiqu'il eût écarté les premières propositions de la cour de Russie sur l'action commune des cinq puissances en Orient, ses entretiens avec le baron de Brünnow lui avaient donné la confiance que cette cour pousserait bien plus loin ses complaisances, et il ne se trompait pas: M. de Brünnow, après avoir demandé à Saint-Pétersbourg de nouvelles instructions, quitta Londres vers le milieu d'octobre pour retourner au poste qu'il occupait en Allemagne, à Darmstadt: «Je crois, écrivait le général Sébastiani au maréchal Soult[35], qu'il a évité de se mettre en route trop brusquement pour ne pas donner trop d'éclat au rejet de ses propositions; mais je sais qu'il ne se fait aucune illusion sur la possibilité d'adhésion de sa cour à une action navale commune dans le Bosphore; et ce qui le prouve, c'est qu'il n'attendra pas la réponse de Saint-Pétersbourg à ses dernières dépêches.» C'était le général Sébastiani qui se faisait illusion sur le sens probable de cette réponse; elle fut pleinement conforme aux espérances de lord Palmerston, et, le 6 décembre 1839, l'ambassadeur de France à Londres eut à écrire à son gouvernement: «Je transmets immédiatement à Votre Excellence l'information confidentielle que lord Palmerston vient de me donner, et qu'il a reçue lui-même hier soir du chargé d'affaires de Russie. M. de Brünnow reviendra incessamment en Angleterre, avec de pleins pouvoirs pour conclure une convention relative aux affaires d'Orient. Le principe de l'admission simultanée des pavillons alliés dans les eaux de Constantinople, ou de leur exclusion générale, y sera formellement consacré. Dans le cas de l'intervention, le nombre et la force des vaisseaux admis sous chaque pavillon seront réglés par une convention particulière. La gravité de cette communication fera comprendre à Votre Excellence le prix que je mettrai à recevoir d'elle les informations et les directions les plus complètes.»
[Note 35: Le 8 octobre 1839.]
Le cabinet français fut surpris et troublé. Il ne s'était pas attendu à voir la Russie abandonner si nettement sa position privilégiée auprès de la Turquie, et se montrer si empressée à trouver bon que les vaisseaux français, anglais et autrichiens parussent en même temps que les siens dans les eaux de Constantinople. Il perdait ainsi l'un de ses principaux arguments contre les idées et le plan de conduite de lord Palmerston. Le 9 décembre 1839, le maréchal Soult chargea le général Sébastiani d'exprimer au cabinet anglais sa satisfaction de la concession inespérée que venait «le faire la cour de Russie: «Le gouvernement du Roi, lui disait-il, reconnaissant, avec sa loyauté ordinaire, qu'une convention conclue sur de telles bases changerait notablement l'état des choses, y trouverait un motif suffisant pour se livrer à un nouvel examen de la question d'Orient, même dans les parties sur lesquelles chacune des puissances semblait avoir trop absolument arrêté son opinion pour qu'il fût possible de prolonger la discussion.» Mais en même temps qu'il annonçait ainsi des dispositions conciliantes, le duc de Dalmatie témoignait de vives inquiétudes sur les motifs secrets qui avaient pu déterminer la cour de Russie à un tel démenti de sa politique, élevait des doutes sur les résultats que s'en promettait lord Palmerston, et, quelques jours après, revenant au thème qu'il avait déjà souvent développé pour repousser les instances du cabinet anglais en réveillant ses défiances, il écrivit au général Sébastiani: «Je le répète, toute cette tactique se résume en deux mots: on veut rompre l'alliance anglo-française à laquelle l'Europe doit depuis dix ans la prolongation de la paix. Il est impossible que le cabinet de Londres ne s'en aperçoive pas aussi bien que nous; et comme je suis certain qu'autant que nous il déplorerait un pareil résultat, comme j'ai la conviction que ce résultat ne serait pas moins funeste à l'Angleterre qu'à la France, je n'éprouve aucun embarras à appeler, sur cet état de choses, la plus sérieuse attention de lord Palmerston et de ses collègues.»
Cette situation immobile, cette diplomatie monotone, complétement inefficaces à Londres, inquiétaient et lassaient à Paris les hommes politiques du cabinet, M. Duchâtel, M. Villemain, M. Passy, M. Dufaure. Ils se demandaient s'il n'y avait pas moyen de tenter des voies plus nouvelles et d'exercer, sur les idées et la marche du gouvernement anglais, plus d'influence. Le général Sébastiani ne leur était pas très-sympathique; on le croyait, par ses antécédents, trop favorable à la Turquie, et si voisin des opinions de lord Palmerston qu'il était peu propre à lui en présenter fortement de différentes. Il ne semblait pas le représentant vrai du cabinet français ni l'interprète efficace de la politique que les récents débats de nos Chambres avaient fait prévaloir. J'avais soutenu, dans la Chambre des députés, cette politique; je l'avais comparée à celle des autres grandes puissances, notamment de l'Angleterre, en m'appliquant à en faire ressortir la convenance européenne. J'avais rappelé ces paroles de lord Chatham: «Je ne discute pas avec quiconque me dit que le maintien de l'empire ottoman n'est pas, pour l'Angleterre, une question de vie ou de mort;» et je m'étais empressé d'ajouter: «Quant à moi, Messieurs, je suis moins timide; je ne pense pas que, pour des puissances telles que l'Angleterre et la France, il y ait ainsi, dans le lointain et avec certitude, des questions de vie ou de mort; mais lord Chatham était passionnément frappé de l'importance du maintien de l'empire ottoman; et l'Angleterre pense encore si bien comme lui qu'elle se voue à cette cause, même avec un peu de superstition, à mon avis; elle s'est souvent montrée un peu hostile aux États nouveaux qui se sont formés ou qui ont tendu à se former des démembrements naturels de l'empire ottoman. La Grèce, par exemple, n'a pas toujours trouvé l'Angleterre amie; l'Egypte encore moins. Je n'entrerai pas dans l'examen des motifs qui ont pu influer, en pareille occasion, sur la politique anglaise; je crois qu'elle s'est quelquefois trompée, qu'elle a quelquefois sacrifié la grande politique à la petite, l'intérêt général et permanent de la Grande-Bretagne à des intérêts secondaires. Le premier des intérêts pour la Grande-Bretagne, c'est que la Russie ne domine pas en Orient. S'il m'est permis d'exprimer ici une opinion sur la politique d'un grand pays étranger, il y a, je pense, quelque faiblesse, de la part de l'Angleterre, à écouter des susceptibilités jalouses, ou bien tel ou tel intérêt commercial momentané, au lieu d'employer tous ses efforts, toute son influence pour consolider ces États nouveaux et indépendants qui peuvent, qui doivent devenir de véritables barrières contre l'agrandissement indéfini de la seule puissance dont, en Orient, l'Angleterre doive craindre la rivalité.»
On trouvait à la fois, dans ce langage, une vraie sympathie et une ferme indépendance envers la politique anglaise, des gages d'entente comme de résistance, et peut-être aussi des chances d'efficacité. Les considérations parlementaires se joignaient aux motifs diplomatiques. Présent à la Chambre et pourtant en dehors du cabinet, j'étais pour lui, sinon une inquiétude, du moins un embarras; je le soutenais loyalement, mais je ne partageais pas sa responsabilité. Éloigné de Paris, je ne le gênerais plus dans les débats et je lui serais plus intimement associé. Après s'en être entendus avec le maréchal Soult et tous leurs collègues, ceux des ministres qui étaient mes amis particuliers me demandèrent si j'accepterais l'ambassade de Londres, et s'il me convenait que le cabinet en fit formellement au Roi la proposition.
Elle me convenait en effet. Je pressentais que la session prochaine serait aussi embarrassante pour moi, à cause du cabinet, que pour le cabinet à cause de moi. Sa politique avait été peu efficace et sa situation serait évidemment précaire. En m'éloignant, je me plaçais en dehors des menées comme des luttes parlementaires, et dans une position isolée, à la fois amicale et indépendante. Je partageais, d'ailleurs, dans une certaine mesure, les illusions des partisans de Méhémet-Ali; je croyais à sa force, aux dangers que sa résistance obstinée pouvait faire courir à la paix européenne, et il ne me semblait pas impossible d'exercer, à cet égard, sur les idées et les résolutions du gouvernement anglais, quelque influence. Quelques mois auparavant, les ministres, mes amis, m'avaient proposé l'ambassade de Constantinople, et je m'y étais formellement refusé; Constantinople me séparait trop de Paris et me chargeait trop directement des affaires d'Orient; Londres m'y associait de loin en me laissant près des affaires de France. J'acceptai l'offre du cabinet.
Le roi Louis-Philippe s'y montra d'abord contraire; il tenait beaucoup au général Sébastiani qui l'avait toujours bien servi, de qui il se promettait un assentiment à la fois constant et éclairé à sa politique, et qui était, à Londres, en bons rapports avec le cabinet anglais, notamment avec lord Palmerston. Le Roi ne manquait point de confiance en moi, dans mes vues générales et dans ma fermeté à les soutenir; mais j'étais homme de Chambre autant que de gouvernement; je voulais l'intime union et l'action concertée de la tribune et de la couronne; je venais de prendre une grande part à la coalition; le Roi savait mettre de côté ses déplaisirs, mais sans les oublier. Il résista quelque temps à la demande du cabinet. Cependant, à l'extérieur et à l'intérieur, la situation devenait de plus en plus pressante; la Russie gagnait du terrain à Londres, et pourtant le cabinet anglais hésitait encore à se séparer ouvertement de la France; il discutait divers projets de convention; il déclarait que la présence d'un plénipotentiaire turc était indispensable à la négociation; il voulait évidemment gagner du temps et laisser une porte ouverte à la France: «Je ne puis me persuader, disait lord Palmerston au baron de Bourqueney, que nous ne parvenions pas à rétablir le concert entre toutes les grandes puissances; je ferai la plus large part que, dans mes idées, il soit possible d'accorder à Méhémet-Ali, pour ménager à la France la facilité d'accepter les bases de l'arrangement à intervenir[36].» N'était-il pas urgent de mettre à profit ces lenteurs et ces hésitations? Le cabinet insista fortement; ceux même des ministres qui n'étaient pas mes amis particuliers, M. Dufaure entre autres, se montrèrent résolus à faire, de ma nomination, une question de cabinet. Le Roi céda. J'eus avec lui plusieurs entretiens. Il me recevait avec un mélange de bienveillance et d'humeur, passant d'un témoignage de confiance à une marque de déplaisir: «On est bien exigeant avec moi, me dit-il un jour; mais je le comprends; on est toujours bien aise de faire avoir à un ami 300,000 livres de rente.—Sire, mes amis et moi, nous sommes de ceux qui aiment mieux donner 300,000 livres de rente que les recevoir.» On était près de discuter la dotation de 500,000 livres de rente demandée pour M. le duc de Nemours; le Roi sourit et reprit sa bonne humeur. Le 5 février 1840, ma nomination fut signée et publiée. Quinze jours après, le rejet, sans discussion, du projet de loi de dotation plaça le cabinet dans une situation très-incertaine, et je partis pour Londres le 25 février, pressé d'échapper aux troubles, aux hésitations, aux menées, aux tentatives, de Chambre et de cour, qui étaient sur le point d'éclater.
[Note 36: Dépêches des 28 janvier et 21 février 1840.]
Le duc de Broglie à M. le maréchal marquis Maison, ambassadeur de France en Russie.
Paris, le 28 octobre 1833.
Monsieur le maréchal, le gouvernement auprès duquel vous êtes appelé à représenter le Gouvernement du Roi, est peut-être celui dont la révolution de Juillet a le plus essentiellement changé les relations avec la France.
Avant les événements de 1830, la France et la Russie étaient unies par une alliance qui semblait devoir se resserrer de plus en plus. Cette alliance, fondée sur les liens les plus forts qui puissent exister entre deux États, la communauté d'adversaires et l'absence absolue de points de contact et de motifs de rivalité, avait résisté à tous les efforts de l'Autriche pour la dissoudre. Si M. de Metternich avait momentanément réussi à y jeter quelque froideur en inquiétant l'empereur Alexandre sur la force et la stabilité de notre gouvernement, en lui faisant craindre qu'entraînés par le mouvement révolutionnaire nous ne fussions pas en mesure de lui prêter un utile secours dans les circonstances où il pourrait vouloir s'appuyer sur nous, ces insinuations trop prodiguées avaient fini par perdre presque tout leur effet. L'empereur Nicolas qui, alors, se montrait moins défiant, moins passionné que son prédécesseur, et surtout moins dominé par les théories absolutistes, avait d'ailleurs pu apprendre, au milieu des embarras où l'avait jeté un moment la guerre de Turquie, la franchise et l'efficacité de notre concours; cette circonstance importante, par cela même qu'elle avait relevé la France de la situation d'infériorité où elle s'était vue à l'égard de la Russie depuis les événements de 1814, et qu'elle l'avait mise en mesure d'exercer à son tour envers cette puissance un rôle de protecteur, avait donné plus de force et de solidité à une alliance qui, entre deux États du premier rang, ne pouvait évidemment subsister que sur le pied d'une égalité complète.
La révolution de Juillet est venue changer complètement cette situation.
D'un côté, elle a suscité sur plusieurs points, particulièrement en Pologne et en Belgique, des questions où les affections et les intérêts du cabinet de Saint-Pétersbourg se sont trouvés en opposition absolue avec les nôtres. De l'autre, par une conséquence moins immédiate, mais qui n'a pas tardé à se développer, elle a amené entre la France et l'Angleterre un rapprochement dont le seul fait eût suffi pour modifier la nature de nos rapports avec le gouvernement russe. Enfin, cette révolution, réaction puissante contre l'esprit des traités de 1815 et de la Sainte-Alliance, c'est-à-dire contre les faits et les doctrines qui ont investi pendant dix ans la Russie d'une sorte de dictature européenne, attaquait à la fois cette puissance dans toutes les susceptibilités de son ambition et de son orgueil. Plus que tous les autres peut-être, ce dernier motif devait inspirer à l'empereur Nicolas et à ses sujets une vive irritation contre le nouvel ordre de choses établi en France.
Plus d'une fois on a pu croire qu'elle se manifesterait par quelque coup d'éclat. Ces velléités hostiles, que la force des choses eût probablement dissipées à elle seule, ont d'ailleurs trouvé une insurmontable barrière dans la politique plus circonspecte de la Prusse et de l'Autriche. Mais la nécessité qui comprimait ainsi les sentiments hostiles du souverain du Nord devait, par cela même, leur donner plus d'amertume et d'intensité. Personne n'ignore comment ils se sont fait jour, en plusieurs occasions, par des procédés qui, en révélant l'impuissante colère du cabinet de Saint-Pétersbourg, ne blessèrent heureusement que sa propre dignité.
La situation de l'ambassade de France en Russie devenait d'autant plus délicate que, dans ce pays, les hautes classes modèlent exactement leur attitude et leurs impressions politiques sur celles du souverain. Le représentant du roi se trouvait partout exposé à des difficultés et à des écueils qu'ailleurs il n'eût rencontrés qu'à la cour. Je ne vous rappellerai pas les épreuves qu'a eues à subir votre prédécesseur. Vous savez que, par un raffinement singulier, l'empereur Nicolas en comblant M. le duc de Trévise d'égards et de prévenances évidemment accordés à sa réputation militaire, en même temps qu'il s'abstenait avec affectation de lui adresser une seule parole relative à son caractère diplomatique, s'est attaché à faire ressortir la froideur de l'accueil réservé à l'ambassadeur du roi des Français.
Nous avons lieu de penser, monsieur le maréchal, que vous n'aurez point à subir une réception semblable. Nous trouvons à cet égard une garantie non équivoque dans les assurances tout à fait spontanées que le gouvernement russe nous a fait parvenir, à plusieurs reprises, de la satisfaction que lui a causée le choix du nouveau représentant de Sa Majesté, et de l'empressement avec lequel il attendait votre arrivée. Il est difficile de ne pas voir dans ces protestations multipliées une sorte d'amende honorable d'un procédé dont on aura sans doute fini par comprendre l'inconvenance.
Quoi qu'il en soit, si, malgré nos prévisions, l'empereur Nicolas reprenait à votre égard l'attitude qu'il a constamment observée à l'égard de M. le duc de Trévise, il vous indiquerait par là celle que vous devriez vous-même adopter. Renonçant dès lors à conserver avec l'empereur des rapports directs contraires à la dignité de la France et par conséquent à la vôtre, votre rôle se bornerait à entretenir avec le vice-chancelier les relations officielles strictement exigées par les nécessités du service, et vous attendriez les ordres du Roi.
S'il arrivait, ce que nous ne devons pas prévoir, puisque cette hypothèse ne s'est pas réalisée dans des circonstances où elle semblait bien moins improbable, s'il arrivait, dis-je, que le mécontentement de l'empereur Nicolas, réveillé par quelque nouvel incident, se manifestât à votre égard par quelque chose de plus prononcé que de la froideur et de la réserve; si, ce qui nous paraît impossible, il vous faisait entendre des paroles dont le gouvernement du Roi eût le droit de se tenir offensé, je n'ai pas besoin de vous dire que, sans attendre un ordre de rappel, vous devriez demander vos passe-ports, et laisser à un chargé d'affaires la direction de l'ambassade. Mais, je le répète, cette pénible supposition ne se réalisera pas.
Je viens de vous indiquer le terrain sur lequel vous devez vous placer à Saint-Pétersbourg. Je dois à présent entrer dans quelques détails sur les relations politiques de la France et de la Russie.
Dans ces derniers temps la diplomatie des deux cabinets a eu peu de rapports directs. Dans l'état des esprits, il eût été trop difficile de s'entendre. C'est par l'intermédiaire de la Prusse et de l'Autriche, alliées de la Russie, mais plus modérées et plus calmes, qu'ont été traités les divers incidents de l'affaire hollando-belge. Quant à la question grecque, devenue tout à fait secondaire depuis la révolution de Juillet, et où, à cause de leurs antécédents, les cabinets de Vienne et de Berlin se trouvaient dans l'impossibilité d'intervenir, elle a marché en quelque sorte au hasard.
La France et la Russie, sans se concerter, sans s'expliquer, n'ont cessé de travailler à la faire tourner chacune dans le sens de sa propre politique. Il en a été de même, à plus forte raison, des questions où les deux cours n'étaient pas naturellement appelées à une action commune ou simultanée.
Il eût été à désirer, tant que des dispositions plus conciliantes n'auraient pas entièrement remplacé l'irritation du cabinet de Saint-Pétersbourg, que les deux puissances pussent continuer à s'abstenir de tout contact immédiat, trop propre à réveiller une exaspération à peine un peu calmée; mais pour cela il eût fallu qu'aucun événement grave ne mît en collision leurs intérêts essentiels et les susceptibilités de leur orgueil national. On ne pouvait guère l'espérer dans un temps aussi fécond en péripéties.
Les événements de l'Orient sont venus ajouter une crise nouvelle à toutes celles qui menaçaient déjà le repos de l'Europe. Le gouvernement du Roi avait prévu de bonne heure tous les embarras, tous les dangers dont la lutte engagée entre la Porte et Méhémet-Ali pouvait devenir le principe. Uniquement préoccupé du désir de les éviter, il n'a cessé d'employer dans ce but toute son influence, tant à Alexandrie qu'à Constantinople.
Déterminer la Porte à des concessions évidemment indispensables, et qui, faites un peu plus tôt, eussent été moins onéreuses; ramener le vice-roi d'Égypte, tant par de sages représentations que par un appareil imposant, à restreindre ses exigences dans des limites raisonnables; pacifier ainsi l'empire ottoman sans courir les risques d'une intervention étrangère: tel était l'objet que nous avions en vue, et que l'Angleterre se proposait comme nous. Un tel plan était certainement le mieux combiné, et dans l'intérêt de l'Europe entière, à laquelle il épargnait de menaçantes complications, et dans celui du sultan, qu'il préservait de l'humiliation et des périls inséparables de la marche dans laquelle il s'est laissé entraîner.
Malheureusement la Russie n'a pas porté dans cette question des vues aussi désintéressées. Elle a voulu profiter de la situation difficile où se trouvait le Grand-Seigneur et de la faiblesse de ce malheureux prince pour transformer en une sorte de suzeraineté et de protectorat la prépondérance qu'elle exerçait déjà à Constantinople. Non content d'étonner le monde par le spectacle d'une flotte et d'une armée russes introduites dans le Bosphore et aux portes mêmes de Constantinople, sous prétexte de porter à Mahmoud un secours qui n'a pas adouci, pour lui, une seule des conditions de la paix, le gouvernement russe, comme s'il s'était proposé de braver les autres puissances inquiètes et alarmées d'un fait aussi inouï, a imaginé de consacrer, par un acte solennel, la position menaçante qu'il venait de prendre, et au moment même où il consentait à rappeler ses forces, il a contraint la Porte à signer avec lui un traité d'alliance par lequel elle s'est formellement soumise, non-seulement à devenir l'ennemi de tous les ennemis de la Russie, mais encore à fermer les Dardanelles aux pavillons étrangers toutes les fois que le cabinet de Saint-Pétersbourg se trouverait engagé dans une guerre.
Nous ne nous exagérons pas, Monsieur le maréchal, la portée d'engagements semblables, souscrits dans de telles circonstances; nous reconnaissons qu'intrinsèquement ils ne sont pas de nature à changer beaucoup l'état de choses qui existait de fait depuis les derniers événements. Mais ce qui nous semble évident, c'est que le cabinet de Saint-Pétersbourg a voulu, à la face de l'Europe, proclamer ouvertement, ériger en principe de droit public sa prépondérance exclusive, exceptionnelle, dans les affaires de l'empire ottoman. Par cette provocation, dont nous aimons à croire qu'il n'avait pas bien calculé les infaillibles effets, il nous a forcés à sortir de la réserve où, dans des vues de conciliation, nous avions pu consentir à nous renfermer jusqu'alors.
Nous avons dû, de concert avec l'Angleterre, protester contre les conséquences d'un traité qui tendait à changer, sans notre participation, les relations des puissances dans l'Orient, et une déclaration, dont vous trouverez ci-joint la copie, a été transmise à cet effet d'abord à la Porte, puis au cabinet de Saint-Pétersbourg.
Nous ne pouvons savoir encore comment elle sera accueillie par le gouvernement impérial. Peut-être croira-t-il de sa dignité de garder sur ce sujet un silence absolu; et dans ce cas vous n'aurez qu'à suivre son exemple; si, au contraire, elle donnait lieu a des récriminations, l'exposé que je viens de vous tracer vous mettrait en mesure d'y répondre dans des termes qui, comme vous le sentirez facilement, devront être à la fois fermes, mesurés et exempts de toute amertume et de toute irritation. Vous pourriez ajouter qu'il n'entre nullement dans notre pensée de contester à la Russie la haute influence qui lui appartient dans les affaires de la Porte, et qui résulte de la force des choses; mais que vouloir faire de cette influence un instrument d'exclusion et dédommage contre les autres États, c'est appeler, c'est nécessiter de leur part les plus justes et les plus énergiques réclamations.
Quelque grave, quelque difficile que soit la question d'Orient, ce n'est pourtant pas la plus délicate de celles qui se sont élevées depuis trois ans entre la France et la Russie. La question de Pologne a bien autrement contribué à les diviser et à aigrir contre nous l'empereur Nicolas. Je ne vous en retracerai pas les tristes détails. Vous savez la réserve que nous n'avons cessé de porter dans une affaire à laquelle il nous était impossible de rester indifférents. Tandis que la lutte durait encore, cette réserve nous était naturellement inspirée par les promesses de modération et de clémence qu'avait reçues M. de Mortemart. Depuis la chute de Varsovie, depuis qu'une fatale expérience nous a forcés à reconnaître que notre intervention en faveur des malheureux Polonais ne faisait qu'irriter encore le ressentiment d'un vainqueur implacable, nous avons cru qu'un devoir d'humanité nous prescrivait pour le moment un silence bien pénible sans doute. Nous eussions continué à le garder si le cabinet de Saint-Pétersbourg n'eût eu, il y a quelque temps, la malheureuse inspiration de faire insérer dans sa gazette officielle un article qui avait pour objet de présenter la question de l'existence de la Pologne comme placée en dehors de la politique générale et soumise uniquement à la volonté de la Russie. Ne pas combattre une telle assertion, c'eût été l'admettre pour notre compte. Nous avons dû la relever par une publication semi-officielle, dont vous pourrez développer avec avantage les irréfragables arguments, si, ce qui est peu probable, on entamait avec vous cette discussion.
Il ne me reste, Monsieur le maréchal, pour compléter et pour résumer ces instructions, qu'à vous expliquer en peu de mots la manière dont nous envisageons l'avenir de nos rapports avec la Russie; votre esprit judicieux en déduira facilement les règles de conduite que vous avez à suivre selon les conjonctures au milieu desquelles vous vous trouverez.
Sans méconnaître les avantages qu'avait pour nous, à une autre époque, l'alliance intime du cabinet de Saint-Pétersbourg, nous comprenons parfaitement que, dans les circonstances actuelles, non-seulement il n'est pas possible de la rétablir, mais qu'il y aurait même un dangereux aveuglement à paraître la désirer et à diriger ostensiblement vers ce but les combinaisons de notre politique. D'invincibles obstacles s'opposent aujourd'hui à un accord intime qui, d'ailleurs, serait sans objet entre deux cabinets dont les tendances n'ont plus rien de commun. Comme néanmoins un avenir plus ou moins rapproché peut faire surgir des questions dans lesquelles il serait également de l'intérêt de la Fiance et de la Russie de se concerter et de s'entendre, nous devons, sans affectation, sans nous porter à des avances dont peut-être on essayerait de se prévaloir contre nous, travailler à nous replacer, par rapport au gouvernement russe, dans ces relations de bienveillance au moins apparente qui n'amènent pas toujours une entière réconciliation, mais qui, lorsqu'elle doit avoir lieu, la précèdent infailliblement. C'est à peu près sur ce pied que nous sommes avec la Prusse et l'Autriche. La seule chose que nous puissions désirer en ce moment, c'est d'en arriver au même point à l'égard de la Russie, et tel est le résultat que le gouvernement du Roi recommande à votre zèle éclairé.
M. Mignet au duc de Broglie.
Madrid, le 12 octobre 1833
Monsieur le duc,
Je m'empresse de vous faire connaître les premiers résultats de la mission dont le gouvernement du Roi m'a chargé, et les renseignements que j'ai été à portée de recueillir depuis que je suis ici.
Je suis arrivé à Madrid le 10 au matin. J'ai été retardé quelques heures à Vittoria où venait d'éclater une insurrection populaire en faveur de don Carlos. Les volontaires royalistes occupaient militairement cette ville, et ils ont mis en délibération s'ils me laisseraient passer. La crainte d'indisposer la France, dont ils ne connaissent pas encore les résolutions, les a décidés sans doute à me permettre de continuer ma route. J'avais appris à Bayonne la révolte de Bilbao et les mauvaises dispositions des provinces basques. Ces dispositions sont, en général, partagées par tous les pays qui bordent notre frontière. Sans douane, presque sans impôts, affranchis des garnisons, excepté sur quelques points militaires, jouissant de privilèges nombreux, auxquels ils tiennent extrêmement, ces pays sont opposés par intérêt à toute innovation.
L'absence de lumières et le défaut de commerce, excepté sur la côte de Catalogne, fortifient leur éloignement pour tout ce qui peut changer leur situation. Depuis Vittoria, je n'ai trouvé que des pays tranquilles et qui le sont demeurés jusqu'à présent.
Je me suis rendu, en arrivant, chez M. le comte de Rayneval. L'incertitude dans laquelle il avait été laissé sur le parti que la France se proposait de prendre, relativement à la succession d'Espagne, lui avait interdit toute démarche depuis la mort du roi Ferdinand. Je lui ai fait connaître les résolutions du gouvernement du Roi, et j'ai été heureux de trouver qu'elles étaient d'accord avec ses propres vues. La dépêche que vous avez reçue de lui, Monsieur le duc, immédiatement après mon départ, vous aura appris que, dans les divers partis à prendre en cette grave conjoncture, M. de Rayneval s'arrêtait surtout à celui qui a été adopté par le Gouvernement. Je lui ai exposé les motifs qui avaient décidé le Roi et son conseil à sacrifier la loi salique à celle qui réglait auparavant la succession de la monarchie d'Espagne: la France a toujours eu et aura toujours le plus grand intérêt à assurer ses derrières en Europe, en faisant entrer et en maintenant l'Espagne dans son système. Elle ne peut faire face au Nord qu'en s'appuyant avec sécurité sur les Pyrénées. L'intervention de Louis XIV et celle de Napoléon dans la Péninsule étaient le résultat de ce besoin permanent de la France. La loi salique représentait, sous l'ancienne monarchie, l'alliance des deux pays que la dynastie de Napoléon était destinée à représenter sous l'empire. Aujourd'hui, l'intérêt est le même, et dans la concurrence des deux dynasties, dont l'une se fondait sur un système contraire au nôtre, entrait dans l'alliance du Nord, faisait de la Péninsule le quartier général des mécontents et des conspirateurs de France, et dont l'autre s'appuie sur notre alliance, repousse nos adversaires, et est appelée à suivre inévitablement nos directions, le gouvernement du Roi devait se déclarer pour cette dernière. La succession féminine est devenue pour la France, dans les circonstances actuelles, ce qu'avait été pour elle, dans d'autres temps et une autre situation, la loi salique. Ces raisons avaient frappé le comte de Rayneval qui a applaudi à la résolution du gouvernement.
Le but étant bien fixé, restait la marche à suivre qui était également tracée par votre dépêche et par les instructions orales que vous m'aviez données. Avouer, soutenir, diriger ce gouvernement, voilà en résumé la politique de la France et les devoirs imposés à son ambassadeur. M. de Rayneval a trouvé le plan aussi bon qu'utile.
Pour remplir la première partie des intentions du gouvernement, il s'est empressé d'aller le jour même de mon arrivée chez M. de Zéa et chez la reine. Il leur a annoncé que la France reconnaissait la jeune reine, et lui offrait son appui. Cette nouvelle a été reçue avec beaucoup de joie, d'émotion et de gratitude. M. de Rayneval devant vous rendre compte, Monsieur le duc, dans sa dépêche d'aujourd'hui, de sa conférence avec la reine, je n'entrerai dans aucun détail à cet égard. Le gouvernement espagnol s'est hâté de la faire connaître par la Gazette de Madrid qui vous parviendra avec nos dépêches, espérant trouver, dans la publicité qu'il lui donnait, un moyen, une force. Il ne paraît pas repousser l'idée de recourir à l'assistance de la France, si les circonstances l'exigent, et c'est une éventualité à laquelle les esprits se préparent. Il importe que le gouvernement français se prépare lui-même, arrête bien ses résolutions à ce sujet et dispose ses moyens. Voyons maintenant, autant que je puis en juger, quelle est la situation du gouvernement que la France a l'intérêt et la volonté de soutenir.
Ce gouvernement a pour lui le fait qui est puissant dans tout pays et qui semble l'être encore davantage chez une nation habituée à l'obéissance et lente dans ses déterminations. Il a une administration composée des partisans de la reine, des capitaines généraux dévoués, des finances en assez bon état, une armée bien commandée, mieux disciplinée qu'elle ne l'a été de longtemps, dans laquelle il n'y a eu aucune défection, et dont la fidélité et le concours lui paraissent assurés. Il a également le parti libéral qui n'a d'espoir que dans le triomphe de cette cause, qui domine sur le littoral, dans la plupart des villes commerçantes, mais qui n'est pas nombreux dans l'intérieur du pays. Il a enfin, en sa faveur, le peu de capacité de don Carlos et la crainte qu'inspirent sa femme, ses alentours et le tribunal de l'inquisition.
Mais il a contre lui le clergé qui forme une organisation compacte, qui continue à exercer une grande influence sur les masses et qui, à très-peu d'exceptions près, est favorable à don Carlos; le corps des volontaires royalistes qui, moins bien organisé et moins bien armé que les troupes régulières, est beaucoup plus considérable qu'elles, et se trouve répandu sur toute la surface du pays; l'esprit démocratique des localités qui est l'opposé de l'esprit libéral, et qui fait redouter les améliorations comme des dépossessions de privilèges; l'esprit de popularité dont jouit l'infant don Carlos qui, aux yeux d'un peuple qui a toute la nationalité de l'isolement, représente le pays, tandis que la reine a contre elle sa qualité d'étrangère.
Ayant en face des adversaires aussi forts, le gouvernement et le parti de la reine auraient le plus grand besoin de rester amis. Malheureusement il y a déjà de la désunion parmi eux. Le conseil de régence est composé dans un sens plus libéral que le ministère, et il y aura, selon toute apparence, peu d'accord entre eux. La reine, qui se conduit en ce moment d'après les conseils de M. de Zéa est, dit-on, en froideur avec sa soeur, et M. de Zéa s'aliéna le parti libéral par son manifeste du 4 octobre. Ce défaut d'harmonie, dans des circonstances aussi graves, est d'un augure peu favorable. M. de Zéa gouverne seul depuis l'avènement de la reine comme il gouvernait seul pendant les six derniers mois du règne de Ferdinand. Il a des qualités supérieures, du caractère, au jugement de tout le monde. Il est doué d'un courage, d'une fermeté et d'une activité rares. Mais il manque peut-être de la prudence et de l'adresse nécessaires dans une situation aussi compliquée. Il paraît compter uniquement sur l'autorité. On lui reproche généralement d'avoir indisposé les libéraux sans nécessité, sinon en ne leur accordant rien dans le présent, du moins en ne leur laissant rien espérer dans l'avenir, et d'avoir compromis la reine, en lui faisant abandonner ceux qui s'étaient déclarés pour elle. En agissant ainsi, il paraît avoir eu pour but d'empêcher le parti royaliste de se soulever, en le rassurant sur le maintien de l'autorité absolue et des privilèges particuliers. Il a pensé que le parti absolutiste, rassuré sur ses intérêts et ses opinions, combattrait avec moins d'ardeur pour la cause de don Carlos qui deviendrait moins personnelle et moins politique. Se serait-il trompé? C'est là ce que le temps montrera bientôt, et ce que feraient craindre les mouvements insurrectionnels de Bilbao, de Vittoria, de Talaveira et celui de Logroño sur l'Èbre. Quoi qu'il en soit, on s'accorde à le regarder comme le seul homme capable, par sa fermeté, de fonder l'autorité de la reine, sauf à en perdre le maniement lorsqu'il l'aura affermie. Le parti libéral n'a personne qui l'égale en vigueur pour faire face aux difficultés présentes, et qui pût le remplacer utilement dans l'intérêt de la reine et dans celui de la France.
Comme la vigueur du premier ministre et l'appui des libéraux sont également nécessaires à la cause de la reine, j'ai cru qu'il convenait de parler à M. de Zéa de conciliation, dans l'entrevue que j'eus hier avec lui. M. de Zéa m'a fait sa profession de foi à l'égard des partis, telle qu'il l'a faite, à plusieurs reprises, à M. de Rayneval: il a parlé avec une profonde animosité contre les carlistes; il a dit qu'ils avaient la bannière de la révolte, mais qu'il aurait le bras assez long et assez fort pour la saisir et la renverser; qu'on verrait alors s'il les craignait et s'il les ménageait; qu'il connaissait son pays et qu'il savait quelle était sur lui la puissance du bon droit et de la fermeté; que seul en 1824, malgré l'exigence du clergé et contre l'avis de tous ses collègues, il avait osé attaquer de front l'inquisition, et qu'il l'avait terrassée: qu'il s'en faisait une gloire, et qu'il se rendait aujourd'hui la justice d'avoir fait plus que personne pour assurer le trône à la jeune reine en écartant les obstacles que devait rencontrer son avènement (la princesse de Beira et l'infant don Carlos), en lui donnant des appuis (par le serment des cortès et par l'organisation d'une administration et d'une armée fidèle); que la cause à laquelle il était dévoué était la cause de la nation et du bon droit; que la régente était décidée à transmettre à sa fille le dépôt de l'autorité royale intact comme elle l'avait reçu; que l'Espagne n'était pas assez avancée pour supporter une autre forme d'autorité; que la reine et son gouvernement étaient cependant bien loin d'être amis des superstitions de l'obscurantisme; qu'ils les repoussaient et qu'ils songeaient au contraire à éclairer et à améliorer leur pays; que c'était leur pensée constante, et qu'on le verrait lorsqu'on aurait dissipé les troubles, et qu'on administrerait après avoir combattu. Quant aux libéraux, il m'a dit qu'il ne demandait pas mieux que de s'entendre avec ceux qui n'étaient pas animés de l'esprit de faction; qu'il y en avait beaucoup de raisonnables qui s'associeraient à lui pour défendre les droits de la reine, et qui étaient employés avec empressement; qu'il ouvrait les bras à tous ceux qui se présentaient avec bonne volonté. En développant son système et ses intentions que je résume, il a répété plusieurs fois qu'il se flattait de ne le céder à aucun Espagnol en conviction et en dévouement, mais qu'il pouvait se tromper, et qu'il était disposé à recueillir les conseils de ceux surtout qui donnaient les preuves d'un intérêt si amical à son autorité et à sa souveraine.
Quoiqu'il soit difficile d'agir sur un esprit aussi arrêté que le sien, j'ai cru devoir lui donner les raisons qui rendaient désirable l'union des partisans divers de la reine. M. Villiers, qui l'avait vu avant moi, m'a dit qu'il lui avait parlé dans le même sens, et qu'il est possible que le langage tenu en commun par ceux qui s'intéressent au gouvernement de la reine conduise M. de Zéa à affaiblir, par ses choix et ses actes, l'impression qu'a causée son manifeste. Il m'a chargé de faire part à mon gouvernement de ses bonnes intentions et de toute la reconnaissance de la régente. Cette princesse, à qui j'ai eu l'honneur d'être présenté aujourd'hui par M. de Rayneval, et de remettre la lettre dont m'avait chargé la reine sa tante, a témoigné les mêmes sentiments pour Leurs Majestés, et a été touchée de ceux que je lui ai exprimés en leur nom.
Elle m'a gracieusement accueilli, ce qu'ont fait aussi les deux infantes auxquelles j'ai remis également les lettres et fait les compliments de la reine. Il n'a été et ne saurait être question d'affaires dans ces audiences de cour qui peuvent se renouveler pour l'ambassadeur, mais qui ne le peuvent pas pour moi.
La situation de l'Espagne est beaucoup moins rassurante aujourd'hui que celle du Portugal, dont je m'abstiens, Monsieur le duc, de vous parler, parce que M. de Rayneval doit le faire dans sa dépêche. On ne peut rien conjecturer encore sur la manière dont on en sortira. On ignore jusqu'où pourra s'étendre l'insurrection carliste, et si la rigueur du premier ministre qui envoie des troupes pour la comprimer dans le nord de la Péninsule, où elle a déjà intercepté la principale route de communication avec le continent, sera secondée par des forces qui lui permettent de triompher d'elle. La présence de don Carlos sur le territoire espagnol pourrait lui donner un accroissement immense. On ne sait pas où se trouve ce prince, depuis qu'il a quitté Santarem pour se rapprocher de l'Espagne en qualité de Prétendant au trône.
Le bruit s'est répandu que les Basques soulevés avaient député vers lui pour qu'il se rendit au milieu d'eux. Du reste, on apprendra bientôt ce qu'il est devenu, et on pourra apprécier aussi la force respective des deux partis. En attendant, la France doit se mettre promptement en mesure de soutenir ses intérêts et les résolutions que le gouvernement du Roi jugera à propos de prendre.
Je crois que ma présence ici, aujourd'hui que l'impulsion est donnée et reçue, sera moins utile qu'elle ne pourra l'être à Paris, où je verserai des informations que je vais prendre, et que des dépêches ne communiquent jamais suffisamment.
Le gouvernement a ici un homme habile, plein de ressources d'esprit, de pénétration, ce qui est nécessaire dans un pays d'intrigues, possédant beaucoup d'expérience, connaissant de longue main la Péninsule, bien vu, bien informé, s'entendant parfaitement avec M. Villiers sur tous les points, et ayant embrassé avec empressement le plan adopté par le conseil, plan à l'exécution duquel il veut se consacrer, et qu'il tient à faire réussir.
Je termine ma trop longue lettre, Monsieur le duc, en vous priant d'agréer l'assurance de ma haute considération et de mon respectueux attachement.
Signé MIGNET.
Le duc de Broglie au comte de Rayneval.
20 janvier 1834.
Je n'ai pas besoin de vous dire que la situation de l'Espagne est, depuis longtemps, l'objet de nos préoccupations les plus sérieuses. Nous le disons à regret, elle nous paraît s'aggraver beaucoup. Ce n'est pas dans les tentatives du parti de don Carlos que nous voyons la source principale et immédiate des dangers qui menacent la tranquillité de cette péninsule et le trône de la reine Isabelle; ce parti a prouvé que, réduit à lui-même, il avait peu de chances de succès, et les fautes, la division des partisans de la reine pourraient seules lui en créer. Malheureusement ces divisions, loin de s'effacer, deviennent plus profondes de jour en jour, et rien n'annonce que la marche suivie par le ministère de la régente doive en amener la fin. M. de Zéa, fort de la conscience de ses intentions et du courage, souvent heureux, avec lequel il a, à des époques si diverses, lutté contre les efforts des factions, persiste, presque seul, dans le système qu'il a proclamé à son arrivée au pouvoir, et au moment de la mort du feu roi. Il ne repousse pas la pensée d'améliorer l'administration et la législation civile de l'Espagne; il y travaille même avec une rare activité; mais préoccupé de conserver à l'autorité royale une indépendance qu'il croit nécessaire à son action bienfaisante, il veut qu'elle ne s'appuie que sur elle-même, qu'elle ne prenne aucun engagement, qu'en acceptant la coopération de tous les hommes loyaux et éclairés, elle ne fasse aucune concession de principes aux opinions dont ils sont les représentants. D'un autre côté, les adversaires de M. de Zéa (et il faut bien reconnaître qu'ils sont en immense majorité parmi les partisans de la reine), ceux mêmes qui ne cèdent ni à un entraînement révolutionnaire ni à un entraînement de pures théories, se refusent à voir un gage d'avenir et de prospérité pour leur pays dans des réformes établies par un simple acte de pouvoir arbitraire, et qu'un acte pareil pourrait bientôt révoquer. Ils croient que ces réformes n'auraient une véritable valeur, ne pourraient inspirer une juste confiance que si elles étaient garanties, dans une forme quelconque, par l'assentiment national. Ils sont convaincus enfin que cet assentiment donnerait à l'autorité de la reine un appui bien autrement solide que celui qu'elle peut trouver dans des titres malheureusement contestés. Nous n'avons point à nous prononcer entre ces deux manières de voir. La connaissance exacte de l'état des esprits en Espagne eût pu seule nous mettre en mesure de distinguer celle qui est fondée sur la vérité, et à la distance où nous sommes du théâtre des événements, nous devions attendre que les faits vinssent nous éclairer. Vous savez d'ailleurs avec quel soin religieux nous avons toujours évité ce qui eût pu nous faire soupçonner de vouloir nous immiscer dans la direction intérieure du gouvernement espagnol. Un sentiment de délicatesse, que M. de Zéa aura certainement apprécié, nous a engagés à pousser cette réserve jusqu'au scrupule, dans un moment où le besoin que le gouvernement de la reine pouvait avoir de notre appui eût donné en apparence, aux représentations que nous lui aurions fait entendre, un tout autre caractère que celui de simples conseils. Je ne vous cacherai pas que cette considération a pu seule nous empêcher d'exprimer, dans le temps, le regret que nous a fait éprouver un acte dont les ennemis de M. de Zéa se sont fait depuis une arme si puissante contre lui, le fameux manifeste du 4 octobre. Nous eussions craint d'ailleurs, parles plus légers témoignages d'improbation, d'encourager les adversaires, de diminuer les moyens de succès d'un ministre auquel nous n'ayons pas cessé d'accorder la plus profonde estime; et, bien détermines à ne pas lui susciter d'obstacles, nous n'avons pas hésité à subir pour notre compte les conséquences fâcheuses de l'attitude passive et expectante à laquelle nous nous étions résignés. Nous avons laissé s'accréditer, en France comme en Espagne, l'opinion que non-seulement le gouvernement du Roi appuyait de tout son crédit auprès de la régente le maintien au pouvoir de M. de Zéa, mais encore qu'il attachait à cet appui la condition d'écarter toute institution constitutionnelle, toute innovation libérale. Je vous le répète, nous ne voulions ni nous immiscer gratuitement dans les affaires intérieures de l'Espagne, ni mettre obstacle à la réalisation d'un système dans lequel un homme tel que M. de Zéa déclarait voir le seul moyen de salut pour le pays. Cependant les événements ont marché, et ils sont de nature à faire craindre que M. de Zéa n'ait pas complètement apprécié les nécessités de la situation actuelle de l'Espagne. Si, jusqu'à présent, il a réussi à tenir le gouvernement isolé de tous les partis et de toutes les opinions, nous croyons que la régence a plutôt puisé dans cet isolement un principe de faiblesse qu'un principe d'indépendance véritable. Les choix qu'elle a dû faire, les mesures qu'elle a successivement décrétées et qui l'eussent popularisée si l'ensemble de sa marche eût permis d'y voir le résultat d'un système, n'ont eu d'autre effet que celui de donner, à tort, sans doute, une apparence d'inconséquence, et de livrer aux ennemis du ministère d'importantes positions d'où ils peuvent désormais diriger leurs attaques avec plus d'efficacité. Le parti qui appelle des réformes, convaincu que celles qu'il a obtenues ne lui ont été accordées qu'à contre-coeur, à titre de concessions, et qu'on saisirait la première occasion de les lui reprendre, loin d'y trouver un motif de se rallier aux premiers dépositaires du pouvoir, n'en aspire qu'avec plus d'ardeur à les renverser parce qu'il croit y voir un indice de leur faiblesse. Plusieurs même des hommes qu'on a appelés aux emplois les plus importants, aux commandements des provinces, convaincus qu'ils ne doivent leur nomination qu'à l'empire irrésistible de l'opinion publique, secondent plus ou moins les efforts de l'opposition.
L'autorité royale s'affaiblit ainsi progressivement; les mesures qui devraient la fortifier tournent à sa ruine, parce qu'elle se trouve placée dans une situation fausse; l'anarchie règne dans tous les esprits; elle commence à passer dans les actes et le pouvoir se désarmant peu à peu, sans apaiser les mécontentements et les exigences dont il est assailli, arrivera peut-être au point de ne pouvoir plus refuser à la force les concessions qu'il juge incompatibles avec sa sûreté. Une catastrophe semble imminente. Il est impossible qu'un esprit aussi éclairé que M. de Zéa se fasse illusion à cet égard, et quelque convaincu qu'il pût être, à une autre époque, de la bonté du système auquel il avait attaché son nom, et des dangers de toute combinaison fondée sur d'autres principes, nous comprendrions difficilement qu'il persistât à vouloir soutenir seul une lutte aussi disproportionnée, une lutte que son courage peut-être prolongerait encore, mais où il finirait par succomber, et où peut-être (cette considération doit surtout toucher un coeur comme le sien), il ne succomberait pas seul. Nous ne prétendons pas nier qu'une transaction, au point où en sont les choses, ne présente pas aussi de grands obstacles, qu'elle ne puisse même enfanter des dangers réels; mais, dans cette voie les dangers ne sont que possibles; ailleurs ils sont certains: il faut opter. Dans un tel état de choses, M. de Zéa doit nécessairement s'être tracé un plan de conduite; il ne peut avoir, dans sa pensée, abandonné les destinées de son pays aux hasards ou pour mieux dire aux chances trop certaines d'un combat désespéré. Les intérêts de l'Espagne sont aujourd'hui trop étroitement unis à ceux de la France pour que nous puissions rester indifférents à l'avenir qui se prépare pour ce pays, et nous nous rendrions coupables envers la France elle-même, si nous ne faisions tous nos efforts pour détourner les malheurs qui menacent nos voisins. C'est au nom de ces intérêts communs, au nom de la bienveillance que le Roi a constamment éprouvée pour son auguste nièce, que vous devez, Monsieur le comte, inviter M. de Zéa à vous faire connaître ses vues et ses projets. Des explications franches et complètes, telles qu'on peut les attendre d'un homme aussi connu par sa droiture et sa fermeté, nous sont absolument nécessaires. Elles peuvent seules fixer nos incertitudes, et nous indiquer la marche que nous avons à suivre par rapport à l'Espagne. Je les attends avec impatience.
1° Le duc de Broglie au comte de Rayneval,
18 mars 1834.
Je ne dois pas vous cacher que les nouvelles d'Espagne produisent une bien pénible impression sur le gouvernement du Roi, et que la situation de ce pays est devenue l'objet des plus sérieuses délibérations du conseil.
Je n'ai pas besoin de vous rappeler le vif intérêt que la France a manifesté, dès le premier moment, pour la consolidation du trône de la reine Isabelle. Le jour même où nous avons appris la mort de Ferdinand VII, nous nous sommes empressés de reconnaître l'autorité de la régente; nous avons fait plus; nous lui avons offert notre appui; non pas sans doute dans la pensée de soutenir, contre la volonté de la nation espagnole, un pouvoir qu'elle eût voulu repousser, mais pour donner à ce pouvoir que nous présumions, que nous croyons encore aujourd'hui appuyé par les principales forces morales et par les plus honorables influences du pays, le temps de s'organiser et de se mettre en mesure de soutenir la lutte contre une faction qui, pendant douze années d'une domination presque absolue, avait eu tous les moyens de se préparer au combat.
Loin donc de prétendre imposer à l'Espagne un gouvernement de notre choix, notre seule pensée avait été d'assurer à la saine majorité nationale la possibilité de se prononcer librement. Nous jugions d'ailleurs que, par la position, par les antécédents des hommes qui s'étaient déclarés ses défenseurs, le gouvernement de la reine se trouverait naturellement amené à faire entrer l'Espagne dans des voies d'amélioration, de progrès, de réformes salutaires; et certes cette prévision n'a pas peu contribué à la promptitude que nous avons mise à nous déclarer en sa faveur. Mais pénétrés du plus profond respect pour l'indépendance des nations, nous avons soigneusement évité, au moment où la situation de ce gouvernement pouvait lui rendre notre appui si précieux, tout ce qui eût pu faire croire que nous y mettions des conditions relatives aux formes de son régime intérieur. Nous nous sommes longtemps abstenus, vous le savez, de faire entendre à cet égard, et dans quelque sens que ce fût, le moindre conseil formel.
Tels étaient nos scrupules que nous n'avons même pas cru devoir manifester notre opinion sur la déclaration du 4 octobre, par laquelle les ministres de la régente lui firent proclamer la détermination de maintenir le pouvoir absolu, en même temps qu'elle annonçait des mesures de clémence et des réformes administratives. Cependant nous prévîmes dès lors que cette manifestation imprudente deviendrait un germe de défiance et de division parmi les amis de la reine, qu'elle entraînerait la chute de ses auteurs, et que, comme il serait impossible d'en maintenir les principes, l'autorité, en se plaçant dans la nécessité de faire un pas rétrograde, se trouverait avoir porté une première et fâcheuse atteinte à cette spontanéité d'action si précieuse pour elle aux époques de régénération politique.
Notre manière de voir n'a malheureusement pas tardé à se vérifier.
De vives réclamations se sont fait entendre contre le système qui venait d'être déclaré La régente n'était pas en état d'imposer silence à une opinion dans laquelle elle puisait toute sa force. Elle se persuada qu'à défaut d'institutions politiques, elle pourrait la satisfaire par des concessions d'une autre nature.
Certes il serait injuste de méconnaître tout le bien que la régente a déjà fait. Le rappel des exilés, la fin des proscriptions, l'admission aux emplois publics de tout ce que l'Espagne renferme d'hommes capables et honorables, la création d'une administration civile depuis si longtemps désirée, les importantes réformes introduites dans l'organisation des tribunaux, toutes ces mesures et d'autres encore que la reine Christine a accumulées dans l'espace de quelques semaines, eussent suffi, en temps ordinaire, pour illustrer et pour faire bénir un long règne.
Si, dans les circonstances actuelles, elles ont passé presque inaperçues, c'est que l'opinion publique se croyait en droit d'exiger quelque chose de mieux; c'est qu'instruite par une longue expérience à redouter les incertitudes et les variations du pouvoir absolu, elle n'était pas disposée à placer beaucoup de confiance dans les améliorations partielles, fruit d'une inspiration généreuse ou d'une nécessité de circonstance qui pouvait s'évanouir devant d'autres combinaisons; c'est enfin qu'aux yeux des hommes qui ont jusqu'à présent soutenu la régente, la seule amélioration complète et durable, la seule qui puisse donner à toutes les autres une base solide et leur assurer une garantie suffisante, c'est l'établissement d'un régime représentatif.
Les résultats naturels de ce désaccord si fâcheux entre le système suivi par la régente et la conviction presque unanime de ses adhérents se sont bientôt manifestés.
A l'empressement bienveillant qui l'avait d'abord accueillie a succédé une défiance, injuste sans doute, mais bien difficile à calmer. L'autorité a perdu son action. A Madrid même, à peine a-t-elle pu faire exécuter ses ordres; dans les provinces, les capitaines généraux les plus dévoués à la cause de la reine ont cru devoir, pour la servir, pour ne pas exaspérer des populations inquiètes et mécontentes, se rendre en quelque sorte indépendants, et ne tenir aucun compte des instructions qu'ils recevaient.
Encouragés par ces symptômes de faiblesse et d'anarchie, les partisans du prétendant relèvent la tête. Dans les provinces d'où on n'a jamais réussi à les expulser complétement, ils se montrent en plus grand nombre et plus audacieux; leurs progrès menacent même de s'étendre à des points où leurs tentatives avaient d'abord échoué.
Pour lutter contre leurs bandes nombreuses, pour parvenir à les atteindre, à les expulser, l'armée, malgré son dévouement, est évidemment trop faible, et l'épuisement du trésor ne permet malheureusement pas d'étendre ses cadres autant qu'il serait nécessaire. L'accord énergique des amis de la reine pourrait seul y suppléer; c'est assez dire combien on doit déplorer les causes qui ont rendu jusqu'à présent cet accord impossible, et qui, en détournant vers d'autres préoccupations les pensées et les efforts des constitutionnels, ont laissé le champ libre à leurs plus cruels ennemis.
On a pu croire, il y deux mois, que ces causes allaient disparaître. Lorsque la régente, cédant à une impérieuse nécessité, s'est déterminée à congédier M. de Zéa, lorsqu'elle a appelé dans son conseil des hommes dont les noms réveillaient de puissantes sympathies, l'enthousiasme, les espérances qui se sont manifestés universellement ont semblé rendre au pouvoir toute sa force morale.
Malheureusement ces sentiments, qui se rapportaient moins encore à la personne des ministres nouveaux qu'à l'idée dont on voyait en eux les représentants, ne devaient pas tarder à s'affaiblir. Lorsqu'on a vu des jours, des semaines, des mois entiers s'écouler sans qu'aucune manifestation officielle vînt annoncer l'époque d'un changement réel de système, on s'est étonné de ces retards et de ce silence. On a craint que tout ne fût remis en question; de funestes soupçons se sont élevés dans les esprits, et les accusations qui se sont fait entendre ont pris un caractère plus grave encore que celles qui avaient renversé, il y a deux mois, M. de Zéa. A cette époque, en effet, on ne s'attaquait qu'au ministère; on voyait en lui le seul obstacle qui entravât l'action bienfaisante et libérale d'une auguste volonté. Aujourd'hui, je le dis avec douleur, les plaintes portent plus haut.
Le mal que je viens de signaler est bien grand; il pourrait devenir irréparable si on le laissait s'aggraver.
En vain se flatterait-on encore de calmer l'impatience publique par des améliorations de détail, par des réformes semblables à celles que je rappelais tout à l'heure. De pareils moyens, qui n'ont pas même réussi lorsque les coeurs étaient plus ouverts à l'espérance, échoueraient complétement aujourd'hui. Les esprits, devenus inquiets et soupçonneux, ne verraient plus, dans les concessions qu'on leur jetterait ainsi successivement, que des artifices par lesquels on voudrait les abuser. Loin d'en éprouver la moindre reconnaissance, ils s'en irriteraient davantage parce qu'ils croiraient y apercevoir un nouveau symptôme de crainte et de mauvaise foi; la royauté s'affaiblirait ainsi par ses propres bienfaits, et lorsque plus tard elle se serait enfin décidée à entrer dans des voies nouvelles, elle n'y porterait plus la force nécessaire pour y marcher avec succès.
Persévérer dans un tel système, ce serait vouloir courir à sa perte; ce serait s'exposer gratuitement à de grands périls qu'il est encore possible d'éviter.
Que la régente s'empresse donc de sortir de la position fausse où elle se trouve engagée; qu'elle adopte enfin un plan de conduite propre à fixer toutes les incertitudes, à rallier tous les esprits raisonnables, à assurer au gouvernement une confiance dont il a un besoin si impérieux. En ce moment, elle conserve peut-être encore l'autorité nécessaire pour décréter librement, avec maturité, d'après les inspirations de la prudence, les changements à effectuer dans les institutions du pays. Un peu plus tard, cette liberté lui échapperait, et l'opinion publique, plus exigeante à mesure qu'elle serait plus défiante, lui imposerait la loi. De nouveaux retards, loin d'atténuer les difficultés dont on se préoccupe si exclusivement, ne feraient que les aggraver. Ces difficultés, au surplus, sont moins effrayantes que le gouvernement espagnol est peut-être porté à se le figurer. C'est sans doute une tâche délicate, autant que grande et noble, que celle de régénérer un peuple en modifiant sa législation; mais nous croyons qu'on exagère singulièrement les dangers d'une telle entreprise lorsqu'on va jusqu'à confondre l'époque actuelle avec d'autres époques dont les circonstances étaient absolument différentes, celles de 1812 et de 1820.
D'abord, on ne tient pas assez compte de la disposition des esprits. En 1812, en 1820, les idées d'innovations n'existaient encore que dans un petit nombre de têtes qui les comprenaient mal, les exagéraient par conséquent, et se livraient avec un dangereux entraînement aux utopies les plus illimitées.
Aujourd'hui, le parti, qu'on appelle des réformes, s'est instruit par l'expérience de ses fautes et des malheurs qui en ont été la suite. En se modérant, en repoussant d'impraticables théories, il s'est fortifié de l'adhésion d'un grand nombre d'hommes que son exagération seule avait d'abord écartés de lui. Il est donc tout à la fois plus nombreux et plus sage; sa force morale et sa force matérielle se sont accrues en même temps.
En 1812, la royauté était absente; en 1820, elle était vaincue et captive. Tout se faisait sans elle, malgré elle, contre elle, parce qu'on était fondé à la croire hostile à la liberté, parce qu'on craignait surtout de la mettre en mesure de renverser la constitution.
Il n'y a rien de semblable dans la situation du gouvernement actuel. Loin de pouvoir être considéré comme l'adversaire naturel des amis des réformes et d'une sage liberté, chacun sait que sa cause est inséparablement unie à la leur, qu'il tombera avec eux, qu'il a pris lui-même l'initiative des améliorations; chacun, malgré les défiances qui commencent à se faire jour, est encore disposé à la lui laisser. On ne lui demande que d'en user avec un peu plus d'activité.
Ce sont là, Monsieur le comte, de grands avantages, une grande supériorité de position. La royauté n'a pas cessé d'être forte en Espagne, plus forte peut-être que dans aucune autre partie de l'Europe; il lui faut sans doute céder quelque chose au mouvement général de l'esprit humain, et chercher des appuis nouveaux à la place de ceux que le temps a brisés. Mais ces appuis deviendront pour elle d'utiles et puissants instruments, lorsqu'elle se décidera à les accepter avec franchise et sans arrière-pensée. Ce n'est pas en Espagne qu'elle peut craindre de se trouver annulée. Longtemps encore le peuple espagnol verra dans ses souverains les représentants directs de la divinité; longtemps ils seront pour lui l'objet d'une sorte de culte auquel on n'attenterait pas impunément; et si, sous les derniers règnes, ce sentiment exalté a paru quelquefois éprouver une atteinte momentanée, c'est parce que les princes auxquels il s'adressait ont semblé oublier que de tels hommages rendus par un si noble peuple n'exigent pas seulement, de celui qui les reçoit, des sentiments généreux et bienveillants, qu'ils ont besoin d'être encouragés par les dehors de cette majesté simple et élevée, de ces habitudes sévères, un peu austères même, qui, dans d'autres siècles, ont caractérisé les plus illustres prédécesseurs de la reine Isabelle.
Je viens, Monsieur le comte, de vous exposer la manière dont nous envisageons la situation actuelle de l'Espagne. Plusieurs fois déjà vous avez été chargé de parler dans ce sens aux ministres de la régente. L'intention du roi et du conseil est que vous en entreteniez directement Sa Majesté Catholique à laquelle vous pourrez même donner lecture de cette dépêche. La reine verra sans doute dans une telle démarche un nouveau gage de la tendre affection dont le Roi son oncle lui a déjà donné tant de preuves, un nouveau témoignage des sentiments bienveillants qui unissent depuis si longtemps la France à l'Espagne, et que les derniers événements ont rendus plus vifs encore, en confondant les intérêts des deux États: elle comprendra combien les circonstances ont dû nous paraître graves pour que le Gouvernement français, si soigneux de ne pas intervenir dans les affaires intérieures des autres peuples, se soit déterminé à adresser à l'Espagne des conseils aussi pressants.
Les considérations que vous êtes chargé de présenter à Sa Majesté Catholique sont celles que nous croyons les plus propres à faire impression sur son coeur, parce qu'elles sont puisées dans l'état intérieur, dans les voeux, dans les besoins d'un pays dont le bonheur est confié à ses soins. Nous pourrions ajouter que, dans l'intérêt même de la considération à laquelle l'Espagne est en droit de prétendre auprès des gouvernements étrangers, la fin du système de temporisation auquel elle est aujourd'hui soumise sera encore une mesure sage et bien combinée. En vain, pour combattre cette assertion, alléguerait-on le peu de sympathie de quelques-uns de ces gouvernements pour les principes invoqués par les partisans de la régente; il n'en est pas moins vrai qu'ils considèrent aujourd'hui l'Espagne comme forcée par sa position d'accepter au moins une partie de ces principes, et que, de leur propre aveu, le pouvoir de la régente aura, en quelque, sorte, à leurs yeux, un caractère provisoire jusqu'à l'époque où il se sera soumis à cette condition de son existence; il est donc certain que, le jour où il s'y sera décidé, le gouvernement espagnol aura acquis plus de force et inspirera plus de confiance non-seulement à ses alliés, mais encore aux États mêmes qui ne l'ont pas encore reconnu.
2° Le même au même.
19 mars 1834.
Le Roi a jugé convenable de vous prescrire, dans les circonstances actuelles, une démarche directe auprès de la reine Christine. Sa Majesté a pensé que le moment était venu de faire ouvertement connaître à cette princesse de quelle manière nous envisageons la situation de l'Espagne, et quel jugement nous portons sur la marche que son gouvernement a suivie jusqu'à ce jour. Mais, dans une dépêche destinée à être placée sous les yeux de la régente, il était impossible de faire entrer certaines considérations, de développer certains aperçus sans affaiblir le caractère d'une communication faite au nom même du Roi. Nous devions donc, Monsieur le comte, vous laisser le soin d'exposer de vive voix à la reine Christine bien des observations, bien des conseils dont l'effet pouvait être d'autant plus sûr qu'ils lui seraient présentés, pour ainsi dire, dans l'abandon d'un entretien confidentiel. C'est ainsi, par exemple, qu'en discutant la question des Cortès, vous n'omettrez point de faire ressortir combien il est essentiel d'offrir, dans le mode de formation de la représentation nationale et particulièrement dans la constitution de la Chambre haute, ces garanties d'indépendance légale et régulière non moins nécessaires pour la stabilité du trône de la jeune Isabelle que conformes aux principes d'une sage et vraie liberté en Espagne. A cet égard, notre opinion vous est connue. Vous devrez donc saisir ou faire naître l'occasion d'en instruire la régente. Vous aurez également à lui démontrer de quelle importance il est que le pouvoir soit composé d'éléments parfaitement homogènes. Jusqu'ici la composition du cabinet n'a pas présenté cet accord de principes, cette identité de vues sans lesquels l'autorité, partagée, tiraillée en sens divers, ne peut avoir ni force, ni considération. Je ne m'étendrai pas davantage sur ce sujet; vos rapports me prouvent que je n'ai nul besoin de vous suggérer les arguments et les avis dont nous désirons frapper l'attention de la reine Christine.
Du reste, notre intention n'est pas que vous fassiez mystère à M. de la Rosa du caractère général et de l'objet de la démarche que le Roi vous prescrit.
1° Le duc de Broglie au comte de Rayneval,
Paris, 23 mai 1835.
Monsieur le comte, j'ai reçu les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire jusqu'au n° 32 inclusivement. Le gouvernement du Roi a appris, avec un sentiment bien pénible, les désordres qui ont agité Madrid dans la journée du 11 et qui ont mis à une nouvelle épreuve le courage et le sang-froid de M. Martinez de la Rosa.
Il était facile de prévoir que les derniers événements de la Navarre, en trompant les espérances qu'on avait fondées sur le général Valdès pour la conclusion de la guerre civile, augmenteraient en Espagne le nombre des partisans d'une intervention française. Les esprits sont naturellement portés, lorsque des circonstances difficiles viennent à se prolonger, à adopter les moyens qui semblent pouvoir le plus promptement y mettre un terme, sans beaucoup s'inquiéter des inconvénients qu'ils ont sous d'autres rapports. Ce qui nous surprendrait davantage, ce serait que des hommes aussi éclairés que les ministres de la régente se fussent laissés entraîner à partager cette impression.
Ce n'est pas, Monsieur le comte, que je veuille prononcer ici d'une manière absolue sur la question d'intervention; elle n'a pas été posée et par conséquent le conseil n'a pas été appelé à en délibérer. Si elle se présentait plus tard, notre décision serait surtout déterminée par l'appréciation des circonstances qui l'auraient fait surgir; mais sans anticiper sur les éventualités, je crois devoir, dès à présent, appeler votre attention sur les graves objections que rencontrerait une pareille mesure.
Les ministres de la régente ne peuvent ignorer combien l'idée d'une intervention est impopulaire en France. Sans parler même des obstacles qu'y apporteraient les passions des divers partis, la masse de la nation, préoccupée de fâcheux souvenirs, n'y verrait qu'une occasion de charges nouvelles et d'inextricables embarras; et le gouvernement du Roi, en supposant qu'il lui fût possible de ne pas tenir compte de cette répugnance, encourrait une responsabilité d'autant plus pesante qu'il n'aurait pas lui-même une confiance absolue dans le succès de l'entreprise pour laquelle il se résignerait à la subir.
En Angleterre, une opposition bien autrement sérieuse se prononcerait contre l'envoi d'une armée française au delà des Pyrénées. Rien, peut-être, ne serait plus propre à ranimer les vieilles jalousies nationales. Le ministère actuel, quelles que fussent ses dispositions personnelles, se verrait forcé de s'associer au sentiment public; et s'il voulait y résister, il est plus que probable que la faible majorité sur laquelle il s'appuie lui manquerait bientôt, qu'une administration prise dans d'autres rangs arriverait au pouvoir, et que, pour obéira l'impulsion qui l'y aurait portée, elle commencerait par rompre l'alliance salutaire qui unit aujourd'hui l'Angleterre à la France et à l'Espagne.
Ce qui n'est pas moins évident, c'est que les autres puissances de l'Europe verraient l'intervention avec un déplaisir au moins égal; c'est que sans la combattre ouvertement, elles s'attacheraient à nous embarrasser dans des complications que la situation générale de l'Europe rendrait faciles à faire naître. Sans doute cette considération ne nous arrêterait pas à elle seule; cependant, réunie à toutes celles que je viens d'indiquer, elle a bien aussi quelque poids.
Je n'ai pas besoin d'ajouter que l'intervention condamnée en France et en Angleterre par l'opinion publique, repoussée dans le reste de l'Europe par la politique des cabinets, trouverait en Espagne même de nombreux contradicteurs, qu'elle ôterait en apparence au gouvernement de la reine ce caractère de nationalité qui est la première des forces morales, et qu'au contraire, elle grandirait le parti de don Carlos, en lui fournissant l'occasion de se présenter comme le défenseur de l'indépendance du pays.
Une nécessité absolue expliquerait seule que le cabinet espagnol se décidât à braver de telles conséquences en réclamant l'appui d'une armée française. S'il avait perdu tout espoir de pacifier la Navarre par ses propres moyens, s'il était fondé à se croire menacé dans son existence par les progrès de l'insurrection, nous comprendrions qu'en désespoir de cause, il ne reculât pas devant une ressource aussi extrême. Heureusement les choses n'en sont pas là, à beaucoup près.
L'autorité de la reine n'a pas cessé d'être reconnue dans la presque totalité de la monarchie. Presque partout, les tentatives faites en faveur du prétendant ont été vigoureusement réprimées. Seulement quelques petits districts montagneux, situés à une extrémité de la Péninsule, ont pu, jusqu'à présent, grâce aux difficultés du terrain et à l'énergie, bien connue de leur population, se maintenir dans un état de révolte qui se rattache plutôt à des griefs particuliers et locaux qu'à des passions et à des intérêts communs à l'ensemble du pays. Un chef habile y a réuni, indépendamment des volontaires qui viennent accidentellement grossir ses rangs, dix à douze mille hommes organisés avec une sorte de régularité bien qu'assez mal armés; il a de plus sous ses ordres deux cents chevaux; il dispose de neuf pièces de canon.
Avec cette force, et s'appuyant d'ailleurs sur les sympathies de la population, il a jusqu'à présent réussi à repousser les attaques de troupes plus nombreuses, mais composées en majorité de jeunes soldats inexpérimentés, et engagées dans des positions où le nombre est assez indifférent, où l'artillerie et la cavalerie ne sont à peu près d'aucun usage. Mais il est évident que, s'il voulait sortir de ses montagnes, il perdrait les avantages qui font sa supériorité, et qu'il se verrait même abandonné, par le plus grand nombre de ses compagnons d'armes; les Navarrais, les Basques surtout, exclusivement attachés à leur sol, à leur langue, à leurs institutions, et habitués de temps immémorial à se considérer comme un peuple distinct du reste de l'Espagne, ne consentiraient certainement pas à aller se battre loin de leurs foyers, pour une cause qui ne serait plus celle de leurs franchises et de leurs privilèges.
Zumalacarreguy, lorsqu'il le voudrait, ne réussirait pas à les entraîner en Castille, et il ne le voudrait pas parce qu'il sent très-bien qu'au milieu des vastes plaines qui couvrent le pays, ses chances de succès ne seraient plus les mêmes.
L'insurrection de la Navarre et de la Biscaye n'a donc en elle-même rien de directement menaçant pour le trône de la reine Isabelle. Sans doute par l'effet moral qu'elle produit sur le reste de l'Espagne, elle constitue un danger que je ne prétends pas méconnaître; elle entretient une funeste agitation; elle réveille les espérances des partis et leur ouvre des chances. Il est important, il est pressant d'y mettre un terme; mais encore une fois, l'état des choses n'a pas ce caractère d'urgence désespérée qui ne permet plus de s'arrêter au choix des moyens; et le découragement qui porterait le gouvernement de la régente à proclamer sa propre impuissance, en demandant notre intervention, ne serait nullement justifié.
Ce n'est pas certes que nous voulions lui refuser l'appui et les secours qu'il dépend de nous de lui accorder, sans compromettre à la fois ses intérêts et les nôtres, si intimement unis dans cette question. Entre une intervention armée et ce que nous avons déjà fait pour lui, il existe des termes moyens qui concilieraient bien des difficultés. Ce n'est pas au gouvernement du Roi qu'il appartient de les désigner au cabinet de Madrid; nous pouvons être mauvais juges de ce qu'exigent et de ce que comportent les nécessités de sa situation; mais si, écartant des idées d'intervention que rien ne justifierait en ce moment, il s'adressait à nous avec confiance pour nous faire part de ses vues et de ses besoins, pour nous indiquer ce qu'il pense que nous pourrions faire pour lui, la question se présenterait sous un tout autre aspect. Ce que nous lui demandons avant tout, c'est de ne pas ôter à la cause de la jeune reine, le caractère de l'indépendance et de la nationalité; c'est que l'emploi des ressources que le gouvernement espagnol obtiendrait de ses alliés ne fût dirigé que par des mains espagnoles.
Quelles que soient les propositions que l'Espagne jugerait à propos de nous faire, il serait essentiel qu'elle les communiquât en même temps aux deux autres puissances qui ont pris part au traité du 22 avril, et que dans une proportion quelconque, elle réclamât aussi leur concours ou au moins celui de l'Angleterre. Tout ce qui tendrait à mettre hors de doute le maintien de ce traité, et à y rattacher la suite des mesures qui pourraient être adoptées, serait d'une bonne politique: les raisons en sont trop évidentes pour que je croie nécessaire de les développer.
2° Le duc de Broglie au comte de Rayneval.
Paris, le 14 juillet 1835.
Monsieur le comte, j'ai reçu les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire sous la date des 1er, 2 et 3 juillet.
Le gouvernement du Roi voit avec regret qu'à Madrid on ne s'est pas fait encore une idée exacte de la nature des motifs qui l'ont porté à refuser d'intervenir directement dans les affaires d'Espagne. Par une fausse interprétation des termes dans lesquels il a exprimé ce refus, on semble s'attacher à n'y voir qu'un ajournement provisoire; on semble croire qu'un examen plus approfondi de la situation de la Péninsule et de plus pressantes instances de la part du cabinet espagnol pourraient, dans l'état actuel des choses, nous faire revenir sur notre détermination.
C'est une erreur, Monsieur le comte, qu'il importe de dissiper. Sans doute le gouvernement du Roi n'a pas entendu établir pour tous les cas la doctrine absolue de la non-intervention; il n'a pas voulu poser en principe qu'il n'eût pas pu, qu'il ne pourrait pas se présenter un jour des circonstances où l'intervention serait à la fois avantageuse pour la France et pour l'Espagne, et par conséquent légitime: c'est pour réserver ces éventualités tout hypothétiques que nous avons donné à notre refus la forme circonspecte qui paraît avoir trompé le gouvernement espagnol. Mais tel a été notre unique but, et l'on aurait tort d'attribuer un autre sens aux expressions que nous avons employées.
Il importe que l'on en soit bien convaincu. Avant de nous arrêter au parti que nous avons pris, nous avions mûrement examiné tous les côtés de la question: nous nous étions rendu compte de toutes les chances probables et possibles, et ce n'est qu'après une délibération approfondie que notre choix s'est arrêté sur la mesure que nous avons jugée, non pas exempte de tout inconvénient sérieux, mais sujette à de moins graves objections que toutes les autres.
Ce serait donc vainement qu'on essayerait, par des considérations de détail, tirées de la position particulière du gouvernement espagnol, d'ébranler notre décision. Outre que ces considérations ne changent rien au fond de la question et qu'elles rentrent d'ailleurs plus ou moins dans celles qui nous avaient d'abord été présentées, elles ne sauraient évidemment prévaloir contre les motifs que nous avons puisés dans les intérêts les plus essentiels de la France.
Toute insistance nouvelle à cet égard serait donc plus qu'inutile. Tout ce qui tendrait à prolonger l'illusion du gouvernement espagnol, et à lui faire tenter dans ce sens de nouveaux efforts, n'aurait d'autre résultat que d'amener, entre lui et nous, de pénibles explications, et en même temps d'imprimer à sa marche cette incertitude si propre à paralyser toute détermination vigoureuse, et de l'empêcher d'employer utilement les ressources très-réelles dont il peut disposer et celles que nous lui offrons, en l'entretenant dans l'espoir trompeur d'un secours qu'il ne recevra pas.
C'est à vous, Monsieur le comte, qu'il appartient de ramener le cabinet de Madrid à une plus juste appréciation du véritable état des choses. Je ne saurais trop vous recommander d'y travailler de tous vos moyens.
1° A Monsieur Guizot, député, à Paris.
Alger, le 27 mai 1836.
Monsieur,
Les colons d'Alger se souviennent avec reconnaissance que dans les dangers qui, l'année dernière, menacèrent si vivement leur existence, votre crédit et la puissance de votre parole décidèrent du succès de leur cause que vous aviez identifiée à celle de la France elle-même. Alors ils se livrèrent à leurs travaux, animés par l'espérance, cet aliment de tous les établissements naissants, et le seul qui puisse amener l'entier développement de la colonisation. Lorsqu'ensuite, dans l'intervalle des deux sessions, les adversaires de la colonie annoncèrent de nouvelles hostilités, notre confiance dans l'intérêt que vous nous aviez témoigné nous empêcha d'abord de concevoir de sérieuses alarmes; comment d'ailleurs nous persuader qu'après la solennelle reconnaissance de nos possessions d'Afrique, on viendrait, dès l'année suivante, renouveler des attaques auxquelles résisterait à peine une colonie mieux affermie que la nôtre? Malgré toutes nos espérances, nous sommes encore aujourd'hui forcés de combattre, et nous avons recours à nos anciens défenseurs. La Société coloniale, dont la sollicitude s'étend à tout ce qui importe aux intérêts de la colonie, sait trop combien votre parole a d'influence pour ne pas vous prier de faire entendre à la tribune les arguments de raison et d'expérience qui, dans votre bouche, ont déjà obtenu de si grands succès en notre faveur. Notre reconnaissance et nos remerciements seront un bien faible pris pour tout ce que nous vous devons; mais la gloire de faire triompher une cause si chère à la patrie et à l'humanité est une noble et belle récompense qui suffit aux grandes âmes, et que les hommes à haute pensée ont toujours ambitionné d'obtenir.
Nous avons l'honneur de vous adresser les renseignements que nous avons pu recueillir sur les progrès de la colonie, persuadés que votre talent saura les faire valoir et que le vote de la Chambre, en dissipant nos inquiétudes, consolidera notre avenir et vous donnera un nouveau triomphe.
Daignez agréer, Monsieur, l'assurance de notre très-haute considération.
CH. SOLVET, ROZEY, FILHON,
Vice-Président. Vice-Président. Président.
2° Les mêmes au même.
Alger, le 29 juin 1836.
Monsieur,
Dans la discussion de la Chambre des députés qui vient de fixer, il faut du moins l'espérer, le sort de la colonie d'Alger et l'attacher irrévocablement à la mère patrie, vos paroles aussi sages que bienveillantes nous ont convaincus que nous avions eu raison de fonder notre espoir sur votre patriotisme et sur votre éloquence. Avec un appui tel que le vôtre, nous sommes désormais confiants dans l'avenir. La Société coloniale, vivement émue à la nouvelle du succès de la cause d'Alger, n'oublie point à qui elle doit son triomphe; elle s'empresse de vous offrir ici le témoignage de sa reconnaissance, et elle s'enorgueillit de vous compter parmi les plus fermes soutiens d'un pays dont vous avez si bien reconnu l'importance pour la France et l'humanité.
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de notre haute considération.
Le président de la Société coloniale, FILHON.
ROZKY, CH. SOLVET. Premier vice-président. Vice-président.
Histoire de l'abbaye du Val-Richer.
(Tiré de l'Histoire du diocèse de Bayeux, de M. Hermant, curé de Saint-Pierre de Maltot; l'ouvrage a été commencé vers 1705 et terminé en 1726. Il forme trois volumes in-f°, dont le premier seulement a été imprimé; les deux autres manuscrits sont à la bibliothèque de Caen.)
«L'église du Val-Richer tient à gloire que sous le gouvernement de l'abbé Robert Ier du nom, Thomas Becquet, archevêque de Cantorbéry et chancelier d'Angleterre, qui reçut la couronne du martyre en 1170, fuyant la colère de son prince, s'y soit réfugié pendant un temps considérable, portant l'habit de Cîteaux qu'il avait reçu des mains du souverain pontife, et s'occupant, comme les autres, à la prière, au travail des mains, aux veilles et aux plus pénibles exercices de la vie pénitente et religieuse. Elle avait même conservé les ornements sacrés dont il se servait à célébrer le saint sacrifice de la messe comme une relique précieuse; mais ils en ont été dépouillés par la barbarie que les calvinistes exercèrent en 1562 sur ce qu'il y avait de plus digne de respect et de vénération. On montre encore, dans un petit bois qui est proche de l'abbaye, le lieu où il se retirait souvent pour s'occuper de la contemplation des choses célestes.»
1° Le ministre des affaires étrangères à M. le comte de Rayneval à, Madrid.
Paris, 12 décembre 1835.
Monsieur le comte, je vois par votre dépêche du 4 décembre, n° 96, que M. de Mendizabal était à la veille de conclure avec M. Villiers un traité de commerce, et que déjà la plupart des articles en étaient rédigés. A cette occasion, vous me demandez de vous faire promptement connaître les intentions du gouvernement du Roi. Je vous adresserai très-incessamment, Monsieur le comte, des instructions détaillées sur la matière; mais il me semble qu'en attendant vous pouvez invoquer positivement, à titre de réserve, auprès de M. de Mendizabal, la clause de nos traités avec l'Espagne qui nous assure le traitement de la nation la plus favorisée. Cette clause est formelle, péremptoire, et nous donne le droit de revendiquer hautement pour nous-mêmes les avantages qui seraient accordés aux Anglais dans la convention dont vous m'avez entretenu.
Agréez, etc.
2° Le ministre des affaires étrangères à M. le comte de Rayneval, à Madrid.
19 décembre 1635.
Monsieur le comte, j'ai reçu les dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire jusqu'au n° 98 inclusivement.
Le gouvernement du Roi donne la plus entière approbation à la marche que vous avez suivie pour empêcher que les intérêts français ne fussent lésés par les arrangements commerciaux qui se négocient entre l'Espagne et l'Angleterre. Vous avez très-bien compris que, pour empêcher un résultat aussi fâcheux, il ne suffisait pas de nous associer, d'après les traités qui nous assurent le traitement de la nation la plus favorisée, aux stipulations accordées à l'Angleterre, qu'une égalité apparente pourrait n'être autre chose que l'inégalité la plus absolue, et que cette hypothèse deviendrait, par exemple, une réalité dans le cas où les réductions de droits porteraient sur des produits appartenant exclusivement ou seulement d'une manière plus particulière à l'industrie britannique. De pareilles réductions devraient évidemment être compensées par d'autres, dont les marchandises françaises seraient à leur tour l'objet. Je dois supposer que c'est là le sens de la promesse contenue dans le billet de M. Mendizabal, et ma réponse le lui exprime. En effet, ce serait faire injure à sa loyauté que de penser que, sous l'apparence d'une déclaration satisfaisante pour nous, il nous aurait simplement accordé une garantie absolument illusoire et d'autant plus superflue que, comme je le faisais remarquer tout à l'heure, elle est explicitement contenue dans les traités qui nous ont donné le droit de réclamer le traitement de la nation la plus favorisée.
Je suis loin, d'ailleurs, de penser que le moment soit opportun pour la conclusion des négociations commerciales entamées à Madrid. Le seul fait de leur existence a déjà donné en France une consistance fâcheuse à l'opinion qui dès le premier moment, avait représenté M. Mendizabal comme porté à s'appuyer de préférence sur l'Angleterre, et à diriger dans ce sens toutes ses combinaisons. Le seul moyen assuré de détruire peu à peu ces préoccupations, ce serait d'abandonner complètement les négociations dont il s'agit. Vainement dira-t-on que, lorsqu'elles seront terminées, leur résultat dissipera toutes les inquiétudes et calmera toutes les susceptibilités en prouvant qu'elles ont été conduites dans un esprit également favorable à tous les alliés de l'Espagne. Quel que fût ce résultat, quelque soin qu'on pût mettre à tenir, dans les modifications apportées au tarif des douanes, la balance égale entre les intérêts anglais et français, cette égalité ne saurait être assez évidente pour qu'il ne s'élevât aucune réclamation de la part de ceux des intéressés qui, à tort ou à raison, se croiraient lésés. On peut être certain que nos départements méridionaux, qui déjà subissent impatiemment les sacrifices imposés à leur commerce par l'appui que nous prêtons à la cause de la reine Isabelle, accueilleraient avec empressement les bruits répandus par la malveillance ou par la prévention sur le dommage, peut-être imaginaire, dont ces innovations deviendraient pour eux la source. La polémique si vive soulevée dans nos journaux du Midi par les récriminations imprudentes autant qu'injustes qu'on s'est permises à Madrid contre les prétendues facilités accordées à la contrebande en faveur de don Carlos, prendraient bientôt un nouveau degré de virulence; plus que jamais le gouvernement du Roi y serait accusé de sacrifier le commerce de la France à celui de l'Angleterre en s'attachant trop scrupuleusement à l'observation des clauses de la convention du 22 avril et des articles additionnels, et peut-être se verrait-il bientôt dans l'impossibilité de résister à des réclamations qui s'appuieraient, en partie au moins, sur le sentiment blessé de l'orgueil national; peut-être serait-il contraint, sinon d'abandonner, au moins de modifier la ligne de conduite que son attachement sincère pour la cause de la reine lui a, jusqu'à présent, donné la force de suivre au milieu de tant de difficultés.
C'est à M. Mendizabal à juger s'il est à propos de provoquer de telles éventualités par des mesures que l'intérêt de l'Espagne ne réclame certainement pas en ce moment, et que celui de l'Angleterre permet d'autant plus d'ajourner que, dans l'état où est aujourd'hui la Péninsule, le tarif des douanes, quelles qu'en soient les prescriptions, n'oppose certainement pas aux mouvements du commerce de bien puissantes barrières. Appelez sur ce point, je vous prie, l'attention de ce ministre. Répétez-lui bien qu'il se flatterait vainement de l'espérance d'obvier aux inconvénients que je viens de signaler en nous accordant des avantages égaux à ceux qu'il accorderait à l'Angleterre. Une telle égalité n'étant pas de nature à être mathématiquement démontrée, l'aveuglement des passions et des intérêts serait toujours en mesure de la nier…
Discours de M. Guizot,
ministre de l'instruction publique, pour la
rentrée des cours de l'École normale.
Paris, 21 octobre 1836.
«Messieurs,
«Après le beau rapport que vous venez d'entendre, je n'ai qu'à me féliciter et à vous féliciter vous-mêmes de l'état de l'école.
«Dans toutes les parties, pour la discipline comme pour les études, le progrès, de plus en plus marqué depuis six ans, s'est de nouveau affermi et développé. Je n'ai point de plus grand encouragement à vous offrir: il n'est point d'efforts que ne mérite et ne récompense un tel résultat. Votre vie actuelle, messieurs, est bien laborieuse; vos travaux sont silencieux et presque obscurs; mais votre avenir est plein de grandeur; oui, messieurs, de grandeur; c'est à dessein que je me sers de ce mot. Une double carrière vous attend. Vous irez, au sortir de cette école, enseigner dans nos établissements d'instruction publique ce que vous apprenez aujourd'hui. Et non-seulement vous l'enseignerez, mais vous l'enseignerez au nom de l'État, institués par lui, et tenant de lui votre mission. Ce principe, sur lequel repose l'existence même de l'Université, s'enracine et s'étend de plus en plus dans nos institutions et dans nos lois; il préside aujourd'hui à tout le régime de l'instruction primaire; il est consacré et développé dans les propositions nouvelles dont l'instruction secondaire a déjà été l'objet; il obtiendra, j'en suis sûr, dans notre système d'instruction supérieure, la même place et le même empire. Il peut seul fonder l'éducation vraiment nationale, l'instruction vraiment publique, et en même temps il se concilie merveilleusement avec les droits de la liberté. Vous parlerez, vous agirez, messieurs, au nom de ce principe; et votre existence y puisera cette autorité, cette stabilité, cette dignité, qui émanent de la puissance publique et se répandent sur tous ceux qui parlent et agissent comme ses représentants.
«Ce n'est pas tout, messieurs, et l'enseignement n'est pas votre seule carrière. C'est aussi à vous qu'est, en quelque sorte, confiée par l'État la culture désintéressée des lettres, des sciences, de la philosophie, de l'histoire, de toutes les branches de l'activité intellectuelle. Vous n'êtes pas seulement chargés de distribuer par l'enseignement les richesses déjà acquises de l'esprit humain; vous êtes appelés à les accroître. Ces grandes oeuvres littéraires et scientifiques, cette recherche continuelle de la vérité, qui occupaient jadis tant de savantes sociétés, tant d'illustres corporations, c'est à vous surtout qu'elles appartiennent aujourd'hui; c'est vous qui avez à recueillir ce noble héritage. Au milieu de cet empire toujours croissant des destinations spéciales, des professions spéciales, qui caractérise notre société moderne, votre spécialité à vous, c'est la vie intellectuelle; c'est l'amour pur, la culture libre de la vérité et de la science. Leurs conquêtes futures sont de votre domaine, aussi bien que l'exploitation de celui qu'elles possèdent déjà. Il y a là je ne sais combien de gloires inconnues qui vous attendent, et dont vous vous emparerez, j'en suis sûr, pour la France et pour vous.
«N'en doutez pas, messieurs; ce double but de votre vie, cette double carrière ouverte devant vous étendront de jour en jour votre importance et celle de cette école. La modestie actuelle de votre vie et de vos travaux n'en étouffera point la grandeur. Restez modestes, et soyez pourtant confiants dans votre destinée. Ayez des prétentions sages et des pensées hautes: vous en avez le droit. Je ne saurais prendre sur moi de vous garantir l'accomplissement des voeux si légitimes que vient d'exprimer votre honorable chef pour rétablissement distinct, définitif et suffisant de cette grande école: mais je m'y emploierai de tout mon pouvoir, et soyez sûrs que tôt ou tard vous l'obtiendrez. L'École normale tiendra trop de place en France pour que la France ne lui donne pas, sur notre sol et dans nos rues, la place dont elle a besoin.»
Le général comte de Damrémont à M. Guizot.
Marseille, le 10 décembre 1836.
Monsieur le Ministre,
J'ai rendu compte au gouvernement de la mission que j'ai remplie par son ordre près de M. le maréchal Clausel; mais l'intérêt particulier que vous avez pris à cette mission, et que vous avez bien voulu me témoigner au moment de mon départ, celui que vous portez au sort de nos possessions d'Afrique, me font un devoir de vous entretenir directement des résultats de mon voyage à Alger. Je suis d'ailleurs encouragé par la bonté avec laquelle vous avez toujours accueilli mes observations sur les questions qui se rattachent à ce grave sujet.
Vous avez eu sans doute connaissance de mes rapports à M. le ministre de la guerre; j'ai présenté, autant qu'il a dépendu de moi et que ma position me le permettait, le tableau exact de la situation des affaires; et comme cette situation tient en partie au système suivi jusqu'à présent, en partie aux hommes qui mettent ce système en pratique, il a fallu parler autant des personnes que des choses. C'a été un devoir souvent pénible, car il y avait de tristes révélations à faire.
Au surplus je n'ai rien dit qui ne fût à peu près connu; la notoriété publique avait formulé ces imputations plus ou moins précises, et le plus souvent je n'ai fait qu'ajouter un témoignage plus direct et plus authentique à ceux qui étaient acquis déjà.
Vous apprécierez, Monsieur le ministre, les motifs qui m'empêchent, même avec vous, même dans cette communication toute confidentielle, de m'appesantir sur des détails d'un certain ordre, pour m'occuper exclusivement du système appliqué à l'Afrique, et de celui qu'il conviendrait d'y substituer.
J'ai eu l'honneur de vous exposer déjà ma pensée à cet égard et la satisfaction de voir qu'elle avait votre approbation et se trouvait entièrement conforme à vos vues personnelles. Tout ce que j'ai vu en Afrique, tout ce que j'ai entendu, tout ce que j'ai recueilli n'a fait que confirmer et rendre en moi plus profonde la conviction que le seul système capable de produire des fruits est celui d'une occupation restreinte, progressive, pacifique dans son esprit, tel que vous l'avez si bien conçu et l'avez proclamé à diverses reprises devant les Chambres.
Nous établir à Alger d'abord, et aux points les plus importants de la côte ou du territoire; choisir ces points en petit nombre suivant la nature et la configuration du sol qu'ils dominent et la facilité que l'on aurait à les défendre et à les cultiver, comme Alger et Bone, ou par leur position topographique si elle est favorable aux relations avec l'intérieur du pays, aux influences qu'il convient d'y créer ou d'y exercer, comme Oran; nous établir sur ces points d'une manière forte, puissante, permanente et faire de chacun une terre véritablement française.
Ouvrir à la colonisation tout ce qui peut être protégé, mais protégé efficacement et toujours. Appeler les capitaux et l'industrie par le plus infaillible des encouragements, par la plus puissante des garanties, la sécurité matérielle; créer des populations de race européenne, qui soient à nous par le sang et par l'intérêt; faire de ces populations des centres de puissance et, un jour, de richesse, sur lesquels puisse se fonder et s'appuyer en tout temps notre action sur le reste du pays.
De là, former des relations amicales avec les indigènes, acheter leurs denrées, et les encourager à produire en ouvrant un débouché à leurs productions; les attacher au travail par l'appât du gain auquel ils sont très-sensibles; les attacher à la terre par le travail, à la paix et à l'ordre par la propriété et les intérêts matériels. Les voir, sous l'aiguillon de ces intérêts, se mêler à nous perfectionner leurs cultures, leurs procédés, leur industrie à l'imitation des nôtres, s'imprégner peu à peu de nos habitudes, de nos moeurs, de notre civilisation, et bientôt nous être soumis autant par leurs besoins que par la crainte de notre puissance.
Joindre ainsi à la colonisation agricole, partout où elle pourra s'établir sous une protection assurée, la colonisation commerciale partout où les indigènes viendront échanger avec nous leurs produits. Réconcilier la population conquise avec la population conquérante, en leur donnant les moyens de vivre à côté l'une de l'autre dans l'échange des services mutuels; tel est le résumé de ce système qui est fondé, à mon sens, sur l'appréciation la plus exacte des choses, et qui n'a besoin, pour réussir, que d'application, de suite et de tenue.
Ainsi conçue, l'occupation peut s'accomplir avec les seules ressources que les Chambres paraissent résolues d'y consacrer: comme économie, c'est un premier avantage; c'est un avantage encore en ce qu'on évite les discussions que ne manque jamais de soulever la demande de nouveaux sacrifices, et qui tiennent le sort de la colonie dans un état constamment précaire.
Nous n'occuperons que ce que nous pourrons garder et défendre; mais proportionnant l'occupation aux forces dont nous disposerons, et, concentrant ces forces sur le petit nombre des points déterminés, sur ces points nous serons maîtres;—sur tous les autres nous agirons et nous influerons par des intelligences pratiquées avec soin en mettant à profit les divisions si nombreuses entre les populations indigènes, les rivalités si fréquentes entre les chefs,—par les moyens de séduction employés à propos,—au besoin, par la force des armes dans les cas graves seulement, lorsqu'il s'agira de châtier une tribu hostile ou de protéger une tribu amie: mais ne faisant plus la guerre de conquête, les occasions de recourir aux armes seront rares, et quand nous tiendrons les indigènes par leurs intérêts matériels, nous aurons un moyen puissant d'action, et la seule menace de rompre avec eux toutes relations et de leur fermer nos marchés les maintiendra dans une salutaire appréhension.
Cependant notre établissement en Afrique s'enracinera dans le sol; il prendra un caractère stable et produira, dans un temps prochain, des résultats réels qui seront la récompense et l'absolution des sacrifices déjà faits, et un encouragement pour les sacrifices qui resteront à faire.
Pour mieux apprécier ces idées, il faut voir les effets produits par les idées opposées dans l'application qui en a été faite à la colonie d'Alger.
On a multiplié les expéditions militaires; on a pris bien des villes; la plupart ont été aussitôt abandonnées et l'ennemi qu'on en avait chassé y est immédiatement rentré. On a occupé Bougie; on y a laissé une garnison nombreuse; on y a construit à grands frais de magnifiques ouvrages militaires; que protégent-ils, que défendent-ils? On a mis enfin garnison à Tlemcen; elle est bloquée dans la Casbah; quelle en est l'utilité? Mais cette garnison, qui est de 300 hommes, oblige à faire tous les six mois une expédition pour la ravitailler. En ce moment, une nouvelle expédition de 5,000 hommes doit être partie d'Oran avec toutes les chances de la guerre et d'une saison exécrable, pour ravitailler les 500 hommes de Tlemcen.
Mais ces expéditions diverses, qui toutes ont coûté tant d'hommes périssant par l'ennemi ou par les maladies, et d'énormes dépenses de matériel, expéditions qui n'ont laissé aucun résultat dans les lieux mêmes où elles s'accomplissaient, ont-elles eu du moins une salutaire influence sur l'esprit des indigènes? ont-elles augmenté la sécurité dans les lieux primitivement occupés? Au contraire, les indigènes ne nous attaquent ni avec moins d'audace, ni avec moins d'acharnement; à Oran, à Bone, à Alger même, le rayon qui était à l'abri de leurs atteintes se resserre chaque jour davantage; on allait sans danger, il y a deux ans, à 12 lieues d'Alger et à 15 de Bone; on peut à peine aujourd'hui sortir des murs impunément, et nos courses perpétuelles, en irritant les Arabes, éloignent d'eux toute idée de pacification et de bonne intelligence possible, et les entretiennent dans un esprit constant d'hostilité et de guerre.
Aujourd'hui on marche à Constantine; mais Constantine prise, que fera-t-on? On y laissera garnison française; mais pour cette garnison, il faudra faire ce qu'on fait pour celle de Tlemcen, c'est-à-dire établir à Bone un corps nombreux de troupes qui, tous les six mois, se mettra en mouvement pour aller ravitailler la garnison de Constantine.
Pour continuer un pareil système il ne faudrait pas moins de cinquante mille hommes; mais n'ayant que des ressources limitées et voulant occuper trop de points à la fois, il faudrait prendre sur un point les forces que l'on envoie sur un autre et mettre en péril celui qu'on dégarnit. Les indigènes reprennent alors courage et reviennent: les colons, s'il en est qui eussent fondé des établissements, s'alarment et tombent dans un découragement profond. Aussi il n'y a nulle part ni stabilité, ni sécurité, et tout est à recommencer chaque jour.
Pour aller à Constantine on a dégarni Alger, et les Arabes ont para aussitôt sous les murs de la ville. S'ils savaient s'entendre, s'ils étaient bien dirigés, cette imprudence pouvait avoir le plus déplorable résultat: ainsi donc Alger a été compromis; que produira la prise de Constantine pour racheter un si grand risque? et qu'a produit la prise de Bougie, de Tlemcen, de Mascara, de Médéah? perte d'hommes et d'argent, occasion perpétuelle de dépenses et rien pour le progrès de notre établissement en Afrique.
Ces idées sont celles de tout ce qui dans Alger a quelque intelligence des choses, et a porté dans le pays des pensées d'avenir et d'autres intérêts que ceux de l'intrigue.
On y a vu avec peine l'expédition dernière; on a remarqué avec regret cette persévérance dans un système dont on est, là plus qu'ailleurs, en position de reconnaître les désastreux effets.
Je ne puis m'empêcher d'en faire moi-même l'observation; cette expédition va créer une difficulté de plus pour le retour à une direction que je crois seule raisonnable et bonne; Tlemcen, Bougie et tant de points dont l'occupation est incompatible avec cette direction sont déjà des difficultés réelles. Abandonner ces divers points ne sera pas sans danger, d'une part, au regard des indigènes qui, voyant dans cette retraite la preuve de notre faiblesse et de notre instabilité, redoubleraient d'ardeur; d'autre part, au regard de l'opinion publique en France, opinion qui est souvent d'une susceptibilité si peu éclairée.
Si l'on n'y prend garde, chaque jour augmentera le nombre des difficultés de cette nature.
L'état actuel des choses en Afrique présente cette anomalie singulière. Le gouvernement a conçu l'occupation sous un point de vue spécial. L'homme qui représente à Alger le gouvernement et qui est chargé d'exécuter sa pensée, a conçu lui-même cette occupation sous un point de vue tout contraire, de sorte que l'exécution est une lutte secrète, mais perpétuelle, avec la pensée supérieure, qui est censée dirigeante. Mais comme celui qui est en Afrique a l'avantage de la position, et que c'est par ses rapports que le gouvernement connaît les choses, il doit nécessairement les présenter dans un sens favorable à ses idées personnelles, et le gouvernement se trouve réduit, à son insu, à agir contre ses propres intentions. Résiste-t-il? on intéresse l'opinion populaire. Or, vous savez, Monsieur le ministre, avec quelle facilité elle se laisse prévenir, et devient une puissance à laquelle on fait des concessions souvent regrettables.
C'est ce qui est arrivé pour l'expédition de Constantine; on a dit bien haut, on a répété et fait répéter qu'elle était nécessaire, et il a fallu la laisser faire. Mais après cette nécessité, on en trouvera d'autres; et de concession en concession, le gouvernement peut se trouver entraîné à tel point qu'il ne pourra plus revenir sur ses pas, et n'aura plus qu'à choisir entre ces deux partis; entrer pleinement dans un système qui n'est pas le sien, qui est désastreux, qui demande des sacrifices incalculables, et consentir à tous ces sacrifices, ou bien abandonner la colonie.
J'ai dit au sujet de l'expédition de Constantine ma pensée au gouvernement, tant sur la nécessité et sur l'utilité si équivoques de l'expédition que sur le danger de l'entreprendre à pareille époque. J'ai même exprimé sur son résultat des craintes sérieuses en m'opposant au départ du duc de Nemours. Malheureusement des bruits répandus depuis quelques jours, et dont le retentissement a dû parvenir à Paris à l'heure où je vous écris, ont déjà donné à mes paroles une confirmation qui va bien au delà de mes prévisions, et qui ne se vérifiera pas autrement, je l'espère.
Ces bruits, l'absence prolongée de nouvelles de l'armée expéditionnaire, l'anxiété qui en est la suite, la démonstration que les Arabes sont venus faire récemment jusque sous les murs d'Alger, l'alarme qui en est résultée, ces circonstances ont ranimé l'intérêt qui s'attache à la question d'Afrique. La session des Chambres étant près de s'ouvrir sous l'impression de tant de préoccupations pénibles, il est protable que cette impression se reproduira dans la discussion de l'adresse.
La question d'Afrique vous regarde principalement, Monsieur le ministre; c'est à vous qu'elle appartient spécialement; c'est, comme vous me l'avez dit un jour, votre affaire propre. Ce sera donc sur vous que tombera le soin de répondre aux interpellations dont elle ne peut manquer de devenir le sujet, et de calmer les incertitudes que les événements récents ont reportées sur le sort de nos possessions.
Vous aurez donc à protester encore des intentions formelles et irrévocables du gouvernement, car telle est la fatalité attachée à cette question, malgré les assurances données chaque année, chaque discussion annuelle ramène la nécessité de renouveler ces assurances. Les déclarations de M. le maréchal Soult n'en ont pas dispensé M. Thiers, et celles de M. Thiers ne vous en dispenseront pas vous-même; il semble, malgré tant d'assurances et de déclarations réitérées et malgré le temps, que les choses seront toujours en question.
Ce n'est pas que le pays doute de la sincérité des paroles qui lui ont été adressées, ni des intentions du gouvernement. Mais voyant que rien encore ne sanctionne ces paroles et ces intentions, que les envois de troupes et les expéditions se multiplient, que les dépenses s'accumulent, mais sans progrès positif, qu'au contraire les choses semblent reculer au lieu d'avancer, n'apercevant rien qui témoigne d'une idée d'établissement et d'avenir, il demande à ces déclarations solennelles une garantie qu'il ne trouve pas dans les faits, et qui, sans l'appui des faits, sera toujours bien insuffisante.
Cette fois, la déclaration du gouvernement passant par votre bouche empruntera de l'autorité de votre caractère une force nouvelle. Mais pour balancer le fâcheux effet produit par ce qui vient de se passer en Afrique, pour détruire des préventions qui ont été, il faut bien le dire, servies et entretenues avec perfidie, il est indispensable que cette déclaration soit aussi explicite dans ses termes qu'absolue dans son sens. Vous aurez donc, Monsieur le ministre, à répéter hautement qu'Alger appartient à la France, et que le gouvernement est résolu à faire tous les sacrifices nécessaires pour assurer au pays tous les avantages qu'il doit attendre de cette possession.
Cette déclaration faite, peut-être serait-il prudent de ne pas entrer dans les détails du système restrictif que le gouvernement, dans sa pensée, croit devoir appliquer à l'Afrique. Le public comprend généralement mal les restrictions; il saisit mieux les idées absolues, parce qu'elles sont plus simples; si vous parlez de restriction, il y aura une arrière-pensée d'abandon; on dénaturera pour lui le sens de vos paroles, comme on a cherché à le faire déjà une fois à propos de ce discours si juste, si vrai, si élevé, que vous avez prononcé dans la session dernière sur la question d'Alger.
Le système d'occupation est d'ailleurs un fait d'exécution auquel la Chambre paraît ne s'attacher que médiocrement. L'approbation qu'elle a donnée, il y a deux ans, aux principes posés devant elle à ce sujet, n'a pas empêché qu'elle n'ait absous le maréchal Clausel de s'être écarté de ces principes; c'est donc affaire à réserver pour les rapports entre le ministre et celui qu'il charge d'exécuter ses intentions, les Chambres n'ayant souci que de la dépense et du résultat définitif.
Mais dans la situation délicate où se trouve en ce moment la question africaine, il importe de ne rien dire dont on puisse abuser pour augmenter les défiances auxquelles les esprits ne sont que trop enclins en ce moment, ni surtout qui discrédite d'avance les mesures que le gouvernement pourra prendre pour aviser à une meilleure direction des affaires de la colonie.
Vous excuserez, Monsieur le ministre, la liberté avec laquelle je vous parle de choses pour lesquelles il n'est pas certainement d'inspiration meilleure que celle de votre prudence. Mais récemment arrivé d'Alger, et encore sous l'impression de tout ce que j'ai vu, habitant une ville qui tient à l'Afrique par les liens multipliés de ses intérêts et de ses espérances, et où tout ce qui se passe de l'autre côté de la Méditerranée a un retentissement si direct, j'ai cru que les indications recueillies dans cette double position seraient pour vous de quelque prix. Si je m'étais trompé, vous me pardonneriez d'avoir pris trop à coeur peut-être une question à laquelle ont dû m'attacher particulièrement la mission dont j'ai été récemment chargé, et la manière dont cette mission me fut conférée.
Je désire avant tout que vous trouviez dans ma démarche la marque de ma haute déférence et du respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,
Monsieur le ministre,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Le lieutenant général, pair de France,
Signé: Comte DAMRÉMONT.
Plan et notes pour la discussion du projet de loi sur la disjonction des poursuites dans le cas de crimes imputés à des personnes civiles et à des militaires (1837).
Messieurs,
Un jour viendra où les causes qui nous divisent auront disparu, où les passions qui nous agitent se seront éteintes, où ce que nous voyons, ce que nous faisons sera de l'histoire.
On lira alors qu'au sortir d'une grande révolution, après je ne sais combien d'émeutes, de conspirations et d'insurrections, le gouvernement de la France, son Roi, ses institutions, ont été attaqués en plein jour, dans une ville de guerre, par des militaires qui ont emprisonné leur général, lancé soldats contre soldats, régiment contre régiment, et que cette révolte militaire a été jugée et absolument impunie.
On lira que ce n'était pas là un fait isolé ni l'unique preuve de l'affaiblissement et de l'insuffisance des lois en pareille circonstance ou dans des circonstances analogues.
On lira qu'en présence de tels faits, au milieu de cette situation, le gouvernement est venu demander aux Chambres…..quoi! des lois d'exception, des peines plus rigoureuses, des pouvoirs extraordinaires?… Non; mais simplement le renvoi des militaires traîtres ou rebelles devant les juges militaires.
Et on lira en même temps toutes les colères, toutes les invectives, les accusations effroyables, les prédictions sinistres dont, à cette occasion et pour cette loi, le gouvernement a été l'objet.
Messieurs, je n'hésite pas à l'affirmer: on ne comprendra pas, on ne s'expliquera pas, on ne croira pas!
Qu'y a-t-il en effet dans le projet de loi, je ne dirai pas qui justifie, mais qui explique ces prédictions, ces accusations, ces colères?
Rien, messieurs, absolument rien: rien du moins aux yeux des esprits fermes et libres de préjugés.
Rien de contraire au droit essentiel, à la raison en soi, à la justice éternelle.
Je crois au droit essentiel antérieur et supérieur au droit écrit, qui fonde le droit écrit et n'en dérive pas. Je veux le respecter partout.
Il est pleinement respecté par le projet qui renvoie les militaires, dans tous les cas où l'élément militaire domine dans l'acte, par-devant les tribunaux militaires.
Cette juridiction est fondée sur la raison.
Spécialité extraordinaire de la situation des militaires.
Dans leurs crimes, deux éléments, les deux éléments constitutifs du crime, 1° le tort moral, 2° le danger social sont tout autres que dans les crimes commis par des civils.
Nécessité de juges capables de bien apprécier, 1° le tort moral: 2° le danger social, c'est-à-dire capables de rendre justice et au prévenu et à la société.
De là la légitimité essentielle, rationnelle, de la juridiction militaire envers les militaires; elle est, à leur égard, de droit naturel.
Rien de contraire au droit constitutionnel.
Mon respect profond pour la Charte.
Elle ne repousse en rien le projet:
1° Elle maintient pleinement la juridiction militaire, non comme une juridiction exceptionnelle, mais comme le droit commun de certains crimes, de certaines personnes.
Il n'y a d'exceptionnel que ce qui est transitoire, ce qui ne repose pas sur un motif permanent et toujours raisonnable.
Les tribunaux militaires sont de droit commun, comme les tribunaux de commerce, comme les tribunaux de police.
2° Mais la Charte, dit-on, attribue les délits politiques au jury.
Quoi, tous, même pour toutes les personnes, même quand ils sont mêlés à d'autres délits?
Évidemment non.
Exceptions nombreuses quant aux personnes:
1° Les ministres; 2° les pairs; 3° la juridiction des Chambres et des tribunaux dans certains cas d'offense; 4° certains attentats contre la sécurité de l'État.
Tout cela est écrit dans la Charte.
Mais il y a ici une autre circonstance.
Les délits politiques commis par des militaires sont toujours ou presque toujours mêlés de délits militaires. Non seulement le délit reçoit de la qualité de la personne un caractère tout différent; mais il est complexe, mixte: il y a deux délits.
En supposant que ces deux délits ressortissent à des juridictions différentes, laquelle des deux absorbera annulera l'autre? Faudra-t-il que l'un des deux délits demeure impuni? ou qu'il soit puni par une juridiction à laquelle il n'appartient pas?
Tableau comparatif des délits politiques et des délits militaires d'après les deux codes.
Évidemment la Charte ne prescrit rien à l'égard de ces délits mixtes, et on est parfaitement en droit de les renvoyer devant les juges militaires.
Il y en a mille raisons d'intérêt public.
3° La disjonction, c'est-à-dire le renvoi des divers prévenus à leurs divers juges naturels, est au contraire la vraie, la seule solution constitutionnelle de la difficulté.
Jusqu'ici on n'a su que sacrifier absolument une juridiction à l'autre, tantôt la militaire à la civile, tantôt la civile à la militaire.
C'est qu'en effet la lutte et le triomphe alternatif de deux principes absolus ont été longtemps l'état de la France.
On en voit ici une face particulière.
Il n'en est jamais résulté que l'anarchie ou le despotisme.
Il n'y a d'ordre vrai et durable, de liberté vraie et durable qu'à condition d'accepter les diversités naturelles et leurs conséquences. On ne fait pas longtemps ni impunément violence aux faits et aux nécessités sociales. L'uniformité, cette idée qui, par un faux air de grandeur, séduit tant de petits esprits, comme dit Montesquieu, a fait beaucoup de mal en législation comme ailleurs, et a entraîné beaucoup de désordre et d'oppression.
Il en faut sortir toutes les fois qu'une diversité naturelle le commande. C'est là le vrai principe constitutionnel.
J'ai la religion du jury,—non la superstition;—point d'idoles.
Rien donc 1° dans le droit naturel;
2° Dans le droit constitutionnel, qui repousse le projet de loi.
4° On oppose un seul principe: l'indivisibilité des procédures, la connexité des délits.
Ce principe n'est ni de droit naturel, ni de droit constitutionnel. On dit qu'il est dans la nécessité même des choses.—Je le nie.
1° Argument historique. C'est, dit-on, le principe constant, éternel, de notre législation.
Erreur. La diversité des compétences, et par suite la disjonction des causes, selon la qualité, et la situation des personnes, est au contraire l'ancien droit européen.
1° La législation et la compétence ont d'abord été toutes personnelles et non réelles;—droit antérieur au droit féodal.
2° Sous le droit féodal, la compétence fondée sur la qualité des personnes,—nobles,—bourgeois,—ecclésiastiques,—chacun renvoyé à son juge.
La connexité des délits et l'indivisibilité des procédures ont été le moyen dont la royauté et le pouvoir judiciaire émané d'elle se sont très-habilement et très-heureusement servis pour lutter contre toutes ces juridictions diverses, émanées d'autant de prétentions diverses à la souveraineté; pour les abolir et établir parmi nous cette unité de nation, de souverain, de pouvoir et de droit qui a tant contribué à la force et à la beauté de notre civilisation.
Je ne conteste jamais à mes adversaires leur part de vérité. Je réserve la mienne et demande à la Chambre de les peser.
L'indivisibilité des procédures a été ainsi introduite dans notre droit et nos moeurs.—C'est là son origine et la cause de son empire. Ce n'est pas un principe historiquement éternel chez nous.
2° Argument philosophique. Ne pas entrer bien avant dans la question.—Quelques observations fondamentales.
Quand un crime est commis par plusieurs personnes, deux faits essentiels sont là:
1° L'unité du crime;
2° La diversité des auteurs.
Quand je dis l'unité du crime, ce langage est peu exact. Il y a dans le crime autant de faits, c'est-à-dire autant de crimes que d'auteurs ou de complices.
Et ces faits, ces crimes sont divers comme les criminels.
Mais j'accorde l'unité du crime.
La législation et la procédure criminelle peuvent prendre pour point de départ, pour idée dominante, pour règle dirigeante l'un de ces deux faits, soit l'unité du crime, soit la diversité des auteurs.
De là deux systèmes différents:
1° La procédure générale et simultanée;
2° La procédure individuelle et successive.
Et non-seulement ces deux systèmes peuvent être, mais ils ont été, ils sont l'un et l'autre adoptés et suivis dans la pratique:
La procédure générale et simultanée en France;
La procédure individuelle et successive en Angleterre, au choix des accusés, et le plus souvent adoptée par eux.
Et le choix entre les deux systèmes dépend surtout de l'idée qu'on se fait de la situation des accusés et du parti qu'on en peut tirer pour découvrir la vérité.
En France, c'est surtout des interrogatoires et des confrontations des accusés qu'on se promet la découverte de la vérité.—Les accusés sont des menteurs qu'il faut amènera confesser ou à voir éclater devant eux, et par eux-mêmes, la vérité.
De là la nécessité de la procédure générale et simultanée.
En Angleterre, on ne compte point, pour la découverte de la vérité, sur ce qu'on peut tirer des accusés, de leurs aveux ou de leurs contradictions. Ce sont des menteurs desquels il ne faut pas espérer la vérité.—On ne compte que sur les témoins.
De là la faculté et l'adoption naturelle de la procédure individuelle et successive.
Le premier système a l'avantage de mettre le crime dans un jour plus complet, plus éclatant.—Il est plus systématique et plus dramatique.
Le deuxième système a l'avantage de serrer de plus en plus chaque accusé, de l'examiner plus spécialement, et d'amener à une appréciation plus précise de sa part dans le crime et de la peine qui lui revient.
Je ne compare pas les deux systèmes; je les rapproche, surtout pour faire pressentir leurs caractères essentiels. Je montre qu'ils peuvent découler l'un et l'autre de la nature même des choses, qu'ils sont l'un et l'autre praticables et pratiqués, avec des conséquences diverses dans l'administration de la justice, mais qui ne menacent et n'altèrent nullement la justice elle-même.
Je ne propose point d'abandonner en général le système qui a prévalu chez nous; malgré ses graves inconvénients, il a de grands avantages. Je conclus seulement de tout ceci, mais je conclus fermement que, si des motifs puissants et d'intérêt public le conseillent, on peut, dans certains cas, s'écarter de ce système et renoncer à l'indivisibilité de la procédure sans offenser aucunement ni la raison, ni la justice, ni la Charte, ni la possibilité pratique.
Ces motifs existent-ils aujourd'hui pour nous? L'état actuel de la société et des faits conseille-t-il, commande-t-il le projet de loi?—Répondre à M. Teste et au reproche d'alléguer la nécessité.
1° Nécessité de raffermir la juridiction militaire.
Pourquoi la loi est-elle présentée à l'occasion d'un fait?
J'ai déjà répondu à ce reproche à l'occasion des lois de septembre. Un fait manifeste un besoin social préexistant; le public en est frappé;—le gouvernement agit alors.—Ainsi on procède dans les pays libres. C'est un hommage à la nécessité des convictions et à la liberté des intelligences.
Affaiblissement progressif de la juridiction militaire:
1° État de siège en 1832.—Ne pas discuter le mérite de l'arrêt.—Loi proposée.—Non avenue.—Lacune restée au détriment de la juridiction militaire;
2° Changement de jurisprudence de la Cour de cassation en matière d'embauchage;
3° Verdict de Strasbourg.
Effroi général des chefs militaires—perte de la discipline et en effet:
1° Les délits politiques des militaires sont essentiellement mixtes, et mêlés de délits militaires, et des plus graves, lesquels se trouvent ainsi transférés au jugement du jury.—La connexité des personnes entraîne les personnes militaires devant le jury.—La connexité des faits lui livre également les délits militaires.
2° Les simples délits militaires non mêlés de délits politiques iront devant le jury, par le seul fait d'une complicité civile.
Affaiblissement évident, abolition presque complète de la juridiction militaire.
Elle n'est pas seule compromise.—Rappeler à la Chambre sa propre impression à la nouvelle du verdict.—Nécessité des longs souvenirs, des impressions profondes.—C'est la sagesse.—Danger de l'imprévoyance et de l'oubli.
2° Nécessité de raffermir l'esprit militaire.
On parle de méfiance envers l'armée.
Étrange preuve de méfiance que de lui demander de juger elle-même!
Dans l'armée comme partout, le gouvernement se méfie des mauvais et se confie aux bons.—C'est son devoir.
Là comme ailleurs, il sait les bons en immense majorité.
Mais il faut pénétrer plus avant, et se rendre, de l'état de l'armée dans notre société actuelle, un compte plus précis.
1°. L'armée est nationale, tirée impartialement et aveuglément du sein de la nation.
Donc les idées, les dissentiments qui existent dans la nation se retrouveront dans l'armée. Il y aura des républicains, des légitimistes, une immense majorité de juste-milieu.
L'esprit militaire atténuera, fondra, absorbera beaucoup ces nuances.
Mais elles existeront. On pourrra y croire et tenter de les exploiter.
Il ne faut ni s'étonner et s'inquiéter de ce fait, ni le méconnaître et n'en tenir aucun compte.
2° L'armée est oisive.—Nous sommes en paix;—nous y resterons longtemps.—L'inaction laisse, aux tentatives du dehors, plus de prise sur l'armée, et aussi plus de place à l'activité non militaire des esprits au dedans.
3° L'armée vit dans la même atmosphère que les citoyens,—au milieu de la publicité, de la liberté de la presse—plus de cet isolement, de cette vie toute spéciale et cloîtrée, et inaccessible, des armées d'autrefois.—Tout pénètre aujourd'hui dans l'armée,—tout agit sur elle;—elle vit sous l'empire des mêmes influences que la société.
De tous ces faits nouveaux découle l'affaiblissement de l'esprit militaire, de cet esprit spécial, puissant, qui inspire à l'armée des idées, des sentiments, des habitudes qui lui sont propres.
Je ne déplore pas absolument ce changement. Il y a du bien, mais il y a aussi du mal; il supprime des dangers anciens, mais il crée des dangers nouveaux.
Nécessité absolue de l'esprit militaire:
1° Pour la force de l'armée au dehors et en cas de besoin.
Ce n'est pas le nombre, ce n'est pas même l'ardeur qui font seuls la force de l'armée. L'esprit militaire, le goût énergique, l'habitude profonde de l'état militaire, sont sa première force.
2° Pour l'ordre et la discipline de l'armée au dedans:
L'esprit militaire est le premier élément d'obéissance et de discipline dans l'armée; de même que les lois pénales ne suffiraient pas, sans la moralité publique, à maintenir l'ordre dans la société, de même les salles de police et les prisons ne suffiraient pas, sans l'esprit militaire, à maintenir la discipline dans l'armée.
3° L'esprit militaire a un côté moral très-beau, nécessaire à ce titre, et d'autant plus nécessaire que les vertus qu'il développe sont plus affaiblies dans la société.—Ces vertus sont surtout:
Le respect de la règle;
La fidélité au serment. Importance de ces vertus dans l'état actuel de la société. Les laisserons-nous s'affaiblir aussi dans l'armée?—Laisserons-nous s'affaiblir cet esprit militaire, en soi si noble et si beau, à tant de titres si utile, si nécessaire? Non, non.
Tel serait pourtant l'inévitable effet de l'affaiblissement de la juridiction militaire. Les liens qui unissent les inférieurs aux supérieurs dans l'armée en seraient très-affaiblis; et nous ajouterions ainsi à toutes les causes qui tendent déjà à énerver l'esprit militaire, à lui enlever son empire moral et pratique.
Ainsi la loi est:
1° Conforme à la raison, au droit naturel; 2° Conforme à la Charte, au droit constitutionnel; 3° Praticable; 4° Nécessaire pour raffermir: 1° La juridiction militaire; 2° L'esprit militaire.
Fera-t-elle tous ces biens-là?
Pas à elle seule, mais elle y concourra. Les bonnes lois ne dispensent pas les gouvernements de la bonne conduite; mais la bonne conduite a besoin de bonnes lois.
Nous en avons déjà fait plusieurs. Elles n'ont pas tout fait. Elles ont fait beaucoup. Il y a du mal, beaucoup de mal dans notre société.—Mais bien plus de bien, assez de bien pour vaincre le mal.—Mais la lutte sera longue.
Rien ne finit vite dans les pays libres. La prolongation de la lutte est la démonstration de la liberté.—Nous ne voudrions pas, quand nous le pourrions, étouffer la liberté. Mais nous ne cesserons jamais de lutter contre ses égarements. Je la respecte, je l'aime.—Je ne la crains pas.—Nous ne pouvons promettre aux honnêtes gens, aux bons citoyens, le repos.—Nous leur promettons la victoire.
Des lois et des mesures modérées appliquées par des hommes énergiques.—C'est ce qu'il faut aujourd'hui à notre société.—C'est ce que nous essayons de lui donner.
Projet d'adresse au Roi présenté par la commission[37].
[Note 37: Cette commission était composée de MM. Passy (Hippolyte), Debelleyme, Guizot, de Jussieu, Etienne, Thiers, Mathieu de la Redorte, de la Pinsonnière, Duvergier de Hauranne.]
Séance du 4 janvier 1839.
Sire,
La Chambre des députés se félicite avec vous de la prospérité du pays. Cette prospérité se développera de plus en plus au sein de la paix que nous avons maintenue, et dont une politique prudente et ferme peut seule nous garantir la durée.
Sous un gouvernement jaloux de notre dignité, gardien fidèle de nos alliances, la France tiendra toujours dans le monde et dans l'estime des peuples le rang qui lui appartient et dont elle ne veut pas déchoir.
Votre Majesté espère que les conférences reprises à Londres donneront de nouveaux gages au repos de l'Europe et à l'indépendance de la Belgique. Nous faisons des voeux sincères pour un peuple auquel nous lie étroitement la conformité des principes et des intérêts. La Chambre attend l'issue des négociations.
Vous nous annoncez, Sire, qu'en vertu d'engagements pris avec le saint-siége, nos troupes sont sorties d'Ancône. Nous avons donné d'éclatants témoignages de notre respect pour les traités, mais nous regrettons que cette évacuation ne se soit pas effectuée en des circonstances plus opportunes et avec les garanties que devait stipuler une politique sage et prévoyante.
Un dissentiment a éclaté entre votre gouvernement et la Suisse. Nous désirons qu'il n'ait point altéré les rapports de vieille amitié qui unissaient les deux pays, et qu'avaient encore resserrés les événements politiques de 1830.
C'est avec une profonde douleur que nous voyons l'Espagne se consumer dans les horreurs de la guerre civile. Nous souhaitons ardemment que le gouvernement de Votre Majesté, en continuant de prêter à la cause de la reine Isabelle II l'appui que comportent les intérêts de la France, emploie, de concert avec ses alliés, toute son influence pour mettre un terme à de si déplorables excès.
La Chambre, vivement émue des malheurs de la Pologne, renouvelle ses voeux constants pour un peuple dont l'antique nationalité est placée sous la protection des traités.
Les outrages et les spoliations que nos nationaux ont subis au Mexique réclamaient une satisfaction éclatante. Votre gouvernement a dû l'exiger, et le brillant fait d'armes de Saint-Jean-d'Ulloa, en couvrant notre armée d'une nouvelle gloire, est un juste sujet d'orgueil pour la France. Elle a vu avec bonheur, Sire, un de vos fils partager les dangers et les succès de nos intrépides marins.
Nous nous applaudissons avec Votre Majesté de l'état satisfaisant de nos possessions d'Afrique. Nous avons la ferme confiance que cette situation s'améliorera de jour en jour, grâce à la discipline de l'armée, à la régularité de l'administration et à l'action bienfaisante d'une religion éclairée.
Votre Majesté nous avait annoncé, dans une des précédentes sessions, que des propositions relatives au remboursement de la dette publique nous seraient présentées dès que l'état des finances le permettrait. La situation de plus en plus favorable du revenu public nous donne le droit d'espérer que le concours de votre gouvernement ne manquera pas longtemps à cette importante mesure.
Les besoins de nos colonies et de notre navigation seront l'objet de toute notre sollicitude. Nous nous appliquerons à les concilier avec les intérêts de notre agriculture, dont le développement est d'une haute importance pour la prospérité du pays.
La Chambre examinera avec le même soin les projets de loi destinés à réaliser les promesses de la Charte et à introduire de nouveaux perfectionnements dans la législation générale, ainsi que dans les diverses branches de l'administration publique. Nos voeux appellent aussi le projet de loi relatif à l'organisation de l'état-major général de l'armée.
Sire, la France entière a salué de ses acclamations la naissance du Comte de Paris. Nous entourons de nos hommages le berceau de ce jeune prince accordé à votre amour et aux voeux les plus chers de la patrie. Élevé, comme son père, dans le respect de nos institutions, il saura l'origine glorieuse de la dynastie dont vous êtes le chef, et n'oubliera jamais que le trône où il doit s'asseoir un jour est fondé sur la toute-puissance du voeu national. Nous nous associons, Sire, ainsi que tous les Français, aux sentiments de famille et de piété que cet heureux événement vous inspire comme père et comme Roi.
Pourquoi, Sire, au moment où s'élèvent nos actions de grâces, sommes-nous appelés à déplorer avec vous la perte d'une fille chérie, modèle de toutes les vertus! Puisse l'expression des sentiments de la Chambre entière apporter quelque soulagement aux douleurs de votre auguste famille!
Nous en sommes convaincus, Sire; l'intime union des pouvoirs, contenus dans leurs limites constitutionnelles, peut seule fonder la sécurité du pays et la force de votre gouvernement. Une administration ferme, habile, s'appuyant sur les sentiments généreux, faisant respecter au dehors la dignité de votre trône et le couvrant au dedans de sa responsabilité, est le gage le plus sûr de ce concours que nous avons tant à coeur de vous prêter. Confions-nous, Sire, dans la vertu de nos institutions; elles assureront, n'en doutez pas, vos droits et les nôtres; car nous tenons pour certain que la monarchie constitutionnelle garantit à la fois la liberté des peuples et cette stabilité qui fait la grandeur des États.
1° M. Guizot à ses commettants.
Paris, 6 février 1839.
Messieurs,
La Chambre des députés est dissoute.
Elle est dissoute par un cabinet qui, huit jours auparavant, après un débat solennel, s'était dissous lui-même devant elle, n'y obtenant pas, de son propre aveu, une majorité suffisante pour le soutenir.
C'est, dans l'espace de dix-huit mois, la seconde Chambre avec laquelle ce cabinet n'a pu vivre, et qu'il s'est senti obligé de dissoudre.
Pourquoi?
Ces Chambres ont-elles poursuivi, dans la constitution intérieure de l'État, quelqu'une de ces grandes innovations, de ces grandes concessions auxquelles la couronne résiste, et résiste raisonnablement, jusqu'à ce que la nécessité en ait été longtemps sentie et clairement prouvée?
Ou bien ont-elles poussé le gouvernement, dans ses rapports avec les autres États, à quelqu'une de ces entreprises douteuses, périlleuses, que la sagesse de la couronne doit détourner?
Nullement.
A aucune époque de leur vie, les deux Chambres dissoutes n'ont sollicité de la couronne ni concession affaiblissante, ni entreprise compromettante. Pas un seul jour, elles ne se sont montrées possédées de l'esprit d'innovation, ni de l'esprit de guerre.
Tout au contraire.
A l'intérieur, elles ont l'une et l'autre accordé au cabinet à peu près tout ce qu'il leur a demandé, sans lui rien demander elles-mêmes.
Leur seul voeu exprimé, le voeu du remboursement des rentes, n'avait, à coup sûr, rien de dangereux pour nos institutions, rien de menaçant pour le pouvoir.
A l'extérieur, elles ont sanctionné et soutenu, dans les questions mêmes les plus épineuses, la politique adoptée en 1830.
Et dans cette session à peine ouverte, même dans ce projet d'adresse tant attaqué, la Chambre qui vient de mourir a tenu exactement la même conduite.
A l'intérieur, elle n'a formé aucune demande nouvelle.
A l'extérieur:
Quant à la Belgique, elle s'est scrupuleusement abstenue d'indiquer un dessein, de dire un mot qui pût entraver la politique du gouvernement et le compromettre avec l'Europe.
Quant à l'Espagne, elle a maintenu l'expression du sentiment si réservé, si pacifique, qu'elle avait manifesté dans sa première session.
Les faits le proclament hautement, et il faut le redire à ceux qui oublient les faits: la Chambre de 1837 a été, en 1839 comme à son début, comme la Chambre précédente, étrangère à tout esprit d'envahissement intérieur et d'aventure extérieure, favorable au système de la conservation et de la paix.
Et pourtant ces deux Chambres ont été dissoutes, dissoutes bien avant leur terme; ni avec l'une, ni avec l'autre, pas plus avec celle qu'il avait lui-même appelée qu'avec celle qu'il avait trouvée, le cabinet actuel n'a pu vivre. Encore une fois, quelle est la cause d'un fait si étrange et si grave?
En voici une, la principale.
Le cabinet était étranger à la Chambre des députés: le cabinet avait, dans la Chambre des députés, trop peu d'influence et d'autorité intime, naturelle. De là deux conséquences. La politique du cabinet, au dedans et au dehors, était faible et peu nationale. Même en durant, le cabinet devenait lui-même de plus en plus faible et peu national, hors d'état de maintenir et d'accréditer fortement sa politique.
Voilà le fait dans sa vérité. Voilà le mal dans sa gravité.
Ce fait, ce mal, le cabinet les a lui-même reconnus, révélés, démontrés avec éclat par ces deux dissolutions précipitées de deux Chambres si modérées et si peu exigeantes.
C'est l'impuissance parlementaire du cabinet qui a deux fois, en deux ans, condamné à mort le parlement.
Peut-être, si nous n'avions point de Charte, point de Chambres, point de tribune, point de liberté de la presse, peut-être, en pareil cas, le cabinet du 15 avril eût-il suffi au gouvernement. Il ne manque point de dextérité, de convenance, d'habileté à sauver les apparences, à traiter avec les personnes, de cet art et de ces qualités qui, sous l'ancien régime, faisaient acquérir et retenir le pouvoir.
Mais il y a cinquante ans, en 1789, un noble désir vint à nos pères, le désir de vivre dans un pays libre, c'est-à-dire de prendre part eux-mêmes au gouvernement de leur pays. Car la participation au pouvoir est la seule garantie forte et vraie de la liberté.
C'est là le but qu'à travers tant de maux et d'efforts la France poursuit depuis cinquante ans. Napoléon, avec son immense génie, son immense activité et son immense gloire, a pu seul l'en détourner un moment.
La France a bien raison. Il y va de tous ses intérêts comme de tous ses droits, de sa sûreté comme de son honneur. Quand le pays influe puissamment sur son gouvernement, quand le gouvernement accepte franchement l'influence du pays, les pouvoirs sont unis et se sentent forts. Leur force passe et paraît dans leurs actes, leur attitude, leur langage. Partout, au dedans et au dehors, loin de se retirer, ils avancent; loin d'ajourner, ils décident. Les affaires se font; les questions se résolvent. Il se peut que la route soit semée d'obstacles, l'horizon chargé de nuages; mais on voit, on sent un chef qui marche sur la route, un soleil qui brille sur l'horizon.
Au lieu de cela, à quel spectacle assistons-nous? où en sont aujourd'hui, au dire de tous, la France et son gouvernement?
Au dedans:
On dit la couronne affaiblie et menacée dans sa prérogative;
On dit la Chambre des députés affaiblie et menacée dans sa prérogative;
Une lutte, sans exemple depuis 1830, est engagée entre la couronne et la
Chambre;
Pendant que les pouvoirs sont en lutte, les affaires du pays sont en souffrance. L'administration est nulle. Toutes les questions demeurent en suspens; les sucres, les chemins de fer, les rentes, aussi bien que l'abolition de l'esclavage et l'enseignement public. Les intérêts matériels ne sont ni mieux compris, ni mieux traités que les intérêts moraux.
Au dehors:
J'écarte toute généralité; je ne parle que des faits spéciaux, évidents, et j'en parle dans les termes les plus modérés;
En Italie, en Suisse, l'influence de la France a baissé;
En Belgique, en Espagne, la situation s'est aggravée;
Là où nous ne sommes pas compromis, c'est que nous nous sommes retirés et isolés. Là où nous sommes encore présents et agissants, nous sommes plus compromis que jamais.
Voilà quelle situation le cabinet du 15 avril nous a faite; voilà où il a conduit, en deux ans, les pouvoirs et les affaires, le gouvernement et le pays.
Et cela au sein d'une paix profonde, en présence des Chambres les plus douces, malgré les incidents les plus favorables, sans qu'il ait rencontré aucun grand obstacle, aucun vrai danger!
Je veux que cette faveur du sort continue, que les mêmes facilités s'offrent encore, dans les Chambres et en Europe, de la part des hommes et des événements; si le cabinet demeure, qu'arrivera-t-il?
Ce qui est arrivé depuis deux ans: le même affaiblissement simultané des pouvoirs publics, le même trouble entre eux, la même nullité de l'administration, le même ajournement des questions, le même déclin de notre influence, le même accroissement de nos embarras.
Et un jour, je ne sais quel jour, mais un jour infaillible, viendra une réaction qui relèvera brusquement les pouvoirs abaissés, les questions ajournées, les sentiments froissés, les intérêts méconnus, et qui, aux maux qu'elle voudra guérir, ajoutera, sans qu'on puisse en prévoir la portée, ses propres maux et ses propres périls.
Le sentiment de ce mal présent, la prévoyance de ce mal futur, voilà ce qui a déterminé mon opposition.
J'aime et je respecte le gouvernement de Juillet. La France l'a fondé et il a sauvé la France. C'est l'un des plaisirs les plus profonds et les plus fiers de ma pensée que de pressentir ce que dira l'avenir de cette époque glorieuse, de ce double effort national, l'un si hardi, l'autre si sage, de ces deux serpents, l'absolutisme et l'anarchie, étouffés l'un et l'autre dans un berceau. Il m'en coûte beaucoup de déplaire quand j'aime et de résister pour servir: mais je n'hésite pas. De mon Roi ou de mon pays la faveur m'est très-douce; je tiens encore plus à leur vrai bien et à mon devoir.
J'ai vu plus d'un gouvernement compromis par des amis imprévoyants ou faibles. Je n'ai jamais vu que les avertissements, la résistance même d'amis loyaux et dévoués, fussent un danger, je ne dis pas sérieux, mais seulement possible. Si je me trompe, le mal sera pour moi. Si j'ai raison, je n'aurai jamais mieux servi.
Mais la coalition?
Ici, je l'avoue, si je ne connaissais l'empire des mots et des préventions, je ne pourrais m'étonner assez.
Quoi! lorsque dans un grand et cher intérêt, un avertissement, un acte me paraîtront salutaires, nécessaires, si cent personnes, fort diverses d'ailleurs, veulent parler et agir comme moi, il faudra que je me taise et que je m'arrête! Je ne pourrai faire ce que je croirai bon parce que je ne le ferai pas seul, où seulement avec mes pareils!
Car, remarquez bien, il est entendu, il est certain qu'à ces personnes qui, en agissant comme moi dans cette occasion, pensent et veulent au fond autre chose que moi, je ne fais aucune concession, je ne prête aucun appui. Les républicains et les carlistes approuvaient l'adresse: soit. L'adresse était-elle carliste ou républicaine? Et si elle donnait à la monarchie de 1830 un utile avis, si elle la détournait d'un grave danger, la devais-je repousser parce que des carlistes et des républicains l'approuvaient? Je vois naître l'incendie; il couve, il éclatera; et je ne crierai pas au feu! de peur des malveillants épars qui crieront aussi dans un autre dessein!
Mais l'approbation, la joie des ennemis est suspecte. J'en conviens. Aussi faut-il bien regarder à ce qu'on dit, à ce qu'on fait devant eux. Qu'en elle-même et au fond, la question de l'adresse fût grave, que pour signaler ainsi le mal, pour faire ainsi acte d'opposition, on dût avoir de graves motifs, personne n'en est plus convaincu que moi. Je comprends, j'admets, je provoque le plus scrupuleux examen de la gravité des motifs. Mais que, le mal reconnu, on se refuse au remède parce que des ennemis prendront plaisir à voir constater le mal, ou même essayeront d'en profiter, qu'on me permette de le dire, ce n'est pas une conduite sensée et virile.
Prenons-y garde: nous avons voulu un régime de publicité, de discussion, de liberté. Nous y vivons. Il a ses épreuves, ses déplaisirs. Si nous ne savons pas les accepter, si nous hésitons dès que nous rencontrons un effort à faire, un ennui à subir, si la mêlée nous trouble, si le bruit nous effraye, si le mouvement, le croisement rapide et un peu confus des opinions, des intérêts, des prétentions, des passions, nous glacent et nous paralysent, ne parlons plus de liberté; laissons-là le gouvernement représentatif: qu'on nous ramène aux carrières.
Y a-t-on bien pensé? s'est-on bien rendu compte de la situation? Je ne saurais trop le redire: le projet d'adresse, juste, selon moi, dans sa sévérité envers le cabinet, était, envers la monarchie de Juillet, loyal, respectueux, affectueux même. N'est-ce donc rien que d'avoir amené tous les partis, je dirai, si l'on veut, toutes les factions à se placer sur un tel terrain, à se contenter d'un tel langage? On le relira un jour ce projet d'adresse, et l'on sera un peu étonné que les républicains et les carlistes y aient applaudi avec nous. Pour mai, je ne m'en étonne ni ne m'en afflige. Je ne crois point à la conversion de tous les ennemis du gouvernement de Juillet. Il en aura longtemps encore, et qui, malgré le voeu du pays, malgré leur propre expérience, s'obstineront dans leur hostilité. Mais je sais aussi que, même en s'obstinant, les partis les plus hostiles n'échappent pas tout à fait à l'action du temps, au progrès des choses; et j'accepte, j'accepte avec empressement toute attitude, toute conduite nouvelle pour eux et qui peut, jusqu'à un certain point, détourner leur inimitié. Donnez un bon but, un bon emploi aux passions, même dangereuses; elles s'y laisseront attirer et y perdront quelque chose de leur danger. Pour mon compte, quand je vois des républicains et des carlistes s'engager au service d'une cause nationale, d'un grief légitime, je les observe avec grand soin, mais au fond je me félicite. Le bien aussi est contagieux; quiconque y touche en prend quelque chose; on ne met pas le pied dans la bonne voie sans y faire un pas; et quand on a soutenu des desseins sages et modérés, on en garde toujours quelque impression de sagesse et de modération.
A bien plus forte raison et bien plus vivement, je me suis félicité de voir des opinions, des personnes, amies sincères du gouvernement de Juillet, et qui se contiennent dans le cercle de nos institutions, se rencontrer sur ce terrain de l'adresse et agir là de concert. Je puis parler de la conciliation vraie et honorable, car je me suis toujours refusé à la conciliation fausse et lâche, à celle par laquelle on sacrifie, de part et d'autre, quelque chose de ce qu'on pense et de ce qu'on veut, dans l'espoir de se tromper réciproquement. Je tiens de telles combinaisons pour honteuses et indignes du gouvernement représentatif. Mais quand le rapprochement est sincère, quand on ne met en commun que ce qu'on a de sentiments, d'idées, d'intentions réellement semblables, je voudrais bien savoir qui aurait le droit, qui aurait l'audace de trouver là quelque chose à redire. Cela est non-seulement légitime, mais excellent. C'est l'un des meilleurs résultats de nos belles institutions qui, en tenant sans cesse en présence les idées et les hommes, les amènent à se comprendre, à s'épurer, et tôt ou tard à transiger au sein de la raison et de l'intérêt public. Le régime représentatif est un régime de transaction et de conciliation continuelle. La liberté divise d'abord et rapproche ensuite. Qui ne serait frappé aujourd'hui de ce progrès des sentiments équitables, des idées modérées, qui tend à s'accomplir et à se manifester partout? Et il ne serait pas permis de le faire passer dans la pratique des affaires! Les camps politiques seraient des prisons où les hommes demeureraient éternellement enfermés et farouches, inabordables les uns pour les autres, comme au jour du plus vif combat! Une, telle prétention, de tout temps fausse et nuisible, ne peut être de nos jours, après toutes nos révolutions, qu'un mensonge intéressé ou une absurdité palpable. Quant à moi, sûr de n'avoir jamais déserté mon drapeau, fier de l'avoir quelquefois tenu moi-même à l'heure du péril, je me prête sans embarras à tout rapprochement vrai, à toute coalition loyale; je regarde celle qui s'est accomplie sur le terrain de l'adresse comme un triomphe du gouvernement représentatif; et je ne crains pas plus de perdre dans l'avenir ma liberté que je n'ai craint d'en user en ce moment.
Un mot en passant, à propos de la coalition, sur deux mots dont on s'est beaucoup servi, l'ambition et l'intrigue.
Je crois pouvoir le dire sans présomption; si j'avais voulu tenir peu de compte de mes idées et de mes amis, ce qu'on appelle de l'ambition eût été pour moi aisément satisfait. Je répète ici ce que j'ai dit ailleurs: j'ai une ambition, mais ce n'est pas celle-là.
Quant à l'intrigue, en vérité, de toutes les accusations, c'est la plus étrange. Tout ceci s'est passé au plus grand jour, sous l'oeil du pays. Ce que j'ai dit, je l'ai fait: ce que j'ai fait, je l'ai dit. J'ai été plus loin, j'ai rappelé ce que j'avais fait, ce que j'avais dit autrefois. J'ai recherché avec scrupule la publicité dans le présent, la fidélité pour le passé. À ces deux conditions, qui font ma loi, je n'hésiterai jamais à agir et à poursuivre mon dessein.
Une dernière question demeure; je l'ai réservée parce qu'elle me tient fortement au coeur. On a parlé de la couronne, de son inviolabilité et du respect qui lui est dû. On dit que le projet d'adresse et ses défenseurs y ont manqué.
Ceci est un spectacle sans exemple. Voilà une opposition qui déclare, qui soutient imperturbablement qu'elle s'adresse au cabinet seul, que c'est du cabinet seul qu'elle parle; elle ne veut voir, elle ne veut montrer que le cabinet. Et le cabinet se retire, s'efface, place la couronne devant lui, affirme, répète que c'est à la couronne qu'on en veut! En vain l'opposition persiste; le cabinet persiste à son tour. Il veut absolument que la couronne descende dans l'arène et lui serve de bouclier.
Mais quand vous vous permettriez la plus injurieuse supposition, quand vous croiriez qu'en s'adressant à vous seuls, l'opposition ment et cache sa vraie pensée, ministres du Roi, votre premier, votre plus simple devoir serait d'accepter le mensonge de l'opposition et d'écarter la royauté du combat. C'est à vous de défendre que la moindre allusion l'atteigne, que son nom soit seulement prononcé; c'est vous qui devez la couvrir de votre corps. Et au moment même où vous soutenez que vous en êtes capables, que vous y suffisez pleinement, vous prouvez le contraire par votre empressement à l'attirer sur la scène, à vous couvrir, vous, sous le respect qu'on lui porte, à réclamer en son nom des suffrages que vous devriez obtenir par vous seuls, pour vous seuls, et qui ne sont refusés qu'à vous!
Sous la monarchie constitutionnelle, je ne connais rien de plus antimonarchique et de plus inconstitutionnel à la fois que l'attitude et le langage du cabinet dans ce débat.
Non, ce n'est point la royauté que nous y avons appelée. Nous lui portons le plus profond respect; nous savons combien sa présence et sa force sont nécessaires à la France, quels services elle lui a rendus et doit lui rendre encore. Qu'elle déploie donc librement, pleinement, ses prérogatives; que, dans ses conseils, elle éclaire, elle persuade ses conseillers, et exerce sur eux toute son influence. C'est son droit. Vous, c'est votre devoir de l'éclairer aussi, de la persuader, de faire pénétrer auprès d'elle l'influence du pays. Et puis vous viendrez répondre au pays de tout ce qu'elle aura fait, par votre conseil ou de votre aveu.
Voilà ce que le pays demande, ce que la Charte commande aux conseillers de la couronne. Voilà de quoi nous ne vous trouvons pas suffisamment capables. Vous êtes trop étrangers au pays et à ses représentants les plus immédiats; vous ne le représentez pas vous-mêmes assez véridiquement, assez fermement auprès de la couronne. Les intérêts, les sentiments, toute la vie morale et politique du pays n'arrivent pas, fidèles et entiers, par votre organe, auprès du trône. Et lorsqu'ensuite vous paraissez devant les Chambres comme conseillers de la couronne, nous trouvons, nous, d'une part, que la couronne a été par vous mal conseillée, et le pays mal représenté auprès d'elle; d'autre part que vous la représentez et que vous la défendez mal devant les Chambres. Car, à noire avis, votre faiblesse est double, votre insuffisance est double; et la couronne en souffre dans le pays et dans les Chambres, aussi bien que les Chambres et le pays dans les conseils de la couronne.
Et de là vient, à notre avis, cette impossibilité où vous êtes de vivre avec les Chambres les plus sages, les mieux disposées. De là ces dissolutions répétées, soudaines, qui révèlent le trouble du pouvoir et l'aggravent quand elles ne le guérissent pas.
Or, déjà deux fois vous avez essayé du remède, et le mal n'a pas été guéri. Et il reparaîtra dès le début ou bientôt après, sous de nouvelles Chambres comme dans celles que vous avez dissoutes, car il est en vous, en vous seuls, dans votre insuffisance pour les Chambres auprès de la couronne, pour la couronne auprès des Chambres.
Voilà notre pensée, toute notre pensée dans cette grande circonstance. Elle s'adresse au cabinet, au cabinet seul, et rien ne nous fera dépasser cette limite de notre droit comme de notre devoir. Mais nous accomplirons tout notre devoir; nous userons de tout notre droit. C'est là le gouvernement représentatif, notre conquête: c'est la Charte, notre vérité. Nous n'en pouvons rien laisser perdre. L'honneur de la France y est engagé; l'honneur de son nom et de sa vie depuis 1789; surtout depuis 1814; surtout depuis 1830.
Et son repos n'y est pas moins engagé que son honneur. Tant que le cabinet actuel subsistera, tenez ceci pour certain, Messieurs; toutes choses resteront ou seront remises en suspens et en question; la dignité et la sécurité du pays chancelleront également; vous verrez régner, dans les affaires du dedans et du dehors, dans la gestion des intérêts matériels et moraux, la même imprévoyance, la même légèreté, la même faiblesse; et pour terme à tout cela, vous rencontrerez les mêmes épreuves auxquelles vous êtes appelés aujourd'hui.
C'est là le mal; Messieurs, vous disposez du remède.
2° M. Guizot à M. Leroy-Beaulieu, maire de Lisieux.
Paris, le 18 février 1839.
Mon cher monsieur, le cabinet fait dire partout que voter pour lui, c'est voter pour la paix; voter pour l'opposition, c'est voter pour la guerre.
Le 16 janvier dernier, dans le débat de l'adresse, je disais à la tribune:
«Il y a huit ans, la France et son gouvernement se sont engagés dans la politique de la paix. Ils ont eu raison. J'ai soutenu cette politique; je l'ai soutenue ministre et non ministre, sur tous les bancs de cette chambre. Je suis convaincu, convaincu aujourd'hui comme alors, que la moralité comme la prospérité de notre révolution la conseillait, la commandait. Je lui suis et lui serai éternellement fidèle.»
Répétez, je vous prie, répétez partout ce que je disais il y a un mois, ce que je répète aujourd'hui. Oui, nous avons voulu, nous voulons toujours la paix. Et la paix n'est sûre qu'avec notre politique. Le ministère, qui en parle tant, la compromet.
Quel homme sensé voudrait aujourd'hui la guerre?
Nous l'avons faite vingt ans, pour nous affranchir, pour nous établir. Nous avions besoin, nous France nouvelle, d'abord d'être maîtres chez nous, puis de prouver à l'Europe notre force et d'y prendre notre rang.
Le but est atteint, bien atteint. Nous sommes maîtres chez nous. En 1830 nous l'avons bien fait voir. L'Europe l'a reconnu. Et quant à la gloire, ce baptême des peuples, quel vieil État, quelle antique race a plus à raconter que nous n'avons fait?
A nos fiers combats pour notre indépendance et notre rang parmi les nations, deux esprits se sont mêlés, l'esprit de propagande et l'esprit de conquête. De cela nous avons reconnu le mal; nous n'en voulons plus aujourd'hui.
La propagande de la vérité par la force, c'est la corruption de la vérité; la violence au nom de la liberté, c'est la ruine de la liberté, d'abord pour les vaincus, puis pour les vainqueurs. Nous ne sommes pas les fils du Coran. Nous respectons les idées, les sentiments, les institutions, les droits d'autrui, comme nous voulons qu'on respecte les nôtres. Nous avons foi dans l'intelligence et dans le temps. Nous aspirons à donner au monde le spectacle de la civilisation libre, vraie, générale, de cette civilisation vers laquelle l'Europe marche depuis tant de siècles. Nous croyons que ce spectacle est un grand exemple et suffit à notre grandeur.
La paix nous est chère dans l'intérêt de la moralité nationale. Nous souhaitons passionnément de voir régner parmi nous l'esprit d'ordre, l'esprit de famille, le respect du droit, la confiance dans l'avenir. Nous honorons surtout l'intelligence, le travail, les bonnes moeurs. Nous voulons que les ambitions se règlent, que les âmes s'apaisent, que les esprits s'éclairent, qu'il y ait dans la vie sociale beaucoup d'activité et peu de hasard.
Nous entrons seulement dans la carrière de la prospérité publique. Grâce à Dieu, elle est déjà grande et grandit chaque jour. Notre agriculture se perfectionne, notre industrie se développe, notre commerce s'étend; mais que nous sommes encore loin de ce que nous pouvons, de ce que nous devons être! Les capitaux ne suffisent pas au travail; les lumières ne suffisent pas au bon emploi des capitaux. En tout genre, et soit qu'il s'agisse de moyens matériels ou intellectuels, d'administration publique ou d'affaires privées, que de lacunes à combler, que de progrès à faire! Progrès qui doivent pénétrer partout, se répandre sur toutes les conditions, qui ne seront vraiment satisfaisants que lorsque la société tout entière y aura pris part, et pour le travail et pour les fruits.
A tout cela il faut la paix, la paix longue, la paix assurée. C'est aujourd'hui la conviction de tous, le désir de tous. L'Europe veut la paix comme la France. En France, le pays la veut comme le gouvernement du Roi. C'est l'un des plus beaux titres de notre monarchie à la reconnaissance publique que sa constance dans la politique de la paix. Et s'il est permis de parler de soi en de si grandes choses, moi aussi je me suis constamment associé à cette politique; moi aussi j'ai proclamé et mis en pratique à cet égard, et dans les plus difficiles épreuves, la plus ferme conviction.
Mais il ne suffit pas de désirer, il ne suffit même pas de vouloir. Telle est la faiblesse de l'homme que, contre sa pensée, contre son voeu, il peut être conduit par ses propres actes, par ses propres fautes, au résultat même qu'il redoute le plus et s'efforce le plus d'éviter.
C'est ce péril que nous fait courir le cabinet du 15 avril. C'est la conséquence de sa politique. Il compromet la paix au lieu de l'affermir.
La paix peut être compromise de deux manières:
Par une politique faible, peu digne et qui blesserait l'honneur national;
Par une politique imprévoyante, malhabile, et qui conduirait mal les affaires.
La France est susceptible, très-susceptible pour la dignité de sa vie nationale et de son attitude dans le monde. Grâces lui en soient rendues! La susceptibilité publique, populaire, ce sentiment soudain, électrique, un peu aveugle, mais puissant et dévoué, c'est l'honneur, c'est la grandeur des sociétés démocratiques; c'est par là que, malgré leurs inconséquences et leurs faiblesses, elles se relèvent et retentissent avec éclat dès que cette noble fibre est émue. Et que le gouvernement le sache bien: elle peut paraître molle, inerte, et tout à coup s'émouvoir, s'ébranler, et tout agiter par son ébranlement. Vous aimez la paix; vous voulez la paix. Prenez soin, grand soin de la dignité nationale; donnez-lui satisfaction et sécurité. Si elle doute, si elle s'inquiète, inquiétez-vous aussi pour la paix. Ses biens sont grands et doux; mais un pays libre ne les achètera pas longtemps au prix d'une souffrance morale et d'un malaise offensant.
C'est d'ailleurs une situation si commode, une si grande force pour le gouvernement que de se mettre en sympathie avec la fierté nationale et de s'en faire un bouclier! Que d'embarras il peut s'épargner, que de questions il peut résoudre par ce seul moyen! En toute occasion, à chaque instant, ces étrangers, à qui vous avez à faire, vous observent, vous tâtent. Qu'ils vous sachent fiers et fermes, ils mesureront, ils contiendront leurs paroles, leurs actes; ils y regarderont à deux fois avant d'engager une question et de courir une chance contre vous. Mais s'ils vous trouvent, s'ils vous sentent un peu timides, irrésolus, enclins à éluder, à céder, croyez-vous qu'ils vous feront des conditions meilleures, qu'ils vous traiteront avec plus de ménagement? Tout au contraire: ils insisteront, ils presseront, ils inquiéteront; ils se soucieront peu de vous susciter des affaires, ils compteront peu avec vous. Et la paix, chargée d'embarras, de questions, d'ennuis, de dégoûts, deviendra de plus en plus incommode, difficile, et se trouvera enfin en péril, quoi que vous ayez fait pour la maintenir.
Que sera-ce si les affaires sont conduites d'ailleurs avec légèreté, imprévoyance, sous l'empire des premières impressions, dans le seul but d'échapper aux embarras du moment, de se ménager une réponse évasive, de sauver passagèrement les apparences; sans cette puissance d'attention et de mémoire qui tient compte de tous les faits, sans cette prudence et cette maturité de dessein qui préviennent les démarches inconsidérées, et ne sacrifient jamais à la commodité du présent la sécurité de l'avenir?
Croyez-vous, mon cher monsieur, qu'à de telles conditions, avec une telle conduite, en présence de la dignité nationale attristée et froissée, au milieu d'affaires étourdiment entamées et de plus en plus compliquées, la paix soit bien forte et bien sûre? Croyez-vous que ce soit là vraiment la politique de la paix?
Interrogez les faits, les faits récents, avérés. Ils parlent bien plus haut que moi. Ils étalent partout, dans nos relations au dehors, la faiblesse, l'imprévoyance, la légèreté du cabinet, et leurs périlleuses conséquences. Ils montrent la paix par lui sans cesse compromise et près de nous échapper.
En Suisse, pour éloigner de notre frontière un jeune insensé, il a fallu mettre en mouvement un corps d'armée; et nous nous sommes vus à la merci de Louis Bonaparte et des radicaux de Thurgovie, qui étaient, avec quinze jours d'obstination, parfaitement maîtres de nous contraindre à faire la guerre à un peuple ami, et très-utile ami.
Pourquoi?
Parce que le cabinet n'avait pas maintenu, dans nos rapports avec ce peuple, notre bonne, notre naturelle politique, la politique adoptée par ses prédécesseurs. Parce qu'il avait entamé et conduit ses réclamations contre le séjour de Louis Bonaparte en Suisse, étourdiment, confusément, sans discernement ni prévoyance, d'une façon offensante pour la Suisse, et qui ne laissait, à la Suisse ni à nous-mêmes, aucune voie pacitique et honorable pour sorlir d'embarras.
En Belgique, les choses en sont venues aux dernières extrémités. Les passions révolutionnaires ont été mises en mouvement. Le peuple belge et son roi se trouvent engagés, compromis, placés entre une résistance impossible et une retraite….peu digne.
Pourquoi?
Parce que le cabinet n'a pas osé prendre, dès le début de l'affaire, une résolution nette et ferme; parce qu'il n'a pas su influer sur l'Europe, si cela se pouvait, pour obtenir, quant au territoire, des modifications favorables à la Belgique; et si cela ne se pouvait pas, sur la Belgique, pour la décider promptement à l'exécution du traité, et épargner ainsi aux Belges la déplorable alternative où ils sont aujourd'hui, à nous la triste attitude que nous tenons, à nous et aux Belges des inconvénients graves et peut-être de graves périls.
Au Mexique, nous avons eu un succès, de la gloire. Le succès et la gloire n'ont rien fini. Nos compatriotes sont maltraités, opprimés, proscrits, chassés par le gouvernement mexicain plus violemment que jamais. La lutte est devenue plus âpre et l'issue plus obscure. Nous sommes entraînés là dans une entreprise infiniment plus grande que son motif et son but, où les moyens, les sacrifices, le terme sont également difficiles à prévoir. Nous sommes en guerre à plus de deux mille lieues de notre pays, en face des déserts et des Barbares, également en peine d'avancer et de revenir.
Pourquoi?
Parce que le cabinet n'a point prévu les difficultés de l'entreprise; parce que, au début, il l'a laissé languir, faute de moyens suffisants et bien combinés; parce qu'il n'a pas su engager là, dans notre cause, les grandes nations commerçantes qui y avaient pourtant des intérêts analogues, l'Angleterre et les États-Unis, par exemple; et qu'il nous a placés au contraire envers elles dans une situation très-épineuse, et qui le devient beaucoup plus en se prolongeant.
Ainsi, partout où nous avons eu des affaires, elles se sont compliquées, aggravées. La paix y a été compromise: la guerre en est sortie, ou bien a été ou bien est encore sur le point d'en sortir.
Et pour un grand peuple, pour la France, il n'y a pas moyen de n'avoir point d'affaires. Il n'y a pas moyen de se retirer de toutes parts comme d'Ancône, et de s'isoler comme la république de Saint-Marin. La France est partout présente, partout intéressée; partout, quand une question survient, quand un événement éclate, il faut rester, il faut agir. Partout et toujours vous voulez la paix: vous avez raison, la paix est excellente; il faudrait aujourd'hui, pour la rompre, des raisons énormes, des raisons de sûreté et d'honneur national. Mais la paix, la paix qui convient à la France, est une oeuvre laborieuse, élevée, qui exige beaucoup d'activité, de courage, de prévoyance, d'ascendant, qui a ses luttes et veut avoir sa gloire, comme la guerre. Si vous êtes faibles et imprudents, peu dignes et peu habiles, si vous ne savez pas plus résoudre les questions par les négociations que par les armes, si vous les laissez s'élever légèrement ou s'engager profondément en vous montrant également incapables de les soutenir ou de les prévenir, de les trancher ou de les dénouer, ne parlez pas de la paix; ne vous dites pas les ministres de la paix. Vous ne convenez pas plus à la paix qu'à la guerre. Vous profanez le nom de la paix. Vous compromettez sa durée. Loin qu'elle vous doive rien, c'est par vous, à cause de vous qu'elle s'abaisse et dépérit.
Je m'arrête, mon cher monsieur, car notre pays, dans le trouble bien naturel qui lui reste après tant et de si rudes secousses, redoute l'expression énergique des sentiments même les plus modérés, et croit voir de l'exagération dans le langage de toute conviction forte. Mais tenez pour certain que la politique légère et pusillanime n'est point la politique de la paix, et qu'entre les mains du cabinet du 15 avril la paix n'est pas plus en sûreté que l'honneur national.
3° Discours prononcé par M. Guizot dans le collége électoral
de Lisieux, le 3 mars 1839,
immédiatement après son élection[38].
[Note 38: M. Guizot venait d'obtenir dans ce collége 477 suffrages sur 525 votants.]
Messieurs,
Vous venez de me faire un grand honneur: je vous en remercie avec une profonde reconnaissance. J'y vois bien autre chose qu'un succès personnel; j'y vois la sanction de la conduite que j'ai tenue dans ces derniers temps, la preuve que j'ai bien jugé et bien agi.
Et ne croyez pas, Messieurs, que j'aie agi légèrement; j'ai beaucoup délibéré, beaucoup attendu. Ce n'est point à plaisir que je me suis mis en dissidence avec le gouvernement que j'aime, que j'ai servi, que j'entends servir encore, aujourd'hui et toujours. Je pressentais les conséquences de cette dissidence, les mauvaises interprétations, les injures, les calomnies, et, ce qui me touche bien davantage, peut-être la désapprobation sincère de quelques-uns de mes anciens amis, gens de bien avec qui je m'honore d'avoir longtemps marché, et dont la sympathie me sera toujours chère.
Pourtant, je n'ai pas hésité: je voyais deux choses pressantes, décisives.
Je voyais au dedans l'affaiblissement du gouvernement représentatif, spécialement de la Chambre des députés, c'est-à-dire de l'influence de la France dans ses propres affaires;
Au dehors l'affaiblissement de notre attitude, de nos actes, de nos alliances; c'est-à-dire l'affaiblissement de l'influence de la France dans les affaires de l'Europe.
Et à la suite de cette altération prolongée de la politique nationale, j'entrevoyais une réaction déplorable, dangereuse peut-être.
L'expérience ne nous manque pas, Messieurs; nous savons comment les gouvernements s'engagent dans une mauvaise voie, et se compromettent de plus en plus, et finissent par se perdre, toujours entourés d'amis, mais d'amis aveugles et faibles, qui ne savent ni les avertir, ni les retenir. Ce n'est point là pour nous une idée générale, un souvenir vague. Nous l'avons vu. Nous ne le reverrons point. Nous en avons une double garantie, la sagesse du roi et la sagesse du pays. Mais la sagesse consiste précisément à remarquer, à signaler de bonne heure la déviation et le péril. C'est au bord de la pente qu'il faut et qu'on peut s'arrêter. C'est le mérite des gouvernements libres, c'est le devoir des bons citoyens dans les gouvernements libres de combattre le mal dès qu'il paraît, de le repousser avant qu'il s'aggrave. Notre promptitude à nous inquiéter, à nous prémunir dans le présent, fait notre sécurité dans l'avenir.
Savez-vous d'ailleurs, Messieurs, qui aurait le plus à souffrir de la réaction qu'amèneraient nécessairement l'affaiblissement de nos institutions et l'altération de la politique nationale? le gouvernement, le pouvoir lui-même. C'est à lui qu'on s'en prendrait, à lui qu'on en ferait payer le prix. Vous verriez les principes et les moyens de gouvernement s'affaiblir à leur tour; vous verriez renaître dans le pays le désir des garanties excessives, des précautions qui énervent et désarment le pouvoir. Nous avons besoin qu'il soit fort, et je crains ses fautes au moins autant pour les méfiances qu'elles inspirent que pour le mal immédiat qu'elles font.
Voilà ce qui m'a décidé, Messieurs; voilà les motifs de ma dissidence avec le cabinet. Comme j'avais l'honneur de vous le dire tout à l'heure, je ne me dissimulais point les difficultés d'une telle situation. Je ne me flattais point qu'elle fût sur-le-champ comprise et universellement approuvée. Mais j'espérais qu'une longue session, des débats nombreux et divers répandraient partout la lumière. Il n'en a point été ainsi. Une dissolution brusque, inattendue, est venue porter tout à coup devant vous, Messieurs, devant le pays tout entier, des questions à peine posées et encore mal éclaircies. J'en ai craint, je l'avoue, de fâcheuses conséquences. J'ai craint l'un ou l'autre de deux maux, tous deux bien graves, l'irritation du pays ou sa faiblesse. J'ai craint qu'il ne s'emportât au delà du but ou qu'il ne méconnût le péril.
Je suis rassuré, Messieurs, car ce qui se passe dans cet arrondissement, ce que vous venez de faire ne saurait être un fait isolé; c'est, à coup sûr, le symptôme, l'image de ce qui se passe, de ce qui se fait dans toute la France. Une majorité vient de se déclarer, décidée, forte, plus forte qu'elle n'avait jamais été. Jamais, Messieurs, depuis neuf ans, et permettez-moi d'en être fier, je n'ai reçu de vous un aussi grand nombre de suffrages. Et cette majorité si forte n'est point une majorité passionnée, l'oeuvre d'un ardent esprit de parti; elle est, au contraire, aussi conciliante que décidée; elle rallie presque tous, je dirais, si j'osais, tous les amis sincères de notre révolution de 1830, de notre monarchie de 1830, de la charte et de la dynastie de 1830. Séparés plusieurs années, ils viennent aujourd'hui de se rapprocher et de s'unir.
Messieurs, il y a là bien autre chose que ce qui me touche. Quel est le besoin pressant, évident de notre époque? Quel est le moyen, le seul moyen de mettre un terme aux embarras et aux dangers de notre situation? Précisément ce qui se forme, ce qui apparaît en ce moment parmi vous, une majorité à la fois décidée et point exclusive, forte et conciliante.
Une majorité décidée est indispensable à la force et à la moralité de nos institutions, à la force et à la moralité du gouvernement lui-même. Nous souffrons, nous dépérissons depuis cinq ans, chambres et cabinets, pouvoir et liberté, par ces majorités étroites, flottantes, qui ôtent au gouvernement toute fixité, toute élévation, tout ascendant, pour donner à de misérables intrigues et à de chétifs intérêts une déplorable et ridicule importance.
Depuis cinq ans aussi on a beaucoup parlé de conciliation. C'est un mot puissant et doux que de toutes parts on a essayé de s'approprier. Moi aussi, Messieurs, j'aime et je désire la conciliation. C'est pour une politique modérée, pour une politique qui ménage, qui concilie tous les droits et tous les intérêts, que j'ai toujours combattu. Et quand je rentre en moi-même, je n'y trouve rien, absolument rien qui me rende la conciliation difficile. Je ne porte en moi nul sentiment violent ou amer. Je n'ai de haine pour personne; je n'ai fait de mal à personne. Je défie qui que ce soit en France de dire que je l'aie poursuivi de quelque mauvais vouloir, de quelque ressentiment personnel. J'ai appris de la vie à beaucoup comprendre, à beaucoup expliquer, et j'ose croire que l'énergie de la conviction n'exclut point un peu d'impartialité dans l'esprit et de bienveillance dans le coeur.
Mais, Messieurs, toutes les fois que j'ai entendu parler de conciliation, j'ai regardé à deux choses, à la sûreté publique et à ma dignité personnelle.
Tant que l'État m'a paru en danger, tant que j'ai vu le Roi et la charte menacés, attaqués, et aussi tant qu'on a semblé mettre la conciliation au prix du désaveu de cette politique de résistance qui les avait sauvés dans les mauvais jours, je n'ai pas voulu, je n'ai pas dû m'y prêter.
Tel était l'état des choses, Messieurs, en 1834, 1835, 1836. C'est le temps de Fieschi, d'Alibaud, de Meunier, du complot de Strasbourg; temps de lutte et de péril, à coup sûr; temps qui commandait une politique vigilante et forte, la politique du 13 mars et du 11 octobre. Je ne l'ai point abandonnée. Vous ne me l'auriez pas conseillé, Messieurs. Que dis-je? vous ne me l'auriez pas pardonné. Vous êtes vigilants pour la sûreté du gouvernement de Juillet; vous êtes jaloux de l'honneur de votre député. Je les ai gardés l'un et l'autre. Je suis sûr que vous m'en approuvez.
Les temps sont changés. La sûreté de l'État n'est plus menacée. La résistance a porté ses fruits. Le Roi et la charte respirent à l'abri des lois et du sentiment public. Des questions se sont élevées, étrangères à nos anciens débats, relatives à la réalité de nos institutions, à la dignité de notre politique extérieure, à la bonne conduite de nos affaires: questions qui ne me donnent rien à désavouer; terrain libre et élevé sur lequel peut s'accomplir une conciliation vraie et honorable. Je m'y prête avec empressement. Là est le principe d'une majorité large et conciliante, qui peut rallier les amis sincères du gouvernement de Juillet, sans imposer à aucun d'eux ni faiblesse ni mensonge. On parle beaucoup de la coalition: Messieurs, regardez ce qui se passe au milieu de vous, dans cet arrondissement, dans ce collége. Quelqu'un de vous a-t-il renié ses opinions, ses antécédents, ses amis? Vous sentez-vous coupables de défection ou d'hypocrisie? Non, certes, vous êtes conséquents avec vous-mêmes, fidèles à tout ce que vous avez pensé, fait, aimé, servi. Et pourtant, vous vous êtes rapprochés les uns des autres; vous pensez, vous votez ensemble sous l'empire d'une même idée, d'un même sentiment, l'attachement au gouvernement représentatif, à sa dignité, à sa vigueur, le désir de le voir vrai et efficace. Voilà la coalition, Messieurs; il n'y en a pas d'autre; celle qui s'accomplit parmi vous, naturellement, utilement et moralement, c'est la même qui s'est accomplie dans la Chambre. Partout également légitime et honorable, elle sera partout, je l'espère, également salutaire; elle rendra partout à nos institutions leur vérité et leur énergie; elle deviendra partout la source de vraies majorités parlementaires, en nous laissant à tous l'honneur de notre passé, la liberté de notre avenir.
Messieurs, dans ce que je fais et demande aujourd'hui, il n'y a rien d'étrange, rien de nouveau pour moi. Je suis fidèle, étroitement fidèle à ce que j'ai fait et demandé de tout temps. Il y a bientôt trois ans, en août 1836, dans cette même enceinte, beaucoup d'entre vous me firent l'honneur de m'inviter à un banquet. J'y prononçai un discours dont la presse et la tribune ont bien voulu s'occuper souvent. Je saisis avec bonheur cette occasion de rendre hommage à la sagesse du Roi, de rappeler les services éminents, immenses, que le Roi a rendus à la France, à la cause de l'ordre et de la paix. Ce que j'ai dit alors, je le répéterais, je le répète encore avec la même conviction, la même reconnaissance. Et alors je disais aussi:
«Soutenir le Roi, ce n'est pas lui laisser tout à faire. Notre adhésion ne doit pas être une adhésion passive, inefficace, une adhésion de spectateurs. Le Roi ne peut rien sans le pays; sa fermeté a besoin de notre fermeté; sa sagesse puise sa force dans notre sagesse. Que la majorité nationale, qui a si bien soutenu le Roi dans la politique du juste-milieu, ne se laisse donc jamais ralentir, ni décourager, ni désunir; qu'elle manifeste hautement sa pensée, qu'elle exerce fermement son influence. La clairvoyance, la vigilance, la persévérance, l'énergie, sont pour elle d'impérieux devoirs: qu'elle les accomplisse. Les périls du Roi s'éloigneront de plus en plus comme ceux de la France. La liberté, la liberté réelle et générale ira toujours se développant, et nous verrons s'affermir ensemble la sécurité du peuple et du trône, la dignité du pays et du pouvoir.»
Que faisais-je par ces paroles, Messieurs, sinon réclamer la réalité, l'énergie du gouvernement représentatif, l'influence de la Chambre des députés dans les affaires du pays, l'influence d'une majorité forte, active, digne, dans la Chambre des députés? Jamais, Messieurs, pas une minute, je n'ai déserté cette grande cause; jamais je n'ai accepté que nos institutions fussent énervées, éludées, abaissées, qu'une administration sans principes, sans vigueur, fût le vrai gouvernement du pays. Je ne reconnais point à de tels traits ce gouvernement libre et fier que nous avons conquis en 1830. Je le veux complet, aussi complet que régulier. Je crois que sa sûreté comme son honneur résident dans le développement énergique, dans le constant équilibre de tous ses éléments. Je veux les voir grandir et se fortifier tous, et tous ensemble. Aujourd'hui, Messieurs, comme en 1836, comme toujours, je crie: Vive le Roi! vive la Charte! c'est le cri du pays.
Le roi Louis-Philippe à M. Guizot.
Dimanche à 2 heures, 24 mars 1839.
Au moment où je croyais que tout était prêt à se conclure, tout est rompu, et le maréchal vient m'annoncer qu'il se retire. Je désire vivement vous voir, vous entendre et en causer avec vous. Venez donc chez moi le plus tôt que vous pourrez.
Lettre adressée à M. Guizot
par vingt-cinq citoyens américains,
le 1er février 1841.
Sir,
The undersigned, citizens of the United States of America, sojourners in Paris, being deeply impressed with the friendly spirit and generai excellence of the introduction to your valuable edition of the Life and Writings of Washington, have united for the purpose of soliciting you to sit for your picture to an American artist who has earned a high réputation in his profession. Our ulterior purpose is to transmit the portrait to the speakers of our Congress, and to request for it place in the library of that body, as a permanent memorial of the profound respect which we entertain for your personal character and intellectual trophies, and, in particular, of the gratitude which all Americans should feel for your liberal agency in exhibiting anew to Europe the true nature of their Revolution and the distinctive preeminence of its hero.
Signatures: E. S. Burd.—Tho. van Zandt.—Jared Sparks.—Matthew Morgan.—Eugène Avail.—M. Brimmer.—F. P. Corbin.—Robert Walsh.—Andrew Ritchie.—Herman Thorn.—Robert Baird.—Gas. M. Gibbs.—Léonard Hoods, profes. of Brunswick collège, Maine.—Henry Seybert.—R. N. Gibbes.—H. L. Preston.—M. Smiller.—H. G. Dyar.—Charles J. Biddle.—E. C. Biddle.—J. Randolph.—J. Archer.—W. van Reusslaer.—Tho. Warner.—Alex. van Reusselaer.
1° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, le 25 mai 1839.
Monsieur le maréchal,
Ainsi que je l'annonçais hier à Votre Excellence, lord Palmerston a communiqué sans retard à tous les membres du conseil la nouvelle de la reprise des hostilités entre l'armée turque et l'armée égyptienne. Le soir, au bal qui a eu lieu chez la reine, lord Melbourne, lord Lansdowne, lord Normanby, m'ont, tous les trois, à diverses reprises, exposé l'aspect sérieux sous lequel ils envisageaient cet événement; ils cherchaient néanmoins à se persuader encore que la nouvelle pouvait ne pas être parfaitement exacte, et ils se fondaient sur le contraste qu'elle présente avec celles qui la précédaient, soit de Constantinople, soit d'Alexandrie. Quoique j'eusse entouré de tout le secret possible ma communication, elle avait déjà transpiré. Dans la soirée Reschid-Pacha, qui devait prendre aujourd'hui congé de la reine, informé directement par lord Palmerston, annonçait tout haut qu'il avait suspendu son départ; le comte Orloff savait aussi la nouvelle, et sans la commenter dans ses conséquences, il en proclamait la gravité avec affectation.
Lord Palmerston a désiré me revoir aujourd'hui. Nous avons eu une nouvelle conférence qui a duré deux heures. Le temps me manque pour en rendre un compte détaillé à Votre Excellence; mais j'aime mieux me borner aux points principaux de la conversation que d'en ajourner une analyse plus complète.
Lord Palmerston venait de recevoir la dépêche de lord Granville qui confirme entièrement celle que je lui ai communiquée hier, et qui ajoute même que la nouvelle est arrivée à Malte de deux points différents, de Syra et d'Alexandrie Nous avons laissé les doutes d'hier de côté, et le mal admis, il ne s'est plus agi que du remède.
Lord Palmerston a commencé par me déclarer qu'il allait me soumettre ses vues personnelles sur l'état de la question, que lundi il les proposerait au conseil, mais que rien n'y serait arrêté d'une manière définitive avant les réponses de Paris. Je n'ai pas besoin d'ajouter que, dans cette longue conversation, j'ai toujours eu soin de me présenter comme dépourvu de toute instruction, de manière qu'aucune de mes paroles ne passât pour l'expression, même la plus affaiblie, de la pensée de mon gouvernement.
Lord Palmerston, monsieur le maréchal, a posé d'abord une hypothèse de laquelle découle tout l'ordre d'idées dans lequel il s'est placé:
«Je prends pour point de départ, m'a-t-il dit, que le but de notre politique commune est la conservation de l'empire ottoman, comme la moins mauvaise garantie du maintien de l'équilibre européen; il y a chez nous, comme en France, une certaine opinion favorable au développement de la puissance égyptienne. Cette opinion, le cabinet anglais ne la partage pas, mais c'est une des difficultés nombreuses qu'il rencontre sur sa route dans les affaires d'Orient.
«La conservation de l'empire ottoman admise comme but, nous avons à le défendre de ses amis et de ses ennemis.
«L'événement actuel nous surprend et nous laisse dans l'ignorance de ce que nous avons à craindre des amis de l'empire ottoman; c'est une éventualité à laquelle nous aurons à parer plus tard; commençons par les ennemis. «Le fait d'agression (attribué par la nouvelle télégraphique aux Turcs) a son importance morale, car il y a un principe de justice, dont nous ne pouvons méconnaître la puissance, dans une première disposition à faire retomber les conséquences de la guerre sur l'agresseur; mais nous devons en même temps nous rappeler que nous ne nous sommes jamais portés garants des arrangements de Kutaièh, que nous n'avons jamais, par un acte quelconque, oblitéré la qualité de vassal dans le vainqueur et de souverain dans le vaincu; nous avons cédé à la force des choses; ces choses venant à changer, il y aurait à examiner jusqu'à quel point le souverain a le droit de ressaisir par les armes ce que les armes du vassal lui ont enlevé.
«Passons encore sur le fait d'agression et supposons-le résolu en faveur de l'Egypte; nous ne pouvons vouloir ni que le pacha victorieux de nouveau remette l'empire ottoman au bord de sa ruine et le force à se jeter dans les bras de la Russie, ni que le sultan, excité par de premiers succès (succès bien douteux!), laisse la paix de l'Europe en péril tout le temps qu'il lui plaira de disputer au pacha ses dernières conquêtes et peut-être ses anciennes possessions.
«Notre premier devoir est donc d'arrêter le plus tôt possible la collision si malheureusement entamée: avec quels moyens d'action? dans quelles limites?
«Les moyens d'action peuvent être de deux sortes: des vaisseaux et des troupes de débarquement. J'ignore s'il entrerait dans les vues du gouvernement français d'envoyer sur le théâtre des événements un corps expéditionnaire; occupés comme nous le sommes dans l'Inde et en Amérique, nous ne pourrions y paraître nous-mêmes avec une force suffisante en temps utile. Cette dernière condition s'appliquerait aussi à l'intervention militaire de la France, car un corps expéditionnaire devrait être au moins de quinze mille hommes, et le temps de le réunir et de l'embarquer ne saurait être moins de deux à trois mois. Restent donc les escadres. Celles-là sont sur les lieux, et peuvent même être rapidement accrues. Nous avons huit vaisseaux dans l'Archipel et deux dans le Tage. Nos escadres réunies suffisent à tous les événements de mer.
«Les instructions de nos amiraux devraient prévoir deux cas: celui où, en se présentant sur la côte de Syrie, ils trouveraient le pacha victorieux, celui où ils arriveraient pour assister à sa défaite.
«Si l'avantage est resté aux armes du pacha, nos amiraux auraient à lui intimer l'ordre de s'arrêter dans la situation où il serait à leur arrivée, sous menace de voir ses communications coupées avec Alexandrie et tout ravitaillement par mer rendu désormais impossible. Un nombre suffisant de vaisseaux paraîtrait en même temps devant Alexandrie, déclarerait le port en état de blocus jusqu'à ce qu'Ibrahim eût reçu l'ordre de son père de suspendre sa marche victorieuse, empêcherait la sortie de la flotte égyptienne, si elle était dans le port, et ne permettrait sa rentrée, si elle était en mer, qu'après l'acceptation des conditions proposées.
«Si l'armée ottomane a commencé par des succès, la même intimation sera faite au pacha qui la commande; nos amiraux auraient à user de toute leur influence pour le déterminer à ne pas pousser ses avantages au delà d'une portion de territoire (qu'il s'agirait de fixer en commun), et ils lui annonceraient qu'ils demanderont sans retard les instructions de leur gouvernement pour le cas éventuel où leur conseil resterait sans effet. Pendant ce temps, les efforts de nos deux missions à Constantinople s'exerceraient sans relâche pour ramener et contenir le sultan dans les bornes d'une sage modération.»
Telle est en peu de mots, Monsieur le maréchal, l'action navale des deux puissances, telle que la comprend lord Palmerston, telle qu'il la proposera lundi au conseil, telle qu'il la soumet au gouvernement du Roi. Il a ajouté, comme de raison, que cette action, pour être efficace, doit être immédiate et qu'il n'y a pas un moment à perdre pour combiner les mouvements de nos flottes, et préparer les instructions de nos amiraux.
Je passe à l'action diplomatique.
Lord Palmerston est d'avis que nous nous présentions sans retard à Vienne unis d'intentions et d'efforts pour la conservation de l'empire ottoman, que nous y exposions franchement le but que nous nous proposons d'atteindre, et que nous pressions l'Autriche d'y concourir par tous les moyens en son pouvoir. Une démarche de même nature aurait lieu en même temps à Berlin.
«Ici, encore, a repris lord Palmerston, nous avons deux cas différents à
prévoir. La Porte peut avoir déjà imploré et reçu les secours de la
Russie en hommes et en vaisseaux; elle peut les avoir demandés et la
Russie hésitera les accorder.
«Dans le premier cas, nous devons proposer au cabinet autrichien de s'unir à nous pour déclarer que l'Europe occidentale exige, au nom de l'équilibre européen, que les troupes auxiliaires russes rentrent immédiatement sur leur territoire après avoir accompli l'objet de leur mission, et sans qu'il puisse en résulter pour le gouvernement russe ni conquêtes, ni stipulation d'avantages commerciaux ou politiques. Cette déclaration, quelle que fût sa forme, devrait être péremptoire au fond, et ne laisser à la Russie aucune incertitude sur les conséquences auxquelles une conduite opposée à celle de ses alliés l'exposerait inévitablement.
«Dans le second cas, nous presserions la cour de Vienne de proposer avec nous à Pétersbourg un concert préalable entre les cinq grandes puissances, concert dont le but serait le maintien de l'indépendance de l'empire ottoman, et dont l'action se fixerait en commun. Nous réglerions alors le rôle auxiliaire de la Russie, et nous l'enfermerions dans les limites d'une entente commune.
«Dans ces deux hypothèses, nous atténuerions, autant qu'il est en nous, le désastreux effet des destinées de l'empire ottoman commises uniquement à la Russie.»
Tel est, Monsieur le maréchal, le résumé le plus fidèle que ma mémoire a pu reproduire de mes deux conférences avec lord Palmerston. Je crois avoir rendu sa pensée exacte. J'ose supplier Votre Excellence de vouloir bien me mettre le plus promptement possible à même de lui faire connaître le jugement qu'en portera le gouvernement du Roi.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
2° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.
Paris, 13 juin 1839.
Monsieur, nous n'avons pas encore reçu les lettres arrivées par le dernier paquebot de l'Orient, mais une dépêche télégraphique de Marseille, insérée dans le Moniteur, prouve qu'à la date la plus récente, malgré une rixe entre les soldats turcs et égyptiens, les craintes d'une collision entre les armées ne s'étaient pas encore réalisées. Le temps qui s'écoule fortifiera inévitablement l'espoir qu'il est permis de fonder, pour le maintien de la paix, sur l'accord de toutes les grandes puissances européennes.
L'accueil qu'ont reçu à Berlin et surtout à Vienne nos premières ouvertures pour arriver à un concert propre à assurer ce résultat est de la nature la plus satisfaisante. Le cabinet prussien, appelé par sa situation à un rôle secondaire dans tout ce qui se rapporte à l'Orient, n'a pu naturellement que se montrer disposé à appuyer, dans la mesure de ses moyens, les efforts de ses alliés; mais celui de Vienne, dont la situation est toute différente, n'a pas hésité à se prononcer franchement, catégoriquement, sur les dispositions à prendre dans cette grave circonstance, et M. le comte Appony a reçu l'ordre de me communiquer une dépêche fort développée dans laquelle M. de Metternich avoue, avec les formes diplomatiques qui lui sont habituelles, sa manière de voir sur cet objet important. Il commence par reconnaître que, au point où les choses en sont venues, un statu quo, source de tant d'inquiétudes et presque également odieux aux deux parties, est bien difficile à maintenir. Si l'on devait en sortir par la rentrée de la Syrie sous l'autorité de la Porte, au moyen du seul effort des armes turques, il applaudirait à cette solution; mais il la regarde comme plus qu'invraisemblable, et il croit que, dans la lutte qui s'engagerait, toutes les chances seraient en faveur de Méhémet-Ali. Dans cet état de choses et sans préjudice des négociations à ouvrir pour un arrangement définitif, il est comme nous d'avis que les grandes cours doivent s'entendre dans le but de prévenir les hostilités, si elles sont commencées, d'y mettre fin, si elles avaient malheureusement éclaté, de concilier, en tenant compte de la puissance des faits, les voeux raisonnables des deux parties par une transaction qui assure l'avenir, et d'arrêter ce qu'il y a d'exagéré dans leurs prétentions. Admettant comme axiomes incontestables qu'aucune des puissances ne désire le renversement du sultan, qu'aucune ne croit à la possibilité d'expulser Méhémet-Ali de l'Égypte, et qu'aucune enfin ne cherche à s'agrandir aux dépens de l'empire ottoman, il en conclut qu'il leur est facile de tomber d'accord, et il répète qu'elles ont entre les mains tout ce qui est nécessaire pour donner du poids à leur détermination. Des escadres françaises et anglaises sont dans la Méditerranée, les troupes de terre et de mer ne manquent pas à la Russie; un langage ferme et uniforme à Alexandrie et à Constantinople, secondé par les attitudes également sérieuses, mais expectantes que prendraient les forces maritimes, suffirait probablement, suivant M. de Metternich, pour assurer le succès de la médiation des puissances. Tel est le résumé de la dépêche que m'a communiquée M. le comte Appony. Elle se termine par une observation qui m'a frappé, parce que j'y ai vu l'apparition timide d'une pensée toujours caressée par le cabinet autrichien et toujours repoussée par la Russie, celle d'établir dans la capitale de l'Autriche une conférence des affaires d'Orient; Vienne, dit M. de Metternich, est, relativement à la grande question dont il s'agit, un point tellement central que les réponses peuvent y parvenir pour ainsi dire en même temps. Des communications semblables à celle que contenait la dépêche écrite par M. le comte Appony ont été transmises à Saint-Pétersbourg, à Vienne et à Berlin.
Aussitôt que je saurai quelque chose de plus, je m'empresserai de vous en informer pour que vous puissiez en entretenir lord Palmerston.
3° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.
Paris, 17 juin 1839.
Ma précédente expédition vous a fait connaître la réponse du cabinet de
Vienne à nos premières communications…
Les nouvelles arrivées il y a trois jours par le paquebot de l'Orient ne nous ont appris aucune nouvelle tant soit peu importante; les armées étaient toujours en présence sur les bords de l'Euphrate, mais rien n'annonçait de la part des chefs la volonté d'en venir aux mains… Les Turcs seraient peu en mesure de commencer les hostilités; leur armée, dit-on, ne s'élèverait pas au-dessus de 36,000 hommes, affaiblis même par le défaut d'approvisionnements et par la désertion.
L'état des choses, tel qu'il se présente dans ce moment, est propre à justifier de sérieuses inquiétudes. Je vais maintenant vous mettre à même de répondre aux questions que vous a adressées lord Palmerston sur l'opinion que s'est formée le gouvernement du Roi des dispositions à prendre dans le but de pourvoir aux nécessités du moment.
Le gouvernement du Roi comprend l'utilité et la convenance d'un concert entre les grandes puissances pour aviser aux moyens d'assurer, par une attitude et un langage communs le maintien de l'empire ottoman, et il pense que c'est à Vienne que pourrait être établi, de la manière la plus avantageuse, le siège des délibérations qui s'ouvriraient à cet effet.
Il croit que pour empêcher les hostilités, si elles n'ont point encore existé, ou pour y mettre fin, si malheureusement elles avaient déjà commencé, les escadres anglaise et française seraient une sorte de médiation armée maîtresse de la mer, à imposer aux forces de l'Egypte et de la Porte; et les obliger de rentrer dans leurs ports, si elles en étaient sorties.
L'escadre anglaise paraît être forte de six vaisseaux de ligne, sans compter les autres bâtiments; la nôtre sera portée aussi à six vaisseaux et comptera de plus quatre ou cinq frégates avec quatre bateaux à vapeur au moins et d'autres bâtiments plus légers. Déjà six vaisseaux sont réunis à Smyrne, ou en route pour s'y rendre; les trois autres partiront très-prochainement. Il importe que des instructions, non pas communes, mais inspirées par une idée identique et que les deux cours se communiqueraient au préalable, soient envoyées sans retard aux commandants des deux escadres pour diriger leurs opérations.
Lorsqu'on saura dans l'Orient que de telles forces agissent dans le même esprit et tendent vers un même but, il n'est pas possible de supposer que, soit la flotte du sultan, soit celle du pacha, veuillent s'exposer à lutter contre elles. Je dis plus; leur déploiement, en rendant la guerre presque impossible, ôtera à la Russie tout prétexte de mettre en mouvement sa flotte de Sébastopol ou même son armée de terre.
Pour mieux atteindre le résultat que nous avons en vue, peut-être serait-il à propos que le pavillon autrichien se montrât au milieu de l'escadre combinée française et anglaise. Une ou deux frégates, avec quelques bâtiments légers, seraient suffisantes pour cela. Il est à remarquer au surplus que M. de Metternich en a déjà exprimé la pensée.
Telles sont, Monsieur, les mesures qui me paraissent devoir être adoptées sans retard si l'on ne veut se laisser surprendre par les événements. J'arrive à celles qui, lorsque des délibérations formelles seraient ouvertes entre les cabinets, pourraient être prises pour terminer la crise actuelle et en prévenir à jamais le renouvellement.
Dans le cas où nos délibérations et l'attitude de nos escadres n'auraient point empêché les deux parties de prendre les armes, la nécessité d'une action commune deviendrait évidente; et il n'y a pas lieu d'espérer qu'on pût alors décider la Russie à ne pas intervenir matériellement dans une question où ses intérêts seraient si directement engagés. Ce qu'il faudrait obtenir, c'est que son action fût déterminée et limitée, de concert avec les autres cours; c'est qu'elle se tînt à celle que la France et l'Angleterre auraient de leur côté à exercer; c'est qu'enfin, par le fait, une convention européenne remplaçât les stipulations d'Unkiar-Skelessi. Je n'ignore pas tout ce qu'un pareil projet rencontrerait d'obstacles de la part du cabinet de Saint-Pétersbourg; cependant, il aurait peu d'arguments tant soit peu spécieux à faire valoir, pour repousser des combinaisons évidemment inspirées par le désir de la paix et appuyées de tous les alliés.
Il me reste à parler du but final de cette négociation, de l'arrangement par lequel il serait possible de placer le sultan et son puissant vassal dans une situation plus satisfaisante pour l'un et pour l'autre, plus rassurante pour la tranquillité de l'Orient.
La nécessité de concéder à Méhémet-Ali l'investiture d'une partie au moins de ses possessions actuelles paraît maintenant admise d'une manière à peu près générale. On a compris qu'au point de grandeur où il est parvenu, le besoin d'assurer l'avenir de sa famille et de la mettre, après sa mort, à l'abri des vengeances de la Porte, se fasse sentir trop impérieusement à son esprit pour qu'il puisse se livrer à des pensées pacifiques tant qu'il n'a pas obtenu quelque satisfaction à cet égard.
D'un autre côté, on ne peut pas se flatter de l'espoir que la Porte consente à lui accorder ce surcroît de force morale si, par compensation, on ne lui donne pas à elle-même quelque avantage qui lui fournisse une garantie matérielle contre les entreprises éventuelles d'un ennemi dont elle aurait ainsi accru la puissance. La nature et l'étendue de cet avantage ne sont certes pas faciles à déterminer. Lord Palmerston pense qu'il ne faudrait pas moins que la rétrocession de la Syrie tout entière.
A Berlin, on semble admettre que le sultan pourrait se contenter d'une partie seulement de cette province. Quant à nous, Monsieur, nous reconnaissons que la Porte aurait droit à une compensation réelle, mais nous croyons que l'instant d'en fixer la proportion n'est pas arrivé, qu'une question pareille ne peut être résolue que d'après des données sérieuses et compliquées, dont l'appréciation ne peut être l'oeuvre d'un moment, et que ce point doit être renvoyé au concert qui, si nos vues viennent à prévaloir, s'établira entre les puissances.
Veuillez, Monsieur, donner lecture à lord Palmerston de la présente dépêche. En exposant ainsi au cabinet de Londres l'ensemble de notre manière de voir sur les graves circonstances du moment, nous lui donnons un gage non équivoque de la confiance qu'il nous inspire et du désir que nous avons de marcher avec lui dans le plus parfait accord.
4° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, 17 juin 1839.
Monsieur le maréchal,
Hier lord Palmerston m'a écrit pour me prier de passer chez lui, m'annonçant qu'il désirait m'entretenir des affaires d'Orient. Je m'y suis rendu sans retard. J'avais évité depuis quelques jours de presser trop vivement la réponse aux ouvertures que Votre Excellence m'avait chargé de faire au cabinet anglais; mais la réponse annoncée, j'ai cru devoir témoigner le plus vif empressement de la recevoir de la bouche de lord Palmerston.
Lord Palmerston m'a annoncé que le Conseil avait enfin délibéré samedi sur les affaires d'Orient, et qu'il était à même de me communiquer le résultat de cette délibération. Il a eu soin d'ajouter que le prince Esterhazy ne la connaîtrait qu'après moi.
«Vous n'avez eu jusqu'ici, a commencé lord Palmerston, que mes propres impressions sur la question d'Orient; je vais vous donner aujourd'hui l'opinion arrêtée du Conseil; cette opinion, je vous prie de la porter à la connaissance de votre gouvernement, mais d'ajouter, en la transmettant, que nous attendrons, pour agir, le jugement qu'il en portera lui-même.»
Je vais, Monsieur le maréchal, résumer, aussi sommairement et aussi fidèlement qu'il me sera possible, tout ce que ma mémoire a retenu et ma raison classé du résultat des délibérations du Conseil:
Le Conseil a décidé:
Que l'Angleterre devait marcher dans un accord intime avec la France; que tout était impossible sans cet accord: tout facile, possible au moins, avec lui.
Le Conseil a divisé la question en deux parties: 1° L'action immédiate pour l'éventualité d'un conflit déjà commencé entre les armées turque et égyptienne; 2° la négociation de l'arrangement destiné à rendre le retour de ce conflit impossible.
L'envoi immédiat de nos deux escadres sur la côte de Syrie a été jugé indispensable.
Nos amiraux auraient l'ordre, s'ils trouvaient les hostilités commencées, de sommer les deux généraux d'arrêter sans délai la marche de leurs armées et même d'augmenter le rayon de distance qui séparait encore il y a six semaines les deux avant-gardes. Leur sommation serait accompagnée de la déclaration, au nom de leurs gouvernements, qu'à Constantinople et à Alexandrie les grandes puissances de l'Europe traitent d'un arrangement qui doit satisfaire les justes prétentions des deux parties.
Si les Turcs refusaient de s'arrêter, nos amiraux expédieraient sans retard à Constantinople deux officiers de nos escadres pour annoncer à nos ambassadeurs le refus du commandant de l'armée ottomane d'obtempérer à nos conseils et ils le rendraient responsable d'une aussi grave atteinte portée aux relations de la Porte avec toutes les puissances de l'Europe. Nos escadres conserveraient une attitude expectante sur la côte de Syrie.
Si les Égyptiens méprisaient notre sommation, nos amiraux auraient l'ordre d'empêcher tout ravitaillement par mer, et ils détacheraient une partie considérable de l'escadre sur Alexandrie où nous paraîtrions en force imposante et la menace du blocus à la bouche, dans le cas où Méhémet-Ali refuserait d'arrêter la marche de son fils.
Le Conseil a pensé que cette démonstration suffirait pour empêcher les hostilités d'éclater si elles n'avaient pas eu lieu,—pour les arrêter, si elles avaient déjà commencé.
Pendant ce temps, nous ouvririons à Constantinople et à Alexandrie une négociation sur la double base de la constitution de l'hérédité de l'Egypte dans la famille de Méhémet-Ali et de l'évacuation de la Syrie par les troupes égyptiennes. L'opinion du Conseil est que nous ne rencontrerions aucune difficulté sérieuse à Constantinople, et que, s'il s'en présentait à Alexandrie, il suffirait d'y convaincre le pacha de notre union pour en triompher. Le Conseil n'a fixé ni le lieu ni la forme de la négociation; il n'en a que posé la base et reconnu l'indispensable nécessité pour rasseoir la paix du monde sur un fondement solide.
Pour le succès de cette négociation, le Conseil compte sur l'efficacité de la coopération de l'Autriche; mais cette coopération doit être, selon lui, dominée, entraînée par l'union de nos deux cabinets. Un seul doute à Vienne sur cette union, et nous n'y aurons plus que des paroles.
Enfin. Monsieur le maréchal, le Conseil a examiné le cas où, désavoués par les événements au delà même des bornes d'une prévision raisonnable, nous trouverions les Russes établis à Constantinople, ou en marche vers la capitale de l'empire ottoman. Cette immense question a été discutée sous la profonde impression qu'a causée ici la phrase de là dépêche n³ 16 de Votre Excellence: «Je crains qu'on n'ait pris à Londres bien facilement son parti d'une nouvelle expédition russe.» Le Conseil a pensé que, dans ce cas, nos escadres devraient paraître devant Constantinople, en amies, si le sultan acceptait nos secours, de force s'il les refusait. On a même discuté militairement la question du passage des Dardanelles; on le croit possible, mais dangereux, pendant les six mois d'hiver où le vent souffle de la Méditerranée. On le regarde comme facile pendant les six autres, mais avec des troupes de débarquement. Je n'ai pas besoin d'ajouter, Monsieur le maréchal, que ce dernier parti n'est, si je puis m'exprimer ainsi, qu'une conjecture extrême, mais devant la réalisation de laquelle ma conviction est qu'il ne tiendrait qu'à nous d'empêcher l'Angleterre de reculer.
Voilà, Monsieur le maréchal, l'analyse exacte des décisions arrêtées par le conseil de cabinet qui s'est tenu avant-hier. Ma dépêche les portera à Votre Excellence avant une communication plus directe et plus détaillée que prépare en ce moment lord Palmerston. J'ai insisté sur la rédaction d'un projet d'instructions aux amiraux; de semblables questions ne sauraient être trop précisées. Le projet sera communiqué par lord Granville à Votre Excellence.
Le prince Esterhazy m'a remplacé chez lord Palmerston. Il aura reçu les mêmes ouvertures que celles qui venaient de m'être faites (à certaines réticences près). Le prince est plein d'espoir dans le succès de la négociation turco-égyptienne.
L'ambassade russe écoute, regarde, mais hésite dans son action comme dans son langage. Nous avons eu bien des Russes depuis un mois à Londres, Monsieur le maréchal, et des plus haut placés dans la confiance de l'empereur. Je hasarde timidement une opinion formée à la hâte; mais il me semble évident que de ce côté-là on n'est pas prêt non plus pour les partis extrêmes.
J'ose supplier Votre Excellence, Monsieur le maréchal, de vouloir bien me faire connaître aussitôt qu'il lui sera possible l'opinion que se sera formée le gouvernement du Roi du plan proposé par le gouvernement britannique. Cette opinion sera décisive sur la marche des événements.
Il y a longtemps que je n'avais aussi bien senti qu'aujourd'hui de quel poids la France pèse dans la balance de l'Europe.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
5³ Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, le 20 juin 1839.
Monsieur le maréchal,
J'ai reçu hier la dépêche n° 23 que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'adresser sous la date du 17 juin, avec les extraits des dernières correspondances de Pétersbourg, Vienne, Berlin, Constantinople et Alexandrie. J'ai annoncé à lord Palmerston que j'avais à lui faire une communication, au nom du gouvernement du Roi, sur les affaires d'Orient. Lord Palmerston m'avait fixé un rendez-vous le jour même; mais la séance de la chambre des Communes ayant commencé par un vote important auquel il ne pouvait s'empêcher de prendre part, ma visite a été forcément remise au lendemain.
Ma dépêche n° 53, qui s'est croisée avec celle de Votre Excellence, contenait déjà une réponse à la plupart des questions sur lesquelles Votre Excellence me charge de provoquer une décision du cabinet anglais; ma conférence d'aujourd'hui me permettra de compléter mes informations.
J'ai remis à lord Palmerston la dépêche de Votre Excellence et je l'ai prié de la lire lui-même et d'en bien peser le fond et la forme.
Lord Palmerston, après avoir lu la dépêche, m'a dit ces propres paroles: «Nous nous entendons sur tout; notre accord sera complet. Principe, but, moyens d'exécution, tout est plein de raison, de simplicité et de clairvoyance. Ce n'est pas la communication d'un gouvernement à un autre gouvernement; on dirait plutôt qu'elle a lieu entre collègues, entre les membres d'un même cabinet.»
J'ai prié alors lord Palmerston de me permettre de reprendre successivement les points sur lesquels j'apercevais quelques différences, légères à la vérité, mais réelles, entre l'exposé des vues du gouvernement du Roi et l'opinion du cabinet anglais telle qu'il me l'avait développée dans sa dernière conversation.
J'ai commencé par les instructions aux amiraux: Lord Palmerston m'a dit que lord Granville avait été chargé de communiquer à Votre Excellence un projet d'instructions qui se rapprochait tellement de l'esprit et de la lettre de la dépêche dont il venait de prendre lecture qu'il regardait la question d'identité comme résolue. Je lui ai fait observer que notre action navale était proposée sous la forme de médiation et par conséquent avec le caractère d'impartialité qui convient à ce rôle; c'est-à-dire que nous parlerions le même langage au commandant de la flotte ottomane et à celui de la flotte égyptienne. Lord Palmerston ne s'est plus montré, comme le premier jour, opposé à ce plan; il m'a ajouté que dans le projet d'instructions transmis à lord Granville pour être communiqué à Votre Excellence, on proposait même de séparer les deux flottes et de leur faire prendre, à l'une la route de Constantinople, à l'autre celle d'Alexandrie. Lord Palmerston a partagé de plus l'opinion émise par Votre Excellence sur l'avantage de réunir ainsi l'effet moral que ne manquera pas de produire en Orient et ailleurs ce vaste et imposant développement de nos forces maritimes.
Passant des instructions aux amiraux à la force respective des escadres, lord Palmerston a appris avec une véritable satisfaction l'accroissement que nous nous apprêtions à donner à la nôtre, et il m'a confirmé que la flotte anglaise, déjà de huit vaisseaux de ligne, serait incessamment portée à dix, qu'il s'y joindrait quatre ou cinq frégates, trois bâtiments à vapeur et un nombre assez considérable de bâtiments légers.
Revenant ensuite au cas peu vraisemblable où nos escadres, en arrivant sur les côtes de Syrie, trouveraient déjà les Russes en marche vers le théâtre de l'événement, lord Palmerston m'a répété que le cabinet anglais proposait que nos amiraux, après avoir fait aux deux parties belligérantes la sommation de cesser les hostilités, s'adressassent à nos ambassadeurs à Constantinople pour demander à la Porte l'entrée de nos flottes dans le Bosphore. Il a ajouté qu'il ne concevait pas quel prétexte le sultan pourrait invoquer pour refuser nos secours, sans démasquer une soumission telle à l'influence russe que cette manifestation nous forcerait à aviser à d'autres moyens pour la combattre ou la partager.
Du reste, Monsieur le maréchal, j'ai trouvé à cet égard lord Palmerston très-disposé à admettre, comme Votre Excellence (et se fondant aussi sur les correspondances de Pétersbourg et de Vienne) que la Russie craindrait en ce moment d'être mise en demeure d'exécuter le traité d'Unkiar-Skelessi, et qu'elle n'est nullement prête pour une rupture avec l'Europe occidentale.
Nous avons passé ensuite à la négociation dont Votre Excellence propose de fixer le siège à Vienne et dont sa dépêche expose à la fois les principes et le but.
Lord Palmerston, sur la première question, celle de la fixation du siège de la négociation, m'a demandé la permission de m'exposer franchement les doutes qui s'élevaient dans son esprit. Il m'a dit qu'il redoutait que l'influence russe ne s'exerçât plus efficacement à Vienne sur le prince de Metternich que sur le comte Appony à Paris, ou sur le prince Esterhazy à Londres. Je lui ai fait quelques-unes des objections qui se présentaient tout naturellement à mon esprit; je lui ai dit que le prince de Metternich serait vraisemblablement flatté du choix de Vienne comme lieu de la négociation; que ce sentiment le disposerait mieux au concours que nous cherchons; que, dans une question étrangère à la politique de principe, et où l'intérêt autrichien apparaissait dans toute son évidence en opposition à l'intérêt russe, le prince de Metternich serait lui-même contrôlé à Vienne plus qu'ailleurs par une opinion autrichienne très-prononcée. Enfin je lui ai parlé de la position centrale de Vienne comme d'un argument décisif en faveur du choix proposé. Lord Palmerston, Monsieur le Maréchal, a fini par me dire: «J'ai pensé tout haut devant vous, je vois le pour et le contre, et à tout prendre, je crois que le pour l'emportera; mais je suis obligé de consulter le cabinet, je vous donnerai sa décision.» Je pense, Monsieur le Maréchal, qu'elle sera favorable.
Quant à la donnée générale de la négociation, c'est-à-dire la concession de l'hérédité à la famille de Méhémet-Ali et la compensation territoriale du sultan, lord Palmerston m'a répété que le cabinet anglais entrait complètement dans les vues du gouvernement du Roi. La fixation des limites de cette compensation territoriale sera sans doute matière à négociation; mais lord Palmerston a voulu que j'affirmasse à Votre Excellence que, du point de départ au but de la négociation, du principe à l'exécution, l'accord et le concert le plus intime ne cesseraient de régner entre nos deux cabinets.
Voilà, Monsieur le maréchal, l'analyse exacte de la conversation que j'ai eue ce matin avec lord Palmerston.
Lord Palmerston m'a demandé la permission de communiquer à lord Melbourne la dépêche de Votre Excellence; j'ai cru ne pas devoir refuser cette marque de confiance.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
6° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.
Paris, le 27 juin 1839.
L'approbation donnée par le cabinet britannique au plan que vous aviez été chargé de communiquer à lord Palmerston pour l'arrangement des affaires d'Orient, plan qui se rapproche tellement, dans toutes ses parties, des idées dont ce ministre nous avait lui-même entretenus, a causé une vive satisfaction au gouvernement du Roi. Nous trouvons un nouveau gage de cet accord dans les instructions destinées à l'amiral Stopford et dont lord Granville m'a fait connaître la substance. L'esprit dans lequel elles sont conçues est généralement en rapport avec notre manière de voir sur les moyens de résoudre la crise qui menace la paix du monde. Vous en jugerez par la conformité de ces instructions avec celles que le ministre de la marine a expédiées aujourd'hui même à M. l'amiral Lalande. Je vous en envoie copie pour que vous puissiez les mettre sous les yeux de lord Palmerston. Nous n'avons pas cru devoir y toucher un point bien important, qui eût embarrassé les prévisions de l'amirauté britannique, l'hypothèse de l'arrivée des forces russes à Constantinople. Cela tient à des considérations que je vais vous expliquer et que je vous prie de présenter à l'examen de lord Palmerston.
Il nous a paru qu'en se préoccupant uniquement de la prolongation du séjour des Russes après la retraite de l'armée égyptienne, en renvoyant à cette époque, en réservant pour ce seul cas les mesures à prendre à l'effet d'obtenir le passage des Dardanelles pour les escadres alliées, le cabinet de Londres n'a pas suffisamment pourvu aux nécessités de la situation; nous pensons qu'au moment même où les Russes arriveraient à Constantinople, les grands intérêts sur l'équilibre européen, et plus encore peut-être les susceptibilités de l'opinion publique justement exigeante, demanderaient que les pavillons anglais et français s'y montrassent aussi. Nous croyons donc qu'au lieu d'attendre les événements et de laisser aux ambassadeurs et aux amiraux eux-mêmes l'initiative et la responsabilité des actes si graves qui peuvent prendre naissance, la France et l'Angleterre doivent, sans perdre un moment et en obtenant, s'il se peut, pour cette démarche l'assentiment de l'Autriche, faire demander à la Porte que leurs vaisseaux soient admis à passer les Dardanelles en même temps que les forces russes pénétreraient dans le Bosphore, et à concourir avec elles à la protection du trône du sultan. Il est certain que la Porte livrée à elle-même ne saurait manquer d'accepter avec joie les garanties nouvelles qui lui seraient ainsi offertes contre les dangers de diverse nature auxquels sont exposées son indépendance et sa sûreté. Si une influence extérieure l'engageait au contraire à les refuser, un tel refus serait significatif, et l'Angleterre et la France auraient alors à s'entendre sur les résolutions qu'il appellerait de leur part; mais je crois que, d'après les données positives que nous avons sur ce point, il serait prématuré de confier aux amiraux des pouvoirs éventuels et en quelque sorte hypothétiques qui, dans des circonstances faciles à concevoir, pourraient entraîner de sérieuses et irrémédiables complications.
Faites-moi savoir, je vous prie, le plus tôt possible ce que lord Palmerston pense de cette proposition. Si le cabinet britannique juge à propos de l'adopter, je crois qu'il importe d'y donner suite immédiatement; le moindre retard pourrait lui ôter toute sa valeur.
Vous avez déjà appris le commencement des hostilités entre les Turcs elles Égyptiens; voici l'extrait de la dépêche de M. Cochelet qui annonce cette déplorable nouvelle. Elle contient de plus la réfutation complète et péremptoire des griefs prétendus par lesquels la Porte s'efforçait de mettre du côté du vice-roi le tort de la provocation.
A Constantinople on ignorait encore le 7 de ce mois ce qui venait de se passer en Syrie, mais on s'y attendait. La flotte ottomane se préparait à prendre la mer. Je ne dois pas vous cacher que tous les rapports confirment les assertions de notre ambassadeur sur l'influence exercée par lord Ponsonby.
7° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.
Paris, 6 juillet 1839.
…Le gouvernement du Roi a appris avec une vive satisfaction l'adhésion du cabinet de Londres à la proposition d'une démarche à faire auprès de la Porte, à l'effet d'obtenir le passage des Dardanelles pour les escadres de France et d'Angleterre dans le cas où les forces d'une autre puissance seraient appelées au secours de Constantinople. L'empressement que ce cabinet met à y donner suite en se préparant à faire passer à lord Ponsonby les instructions nécessaires est un gage non équivoque de la sincérité et de la vivacité de cette adhésion. Cependant je ne sais si à Londres on s'est bien rendu compte d'un accord parfait pour la forme aussi bien que pour le fond, dans une négociation aussi grave, aussi délicate, et qui va se trouver confiée à deux ambassadeurs que leurs antécédents réciproques disposent malheureusement assez mal à un pareil accord. Pour parer autant que possible à ce dernier inconvénient, j'avais fait préparer le projet de note ci-joint, dans l'intention de le communiquer préalablement au cabinet britannique pour en concerter avec lui la rédaction commune et définitive. Comme vous le verrez, la pensée qui y domine est de donner, à la démarche dont il s'agit, un caractère européen. Veuillez le mettre sous les yeux de lord Palmerston. Il pourra se faire qu'il arrive lorsque les instructions destinées à lord Ponsonby seront parties; mais, si le gouvernement britannique approuvait la rédaction, il pourrait envoyer à son ambassadeur des instructions supplémentaires….M. de Sainte-Aulaire donnera connaissance à M. de Metternich de la mission confiée aux deux ambassadeurs, et il essayera d'y associer l'internonce dans une mesure quelconque.
Ce que vous m'avez fait connaître de la substance des instructions que recevra lord Ponsonby m'a suggéré une réflexion sur laquelle il ne serait peut-être pas hors de propos d'appeler l'attention de lord Palmerston. Demander à la Porte d'appeler, dans un cas donné, le secours de nos escadres, n'est-ce pas en quelque sorte lui ménager la facilité de les éloigner des Dardanelles en éludant ou en retardant cette invitation, au moyen de quelque prétexte plus ou moins spécieux? Ne vaudrait-il pas mieux lui demander simplement de donner les ordres nécessaires pour que ces escadres fussent reçues dans le détroit, au moment même où elles s'y présenteraient, après l'accomplissement de la condition qui leur permettrait de s'y montrer? Je crois qu'il y aurait un avantage réel à nous réserver ainsi l'initiative, et c'est dans ce sens qu'est rédigé le projet que je vous envoie.
Les nouvelles d'Alexandrie vont jusqu'au 19 juin. Le vice-roi, informé du progrès de l'invasion de l'armée ottomane en Syrie, venait de faire parvenir à Ibrahim-pacha l'ordre de la repousser et de la poursuivre au delà de la frontière, lorsque mon officier d'ordonnance, M. Callier, dont je vous avais annoncé la mission, est arrivé à Alexandrie. Le vice-roi, après avoir écouté les représentations que M. Callier, de concert avec M. Cochelet, lui a fait entendre de ma part, a consenti, non sans une répugnance facile à concevoir, à révoquer l'autorisation qu'il avait donnée à Ibrahim, et à lui enjoindre de se borner à repousser l'invasion, et, ce résultat obtenu, de s'arrêter là où il se trouverait. C'est M. Callier lui-même qui a dû porter cet ordre à Ibrahim-Pacha…….Il serait difficile de ne pas reconnaître que les Turcs, dans toute la suite de cette affaire, semblent se plaire à laisser à leurs adversaires l'avantage de la sincérité et de la modération.
Cette observation prend un caractère d'évidence bien plus incontestable encore lorsque l'on compare l'accueil que le vice-roi a fait à nos conseils à celui qu'ont obtenu à Constantinople les avertissements de M. l'amiral Roussin. Vainement cet ambassadeur, sans se laisser décourager par le peu de succès de ses précédentes démarches, a-t-il cru devoir demander des explications sur la sortie de la flotte; vainement, après avoir reçu les instructions nouvelles qu'on lui a portées de ma part, est-il encore revenu à la charge pour ouvrir les yeux du sultan sur les dangers dans lesquels il se précipite ainsi de gaieté de coeur……la Porte a complétement jeté le masque dont elle se couvrait encore peu de jours auparavant; elle avoue maintenant ses projets hostiles et que la flotte est destinée à opérer un débarquement.
C'est une chose déplorable que le refus fait par lord Ponsonby d'appuyer les représentations de son collègue; le silence seul de l'ambassadeur d'Angleterre, dans de telles conjonctures, a été un encouragement donné aux projets téméraires de la Porte. Malheureusement cet encouragement résulte bien plus directement encore d'une circonstance étrange à laquelle fait allusion la correspondance de M. l'amiral Roussin, celle de la promesse d'un envoi de forces anglaises à Bassora, dans le but de prévenir les prétendus projets agressifs des Égyptiens. Ce ne serait pas un des moindres dangers d'une pareille mesure que le prétexte ou plutôt la justification qu'elle préparerait à une occupation de Constantinople par une armée russe. J'en ai parlé à lord Granville avec une grande franchisse, tout en évitant ce qui eût pu donner à mon langage l'apparence d'une plainte officielle. Quant à vous, Monsieur, vous vous bornerez à mettre sous les yeux de lord Palmerston les documents que je vous envoie et à m'informer des éclaircissements qu'il jugera à propos de vous donner.
8º Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, 9 juillet 1839.
Monsieur le maréchal,
En entrant hier chez lord Palmerston, j'ai commencé par m'informer si le courrier, porteur des instructions pour lord Ponsonby, était en route pour sa destination; lord Palmerston m'a répondu que l'expédition n'était pas encore complétement prête et qu'elle ne pouvait l'être avant vingt-quatre heures.—«Je m'en félicite, ai-je repris, car je viens, par ordre de mon gouvernement, vous proposer, dans la forme de votre démarche auprès du sultan, une modification dont je ne doute pas que vous n'appréciiez la haute convenance;» et j'ai commencé la lecture de la dépêche de Votre Excellence. Je me suis arrêté au troisième paragraphe, me réservant de revenir plus tard à ceux qui terminent la dépêche, mais insistant pour traiter et résoudre séparément la question des instructions à nos ambassadeurs. J'ai remis ensuite à lord Palmerston le projet de note préparé pour l'amiral Roussin.
Lord Palmerston, Monsieur le maréchal, qui avait écouté avec la plus sérieuse attention la dépêche de Votre Excellence et lu lui-même, en en pesant chaque terme, le projet de note de l'ambassadeur du Roi à Constantinople, a rendu complétement justice à la pensée politique sous l'influence de laquelle cette note avait été rédigée. Au fond il reconnaît, avec Votre Excellence, qu'il y a pour les deux cabinets un avantage réel à se réserver l'initiative de la démarche en demandant immédiatement à la Porte de donner les ordres nécessaires pour l'admission de nos escadres, après l'accomplissement de la condition à laquelle nous subordonnons nous-mêmes cette admission. Dans la forme, lord Palmerston croit que la première partie de la note, malgré toutes les précautions de langage dont elle, s'entoure, fait peut-être au sultan un tableau trop fidèle, mais aussi trop sombre de sa situation; il craint que l'expression aussi franche de la vérité ne le dispose pas à adhérer à notre démarche; il ne doute pas que ces documents ne soient communiqués par la Porte à la Russie le jour même où ils arriveront à Constantinople, et il redoute l'abus que la Russie ferait, sur l'esprit hautain et aveugle du sultan, d'un langage qu'elle pourrait lui présenter comme humiliant pour sa couronne. La seconde partie de la note et toutes les considérations sur lesquelles elle fonde l'accord européen lui semblent excellentes. Du reste, lord Palmerston n'insiste pas même sur la première observation; il se contente de la soumettre aux lumières du gouvernement du Roi. Seulement il nous prévient que la note de lord Ponsonby présentera dans cette partie de sa rédaction une légère différence avec celle de l'amiral Roussin.
Je n'ai pas pu m'empêcher, Monsieur le maréchal, de faire observer à lord Palmerston qu'il n'y avait pas moyen d'échapper à la nécessité de pressentir et de faire pressentir une catastrophe dans la rédaction d'une note qui avait pour but d'offrir les moyens de la prévenir et qui ne fondait l'opportunité de la démarche que sur les préliminaires mêmes de cette catastrophe. J'ai ajouté que notre action sur la Porte, depuis les événements de Syrie, avait toujours consisté à effrayer le sultan pour le contenir dans les bornes de la modération, à lui dire enfin la vérité pour le rendre sage: «Vous avez raison, a repris lord Palmerston; je reconnais qu'il y a là une nécessité qui nous domine; aussi, je ne repousse pas l'idée; je vais même jusqu'au mot; seulement, je crois qu'il faut être sobre au développement.»
J'ai promis à lord Palmerston, Monsieur le maréchal, de faire connaître cette observation à Votre Excellence.
J'ai offert à lord Palmerston de rendre porteur de la dépêche de lord Ponsonby le courrier que Votre Excellence se dispose à envoyer par la voie de terre à l'amiral Roussin. Lord Palmerston m'a remercié; il se servira naturellement de celui qui devait partir hier et dont le départ est retardé de quarante-huit heures, pour faire subir aux instructions destinées à lord Ponsonby les modifications proposées par le gouvernement du Roi.
Le courrier anglais passera comme le vôtre, Monsieur le maréchal, par Vienne, et lord Beauvale, comme M. de Sainte-Aulaire, aura ordre de faire tous ses efforts pour engager le cabinet autrichien à s'associer à notre démarche.
Cette première question réglée, j'ai repris la dépêche de Votre Excellence et j'en ai achevé la lecture. J'ai ensuite placé sous les yeux de lord Palmerston les extraits des dernières dépêches de l'ambassadeur du Roi à Constantinople; puis j'ai ajouté: «Je ne suis chargé d'aucune plainte officielle; quelques faits étranges ont eu lieu; j'ai l'ordre de porter à votre connaissance les pièces qui les constatent et d'attendre les éclaircissements que vous croirez devoir donner à la mutuelle confiance de nos deux cabinets.»
Lord Palmerston a sonné et s'est fait apporter les quatre derniers mois de la correspondance de lord Ponsonby, et les deux dernières années de celle du colonel Campbell.
«Occupons-nous d'abord, m'a-t-il dit, de ce qui concerne lord Ponsonby; nous reviendrons ensuite à l'affaire de Bassora. Je tiens d'abord à vous prouver que mes instructions n'ont jamais varié sur ce point fondamental que le rôle de l'ambassadeur d'Angleterre à Constantinople devait être de contenir les penchants guerriers du sultan. Sur le fond même de la question, nulle divergence entre vous et nous: que nous nous soyons un peu plus préoccupés de la qualité du souverain que de celle du vassal, que nous ayons fait pencher la balance du côté du principe, cela est vrai; mais c'est que pour nous le fait était à côté du principe; l'indépendance et la stabilité du trône du sultan nous semblaient exiger cette partialité, et nous avons toujours craint, en blessant l'orgueil du souverain à Constantinople, de donner une arme contre nous à la Russie. Mais je vous l'affirme, nous avons constamment répété à lord Ponsonby: Empêchez la guerre d'éclater.»
Lord Palmerston m'a fait lire alors sept ou huit dépêches écrites par lui à lord Ponsonby, depuis la fin de janvier jusqu'au milieu de juin, et toutes fondées sur cette donnée générale.
«Maintenant, a repris lord Palmerston, je ne saurais vous nier que l'opinion personnelle de lord Ponsonby, opinion que je ne partage pas, a toujours été opposée au maintien du statu quo de Kutaièh; il préférait même les partis extrêmes comme susceptibles au moins d'un dénoûment favorable; mais je suis fondé à croire que, dans les rapports officiels à Constantinople, l'ambassadeur a fait passer ses opinions personnelles après ses instructions. C'est du moins ce que je dois inférer de sa correspondance.» (Et lord Palmerston m'a lu au hasard toutes les dernières dépêches de lord Ponsonby qui constataient ses efforts pacifiques auprès de la Porte.)
J'ai fait observer à lord Palmerston qu'il me semblait bien difficile que l'opinion personnelle de l'ambassadeur, facilement pénétrée sur les lieux et transparente même à travers les dépêches que je venais de lire, n'eût pas ôté quelque chose à l'efficacité de son action pacifique à Constantinople. Lord Palmerston, sans abonder dans mon sens, m'a répondu de manière à me prouver qu'il le craignait comme moi.
Dans tout autre pays, Monsieur le maréchal, la conclusion de cette conversation eût été le changement probable de lord Ponsonby; ici les choses se passent autrement: les affaires extérieures ne passent qu'après les influences intérieures.
A propos du refus qu'avait fait lord Ponsonby de s'associer à la démarche dont l'amiral Roussin rend compte dans sa dépêche du 14 juin, j'ai demandé à lord Palmerston si une pareille circonstance se renouvellerait encore, après l'étroite union qui venait de se manifester entre les deux cabinets sur les affaires d'Orient. Lord Palmerston m'a dit que lord Ponsonby avait déjà reçu et recevrait encore prochainement des instructions officielles et confidentielles, qui donneraient un tout autre caractère à son langage et à sa conduite.
«Je viens, m'a dit lord Palmerston, à l'affaire de Bassora. Voici plus de deux ans que nous avons engagé Méhémet-Ali à ne pas étendre son occupation vers le golfe Persique; à nos représentations à Alexandrie il a toujours été répondu par une dénégation des faits. Les rapports de nos agents n'ont pas tardé à nous prouver que l'occupation avait réellement eu lieu, et que des officiers égyptiens étaient entrés à Bassora, à Lalesa et à Katif, et menaçaient la petite île de Baleraie, sous prétexte d'empêcher qu'elle ne devînt, contre eux-mêmes, un foyer d'insurrection. Nous avions menacé à Alexandrie d'employer la force pour empêcher tout établissement égyptien sur la côte du golfe Persique; mais, avant d'y avoir recours, nous avons cru devoir nous adresser au souverain de droit pour demander s'il avait donné son adhésion à cette extension de la puissance égyptienne; sans doute, nous savions que la réponse serait négative, mais nous pensions devoir régulariser ainsi notre action. Voilà la démarche dont il est question dans les dépêches que vous venez de me lire. Après cela, je vous ajouterai qu'il ne s'est jamais agi que de l'envoi d'un bâtiment de guerre et nullement de troupes de débarquement. Cette seule démonstration nous a paru devoir être plus que suffisante. Je dois vous ajouter aussi que cette question, toute spéciale pour nous, du golfe Persique, n'a rien de commun avec les événements de Syrie, et n'influera en quoi que ce soit sur notre marche dans la négociation générale.»
J'ai demandé à lord Palmerston s'il ne craignait pas qu'à Constantinople on n'eût traduit la démarche récente de lord Ponsonby en un encouragement donné aux propensions belliqueuses du sultan. A cela, lord Palmerston m'a répondu que, si on l'avait fait, c'est qu'on avait voulu s'aveugler sur sa portée, parce que depuis un an au moins on savait que cette affaire se suivait entre le gouvernement anglais et le pacha d'Egypte.
Lord Palmerston m'a mis sous les yeux toute la correspondance du colonel Campbell depuis novembre 1837, et j'avoue qu'elle établit la question sur les données qu'il venait de m'exposer.
Ce n'est pas à moi qu'il appartient de décider si le gouvernement du Roi se contentera de ces explications; mais ce que je puis affirmer à Votre Excellence, c'est qu'ici on a voulu les donner satisfaisantes.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
9° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, 11 juillet 1839.
Monsieur le maréchal,
….Lord Palmerston donne son assentiment le plus absolu au projet de déclarations par lesquelles les puissances s'engageraient à maintenir l'intégrité de l'empire ottoman et à n'accepter aucune part de son territoire. Lord Palmerston est prêt à faire cette déclaration au nom du gouvernement britannique, et il propose de plus au gouvernement du Roi, quand toutes les déclarations seront parvenues à Vienne, de les y réunir sous la forme la plus solennelle d'un engagement général…
10° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, 12 juillet 1839.
Monsieur le maréchal,
Lord Palmerston venait de recevoir son courrier de Vienne au moment où je lui ai apporté la dépêche n° 27 de Votre Excellence et les extraits de la correspondance de M. le comte de Sainte-Aulaire. A la lecture que je lui en ai donnée, lord Palmerston a répondu par celle des dépêches et des lettres confidentielles de lord Beauvale: il n'en a pas omis une syllabe.
Même jugement de nos deux ambassadeurs, Monsieur le maréchal, sur les dispositions du prince de Metternich; même espoir d'entraîner le cabinet autrichien dans notre action politique à Constantinople; même prévision de la mort du sultan et même approbation du projet de déclarations par lesquelles les puissances européennes s'engageraient solennellement au maintien de l'intégrité de l'empire ottoman, projet dont l'initiative a été prise par M. de Metternich dans ses conférences successives avec M. de Sainte-Aulaire et avec lord Beauvale.
Ainsi que j'ai eu l'honneur de l'annoncer hier par ma dépêche n° 62, lord Palmerston a ratifié sans réserve l'opinion favorable que Votre Excellence exprimait sur la proposition du prince de Metternich de toutes les mesures à prendre. Partant toujours de cette donnée générale que la Russie ne peut pas en ce moment, lord Palmerston croit que nous obtiendrons son concours. Un refus nous placerait dans un autre ordre de faits.
Lord Palmerston m'a demandé si le gouvernement du Roi, favorable, comme il se montrait, à la pensée de M. de Metternich, avait déjà eu le temps d'arrêter la forme même de la déclaration par laquelle il répondrait à celle du cabinet autrichien. J'ai dit a lord Palmerston que je ne savais encore rien à cet égard. C'est alors qu'il m'a chargé de consulter le gouvernement du Roi sur le projet de réunir à Vienne, en un acte européen, toutes les déclarations individuelles des puissances aussitôt qu'elles seraient parvenues au siége de la négociation. Depuis que lord Palmerston s'est rendu à l'avantage de laisser prendre à la négociation la route de Vienne, je lui dois la justice de reconnaître qu'il ne s'est pas manifesté en lui la plus petite arrière-pensée d'en rien conserver à Londres, au delà de la part de direction qui appartient naturellement à tout cabinet dans ses rapports avec son ambassadeur.
Lord Palmerston ne sera pas moins empressé de connaître, Monsieur le maréchal, si le gouvernement partage l'opinion qu'il m'a exprimée hier, et que j'ai déjà eu l'honneur de transmettre à Votre Excellence, sur la nécessité de faire de la mort présumée du sultan un cas d'admission de nos escadres dans la mer de Marmara. Ce projet entraîne un peu plus de latitude et de responsabilité dans les instructions à donner à nos ambassadeurs à Constantinople; car pour une semblable éventualité, il faut nécessairement les laisser juges de circonstances dont la prévision échappe à la distance où nous sommes du théâtre de l'événement.
Pans sa dépêche du 1er juillet, lord Beauvale appuie vivement auprès de lord Palmerston le projet d'adjoindre à nos escadres sur la côte de Syrie quelques bâtiments russes de la flotte de la mer Noire. Les arguments sont habilement présentés: «Nous flattons la Russie et nous l'enchaînons dans le concert européen; nous lui enlevons tout prétexte d'user de son influence à Constantinople pour faire fermer les Dardanelles à nos flottes; enfin, nous lui faisons donner un gage, car c'en est un que son escadre entre les deux nôtres.» Ce raisonnement n'a point ébranlé jusqu'ici l'opinion que lord Palmerston m'avait déjà exprimée sur la fermeture de la mer de Marmara par le Bosphore et par le détroit des Dardanelles. La manière générale d'envisager cette question demeure la même, moins, bien entendu, l'exception à laquelle nous avons recours en ce moment, puisque nous avons sur la route de Constantinople les courriers porteurs de la demande de l'admission de nos escadres dans un cas donné, et que la prévision de la mort du sultan vient s'ajouter de plus aux éventualités qui peuvent la rendre nécessaire. «Mais, m'a dit lord Palmerston, l'avantage de la présence des bâtiments russes sur la côte de Syrie ne me semble pas assez démontrée pour en faire un cas de déviation de principe;» et il a ajouté ce fait curieux: «Lorsqu'en 1835 nous revînmes au pouvoir, je me rendis chez le duc de Wellington; mes rapports avec lui me permettaient une démarche de confiance, et je dis au duc que l'Orient étant appelé à jouer un grand rôle dans les affaires de l'Europe, je tenais essentiellement à connaître son opinion sur les deux systèmes qui se présentaient à notre politique, travailler à ouvrir la mer de Marmara à nos flottes et conséquemment à celles des autres puissances, ou la fermer à toutes, y compris les nôtres. Le duc me répondit sans hésitation: «à la fermer; nous sommes dans ces parages trop loin de nos ressources et la Russie touche aux siennes.» Ce mot, a continué lord Palmerston, m'a frappé comme plein de sens et de raison.»
Lord Palmerston m'a lu la dépêche qu'il adresse à lord Clanricarde, en réponse à la dernière communication du comte de Nesselrode. Le cabinet anglais remercie le cabinet de Pétersbourg de l'empressement avec lequel il offre de coopérer à restreindre le théâtre de la lutte entre les deux parties belligérantes; mais il insiste sur la nécessité de rendre impossible le retour des événements qui pourraient encore compromettre la paix du monde; et il considère un arrangement permanent entre la Porte et Méhémet-Ali comme le moyen le plus sûr d'atteindre le but que se proposent les puissances de l'Europe. La dépêche revient à plusieurs reprises sur l'étroite union qui se manifeste entre les cabinets de Londres et de Paris, union qui a dicté les instructions envoyées aux amiraux commandant nos escadres dans la Méditerranée.
Lord Beauvale avait joint à sa dépêche du 2 juillet à lord Palmerston une lettre particulière de lord Ponsonby que venait de lui apporter la dernière poste de Constantinople. Lord Palmerston a voulu que j'en prisse lecture. Je crois qu'il tenait à prouver que lord Ponsonby ne ménage pas toujours son propre cabinet. C'était un appel à l'indulgence de ses collègues et des cabinets qu'ils représentent. Dans cette lettre, lord Ponsonby raisonne sur la mort du sultan comme sur un fait réalisé; il s'emporte contre la politique du statu quo qui a perdu, selon lui, l'Orient depuis 1832. Il dit qu'il n'y a pas un moment à perdre pour réparer ses fautes. Il faut que nos pavillons flottent devant Constantinople, que l'Autriche se montre déterminée à pousser au besoin une armée en avant, etc. Constantinople aux Russes, et il ne reste pas une seule puissance de premier ordre en Europe, l'Angleterre exceptée, si elle veut entrer dans un honteux marché avec le cabinet de Pétersbourg. Tout cela, Monsieur le maréchal, est mêlée d'idées bonnes et mauvaises, ingénieuses presque toujours, mais souvent inapplicables. Je croyais savoir que lord Ponsonby n'est pas l'organe bien scrupuleux de la politique de son cabinet; aujourd'hui j'en suis sûr. J'ose supplier Votre Excellence de conserver secrète la communication que je ne dois qu'à la confiance de lord Palmerston.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
11° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.
Paris, 17 juillet 1839.
Monsieur le baron,
Dans la crise si grave où la mort du sultan Mahmoud, survenant au milieu des événements qui ont marqué les derniers mois de son règne, vient de jeter l'empire ottoman, l'union des grandes puissances de l'Europe pouvait seule offrir une garantie suffisante pour rassurer les amis de la paix. Les communications échangées depuis quelques semaines ont heureusement prouvé que cette union est aussi complète qu'il était possible de le désirer. Tous les cabinets veulent l'intégrité et l'indépendance de la Porte ottomane sous la dynastie actuellement régnante; tous sont disposés à faire usage de leurs moyens d'action et d'influence pour assurer le maintien de cet élément essentiel de l'équilibre politique, et ils n'hésiteraient pas à se déclarer contre une combinaison quelconque qui y porterait atteinte. Un pareil accord de sentiments et de résolutions devant suffire lorsque personne ne pourra plus en douter, non-seulement pour prévenir toute tentative contraire à ce grand intérêt, mais encore pour dissiper des inquiétudes dont la seule exigence constitue un danger véritable, par suite de l'agitation qu'elles jettent dans les esprits; le gouvernement du Roi croit que les cabinets feraient quelque chose d'important pour l'affermissement de la paix, en constatant, dans des documents écrits, qu'ils se communiqueraient réciproquement et qui nécessairement ne tarderaient pas d'avoir une publicité plus ou moins complète, l'exposé des intentions que je viens de rappeler. En ce qui nous concerne, Monsieur le baron, je déclare formellement que ce sont, que ce seront invariablement les nôtres et je vous autorise à laisser à lord Palmerston une copie de la présente dépêche, après lui en avoir donné lecture. Je ne doute pas que le gouvernement britannique, dans la réponse qu'il croira sans doute devoir faire à la lettre par laquelle vous lui transmettez cette dépêche, n'adhère, de son côté, de la manière la plus formelle, à cette profession de foi si parfaitement conforme à l'expression, souvent reproduite, de sa politique. Si, comme j'ai lieu de l'espérer, les cabinets de Vienne, de Berlin et de Pétersbourg répondent de même aux communications semblables que je vais leur faire parvenir, le but que se propose le gouvernement du Roi se trouvera atteint.
Sa Majesté, voulant donner un témoignage non équivoque des dispositions dont elle est animée à l'égard de la Porte, m'a ordonné d'envoyer à l'amiral Roussin, sans attendre l'avis officiel ni même la confirmation directe de la mort du sultan Mahmoud, les lettres de créance qui l'accréditent auprès du nouvel empereur.
12° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.
Paris, 17 juillet 1839.
Monsieur, je vous ai fait connaître par le télégraphe la mort du sultan Mahmoud, dont la nouvelle nous était parvenue par la même voie, et que les dernières dépêches de Constantinople annonçaient déjà comme imminente. Il est à craindre que l'ordre envoyé à Hafiz-Pacha d'arrêter les hostilités ne lui soit arrivé trop tard pour empêcher la bataille à laquelle on s'attendait. Bien qu'il soit difficile de prévoir dès à présent le genre d'influence que ce changement de règne exercera sur les destinées de l'Orient, il est évident qu'on est arrivé à un moment de crise qui réclame de plus en plus le concours loyal et sincère de tous les cabinets pour assurer le maintien de la paix. Il m'a paru que le moment était venu de donner suite à l'idée mise en avant par M. de Metternich, de garantir, au moyen d'un échange de déclarations diplomatiques, le maintien de l'intégrité et de l'indépendance de l'empire ottoman, et pour éviter tout retard, je me suis déterminé à prendre moi-même l'initiative des démarches à faire à cet effet. La dépêche ci-jointe formule, en ce qui nous concerne, rengagement dont il est question. Lord Palmerston répondra sans doute à la communication que vous lui en donnerez en termes assez précis pour atteindre le but que nous avons en vue.
13° Le baron de Bourqueney à lord Palmerston.
Londres, 19 juillet 1839.
Milord,
Je m'acquitte des ordres de mon gouvernement en transmettant sans retard à Votre Excellence copie de la dépêche que je viens de recevoir de M. le maréchal duc de Dalmatie, sous la date du 17 juillet.
Le gouvernement du Roi, Milord, sait d'avance qu'il trouvera, dans le cabinet de S.M. Britannique, des principes et des sentiments conformes à ceux qui dirigent et qui continueront invariablement à diriger sa politique dans les affaires d'Orient; mais il attache un véritable prix à recevoir un nouveau témoignage de cette heureuse conformité.
Je prie Votre Excellence de vouloir bien m'accuser réception de cette lettre, etc.
14° Lord Palmerston au baron de Bourqueney.
Foreign office.—July 22, 1839.
Monsieur le Baron,
I have the honour to acknowledge the receipt of your note of the 19th. instant, inclosing, by order of your Government, a copy of a despatch dated the 17th. instant, which you have received from the duc de Dalmatie, relative to the present posture of affairs in Turkey.
I have to express to you in reply the great satisfaction with which Her Majesty's Government have received this communication, and lose no time in authorizing you to assure your Government that the British cabinet, like that of France, desires to uphold the integrity and independence of the Ottoman empire under its existing dynasty; and is ready to use its influence and its means of action for the purpose of maintaining this essential element of the balance of power in Europe; and like that of France, would not hesitate to declare itself openly against any combination which might be be conceived in a spirit of hostility to the principles above mentioned.
I have the honour to be with high consideration,
Monsieur le Baron,
Your most obedient, humble servant,
PALMERSTON.
Monsieur le Baron,
J'ai l'honneur de vous accuser réception de votre billet du 19 de ce mois, renfermant, par ordre de votre gouvernement, copie d'une dépêche du 17 que vous avez reçue du duc de Dalmatie, et qui a trait à l'état des affaires en Turquie.
Je dois vous témoigner en réponse la grande satisfaction avec laquelle le gouvernement de Sa Majesté a reçu cette communication, et je ne perds pas un moment pour vous autoriser à assurer votre gouvernement que le cabinet britannique désire, comme celui de France, de maintenir l'intégrité et l'indépendance de l'empire ottoman, sous la dynastie actuellement régnante, et qu'il est prêt à employer toute son influence et tous ses moyens d'action pour conserver cet élément essentiel de l'équilibre européen, et qu'ainsi que le cabinet français, il n'hésiterait pas à se déclarer ouvertement contre toute combinaison conçue dans un esprit d'hostilité aux principes ci-dessus mentionnés.
J'ai l'honneur d'être avec la plus haute considération, Monsieur le baron, votre humble et obéissant serviteur.
15° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, 23 juillet 1839.
Monsieur le maréchal,
Je viens de communiquer à lord Palmerston les deux dépêches télégraphiques que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'adresser sous la date d'hier; elles ont naturellement produit une très-pénible impression sur son esprit, et il n'a pas été maître de contenir une exclamation de dépit contre l'aveuglement qui a jeté Mahmoud et son empire au-devant d'un événement aussi désastreux.
Toutefois, Monsieur le maréchal, en reportant plus froidement ses regards sur la situation générale, et partant de la donnée qu'Ibrahim-Pacha n'aura pas suivi ses succès jusqu'à une extrémité inquiétante pour le salut même de l'empire ottoman, lord Palmerston a été peu à peu ramené à une conclusion analogue à celle de ses premiers raisonnements au moment où je lui portai la nouvelle de la mort du sultan. Le second événement, comme le premier, trouve, selon lui, les grandes puissances à peu près fixées sur les moyens de prévenir toute complication européenne; l'échange entre nos deux cabinets des déclarations relatives au maintien de l'intégrité et de l'indépendance de l'empire ottoman est même un pas de plus dans cette voie salutaire; en y persévérant, lord Palmerston espère qu'on préviendra toute catastrophe.
Ce n'est pas certes que son esprit ne soit en même temps frappé du déplorable abaissement de la puissance ottomane, au moment où elle vient de passer dans les mains d'un prince de seize ans; et cet abaissement ne saurait être qu'une cause sérieuse de regrets et d'alarmes pour les puissances protectrices désintéressées de la Porte. Cette réflexion est même accompagnée chez lord Palmerston d'un penchant naturel au soupçon que la Russie, qui ne veut pas d'une complication européenne actuelle, mais qui juge l'affaiblissement de la puissance ottomane favorable à sa politique d'avenir, a poussé sous main la Porte et l'Égypte à la dernière collision; et ce soupçon est confirmé chez lui par les efforts récents du cabinet russe pour enfermer la lutte dans de certaines limites, et tracer au vainqueur présumé, à Ibrahim-Pacha, la route vers le Diarbekir, c'est-à-dire dans une direction qui ne forcerait pas la Porte à réclamer l'exécution du traité d'Unkiar-Skelessi, exécution pour laquelle la Russie ne se croit pas prête.
Passant de ces considérations générales au côté pratique de la question, j'ai demandé à lord Palmerston si la nouvelle de la défaite de l'armée turque lui semblait devoir apporter quelque modification aux mesures déjà adoptées par nos deux cabinets dans la prévision seule de l'événement qui vient de se réaliser. Lord Palmerston m'a répondu qu'il n'y voyait jusqu'ici aucune nécessité: «Nos amiraux, m'a-t-il dit, ont dans leurs instructions de quoi faire face à l'événement du 24 juin; Ibrahim-Pacha aura vraisemblablement arrêté de lui-même ses premiers succès; s'il les poursuivait, les commandants de nos escadres ont leur conduite tracée; si, d'un autre côté, la terreur avait jeté de nouveau la Porte dans les bras de la Russie, nos premières instructions aux ambassadeurs leur indiquent péremptoirement la demande qu'ils auront à adresser à la Porte pour l'admission de nos escadres dans la mer de Marmara. C'est à Vienne qu'il faut redoubler d'efforts et d'activité pour presser la conclusion de l'arrangement permanent dont les bases générales ont déjà été mises en avant par les autres puissances comme limites entre lesquelles devra se mouvoir la négociation. L'Égypte sera devenue sans doute plus exigeante; mais un concert européen saura triompher de tous ces obstacles.»
Tel est, Monsieur le maréchal, le résumé des points principaux de la conversation de lord Palmerston…….Je puis ajouter en toute confiance que, si le gouvernement du Roi entrevoyait la nécessité d'une modification à la marche suivie jusqu'à ce jour, toute ouverture de lui à ce sujet sera reçue ici avec une véritable déférence.
Lord Palmerston a voulu que je remerciasse en son nom Votre Excellence de l'activité et de l'exactitude de ses communications.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
16° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.
Paris, 26 juillet 1839.
La réponse faite par lord Palmerston à la déclaration dont je vous avais chargé de lui remettre copie est de tout point satisfaisante.
Les importantes nouvelles arrivées depuis quelques jours de l'Orient ont donné à l'état des choses un aspect tout nouveau. Quelque inquiétude qu'ait fait concevoir sur l'avenir la gravité des périls auxquels la politique adoptée en dernier lieu par le sultan Mahmoud exposait l'empire ottoman, l'événement a dépassé toutes les conjectures. La mort du sultan, la défaite complète de l'armée turque en Syrie, la défection de la flotte, ont mis cet empire dans une telle situation que désormais la protection de l'Europe et la prudence de Méhémet-Ali sont les seules garanties qui restent au trône du jeune Abdul-Medjid.
…..La Porte, peu de jours après la mort du sultan Mahmoud, lorsqu'elle ignorait encore la défection de la flotte, mais lorsque sans doute elle était déjà informée de la défaite d'Hafiz-Pacha, a annoncé officiellement aux représentants des grandes puissances l'intention de se réconcilier avec le vice-roi et de lui faire des concessions à ce sujet, Méhémet, exalté par le sentiment de la supériorité que lui donnent les circonstances nouvellement survenues, se montrait disposé à de grandes exigences.
La rapidité avec laquelle marchent les événements peut sans doute faire craindre que la crise ne se dénoue par quelque arrangement dans lequel les puissances européennes n'auront pas le temps d'intervenir et où par conséquent les intérêts essentiels de la politique générale ne seraient pas pris en considération suffisante. Ce danger est une conséquence inévitable de la distance où nous sommes de Constantinople, et il n'y a pas moyen d'y remédier d'une manière absolue. Je pense néanmoins qu'il convient de persister dans la marche suivie jusqu'à présent et qui consiste à subordonner, à un concert aussi intime et aussi soutenu que possible entre les cabinets, l'action que plusieurs d'eux sont en mesure d'exercer dans la question d'Orient. Pour l'Angleterre comme pour la France, pour l'Autriche aussi, bien qu'elle ne le proclame pas ouvertement, le principal, le véritable objet de ce concert, c'est de contenir la Russie et de l'habituer à traiter en commun les affaires orientales. C'est assez dire que dans les conjonctures actuelles il y a lieu plus que jamais de travailler à se resserrer, et Vienne en pense absolument de même. M. de Metternich laisse même voir à ce sujet une extrême préoccupation.
Cela posé, je crois que les puissances, tout en donnant une pleine approbation aux sentiments conciliants manifestés par la Porte, doivent l'engager à ne rien précipiter, et à ne traiter avec le vice-roi que moyennant l'intermédiaire et le concours de ses alliés, dont la coopération serait sans doute le meilleur moyen de lui ménager des conditions moins désavantageuses et mieux garanties.
Je crois qu'à Alexandrie ces mêmes puissances doivent tenir au vice-roi un langage propre à lui faire sentir que, quels que soient les avantages qu'il croit obtenir, il risquerait de les compromettre en voulant les pousser trop loin, et que s'il prétendait, sous quelque forme ou quelque prétexte que ce fût, arracher au sultan des conditions incompatibles avec la dignité et la sûreté de son trône, l'Europe entière interviendrait pour s'y opposer. Pour qu'un tel langage ait l'efficacité désirable, il faut que les consuls soient mis en mesure de le tenir simultanément et en termes qui prouvent leur parfait accord. Il faut aussi que la fermeté, j'ai presque dit la sévérité des conseils qu'il exprimera, soit tempérée par un ton de modération et de bienveillance qui, tout en arrêtant la hardiesse de Méhémet-Ali, ne blesse pas trop fortement son orgueil et son ambition. Il y aurait certainement de l'affectation à paraître croire qu'après les succès que vient de lui procurer la folle agression de la Porte, il n'a rien à attendre de plus que ce qu'il était en droit de demander auparavant. Ce serait méconnaître l'empire des faits, les nécessités de la situation. Si le vice-roi acquérait la conviction qu'il ne doit rien espérer de l'équité des puissances, il se révolterait contre leurs représentations impérieuses, et son irritation pourrait amener d'un moment à l'autre des conséquences dont la seule possibilité est de nature à effrayer tout esprit prévoyant.
Voilà, Monsieur, les premières impressions que le gouvernement du Roi a reçues des dernières nouvelles de l'Orient. Veuillez en faire part à lord Palmerston et lui demander si elles sont conformes à la manière de voir du cabinet britannique.
Vous remarquerez dans la dépêche de l'amiral Roussin, où il rend compte des propositions adressées par la Porte à Méhémet-Ali, celle qui concéderait à ce pacha l'investiture, seulement viagère, de l'Egypte. Notre ambassadeur avait mal saisi la pensée de Nourri-effendi. Il s'agissait d'une investiture héréditaire, comme cela résulte évidemment de deux documents joints au rapport de l'internonce autrichien sur la conférence où ces rapports ont été communiqués aux représentants des puissances, et de la lettre même par laquelle le grand vizir les a transmises au vice-roi.
17° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, le 27 juillet 1839.
Monsieur le maréchal,
J'ai reçu ce matin la dépêche télégraphique par laquelle Votre Excellence m'annonce la défection du capitan pacha. J'ai écrit sans retard à lord Palmerston pour lui communiquer cette importante nouvelle. Il m'a répondu en me priant de me rendre à deux heures au Foreign office; il devait y avoir conseil de cabinet, et je crois qu'il était bien aise de consulter ses collègues séance tenante.
Lord Palmerston est sorti du conseil pour prendre lecture de la dépêche télégraphique; il est rentré pour la communiquer aux autres membres du cabinet. Le résultat de leur délibération a été qu'avant de connaître le développement de ce nouvel événement, il n'y avait rien à modifier aux précédentes instructions.
Un courrier de Vienne, parti le 17 juillet, est arrivé ce matin à Londres. Il apporte des nouvelles de Constantinople jusqu'au 8. La trahison du capitan pacha était déjà connue à cette date. Le prince Esterhazy m'a donné à lire la dépêche de M. de Metternich et les extraits de correspondance du baron de Sturmer. Le tableau de l'internonce est bien sombre. Le prince de Metternich écrit au prince Esterhazy qu'il ne faut pas perdre de temps à gémir et que c'est le moment de resserrer plus fortement que jamais l'union des cinq cours dans la négociation projetée à Vienne.
Lord Palmerston m'a parlé ce matin dans le même sens; il est d'avis de presser autant que possible la conclusion de l'arrangement sous le patronage des cinq cours. Il dit que lord Beauvale est suffisamment pourvu d'instructions et de pouvoirs à cet effet; ces instructions sont, comme Votre Excellence le sait, l'hérédité dans la famille de Méhémet-Ali et une compensation territoriale pour la Porte ottomane. Je sais que, dans la pensée du cabinet anglais, cette compensation va jusqu'à la rétrocession complète de la Syrie; mais je ne crois pas qu'il en fasse une condition sine qua non.
Lord Palmerston est très-frappé de la crainte que le cabinet russe ne pousse à Constantinople à un arrangement direct entre le sultan et Méhémet-Ali, qui fasse échouer, en les rendant inutiles, les négociations de Vienne et les garanties qui en découleront; mais il pense que, même dans le cas de l'arrangement direct admis, nous devrons continuer nos efforts pour faire sortir du concours moral des quatre cours un acte auquel la cinquième ne pourra s'empêcher de souscrire.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
18° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, 31 juillet 1859.
Monsieur le maréchal.
Hier, au moment où je me disposais à expédier le portefeuille de l'ambassade, lord Palmerston m'a écrit pour me prier de passer chez lui. Il venait de recevoir son courrier de Paris et il voulait mettre sous mes yeux la correspondance de lord Granville, frappé de quelques différences de rédaction entre sa dépêche et celle que je lui avais communiquée la veille.
Lord Granville, Monsieur le maréchal, écrit le 26 au soir que Votre
Excellence lui a déclaré que dans l'opinion du gouvernement du Roi:
«Ni la désastreuse défaite de l'armée turque, ni la trahison du capitan pacha, ni l'attitude abattue du divan, ne doivent modifier la marche que les grandes puissances de l'Europe se proposent de suivre; que tout arrangement fait entre le sultan et Méhémet-Ali, au moment où les conseillers de l'empire étaient ou paralysés par la crainte, ou traîtreusement occupés à satisfaire leur ambition, au mépris des droits de leur souverain, devait être considéré comme nul et qu'une déclaration dans ce sens devait être faite à Méhémet-Ali.»—Enfin, Votre Excellence aurait ajouté qu'elle écrivait le jour même à Vienne à l'ambassadeur de France pour lui transmettre cette opinion du gouvernement du Roi, et l'engager à la faire partager au cabinet autrichien.
Je cite textuellement la dépêche de lord Granville.
Lord Palmerston répond à lord Granville que le cabinet anglais adhère à chaque syllabe de la déclaration de Votre Excellence; que, sans s'être concertés, les deux cabinets sont arrivés d'eux-mêmes à une conclusion parfaitement identique, et que rien ne prouve mieux la communauté du but qu'ils se proposent et la solidarité du sentiment qui les anime.
Mais lord Palmerston avait remarqué avec inquiétude quelques divergences entre la déclaration de Votre Excellence rapportée par lord Granville et les phrases suivantes de la dépêche n° 31 qu'elle m'a fait l'honneur de m'adresser:
«Il faut faire sentir au vice-roi que quels que soient les avantages qu'il vient d'obtenir, il risquerait de les compromettre en voulant les pousser trop loin…..
«Il y aurait de l'affectation à paraître croire qu'après les succès que vient de procurer à Méhémet-Ali la folle agression de la Porte, il n'a rien à attendre de plus que ce qu'il était en droit de demander auparavant; ce serait méconnaître l'empire des faits et les nécessités de la situation…..»
Je me suis attaché, Monsieur le maréchal, à affaiblir autant qu'il était en moi le contraste que me signalait lord Palmerston; je l'ai même réduit à une simple nuance de rédaction; j'ai montré la pensée qui dominait à la fois et la déclaration de Votre Excellence à lord Granville, et la dépêche qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire; pensée qui consiste à empêcher un arrangement direct entre le sultan et le pacha, dans lequel les intérêts de l'empire ottoman seraient sacrifiés à un ensemble de circonstances désastreuses, et les intérêts de l'Europe privés de la garantie qu'ils cherchent dans une transaction conclue sous l'influence des grandes puissances. Mais privé d'informations positives sur les bases mêmes que le gouvernement du Roi veut donner à cet arrangement, je ne me suis point laissé attirer sur ce terrain de discussion. Lord Palmerston n'a cependant pas laissé échapper l'occasion de me formuler plus nettement la pensée du cabinet anglais, et il m'a dit:
«Plus je réfléchis à cette question d'Orient (et je vous affirme qu'il n'y a pas dans mon esprit une seule préoccupation anglaise exclusive), plus j'arrive à cette conclusion que la France et l'Angleterre ne peuvent que vouloir identiquement la même chose, la sécurité, la force de l'empire ottoman, ou si ces mots sont trop ambitieux, son retour à un état qui laisse le moins de chances possible à une intervention étrangère. Eh bien, cet objet nous ne l'obtiendrons qu'en séparant le sultan et son vassal par le désert; que Méhémet-Ali reste maître de son Egypte, qu'il y obtienne l'hérédité qui a fait le but constant de ses efforts, mais qu'il n'y ait plus de collision possible et par conséquent pas de voisinage entre ces deux puissances rivales. La Russie convoite (d'avenir) les provinces d'Europe, et au fond de son coeur elle voit avec joie les provinces d'Asie se séparer du corps ottoman. Pouvons-nous servir cet intérêt? Évidemment non. On parle des difficultés matérielles que nous rencontrerons pour arriver à notre but; je pense que Méhémet-Ali ne résistera pas à une volonté sincère exprimée en commun par les grandes puissances; mais le fît-il, ses droits n'auront pas augmenté par le mépris qu'il aura fait des conseils de l'Europe, tout en sauvant les apparences; et si la force devenait nécessaire, le résultat ne serait ni long ni douteux.
«Telle est, a continué lord Palmerston, l'opinion bien arrêtée du cabinet anglais; si nous pensions que Méhémet-Ali pût s'asseoir fort et respecté sur le trône ottoman et posséder l'empire dans son indépendance et son intégrité, nous dirions: soit. Mais convaincus que, s'il reste encore quelque chose en Turquie, c'est le respect religieux pour la famille impériale, et que jamais l'empire tout entier ne consentira à traiter Méhémet-Ali comme un descendant du prophète, Dieu nous garde de nous embarquer dans une semblable politique! Nous aurions une seconde Amérique du Sud en Orient, et celle-là aurait des voisins qui ne la laisseraient pas éternellement se consumer en luttes intérieures.»
J'ai reproduit, Monsieur le maréchal, l'opinion de lord Palmerston avec le style même de conversation avec lequel il la développait; je n'ai pas besoin d'ajouter qu'elle ne répondait nullement à une pensée, même présumée, du gouvernement du Roi; mais les dernières publications de la presse, dans les deux pays, ont mis récemment en circulation quelques idées que lord Palmerston saisissait l'occasion de réfuter.
J'ai promis à lord Palmerston, en le quittant, Monsieur le maréchal, que j'appellerais votre attention sur la légère nuance de divergence qu'il m'avait signalée entre la correspondance de lord Granville et la dernière dépêche de Votre Excellence.
D'après les instances de lord Palmerston, le chargé d'affaires de Prusse avait prié le cabinet prussien de s'expliquer sur les bases de l'arrangement projeté entre le sultan et Méhémet-Ali. M. de Werther est venu me lire la réponse confidentielle qu'il a reçue de son père. Le baron de Werther établit dans cette lettre que le cabinet prussien ne voulant prendre aucune initiative dans la question d'Orient, ce n'est point l'opinion de son gouvernement, mais la sienne propre qu'il transmet à Londres, et cette opinion est que les bases de l'arrangement doivent être l'hérédité dans la famille de Méhémet-Ali, et la rétrocession complète de la Syrie au sultan. M. de Werther a communiqué la lettre de son père à lord Palmerston.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
19° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.
Paris, le ler août 1839.
Monsieur, je vous envoie la copie d'une dépêche télégraphique que je viens de recevoir du consul général de France à Alexandrie. Il en résulte que la flotte ottomane est venue le 14 juillet se mettre à la disposition de Méhémet-Ali, qui a déclaré l'intention formelle de ne la rendre à la Porte qu'après que le grand vizir aurait été destitué et qu'on lui aurait accordé pour lui-même l'investiture héréditaire du pays qu'il gouverne. En faisant part à lord Palmerston de cette information, veuillez lui demander quelle est l'opinion du cabinet de Londres sur l'attitude nouvelle que la France et l'Angleterre peuvent se trouver appelées à prendre par suite de cette grave complication.
M. de Metternich a fait une réponse convenable à notre déclaration en faveur de l'indépendance et de l'intégrité de l'empire ottoman. D'après ce que m'écrit M. de Sainte-Aulaire, le chancelier d'Autriche, qui se montrait naguère fort satisfait des intentions manifestées par la Russie, en est maintenant assez inquiet. Il paraît que le cabinet de Saint-Pétersbourg, loin de continuer les assurances, d'ailleurs assez vagues, qu'il avait d'abord données de sa volonté d'agir de concert avec les autres puissances, se refuse, sous d'assez frivoles prétextes, à tout ce qui pourrait les préciser ou les traduire en actes formels. Ce qui me surprend, c'est l'étonnement que M. de Metternich paraît en éprouver. Je n'ai jamais pensé que l'on pût, dans la question actuelle, amener la Russie à s'associer franchement aux autres cabinets dont la politique est si différente de la sienne; j'ai cru que tout en paraissant y travailler, tout en employant les formes les plus conciliantes, on devait se proposer pour unique but de la contenir, de l'intimider jusqu'à un certain point, par la démonstration de l'accord des autres grandes puissances, unies dans un même intérêt. Il importerait pour cela que les puissances, et surtout la France et l'Angleterre, tinssent au cabinet de Pétersbourg un langage absolument uniforme et ne fissent auprès de lui que des démarches concertées. Aussi n'ai-je pas vu sans quelque regret celle que lord Clanricarde a été chargé de faire auprès de M. de Nesselrode.
Le gouvernement russe a dû naturellement en induire que, sur un point au moins, celui des limites à imposer à Méhémet-Ali, l'Angleterre s'attendait à trouver plus de sympathie en lui que dans les autres cabinets; il en aura conclu, bien à tort sans doute, qu'une alliance où se manifestaient de semblables divergences n'avait rien de bien homogène, ni de bien imposant.
Ce n'est pas seulement à Pétersbourg qu'il est essentiel, je crois, de ne rien négliger pour faire croire à l'union intime des cours de Londres et de Paris; à Vienne aussi, malgré le grand intérêt qui semblerait, au moins momentanément, devoir imposer silence aux préventions étroites d'une politique surannée, à Vienne on n'est que trop porté à accueillir, avec une sorte de satisfaction, ce qui peut faire croire que cette union n'existe pas ou n'a existé qu'incomplètement. M. de Metternich affecte sans cesse, je ne sais trop dans quel but, de faire entendre à notre ambassadeur qu'à Paris et à Londres on n'est pas d'accord et qu'il en sait là-dessus plus qu'il ne veut en dire; il relève avec un soin minutieux les moindres circonstances qui peuvent venir à l'appui de cette assertion. C'est ainsi qu'en dernier lieu il faisait remarquer que lord Beauvale n'avait pas été chargé, comme M. de Sainte-Aulaire, d'engager la cour de Vienne à réclamer avec nous la libre admission des escadres alliées dans la mer de Marmara. C'est ainsi encore qu'il signalait avec exagération les différences des instructions données aux deux amiraux.
Veuillez, Monsieur, appeler l'attention de lord Palmerston sur les considérations que je viens de vous indiquer. Dans la franchise de notre langage, il verra sans doute un témoignage éclatant du désir que nous avons de maintenir à nos relations avec le cabinet anglais le caractère d'intimité si impérieusement réclamé par tous les grands intérêts européens.
20° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, 3 août 1830, 9 h. du soir.
Monsieur le maréchal,
J'ai écrit immédiatement à lord Palmerston que Votre Excellence m'avait chargé à la fois et de lui annoncer l'entrée de la flotte ottomane à Alexandrie et de consulter le cabinet anglais sur l'attitude nouvelle que la France et l'Angleterre pourraient se trouver appelées à prendre par suite de cette grave complication.
Lord Palmerston m'a engagé à me rendre à quatre heures au Foreign-Office. Un conseil avait été convoqué pour deux heures; l'importante nouvelle que je venais de transmettre devait être l'objet de ses délibérations.
Lord Palmerston est sorti du conseil accompagné de lord Minto; il m'a dit en entrant dans son cabinet que le premier lord de l'Amirauté assisterait à notre conférence.
«Le conseil, m'a dit lord Palmerston, vient de délibérer sur la nouvelle que le gouvernement français a bien voulu vous charger de porter à notre connaissance. Son premier soin a été de relire les instructions adressées à l'amiral Stopford; il n'y a rien trouvé qui pût servir de direction au chef de notre escadre dans la circonstance actuelle, et il a décidé qu'il serait envoyé à l'amiral Stopford des instructions plus spéciales.
«Le conseil a pensé que la défection consommée du capitan-pacha ne pouvait modifier la pensée politique qui a dirigé votre marche et la nôtre depuis six semaines; il y a vu au contraire un motif de plus de persévérance et de progrès dans cette même ligne.
«Ce principe posé, le conseil a été d'avis que nous devions employer les moyens de coercition pour obtenir la restitution de la flotte ottomane. Ces moyens de coercition doivent être l'objet même des instructions à l'amiral Stopford et ce sont ces instructions que lord Minto et moi nous allons rédiger en votre présence.»
J'ai répondu à lord Palmerston que le gouvernement du Roi apprécierait beaucoup cette marque de confiance; mais j'ai ajouté que j'étais moi-même sans instructions, que je n'avais été chargé que de consulter et non de délibérer; que par conséquent aucune de mes paroles n'engagerait en quoi que ce soit le gouvernement du Roi. Lord Palmerston a dit que cela était parfaitement entendu, et il a pris la plume.
Votre Excellence trouvera joint à ma dépêche le projet d'instructions rédigé séance tenante par lord Palmerston et lord Minto.
Le but est la restitution de la flotte ottomane au sultan; les moyens de coercition sont gradués sur le degré de résistance que la sommation des amiraux rencontrera de la part de Méhémet-Ali, depuis l'apparition des flottes alliées devant Alexandrie jusqu'à la prise de possession de la flotte égyptienne et au blocus du port, sauf réserve du droit des neutres. Lord Palmerston et lord Minto sont partis du principe que la flotte égyptienne serait en mer, parce que, comme elle ne peut rentrer à Alexandrie sans s'alléger, cette opération équivaut à un désarmement, et Méhémet ne doit pas pouvoir se passer de sa flotte en ce moment, même pour les besoins de son armée en Syrie. On laisse aux amiraux beaucoup de latitude dans le choix des points sur lesquels ils auront à se diriger dans telle ou telle éventualité.
Enfin, Monsieur le maréchal, une instruction supplémentaire prévoit le cas où le cours des événements amènerait les ambassadeurs à requérir, conformément aux ordres de leurs cours, la présence de nos flottes dans le Bosphore, au moment même ou nos amiraux recevront les nouvelles instructions; dans cette hypothèse, les amiraux auraient à se rendre sans retard à cet appel, et ils réserveraient, pour une époque plus éloignée, l'exécution des présentes instructions.
Tel est le résumé du document que je joins à ma dépêche.
Pénétrés de l'avantage de ne pas perdre un moment dans ces graves circonstances, mais plus encore de la nécessité de n'agir que de concert avec nous, lord Palmerston et lord Minto m'ont prié avec instance de transmettre ce soir même le projet d'instructions à Votre Excellence. Un courrier de l'Amirauté anglaise partira demain pour Paris et se mettra lundi soir à la disposition de lord Granville. Si le gouvernement du Roi approuve le projet et croit devoir adresser des instructions analogues à l'amiral Lalande, Votre Excellence voudra bien l'annoncer à lord Granville, et le courrier anglais continuera sa route vers Marseille; dans le cas contraire, Votre Excellence aura également la bonté de prévenir lord Granville, et le courrier attendra à Paris de nouvelles instructions de Londres. Les objections du gouvernement du Roi, s'il croit devoir en élever, seront pesées ici avec le désir sincère d'arriver à une entente complète entre les deux cabinets.
Je n'ai pas cru devoir laisser se terminer cette conférence sans appeler la plus sérieuse attention de lord Palmerston sur les considérations développées dans la dernière dépêche de Votre Excellence. La présence de lord Minto ne m'a paru qu'un encouragement de plus à signaler au gouvernement anglais l'abus que l'on fait en Europe des divergences qui se manifestent entre nos agents extérieurs et les conclusions qu'on en tire contre la solidité de l'alliance des deux cours. J'ai insisté avec une certaine vivacité sur la nécessité de concerter préalablement leurs démarches, surtout à Pétersbourg; j'ai cité celle de lord Clanricarde comme de nature à créer de fausses impressions en accréditant l'idée que le cabinet anglais cherchait un point d'appui auprès du cabinet russe dans la question des limites de la rétrocession égyptienne, question si secondaire comparée au but que nous nous proposons tous, l'établissement du principe que les affaires d'Orient ne se traitent plus que de concert entre les grandes puissances de l'Europe.
Lord Palmerston et lord Minto ont pris ces observations en très-bonne part. Lord Palmerston m'a affirmé que lord Clanricarde avait manqué à ses instructions s'il avait donné à sa démarche un caractère quelconque qui ne fût pas l'expression de la parfaite union de nos deux cabinets.
Je n'ai point voulu étendre davantage, Monsieur le maréchal, le cercle des récriminations; mais la sincérité de notre désir d'entente avec le cabinet anglais nous donne bien parfois le droit d'être francs avec ses organes; cette franchise même est un gage de plus de notre loyauté, et je puis vous assurer que c'est l'impression qu'a laissée sur lord Palmerston et sur lord Minto la lecture que j'ai faite à haute voix de la dernière dépêche de Votre Excellence.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
21° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.
Paris, le 6 août 1839.
Monsieur, j'ai reçu hier la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser avec le projet d'instructions aux amiraux qui vous a été remis par lord Palmerston pour être présenté à l'approbation du gouvernement du Roi. Le conseil, qui vient d'en délibérer, n'a pas jugé qu'il fût possible d'adhérer complètement à ce projet. Je crains que le cabinet britannique, sous la première impression des fâcheuses nouvelles arrivées d'Alexandrie, ne se soit pas rendu compte suffisamment de l'ensemble de la situation. Les hostilités sont évidemment terminées en Orient. Ni par terre ni par mer, personne n'annonce l'intention de les continuer ou plutôt de les reprendre. D'un côté, on n'en a plus le moyen, à supposer, ce qui est douteux, qu'on en eut la volonté; de l'autre, on n'y voit aucun intérêt, et l'on sait assez qu'on ne pourrait le faire sans s'exposer à de très-graves conséquences, sans compromettre gratuitement une fort belle position. Dans cet état de choses, la défection de la flotte ottomane est une chose fâcheuse et très-regrettable, à laquelle nous devons essayer de remédier; mais elle ne constitue pas un de ces dangers imminents propres à justifier des mesures aussi extrêmes que celles qu'on nous propose. Cette flotte, dans les mains de Méhémet-Ali, n'est aujourd'hui qu'un dépôt, un gage à l'aide duquel il se propose d'obtenir l'investiture héréditaire de tout ce qu'il possède. La France et l'Angleterre, tout en insistant fortement sur l'invitation que nous avons déjà fait parvenir à Méhémet-Ali par nos consuls, de restituer les vaisseaux turcs, doivent sans doute prendre des mesures pour que, dans le cas peu probable où il recommencerait la guerre, il ne pût s'en faire un instrument d'attaque contre la Porte; et le meilleur moyen peut-être de lui en ôter l'envie, c'est de lui déclarer formellement que désormais les escadres anglaise et française agiront uniquement dans le but de protéger le sultan contre des agressions ou des envahissements quelconques. Toute démarche, toute démonstration faite dans le sens que je viens d'indiquer, aurait notre approbation entière, parce que nous y voyons une utilité réelle et de grandes chances d'efficacité; mais, je le répète, la mesure d'hostilité contre Méhémet-Ali ne faciliterait pas le plan que l'Angleterre et la France se sont proposé de concert. En détruisant l'escadre égyptienne, non seulement nous n'en donnerions pas plus de force à la Porte, mais nous n'amènerions pas le vice-roi à se désister de la moindre de ses prétentions. La puissance matérielle et morale qu'il exerce aujourd'hui sur terre rend son action bien moins dépendante qu'on ne le suppose de ses forces maritimes. L'attaquer lorsqu'il n'attaque pas, ce serait risquer de le pousser à quelque parti extrême. Certain, lorsqu'on lui aurait enlevé ses vaisseaux, de n'avoir plus rien à craindre de l'Europe qui, en effet, aurait épuisé contre lui, dans un but comparativement bien secondaire, tous ses moyens coercitifs, il en conclurait naturellement qu'il n'a plus rien à ménager avec elle; et, en supposant qu'il ne se décidât pas à faire marcher Ibrahim sur Constantinople même, il lui suffirait, pour susciter une diversion terrible, de provoquer dans l'Asie Mineure, en Macédoine, en Albanie, quelque soulèvement de nature à ramener la question de l'intervention russe. On sait malheureusement que les instruments ne lui manqueraient pas à cet effet, et qu'il n'aurait peut-être pas besoin, pour y parvenir, de remuer un seul de ses soldats. De telles éventualités valent certainement la peine qu'on les pèse mûrement avant de se décider à les braver. J'ajouterai, Monsieur, qu'à Londres on semble trop se préoccuper de Méhémet-Ali, c'est-à-dire de son agrandissement, parce qu'on veut toujours considérer le côté de la question sous l'aspect qu'il aurait s'il s'agissait d'un État européen. Sans doute, entre les mains d'un homme tel que le pacha d'Egypte, la possession de territoires trop considérables peut avoir des dangers qui expliquent et justifient les efforts des puissances pour mettre un terme à ses empiétements. La France est la première à le reconnaître, et elle n'a cessé de travailler à contenir les projets, à modérer les prétentions de ce pacha. Mais il ne faut pas s'exagérer le mal: l'empire ottoman, même divisé administrativement par des stipulations auxquelles la clause de l'hérédité, quelque expresse qu'elle fût, pourrait bien d'ailleurs ne pas donner un caractère de permanence définitive, l'empire ottoman, uni, malgré ce partage plus ou moins durable, par le lien puissant des moeurs et de là religion, n'en continuera pas moins à former, en face des puissances européennes, ce grand corps dont l'existence a toujours été indispensable au maintien de l'équilibre politique. Les forces qu'il possède dans l'une et dans l'autre de ses divisions actuelles concourent également à ce but, et je ne crains pas de dire qu'en ruinant le pacha d'Egypte, on travaillera à la destruction de l'empire ottoman. Notre politique aujourd'hui, comme dès le commencement de cette crise, doit veiller avant tout à ce que Constantinople ne reçoive de protection extérieure qu'avec notre commun concours.
Telles sont, Monsieur, les objections qu'a suggérées au gouvernement du Roi la proposition du cabinet de Londres et qui ne lui ont pas permis d'y adhérer entièrement. Veuillez les faire connaître à lord Palmerston en lui indiquant la marche que nous croyons préférable. Elle consiste, vous le voyez, à réclamer de nouveau la restitution de la flotte ottomane et, dans le cas où Méhémet-Ali s'y refuserait, à lui déclarer qu'il doit dorénavant considérer les escadres alliées comme uniquement et spécialement chargées de repousser toute tentative dirigée contre le territoire ou l'autorité de la Porte. Le cabinet anglais, en y réfléchissant, reconnaîtra, je n'en doute pas, qu'une telle attitude suffit aux besoins du moment; que, sans rien compromettre, elle atteindra, suivant toute apparence, le but que la France et l'Angleterre ont en vue; et que, placés, à notre grand regret, dans l'impossibilité d'accéder sans réserve au projet du gouvernement britannique, nous ne pourrions mieux lui prouver notre confiance absolue et l'intime accord de notre politique avec la sienne.
22° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, 9 août 1839.
Monsieur le maréchal,
Lord Palmerston m'avait annoncé hier que, d'après les nouvelles de Berlin (les informations par lord Clanricarde sont lentes et rares), la Russie se retirait des négociations projetées de Vienne. M. de Kisséleff, qui m'a succédé chez lord Palmerston, était chargé d'une communication dans ce sens. C'est au nom du respect pour l'indépendance des États souverains que le cabinet russe décline toute intervention dans les affaires intérieures de la Turquie. Avant les événements de Syrie, avant la mort du sultan, quand il n'y avait d'autre issue possible que la guerre aux différends de la Porte et de l'Égypte, le cabinet russe avait pu partager l'opinion des autres puissances de l'Europe sur l'ouverture d'une négociation conduite en dehors des parties mêmes intéressées; mais aujourd'hui que la Porte va elle-même au-devant d'un rapprochement et adresse à l'Égypte des propositions d'accommodement acceptables, il faut laisser marcher la négociation à Constantinople, et la seconder uniquement de ses bons offices; autrement il n'y a plus de puissance ottomane indépendante. Tel est, Monsieur le maréchal, l'esprit de la démarche de M. de Nesselrode.
Ce n'est pas le gouvernement du Roi qui s'étonnera de cette ouverture du cabinet de Pétersbourg; la correspondance de Votre Excellence l'avait dix fois annoncée.
Ici, où l'on prend facilement ce qu'on désire pour ce qu'on croit, on avait été plus confiant, non pas dans la sincérité des intentions de la Russie, mais dans les nécessités de sa situation européenne. On a donc été plus surpris qu'on ne le sera à Paris, mais enfin on a compris les motifs qui ont dicté la dernière dépêche de M. de Nesselrode, et on y voit la preuve évidente que si le cabinet impérial ne croit pas le moment arrivé de se commettre ouvertement avec l'Europe sur les affaires d'Orient, il est au moins décidé à lutter diplomatiquement contre les garanties écrites qui menaceraient d'enchaîner l'avenir.
Lord Palmerston a reçu poliment la communication de M. de Kisseleff; mais celui-ci n'a pas dû se faire illusion sur le jugement qu'il en portait.
Tout en déférant hier au voeu manifesté par le gouvernement du Roi relativement au projet d'instructions aux amiraux, lord Palmerston est entré plus avant que de coutume dans la discussion de la question générale. En réponse à cette partie de la dépêche de Votre Excellence qui combat la disposition du cabinet anglais à se préoccuper trop exclusivement de réduire les limites de la possession égyptienne, lord Palmerston m'a dit, en effet, que c'était chez lui et chez beaucoup de ses collègues un point très-arrêté qu'on ne ferait quelque chose d'utile et de durable en Orient que si l'on parvenait à rendre à la Porte ottomane les provinces que lui ont enlevées les conquêtes de Méhémet-Ali: «Je ne puis assez vous répéter, a repris lord Palmerston, combien cette conviction est chez moi indépendante de toute considération politique exclusivement anglaise; mais je suppose l'Égypte et la Syrie héréditairement investies dans la famille de Méhémet-Ali, et je me demande comment l'Europe peut se flatter que le moindre incident ne viendra pas briser le dernier et faible lien qui unira ces provinces à l'empire ottoman. L'indépendance viendra comme est venue l'hérédité; et savez-vous alors ce qu'on dira en Europe quand la Russie reprendra son oeuvre de convoitise sur les provinces européennes? C'est que l'empire ottoman, démembré par la séparation d'une partie de ses provinces d'Asie, ne vaut plus la peine qu'on risque la guerre pour le maintenir.
«Voilà, a continué lord Palmerston, l'ordre d'idées dans lequel je me place pour juger cette grande question; après cela, je ne crois nullement à l'infaillibilité de mon opinion; je conçois parfaitement qu'on en ait une autre, et je ne cherche aucune préoccupation française dans l'opinion exprimée par le maréchal Soult. Je crois si bien à la bonne foi de cette politique que voici un raisonnement qui la confirmerait pour moi si j'étais tenté d'en douter. La France a besoin d'exercer de l'influence en Égypte, cela est et cela doit être; c'est une de ces données qu'il faut accepter dans la politique générale. Eh bien! vous voulez faire l'Égypte plus forte que nous ne le voulons nous-mêmes; et cependant votre influence sur le souverain, quel qu'il soit, d'Alexandrie croîtrait en raison de sa faiblesse! Vous voyez si je cherche une arrière-pensée sous la divergence de nos deux points de vue.»
J'ai répondu à lord Palmerston que ses raisonnements supposaient résolue une question au moins controversable, celle de savoir si, dans un avenir plus ou moins éloigné, il n'y aurait pas pour le corps ottoman à recueillir, en Égypte et en Syrie, des éléments de force et de vitalité, éléments que ce serait une bien grande erreur de disperser s'ils devaient un jour tourner au profit du corps que nous voulons sauver.
«Cela est vrai,» a repris lord Palmerston, «et je conviens avec vous que la question est là. Eh! mon Dieu! mon esprit la résout par la négative; mais le cabinet anglais lui-même a compté parmi ses membres des hommes qui la décidaient affirmativement.»
Votre Excellence reconnaîtra sans doute qu'il y a divergence entre les deux cabinets sur un point grave; mais telle est l'identité du but qu'ils se proposent, telle est l'absence de toute défiance, de toute arrière-pensée que, dans ma conviction intime, de légères concessions mutuelles sur les moyens suffiront pour maintenir entre les deux gouvernements l'entente qui a jusqu'ici présidé à leurs démarches el qui peut seule les rendre efficaces.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
23° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, 17 août 1839.
Monsieur le maréchal,
Hier soir lord Palmerston a reçu des nouvelles de Constantinople du 29 juillet, et de Vienne du 10 août. Les premières annoncent la remise de la note collective signée par les ambassadeurs des cinq cours, et la suspension immédiate de la négociation directe entre la Porte et Méhémet-Ali.
Celles de Vienne présentent le prince de Metternich comme s'avançant de plus en plus dans la voie où il est entré et confiant dans l'espoir d'y entraîner la Russie, ou plutôt de l'empêcher d'en sortir avec éclat.
C'est sous l'impression de ces nouvelles que le conseil a discuté ce matin le projet d'instructions à l'amiral Stopford pour le cas spécial de la restitution de la flotte ottomane.
Le conseil a approuvé toute la portion des instructions de l'amiral
Lalande pour le cas où la flotte turque serait sous voile.
Pour celui où elle serait entrée dans le port d'Alexandrie, il a pensé que nos consuls devraient sommer le vice-roi de la restituer sous peine de leur retraite; mais d'après l'accord qui vient de se manifester à Constantinople par la démarche du 29 juillet et d'après les dispositions de plus en plus satisfaisantes du cabinet autrichien, il a émis le voeu «que le cabinet français et le cabinet anglais envoyassent leurs instructions pour les amiraux à Vienne et proposassent au cabinet autrichien d'unir son escadre à celles de la France et de l'Angleterre pour l'hypothèse où la flotte ottomane serait en mer, dans les limites d'action tracées par le projet d'instructions à l'amiral Lalande, et d'associer son consul général aux nôtres pour la démarche proposée dans le cas où la flotte turque serait entrée dans le port d'Alexandrie.»
Enfin, le conseil, examinant le projet mis en avant par lord Palmerston de travailler à un acte de garantie de l'intégrité de l'empire ottoman, entre la France, l'Autriche et l'Angleterre (à défaut de l'espoir d'y associer les deux autres cours), a donné la plus complète approbation à cette proposition, et reconnu en même temps que la négociation devait en être conduite avec une grande réserve pour ne pas effaroucher la Russie et lui donner les moyens de l'entraver. Le conseil a pensé que ce serait véritablement là le commencement de l'oeuvre de paix et d'équilibre dont la France et l'Angleterre poursuivent l'accomplissement.
Depuis le commencement de la crise d'Orient, je n'avais point vu lord
Palmerston aussi satisfait de la face des affaires.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
24° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, ce 18 août 1839.
Monsieur le maréchal.
….Je n'ai pu rendre qu'un compte bien sommaire à Votre Excellence des dernières nouvelles de Vienne; mais je tenais à l'informer sans délai de l'impression profonde qu'elles avaient produite sur le cabinet anglais.
Les deux faits qui dominent tout, Monsieur le maréchal, sont: 1° La signature de M. de Bouteneff apposée à une note collective et déclarant que dans l'accord des cinq grandes puissances sur les affaires d'Orient, la Porte ottomane trouve, contre les dangers de sa situation, une garantie assez puissante pour interrompre toute négociation directe avec le vice-roi; 2° l'interruption immédiate de cette même négociation.
Ni les dépêches de M. de Barante à Votre Excellence, ni celles de lord Clanricarde à lord Palmerston, ni même les dernières communications du prince de Metternich ne préparaient nos cours à cette soudaine adhésion du ministre de Russie à une démarche de cette importance. A Londres, comme à Paris sans doute, on raisonnait sur la donnée générale que le cabinet russe, non-seulement déclinait la négociation de Vienne, mais travaillait à la rendre inutile en favorisant la conclusion d'un arrangement direct entre le souverain et le vassal, sans intervention extérieure quelconque, au moins patente.
Ici, Monsieur le maréchal, on ne s'est pas donné grand'peine pour expliquer un fait en contradiction ouverte avec des dispositions qu'on ne mettait pas même en doute la veille du jour où on l'a connu. On a bien répété: «La Russie ne veut pas, la Russie ne peut pas. M. de Bouteneff a entendu prononcer le nom des Dardanelles par la France et l'Angleterre, et il a passé outre à la démarche.» (Cette dernière hypothèse demandait alors qu'on attendît, pour prononcer un jugement définitif, que le ministre eût été avoué par sa cour.) Mais toutes ces considérations explicatives ont été sacrifiées au fait lui-même et on s'est dit: «Voici la Russie entrée dans le concours par un acte officiel; elle n'en sortirait qu'en provoquant des complications pour lesquelles elle n'est pas prête.»
De cette première donnée, Monsieur le maréchal, le cabinet anglais, dans sa délibération d'hier, a conclu que le moment était venu de laisser un peu reposer l'attitude comminatoire et ombrageuse envers le cabinet russe, sauf à la reprendre plus tard et plus tranchée si les circonstances viennent à l'exiger.
Il a pensé de plus qu'un acte de déférence était dû au prince de Metternich pour sa persévérance dans la voie où il est entré avec la France et l'Angleterre, persévérance qui se manifestait à Vienne le 8 août quand on y avait lieu de croire que le cabinet russe déclinait tout concert avec les autres puissances, mais dont l'expression est devenue bien plus nette et bien plus péremptoire le 10, à la réception des nouvelles de Constantinople du 29 juillet.
C'est sous l'empire de cette double impression. Monsieur le maréchal, que le cabinet anglais a proposé de porter à Vienne nos projets d'instructions aux amiraux, relativement à la défection de la flotte ottomane, afin qu'il n'y eût pas un seul acte du drame qui commence à se dérouler dont la France et l'Angleterre parussent vouloir isoler en ce moment les puissances alliées, et particulièrement le cabinet autrichien.
Votre Excellence sait enfin, Monsieur le maréchal, que le cabinet anglais n'a pas trouvé suffisante l'attitude d'observation ordonnée à nos amiraux pour le cas où la flotte ottomane serait entrée dans le port d'Alexandrie et où le vice-roi refuserait sa restitution. A la demande de nos agents consulaires, il a songé à des moyens de coercition morale, tels que la retraite de nos consuls généraux; mais cette partie même de la question, il propose également au gouvernement du Roi de la porter à Vienne et de l'y traiter en commun avec le cabinet autrichien.
Votre Excellence jugera, par ce qui précède, du changement qui s'est opéré depuis trente-huit heures dans l'esprit des membres du cabinet anglais.
On n'admettait pas la possibilité du concours de la Russie: aujourd'hui, on l'espère.
On espérait le concours de l'Autriche jusqu'au bout: on n'en doute plus.
Maintenant, Monsieur le maréchal, voici je crois les motifs sur lesquels se fonde la satisfaction, peut-être bien exagérée, qui se manifeste ici depuis la réception des nouvelles de Vienne et de Constantinople, relativement à l'ensemble de la situation.
On part du principe qu'une fois les bases de l'arrangement à intervenir entre le sultan et le vice-roi consenties par les cinq puissances, l'usage de la force ne sera pas même nécessaire pour les faire accepter à Méhémet-Ali; une menace suffira en cas de refus. Relativement à ces bases, on croit l'Autriche plus près que la France du point de vue du cabinet anglais, et, comme on sait que des divergences officiellement manifestées entre les deux grandes puissances maritimes saperaient tous les fondements de l'oeuvre de pacification qu'on poursuit, on se flatte que ces divergences se fondront plus aisément dans le concours des cinq puissances que dans une négociation directe à deux, ou même à trois.
Enfin, Monsieur le maréchal, une fois l'arrangement entre le souverain et le vassal accepté et garanti par les puissances de l'Europe, c'est-à-dire la question pratique réglée, on est sûr de trouver à Paris, et on espère rencontrer à Vienne, l'empressement qu'on éprouvera ici même à couronner cet acte de paix dans le présent, par un acte diplomatique qui assure également l'avenir.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
25° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney.
Paris, le 22 août 1839.
Le gouvernement du Roi regarde comme une circonstance heureuse l'adhésion de la Porte à la démarche par laquelle les envoyés des cinq puissances l'ont engagée à ne rien conclure, sans leur concours, avec le pacha d'Egypte; adhésion dont au surplus la nouvelle ne m'est pas encore parvenue. Cependant nous ne nous rendons pas bien compte de la joie si vive que cet événement paraît avoir causée à Vienne et surtout à Londres. Il y a, ce me semble, plus que de l'exagération à conclure, de ce que M. de Bouteneff s'est associé à cette démarche, que la Russie se décide à lier désormais son action, dans la question d'Orient, à celle des cours alliées. Un résultat de cette importance, une telle déviation des errements d'une politique jusqu'à présent immuable, ne se présument pas; pour y croire, les preuves les plus formelles ne seraient pas de trop, et ces preuves je les cherche vainement. Bien loin de là, la correspondance de M. de Barante me montre le cabinet de Saint-Pétersbourg persistant plus que jamais dans ses vues d'isolement, alors même qu'il se croit obligé de faire quelques concessions de forme. Au surplus, pour apprécier la portée véritable de l'acte auquel on veut rattacher de si graves conséquences, il suffit de se rappeler que, parmi les arguments allégués par le gouvernement russe pour repousser l'idée d'une conférence établie à Vienne, figurait celui qui consistait à dire que le siège de la négociation serait plus naturellement placé à Constantinople; c'est qu'en effet la Russie, par l'ascendant naturel que son envoyé exerce sur la Porte, y est bien mieux placée soit pour entraver, soit pour influencer les négociations.
Si j'insiste, Monsieur, sur l'exagération des espérances que semble avoir conçues le cabinet de Londres, c'est que je crains que ce malentendu n'imprime une fausse direction à sa politique, et ne lui fasse perdre de vue le but essentiel auquel doivent tendre la France et l'Angleterre, le moyen d'empêcher que la Porte ne retombe sous le patronage exclusif et dominant d'une des grandes puissances. À Londres, je crois m'apercevoir qu'on est trop rassuré sur ce point et trop enclin à concentrer toutes ses inquiétudes sur le péril, relativement bien secondaire, de l'agrandissement exclusif de Méhémet-Ali. Si l'expression du dissentiment qui existe à ce sujet entre la France et l'Angleterre ne sortait pas du cercle des communications échangées entre les deux gouvernements, il n'y aurait pas un grand inconvénient; malheureusement j'acquiers tous les jours la certitude qu'il n'en est pas ainsi. Le cabinet de Londres, dominé par ses préoccupations, ne sait pas assez les dissimuler aux autres cabinets; il semble quelquefois voir en eux des auxiliaires dont la coopération peut l'aider à nous ramener à sa manière de voir, et les cours auxquelles s'adressent ces confidences, se méprenant sur l'intention qui les lui dicte, y voient le principe d'un relâchement sérieux dans l'alliance anglo-française. Déjà plus d'un indice me donne lieu de penser que telle de ces cours travaille par des avances adroitement calculées, par d'apparentes concessions, à entraîner le gouvernement britannique dans une voie nouvelle. Je crains peu le résultat définitif de ces tentatives; l'Angleterre y résistera comme nous l'avons fait nous-mêmes à d'autres époques, lorsqu'on a employé à notre égard des artifices semblables. Mais il serait fâcheux que de simples apparences pussent donner un seul moment le moindre espoir de succès aux auteurs de ces machinations. Il n'en faudrait pas davantage pour jeter une perturbation déplorable dans la marche de la politique générale.
Lord Granville ne m'a encore rien dit des nouvelles vues de sa cour par rapport aux moyens d'obtenir la restitution de la flotte ottomane. Je pense qu'à Londres on aura compris l'inopportunité du rappel éventuel des consuls au moment où la décision prise à Constantinople rend plus indispensable que jamais la présence d'agents européens auprès de Méhémet-Ali.
Ce n'est pas M. le général Baudrand qui se rendra à Constantinople comme je vous l'avais annoncé. Le Roi, en apprenant les noms des personnes chargées par les empereurs d'Autriche et de Russie d'une mission analogue, a jugé convenable d'envoyer un officier de sa maison, d'un grade moins élevé.
26° Le général Sébastiani au maréchal Soult.
Londres, 5 septembre 1839.
Monsieur le maréchal,
….J'ai à rendre compte à Votre Excellence de mon premier entretien avec lord Palmerston.
Avant de passer en revue les questions que nous avons discutées séparément, je dois déclarer à Votre Excellence que l'impression pour moi résultant de cette conférence est que le cabinet anglais veut comme nous, au même degré que nous, avec aussi peu d'arrière-pensées que nous, le maintien de l'indépendance et de l'intégrité de l'empire ottoman, et que ce but il veut l'atteindre pacifiquement et sans compromettre les grandes puissances entre elles.
J'ai saisi la première occasion qui m'était offerte de discuter et de combattre les mesures proposées par le cabinet anglais et communiquées par M. Bulwer à Votre Excellence.
J'ai d'abord établi d'une manière absolue que la question de la flotte ottomane ne devait point être traitée spécialement et préalablement aux conditions de l'arrangement final à intervenir entre le sultan et le pacha. J'ai dit que nous ne devions pas user notre force contre un incident, mais la réserver tout entière pour le fait principal. J'ai même engagé lord Palmerston à réfléchir sérieusement aux conséquences d'un succès, c'est-à-dire à la rentrée de la flotte ottomane à Constantinople avec un corps d'officiers imbus d'admiration pour Méhémet-Ali et peu rassurés eux-mêmes, malgré la garantie des puissances, contre les vengeances réactionnaires de la Porte.
Ces derniers arguments, Monsieur le maréchal, ont produit de l'impression sur l'esprit de lord Palmerston. Il m'a répondu néanmoins que si les puissances, toutes également pénétrées de la nécessité de réprimer ou plutôt de réparer un acte aussi coupable de la part d'un vassal contre son souverain, s'arrêtaient devant un refus péremptoire de Méhémet-Ali, il ne pourrait à son tour que se sentir plus encouragé dans la résistance à l'acceptation d'un arrangement final.
J'ai fait valoir tous les motifs qui doivent nous détourner d'une démonstration armée contre l'île de Candie; j'ai parlé du parti grec qui pourrait en profiter pour proclamer son indépendance, et j'ai ajouté que ce serait répandre dans le reste de l'empire l'exemple et le besoin de soulèvements intérieurs. J'espère avoir réussi à convaincre lord Palmerston qu'il n'y avait ni opportunité ni avantage réel dans l'occupation de l'île de Candie par les forces de l'Angleterre et de la France.
J'ai discuté le rappel des consuls généraux d'Alexandrie et j'ai montré les graves inconvénients qu'il offrirait en nous laissant avec le vice-roi sans organes au moment où nous aurions le plus pressant besoin d'agir sur son esprit par d'actives communications.
Lord Beauvale, Monsieur le ministre, a déjà reçu les instructions et les pouvoirs relatifs à la flotte ottomane; je ne puis donc faire espérer à Votre Excellence que ces instructions soient rappelées ou même modifiées; mais la question étant portée au centre même des négociations, l'influence du gouvernement du Roi pourra s'y exercer d'une manière puissante, et je crois que de Londres même on signalera à lord Beauvale les points sur lesquels il ne doit pas insister, s'il rencontre la voix de la France tout à fait opposée à celle de l'Angleterre.
Je ne puis, du reste, le dissimuler à Votre Excellence; la disposition du cabinet anglais à l'emploi des moyens coercitifs contre Méhémet-Ali, soit pour obtenir la restitution de la flotte ottomane, soit pour lui faire accepter exclusivement l'hérédité de l'Égypte comme base de l'arrangement à intervenir avec la Porte, peut bien de temps à autre céder sur certains points aux représentations de la France, mais elle reparaît toujours, et si elle rencontre de notre part une répugnance invincible et absolue à l'emploi d'un moyen de coercition quelconque contre le vice-roi, je crains que l'on ne se persuade ici quil est inutile de continuer une négociation dans laquelle on a ôté d'avance à ses conseils la sanction même éventuelle de la force.
J'ai cherché à effrayer lord Palmerston sur les conséquences auxquelles exposeraient la paix du monde les partis extrêmes où le vice-roi pourrait se laisser entraîner si les puissances persistaient à lui refuser les conditions qu'il met à sa réconciliation avec la Porte. Lord Palmerston m'a répondu que sans doute la marche sur Constantinople était possible, mais qu'alors rien ne serait plus facile aux puissances de l'Europe que de préserver la capitale de l'empire ottoman, que nous y concourrions tous avec nos flottes, et la Russie avec ses soldats, mais qu'on réglerait les forces des troupes russes et qu'on fixerait la date de leur départ. «Nous arriverions ensemble, a continué lord Palmerston, et nous partirions ensemble. La Russie est enchaînée en ce moment, soyez-en sûr. Je sais très-bien que cela tient à ce qu'elle n'est pas prête; mais enfin c'est un fait et nous devons en profiter. Elle n'agira pas sans nous, et si elle agit, ce ne sera qu'avec nous et comme nous.»
Lord Palmerston m'a parlé des dispositions du cabinet prussien et du cabinet de Vienne comme se rapprochant entièrement de celles du cabinet de Londres dans tout ce qui tient à la fixation des bases de l'arrangement final entre la Porte et le vice-roi.
Lord Palmerston a répondu à la dernière communication russe par une dépêche à lord Clanricarde dont il m'a donné lecture, et par laquelle il établit formellement l'union et la solidarité de la France et de l'Angleterre dans tout ce qui touche à l'entrée éventuelle de nos escadres dans la mer de Marmara.
J'ai redoublé d'efforts pour ramener le point de vue du cabinet anglais à celui du gouvernement du Roi. Lord Palmerston, à propos de la retraite de nos consuls généraux d'Alexandrie, m'a dit qu'il n'avait jamais songé à étendre cette mesure aux agents véritablement consulaires; que ce n'était qu'à cause du caractère diplomatique de nos consuls généraux qu'il avait voulu faire de leur rappel une démonstration de mécontentement des puissances contre Méhémet-Ali; mais que nous conserverions après leur départ, s'il s'effectuait, de véritables consuls qui pourraient encore nous servir d'organes avec le vice-roi. Lord Palmerston m'a annoncé que le colonel Campbell serait remplacé dans tous les cas par un autre agent. On n'a pas approuvé sa conduite dans les derniers événements et on lui donne un successeur. Lord Palmerston venait de recevoir des dépêches de Constantinople qui lui annoncent qu'un brick égyptien avait porté des agents du vice-roi à Salonique. Lord Ponsonby a donné ordre à l'amiral Stopford de poursuivre le brick égyptien, de s'en emparer et de faire échouer sa mission. L'amiral Roussin a donné son approbation à cette mesure.
Veuillez agréer, etc.
H. SÉBASTIANI.
27° Le général Sébastiani au maréchal Soult.
Londres, 23 septembre 1839.
Monsieur le maréchal,
Lord Palmerston a passé ce matin quelques heures à Londres. J'ai à rendre compte à Votre Excellence de l'importante conversation que je viens d'avoir avec lui.
Le baron de Brünnow propose, au nom de son gouvernement, de régler et de définir la part d'action coercitive de chacune des cinq puissances contre Méhémet-Ali pour assurer un arrangement final entre le sultan et le pacha. Dans ce but, une convention serait signée entre les cinq cours, stipulant que la France et l'Angleterre se serviront de leurs escadres contre Méhémet-Alj, s'il refuse d'accepter les conditions; que la Russie, dans le cas où Ibrahim-Pacha marcherait sur Constantinople, emploierait son armée et sa flotte dans le Bosphore et dans l'Asie Mineure, en deçà de Taurus, pour protéger l'existence de l'empire ottoman; mais qu'à l'avenir, la fermeture du Bosphore et du détroit des Dardanelles demeurera un principe de droit public européen, et que la Russie s'engage à ne pas renouveler le traité d'Unkiar-Skelessi. Il serait enfin entendu, quoique non écrit, que, dans la circonstance actuelle, la dérogation russe au principe de fermeture des deux détroits aura lieu sans que les puissances maritimes s'en autorisent comme d'une cause légitimant la présence de leurs propres vaisseaux dans le Bosphore.
Cette convention, la Russie la présente à l'acceptation des quatre puissances, mais elle est prête à la signer ici avec trois; si la cinquième, si la France ne croit pas devoir en accepter les stipulations.
Telle est, Monsieur le maréchal, la substance des propositions dont le baron de Brünnow est l'organe; je n'ai pas besoin d'en caractériser l'immense portée.
Lord Palmerston m'a dit qu'il réunirait prochainement les membres du cabinet qui se trouvent dans le voisinage de Windsor ou de Londres, et qu'il leur soumettrait l'état de la question; mais il ne m'a pas laissé ignorer que personnellement il était favorable à l'acceptation des propositions russes; il est probable que la détermination du cabinet sera conforme à l'opinion de lord Palmerston.
J'ai demandé quelles bases la Russie donnait à l'arrangement entre le sultan et le pacha; lord Palmerston m'a dit que M. de Brünnow n'était chargé d'aucune proposition à cet égard, mais que le cabinet russe se prononçait, comme le cabinet anglais, en faveur de la rétrocession complète de la Syrie et de ses annexes.
Lord Palmerston voudrait ajouter au projet russe l'envoi d'un corps autrichien en Syrie en cas de résistance du vice-roi. Ce corps, réuni aux débris de l'armée ottomane, devrait opérer par la force l'évacuation des provinces occupées par l'armée égyptienne.
J'ai commencé, Monsieur le maréchal, par déclarer que j'étais sans instructions du gouvernement du Roi sur la plupart des questions qui m'étaient soumises; mais que je me sentais néanmoins autorisé à repousser et à combattre, au moins en mon nom, presque toutes les données sur lesquelles repose le nouveau plan proposé par la Russie et presque adopté par l'Angleterre.
But, moyens, facilité d'exécution, j'ai tout contesté. J'ai appuyé sur cette considération que, possesseur héréditaire de l'Égypte et de la Syrie, Méhémet-Ali retomberait essentiellement dans la sphère d'influence et d'action des deux grandes puissances maritimes, et que ces mêmes puissances pourraient à leur tour se servir des forces égyptiennes pour imposer à la Russie dans ses projets sur Constantinople. Je ne fatiguerai pas Votre Excellence de la reproduction des arguments dont je me suis servi; ils étaient tous puisés dans l'ordre d'idées et de faits où s'est placé le gouvernement du Roi dans sa correspondance avec l'ambassade.
Il m'est démontré, Monsieur le maréchal, que le cabinet anglais regarde l'abolition du traité d'Unkiar-Skelessi comme un succès suffisant pour sa politique actuelle en Orient. Or, ce succès il ne croit pas trop le payer par son assentiment préalable à l'apparition des forces russes dans le Bosphore; et, d'ailleurs en la subordonnant à la marche d'Ibrahim-Pacha sur Constantinople, il espère poser une hypothèse qui ne se réalisera pas.
J'ai dit à lord Palmerston que la convention dont il venait de me développer les bases passerait en Europe pour un acte de faiblesse et de pusillanimité envers la Russie. Lord Palmerston la considère comme un acte d'habileté; l'action russe, même à Constantinople, réglée, définie d'avance par le concours des autres puissances, lui paraît toujours l'action des cinq cours et l'abdication du protectorat russe exclusif.
La dernière dépêche de Votre Excellence me mettait en mesure de démontrer à lord Palmerston combien les divers cabinets de l'Europe sont loin jusqu'ici de s'associer à l'activité et à l'énergie des mesures actuelles contre Méhémet-Ali. Lord Palmerston m'a répondu qu'il ne mettait pas un instant en doute que les propositions dont M. de Brünnow était porteur ne reçussent le plus sincère et le plus cordial appui des cabinets de Vienne et de Berlin.
Le prince Esterhazy, qui a vu lord Palmerston aujourd'hui, a mis en avant le défaut d'instructions de sa cour, pour éviter de se prononcer sur tous les nouveaux projets qui lui étaient soumis, et particulièrement sur l'envoi d'un corps autrichien en Syrie; mais évidemment, il est convaincu que le plan du cabinet russe sera approuvé par le cabinet de Vienne.
La restitution de la flotte ottomane est maintenant confondue avec la question générale. Lord Palmerston renonce à l'en détacher.
Lord Palmerston, à qui j'ai demandé où aurait lieu la signature de la convention qu'il venait de m'analyser, m'a répondu: «Je n'y avais pas songé, mais à Londres si l'on veut.»
Agréez, etc.
H. SÉBASTIANI.
28° Le général Sébastiani au maréchal Soult.
Londres, 3 octobre 1839.
Monsieur le maréchal,
Le cabinet anglais n'adhère point aux propositions du cabinet impérial présentées par M. le baron de Brünnow. Lord Palmerston a déclaré ce matin à l'envoyé russe que la France ne pouvait consentir pour sa part à l'exclusion des flottes alliées de la mer de Marmara dans l'éventualité de l'entrée des forces russes dans le Bosphore, et que l'Angleterre ne voulait point se détacher de la France avec laquelle elle avait marché avec une parfaite union depuis l'origine de la négociation.
Cela posé, au lieu de la convention originairement présentée par le cabinet impérial, lord Palmerston propose un acte entre les cinq puissances, par lequel elles régleraient leur part d'action dans la crise actuelle des affaires d'Orient, mais sans privilège acquis au pavillon russe à l'exclusion des pavillons français, anglais et autrichien. La Russie, en cas de résistance de Méhémet-Ali aux conditions qui lui seront proposées, s'engagerait à se servir de ses troupes en Asie Mineure, mais en deçà du Taurus. L'indépendance et l'intégrité de l'empire ottoman dans la dynastie régnante seraient stipulées pour le plus long espace de temps possible; enfin la clôture des détroits deviendrait un principe de droit public européen.
Telle est l'importante modification apportée aux propositions russes par le cabinet britannique…
De l'acte européen que je viens d'analyser, passant aux conditions mêmes de l'arrangement à intervenir entre le sultan et le pacha, lord Palmerston, pressé à la fois et par mon argumentation et par le désir que je crois sincère de faire acte de déférence envers la France, lord Palmerston a consenti, après une longue discussion, à ajouter à l'investiture héréditaire de l'Égypte en faveur de Méhémet-Ali, la possession également héréditaire du pachalik d'Acre. La ville seule d'Acre demeurerait à la Porte et la frontière partirait du glacis de la place dans la direction du lac Tabarié. La Porte recouvrerait tout le reste de la Syrie, y compris les villes saintes, considération d'un poids énorme aux yeux du cabinet anglais. Cette seconde concession, Monsieur le maréchal, repose, je dois le dire, sur la donnée que le gouvernement du Roi, une fois d'accord avec ses alliés sur les limites territoriales de l'arrangement, acceptera sa part d'action pour y contraindre Méhémet-Ali en cas de refus.
Cette nouvelle situation est le résultat de nos efforts persévérants pour ramener le cabinet anglais au point de vue de la France sur la question d'Orient. Sans doute, le retour n'est point aussi complet que nous pourrions le désirer; mais il y a un immense pas de fait; je crains, je l'avoue, que ce ne soit le dernier.
J'ai demandé comment le baron de Brünnow avait reçu l'annonce d'une aussi grave modification dans les premières dispositions du cabinet britannique. Lord Palmerston m'a dit qu'il avait pris les propositions nouvelles ad referendum. Son désappointement a dû être vif.
Lord Palmerston me paraît se flatter que nous amènerons la Russie à adhérer à l'acte européen qu'il propose. Je ne vois pas les données sur lesquelles il base cette confiance; mais quoi qu'on fasse à Saint-Pétersbourg, il n'en est pas moins de la dernière importance d'avoir arrêté ici tout arrangement en dehors de la France, et ramené le cabinet anglais à son premier sentiment du besoin de notre alliance.
Veuillez agréer, etc.
H. SÉBASTIANI.
29° Le général Sébastiani au maréchal Soult.
Londres, 10 octobre 1839.
Monsieur le maréchal,
J'ai donné lecture à lord Palmerston de la dernière dépêche de Votre Excellence. Il avait été déjà directement préparé par M. Bulwer à la nouvelle que la concession du pachalik d'Acre n'était pas jugée suffisante par le gouvernement du Roi. Cette nouvelle l'a rejeté de suite dans son ancien système d'argumentation. Je n'ai laissé aucune de ses objections sans réponse; mais j'ai pu facilement me convaincre aujourd'hui que ce serait une tâche presque sans espoir d'essayer d'obtenir quelque chose de plus que celle dernière concession. Lord Palmerston m'a fait valoir le sacrifice fait à l'espoir de renouer ses premiers liens avec la France, et il m'a donné clairement à entendre que, si le cabinet anglais se trouvait déçu dans cette tentative, il serait nécessairement forcé de chercher ailleurs l'appui qu'il ne trouverait pas en nous.
Rien ne se fera ici avant qu'on connaisse d'une manière positive et formelle les dernières déterminations du gouvernement du Roi… Mon impression est que le cabinet anglais reviendra aux premières propositions de la Russie, si les dernières concessions sont repoussées.
Le baron de Brünnow s'embarque le 13 pour Rotterdam.
Veuillez agréer, etc.
H. SÉBASTIANI.
30° Le maréchal Soult au général Sébastiani.
Paris, le 9 décembre 1839.
La nouvelle que vous me donnez du prochain retour à Londres de M. de Brünnow, muni de pleins pouvoirs pour signer une convention qui réglerait sur un pied d'égalité les rapports de protection des puissances à l'égard de la Porte, a excité, comme vous pouvez le croire, la plus sérieuse attention du gouvernement du Roi. Nous attendons impatiemment les détails. S'ils sont tels, en effet, que doit le faire supposer le langage de lord Palmerston, si par conséquent ils emportent, de la part de la Russie, une renonciation effective à la position exceptionnelle qu'elle s'attribuait à Constantinople, si l'addition d'aucune clause secrète ou indirecte ne vient paralyser d'un autre côté les concessions que semble faire le cabinet de Saint-Pétersbourg, je n'ai pas besoin de vous dire que la détermination de ce cabinet, quel qu'en puisse avoir été le motif, nous causera une très-vive satisfaction. Elle nous donnera en effet gain de cause sur le point qui nous a paru constamment le plus important dans la question d'Orient; elle nous amènera un résultat que nous avions déjà eu en vue et que depuis quelque temps nous désespérions d'obtenir. Vous savez en effet que, dès le principe de la négociation, nous nous sommes attachés à en faire sortir l'annulation du protectorat exclusif exercé par la Russie sur le sultan, et que nous avions signalé ce but à nos alliés comme celui qu'on devait s'efforcer d'atteindre par tous les moyens. Nous avons dit et répété sans cesse que c'était surtout à Constantinople qu'il fallait garantir l'indépendance de la Porte, que le noeud de la difficulté était là. Ce n'est pas notre faute si, en s'opiniâtrant trop longtemps à le voir là où il n'était pas, dans la question, relativement secondaire pour l'Europe, des rapports du sultan avec le vice-roi, on a multiplié les complications et les embarras au point de les rendre presque insolubles. Il est enfin permis d'espérer qu'on va entrer dans la bonne voie; certes, ce n'est pas nous qui y mettrons obstacle; et je vous le répète, si les propositions de la Russie sont telles qu'on vous l'a dit, si elles ne contiennent rien de plus, rien au moins qui en altère la portée, je suis prêt à vous envoyer l'autorisation d'y accéder formellement. Je vais plus loin: le gouvernement du Roi, reconnaissant avec sa loyauté ordinaire qu'une convention conclue sur de telles bases changerait notablement l'état des choses, y trouverait un motif suffisant pour se livrer à un nouvel examen de l'ensemble de la question d'Orient, même dans les parties sur lesquelles chacune des puissances semblait avoir trop absolument arrêté son opinion pour qu'il fût possible de prolonger la discussion.
Telle est, Monsieur le comte, l'impression que nous avons reçue de l'importante nouvelle que vous venez de me transmettre. Je ne dois pas vous cacher au surplus que j'ai plutôt le désir que l'espoir d'en apprendre bientôt l'entière confirmation. Je crains, je l'avouerai, que les propositions confiées à M. de Brünnow ne contiennent quelque clause insidieuse dont l'existence rendrait notre adhésion impossible, et sans doute aussi déterminerait un nouveau refus de la part du cabinet de Londres. Ce qui me confirme dans cette inquiétude, c'est l'impossibilité que j'éprouve à me rendre compte des motifs qui pourraient décider le gouvernement russe à une concession juste et raisonnable sans doute, mais pour laquelle il avait jusqu'à présent manifesté une si invincible répugnance. Si l'on voulait même supposer que sa pensée est de se mettre en mesure d'accorder, de concert avec l'Angleterre, une protection plus efficace à la Porte et d'imposer au vice-roi des conditions plus rigoureuses, cette conjecture se trouverait démentie par ce qui se passe à Constantinople. Reschid-Pacha a dit en effet à M. de Pontois que le cabinet de Saint-Pétersbourg engageait la Porte à traiter directement avec Méhémet-Ali et que M. de Tatitscheff en avait donné le conseil à Vienne à l'ambassadeur ottoman. Un semblable conseil, fort raisonnable en lui-même à notre avis, tant que la situation ne changera pas, n'en est pas moins très-extraordinaire de la part du gouvernement qui affecte de se placer dans des relations d'intimité avec l'Angleterre…. Lord Palmerston se prévaut, pour s'affermir dans ses idées, de l'adhésion qu'elles reçoivent du chancelier d'Autriche; je conçois la tactique qui le porte, lorsqu'il s'entretient avec vous, à présenter les choses sous cet aspect; mais j'ai peine à croire qu'il regarde réellement comme une adhésion les déclarations équivoques du cabinet de Vienne. L'Autriche, après avoir approuvé nos propositions, a fini par accéder en principe à celles de l'Angleterre, mais en rejetant les moyens de contrainte qui pouvaient seuls leur donner quelque réalité. Si c'est là une adhésion suffisante aux yeux de lord Palmerston, il n'est certes pas difficile à contenter, et nous serions pour le moins aussi fondés à prétendre que l'Autriche est entrée dans nos idées.
Quelques mots suffiront pour calmer les susceptibilités que lord Palmerston vous a laissé voir au sujet de la formation d'une escadre de réserve à Toulon. La nomination de M. l'amiral Rosamel n'a d'autre but que de donner éventuellement un chef supérieur à notre escadre commandée par deux officiers d'un grade égal, ce qui peut amener des inconvénients. Il n'est nullement question en ce moment d'augmenter nos forces navales, et si cela arrivait, nous ne manquerions pas d'en donner avis à nos alliés.
Les dernières nouvelles de Constantinople ont peu d'intérêt. Méhémet-Ali persiste dans toutes ses résolutions; il proteste qu'il ne renoncera pas à Adana, à moins qu'on n'en confie le gouvernement à un de ses fils: «C'est la clef de ma maison, dit-il, et je ne la remettrai qu'à un membre de ma famille.»
31° Le général Sébastiani au maréchal Soult.
Londres, 5 janvier 1849.
Monsieur le maréchal,
Ainsi qu'il me l'avait promis, lord Palmerston m'a donné lecture de la rédaction laissée entre ses mains par M. de Brünnow. Après l'avoir commentée et discutée dans ses détails, il s'était engagé à m'en envoyer copie aujourd'hui assez tôt pour que je pusse l'expédier ce soir à Paris et la prendre pour base du compte rendu de notre entretien. À la communication textuelle du libellé russe, lord Palmerston substitue une espèce de résumé fort incomplet, dont je vais essayer de combler les lacunes. J'ai suivi avec assez de soin la lecture d'hier pour me croire sûr de ne rien omettre d'important.
Pour donner un corps aux idées du cabinet de Saint-Pétersbourg, tout en évitant de leur imprimer un caractère officiel, la finesse de l'envoyé russe a eu recours à un expédient étrange: il les a consignées dans une dépêche officielle adressée à un autre agent de la Russie.
C'est au sujet de sa rencontre à Calais avec M. de Neumann que M. de Brünnow exprime à M. de Tatischeff la satisfaction que lui causent l'envoi de l'agent autrichien, l'accord entre les deux cours de Pétersbourg et de Vienne, dont cette mission est le gage, et l'espoir que M. de Neumann recevra les pouvoirs nécessaires pour concourir aux grands résultats que l'empereur son maître l'a chargé de poursuivre à Londres.
Vient alors le développement détaillé de la politique et du plan russes sur la question d'Orient.
La cour de Pétersbourg propose:
«Que le différend entre la Porte et le pacha soit définitivement réglé sous la garantie des puissances par un partage territorial;
«Que la part offerte au pacha avec l'investiture héréditaire soit l'Égypte et la Syrie jusqu'à la forteresse d'Acre comme limite; que la rétrocession de toutes les autres possessions détenues par Méhémet-Ali soit effectuée immédiatement;
«Qu'en cas de résistance de la part du pacha, un choix soit fait dans les diverses mesures coercitives successivement débattues dans les communications antérieures des cabinets;
«Qu'on mette à exécution immédiate et vigoureuse toutes celles qui seront de nature à hâter la solution; qu'on s'abstienne de celles qui sembleraient entamer le droit qu'on veut faire triompher;
«Qu'ainsi on envoie des forces maritimes à la hauteur d'Alexandrette, parce que leur objet évident sera d'inquiéter le flanc de l'armée d'Ibrahim; mais qu'on évite de déclarer les côtes de la Syrie en état de blocus, parce que ce serait agir comme si l'on était en hostilité avec le souverain légitime de territoires occupés momentanément par un sujet révolté;
«Que l'on dirige, qu'on protège une expédition turque sur Candie, mais qu'on ne retire pas les consuls d'Alexandrie, parce que ce serait traiter trop en souverain un pacha victorieux; ce serait d'ailleurs se priver des avantages de moyens d'influence et d'information importants à conserver, et compromettre en même temps les intérêts commerciaux des puissances;
«La partie turco-égyptienne de la question ainsi décidée, on s'occupera concurremment à Londres de la partie européenne;
«Le mode d'intervention de la Russie, au cas où elle serait appelée par la Porte, sera convenu et réglé entre les puissances;
«La Russie, dans l'éventualité de la marche d'Ibrahim sur Constantinople et de l'appel du Divan, franchira le Bosphore avec des troupes de débarquement et sera chargée de la défense de Constantinople au nom de l'Europe;
Les autres puissances pourront alors faire passer les Dardanelles à quelques bâtiments de guerre qui croiseront dans les eaux de la mer de Marmara, de Brousse à Gallipoli;
«Le nombre de ces bâtiments sera de deux à trois pour chaque pavillon:
«Une fois le but que se proposent les puissances atteint par la soumission de Méhémet-Ali, la Porte rentrera en pleine et immuable possession du droit de clôture des deux détroits à tous les pavillons européens.
«Ce droit sera également et formellement consacré en principe dans la convention à intervenir à Londres, préalablement à toute action en Orient.
«On est sûr de l'accord de l'Autriche, de l'Angleterre et même de la
Prusse, sur tous les points ci-dessus mentionnés; on espère que la
France ne voudra pas s'isoler des autres puissances et unira son
action à la leur.
«C'est à tous les cabinets que s'adressent les idées de l'empereur; c'est un intérêt européen qu'il a à coeur de consacrer, etc…»
Telle est en substance, Monsieur le maréchal (et, je le répète, je crois ma mémoire fidèle), cette dépêche confidentielle, le seul document écrit qu'il y ait encore sur la négociation suivie par M. de Brünnow.
Le temps me manque pour entrer dans quelques développements. Je dois cependant consigner ici une information qui ne sera pas sans intérêt pour Votre Excellence. Hier, arrivé au paragraphe relatif à la part à faire à Méhémet-Ali, c'est-à-dire à la cession de la Syrie jusqu'à Saint-Jean d'Acre, lord Palmerston, interrompant sa lecture, m'a dit: «J'ai vivement combattu cette idée dans mes entretiens avec M. de Brünnow; elle compromettrait le principe: l'Égypte seule et le désert pour frontière, voilà le vrai. J'ai ramené M. de Brünnow et je suis sûr de l'adhésion des deux autres.»
Veuillez agréer, etc.
H. SÉBASTIANI.
32° Le général Sébastiani au maréchal Soult.
Londres, 10 janvier 1840.
Monsieur le maréchal,
Je n'avais pas cru, d'après les termes où m'avait placé la dernière communication de lord Palmerston, devoir montrer d'empressement à lui faire connaître la substance de la première de vos dépêches; l'arrivée de la seconde, qui m'a paru contenir à la fois le complément et le correctif que demandaient les circonstances présentes, m'a fourni une occasion naturelle de chercher un entretien dont elles, toutes deux successivement, font l'objet, et dont je vais avoir l'honneur de vous rapporter les traits principaux.
À l'avertissement plein de sens et de modération que donnait encore une fois Votre Excellence à son alliée sur le véritable but que cherche la Russie, lord Palmerston a répondu: «Mais je n'ai jamais pensé à abandonner l'alliance et surtout à la sacrifier à la Russie. Il y a seulement entente entre la Russie et nous sur une question spéciale, celle d'Orient; sur toutes les autres questions, l'alliance subsiste; et encore quand je dis entente entre la Russie et nous, je m'exprime mal; c'est entre nous et toutes les puissances qu'il faut dire.»
Je lui ai alors donné connaissance des informations parvenues au gouvernement du Roi sur les intentions présumables du pacha concernant la possession de l'Arabie et des lieux saints. Lord Palmerston les a accueillies avec satisfaction.
Veuillez agréer, etc.
H. SÉBASTIANI.
33° Le maréchal Soult au général Sébastiani.
Paris, 20 janvier 1840.
Je désirerais, Monsieur le comte, que vous me fissiez connaître le langage tenu par le corps diplomatique, et particulièrement par les ambassades d'Autriche et de Russie, sur la dernière phase de la mission confiée à M. de Brünnow; les informations que vous me donnerez à cet égard nous mettraient à même de mieux comprendre la portée de cet incident.
Je dois vous dire aussi que, dans la grave situation où paraît se trouver en ce moment le ministère de Sa Majesté Britannique, je regrette quelquefois de ne pas trouver dans votre correspondance, sur l'état intérieur du pays que vous habitez, des détails et surtout des appréciations auxquelles votre esprit judicieux donnerait tant de prix.
Vous verrez par l'extrait ci-joint que les agents russes ne tiennent pas partout le même langage par rapport aux conditions à faire à Méhémet-Ali.
34° Le général Sébastiani au maréchal Soult.
Londres, 20 janvier 1840.
Monsieur le maréchal,
Lord Palmerston m'avait annoncé qu'avant d'arrêter le projet dont la rédaction lui a été confiée et dont nous nous étions entretenus à plusieurs reprises depuis la dernière réunion du cabinet, il comptait m'en donner connaissance, ce qu'il a fait ce matin.
Ce projet n'étant encore effectivement qu'à l'état d'ébauche et lord Palmerston ayant paru vouloir consulter mon avis personnel plutôt que produire le formulé définitif des propositions britanniques, j'oserai prier Votre Excellence de réserver à cette communication tout son caractère confidentiel.
Ce projet est celui d'une convention en huit articles, précédés d'un préambule.
La convention ne se conclut pas, comme dans le plan primitif, entre les grandes puissances, mais bien entre les grandes puissances d'une part et la Porte de l'autre.
Le préambule a pour objet de poser la question dans ce sens: «Les puissances, convaincues que l'intégrité et le repos de l'empire ottoman importent à l'équilibre comme à la paix de l'Europe, et prenant, d'un commun accord, en considération les circonstances où se trouve le sultan, mettent à sa disposition les secours dont il peut avoir besoin pour assurer la tranquillité de son empire et la soumission de son vassal aux conditions qu'il lui convient de lui offrir.»
Le sultan déclare qu'il accorde à Méhémet l'investiture héréditaire de l'Egypte, à la condition de la rétrocession immédiate des autres territoires occupés par le pacha.
Au cas où la rétrocession serait refusée et où un mouvement de l'armée égyptienne viendrait à menacer Constantinople, le sultan appellera le secours des puissances.
Ces secours, dont la force et la composition seront déterminées de concert entre les puissances contractantes, agiront en même temps.
Le sultan demandera simultanément l'envoi à la Russie de six vaisseaux et de deux frégates portant à bord des troupes de débarquement (lord Palmerston n'en a pas encore fixé le nombre, mais il compte proposer 15,000 hommes) qui franchiront le Bosphore;
A la France et à l'Angleterre, six vaisseaux et deux frégates (trois vaisseaux et une frégate pour chaque pavillon) qui passeront les Dardanelles et iront croiser sur les côtes d'Asie;
A l'Autriche, un détachement de son escadre qui suivra les pavillons anglais et français dans la mer de Marmara.
Le sultan étant provisoirement privé de sa flotte par la défection du capitan-pacha, sur sa demande les escadres combinées couperont les communications, entre l'Égypte et les côtes de Syrie, aux vaisseaux du vice-roi, et arrêteront tout transport de munitions de guerre ou de bouche.
Les puissances mettront de plus à la disposition du sultan un convoi suffisant pour protéger la route et l'arrivée du gouverneur qu'il lui plaira d'envoyer à Candie; ces forces contribueront aussi, par des moyens maritimes, à assurer le rétablissement de l'autorité de la Porte dans l'île;
Le but que se propose le sultan, en appelant le secours des puissances dans les eaux de la mer de Marmara, une fois atteint, ces secours les quitteront, comme ils auront été admis, en même temps.
La clôture des deux détroits à tous les pavillons de guerre est formellement reconnue comme droit permanent et inaliénable de la Porte, et fait désormais, comme par le passé, partie du droit public européen.
Toutefois la Porte garantit en temps de paix, à tous les pavillons marchands, le libre accès des eaux de Constantinople; aussi à toute frégate portant à son poste un envoyé diplomatique, à la condition qu'une seule frégate à la fois, par chaque pavillon, sera admise dans la mer de Marmara.
Tel est en substance le projet dont lord Palmerston m'a donné lecture.
Votre Excellence voit que les mesures contre le pacha se bornent à l'obstacle opposé au ravitaillement de l'armée d'Ibrahim d'une part, et de l'autre à l'envoi et à la protection éventuelle d'un gouverneur turc à Candie. On ne parle plus ni de blocus ni d'aucun autre moyen de coaction quelconque. Votre Excellence remarquera aussi qu'il n'est question d'aucune communication à faire à Alexandrie; les puissances ne reconnaissent au pacha point d'existence indépendante; c'est à la Porte seule qu'elles s'adressent.
Le projet a été communiqué déjà à MM. de Brünnow et Neumann.
M. de Brünnow a élevé des objections sur la forme même du projet, et insiste pour qu'on revienne au plan primitif d'une convention des puissances entre elles, qui agiraient ensuite vis-à-vis de la Porte en conséquence des clauses convenues.
Il est inutile de dire à Votre Excellence que, consulté sur ce point par lord Palmerston, je n'ai rien négligé de ce que j'ai cru propre à le confirmer dans sa résolution, et que, toute réserve faite sur le fond même de la question, j'ai cru devoir, quant à la forme, indiquer la préférence pour celle qui tendait davantage à lui assurer le caractère européen.
Si je suis bien informé du reste, le dissentiment de M. de Brünnow ne se bornerait pas à la forme seule de la convention projetée. Mais jusqu'ici la manifestation de ce dissentiment a été contenue. M. de Neumann, à en croire un rapport assez digne de foi, serait moins réservé et laisserait voir le désappointement que lui cause le plan du cabinet anglais. En tout, les deux envoyés spéciaux sont évidemment mécontents et déconcertés de la tournure actuelle de la négociation qui leur a été confiée.
Lord Palmerston a aussi provoqué mon avis sur l'utilité et la convenance que pourrait avoir l'insertion d'un article complémentaire par lequel les ambassadeurs des puissances à Constantinople seraient chargés de veiller à l'exécution de la convention. J'ai cru devoir encourager cette idée qui permettrait et impliquerait même le séjour dans la mer de Marmara de vaisseaux aux ordres de nos représentants à Constantinople.
Je n'ai pas besoin d'ajouter que le point de départ de toute opinion énoncée par moi dans cet entretien a été celui de l'ignorance la plus entière des intentions du gouvernement du Roi, et que je n'ai pas dit un mot qui pût avoir, pour lord Palmerston, d'autre valeur que celle de mon opinion personnelle. Je dois seulement mentionner ici l'observation faite par lord Palmerston en terminant la lecture de son projet: «Qu'il en avait calculé la rédaction de manière à ce qu'il fût facile à la France de l'accepter et de se rallier à l'action commune des puissances.»
Avant d'être officiellement communiqué au gouvernement du Roi, ce projet pourra recevoir, soit de lord Palmerston lui-même, soit du conseil britannique, des modifications importantes.
Quant au conseil, je crois sa majorité, sinon son unanimité, assurée aux idées de lord Palmerston. Les entretiens que j'ai eus ces jours-ci avec plusieurs de ses membres me portent à croire leur opinion arrêtée. Je n'ai rien négligé dans ces conversations pour faire bien apprécier à chacun les véritables motifs qui ont dirigé la politique du gouvernement du roi, et pour les pénétrer de la sincérité du désir et de la volonté qui l'animent, de maintenir, autant qu'on le lui rendra possible, l'accord le plus complet avec ses alliés.
Veuillez agréer, etc.
H. SÉBASTIANI.
35° Le maréchal Soult au général Sébastiani.
Paris, 26 janvier 1840.
Monsieur le comte, j'ai reçu la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. L'importance des détails qu'elle contient a fixé la plus sérieuse attention du gouvernement du Roi. Vous comprendrez que je ne m'explique pas encore d'une manière complète sur la communication de lord Palmerston; le caractère tout confidentiel de cette communication dont les bases mêmes, et à plus forte raison la rédaction, n'étaient pas encore définitivement arrêtées par le cabinet britannique, appelle d'autant moins de notre part une réponse immédiate et officielle que, dans une pareille matière, le fond ne peut guère être apprécié indépendamment de la forme. Quoi qu'il en soit, et sans m'arrêter à des points de détail qui pourraient demander des éclaircissements, je n'hésite pas à dire qu'en ce qui concerne le mode de la protection à accorder à la Porte contre un mouvement éventuel d'Ibrahim-Pacha sur Constantinople, les modifications proposées par lord Palmerston au plan du cabinet de Saint-Pétersbourg me paraissent constituer une amélioration très-considérable. L'idée de faire intervenir la Porte dans le traité qui réglerait ce mode de protection est surtout une concession très-heureuse et d'une grande portée. Je regrette de ne pouvoir approuver également, dans le projet de lord Palmerston, ce qui se rapporte aux arrangements territoriaux à conclure entre le sultan et le vice-roi. Nous persistons à croire que ce ministre ne tient pas assez compte des ressources de Méhémet-Ali, de l'énergie de son caractère et de l'impossibilité morale qu'un homme de cette trempe accepte sans résistance des conditions qui lui ôteraient, avec une grande partie de sa puissance matérielle, toute la force d'opinion dans laquelle réside son principal appui. Plutôt que de les subir, je suis convaincu qu'il s'exposerait aux plus grandes extrémités, et que, tout en s'abstenant peut-être de marcher sur Constantinople, il n'hésiterait pas à envahir la Mésopotamie, et à enlever à la Porte des provinces dont les ressources lui permettraient d'opposer aux résolutions des puissances la résistance la plus énergique. Contre de telles entreprises, que pourraient les moyens de coaction indiqués par le nouveau projet anglais? Que pourrait même l'intervention russe, dans les limites où il tend à la contenir? N'est-il pas évident qu'une fois entrées dans cette voie, les puissances n'auraient d'autre alternative que de reculer devant Méhémet-Ali, ou de recourir au seul moyen réel de protéger la Porte, en autorisant l'intervention russe dans le sens le plus étendu? A moins d'abandonner le sultan à sa faiblesse, ne seraient-elles pas forcées de souffrir qu'une armée impériale traversât l'Asie Mineure et la Syrie pour refouler jusqu'en Egypte les soldats du vice-roi? Je ne pense pas que cette extrémité pût convenir à l'Angleterre plus qu'elle ne nous conviendrait à nous-mêmes. En vous signalant l'insuffisance des voies coercitives proposées par le cabinet de Londres, j'ai voulu surtout vous faire remarquer ce qu'il y a de contradictoire entre la grandeur des concessions demandées à Méhémet-Ali et la faiblesse des moyens par lesquels on se propose de les lui arracher. Sans doute le cabinet de Londres se persuade que ce pacha cédera à la première démonstration des puissances, et que hors d'état de suffire longtemps aux charges d'un statu quo rendu plus gênant et plus onéreux pour lui par l'espèce de blocus qu'on établirait sur la côte de Syrie, il s'empressera de s'y soustraire en acceptant l'arrangement qui lui sera offert. Je crois fermement que c'est une erreur et que même en admettant, ce qui n'est guère probable, que Méhémet-Ali ne se fît pas un jeu de jeter l'Europe dans les complications les plus effrayantes plutôt que de se soumettre aux injonctions des puissances, la prolongation du statu quo actuel avec ses incertitudes et ses dangers serait tout au moins la conséquence de sa résistance passive. Il faudrait étrangement méconnaître la situation respective des deux parties pour croire que cette prolongation fût plus désavantageuse au vice-roi qu'au sultan. Dans l'état où la Porte est aujourd'hui réduite, elle a particulièrement besoin pour se remettre, pour reprendre le degré de consistance et de solidité exigé par l'intérêt général, de repos, de sécurité, d'un sentiment de confiance dans l'avenir. De tels avantages sont bien autrement importants pour elle que celui de recouvrer immédiatement la possession de quelques provinces qu'elle serait peut-être fort embarrassée d'avoir à gouverner et dont, en tout cas, la souveraineté lui serait conservée. Mais la Porte ne peut recueillir ces avantages que par une prompte réconciliation avec Méhémet-Ali, et pour que cette réconciliation ait quelque chance de succès, il faut qu'elle repose sur des bases qui soient dans une juste proportion avec la force et la puissance des parties contractantes.
Telles sont, Monsieur le comte, les raisons qui nous font considérer comme dangereuse et impraticable la proposition d'imposer à Méhémet-Ali les conditions énoncées dans la communication de lord Palmerston. Il n'y a, de notre part, ni obstination, ni prédilection aveugle, ni engagement d'aucune sorte. Nos motifs sont tous puisés dans l'intérêt général, dans la force des choses et dans des convictions profondes. Que lord Palmerston les considère surtout comme inspirées par le plus vif désir de nous entendre et d'établir entre nos deux gouvernements cette identité de vues et de tendances qui serait la meilleure garantie de la paix comme des intérêts des deux pays.
Je n'ai pas besoin de vous dire que le gouvernement du Roi s'en rapporte entièrement à vous quant au choix du moment et de la forme qui vous paraîtront les plus propres à produire avec avantage les arguments que je viens de vous suggérer.
Je reçois votre dépêche du 24. Les détails qu'elle contient sur l'attitude de MM. de Brünnow et Neumann sont d'une importance réelle. Je me rends facilement compte des difficultés que trouve lord Palmerston à rédiger son contre-projet. Je désire trop voir sortir de ces difficultés mêmes des moyens de rapprochement entre les cours vraiment intéressées à la pacification de l'Orient pour que je ne l'espère pas un peu.
36° Le général Sébastiani au maréchal Soult.
Londres, 28 janvier 1840.
Monsieur le maréchal,
Je quitte lord Palmerston. Il vient de m'annoncer que le conseil, consulté par lui sur la question de savoir si la convention projetée devait être conclue entre les cinq puissances seulement, ou bien entre les puissances et la Porte, s'était prononcé pour le dernier avis et avait décidé à l'unanimité que le sultan devait être appelé comme partie contractante.
Cette résolution, la seule qu'ait encore définitivement arrêtée, dans cette affaire, le cabinet britannique, semble ajourner forcément non-seulement la conclusion, mais le débat de la négociation commencée, et en reculer la reprise de tout le temps nécessaire à l'arrivée d'un plénipotentiaire turc. Malgré la juste impatience qu'elle doit éprouver de voir se résoudre une question si remplie de difficultés et de périls, peut-être Votre Excellence trouvera-t-elle que ce délai, avec les chances de conciliation et de retour qu'il ouvre devant nous, avec les embarras nouveaux et croissants qu'il apporte à l'attitude et aux démarches des deux plénipotentiaires autrichien et russe, n'est pas sans avantage pour la politique du gouvernement du Roi, et qu'il est permis de voir un succès dans tout retard opposé par le gouvernement anglais à l'empressement et à l'activité de MM. de Brünnow et Neumann. Telle est du moins ma propre conviction, et jusqu'à nouvel ordre de Votre Excellence, elle dirigera ici ma conduite et mes paroles.
Vous ne verrez pas non plus sans quelque satisfaction, Monsieur le maréchal, la décision du cabinet britannique tendre à placer définitivement les droits de la Porte et les stipulations conclues par elle dans le droit public européen.
Votre Excellence reconnaîtra aussi que malgré les alternatives et les oscillations quotidiennes que subit forcément une négociation où tant d'intérêts opposés et puissants se trouvent en présence et en lutte (oscillations dont ma correspondance doit réfléchir les retours et même les contradictions), aucun intérêt sérieux pour nous n'a encore été compromis, aucune position importante n'a encore été prise.
Quant à la question territoriale, lord Palmerston vient de me dire «qu'il tâcherait de faire la plus large part qu'il fût possible, dans ses idées, d'accorder à Méhémet-Ali, afin de ménager à la France la facilité d'accepter les bases de l'arrangement à intervenir.»
Veuillez agréer, etc.
H. SÉBASTIANI.
37° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.
Londres, 14 février 1840.
Monsieur le maréchal,
J'allais me retirer lorsque lord Palmerston m'a forcé, pour ainsi dire, à lui demander s'il s'était passé quelque chose de nouveau depuis sa dernière conversation avec le général Sébastiani sur les affaires d'Orient: «Rien, m'a dit lord Palmerston; j'ai même renoncé, quant à présent, à la rédaction de ce protocole sur lequel j'avais prié le général Sébastiani de pressentir son gouvernement. Je modère l'empressement du négociateur russe, et puisque M. Guizot doit arriver prochainement à Londres, sans doute dépositaire de la dernière et complète pensée du cabinet français, je crois beaucoup plus convenable d'attendre qu'il soit ici pour rouvrir la discussion.»—«Ainsi, ai-je repris, non-seulement il ne se fait, mais il ne se prépare rien dans l'intervalle?»—«Non, m'a répondu lord Palmerston, absolument rien.» Je m'étais contenté de sourire au mot d'empressement appliqué par lord Palmerston au négociateur russe; d'abord, afin qu'il vît bien que je ne confondais pas ce qui tient au rôle personnel du négociateur avec une urgence prétendue d'instructions de sa cour; ensuite parce que le projet de protocole mis à la charge du baron de Brünnow comme initiative est répudié par lui dans ses entretiens confidentiels, et que je ne voulais pas que lord Palmerston me crût ignorant de cette circonstance. Je n'ai rien ajouté, Monsieur le maréchal, à cette courte digression; d'abord il n'était ni dans mes instructions, ni dans mon rôle d'aborder la question dans son ensemble, et je sais par expérience combien il faut être sobre de provocation à ces axiomes échappés au premier mouvement qui lient ici, plus que partout ailleurs, et qui chargent trop souvent l'avenir de difficultés. Le terrain est net aujourd'hui; la négociation est véritablement suspendue, et le nouvel ambassadeur du Roi y entrera avec le secret de la faiblesse de ses adversaires. Cette situation est bonne, quoique encore délicate; je ne voudrais pas avoir à me reprocher un mot qui pût la modifier d'ici à l'arrivée de M. Guizot.
Le baron de Brünnow répond aux questions qu'on lui adresse sur son départ, qu'il n'a encore reçu aucun contre-ordre de sa cour et que ses instructions lui prescrivaient de quitter Londres pour se rendre à Darmstadt le 20 février; mais il ajoute que le voyage du grand-duc impérial est retardé, et que cette circonstance lui semble naturellement devoir entraîner l'ajournement du sien. Au fait, il a l'air de préparer les esprits à la prolongation de son séjour.
Veuillez agréer, etc.
BOURQUENEY.
POLITIQUE EXTÉRIEURE. (1832-1836.)
Une des causes de la politique de conquêtes et d'aventures.—Vice radical de cette politique.—-Formation du droit public européen.—Ses maximes essentielles.—Conséquences de la violation de ces maximes.—Le gouvernement de 1830 les a respectées.—Questions européennes pendantes en 1832.—Fautes des trois puissances du Nord dans leurs relations avec le gouvernement de 1830.—La Prusse: le roi Frédéric-Guillaume III, le prince de Wittgenstein et M. Ancillon.—M. Bresson à Berlin.—L'Autriche: l'empereur François II et le prince de Metternich.—M. de Sainte-Aulaire à Vienne.—La Russie: l'empereur Nicolas.—Le maréchal Maison à Saint-Pétersbourg; ses instructions.—Idée d'un mariage russe pour le duc d'Orléans.—Fermentation révolutionnaire en Allemagne.—Réunion de Münchengrætz.—Ses conséquences.—Affaires d'Orient.—Question d'Égypte.—Caractère, situation et politique de Méhémet-Ali.—Situation et politique des grandes puissances européennes entre la Porte et l'Égypte.—Mission de M. de Bois-le-Comte en Orient.—Ses entretiens avec Méhémet-Ali.—Paix de Kutaièh.—La Russie à Constantinople.—Traité d'Unkiar-Skelessi.—Affaires d'Espagne.—Mort de Ferdinand VII—Question de la succession espagnole.—Politique du gouvernement français et ses motifs.—Ses promesses et ses conseils au gouvernement de la reine Isabelle.—Explosion de la guerre civile en Espagne.—Don Carlos en Portugal auprès de don Miguel.—M. Zéa Bermudez, son caractère et sa politique.—Origine de la question de l'intervention de la France en Espagne.—Chute de M. Zéa Bermudez.—M. Martinez de la Rosa; son caractère et sa politique.—Promulgation du statut royal.—Traité de la quadruple alliance.—Don Carlos, expulsé de Portugal, se réfugie en Angleterre et rentre en Espagne.—Réunion des Cortès espagnoles.—Le statut royal et la constitution de 1812.—Le cabinet de Madrid demande l'intervention de la France et de l'Angleterre.—Leur refus et ses motifs.—Diversité des avis dans le cabinet français.—Chute de M. Martinez de la Rosa.—Le comte de Toreno lui succède.—Sa prompte chute.—Au moment où le cabinet du 11 octobre 1832 se disloque à Paris, M. Mendizabal et le parti exalté entrent, à Madrid, en possession du pouvoir 1.
Ma situation et ma disposition après la dislocation du cabinet du 11 octobre 1832.—Ma participation aux débats des Chambres, du 22 février au 6 septembre 1836.—Mon élection à l'Académie française.—M. de Tracy, mon prédécesseur.—Mon discours de réception.—L'Académie des sciences et belles-lettres de Stockholm et le roi de Suède Charles-Jean.—Mort de l'abbé Sieyès et de M. Carnot.—Mort de M. Ampère, son caractère.—Mort de M. Armand Carrel, son caractère.—Acquisition et description du Val-Richer.—L'archevêque de Cantorbéry, Thomas Becket, au Val-Richer, dans le XIIe siècle.—Situation de M. Thiers en 1836.—Tentative d'assassinat du roi Louis-Philippe par Alibaud.—Affaires d'Espagne; M. Mendizabal et ses dispositions envers la France.—Le cabinet anglais propose l'intervention en Espagne.—Le cabinet français s'y refuse.—Dépêches de M. de Rayneval à ce sujet.—Mouvements révolutionnaires en Espagne pour la constitution de 1812.—M. Isturiz succède à M. Mendizabal.—Le général Quesada, gouverneur de Madrid; son énergie.—Mesures adoptées par le gouvernement français envers l'Espagne.—Mission de M. de Bois-le-Comte à Madrid.—Insurrection militaire de Saint-Ildefonse.—Courage et résistance inutile de la reine Christine.—Effets de cette insurrection à Madrid.—Le général Quesada est massacré.—Proclamation de la constitution de 1812.—Dissentiments dans le gouvernement français sur la question de l'intervention en Espagne.—Le roi Louis-Philippe et M. Thiers.—Retraite du cabinet du 22 février 1836.
MON ALLIANCE ET MA RUPTURE AVEC M. MOLÉ. (1836-1837.)
Mes relations avec le comte Mole.—Formation du cabinet du 6 septembre 1836.—Sentiments divers de mes amis politiques.—Par quels motifs et à quelles conditions j'entre dans le cabinet.—Ses premiers actes.—État des affaires en Algérie.—Expédition de Constantine.—Le maréchal Clausel.—Le commandant Changarnier.—Le général Trézel.—Mauvais succès de l'expédition.—Retraite de l'armée.—Conspiration de Strasbourg,—Le prince Louis Bonaparte.—Son échec et son embarquement à Lorient.—Par quels motifs le cabinet ne le traduisit pas devant les tribunaux.—Ouverture de la session des Chambres.—Tentative d'assassinat sur le roi Louis-Philippe.—Débat de l'adresse.—Procès du complot de Strasbourg devant la Cour d'assises de Colmar.—Acquittement des accusés.—Projets de loi présentés aux Chambres;—Sur la disjonction de certaines poursuites criminelles, le lieu de déportation et la non-révélation des complots contre la vie du Roi;—Sur la dotation de M. le duc de Nemours.—Pressentiments du roi Louis-Philippe sur l'avenir de sa famille.—Le projet de loi sur la disjonction est rejeté à la Chambre des députés.—Le cabinet se dissout.—Tentatives diverses pour en former un nouveau.—Le Roi m'appelle.—Mes propositions et mes démarches.—Elles échouent.—Je me retire avec MM. Duchâtel, Gasparin et Persil.—M. Molé forme le cabinet du 15 avril 1837.
LA COALITION. (1837-1839.)
Ma disposition en sortant des affaires.—Douleur de famille.—Mme la duchesse d'Orléans; son arrivée à Fontainebleau; son mariage; son entrée à Paris.—Caractère du château de Fontainebleau.—Accidents du Champ-de-Mars.—Ouverture du Musée de Versailles.—Caractère de cette fête.—Mon séjour au château de Compiègne.—Mes conversations avec Mme la duchesse d'Orléans.—La princesse Marie; son mariage, ses dispositions, sa mort.—Ce qui est dû à la mémoire des morts.—Lady Holland et Holland-House.—Grand nombre d'hommes éminents morts de 1836 à 1839.—Leur caractère.—M. Raynouard et M. Flaugergues.—M. de Marbois et l'abbé de Pradt.—Le baron Louis.—Le maréchal Lobau et le général Haxo.—M. Silvestre de Sacy.—M. Laromiguière.—Le docteur Broussais.—M. le prince de Talleyrand.—Sa dernière visite à l'Institut.—Ses derniers actes.—Le comte de Montlosier.—Difficultés de la situation de M. Molé.—Comment il les surmonte ou les ajourne.—Ses mesures à l'intérieur.—Incidents favorables à l'extérieur.-Guerre avec le Mexique.—Avec Buenos-Ayres.—Traité avec Haïti.—Seconde expédition de Constantine; son succès—Le prince Louis Bonaparte de retour en Suisses.—Adoption définitive du traité des vingt-quatre articles sur les limites de la Belgique.—Évacuation d'Ancône.—Mon attitude dans la Chambre des députés.—Mes discours en mai 1837, dans la discussion des fonds secrets.—Déplaisir de M. Molé.—Dissolution de la Chambre des députés.—Caractère de cette mesure et des élections.—Session de 1837-1838.—Succès et échecs du cabinet.—Sa situation après la session.—Session de 1838-1839.—La coalition.—Ses causes générales.—Mes motifs personnels.—Fut-ce une faute?—Débat et vote de l'adresse.—Bonne attitude de M. Molé.—Dissolution de la Chambre des députés.—Résultat des élections.—Retraite du cabinet Molé.—Vaines tentatives pour former un cabinet de coalition.—Ministère provisoire.—Émeute du 12 mai 1839.—Formation du cabinet du 12 mai 1839.
H QUESTION D'ORIENT. (12 mai 1839-25 février 1840.)
Situation du cabinet du 12 mai 1839 à son avènement.—La mienne.—Mon emploi de mon loisir politique.—On me demande de surveiller la traduction et la publication en France des lettres et des écrits de Washington.—Je m'en charge.—Grand intérêt que m'inspire ce travail.—Mon Étude historique sur la vie et le caractère de Washington.—Son succès.—Témoignages de reconnaissance que je reçois des Américains.—Lettre du roi Louis-Philippe.—Renaissance de la question d'Orient.—Pourquoi on donne ce nom à la querelle entre le sultan et le pacha d'Egypte.—État général de l'empire ottoman.—Dispositions et politique des grandes puissances européennes.—La guerre éclate entre Mahmoud et Méhémet-Ali.—Accord entre la France et l'Angleterre.—Mort du sultan Mahmoud.—Bataille de Nézib.—Le dissentiment commence entre la France et l'Angleterre sur la question territoriale entre le sultan et le pacha.—Vicissitudes des négociations à Londres.—Attitude de la Russie.—Elle se met à la disposition de l'Angleterre.—La France persiste dans son dissentiment et le cabinet anglais dans ses résolutions.—Le général Sébastiani.—M. de Brünnow à Londres.—Lord Palmerston.—Le cabinet français me propose l'ambassade de Londres.—J'accepte.—Mes motifs.—Le roi Louis-Philippe s'y montre contraire.—Par quels motifs.—Le cabinet insiste.—Le Roi cède.—Ma nomination.—Rejet par la Chambre des députés de la dotation demandée pour M. le duc de Nemours.—Situation incertaine du cabinet.—Je pars pour Londres.
Le duc de Broglie à M. le maréchal marquis Maison, ambassadeur de France en Russie.
M. Mignet au duc de Broglie.
Le duc de Broglie au comte de Rayneval.
1° Le duc de Broglie au cômte de Rayneval. 2° Le même au même.
1° Le duc de Broglie au comte de Rayneval. 2° Le même au même.
1° La Société coloniale de l'Algérie à M. Guizot, député, à Paris. 2° Les mêmes au même.
Histoire de l'abbaye du Val-Richer.
1° Le ministre des affaires étrangères à M. le comte de Rayneval à Madrid. 2° Le ministre des affaires étrangères à M. le comte de Rayneval à Madrid.
Discours de M. Guizot, ministre de l'instruction publique, pour la rentrée des cours de l'École normale de Paris.
Le général comte de Damrémont à M. Guizot.
Plan et notes pour la discussion du projet de loi sur la disjonction des poursuites dans le cas de crimes imputés à des personnes civiles et à des militaires (1837).
Projet d'adresse au Roi présenté par la commission de la Chambre des
Députés en janvier 1839. XIII.
1° M. Guizot à ses commettants. 2° M. Guizot à M. Leroy-Beaulieu, maire de Lisieux. 3° Discours prononcé par M. Guizot dans le collège électoral de Lisieux, le 3 mars 1839, immédiatement après son Élection.
Le roi Louis-Philippe à M. Guizot.
Lettre adressée à M. Guizot par vingt-cinq citoyens américains, le 1er février 1841.
1° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult. 2° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney. 3° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney. 4° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult. 5° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult. 6° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney. 7° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney. 8° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult. 9° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult. 10° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult. 11° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney. 12° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney. 13° Le baron de Bourqueney à lord Palmerston. 14° Lord Palmerston au baron de Bourqueney. 15° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult. 16° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney. 17° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult. 18° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult. 19° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney. 20° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult. 21° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney. 22° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult. 23° idem. 24° idem. 25° Le maréchal Soult au baron de Bourqueney. 26° Le général Sébastiani au maréchal Soult. 27° idem. 28° idem. 29° idem. 30° Le maréchal Soult au général Sébastiani. 31° Le général Sébastiani au maréchal Soult. 32° idem. 33° Le maréchal Soult au général Sébastiani. 34° Le général Sébastiani au maréchal Soult. 35° Le maréchal Soult au général Sébastiani. 36° Le général Sébastiani au maréchal Soult. 37° Le baron de Bourqueney au maréchal Soult.