Title: La conquête d'une cuisinière II
Author: Eugène Chavette
Release date: October 3, 2005 [eBook #16796]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net. This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
Qu'était devenu Gustave Cabillaud?
Tous les renseignements recueillis par le docteur Cabillaud père, à la recherche de son fils, étaient de la plus exacte vérité. A la sortie de chez M. Grandvivier, le groupe de ses invités, en arrivant au premier étage, s'était d'abord séparé de Fraimoulu, qui rentrait dans son appartement où il allait trouver Pietro se vautrant dans son lit et recevoir de l'Auvergnat ivre la série de horions qui devait le métamorphoser en tigre.
A la porte de la maison une autre scission avait eu lieu. Gontran, après de brefs adieux, avait filé de son pied léger pour retourner au plus vite auprès d'Henriette.
Puis Cabillaud père, qui comptait s'en aller de compagnie avec son fils, était parti de son côté après que Gustave, qui se disait la tête lourde, avait déclaré vouloir, avant de se coucher, faire un peu de promenade en reconduisant ces messieurs.
Ils s'étaient trouvés réduits à trois quand, à mi-chemin, le baron de Walhofer s'était séparé d'eux pour aller, disait-il, achever la soirée à son cercle.
Gustave et Camuflet avaient d'abord reconduit Ducanif à son domicile où ce dernier, en se séparant de Gustave, lui avait dit qu'il l'attendrait demain à déjeuner, invitation que le jeune médecin avait acceptée en promettant d'être exact.
Après quoi il s'était remis en route avec Camuflet, qu'il avait mené jusqu'à sa porte, et dont il s'était séparé en annonçant qu'il allait regagner son lit.
Et le lendemain matin il n'était pas encore rentré!
Quand son père, tout inquiet, dans sa tournée aux informations, s'était présenté chez Ducanif, ce dernier, loin de partager les alarmes paternelles, avait pensé qu'à l'heure dite il allait voir apparaître Gustave pour prendre sa part du déjeuner auquel il l'avait invité la veille.
Après le départ de Cabillaud père, il avait dit à sa cuisinière Héloïse qui, muette et sombre, avait assisté à l'entretien:
—Ce farceur de Gustave, en revenant hier chez lui, aura sans doute rencontré l'occasion de passer agréablement sa nuit... Il va nous arriver affamé.
Mais, à l'heure du déjeuner, le jeune médecin n'avait pas fait acte de présence.
—Il déjeune sans doute là où il a couché, avait supposé Ducanif sans plus s'en étonner.
Mais il n'en avait pas été de même d'Héloïse, dont Gustave était l'amant. Jalousie, d'une part; crainte d'un malheur, de l'autre; elle avait obtenu de Ducanif qu'il l'envoyât s'informer chez Cabillaud père si le disparu était revenu ou avait donné de ses nouvelles.
—Est-ce un mauvais tour du Walhofer? Lui seul peut avoir fait disparaître Gustave, se disait-elle, la face contractée, en marchant d'un pas pressé.
Chez Cabillaud père, qui n'était pas encore revenu de ses recherches, elle n'avait trouvé que Clarisse, le cordon bleu du docteur, qui, craintive au sujet de cette absence prolongée de son jeune maître, n'avait pu lui donner que ce seul renseignement:
—Ce n'est pas à tort que le père s'effraye. Pas plus tard qu'hier, M. Gustave lui a dit que s'il ne rentrait pas un beau jour, ce serait qu'il lui serait arrivé un malheur.
Là-dessus Héloïse était repartie, retournant droit chez Ducanif et se répétant:
—C'est du Walhofer que nous vient ce coup de Jarnac. J'en suis certaine!
Arrivée à la maison de Ducanif, au lieu de monter chez son maître, elle s'était arrêtée à l'étage au-dessous, où logeait M. de Walhofer, et avait sonné à la porte du baron.
Comme il n'avait pas été répondu à plusieurs coups de sonnette successifs, Héloïse redescendit chez le concierge, se disant envoyée par Ducanif à son ami M. de Walhofer.
—M. le baron est parti ce matin en m'annonçant, suivant son habitude, qu'il s'absentait pour quelques jours, déclara le concierge.
—Savez-vous où il est allé?
—Sans doute, comme il lui arrive souvent, faire un tour dans ses terres.
—Où sont-elles, ses terres?
—En Belgique. Mais, par exemple, je ne saurais vous dire en quel coin de la Belgique... Vous le savez, le baron n'est pas causeur et il n'aime pas les questions, continua le concierge.
Loin de remonter chez Ducanif, sa cuisinière regagna la rue et se remit en route.
—Je sais où elles sont situées, tes fameuses terres, et je vais aller t'y relancer, se disait-elle en activant le pas.
Il fallait qu'elle fût bien certaine de ne pas confondre l'un avec l'autre deux personnages dont la position sociale était, pourtant, bien différente, car elle se dirigea vers la rue de Turenne.
—Gustave et moi, nous avons voulu le jouer. A son tour, il a pris sa revanche, se disait-elle.
Aux deux tiers de la rue de Turenne, elle s'engagea dans une ruelle à droite et, cent mètres plus loin, pénétra dans cette même allée puante et obscure de la masure où, quelques jours auparavant, était entré Camuflet.
Comme la première fois, le portier, dans la sorte de niche qui lui servait de loge, ressemelait de vieux souliers.
—Où allez-vous, ma belle fille? cria-t-il à Héloïse qui filait devant la loge sans rien demander.
—Chez le Tombeur-des-Crânes.
—Alors il est inutile de vous mettre cinq étages dans les mollets. Vous trouveriez là-haut visage de bois, ma charmante, affirma le savetier.
Héloïse crut à une consigne donnée et qu'il lui fallait forcer.
—Mais il m'attend! avança-t-elle.
—Alors, pas si tôt, car il n'est pas encore arrivé, dit le portier.
Et, croyant à un rendez-vous galant, le pipelet fit une risette à Héloïse en ajoutant:
—L'heureux drôle est vraiment inexcusable de n'être pas là pour vous recevoir.
La cuisinière jugea utile de plaider le faux pour savoir le vrai.
—Peut-être, dit-elle, le Tombeur-des-Crânes est-il retenu par la cause qui l'a forcé de sortir quand il savait que j'allais venir.
—Sortir? répéta le pipelet étonné.
—Oui, sortir ce matin, appuya Héloïse.
—Le Tombeur-des-Crânes n'est pas sorti ce matin pour cette bonne raison que voici cinq jours qu'il n'a pas mis le pied ici.—Depuis qu'il est attaché comme prévôt à une salle d'armes, par là-bas, dans les beaux quartiers, il ne fait ici que de rares apparitions. Je ne sais même pas pourquoi, puisqu'il est logé à sa salle d'armes, il garde ici sa chambre.
Puis, se reprenant vite d'un ton badin:
—Si, si, je le sais, c'est pour recevoir la visite de Vénus.
Héloïse était difficile à persuader. Elle mit deux francs dans la main du savetier en disant:
—Vrai! il n'est pas chez lui?
Alors, jouant la jalousie:
—Vous ne me laissez pas monter parce qu'il y a là-haut une autre femme, j'en suis sûre.
Le savetier se redressa d'une seule pièce et une main sur son coeur, pendant que l'autre s'avançait tenant une vieille botte, il prononça gravement:
—Que le nez me tombe à l'instant du visage si je vous mens d'un seul mot!
De ce que le nez lui restait planté au milieu de la face, cela n'aurait pas suffi pour convaincre Héloïse, si le portier, charmé par le don des quarante sous, n'avait ajouté:
—Mon locataire, pendant ses absences, me laisse sa clef. Voulez-vous que je vous la confie? Vous monterez pour vous assurer par vous-même que la chambre est vide de tout habitant de l'un ou de l'autre sexe.
A cette offre, la conviction se fit en Héloïse. Mais alors elle s'alarma. Personne chez le baron de Walhofer. Personne chez Alfred, le Tombeur-des-Crânes. Est-ce que la même cause qui avait fait disparaître Gustave ne pouvait pas avoir aussi supprimé l'autre?
Elle était donc là pensive, debout devant la porte de la loge dont elle empêchait l'entrée, quand, derrière elle, se fit entendre la voix d'une femme qui demandait:
—Alfred est-il chez lui?
Héloïse se retourna brusquement. Mais son mouvement avait été moins prompt que celui de l'arrivante qui, après s'être présentée, par oubli sans doute, avec le visage découvert, venait de rabattre sur sa figure un voile épais.
La cuisinière se trouva donc en présence d'une femme d'allure un peu massive, d'une mise bourgeoise et dont le voile empêchait de deviner l'âge. La voix, néanmoins, avait frappée Héloïse par son accent éraillé et légèrement trivial.
Mais si le voile, rabattu à temps, avait caché à la cuisinière les traits de la dame, il n'en était pas de même du portier auquel la visiteuse s'était d'abord adressée à visage découvert.
—Où ai-je déjà vu cette face-là? était en train de se demander le digne savetier.
Comme, tout ahuri, il ne répondait pas, la dame lâcha cette phrase qui n'accusait pas positivement une princesse:
—Quand vous resterez là à me faire vos yeux de chat sur la cendre, vous figurez-vous que je vais moisir à attendre votre réponse, grand daim?
Les traits de la dame devaient avoir frappé fort le portier, car, au lieu de se rendre à cette invitation de parler, il resta bouche béante et se disant:
—Pour sûr, j'ai déjà vu cette binette-là!
—Ah çà! il s'est donc fourré des bottes dans les oreilles en guise de coton? gronda la dame.
Forçant la voix, elle cria en répétant sa demande:
—Eh! vieux pot! Alfred est-il chez lui?
—Non, madame, dit enfin le portier.
—Ah! fit la visiteuse déconcertée par cette absence. Quand rentrera-t-il?
—Je l'ignore.
Elle parut se consulter, puis:
—Êtes-vous capable au moins de faire une commission, espèce de dévissé? demanda-t-elle.
—J'y tâcherai, promit le savetier qui, s'il ne se formalisait pas de cette familiarité, en était empêché par la préoccupation de se rappeler où il avait vu cette dame.
—Alors vous direz à Alfred que je lui apportais l'avoine qu'il m'a demandée. Vous comprenez?
—Si madame veut bien me laisser son nom? demanda le pipelet insidieusement.
—Tiens! tiens! voyez-vous ça! ricana la dame. Il faut t'asseoir sur ta curiosité, mon bonhomme, cela te tiendra chaud aux cheveux.
Et elle répéta:
—Son avoine, tu m'entends bien? Son avoine, et tu ajouteras que, s'il veut la recevoir, il vienne la chercher où il sait.
Sur ce, elle jeta une pièce de cinq francs sur la table de la loge en disant:
—Tiens! voilà pour te boucher un oeil!
Après quoi, sans un seul regard à Héloïse qui, muette et immobile, avait assisté à la scène, elle suivit l'allée et disparut aux yeux du savetier qui, du seuil de sa niche, la suivait du regard en se répétant:
—Je connais cette tête-là!
Soudain il se frappa le front en s'écriant:
—J'y suis! Je me souviens! Saperlotte! Elle est joliment décatie! Quel dégommage!... C'est la Belle-Flamande!
—Et qu'est-ce que la Belle-Flamande? demanda Héloïse.
—L'ancienne reine de toutes les foires du Nord... Ah! j'ai été fièrement toqué d'elle quand je faisais partie du cirque Balengrin où j'étais clown!... On me citait pour mon exercice des six chaises sur le nez.
Du passé du pipelet, la cuisinière de Ducanif ne se souciait guère. Un seul point l'intéressait. Elle voulut en avoir le coeur net.
—Quel lien unit donc le Tombeur-des-Crânes à la Belle-Flamande? demanda-t-elle.
—C'est sa mère.
A cette révélation, Héloïse tressauta.
A son tour, elle jeta une pièce de vingt francs sur la table en disant à l'ancien clown:
—Voici de quoi vous boucher l'autre oeil.
Elle se lança aux trousses de la Belle-Flamande qu'à sa sortie de la masure, elle aperçut marchant à une centaine de mètres devant elle.
—A suivre la jument, je finirai par trouver le poulain... ne fût-ce que quand il viendra chercher l'avoine en question, pensa la cuisinière.
En conséquence, elle emboîta la piste de l'ex-reine des foires du Nord, qui s'en allait de son pas lourd et traînant.
La Belle-Flamande, sans se douter qu'elle était suivie, gagna les boulevards qu'elle se mit à suivre en vraie flâneuse. Elle s'arrêtait aux devantures de boutiques, examinant les montres de lingerie, de bijoux, de nouveautés.
Un moment, devant le magasin d'un miroitier, elle se posa en face d'une glace de l'étalage, et se mit à rajuster le noeud de ses brides de chapeau.
—Hue donc! vieille coquette! gronda Héloïse impatiente, attendant à vingt pas qu'il plût à l'autre de reprendre sa marche.
La Belle-Flamande continua son chemin jusqu'au boulevard Saint-Martin où, sur la droite, elle entra dans une maison de belle apparence.
—C'est là qu'elle demeure? Attendons un peu qu'elle soit remontée chez elle avant que j'aille faire bavarder son concierge, pensa Héloïse.
Elle était là depuis cinq minutes, quand, de la maison, sortirent deux hommes, porteurs de fardeaux dont l'un, en passant à côté de la cuisinière, dit à l'autre:
—Hum! c'est commode, n'est-ce pas? Ça évite un rude détour.
—Grand merci de m'avoir indiqué cette maison à double issue, répondit l'autre qui haletait sous sa charge.
Ces deux phrases suffirent à Héloïse.
—Je suis refaite! murmura-t-elle furieuse.
A son tour elle pénétra dans la maison. La cour avait une seconde sortie sur la rue Meslay.
—Oui, je suis refaite! se répéta le cordon bleu quand, après être arrivée rue Meslay, son regard eut vainement cherché au loin la Belle-Flamande.
Il se pouvait que cette dernière fût passée par la maison sans y entendre malice, simplement parce que cela lui raccourcissait le chemin. Mais Héloïse, en fille rusée, ne pouvait s'arrêter à cette supposition.
—Comment cette finaude a-t-elle pu s'apercevoir qu'elle était suivie? Pas une seule fois, pendant la route, elle n'a retourné la tête, se demanda-t-elle.
Alors le souvenir lui revint de cette pause faite par la Belle-Flamande devant le miroir qui lui avait servi à renouer les brides de son chapeau.
—Elle m'a vue dans la glace, arrêtée à vingt pas derrière elle, et m'a reconnue pour la femme qui venait d'assister à son entretien avec le portier du Tombeur-des-Crânes, pensa Héloïse.
Comme rien ne l'écartait plus de sa voie, elle reprit le chemin de la demeure de son maître Ducanif en se disant comme fiche de consolation:
—Quand ce ne serait que d'avoir appris que le Tombeur-des-Crânes, le prétendu baron, a pour mère une ancienne illustration des foires, appelée la Belle-Flamande, ça peut toujours servir à quelque chose.
Ensuite, ramenée à la situation:
—Où est passé ce gredin que je n'ai trouvé à aucun de ses deux domiciles? se demanda-t-elle.
Puis, en sachant sans doute bien à fond tout ce dont était capable le Tombeur-des-Crânes, elle ajouta avec un petit frisson de peur:
—Qu'est devenu Gustave?
Après quoi, elle poussa un soupir de désolation qu'elle fit suivre de cette pensée n'annonçant pas une conscience des plus pures:
—Mettre la police sur le dos du baron, c'est cracher en l'air pour que ça vous retombe sur le nez.
Mais, parut-il, sa série à la noire était terminée. Elle rentrait dans la maison de Ducanif, quand le concierge l'arrêta au passage en demandant:
—Ce matin, quand vous sortiez, ne vous êtes-vous pas informée du baron de Walhofer?
—Oui, de la part de mon maître qui voulait lui parler, répondit la cuisinière répétant son mensonge.
—Et je vous ai annoncé qu'il était parti pour ses terres, en Belgique?
—Oui. Après?
—Eh bien! il est revenu, il y a dix minutes.
—Allons donc! En trois heures, il est allé en Belgique et il en est revenu! Que me contez-vous donc, mauvais farceur?
—Non, non; il a manqué le train.
—C'est lui qui vous l'a dit?
—Je l'ai entendu comme il en parlait au docteur Gustave Cabillaud avec lequel il venait de se rencontrer devant ma loge... Le baron est, pour ainsi dire, arrivé sur le dos du médecin.
Héloïse avait eu besoin de se remettre de son émotion de joie subite.
—Vous avez vu M. Gustave? fit-elle.
—Oui, tout à l'heure, il est monté en visite chez votre maître.
—Et il n'est pas encore parti?
—Il est toujours là-haut.
Quatre à quatre, la cuisinière escalada les marches de l'escalier.
Au moment où elle glissait sa clé dans la serrure de la porte d'entrée du logement de Ducanif, une pensée troubla sa satisfaction.
—Pendant ces trois heures d'absence, qu'a donc fait le baron qui, m'a dit le concierge, est arrivé sur les talons de Gustave? se demanda-t-elle.
Quand elle pénétra dans le salon où se tenaient le jeune homme et Ducanif, son maître, sans penser à lui demander d'où elle revenait ainsi après une absence de trois heures, s'écria joyeusement:
—Il est retrouvé, Héloïse, il est retrouvé! N'est-ce pas que son père avait vraiment perdu la tête, ce matin, quand il est venu nous le demander?
—Mais enfin, pourquoi n'êtes-vous pas rentré au domicile paternel, monsieur Gustave? dit Héloïse.
Un coup d'oeil du docteur l'avertit qu'il allait mentir.
—Je me suis laissé entraîner à une partie de baccarat par un camarade rencontré hier soir quand je retournais chez moi. Ce matin, au grand jour, nous avions encore les cartes en main. Nous ne les avons quittées que pour nous asseoir devant un festin qui s'est prolongé jusqu'à midi.
—Et pendant ce temps-là, moi qui vous attendais pour déjeuner, j'ai dû m'attabler devant votre place vide, prononça Ducanif d'un petit ton de reproche.
—Aussi suis-je venu pour réparer ma faute en vous priant de m'inviter à dîner ce soir.
—Est-ce sérieusement dit? s'écria Ducanif joyeux.
—Très sérieusement... Aussitôt que j'aurai visité quelques-uns de mes malades, je vous reviendrai.
—Convenu! convenu! répéta Ducanif.
Et, après une courte pause:
—Dites donc, Gustave, si j'invitais le baron? proposa-t-il.
—Invitez.
—Et ce M. Camuflet avec lequel vous m'avez reconduit hier soir jusqu'à ma porte. Je ne le connais que pour l'avoir rencontré hier à la table de M. Grandvivier, mais il m'a plu tout de suite. Ce doit être un bon vivant.
Un peu d'hésitation avait paru dans l'oeil du docteur en entendant parler de Camuflet, mais la voix de Ducanif sonnait trop franche pour qu'on pût soupçonner une arrière-pensée sous ses paroles.
—Va donc aussi pour M. Camuflet! dit Gustave.
—Je vais le prévenir par un petit mot. Il m'a donné hier son adresse chez M. Grandvivier... il demeure au 29 de la rue... de la rue...
Et Ducanif s'arrêta devant son oubli de mémoire.
Mais, se souvenant d'un fait:
—Parbleu! fit-il, vous devez la connaître, cette rue, vous, Gustave, puisque M. Camuflet est le dernier auquel, hier soir, vous ayez fait la conduite.
Encore une fois, le médecin sembla hésiter.
—Rue Méhul, dit-il enfin.
Ducanif se leva et passa dans son cabinet en laissant la porte ouverte derrière lui, ce qui permettait de l'entendre dire:
—Oui, rue Méhul, c'est bien cela. Je vais lui écrire mon mot d'invitation que je vous serai très obligé, cher ami, quand vous descendrez, de remettre à un commissionnaire qui le portera.
—Comptez sur moi.
Pendant qu'on entendait grincer la plume sur le papier, Héloïse se rapprocha doucement de Gustave et lui souffla bien bas:
—As-tu couru quelque danger de la part du baron?
Sur le même ton, le docteur répondit:
—Non. Bien au contraire, j'ai passé ma nuit à lui préparer un mauvais tour qui m'a été indiqué par le hasard.
Mais se reprenant:
—Ou plutôt par ce même Camuflet auquel ton maître est en train d'écrire.
Nom et personnage étaient complètement inconnus à Héloïse, qui demanda:
—Quel homme est-ce?
—D'abord un imbécile, dit Gustave avec un sourire de mépris.
—Et ensuite?
—Ensuite, c'est l'homme que j'avais enfermé l'autre jour chez le baron et qui en est sorti je ne sais comment. Je me suis trouvé hier nez à nez avec lui au dîner du juge.
—T'a-t-il reconnu?
—Pour cela, il faudrait qu'il m'eût vu quand je lui ai joué le tour, ce dont il a été empêché par le tapis que je lui avais jeté sur la tête.
Dites de bouche à oreille, ces phrases ne pouvaient parvenir à Ducanif, qui faisait entendre un gai fredon tout en écrivant.
—Il faut absolument savoir de lui comment il est parvenu à sortir de chez le baron.
—J'y tâcherai, ce soir, après le dîner, en le reconduisant encore jusqu'à son domicile.
La curiosité tenait trop fort Héloïse pour qu'elle s'en tînt au peu qu'avait dit Gustave sur l'emploi de sa nuit. Elle revint à la charge en demandant:
—Quel est ce tour que tu prépares au baron?
Gustave, au lieu de répondre, porta vivement à ses lèvres un doigt qui recommandait le silence, car Ducanif revenait à eux en disant:
—Là, c'est fait. Je compte que mon invitation sera acceptée par ce joyeux luron... Ne vous a-t-il pas semblé tel, Gustave?... De quoi avez-vous causé ensemble pendant que vous le reconduisiez?
—Des ennuis de la campagne.
—Ah! il ne savoure pas le calme des champs?
—Pour lui, la plus belle nature ne vaut pas le trottoir des boulevards.
—Absolument comme moi, dit Ducanif qui, tout en riant, tendait au docteur le billet que celui-ci devait faire porter par le premier commissionnaire qu'il rencontrerait sur sa route.
Il n'en fallait probablement pas beaucoup pour exciter la méfiance de Cabillaud fils. Tout ce que venait de faire et de dire Ducanif était bien simple, bien naïf, bien sincère. Pourtant le jeune médecin eut cette pensée:
—C'est drôle! il ne me paraît plus aussi bête que par le passé!
Cependant Ducanif disait à sa cuisinière:
—Preste et leste! ma fille! il s'agit, ce soir, de se signaler et de mettre les petits plats dans les grands.
—Je cours aux provisions, annonça Héloïse qui s'éloigna après avoir jeté à Cabillaud fils un regard semblant l'inviter à partir avec elle.
—Moi, je vais visiter mes clients afin d'être libre ce soir, dit Gustave en dessinant un départ.
Mais Ducanif lui passa son bras sur le sien pour le retenir, en disant:
—Je descends avec vous jusqu'à la porte du baron que je vais inviter de vive voix.
Quand, après avoir vu Ducanif entrer chez M. de Walhofer, le docteur eut continué sa route et qu'il eut atteint l'angle de la rue Caumartin et du boulevard, il retrouva Héloïse qui l'attendait.
—Voyons, fit-elle, dis-moi quel vilain atout tu réserves au baron.
—Nix, ma fille! Je veux te laisser le plaisir de la surprise, refusa Gustave.
Puis, en la regardant dans les yeux, il ajouta:
—Qu'il le suffise de savoir que, de ce coup-là, le baron...
Au lieu d'achever sa phrase, le docteur fendit l'air du coupant de sa main en lâchant un: Pfuii!!!
Si certain de l'avenir que fût Cabillaud en faisant son sinistre Pfuii! sa confiance ne fut pas partagée par Héloïse.
—Méfie-toi! dit-elle.
—Me méfier de quoi?
—Ce matin le Tombeur-des-Crânes a disparu pendant trois heures. Où est-il allé? à quoi a-t-il pu avoir employé ce temps? Peut-être est-ce à éventer le piège que tu lui tends... Tout aussitôt il est rentré derrière toi, sur tes talons, comme s'il te suivait à la piste.
Après avoir hoché la tête, Héloïse continua lentement, d'une voix un peu alarmée, qui prêchait la prudence:
—Et puis encore... hier au soir, au retour du dîner chez le juge, quand le baron vous a quittés en chemin en disant qu'il allait à son cercle, es-tu certain qu'il s'y soit rendu?... Qui sait s'il ne t'a pas suivi alors que tu reconduisais les autres, guettant le moment où tu rentrerais seul?
—Tu! tu! tu! lâcha Gustave, en riant des craintes exagérées de sa maîtresse.
Mais celle-ci persista à lui sonner la cloche d'alarme.
—Qui sait encore, poursuivit-elle, si, cette nuit, en cette occupation qui t'a pris tes heures... et que tu refuses de m'apprendre... tu n'avais pas derrière toi, dans l'ombre, notre ennemi épiant tes faits et gestes?
Cabillaud fils, avec un sourire d'assurance aux lèvres, remua négativement la tête en répondant:
—Calme-toi, ma belle. En l'endroit où je suis allé cette nuit, j'étais seul, bien seul.
Puis, railleusement:
—Si le baron t'inspire une telle peur, je ne vois qu'un moyen bien simple de n'avoir rien à redouter de lui.
—Quel moyen?
—C'est de lui donner loyalement son lot le jour où nous nous partagerons la dépouille de Ducanif.
Ce moyen proposé parut n'être pas du goût d'Héloïse qui, oubliant sa peur, se redressa en articulant:
—Non... Tout ou rien!
—Alors, ma bonne, si tu veux le «tout», il faut aussi vouloir les moyens, débita Gustave en faisant subir cette variante au proverbe connu.
—Méfie-toi! redit encore Héloïse.
Ce nouvel appel à la prudence agaça le docteur qui croyait l'avoir convaincue.
—Tu te répètes, ma fille, tu n'auras que deux sous, dit-il d'un ton sec.
Et, sur ce, plantant sa maîtresse en plein trottoir, il s'éloigna d'un pas rapide.
Héloïse n'avait pourtant pas tout à fait tort et, sur un point, elle avait supposé juste.
Non, M. de Walhofer n'était pas monté à son cercle comme il l'avait annoncé à Gustave, qui allait reconduire à leur porte Ducanif et Camuflet.
—A coup sûr, c'est Camuflet que le docteur ramènera le dernier chez lui... J'ai le temps d'arriver avant eux, s'était-il dit en regardant le groupe s'éloigner.
Alors il avait pris sa course et, en quelques minutes, il avait atteint la rue Méhul. Au pied de la maison de Camuflet, il avait lancé deux longs et stridents coups de sifflet. Puis, allant se poster près de la porte cochère, il avait attendu la personne que son signal allait faire sortir de la maison.
Au lieu que la porte s'ouvrît, un petit psitt, tout prudent, se fit entendre à travers les volutes des panneaux en fonte qui décoraient chaque battant de la porte cochère.
Le baron, à ce psitt, vint se coller à la porte et s'adressant à la personne qui, de derrière le panneau, l'appelait ainsi, il demanda:
—Pourquoi ne sors-tu pas?
—Pas moyen, fiston... Moi et les autres, depuis deux jours, nous sommes à couteaux tirés avec ces canailles de concierges qui prétendent que nous avons inondé leur escalier... On est presque à se manger le nez... Je leur demanderais le cordon, que ces empotés feraient semblant de dormir comme des loirs et que, demain, ils conteraient la chose à Camuflet... car je crois qu'ils sont passés à son bord, les sagouins!
Et la voix qui disait cela ajouta hargneusement:
—Ah! si je connaissais le galapiat qui, avec son inondation, nous a flanqué les pipelets à dos!!!
Le baron n'avait pas le temps d'écouter ces doléances. Il alla au plus pressé en demandant:
—As-tu l'argent?
—Non, je ne l'aurai que demain. Alors, tout de suite, je te le porterai chez toi, là-bas, au Marais.
—J'y compte, dit vivement le baron pressé de s'éloigner, car, dans le silence de la nuit, il entendait résonner sur la dalle du trottoir des pas qui se rapprochaient.
—C'est Gustave et Camuflet qui arrivent, pensa-t-il en franchissant la rue d'un bond pour aller se blottir dans l'ombre d'un porche voisin.
C'était bien, en effet, le docteur ramenant à sa porte l'homme aux trois belles-mères.
Il y eut échange de poignées de main, puis on se sépara sur cette dernière phrase dite par Gustave au moment où Camuflet franchissait la porte qui venait de s'ouvrir à son coup de sonnette:
—Dormez bien... Je vais en faire autant, car je gagne tout droit mon lit.
Aussi le baron, qui avait entendu ces adieux, fut-il fort étonné de voir le docteur, quand il fut seul, remonter la rue Méhul.
—Mais ce n'est pas du tout la route de son lit, se dit-il.
Et, quittant sa retraite, il prit curieusement la piste du jeune médecin.
Ce dernier marchait d'un pas sec et pressé qui, claquant sur le granit du trottoir, l'empêchait d'entendre la marche de celui qui le suivait.
Minuit, qui allait tinter, rendait rares les boutiques encore ouvertes. Sur sa route, Gustave rencontra un magasin d'épicerie dont les employés étaient en train de mettre les volets, dans lequel il entra.
Walhofer arriva à temps pour pouvoir, à travers une travée de la devanture non encore fermée, plonger son regard dans le magasin, où il vit un garçon servir au client retardataire l'engin d'éclairage vulgairement appelé rat-de-cave.
Du coup, le baron resta penaud. Cet achat dénotait simplement la précaution d'un homme qui, rentrant chez lui après minuit, s'attend à trouver éteint le gaz de l'escalier et qui ne veut pas se casser le nez dans l'obscurité.
—Quoi! pensa le baron surpris, il a fait un tel détour pour acheter un rat-de-cave qu'il eût trouvé chez dix épiciers encore ouverts sur sa route!
L'étonnement de Walhofer s'amoindrit à la vue de la direction prise par Gustave en sortant de la boutique.
—Décidément, il tourne le dos à son lit et ce n'est pas pour s'éclairer dans son escalier qu'il a fait cette acquisition, se dit-il en reprenant la piste du médecin.
Bientôt le docteur atteignit la rue de Rivoli qu'il suivit dans la direction des Champs-Elysées.
A cette heure avancée, beaucoup de fiacres, dont la remise était située à Passy, remontaient à vide les Champs-Elysées.
En trois bonds, Walhofer fut derrière une de ces voitures que son cocher venait d'arrêter sur un signe de Gustave. Ainsi caché, le baron tendit l'oreille au dialogue entamé entre le docteur et le cocher.
—C'est pour aller du côté de mon remisage, pas vrai, bourgeois? demandait l'automédon avant d'accepter son voyageur, car, si près de son lit, il ne tenait pas à rentrer dans Paris.
—Pour aller à Billancourt, annonça le médecin.
—Oh! alors, ça peut encore se tirer. J'en serai quitte pour faire attendre mon traversin un petit quart d'heure.
—Non, non, fit vivement Gustave. Une fois à Billancourt, il faudra m'attendre pour me ramener au boulevard Poissonnière.
—Si c'est ça, impossible, bourgeois. La journée a été rude, voyez-vous. Homme et cheval ont besoin de repos... Impossible, je vous le répète, bourgeois...
—Dix francs de l'heure! articula Gustave.
Le cocher, qui avait déjà le fouet levé pour faire partir sa bête, arrêta son geste.
—Et combien d'heures? demanda-t-il.
—Deux, trois... je ne saurais préciser le temps que me prendra l'accouchement que je vais faire à Billancourt.
Etaient-ce les dix francs de l'heure promis? Fut-ce la galanterie qui plaida dans le coeur du cocher? Toujours est-il qu'il s'écria:
—Ah! il s'agit d'un accouchement?... Alors, tout pour les dames!!! Montez, docteur!
Aux paroles du médecin, le baron était resté déconfit. Etait-il bête d'avoir cru à un mystère! Quoi de plus simple qu'un médecin se déplaçât, à pareille heure, pour une cliente en mal d'enfant? C'était si simple, si logique, si facile à soupçonner d'abord, qu'un enfant, au lieu de chercher midi à quatorze heures, y eût pensé tout de suite!
Et le baron fit un pas pour s'éloigner du fiacre dans lequel Gustave venait de monter.
Mais il y avait en lui un fond de méfiance qui lui faisait regarder à trois fois un charbon avant de reconnaître qu'il est noir.
Au moment où la voiture allait s'ébranler, il s'accrocha aux ferrures de l'arrière-train en se disant:
—Il y a neuf sur dix à parier que je fais une bêtise, mais je veux savoir à quoi m'en tenir.
Et il se laissa emporter par le fiacre dont le cocher fouettait sa rosse à tour de bras, en répétant:
—Tout pour les dames!!!
Il avait des poignets d'acier, le cher baron, car il ne lâcha prise qu'à la voix de Gustave qui criait:
—Cocher, arrêtez-vous ici!
On était arrivé à Billancourt, sur la berge, en face du bac qui, l'été, transporte sur l'autre rive les promeneurs qui veulent aller à Sèvres en s'évitant le long détour à faire pour prendre par le pont de Saint-Cloud.
Pendant que Gustave faisait jouer avec effort la poignée fort dure de la portière du fiacre, Walhofer, franchit une haie formant la clôture d'une propriété riveraine... propriété de bien mince valeur, consistant en un étroit terrain qui, jadis, avait dû être un jardin, aujourd'hui complètement inculte, au milieu duquel s'élevait une maisonnette dont le délabrement attestait, que, depuis longtemps, elle était inhabitée.
Abrité derrière sa haie, Walhofer n'avait plus qu'à attendre, pour continuer sa chasse, la direction qu'allait prendre Gustave descendu de voiture.
—Allez stationner au pont de Saint-Cloud, commanda le médecin au cocher après avoir mis pied à terre.
Au lieu d'entrer dans le village, il resta sur place, regardant la voiture s'éloigner. Ce fut seulement quand le fiacre eut disparu dans la nuit que Gustave se mit en marche, suivant la berge.
—Parbleu! c'est de la chance! dit-il à mi-voix quand quelques pas l'eurent amené devant la haie de l'autre côté de laquelle était tapi le baron.
Et Walhofer, immobile, l'entendit qui ajoutait:
—C'est à ne pas s'y tromper. Haie en clôture, jardin inculte, puits au milieu, masure à trois fenêtres de façade avec petite tourelle sur la gauche, servant de pigeonnier.
Puis il lâcha un petit rire joyeux, qu'il fit suivre de ces mots:
—Je n'aurai pas eu à chercher longtemps cette baraque!... Voyons, maintenant si le reste est bien tel qu'il m'a été dit.
Une brusque secousse agita la haie.
C'était Gustave qui, à un mètre plus loin que la cachette du baron, venait, à son tour, de franchir la clôture.
Sans tarder, il marchait droit à la maison.
Arrivé à un petit perron, il introduisit la main dans un trou de la muraille, et il en tira une clé qui lui servit à ouvrir la porte de la maison.
—Hé! hé! pensa gaiement le baron, c'est le second mouvement qui est le bon!... Quand je pense que, tout d'abord, j'avais cru à la blague de l'accouchement!
Ensuite, presque aussitôt:
—Bon! fit-il, je comprends pourquoi il a acheté son rat-de-cave!
En effet, à travers les fissures des volets délabrés, on voyait filtrer la lumière du rat-de-cave que le docteur venait d'allumer.
—Ah çà! mais je suis aussi de la fête, moi! ricana le baron.
Alors, quittant sa cachette, il se dirigea d'une marche prudente vers la maison.
Le baron avait le pas léger. Sans le moindre bruit, il se glissa dans la maison dont Gustave avait laissé la porte entre-bâillée derrière lui.
Bien lui en prit d'avoir usé de précaution, car, pour un peu, il tombait, pour ainsi dire, sur le dos du docteur qui, son rat-de-cave à la main, suivait un couloir partageant l'habitation et conduisant à un escalier dont la double évolution desservait l'étage supérieur et la cave.
—Que va-t-il chercher en bas? se demanda le baron en voyant le médecin s'engager dans la descente de la cave.
Avec une prestesse de chat maigre, il s'élança sur la trace de Gustave avant que la lumière, qui disparaissait à la main de son porteur, en s'enfonçant dans la profondeur de la cave, l'eût laissé en pleine obscurité.
Sur les dernières marches, il s'arrêta dans l'ombre, sans dépasser l'entrée d'un caveau où avait pénétré le médecin.
—Part à deux, s'il vient déterrer un trésor, pensa le baron en voyant Gustave coller, à l'aide de suif fondu, son rat-de-cave sur une paroi humide du caveau.
Délivré du soin de tenir sa lumière, le médecin promena son regard dans le caveau. Se croyant bien seul, nulle méfiance ne l'empêchait de parler tout haut.
—Maintenant, cherchons! prononça-t-il.
Dans un angle, sur le sol, se trouvait une courte solive en chêne qui avait dû, jadis, faire partie du chantier sur lequel se plaçaient les pièces de vin.
—Voici ce qui fera bien mon affaire, dit-il en ramassant le lourd morceau de bois.
Et, du bout de cette solive qu'il soulevait et laissait ensuite retomber, il se mit pas à pas, à faire sonner le sol du caveau.
Aux deux tiers de sa tâche, il s'arrêta.
—M'aurait-il trompé? dit-il d'un ton qui semblait se désespérer.
Immobile, retenant son souffle, le baron attendait, tout impatient de savoir ce que cherchait le médecin.
Gustave s'était remis à l'oeuvre.
—Voici! voici! s'écria-t-il, quand, à la troisième tentative, son coup retentit plus sonore qu'aux essais précédents.
Alors, se servant de son bois en guise de pelle, il se mit à creuser la terre en se répétant:
—C'est là! c'est là!
Un moment le baron plia sur ses jarrets pour prendre son élan et fondre sur le chercheur. Mais il se rappela que, tout à l'heure, l'expérience lui avait prouvé que c'est toujours le second mouvement qui est le bon. En conséquence, il suspendit son attaque.
—Sachons d'abord ce qu'il va déterrer, se dit-il.
Cependant le docteur avait continué son travail. Bientôt il se baissa sur le trou qu'il venait de creuser; puis, en poussant un: Ouf! pénible, il se releva avec effort, soulevant, au bout de ses bras tendus, par un anneau qui s'y trouvait scellé, une lourde dalle carrée.
—Voilà le moment! pensa le baron qui se ramassa sur ses jambes, tout prêt à s'élancer sur Gustave quand il s'accroupirait à nouveau pour vider la cachette ainsi mise à découvert.
Mais, au lieu de se baisser, le docteur resta debout, regardant, de son haut, le trou béant à ses pieds.
—Est-ce bien profond? prononça-t-il bientôt.
Alors, de son portefeuille, il tira une lettre qu'il déplia en son entier. Il en approcha un coin de la lumière et, quand le papier eut pris feu, il le laissa tomber dans le trou.
—Une jolie petite oubliette! murmura-t-il après que, penché sur l'ouverture, il eut constaté, à la lueur du papier en flammes, l'existence, sous ses pieds, d'un second caveau.
Il fit entendre un petit rire cruel, puis ajouta:
—Le fait est que celui qu'on descendrait là dedans cesserait d'être une pratique pour le boulanger.
Et tout gaiement:
—Allons, fit-il, je n'ai pas perdu mon temps à écouter cet imbécile bavard.
—Quel est celui qui lui a indiqué ce caveau? se demanda le baron, revenu de son espérance que Gustave allait découvrir un trésor.
Oui, qui lui avait appris l'existence de ce caveau? Quel était, suivant Gustave, l'imbécile bavard qui lui avait révélé cette cachette dans laquelle on pouvait faire disparaître un homme?
Pour le savoir, il faut remonter au moment où Gustave, reconduisant Ducanif et Camuflet, après avoir quitté le premier à sa porte, était reparti avec l'homme aux trois belles-mères.
Depuis qu'à la table de M. Grandvivier le docteur avait reconnu Camuflet pour l'individu que, certain jour, il avait enfermé chez le baron, il n'avait plus eu qu'une seule préoccupation, celle de tenir sous sa coupe le petit homme pour lui faire adroitement avouer comment il s'était échappé du logis du baron où il était sous clé et, surtout, pour apprendre s'il avait trouvé cette lettre que lui, Gustave, avait volée dans l'appartement de Walhofer et qu'il avait perdue dans sa fuite.
Donc, ayant repris sa marche avec Camuflet qu'il ramenait à son domicile, Gustave s'était mis à l'oeuvre pour sonder adroitement son homme.
A tout hasard, il avait entamé la conversation par cette phrase:
—N'étiez-vous pas, monsieur Camuflet, l'associé de ce Bazart dont le nom a retenti, naguère, si tristement dans les journaux et dont on a constaté le suicide, après qu'on avait cru à son assassinat?
—Effectivement, Bazart était mon associé... Un excellent homme, je vous l'affirme.
—Euh! euh! excellent!... Pas pour sa femme, dans tous les cas, puisqu'il l'avait tuée...
—Madame Bazart lui en avait fait voir de trop grises, il faut tout dire, insinua Camuflet à la décharge de son associé.
—Ce crime serait resté bien longtemps inconnu sans la Compagnie d'expropriation qui, en abattant la maison, à découvert la cachette où était enfermé le cadavre. Dire que si l'immeuble, au lieu d'être démoli, était passé aux mains d'un acquéreur, celui-ci aurait pu vivre et mourir dans la maison sans avoir le soupçon de cette cachette!
—Il aurait eu cela de commun avec bien des propriétaires, avança Camuflet.
Tout en parlant, Gustave cherchait le joint pour arriver à l'affaire de la lettre. Il fit une pause qui permit à Camuflet de continuer.
—Oui, reprit-il, bien des propriétaires. Au moment de nos grands travaux, si vous saviez combien souvent, à Bazart et à moi, en jetant à bas des masures, il nous est arrivé de mettre à jour des cachettes ignorées! Jadis, il y a cent ou deux cents ans, elles avaient été faites par quelqu'un qui, emporté, probablement, par une mort subite, n'avait pas eu le temps d'en révéler le secret, et elles étaient restées inconnues jusqu'au jour où notre pioche les découvrait.
Et, s'arrêtant pour mieux affirmer son dire, Camuflet poursuivit:
—Tenez, moi, dans une maison, je connais une cachette dont bien des propriétaires successifs ont ignoré l'existence.
—Pourquoi n'en avoir pas averti le propriétaire actuel? demanda Gustave, toujours à la recherche de son entrée en matière sur la lettre.
—Je ne l'ai pas averti pour l'excellente raison que ce propriétaire, c'est moi... Et je puis bien dire que c'est le pur hasard qui amené ma découverte... Voulez-vous que je vous conte la chose?
—Je suis tout oreilles, dit Gustave avec l'espoir que le récit lui fournirait l'occasion guettée d'amener la lettre dans le dialogue.
—Figurez-vous, commença Camuflet, que ma seconde femme avait deux goûts qui faisaient mon malheur. Elle aimait la campagne et adorait les chats... Moi, j'exècre cet animal et ne prise nullement les plaisirs des champs... Mais, à elle, rien ne semblait préférable au chant du rossignol, au coucher du soleil, au bord de l'eau, au murmure des peupliers caressés par la brise, etc., etc., etc... Bref ma femme pour avoir une maison de campagne, me fit une guerre qui aurait duré longtemps si l'occasion de la satisfaire ne m'avait été forcément imposée par la faillite d'un de mes débiteurs dont l'actif ne m'offrit qu'une masure à la campagne... D'une mauvaise créance, vous le savez, on tire ce qu'on peut... Voilà donc comment je devins propriétaire à Billancourt.
—A la porte de Paris.
—Heureusement! appuya Camuflet. Cette proximité me permit de venir à mes affaires et de laisser ma femme au chant du rossignol et au frémissement des peupliers dans ce qu'elle appelait son oasis et que, moi, je traitais d'ignoble baraque.
—C'était donc bien laid?
—Un trou à rhumatismes, car c'était au bord de l'eau; n'offrant aucune sûreté, vu qu'on n'était séparé de la berge que par une haie qu'un cul-de-jatte eût facilement franchie... Un jardin potager, brûlé du soleil, sans un arbre. Quand on voulait dîner en plein air, pour avoir un peu d'ombre, il fallait se mettre sous la table... Et, avec ça, une maison rongée par l'humidité, délabrée, étroite, car elle n'avait que trois fenêtres de façade, et rendue ridicule par une tourelle gothique qui servait de pigeonnier. Ajoutez, au milieu du potager, un puits qui, faute d'avoir été curé depuis soixante ans, ne fournissait que de la boue.
—Du moment que votre femme se plaisait en cette maison, c'était le principal pour vous qui n'y veniez passer que de rares heures.
—Oui, mais ces rares heures étaient troublées par le chat, un vieil animal puant, galeux, que ma femme adorait et qui me prenait pour son oreiller. J'étais à peine assis que la sale bête sautait sur mes genoux. Avec des frissons de dégoût dans le dos, j'étais obligé, en présence de ma femme, de faire des mamours à son chéri.
—Je vois que vous n'aimez pas les chats.
—Pas même en gibelotte! Pour en finir, un jour que ma femme était sur la berge à écouter le murmure de l'eau et le frémissement des peupliers, j'attrapai le chat et couic!... mon intention était de jeter le cadavre à l'eau. En attendant le moment propice, je le descendis à la cave, me promettant de le faire disparaître le lendemain; car il faut vous dire que si mon épouse aimait le coucher du soleil, son lever lui plaisait moins, ce qui lui permettait de faire la grasse matinée.
Malgré lui, Gustave avait prêté attention au récit de l'ex-entrepreneur.
—Et la cachette? demanda-t-il.
—Attendez. J'y arrive. Donc, le lendemain, je descendis à la cave. En présence du chat mort, je me demandai s'il était prudent de remonter pour le jeter à la rivière. Je pouvais être vu. On en parlerait à ma femme. J'en aurais pour un mois de larmes et de malédictions. Mieux valait l'enterrer dans la cave, où mon épouse, dans sa sainte horreur des rats, ne mettait jamais les pieds... J'allai chercher une bêche au jardin et je revins creuser ma fosse. A mon dixième coup de bêche, l'instrument heurta un corps dur. C'était une dalle munie d'un anneau. Je la soulevai. Elle fermait l'entrée d'une cave creusée en dessous de celle où j'étais. J'y lançai mon chat et je remis la dalle que j'enterrai à nouveau.
—Et comment expliquez-vous l'existence de ce caveau? demanda Gustave, pris d'un intérêt subit pour la découverte.
—Oh! bien simplement! En ma qualité d'ex-constructeur, la vérité m'a été facile à deviner... Jadis la berge a dû être exhaussée. Alors, la maison se trouvant en contre-bas, le propriétaire... qui, à coup sûr, était un maçon... pour se soustraire à l'humidité, a surélevé sa maison, c'est-à-dire que le rez-de-chaussée est devenu cave et que le premier s'est transformé en rez-de-chaussée qu'on a coiffé d'un étage nouveau. Puis on a remblayé le terrain à niveau de la berge... Admettez que ce propriétaire-là... ou son successeur... soit mort tout à coup... Après lui, un acquéreur est entré dans la maison sans se douter de l'existence de ce caveau.
Et, en se mettant à rire, Camuflet ajouta:
—Caveau est le mot... et même caveau de famille... car les gens qu'on enfermerait là dedans pourraient se regarder comme bel et bien enterrés.
Ces paroles durent éveiller une pensée subite en l'esprit de Cabillaud fils, car il tressaillit et, d'une voix un peu hésitante, il demanda:
—Vous l'habitez en été, monsieur Camuflet, cette maison de Billancourt?
—Du tout! du tout! fit vivement le petit homme. Depuis la mort de ma seconde femme, je n'y suis jamais retourné... J'ai pris en horreur cette cahute que je laisse tomber en ruines... A ceux qui se présentent pour l'acheter je réponds: «Voici mon prix, je n'en démordrai pas; maintenant, allez la visiter si vous voulez; vous trouverez la clef dans la muraille, à droite du perron...» Et comme mon prix est exagéré, attendu que je veux rentrer dans l'argent que m'a fait perdre le failli qui m'a cédé cette masure, je ne vois revenir aucun des amateurs.
Tout en écoutant l'ex-entrepreneur, Gustave entendait bourdonner dans sa pensée cette phrase de Camuflet:
—Caveau est le mot... et même caveau de famille... car les gens qu'on enfermerait là dedans, pourraient se regarder comme bel et bien enterrés.
Ils n'étaient plus qu'à quelques pas du domicile de Camuflet quand le docteur adressa cette dernière question:
—Et s'il se présente un acheteur pour votre maison, il va sans dire que vous le préviendrez de l'existence de ce caveau?
Le petit homme se redressa tout étonné d'une pareille demande.
—A quoi bon? fit-il. Pourquoi irais-je apprendre à cet acheteur que je lui vends un nid à rhumatismes, car, en hiver, quand la Seine monte, ce caveau devient une citerne. Non, pas de ça, Lisette! Je plaiderais trop contre mon saint!... J'ai acheté chat en poche, je vendrai chat en poche.
—Alors, dit Gustave en appuyant sur ce point, votre acquéreur ne saura rien de ce caveau?
—Absolument rien... à moins qu'il ne fasse comme moi... qu'il ne le découvre, affirma l'homme aux trois belles-mères au moment où il atteignait sa demeure.
Sur ce, il avait pris congé de Gustave, qui le quitta en annonçant, ainsi que l'avait entendu le baron à l'affût sous une porte cochère voisine, qu'il allait, tout droit, regagner son lit.
Quelque sinistre dessein avait probablement germé en l'esprit du docteur, car, à peine Camuflet fut-il rentré dans sa maison, qu'il murmura:
—Il faut que je m'assure si ce caveau existe.
Et, immédiatement, il était parti dans la direction dont s'était étonné Walhofer venant de lui entendre affirmer qu'il retournait à son domicile, circonstance qui, en éveillant les soupçons du baron, l'avait mis aux trousses de Gustave.
On sait le reste.
Nous retournerons donc à la maison de Billancourt où nous avons laissé le médecin, sans se douter du témoin qui l'épiait dans l'ombre, en train de recouvrir de terre la dalle dont il avait refermé l'orifice du caveau.
—Aussitôt qu'il aura fini ce travail, il va décamper. C'est donc pour moi le vrai moment de filer, se dit le baron.
Aussi léger qu'une plume, il remonta l'escalier, sortit de la maison, gagna la haie et, en un saut, se retrouva sur la berge.
—C'est de bonne guerre de profiter de son fiacre, pensa-t-il en prenant sa course vers le pont de Saint-Cloud.
A l'endroit désigné stationnait la voiture dont le cocher, renversé sur son siège, dormait à poings fermés.
En plus qu'il avait pris son voyageur dans l'obscurité, le cocher, que Walhofer venait de secouer par le bras, n'était pas assez bien éveillé pour que la substitution fût un tour difficile. Il crut donc toujours avoir affaire au médecin revenant de son accouchement.
—Eh bien! docteur, fit-il, ça s'est-il bien passé?... Est-ce une fille ou un garçon?
—Trois garçons! cria Walhofer du fond du fiacre.
—Mazette! Pas fainéante la dame!!! articula le cocher d'un ton approbateur en lançant à sa bête le coup de fouet du départ.
Le fiacre était parti depuis vingt minutes quand, à son tour, arriva Gustave. Pestant et jurant, il lui fallut, avec l'espoir qu'il rencontrerait un autre véhicule sur sa route, regagner Paris à pied. Ce fut seulement au bout d'une grosse demi-heure, en atteignant la barrière, qu'il trouva une voiture pour se faire ramener dans le coeur de Paris, car il se fit descendre place de la Bourse au moment où l'horloge tintait quatre coups.
En route, il s'était dit que, pour n'avoir pas à justifier de ces quatre heures, il fallait inventer un emploi de sa nuit entière. Le souvenir lui revint que, cette nuit même, chez un de ses amis, se donnait une partie monstre de baccarat que devait terminer un déjeuner pantagruélique.
Dix minutes plus tard, Gustave, après s'être encore servi, pour expliquer son arrivée tardive de son mensonge d'un accouchement, s'asseyait devant la table de jeu.
On le voit, il n'avait donc pas positivement menti en disant à Ducanif, quand il reparut chez ce dernier, qu'il revenait d'un déjeuner donné par un ami, à la suite d'une partie de baccarat.
Il était donc enchanté de son expédition, ce brave Gustave... Il la croyait parfaitement ignorée de tous. Peut-être sa satisfaction se fût-elle amoindrie de beaucoup s'il avait connu les faits et gestes du baron pendant que lui avait le verre en main à ce déjeuner qui s'était terminé à midi.
Grâce au fiacre qui l'avait ramené, Walhofer, à trois heures du matin, était dans son lit où il avait dormi jusqu'à neuf heures. A ce moment, il avait quitté son domicile en se disant:
—A mon tour d'aller à Billancourt.
Pourquoi retournait-il à la masure? Qu'y avait-il fait quand, au bout de trois heures, il reparut en disant à son concierge, auquel il avait annoncé son départ pour ses terres, qu'il avait manqué le train de Bruxelles?
Sans rien savoir de l'emploi de cette nuit, dont Gustave avait refusé de lui rendre compte, Héloïse, sachant le départ matinal et le retour du baron, était donc, à propos de cette absence de trois heures, parfaitement dans la vérité quand, sous l'empire d'un pressentiment, elle avait répété à son amant:
—Méfie-toi!!!
Voilà donc qu'elle avait été la cause de l'absence de Gustave, absence dont s'était tant alarmé Cabillaud père, qu'il avait couru à la ronde, en quête de nouvelles de son fils, chez tous ceux qui, la veille, avaient été les convives de M. Grandvivier.
Personne, on le comprend, n'avait pu renseigner le père, que nous avons vu terminer sa tournée par Gontran chez lequel il était arrivé pour interrompre l'histoire du chien, dite par la Godaille, et retarder le déjeuner que le jeune architecte allait offrir à son conteur.
Sitôt que Gontran avait pu se débarrasser de Cabillaud père, la blonde Henriette et La Godaille, que cette visite retenait prisonniers dans la cuisine, avaient fait leur apparition dans la salle à manger, chacun son plat à la main.
—A table! avait crié joyeusement la jeune femme.
Et, à belles dents, les jeunes gens avaient réparé le temps perdu. Bien gai avait été ce repas où, d'un tacite et commun accord, il n'avait été soufflé mot de ce passé, où figurait Henriette, dont La Godaille avait entamé le récit.
L'aventure de l'oncle Fraimoulu, roué de coups par son domestique, fit les frais de la conversation.
—Mon oncle métamorphosé en tigre, je voudrais bien voir cela! avança Gontran.
—Garde-toi bien d'y aller! s'écria Henriette. Le conseil de M. Cabillaud père est bon. Ta visite à ton oncle, en pareil moment, froisserait son amour-propre.
—D'autant plus que le cher homme croyait avoir trouvé la perle des cuisinières et le phénix des valets de chambre... et, de cette double trouvaille, il n'est résulté pour lui qu'un tablier en pot-au-feu et une raclée d'Auvergnat, dit Gontran.
Puis, en se rappelant un détail donné par Cabillaud père sur la mésaventure de Fraimoulu, le jeune homme demanda:
—Mais pourquoi le charabia Pietro, en tambourinant ainsi la peau de mon oncle, croyait-il, dans son ivresse, taper sur le dos de M. Camuflet?
La fin du déjeuner se passa, sans pouvoir trouver de solution, à chercher le motif de cette singulière fantaisie d'ivrogne.
Enfin arriva le moment du café.
—Là! fit Henriette après avoir prestement vidé sa tasse, maintenant, messieurs, je vous laisse faire la causette pendant que je vais monter là-haut, dans les mansardes, faire ma visite à la mère Germot.
Et, s'adressant à La Godaille:
—Une pauvre vieille malade que je soigne, ajouta-t-elle.
Les deux jeunes gens comprirent que la gentille blonde, comme le matin, voulait ne pas assister au récit d'une époque qui lui était pénible.
—Va, mignonne! dit Gontran.
Aussitôt que sa maîtresse fut partie, le jeune architecte se campa, coudes sur table, en face de La Godaille et, tout curieux, prononça:
—Vous me disiez donc, monsieur Frédéric, que, quand Alfred, le fils de la Belle-Flamande, ouvrit la caisse qui devait renfermer ce chien que le Père aux écus voulait payer dix mille francs, il ne trouva qu'une bûche entourée de chiffons.
Frédéric Bazart, autrement dit La Godaille, poursuivit donc:
—Je vivrais cent ans que toujours je me rappellerais l'expression de férocité furieuse et de cupidité déçue qui convulsa la face d'Alfred quand, se tournant vers moi, il me demanda:
—Ne m'avez-vous pas dit que, je ne sais pour quelle histoire de vinaigre, le brigadier Vernot est revenu à l'auberge?
J'étais tellement saisi et par le coup de théâtre de la bûche et par l'explosion de rage d'Alfred que, ne pouvant parler, je répondis par un signe de tête.
—Alors c'est lui qui s'est emparé du chien, gronda le saltimbanque.
Sans un mot, nous laissant la caisse vide, il ouvrit la porte et disparut.
J'étais resté tout ahuri, regardant encore l'issue par laquelle il venait de sortir, quand je fus pour ainsi dire réveillé de cette sorte d'engourdissement par la voix de mon oncle qui murmurait:
—Si c'était vraiment le brigadier!
Et dans la voix de mon parent il y avait un tel frémissement que moi, qui ne le soupçonnais pas d'autre chose que de vouloir se venger de l'aubergiste Trudent, j'attribuai cette émotion au déboire de l'occasion perdue.
—Bah! fis-je, vous rattraperez Trudent un jour ou l'autre!
Il me regarda dans les yeux.
—Tu n'as donc rien compris? me demanda-t-il.
Je restai interdit, bouche ouverte. Compris quoi? Que voulait-il dire?
Ma physionomie, un peu idiote sans doute, arrêta probablement une confidence sur les lèvres du Père aux écus, car sa voix changea de ton.
—Ce jeune homme va faire un mauvais coup, prononça-t-il en secouant la tête.
Ce disant, je le vis se lever, étendre la main vers le râtelier aux fusils et prendre une ce ces armes.
—Oui, répéta-t-il, il va faire un malheur.
Et il me mit le fusil dans la main en ajoutant cette phrase singulière:
—Il faut prévenir ce malheur.
Quoi! mon oncle croyait la vie de Vernot en péril et, pour conjurer une catastrophe, pour empêcher un meurtre, il me fournissait un moyen de tuer! Mon intelligence battait la breloque sans rien comprendre.
Il continua:
—Les deux canons sont chargés... Tu vas courir à la maison de Vernot. Tu te mettras à l'affût pour voir arriver le jeune homme. S'il entre, tu laisseras la dispute s'engager... Alors tu te présenteras comme pour soutenir le brigadier.
—Bon! fis-je; mais pourquoi le fusil?
—Pour tirer.
—Sur qui? Sur Alfred attaquant Vernot?
—Non.
—Alors? sur le brigadier, m'écriai-je en tressautant d'horreur.
—Non, non, dit-il vivement; tout en défendant le brigadier, tu feindras d'ajuster le jeune saltimbanque... Seulement, comme par un coup de maladresse, tu tueras le chien si, par hasard, il se trouve dans la salle du brigadier.
A cette chute inattendue, je me sentis la poitrine dégagée d'un poids énorme. Mais à ma satisfaction succéda une surprise immense, qui me fit m'écrier:
—Tuer un chien dont vous offriez tout à l'heure dix mille francs!!!
—Oh! ricana-t-il, je les offre aussi du chien mort... Vois, mon garçon, si tu veux les gagner.
Notez que le Père aux écus me disait tout cela bien paisiblement, avec ce bon flegme flamand qui ne s'émeut de rien. Mais sous ce calme apparent couvait une émotion poignante qui brusquement lui incendia le cerveau. Tout à coup je vis son visage se tirer, ses yeux s'agrandir démesurés; il chancela sur ses jambes et finit par tomber dans mes bras en prononçant ces mots inintelligibles:
—Les chiens!... la meute!... manger... seconde cave... cinq tonneaux... manger! manger!
Il était frappé par une congestion cérébrale!
Mes cris firent accourir deux servantes, et pendant qu'on transportait mon oncle sur son lit, un valet de la ferme sautait à cheval pour aller chercher un médecin à une lieue de Montrel.
Il est inutile de vous dire que j'étais resté abasourdi. Tout se confondait en ma tête: le brigadier, Alfred, les dix mille francs à gagner d'un coup de fusil, et surtout les dernières paroles prononcées par le Père aux écus au moment où le mal le terrassait.
Quand le médecin, arrivé au bout d'une heure, eut prodigué ses soins au malade, qui n'avait pas repris ses sens, je l'interrogeai. Mon parent se relèverait de cette attaque, mais de longues heures s'écouleraient avant que son cerveau, complètement dégagé, lui rendît la raison et le souvenir. Ce docteur connaissait à fond le tempérament de son malade. Il s'étonna du coup qui avait abattu cet homme plus froid que l'orgeat, plus apathique qu'un soliveau.
—A-t-il été surpris par quelque violente et soudaine contrariété? me demanda-t-il.
—Pas que je sache, répondis-je prudemment.
Après le départ du médecin, j'étais inutile près du malade au chevet duquel une servante, plus experte en ce cas que moi, s'était installée. La nuit était avancée. Je crus que le sommeil m'arriverait facilement. Sans même allumer de lumière, car un splendide clair de lune éclairait le couloir, je gagnai ma chambre dont la fenêtre était restée ouverte.
Du fond de cette chambre obscure, je voyais se dresser devant moi, de l'autre côté de la route, la façade de l'auberge de Trudent dont tous les habitants devaient dormir, car aucune clarté n'apparaissait à ses nombreuses croisées.
J'allais fermer la mienne lorsque, bien au loin, retentit un coup de feu. Je tendais l'oreille, en attendant une seconde explosion, quand m'arriva, dans la même direction, le bruit du pas d'un homme qui accourait de mon côté à toute vitesse. En approchant du village, la prudence conseilla probablement au coureur de modérer son allure, car son pas se fit subitement moins bruyant et moins pressé. Bientôt je vis apparaître un homme qui, se glissant le long de l'auberge, vint frapper à la vitre d'une croisée du rez-de-chaussée. A ce signal, la fenêtre lui fut immédiatement ouverte par une femme en toilette de nuit. L'homme s'enleva à la force des poignets et escalada la croisée qui se referma derrière lui.
Si promptement que se fût exécutée cette façon insolite de rentrer à l'auberge, le clair de lune m'avait permis de reconnaître, dans l'homme, le beau blond, Alfred, et, dans la femme qui avait ouvert, la grande rousse, du nom le Cydalise, autrement dite, dans la troupe, la Fille du Soleil.
D'où venait le gars à pareille heure? Était-ce sur lui qu'avait été tiré le coup de feu? Il fallait le croire d'après le train de sa marche, au retour, qui ressemblait diantrement à une fuite?
A ce point de l'histoire, Gontran interrompit le conteur.
—Pardon! dit-il, aviez-vous, à ce moment, oublié les paroles incohérentes prononcées par le Père aux écus quand il avait perdu connaissance entre vos bras?
—Bien au contraire, répondit La Godaille, elles me bourdonnaient encore aux oreilles, mais toujours inintelligibles. Tant de faits s'étaient si rapidement succédé pour moi que j'étais bien excusable d'avoir perdu un sang-froid qui, du reste, dans cette solitude de ma chambre, commençait à me revenir.
D'un geste de main, Gontran, tout curieux, invita Frédéric Bazart à poursuivre.
—Oui, reprit La Godaille, ce coup de feu devait avoir été tiré sur Alfred. Il avait été probablement rôder autour de la demeure de Vernot qu'il accusait de lui avoir repris le chien blessé. Soit qu'il eût voulu recouvrer sa bête par ruse, soit qu'il eût tenté d'exécuter la vengeance qu'il couvait contre le brigadier, quelque tentative avortée lui avait indubitablement valu ce coup de fusil.
Alors, par un revirement de ma pensée, j'oubliai le beau blond et ma réflexion se rattacha au chien ou, pour mieux dire, à l'étrange conduite de mon oncle qui, après avoir voulu acheter dix mille francs à Alfred l'animal vivant, m'avait offert de me payer pareille somme si je tuais la bête retombée au pouvoir du brigadier.
Je comprenais bien le premier cas, persuadé que j'étais que mon oncle, pour se venger de l'aubergiste, achetait le moyen de faire pincer le contrebandier Trudent.
Mais faire tuer la bête, c'est-à-dire donner dix mille francs pour anéantir ce moyen de vengeance... Là, vrai, je ne comprenais plus!
Ce fut, précisément, en voulant m'expliquer cette contradiction que la lumière se fit soudain en mon esprit.
Je sursautai, en me disant tout ébaubi:
—Mais c'est mon oncle lui-même qui est ce contrebandier que cherche à découvrir Vernot!!! Des deux côtés, il voulait se tirer d'affaire... soit en rachetant son chien de tête à Alfred qui le faisait chanter... soit en supprimant par un coup de fusil, chez le brigadier, l'animal par lequel ce dernier se serait fait conduire au chenil.
Alors, à ce mot de chenil, les dernières paroles du Père aux écus me revinrent à la mémoire, mais, cette fois, parfaitement intelligibles.
C'était à lui qu'appartenait cette meute qui avait fait le coup de la nuit dernière et cette meute devait être cachée dans quelque coin de la vaste demeure.
En se sentant abattu par la congestion, la dernière pensée du Père aux écus avait été pour ces animaux dont, seul, il connaissait la retraite et qui, sans lui, allaient infailliblement mourir de faim.
Alors, bien imparfaitement à la vérité, il m'avait indiqué l'endroit du chenil.
—Chiens! manger! seconde cave! cinq tonneaux! avait-il prononcé de sa langue qui se paralysait.
Dès que j'eus compris le sens de ces mots, mon devoir était d'obéir à l'ordre qu'il contenait.
Je sortis donc doucement de ma chambre pour passer dans celle de mon oncle. Afin de procurer au malade cette fraîcheur recommandée par le médecin, porte et croisée étaient restées ouvertes pour ménager un courant d'air. Je n'eus donc qu'à avancer un peu la tête par la porte pour juger de la situation. Le Père aux écus, devenu une masse inerte, était tout raide étendu sur sa couche. La fille de ferme qui devait le veiller, harassée par ses travaux de la journée, n'avait pu résister au sommeil. Elle ronflait comme une bienheureuse, assise sur une chaise, au pied du lit.
Pour moi, cette fille était seule à craindre, car, seule, elle pouvait me surprendre dans l'expédition que j'allais tenter, attendu que nul autre qu'elle, excepté le malade et moi, ne se trouvait dans la maison. Quand le Père aux écus était en bonne santé, dans le but de défendre le secret de la meute contre les curieux, il envoyait ses gens coucher à la ferme et passait seul la nuit en sa vaste demeure.
Pleinement rassuré du côté de la dormeuse, je gagnai l'escalier de la cave après avoir, au préalable, retourné dans ma chambre pour y prendre une bougie. Je ne l'allumai qu'à mon arrivée dans la première cave. En présentant la mèche à la flamme d'une allumette, un souvenir revint à ma pensée. Dans la journée, quand, à la recherche de mon oncle, j'étais descendu dans cette cave, je n'y avais trouvé personne, bien que je fusse certain d'avoir entendu marcher. Mon oncle venait de disparaître par cette issue secrète qu'il me fallait découvrir.
Découvrir! ce n'était plus tâche difficile, du moment qu'il m'avait été parlé de ces cinq tonneaux que, à mon entrée dans la seconde cave, j'aperçus gerbés le long du pied de voûte: trois en bas, les deux autres superposés.
Quelque scellement dissimulé devait les retenir l'un à l'autre, car ils résistèrent à mes efforts pour les ébranler et, à mon étonnement, l'idée m'étant venue de les faire sonner sous mon doigt, je constatai qu'ils étaient pleins... du moins quatre sur cinq, car celui du milieu de la rangée du bas accusa le creux. J'eus bien vite découvert que le fond de ce tonneau était mobile et se retirait comme un tampon.
A plat ventre, je me glissai dans ce tonneau au fond duquel la muraille percée donnait entrée dans une autre cave. Et elle n'était pas seule, car ce fut bien au loin qu'il me sembla entendre, très assourdi pourtant, le bruit de la meute enragée de faim.
L'habitation du Père aux écus, je vous l'ai déjà dit, n'était que le bien faible reste d'un vaste couvent qui avait été jadis démoli.
Mais ceux qui avaient renversé les bâtiments avaient ou oublié, ou, pour s'éviter la peine de remblayer, jugé inutile d'effondrer les caves situées sous les constructions renversées. Elles étaient donc restées en toute leur étendue et, après tant d'années écoulées qui avaient emporté ceux qui auraient pu s'en souvenir, mon oncle était resté seul à les connaître.
Après deux autres caveaux traversés, j'arrivai dans celui où des tonneaux étaient pleins d'abondantes provisions pour la nourriture des chiens.
Derrière la dernière porte qui me restait à ouvrir, j'entendais les rauques appels de la meute flairant qui leur apportait enfin à manger.
En une demi-heure, j'eus accompli ma tâche.
Quand je remontai de la cave, après avoir remis en l'état le tonneau qui m'avait livré le passage, le jour était arrivé.
Je me rendis d'abord dans ma chambre. Je bouleversai mon lit pour laisser croire que ma nuit avait été consacrée au sommeil, puis je revins chez mon oncle, où je trouvai la servante réveillée.
—Il n'a pas plus bougé que notre auge à cochons, m'annonça cette fille en parlant de son maître.
Je ne peux pas dire que j'avais grande affection pour ce parent que je ne connaissais pas encore quarante-huit heures auparavant. Mais en présence de cet homme que le mal rendait impuissant à se défendre contre le danger qui le menaçait, je fus pris du désir ardent de le sauver.
—Il avait raison, pensai-je. Pour la sûreté de mon oncle, il faut retrouver le chien ou le tuer, faute de pouvoir le reprendre.
Et, avec le sentiment bien net de la situation, j'ajoutai:
—Le plus pressé est de savoir si c'est Vernot qui a repincé l'animal au saltimbanque... Donc, allons chez le brigadier.
En passant par le bureau de mon oncle, idée de donner à ma promenade l'apparence d'un but de chasse, je me mis en bandoulière ce fusil que, la veille, m'avait présenté le Père aux écus en m'annonçant que les deux canons étaient chargés.
Au village, on est matinal et on y ouvre la bouche presque en même temps que les yeux. En longeant l'auberge de Trudent, je pus voir, par une fenêtre de la grande salle du rez-de-chaussée, les saltimbanques déjà occupés à entonner le vin blanc.
La voix de la Belle-Flamande était en train de dire:
—J'ai dormi comme vingt pots... Et toi, Alfred?
—Je n'ai fait qu'un somme de neuf heures d'affilée, répondit le fils.
—Toi, mon bonhomme, tu mens! me dis-je en me rappelant le pas de course du beau blond et sa rentrée à l'auberge par la fenêtre, au coup de deux heures du matin.
A cent mètres sur la route, je trouvai, sur ma gauche, le sentier qui, m'avait-on dit, conduisait à la demeure du brigadier. Je m'y engageai.
Cinq minutes après, au milieu d'une clairière, je vis se dresser devant moi une maisonnette à un étage. Comme je passais devant la porte ouverte, une voix sonore et amicale me cria:
—Bonne chasse, jeune homme!
C'était Vernot.
Il était encore tout sanglé dans son uniforme. A la poussière qui le couvrait, il était facile de voir qu'il rentrait à l'instant d'une expédition nocturne.
Au passage, il m'avait reconnu pour le neveu que le Père aux écus lut avait présenté la veille, alors qu'il régalait de bière soldats et brigadier.
Il arriva sur le pas de sa porte en me demandant:
—Voulez-vous que je vous rende la politesse que j'ai reçue, hier, de votre oncle?
C'était mon entrée dans la place qu'il m'offrait. Aussi mon empressement fut-il grand à répondre:
—Ce n'est pas de refus, monsieur Vernot.
Il s'effaça pour me livrer passage et je pénétrai dans la maisonnette où je me trouvai subitement en présence d'une charmante jeune fille blonde.
—Henriette, je te présente le neveu de notre maire, annonça le brigadier. Vite, mon enfant, ton meilleur faro.
Avant de m'asseoir, je retirai mon fusil de mon épaule et, comme je cherchais un coin pour l'y placer, la jeune fille y porta la main pour m'en débarrasser.
—Prenez garde, mademoiselle, il est chargé! m'écriai-je vivement.
Le brigadier se mit à rire.
—Oh! oh! fit-il, croyez bien, cher monsieur, que ma fille sait manier un fusil... Et elle l'a prouvé pas plus tard que cette nuit.
Une voix un peu moqueuse se fit entendre à ce moment.
—Oui, disait-elle, mais elle a jeté sa poudre aux moineaux.
Je me retournai. C'était l'invalide Carambol qui entrait dans la maison.
Cependant mademoiselle Henriette avait disparu pour aller chercher le faro offert par le brigadier. Pendant cette courte absence, Vernot demanda vivement à l'invalide:
—Eh bien! vieux Carambol, qu'as-tu trouvé?
—A coup sûr, c'est bien sur un homme que mademoiselle Henriette a tiré cette nuit... Les traces que j'ai relevées sont incontestables. Le chenapan avait déjà franchi la haie du jardin quand votre fille a fait feu.
—Que venait ici chercher cet homme? demanda Vernot devenu rêveur. En admettant que ce fût un contrebandier qui voulait se venger de moi, il devait savoir que mon service m'appelle la nuit hors de chez moi.
Et, cherchant à se rassurer:
—Rien ne dit qu'au lieu d'un homme, Henriette n'a pas eu affaire à un animal malfaisant... un loup, par exemple, comme celui qui a été tué, il y a trois jours, par des habitants de Reiseck... Peut-être même était-ce un chien égaré de la meute qui, l'avant-dernière nuit, a franchi la frontière.
—Heu! heu! lâcha Carambol en secouant la tête d'un air de doute, nous avions, cette nuit, un trop beau clair de lune pour qu'on pût prendre un chien pour un homme.
La conversation des deux hommes venait de me fournir le biais que je cherchais pour parler du fameux chien de tête disparu. J'abondai donc dans le sens de Vernot en avançant:
—Qui sait si ce n'est pas ce chien de tête de meute dont vous parliez hier à mon oncle, monsieur Vernot, et que vous disiez avoir blessé à son passage? L'animal rôde sans doute dans le pays, sans avoir encore été recueilli.
—Oh! oh! recueilli, répéta Vernot avec ironie, il y a belle lurette que l'animal a été ramassé... et par un malin encore... qui le soigne dans un coin pour aller ensuite le revendre à son maître.
Il serra les poings avec rage.
—Non d'une pipe! jura-t-il, quand je pense que j'aurais pu mettre la main dessus!... Ce n'est pas moi qui l'aurais rendu à son propriétaire... ou plutôt, si; mais en lui rendant la bête je lui aurais bien gentiment mis la main au collet, à ce gueux qui me fait droguer depuis si longtemps.
La colère du brigadier me prouva combien Alfred était dans le faux en supposant Vernot détenteur du chien. Mais, alors, qui donc avait fait disparaître l'animal de la boîte? Je m'adressais d'autant plus curieusement cette question que, tout à coup, je venais de me rappeler que le bel Alfred, à l'auberge, avait refermé devant moi sa caisse au cadenas et que, devant moi encore, au moment de livrer le chien à mon oncle, je lui avais vu ouvrir le cadenas. Donc le vol ne pouvait avoir été exécuté que par quelqu'un ayant eu, un instant, la clé en main.
Alors, pendant que je cherchais à deviner, dans l'entourage du beau blond, quelle était cette personne, mon souvenir me retraça, comme si je l'avais encore sous les yeux, la scène où, lorsque je conduisais Alfred à mon oncle, était apparue à une fenêtre cette Cydalise, furieuse de la raclée qu'elle venait de recevoir de son amant, qui avait crié au brutal:
—Je me vengerai! sois-en certain, je me vengerai!
A ce souvenir, ma conviction se fit.
—C'est la grande rousse, c'est la Fille du Soleil qui lui a joué le tour! pensai-je.
Cependant Henriette était revenue rapportant des verres et un cruchon de bière. Après une première rasade, la conversation allait probablement reprendre sur le coup de fusil tiré par la jeune fille pendant la nuit, quand, soudain, Vernot tendit l'oreille.
—Tiens, le tambour! fit-il.
En effet, le son du tambour arrivait jusqu'à nous.
—Ce n'est pas la batterie qui appelle au feu, reprit le brigadier.
Au village, le tambour, ce moniteur de tout fait nouveau, a le don d'exciter la curiosité de chacun.
—Si j'allais voir ce que veut cette peau d'âne? proposa Carambol.
—Oui, allez, vieil ami, accepta aussitôt Henriette.
Carambol gagna la porte, mais à son premier pas hors de la chaumière il se retourna et revint sur ses pas en nous disant:
—Voici justement le tambourineur qui vient de notre côté, nous allons l'interroger.
Nous n'eûmes pas besoin de l'interroger, car, en nous voyant tous les quatre accourus sur la porte pour l'attendre au passage, l'homme cessa son vacarme et se mit à débiter:
«Aujourd'hui, et par extraordinaire, la troupe de la Belle-Flamande offrira une représentation aux habitants de Montrel, dans la grange de l'auberge Trudent.
»A cette représentation, la Belle-Flamande, devant ce public d'élite, mangera un lapin vivant et, pour le digérer, finira par l'exercice des jeux étrusques.—Scène de ventriloquie par le vicomte de Beaujunel.—Grande séance de seconde vue par la Fille du Soleil, endormie par le fameux docteur Barnetti, dont je crois inutile de faire ici l'éloge.»
Sur ce, le saltimbanque exécuta un roulement destiné, sans aucun doute, à mieux appeler l'attention sur la seconde partie de son annonce, et continua:
«La représentation sera terminée par M. Alfred, dit le Tombeur-des-Crânes, qui offre de tenir l'assaut contre tout amateur qui lui fera l'honneur de le provoquer soit au fleuret, soit au sabre ou au bâton. Une somme de vingt francs sera comptée à l'amateur qui aura touché le Tombeur-des-Crânes.»
Nouveau roulement de tambour que le crieur fit suivre de ces mots hurlés:
—Qu'on se le dise!
Après quoi, il se préparait à reprendre sa marche en tambourinant de plus belle, quand il fut arrêté par Vernot qui demanda:
—Votre Tombeur-des-Crânes, n'est-ce pas un grand blond à longues moustaches?
—Oui, fit le tambour.
—Alors, dites-lui que le brigadier de douane Vernot accepte son défi.
Et, se tournant vers sa fille:
—Voilà une jolie occasion pour moi de t'offrir un bonnet qui ne reviendra pas cher, ajouta-t-il avec une gaieté moqueuse, prouvant qu'il regardait le prix de vingt francs comme déjà empoché par lui.
Il n'y avait, dans cette future lutte courtoise, rien dont on pût s'effrayer et, pourtant, malgré moi, un pressentiment me fit frissonner de peur. Il me sembla que Vernot allait de lui-même au-devant d'une catastrophe.
—Ce n'est pas sérieux, brigadier, n'est-ce pas? m'écriai-je.
—Pourquoi non? dit-il en riant. Qu'est-je que je risque?... De gagner vingt francs. Cela vaut la peine que je m'assure si, depuis ma sortie du régiment, je ne me suis pas trop rouillé... Car il faut vous dire que, avant d'entrer dans les douanes, j'étais «provost» d'armes au 3° de ligne.
—Et un rude «provost» encore! appuya Carambol.
—Ensuite, continua Vernot, je ne serais pas fâché de donner une leçon à ce jeune louveteau qui s'est avisé hier de m'appeler «méchant gabelou» et de me faire les grosses dents.
Cela dit, il rentra dans la maison en ajoutant avec un petit bâillement étouffé:
—Après ma nuit passée dehors, vous me pardonnerez si je vous quitte pour aller dormir.
Et il se mit à monter l'escalier qui conduisait à sa chambre à coucher en me disant encore:
—Vrai! ça me fera plaisir d'administrer sa leçon à ce blanc-bec!
Son pas, qui s'entendait au-dessus de nos têtes, résonna quelques minutes; puis le silence se fit, preuve que le brigadier venait de s'étendre sur son lit.
—Je vais aller arroser nos légumes, annonça Carambol, qui partit, me laissant seul avec la jeune fille.
Comme bien des femmes, dans le Nord, Henriette faisait de la dentelle. Je la suivis près de la fenêtre où était installé son tambour à canevas, et pendant qu'elle maniait ses bobines et ses épingles, nous causâmes.
Ah! le bon et bien innocent bavardage qui dura plus de deux heures! Elle me parla de son enfance, de sa mère perdue quand elle avait dix ans, de sa vie heureuse près de son père dont elle me vanta la bonté et, surtout, le courage... courage qui, parfois, la faisait trembler, car il allait jusqu'à la témérité.
Puis, à son tour, elle m'interrogea. Pourquoi avais-je quitté ma famille? Qu'étais-je venu faire en ce village perdu? Que savais-je faire.
Ma foi! je fus franc. J'avouai qu'en fait d'état je ne savais que baguenauder; que ma mère m'avait envoyé à Montrel pour me dépayser, pour me soustraire à ces mauvaises connaissances de bas étage parmi lesquelles j'avais déjà acquis une notoriété qui m'avait valu le sobriquet de La Godaille.
Après tous ces aveux, elle me regarda de ses deux grands yeux doux, pleins d'une anxiété qu'elle n'osait exprimer. Je compris sa pensée.
—Oui, La Godaille, repris-je, mais La Godaille qui n'a jamais eu une mauvaise action ni un fait d'improbité à se reprocher.
—Alors il faut toujours rester ce La Godaille-là, me dit-elle avec le sourire revenu sur ses lèvres.
Oh! oui, le bon et innocent bavardage! Ce qui me força de l'interrompre fut le souvenir de mon oncle que je délaissais sur son lit de souffrance.
—Courez vite près de votre malade! me dit Henriette en me congédiant, aussitôt que je lui eus appris le mal qui avait abattu le Père aux écus.
Je revins donc à la hâte chez mon oncle. Ce fut en entrant dans sa maison que je m'aperçus d'un oubli.
—J'ai laissé mon fusil chez Vernot, me dis-je.
A mon arrivée, je trouvai le médecin au chevet de son client.
—Toujours en prostration; mais il ne tardera pas à reprendre connaissance, m'annonça-t-il.
Il avait dit vrai. Dans la journée, comme j'avais pris mon tour de garde près du malade, il me sembla voir une lueur d'intelligence s'allumer dans ses yeux. Ses lèvres s'agitèrent, tentant de prononcer des mots que sa langue paralysée refusait d'articuler. Je devinai qu'elle devait être la première pensée surgie en son cerveau qui se dégageait.
—Ne vous inquiétez pas, mon oncle, lui dis-je: j'ai pris soin de la meute et je continuerai à m'en occuper jusqu'à votre parfait rétablissement.
Son regard s'attacha sur moi plein de reconnaissance, puis il s'éteignit et redevint morne. Mon oncle était retombé dans sa prostration.
Elle était bien profonde, cette prostration, car sur la fin du jour, elle ne put être secouée par le vacarme qui se faisait sous les fenêtres de la maison. Tout le village s'était réuni devant l'auberge de Trudent. La représentation promettait d'être fructueuse, car la nouvelle s'était répandue que le défi du Tombeur-des-Crânes avait été relevé par le brigadier.
Sur un tonneau dressé devant la porte de l'auberge s'était juché le pitre qui, pendant la représentation, devait être le vicomte de Beaujunel. Il tambourinait à tour de bras, s'interrompant de temps à autre pour hurler son boniment en dernière invite à ceux qui hésitaient encore.
Enfin la porte fut ouverte à la foule qui pénétra chez Trudent.
Pourquoi n'aurais-je pas assisté à cette représentation? Une servante pouvait tenir vingt fois mieux ma place auprès du malade. J'installai donc une fille de ferme à mon poste et je filai sans tarder.
Dès que j'eus mis le pied sur la route, j'aperçus Vernot qui arrivait, sa fille au bras, suivi de l'invalide Carambol. Ne voulant pas faire apparaître son uniforme sur les tréteaux où il allait monter, il était vêtu d'un costume de chasse.
J'allai au-devant de lui.
—Est-ce que ça tient toujours, brigadier? demandai-je en serrant la main qu'il m'avait tendue.
—Plus que jamais! Henriette m'arracherait les yeux si je ne lui gagnais pas le bonnet que je lui ai promis, me répondit-il en riant.
—Le défi du Tombeur-des-Crânes comporte le fleuret, le sabre ou le bâton... Qu'avez-vous choisi?
—Oh! peu m'importe! je laisserai le choix au gringalet.
—Fichtre! fis-je, surpris par cette assurance.
—Mais oui. Vous verrez. Je sais agréablement patiner tous ces outils-là.
—Alors, entrons, proposai-je.
—C'est-à-dire que ma fille et Carambol vont entrer avec vous... Quant à moi, qui ne me soucie pas de voir dévorer des lapins vivants ou d'entendre un monsieur parler du ventre, j'attendrai jusqu'au moment voulu en fumant ma pipe sur la route.
Était-ce à cause de la fille? Je ne sais, mais je m'étais pris de sympathie pour le père.
—Voulez-vous que je vous tienne compagnie? demandai-je.
—J'accepte, dit-il.
Henriette et l'invalide entrèrent chez Trudent. Je restai seul avec le brigadier.
Je le vois encore, ce pauvre brigadier, bien découplé, bâti en homme qui a de longues années à vivre.
Tout en nous promenant à petits pas devant l'auberge, il était si certain de sa prochaine victoire qu'il se faisait un fête de ce bonnet qu'il pourrait offrir à sa fille avec les vingt francs qu'il allait gagner.
—Mais, lui dis-je, ce garçon n'a pas été surnommé sans motif le Tombeur-des-Crânes. Il se peut qu'il soit un adversaire redoutable.
—Ta! ta! fit dédaigneusement Vernot, on n'est pas à craindre quand, comme ce blondin, on est rageur. La moutarde qui lui monte trop vite au nez lui retire son sang-froid et, voyez-vous, sous les armes, ce défaut-là vous fait embrocher.
—Ne craignez-vous pas que sa défaite vous fasse un ennemi de cet Alfred qui m'a tout l'air d'être un mauvais drôle?
Vernot haussa dédaigneusement les épaules.
—Allons donc! ricana-t-il; j'ai eu affaire à d'autres gars que ce jeune coq, et ils ne peuvent se vanter de m'avoir effrayé... Tenez, parmi eux, Chauffard...
—Qu'est-ce que ce Chauffard?
—Un de nos plus terribles contrebandiers... un condamné à mort par contumace. Il en est à son cinquième douanier tué, car vous comprenez qu'il ne tient pas à se faire prendre; la tête lui sauterait. Aussi le gaillard y va-t-il bon jeu bon argent, et ce n'est pas avec des pruneaux que sont chargées sa carabine et celles des hommes de sa bande... Eh bien! ce Chauffard m'a tenu le bout de son arme sur la poitrine, en me disant: «Laisse-moi passer.» Il n'avait plus que dix pas à faire pour atteindre son cheval attaché à un arbre. «Non!» ai-je répondu. Alors il a fait feu, mais le coup a raté. Par malheur le pied m'a glissé comme je bondissais sur lui. Il a eu le temps de m'étourdir d'un coup de crosse et d'enfourcher son cheval avant que mes hommes qui, ayant tout vu de loin, accouraient à mon secours, pussent arriver pour le pincer... J'ai été mis à l'ordre du jour... Aussi, dans la douane où chacun sait que j'ai ma revanche à prendre, on répète que, si Chauffard ne m'a pas, le premier, mis à bas, il sera descendu par moi... Entre nous, c'est une espèce de duel à mort.
—Est-ce que, demandai-je, quand, l'arme de Chauffard sur la poitrine, vous étiez à deux doigts de la mort, vous n'avez pas pensé à votre fille?
A cette question, il me regarda:
—Tiens! fit-il surpris, qui vous a dit cela?... C'est la vérité!... J'ai pensé à Henriette.
—La Providence, qui veillait sur vous, a voulu que l'arme fît long feu.
A ma phrase, le brigadier poussa un soupir et fit cette réponse étrange:
—Oui... malheureusement!
—Malheureusement? répétai-je des plus étonnés. Quoi! vous regrettez que votre fille n'ait pas été privée de son père?
Encore une fois, il me regarda et, avec un sourire un peu triste, me répliqua:
—Dame! si j'avais été tué au service, Henriette aurait eu droit à une pension!... Voilà quelle a été ma pensée quand Chauffard me tenait au bout de sa carabine.
Et, avant que je pusse dire un mot, il continua d'une voix émue:
—J'ai beau me répéter que j'ai bon pied, bon oeil, je me répète aussi que de plus solides que moi ont brusquement défilé la parade... Aussi suis-je sans cesse inquiet du sort de ma fille... Elle mérite de trouver un brave garçon qui l'épouse, allez! je vous en réponds!
—Alors, mariez-la.
—Oui, la mettre dans la misère à deux, n'est-ce pas? Unir rien avec rien. Jamais!... Je veux que mon enfant ait une petite dot... si petite qu'elle serait, et avec le tout petit peu qu'apporterait le mari cela ferait un commencement, un début dans la vie. Et j'en suis convaincu, avec le travail, la conduite et la probité, les écus doivent toujours finir par produire des petits. Est-ce qu'un grand troupeau ne peut pas provenir d'une première et seule brebis?
—On m'a dit, je crois, que vous aviez déjà commencé une dot pour votre fille? avançai-je.
—Oui, quatre pauvres malheureux sous, ricana Vernot avec une ironie navrée; puis plus rien n'est entré dans le sac... A mon début dans les douanes, j'étais tout feu, tout flamme. J'avais la main heureuse. Mes primes sur les saisies abondaient. Alors j'ai commencé la dot... Puis un satané guignon s'en est mêlé; plus un radis! D'un côté, ce contrebandier dont la meute m'échappe; de l'autre, ce Chauffard que je ne puis agrafer, m'ont apporté la déveine... Et ma gentille Henriette est d'âge à se marier... Alors vous comprenez pourquoi j'ai regretté que le fusil de Chauffard eût raté.
—Voulez-vous bien renoncer à de pareilles idées! m'écriai-je vivement.
—Eh! eh! fit Vernot, songez-y donc! Une pension de l'État, c'est, pour une jeune fille, une jolie entrée en ménage.
J'allais répliquer, quand il s'écria tout à coup:
—Est-ce moi que tu cherches, Epin?
—Oui, mon brigadier. Je ne vous reconnaissais pas sous vos habits bourgeois, répondit un douanier s'approchant à cet appel.
—Y a-t-il donc du neuf?
—Il vient d'arriver un ordre qui met sur pied, pour cette nuit, notre brigade et celle de Jaudrais et Caljon... un mouvement combiné pour pincer Chauffard qui, au dire des espions, doit tenter le passage par Saugy-les-Ormeaux.
—Tiens! tiens! lâcha Vernot retrouvant sa gaieté.
—L'ordre assigne son emplacement à chaque brigade. La nôtre doit couvrir le Chenest par la Sente-aux-Boeufs, ajouta le douanier.
—Nous n'aurons pas loin à aller, prononça le brigadier satisfait.
Et, se tournant vers moi, il me dit:
—Le Chenest commence à cent mètres tout au plus de ma maison.
—L'ordre commande d'être posté à onze heures, reprit le soldat.
—A onze heures? répéta Vernot en s'adressant à moi. J'ai grandement le temps de donner sa leçon au gringalet blond.
Puis revenant au douanier:
—Comme je ne vous reverrai pas, je vais d'avance désigner les affûts de notre brigade. Vous autres, vous occuperez la Croix-du-Biffe, les Fonds-Tourteaux, la Chaussée Chatriat et le bois Charron... Moi, j'attendrai au carrefour des Roches... Maintenant, file, mon brave Epin.
Au lieu d'obéir, le soldat ne bougea pas.
—Mais... mais, fit-il en hésitant.
—Mais quoi? mon garçon.
—Mais si, pour piquer sur Saugy, Chauffard débouche par les Roches, c'est vous qu'il rencontrera le premier et, tout seul, à cet endroit, vous serez bien exposé, mon brigadier.
—Je ferai feu pour vous donner l'éveil et, aussitôt, je vous rejoindrai.
—Est-ce que ce ne serait pas plutôt à nous d'accourir? proposa le douanier.
—Ouais! lâcha narquoisement Vernot, voyez-vous, le gros malin!... De sorte que, si l'attaque de mon côté est une ruse, vous aurez, en venant à moi, débouché une trouée par laquelle filera Chauffard.
Et, d'un ton sec de commandement qui n'admettait pas de réplique, le brigadier articula:
—Donc, vous ne bougerez pas. Vous m'attendrez... C'est bien compris, n'est-ce pas?
—Oui, mon Brigadier, fit le douanier qui s'éloigna.
Il n'était pas à plus de vingt mètres que nous étions rejoints par l'invalide Carambol, sortant de l'auberge.
—Voilà le moment de caresser le Tombeur-des-Crânes, nous annonça-t-il.
—Ça ne va pas être long, dit Vernot.
Carambol et moi, nous pénétrâmes dans la grange et vînmes nous asseoir près d'Henriette, au milieu du public. Vernot passa par une autre porte conduisant aux planches, supportées par des tonneaux, qui formaient la scène.
L'oeil insolent, campé sur ses jambes, faisant des effets de torse, frisant de la main ses moustaches, le Tombeur-des-Crânes attendait déjà son adversaire.
Vernot apparut, tranquille, le sourire aux lèvres, les mains dans ses poches.
Bâtons, sabres de bois et tout un faisceau de fleurets mouchetés s'étalaient sur une table vers laquelle se dirigea le brigadier qui, après avoir regardé ces engins de lutte, demanda d'un petit ton moqueur:
—Auquel de ces jeux-là allons-nous jouer, mon jeune ami?
La salle se mit à rire.
C'était un fier poseur que cet Alfred. Il était habitué à une sorte d'admiration de la part du public. Cette gaieté des assistants le dépita.
—Choisissez votre arme, dit-il.
—Mais non, mais non, fit Vernot tout bonhomme, choisissez vous-même... je tiens à vous gagner gentiment vos vingt francs.
Si le but de Vernot était d'irriter Alfred afin, comme il me l'avait dit, de lui faire perdre son sang-froid, il y réussit, car les sourcils du Tombeur-des-Crânes se froncèrent à cette réponse dédaigneuse.
Toujours gouailleur, le brigadier avait continué:
—Puisque vous tombez les crânes, je fais mon crâne... Allons, vite, choisissez votre arme, ou je croirai que vous n'avez jamais lutté qu'avec des compères.
Alfred était devenu blême. C'était un imbécile de rager ainsi, car on la lui offrait belle en lui laissant le choix de l'arme à laquelle il devait se savoir le plus habile.
—Oh! oh! il renâcle, le fameux Tombeur! ricana tout haut Carambol du milieu de la salle.
L'oeil furibond d'Alfred alla se poser sur celui qui venait de le ridiculiser. Loin de s'effrayer, l'invalide reprit en goguenardant:
—Eh bien! quoi? Quand vous me ferez des yeux de bouledogue!... Mieux vaudrait choisir.
—Oui qu'il choisisse! cria le public.
Et, vu que dans une foule il se trouve toujours des gens pour jeter de l'huile sur le feu, ils beuglèrent:
—C'est une mystification!... il ne sait peut-être manier que la seringue!... Qu'on rende l'argent!
—Je choisis le bâton, déclara enfin Alfred hors de lui.
—Eh! allez donc, don, don, en avant le rigodon! chantonna le brigadier qui, pendant que le jeune homme disparaissait derrière un rideau, vint à la table pour choisir son bâton.
Alfred reparut, plastronné sur la poitrine, plastronné sur les cuisses, la tête et le visage protégés par une sorte de casque en treillis de fer.
—A votre tour, dit-il en montrant le rideau à Vernot.
—Mon tour de quoi? demanda ce dernier avec une naïveté trop profonde pour être sincère.
Puis, comme s'il comprenait tout à coup:
—Ah! d'aller me matelasser comme vous?
Après ces mots, il haussa les épaules.
—Bah! fit-il, à quoi bon? Pour ce que vous me toucherez!...
Sous le masque qui lui cachait la face, le Tombeur-des-Crânes devait grincer des dents.
Affolé de fureur devant ce persiflage, il tomba en garde et attaqua sans avoir fait le salut d'usage... Ah! c'est une justice à lui rendre, il y allait de tout coeur. Certes, il maniait bien son outil! Mais il avait à faire à forte partie.
Les bâtons volaient, claquaient que c'était une vraie bénédiction.
Tout à coup, Vernot fit un pas de retraite en disant:
—J'ai touché!
—Non! grinça Alfred.
—Ah! ah! lâcha Vernot d'un ton qui me parut quelque peu indigné.
Dix secondes après, une nouvelle retraite du brigadier qui répéta:
—J'ai touché!
—Non! redit le Tombeur-des-Crânes d'une voix étranglée par la fureur.
Et il se lança sur son adversaire qui le reçut dans la garde haute.
Un bien bel assaut, je vous le jure! Mais cette nouvelle reprise fut de très courte durée.
Soudain nous entendîmes un bruit sec et nous vîmes le Tombeur-des-Crânes chanceler sous la violence du coup.
C'était Vernot qui venait de lui briser son bâton, sur le haut du masque protégeant le crâne.
—Tiens! mâtin! dit-il; tu ne pourras pas soutenir, cette fois, que je ne t'ai pas touché!
Les airs bravaches du Tombeur-des-Crânes lui avaient, dès le début, aliéné son public. Aussi le triomphant coup de bâton de Vernot, et surtout la phrase dont il l'avait fait suivre, furent-ils accueillis par une tempête de bravos et de bruyants rires qui, en même temps qu'ils consacraient le triomphe du brigadier, étaient une sorte d'insulte pour le vaincu.
Aussi, lorsque, suffoquant de furie, Alfred retira son masque, il était plus blanc qu'un linge, et ses yeux luisaient comme des escarboucles et ses dents grinçaient.
—Là! il ne me reste plus, à présent, qu'à empocher mes vingt francs qui, j'aime à le croire, sont bel et bien gagnés, dit le brigadier, en rabattant, tout placide, les poignets de ses manches qu'il avait retroussées au début de l'assaut.
C'était une parfaite canaille que le sire Alfred, mais il était loin d'être un imbécile. Il faut croire que la rage d'avoir été vaincu lui retirait la jugeotte, car au lieu d'accepter sa défaite devant ce public que, peut-être, il ne reverrait plus jamais, je l'entendis, à ma grande surprise, répliquer aussitôt d'une voix sèche:
—Bel et bien gagnés! Cela vous plaît à dire.
—Hein!!! lança le brigadier en se redressant de toute sa hauteur à ces mots, qui donnaient à suspecter sa loyauté.
Au lieu de lui répondre directement, Alfred se tourna vers la salle en disant:
—Je le demande au public: Pouvais-je user de toute mon adresse et de ma force envers un homme qui avait refusé de se plastronner?... Ah! c'est rudement malin, ce que vous avez fait là! Un bon moyen pour se faire épargner!... Parbleu! A moi aussi s'est offerte l'occasion de vous administrer le coup de tête, mais il m'a répugné d'abattre mon bâton sur un front sans masque... J'ai cru que vous comprendriez ma générosité.
Ah! si vous aviez vu le brigadier!
Il avait pâli peu à peu en écoutant ces paroles perfides. Ses lèvres frémissaient d'indignation.
D'un pas lent, il vint se camper devant Alfred, et lui parlant sous le nez:
—Oh! oh! fit-il d'un ton vibrant de colère contenue, il paraît que vous êtes mauvais joueur, mon garçon!... Eh bien! séance tenante, je vous offre votre revanche, soit au bâton, soit à tout autre joujou.
Avec un court rugissement de bête féroce qui sent sa proie à portée de ses griffes, Alfred bondit vers la table où étaient déposées les armes.
Il y prit, ou plutôt, il me parut y prendre au hasard deux fleurets dans le faisceau et en présenta un à Vernot en répondant:
—Alors, à ce joujou-ci.
—En garde!... Cette fois, ne m'épargne pas, gringalet! dit le brigadier sitôt qu'il eut l'arme en main.
Et, toujours sans plastron ni masque, il attaqua sur-le-champ le Tombeur-des-Crânes sans lui donner le temps de se déplastronner.
Je vous laisse à deviner si le public était ravi de ce supplément de représentation qu'on lui offrait gratis.
Sacrebleu! le bel assaut! Quelle ardeur! Si je n'avais pas su que les deux fleurets étaient mouchetés et garnis d'un tampon, j'aurais tremblé d'avance pour le premier qui allait recevoir le coup de bouton.
Un instant, je crus que Vernot avait étrenné. Je le vis sursauter brusquement et rompre d'un pas, mais ce devait être une feinte pour mieux prendre son élan, car il fondit sur son adversaire avec une telle force que, le bouton du fleuret venant se planter en plein milieu du plastron d'Alfred, l'arme ploya si fort qu'elle se rompit.
—Es-tu content cette fois? demanda alors le brigadier au Tombeur-des-Crânes.
Et, dédaignant de prendre les vingt francs qu'il avait pourtant gagnés deux fois, il quitta l'estrade au milieu d'un tonnerre de bravos, suivi par le regard d'Alfred qui n'avait pas soufflé mot.
Henriette, Carambol et moi, nous fûmes des premiers sortis de l'auberge. A la porte nous attendait le brigadier qui, devinant nos félicitations, nous dit d'une voix qui me parut être encore essoufflée par l'assaut:
—A demain les compliments! Vite, en route, les enfants! Je n'ai que bien juste le temps d'endosser mon uniforme et de courir à mon poste de cette nuit... Diable! Je ne voudrais pas rater Chauffard!
Je lui tendais la main pour prendre congé quand il me demanda:
—Est-ce que vous ne venez pas jusqu'à la maison... quand ce ne serait que pour en rapporter votre fusil que vous y avez oublié ce matin?
—Tiens! c'est vrai! fis-je, profitant de cette occasion qui m'était offerte de rester plus longtemps avec Henriette à laquelle j'offris le bras.
Nous marchâmes bon pas, car nous étions précédés par le brigadier qui accélérait sa marche en répétant:
—Vite! vite! Je n'ai que juste le temps!
Et, cela, il nous le disait de sa voix toujours courte d'haleine, avec sa main appliquée sur le flanc, en homme à qui l'essoufflement donne un point de côté.
A ce train, nous atteignîmes la maisonnette en cinq minutes.
—Henriette, offre un verre de bière à monsieur pendant que je vais mettre mon uniforme, commanda le père en prenant l'escalier qui montait à sa chambre.
Ce fut à peine si j'eus le temps de boire, car le brigadier redescendit presque aussitôt, costumé et son fusil à la main.
Il embrassa Henriette en disant de sa voix toujours haletante:
—Dors bien, chérie! A demain!
Comme sa fille le regardait un peu inquiète de cette haleine qui n'avait pas encore régularisé son souffle, il s'appuya à nouveau la main sur le flanc et nous dit avec un sourire:
—J'ai fait un tel effort pour en finir promptement avec le drôle que je m'en suis foulé la rate... J'en suis resté cornard comme un vieux cheval.
Et, après avoir ponctué sa plaisanterie d'un bon gros rire, il se remit à embrasser sa fille en répétant:
—A demain, mignonne, à demain!
J'avais repris mon fusil que j'avais passé en bandoulière et j'attendais pour faire mes adieux au brigadier. Il vint à moi et me demanda:
—Est-ce que vous n'allez pas me faire un petit bout de conduite jusqu'à mon poste?... C'est, tout au plus, à cent mètres d'ici.
Puis, en supposant que sa demande pouvait m'effrayer:
—Oh! ne craignez rien, ajouta-t-il; si Chauffard est pour passer au carrefour de Roches, j'ai l'oreille fine, je vous congédierai à temps... Je ne vous laisserai pas faire votre apprentissage de gabelou.
Et, à nouveau, il éclata de rire.
—Je vous suis, brigadier, répondis-je.
Il tendit la main à l'invalide en disant:
—Bonsoir, vieux Carambol! Veille à la porte bien fermée, camarade.
—Soyez tranquille, promit l'invalide.
Nous nous dirigeâmes vers la porte. Sur le seuil, le brigadier se retourna, ouvrit les bras et dit à sa fille:
—Viens encore m'embrasser, mon enfant.
Ses bras se refermèrent sur Henriette accourue sous ses lèvres.
—Oh! comme tu m'embrasses fort ce soir! dit la jeune fille étonnée.
—C'est probablement que je suis encore tout nerveux de ma lutte avec le saltimbanque, répondit-il.
Enfin nous nous mîmes en route.
Il arrive souvent qu'un homme, en un seul et prodigieux effort, dépense une telle somme de forces qu'il en reste anéanti. Tel me parut être le cas de Vernot dont le pas, d'habitude tant alerte, était devenu lourd et traînant.
Son point de côté devait avoir atteint l'état aigu, car, bien qu'il appuyât toujours sa main sur l'endroit douloureux, sa respiration sifflait.
Nous atteignîmes un petit bois qui, en le contournant, nous cacha la maisonnette. Elle venait de disparaître à nos yeux, quand, au milieu du silence, retentit la voix d'Henriette qui lançait à Vernot ce dernier adieu:
—A demain, petit père!
Le brigadier se raidit, fit un effort pour dompter le râle de sa respiration, et répondit d'une voix qui, subitement, s'était faite gaie:
—A demain, bichette!
Grande fut ma surprise quand je le vis, pendant que sonnait son accent joyeux, essuyer une larme de sa main qui tremblait et que, tout aussitôt après, je l'entendis murmurer:
—Je ne la reverrai plus jamais... jamais... jamais, ma fille bien-aimée!
Et, à mesure qu'il répétait son «jamais», sa voix s'éteignait plus désespérée.
Tout à coup, il poussa un sourd cri de douleur en appuyant plus fort sur son flanc. Il trébucha sur ses jambes et il allait tomber si je ne l'eusse soutenu dans mes bras.
—Vous souffrez? Il faut retourner chez vous! m'écriai-je tout d'abord.
—Non, non, non! répéta-t-il avec énergie.
Puis de sa voix qui haletait:
—Savez-vous pourquoi je vous ai demandé de m'accompagner? C'est que j'ai un service à vous demander.
—Lequel?
—Vous êtes jeune et fort... Portez-moi jusqu'à mon poste, au carrefour des Roches... c'est tout près.
Il devina que j'allais protester contre cette étrange demande.
—Je vous en conjure! balbutia-t-il d'un ton si suppliant que j'en perdis la raison, car, au lieu de persister dans mon idée de le ramener à sa demeure, je le chargeai sur mes épaules et je pris le chemin du carrefour des Roches.
—Merci! merci! merci! murmura sans cesse à mon oreille, pendant ce trajet, sa voix reconnaissante.
J'arrivai au carrefour.
—Couchez-moi sur ce talus, me commanda-t-il.
Aussitôt que je l'eus étendu, il fit entendre un soupir de satisfaction immense, puis prononça:
—Ouf! j'y suis enfin!
Tout bouleversé d'abord par mon indicible surprise, j'avais obéi à Vernot. Un peu de sang-froid me revint et je m'écriai:
—Mais d'où vient ce mal subit? Qu'avez-vous donc?
—Ce que j'ai? souffla-t-il; j'ai que je suis un homme fichu!... j'ai que le Tombeur-des-Crânes m'a administré là, dans le flanc, un mauvais coup dont je serai mort dans une heure.
La stupeur qui me rendit muet permit au brigadier de continuer:
—Pendant que je maniais un fleuret bien boutonné, celui du saltimbanque était démoucheté...
Il s'arrêta pour rire faiblement, puis, il ajouta:
—Et je suis certain que le sacripant savait quelle arme il avait en main... Dans sa colère d'avoir été vaincu au bâton, il m'a tout gentiment assassiné.
—Et vous n'avez rien dit en vous sentant blessé?
—Baste! à quoi bon?
—Mais à faire arrêter le misérable!
—Ah! voilà qui m'aurait fait une belle jambe!
Tout épouvanté, je regardais avec stupéfaction cet homme si calme à l'approche de la mort.
—Quand j'ai reçu l'atout, continua-t-il, j'ai compris que mon affaire était dans le sac. Alors je me suis dit: Profitons-en!
—Profitons-en! répétai-je sans comprendre.
—Le plus difficile était pour moi que personne ne se doutât que j'étais ratiboisé.
Encore une fois il se mit à rire.
—Hein! fit-il, avouez que vous, Henriette et Carambol, je vous ai bien mis dedans avec l'histoire que je m'étais foulé la rate... Tout en plaisantant, j'avais une rude peur, allez, dans ce moment-là... J'avais le trac de ne pouvoir pas jouer ma comédie jusqu'au bout... Eh! eh! il s'en est fallu de peu que je manque mon but. Sans vous, je n'aurais pu arriver à venir mourir ici.
Il s'interrompit subitement, se souleva du sol sur ses poignets et sembla écouter.
—N'avez-vous rien entendu? me demanda-t-il.
—Non, rien.
—La mort, qui vient, me fait sans doute tinter les oreilles... j'avais cru entendre un cri de détresse.
De tout ce que venait de me dire Vernot, une phrase surtout était restée dans mon cerveau éperdu. Que signifiait ce «Profitons-en» qu'il s'était dit en se sentant blessé mortellement? Pourquoi avait-il joué cette comédie sinistre de tromper sa fille?
J'en étais là de mes réflexions quand, à mon tour, je dressai l'oreille.
Un cri d'appel, affaibli par la distance, avait encore troublé le silence de la nuit.
Était-ce que le sens de l'ouïe venait de s'émousser chez le mourant, mais il ne fit pas attention à ce second cri.
Agenouillé près du malheureux, étendu sur le sol, je l'entendis qui murmurait. Sa voix s'éteignait. Elle ne laissait plus arriver ses paroles jusqu'à moi. Je me penchai vers lui pour l'écouter.
Le brigadier se parlait.
—Oui, soufflait-il, quand le gueusard m'a troué la peau, pas si bête que de dire la vérité! Chacun se serait empressé autour de moi. Un cortège de gens m'aurait porté sur mon lit où je serais mort une heure après au vu et au su de tout le monde qui, le lendemain, se serait dit: «Il a gobé cela dans son assaut»... et ma fille n'aurait rien eu après moi.
Sa voix me sembla gaie quand, après une petite pause, il continua:
—Perdu pour perdu, c'était bien le vrai plan que ma mort profitât à Henriette. Voilà pourquoi je n'ai soufflé mot... Demain, quand on trouvera mon cadavre étendu ici, à mon poste, on mettra cela au compte de Chauffard... Et, alors, la fille du brigadier Vernot, qu'on croira mort au service, aura droit à la pension... Eh! allez donc! le tour sera joué!
Inutile de vous dire que ces paroles venaient de m'expliquer le «profitons-en» qui m'avait tant frappé quand il m'avait révélé sa blessure.
Je le vis rassembler ses forces pour se mettre debout.
—Jeune homme, dit-il, aidez-moi à me relever et à m'appuyer sur cette roche.
Tout en le soulevant, je fis une nouvelle tentative:
—Peut-être, monsieur Vernot, vous abusez-vous sur la gravité de votre blessure... Des soins peuvent encore vous sauver. Laissez-moi vous porter jusqu'à votre maison.
—Pas de ça! pas de ça! dit-il vivement. Vous gâteriez tout! Vous me proposez de lâcher la partie quand j'ai gagné en main... Oui, et mon gain sera une pension pour ma fille. Puisque je vous répète que je suis un homme fichu, archi-fichu, autant que j'en tire avantage.
Quand, remis sur ses jambes, il se fut adossé à la roche:
—A présent, reprit-il, écoutez-moi... Et pas de sensiblerie bête!!!... Vous allez me quitter.
—Y pensez-vous! m'écriai-je.
—Pas de sensiblerie bête! répéta-t-il.
Sans me donner le temps d'une nouvelle protestation, il continua:
—Vous avez votre fusil chargé, n'est-ce pas?
—Des deux coups.
—Bon! Vous allez donc détaler au pas de course, et, tout en fuyant, vous ferez feu de vos deux coups. Mes hommes, qui sont postés à cinq cents mètres d'ici, croiront que je suis aux prises avec Chauffard.
—Alors ils accourront à vous?
—Du tout! du tout! Ne vous souvient-il plus que je leur ait fait dire par Epin qu'ils doivent rester à leur poste et attendre que je les rejoigne?
Dans sa voix qui haletait, je crus pouvoir surprendre un accent de satisfaction quand il ajouta:
—Quelle chance tout de même que je leur aie donné cette consigne-là!... Ils ne viendront pas me déranger.
—Et puis? demandai-je après avoir un peu attendu.
—Et puis, c'est tout, dit-il.
Il se reprit aussitôt:
—Ah si! j'ai encore une chose à vous demander.
—Parlez.
—C'est, lorsque vous serez parti, de ne pas revenir sur vos pas... quoi que vous entendiez... Est-ce convenu?...
Comme j'hésitais à répondre, il répéta:
—Vous savez? pas de sensiblerie bête!... Dites oui, je vous en supplie!
—C'est convenu! promis-je.
—Maintenant, ramassez mon fusil sur l'herbe et mettez-le-moi en main.
Quand j'eus obéi, il reprit d'une voix qui se hâtait:
—Dans dix minutes, le sang m'aura étouffé... Partez vite!... Que vos deux coups de feu soient tirés dans les vingt premiers mètres de votre fuite, là, tout près de moi.
Il s'arrêta, semblant chercher s'il oubliait quelque recommandation dernière. Puis il me tendit la main et quand il eut saisi la mienne:
—Il ne me reste plus qu'un serment à vous réclamer... C'est un père qui vous implore.
—Quel serment? demandai-je, comprenant que je ne devais rien refuser à un mourant.
—Jurez-moi que d'aujourd'hui à un an, vous ne direz rien ni à ma fille ni à personne de ce que vous avez appris et vu ce soir et que vous laisserez Henriette croire à ma mort telle que la rapporteront les événements.
—Je le jure!
Comme il l'avait dit, le sang commençait à l'étouffer. Ce fut avec effort que, tout en me serrant la main, il put parvenir à prononcer ces deux mots:
—Adieu!... Partez!
Pouvais-je hésiter, maintenant que j'avais tout compris? Non, n'est-ce pas? Je pris donc ma course et, comme il m'avait été prescrit, avant même d'être sorti du carrefour des Roches, je tirai les deux coups de mon fusil.
Je n'avais pas franchi cinquante mètres que, derrière moi, retentit une détonation.
Un instant, je restai cloué sur le sol par une douloureuse émotion. Mais j'avais promis de ne pas revenir sur mes pas. Je repris mon élan dans la direction de la maisonnette du brigadier qui, bientôt, au tournant du bois dont je vous ai parlé, m'apparut avec une de ses fenêtres éclairée. Une autre lumière, dans la salle d'en bas, me laissait apercevoir la porte du logis toute béante.
Qui donc veillait dans cette demeure dont, à notre départ, les deux habitants allaient se mettre au lit aussitôt la porte refermée derrière Vernot et moi?
Immédiatement me revinrent au souvenir les deux cris de détresse que j'avais entendus du carrefour des Roches et j'eus le pressentiment d'un immense malheur.
J'activai ma course, l'oeil fixé sur cette double lueur de la maison.
Tout à coup un obstacle étendu sur la route se rencontra sous mes pas et je roulai sur la chaussée. La nuit n'était pas si obscure qu'il me fût impossible de me rendre compte, dès que je fus relevé, de la cause de ma chute.
C'était le corps d'un homme.
Et quand je m'en fus approché, j'entendis une voix, que je reconnus pour celle de Carambol, qui me dit, faible et saccadée par un hoquet d'agonie:
—C'est vous, brigadier? Courez vite!... Henriette!... Le pendard m'a logé son couteau dans la poitrine... Courez! courez!... Ne vous occupez pas de moi... J'ai mon compte!... Pensez quelquefois à votre vieux Carambol... Oh! oui, j'ai mon compte!... Adieu, brigad...
Le mot ne fut pas achevé et, sous ma main, qui cherchait à découvrir la poitrine de l'invalide, je sentis le corps se raidir dans une dernière convulsion.
Il n'y avait pas à m'attarder près du cadavre. Je me redressai en une seconde et je repris ma course vers la maison où les dernières paroles de Carambol m'avaient annoncé Henriette exposée à un danger.
Qui donc avait frappé l'invalide à mort? De quel «pendard» avait-il voulu parler? N'était-ce pas le terrible contrebandier Chauffard qui, pendant que Vernot l'attendait à l'affût, avait piqué droit sur la maison du brigadier pour se venger, sur les siens, de l'ennemi acharné qui ne lui laissait pas de trêve.
J'accusais Chauffard à tort. Car, lorsque je n'étais plus qu'à dix mètres de la maison, la silhouette d'un homme qui sortait du logis s'encadra en ombre dans la baie lumineuse de la porte grande ouverte.
Rien qu'aux contours de cette silhouette, je reconnus le misérable.
C'était le Tombeur-des-Crânes!
D'un bond, je franchis la moitié de la distance qui nous séparait pour lui couper la retraite et, oubliant que mon fusil était déchargé, je l'ajustai.
Pas un mot ne fut dit entre nous, Alfred avait compris que j'allais le tuer comme un chien. Mon arme était à peine en joue, qu'il s'était brusquement baissé, une main en terre, tout ramassé pour s'élancer sur moi aussitôt le coup parti.
Le craquement de la batterie de mon fusil me rappela que j'étais désarmé. Ce bruit avait été aussi entendu par Alfred. En un saut, il fut sur moi, le couteau au poing. Mon fusil, que je pris des deux mains et que j'opposai en travers à son élan ne lui permit pas de m'atteindre en plein corps... Une de mes mains fut traversée par le couteau. Il recula d'un pas pour s'élancer à nouveau, temps dont je me servis pour saisir mon fusil par le canon: il était devenu une massue. Maintenant, j'étais d'attaque.
Rien qu'à me voir brandir mon arme ainsi transformée, le Tombeur-des-Crânes devina, comme on dit, que j'étais du bâtiment, et qu'avec son seul couteau pour arriver à la parade, il allait se faire assommer.
Il s'effaça d'un saut de côté et disparut dans les taillis qui bordaient la route.
Mon plus pressé n'était pas de le poursuivre. Je m'élançai dans la maisonnette dont, par prudence, je refermai la porte derrière moi.
La Godaille avait arrêté subitement son récit.
—Eh bien, monsieur Frédéric? dit vivement Gontran dont la curiosité tendue s'accommodait peu de cette brusque interruption.
Frédéric Bazart se mit à rire.
—Je crois que c'est le vrai moment, monsieur Lambert, de vous dire: «La route est belle!» débita-t-il.
Gontran le regarda sans comprendre.
—Oui, «la route est belle... On ne verse pas,» appuya la Godaille expliquant sa plaisanterie. Je vous avouerai que, depuis que je parle, mon gosier à eu le temps de se dessécher. Or, si on versait un peu... de n'importe quoi... un grog, par exemple...
—Ah! mille pardons! fit Gontran qui alla chercher dans le buffet tout ce qui était nécessaire à la confection d'un grog.
Et, quand il se fut désaltéré, La Godaille continua:
—Ce serait fièrement mentir, si je vous disais qu'après tous ces tragiques événements, le sommeil, quand je fus étendu dans mon lit, vint aussitôt me trouver. Je me tournai et retournai de longues heures durant sur ma couche avant de m'endormir. Encore mon repos ne fut pas de longue durée. Je fus réveillé par le vacarme des voix des habitants, qui, les uns interrogeant, les autres répondant, se tenaient rassemblés devant la porte de l'auberge de Trudent.
Il était question des événements de la nuit qu'on connaissait par les douaniers.
En un clin d'oeil, je fus habillé. Je descendis me mêler aux villageois. Dans le groupe où je me glissai, une commère était en train de dire:
—Cette fois, le pauvre brigadier Vernot a perdu la partie. On ne peut pas avoir toujours le bon bout. Hier, il a triomphé du Tombeur-des-Crânes; aujourd'hui c'est Chauffard qui lui a fait son affaire... Et malheureusement, pour cette partie-là, le brigadier ne peut pas demander sa revanche, comme il en a accordé une au Tombeur-des-Crânes.
—Ah! à propos du Tombeur-des-Crânes, interrompit le facteur rural, il faut croire qu'il aura eu peur d'être blagué dans le village pour sa double défaite, car ce matin, à la pointe du jour, lui et les autres de la troupe ont décampé... Ils en avaient le droit, du reste, car ils ont payé Trudent rubis sur l'ongle.
—Mais qu'est-il donc arrivé au brigadier? demandai-je à mon voisin.
—Comment! vous ne savez pas le malheur de cette nuit?
—Je quitte mon lit à l'instant.
—M. Vernot a été tué par le contrebandier Chauffard... et à bout portant, il faut le croire... car le cadavre avait au flanc une horrible plaie d'arme à feu.
Je compris que le brigadier, en se lâchant son coup de fusil dans le corps, avait appuyé le canon de son arme sur la piqûre du fleuret. Les ravages de la balle avaient dû dénaturer la trace de la blessure précédente.
Il était arrivé à son but, ce pauvre Vernot! car la commère, qui était la femme d'un douanier, ce qui lui permettait de conter par le menu, continua:
—Le brigadier a certainement reçu son atout dès le début, car mon homme, qui était à son poste, m'a dit n'avoir entendu que trois coups de fusil. Ça n'a pas été long, vous voyez? Mon homme et ses camarades seraient bien venus à son secours, mais, par malheur, le brigadier leur avait précisément donné la consigne de ne pas quitter leur affût.
Il y avait, parmi les péroreurs, un moraliste qui lâcha cette vérité incontestable:
—Mieux vaut mourir à son poste pour le devoir, comme le brigadier, que sur l'échafaud comme, tôt ou tard, nous verrons trépasser Chauffard... On laisse ainsi un nom honorable à sa fille...
—Un nom honorable et une pension de l'Etat, appuya la commère.
Si épouvantable que soit un malheur qui vous frappe, la jalousie trouvera toujours à mordre.
—C'est pourtant vrai que, ce matin, la fille Vernot s'est réveillée rentière, dit une voix hargneuse.
A quoi la commère, pleine de compassion, répondit:
—Pour le moment, elle ne pense guère à la pension, la pauvrette! Elle est à peu près folle de désespoir. Dame! la voilà seule au monde, à cette heure! Personne pour la protéger... pas même le vieux Carambol, qu'on a retrouvé mort d'un coup de couteau à quelque distance de la maison.
Un assistant curieux posa cette question:
—Comment Carambol a-t-il été se faire tuer là où il n'avait que faire?
A quoi la femme du douanier répondit:
—A ce que m'a conté mon mari, le capitaine de douane qui est venu, ce matin, faire l'enquête, a, tout de suite, deviné ce qui s'est passé. En entendant les trois coups de feu, l'invalide a compris qu'on attaquait le brigadier et a voulu courir au secours de son bienfaiteur... La preuve en est dans le fusil tout chargé qu'on a ramassé près de son cadavre... Une jambe de bois n'empêche pas de viser juste, pas vrai? Et, à ce jeu-là, Carambol était un malin... Donc il est parti pour le carrefour des Roches, afin de...
—Oui, il est parti, mais en abandonnant la jeune fille confiée à sa garde, interrompit l'auditeur hargneux.
—Il avait pris d'abord la précaution de bien clore la maison, car, ce matin, l'enquête a trouvé la porte fermée à double tour et elle n'a pu être ouverte qu'après que la clé eût été trouvée dans une poche du défunt invalide.
Seul de tout mon groupe je savais la vérité; mais je me gardai bien de rien démentir de tous ces commentaires sur les événements de la nuit. Bien au contraire, j'appuyai en disant:
—A coup sûr, le capitaine de douane a deviné juste. Avant d'avoir pu faire usage de son arme, Carambol, en courant au secours de Vernot, aura été surpris par la bande de Chauffard. Ces gredins, qui venaient de tuer le brigadier, n'ont pas voulu donner l'éveil par de nouveaux coups de feu et ils l'ont tué d'un coup de couteau.
—Oui, la chose a dû se passer de la sorte, se répétèrent les péroreurs en se séparant.
Bientôt tout ce que je viens de vous dire passa à l'état de vérité dans le pays.
Pas l'ombre d'un soupçon ne plana sur Alfred. Nul, dans le village, ne se douta que ce chenapan était le véritable assassin de Vernot. Les rares fois qu'on parla du saltimbanque, ce fut pour en rire en disant:
—N'empêche qu'il s'était fait tomber par le pauvre Vernot, ce fameux Tombeur-des-Crânes.
Et on échangeait des plaisanteries sur le coup de bâton vigoureux dont le brigadier lui avait caressé l'occiput, mais, je le répète, sans que jamais un mot mêlât le saltimbanque au drame qui s'était passé. Le départ précipité de la troupe, qui avait d'abord annoncé devoir séjourner plusieurs jours à Montrel, trouvait même une explication des plus simples. Le Tombeur-des-Crânes avait fui par peur d'être tourné en ridicule.
Puis le temps s'écoula.
Six semaines plus tard, Henriette obtint la pension et la voix publique trouva que ce n'était que juste.
Un seul homme, après moi, aurait pu démentir la fable adoptée sur la mort du brigadier, c'était Chauffard.
Mais, trois jours après le trépas de Vernot, le terrible contrebandier, dans une rencontre avec la douane, se fit tuer net d'un coup de carabine... ce qui lui évita de monter sur l'échafaud.
Comme l'avait annoncé le médecin, mon oncle se rétablit.
Son premier soin fut de faire repasser en Belgique la meute dont j'avais pris soin tant qu'il n'avait pu se retrouver sur pied.
La leçon, au lieu de lui profiter, ne le fit pas renoncer à la contrebande. Un mois plus tard, les habitants de Montrel furent très surpris de voir, au grand matin, une trentaine de chiens, tous avec un collier rempli de dentelles, rôder autour de la maison du Père aux Écus.
Après avoir franchi la frontière, que la mort de Vernot laissait un peu moins bien surveillée, les chiens étaient accourus au chenil où ils allaient être si bien fêtés.
Par malheur, ils en avaient trouvé fermée l'entrée secrète. Si mon oncle n'avait pas été là pour leur ouvrir, c'était que, deux heures avant l'arrivée de la meute, et sans qu'il eût le temps d'appeler au secours, il avait été tué par une seconde attaque d'apoplexie.
Il faut supposer que les habitants de Montrel étaient tous un peu contrebandiers, car, de toute cette dentelle, que les chiens errants promenèrent dans le village, pas un fifrelin ne tomba dans les mains des douaniers.
Pendant le mois écoulé entre la mort du brigadier et celle du Père aux Écus, j'allai vingt fois rendre visite à Henriette pour laquelle je m'étais pris d'une affection de frère.
Quand ma mère, à qui j'avais appris le décès de mon oncle, m'enjoignit par lettre de revenir à Lille, j'allai faire mes adieux à la fille du brigadier. Je la trouvai en train de boucler ses malles. Le matin même, elle avait traité avec un acquéreur de sa maison. Vingt-quatre heures après mon départ, elle devait quitter le pays pour venir retrouver, à Paris, une soeur de sa mère.
Notre séparation fut des plus tristes. Malgré l'engagement réciproque que nous avions pris de nous écrire, je perdis toute nouvelle d'Henriette. Les deux ou trois lettres qu'elle m'écrivit,—c'est elle qui me l'a appris tout à l'heure quand la visite de M. Cabillaud, vous redemandant son fils, nous tenait prisonniers dans la cuisine,—ces lettres, dis-je, ne me parvinrent pas, par cette raison que ma mère, chez qui elles m'étaient adressées, les ouvrit et les lut. Croyant à une amourette qu'il était bon d'étouffer, elle jugea utile de ne pas souffler mot de ces lettres. De là vient donc que, depuis mon départ de Montrel, c'est, aujourd'hui, chez vous, pour la première fois après deux ans écoulés, que je me suis retrouvé en présence d'Henriette.
Oui, deux ans déjà! et je crois qu'il y a tout au plus deux mois que j'ai quitté Montrel. Il me semble encore voir et entendre Trudent, lorsque j'entrai dans son auberge pour lui faire mes adieux.
Il était cramoisi de fureur.
—Vous connaissiez mon valet, cet Auvergnat ivrogne? me demanda-t-il à brûle-pourpoint.
—Oui, le nommé Craquefer qui servait du vinaigre pour du vin à vos clients... Eh bien?
—Eh bien! j'ai flanqué à la porte cet exécrable pochard... Savez-vous ce qu'il m'avait encore fait?
—Non. Contez.
—Depuis quinze jours, mes pratiques me répétaient: «C'est drôle, Trudent, comme votre vin empoisonne!» Je le flairai. C'était la vérité. Les bouteilles se succédaient et toujours la même puanteur! C'était d'autant plus étonnant que le vin que je garde pour ma propre consommation n'avait aucune odeur, et pourtant, même marchand, même année, pas même tonneau cependant. Ça m'intriguait ferme.
—Je le croîs.
—Si bien qu'à force de chercher, je finis par me dire: Si le vin que je bois ne sent rien, tandis que celui de mon public sent mauvais, cela ne peut provenir que de l'eau que je mets dans le tonneau destiné aux clients.
—Bien raisonné! dis-je d'un ton calme qui ne pouvait effaroucher Trudent sur l'aveu que sa colère contre l'Auverpin Craquefer avait laissé échapper.
—Or, continua-t-il, comme je coupe mon vin avec l'eau de mon puits, je la goûtai... Depuis mon baptême, c'était la première fois que je buvais de l'eau. Vous comprenez que, pour ce liquide, je n'avais pas le palais blasé.
—Le goût devait donc vous arriver dans toute sa saveur... Et quel a été ce goût?
—Une infection!!!
—Alors?
—Alors j'ai pensé à curer mon puits.
La-dessus Trudent se croisa les bras, agita sa tête et repartit d'une voix indignée:
—Devinez ce que j'ai trouvé dans mon puits?
—Je ne suis pas grand devineur. Dites-le-moi.
Rien ne saurait rendre l'organe furibond avec lequel l'aubergiste exaspéré me hurla:
—Un chien crevé!!!... Il devait être là dedans depuis un grand mois au moins.
—Et vous accusez le charabia de vous avoir joué ce tour?
—Qui donc alors, si ce n'est ce sac à vin dont l'ivrognerie n'en était plus à compter ses exploits?... Il a eu beau nier, soutenir qu'il était «innochent», ouste! je l'ai envoyé porter son «innochenche» ailleurs.
Du moment que l'Auvergnat était parti, je n'avais pas à plaider pour lui. Quand j'eus quitté l'aubergiste, il me sembla entendre encore retentir à mes oreilles la voix de la Belle-Flamande disant à son fils: «Alfred, viens donc faire entendre raison à cette folle de Cydalise!» Invitation d'où il était résulté pour la Fille du Soleil une danse des mieux réussies. C'était donc la grande rousse qui, pour se venger comme elle l'avait promis, après avoir pris à Alfred la clé du cadenas de la caisse, avait jeté dans le puits l'animal que le Tombeur-des-Crânes, le bec tout enfariné, avait été sur le point d'échanger contre les dix mille francs offerts par le Père aux écus.
Sur ces derniers mots, la Godaille but ce qui restait de son grog et, en reposant son verre sur la table, ajouta:
—Et quand j'aurai ajouté que deux mois après mon retour à Lille, ma mère, toujours pour me dépayser, m'expédia à Paris, chez mon autre oncle, l'entrepreneur Bazart, l'associé de la maison Camuflet et Bazart, dont je suis l'héritier... après avoir été accusé d'être son assassin, je vous aurai dit toute l'histoire de ma vie.
—Non, non! fit vivement Gontran.
—Pourquoi ce non?
—Parce que vous ne m'avez pas tout dit.
—Qu'ai-je donc oublié? demanda La Godaille en jouant la surprise.
—Vous avez omis justement de me renseigner sur le point qui m'intéresse le plus.
—Bah! quel point?
—Ce qui vous arriva quand, après avoir lutté avec le Tombeur-des-Crânes qui vous avait blessé à la main, vous entrâtes dans la maison de Vernot.
—Euh! euh! fit la Godaille avec hésitation, tenez-vous beaucoup à le savoir?
Gontran comprit la délicatesse du sentiment qui rendait Frédéric Bazart muet sur le point en question. Aussi, pour faire taire ce scrupule, il s'empressa de dire:
—Je dois vous apprendre que, par Henriette elle-même, je sais ce qui arriva.
—Eh bien, alors? fit La Godaille résistant toujours.
—Seulement je ne connais que le fait principal. Pour éviter à celle que j'aime un récit trop pénible, je n'ai jamais voulu lui demander des détails...
—Détails qu'elle ne connaît pas tous... car, aujourd'hui encore, elle ignore que ce n'est pas Chauffard qui a tué son père et Carambol... J'avais juré au brigadier de laisser Henriette croire à sa mort telle que les événements la présenteraient... J'ai tenu mon serment.
Gontran revint donc à l'assaut:
—Ce sont ces détails, que je n'ai pas voulu entendre d'Henriette, que je suis curieux d'apprendre par vous.
—Soit donc! dit La Godaille consentant enfin.
Et, tout aussitôt, reprenant son histoire à l'endroit voulu:
—Dès que le Tombeur-des-Crânes eut disparu, je pénétrai dans la maisonnette dont, je vous l'ai dit, je refermai la porte derrière moi. Elle était bien petite, cette demeure du brigadier! Une seule salle en occupait tout le rez-de-chaussée. A l'étage au-dessus, deux chambres... l'une occupée par Henriette... l'autre, un peu plus grande, où couchait le père. Chaque soir, Carambol dressait son lit au rez-de-chaussée.
Quand j'entrai dans la salle d'en bas, éclairée par une lumière posée sur la table, le premier objet qui frappa mon regard fut le lit de l'invalide, simple lit de sangles qui ne supportait qu'un seul matelas.
Les couvertures et draps posés sur une chaise témoignaient que Carambol n'avait pas encore achevé de préparer sa couche quand s'était produite la cause qui avait fait au malheureux quitter le logis.
Dans l'émotion épouvantée qui me secouait à mon entrée en la maison, deux détails qui, tout de suite, m'auraient appris l'horrible vérité, échappèrent à mon attention.
Je fus surtout terrifié par le silence sinistre qui régnait en ce logis d'où venait de sortir le Tombeur-des-Crânes.
—Henriette! appelai-je d'une voix que la peur étranglait dans ma gorge.
On ne répondit pas à mon appel.
Alors je pris la lumière sur la table et je m'engageai sur l'escalier. A moitié de ma montée, je m'arrêtai, hésitant à poursuivre. Peut-être la jeune fille croyait-elle au retour du misérable Alfred.
—Henriette! répétai-je pour la rassurer, c'est moi, La Godaille.
Toujours même silence.
Alors j'achevai de monter l'escalier qui m'amena à un petit palier sur lequel s'ouvraient deux portes. J'en poussai une qui céda sous sa main.
C'était la chambre du brigadier.
Sur le lit était étalé le costume de chasse que portait Vernot, il y avait à peine une heure, dans son assaut avec Alfred, et qu'il avait retiré pour endosser l'uniforme avant de se rendre à son poste.
Je quittai vite cette chambre où ne devait plus revenir le brave soldat et je frappai à l'autre porte du palier.
Personne ne répondit.
Devant ce silence effrayant, je n'hésitai plus à entrer dans la chambre de la jeune fille.
Henriette, non plus vêtue qu'une femme surprise en son lit, était étendue évanouie sur sa couche en désordre.
En une seconde, je devinai tout! Le misérable Tombeur-des-Crânes, usant de la violence, l'avait rendue victime du dernier outrage.
J'eus peur que la jeune fille, en reprenant ses sens qui lui ramèneraient le souvenir de son infortune, me trouvât devant elle. Pour lui éviter de rougir en ma présence, je quittai précipitamment la chambre et je redescendis en bas.
Pourquoi le Tombeur-des-Crânes était-il revenu rôder autour de la maison? Comment avait-il su attirer sur la route le malheureux Carambol, qui avait dû sortir de confiance, sans prendre son fusil que je voyais sur la table, près de la lumière?
J'étais là, immobile, cherchant à reconstituer le drame, quand, là-haut, la voix affaiblie de la jeune fille, revenue à elle, se fit entendre.
—Carambol! appelait-elle.
Un frisson me courut sur le corps. Elle ignorait donc le sort de son vieil ami? Allais-je avoir à le lui apprendre? A tout hasard, je répondis:
—Carambol n'est pas encore de retour, mademoiselle Henriette... Il m'a envoyé pour garder la maison quand, tout à l'heure, je l'ai rencontré en revenant, après avoir accompagné votre père... Voulez-vous que je monte?
Ignorant que, pendant son évanouissement, j'avais pénétré chez elle, la jeune fille, pour me cacher le désordre de sa chambre qui était résulté de la lutte, me répondit vivement:
—Non, ne montez pas. Je vous rejoins.
Et, tout aussitôt, je la vis apparaître, vêtue d'un peignoir, descendant l'escalier.
Si grand effort qu'elle fît pour me dissimuler son accablement, elle tremblait la fièvre, son pas chancelait. Elle s'approcha de la table près de laquelle se trouvait un escabeau. Elle se laissa tomber sur ce siège en me demandant:
—Quand vous l'avez rencontré, Carambol avait-il découvert de qui venaient ces deux cris de souffrance qui ont retenti aux environs?
A ces mots, je me souvins des deux gémissements que le brigadier et moi nous avions aussi entendus. Je cherchais une réponse à cette question inattendue, quand Henriette me prit brusquement la main en s'écriant:
—Du sang! Vous êtes blessé!
Ma foi! je l'avais oublié, ce coup de couteau du Tombeur-des-Crânes! En me le rappelant, Henriette réveilla soudainement ma fureur contre cet homme et, sans réfléchir, je m'écriai:
—Oh! je le rattraperai, ce scélérat que je n'ai pu assommer à sa sortie de cette maison!
J'aurais bien voulu ravaler mes paroles, mais il était trop tard: Henriette s'était redressée, rouge de la pensée de son déshonneur, attachant sur moi son regard désolé. D'une voix frémissante, elle me dit lentement:
—Si vous avez vu sortir cet homme d'ici, alors vous savez tout.
Le courage me manqua pour répondre. J'attirai sous mes lèvres le front d'Henriette et j'y déposai un baiser de frère. Au fond, c'était, à mon insu, une réponse que comprit la jeune fille, car, sa fermeté factice l'abandonnant, elle éclata en sanglots qui lui permirent à peine de balbutier:
—Perdue! perdue!
Je profitai de l'égarement de son désespoir pour lui arracher peu à peu le récit de ce qui s'était passé.
Les confidences de la jeune fille, jointes à tout ce que je savais de ce qui avait précédé, me permirent alors de reconstituer le drame. Voici, selon moi, les faits tels qu'ils devaient avoir eu lieu.
Soit pour reprendre ce chien perdu dont il lui était offert dix mille francs et qu'il soupçonnait toujours le brigadier de lui avoir enlevé; soit que, certain d'avoir touché en plein corps, il voulût savoir ce qu'il allait advenir de celui qu'il avait traîtreusement blessé, le Tombeur-des-Crânes, affolé par une haine furieuse, encore attisée par sa double défaite devant le public, était accouru, derrière nous, à la demeure de Vernot.
Peut-être qu'en voyant le brigadier partir pour aller à son poste il l'eût assassiné si je n'eusse été là, faisant la conduite à Vernot. Alors la haine avait fait place à la cupidité. Dix mille francs à palper étaient une jolie fiche de consolation. Il avait donc pensé à reprendre son chien dans cette maisonnette qui n'était plus gardée que par une jeune fille et un invalide.
Trop prudent pour s'exposer à un coup de fusil comme celui dont il avait été salué quand il était venu, la nuit précédente, rôder autour du logis, il avait usé de ruse.
Carambol, après avoir soigneusement fermé porte et volets, comme le lui avait recommandé le brigadier au départ, était en train de préparer son lit dans la salle d'en bas quand, à vingt mètres de la maison, dans les taillis, s'était élevé un long et désespéré cri d'appel.
Tout aussitôt, de sa chambre où elle se déshabillait, Henriette avait demandé:
—As-tu entendu, Carambol?
L'invalide était un vieux renard au fait de bien des tours.
Dans sa carrière de douanier, il en avait tant et tant vu de grises, qu'il eût rendu des points à saint Thomas.
—Connu! connu! ricana-t-il. Ne faites pas attention, ma petite Henriette. Si Chauffard bat la campagne, c'est une frime pour attirer la brigade par ici pendant qu'il fera sa trouée dans la direction du pavé Lassaut. Connu! vous dis-je, archi-connu! J'y ai été pris dans le temps.
Il riait encore quand était parti le second appel, tant douloureux, que la jeune fille émue avait repris:
—Mais si ce n'était pas une ruse?
Et, en pensant à moi:
—Qui sait si ce n'est pas M. La Godaille auquel il sera arrivé un accident en revenant d'accompagner mon père?
Il m'avait pris à la bonne, le brave invalide. A mon nom, il fut ébranlé.
—Ce serait tout de même bien possible, avoua-t-il.
Mais regimbant au souvenir de la consigne donnée par Vernot de bien veiller sur sa fille:
—Je ne peux pas, pourtant, vous laisser seule, répliqua-t-il.
—Oh! c'est si près de la maison! Dix secondes te suffiront pour aller et venir.
—Euh! euh! dix secondes! pas avec ma guibolle de bois, objecta l'invalide dont la voix qui fléchissait indiqua à Henriette qu'il fallait insister.
—Songe donc un peu! Si c'était M. la Godaille? appuya-t-elle.
—Allons! on y va! lâcha Carambol.
Comme l'avait dit Henriette, c'était tout près de la maison... si près même que, par malheur, Carambol, croyant n'avoir pas à perdre la porte de vue, négligea de la fermer. Il partit, laissant la lumière qui brûlait sur la table.
J'en suis certain, le Tombeur-des-Crânes ne pensait pas à l'assassiner. Il voulait le mettre dans l'impossibilité de regagner la maison. La preuve en est dans un détail qui échappa le lendemain à l'enquête, quand on releva le cadavre.
La jambe de bois était brisée!
On attribua cette rupture à la chute de l'invalide mortellement blessé.
Pour moi, il dut en être autrement. Je parierais que le Tombeur-des-Crânes, accroupi dans un fossé de la route, sur le passage de Carambol, bien au niveau du sol, a brisé la jambe de bois du coup violent d'un gourdin qu'il s'était fait en arrachant un jeune arbre du taillis. Cette sorte de massue, encore fraîche dans ses éclats, je l'ai retrouvée le lendemain à dix mètres de l'endroit du crime.
L'idée de casser la jambe à Carambol était très adroite. C'était immobiliser le brave homme sur place pendant tout le temps nécessaire au Tombeur-des-Crânes pour visiter la maison à la recherche de son chien.
Pour ce qui est de la fin du drame, j'en suis réduit aux conjectures. Carambol, malgré son âge, était encore un homme vigoureux. S'il manquait par une jambe, il se rattrapait par des bras solides. Je suppose donc que, dans sa chute, il sera tombé sur Alfred qu'il aura saisi de ses mains de fer... Qui sait s'il ne l'étranglait pas!!! Alors le Tombeur-des-Crânes aura demandé sa délivrance à son couteau.
Aussitôt libre, il s'élança vers la maison.
Pas plus qu'il n'avait projeté la mort de Carambol, je crois que le misérable n'avait pensé à Henriette. Il comptait trouver le chien dans la salle d'en bas ou dans les communs du jardin, et, après avoir visité le rez-de-chaussée, il allait passer dans les dépendances extérieures quand, au bruit de ses pas qu'il ne songeait pas à assourdir, Henriette, croyant au retour de l'invalide, demanda d'en haut:
—Eh bien, Carambol, qu'était-ce, vieil ami?
A cette voix de la fille de son ennemi, la haine qu'il avait vouée au brigadier se réveilla terrible et, dans son cerveau incendié, se dressa, soudaine, furieuse, irrésistible, la pensée d'une atroce vengeance... Vous savez le reste.
Voilà, je le répète, comment j'ai reconstruit le drame à l'aide de ce que je savais et des confidences d'Henriette.
Je la vois encore, la pauvrette, lorsque, la tête cachée sur ma poitrine, elle me fit, à grand'peine, le récit de la lutte où elle avait succombé, s'affligeant moins sur elle que sur son père lorsqu'il apprendrait la vérité.
—Pauvre père! pauvre père! sanglotait-elle.
Hélas! pouvais-je dire que celui pour qui elle redoutait une immense douleur ne reviendrait jamais sous ce toit qui ne devait plus abriter qu'elle seule?
Tout à coup elle me demanda:
—Où est donc Carambol?
Sa douleur lui avait accordé une trêve pour penser à son vieux compagnon.
Alors, avec bien des ménagements, il me fallut lui apprendre la mort de l'invalide, assassiné par celui qui avait été le bourreau de son honneur.
A ce surcroît d'affliction qui attendrait, le lendemain, celui qu'elle comptait revoir, elle répéta:
—Pauvre père! pauvre-père!
Une pensée me vint.
Ne se pouvait-il pas que le désespoir d'Henriette rendît nul l'espoir emporté par Vernot que sa mort donnerait une pension à son enfant? Il fallait que les événements justifiassent l'accusation contre le contrebandier Chauffard en le faisant coupable de la mort du brigadier. Un de plus encore n'ajouterait rien au compte de cet homme déjà six fois meurtrier... Il était de toute nécessité de lui faire endosser aussi le trépas de Carambol.
Je laissais impuni le véritable meurtrier, mais je devais ce sacrifice à la réputation de la jeune fille.
Usant donc d'un subterfuge, je lui dis doucement:
—Il tient à vous de diminuer de moitié la douleur qui attend demain votre père à son retour.
Et comme ses yeux, pleins de larmes, me regardaient sans comprendre, j'ajoutai:
—Cachez-lui une partie de la vérité... Plus tard, vous lui apprendrez ce qui vous regarde... Je sais qu'un obstacle s'oppose à ce que je vous propose: c'est la mort de Carambol qu'il faudra expliquer à votre père...
Sous ce prétexte de ménager Vernot qui, malheureusement, n'avait plus besoin d'explications, j'amenai Henriette à un consentement qui, sans qu'elle s'en doutât, assurait le secret de son malheur.
—Laissez-moi préparer les événements de telle sorte que l'assassinat de Carambol ne soulève aucun soupçon qui remonte à vous.
Mon moyen fut bien simple. Quand j'eus fini par arracher le consentement d'Henriette, j'enfermai la jeune fille à double tour dans la maison. Puis j'allai glisser la clé dans une poche de l'invalide et, à côté du cadavre, je plaçai son fusil que j'avais rapporté de la grande salle. D'où il résulta que, le lendemain, l'enquête conclut que Carambol, après avoir entendu les trois coups de fusil au carrefour des Roches, s'était échappé du logis qu'il avait soigneusement refermé, pour courir au secours du brigadier, et que, surpris par la bande de Chauffard, il avait été tué avant d'avoir pu faire usage de son arme.
Au point du jour, Henriette apprit la mort de son père, tué, lui dit-on, à son poste dans une attaque de Chauffard.
L'enquête avait expliqué le trépas de l'invalide. Le brigadier n'était plus là pour l'aveu que voulait lui faire Henriette. La jeune fille comprit que le mieux était de taire un secret qui n'était connu que de moi.
—Et de moi à qui elle a tout dit, ajouta Gontran.
Ensuite, d'une voix triste:
—De vous, de moi... et du coupable, s'il vit encore.
A ces mots, La Godaille se redressa étincelant de colère et étendant la main où se voyait la cicatrice du coup de couteau donné par le Tombeur-des-Crânes:
—Oh! grinça-t-il, qu'il vive encore, le gueusard, et qu'il me tombe un jour sous la coupe... Je ne vous dis que ça!!!
Il achevait quand reparut Henriette, arrivant de la mansarde où elle avait été visiter sa malade.
Gontran prit entre ses mains la tête charmante de la gracieuse blonde et, sur le front, il lui déposa un long et muet baiser.
Puis il la conduisit devant La Godaille.
—Monsieur Frédéric Bazart, dit-il, je vous demande d'être le témoin d'Henriette que j'épouserai dans un mois.
A cette annonce de leur mariage à si prochaine date faite par son amant, Henriette secoua la tête d'un air de doute et objecta en riant:
—Oh! oh! nous marier dans un mois... si ton oncle, M. Fraimoulu, ne vient pas mettre son holà!
Ne pas croire que le jeune homme fût indépendant, c'était donner de l'éperon à Gontran qui s'écria:
—Ah! c'est ainsi! Eh bien! pas plus tard que tout de suite, je vais aller annoncer notre mariage à mon oncle, en lui donnant cet avis qu'il flûtera à vouloir s'y opposer.
—Rappelle-toi le conseil de M. Cabillaud... Ton oncle, dans l'état où l'a mis son domestique Pietro, ne se soucie peut-être pas de ta visite. Tu vas le prendre dans un mauvais moment. A sa peau de tigre, il joint probablement l'humeur de cet animal.
—Bah! bah! qui sait si mon oncle n'est pas de la nature des côtelettes qui s'attendrissent après avoir été battues? répondit le jeune homme en riant.
Il tendit la main à La Godaille qu'il croyait disposé à rester avec Henriette jusqu'à son retour. Mais ce dernier s'empressa de dire:
—Je vous accompagne. Pendant que vous entrerez chez M. Fraimoulu, je monterai à l'étage au-dessus faire ma visite à M. Grandvivier.
Et les deux jeunes gens partirent.
Arrivés à destination, c'est-à-dire au moment où, sur le palier de son oncle, Gontran allait se séparer de La Godaille qui avait encore un étage à monter, un souvenir revint au neveu de Fraimoulu en pensant à ce nom de Cydalise que portait la cuisinière du magistrat.
—Regardez donc bien le cordon bleu de M. Grandvivier, conseilla-t-il à Frédéric Bazart.
—Ah! oui, fit ce dernier; qui s'appelle aussi Cydalise comme la saltimbanque? Vous me l'avez déjà dit en me demandant si les deux, par hasard, n'en feraient pas qu'une... A quoi je vous ai répondu que la cuisinière est brune, tandis que l'autre, la Fille du Soleil, était d'un roux ardent.
—Une perruque ou une teinture ne peuvent-elles pas métamorphoser une brune en rousse? Examinez toujours avec attention, insista Gontran.
—C'est convenu! dit la Godaille qui continua l'ascension de l'escalier, pendant que Gontran sonnait chez son oncle.
La porte lui fut ouverte par un grand diable, à la face soigneusement rasée, dont les traits immobiles donnaient à croire qu'il était porteur d'une tête en bois. Raide comme un piquet, mais la voix mielleuse, il demanda:
—Monsieur désire?
—Je veux voir mon oncle, M. Fraimoulu, répondit Gontran devinant qu'il était en présence du remplaçant de Pietro.
—Mille pardons de ma demande! Je n'avais pas encore l'honneur de connaître monsieur, débita le valet toujours gourmé.
Et, en refermant la porte derrière le jeune homme, il annonça:
—M. de Fraimoulu est dans son cabinet de travail.
—De, se répéta Gontran étonné de la particule; est-ce que mon oncle s'est découvert des parchemins depuis hier?
Il trouva Fraimoulu emmitouflé dans une ample robe de chambre, avachi sur un large fauteuil tout garni d'oreillers qui lui soutenaient les reins.
—Êtes-vous donc indisposé, cher oncle? s'écria hypocritement le neveu.
—Oh! à peine! Je me suis trouvé dans un courant d'air, déclara négligemment Fraimoulu tout en faisant une grimace arrachée par la douleur que lui avait occasionnée le tout petit mouvement du cou dont il avait salué Gontran.
Puis, pour ne pas laisser la conversation s'appesantir sur son état maladif, il demanda brusquement:
—Hein! tu as vu Hilarion?
—Qui appelez-vous Hilarion?
—Mon nouveau valet de chambre.
—Comment! vous avez congédié Pietro! un sujet qui promettait tant! Est-ce que c'est lui qui, en ouvrant une fenêtre, vous a fait attraper votre courant d'air?... Vrai! je le regrette, ce garçon... il avait une certaine allure!
Fraimoulu avança une lèvre dédaigneuse.
—Oh! fit-il, comme allure, il n'approchait pas du grand air d'Hilarion! As-tu remarqué son grand air? Comme on voit tout de suite qu'il n'a jamais servi que la plus haute aristocratie!... Il sort de chez le duc Riaco del Punaisiados, la plus illustre famille d'Espagne. Elle a le droit de s'asseoir sur une marche du trône.
—Alors, encore une perle, votre Hilarion?
—Oui. Puisque je faisais tant que de remplacer Pietro, j'ai voulu trouver tout de suite le plus-que-parfait. Alors, ce matin, après le départ de Pietro...
—Mais pourquoi est-il parti, ce remarquable Auvergnat?
Pris de court, Fraimoulu répondit:
—Pietro a opté pour une place de précepteur des enfants dans une riche famille anglaise.
—Pour en revenir à Hilarion? appuya le neveu sans sourciller au mensonge de son oncle.
—J'ai voulu, te disais-je, aller au plus-que-parfait. Alors, ce matin, j'ai envoyé mon portier au plus célèbre bureau de placement du quartier Saint-Germain... un bureau où la haute noblesse se fournit de domestiques. J'avais bien recommandé à mon portier de dire qu'on ne m'expédiât que la crème du bureau.
—Et on vous a envoyé Hilarion?
—Dont les certificats attestent qu'il n'a jamais servi que sur les plus hauts sommets de l'aristocratie: des princes, des ducs, des marquis.
—Et, après tant de nobles maîtres, Hilarion a consenti à entrer chez un simple bourgeois comme vous?
—Il a commencé par se faire tirer un peu l'oreille. J'ai fini par le décider en lui accordant deux légères concessions. La première, que ses gages seraient doublés.
—La seconde?
—Oh! celle-là est une concession uniquement faite à l'amour-propre de ce brave garçon n'ayant jamais servi que la noblesse.
—C'est?
—C'est que, entre nous, tout à fait dans l'intimité, je le laisserais m'appeler baron. Tu comprends? Pour ce que ça me coûtait, j'ai donc cédé.
Gontran avait tout écouté sans broncher. Pendant qu'il était en train de s'amuser, il voulut se faire la bonne mesure.
—Oui, dit-il tout sérieux; mais avec votre incomparable Hilarion vous n'allez que sur une jambe. Il vous manque encore une cuisinière, cet illustre cordon bleu que vous prétendiez conquérir.
—Erreur! mon neveu!... Je l'ai, ce phénix de la casserole! Sache donc que j'ai fait coup double! En même temps qu'un valet de chambre, j'avais demandé une cuisinière. «Un monstre de talent auquel l'art culinaire ait révélé tous ses secrets,» avais-je écrit au directeur du bureau de placement pour bien lui désigner le sujet qu'il fallait m'envoyer.
—Et vous avez reçu votre monstre?
—Une heure après, il arrivait.
—Bien garanti monstre?
—Tout ce qu'il y a de plus monstre... et je dirai même garanti fort spirituellement par le directeur du bureau de placement qui, dans son bulletin d'envoi, m'a écrit: «Je crois ne pas mieux vous recommander Pétronille qu'en vous disant qu'elle est restée vingt-trois ans chez un curé.» Or, tu le sais; on a le bec difficile dans le clergé. On se connaît en bons morceaux... Qui nous a transmis les recettes culinaires du moyen âge, si ce n'est les moines? Grosse abbaye, bonne marmite, dit un proverbe.
Et, tout superbe, Athanase Fraimoulu articula avec un sourire de triomphe:
—Grâce au talent de Pétronille, je compte, avant peu, prendre ma revanche de l'échec que m'a valu cette misérable Nadèje... Dès demain, j'enverrai de nouvelles invitations.
Gontran crut devoir prêcher un tantinet la prudence à son oncle.
—A votre place, j'attendrais, conseilla-t-il doucement.
—Attendre quoi? fit Fraimoulu.
—Que Pétronille m'ait bien prouvé son prodigieux talent.
—Mais elle me l'a prouvé ce matin même à déjeuner.
—Ah! elle vous a fait un fin déjeuner?
—Fin? Non. Et c'est là son mérite... Elle m'a servi le plat le plus simple, le plus vulgaire. Dame! tu comprends? Cette fille arrivait. Elle a employé le premier ingrédient qu'elle avait sous la main. J'avais faim. Elle était donc pressée. Je lui ai laissé la bride sur le cou sans rien commander. Je l'attendais là... Elle ne m'a servi qu'un plat, mais je m'en suis fourré jusque-là, par exemple!... Donc, qui sait faire pareil régal d'un si modeste plat doit opérer des miracles quand elle s'attaque aux savantes combinaisons de l'art.
Et Fraimoulu, plein d'enthousiasme, répéta en se passant la main sous le menton:
—Oui, je m'en suis fourré jusque-là.
—Peut-on savoir quel est ce plat? demanda Gontran.
—Des haricots au lard... Hein! c'est bien simple, n'est-ce pas? mais ça m'a suffi pour la juger.
Voulant toujours inviter à la prudence, Gontran secoua la tête en disant:
—C'est juger bien vite! J'en suis pour ce que j'ai avancé tout à l'heure; j'attendrais encore.
Cette méfiance de son neveu froissa Fraimoulu, qui prononça d'un ton sec:
—J'ai une proposition à te faire, monsieur Saint-Thomas. Voici bientôt six heures. Reste à dîner. Tu apprécieras par toi-même.
Ensuite, en appuyant:
—Et je suis de bonne foi en t'offrant l'épreuve, car, pas plus que toi, je ne sais ce que Pétronille nous réserve pour dîner... Afin de mieux asseoir mon jugement, je suis décidé, pendant plusieurs jours, à lui laisser, comme je te le disais, la bride sur le cou... Voyons, acceptes-tu?
Gontran pensa qu'il obtiendrait plus facilement de la bouche de son oncle, quand elle serait pleine, le «Oui» à son mariage, qu'il venait chercher.
—J'accepte, dit-il.
Le mot était à peine lâché que la pendule tinta six heures. Le sixième coup vibrait encore quand la porte s'ouvrit. Sur le seuil apparut Hilarion, toujours raide, qui prononça:
—Monsieur le baron est servi.
Après quoi, venant se placer derrière le fauteuil à roulettes sur lequel ses membres trop caressés par Pietro forçaient Fraimoulu à rester cloué, l'ancien valet du duc Riaco del Punaisiados ajouta:
—Si monsieur le baron le permet, j'aurai l'honneur de le rouler devant son couvert.
—Faites, Hilarion, accorda Fraimoulu dont la figure radieuse semblait dire à son neveu: Quelle perle! Comme il sent son faubourg Saint-Germain!
Au milieu de la table se dressait un plat couvert, sur lequel l'oeil de Fraimoulu s'attacha gloutonnement. Curieux de savoir le mets délicat que Pétronille offrait à son appétit, il porta la main au couvercle qu'il souleva.
—Encore! s'écria-t-il.
C'était une nouvelle platée de haricots au lard!
Gontran avait retenu son envie de rire. Il y eut dans sa voix l'accent d'une conviction profonde quand il dit à son oncle un peu penaud:
—Réchauffés, les haricots sont meilleurs, à ce qu'on prétend.
—Au fait, fit Fraimoulu reprenant son aplomb, je ne suis pas fâché que Pétronille ait pensé à nous en resservir. Tu vas vérifier si mon éloge était exagéré. Seulement, ne t'en gave pas trop. Réserve ton appétit pour les autres plats.
A cette recommandation, la voix respectueuse d'Hilarion fit entendre un conseil.
—J'aurai l'honneur d'inviter monsieur le neveu de M. le baron à en prendre sa suffisance, attendu que ce plat compose tout le dîner.
—Hein! fit Fraimoulu ahuri.
Mais croyant à quelque malentendu.
—Allez me chercher Pétronille, commanda-t-il.
Derrière Hilarion arriva une grande femme, à solide charpente, de noir vêtue.
—Comptez-vous, ma fille, me servir perpétuellement des haricots? demanda sèchement le maître.
La cuisinière ouvrit des yeux étonnés.
—Est-ce qu'on n'a pas dit à monsieur que je sortais de chez un curé? débita-t-elle avec le plus pur accent picard.
—Oui, et où vous êtes restée pendant vingt-trois ans. C'est même pour cela que je vous ai acceptée.
—Eh bien, alors? fit la fille croyant avoir tout dit.
—Qu'entendez-vous par votre «eh bien, alors?» Vous ne comptez pas prétendre que votre curé n'a jamais mangé que des haricots?
—Pardonnez-moi.
—Pendant vingt-trois ans!!! s'exclama Fraimoulu.
—Oui, monsieur.
Et d'une voix pleine de componction, Pétronille poursuivit:
—Monsieur le curé n'avait pas un sou à lui... Tout passait à ses pauvres... Alors il économisait sur son estomac. Et il serait mort de faim sans quelques cultivateurs, de ses paroissiens, qui lui remontaient ses provisions, au moment de la récolte.
—Et où était sa paroisse?
—A côté de Soissons.
—Mais s'il mangeait toujours des haricots, que se réservait-il pour ses vendredis et son carême? objecta Fraimoulu.
—Encore des haricots... mais sans lard... Je ne lui jamais fait que des haricots pendant vingt-trois ans.
—Bigre! Je l'entends d'ici, votre curé! s'écria Gontran émerveillé.
Mais, subitement, il resta la bouche béante, tout surpris de l'occupation singulière à laquelle se livrait Hilarion pendant ce dialogue sur les haricots.
Elle était, en effet, bien étrange, cette occupation d'Hilarion pendant l'aveu de Pétronille qu'en vingt-trois ans passés au service de son curé elle ne lui avait jamais cuisiné que des haricots.
Placé derrière le fauteuil de Fraimoulu, le valet, à l'aide d'un mètre à ruban, mesurait la hauteur du dos, la largeur des épaules, la distance de l'épaule au coude que lui offrait le torse du «baron», trop absorbé par son interrogatoire de la cuisinière pour se douter du métrage dont il était l'objet. Le résultat donné par cette série de mesures prises était vraisemblablement du goût d'Hilarion, car il avait des petits coups de tête approbateurs et quelque chose comme un sourire, faisant grimacer sa face de bois, lui donnait l'air d'un casse-noisette suisse.
D'abord étonné, Gontran qui se rappela de quels coups de poing l'Auvergnat Pietro avait endolori l'échine de son oncle, finit par s'expliquer l'acte d'Hilarion.
—Il lui prend mesure d'un cataplasme, se dit-il.
Cependant, s'était élevée la voix sévère d'Athanase Fraimoulu, qui demandait à Pétronille:
—Donc, ma fille, vous ne connaissez que les haricots au lard?
—Et sans lard, dit la cuisinière plaidant sa cause.
—Bref, vous n'avez jamais servi autre chose à votre curé?
—Je lui ai aussi servi sa messe.
Ce n'était vraiment pas assez pour justifier le titre de cordon bleu que Fraimoulu voulait entendre ses futurs invités octroyer à sa cuisinière.
En conséquence, il tira de la poche de son gilet deux louis qu'il tendit à Pétronille, en articulant à mots pesés:
—Voici vos huit jours, ma fille.
Puis, d'un geste grave et même majestueux, il montra la porte à Pétronille qui se retira, la joie dans l'âme, en se disant:
—Nous ne sommes encore qu'au 6 du mois et j'ai reçu neuf fois mes huit jours!!! Bon état! J'ai bien eu raison de quitter le balayage des rues.
Après ce congé donné, Fraimoulu était resté mélancolique, le regard attaché sur le plat de haricots, seule ressource du dîner.
—Sapristi! ce n'est vraiment pas le quart d'heure pour lui parler de mon mariage! pensa Gontran.
Encore une fois se fit entendre la voix respectueuse d'Hilarion.
—Oserai-je donner un conseil à M. le baron? demandait-elle.
Mais Fraimoulu était baron de si fraîche date et il avait telle préoccupation de son déboire qu'il était bien excusable de ne pas s'apercevoir qu'Hilarion s'adressait à lui.
—Monsieur le baron? répéta le valet pour appeler son attention.
—Eh! mon oncle, c'est vous le baron, cria le neveu en lui poussant le coude.
—Voici deux étranges dîners que je t'offre, mon garçon, confessa Fraimoulu secouant sa torpeur.
Puis, prenant feu soudainement:
—Oui, je le jure, cria-t-il, coûte que coûte, je saurai conquérir la cuisinière qu'il me faut!
—Je n'en doute pas, mon oncle... Mais, pour le moment, je crois que vous feriez bien d'écouter Hilarion, qui paraît avoir quelque chose à vous proposer pour corser un peu notre dîner.
—Est-il vrai, Hilarion?
—J'aurai l'honneur de dire à monsieur le baron qu'il me souvient que, dans un cas tout semblable, mon dernier maître, le noble duc Riaco del Punaisiados, m'envoya chercher du petit salé chez le charcutier.
—Eh! eh! je goûterais volontiers de ce manger de duc! fit Gontran pour tirer son oncle d'embarras.
—Faites, Hilarion, commanda le maître.
Hilarion partit, mais tout aussitôt il reparut en disant:
—Dans sa précipitation à s'en aller, Pétronille a emporté la clé de la cuisine. J'aurai l'honneur de demander à M. le baron la permission de laisser la porte entr'ouverte derrière moi, afin de m'éviter la confusion douloureuse d'avoir à faire lever M. le baron pour venir m'ouvrir à mon retour.
Et, certain que sa requête lui était accordée, Hilarion s'éloigna sans attendre de réponse.
—Hum! quel serviteur! Crois-tu que, pour lui, j'ai eu la main heureuse? Quel langage! quelle tenue! Et comme c'est un garçon débrouillard, à en juger par son idée du petit salé!
—Et combien payez-vous ce phénomène?
—Deux cents francs par mois et mes vieux habits... En plus, un supplément de trente francs parce qu'il parle l'indien! Que, demain, il me plaise de visiter l'Inde dans ses coins les plus reculés, grâce à Hilarion, je ne serais pas plus embarrassé pour me faire comprendre que si j'étais sur le boulevard des Italiens!
—C'est là un point important, dont vous avez bien fait de tenir compte, déclara gravement le neveu.
—En somme, il me revient pour ainsi dire à rien, une misère! Songes-y donc! 230 francs par mois!
—Et vos vieux habits... que vous oubliez.
—Oh! pour ce qui est de ça, Hilarion n'aura pas grand profit, car j'use mes effets jusqu'à la corde.
Et, aussi convaincu que satisfait, Athanase Fraimoulu répéta:
—Oui, j'ai eu la main heureuse avec Hilarion! Cela me console de mes déboires avec Pietro, Nadèje et Pétronille.
Puis, renfourchant son dada:
—Mais, je te le répète, j'aurai ma cuisinière... une perle comme Hilarion... les deux feront la paire... dussé-je aller la chercher au bout du monde!
—Dans l'Inde, par exemple. Ce serait une occasion pour vous de rentrer dans vos trente francs par mois pour l'Indien que parle Hilarion, conseilla Gontran qui étouffait de son rire contenu.
Ensuite, après une courte pause:
—Dites donc, mon oncle? reprit le neveu.
—Quoi, cher ami?
—Vous me faites l'effet de vouloir aller chercher bien loin ce que vous avez sous la main. Je connais, moi, une fameuse cuisinière qui n'est pas bien loin d'ici... une vraie merveille.
—Tu connais une merveille, toi?
—Oui, qui s'appelle Cydalise.
—La cuisinière de mon locataire, M. Grandvivier?
—Elle-même. Ne vous souvient-il plus de notre dîner chez le magistrat? Avez-vous oublié l'évanouissement de cette fille en plein salon, évanouissement que le docteur Cabillaud père a expliqué par un état nerveux que calmerait un repos de deux ou trois mois à la campagne?... Ce serait pour vous une affaire d'un peu de patience à avoir. Puisque M. Grandvivier, devant nous tous, a rendu sa liberté à Cydalise, pourquoi ne pas manoeuvrer pour que ce cordon bleu émérite entre chez vous après le rétablissement de sa santé?
Athanase Fraimoulu eut un sourire malin.
—J'y ai bien pensé, mon garçon, dit-il. Je t'avouerai même que mon intention était, ce matin, à son départ, de guetter Cydalise pour lui faire les plus brillantes offres.
—Qui vous en a empêché?
—Le docteur Cabillaud père.
—Il vous a dit du mal de Cydalise?
—Pas le moins du monde!... Ah! mon cher, on a bien raison de dire qu'il faut s'attendre à tout avec les femmes! Tu sais que Cydalise, se sentant malade, avait accepté la clef des champs que lui offrait M. Grandvivier? Ce matin, proutt! le vent avait tourné, ce n'était plus cela, Cydalise refusait de s'en aller. Quand Cabillaud père, qui redemandait son fils à tout le monde...
—Il est aussi venu chez moi.
—Et pareillement chez moi où, je le reconnais, il est arrivé bien à propos pour me soigner... du coup d'air que j'ai attrapé cette nuit...
—Pauvre oncle! gémit hypocritement le neveu qui semblait ne s'être pas aperçu du petit arrêt de Fraimoulu avant de parler de son coup d'air.
L'oncle, pour ne pas le laisser insister sur le coup d'air en question, reprit vivement:
—Pour en revenir à Cydalise, je te dirai donc que Cabillaud père, tout en me prodiguant ses soins, m'a conté qu'avant d'entrer chez moi il était monté chez M. Grandvivier pour s'informer de son fils disparu. Tout naturellement il a demandé des nouvelles de Cydalise, qu'il avait soignée la veille, en insistant sur la nécessité d'envoyer cette fille respirer l'air des champs. Là-dessus, le magistrat lui a répondu: «Alors tâchez de lui faire entendre raison, car, moi, j'y renonce!» Puis il a appelé Cydalise qui, quoiqu'ait pu dire Cabillaud et malgré l'insistance du juge à lui rendre sa liberté, a positivement refusé de quitter sa place. «Et le plus étonnant, m'a dit Cabillaud, c'est que, tout en refusant, Cydalise avait l'air de ne pas demander mieux que de s'en aller.»
—Cydalise est sans doute dévouée à son maître, avança Gontran.
—Il faut croire aussi que la place est bonne chez
M. Grandvivier, ajouta Fraimoulu.
Il avait à peine prononcé le nom du juge qu'il leva vivement les yeux au plafond en s'écriant:
—A propos de M. Grandvivier, que se passe-t-il donc chez lui? Entends-tu ce vacarme?
—Parbleu! il faudrait être sourd pour ne pas entendre, répondit Gontran.
—Un vrai remue-ménage!
—Ils courent ou ils dansent.
En effet, un tapage de pas précipités résonnait à l'étage supérieur et, à ce fracas, se mêlait le murmure de plusieurs voix.
A ce moment, leur attention fut détournée par le claquement de la porte qui se refermait dans la cuisine de Fraimoulu.
—Ah! voici Hilarion qui rentre avec son petit salé! annonça Gontran.
—Ma foi! à la guerre comme à la guerre! Le petit salé, après tout, n'est pas sans mérite. Pour une fois, on n'en meurt pas, déclara Fraimoulu se préparant à faire fête à ce produit de la charcuterie.
Et ils attendirent, le nez braqué vers la porte, l'entrée d'Hilarion et du petit salé.
Mais Hilarion ne parut pas.
—Probablement qu'il dispose sur un plat ses morceaux que le charcutier lui a livrés dans un papier, avança Fraimoulu pour expliquer ce retard.
Hilarion aurait eu dix fois le temps d'étaler son petit salé sur un plat quand Fraimoulu reprit étonné:
—Nous l'avons cependant bien entendu rentrer.
—Certes! Il a refermé assez fort la porte qu'il avait demandé, en partant, de laisser entr'ouverte pour nous éviter la peine d'aller lui ouvrir, appuya Gontran.
—Alors, que fait-il dans la cuisine?
—Il met sans doute de côté les morceaux qu'il se destine, supposa le neveu.
—Qu'il ne s'en avise pas!!! fit Fraimoulu sévèrement.
—Peut-être que l'exigeait ainsi de lui le duc Riaco del Punaisiados. Dans la haute aristocratie, ils ont de telles manies qu'ils ont rapportées des croisades! débita Gontran qui s'amusait de l'impatience de son oncle dont les mâchoires se remuaient comme si, déjà, elles trituraient la viande désirée.
—A quoi perd-il ainsi son temps? gronda Fraimoulu n'osant pas faire encore acte d'autorité envers un serviteur aussi rare.
—Il est si débrouillard, comme vous me l'avez dit, qu'il lui sera venue l'idée de faire dessaler son petit salé. C'est une affaire de quatre heures à attendre.
Mais la patience échappa à Fraimoulu qui hurla:
—Ah ça! Hilarion, pour quand?
Profond silence.
Cette fois, les hommes se regardèrent des plus étonnés.
—Quelqu'un est pourtant entré, dit Gontran.
—Et qui a refermé la porte derrière lui, continua l'oncle.
—Allons voir, proposa le neveu.
Ensemble ils gagnèrent la cuisine.
Sur le carreau de la cuisine, une femme évanouie était étendue.
Cette femme était Cydalise!
Rigide, froide, renversée sur le dos, Cydalise montrait aux regards de l'oncle et du neveu un visage pâle, sur lequel l'évanouissement avait immobilisé l'expression du sentiment qui lui avait fait perdre connaissance. Ce sentiment était celui de l'épouvante.
Cette fille, à n'en pas douter, fuyant devant un danger qui l'affolait de terreur, s'était précipitée au hasard dans la cuisine ouverte comme dans un refuge, et s'était évanouie après en avoir machinalement refermé la porte.
—Que vient-il donc de se passer chez M. Grandvivier? répéta Fraimoulu. L'entrée de la cuisinière du juge dans ma cuisine a suivi presque instantanément le vacarme de pas et de voix qui a retenti là-haut.
Le plus pressé était de rappeler à elle Cydalise étendue sur le carreau.
—Aidez-moi à la soulever pour l'asseoir sur une chaise, dit Gontran à son oncle en se penchant vers la cuisinière.
Mais le pauvre Athanase était trop endolori par ses derniers rapports avec Pietro pour être capable du moindre effort. Tout ce qu'il avait pu faire avait été de se traîner jusqu'à la cuisine et, maintenant, il lui tardait de regagner le fauteuil sur lequel il reposerait son individu détérioré.
—Attends le retour d'Hilarion, conseilla-t-il.
Tout clopin clopant, avec des «hem!» douloureux, il quitta la cuisine.
L'aide de Fraimoulu n'était pas, après tout, bien nécessaire à Gontran, vigoureux garçon, qui eut vite fait d'enlever Cydalise.
—Une belle fille tout de même, pensa-t-il en examinant la cuisinière, après l'avoir assise sur une chaise.
Puis, comme il voulait lui mouiller le front d'eau fraîche, il retira le bonnet de linge dont était coiffée le cordon bleu.
—Oh! oh! fit-il en fixant un oeil surpris sur la chevelure ainsi mise à découvert.
Un secret de toilette venait de se révéler à lui. La brune Cydalise empruntait à la teinture le noir de sa magnifique chevelure. La preuve en était dans la nuance rouge qui pointait à chaque racine de cheveu. Dame Nature, en créant cette fille, l'avait rangée dans la catégorie des rousses.
—Ah ça! mais c'est la Fille du Soleil, la Cydalise du récit de la Godaille! Eh! je n'avais pas tort en demandant si, par hasard, les deux Cydalise n'en feraient pas qu'une, pensa le jeune homme au souvenir de l'histoire de Frédéric Bazart.
Alors, en se rappelant ensuite qui s'était séparé de La Godaille, sur le carré, au moment où ce dernier allait monter chez M. Grandvivier, il se demanda:
—Est-ce que mon conseil à La Godaille, qui s'en tenait à la nuance des cheveux, de bien examiner la Cydalise du magistrat, aurait produit son effet?... Ne se peut-il pas que mon nouvel ami soit la cause, tout à la fois, de la terreur du cordon bleu et du vacarme qui, tout à l'heure, retentissait chez M. Grandvivier?
Tout en réfléchissant ainsi, Gontran, de ses doigts trempés dans un bol rempli à la fontaine, avait cinglé des gouttes d'eau à la figure de Cydalise. Un léger frémissement de la femme évanouie annonça qu'elle ne tarderait pas à retrouver connaissance.
Bientôt, en effet, ses paupières remuèrent, puis ses yeux, qui s'ouvrirent lentement, promenèrent autour d'elle un regard d'abord vague, qui, peu à peu, s'emplit de terreur.
Avec la raison qui reparaissait, le souvenir de la cause de son évanouissement était sans doute revenu, car elle se leva brusquement de sa chaise, et d'une voix épouvantée elle bégaya:
—Est-il parti?
—Parti!... Qui? demanda Gontran.
Au son de la voix qu'elle entendait, il est à supposer que la prudence fit regretter à Cydalise les quelques mots qui lui étaient échappés. Au lieu de répondre à la question, elle se mit à réparer le désordre de sa toilette et, tout en rajustant son bonnet, qu'elle avait ramassé sur le carreau, elle débita d'une voix qui se raffermissait de plus en plus:
—Quel mal singulier! Je ne pense à rien et, tout à coup, vlan! j'ai une syncope! Je passais sur le carré de votre étage, quand je me sentis prise d'un étourdissement. J'ai cherché à me retenir. Ma main s'est appuyée sur la porte de votre cuisine. Comme elle n'était pas fermée, elle a cédé sous mon poids et, faute d'un point d'appui, je me suis étalée sur le carreau où j'ai perdu connaissance.
Ce disant, Cydalise, tout en rajustant les brides de son bonnet, guettait sur la physionomie de Gontran quel degré de croyance obtenait son explication.
—Il faut vous soigner, ma belle fille, conseilla le jeune homme d'un air attendri.
Mais, tout en jouant la compassion, Gontran était en train de se dire que la cuisinière écorchait la vérité. Si son évanouissement avait eu lieu tel qu'elle le racontait qui donc, alors, avait refermé la porte derrière elle? Indubitablement un autre personnage avait été mêlé au début de la scène et c'était de lui que Cydalise avait parlé lorsque, en retrouvant ses sens, elle avait fort imprudemment demandé:
—Est-il parti?
En conséquence, Gontran avait aux lèvres trois ou quatre questions et il allait entamer son interrogatoire quand, de l'autre côté de la porte, sur le carré, une voix étonnée prononça:
—Tiens! fermée... Je suis pourtant bien sûr de l'avoir laissée ouverte.
Sans y réfléchir, il ouvrit au domestique Hilarion qui apparut tenant entre ses deux mains, enveloppé dans un journal, un copieux tas de petit salé.
Avant que le valet eût eu le temps de s'avancer, Cydalise profita de l'issue ouverte. Elle sortit vivement sur le carré et, quand elle eut sa retraite assurée, elle se retourna pour dire à Gontran:
—Grand merci, monsieur, de vos bons soins!
Puis elle monta l'étage qui menait au domicile de son maître.
Cependant Hilarion et son petit salé avaient pénétré dans la cuisine. En trouvant le jeune homme enfermé avec une jolie fille, l'ex-valet du duc Riaco del Punaisiados avait eu un sourire discret qui agaça Gontran.
De là vint que, sans daigner entrer dans une explication au sujet de Cydalise, le jeune homme demanda d'un ton sec:
—Vous l'avez donc été chercher en Chine, votre petit salé?
—Monsieur trouve probablement que mon absence a été longue? dit Hilarion sans se démonter.
—Dame! Près d'une heure, quand le charcutier est de l'autre côté de la rue!
—C'est que le charcutier n'avait plus de petit salé tout prêt et qu'il m'a fallu attendre qu'il en tirât de la marmite quand je m'y suis présenté pour mon second achat.
—Votre second achat? Que voulez-vous dire?
Toujours respectueux, Hilarion répondit:
—Je me serais senti mourir de honte si j'avais eu l'honneur de servir sur la table un petit salé ayant traîné dans la boue du ruisseau, ainsi qu'il est advenu à ma première acquisition.
—Il vous est donc arrivé un accident?
—Oui, monsieur, mais, je vous supplie de le croire, nullement par ma faute... Veuillez savoir que je revenais avec mon premier petit salé... tous morceaux de rare choix, cueillis par moi dans la boîte du comptoir avec une longue expérience acquise au service du noble duc del Punaisiados... Je revenais donc, dis-je, tout heureux d'avance des compliments qu'allait m'adresser M. le baron de Fraimoulu, quand, à mon entrée sous la voûte de la maison, je fus brutalement renversé par un animal lancé sur moi...
—Un animal? répéta Gontran. Un chien, alors, qui avait flairé votre charcuterie?
—Non, monsieur. Un jeune homme, véritable oiseau fou, qui courait à pleine volée en sortant de la maison. Tout en m'aidant à me relever, il me débitait questions sur questions.
—L'avez-vous vu? Courait-il? De quel côté a-t-il tourné?
—Comme, tout à ma chute et à celle de mon petit salé, je n'avais pas retrouvé la parole, il me bouscula encore pour se dégager le passage et reprit sa course en disant:
—Au lieu de perdre mon temps à interroger des bourriques, mieux serait de rattraper mon gueusard.
J'abandonnai donc mon petit salé que caressait, en murmurant, l'eau boueuse du ruisseau, et je retournai chez le charcutier. Ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire, il me fallut attendre que la marmite eût ravitaillé la boîte du comptoir. Je me tenais sur la porte de la boutique, regardant passer le monde, quand je vis revenir mon jeune homme. Il rentrait bredouille de sa chasse. Mine penaude, en proie à une vive émotion, il gesticulait en se parlant. A son passage devant moi, je l'entendis qui murmurait:
—C'est à croire qu'il n'a pas quitté la maison, car j'étais trop sur ses talons pour qu'il ait eu le temps de prendre ainsi le large.
—Comment était ce jeune homme? demanda Gontran.
—Vêtu d'un costume bleu, de grande taille, une moustache hérissée en chat.
—C'est La Godaille, pensa Gontran.
Et immédiatement il se demanda:
—Est-ce qu'il poursuivait ce même individu dont Cydalise, en reprenant connaissance, s'est informée lorsqu'elle s'est écriée: Est-il parti?
A écouter Hilarion, le jeune homme avait complètement oublié le pauvre Athanase Fraimoulu qui, ayant regagné son fauteuil, enrageait de faim, en n'ayant à ronger que son impatience. Heureusement que l'oncle prit soin de se rappeler au souvenir de son neveu. Du fond de la salle à manger, on entendit arriver dans la cuisine sa voix qui demandait:
—Avec qui causes-tu donc, Gontran? Hilarion n'est-il pas encore de retour?
—Si, si, mon oncle, il rentre à l'instant.
Puis, avant de rejoindre l'affamé:
—Mettez vite votre petit salé sur un plat et apportez-le sur la table.
Entré du matin, Hilarion était ignorant des aîtres du logis de son nouveau maître.
—J'aurai l'honneur de demander à monsieur où je trouverai un plat? s'informa-t-il.
—Là... dans l'office, dit le jeune homme en lui désignant une porte au fond de la cuisine.
Et il vint rejoindre son oncle dans la salle à manger où il entra en criant:
—Voici le petit salé!
—Merci, mon Dieu! prononça Fraimoulu qui avait un fond de religion.
Au bout d'une minute d'attente, qui dura un siècle pour Athanase, parut enfin Hilarion.
Mais il n'était porteur d'aucun petit salé.
—Pas moyen d'ouvrir l'office. Pétronille en aura aussi emporté la clef après avoir fermé la porte à double tour, annonça-t-il.
—Tu! tu! fit Fraimoulu. Que nous contez-vous là, Hilarion? La porte ne peut être fermée à double tour, attendu que sa serrure est à simple bouton.
—J'ai tourné le bouton, mais la porte a résisté à ma pesée, insista Hilarion.
—C'est que le bois aura un peu joué. Poussez fort! conseilla Gontran.
Hilarion venait de disparaître que Fraimoulu lâchait un soupir de satisfaction en disant:
—Enfin, je vais me régaler?
—Tout vient à point à qui sait attendre, débita le neveu.
Ce proverbe, parut-il, n'est pas toujours vrai, car l'apparition du petit salé fut remplacée par des hurlements de douleur poussés par Hilarion et qu'il entrecoupait de ces mots:
—Je suis aveugle! je suis aveugle!
En trois bonds, Gontran fut dans la cuisine.
Devant la porte de l'office, maintenant grande ouverte, se roulait à terre Hilarion criant de plus belle:
—Je suis aveugle!
En relevant le valet pour le faire asseoir, Gontran lui regarda le visage. Autour des yeux d'Hilarion s'étalaient des plaques d'une poudre dont le jeune homme reconnut aussitôt la nature.
C'était du poivre!!!
—Que vous est-il donc arrivé? demanda-t-il au pauvre diable.
—J'ai poussé la porte qui a cédé tout à coup et, comme j'entrais dans l'office, qui est sombre, je me suis senti atteint aux yeux d'une si effroyable douleur que j'en suis tombé de mon haut, bégaya le valet.
Tout en bassinant d'eau les yeux de l'infortuné, Gontran crut avoir deviné la vérité.
—Celui qui vient de s'échapper de l'office en jetant du poivre aux yeux d'Hilarion est l'homme qui avait refermé la porte derrière Cydalise évanouie. En m'entendant accourir au secours de la cuisinière, il s'était caché dans l'office.
Mais à cette explication que se donnait Gontran il se présentait une objection. Pourquoi, au lieu d'entrer avec la cuisinière évanouie, l'homme, après avoir poussé la porte, n'avait-il pas poursuivi son chemin?
Alors Gontran pensa au récit tout récent d'Hilarion sur La Godaille lancé à la poursuite d'un individu. N'était-ce pas cet inconnu qui, ne se sachant pas le temps de fuir l'ennemi qui lui brûlait les talons, avait si subitement disparu de la piste qu'avait poursuivie Frédéric Bazart.
En rassemblant tous ces détails et, surtout, en se remémorant l'histoire de La Godaille, le jeune homme finit par se demander:
—Cet homme qui se trouvait avec Cydalise, l'ex-Fille du Soleil, comme le prouve sa chevelure rousse... cet homme que voulait atteindre La Godaille... est-ce que ce ne serait pas le fameux Tombeur-des-Crânes?
Cependant que le neveu réfléchissait ainsi, on entendait, désolée, navrée, désespérée, la voix de l'oncle qui, cloué par la courbature sur son fauteuil, criait du fond de la salle à manger:
—Pour quand, ce petit salé???
Que s'était-il passé chez M. Grandvivier? quelle cause avait motivé cette série d'événements précipités dont un des pires résultats était, à l'étage au-dessous, de laisser l'affamé Fraimoulu devant son assiette vide?
Pour savoir à quoi s'en tenir, il faut revenir à La Godaille au moment où, dans l'escalier, après avoir quitté Gontran près d'entrer chez son oncle, il avait continué son ascension pour aller, à l'étage supérieur, rendre visite à son protecteur, M. Grandvivier.
Il étendait la main pour sonner chez le magistrat, quand la porte s'ouvrit pour donner passage à Augustin, le valet de chambre du juge, qui sortait.
Depuis que La Godaille était sorti de prison, le vieux serviteur l'avait déjà tant vu venir voir son maître, qui semblait lui porter un affectueux et sincère intérêt, qu'il regardait le jeune homme comme un familier de la maison.
—Monsieur Frédéric, avez-vous quelque chose de pressé à dire à M. Grandvivier? demanda le domestique.
—Votre maître n'est-il pas chez lui, mon bon Augustin? s'informa La Godaille, répondant à cette question par une autre question.
—Si, monsieur est chez lui. Seulement, il est en conférence sérieuse avec quelqu'un dans son cabinet.
—Oh! qu'à cela ne tienne! J'attendrai.
—Alors vous savez le chemin du salon? il n'est pas besoin que je vous y conduise, dit Augustin.
Et pour s'excuser de ce sans-gêne:
—Je vais faire pour mon maître une commission très pressée, ajouta-t-il.
—Allez! allez! fit La Godaille; que je ne vous cause pas une minute de retard.
Sur ce, il entra dans l'appartement pendant que le domestique en sortait, disant avant de tirer la porte derrière lui:
—Du reste, vous trouverez au salon à qui parler en attendant.
Ainsi introduit dans le logis du magistrat sans qu'aucun coup de sonnette eût prévenu de son entrée, La Godaille, dont le pas était assourdi par l'épais tapis qui couvrait le parquet de toutes les pièces du logement, se dirigea vers le salon.
Pour y arriver, il lui fallait suivre un couloir de dégagement qui coupait au court, en évitant de passer par la salle à manger et un petit fumoir. A l'entrée de ce couloir, Frédéric s'arrêta tout net, surpris par le murmure de deux voix qui susurraient dans la salle à manger.
—Chut! chut! On pourrait t'entendre, soufflait une voix.
—Augustin est en course. Quant à ton maître, en venant ici du salon, j'ai laissé, derrière moi, toutes les portes ouvertes. Au premier bruit de fauteuils nous annonçant la retraite de son visiteur, nous nous séparerons.
—Viens dans la cuisine.
—Un traquenard, ta cuisine, où je ne saurais expliquer ma présence si je m'y faisais surprendre, tandis que dans cette salle à manger je puis y être venu pour admirer les tableaux, ces natures mortes.
Si bas de ton que parlât cette dernière voix, La Godaille la reconnut pour être celle d'un homme et il y surprit un accent impérieux lorsqu'elle poursuivit:
—Ne perdons pas notre temps. Au plus pressé... Quand revient-elle?
—Crois-moi, ne persiste pas dans ce projet, il nous en arrivera malheur! conseilla l'autre voix, celle d'une femme.
Cet appel à la prudence ne fut pas écouté par l'homme, qui répéta plus sèchement:
—Quand revient-elle?
—Je l'ignore.
—Tu mens!
—Non. Il a annoncé plusieurs fois qu'il allait la rappeler près de lui, mais il n'a pas encore précisé l'époque.
—Nul préparatif n'annonce donc un retour prochain?
—Il y a trois jours que le tapissier a fini de préparer la chambre qui lui est destinée.
—Et puis encore? insista curieusement l'homme.
—Tu en demandes trop. Tu en sais à présent autant que moi, répondit la femme dont la voix semblait se rebeller.
Il y eut un petit silence après lequel l'homme reprit d'un ton qui menaçait:
—Écoute-moi, ma fille. Tu me connais et tu dois savoir qu'il ne fait pas bon me trahir... En conséquence, charrie droit, je te le conseille! Depuis quelque temps, tu n'es plus franche du collier.
—C'est que j'ai peur.
—Peur de quoi?
La femme hésita. Sans doute qu'au moment de faire un aveu la prudence lui ferma la bouche, car l'homme, après avoir attendu, répéta avec impatience:
—Peur de quoi?
—Je n'en sais rien, mais j'ai peur.
—Allons! tranquillise-toi, grande folle! Entendons-nous bien et tout ira comme sur des roulettes, dit l'homme dont la voix s'adoucit.
Cependant La Godaille était resté immobile à l'entrée de son couloir, tendant l'oreille à ce murmure des voix et se disant:
—C'est la cuisinière et son amoureux... Le torchon brûle à propos de je ne sais quoi et qui n'est pas mon affaire. Laissons-les à leur tête-à-tête et gagnons le salon sans qu'ils puissent se douter qu'ils ont eu un écouteur.
Sur la pointe du pied, grâce au tapis, La Godaille put, sans le moindre bruit, arriver au salon, qu'il trouva désert.
—Tiens! fit-il étonné de cette solitude; et Augustin qui m'avait annoncé que je n'y serais pas seul!
Se persuadant que celui dont avait parlé le domestique du juge avait dû se joindre au premier visiteur reçu dans le cabinet de M. Grandvivier, le jeune homme, toujours silencieusement, se posa sur un fauteuil pour attendre son tour de voir le magistrat.
L'homme que Frédéric Bazart venait d'appeler l'amoureux de la cuisinière n'avait pas menti quand, tout à l'heure, pour calmer les craintes de sa maîtresse, il avait dit que toutes les portes ouvertes lui permettraient d'entendre le moindre bruit annonçant la fin de l'audience donnée par M. Grandvivier.
La porte qui séparait le salon du cabinet se trouvait entre-bâillée. Il devait en être ainsi bien à l'insu du juge et de son visiteur, car ils causaient tout d'abandon sans se douter que leurs paroles arrivaient à La Godaille.
—Que me dites-vous là, cher ami! s'écriait le magistrat.
—L'exacte vérité.
—Il vous a été volé dix mille francs?
—Dans un tiroir de mon bureau.
—Qu'on a forcé?
—Non, car j'avais laissé la clef dans la serrure. On n'a eu qu'à la tourner.
—Vous avez payé cet oubli.
—Joignez à cela que j'avais un témoin quand j'ai mis bien ostensiblement ces dix billets de mille francs dans mon tiroir.
—Avouez-le. C'était bien franchement vouloir être volé.
L'interlocuteur de M. Grandvivier fit entendre un léger rire, puis il ajouta:
—Vous ne croyez pas si bien dire.
—Quoi! fit la voix étonnée du juge, vous avez vraiment voulu être volé?
—J'ai tout fait pour cela et j'ai eu le bonheur d'y réussir.
—Vous aviez donc besoin de tenter une probité sur laquelle vous aviez des doutes? En ce cas, vous auriez pu faire l'essai à meilleur marché.
—Je n'avais pas le moindre doute sur la probité en question. Je savais pertinemment que la somme me serait soustraite.
—Alors j'en reviens à dire: Pourquoi, puisque vous étiez certain du vol, n'avoir pas mis cent francs au lieu de dix mille?
—Parce qu'on ne m'eût pas dérobé cent francs, attendu qu'on avait besoin d'un plus gros butin.
—Que vous avez estimé à dix mille francs.
—Oui au jugé. J'ai évalué à cette somme certaine entrée en campagne d'une expédition que je tiens d'autant plus à voir s'entreprendre que je suis décidé à lui casser le cou au bon moment.
—Voyons, cher ami, expliquez-vous plus clairement, car vous ne parlez que par énigmes? appuya M. Grandvivier dont la voix s'accentuait de plus en plus surprise.
—Il est bien entendu que je parle à l'ami, rien qu'à l'ami, et pas au magistrat! insista l'interlocuteur du juge.
—Pourquoi pas le magistrat?
—Parce que, derrière le magistrat, arriverait la justice qui, peut-être... je dirai même: assurément, ne châtierait mes trois misérables que d'une façon incomplète... en admettant même qu'elle ne les laisserait pas partir sains et sains.
Et, lentement, d'un ton qui pesait sur chaque parole, celui qui parlait continua:
—Tandis que je veux, pour les gredins que je vise, une punition sans pitié ni merci, qui les frappe avant que la loi intervienne en rien dans l'affaire.
Cette façon de procéder sommairement dut éveiller quelque sombre pensée assoupie dans l'esprit du juge.
Brusquement, sans réfléchir, d'un élan tout involontaire, il prononça d'une voix brève:
—Je comprends ainsi la vengeance.
A mesure que les deux causeurs avaient parlé, La Godaille s'était trémoussé sur son siège, mécontent de lui, et se disant:
—Sapristi! j'en entends trop! Je n'aime pas le rôle d'écouteur aux portes! c'est un vilain métier... Il faut les avertir que je suis là.
Il pensait à tousser, à renverser un fauteuil, à marcher lourdement, en un mot à prévenir d'une façon quelconque de sa présence.
Une réflexion l'arrêta.
—N'est-il pas déjà trop tard! se demanda-t-il.
Et, tout en cherchant un parti à prendre, il lui fallut encore entendre M. Grandvivier qui demandait:
—Vous dites qu'ils sont trois?
—Oui, deux hommes et une femme.
—Et vous ne craignez pas qu'ils vous échappent avant que vous ayez pu les châtier?
—Je le crains si peu que je pourrais d'avance préciser l'endroit où ils viendront se faire pincer.
A nouveau, le causeur se mit à rire en disant:
—Je vois d'ici leur figure quand ils se verront pris au traquenard par moi qu'ils ont toujours cru vivre dans la peau d'un imbécile.
Cependant La Godaille se répétait:
—J'en entends trop! J'en entends trop! ma place n'est pas ici... Tout n'est pas bon à écouter... Je paierais vingt francs trois grammes de coton à me fourrer dans les oreilles.
Le brave garçon se désolait encore lorsqu'un souvenir l'éclaira. Est-ce que, quand il l'avait introduit, le domestique du juge ne lui avait pas annoncé qu'il trouverait quelqu'un l'ayant précédé au salon? Il avait supposé d'abord que ce visiteur s'était fait admettre en tiers dans le cabinet. Mais il était incontestable que, dans le cabinet du juge, ils n'étaient que deux... Alors, qu'était devenu l'autre?... Est-ce que ce serait celui-là qui, pour prendre patience, avait été rejoindre Cydalise!
—Ce serait drôle de connaître l'ami de M. Grandvivier qui en pince pour sa cuisinière, pensa le jeune homme.
Et, estimant que c'était être bien faiblement coupable et surtout qu'il s'amuserait mieux en prêtant l'oreille à des chamailleries d'amants, il se leva, et, toujours sur la pointe du pied, il reprit le chemin de la salle à manger en se disant:
—Allons voir si mes amoureux se sont raccommodés.
Comme La Godaille sortait du salon, M. Grandvivier posait cette question:
—Quel crime complotent vos gredins?
—Celui de tuer, après l'avoir dépouillé, un homme que vous connaissez, car c'était un des convives de votre dîner.
—Vous l'appelez?
—Ducanif.
Après ce nom prononcé, l'interlocuteur du juge demanda:
—Voulez-vous que je vous conte tout par le menu sur ces bandits?
—Parlez, mon cher Camuflet, dit sérieusement M. Grandvivier.
D'un geste de main, M. Grandvivier arrêta Camuflet qui allait commencer son histoire et demanda:
—Comment se fait-il que vous, cher ami, homme paisible, insouciant, sédentaire, vous vous soyez lancé en pareille aventure?
A cette question, Camuflet fit entendre un léger rire ironique et répondit:
—Rien n'inspire plus d'énergie à un homme que de posséder trois belles-mères. Savez-vous pourquoi?
—Le soin de les rendre heureuses.
—Non, le désir ardent de s'en débarrasser! Pour y arriver, le plus paresseux soulèverait le monde! Un beau jour, à moi qui avalais avec résignation mes trois pilules quotidiennes, l'énergie en question est venue subitement et d'une façon bien inattendue... entre quatre murs, dans une chambre qui n'était pas la mienne et où je me trouvais mis sous clé... en un mot, pour avoir été enfermé chez le baron de Walhofer.
A ce nom, le juge tressaillit imperceptiblement, mais sa voix n'eut qu'une intonation de surprise quand il demanda:
—Ce même baron de Walhofer que M. Fraimoulu m'a présenté en amenant à ma table ses convives que la frasque de sa cuisinière Nadéje laissait devant des assiettes vides?
—Le même... et qui, je l'espère, ne remettra plus les pieds chez vous quand je vous l'aurai fait connaître... car il est un des trois gueux dont je poursuis le châtiment.
—Oh! oh! fit le juge d'une voix qui protestait, êtes-vous bien sûr de ce que vous dites là, Camuflet? C'est bien grave.
Et se reprenant:
—Non pas que je veuille, croyez-le, défendre contre vous ce monsieur qui, avant sa présentation par M. Fraimoulu, m'était parfaitement inconnu.
—Pas de nom pourtant, objecta Camuflet.
Le magistrat parut consulter ses souvenirs.
—C'est vrai, reprit-il. Quand M. Fraimoulu m'a nommé le baron, il m'a semblé avoir entendu déjà ce nom, mais je n'ai pu me rappeler où et comment... Aidez-moi un peu à ce sujet.
—Ne vous souvient-il pas d'une carte de visite du baron de Walhofer trouvée par moi dans la poche du tablier de ma belle-mère n° 3, noble dame Buffard des Palombes, carte que je vous ai apportée?... Avez-vous oublié que nous crûmes alors que ce baron était un sexagénaire qui s'était énamouré des charmes défraîchis de noble dame des Palombes? Supposition qui vous inspira le moyen, pour moi, de me dégrafer de mes trois belles-mères en cherchant à les marier... Et, comme je ne savais de quelle façon m'y prendre pour mettre votre conseil en pratique, ne vous rappelez-vous pas non plus m'avoir cité un proverbe dont l'application me mènerait à bon port?
—Quel proverbe?
—Diviser pour régner.
M. Grandvivier avait décidément la mémoire rebelle, car, après s'être recueilli un instant, il prononça:
—Je n'ai gardé aucun souvenir de tout cela.
Ensuite, curieusement:
—Que je vous aie ou non cité le proverbe: Diviser pour régner, avez-vous su en tirer profit? demanda-t-il.
—Oh! oui, et large profit! déclara Camuflet.
Puis, éclatant de rire au souvenir de son exploit:
—J'ai commencé par les «diviser» de la portière en inondant les escaliers... déluge que cette femme a attribué à mes trois numéros! Comme toutes ont nié, en s'accusant l'une l'autre de ce méfait, elles ont été vite à couteaux tirés et entre elles et avec la portière... Alors mon règne a commencé, règne que j'ai affermi par quelques billets de cent francs glissés à la concierge qui, d'elle-même, s'est nommée mon ministre de la police... Ah! je n'ai eu qu'à ouvrir les oreilles pour en apprendre de belles!
Sur ces mots, Camuflet s'étendit sur son fauteuil, poussa un immense soupir de délivrance, puis ajouta d'une voix joyeuse:
—D'où il résulte que, dans un laps de temps plus ou moins proche, j'aurai la douce satisfaction d'être délivré de mes trois cauchemars.
—Vous avez donc trouvé à les marier toutes trois en leur fournissant une petite dot?
—Une dot!... Dites donc du balai! car ma dernière fourniture à mes belles-mères sera un balai... mettons trois balais, si je tiens à bien faire les choses: «Eh! oust! ouste! déguerpissez, coquines! sauteuses! aventurières!»
—Ah çà! qu'est-il arrivé? demanda M. Grandvivier étonné. Qu'avez-vous donc à reprocher à ces dames, mon excellent ami!
Camuflet se croisa les bras et après s'être campé en face du juge, il prononça:
—Regardez-moi bien.
—Bon! Je vous regarde.
—Ai-je l'air d'un Lazun, d'un Richelieu, d'un Faublas, d'un marquis de Sade, d'un don Juan, enfin d'un de ces fameux coureurs de femmes, d'un de ces célèbres débauchés que la morale publique réprouve et cite avec un juste mépris?... Voyons! soyez franc, ai-je l'air d'un de ces sacripants-là? Répondez.
Souriant tout à la fois de la question et du ton de Camuflet qui, peu à peu, s'était monté à l'indignation, le magistrat répondit:
—Nullement, cher ami. Vous avez l'air de ce que vous êtes en réalité.
—C'est-à-dire?
—C'est-à-dire d'un homme casanier, sédentaire, de moeurs pures, qui a demandé trois fois au mariage le calme et le bonheur d'une vie honorable.
Le petit homme secoua la tête.
—Eh bien, voilà qui vous trompe! lâcha-t-il tout sérieux.
Avant que M. Grandvivier pût protester, il se redressa plus raide en face du juge en disant:
—Oui, voilà qui vous trompe, car vous avez devant vous un exécrable débauché qui, toute honte bue, n'a cessé d'être un sujet de monstrueux scandale pour ses contemporains, affichant au grand jour ses amours impures!
Telle était l'exagération des paroles de Camuflet que le magistrat crut à une plaisanterie. Tout en souriant, il répondit:
—Ma foi! je ne l'aurais pas cru!
—Ni moi non plus, dit le petit homme.
Et s'expliquant:
—Pendant que je croyais avoir donné, par mes trois mariages successifs, l'exemple d'une vie sans reproche, savez-vous ce que j'étais en réalité?
—Non, dites.
—J'étais un ignoble corrompu qui se vautrait dans un concubinage d'autant plus éhonté que, trois fois, il s'est reproduit.
—Quoi! du vivant de vos trois épouses! dit le juge qui se demandait si Camuflet avant de venir chez lui, n'avait pas fait précéder sa visite d'un déjeuner trop copieusement arrosé.
Mais Camuflet répliqua d'un ton sec:
—Je n'ai jamais eu d'épouses!...
Puis, en articulant à mots pesés la fin de sa phrase:
—Attendu que je n'ai jamais été marié...
Et, après une petite pause:
—... Vu, ajouta-t-il, que mes trois mariages étaient nuls. Ce qui fait que mes trois femmes n'ont été, en somme, que trois maîtresses!
Cela dit, Camuflet, pris de fureur, s'empoigna la chevelure à pleines mains, en s'écriant:
—Et dire que moi, comme un imbécile, j'ai choyé, hébergé, mijoté ces trois belles-mères de contrebande!
Alors, éclatant d'une joie rageuse:
—Ah! comme je vais me régaler d'un coup de balai qui fera la place nette de ce trio de gourgandines!... «Ouste! ouste! dehors!!!»
—Ce n'est pas sérieux ce que vous me dites là, prononça le juge toujours dans la croyance que le triple veuf avait plus que bien déjeuné.
—Si, si, affirma Camuflet; chacun de mes mariages, de par la ruse de mes belles-mères successives, est entaché des meilleures causes de nullité... De sorte qu'après m'être trop marié il se trouve que je ne me suis pas marié du tout.
—Comment l'avez-vous appris?
—En pratiquant le proverbe: «Diviser pour régner,» ce qui m'a mis sur la trace de la vérité.
En somme, Camuflet jouait l'indignation.
Ce rôle de dupe qu'il affirmait avoir été le sien ne lui donnait, à cette heure, que l'énorme contentement de pouvoir prendre sa revanche contre les trois mégères qui l'avaient tant fait souffrir.
—Avec quelle joie féroce, quand l'heure sera venue, je flanquerai ces trois sorcières à la borne! ricana-t-il tout jubilant de ravissement.
Après quoi, coupant court à toute explication, il retourna à ses moutons en disant:
—Nous reviendrons à mes belles-mères. Comme disent les romanciers, n'anticipons pas. Occupons-nous pour le moment du baron de Walhofer.
En écoutant les confidences du triple veuf, M. Grandvivier s'était faiblement déridé. Au nom du baron, son visage se rembrunit.
—Ah! oui, fit-il, M. de Walhofer dont vous aviez trouvé la carte dans la poche du tablier d'une de vos belles-mères et qu'il vous restait à connaître... Comment y êtes-vous parvenu?
—D'abord en prenant une fausse piste à cause d'une bien étonnante ressemblance.
—Vraiment? Le baron a-t-il donc son sosie dans quelque coin de Paris? demanda le juge dont les yeux trahissaient une inquiétude secrète.
—Comme vous dites. Et ce coin de Paris est précisément celui que vous avez habité avant de venir ici. L'homme en question demeurait si près, si près de votre ancien domicile... oh! mais, si près, qu'on pourrait dire qu'il habitait chez vous. Rien qu'un mur à franchir, et il avait le pied dans votre demeure. En un mot, il occupait une chambre dans une des bicoques qui fermaient le fond de votre jardin. Je l'avais remarqué fumant à sa fenêtre, un jour que j'étais allé vous rendre visite. N'aviez-vous jamais fait attention à ce jeune homme, vous, monsieur Grandvivier?
—Jamais! dit sèchement le juge.
Puis, s'impatientant sans doute de la prolixité du conteur, il ajouta:
—Si nous revenions à M. de Walhofer?
—Attendez donc! j'y arrive.
Après avoir repris un peu haleine, Camuflet continua:
—Muni de la carte du baron et déterminé à trouver ce personnage que je n'avais jamais vu, vous comprenez que je m'informais de lui à tous venants. Le hasard me mit en présence de M. Fraimoulu à qui j'en parlai. Justement il le connaissait pour avoir dîné avec lui, la veille, chez un de ses amis, M. Ducanif. Ce monsieur et le baron habitaient la même maison... Et M. Fraimoulu me donna l'adresse.
Ordinairement calme, froid et sachant écouter, M. Grandvivier n'était plus le même. L'impatience dont il avait déjà fait preuve s'affirma encore dans le ton avec lequel il demanda:
—Alors vous n'eûtes rien de plus pressé que de vous rendre chez le baron?
—Attendez donc! répéta Camuflet. Étant dit que j'avais commencé mon enquête sur M. de Walhofer en le supposant un sexagénaire épris des appas surannés de noble dame Buffard des Palombes, vous comprendrez combien je fus d'abord surpris en apprenant que le baron était un jeune homme... Mais cette première surprise n'était pas comparable à l'étonnement énorme dont je fus saisi en écoutant M. Fraimoulu me faire le portrait du baron de Walhofer... Trait pour trait, à s'y méprendre, il me dépeignait le jeune homme que, de chez vous, j'avais vu fumant à sa fenêtre.
Raide, l'oeil sombre, le front contracté, M. Grandvivier s'était lentement redressé sur son siège.
—Alors? fit-il d'une voix dans laquelle Camuflet, s'il n'eût été absorbé par son récit, aurait pu remarquer un tremblement.
—Alors, continua Camuflet, sous le coup de cette ressemblance, je me sentis pincé par la burlesque idée fixe que ces deux jeunes gens n'étaient qu'un même individu. Je me rendis donc rue de Turenne, ou plutôt dans la ruelle que bordait l'ignoble masure où j'avais affaire. Des informations prises m'apprirent que je pourchassais un ex-saltimbanque, porteur du prétentieux sobriquet du Tombeur-des-Crânes, espèce de mauvais drôle que je fus honteux d'avoir pu confondre avec M. de Walhofer. Déterminé à connaître le baron, je piquai droit sur la rue Caumartin où, m'avait dit M. Fraimoulu, habitait le jeune Belge. Sur l'affirmation du concierge que le baron était chez lui, je montai deux étages et j'arrivai devant la porte désignée.
Il tardait sans doute à M. Grandvivier de voir Camuflet atteindre son dénouement, car il interrompit pour demander:
—Et quand vous avez connu le baron, vous n'êtes pas revenu, bien entendu, à votre idée que M. de Walhofer et ce Tombeur-des-Crânes n'étaient qu'un?
Camuflet avait l'amour-propre du conteur qui veut ménager ses effets. De plus, il aimait une phrase qu'il tenait à replacer. Au lieu de satisfaire la curiosité du juge, il passa outre.
—N'anticipons pas, comme disent les romanciers, répéta-t-il. Arrivé devant le logis du baron, j'allais sonner quand une porte s'ouvrit à l'étage au-dessus. Sur le carré s'établit, à voix prudente, un dialogue dont, de prime-abord, je ne compris rien autre chose que, des deux causeurs, l'un était le baron. En somme je n'étais venu que pour connaître le visage de ce jeune homme assez courageux pour courtiser la fort défraîchie dame Buffard des Palombes. Pour contenter mon désir, j'allais avancer la tête par-dessus la rampe pour tâcher d'apercevoir mon homme, quand tout à coup je me sentis le chef entouré d'un tapis qui m'aveugla; je fus saisi à la ceinture, soulevé, emporté à quelques pas. Quand je pus me dégager la tête, celui qui m'avait joué la farce avait disparu. Je me trouvais chez M. de Walhofer, enfermé à double tour.
—Et vous n'avez jamais su qui vous avait enfermé? demanda le juge qui, depuis un instant, s'était pris d'intérêt pour le conteur.
—N'anticipons pas! n'anticipons pas! insista Camuflet. Vous comprenez ma situation dans ce logis où le premier arrivant pouvait me prendre pour un voleur. Pas d'autre sortie que cette porte fermée à double tour, qui, soudainement, fit en entendre le grincement de sa serrure, tourna sur ses gonds et laissa apparaître à mes yeux un arrivant qui n'était pas le baron.
Nous commençâmes par nous regarder en chiens de faïence. Lui, attachait sur moi de gros yeux où je lisais la surprise de me trouver dans ce logis dont la clé, restée extérieurement sur la serrure, avait donné, sous sa main, ses deux tours. Qu'un voleur s'enferme dans le local qu'il va dévaliser, oui; qu'il s'enferme en dedans, rien n'est plus logique. Mais tel n'était pas mon cas. La clé, mise en dehors, m'attestait bel et bien prisonnier... De qui? pourquoi? depuis quand étais-je prisonnier? Il y avait là un mystère qui l'intriguait.
Moi, de mon côté, je me demandais quel était ce monsieur, et si ce n'était pas lui qui m'avait joué le tour de me claquemurer.
Je ne sais combien de temps nous serions restés à nous fixer dans le blanc des yeux, si un incident ne s'était présenté pour me faire rompre le silence.
Aux pieds du monsieur, sur le parquet, j'aperçus une lettre que je lui montrai en disant:
—Je crois, monsieur, que vous venez de perdre ce papier.
—Non, répondit-il.
Ce disant, tout machinalement, il jeta les yeux sur la lettre qui s'offrait toute large ouverte, sur le parquet, à son regard.
A la vue de l'écriture, l'étonnement apparut sur sa face.
Il se baissa brusquement, ramassa la lettre et, sans penser qu'il venait de me dire que la missive n'était pas à lui, il se mit à la lire.
Je l'examinais pendant cette lecture.
D'abord il avait pâli, puis ses traits avaient exprimé l'horreur, enfin l'indignation avait empourpré son visage.
A coup sûr, le contenu de cette lettre le concernait, et cela d'une façon désagréable, car je le vis cacher brusquement le papier dans sa poche en murmurant:
—Les misérables!
Puis, se tournant vers moi d'une voix précipitée:
—Sortons d'ici au plus vite, me dit-il.
Au fond, c'était une espèce de fuite qu'il me proposait. J'eus la bêtise de vouloir protester.
—Mais, mais..., fis-je.
Il vint à moi et me dit sous le nez:
—Libre à vous de rester... Mais j'ai la certitude de m'adresser à un honnête homme: voulez-vous, sans me connaître, me rendre un grand service?
—Lequel?
—Celui de ne souffler mot à quiconque viendra ici, quand je serai parti, de mon apparition dans cet appartement.
—Ni de parler de la lettre?
—Ni de parler de la lettre, répéta-t-il avec une sorte de terreur.
Et, à l'appui de cette dernière recommandation, il continua d'une voix suppliante:
—Il y va de ma vie et de celle d'une femme et d'une jeune fille.
—Diable! fis-je.
Comme il devina que j'en étais à regretter l'amour-propre bête que j'avais montré tout à l'heure à sa proposition de filer au plus vite, il ajouta:
—Peut-être aussi y va-t-il de votre vie. Ils sont capables de tout pour assurer leur secret, s'ils vous savent le connaître... et ils n'en pourront douter quand ils vous auront trouvé ici.
Cette fois, ce fut moi qui m'écriai:
—Filons au plus vite!
Derrière lui, qui sortait le dernier, le monsieur referma la porte au double tour. Je vous laisse à penser si nous fûmes prompts à descendre l'escalier et à enfiler la porte de la maison. Ce fut après m'avoir promené par les vingt circuits de rues environnantes que mon inconnu s'arrêta.
—Ouf! lâcha-t-il avec satisfaction.
Et, le diable m'emporte! en pleine rue, il m'embrassa en me répétant:
—Vous êtes mon sauveur!
—Oh! oh! dis-je en riant, ce qui vous a encore mieux sauvé que moi, c'est la lettre... Et le drôle, c'est que je ne l'avais pas vue dans les dix tours que j'ai faits la chambre comme le rat pris dans la ratière.
—Oui, à propos, s'écria-t-il, d'où vient que je vous ai trouvé sous clé chez le baron?
Je lui contai comment, au moment de sonner chez M. de Walhofer, la curiosité m'avait arrêté pour écouter une conversation chuchotée sur le palier supérieur entre un homme qui était le baron lui-même, car je l'avais entendu ainsi nommer par la femme avec laquelle il causait.
—Oui, Héloïse, fit-il; et que disaient-ils?
—Le baron maugréait contre le retard d'un individu qu'il appelait soit Cabillaud, soit Gustave ou le docteur, lequel ne s'était pas présenté au rendez-vous qu'il lui avait donné là-haut, en l'absence du maître de ce logis, un nommé Ducanif.
—Ducanif, c'est moi, m'annonça-t-il.
Ensuite, reprenant son interrogatoire:
—Et vous dites que le Walhofer s'en allait en pestant après le docteur?
—Oui. Il était monté là-haut en voisin, laissant la clé à la porte de son logis. La femme que vous appelez Héloïse fit tant, comme il allait descendre chez lui, qu'elle obtint qu'il rentrât dans l'appartement pour y attendre encore le docteur retardataire... C'est à ce moment même que ma tête fut enveloppée dans un tapis de table et que je fus emporté chez le baron.
Ducanif éclata de rire.
—Et savez-vous par qui? me demanda-t-il. Par le docteur lui-même, je le parierais, qui, pendant qu'Héloïse retenait le baron chez moi, fouillait le logis de Walhofer pour dénicher cette lettre qu'il a perdue. Oui, je le répète, je gagerais une grosse somme que c'est à Gustave que vous avez eu affaire. Campé sur le carré comme vous l'étiez, vous lui coupiez la retraite. Alors il a trouvé un ingénieux moyen de balayer la place pour aller rejoindre le baron.
L'expression de «balayer la place» m'irrita, non pas contre Ducanif, mais contre celui qui m'avait joué la farce.
—Si je rattrape jamais le docteur! m'écriai-je rageusement.
—Il ne tient qu'à vous. Topez là! dit-il en me tendant la main.
—Comment cela?
—En vous unissant à moi contre trois misérables.
—Trois? fis-je étonné. Héloïse et le docteur, deux. Quel est donc le troisième?
—Le baron, parbleu! Du moment que cet homme possédait cette lettre et qu'il ne me l'a pas livrée, c'est qu'il s'en servait pour faire chanter les autres. Des trois, c'est lui le plus chenapan.
Et il me tendit encore la main en répétant:
—Topez là! Associez-vous à moi pour punir ces gredins... Rira bien qui rira le dernier.
Avant de conclure, une question me vint aux lèvres.
—Mais vous, monsieur Ducanif, comment se fait-il que vous soyez arrivé pour me délivrer?
—Tout simplement. Je rentrais et, en passant sur le carré du baron, il m'a pris l'idée de lui rendre visite. Alors, comme la clé était sur la porte...
—Bon! compris! dis-je.
Et je topai de grand coeur.
A ce point de son récit à M. Grandvivier, Camuflet se prélassa sur sa chaise en débitant d'une voix ravie:
—Je m'étais associé à une bonne action. La Providence ne tarda pas à m'en récompenser en me faisant découvrir que je n'avais jamais été sérieusement marié, puisque mes trois mariages étaient nuls, ce qui me donnait le droit de me procurer l'ineffable satisfaction, très prochaine, d'envoyer au diable mes trois belles-mères?
—De quelle façon avez-vous fait cette découverte?
—En agissant pour Ducanif, je me suis trouvé conduit à mettre le nez sur ce qui me concernait.
—Comment? demanda le juge.
Camuflet, on l'a vu, était de ces conteurs qui aiment à faire languir ceux qui les écoutent.
—N'anticipons pas! n'anticipons pas! répéta-t-il encore; tout viendra en son lieu et place, s'il vous plaît de suivre mon récit.
—Soit! fit le magistrat.
—Je continue donc.
—Pas avant que je vous aie posé une question. Cette lettre, trouvée chez le baron, par vous et Ducanif, de qui était-elle?
—De la cuisinière Héloïse qui l'adressait au docteur, son amant.
—Et vous l'avez lue!
—Plus de vingt fois.
—Est-ce vous faire anticiper que de vous demander quelle en était le teneur?
—J'allais précisément vous l'apprendre. A la lire et la relire, j'ai fini par la savoir par coeur... Voici donc ce qu'elle contenait...
Et Camuflet ouvrait la bouche pour contenter la curiosité du magistrat, quand soudain, au fond de l'appartement, éclatèrent des cris furieux, un vacarme de pas précipités, un craquement de bois brisé et, dominant tout ce tapage, une voix, vibrante de colère, qui répétait:
—C'est lui! c'est lui! cette fois, je le tiens!
En une seconde, le juge et Camuflet furent sur pied et coururent vers la salle à manger d'où était parti ce fracas. La porte de communication entre la cuisine et la salle à manger leur montra un trou béant produit par un panneau brisé.
Et ils entendirent retentir dans l'escalier le pas de quelqu'un qui descendait à toute vitesse et dont la voix furieuse répétait:
—C'est lui! c'est lui!
Bien qu'elle fût altérée par la colère immense qui la secouait, M. Grandvivier reconnut cette voix.
—C'est celle de La Godaille, pensa-t-il.
Quant à Camuflet, en examinant la porte brisée et la cuisine qui montrait sa sortie sur l'escalier grande ouverte, il reconstituait la scène à haute voix.
—Il est bien évident, disait-il, que deux hommes se trouvaient ici. Un d'eux, celui qui fuyait, pour faciliter sa retraite, a tiré cette porte qu'il a refermée en dedans d'un tour de clé. Si promptement que le poursuivant ait brisé l'obstacle qui lui était opposé, l'autre a eu le temps de s'enfuir par le porte de la cuisine qui ouvre sur le carré.
Puis, se tournant vers le juge:
—Reste maintenant à savoir quels étaient ces deux hommes, ajouta-t-il.
Bien que M. Grandvivier pût répondre pour La Godaille, dont il avait reconnu la voix, il haussa les épaules en signe d'ignorance et répliqua:
—Mon valet de chambre ou ma cuisinière pourraient nous l'apprendre... car c'est par l'un ou par l'autre que ces deux hommes doivent avoir été introduits pendant que nous étions ensemble dans mon cabinet.
Or il était impossible d'interroger Cydalise dont la cuisine déserte attestait l'absence.
—Pendant cette fuite, votre cuisinière était peut-être descendue chez ses fournisseurs, d'où elle n'est pas encore revenue, avança Camuflet pour expliquer cette absence du cordon bleu.
—Sans doute. Quant à mon valet de chambre, il n'est pas encore de retour d'une course que je lui ai donnée, ajouta le juge.
La curiosité n'était pas le moindre défaut de ce bon Camuflet. A défaut de ces deux témoins à interroger, il lui vint une idée.
—Si je descendais questionner le concierge? Il n'est pas sans avoir vu passer ces deux hommes dont l'un poursuivait l'autre, proposa-t-il.
—Vous m'obligerez en y allant, dit vivement le juge en poussant presque le petit homme.
Camuflet, heureux de la permission qui le mettait à même de satisfaire sa curiosité, sortit par la cuisine dont, en son empressement, il oublia de refermer la porte sur le carré, que les deux hommes avaient laissée ouverte.
Resté seul, M. Grandvivier, dont le visage s'était subitement empreint d'un désespoir profond, resta immobile comme cloué sur place par une sombre et douloureuse pensée.
—Ces deux misérables auront parlé de ma fille devant La Godaille... Ce jeune homme connaît mon secret! murmura-t-il en frémissant.
Un bruit le réveilla brusquement de sa torpeur et lui fit lever les yeux.
C'était La Godaille qui rentrait par la cuisine dont il venait de refermer la porte.
Ne pouvant se douter que celui qu'il poursuivait lui avait échappé en se réfugiant, avec sa complice, à l'étage au-dessous, chez Fraimoulu, le jeune homme avait continué sa chasse à fond de train jusqu'à la rue, espérant voir son ennemi fuyant à une bien petite avance. En n'apercevant personne, il était revenu aussitôt sur ses pas.
Hilarion avait dit la vérité lorsqu'il avait raconté à Gontran que, quand il se tenait sur la porte du charcutier en attendant son second petit salé, il avait vu revenir celui qui l'avait bousculé alors qu'il apportait sa première acquisition et qu'il l'avait entendu murmurer au passage:
—C'est à croire qu'il n'a pas quitté la maison, car j'étais trop sur ses talons pour qu'il ait eu le temps de prendre ainsi le large.
En conséquence, La Godaille était rentré dans la maison avec l'espoir qu'il rencontrerait son ennemi, caché dans quelque coin des combles, attendant le moment propice pour détaler.
C'était au retour de ces recherches inutiles que, en redescendant, il était rentré chez le juge.
Alors il l'avait aperçu dans la salle à manger.
Pâle, ému, l'oeil plein de compassion pour le magistrat qui, la figure convulsée par une immense angoisse, le regardait s'avancer, le jeune homme vint lentement au juge et d'une voix douce:
—Monsieur Grandvivier, voulez-vous me faire l'honneur de m'entendre pendant quelques instants? demanda-t-il.
Sans répondre, car une inquiétude terrible lui serrait la gorge, M. Grandvivier se dirigea vers son cabinet, suivi par le jeune homme qui, plein d'hésitation, se demandait:
—Comment vais-je commencer?
A leur entrée dans le cabinet, La Godaille, instruit par l'expérience sur le danger des portes entr'ouvertes, quand on ne veut pas que des oreilles voisines entendent, même involontairement, ce qu'on peut avoir à dire, commença par pousser le verrou.
Puis il se retourna vers le magistrat qui, après s'être laissé tomber sur un siège, l'avait regardé faire.
Il y eut un moment de silence entre les deux hommes, qui restèrent face à face, l'un n'osant parler, l'autre tremblant d'interroger.
Ce fut le juge qui, au prix d'un pénible effort, commença en demandant d'une voix qu'il essayait vainement de raffermir:
—Qu'avez-vous à me dire?
Frédéric Bazart parut hésiter d'abord. Rassemblant ensuite son courage, il attaqua, comme on dit, le taureau par les cornes et répondit d'un ton qui, si étrange que fût la phrase, n'avait pas le moindre accent ironique.
—J'ai à vous dire, monsieur Grandvivier, que je crois avoir deviné pourquoi vous avez voulu que je vous apprisse à faire sauter la coupe.
Puis, sans laisser au magistrat, qui avait tressailli, le temps de dire un mot, il continua:
—Malgré ma vie passée, croyez-vous qu'il y ait en moi un honnête homme? un garçon capable, maintenant qu'il a mis le pied dans le droit chemin, de le suivre jusqu'au bout sans jamais broncher?
—Oui, je vous reconnais pour l'homme que vous dites. En si périlleuse tentation que puisse vous mettre l'avenir, je suis certain que vous ne faillirez plus.
—Alors vous avez confiance en moi?
—Confiance pleine et entière.
—Daignerez-vous me la prouver?
—Parlez!
La Godaille, encore une fois, sembla hésiter. Puis, d'une voix qui avait l'air de supplier:
—Voulez-vous me faire l'honneur de m'accorder la main de mademoiselle de Grandvivier?
Il y avait dans cette demande, il faut le supposer, un effroyable sous-entendu, car le juge se leva brusquement de son siège et, livide, pantelant, l'oeil hagard, vint droit à Bazart.
—Alors vous savez?... commença-t-il d'un ton rauque et bas.
—Oui, car j'ai tout entendu de ce que disaient Cydalise et son ignoble amant... Je sais surtout que vous avez besoin, vous et votre fille, d'un dévouement profond et discret, qui...
Après ces mots respectueusement articulés, le jeune homme fit une pause destinée à mieux peser sur ce qui lui restait à dire, puis il acheva sa phrase:
—... qui vous venge.
—Et vous m'offrez ce dévouement-là? dit le juge après un assez long silence qu'il employa à dévisager La Godaille.
—Oui, fit résolument Frédéric.
—Un dévouement qui ne reculera devant rien? insista M. Grandvivier.
—Oui, répéta le jeune homme.
—Quoi que je vous demande?
—Mettez-moi à l'épreuve.
Alors le juge posa sa main sur l'épaule de Frédéric Bazart, et avec un sourire cruel, il prononça:
—Je vous demande, dans une entrevue que je vous ménagerai, de montrer le plus grand calme devant M. le baron de Walhofer, que vous avez eu le tort de confondre avec un misérable qui lui ressemble, surnommé le Tombeur-des-Crânes.
—Vous ignorez que c'est le même homme! s'écria La Godaille, croyant faire une révélation au juge.
Mais, au lieu de s'émouvoir à cette nouvelle, M. Grandvivier répéta en traînant sur les mots:
—De montrer le plus grand calme devant M. de Walhofer, que vous avez eu tort de prendre pour le Tombeur-des-Crânes.
Puis les deux hommes se regardèrent dans les yeux en silence, face à face.
Sans doute que Frédéric Bazart lut dans le regard du juge la pensée que ce dernier voulait lui laisser deviner, car bientôt il prononça:
—J'obéirai!
—Bien! fit le juge dont la figure s'éclaira d'une satisfaction féroce.
Ils s'étaient si bien compris que La Godaille, sans aucune explication, ajouta:
—J'obéirai... à une condition.
—Laquelle?
—C'est que... si vous le manquez... vous le laisserez passer par mes mains.
—Oui... si je le manque, accorda le juge avec un ricanement sauvage qui prouvait que, dans sa soif de vengeance, il regardait cette supposition comme ne devant jamais se réaliser.
En sanction du pacte conclu, le magistrat tendait la main au jeune homme quand on frappa à la porte.
Prestement et sans bruit, La Godaille ouvrit le verrou.
—Entrez! dit le juge.
C'était Camuflet qui revenait de son enquête à la loge.
—Le concierge n'a rien pu m'apprendre. Les deux hommes en question ont dû filer devant la loge sans qu'il ait eu le temps de les apercevoir, déclara-t-il.
—De ces deux hommes, en voici déjà un, annonça, en désignant Bazart, le magistrat dont, à l'entrée de Camuflet, le visage s'était subitement fait souriant.
A ces mots, la physionomie du petit homme prit une expression d'ahurissement, et il ouvrait la bouche pour s'exclamer, quand soudain, une pensée de prudence arrêta sur ses lèvres la manifestation de sa surprise. Il mit vivement un doigt sur ses lèvres, puis, en le dirigeant vers le salon, il dit à voix basse:
—Chut! chut! vous m'expliquerez cela quand nous serons entre nous. Mais, pour le moment, motus! car je ne suis pas revenu seul.
—Vous avez amené quelqu'un?
—Oui; comme j'étais dans la loge à interroger le concierge, ce quelqu'un s'est présenté... un des convives de votre dîner. Il voulait seulement déposer pour vous sa carte de digestion. Dans la crainte de vous déranger, il n'osait monter. J'ai tant insisté qu'il a consenti à me suivre. Il est là dans le salon.
A cette annonce, M. Grandvivier marcha vers la porte pour recevoir son visiteur.
Dès que son regard eut plongé dans le salon, on entendit sa voix, aimable au possible, qui disait:
—Mille pardons de vous avoir fait attendre, monsieur de Walhofer. Entrez donc par ici.
En entendant s'approcher le pas du baron qui allait pénétrer dans le cabinet, le brave La Godaille avait tressauté en pâlissant:
—Ne pas étrangler ce gueusard! Voilà qui va être dur à cracher pour moi!... mais j'ai juré d'obéir! murmura-t-il.
Pour bien comprendre l'audace impudente qui ramenait M. de Walhofer chez M. Grandvivier, il faut remonter de quelques heures dans la vie du baron, c'est-à-dire au moment où il était revenu de visiter seul et en plein jour la petite maison de Billancourt, cette masure au caveau secret à laquelle, la nuit précédente, l'avait conduit, sans s'en douter, le docteur Gustave Cabillaud, qu'il suivait à la piste.
De cette expédition il était revenu, valise en main, disant avoir manqué le train de Bruxelles à son portier, à qui, en s'éloignant le matin, il avait annoncé partir pour la Belgique.
Après être remonté chez lui pour y déposer sa valise qui, au lieu d'effets et de linge, contenait des outils de menuisier et de serrurier qui, probablement, lui avaient servi, à Billancourt, à préparer quelque contre-mine au projet du docteur Gustave, le baron était sorti une seconde fois pour aller déjeuner dans un restaurant à la mode.
Le temps était beau; il invitait le flâneur à la promenade. Rien donc de plus naturel que le baron, au sortir de table, s'en allât, le cure-dents à la bouche, baguenauder le long des boulevards jusqu'à la rue de la Paix, qui le conduisit au jardin des Tuileries.
Là, en vrai désoeuvré qui veut jouir à la fois du repos et de l'ombre, il s'était dirigé vers un des superbes quinconces de marronniers sous lesquels des chaises de paille attendent le promeneur fatigué. La partie du jardin choisie par le baron était bien un peu déserte, loin des parterres où, à ce moment, se concentrait l'animation. Mais il n'était pas le seul qui eût le goût de la solitude, car, avant lui, une vieille dame s'était déjà installée en ce coin retiré, où une dizaine de chaises entouraient le pied d'un arbre.
Assise sur un de ces sièges, les pieds posés sur les bâtons d'un autre, la vieille était si bien absorbée par la lecture d'un roman qu'elle ne releva pas même la tête quand le baron vint prendre près d'elle la chaise sur laquelle il allait s'asseoir. Le jeune homme, peu soucieux qu'on put le croire en compagnie d'une dame aussi mûre, traîna sa chaise en arrière de la liseuse, de l'autre côté de l'arbre, et se plaça tournant le dos à celle qui l'avait précédée en ce coin écarté.
Cela fait, il alluma un cigare, et, tout rêveur, se mit à fumer, l'oeil perdu dans le vide, à vingt mètres devant lui. Sa rêverie, paraît-il, était de celles qui font parler tout haut, car, bientôt, il lâcha ces paroles:
—La mère, avez-vous l'argent?
—Oui, mon garçon. Dix beaux billets de mille francs, répondit la vieille dame sans sortir le nez de son livre. Je suis allée, ce matin, pour te les porter rue de Turenne... mais j'ai trouvé figure de bois... Alors je suis venue t'attendre ici, au rendez-vous.
—Oh! oh! dix mille francs! un joli magot! fit le baron enchanté.
—Oui, mais il ne faudrait pas encore compter sur une pareille léchée, fiston.
—Elle vous a été dure à obtenir?
—Obtenir? répéta la vieille dame en ricanant. Ah! ouiche! Avec ça qu'il faut la croix et la bannière pour tirer du grigou une centaine de francs!
—Alors, comment vous êtes-vous procuré la somme?
—Je n'ai eu que la peine de la prendre dans le tiroir où mon imbécile l'avait placée devant moi en oubliant la clé sur la serrure.
—Bigre! lâcha le baron à cette révélation.
—Oh! ne crains rien! Tu sais, Alfred, que ta mère n'est pas à moitié roublarde. Je me suis donc arrangée pour que ça retombe sur les deux autres... Seulement, je te le répète, faudrait pas me demander de recommencer le coup. Il est donc nécessaire que les dix mille balles suffisent pour te conduire à bon port.
Et, après cet aveu, la vieille dame ajouta:
—Veux-tu que je te dégoise ce que j'ai dans le fond de l'âme?
—Dégoisez, la mère.
—Eh bien! j'ai la venette que tu n'arrives pas à réussir. Faut pas chasser deux lièvres à la fois... Oui, je sais bien que tu vas me dire qu'on se rattrape sur l'un quand on a raté l'autre... Mais, vois-tu, j'ai le trac qu'entre les deux mariages que tu guignes, il ne t'arrive de rester le Prussien entre deux selles.
Après un court silence qu'elle employa à tourner un feuillet de son livre, comme si elle poursuivait sa lecture, la vieille dame demanda:
—Laquelle de tes deux donzelles t'offre le plus de chances? la Ducanif ou la Grandvivier?
Il ne plut pas au baron de répondre carrément; il se contenta de répliquer:
—Qu'il vous suffise de savoir, la mère, que de l'un et l'autre côté il y a une forte dot à palper.
—Heu! heu! lâcha la vieille en grognant, oui, une grosse dot... Mais de l'un et de l'autre côté aussi il faudra en donner une part... soit à Cydalise... soit au médecin et à la cuisinière Héloïse.
—Oh! quand nous en serons à l'heure du partage!... gouailla le baron dont la phrase, bien qu'inachevée, promettait du fil à retordre à ses copartageants.
—Heu! heu! répéta la liseuse qui semblait être en son heure de méfiance, faut pas s'imaginer qu'on est seul malin ici-bas! Les ficelles, ça se vend pour tout le monde, sache-le bien, Alfred. Tel à qui on voulait jouer un pied de cochon vous administre souvent une mornifle inattendue.
—Ta! ta! ta! débita dédaigneusement Alfred.
Ce mépris du danger rendit la mère plus hardie à prêcher la prudence. Elle continua:
—Quand deux chiens se disputent un os, il y a péril à vouloir leur retirer cet os. C'est ce que tu as fait, mon bibi, avec le Gustave et son Héloïse. Ils allaient dépiauter le Ducanif quand tu es venu te mettre entre eux en exigeant ta part à titre de dot de la fille Ducanif, qu'ils se sont engagés à te faire épouser... Méfie-toi, Alfred, méfie-toi! Les deux chiens qui se battaient pour l'os, se retournent, quitte à s'entre-dévorer plus tard, contre celui qui vient en tiers.
—Le Gustave et sa cuisinière n'oseront broncher, je les tiens trop sous ma coupe, affirma Alfred.
—Oui, tu me l'as dit, à l'aide d'une lettre. Qui sait s'ils ne te la voleront pas pour s'affranchir? Qui sait même si tu la possèdes encore?
—Vous dites vrai, la mère. Cette lettre a disparu, avoua le jeune homme avec une rage sourde.
Puis se reprenant:
—Mais c'est à n'y rien comprendre. Le vol ne peut avoir été fait par eux, car, s'ils fussent rentrés en possession de l'écrit qui les fait mes esclaves, ils eussent relevé la tête. Bien au contraire, je les trouve plus soumis que jamais.
A cela, la mère secoua la tête d'un air de doute.
—Crains une manigance, continua-t-elle. Il n'est pire eau que l'eau qui dort. En veux-tu une preuve, fiston? Ce matin, quand j'ai été te demander là-bas, rue de Turenne, une femme m'avait précédée dans le trou obscur qui est la loge du savetier concierge. L'obscurité m'a empêchée de la reconnaître. A mon départ, elle m'a suivie et le diable sait où, bien sans le vouloir, je l'aurais conduite, si, en passant devant un miroitier, la prudence ne m'avait rappelé une vieille ruse de guerre... celle, sous prétexte de rajuster ma coiffure, de regarder, à l'aide d'une glace, ce qui se passait derrière moi. Alors j'ai reconnu Héloïse qui marchait sur mes talons. Une maison à double issue m'a servi à la laisser en plan... Mais pourquoi me suivait-elle, je te le demande, si ce n'est parce qu'elle m'avait entendue te demander au pipelet?... Si soumis qu'ils te paraissent, tu vois que cette Héloïse et son médecin te mijotent un vilain coup... Veille au grain, Alfred!
Et, continuant son rôle de prophétesse de malheur, la vieille dame, toujours le nez dans son livre, poursuivit:
—Du côté de la fille Grandvivier, es-tu plus certain de ton affaire, mon fieux? Es-tu bien sûr que la Cydalise te soit une fidèle alliée?
—Notre passé l'enchaîne à moi et quinze mille francs que je lui ai promis sur la dot, si j'épouse, me répondent de l'avenir.
—Oui, si tu épouses, appuya la mère. Mais épouseras-tu, mon garçon? Une fille que, par une indigne surprise, on a mise à mal, n'épouse pas toujours le séducteur. Rappelle-toi le dicton du four où, bien souvent, n'enfourne pas celui qui l'a chauffé.
—Ta! ta! ta! redit Alfred railleur.
Moquerie qui servit à la mère pour repartir de plus belle.
—Et puis elle a bien vite disparu, la fille Grandvivier. Le père l'a fait partir dare dare... preuve qu'il sait tout.
—Oui, tout, sauf le nom et la personne du coupable. Avant-hier, j'ai dîné chez lui, ricana le fils.
Mais la vieille dame tenait à vider son sac aux conseils.
—A ta place, moi, fiston, je me tiendrais en garde contre le papa. Il ne m'inspire pas pour deux sous de confiance. Je l'ai vu passer certain jour. Un vrai pince-sans-rire, avec une mine de croque-mort. Il m'a fait froid dans le dos... Il se peut que tu aies rendu Cydalise muette avec ta promesse de quinze mille francs. Rien ne t'assure qu'en lui en offrant vingt mille ce mauvais sécot de juge ne la fera pas parler.
Tant de sinistres prédictions avaient fini par agacer le baron, qui répliqua sèchement:
—Aujourd'hui, la mère, savez-vous que vous n'êtes pas à la gaieté?
La maman en avait encore gros sur le coeur. Aussi reprit-elle vivement:
—Dame! il y a de quoi, mon petit! J'ai comme une idée que tous tes projets vont craquer. Un beau matin, il t'a pris l'idée de te fourrer dans la peau d'un baron pour épouser une héritière. Ça devait être bâclé à la vapeur. Alors j'ai dit: «Allons-y!» et j'ai lâché mes économies. Mais, à cette heure, je n'ai plus le sou et je trouve que ça dure trop... Et puis j'espérais que ton beau mariage me permettrait de lâcher le Camuflet.
Après ce nom, la maman branla la tête en murmurant:
—Encore un qui ne m'inspire pas pour deux sous confiance.
—Ah! ah! fit le baron. Vous m'avez répété cent fois que c'était un pur idiot.
—On se trompe à tout âge, mon bichon. Aujourd'hui, j'ai comme une doutance qu'il fait la bête. La facilité même avec laquelle je l'ai soulagé de ses dix mille francs me fait peur.
—Puisque vous vous êtes arrangée pour qu'il accuse les autres, objecta le fils.
—Oui, de l'une, j'ai renfermé le dé en argent dans le tiroir qui contenait les billets. Pour l'autre, j'ai semé cinq ou six gousses d'ail dont elle a toujours ses poches remplies dans le cabinet de Camuflet qui sait que, de nous trois, seule elle en fait usage pour ses ratatouilles. Mais, malgré ces précautions, je ne suis pas tranquille. Je le répète, je sens que ça craque. Aussi, Alfred, il me tarde de ne plus jouer mon rôle de noble dame Buffard des Palombes.
Et maman répéta d'une voix alarmée:
—Ça craque! ça craque!
Le baron mit fin à ces jérémiades en demandant d'une voix impatientée:
—Bref! vous m'apportez les dix mille francs en question?
—Oui, mon loulou. Mais, après eux, n-i ni, c'est fini! rappelle-toi que c'est ton va-tout pour continuer ton rôle de baron. Il faut avoir réussi avant ton dernier écu envolé... sinon, il ne nous restera plus qu'à lever le pied pour notre Belgique.
—Oh! je réussirai! affirma le fils d'un ton plein d'une sombre énergie.
La maman venait de fermer son livre et se préparait à quitter sa place en disant:
—Alors, mets ton chapeau sur la chaise près de toi. En passant, je vais y glisser le magot.
Le Tombeur-des-Crânes, qui tournait la tête à droite, entendit à sa gauche le bruit sourd de la liasse de billets qui tombait dans la coiffe de son chapeau, en même temps que l'ancienne Belle-Flamande s'éloignait en répétant:
—Ça craque! ça craque!
Le plus négligemment du monde, le baron avait repris son chapeau.
—Elle a raison, c'est mon va-tout! murmura-t-il pendant que sa main se refermait sur les billets de banque.
Songeait-il au meilleur emploi à faire de ses dernières ressources pendant les cinq minutes qu'il demeura rêveur après le départ de sa mère? Le résultat de ses réflexions fut qu'il se leva de sa chaise en disant:
—Mon va-tout?... Non... il me restera encore la petite maison de Billancourt où, la nuit dernière, m'a conduit, bien à son insu, l'amant d'Héloïse?
Alors, se rappelant que Gustave Cabillaud avait aussi des projets sur cette maison, il se répéta en riant un des proverbes que venait de lui citer la Belle-Flamande:
—Ce n'est pas toujours celui qui a chauffé le four qui enfourne.
Si confiant qu'il fût en son audace, le Tombeur-des-Crânes, tout en les taxant d'exagération, était contraint de s'avouer qu'il y avait un peu de vérité dans les craintes maternelles. Certes, il était loin d'admettre le «ça craque» de la Belle-Flamande, mais il lui fallait reconnaître qu'il s'était produit un temps d'arrêt dans la veine heureuse qui avait signalé ses débuts dans la peau d'un baron.
Expliquons d'abord comment Alfred était devenu M. de Walhofer.
Après des alternatives de succès et de malechances, où la vache enragée avait dominé, la troupe de la Belle-Flamande était venue sombrer en France devant un huissier qui avait vendu le matériel, les costumes et accessoires, la voiture et ses rossinantes, la tente et ses tréteaux.
Les artistes s'étaient alors séparés.
La première à décamper avait été Cydalise qui, en sa qualité de belle fille allant chercher fortune, s'éloigna sans aucune crainte de l'avenir.
—Au revoir! lui avait dit le Tombeur-des-Crânes.
—Ah! non, j'ai assez d'être battue! Donc, pas au revoir, mais adieu, tout ce qu'il y a de plus adieu! avait-elle répondu.
Elle était partie heureuse de cette espèce de délivrance, sans se douter qu'une femme de sa sorte, dont les instincts bas finissent toujours par avoir la nostalgie de la boue, ne pouvait se soustraire complètement à l'empire d'un être de l'acabit d'Alfred.
Le dernier qui se détacha de la Belle-Flamande fut celui qui, dans les séances de second, représentait le magnétiseur de Cydalise. C'était un ancien greffier de tribunal qui s'était réfugié dans la voiture des saltimbanques pour échapper à la justice belge, qui voulait lui demander compte de nombreux faux.
Le fait était que ce gaillard avait un prodigieux talent à imiter les signatures et à falsifier les actes les plus authentiques.
—Si jamais vous avez besoin de moi... avait dit l'ancien greffier à la Belle-Flamande en prenant congé d'elle.
—Ce n'est pas de refus, avait répliqué celle-ci.
—Soit comme magnétiseur, si vous reformez une troupe, soit autrement, avait ajouté l'autre pour compléter ses offres.
—Qu'entendez-vous par votre «autrement», mon brave Bédaric?
—Dame! patronne, il arrive souvent d'avoir un urgent besoin de la signature de quelqu'un qu'on n'a pas sous la main ou qu'on ne veut pas déranger, ou qui est mort...
—Ah! bon! compris! compris! Bédaric.
Puis la mère et le fils étaient restés seuls en présence.
—Il s'agit maintenant de tirer chacun son épingle du jeu, avait dit la mère.
Cela n'avait pas été long pour le Tombeur-des-Crânes qui avait trouvé immédiatement à s'engager dans une autre troupe, heureuse de s'adjoindre cette célébrité de tous les champs de foire.
Quant à la Belle-Flamande, après avoir été directrice, pouvait-elle se résigner à devenir simple artiste? En conséquence, elle quitta ce qu'elle appelait sa carrière.
Une année après, le Tombeur-des-Crânes rejoignait sa mère à Paris. Il était dégoûté de la vie de saltimbanque et cherchait une autre voie.
—Ah! si, au lieu d'être un garçon, tu étais une fille, comme j'aurais ton affaire! soupira la maman qui, après divers métiers essayés, s'était tenue à celui de garde-malade.
—Bah! comment? fit Alfred.
—Figure-toi qu'en ce moment je soigne un bonhomme tombé malade d'avoir perdu sa femme... sa seconde femme encore... Et c'est un Crésus qui a la toquade de la vie de ménage. A peine rétabli, il y a gros à parler que mon imbécile va vouloir encore se ratteler au conjungo... Si tu étais une fille, moi mettant la main à la pâte, avant six semaines, tu t'appellerais madame Camuflet.
Et l'ancienne mangeuse de lapins vivants, après avoir poussé un second soupir de regret, ajouta:
—Hein! me vois-tu la belle-mère d'un richard? Quelle existence en sucre! Comme je me dorloterais! Toujours le porte-monnaie garni de monacos!
A cette perspective attrayante, le Tombeur-des-Crânes se dit que, si sa mère nageait dans les monacos, il saurait lui en soutirer sa large part. Aussi donna-t-il ce conseil intéressé:
—Puisque tu n'as pas de fille, tâche d'en trouver une.
Au lieu de s'effaroucher, la maman avait souri d'un air fin en répliquant:
—J'y ai pensé... Je te dirai même que j'ai ce qu'il me faut sous la main. Une fille des Enfants-Trouvés, dix-huit ans, jolie comme un coeur, plus paresseuse qu'une couleuvre, qui ne demanderait pas mieux que de se laisser mettre à plein beurre. Une fois mariée, elle ne vendrait pas la mèche.
—Eh bien! prends-la!
Là-dessus la Belle-Flamande avait secoué tristement la tête en disant:
—Oui, mais il y a un cheveu dans l'affaire, mon fiston.
—Quel cheveu?
—Il ne suffit pas de dire: «Voilà ma fille»; il est nécessaire encore de le prouver... et, pour prouver, il faut des papiers qui me manquent.
Elle allait pousser un troisième soupir que son fils arrêta net par cette demande:
—Et Bédaric? Avez-vous donc oublié les offres de Bédaric? Qu'est-il devenu?
A ce nom, la maman avait tressauté.
—Pristi! tu me donnes là une jolie idée! s'écria-t-elle joyeusement. Le diable m'emporte si j'avais pensé à ce bon Bédaric qui possède un si beau talent!
—Le tout est de le retrouver.
—Je l'ai rencontré il n'y a pas un mois. A ce qu'il m'a annoncé, il tient une échoppe d'écrivain aux environs des halles, rue de la Ferronnerie.
—Allons-y, proposa Alfred.
Et ils se mirent en route. Chemin faisant, la Belle-Flamande exultait de joie.
—Bédaric va nous confectionner toutes les paperasses utiles, disait-elle. Pour tant faire que d'avoir des papiers neufs, je veux qu'ils soient dans le grand genre. Je tiens à ce qu'ils me mettent de la haute!... Un titre et un nom qui esbrouffent le Camuflet, mon futur gendre!
Regardant le mariage comme déjà fait et parfait, la Belle-Flamande bégaya d'une voix qui frissonnait d'une satisfaction cupide:
—En avant la danse des écus!!!
Puis, vivement, elle ajouta:
—Écus que nous partagerons, Alfred.
—Écus dont j'ai d'autant plus besoin qu'ils me sont indispensables pour la réussite de mes projets, appuya le Tombeur-des-Crânes.
—Tiens! tu as donc des projets, toi?
—J'ai plein le dos de cette existence errante de bateleur... Je veux me fixer, épouser une femme qui m'apporte le bien-être...
—Alors, épouse la femme à barbe. Elle vaut de l'or, cette biche-là! conseilla la Belle-Flamande cherchant une bru future dans son ancien métier.
—Pouah! pouah! fit Alfred.
—Mazette! tu es difficile! Une artiste qui gagne jusqu'à des cinq et six francs à chaque entre-sort et, pour peu qu'on les serre, on arrive à dix ou douze représentations... Avec une épouse de ce calibre-là, tu vivrais les bras croisés.
Le Tombeur-des-Crânes haussa dédaigneusement les épaules à cette admiration maternelle, et d'un ton bref:
—J'ai en vue deux riches héritières dont une est la fille d'un magistrat, déclara-t-il.
Le mot de «magistrat» sonna si comiquement à l'oreille de la Belle-Flamande qu'elle éclata de rire et lâcha naïvement:
—Tu blagues, mon petit!...
La mine sérieuse de son fils arrêta sa gaieté bruyante.
—Alors, reprit-elle, ta fille de magistrat est sourde, bossue, aveugle et elle s'est fait couper les deux jambes dans un accident de chemin de fer?
—Elle est jeune, jolie et je l'épouserai, affirma le Tombeur-des-Crânes avec assurance.
—Avec ça qu'on viendra te l'offrir! gouailla encore la maman incrédule.
—Non... mais on sera tout heureux de me l'accorder quand j'irai la demander.
Une seconde fois, le «Tu blagues!» vint aux lèvres de la Belle-Flamande, mais elle l'avala en voyant le sourire affirmatif d'Alfred. Pour elle, la chose appartenait si bien au domaine du fantastique qu'elle lui trouva un motif.
—Alors, les restes d'un autre? avança-t-elle.
A cette supposition, le fils dressa la crête. Il parut, comme le paon, se mirer dans ses plumes d'un air vainqueur, et d'une voix pleine de la plus immense fatuité:
—... Pas d'un autre, accentua-t-il.
Pour le coup, la maman y alla de son refrain à plein gosier.
—Tu blagues!» lâcha-t-elle.
Mais toujours se pavanant, Alfred riposta tout tranquille:
—A la première occasion, vous demanderez plutôt à Cydalise.
—Tiens! tu l'as donc retrouvée, cette grande brinde? Qu'est-elle devenue, la belle rousse? s'écria la mère lancée sur une autre piste.
—Aujourd'hui, la belle rousse est devenue brune. Elle est cuisinière chez mon futur beau-père, le magistrat en question.
—Et elle a oublié toutes les volées que tu lui as administrées?
—A leur souvenir, sa passion s'est rallumée plus ardente que jadis. J'ai fini par si bien commander en maître que, tout en rechignant un peu, elle a été ma complice dans le fait qui a rendu mon mariage forcé.
Il devait y avoir dans le passé de la Belle-Flamande des souvenirs qui la faisaient parler par expérience, car sa voix s'attendrit en émettant cette réflexion:
—Le fait est que, quand une femme en tient pour un homme, elle est capable, s'il l'exige, de se mordre le front.
Ensuite, revenant à ses moutons:
—Va donc pour la fille du magistrat, accorda-t-elle. Mais tu as parlé d'une autre héritière. L'as-tu amenée au mariage forcé, celle-là?
Le Tombeur-des-Crânes prit un ton dégagé:
—Oh! fit-il, je ne m'occupe pas personnellement de ce mariage. Deux personnes y travaillent pour moi.
—Des amis?
—Des amis, si vous voulez, la mère... mais des amis par lesquels il ne ferait pas bon pour moi me laisser soigner si j'étais malade, d'autant plus qu'un d'eux est médecin.
La Belle-Flamande était une femme d'un bel acquit. Elle connaissait si bien la carte de tant de pays que, pour certains points, il n'était besoin, avec elle, de les lui mettre sur leurs i. Elle éclata de son gros rire en disant:
—Alors ils ont une corde sensible, tes deux amis?
—Précisément.
—Et quand tu touches cette corde, ça les fait chanter?
—Comme vous le dites.
—Et comment as-tu découvert cette corde?
—Encore par Cydalise qui, je dois l'avouer, ne se doute pas le moins du monde qu'elle m'a servi dans cette affaire...
—Conte-moi la chose, garçon, demanda la maman qui, tout aussitôt, ajouta:
—Non, plus tard. Nous voici arrivés chez Bédaric.
Ils étaient, en effet, devant une étroite boutique dont la devanture était fermée par des rideaux, noirs de crasse, mais soigneusement tirés.
L'ancien magnétiseur et ci-devant greffier belge était assis devant une petite table. Il se leva précipitamment à l'entrée des arrivants qu'il reconnut à première vue.
—Eh! mon ancienne patronne et son fils! A quoi puis-je vous être bon? s'écria-t-il, tout empressé.
—Mon bonhomme, voici la chose. Je veux marier ma fille, aborda carrément la Belle-Flamande.
—Votre fille? Mais vous n'en avez pas! lâcha Bédaric ahuri par ce début.
—Non, mais je viens à toi pour que tu m'en fasses une, dit l'ex-patronne.
Sans attendre l'effet de cette plaisanterie risquée, elle expliqua longuement son cas à Bédaric qui l'écouta en disant de temps à autre:
—Rien de plus facile, patronne.
Il lui fallait une haute position sociale. La veuve d'un gros bonnet.
—Veuve d'un général tué au champ d'honneur, proposa Bédaric.
—Le général me va, mais avec un nom bien ronflant qui pue les croisades.
Bédaric se recueillit.
—Que diriez-vous de: Buffard des Palombes? finit-il par demander.
—Superbe! approuva la nouvelle veuve du général.
Et, dans son ravissement, elle s'écria:
—Buffard des Palombes! En voilà un nom qui va épater le Camuflet!!!
Bédaric fit un saut sur sa chaise, ouvrit des yeux étonnés, grands comme une porte cochère.
—Camuflet! répéta-t-il. N'est-ce pas un ancien entrepreneur fort riche? demanda-t-il.
—Oui, un millionnaire.
—Et c'est à lui que vous voulez donner votre fausse fille?
—En personne. Est-ce que vous connaissez l'idiot dont je veux pour gendre?
A cette question, Bédaric se prit les côtes et si fort fut son rire qu'il put à grand'peine répondre:
—Si je connais Camuflet! Ah! la bonne plaisanterie! elle est forte, celle-là! Camuflet qui s'est déjà marié deux fois. C'est bien celui-là, n'est-ce pas?
—Le même.
Bédaric tâcha de modérer sa gaieté et, entre deux spasmes de rire, débita vite:
—C'est moi qui ai fait son second mariage.
Après avoir affirmé que c'était lui qui avait fait le second mariage de Camuflet, le joyeux Bédaric se reprit aussitôt:
—C'est-à-dire, non; je m'exprime mal. Je n'ai pas fait ce mariage, mais je l'ai grandement facilité.
—En quoi faisant? demanda Alfred.
—En tuant un homme.
Si l'aveu était raide, bien surprenante était aussi la réflexion dont l'écrivain public le fit suivre.
—Après tout, reprit-il, quand je l'ai tué, il se pouvait qu'il fût déjà mort depuis plusieurs années.
Alfred et sa mère n'eurent pas le temps de s'étonner, car il poursuivit aussitôt:
—Voici la chose: lorsque Camuflet s'amouracha de la petite qu'il voulait pour sa seconde femme, je vous laisse à deviner si la maman, qui ne possédait pas un radis, avait hâte d'avoir un gendre à écus. Par malheur, elle était en puissance de mari. Quand je dis «en puissance», ce n'est pas le vrai mot, car, depuis sept ou huit ans, elle était délivrée de son époux, un exécrable pochard qui, un beau matin, avait lâché femme et enfant, et n'avait plus donné de ses nouvelles. Or, pour marier la fille, il fallait le consentement du père... Où aller chercher le pochard?... Nix de mariage sans le consentement de l'Auvergnat; car le disparu était non seulement un ivrogne, mais encore un Auvergnat.
Et Bédaric s'interrompit pour dire:
—Du reste vous le connaissez.
—Comment le nommes-tu? demanda le Tombeur-des-Crânes.
—Craquefer.
La Belle-Flamande interrogea sa mémoire.
—Le nom ne m'est pas inconnu, mais je ne sais où je l'ai entendu prononcer, dit-elle.
—Ni moi non plus, ajouta Alfred.
—Il en a été de même pour moi quand la femme m'a nommé son mari, mais en creusant bien mes souvenirs, j'ai fini par trouver en quel endroit, vous et moi, nous avions rencontré l'Auvergnat soiffeur.
—Où donc? fit curieusement la Belle-Flamande.
—Ne vous souvient-il plus, sur la frontière, du petit village français où nous avons donné une représentation dans la grange d'un aubergiste... village qui s'appelait Montrel?
—Montrel! répéta le Tombeur-des-Crânes qui, si maître qu'il fût de lui, ne put commander au frisson dont il fut secoué au nom de ce village lui rappelant ses trois victimes: Vernot, Carambol et Henriette.
—Parbleu! oui, je me souviens de Montrel, avoua la Belle-Flamande.
—Avez-vous aussi souvenance de Trudent, l'aubergiste, qui, trente fois par heure, hurlait: «Craquefer!» pour faire sortir l'Auvergnat de la cave?
—Mais, objecta Alfred, malgré ce nom de Craquefer, il se pouvait que l'ivrogne ne fût pas le mari disparu?
—Oui, mais je fus convaincu quand j'appris le petit nom du pochard que sa femme dut m'énoncer lorsqu'elle vint réclamer mes services. L'Auverpin répondait au petit nom de Pietro... singularité stupide, qui m'avait frappé à Montrel où, devant moi, le garçon d'écurie avait plaisanté le fouchtra sur ce prénom italien.
—Alors vous vous êtes empressé de donner à la femme des nouvelles de son mari envolé? avança Alfred.
—Jamais! au grand jamais! dit vivement Bédaric.
—Pourquoi?
—Parce que j'aurais perdu les cent francs dont la femme me payait l'acte qu'elle réclamait de mes faibles talents. Ne sachant où retrouver son sac à vin et pressée qu'elle était de flanquer sa fille à Camuflet, la mère, devant l'impossibilité de se procurer le consentement paternel exigé par la loi, a coupé au court en s'adressant à moi qui lui ai bâclé un joli petit acte de décès de son Auvergnat, grâce auquel le mariage a passé comme une lettre à la poste.
—Alors ce mariage était nul?
—Parfaitement, fit Bédaric.
Et, en souriant:
—Nul... comme le sera aussi le troisième mariage que vous mitonnez pour Camuflet, ma chère patronne, ajouta l'ancien greffier magnétiseur.
Louer la Craquefer, c'était pour la Belle-Flamande faire en même temps son propre éloge. Ce fut donc d'une voix convaincue qu'elle s'écria:
—Une fine commère, la femme de l'Auverpin! Elle méritait sa chance.
Bédaric secoua la tête ironiquement.
—Pas tant de chance que vous le supposez, dit-il, car le mariage était à peine réalisé que l'Auvergnat reparut et, alors, il fit chanter ferme son épouse. Tous les écus de la Craquefer furent pour l'ivrogne qui, sans cesse, parlait d'attaquer le mariage de sa fille, ce qui aurait mis à jour le faux acte de décès. Ah! il a soutiré de gentilles sommes à sa prétendue veuve avec les peurs bleues qu'il lui flanquait, cet adroit Pietro qui, pourtant, se garda bien de laisser soupçonner son existence à Camuflet!
—Et jamais ce dernier n'a eu aucune doutance de la nullité de son mariage? demanda Alfred.
—Pas plus pour son second que pour son premier mariage, répondit Bédaric.
—Hein! fit la Belle-Flamande, est-ce que le premier aussi était nul?
—Tout comme l'autre.
—Encore un faux acte de décès?
—Non; cette fois-là, Camuflet s'est adressé à une vraie veuve...
—Eh bien, alors?
—Seulement cette veuve-là, ainsi que la Craquefer, ne dédaignait pas la provende à plein râtelier qu'elle trouverait chez un gendre millionnaire. Alors elle a usé d'une autre supercherie. Avec toutes les pièces relatives à sa fille légitime, qui était morte, elle a gentiment fait passer à Camuflet une fille qu'elle avait eue hors mariage... Donc, autre mariage nul.
—Comment as-tu appris cela?
—Par un hasard extraordinaire. C'est moi que la veuve vint consulter en son embarras. J'eus alors le bonheur de lui donner le conseil qui la tira d'affaire.
Encore une fois, la Belle-Flamande éprouva le besoin impérieux de rendre justice à qui de droit.
—Celle-là, comme la Craquefer, deux vraies matoises! confessa-t-elle.
A cet aveu, Bédaric s'inclina respectueusement devant elle en débitant d'une voix louangeuse:
—Vous êtes vraiment trop modeste, patronne.
—Tu crois, mon vieux?
—Oui, car c'est à vous le pompon.
—Parce que?
—Dame! les deux autres, en somme, n'ont fait, plus ou moins adroitement, que marier leurs filles... Tandis que vous, beaucoup plus forte, vous allez vous donner un gendre sans avoir jamais eu de fille.
Et Bédaric s'inclina encore en répétant:
—A vous le pompon!
La Belle-Flamande prit un air penché, et de sa voix la plus mélancolique:
—Que veux-tu? dit-elle. Je possède encore mes trente-deux dents et je n'ai rien à me mettre entre les mâchoires. Je suis à l'âge où il faut penser à son estomac. Chez le Camuflet, je serai assurée de la pâtée quotidienne. C'est à considérer, ça, mon brave Bédaric, surtout quand, comme moi, on aime mieux se contenter de tout que de peu.
Quittant le ton langoureux, la voix de la Belle-Flamande prit la corde émue pour continuer:
—Puis-je oublier que je suis mère?...
—Pas de votre fille! interrompit Bédaric.
—Non, dit-elle en se tournant vers le Tombeur-des-Crânes, mais de ce grand garçon ici-présent, qui ne se fera pas prier pour accepter les écus que je saurai carotter à l'idiot Camuflet.
Puis, passant soudain à un autre ordre d'idées, elle s'écria:
—Ah! propos, j'oubliais! Alfred voudrait être baron. Est-ce aussi dans tes moyens, Bédaric?
Bédaric eut une moue dédaigneuse.
—Heu! heu! baron! fit-il dédaigneusement.
—Est-ce que baron ne te plaît pas?
—Bien communs, les barons. La place en est encombrée, appuya l'ex-greffier-magnétiseur.
Il se recueillit un moment, le front dans ses mains, puis relevant la tête:
—Pourquoi pas vidame? proposa-t-il.
—Qu'est-ce que c'est que ça? fit la Belle-Flamande légèrement effarée.
—Un autre titre de noblesse beaucoup plus rare et mieux porté. On devient empereur, on naît vidame!
La maman, pour ce qui était de l'influence d'un titre nobiliaire, jugeait à son étiage et suivant les relations de sa vie.
—Non, non, dit-elle vivement, tenons-nous en à baron... Baron, vois-tu, ça ébaubit les marchands de vin, tandis que ton vidame les effrayerait. Faute de comprendre, ils croiraient que c'est un emploi dans la police... Et tu sais, chez un marchand de vin qui se méfie, pas d'ardoise, l'oeil est crevé, crédit est mort. Un vidame n'obtiendrait pas la plus petite côtelette aux cornichons!
Fière de sa classification de la noblesse au point de vue des marchands de vin, elle répéta:
—Tenons-nous en à baron.
—Baron étranger, bien entendu? reprit Bédaric.
La Belle-Flamande se redressa superbe et, la voix vibrante de patriotisme:
—Baron belge... On tient à faire honneur à son pays! déclara-t-elle.
Bédaric se remit le front dans les mains, à la recherche du nom à proposer.
—Trouve-nous quelque chose de bien flamand, recommanda l'ex-mangeuse de lapins.
—Que diriez-vous de Vaestromdemaekerten? demanda le chercheur.
—Jamais un concierge ne retiendra ce nom-là! Autre chose, mon vieux.
—Parbleu! fit brusquement Bédaric, j'ai votre affaire dans mes cartons. C'est tout un tas de titres d'un baron de Walhofer qui les a oubliés à son départ pour le Chili, où il a été se faire pendre... Il paraît qu'il s'amusait la nuit, le pistolet au poing, à effrayer les voyageurs.
—Vieille noblesse, hein?
—Tous les ancêtres du baron sont morts aux croisades.
—Et les titres sont bien règle? Tu en réponds?
—Oui, c'est moi qui les ai fabriqués, confessa modestement Bédaric. Je chercherai la liasse et je vous la remettrai en même temps que les pièces qui vous feront dame Buffard des Palombes, restée veuve avec une fille.
—Combien de temps te faut-il pour tes griffonnages?
—Quinze jours.
—Bon! Alors je vais commencer à amorcer le Camuflet en lui faisant passer sous le nez ma prétendue fille, annonça la maman.
Et, prenant le bras du Tombeur-des-Crânes, elle sortit de la boutique de l'écrivain public.
Dix pas plus loin, elle dit à son fils:
—Tu sais, Alfred, que tu as une confidence à me compléter.
—Laquelle?
—Tu m'as bien conté comment tu as des chances d'épouser la fille du juge... mais pour l'autre héritière, la demoiselle Ducanif, qu'un médecin et une cuisinière doivent te faire accorder, tu m'as laissée le bec dans l'eau.
—Je vous ai appris que mon talisman était une lettre.
—Oui, je le sais, une lettre qui tient en bride les deux individus, Héloïse et son amant... Mais que contient-elle, cette lettre? Et comment l'as-tu trouvée?
—Écoutez donc, dit le Tombeur-des-Crânes.
La Belle-Flamande était à jeun. Avant que son fils eût commencé le récit qu'elle lui demandait, elle fit cette proposition:
—Manger n'a jamais bouché les oreilles de celui qui écoute. Moi, j'ai l'estomac dans les talons, ce qui me gêne pour marcher. Or, si tu le veux, au lieu de baguenauder par les rues, toi parlant et moi écoutant, je t'offre d'aller casser une croûte chez un manezingue de mes amis qui vous a un petit vin que c'est à croire qu'on en rêve. C'est à deux pas, dans la rue des Bourdonnais.
Cinq minutes après, tous d'eux étaient attablés dans un cabinet du marchand de vin désigné.
Après faim apaisée, la mère posa ses coudes sur la table en disant à Alfred:
—Maintenant, garçon, conte-moi comment tu as mis la patte sur cette lettre qui fait que le médecin et Héloïse, sa maîtresse, t'obéissent si bien au doigt et à l'oeil qu'ils se sont engagés à te faire épouser l'autre héritière, la demoiselle Ducanif, que tu guignes à défaut de la fille du magistrat.
L'exorde du récit d'Alfred fut une question.
—Vous souvenez-vous, la mère, demanda-t-il, parmi les expériences de seconde vue exécutées par Cydalise, au beau temps de notre troupe, du tour de l'écriture brûlée?
—Parbleu! tour qui ahurissait fièrement les gobe-mouches qui en restaient le bec ouvert! s'exclama la maman. On présentait un papier et un crayon à un spectateur en lui disant: «Écrivez sur cette feuille ce qu'il vous plaira»; après quoi on lui faisait plier le papier, qu'il avait d'abord donné à lire à tous ses voisins, puis il le brûlait sur une assiette qu'il gardait en main, le nez sur les cendres. Alors Bédaric, notre magnétiseur, endormait Cydalise, assise sur un tabouret adossé à un portant de coulisse et demandait: «Pouvez-vous nous dire ce que monsieur avait écrit sur le papier qu'il vient de brûler?» A cette question, ma mâtine, qui n'aurait pas ri pour un empire, leur dégoisait la chose tout au long, au grandissime étonnement du public.
Et, éclatant de rire à ce souvenir, la Belle Flamande ajouta:
—Oh! oui je me souviens de ce tour qui était pourtant bête comme bonjour. Il consistait en...
Jugeant inutile d'entendre les détails d'un tour qu'il connaissait à fond, le Tombeur-des-Crânes interrompit sa mère pour commencer son histoire.
—C'est au tour de l'écriture brûlée, je vous le répète, que je dois mon empire sur le docteur et sa maîtresse. Et vous allez savoir comment.
(Si simple que ce soit ce tour, fort usité dans toutes les baraques de foire, il faut en donner l'explication pour l'intelligence de ce qui va suivre.
Ayez un sous-main en carton recouvert d'un papier dont le dessous a été frotté d'une composition de suie et de savon noir, ce qui forme décalque. Entre ce papier et le carton, vous placez une feuille de papier blanc, puis vous encollez les bords de l'enveloppe en les rabattant sous le dessous du carton.
On présente à un assistant un crayon de pierre dure et une feuille de papier qu'on a placée sur le sous-main. Le spectateur accepte le sous-main qui l'aide à écrire et, comme le crayon est dur, il lui faut appuyer ses caractères, qui se trouvent décalqués sur le papier caché sous l'enveloppe du sous-main. L'écrit achevé, on le laisse à son auteur, qu'on débarrasse du sous-main et du crayon pour les remplacer par une assiette garnie d'allumettes. «Faites lire à vos voisins pour qu'ils en sachent le contenu, puis brûlez-le», commande le magnétiseur qui, pendant que l'attention est ainsi distraite, fait passer le sous-main à un compère dans la coulisse. Ce dernier n'a qu'à déchirer l'enveloppe du carton pour prendre le second papier sur lequel l'écriture s'est décalquée. Il en souffle les phrases à la somnambule assise près du portant de la coulisse... et le tour est fait.—Sur la demande du magnétiseur, le somnambule, au grand ébahissement des spectateurs, récite ce que contenait l'écrit brûlé.)
Le Tombeur-des-Crânes avait entamé son histoire:
—Après avoir quitté la troupe Rebricard, où je m'étais engagé quand nous nous séparâmes, j'étais revenu à Paris. Je battais le pavé depuis huit jours, en quête d'un expédient qui me fît vivre, quand le hasard me mit en face de Cydalise.
Elle avait eu beau dire, la belle, que tout était fini entre nous! Il n'en était rien, car, à ma vue, sa toquade la reprit, et, en un quart d'heure, la réconciliation fut faite et parfaite.
—Où loges-tu? me demanda-t-elle.
—Dans un garni du faubourg.
—Viens donc habiter ma chambre.
Deux heures après, j'étais installé chez Cydalise, dans une masure du Marais, du côté de la rue de Turenne. Sa chambre était un véritable taudis, mais elle jouissait d'un agrément bien rare à trouver dans Paris. Elle s'éclairait sur un jardin, nid de verdure au fond duquel apparaissait un petit hôtel Louis XV.
—On m'a dit que c'est l'habitation d'un magistrat, m'annonça Cydalise.
Tout comme moi, l'ancienne Fille du Soleil était dans une gêne atroce. Quand elle s'était séparée de nous, le hasard de ses amours l'avait conduite dans les bras du chef de cuisine d'une ambassade qui, haut maître en science culinaire, s'était amusé à en faire un cordon bleu. A cela s'était bornée sa générosité, car, après un an de durée, quand la liaison se rompit, Cydalise, à deux cents francs près, s'en alla aussi pauvre qu'elle était venue.
Seulement elle partait excellente cuisinière et bien décidée à tirer profit de son savoir.
Les deux cents francs avaient duré trois mois dans l'attente d'une place. Elle en était à ses derniers dix francs le jour de notre réconciliation.
Après m'avoir fait part de sa débine, elle s'écria joyeusement:
—Baste! le Mont-de-Piété n'a pas été créé pour les chiens! Jusqu'à ce que nous ayons mangé la somme qu'il me prêtera, Héloïse sera peut-être venue.
—Qui appelles-tu Héloïse?
—Une cuisinière dont j'ai fait la connaissance à la salle Crémorne, au dernier bal annuel donné par l'Association des cuisiniers et cuisinières pour la caisse de secours. Héloïse m'a promis de me trouver une bonne place... et, là-dessus, elle peut me dénicher ce qu'il y a de mieux, car elle y a la main.
—Pourquoi?
—Parce qu'elle est en place chez un sieur Ducanif qui tient le meilleur bureau de placement de Paris. Il paraît que ce Ducanif s'est si bien monté le bourrichon pour elle, une superbe fille du reste, que, afin d'être plus libre, il s'est séparé de sa femme et de sa fille... Tu comprends que si Héloïse l'exige, son bourgeois me trouvera une place aux prunes.
—Oui, mais elle tarde trop, ta place aux prunes.
En réponse, elle me montra une grande malle dans un coin de la chambre et me dit en riant:
—Raison de plus, en attendant, pour que le Mont-de-Piété me débarrasse de tout ce qu'il y a là dedans et qui ne me servira plus.
—Que contient cette malle?
—Ma défroque et tous mes bibelots de somnambule. Comme il y a gros à parier que je ne redeviendrai plus jamais Fille du Soleil, battons monnaie avec tous ces oripeaux.
Elle se mit à ouvrir le coffre en continuant:
—Je ne sais plus trop quoi j'ai enfermé dans cette malle. Nous allons en passer la visite.
Bien mesquines étaient les frusques qu'elle voulait offrir au Mont-de-Piété! Deux amples peignoirs sans taille en grosse tarlatane pailletée d'étoiles d'or, quelques jupes courtes de pareille étoffe, des corsages du même genre et trois maillots de soie constituaient la garde-robe de celle qui, alors qu'elle donnait ses séances de seconde vue, s'habillait, suivant sa fantaisie, en druidesse, avec une couronne de chêne sur la tête, ou en sylphide avec des ailes dans le dos.
Et elles étaient encore là, ces ailes et cette couronne de chêne en papier. Ce fut moi qui, en prêtant la main à l'inventaire, les tirai de la caisse, ainsi que d'autres brimborions sans valeur, que Cydalise avait conservés en souvenir du temps passé.
—Tiens! qu'est-ce cela! fis-je en ramenant du fond du coffre un objet plat et d'un carré long, enveloppé dans une feuille de journal.
—Ça, me dit Cydalise en riant, c'est le sous-main qui nous servait pour le tour du papier brûlé.
Cependant j'avais retiré le journal. Elle avait dit vrai. C'était bien le sous-main et, avec lui, le crayon à pierre dure dont se servait le spectateur pour écrire.
Je posai sous-main et crayon sur une table voisine en disant:
—Je crois, ma belle, que tu peux te dispenser de porter cela au Mont-de-Piété qui ne t'en donnerait pas un maravédis.
Puis, nous continuâmes notre inventaire de la caisse.
A l'exception des maillots en soie, toute la défroque était de si mince valeur que nous dûmes reconnaître qu'à moins d'une excessive générosité de la part de l'expert, le Mont-de-Piété en donnerait tout au plus trente francs.
—Avec trente francs on peut aller quatre jours. D'ici là, Héloïse m'aura peut-être trouvé une place, répliqua Cydalise prenant les choses au mieux.
Et en fille expéditive:
—Vite, ajouta-t-elle, faisons-en un paquet et en route pour le Mont-de-Piété!
Le paquet terminé, je m'apprêtais à la suivre quand elle m'arrêta en disant:
—A quoi bon y aller deux? J'y suffirai seule. Reste là; fume ta pipe en m'attendant. Je ne serai pas plus de vingt minutes.
Resté seul, je tuai d'abord le temps en lisant le journal, vieux de quinze mois, qui avait enveloppé le sous-main. Je fus interrompu en ma lecture par un coup frappé à la porte.
C'était le concierge de la maison.
—Une lettre pour mademoiselle Cydalise, m'annonça-t-il en me montrant la missive.
—Elle ne tardera pas à revenir.
—Tant de fois elle m'a répété qu'elle attendait une lettre que j'ai cru bien faire en la lui montant au plus vite. Elle aura passé devant la loge pendant que j'étais au premier, chez le propriétaire.
Et il posa la lettre sur la table.
C'était un bavard qui jugea bon de tailler une petite bavette. Jusqu'au retour de Cydalise, c'était une façon pour moi d'abréger l'attente. La conversation s'engagea donc entre nous.
—La chambre doit plaire à monsieur, me dit-il. Bien des gens, qui payent des cinq mille francs de loyer, voudraient avoir une vue pareille... Un jardin délicieux... c'est rare dans Paris.
—Certes! fis-je. Mais la jouissance de ce jardin vaut encore mieux que sa vue.
—Oui, mais cette jouissance-là coûte les yeux de la tête. Pour se la payer, il faut être riche comme l'est M. Grandvivier.
—Ah! le locataire se nomme Grandvivier?
—Oui, un juge qui remue les écus à la pelle.
—Tant que ça!
—Il possède, m'a-t-on dit, plus de trois millions, et il n'a qu'un enfant.
Son nom, prononcé par une voix furieuse, qui retentit dans l'escalier, le fit bondir.
—Encore ma canaille de propriétaire qui m'appelle! Quand donc délivrera-t-on les pauvres portiers des propriétaires!
Et il partit à toute vitesse.
Me retrouvant à nouveau seul, l'idée me vint de lire la lettre adressée à Cydalise. Elle contenait ces trois lignes tracées d'une écriture grotesque:
«Ma chère camarade.—Attendez-moi demain à onze heures. Je vous ai trouvé une place excellente.
—Héloïse.»
Je rejetai la lettre sur la table, puis je me mis à employer le moyen de patienter que m'avait indiqué Cydalise, celui de fumer ma pipe.
A ma vingtième bouffée, la chambre était si pleine de fumée que j'étais menacé, en continuant, d'une asphyxie complète.
—Donnons de l'air, me dis-je.
Je m'avançai pour ouvrir la fenêtre. Au moment où je levais la main vers l'espagnolette, mon regard, à travers un accroc du rideau, plongea au fond du jardin.
Une ravissante jeune fille de dix-huit ans était en train d'arroser un massif de fleurs.
Au lieu d'ouvrir la fenêtre, je restai à l'affût derrière mon rideau, dévorant des yeux cette suave créature.
Le portier avait été interrompu dans sa confidence au moment où il m'apprenait que le magistrat n'avait qu'un enfant.
Cet enfant était donc une fille?
Et le père possédait des millions!!!
La voix de Cydalise, qui remontait l'escalier en chantant, m'arracha à mon extase. Je m'éloignai vivement du rideau.
A son premier pas dans la chambre pleine de la fumée de ma pipe, Cydalise courut à la fenêtre qu'elle ouvrit béante en s'écriant:
—Mais tu tournes au jambon! Peut-on s'enfumer ainsi! Tu as des poumons en zinc, toi!
Alors, respirant à pleine aspiration:
—Ouf! fit-elle, c'est bon, l'air pur!
Soudain je l'entendis qui murmurait hargneusement en regardant le jardin:
—Tiens! voilà ma chipie qui s'envole! Ne dirait-on pas que j'ai une tête à camper sur un cerisier pour effaroucher les moineaux?... Eh! va donc! bégueule! On vaut bien autant que toi.
Sans doute que Cydalise n'avait pas conscience que ses paroles avaient dépassé ses lèvres et que j'avais pu entendre le sentiment haineux pour la jeune fille qu'elles trahissaient, car, après avoir refermé la fenêtre, elle revint à moi en disant:
—Le pipelet, à ma rentrée, m'a annoncé qu'il avait monté une lettre pour moi.
—Oui, là, sur la table, dis-je en lui indiquant la lettre.
Sans se fâcher que je l'eusse d'abord ouverte, elle la déplia et eut vite fait d'en connaître le contenu.
Aussitôt elle se mit à exécuter par la chambre un pas du cancan le plus échevelé en criant:
—Bravi! bravo! c'est aujourd'hui un jour de chance complète. D'abord, c'est toi que je retrouve! Et voici Héloïse qui me promet une bonne place! Vivat! c'est de la veine sur toute la ligne!!!
Mais se reprenant aussitôt, elle ajouta d'une voix essoufflée par la danse:
—C'est-à-dire non, pas sur toute la ligne, car le Mont-de-Piété a été rat en diable. Croirais-tu que le sapajou d'employé n'a voulu me prêter que quinze francs de mes souvenirs de gloire? N'a-t-il pas osé me dire que mes ailes de sylphide ne pouvaient plus servir qu'à éventer de la braise sur un fourneau!
Sa rancune ne fut pas longue. Elle tira de sa poche les trois pièces de cinq francs qu'elle fit sauter dans sa main en débitant d'un ton joyeux:
—Qu'est-ce qui va se payer un joli petit gueuleton fin, ce soir, avec son chéri? Les trois pièces y passeront. Pas d'économie, puisque j'entre demain en place.
—Oui, mais moi? dis-je.
—Eh bien! toi, après?
—Que vais-je devenir, quand tu seras dans cette place?
—Tu resteras ici. Tu garderas ma chambre où je viendrai, aussi souvent que possible, t'apporter des ailes de volaille et du bon bouillon.
—Oui, mais te permettra-t-on de décamper, comme tu l'espères?
Elle réfléchit un peu, puis:
—J'imposerai la condition à mes bourgeois qu'on me laissera sortir pour mes devoirs religieux, m'annonça-t-elle.
Sur ce, elle se remit à faire sauter les trois pièces de cinq francs sous mon nez et continua:
—Il sera toujours temps demain de penser à cela. Pour le quart d'heure, il s'agit d'aller se payer une gentille biture. Allons, en route!
Comme elle s'apprêtait à remettre son mantelet, elle s'arrêta et se retourna vers moi pour me demander:
—A moins que tu ne veuilles que nous nous contentions de pommes de terre frites; alors tu pourrais garder les quinze francs pour toi.
Jusqu'à ce moment, la Belle-Flamande avait écouté sans mot dire le récit de son fils. A cet endroit, elle ne put contenir son enthousiasme!
—Un coeur d'or, cette Cydalise! Elle t'aurait donné ses petits boyaux si tu les lui avais demandé.
Le Tombeur hocha ironiquement la tête en répliquant:
—Pas tant que ça, la mère. Cydalise avait la tête dure sur certains points. Vous en jugerez.
—Bon! alors je devine que le vent va tourner pour elle aux raclées numéro un.
—Attendez la suite.
La maman se versa un petit verre de cassis et, avant de le porter à sa bouche qui allait le déguster à petits coups de langue, elle prononça:
—Dévide ton chapelet, fiston.
Le Tombeur-des-Crânes continua:
—Comme je ne répondais pas, Cydalise reprit:
—Voyons, te décides-tu pour les pommes de terres frites?
En me montrant le vieux journal qui avait servi à envelopper le fameux sous-main, elle me dit en souriant:
—Tiens, voici le plat d'argent qui me servira à t'en apporter une montagne.
J'étendis la main sur le journal qu'elle allait prendre.
—Non, non, fis-je vivement, laisse-le là. Pendant ton absence, j'y ai lu quelque chose qui m'a fort intéressé et que je n'ai pas fini.
—Mazette! ricana-t-elle, tu ne tiens pas à avoir les nouvelles fraîches, toi! Ce journal est vieux de plus de quinze mois!
—Oh! la date ne fait rien à l'article que je lisais.
—Quel article?
—Le compte rendu des tribunaux. Il s'agit d'une bonne qui en a gobé pour ses cinq ans.
—Diable! c'est salé... Elle avait donc volé les couverts d'argent à ses bourgeois?
—Non; mais ses maîtres lui avaient confié la surveillance de leurs jeunes filles, une de seize ans et l'autre de dix-huit ans... et elle les vendait.
—Oh! la saleté de femme! s'écria Cydalise avec une profonde et sincère indignation. Alors, cinq ans, ce n'est pas payé. Moi je l'aurais condamnée à mourir à coups d'épingles.
—La malheureuse a peut-être obéi à certaines influences irrésistibles, avançai-je.
—Il n'est pas d'influences qui obtiendraient de moi une pareille infamie, articula-t-elle d'un ton convaincu.
Ce sujet lui répugnant à traiter plus longtemps, elle me demanda en reprenant sa voix rieuse:
—Oui ou non, te décides-tu pour les pommes de terre frites?
—J'opte pour le bon dîner, répondis-je.
A table, chez un restaurateur du voisinage, Cydalise revint à parler de la place qui l'attendait et de celle qui la lui procurait.
—Une jolie femme, Héloïse. Tu en jugeras demain, m'annonça-t-elle.
Ensuite, me menaçant du doigt en riant:
—Ne va pas t'aviser de lui faire la cour, grand vaurien!
Après quoi, tout aussitôt:
—Du reste, continua-t-elle, je suis bien tranquille là-dessus. Tu aurais beau faire ton joli coeur, Héloïse te laisserait tes singeries pour compte... car elle a un amant.
—Oui, tu me l'as dit, son bourgeois, nommé Ducanif.
—Oh! celui-là! s'écria-t-elle en éclatant d'un rire railleur.
Et quand sa gaieté fut apaisée:
—Il n'est pas question de Ducanif, reprit-elle.
—Ah! elle a un dessous de cartes?
—Oui, un joli Gustave, d'une trentaine d'années... Un médecin... Rien que ça! Le soir du bal des cuisinières, à la salle Crémorne, où j'ai fait sa connaissance, Héloïse m'a lâché sa petite confession. Si tu l'avais vue me parlant de son Gustave! Les yeux lui sortaient de la tête. Elle avait l'air de manger des confitures... Ah! en voilà un qui la tient ferme, je t'en réponds!
—Crois-tu? fis-je en ayant l'air de douter.
—C'est-à-dire que s'il lui commandait de s'asseoir sur un paratonnerre, v'lan, elle ne ferait ni une, ni deux! Sur un ordre de lui, elle monterait à l'échafaud.
—Tu vois bien! lâchai-je alors.
Elle me regarda sans comprendre.
—Qu'est-ce que je vois?
—Que te disais-je à propos de la bonne condamnée à cinq ans? Que la malheureuse avait peut-être obéi à une influence irrésistible... A la place de cette bonne, suppose ton Héloïse. Crois-tu que, pour le même cas, elle aurait résisté à son Gustave?
Cydalise réfléchit un peu, puis, en branlant la tête, lâcha cet aveu:
—Ma foi! pour être franche, je reconnais qu'Héloïse n'aurait pas reculé.
A cette réponse, je poussai un soupir mélancolique.
—On est heureux d'être aimé de la sorte! murmurai-je de façon à être entendu.
Cydalise se redressa, pâle, ses yeux étincelants tout à la fois d'amour et de courroux.
—Je te conseille de te plaindre! articula-t-elle sèchement.
—Alors tu serais une seconde édition de ton Héloïse?
—Pourquoi pas?
—Même pour le cas de la bonne qui a encaissé ses cinq ans?
Elle haussa brusquement les épaules et s'écria d'une voix impatientée:
—Ah! tu m'embêtes, à la fin, avec ta rengaine, toi!! Elle me fait froid dans le dos. Je suis certaine que mon dîner me restera sur l'estomac.
—Allons! calme-toi. Je voulais seulement te faire grimper à l'arbre, dis-je en riant.
Et c'était vrai. Pourquoi m'étais-je cramponné à cette condamnation de la bonne? Je ne saurais le dire. Sauf de faire un peu enrager Cydalise, aucun but n'avait dicté mes paroles.
Le lendemain, à onze heures précises, comme elle l'avait annoncé, nous reçûmes la visite d'Héloïse.
Certes, c'était bien la belle femme que m'avait vantée Cydalise. Mais son teint pâli, ses yeux remplis d'inquiétude, son visage tiré trahissaient, quand elle entra chez nous, qu'elle était en proie à de secrètes et douloureuses angoisses. Cherchant à se maîtriser, elle affecta de sourire en annonçant à ma maîtresse:
—Enfin je vous l'ai donc trouvée, cette place promise! Ducanif voulait la donner à une autre, mais je lui ai dit: «Minute! je la prends pour une de mes amies,» et le bonhomme s'est incliné.
—Alors pas dans une cassine? demanda Cydalise.
—Dans une bonne, très bonne maison, affirma Héloïse.
Ensuite, se reprenant:
—Seulement, maison un peu triste, je vous en préviens, mais où vous serez comme le poisson dans l'eau... Avant de monter ici, je me suis présentée, de la part de Ducanif, pour vous proposer au bourgeois, qui vous a acceptée les yeux fermés. Il vous attend le plus tôt possible... aujourd'hui même, si faire se peut.
—Qu'en dis-tu, Alfred? demanda Cydalise en se tournant vers moi.
Je n'eus pas le temps de répondre. Elle revint immédiatement à Héloïse.
—Car il faut vous dire, reprit-elle, qu'il me peine fort de quitter ce grand gueux que vous voyez là.
Et, en souriant, elle lâcha cette allusion:
—C'est mon Gustave, à moi.
Il me sembla qu'au nom de son amant, Héloïse avait tressailli. Sa pâleur augmenta et ses traits se contractèrent plus affligés.
—Est-ce que le torchon brûle entre les deux amants? me demandai-je.
Ce trouble échappa à Cydalise, qui, cependant, avait continué:
—Vous me comprendrez, ma belle. Ce pauvre garçon va rester seul ici... Moi, je ne saurais rester un jour sans le voir... Alors, si cette place est à l'autre bout de Paris, au diable vauvert... nix! nix!
—Mais non! mais non! fit vivement Héloïse.
—Dans le quartier?
—Mieux encore. A deux pas.
—Où donc?
—Chez un magistrat nommé M. Grandvivier.
Cydalise, à ce nom, se tordit de joie.
—Ah! par exemple, en voilà une bobinette de chance! s'écria-t-elle.
Quand j'avais entendu nommer le magistrat, deux pensées soudaines avaient, ensemble, envahi mon cerveau. En même temps que je me rappelais la jeune fille, arrosant ses fleurs, mademoiselle Grandvivier qui devait avoir un jour des millions, le souvenir m'était aussi venu de la bonne condamnée à cinq années de prison.
Cependant, moi à mes réflexions, Cydalise à son contentement, nous ne nous étions pas aperçus qu'après s'être laissée tomber sur une chaise, Héloïse fondait en larmes.
Lorsque je secouai ma courte rêverie, mon attention, au lieu de se porter sur Héloïse, fut distraite par Cydalise. Sa gaieté venait de disparaître subitement de son visage qui avait pris une expression mauvaise.
Et je l'entendis murmurer:
—Oui, mais il y a la fille... la chipie!
Pour la deuxième fois m'était révélé chez Cydalise un sentiment hostile à l'égard de mademoiselle Grandvivier, qui allait bientôt devenir sa jeune maîtresse. Pourquoi? Pour une cause futile à coup sûr, je l'aurais gagé, moi qui connaissais avec quelle facilité Cydalise prenait les gens en grippe.
A ce moment, Cydalise vit les larmes qui inondaient le visage d'Héloïse.
—Qu'avez-vous donc, ma belle bichette? s'écria-t-elle en s'élançant vers la désolée.
Celle-ci fit un effort pour dompter sa douleur et avec un faux sourire:
—Rien, rien, dit-elle; c'est une stupide affection nerveuse qui me tourmente par les temps orageux, comme celui d'aujourd'hui, mais c'est sans gravité... Pleurer me soulage.
Immédiatement, sans nous laisser parler, elle reprit:
—Ainsi, c'est bien convenu, vous acceptez la place?
—Je serais bien difficile! Du moment que vous m'offrez cette place, c'est que j'y trouverai mon beurre! s'exclama Cydalise reconnaissante.
—Seulement, je vous en ai prévenue, la maison est triste, solennelle, un peu guindée...
Elle sembla hésiter, puis elle dit:
—Et, même, à ce sujet, j'aurais un conseil à vous donner.
—Parlez. Je m'y soumets d'avance.
—Votre magnifique chevelure dorée donne à votre visage un caractère de beauté excentrique, hardie...
—Dites tout de suite effrontée! s'écria joyeusement Cydalise en la voyant chercher le mot précis.
—Bref, répondit Héloïse, il est à craindre que vos bourgeois ne s'effarouchent de votre tête un peu trop en dehors du commun.
—Alors, à moins d'entrer en place chez des aveugles, je ne vois d'autre moyen que de me couper la tête... Et, encore, bien des maîtres hésiteraient à prendre une cuisinière sans tête, débita Cydalise en riant.
—Il est un moyen plus simple de s'en tirer.
—Lequel?
—Faites subir une modification à votre chevelure.
—Est-ce que vous me demandez de me faire couper les cheveux?
—Non, mais seulement de les faire teindre.
—Tiens! tiens! c'est une idée! Je ne serais pas fâchée de voir quelle frime j'aurais en brune, lâcha Cydalise, en fille qui cédait à tout nouveau caprice.
Et, bien résolue, elle ajouta:
—C'est dit. Demain, avant de me présenter devant M. Grandvivier, j'aurai passé chez le coiffeur qui me métamorphosera en brune.
—Alors vous aurez la place... et je vous jure qu'elle est bonne, appuya Héloïse.
—Sans compter qu'elle ne m'éloignera pas d'Alfred. En deux sauts, je serai ici, répliqua la future cuisinière.
Ensuite, s'adressant à moi:
—Tu peux être certain d'avoir tous les jours ma visite.
—Visite que je te rendrai, répondis-je.
—Quand?
—La nuit, si tu veux.
—Oh! oh! ricana-t-elle moqueusement, j'en doute! Avec ça que, dans la boîte du juge, le pipelet doit être homme à ouvrir, passé minuit, aux troubadours qui demandent à coucher.
—Je n'aurai pas besoin de m'adresser au concierge.
—Bah! Alors, comment feras-tu?
Je la conduisis à la fenêtre et, de là, je lui montrai le mur qui séparait l'étroite cour de notre maison du jardin de M. Grandvivier.
—Crois-tu que ce mur est infranchissable? demandai-je.
—Et tu oserais? dit-elle, l'oeil brillant de passion.
—Oui, si, une fois le saut exécuté, j'étais certain de trouver les portes ouvertes par toi.
D'un bond, elle sauta à mon cou en s'écriant:
—Tu es un amour d'homme!!!
Et elle me donna un baiser retentissant.
Au bruit de ce baiser répondit l'éclat d'un violent sanglot. Il venait d'Héloïse dont cette caresse avait brusquement réveillé le chagrin qu'elle s'efforçait de nous cacher.
En une seconde, Cydalise devina le motif de ce désespoir. Tout en écartant les mains dont la pleureuse se voilait le visage, elle demanda d'une voix émue:
—De quoi donc, ma gentille? Est-ce qu'il y a du grabuge dans vos amours... Hein!... voyons, dites... J'ai deviné, pas vrai? Votre Gustave a fait des misères à sa niniche?
Héloïse ne fut plus maîtresse du secret qui l'étouffait.
—Gustave m'a quittée, balbutia-t-elle d'une voix brisée.
—Oh! le scélérat! commença par lancer rageusement Cydalise. Aimez donc les hommes! voilà comment on est récompensée!... Et, après cela, on s'étonne qu'il y ait tant de femmes qui se flanquent dans un cloître!
Comme, si indignées qu'étaient ses exclamations, elles n'étaient d'aucune consolation pour l'amante abandonnée, Cydalise se calma pour reprendre d'un ton encourageant:
—Bah! bah! c'est une querelle d'amoureux. Ça se remettra. Avant peu, votre Gustave se présentera penaud de son escapade et sera tout heureux qu'on le reprenne.
Héloïse secoua la tête de façon désolée à cette espérance offerte et répondit à travers ses sanglots:
—Non, non, c'est bien fini!... Allez! Je le connais! Il ne reviendra pas.
En fait d'amour, Cydalise était pour les concessions les plus larges.
—Alors, ma bellote, si vous en tenez si fort pour lui, faites le premier pas, conseilla-t-elle.
Mais Héloïse se remit à secouer la tête et finit par prononcer:
—Impossible!
—Oh! il n'y a rien d'impossible pour une jolie femme qui sait se faire bien enjôleuse, bien câline, bien...
L'Ariane abandonnée l'interrompit en redisant encore:
—Impossible! Impossible!
Puis, après un petit temps, elle murmura cette phrase incomplète:
—A moins que...
—A moins que quoi? insista Cydalise dont la compassion venait de se doubler d'une maîtresse dose de curiosité.
Héloïse nous fit attendre sa réponse. Enfin d'une voix lente:
—A moins que je consente à ce qu'il demande.
—C'est donc de boire la mer avec ses poissons?... Ou d'aller à quatre pattes à Rome?... Ou de manger par l'oreille?... Ou de vous atteler à un omnibus?... Enfin, que vous demande-t-il de si extraordinaire pour que vous, qui êtes coiffée d'un si rude béguin à son endroit, vous le lui refusiez?
A toutes ces questions, Héloïse était restée muette. Il était évident que nous ne parviendrions pas à lui arracher cette partie de son secret. L'exigence de Gustave concernait sans doute quelque terrible mystère, car Héloïse qui, en ce moment, devait y penser, frissonnait sous nos yeux.
Si, en amour, Cydalise était pour les concessions, elle admettait aussi largement les craques qui appuient le proverbe: «Promettre et tenir sont deux.» Aussi, désespérant d'obtenir un aveu complet, elle avança ce conseil:
—Promettez toujours, ma biche. Une fois le raccommodement fait, vous lui direz: Flûte!
Probablement que, pour le cas en question, Gustave n'était pas homme à être satisfait par le «Flûte!» car Héloïse répondit d'une voix qui tremblait:
—Il ne se contenterait pas d'une simple promesse.
—De quoi? fit Cydalise gouailleuse. Alors qu'exige-t-il donc, votre médecin de carton? Faut-il pas qu'on réunisse les deux Chambres en congrès pour recevoir votre serment? Voyons, dites, que réclame votre Gustave?
—Un engagement par écrit, articula l'amante délaissée en frémissant.
—Eh bien! écrivez, godiche, et, une belle nuit, vous lui chiperez le papier dans une de ses poches, conseilla encore Cydalise.
Héloïse s'était redressée, pantelante d'un effroi immense.
—Jamais! jamais! bégaya-t-elle.
Cette fois Cydalise perdit patience et son accent tourna à l'ironie.
—Alors, faites-en votre deuil, ma biche, ravalez vos larmes et passez l'éponge sur le souvenir de Gustave.
—J'en mourrai! dit l'abandonnée dont les sanglots éclatèrent de plus belle.
—Mourez... ou écrivez, prononça brutalement Cydalise, piquée par cette résistance.
Alors je jugeai bon de placer mon avis.
—A votre place, j'écrirais, dis-je à Héloïse.
Elle me regarda de ses yeux effarés, puis répondit:
—Si vous saviez ce qu'il veut que j'écrive!!!
—Je ne tiens pas à le savoir, mais je suis persuadé que plus cet écrit est effrayant, moins vous devez avoir à le craindre. Pourquoi n'aurions-nous pas nos caprices, nous autres hommes? Ne pouvons-nous être pris de la fantaisie d'éprouver à quel point nous sommes aimés par une femme? A coup sûr, le docteur a voulu vous soumettre à une épreuve.
—Si je le croyais! fit-elle.
Et son regard s'alluma d'une espérance.
Je revins à l'assaut.
—Écrivez, dis-je, et, demain, avec Gustave, vous serez à rire des angoisses que vous a donnée cette épreuve.
—Oui, écrivez donc, grande bêtasse! Alfred a raison. C'est une frime de votre Gustave, appuya Cydalise m'arrivant à la rescousse.
Héloïse hésita pendant une longue minute. Enfin elle nous demanda:
—Avez-vous ici ce qu'il faut pour écrire?
—Euh! euh! j'en doute! fit Cydalise en tournant dans la chambre. Ma dernière goutte d'encre a passé à noircir les coutures blanchies de mes gants. En fait de plumes, il ne me restait que celles de mes ailes de sylphide qui, pour le quart d'heure, sont au Mont-de-Piété... Quant au papier... Ah! tiens, c'est de la veine! en voici une demi-feuille qui me reste des quatre sous de papier que j'avais achetés pour faire les papillotes des petits frisons de ma coiffure à la chien.
Ce disant, elle posait devant Héloïse le carré de papier.
Oui, mais restaient encore à se procurer l'encre et la plume.
Alors une idée me traversa le cerveau.
Je pris sur la table le fameux sous-main du tour de l'écriture brûlée sur lequel je plaçai le morceau de papier, et en présentant le crayon à Héloïse:
—Au crayon ou à la plume, l'écrit n'en attestera pas moins à Gustave votre obéissance, lui dis-je.
Elle accepta le crayon sans mot dire, et, d'une main fébrile, se mit à écrire son billet.
Comme, par discrétion, nous nous étions éloignés de la table pour nous réfugier dans un coin, Cydalise ne put résister à la jubilation que lui avait procurée mon idée d'employer le sous-main. Malgré le danger d'être entendue par Héloïse, elle mit ses lèvres à mon oreille et me glissa ce compliment:
—Tu n'es pas à moitié roublard, toi!
Ensuite, au compliment, elle ajouta cette réflexion:
—Hein! En pince-t-elle pour son Gustave? Elle a eu beau faire ses giries, il a toujours fallu finir par obéir... O monstres d'hommes! quand on vous aime...!
Alors, pendant qu'elle me murmurait ces mots, le souvenir de mademoiselle Grandvivier, que Cydalise allait bientôt servir, me revint à la pensée.
Cependant Héloïse avait fini d'écrire. Elle se leva en pliant le papier sous forme de lettre.
—La! maintenant il n'y a plus qu'à la mettre à la poste et demain Gustave viendra vous la rapporter, dit Cydalise.
—Peut-être est-ce un écrit qu'il est plus prudent de remettre de la main à la main, avançai-je.
Ce conseil eut le désastreux effet de rappeler à Héloïse le danger pour elle qui résultait certainement de cette lettre.
—Non, non, non! proféra-t-elle avec une sombre énergie.
Et, soudain, elle déchira le papier en morceaux, qu'elle mit dans sa bouche pour les avaler.
Ensuite, brusquement, elle gagna la porte en femme dont la raison s'est égarée et disparut sans nous avoir dit adieu.
—Elle regimbe aujourd'hui, mais elle y passera demain. Elle est trop toquée de son Gustave pour résister longtemps, m'annonça Cydalise.
L'occasion m'était trop belle pour n'en pas profiter.
Je me hâtai donc de dire:
—Tu vois?
—Qu'est-ce que je vois? fit-elle, ne se rappelant plus l'incident de la veille.
—Que j'avais raison, hier, en soutenant que ce devait être sous une influence dominatrice qu'avait agi la bonne qui en a avalé pour cinq ans.
Elle s'emporta sérieusement:
—Tu sais que tu me bassines par trop avec ta bonne et ses cinq ans! Lâche-moi un peu cette scie-là! cria-t-elle d'une voix grincheuse.
Puis, me montrant le sous-main:
—Au lieu de nous chamailler, nous ferions mieux de lire ce que la désolée a écrit à son docteur... Que diable Gustave peut-il exiger d'elle?
Elle étendait la main. Plus prompt qu'elle, je m'emparai du sous-main en disant:
—J'ai eu l'idée. A moi d'avoir aussi la première lecture de la prose d'Héloïse.
Je ne sais pourquoi un pressentiment me dit alors qu'il me serait utile, plus tard, que Cydalise ignorât le secret d'Héloïse et du docteur Gustave Cabillaud.
En conséquence, je posai la main à plat sur le sous-main, et, en regardant ma maîtresse en face, j'éclatai de rire.
—Qu'est-ce qui te prend? demanda-t-elle surprise.
—C'est que je pense à ce que tu disais tout à l'heure du dévouement exagéré des femmes pour celui qu'elles aiment. A t'entendre, elles sont capables des choses les plus impossibles... Elles marcheraient sur la tête!
—Sans doute qu'elles marcheraient sur la tête, et même, encore, sans y mettre les mains, appuya Cydalise.
—Tu! tu! tu! fis-je, tout ça, c'est des mots; mais, quand il faut en venir aux faits, ça change. Telle femme qui offre à toute heure à son amant de lui sacrifier sa vie rechignerait, j'en suis certain, à la plus petite contrariété qui lui serait imposée.
—Ce n'est pas pour moi, j'aime à le croire, que tu dis cela? débita-t-elle sèchement.
—Il en serait de toi comme des autres, ripostai-je en raillant.
Elle était touchée au vif. Ce fut donc avec une sorte de dignité froissée qu'elle répliqua:
—Aie, un jour, quelque chose à exiger de moi, et tu verras, selon ton mot, si je rechigne.
—Tu! tu! répétai-je. Toujours de grandes phrases!!!
Puis, comme si l'idée m'en venait à l'instant, je m'écriai:
—Eh bien, tiens! il me passe en tête une fantaisie qui va te mettre au pied du mur!... Je veux, j'exige que tu ne lises pas ce qui a été écrit par Héloïse.
—Oh! non, ça, par exemple, c'est trop bête. Demande-moi autre chose de plus sérieux... Et puis, après tout, pourquoi ne lirais-je pas? dit-elle d'un ton mécontent.
J'éclatai de rire en m'écriant:
—Eh! eh! soutiens à présent que tu ne rechignerais pas.
Alors je lui tendis le sous-main et j'ajoutai d'une voix dont je m'efforçai de rendre l'intonation ironiquement douloureuse:
—Lis donc à ton aise! L'essai m'a suffi pour juger de ce que valent toutes tes affirmations de dévouement.
Offrir, avec l'espoir qu'il la repoussera, une cruche d'eau à celui qui meurt de soif, c'est grandement s'exposer à voir cette espérance trompée. Il en était de même de mon expérience de présenter le sous-main à la curiosité de Cydalise, et pourtant elle eut un succès complet.
Geste et phrase portèrent en plein.
—Est-ce que tu parles sérieusement, mon petit homme? demanda-t-elle en hésitant.
—Allons! lis, lis donc! dis-je du ton brusque de qui veut en finir.
—Ah! non, alors, fit-elle. Du moment qu'il te plaît que je ne lise pas, je ne lirai pas.
Et elle repoussa le sous-main en ajoutant:
—Je tiens si peu à connaître la prose d'Héloïse que, tandis que tu t'en régaleras, moi je vais descendre chez le coiffeur pour me faire teindre la tignasse comme je l'ai promis à Héloïse.
Puis elle vint à moi, chatte et douce, en demandant:
—Est-ce qu'on n'embrasse pas la louloute qui a été bien obéissante à son loulou?
J'accordai la récompense sollicitée et elle partit en chantant cet air qui lui était habituel et dont, habituellement aussi, elle altérait le texte:
Plus on a de poux (bis)
Plus on rit.
Sa voix, qui s'éteignait dans les profondeurs de l'escalier, me prouva qu'elle s'éloignait bien franchement, mais, par prudence, je poussai le verrou de la porte.
Alors je m'approchai du sous-main dont, prestement, je déchirai la couverture. Le papier sur lequel s'était décalquée l'écriture d'Héloïse apparut à mes yeux.
Oui, certes, elle avait eu vingt fois raison de tant hésiter avant de tracer ce billet, et, après l'avoir écrit, elle avait eu non plus vingt, mais cent fois raison de l'anéantir.
En vérité, c'était un fier malin que ce docteur Gustave Cabillaud qui s'assurait une telle garde à carreau contre les défaillances futures, voir la trahison, de celle dont il voulait faire la complice de son sinistre moyen de conquérir une fortune.
Avec son billet en poche, maître Gustave n'aurait eu, plus tard, qu'à se mettre au pied de l'échafaud pour voir Héloise y monter, puis à s'en aller après, lui, avec sa tête bien solide sur ses épaules.
Tudieu! le hardi et rusé renard! Comme il s'entendait à jouer des femmes hébétées par la passion. Il n'y allait pas à la doucette, lui qui marchandait son amour au prix du billet que j'avais sous les yeux.
Voici quelle était la teneur de cet écrit dont, évidemment, Gustave, en l'exigeant, devait avoir imposé les termes, car du diable! si Héloîse était capable d'une pareille prose.
«Oui, mon Gustave adoré, pour toi j'ai voulu la mort de Ducanif parce que sa dépouille me procurait une fortune à t'offrir, et aujourd'hui, malgré tous tes efforts pour faire triompher ton innocence, tout t'accusera de complicité dans ce crime. Moi-même en me dénonçant, je t'entraînerai dans ma perte, si ton abandon se prolonge. Reviens!... A cette heure, je te prie encore... Demain je commanderai.—Héloïse.»
Et l'écrit était sans date, ce qui lui laissait à prendre sa valeur le jour où le Ducanif aurait été expédié.
Héloïse avait déchiré ce premier billet. A coup sûr, demain, affolée d'amour, elle l'écrirait encore. A mon avis, l'existence de Ducanif ne valait pas quatre sous.
Après cette lecture, et en pensant à Héloïse si complètement envoûtée par le docteur, je ne sais comment j'arrivai à me dire:
—Si j'abrutissais ainsi Cydalise?
Puis, aussitôt, je me répondis:
—A quoi bon?
A cet «à quoi bon!» ma pensée m'offrit l'exemple à suivre de ce docteur Cabillaud qui voulait faire fortune. Mais, lui, il avait un Ducanif à dépouiller, tandis que moi...
Et, pendant que je cherchais de quel côté s'offrait cette fortune à conquérir, la pensée de mademoiselle Grandvivier et de ses millions vint, pour la troisième fois, se retracer dans mon souvenir.
Pour secouer cette obsession, je me levai et je me mis à chercher dans la chambre la cachette qui mettrait l'écrit d'Héloïse à l'abri de la main de la fureteuse Cydalise. Je la connaissais femme à mettre en pratique les conseils qu'elle donnait aux autres et je me rappelais cet expédient proposé par elle à Héloïse:
—On écrit toujours et, la nuit, on trouve à chiper le billet dans une poche de vêtement.
Je glissai la lettre d'Héloïse derrière le morceau de glace cloué à la muraille qui nous servait de miroir et, comme pièce pouvant servir à une comparaison d'écriture, j'y joignis le court billet par lequel, la veille, Héloïse avait annoncé la place qu'elle avait trouvée pour son amie.
L'idée me vint de dépister la curiosité de Cydalise.
Cette première lettre d'Héloïse avait un second feuillet blanc que je déchirai et sur lequel, de mon écriture la plus fantasque, je traçai trois lignes au crayon. Cela fait, j'insinuai ma prose dans la poche de mon gilet.
Dix minutes après, Cydalise était de retour.
Vrai! elle gagnait à être teinte en brune. Le conseil d'Héloïse était bon. Toujours remarquable, la beauté de la rousse s'était modifiée. Au lieu de cette expression hardie qui accentuait son visage, Cydalise offrait une figure douce, reposée, un peu béate. On lui aurait donné le bon Dieu sans confession.
A son entrée dans la chambre, elle m'avait trouvé le sourire aux lèvres.
—Qu'as-tu donc à rigoler ainsi tout seul? me demanda-t-elle.
J'appuyai machinalement la main sur la poche de mon gilet et, quand elle eut bien vu le geste, je répondis:
—C'est à cause du billet d'Héloïse. Ma foi! c'est trop cocasse! Avec ses larmes et ses soupirs à décorner un boeuf, elle m'avait fait croire à un gros drame. Je m'étais figuré son Gustave exigeant des choses terribles... Ah! si tu savais!
Du moment qu'elle était certaine de trouver l'écrit dans la poche de mon gilet, Cydalise crut devoir me jouer la comédie.
Elle s'appliqua les deux mains sur les oreilles en criant:
—Je ne veux entendre! Inutile de rien me dire! Tu vois, je suis sourde... Laisse-moi au moins le plaisir de t'avoir fait le sacrifice de ma curiosité.
J'avais bien eu raison de me méfier de ma paroissienne. La nuit suivante, alors qu'elle me croyait endormi, je la sentis sortir doucement du lit pour aller faire sa cueillette dans la poche de mon gilet.
Il faisait un si magnifique clair de lune que besoin n'était pour elle d'allumer une chandelle afin de pouvoir lire le fameux billet.
Elle n'eut qu'à s'approcher de la fenêtre.
Je la vois encore, en chemise, se tordant de joie, à demi étouffée par son rire dont il lui fallait contraindre l'éclat pour ne pas me réveiller.
Et elle avait raison de rire, car voici ce qu'elle lisait:
«Mon Gustave chéri.—Je m'engage par cet écrit, que tu as exigé de mon amour, à ne plus manger d'ail ni d'échalote, puisque tu n'en aimes pas l'arome.—Ton Héloïse.»
Et le silence de la nuit me permit d'entendre Cydalise qui, bien bas pourtant, murmurait:
—Ah! la sotte! Et elle se fendait l'âme pour ne pas écrire ce billet!... Il faut qu'elle aime rudement l'échalote, tout de même!
Un quart d'heure après, l'écrit était rentré dans la poche de mon gilet et Cydalise dormait comme une toupie.
Le lendemain, elle fut la première levée pour préparer sa malle. Elle tenait à faire preuve de zèle en entrant de bon matin chez M. Grandvivier.
—Ne bouge pas d'ici. En allant chez les divers fournisseurs, je profiterai de l'occasion pour monter te rendre visite, m'annonça-t-elle en partant.
Elle fit comme elle l'avait dit. Deux fois je la vis arriver m'apportant des provisions.
—Comment as-tu été reçue? demandai-je.
—Très bien. Dame! je ne te dirai pas que le magistrat a dansé la chahut en me voyant, mais ma physionomie de brune a semblé lui revenir... Il n'est pas d'une gaieté folle, mon bourgeois. On peut lui donner de la glace à garder, il ne la dégèlera pas... A part ça, pas méchant. Je crois que je me plairai dans la boîte... Je n'ai que ma cuisine à faire. Le reste regarde la femme de chambre et le valet de chambre; deux vrais melons, ceux-là!
J'attendais qu'elle me parlât de mademoiselle Grandvivier, mais elle n'en ouvrit pas la bouche.
—T'a-t-on donné une belle chambre? demandai-je à sa seconde visite.
—Je ne sais pas encore où je serai logée. C'est ce soir qu'on me désignera ma chambre.
—Sans doute dans le voisinage de tes maîtres, à portée d'entendre, si la nuit on t'appelle.
Je lui tendais la perche pour qu'elle me parlât de sa jeune maîtresse; mais elle me répondit en riant:
—Qui est à portée d'entendre se trouve aussi à portée d'être entendu. Ce ne serait donc pas à souhaiter... surtout si tu me tiens ta promesse.
—Quelle promesse?
—De me montrer comment tu franchis un mur.
Sur ce, elle s'enfuit en me criant:
—A demain!
Je me couchai mécontent de ma journée, je n'avais pas voulu donner l'éveil à Cydalise en lui parlant, le premier, de mademoiselle Grandvivier, et elle avait gardé le silence sur la jeune fille. De mon côté, durant les longues heures de mon isolement, j'étais resté à l'affût, guettant par le trou du rideau, l'apparition dans le jardin, de l'enfant du magistrat,—et j'en avais été pour mon attente.
Le lendemain matin, Cydalise m'arriva rayonnante de satisfaction.
—On m'aurait donné à choisir ma chambre que je ne l'aurais pas prise plus à souhait, me dit-elle.
—Pas de voisinage gênant?
—Je ne sais s'ils ont supposé que j'avais la gale, mais ils m'ont assigné le coin le plus reculé de la maison. Je crois que si tu venais, la nuit, me voir en jouant de la trompette, personne ne t'entendrait.
Elle m'entraîna vers la fenêtre en ajoutant:
—Tiens, derrière le rideau..., car il ne faut pas que je laisse apercevoir mon bec... je vais t'indiquer où loge chacun.
A travers la mousseline claire et trouée du rideau la maison nous apparaissait dans toute son étendue, au fond du jardin. Quelques fenêtres avaient été ouvertes à la fraîcheur du matin.
Cydalise commença sa revue:
—D'abord, dit-elle, ces deux fenêtres, à gauche, qui sont ouvertes, sont celles du cabinet de...
Soudain elle s'interrompit:
—Ah! fit-elle, voici ma chipie qui entre chez son père... Elle va donc mieux, ce matin, la sainte Douillette?... Ah! je lui en ficherais des narcotiques à la princesse qui se plaint de ne pouvoir dormir!... Des giries, quoi!
A risquer un seul mot en faveur de mademoiselle Grandvivier, je m'exposais à mettre en garde la rancune de Cydalise.
—Elle est donc malade, cette demoiselle? dis-je du ton le plus insouciant.
—Parbleu! malade comme le sont ceux qui restent toute leur sainte journée, le derrière sur une chaise, sans remuer ni pieds ni pattes! Qu'elle vienne donc seulement dans une cuisine fourbir les casseroles, ça lui donnera un exercice qui la fera dormir sans qu'il lui soit besoin des drogues qu'elle entonne chaque soir en se couchant... Tout ça, je te le répète, de vraies giries! histoire de déranger le pauvre monde!
—Oh! oh! déranger, répétai-je en riant, tu parles pour les autres, car le service de la demoiselle ne doit te concerner en rien puisqu'elle a sa femme de chambre.
—C'est justement où tu te casses le nez, mon bonhomme. On attendait l'arrivée d'une cuisinière pour laisser la femme de chambre prendre un congé de quinze jours. Elle doit décamper demain. De sorte que, pendant cette quinzaine, c'est moi qui aurai, chaque soir, quand elle se mettra au lit, la corvée d'apporter sa potion à mademoiselle Pimbêche.
Et, avec une intonation rageuse, elle grinça, en crispant les poings:
—En voilà une que j'ai dans le nez!
—Dame! si elle t'a donné raison de la détester? insinuai-je d'un ton approbateur pour la pousser aux confidences.
—Crois-tu que cette poupée, les deux ou trois fois que nous nous sommes rencontrées dans la rue, avant mon entrée chez le père, m'a ri au nez en me regardant comme si elle voyait un phénomène!!!
Teinte en brune et avec le nouveau genre de coiffure que le coiffeur lui avait fait adopter, Cydalise ne ressemblait en rien à ce qu'elle avait été deux jours auparavant. Il eût été vraiment impossible de reconnaître en elle, à cette heure, calme, étudiée en ses gestes, aux bandeaux plats, cette même créature à la démarche dégingandée, à l'oeil hardi, à la chevelure broussailleuse et rutilante, à la mise de promeneuse à travers choux.
Quand elle avait rencontré l'ancienne Cydalise, mademoiselle Grandvivier avait donc été fort excusable d'avoir souri à la vue de cette espèce d'oiseau fou au plumage si éclatant, qui aurait même fait se retourner les chiens.
C'était donc là ce gros crime qui avait allumé le ressentiment de Cydalise, laquelle, je le répète, était facile à prendre les gens en grippe.
Sa bile, à propos de sa jeune maîtresse, étant un peu soulagée, Cydalise reprit la désignation qu'elle me faisait, derrière le rideau de notre fenêtre, des aîtres de la maison du magistrat.
—Après ces deux fenêtres du cabinet de M. Grandvivier, les deux suivantes, à gauche, éclairent sa chambre à coucher. Tout à proximité, mais donnant sur la cour, est la chambre d'Augustin, le valet de chambre qui fait pendant à celle, aussi sur la cour, de la femme de chambre de la chipie. L'appartement de la donzelle comprend les quatre autres fenêtres à droite. Il y a deux sorties, l'une sur un couloir de dégagement, du côté du père, l'autre sur le grand escalier. Ils sont tous nichés les uns sur les autres.
—Bien! Et toi?...
—Moi! je perche dans le petit bâtiment en retour... Tu vois la fenêtre d'ici. Ma chambre ouvre sur le carré du grand escalier.
—Mais, m'as-tu dit, c'est aussi sur ce grand escalier que débouche une des deux sorties de l'appartement de la demoiselle. Ne pourra-t-elle entendre si je te fais mes visites nocturnes?
—Pas mèche, mon chéri. Sa chambre à coucher est séparée du carré par un petit boudoir.
Sur ce, Cydalise, jugeant mon instruction terminée, partit en me disant:
—A ce soir, sauteur de mur! Pour cette première fois, je descendrai t'attendre dans le jardin.
Franchir le mur assez bas qui séparait notre maison du jardin n'était qu'un jeu pour moi.
Il était environ onze heures quand j'exécutai mon escalade. A peine touchais-je terre que, de l'ombre d'un haut massif de lilas, je vis sortir Cydalise qui me prit la main en disant tout bas:
—Un cabri n'aurait pas mieux sauté... Laisse-moi te conduire, et quand nous arriverons au grand escalier, marche comme sur des oeufs, car la pincée n'est pas encore endormie.
Deux minutes après, je me glissais dans la chambre de Cydalise où brûlait une bougie, placée sur la commode.
Elle s'approcha de la fenêtre et regarda à travers la vitre.
—Encore de la lumière chez la chipie. Est-ce qu'elle ne va pas se décider? gronda-t-elle.
Elle achevait quand un coup de sonnette retentit au dehors sur le carré.
—Ah! enfin! ce n'est pas malheureux! lâcha-t-elle.
Elle alla prendre sur la commode une assiette de porcelaine de Saxe sur laquelle était posé un verre à demi plein d'eau et sortit de la chambre après m'avoir dit:
—Je reviens à l'instant.
En effet, au bout de deux minutes, elle reparut les mains vides et, après avoir poussé le verrou de la porte:
—Là! fit-elle; à présent que la mijaurée s'est flanquée sa drogue dans le torse, elle va dormir et nous laisser tranquilles.
—Alors ce verre que tu as emporté contenait la potion somnifère?
—Oui. Le médecin, qui aimerait mieux que le sommeil lui vînt naturellement, a commandé de ne prendre la drogue qu'en désespoir de cause. Seulement, par crainte que l'impatience ne lui fasse avaler trop vite la chose, il a défendu de la laisser à sa portée... Il faut qu'elle sonne pour se la faire apporter... Alors la femme de chambre, qui d'habitude la sert, lui fait ses observations s'il est trop tôt et la fait languir après son verre... Plus souvent que je la laisserai tirer la langue, moi, pendant la quinzaine que je vais remplacer la femme de chambre!... Plus tôt elle aura avalé sa potion, plus tôt je serai couchée.
—C'est le docteur qui prépare à l'avance cette potion? demandai-je.
—Avec ça que c'est difficile à préparer! ricana-t-elle. Un enfant de deux mois s'en tirerait, tant c'est simple!
Et elle me montra sur la commode une petite fiole et un compte-gouttes en ajoutant:
—Dix gouttes de ça dans un demi-verre d'eau.
—Oh! oh! fis-je, le compte-gouttes prouve qu'il est important de ne pas se tromper sur le nombre.
—Comme tu dis, il ne faudrait pas forcer la dose, car, alors, bigre de bigre!
—Qu'arriverait-il?
—Qu'elle dormirait si bien comme une souche qu'on pourrait lui faire faire une promenade à âne sans parvenir à la réveiller... Elle en aurait pour ses vingt-quatre heures à pioncer.
En été, l'aurore est hâtive. Je dus quitter Cydalise à trois heures du matin pour ne pas me laisser surprendre par le jour.
—Tu sais le chemin, il n'est pas besoin que je t'accompagne, me dit-elle mal réveillée.
—Non, répondis-je, et qu'il soit bien convenu qu'à chacun de mes départs, tu n'auras pas à te lever. Je tiens à ce que tu achèves tranquillement ta nuit.
—Ma foi! j'aime autant ça! dit-elle en s'enfouissant la tête dans l'oreiller pour se rendormir.
Un petit tilleul, poussé près du mur du jardin, m'aida à gagner le chaperon, puis je sautai dans la cour. Cinq minutes m'avaient suffi pour me retrouver dans mon taudis.
Toute la journée, sauf pendant les deux visites de Cydalise, je pensai aux millions de mademoiselle Grandvivier, et je revis, en souvenir, ce verre attendant sur la commode de ma maîtresse le coup de sonnette de la jeune malade.
A la même heure que la nuit précédente, j'escaladai encore le mur. Un vent violent qui secouait les arbres du jardin, me dispensait d'assourdir mon pas faisant craquer le sable du jardin. Je n'eus qu'à soulever le loqueteau de la petite porte de service dont, intérieurement, Cydalise avait, par avance, tiré le verrou.
Quand j'arrivai à la chambre, j'en trouvai la porte entr'ouverte, mais Cydalise était absente.
Comme la veille, la bougie, placée sur la commode, éclairait le verre contenant la potion préparée.
L'occasion était belle!
Je tendis l'oreille au bruit du retour de Cydalise. En n'entendant rien, je saisis vivement le flacon et, de son contenu, j'ajoutai environ trente gouttes à la dose déjà versée.
Je finissais, quand arriva Cydalise qui crut devoir m'expliquer son absence.
—Cet imbécile d'Augustin avait oublié d'attacher à la clavette une persienne que le vent faisait battre. J'ai eu peur que ce claquement répété réveillât M. Grandvivier. Alors je suis descendue pour la consolider.
—Ainsi tout le monde dort?
—Moins la chipie.
Et comme, à ce moment, une horloge du voisinage, dont le vent nous apporta le son, tintait la demie après onze heures, elle maugréa avec impatience:
—Est-ce qu'elle va me tenir sur pied toute la nuit, cette poupée maudite!
Au coup de sonnette, qui, bientôt, se fit entendre, elle prit le verre et disparut.
Son absence fut plus longue que la veille. Alors l'épouvante me saisit. Pourquoi ce retard? Qu'était-il arrivé? En portant le verre à ses lèvres, la jeune fille avait-elle reconnu la force de la potion?
Enfin Cydalise revint.
—Pourquoi as-tu tant tardé? demandai-je vivement.
—Figure-toi qu'au moment de la quitter, la donzelle m'a fait remarquer que j'avais oublié de renouveler l'huile de sa veilleuse. Alors il m'a fallu descendre à l'office pour l'emplir.
Et, en haussant les épaules, elle grogna:
—Si ça ne fait pas pitié! C'est bien histoire de faire aller le pauvre monde. A quoi peut lui servir une veilleuse, puisqu'elle avale une drogue pour dormir quand même.
—Alors, elle a pris sa potion?
—Quand je suis remontée avec ma veilleuse, elle roupillait déjà comme une sourde.
Sur ce, elle ajouta:
—Au dodo, à notre tour.
Cydalise se réveilla à demi en me sentant glisser hors du lit.
—Quelle heure est-il donc? demanda-t-elle.
—Trois heures viennent de sonner.
—C'est drôle. Il me semble que je ne fais que de m'endormir, balbutia-t-elle.
—Le jour poindra bientôt; il me faut décamper.
—Alors, un baiser d'adieu et file.... Moi, je repars pour le pays des songes.
Après un baiser échangé elle se retourna dans la ruelle.
En quittant la chambre, dont j'avais bien refermé la porte, je fis deux pas sur le carré et je m'arrêtai.
Le vent du commencement de la nuit avait cessé, après avoir balayé le ciel de ses nuages.
La lune brillait et sa douce lueur, en éclairant le carré, me montrait la porte de mademoiselle Grandvivier, la fille aux millions, celle que, déshonorée, son père serait obligé de donner à celui qui l'aurait perdue!
Après cette porte franchie, je n'avais plus qu'à traverser le boudoir pour pénétrer dans la chambre de la victime qu'un narcotique allait me livrer sans défense, car je tenais pour bonne cette réponse de Cydalise: «En doublant la dose, on pourrait lui faire faire une promenade à âne, sans parvenir à la réveiller.»—Et cette dose, je l'avais triplée!!!
Quand je la mis sur le bouton de la porte, ma main tremblait et mon poignet me refusa son office.
Je fus pris d'un sentiment de pitié!
Mais pour éteindre cette pitié, mademoiselle de Grandvivier avait un grand tort qui plaidait contre elle... celui de posséder des millions.
Je tournai le bouton, je traversai le boudoir, et je me glissai dans la chambre à coucher.
A la lueur de la veilleuse, je vis la jeune fille endormie dont le drap moulait les formes exquises.
Rien n'était plus suave que son charmant visage encadré par sa chevelure blonde qui s'éparpillait en désordre sur l'oreiller!
Tant de grâces, d'innocence, de jeunesse, ne pouvaient me toucher, car la femme que j'allais posséder n'était pour rien dans l'élan qui me poussa vers le lit.
—Les millions! les millions! me répétais-je à chaque pas qui me rapprochait de ma proie.
Et, pour pouvoir plus tard, fournir une preuve de mon passage dans cette chambre à coucher, je me penchai vers ma victime, toujours anéantie par le narcotique, et je lui détachai une de ses boucles d'oreille.
Je n'avais plus qu'à m'enfuir.
Alors je me tournai vers la porte.
A mon premier pas de retraite, j'étouffai un cri de rage soudaine.
Mon crime avait eu un témoin.
Sur le seuil de la chambre, blême, frémissante, l'oeil sombre, la face convulsée, se dressait Cydalise, me barrant le passage.
A ce moment, je voyais rouge. Fallût-il la tuer, j'étais décidé à tout.
Je marchai droit à elle.
—Place! grondai-je en la fixant dans les yeux.
Elle ne bougea pas.
—Place! place! redis-je d'une voix que la fureur brisait dans ma gorge.
Il y eut d'abord en Cydalise une résolution de résister que je lus dans son regard, puis une pensée soudaine changea sa volonté. Alors elle me dégagea la porte et, après m'avoir toisé à mon passage sur le carré d'un sourire de mépris, elle attendit que j'eusse descendu quelques marches de l'escalier pour me jeter, à mi-voix, ces mots frémissants de haine:
—Je me vengerai!!!
—Quoi que tu dises ou que tu fasses, on t'accusera toujours d'avoir été ma complice, répondis-je.
La nuit qui n'était pas encore dissipée, protégea ma retraite et, après le mur franchi, je regagnai ma mansarde sans encombre.
Toujours sirotant à légers coups de langue son cassis, dont les petits verres s'étaient succédé, la Belle-Flamande avait écouté le récit de son fils avec des hochements de tête approbateurs.
—En somme, Cydalise ne s'est pas vengée? dit-elle.
Le Tombeur-des-Crânes eut un sourire de fatuité grossière:
—Il a été d'elle ce qu'il avait été d'Héloïse pour son Gustave. Après être resté huit jours sans la voir, elle m'est arrivée un beau matin, humble, repentante, me suppliant de renouer.
—Mais, reprit la maman, comment s'était-il fait qu'elle t'avait surpris?
—Je l'avais quittée en lui disant qu'il était trois heures du matin. Or, je venais à peine de sortir de sa chambre, qu'une horloge du voisinage avait tinté deux heures aux oreilles de Cydalise qui ne s'était pas encore rendormie. Croyant à une erreur de ma part, elle avait sauté à bas du lit, avait ouvert la fenêtre avec l'espoir de me rappeler par un signe quand j'allais traverser le jardin. En ne me voyant pas paraître, après une longue attente, elle s'était prise de la peur qu'il me fût arrivé quelque accident et, pour se mettre à ma recherche, elle avait quitté sa chambre.—Alors sur le carré, elle avait vu la porte de mademoiselle Grandvivier que j'avais laissée entr'ouverte pour ménager ma retraite.—Cette porte, elle était certaine de l'avoir soigneusement fermée lorsqu'elle était revenue de porter la potion à la jeune fille. Aussitôt un soupçon l'avait saisie et elle était entrée.
Sans doute que la Belle-Flamande se jugeait suffisamment renseignée sur les visées de son fils et ses moyens de les amener à réussite, car elle résuma la séance en demandant:
—C'est donc pour amener à bien un de ces deux mariages que tu as besoin d'être dans la peau d'un baron?
—Cela me posera, surtout devant le Ducanif, si le sort me fait incliner de ce côté. Mais, la mère, je n'ai pas uniquement besoin que du titre de baron.
—De quoi donc encore?
—J'ai besoin aussi d'argent... de vos économies, par exemple.
Là-dessus, la Belle-Flamande avait fait la moue et répliqué d'une voix dolente:
—On n'amasse pas gros à garder les malades... à moins, quand on est seule avec le client mort ou agonisant, de faire une petite fouille dans les meubles, comme cela m'est arrivé une fois... Si donc je puis te donner trois mille francs, ce sera tout le bout du monde.
—Piètre entrée de jeu! fit le Tombeur-des-Crânes qui avait compté sur une plus grosse bouchée.
La maman se hâta de le rassurer.
—Oui, reprit-elle, mais laisse Bédaric me confectionner les paperasses qui me serviront à colloquer ma prétendue fille au Camuflet et, une fois la bellemère de ce richard, je lui pomperai des écus à ton intention.
Bédaric leur avait tenu parole.
Le faussaire était un habile homme qui, au temps où il était greffier, s'était mis de côté une poire pour la soif en confectionnant une montagne d'actes, volés dans son greffe. A l'aide d'un procédé chimique, il lavait l'écriture de ces actes, en ne laissant subsister que les légalisation, enregistrement, timbre, visa, signatures des autorités, etc. Puis, sur la place blanchie, il vous troussait, au choix, un titre ou un acte qui se trouvait muni de tous les sacrements voulus.
Donc, Bédaric ayant tenu parole, un mois plus tard le Tombeur-des-Crânes était baron et l'heureux Camuflet, auquel le veuvage pesait lourdement, épousait en troisièmes noces la fille de noble dame Buffard des Palombes, veuve d'un général belge.
Pour son début à vouloir chasser deux lièvres à la fois, ou plutôt deux mariages, Alfred le Tombeur-des-Crânes, devenu M. de Walhofer, avait fait buisson creux.—Quinze jours après son entrée en campagne, il avait vu disparaître subitement mademoiselle Grandvivier.
—Où est-elle? avait-il demandé à Cydalise qui continuait à lui rendre quotidiennement visite dans sa mansarde.
—Bien malin qui saurait le dire. Le père et la fille sont sortis un soir, bras dessus bras dessous, sans le plus mince paquet, comme pour une simple promenade... Puis le père est rentré tout seul.
—Il la cache dans un coin de Paris.
—Ou il l'a expédiée en province, comme il l'a dit. Car, à qui l'interroge sur sa fille, il répète qu'il l'a envoyée dans le midi, près de sa famille, pour rétablir sa santé un peu ébranlée... En quel endroit? Voici ce qu'il ne précise pas. Mais je ne tarderai pas à le savoir. La fille ne peut manquer d'écrire à son père et je connais son écriture. A sa première lettre qui arrivera, je regarderai le timbre du bureau de poste.
Huit, puis quinze jours s'étaient écoulés et Cydalise n'avait pu que répéter à Alfred son invariable phrase:
—Elle n'écrit pas!
—Et le père?
—Toujours le même. Il a l'air de ne rien savoir. Il faut croire que la petite ne lui a soufflé mot... Peut-être bien aussi qu'elle-même n'a aucune doutance de ce qui lui est arrivé, car la potion somnifère était rudement corsée.
Ainsi dérouté du côté de la fille du magistrat, le Tombeur-des-Crânes avait pensé à mademoiselle Ducanif.
Un matin, le docteur Gustave Cabillaud avait été mandé, au Grand-Hôtel, près d'un étranger, le baron belge Walhofer, qui venait de tomber malade à son arrivée à Paris. Le docteur s'était rendu à la hâte près de ce nouveau client à qui, sans doute, il avait été recommandé par des Belges précédemment soignés par lui.
A l'insistance qu'on avait mise pour le faire accourir, le docteur s'attendait à trouver son malade au lit et presque agonisant. Bien au contraire, il le vit attendant devant une table à deux couverts, garnie de tout un déjeuner de pièces froides, ce qui dispensait d'avoir, pour le service, un domestique aux oreilles curieuses.
—Asseyez-vous là, cher monsieur, dit le baron en lui montrant le second couvert.
Tandis que Gustave hésitait, croyant s'être trompé de numéro de chambre dans le couloir de l'hôtel, M. de Walhofer ajouta:
—Sachez, docteur, que je ne cause de ma maladie qu'à table.
Le doute ne lui étant plus permis, Gustave se plaça devant le second couvert.
—Veuillez m'apprendre quelle est votre maladie? s'informa-t-il à sa sixième huître.
—Je suis horriblement torturé par une idée fixe.
—Laquelle? demanda le docteur pensant aussitôt qu'il se trouvait en présence d'un monomane.
—L'idée de me marier.
—Idée facile à réaliser, fit Cabillaud avec un sourire, en menant de front la double tâche de flatter la manie de son client et d'avaler des huîtres, mets qu'il adorait au suprême.
—Mais non, appuya le baron, pas facile à réaliser puisque je vous ai dit que c'est une idée fixe, c'est-à-dire une idée qui se butte sur un point et n'en veux pas démordre... Or mon idée est d'épouser une certaine personne. Il me la faut! Je n'en veux pas d'autre! Me comprenez-vous?
—Parfaitement! lâcha Gustave s'ancrant plus ferme dans la conviction que son client avait le cerveau détraqué.
—Voilà pourquoi je me suis adressé à vous. Je me suis dit: Le docteur Gustave Cabillaud me tirera de peine.
—Permettez-moi de vous faire observer qu'un mariage n'est pas de la compétence d'un médecin. Il y a à Paris des gens, dont c'est l'état, qui se feront intermédiaires entre vous et...
Mais le baron ne le laissa pas achever; il se campa les coudes sur la table et, en regardant Gustave entre les deux yeux, il articula sèchement:
—En un mot, mon cher docteur, je veux épouser mademoiselle Ducanif.
Cabillaud était en train d'avaler une huître. Du coup, il la trouva amère, il eut un petit tressaut sur sa chaise et à son tour il braqua ses yeux sur M. de Walhofer dont, jusqu'à ce moment, il n'avait que très vaguement examiné le visage. Cette fois l'étude fut si consciencieuse, si bien approfondie, qu'il se demanda avec crainte:
—D'où sort ce flibustier?
Il n'eut pas le loisir de placer un mot, attendu que le baron, pendant qu'il était en train de lui causer des émotions désagréables, jugea utile de faire bonne mesure en ajoutant d'une voix qui traînait sur les mots:
—Épouser mademoiselle Ducanif... avant, bien entendu, qu'elle soit orpheline de père.
Il ne songeait plus du tout à gober des huîtres, ce bon Gustave. Il demeurait ébahi de surprise, la gorge un peu serrée, se demandant toujours d'où venait, si bien instruit, ce gas qui entrait dans son jeu. Oui, si bien instruit que, eût-il voulu en douter, l'hésitation ne lui aurait plus été permise, quand il entendit M. de Walhofer lui donner ce conseil:
—Si vous ne pouvez, à vous seul, me faire obtenir mademoiselle Ducanif, vous demanderez à Héloïse de vous donner un coup de main.
Gustave n'était pas de ces imbéciles ou de ces têtus qui s'obstinent, au lieu de le contourner, à vouloir renverser un obstacle se dressant sur leur route. L'ennemi qui lui tombait sur le dos tant à l'improviste, en savait trop pour qu'il essayât de finasser avec lui. Mieux valait donc, tout de suite et carrément, entrer en composition; quitte, plus tard, à prendre sa belle. En homme résolu à faire la part du feu, il demanda donc nettement:
—Précisez ce que vous exigez de moi.
—Mais je vous l'ai dit, docteur: je demande que vous me fassiez épouser mademoiselle Ducanif.
—Rien que cela?
—Avec une dot, naturellement.
—Ce sera une question que vous aurez à traiter avec le père.
—Du tout! du tout! fit le baron en secouant la tête. Je suis très timide, tel que vous me voyez et, sur les questions d'argent à traiter, ma timidité devient bêtise; tandis que vous, qui agirez en tiers, vous saurez mieux faire valoir mes prétentions.
—A quel chiffre se montent vos prétentions?
—A quatre cent mille francs.
Gustave ne put commander au soubresaut que lui causa la voracité de ce ruffian qui venait lui écorner si largement son gâteau. Il donna le change sur son émotion en s'écriant:
—Jamais, au grand jamais, je n'obtiendrai cette somme de Ducanif!
—C'est alors qu'il faudra appeler Héloïse à votre aide, conseilla le baron.
Et, en souriant, il débita:
—Car elle a la parole pleine d'éloquence, cette bonne Héloïse.
Ensuite, tout candide, heureux de faire un compliment, M. de Walhofer prononça cette phrase:
—Éloquence, du reste, que j'ai été à même de constater dans son style.
Gustave devina la vipère sous l'herbe; il pressentit qu'il allait être mordu. Néanmoins il fit face au danger qui le menaçait en feignant d'éclater de rire.
—Oh! oh! dit-il ensuite, le style d'Héloïse!!!
—Pardonnez-moi, j'ai dit style et je maintiens le mot. Style où elle avait mis son âme et son coeur... car c'était à vous qu'était adressé l'autographe d'elle que j'ai l'honneur de posséder.
Ce disant, le baron fouillait à sa poche.
—Désirez-vous, docteur, que je vous en fasse la lecture? proposa-t-il.
—Oui, dit sèchement le docteur qui cherchait en vain quelle lettre, écrite par Héloïse, pouvait rendre cet homme assez fort pour imposer ses conditions.
La main toujours enfouie dans sa poche, M. de Walhofer, avant de la retirer, demanda:
—Voulez-vous m'accorder une complaisance?
—Laquelle?
—Celle de me laisser vous brûler la cervelle si, par hasard, vous faisiez le plus petit mouvement pour tenter de m'arracher mon trésor... C'est bien convenu, n'est-ce pas?
Et le baron retira de la poche sa main qui tenait tout à la fois la lettre et un revolver.
—Rien ne me dit qu'Héloïse ait écrit cette lettre, argua Gustave.
—Vous connaissez son écriture? Vous plaît-il de lire vous-même ce laconique et fort intéressant billet? proposa le baron semblant être en contradiction avec sa précédente menace.
—Oui, je veux lire.
—En ce cas, docteur, j'ai à vous demander une seconde complaisance.
D'un signe de tête, le docteur accepta la nouvelle condition que son adversaire, en la lui imposant, appelait une complaisance.
—Veuillez vous mettre les deux mains sur le dos, commanda le baron de Walhofer.
Et quand Gustave eut obéi:
—Très bien! reprit-il. Maintenant, permettez!
En même temps qu'il prononçait son «permettez», le baron appliquait le bout du canon de son revolver sur le front du médecin, puis, de l'autre main, il lui mettait la lettre d'Héloïse sous les yeux, en ajoutant:
—Là, docteur, à présent, lisez à votre aise, prenez bien votre temps pour savourer cette prose... Seulement, vous êtes prévenu, pas de gestes!
Après avoir lu, Gustave était muet d'épouvante.
C'était bien là, écrit par Héloïse, ce billet qu'il avait exigé d'elle pour sa sûreté future. Ligne par ligne, la teneur de la lettre était cette déclaration qu'il avait imposée à sa maîtresse.
Entre les mains d'un ennemi, ce papier était une arme terrible. Mais comment ce baron en était-il devenu possesseur?
En s'adressant cette question, il sentait sa terreur se doubler d'un étonnement indicible. Cela tenait du sortilège. Quand il avait renoué avec Héloïse, sans avoir pu obtenir d'elle la lettre qui, après l'assassinat de Ducanif, devait la compromettre seule, celle-ci lui avait avoué qu'en un moment de faiblesse elle avait tracé cet écrit, mais que, tout aussitôt, elle l'avait anéanti.
Alors elle lui avait conté la scène qui avait eu lieu en présence de Cydalise et de son amant.
—N'ont-ils pu lire par-dessus ton épaule? avait-il demandé.
—Impossible. Ils étaient tous deux dans un angle de la chambre pendant que j'écrivais.
—Quel est cet amant de Cydalise?
—Un beau blond à longues moustaches, d'une trentaine d'années, avec une cicatrice à la joue, qu'elle appelait Alfred. Il m'a eu l'air d'être une pratique finie... un garçon qui n'a pas froid aux yeux.
—Si tel il est, il reste à craindre qu'après ton départ il n'ait ramassé et rassemblé les morceaux de la lettre... Des écrits pareils se brûlent au lieu de se déchirer.
—Oh! ce que j'ai fait est tout comme, car j'en ai avalé les morceaux, avait affirmé Héloïse pour le rassurer.
Or, comment cet écrit se trouvait-il entre les mains de M. de Walhofer? Et il n'y avait pas à se dire que c'était une copie. Non, de la première à la dernière ligne, l'écriture d'Héloïse était indéniable.
Bref, telle était grande la stupéfaction, compliquée de terreur secrète, qui figeait sur place Gustave, que le baron, jugeant la lecture terminée, put tranquillement replier le billet et le réintégrer en sa poche avec le revolver. Après quoi, il reprit en gouaillant:
—Continuons à causer de mon mariage avec cette charmante demoiselle Ducanif que j'adore sans l'avoir jamais vue.
Depuis le premier mot qui lui avait donné l'alarme, Gustave n'avait cessé de se demander d'où venait cet audacieux rogneur de parts.
Enfin, subitement, sa mémoire lui vint en aide. Elle lui rappela le portrait qu'Héloïse lui avait tracé de cet Alfred, l'amant de Cydalise, le beau blond à longues moustaches, à la joue marquée d'une cicatrice.
Du moment qu'il savait à qui il avait affaire, Gustave retrouva la plus grande part de son sang-froid. De coquin à coquin on pouvait s'entendre.
M. de Walhofer qui s'attendait à le mener haut la main, fut donc fort étonné de l'entendre, après s'être remis sur sa chaise, lui dire en riant:
—Vous n'êtes pas plus baron que mes bottes, mon cher Alfred. Tout à l'heure vous me demandiez des nouvelles d'Héloïse. A mon tour, je vous demanderai comment se porte Cydalise? Entre femmes, on cause... Depuis que Cydalise est en place, deux ou trois fois elle a revu Héloïse. Comme celle-ci interrogeait votre amie sur certain beau blond qu'elle avait rencontré chez elle à sa première visite, Cydalise a été toute fière de lui apprendre qu'elle était aimée par le fameux Tombeur-des-Crânes, une illustration des champs de foire.
Bien piètre était la revanche du docteur. Il le reconnut en entendant celui qu'il croyait avoir démonté lui répondre en tapant sur sa poche:
—Ne nous attardons pas à des balivernes. J'ai là un papier dont j'ai fixé le prix à quatre cent mille francs... Oui ou non, me l'achetez-vous?
C'était dit d'un ton si gros de menaces que Gustave, dont le courage n'était pas la qualité extrême jugea utile de filer doux. En gagnant du temps, il saurait se retourner et prendre sa belle. Il fit donc bonne mine à mauvais visage en s'écriant d'une voix gaie:
—Et où diable voulez-vous que je les prenne, ces quatre cent mille francs!!!
—Sur la dépouille de Ducanif, dit tout bas le baron en mettant les pieds dans le plat.
Comme Gustave esquissait déjà un geste de protestation indignée, il lui coupa son effet, en ajoutant d'une voix brève:
—Pas de comédie entre nous, mon futur copain. Je veux, entendez-vous? j'exige ma part dans votre spéculation sur le Ducanif!
Le docteur était prévenu qu'il fallait y aller franc jeu. Il eut, pourtant, l'imprudence de prendre un air étonné en répétant:
—Ma spéculation??? Qu'entendez-vous dire par ce mot?
A quoi le baron, dont la patience semblait être arrivée à son terme, riposta en goguenardant:
—On fait donc encore des manières avec Bibi!... Eh bien? oui, votre spéculation... qui, en somme, est si simple qu'un idiot, après avoir lu le billet d'Héloïse que j'ai en poche, la devinerait depuis A jusqu'à Z.
Puis, brusquement il demanda:
—Voulez-vous que je vous l'explique, votre spéculation sur le Ducanif?
—Comment donc! je vous en prie. Ce que vous allez me dire de cette spéculation m'en donnera peut-être l'idée première. On apprend toujours à écouter un malin de votre sorte, débita ironiquement Gustave.
Au lieu de relever cette moquerie, le baron commença.
—Vous conduisez au doigt et à l'oeil Héloïse qui, affolée par une passion de premier calibre, ne voit et n'entend que par vous; cette toquade insensée qu'Héloïse a pour vous, elle a su l'inspirer à Ducanif qu'elle mène par le bout du nez. En lui tenant la dragée haute... par vos conseils... elle a commencé par pousser l'imbécile à se séparer de sa femme et de sa fille.
Tout en écoutant, Gustave avait l'air de tomber des nues. Il ouvrait des yeux énormes et débitait d'une voix que la surprise faisait chanter:
—Mais c'est tout un roman que vous me contez là... En vérité, vous avez une bien belle imagination!... Mes compliments!
Ce qui n'empêcha pas le baron de continuer:
—Une fois le Ducanif isolé, bien chambré, sous cloche, son envoûtement a été commencé par la cuisinière et par vous qui, moyennant quelque vilain ingrédient mis dans le fricot du bonhomme par Héloïse, vous êtes introduit dans la maison, d'abord comme médecin de Ducanif effrayé pour sa santé, et où, ensuite, vous êtes resté comme ami du malade, reconnaissant de sa guérison.
—C'est à croire que c'est arrivé, tant vous contez cela sérieusement! ricana encore Gustave.
Cependant M. de Walhofer poursuivait:
—Toujours par vos conseils, Héloïse se défendait contre l'amour de Ducanif... Oui, elle aimait, elle idolâtrait son maître, mais jamais, au grandissime jamais, elle ne lui appartiendrait... Se donner à un homme époux et père, non, cent fois non, car elle avait peur de l'avenir!... Une fois qu'elle aurait cédé, qu'elle aurait écouté son faible pour lui, peut-être même le lendemain de sa chute, son ingrat vainqueur l'abandonnerait pour retourner à sa femme et à sa fille.
—Mais puisque je les ai lâchées pour toi, implacable cruelle! objectait Ducanif en gémissant.
—Raison de plus pour les reprendre quand il en serait arrivé à ses fins, répliquait Héloïse qui ne sortait pas de ce thème que vous lui aviez soufflé. Ah! si elle était certaine de n'être pas abandonnée; si Ducanif s'était mis dans l'impossibilité de revenir aux siens; s'il lui prouvait qu'il ne voulait vivre que pour elle, alors elle sauterait le pas, bien heureuse d'avoir enfin pu écouter son coeur.
—Parle! qu'exiges-tu? geignait Ducanif, prêt à tous les sacrifices.
Est-ce qu'elle savait, elle? C'était à lui de trouver, de proposer. Elle avait lu dans les romans que des amoureux s'étaient enfuis pour aller abriter leurs amours dans un coin écarté, inconnu de tous ceux qui pouvaient avoir intérêt à les poursuivre, et que ce coin était devenu le paradis où ils vivaient l'un pour l'autre, les yeux dans les yeux, les mains dans les mains.
—Cherchons un coin! proposait Ducanif qui avait hâte de vivre les mains dans les mains.
Alors elle haussait tristement les épaules. A quoi bon, pour triompher de sa vertu, lui faisait-il entrevoir un bonheur qu'il savait ne pas pouvoir lui donner? Est-ce qu'il était possible à Ducanif d'aller vivre dans ce coin fortuné, de quitter ce Paris où il avait ses habitudes, ses amis... ses intérêts à surveiller, intérêts représentés par une maison d'un excellent produit, mais qu'il ne pouvait emporter avec lui? Au milieu de son chant d'amour, la femme énamourée entendrait détonner cette phrase de son amant:
—Il faut que j'aille à Paris. J'ai rendez-vous avec mon fumiste à cause d'un locataire que sa cheminée asphyxie.
Et, pendant son absence, la femme vivrait dans l'angoisse de ne pas le voir revenir, ou jalouse de cet homme qui se partageait entre elle et son fumiste. Et, le lendemain, les tortures de la pauvre créature se renouvelleraient parce qu'un autre locataire aurait demandé du papier neuf dans sa chambre à coucher.
Sans compter qu'à toutes ces allées à Paris il risquait d'être reconnu et suivi par des ennemis de leur bonheur qui, demain, accourraient briser leurs belles amours... Sans parler non plus d'un procès qui pouvait être intenté, sous prétexte de pension alimentaire, par l'épouse abandonnée et vindicative. Elle aurait la maison sous la main et, v'lan! elle mettrait opposition au paiement des loyers.
Non, non, il fallait le reconnaître, le beau rêve d'abriter ses amours dans un coin écarté était impossible à réaliser avec le propriétaire d'une maison.
—Mais je puis vendre ma maison, finit, un beau matin, par proposer Ducanif.
—A quoi bon? fit la commère.
—Pour avoir ma fortune en portefeuille.
—Alors, mêmes ennuis pour venir toucher ses coupons, ses intérêts, ses dividendes, qui réclameraient toujours des signatures... Et la femme planterait encore opposition sur tout cela.
—Oh! que nenni! car j'aurais mis toutes mes valeurs au porteur. Alors je n'aurais plus d'intérêts à défendre contre la rapacité des miens. Une valeur au porteur, c'est une sorte d'argent de poche à la disposition du premier venu qui possède le titre.
Sans paraître avoir compris un mot de cette explication sur les valeurs au porteur, Héloïse attachait sur Ducanif deux yeux brillants d'amour et de reconnaissance.
—Vous me sacrifierez votre maison! s'écriait-elle, comme si le malheureux imbécile lui offrait la lune.
Et, enfin confiante, ne comprimant plus l'élan de son coeur, elle balbutia d'une voix émue:
—Alors, agissez vite, mon beau Thomas, car il me tarde que mon amour vous récompense!
Tout ce que venait de conter le Tombeur-des-Crânes, il l'avait supposé, parlant au jugé, inspiré par ses instincts mauvais, qui lui disaient que, s'il ne tombait pas en pleine vérité, il ne devait pas beaucoup s'écarter du vrai.
Il faut croire qu'il en était ainsi, car Gustave, d'abord si moqueusement interrupteur, avait fini par demeurer bouche close, le regard inquiet, tambourinant d'une main nerveuse sur la table.
Quand le baron eut cessé de parler, il secoua brusquement cette sorte d'atonie pour éclater de rire.
—Eh bien, s'écria-t-il, c'est fini? Déjà! Je m'amusais à admirer votre richesse d'imagination!... il n'a donc pas de dénouement, votre roman?
—Pas encore.
—Pourquoi?
—Parce que Ducanif n'a pas encore achevé de mettre sa fortune au porteur.
—Et quand il aura fini?
—Alors Héloïse l'entraînera dans ce fameux coin qui doit voir éclore leurs amours.
—Où ils vivront tous deux, rien qu'à deux.
—Non, à trois, car pourra-t-on faire autrement que d'admettre dans le secret le docteur Gustave Cabillaud, cet ami si dévoué, si discret?...
Cette réponse amena un nuage sur le front de Gustave. Néanmoins, continuant son ton de persiflage:
—Et puis? ricana-t-il.
Alors, se campant bien en face de lui, M. de Walhofer répondit d'une voix lente, qui émiettait les mots:
—Et puis, un beau jour, Ducanif crèvera d'une mauvaise drogue mise dans son verre par vous et Héloïse qui, alors, étendrez la patte sur la fortune mise en valeurs au porteur.
Et, en montrant sa poche, le baron répéta sa question:
—J'ai là un papier dont j'ai fixé le prix à quatre cent mille francs... Oui ou non, me l'achetez-vous?
Le baron ne mettait pas de mitaines pour proposer sa marchandise et, surtout, pour la tarifer. Quatre cent mille francs d'une lettre, c'était salé en diable. Il était vrai de dire qu'en montrant cette lettre à Ducanif ce dernier arrêterait immédiatement la liquidation de sa fortune en valeurs au porteur, et, alors, c'en était fait de la jolie manigance complotée à son intention par Héloïse et le docteur.—Or, si d'une mauvaise créance on tire ce qu'on peut, il faut, à plus forte raison, quand il s'agit d'une créance des meilleures, lâcher partie pour n'en pas perdre la totalité.
Le consentement de Gustave fut aussi net que laconique.
—Payables quand? demanda-t-il.
—Oh! fit le baron, je ne suis pas de ceux qui mettent aux gens le couteau sur la gorge... Mettons: payables après... quel terme dirions-nous bien? Après... après... Ah! je tiens le mot!
Et, en souriant, le baron débita:
—Payables après la réalisation de vos espérances, mon cher docteur.
En conclusion de ce pacte qui, en somme, mettait son échéance à la mort de Ducanif, les deux bandits se serrèrent la main avec une telle franchise qu'il aurait été impossible de supposer que chacun d'eux, au même moment, mitonnait une botte secrète.
—Toi, si je puis te chiper ma lettre, tu ne verras pas un sou des quatre cent mille francs, pensait Gustave.
De son côté, le Tombeur-des-Crânes, baron de Walhofer, était en train de se dire:
—Plus souvent qu'à toi et à ton Héloïse, je laisserai prendre le reste du magot de Ducanif.
A part cela, la poignée de main les avait rendus si bons amis que Gustave, avec le sans-gêne qui résulte de l'intimité, demanda gaiement:
—Vous n'insistez pas, je suppose, pour obtenir la main de mademoiselle Ducanif.
—La dot sans la main me suffira, déclara modestement le baron, se résignant sans peine à ce sacrifice.
—Ainsi tout est convenu? conclut Gustave qui avait hâte de rejoindre Héloïse pour lui faire part de l'anicroche majeure survenue dans leurs projets.
—Oui, tout est convenu... sauf un point, appuya M. de Walhofer. Vous êtes homme de trop de bon sens pour ne pas m'accorder le droit de surveillance dans une affaire où je suis intéressé. J'exige donc que vous m'introduisiez chez Ducanif.
—Je vous présenterai à lui comme un de mes meilleurs amis, promit Gustave s'exécutant de bonne grâce.
—Alors tout est bien et définitivement convenu, accorda le Tombeur-des-Crânes.
Sur ce, ils se séparèrent.
Quand Gustave Cabillaud conta tout à Héloïse, celle-ci tomba du vingt-septième ciel de la stupéfaction.
—Il est impossible qu'il t'ait montré ma lettre puisque je l'ai avalée! s'écria-t-elle.
—Je l'ai vue et lue, te dis-je. Elle est tracée au crayon.
—Et tu as reconnu mon écriture?
—Parbleu!... ainsi que ton orthographe.
Ahurie, effrayée, Héloïse ne trouva qu'une seule explication à ce véritable miracle.
—Alors nous avons affaire au diable! bégaya-t-elle en faisant le signe de la croix.
Ensuite, comme elle était fille qui ne lâchait pas facilement ses coquilles, elle gronda rageusement:
—Quatre cent mille francs! Il a le bec goulu, ce baron de contrebande!
—Reste donc calme. Je finirai bien par lui voler la lettre qui fait sa force, promit le docteur.
Au même moment, de son côté, le Tombeur-des-Crânes se disait en souriant:
—Quatre cent mille francs, c'est maigre! Je trouverai à m'arranger pour que, le jour du partage, il y ait tout d'un côté et rien de l'autre.
Huit jours après, M. de Walhofer avait loué un petit appartement dans la maison de Ducanif.
Le soir même de l'installation du baron, Gustave, qui dînait chez l'ancien placeur, s'écriait en se mettant à table:
—Il y a quelquefois des hasards vraiment heureux! L'appartement, situé au-dessous du vôtre, mon cher Ducanif, vient d'être loué par un de mes meilleurs amis, le baron de Walhofer, un fort riche et très aimable Belge.
—Il faudra nous présenter l'un à l'autre? demanda naïvement Ducanif.
Ainsi entré chez l'ex-placeur, le Tombeur-des-Crânes pût surveiller ce qu'il appelait l'opération. Elle traînait en longueur. Si grande que fût son impatience, il était obligé de la maîtriser devant cette réponse que lui faisaient Héloïse et Gustave.
—Au moins faut-il attendre que Ducanif ait fini de mettre toute sa fortune au porteur.
Et cependant, Héloïse, à mesure que le moment approchait, ne cessait de répéter à Gustave:
—La lettre! la lettre! Ducanif va bientôt avoir fini et nous n'aurons pas encore retiré la lettre des mains de ce filou d'Alfred.
—Je guette l'occasion, répondait le docteur.
Enfin l'occasion se présenta, on le sait, le jour où le Tombeur-des-Crânes, qui s'était relâché de sa méfiance, après avoir laissé la clé sur sa porte, était monté chez Ducanif absent, où il comptait trouver Gustave et où il avait été retenu par Héloïse pendant que le docteur fouillait son logis.
Gustave l'avait enfin dénichée, cette lettre! Puis, après l'avoir empochée, il avait eu hâte de décamper. Mais, pour sortir, il lui avait fallu, à un imbécile qui lui barrait son passage, jouer le tour de lui envelopper la tête d'un tapis et de l'enfermer à clé chez le baron.
Mais quand il avait voulu montrer la lettre, il ne l'avait plus retrouvée! A coup sûr, elle avait dû tomber de sa poche lorsqu'il avait si brusquement malmené le curieux.
Dès lors, les deux complices avaient vécu dans la perpétuelle anxiété de savoir qui avait ramassé la lettre. Était-ce le baron quand il était rentré chez lui? Était-ce le prisonnier qui, chose étrange! bien qu'il eût été mis sous clé, avait trouvé moyen de disparaître, bien évidemment, avant la rentrée du baron en son logis, car M. de Walhofer n'avait soufflé mot qu'il eût trouvé quelqu'un claquemuré chez lui.
—Quel est l'individu que tu as enfermé? avait demandé Héloïse.
—Je ne sais qui. Les trois ou quatre fois que j'ai entr'ouvert doucement la porte pour m'assurer s'il était toujours sur le carré, j'ai vu sa tête niaise.... Je ne le connais donc que de visage.
Or, deux jours après, au dîner de M. Grandvivier, il s'était trouvé en présence de son individu qu'il avait entendu nommer Camuflet.
—Quand nous partirons, je lui ferai la conduite et je le sonderai adroitement à propos de la lettre. J'aurai facilement raison de cet idiot, s'était promis le docteur qui, grâce à l'adresse et à la promptitude avec lesquelles il avait agi, était bien certain, quand il avait aveuglé et enfermé Camuflet, de ne pas lui avoir laissé le temps ni la possibilité de voir qui lui exécutait cette mauvaise plaisanterie.
Gustave avait fait comme il avait dit. C'est-à-dire qu'en sortant de chez M. Grandvivier, après avoir reconduit Ducanif jusqu'à sa porte, il avait ensuite fait la conduite à Camuflet.
Mais son beau projet de sonder Camuflet touchant la lettre s'en était allé à vau-l'eau, ou, pour mieux dire, il en avait été complètement distrait par le soudain intérêt que lui avait inspiré le récit de Camuflet à propos d'une masure qu'il possédait à Billancourt, masure qu'il laissait tomber en ruines sans aller jamais la visiter; masure, enfin, qui jouissait, sous sa cave, d'une autre cave qui pourrait servir de tombe à qui s'y trouverait enfermé, car, excepté lui, Camuflet, qu'un hasard avait conduit à la découvrir, personne ne pourrait en soupçonner l'existence.
Parce que lui avait conté Camuflet, le docteur avait donc été si fortement captivé que, non seulement il avait oublié de parler de la lettre, mais qu'encore, après avoir quitté le triple veuf, il avait éprouvé l'ardente curiosité d'aller immédiatement, et en pleine nuit, visiter la bicoque de Billancourt, expédition pour laquelle il était parti, sans se douter qu'il avait le Tombeur-des-Crânes sur ses talons.
Et, devant le trou béant à ses pieds, il s'était dit en souriant:
—Voici le coin où Ducanif viendra rafraîchir son brûlant amour.
Au même moment, Alfred qui l'épiait, caché dans l'ombre, avait eu aussi cette pensée:
—Ce caveau fera parfaitement l'affaire d'Héloïse et de son cher Gustave.
Car le Tombeur-des-Crânes avait résolu, après les avoir dépouillés de la fortune entière de Ducanif, de se venger du vol de la lettre, dont il les accusait.
De ce vol il n'avait ouvert la bouche à ses complices, voulant les voir venir, s'attendant à leur prochaine révolte contre lui. A son grand étonnement, il les avait trouvés toujours si soumis qu'il en était arrivé à se dire:
—A présent qu'ils ont la lettre, s'ils ne relèvent pas la tête, c'est qu'ils s'imaginent que je n'ai pas encore découvert le vol. Alors, ils me laissent en pleine sécurité pour me pousser à l'improviste dans quelque traquenard qu'ils m'auront préparé... Il me faut prendre l'avance.
Pendant qu'il s'abusait ainsi, Héloïse et son amant commettaient une autre erreur.
—Vois-tu, disait Héloïse, ce n'est à coup sûr pas ton Camuflet qui a trouvé la lettre. Elle a dû être ramassée par le baron à sa rentrée au logis.
—Mais il est plus muet qu'un poisson, objectait Gustave.
—Raison de plus pour nous méfier. A vouloir secouer le joug, nous avons gâté notre affaire. Il ne soufflera mot tant que nous n'aurons pas achevé la besogne, mais, à l'heure du partage, tu verras qu'il exigera un supplément de paye pour notre escapade... Il nous tient toujours avec sa lettre, crois-moi.
—Qui vivra verra, répondait le docteur qui avait, au sujet du baron, une idée en tête.
Le temps avait marché. D'abord lente à s'accomplir, la liquidation de Ducanif avait, brusquement, marché à pas de géants.
Vint enfin le jour où Ducanif, palpitant d'amour, conduisit Héloïse devant sa caisse ouverte.
—Tu vois ce portefeuille? dit-il.
—Oui, fit Héloïse rougissant comme une jeune vierge à l'heure du berger.
—Il contient toute ma fortune réalisée en titres au porteur, poursuivit Ducanif.
Puis, la bouche en coeur, la main en pigeon vole, l'oeil en coulisse, il demanda:
—Quand partons-nous, mon bel ange, pour ce coin qui doit abriter nos amours?
Sans éclater de rire en s'entendant appeler «bel ange», Héloïse baissa modestement les yeux et d'un ton que faisait trembler sa pudeur aux abois:
—Quand vous voudrez, Thomas adoré, souffla-t-elle.
Du moment qu'il était un Thomas adoré, Ducanif devint pressé.
—Demain, déclara-t-il.
Puis, pour être logique:
—Et où irons-nous?
Obéissante à son vainqueur comme toute femme qui aime, Héloïse modula bien doucement, toujours avec le même embarras pudique:
—Où vous voudrez. Choisi par vous, l'endroit où je pourrai laisser parler mon coeur me sera deux fois cher.
La phrase était déjà gentille, mais le «bel ange» la ponctua d'un gros soupir qui donnait à comprendre que l'amour, trop contenu, l'étouffait.
Tandis que Ducanif, le nez en l'air, cherchait en quel endroit il choisirait le coin en question, elle ajouta:
—Me permettez-vous un conseil?
—Je l'implore à genoux.
—Pourquoi ne mettrions-nous pas dans le secret le docteur Cabillaud, cet ami dévoué et discret, qui viendrait de loin en loin nous donner des nouvelles du monde, dans la retraite où nous allons vivre l'un pour l'autre?
—Soit! fit Ducanif qui, parut-il, n'était pas fâché que quelqu'un, au moins, sût qu'il avait enfin triomphé de la vertu farouche d'Héloïse.
Le soir même, Ducanif initia au secret de sa prochaine victoire amoureuse le docteur, qui l'écouta en ouvrant des yeux pleins d'admiration pour un homme aussi heureux.
Après quoi il se chargea de trouver le nid d'amour.
Il le fit attendre huit grands jours pendant lesquels, à son dire, il battait tous les environs de Paris.
Enfin il lâcha cette nouvelle si impatiemment attendue par Ducanif qui grillait dans sa peau:
—J'ai trouvé votre affaire! Une maison qui n'attire pas la curiosité: de l'air, de la verdure, de l'eau pour les barcarolles en barque... et aux portes de Paris.
—Où donc? s'écria Ducanif impatient.
—Pour n'avoir à mettre personne dans la confidence de vos amours, j'ai traité en mon nom avec le propriétaire... Vous n'aurez donc pas à le voir.
—Où donc, délicat ami? où donc? répéta Ducanif.
—A Billancourt.
Mais jusqu'à ce jour bienheureux qui devait voir luire, à Billancourt, la victoire de Ducanif, le temps avait trop duré à l'impatience du Tombeur-des-Crânes qui, comme soeur Anne, ne voyait rien venir, qu'il se tournât vers l'un ou l'autre point où tendaient ses visées.
A attendre la conclusion de l'affaire Ducanif, il avait espéré voir reparaître mademoiselle Grandvivier. Mais, à toutes ses visites nocturnes à Cydalise, par-dessus le mur, car il avait conservé sa petite chambre, la cuisinière du magistrat lui avait répété son refrain:
—Impossible de savoir l'endroit où se cache mademoiselle Grandvivier. Espérons pourtant que nous la reverrons bientôt, car le père annonce à ses amis qu'il va la rappeler près de lui.
Or, à attendre d'un côté et de l'autre, le temps, nous le répétons, avait duré tant et tant que la Belle-Flamande s'était alarmée d'avoir si longuement à alimenter la bourse de M. le baron, son fils. Les trois mille francs d'économies qu'elle avait donnés à Alfred pour son entrée de jeu n'avaient pas été de longue durée. Il s'en était suivi de nouvelles demandes d'argent auxquelles, tant bien que mal, la mère avait satisfait jusqu'au jour où elle avait fini par dire à Alfred:
—N-i-ni, garçon, c'est fini. Impossible, à présent, pour moi de jouer du Camuflet. Dans les premiers temps de son mariage avec Georgina, ma prétendue fille, je l'ai trouvé facile à la détente et j'ai pu te repasser ses écus. Mais, tu le sais, avec ce gaillard-là, les femmes ne durent pas. C'est Georgina qui a tenu le plus longtemps et, au bout de sept mois, elle l'a laissé veuf pour la troisième fois. Depuis ce jour-là, il a tourné, à mon égard, à la pingrerie la plus crasse. Ni moi ni les deux autres tarpiaudes qui ont été ses belles-mères précédentes et auxquelles il m'a associée, ne saurions, à cette heure lui faire cracher plus d'un jaunet à la fois. Tiens-toi-le donc pour dit, fiston, et agis en conséquence.
—J'allais toucher au port, répondit le Tombeur-des-Crânes en faisant laide grimace.
—Plus moyen, je te le répète, de tirer une vraie somme de cet imbécile de Camuflet. Je suis bien heureuse encore d'en obtenir la becquée.
—Comment faire? gronda Alfred.
—Lâche ta peau de baron qui est trop chère à faire reluire; renonce à tes plans; engage-toi dans une autre troupe de province et vogue la galère! conseilla la Belle-Flamande.
Mais, à ce parti qui lui était proposé, le Tombeur-des-Crânes serra les poings et grinça furieusement:
—Faute de quelques billets de mille, qui m'auraient soutenu pendant un ou deux mois, je vais perdre un beau mariage!
—A l'impossible nul n'est tenu! débita la maman d'une voix attristée par le déboire de son fils.
Alfred devina l'émotion de sa mère et, comme il connaissait à fond la pèlerine, il fit vibrer en elle la corde sensible en disant:
—Ah! si j'avais réussi, c'est vous qui auriez menée une existence beurrée!!!
Sur ce, battant le fer tout chaud:
—Là! fit-il, vrai de vrai, la mère, vous ne pouvez pas encore me fournir quelques billets de mille?
—Dame! fiston, à moins de les voler, répliqua la Belle-Flamande en guise de refus.
Mais Alfred lui lâcha à brûle-pourpoint.
—Pourquoi pas?
La mère releva la tête, prête à jouer la dignité offensée, majestueuse d'indignation en s'entendant faire une proposition pareille. Le Tombeur-des-Crânes lui coupa toute tirade virulente en disant avec le plus beau sang-froid:
—Rentrez ces manières-là; vous perdriez votre salive à prêcher.
Ensuite, revenant à ses moutons:
—Pourquoi pas? répéta-t-il d'un ton sec.
—Mais où veux-tu que je les vole, pendard? dit la Belle-Flamande descendue de ses grands chevaux.
—Dans la caisse de Camuflet.
—Ah! ouiche! lâcha la maman.
Mais, soudain, sa mine se fit souriante.
—Tiens! tiens! ricana-t-elle. Au fait, oui, pourquoi pas? Ce serait tout de même drôle de faire le coup en jouant la farce aux deux autres belles-mères de leur flanquer la chose sur le dos.
Alors, en femme décidée:
—Quelle somme te faut-il?
—Huit ou dix mille francs.
—Bigre! tu ne demandes pas des demi-portions, toi!
—Ce sera mon dernier emprunt.
—Et tu auras raison, car la ponction que je vais faire dans certain tiroir que je connais n'engagera pas Camuflet à laisser plus longtemps sa clé à la serrure.
—Quand aurai-je l'argent?
—Demain, si j'ai eu la main heureuse, je te le porterai à ton galetas de la rue de Turenne.
—Il se peut que vous ne m'y trouviez pas.
—Alors, à deux heures précises, à notre rendez-vous des Tuileries, sous les marronniers.
Le lendemain, on le sait, le Tombeur-des-Crânes avait trouvé au poste assigné la Belle-Flamande qui ayant eu, suivant son expression, «la main heureuse», lui donna les dix mille francs volés.
Seulement, pleine de doute sur une réussite qui se faisait tant attendre, elle avait joint à la somme, pour mettre son fils en éveil, cette série de conseils qu'elle avait fini par résumer en ces deux mots répétés:
—Ça craque! ça craque!
Mis en méfiance par sa mère contre la franchise de son alliance avec sa Cydalise, le baron de Walhofer, après le départ de la Belle-Flamande, avait, à son tour, quitté les Tuileries, pour se diriger, sous prétexte de rendre sa visite de digestion du dîner reçu l'avant-veille, vers le domicile de M. Grandvivier.
Chemin faisant, il fut tout à ses réflexions sur ce que lui avait dit sa mère à propos de Cydalise. Alors lui revint à l'oreille, encore vibrante de la haine qui l'avait accentuée, cette promesse: «Je me vengerai!!!» faite par Cydalise sur le seuil de la chambre de mademoiselle Grandvivier. Avait-elle tenu cette promesse? Non, puisque huit jours plus tard, elle était venue, soumise et repentante, reprendre ce joug imposé par sa passion, qu'elle avait voulu secouer; joug qui la faisait si docile à accepter toutes les volontés de celui qu'elle aimait que, après bien des pleurs et une longue résistance, elle s'était résignée à favoriser le mariage de son amant avec sa jeune maîtresse.
Peut-être que le Tombeur-des-Crânes, s'il n'eût été pétri de l'immense vanité qui le guidait en tout, aurait dû se méfier du consentement de cette fille violente, audacieuse, implacable devant un affront. Mais dans la conduite de Cydalise rien n'avait cloché qui empêchât son amant de faire la roue et de se croire ville conquise.
Depuis que M. Grandvivier avait quitté sa demeure de la rue de Turenne pour venir habiter l'étage au-dessus de l'appartement de Fraimoulu, le moyen de voir sa maîtresse s'était fait plus difficile pour Alfred; mais, en toutes les occasions qu'il avait rencontrées, il avait trouvé Cydalise toujours à sa dévotion et semblant attendre avec impatience, pour lui prouver son dévouement à le servir, le retour de mademoiselle Grandvivier.
Aussi le Tombeur-des-Crânes, en gagnant la demeure du magistrat, en vint-il à se dire:
—Ma mère est folle avec son: «Méfie-toi de Cydalise!» Le passé, elle l'a oublié. L'avenir, elle l'accepte en fille d'esprit qui sait que tout finit par casser.
Probablement qu'il prenait son titre de baron au sérieux, car ce fut de la meilleure foi du monde qu'il se donna cette dernière raison de n'avoir rien à craindre de Cydalise.
—Elle comprend que, dans ma position, il me faut un mariage qui mettra fin à notre liaison. A tout prendre, que ce soit avec l'une ou avec l'autre, son intérêt a été de pousser au succès de mon union avec la fille du juge, puisqu'à cette union, elle gagnera les quinze mille francs que je lui ai promis.
S'étant donc ainsi parfaitement rassuré, le Tombeur-des-Crânes passa à un autre ordre d'idées. Un point sur lequel sa mère, il l'avouait, avait eu parfaitement raison, c'était quand elle avait dit que les choses traînaient trop en lenteur.
Aussi était-il résolu à brusquer les événements. Cette fille du juge qui ne revenait pas de province, il fallait précipiter son retour, et il croyait avoir trouvé le moyen d'arriver à ce résultat.
—Le tout est d'aller de l'avant, se disait-il, en mettant le magistrat au pied du mur.
Et, des deux doigts, qu'il avait glissés dans la poche de son gilet, il caressait certaine boucle d'oreille que, la nuit de son crime, il avait volée à mademoiselle Grandvivier.
—Je vois d'ici la mine que va faire le juge quand je lui mettrai l'objet sous le nez en lui adressant ma demande, pensait le hardi drôle.
Telle était sa grossière vanité, sa stupide confiance en lui-même que, vendant la peau de l'ours avant d'avoir mis l'animal à terre, il en arriva à s'imaginer que M. Grandvivier lui sauterait au cou dans sa joie de l'accepter pour gendre.
—Car, au total, pensait-il, je représente un parti qui n'est pas à dédaigner. La fortune de Ducanif peut se monter à onze ou douze cent mille francs, et quand j'aurai mis la main dessus...
Oui, mais quand aurait-il mis la main dessus? Quand Héloïse et Gustave arriveraient-ils à lui tirer du feu ces marrons qu'il comptait garder pour lui seul?
Il flairait bien que le dénouement était proche; mais, quant à en préciser l'heure, il ne pouvait le faire que par approximation.
—J'ai bien huit jours devant moi pour pousser ma pointe du côté Grandvivier avant de revenir au côté Ducanif, pensa-t-il comme il atteignait la demeure du magistrat.
Par malheur, Alfred se trompait fort en croyant avoir huit jours devant lui. Il arrivait chez le juge à l'instant précis où Gustave était en train d'annoncer à Ducanif qu'il lui avait trouvé à Billancourt le coin qui devait «abriter ses amours heureuses».
Nouvelle qui avait fait que Ducanif, transporté, s'était tourné vers Héloïse en s'écriant:
—Quand partons-nous, mon ange?
A quoi Héloïse avait répondu avec un frémissement de vestale:
—Quand vous le désirerez, Thomas.
Aussi Thomas, qui voulait que le soleil du lendemain se levât sur la chute de ce dragon de vertu, répondit-il sans hésiter une seconde:
—Tout de suite!!!
Le Tombeur des-Crânes avait donc bien tort, on le voit, de croire qu'il avait huit jours devant lui. Il était à parier qu'Héloïse et Gustave, qui ne se souciaient pas de l'attendre, auraient, avant le point du jour, levé le pied en emportant le portefeuille tout gonflé de titres au porteur.
Cependant le baron de Walhofer avait sonné à la porte du magistrat. Elle lui fut ouverte par le valet de chambre Augustin qui le reconnut pour un des convives de son maître au dîner de l'avant-veille.
—M. le baron voudra bien attendre au salon. Mon maître est en ce moment en conférence dans son cabinet avec son ami M. Camuflet, annonça-t-il.
—Bon! bon! j'attendrai! Tout mon temps est dévolu à M. Grandvivier. Ne m'annoncez même pas. Je ne voudrais pas interrompre l'entretien des deux amis, répondit Alfred tout amicalement, en visiteur familier et qui a peur d'être importun.
Quand, précédé par Augustin qui le conduisait au salon, le Tombeur-des-Crânes traversa la salle à manger, Cydalise, était en train d'enlever le couvert du dîner.
—Je vais partir en course pour notre maître. Si un autre visiteur sonnait, vous aurez à aller ouvrir, recommanda le valet de chambre à la cuisinière.
—Aussitôt ce larbin parti et pendant que le Grandvivier sera dans son cabinet, je pourrai dire deux mots à Cydalise, pensa le Tombeur-des-Crânes.
Et l'oreille tendue, il écouta le pas du domestique qui, après l'avoir introduit au salon, gagnait l'antichambre pour aller faire sa course.
M. Grandvivier pouvait d'un moment à l'autre sortir de son cabinet. Alfred n'avait pas un instant à perdre. Il n'attendit donc pas que la porte du carré se fût refermée sur Augustin pour se glisser dans la salle à manger où était restée Cydalise.
Cela fut cause qu'il n'entendit pas Augustin qui après avoir ouvert la porte, s'était trouvé nez à nez avec La Godaille s'apprêtant à sonner, dire au jeune homme:
—Monsieur Bazart, mon maître, en ce moment, est occupé. Il va vous falloir attendre au salon.
Puis il avait ajouté:
—... Du reste, vous n'y serez pas seul.
Sur ce, il avait tiré la porte derrière lui, laissant La Godaille dans l'antichambre, sans qu'un coup de sonnette eût averti de son arrivée.
A présent qu'un retour sur le passé a montré comment et pourquoi Alfred le Tombeur-des-Crânes s'était créé baron de Walhofer, il faut revenir au moment où, chez M. Grandvivier, le baron avait dû fuir devant la poursuite acharnée de La Godaille lui tombant sur le dos, alors qu'il causait avec Cydalise.
Dans le salon où il s'était d'abord rendu en s'attendant, comme le lui avait annoncé Augustin, à y trouver quelqu'un qui l'avait précédé, La Godaille, on se le rappelle, n'avait pas fait longue pause. Ne voulant pas être indiscret à écouter plus longtemps la conversation de Camuflet et de M. Grandvivier qui lui arrivait, sans un mot perdu, par la porte entr'ouverte du cabinet du juge, le jeune homme s'était décidé à passer dans une autre pièce de l'appartement.
Alors il s'était souvenu qu'à son arrivée, en suivant le couloir de dégagement, il avait entendu quelques paroles qui lui avaient donné à croire que dans la salle à manger, une querelle d'amoureux s'était engagée entre Cydalise et son tenant d'amour. Or, en rapprochant les deux faits, celui de cette dispute et celui de l'absence du salon de ce visiteur précédent dont lui avait parlé Augustin, il en avait conclu que visiteur et amoureux ne faisaient qu'un même individu et, histoire de s'amuser à écouter des bisbilles d'amants, il s'était dit:
—Je ne serais pas fâché de connaître celui des amis de M. Grandvivier qui en pince pour sa cuisinière.
Sans autre précaution que d'assourdir son pas, déjà étouffé par les tapis, le jeune homme put retourner dans le couloir de dégagement où, collé contre la cloison, près de la porte à demi ouverte, il écouta Cydalise qui disait:
—On pourrait nous entendre, ne restons pas ici, viens dans la cuisine.
—Puisque je te répète qu'Augustin est parti pour sa course. Quant à ton maître, en venant ici, j'ai laissé derrière moi toutes les portes ouvertes. Au premier bruit de fauteuils dans le cabinet nous annonçant le départ du visiteur de ton maître, nous nous séparerons... Dans ta cuisine, je ne saurais expliquer ma présence, si je m'y faisais surprendre, tandis que dans cette salle à manger, je puis y être venu pour admirer ces tableaux de nature morte.
Cette explication donnée, la voix d'homme reprit:
—Ne perdons pas notre temps. Au plus pressé... Quand revient-elle?
La question était posée d'un ton bref et impérieux qui frappa La Godaille aux écoutes.
—Je connais cette voix. Où donc l'ai-je entendue? se demanda-t-il.
Cependant Cydalise avait répondu:
—Je l'ignore. Pourtant, il y a trois jours, le tapissier est venu remettre sa chambre en état.
—Et puis?
—Tu en demandes trop. A présent tu en sais autant que moi, fit la cuisinière impatientée.
Les conseils de sa mère, au sujet de Cydalise, durent revenir au souvenir d'Alfred, car il reprit d'un ton qui menaçait:
—Tu me connais, ma fille, et tu sais qu'il ne fait pas bon me trahir. Depuis quelque temps, tu n'es pas franche du collier. Prends garde à toi! Prends garde!
Cydalise fit entendre un petit rire de bravade et répliqua:
—Tu répètes le refrain que je te chante depuis belle lurette. Prends garde à toi! M'est avis que ce mariage que tu crois immanquable te craquera en pleine main. Tu ferais mieux d'y renoncer... mademoiselle Grandvivier n'est pas pour ton nez, mon joli coeur!
A ces mots qui, bien que tout bas prononcés, lui arrivaient des mieux distincts, La Godaille avait éprouvé une surprise de dégoût:
—Oh! oh! se dit-il, quel est cet ignoble particulier qui, tout en étant l'amoureux de la cuisinière, vise la fille de M. Grandvivier? Voilà un joli monsieur!
Et se mettant à interroger sa mémoire il se demanda encore:
—Où donc ai-je entendu cette voix-là?
Le Tombeur-des-Crânes avait souri ironiquement aux dernières paroles de la cuisinière et d'un ton sec:
—Mademoiselle Grandvivier ne peut appartenir à un autre qu'à moi, articula-t-il. Je saurais éloigner d'elle quiconque voudrait me la disputer.
—En quoi faisant?
—En faisant savoir à ce rival qu'il arrive second, articula railleusement le Tombeur-des-Crânes.
Si gangrené qu'était le moral de Cydalise, elle éprouva un frémissement d'horreur.
—Tu joindrais cette nouvelle infamie à l'autre! appuya-t-elle d'une voix indignée.
—Je défendrais mon bien. Tous les moyens me seraient bons pour le conserver, ricana Alfred.
Il y eut un accent de pitié chez Cydalise quand, bien lentement, elle répondit:
—Reste à savoir si celui auquel tu adresserais ta dénonciation abjecte ne serait pas un homme de coeur qui ne voudrait pas rendre une jeune fille responsable de son malheur, quand elle était endormie par un narcotique, d'avoir été la victime d'un misérable.
En entendant cette révélation d'un secret épouvantable, La Godaille s'était redressé pâle et frissonnant de colère.
—Quel est ce scélérat? se demanda-t-il.
Et, désireux de connaître un tel coquin, il avança la tête dans l'ouverture de la porte, espérant n'être pas aperçu pendant la seconde que durerait le coup d'oeil rapide dont il dévisagerait son homme.
En causant, Cydalise se tenait sur le seuil de sa cuisine, faisant face à Alfred, qui par, conséquent, se montrait de dos à Frédéric Bazart.
Ce fut la cuisinière qui découvrit cette tête, aux yeux brillants de colère, qui apparaissait, silencieuse, dans l'encadrement de la porte.
A la pensée que son entretien avec Alfred avait eu un auditeur, l'épouvante décomposa subitement le visage de Cydalise.
—Qu'as-tu donc, ma fille? demanda le baron.
Incapable de parler, tant l'effroi lui serrait la gorge, elle tendit le doigt vers La Godaille.
Pour suivre ce geste du regard, Alfred se retourna.
Alors La Godaille put voir sa figure.
—Le Tombeur-des-Crânes! Ah! je te retrouve enfin! s'écria-t-il tout vibrant de haine.
Et il prit son élan pour bondir sur cet ennemi qu'il avait cherché pendant les deux ans écoulés depuis l'assassinat de Carambol et la mort de Vernot.
Mais la salle à manger était large. L'espace à franchir lui donnait un désavantage sur Alfred, placé au seuil de la cuisine. Au moment où La Godaille atteignait ce seuil, la porte venait d'être fermée et verrouillée intérieurement par le Tombeur-des-Crânes qui, poussant devant lui Cydalise, disparaissait à ses yeux.
—Fuyons! fuyons! répétait Cydalise affolée par la terreur, au bruit du craquement de la porte enfoncée par La Godaille dont la colère décuplait la force.
Oui, il fallait fuir devant cet ennemi qui, bientôt, aurait renversé l'obstacle s'opposant à sa poursuite.
Alors, tous deux, sortant par la porte de service, s'élancèrent dans l'escalier. Ils n'étaient encore qu'au palier de Fraimoulu quand le fracas de la porte enfin brisée par la Godaille leur annonça qu'il allait accourir sur leurs talons. Toute fuite leur était impossible. Nul temps ne leur restait pour prendre l'avance, surtout à cause de Cydalise pantelante d'effroi.
—Là! là! fit le Tombeur-des-Crânes en voyant la porte de la cuisine de Fraimoulu, laissée ouverte par Hilarion parti pour chercher son petit salé.
Il était temps. A peine Alfred avait-il refermé cette porte, que Cydalise tombait évanouie sur le carreau de la cuisine, pendant qu'au dehors, on entendait La Godaille descendant l'escalier à toute vitesse, en chasse de ceux qu'il croyait fuyant toujours devant lui et dont il venait de dépasser le refuge.
—Cours toujours! se dit Alfred.
Mais, après avoir échappé à un danger, il était tombé dans un autre. Il le comprit à un bruit de pas qui se dirigeaient vers la cuisine. C'était Gontran qui arrivait, expédié par Fraimoulu, lequel, ayant entendu la porte se refermer, croyait à la rentrée d'Hilarion avec son petit salé et s'impatientait de ne pas voir apparaître l'ex-valet du duc del Punaisiados et sa charcuterie.
Abandonnant donc Cydalise évanouie sur le carreau, le Tombeur-des-Crânes serait bien sorti, mais il risquait de rencontrer La Godaille qui, étonné de cette prompte disparition, n'allait pas manquer de revenir sur ses pas. Il lui fallait donc un refuge où il pût attendre que la patience de son poursuivant fût lassée et qu'il eût mis fin à ses recherches.
En un clin d'oeil, il se réfugia dans l'office de la cuisine et quand Gontran entra, Cydalise évanouie s'offrit seule aux regards du jeune architecte.
Après avoir attendu que Cydalise fût revenue à elle et fût remontée chez M. Grandvivier, le Tombeur comptait s'esquiver au premier instant que la cuisine serait déserte. Mais son départ n'avait pu s'effectuer de façon aussi simple. Sur le point d'être forcé en sa cachette par Hilarion qui voulait entrer dans l'office pour y prendre le plat sur lequel il servirait son petit salé, Alfred l'avait aveuglé en lui jetant aux yeux le sac de poivre qu'il avait trouvé sur une des planches de l'office.
Et, pendant que l'aveuglé se roulait à terre de douleur en poussant des cris d'orfraie, il s'était évadé de la cuisine et avait gagné la rue sans rencontrer La Godaille qui, revenu sur ses pas, le cherchait en ce moment dans les combles de la maison.
Il était bien désespéré du secret qu'il avait si involontairement appris sur mademoiselle Grandvivier, ce brave et bon La Godaille. Qu'allait-il répondre au juge quand il l'interrogerait sur la scène violente qui s'était passée chez lui?
Ignorant que celui qu'il ne connaissait que sous le nom du Tombeur-des-Crânes s'était introduit chez le magistrat sous le titre de baron de Walhofer, le jeune homme ne pouvait s'expliquer la présence de l'ancien saltimbanque sous le toit de M. Grandvivier.
Oui, qu'allait-il répondre aux questions du juge? Bien sûrement, il ne saurait lui répéter ce qu'il avait entendu sur sa fille. Révéler un tel secret à un père! Mais, là, il suspendit ses réflexions pour se demander:
—Peut-être le sait-il?
Alors il songea au caractère profondément triste du magistrat qui semblait porter en son coeur une blessure morale terrible.
Il se souvint aussi du jour où, dans son cabinet de juge d'instruction, M. Grandvivier lui avait demandé de lui apprendre à faire sauter la coupe, et, dans sa mémoire, il retrouva cette phrase que le juge avait prononcée en le voyant s'étonner d'un aussi étrange caprice:
—La Godaille, savez-vous ce que c'est que la haine... celle qui vous mord sans cesse au coeur... celle qui rêve une vengeance sans pitié ni merci?
A ce souvenir, Frédéric Bazart secoua tristement la tête et murmura:
—Oui, il sait le malheur de sa fille et, depuis longtemps, il prépare sa vengeance.
Puis, en se disant qu'il s'agissait du Tombeur-des-Crânes, il se révolta en disant:
—Ah! mais non! mais non! pas de ça! Mon compte à régler avec le bel Alfred est plus ancien que celui de M. Grandvivier. Il faut d'abord que le brigand passe par mes mains... S'il en reste des morceaux, je les passerai au magistrat.
Et persistant dans son idée de priorité:
—Tuer le Tombeur-des-Crânes, quelle belle occasion de faire d'une pierre deux coups. Je vengerai Vernot et le vieux Carambol et je punirai, en même temps, le misérable qui a perdu mademoiselle Grandvivier.
Comme il prononçait ce nom, il crut encore entendre cette réponse faite par Cydalise à son amant lorsque celui-ci avait dévoilé son intention d'apprendre le secret de celle qu'il avait perdue à quiconque voudrait lui disputer sa main:
—Reste à savoir si celui auquel tu adresserais ton abjecte dénonciation ne serait pas un homme de coeur qui ne voudrait pas rendre une jeune fille responsable de son malheur, quand elle était endormie par une narcotique, d'avoir été la victime d'un misérable.
Et tout naïvement La Godaille se dit:
—Si je la demandais en mariage?...
Sur ce, il avait cessé ses vaines recherches dans les combles de la maison à la découverte de son ennemi disparu si étrangement, et il était redescendu chez le magistrat en se demandant:
—Où diable retrouverai-je maintenant mon gredin de Tombeur-des-Crânes qui m'a si prestement filé sous le nez?
Aux cris qu'avait poussés La Godaille et au fracas de la porte qu'il brisait, M. Grandvivier et Camuflet, interrompant brusquement leur entretien, étaient accourus assez à temps pour que le magistrat pût reconnaître la voix du jeune homme qui, en ce moment, descendait l'escalier à la poursuite du Tombeur-des-Crânes qu'il croyait fuyant vers la rue.
En un instant, le juge devina la scène.
—Les deux misérables auront parlé de ma fille devant La Godaille... Ce jeune homme connaît mon secret, pensa-t-il.
Incapable de rien deviner, Camuflet, taquiné par une curiosité monstre, fit, on s'en souvient, cette proposition:
—Si je descendais questionner le concierge. Il n'est pas sans avoir vu passer ces deux hommes dont l'un pourchassait l'autre.
Tout heureux de la permission accordée, le triple veuf prit son vol, laissant M. Grandvivier dans la salle à manger. Alors le juge, qui, devant un témoin, avait dompté son désespoir, se laissa tomber anéanti sur un siège en murmurant:
—Je voulais que la mort des deux complices enfermât dans leurs tombes le secret de mon enfant... et voici, à cette heure, qu'il est connu d'un autre!
Il demeurait plongé en sa rêverie douloureuse quand il en fut tiré par le bruit de la rentrée de Cydalise. Après que les soins de Gontran lui avaient fait reprendre connaissance, cette fille remontait chez son maître.
M. Grandvivier se leva aussitôt et quand Cydalise, à son appel, fut arrivée en sa présence:
—C'était lui, n'est-ce pas? demanda-t-il de cette voix sèche et brève qui faisait tressaillir toujours la domestique.
—Oui, dit-elle avec effort.
—Et vous parliez de mon enfant?
—Oui.
—Alors?
Cydalise parvint à maîtriser sa peur et répondit:
—Alors est entré ce jeune homme qui nous écoutait, et qui s'est précipité sur Alfred.
Cette simple phrase suffit à M. Grandvivier, qui, durant deux minutes, resta muet, attachant sur la femme son regard aigu et froid. Ensuite, d'une voix grave et lente:
—Cydalise, dit-il, quand vous êtes venue me révéler le crime dont vous avez été involontairement la complice, je vous ai promis que, le jour où je n'aurais plus besoin de vous, je vous rendrais votre liberté... Dès ce moment, vous êtes libre.
La Belle-Flamande avait donc pleinement raison quand elle appelait la méfiance de son fils sur la facilité avec laquelle Cydalise paraissait avoir oublié le: «Je me vengerai!» dont elle avait accompagné le départ d'Alfred à sa sortie de la chambre de mademoiselle Grandvivier. Prise d'une haine féroce pour l'amant qui l'avait trompée, avide de vengeance tout en voulant laisser à un autre le soin de cette vengeance, elle avait, le lendemain même, tout révélé à M. Grandvivier.
A cet aveu qui lui brisait le coeur, une seule pensée était venue au cerveau en fureur du père. Loin d'aller demander à la justice la punition du crime, c'est-à-dire d'apprendre à tous, par la publicité des débats, le malheur de sa fille, il avait résolu de se faire justice en tuant les deux coupables dont une seule parole pouvait perdre à tout jamais son enfant.
Et, pourtant, il avait paru, non pas pardonner, mais vouloir faire grâce à Cydalise quand il lui avait dit:
—Si vous me servez sans que rien puisse avertir votre complice, je vous épargnerai en laissant au ciel le soin de vous punir.
Mais, sous cette apparence de miséricorde, le père, implacable en son projet de faire disparaître les deux auteurs du déshonneur de sa fille, avait caché cette espérance sinistre:
—Je l'épargnerai, mais l'autre me débarrassera de sa complice.
On comprendra donc, de reste, de quelle joie soudaine Cydalise avait été saisie quand, tout à l'heure, son maître lui avait dit:
—Je vous avais promis que, le jour où je n'aurais plus besoin de vous, je vous rendrais votre liberté... Dès ce moment, vous êtes libre.
Or, si elle devenait libre, c'était que l'heure était venue où il n'allait pas faire bon pour le Tombeur-des-Crânes, et Cydalise tenait à avoir mis promptement le large entre elle et celui dont, par vengeance, elle avait amené la perte. Ce fut donc avec un empressement joyeux qu'elle demanda:
—Puis-je partir sur l'heure?
—La soirée est avancée; pourquoi pas demain matin? objecta le juge.
Cydalise était fille prudente. Le Tombeur-des-Crânes pouvait échapper à la vengeance de M. Grandvivier et savoir qu'elle l'avait trahi. Alors elle serait exposée à un danger qu'il fallait prévenir en se mettant vite à l'abri.
—Demain matin je serai déjà en route, répliqua-t-elle.
—Il ne vous en faut pas moins passer quelque part votre dernière nuit à Paris. Pourquoi ne serait-ce pas sous mon toit, qui vous protégera contre celui que vous voulez fuir? avança M. Grandvivier.
Cydalise se mit à sourire.
—Oh! oh! fit-elle, là où j'irai dormir ma dernière nuit, Alfred n'aura pas l'idée de venir me chercher. Depuis que ce monsieur est devenu baron, il a complètement oublié notre petite chambre dans la masure de l'Impasse Turenne.
Etait-ce cela que le juge voulait lui faire avouer? Etait-ce qu'il ne voulait pas insister plus? Toujours est-il qu'il termina en disant:
—Allez donc, ma fille.
Et il ajouta cette phrase à laquelle Cydalise, dans sa hâte de décamper, eut le grand tort de ne pas faire attention, car elle lui sonnait l'alarme:
—Qu'une heureuse chance vous protège!
Puis il regagna son cabinet où, cinq minutes après, arrivait La Godaille qui, après avoir bien tourné et retourné, finissait par formuler cette demande:
—Voulez-vous, monsieur, me faire l'honneur de m'accorder la main de mademoiselle Grandvivier?
Le juge ne l'eut pas déjà appris par Cydalise, que cette demande lui aurait prouvé que le jeune homme n'ignorait rien du passé.
Alors, on l'a vu en un précédent chapitre, il était venu droit à Frédéric Bazart et lui avait dit d'une voix qui frémissait d'une sorte de honte:
—Ainsi vous savez?...
—Je sais surtout que vous avez besoin, vous et votre fille, d'un dévouement profond, discret... qui vous venge.
A quoi, sans s'engager par une promesse, M. Grandvivier, au grand étonnement de La Godaille, avait imposé pour première épreuve à son dévouement «de montrer le plus grand calme, à leur première rencontre, devant le baron de Walhofer qu'il avait eu le tort de prendre pour un saltimbanque surnommé le Tombeur-des-Crânes».
A peine le magistrat avait-il obtenu, à grand'peine, du jeune homme le serment d'obéissance, que revenait Camuflet de son enquête chez le concierge en annonçant qu'il ramenait avec lui M. de Walhofer. Il s'était rencontré avec le baron dans la loge du concierge, au moment où ce dernier venait y déposer, pour M. Grandvivier, sa carte de digestion. Il avait tant insisté que le baron, qui ne voulait pas monter, avait consenti à le suivre. M. de Walhofer était dans le salon, attendant pour pénétrer dans le cabinet qu'il eût été annoncé par lui.
A cette nouvelle, M. Grandvivier s'était dirigé vivement vers la porte de son cabinet pour recevoir le visiteur. Aussitôt qu'il en eut dépassé le seuil, on entendit sa voix, affectueusement aimable, qui disait:
—Mille pardons de vous avoir fait attendre, monsieur de Walhofer! Entrez donc par ici!
Si le baron ne pénétra pas immédiatement dans le cabinet, ce fut que le juge, sans y penser, lui barrait le passage, car, au lieu de céder le pas à son visiteur, il était demeuré sur le seuil pour dire à son domestique qui venait de pénétrer dans le salon:
—Ah! vous voici de retour, Augustin.
—J'ai fait la commission de monsieur, annonça le valet.
—Eh bien?
—Les deux rideaux de vitres sont à une fenêtre et la suivante est fermée avec ses persiennes.
A cette singulière annonce, M. Grandvivier fit une réponse non moins étrange.
—Très bien! dit-il. A bon entendeur salut!
Était-ce que cet entendeur était Camuflet? Il faut le supposer, car, après avoir dressé l'oreille au nom d'Augustin, dès qu'il eut entendu parler de rideaux et de persiennes, cette phrase le fit sourire et il se frotta les mains en se disant:
—Bon! c'est pour ce soir!
Et se refrottant encore les mains plus énergiquement, en homme qui se promet un heureux quart d'heure, il eut cette seconde pensée:
—Je vais attacher à mon chenapan un grelot qui le fera courir loin.
Cependant M. Grandvivier, qui fermait toujours le passage au baron, disait encore à son domestique:
—Augustin, allumez dans le fumoir. Vous nous y servirez du thé.
Et, comme pris d'une idée subite, il reprit vivement:
—Ah! et vous nous dresserez une table de jeu!
Puis, tout aussitôt, s'adressant au baron:
—Car, continua-t-il gaiement, puisque je vous tiens, mon cher monsieur de Walhofer, j'espère que vous voudrez bien me donner une leçon de jeu comme celle que j'ai reçue de vous le soir de mon dîner.
En entendant le magistrat parler de jeu, La Godaille avait éprouvé une surprise.
—Eh! eh! pensa-t-il, est-ce que M. Grandvivier va mettre en pratique son talent à faire sauter la coupe?
Enfin le magistrat s'était effacé pour donner le pas au baron tout en continuant d'une voix gaie:
—Ma foi! vous arrivez comme marée en carême, car, justement, ces messieurs et moi, nous étions en train de parler de vous.
Du premier coup d'oeil, le Tombeur-des-Crânes, à son entrée, avait reconnu La Godaille. Involontairement il fit un pas en arrière. Mais il était un hardi coquin, habile à tout remarquer promptement. En voyant son ennemi le regarder avec des yeux surpris, il devina qu'une chance quelconque s'était produite en sa faveur.
—Qu'est-il donc arrivé qui fige sur place ce garçon si disposé, il y a une heure, à m'étrangler? se demanda-t-il.
Ensuite, tout haut, en souriant:
—Vraiment, fit-il, vous parliez de moi? Et à quel propos?
Le magistrat montra La Godaille.
—A propos d'un bévue commise par ce grand nigaud ici présent.
Puis, s'adressant à La Godaille:
—Hein! que vous disais-je? A présent que voici M. le baron, vous pouvez juger par vous-même.
Pendant dix secondes, Frédéric Bazart attacha sur le baron ses yeux toujours effarés de surprise et enfin, la mine penaude, la voix pleine d'étonnement, finit par avouer:
—C'est à s'y méprendre.
La Godaille achevait à peine ces mots, que M. Grandvivier s'adressait gaiement au baron:
—Vous ne comprenez pas? demanda-t-il.
—Je l'avoue, fit le baron.
—D'abord une question, reprit le juge toujours rieur. Vous est-il déjà arrivé d'être pris pour un autre? En un mot, vous doutez-vous que vous avez, de par le monde, votre sosie, bref, un homme qui est votre portrait tout craché?
Le jour qui tombait, en commençant à assombrir le cabinet, rendit imperceptible le léger sourire de satisfaction qui avait effleuré les lèvres du baron à ces paroles du magistrat.
—Ouf! je joue de chance! pensa-t-il.
Et il avait raison de le croire. Quand il avait été assailli par La Godaille, il avait d'abord manqué de sang-froid et, dans le premier effarement, il avait pris la fuite. Mais, lorsqu'il s'était vu hors de l'atteinte de son ennemi, la présence d'esprit lui était revenue. Il avait compris qu'il fallait payer d'audace, reparaître immédiatement chez le juge, faire face au danger en s'inspirant des circonstances pour le parer.
—Si je tarde d'une minute, le Grandvivier éventera la mèche... De l'aplomb! de l'aplomb! s'était-il dit.
Alors il était revenu sur ses pas et, dans la loge du concierge, où il était entré pour déposer sa carte en feignant de croire M. Grandvivier absent, mais déterminé à monter quand on lui aurait appris que le juge était chez lui, il s'était rencontré avec Camuflet qui, faisant son jeu, avait insisté pour qu'il se présentât chez le magistrat.
Et voilà qu'au lieu d'avoir à ruser, il trouvait la besogne toute faite par M. Grandvivier qui, loin d'être prévenu à son égard, lui tendait la perche en parlant d'un sosie. Donc le Tombeur-des-Crânes avait bien raison de se dire:
—Ouf! je joue de chance!
M. Grandvivier avait poursuivi son explication:
—Apprenez donc, cher monsieur de Walhofer, que les événements viennent de le faire découvrir. Ma cuisinière a un amant. Or, par le plus prodigieux des hasards, cet amant est précisément l'homme qui vous ressemble de point en point... un bateleur, je crois... assez mauvais drôle, à ce que m'affirme M. Frédéric Bazart, que vous voyez.
Ce disant, le juge avait montré de la main au baron La Godaille faisant toujours l'ébahi, puis il avait continué:
—Entre M. Bazart et ce gibier de potence, il existe un vieux compte à régler. En se trouvant tomber tout à coup et à son insu dans le tête-à-tête des amoureux, M. Bazart a reconnu son homme et il lui aurait fait un mauvais parti si le gredin ne lui avait malheureusement échappé.
Le Tombeur-des-Crânes écoutait, le sourire aux lèvres, avec de petits coups de tête.
—Mais, demanda-t-il, comment, en cette affaire, suis-je arrivé sur le tapis?
—Voilà. Quand M. Bazart est revenu de sa poursuite inutile pour s'excuser de la sorte d'esclandre qu'il avait causé chez moi, il m'a voulu dépeindre son chenapan. Jugez de ma surprise en l'entendant me faire votre portrait exact... J'en riais encore aux larmes quand on vous a annoncé.
Et, repris de rire, le juge ajouta:
—Ainsi, mon cher baron, vous êtes averti qu'il existe un coquin qui vous ressemble.
—Oui, c'est à s'y méprendre, répéta La Godaille, mais seulement au premier abord... car, maintenant que j'ai vu monsieur le baron, je ne saurais plus me tromper... Le Tombeur-des-Crânes est de taille moins haute.
A ce moment, Augustin apparut et annonça que le fumoir était prêt pour les recevoir.
—A rester ici, nous finirions par ne plus nous voir le bout du nez. Voici la nuit complètement venue, reprit M. Grandvivier en plaisantant.
Il céda le pas à M. de Walhofer en ajoutant:
—Montrez-nous la route, baron.
Alfred se dirigea vers le fumoir, suivi par La Godaille qui disait rageusement:
—Je t'en ficherai du baron, moi, à notre première rencontre dans un petit coin!
Derrière eux, mais à distance, venaient le juge et Camuflet. Avant de se mettre en marche, le magistrat avait soufflé au triple veuf:
—Avez-vous été satisfait du résultat de la commission faite par Augustin, que, à votre demande, j'ai envoyé examiner les fenêtres de votre nouvel ami M. Ducanif?
—Oui, dit tout bas Camuflet, ces rideaux tirés et ces persiennes fermées sont le signal convenu avec Ducanif pour me prévenir que c'est aujourd'hui que les deux misérables, qui convoitent sa fortune, vont le conduire à la campagne.
—Où ça?
—Oh! fit Camuflet avec une assurance moqueuse, à Billancourt, c'est certain. J'ai trop vanté au docteur certain caveau pour qu'il n'ait pas eu l'idée de choisir la maison que je possède là-bas et que je laisse inhabitée.
—Alors, vous allez me quitter?
—Pas encore; il est trop tôt.
Tout en parlant ainsi à voix basse, ils avaient gagné le fumoir, où les avaient précédés le baron et La Godaille, auxquels Augustin offrait déjà leurs tasses de thé.
Déterminé qu'il était à brûler le soir même ses vaisseaux, en demandant à M. Grandvivier la main de sa fille, le Tombeur-des-Crânes maudissait la présence des deux autres invités du magistrat.
—Ces deux-là vont me gêner quand, si le père résiste, je ferai valoir mes droits à ne pas être refusé, se disait-il en tâtant dans la poche de son gilet la boucle d'oreille volée à mademoiselle Grandvivier lors de son crime.
Tout en dégustant son thé à petites gorgées, le juge vint à lui et, en lui montrant la table de jeu:
—Savez-vous, baron, que vous êtes un grand coupable? dit-il.
—Coupable... de quoi!
—Avec votre première leçon, vous m'avez donné la passion des cartes à ce point que je suis devenu un enragé joueur.
—Oh! joueur à deux sous, dit, en plaisantant, le baron. Aussi peu habile que vous êtes encore, il serait maladroit à vous de risquer plus forte somme.
L'amour-propre du juge parut se rebiffer.
—Cela vous plaît à dire, articula-t-il sèchement. Tous ces jeux, qu'on prétend si difficiles, dès qu'on en connaît les premières règles, ne sont qu'une affaire de hasard qui, souvent, déroute ceux qui se croient les plus malins.
—Euh! euh! je ne suis pas de votre avis, appuya ironiquement le baron.
—Bah! bah! lâcha le juge, je persiste dans mon dire. Tenez, je n'en suis qu'à ma première leçon et vous êtes passé maître. Eh bien! que la chance soit pour moi, je vous gagnerais, malgré mon inhabileté, jusqu'à votre dernier sou.
Cela avait été dit d'un ton si ridiculement assuré que le baron crut devoir le faire baisser d'un cran.
—Heureusement pour vous que je ne veux pas vous prendre au mot, gouailla-t-il, car, à mille francs la leçon, je vous prouverais que vous avez encore besoin de longues études.
—Mille francs! répéta le juge. J'ai fait aujourd'hui une bonne oeuvre: je ne sais ce qui me retient de me la faire rembourser par vous.
Le Tombeur-des-Crânes avait en poche les dix mille que lui avait donnés la Belle-Flamande. Et même, n'eût-il pas possédé cette somme, qu'avec une mazette de la force du magistrat il était cent fois certain de gagner. Il montra donc la table de jeu en disant:
—Ces messieurs sont témoins que c'est vous qui exigez, pour ainsi dire, que je vous rembourse votre bonne oeuvre.
M. Grandvivier sembla hésiter.
—Ah! ah! cher ami, vous êtes moins brave! dit en riant Camuflet.
La plaisanterie parut avoir piqué la vanité de joueur du magistrat qui vint brusquement s'asseoir devant la table de jeu en s'écriant:
—Ma foi! je ne m'en dédis pas!
La Godaille avait suivi silencieusement la scène. En voyant le Tombeur-des-Crânes étendre la main vers les cartes pour les battre, il eut un imperceptible sourire.
—Voilà un imbécile qui a bien gentiment mordu à l'hameçon, pensa-t-il.
Et il se mit à suivre la partie, ses yeux attachés sur les mains du juge, en professeur curieux de voir son élève pratiquer ses leçons.
—Ah ça! il a donc tout oublié! finit-il par se dire avec un étonnement profond.
En effet, M. Grandvivier venait de perdre cinq parties consécutives, ce qui fit que Camuflet lâcha, en guise de conseil, au joueur malheureux:
—A ce train-là, mon ami, est-ce que votre bonne oeuvre ne vous est pas encore revenue au double?
—Ah! non. Je n'en suis pas encore là, car j'ai donné vingt mille francs, répondit le juge que semblait avoir abandonné le sang-froid nécessaire à tout joueur.
—Désirez-vous que nous cessions la partie! proposa le Tombeur-des-Crânes dont l'accent rimait mal avec les paroles, car il accusait une sorte de pitié insolente qui, loin de prêcher la prudence, piquait au vif l'amour-propre de son adversaire.
—Quitte ou double, articula nettement le juge.
Au fait, puisqu'il tenait un si gras pigeon qui s'était offert à lui, pourquoi Alfred ne l'aurait-il pas plumé?
—Va pour cinq mille francs! dit-il.
Et une nouvelle partie commença.
Soudain La Godaille, dont le regard ne quittait pas les mains de M. Grandvivier, éprouva un petit tressaillement joyeux:
—Ah! ce coup-ci, ça y est! se dit-il.
Et bientôt le juge, gagnant cette partie, rentra dans son argent.
Comme bien des joueurs qui, quinteux dans la perte, ont le gain bruyant et piaffeur, M. Grandvivier s'écria:
—Quand je vous disais que c'est l'affaire de ce hasard qu'on appelle la veine!... Je sens qu'elle m'est venue. S'il me plaisait, je vous gagnerais les vingt mille francs en question.
Cette morgue méritait une leçon. Alfred montra les cartes en disant:
—Puisque vous êtes si certain de gagner, je vous fais encore cinq mille francs.
La donne, tirée à la plus belle carte, appartint au juge.
—Bon! ça y est encore! pensa La Godaille toujours au guet.
En trois coups, le Tombeur-des-Crânes perdit. A son tour, il prononça:
—Quitte ou double.
Sans rien découvrir de ce que La Godaille y voyait, Camuflet avait suivi la partie, taquiné par une curiosité qui s'était tue tant que le juge avait été en perte, mais qui parla quand le magistrat eut gagné cinq mille francs.
—Peut-on savoir, cher ami, quelle bonne oeuvre vous a coûté vingt mille francs? lâcha-t-il.
—Je ne vous l'ai pas dit? demanda M. Grandvivier étonné.
Alors, tout en rangeant ses cartes en sa main, il continua:
—Apprenez donc que Cydalise m'a quitté il y a deux heures. Je me suis fait un cas de conscience de ne pas laisser partir, les mains vides, cette fille dont la santé s'est délabrée à mon service. Je lui ai donné vingt mille francs... Demain matin, à la pointe du jour, elle doit filer pour la campagne...
Et se mettant à rire:
—Quant je dis «filer», c'est que c'est le vrai mot, appuya-t-il, car elle semblait avoir le feu à ses jupes, tant elle avait hâte de soustraire, elle et ses vingt mille francs, au mauvais drôle qui est son amant. C'est à ce point que, pour dépister ce ruffian, elle n'a pas même voulu passer sa dernière nuit ici... Elle est allée coucher dans une chambre qu'elle a en ville... du côté de la rue de Turenne, je crois. Demain elle sera loin et aura mis son magot hors de la portée des griffes du vaurien.
Sur ce, M. Grandvivier qui, tout en parlant, avait continué de jouer, abattit sa dernière carte en disant:
—J'ai encore gagné, mon pauvre baron. Vous en êtes de vos dix mille francs.
Le pauvre baron n'avait vu que du feu à cette partie qui achevait la rafle des dix jolis billets donnés par la Belle-Flamande.
Toute son attention était restée tendue au récit du magistrat. Au prix d'un immense effort, il avait dompté la fureur qui lui était montée au cerveau à la nouvelle de la fuite de Cydalise, de cette alliée qui l'abandonnait.
Aussi, en même temps que, la figure impassible et le geste calme, il tirait de son portefeuille les cinq derniers billets perdus, la rage sourde qui grondait en lui le faisait se dire:
—Ah! tu es allée te cacher dans notre taudis de la rue de Turenne! Avant peu, nous compterons, la belle!
De plus en plus fanfaron dans sa victoire, M. Grandvivier venait de s'écrier tout goguenard:
—Je ne suis encore qu'à la moitié de ce que j'ai donné à Cydalise. Allons! monsieur de Walhofer, mettez-y un peu de complaisance, complétez-moi la somme... Une dernière partie de dix mille... Risquez un nouveau quitte ou double.
Alors la colère terrible qui couvait, chez le Tombeur-des-Crânes, contre Cydalise, se tourna sur M. Grandvivier chantant trop son triomphe.
—Toi, méchant robin, je vais te rabattre ton caquet! pensa-t-il.
Et sa main se glissa vers la poche de son gilet où il avait placé la boucle d'oreille volée, dans la nuit du crime, à mademoiselle Grandvivier.
Le Tombeur-des-Crânes n'avait pas encore achevé son mouvement quand la pendule du fumoir, qui tinta dix heures, fit se lever brusquement Camuflet.
—Je vous demande la permission de vous quitter, dit-il au juge en lui tendant la main.
—Allez, cher ami, et rappelez-moi au bon souvenir de M. Ducanif que je compte voir encore à ma table à son retour, répondit tranquillement M. Grandvivier.
—Je ne manquerai pas de lui faire votre commission, promit Camuflet qui, après un double salut de tête aux deux autres assistants, gagna la porte et disparut.
Dans ce qui venait d'être dit, deux mots avaient sonné des mieux suspects à l'oreille du baron surpris. D'abord le nom de Ducanif avait éveillé son attention, puis le mot de «retour» l'avait alarmé.—Ducanif partait donc? Est-ce que Gustave et Héloïse, plus alertes que lui qui comptait avoir encore huit grands jours pour se retourner, allaient lui brûler la politesse en décampant sans le prévenir, pour entraîner Ducanif et s'assurer sa dépouille sans avoir à la partager avec un tiers maudit. Dans le cas actuel, c'était affaire d'arriver au bon moment pour étendre la main sur le portefeuille. Au plus petit retard, il risquait de ne plus trouver ses particuliers qui, après leur coup fait, auraient levé le pied avec les valeurs en poche.
—Sans ce Camuflet, j'étais floué, se dit Alfred.
Et, en pensant ainsi, il se croyait prévenu à temps. Demain, il leur tomberait sur le dos et leur arracherait les marrons qu'ils lui avaient tirés du feu.
Aussi fut-ce avec l'espérance de savoir par le juge le moment précis de ce départ du lendemain qu'en guise de plomb de sonde il posa cette question:
—M. Ducanif est donc à la veille d'un départ?
—Ah! tiens! oui, fit le magistrat, c'est vrai, vous connaissez M. Ducanif. Vous demeurez dans la même maison.
—Précisément. Mon appartement est au-dessous du sien.
Et, ramenant sa question sur le tapis, le Tombeur-des-Crânes continua:
—C'est pourquoi je m'étonne que M. Ducanif, qui me prend volontiers pour confident, soit, sans qu'il m'en ait rien dit, à la veille d'un départ.
—Oh! oh! mieux qu'à la veille; dites au jour ou, plutôt, à la nuit d'un départ.
Le baron se redressa sur sa chaise à ces mots qui donnaient l'alarme à sa croyance d'arriver, le lendemain, encore à temps.
Tout gaiement, le juge avait continué:
—Ducanif me paraît avoir une bien grande envie de campagne, lui qui part ce soir, pour ainsi dire en pleine nuit, quand il aurait pu attendre à demain matin.
C'était net, précis. Il n'y avait plus pour le Tombeur-des-Crânes à se leurrer.
—Si je n'arrive pas avant eux à Billancourt, je suis flibusté, se dit-il étranglé par la colère.
Dame! il avait voulu chasser deux lièvres à la fois et voilà qu'un des deux gibiers menaçait de lui échapper. Mais il était encore temps, bien juste temps, par exemple, de courir à celui qui allait être à perte de vue. Quitte à revenir, le lendemain, poursuivre l'autre lièvre.
Voilà donc comment Alfred, qui allait mettre sous les yeux de M. Grandvivier la boucle d'oreille de sa fille, laissa le bijou dans sa poche, en se disant:
—Toi, tu ne perdras pas pour attendre!
En pensant ainsi, il esquissait le geste de se lever.
—Mais, fit le juge, vous oubliez que je vous dois une revanche. Vous refusez donc mon quitte ou double?
—Vouloir résister à votre chance de ce soir serait folie de ma part.
—Tant pis! lâcha M. Grandvivier avec un dépit comique; je n'aurais pas été fâché de vous faire compléter mes vingt mille francs donnés à Cydalise.
Ce nom, sur lequel avait pesé le juge, raviva la mémoire du Tombeur-des-Crânes sur la trahison de sa maîtresse.
—Encore un compte à régler avant l'aurore! pensa-t-il.
Les pieds lui brûlaient de partir. Une seule minute de retard pouvait lui coûter la fortune de Ducanif. Il fut donc aux anges quand M. Grandvivier, de lui-même, lui donna congé en disant:
—Je n'insiste plus, baron. C'était cette revanche à vous offrir qui me poussait à vouloir vous garder plus longtemps ici.
Et, après une poignée de main échangée, M. Grandvivier laissa partir le Tombeur-des-Crânes qu'il reconduisit jusqu'à la porte de l'appartement.
En revenant, il rencontra La Godaille qui gagnait hâtivement la sortie.
—Où allez-vous donc, monsieur Bazart? demanda-t-il en étendant le bras pour lui barrer le passage.
—Je veux suivre ce misérable.
—Dans quel but?
—Pour venger ses victimes.
Le magistrat n'était plus le même. A l'air enjoué et aimable qu'il avait montré au baron, avait succédé, sur son visage, l'expression d'une joie féroce, celle du fauve qui flaire le sang.
Il éclata d'un rire amer en disant:
—Laissez donc faire les événements, ils vous vengeront mieux encore que vous-même.
Ensuite, montrant la porte qui s'était refermée derrière le baron, il demanda:
—Savez-vous où va cet homme?
—Non.
—A la guillotine qu'il aura méritée cette nuit.
Et, se reprenant, il ajouta:
—A moins qu'il ne lui advienne une heureuse chance.
—Laquelle? fit La Godaille.
—Celle d'être mort demain matin.
Cependant le Tombeur-des-Crânes, frémissant de colère et d'impatience, avait gagné le boulevard où il comptait prendre la voiture qui le conduirait à Billancourt.
—J'arriverai trop tard! grinçait-il.
Plus encore que la nuit où il avait suivi à la piste Gustave allant visiter la masure de Billancourt, la chaleur était étouffante. De gros nuages bas et noirs, saturés d'électricité, annonçant un prochain orage, rendaient l'air à peine respirable.
Le baron, après vingt refus de cochers ne voulant pas accepter une aussi longue course par cette température qui exténuait bêtes et gens, finit par en trouver un qui, moyennant vingt francs de pourboire, consentit à risquer son cheval. Il donna même à Alfred la raison de son acquiescement.
—Ce sera la dernière course de Bibi en ce bas monde. Vous allez jouir de son reste, car, demain, l'équarrisseur doit venir le chercher.
Avec une pareille rose qui trébuchait tous les dix mètres, le chemin dura fort à l'impatience du Tombeur-des-Crânes, énervé par ce vrai train d'enterrement.
—Plus vite! plus vite! criait-il au cocher.
—Pas moyen d'aller plus vite, à moins que vous et moi nous nous attelions à ma brouette, répondait l'automédon qui, en prévision d'une catastrophe, ayant exigé d'avance le prix de sa course, n'avait nul souci de contenter son voyageur.
—J'arriverai trop tard! se répétait Alfred en fureur.
Soudain, après une secousse, la voiture s'arrêta et, alors, s'entendit la voix apitoyée du cocher qui disait:
—Là! là! Adieu, mon pauvre Bibi!
—Qu'est-ce donc? fit le Tombeur-des-Crânes qui sortit de la voiture.
—C'est Bibi qui n'a pas eu la patience d'attendre l'équarrisseur! annonça le cocher.
En effet, la rossinante était étendue sur la route, tuée par cette température suffocante qui avait eu raison de son dernier souffle.
Ils avaient dépassé Grenelle.
Sur le quai désert et à bientôt près de minuit, le fils de la Belle-Flamande n'avait nulle possibilité de changer de voiture.
—J'achèverai la route à pied, se dit-il.
Et il partit d'un pas alerte que, dans sa hâte d'arriver, il fit bientôt plus précipité et, enfin, auquel il finit par donner l'allure de la course.
Au bout d'un quart d'heure, il dut s'arrêter. La chaleur l'étouffait et une soif ardente lui desséchait la gorge.
Il n'avait que quelques pas à faire pour venir se désaltérer au bord de l'eau. Mais c'eût été sacrifier une minute et toute minute lui était précieuse.
Il reprit donc sa course.
Enfin, haletant, tout ruisselant de sueur, étranglé par la soif, il atteignit la maison.
Une sorte de rauquement de joie se fit passage à travers sa gorge, contractée par l'impérieux besoin de boire, à la vue des deux fenêtres du rez-de-chaussée dont les volets, disjoints par le temps, laissaient filtrer des raies lumineuses.
—Ils y sont encore! bégaya-t-il tout pantelant d'une satisfaction immense.
Et oubliant sa soif, qu'il pouvait étancher en descendant la berge, il franchit d'un bond la haie de clôture du petit potager au milieu duquel se dressait la bicoque.
Quand, le lendemain de la nuit où il avait suivi Gustave, le Tombeur-des-Crânes, muni d'une trousse d'outils, était revenu, seul, pour visiter la maison en plus ample détail, son premier soin avait été d'ajuster de vieilles clés, apportées par lui, aux diverses serrures de la cassine. Il s'était ainsi ménagé une entrée pour l'heure où il aurait à surprendre ses ennemis. Afin d'avoir ce trousseau de clés sous la main au moment opportun, il l'avait caché sous une pierre, déchaussée par le temps, de la margelle du puits.
Donc il marcha droit au puits pour retirer son dépôt. Comme il se penchait sur la margelle, la fraîcheur de l'eau qui monta jusqu'à lui lui rappela sa soif.
—Ouf! fit-il, je boirais bien un coup!
Mais il avait plus pressé. Ce coup, il le boirait, tout à l'heure, à fêter son triomphe et, alors, il lui serait vingt fois plus agréable.
Bien lui en avait pris de se munir de clés, car il trouva la porte d'entrée intérieurement fermée. Après avoir bien silencieusement fait jouer la serrure, il pénétra dans le couloir desservant les pièces latérales et conduisant, à son extrémité, à l'escalier de la cave.
Alors, de sa poche où, en vue de faire face aux situations périlleuses et inattendues qui pouvaient résulter de son existence de coquin, il le tenait perpétuellement à poste fixe, il tira un long couteau qu'il ouvrit.
Puis, la lame au poing, il écouta.
Nul bruit ne se fit entendre.
Ce silence l'alarma. Le coup était-il déjà fait? Dans leur précipitation à fuir, après le crime, Gustave et Héloïse étaient-ils partis en oubliant d'éteindre les lumières?
Bien doucement, il poussa la porte de la première chambre de gauche.
—Oh! oh! se dit-il, voici qui tombe à pic pour moi.
Sur une table, qui portait une bougie, se voyaient trois verres, une carafe et une bouteille de sirop de groseille entamée. Cabillaud, Héloïse et leur victime avaient dû se rafraîchir, car deux des trois verres, à demi vides de leur contenu, témoignaient que deux personnes y avaient porté leurs lèvres. Quant au troisième verre, encore rempli à bord, il attendait toujours son buveur.
La main avide du Tombeur-des-Crânes altéré se porta vers ce verre. Il l'avait déjà approché de ses lèvres quand, soudain, il s'arrêta:
—Eh! eh! minute! fit-il. Si c'était de la mort-aux-rats! Méfions-nous! Le sage l'a dit: «Dans le doute, abstiens-toi.»
Malgré la soif qui le torturait, il remit le verre sur la table.
Mais, en le posant, un spectacle sinistre attira son regard. De l'autre côté de la table, gisait, étendu sur le carreau, tout raide et immobile, le corps de ce pauvre Ducanif.
—Tiens! ils l'ont expédié! se dit-il sans la plus mince pitié.
Et cette découverte lui fit aussitôt deviner ce qu'étaient devenus le docteur et Héloïse.
—Si le cadavre de Ducanif n'a pas encore disparu, pensa-t-il, c'est qu'ils sont dans la cave, en train de déboucher l'ouverture du caveau.
Alors, serrant plus fort son couteau en sa main, il ajouta avec un mauvais sourire:
—Allons les voir.
A son troisième pas dans la direction de la cave, il se retourna pour revenir vers la table et, à nouveau, il prit le verre plein.
—Si Ducanif est toisé, c'est qu'un des deux verres à demi vidés contenait la drogue. Un d'eux a été celui du défunt, l'autre a été vidé par Héloïse ou le docteur pour encourager le bonhomme à se fourrer le mauvais lolo dans le torse... Donc ce troisième verre plein est bon à boire.
En vertu de ce raisonnement des plus justes, le Tombeur avala avec délices la boisson.
—Eh! ça fait du bien par où ça passe! ricana-t-il tout heureux d'avoir calmé sa soif.
Ensuite il reprit son couteau qu'il avait posé sur la table et, enjambant le cadavre de Ducanif, il répéta:
—Allons les voir!
Ce n'était pas le moment d'avoir des sabots. Aussi, marchait-il si légèrement que le trot d'une souris, à côté de son pas, eût été bruyant.
Au milieu de l'escalier, l'étonnement le fixa sur place.
—Est-ce qu'Héloïse en est, maintenant, aux regrets de ce qui est fait?... Il est un peu tard pour s'en désoler, murmura-t-il.
En effet, des profondeurs de la cave, montait, pas encore distincte en ses paroles, la voix d'Héloïse dont l'accent était désespéré.
Héloïse avait tout droit de se désespérer, car le Tombeur-des-Crânes, quand il eut continué de descendre l'escalier, s'arrêta, cloué par la surprise sur la dernière marche, en l'entendant qui disait:
—Je t'en supplie, Gustave, accorde-moi la vie!... Sauve-moi et je t'abandonne ma part du portefeuille.
Et, du coin obscur où il se cachait, le Tombeur-des-Crânes, à la lueur de la bougie qui éclairait la cave, voyait la cuisinière se tordant sur le sol aux pieds du docteur.
—Sauve-moi! répétait-elle.
—Impossible! ricanait cruellement Gustave. Si je te donnais le contrepoison en croyant à tes belles promesses, ta première pensée, demain, serait de te venger, et, quitte à te perdre avec moi, tu irais me dénoncer... Non, non, les choses sont bien telles qu'elles sont.
—Ingrat! lâche! scélérat! gémissait la cuisinière.
—Oui, tout ce que tu voudras, excepté imbécile... Ah çà! t'imaginais-tu, ma fille, que je serais assez bête pour partager, quand ta mort assure complètement ma sécurité?
En accentuant ses paroles d'un rire cruel, Gustave poursuivit:
—Comment! toi, une fine mouche, tu as pu t'imaginer que je ne profiterais pas des circonstances que les événements ont rendues si favorables pour moi? Tiens, écoute mon plan: Au lieu de jeter tout à l'heure ton corps dans cette seconde cave, je le remonterai là-haut et, sur un même lit d'une des chambres à coucher de la maison, je l'étendrai avec celui de Ducanif... Sur une table, à votre chevet, je placerai les deux verres à demi vidés par vous... et, plus tard, quand on découvrira vos cadavres couchés côte à côte, les journaux ne manqueront pas de répéter à l'envi: Encore un double suicide par amour! Le sieur Ducanif, marié et père de famille, s'était pris pour la fille Héloïse Blanchon, sa domestique, d'un violent amour qui, du reste, était partagé. Le mariage de Ducanif rendant toute union impossible entre les deux amants, ils avaient résolu d'en finir ensemble avec la vie. Ils ont été s'empoisonner dans une petite maison de Billancourt où leurs cadavres ont été découverts sur le même lit, se pressant en une étreinte suprême. En plus des deux verres à demi pleins de poison qui ont été retrouvés auprès du lit le suicide est amplement prouvé par la précaution de Ducanif qui, en haine de sa femme, avait pris soin, avant de mettre son dessein à exécution, de dénaturer sa fortune. On est en droit de croire que le malheureux, pour que sa veuve ne pût rien avoir après lui, aura brûlé tous les titres au porteur que, dans la quinzaine ayant précédé son trépas, il avait échangés contre ses biens fonds. Puis les journaux ajouteront: Encore une preuve à l'appui de la nécessité de rétablir le divorce! Et tout sera dit.
A la pensée de cet avenir qu'il prédisait à sa victime, le docteur, pris d'une joie insensée, frappa sur le revers de son habit, en poursuivant d'une voix fébrile:
—Et cette fortune en portefeuille, que j'ai là dans ma poche, j'en jouirai seul, bien seul, sans avoir rien à craindre de ta vengeance ou de tes dénonciations.
Puis avec une ironie sauvage:
—Dame! fit-il, sois juste, ma belle, il me fallait bien prendre mes précautions contre toi, puisque tu as toujours refusé d'écrire cette lettre que je te demandais pour ma garantie.
Sans plus remuer qu'une statue, le Tombeur-des-Crânes, dans son coin obscur, avait écouté.
—Ah! tu as le portefeuille en poche! Bon à savoir! avait-il pensé en tâtant du doigt la pointe de son couteau.
Ensuite, en appréciateur expert de la conduite du médecin:
—Un garçon d'imagination, le Gustave, se dit-il encore. Son idée de supprimer Héloïse au dernier moment a son prix... C'est pourtant vrai que les journaux conteront la chose de cette manière!... Seulement le magot de Ducanif profitera-t-il à ce bon Gustave? Heu! heu! j'en doute! Je parierais pour moi.
Supposant qu'il ne perdrait pas à attendre et, surtout, à écouter encore, le Tombeur-des-Crânes garda son immobilité.
Sous l'effroyable douleur qui lui déchirait les entrailles, Héloïse, accroupie sur ses talons, essayait vainement de se relever.
—La vie! rends-moi la vie! suppliait-elle d'une voix saccadée par la torture. Oh! si tu savais comme je souffre.
A trois pas de la mourante, car il craignait qu'en son agonie elle ne s'attachât à lui, Gustave, implacable, la regardait se tordre sans la moindre pitié.
—Tu souffres, ma fille? répétait-il avec une ironique compassion. Comme pour Ducanif, ce doit être l'affaire d'une heure... Il t'en reste encore pour dix minutes... Donc, un peu de patience!
Comprenant qu'elle était définitivement perdue, Héloïse adressa cet appel à la compassion de son amant:
—Épargne-moi au moins les dernières souffrances en me fendant la tête d'un coup de cette massue, dit-elle en montrant la pièce de bois, reste de l'ancien chai, dont le docteur, à sa première visite à la masure, s'était servi pour déblayer la pierre du second caveau.
Mais, à cette grâce qui lui était demandée, Gustave répondit de son même ton impitoyable:
—T'assommer, ma fille, c'est-à-dire laisser sur ton cadavre une marque qui, à l'enquête de la justice, démentirait la supposition de suicide?... Oh! que non pas!!!
Et, allant s'appuyer sur la muraille, il regarda, sans plus parler, l'agonie de sa maîtresse qui se tordait sur le sol en d'effroyables convulsions.
Bientôt le corps se raidit sous l'étreinte d'une crise suprême. Ce fut tout. Héloïse était morte!!!
Gustave, alors, s'approcha du cadavre et, prenant la lumière, il se courba pour examiner le cadavre de sa victime.
—Là! fit-il, le drame est fini.
—Moins l'épilogue, cria aussitôt une voix derrière son dos.
C'était le Tombeur-des-Crânes qui, d'un bond de tigre, venait de s'élancer sur lui. Avant que le docteur eût eu le temps de se redresser, son assaillant lui avait plongé son couteau entre les deux épaules.
A cette terrible blessure, qui avait tranché la moelle de la colonne vertébrale, Gustave s'abattit foudroyé sur le sol.
—Eh! eh! la mère avait raison quand elle me disait que celui qui a chauffé le four n'est pas toujours celui qui enfourne, ricana le Tombeur-des-Crânes qui, en même temps, retirait de la poche du mort le portefeuille contenant la fortune de Ducanif.
Quand il l'eut empoché, il ajouta:
—Toi, mon brave docteur, je vais te cacher dans le second caveau. Quant aux deux autres, je me garderai bien de rien changer à ton ingénieuse idée de les étendre sur le même lit pour faire croire à un double suicide par amour.
Alors, s'aidant du morceau de bois, comme jadis il l'avait vu faire à Gustave, il débarrassa la dalle du second caveau et, l'ouverture faite, il lança le cadavre du médecin dans le trou béant à ses pieds.
—Ni vu ni connu, je t'embrouille, murmura-t-il tout joyeux et piétinant la terre dont il avait recouvert la dalle remise en place.
Puis il vint au cadavre d'Héloïse et se pencha pour le soulever en disant:
—Allons! à ton tour, la princesse! Au dodo près de ton Ducanif.
Mais, à ce moment, la bougie qui l'éclairait, arrivée à bout de mèche, s'éteignit brusquement.
Rien n'était plus facile au Tombeur-des-Crânes que d'emporter la morte sur ses épaules et, déjà, il avait enlevé le corps, quand une pensée de prudence le lui fit remettre à terre.
—Non pas, non pas! fit-il vivement. A l'emporter ainsi dans l'obscurité, je risque de heurter le corps à des angles de muraille et, par conséquent, de laisser aux soupçons de la justice ces marques dont, tout à l'heure, parlait cet avisé Gustave.
A tâtons, il regagna le pied de l'escalier en se disant:
—Montons là-haut chercher une autre bougie... celle qui éclaire la chambre où est étendu Ducanif... Pour ce qu'elle lui sert, il ne m'en voudra pas de la lui prendre, le bonhomme trépassé.
Car il avait l'humeur à la plaisanterie, le cher Alfred, tant il exultait de joie devant son incontestable réussite. A peu de frais, sans aucun effort d'imagination, puisqu'il n'avait qu'à suivre le plan de Gustave, sans que rien pût l'accuser plus tard, il allait se trouver à la tête de cette belle fortune que contenait le portefeuille qu'il avait en poche.
Aussi sa figure était-elle souriante quand il poussa la porte derrière laquelle il s'attendait à trouver, gisant à terre, le défunt Ducanif qu'il comptait porter sur un lit.
Par malheur, ici-bas, nul bonheur n'est complet. Alfred en eut la preuve incontestable à la vue du spectacle, aussi désagréable qu'inattendu, qui frappa ses regards lorsqu'il pénétra dans la chambre.
Feu Ducanif, des mieux portants, debout derrière la table qui lui faisait rempart, l'attendait un revolver dans chaque main.
Et le défunt, sans attendre un mot, fut le premier à prendre la parole en disant d'une voix moqueuse:
—Permettez-moi, monsieur le baron, de vous offrir mes civilités.
Or, au geste qui accompagnait ces mots, geste qui consistait à mettre ses revolvers en ligne, Alfred comprit que les civilités qui lui étaient offertes allaient se résumer en deux balles de plomb.
Tirer son couteau qu'il avait remis en poche, il n'en avait pas le temps, et puis c'était le jeu du pot de terre contre le pot de fer. Avant que sa lame fût au clair, il aurait le corps troué par les malsaines dragées de plomb.
Il fallait donc fuir, et par le chemin le plus court, c'est-à-dire par la fenêtre qui se trouvait avoir été ouverte par Ducanif.
D'un saut prodigieux, l'ancien saltimbanque retomba sur ses pieds dans le jardin, pendant que les deux balles de Ducanif se logeaient dans un mur de la chambre.
Mais les coups de feu avaient donné l'éveil. Du côté du puits partit une voix, que le fuyard reconnut pour appartenir à Camuflet, qui criait:
—En voici un qui s'échappe! A vous! Arrêtez-le au passage!
A cet appel, Alfred vit, de divers coins, surgir plusieurs individus qui se préparaient à lui barrer la retraite.
—Oh! oh! la police! se dit-il en retrouvant aussitôt son audace et en tirant son couteau.
Il y eut un petit temps d'arrêt avant l'attaque qui suffit au Tombeur-des-Crânes pour entendre cet avis gouailleur que, de la fenêtre de la masure, lui adressait Ducanif:
—Monsieur le baron, si vous aimez la lecture des vieux journaux, mon portefeuille, que vous emportez, en est rempli.
Un effroyable juron s'étouffa entre les lèvres du Tombeur-des-Crânes guettant l'arrivée sur lui des agents de police.
La partie n'était pas égale. Que pouvaient quatre agents contre un homme rompu à tous les exercices d'agilité, doué d'une merveilleuse souplesse? Alfred commença par piquer droit pour masser ses quatre ennemis à sa rencontre. Alors, faisant un brusque crochet, il fila sur sa gauche par le passage débouché, franchit la haie et, sur la berge, entama une course d'une telle rapidité qu'au bout de cent mètres ses poursuivants renonçaient à chasser plus loin un gaillard qui paraissait avoir des ailes aux talons.
Tout en fuyant, le Tombeur-des-Crânes faisait ses réflexions qui ne rappelaient en rien la joyeuse humeur qui le possédait lorsqu'il était remonté de la cave.
Ainsi il avait tué un homme pour un tas de vieux journaux. Et la police, qu'il venait d'éviter, allait se lancer sur ses traces.
Il fallait donc fuir, au plus vite, sur l'heure, gagner sans retard la frontière. Mais, pour fuir, besoin urgent lui était d'argent, et il n'avait pas le sou.
—Maudit soit le juge! gronda-t-il au souvenir des dix mille francs que lui avait raflés M. Grandvivier au jeu.
Mais, au nom du magistrat, un autre vint frapper son souvenir.
—Cydalise! fit-il. Elle a reçu vingt mille francs de son maître!
Et, en même temps, il se rappela que M. Grandvivier, en parlant de sa générosité, avait annoncé que Cydalise, pour se soustraire à la rapacité de son amant, avait été passer sa dernière nuit dans une chambre qu'elle avait du côté de la rue de Turenne.
Il fut soudainement arrêté en sa course et ses réflexions par une voix qui lui criait:
—Est-ce moi que vous venez chercher? Eh bien? avez-vous pris vos gueux? Avez-vous besoin de ma guimbarde pour les emballer?
Ce questionneur était un cocher qui, tout en parlant, montrait sa voiture stationnant sur un bas-côté de la route.
Cela suffit à Alfred pour comprendre que cette voiture avait amené la police et que le cocher le prenait pour un des agents.
En une seconde, il fut dans le fiacre.
—Vite! vite! en route, mon brave! Marchons sur Paris jusqu'à ce que nous rencontrions une autre voiture que je prendrai pour vous laisser revenir à votre poste... Notre commissaire vient d'être dangereusement blessé par un de ces gredins. Je suis envoyé pour ramener son médecin.
—Alors, je vais fendre l'air, promit le cocher qui, remontant à la hâte sur son siège, fouetta vigoureusement ses deux chevaux.
La voiture était à peine en route quand le Tombeur-des-Crânes se sentit secoué dans tout son être par un frisson étrange.
—Qu'est-ce donc? Est-ce que la peur va me rendre malade? se demanda-t-il avec étonnement.
Le malaise fut tout passager.
Le Tombeur-des-Crânes n'y pensait déjà plus quand, à l'entrée dans Paris, la voiture s'arrêta. Immédiatement le cocher descendit et vint ouvrir la portière en disant:
—Nous voici devant une station de voitures de nuit. Vous pouvez changer de fiacre. Moi, je retourne à Billancourt rejoindre vos camarades.
Et le digne cocher, après avoir vu son voyageur prendre un autre véhicule, repartit plein de la croyance qu'il venait de voiturer un des agents de police.
Dans cet autre fiacre qui le menait rue de Turenne, le Tombeur eut un terrible mouvement de rage quand, ayant eu l'idée d'ouvrir le portefeuille volé sur le cadavre de Gustave, il le trouva gonflé de vieux journaux, comme le lui avait annoncé Ducanif. C'était donc pour un pareil butin qu'il avait joué la partie qu'il venait de perdre et qui menaçait de le mettre sous la griffe de la police, s'il ne prenait pas vivement l'avance.
Heureusement, Cydalise, sur ses vingt mille francs, allait lui fournir les moyens de fuir.
—Il faudra qu'elle me donne dix mille francs, commença-t-il par se dire.
Puis, en pensant qu'elle avait voulu lui échapper:
—Non, quinze, gronda-t-il.
Enfin, l'appétit, suivant le proverbe, lui venant en mangeant:
—Tout! je veux tout! J'ai à me venger de cette tarpiaude maudite! grinça-t-il en serrant les poings.
Soudain, sa face, que convulsait la colère, se contracta sous une nouvelle expression, celle d'une douleur aiguë.
En même temps qu'un nouveau frisson le secouait, il avait senti comme une pointe de feu lui traverser les entrailles.
Cette fois encore, la crise n'eut que la durée de l'éclair.
—A courir comme un lièvre pourchassé à outrance, je me serai démoli la rate, se donna-t-il pour motif, en essuyant la sueur froide que l'intensité de la souffrance avait fait perler sur son front.
Quand la voiture parvint à destination, il restait juste à Alfred de quoi payer la course.
Aussi, tout en attendant que la porte s'ouvrît à son coup de sonnette, il pensa aux vingt mille francs de Cydalise. Tout à l'heure, il descendrait le gousset amplement garni pour la fuite.
Après avoir tiré le cordon, le pipelet avait passé tout à la fois, par le large vasistas de sa loge, sa tête garnie d'un bonnet de coton et sa main armée d'une lumière. Il voulait se rendre compte de qui rentrait si tardivement. Il avait l'apostrophe aux lèvres contre ce locataire qui le réveillait en plein premier somme. A la vue du Tombeur-des-Crânes, dont il faisait son dieu, la parole lui coula plus douce que miel.
—Eh! c'est ce cher monsieur Alfred! Comme il y a longtemps que je n'ai eu le plaisir de...
Il s'arrêta brusquement pour regarder le visage du beau blond qu'éclairait la chandelle, puis il demanda vivement:
—Est-ce que vous êtes malade?
—Moi! à quoi voyez-vous ça?
—Vous êtes pâle comme un mort et vous avez les traits tout tirés.
—Allons donc! je ne me suis jamais mieux porté!
Et comme il savait que le temps lui était compté trop juste pour qu'il le perdît en bavardages, il gagna le pied de l'escalier en ajoutant:
—Reprenez votre somme, mon vieux. Si j'ai à repartir cette nuit, je me tirerai le cordon.
Malgré ce qu'il venait d'affirmer sur sa santé, Alfred était obligé de s'avouer qu'il se passait en lui quelque chose d'anormal. La sueur froide, qu'il avait essuyée dans le fiacre, avait reparu, lui inondant le visage. Tout à l'heure, en quittant la banquette de la voiture pour mettre pied à terre, il s'était senti les jambes faibles et le corps tout courbatu. En somme, il lui avait fallu faire une telle dépense de forces pour ces bondissements qui l'avaient soustrait aux griffes des agents de police que cela lui expliquait son état de fatigue générale.
—Une bonne nuit me remettra, se dit-il en montant l'escalier.
Oui, mais, cette bonne nuit, il lui fallait aller la passer en Belgique, et, pour ce, il était urgent de prendre le premier train du matin. Alors une crainte lui vint: Cydalise allait-elle s'exécuter de bonne grâce? Au lieu de lâcher son argent, ne pouvait-elle pas se rebeller, appeler à l'aide?
A cette supposition d'une résistance de Cydalise, une pensée sinistre monta au cerveau du Tombeur-des-Crânes qui, en palpant la poche où se trouvait son couteau, murmura:
—Tant pis pour elle!
Il continua à monter l'escalier d'un pas qui s'alourdissait de plus en plus.
Dix marches le séparaient encore de la chambre de Cydalise, quand, soudainement, il se cramponna des deux mains à la rampe, en étouffant un cri de souffrance.
La même douleur venait de lui traverser les entrailles, mais plus aiguë encore et plus prolongée. Néanmoins il se raidit contre le mal et, après une minute de repos, il parvint à la porte de sa maîtresse.
D'un coup de poing, il ébranla la porte.
Comme Cydalise tardait à paraître, il prononça d'une voix brève, sèche, pleine de menaces:
—Ouvre donc!
Cette voix, Cydalise la connaissait trop bien. Elle savait quelles tempêtes de colère elle présageait.
D'un saut, elle sortit du lit où le coup de poing sur la porte l'avait réveillée en sursaut et elle vint ouvrir, mais le sourire aux lèvres, la parole douce, cherchant à conjurer l'orage.
Sitôt entré, le Tombeur-des-Crânes avait rencontré sous sa main une chaise sur laquelle il s'était laissé tomber rompu, anéanti.
Cependant Cydalise allumait une bougie en modulant de son ton le plus gentil:
—Oh! que c'est donc aimable à mon chéri d'être venu faire une surprise à sa louloute!... Qui donc t'a appris que je couchais cette nuit ici?
Elle ne se sentait guère à l'aise, la chère fille. Mais, la lumière faite, son inquiétude se métamorphosa en épouvante à la vue du visage de son amant. Sa voix caressante devint aussitôt un bégayement effrayé.
—Qu'as-tu? demanda-t-elle avec effort.
—J'ai tué le docteur Gustave. La police est à mes trousses, il me faut fuir. J'ai besoin d'argent, prononça Alfred.
C'était laconique, mais cela valait un long discours pour Cydalise qui, prenant sa robe sur le pied du lit, en fouilla la poche en disant:
—J'ai deux cent trente francs, ils sont à toi.
Le Tombeur-des-Crânes se leva, vint à elle, et la regardant dans les yeux:
—Il me faut vingt mille francs, dit-il lentement.
Dans cette position qui lui mettait sous le regard le visage de son amant, Cydalise remarqua encore les traits décomposés d'Alfred.
—Il est ivre, pensa-t-elle.
Et se mettant à rire:
—Vingt mille francs! répéta-t-elle. Tu ne demandes pas à moitié, mon chat. Tu sais bien que je n'ai pas une telle somme.
—Tu mens! appuya le Tombeur-des-Crânes. Tu mens, car tu les possèdes.
—Décidément, il est pochard comme vingt Polonais, se dit encore la cuisinière.
Et d'une voix qui se fit chatte:
—Si nous nous couchions, mon chien? Demain nous reparlerions de cela... à jeun, proposa-t-elle.
Mais le Tombeur-des-Crânes lui posa une main sur l'épaule et pendant que, de l'autre, il fouillait dans la poche où se trouvait son couteau:
—Je veux les vingt mille francs que, ce soir, t'a donnés M. Grandvivier quand il t'a congédiée, déclara-t-il.
Bien persuadée que son amant était pris de vin et, par conséquent, n'ayant plus peur, l'ex-cuisinière partit d'un franc éclat de rire et s'écria:
—Où diable as-tu pêché une idée de ce calibre-là? Que je sois plus grêlée qu'une écumoire si mon grigou de bourgeois m'a donné un fiferlin de plus que mon dû!
Sans mot dire, le Tombeur-des-Crânes marcha vers la porte et, quand il s'y fut adossé pour fermer la retraite à sa maîtresse, il ouvrit son couteau et répéta:
—Je veux les vingt mille francs du Grandvivier.
Ton, pose et couteau étaient d'une si terrible éloquence que Cydalise en demeura paralysée par une indicible terreur. Le rire lui était rentré dans sa gorge, si fort contractée par l'effroi qu'il n'en pouvait plus sortir une seule parole.
—Si tu refuses encore, je trouverai la somme dans cette chambre... quand je t'aurai tuée.
Le paroxysme de l'épouvante galvanisa la langue de la femme qui parvint à s'écrier:
—Je n'ai rien reçu!
Alors l'un et l'autre se regardant, il y eut entre eux un instant de silence pendant lequel une horloge du voisinage tinta quatre coups.
Quatre heures du matin! Et, s'il voulait fuir à temps, deux heures à peine restaient à Alfred pour prendre le premier train qui l'emporterait en Belgique.
—Consens-tu à me donner la somme? articula-t-il d'un ton d'impatience féroce.
Comme Cydalise, dont la voix était à nouveau étranglée, ne répondait pas, il bondit sur elle et lui plongea son couteau dans la gorge.
La blessure était horrible. Le larynx tranché ne permettait plus aucun cri à la victime. Ses deux mains serrées autour de son cou, elle cherchait à arrêter le sang qui filtrait à travers ses doigts. Encore debout, adossée au bois de la tête de lit qui la soutenait, elle dardait ses yeux fous de douleur sur son amant.
Tout à coup elle le vit chanceler en étreignant son buste de ses mains convulsives, tout pantelant d'une torture effroyable.
Cette fois la souffrance revenait, non plus passagère, mais continue, intense, terrible; si épouvantable que le Tombeur-des-Crânes, après avoir vainement tenté de se retenir aux meubles, s'abattit sur les genoux.
Alors le souvenir lui revint de ce verre d'eau de groseille qu'il avait bu avec tant de plaisir à Billancourt, devant le cadavre de Ducanif, quand il était entré dans la maison.
Ne pouvant même plus se tenir sur les genoux, il roula de son long sur le plancher, en se disant avec une fanfaronnade cynique devant la mort qui arrivait:
—Pour une fois que j'ai bu du sirop de groseille... pas de chance!
Et il expira dans une dernière convulsion.
Cydalise, dont la vie s'échappait avec son sang, eut encore la force de se traîner jusqu'au cadavre de son amant. Comme le chien qui vient mourir sur le corps de son maître, elle s'étendit près du Tombeur-des-Crânes et, après avoir posé sa tête sur la poitrine du mort, elle retira de son cou ses deux mains qui comprimaient sa blessure.
Le lendemain Ducanif faisait sa déposition devant le juge d'instruction. Après avoir raconté par le menu tout ce qui avait précédé son arrivée à Billancourt, il termina en disant:
«—Avant de m'attirer dans le guet-apens, le docteur avait garni la masure d'un peu de meubles et de matériel pour ne pas éveiller mes soupçons. »Vous vous compléterez petit à petit. J'ai paré à l'indispensable, me dit-il pour m'expliquer l'insuffisance de l'ameublement de la salle à manger dans laquelle il m'avait tout d'abord introduit.
»Il faisait une chaleur torride.
»A peine assise devant la table, Héloïse se plaignit de la soif. Le docteur ouvrit le buffet, y prit trois verres et en posa un devant chacun de nous.
»Puis il retourna au buffet:
»—Pas une goutte d'eau! dit-il en nous montrant la carafe vide qu'il venait d'en tirer.
»Il la passa à Héloïse pour qu'elle allât l'emplir à la cuisine. Cependant il me tournait le dos, le nez dans le buffet, m'énonçant l'approvisionnement de liquides.
»—Que vous plaît-il? demandait-il. Nous avons vin, cassis, eau-de-vie, sirop de groseille.
»Il ne pouvait me voir. J'en profitai pour changer le verre qu'il m'avait donné contre le sien en répondant:
»—Va pour la groseille!
»Avec la carafe rapportée par Héloïse, le docteur fit le mélange d'eau et de sirop et remplit les verres.
»—A nos amours! fit alors Héloïse comme nous portions le verre à nos lèvres.
»Alors le docteur reposa le sien plein sur la table en disant en riant:
»—Oh! si vous buvez à vos amours, j'attendrai pour boire qu'un second toast me concerne un peu mieux.
»Une demi-heure après, je feignais de me tordre empoisonné, puis je roulais sur le plancher.
»—Vite, jetons-le dans le caveau! conseilla Héloïse impatiente.
»—Allons d'abord, dans la cave, desceller la dalle du second caveau. Nous remonterons ensuite pour prendre le corps, proposa le docteur après m'avoir volé mon portefeuille.
»Et ils descendirent dans la cave. Si, moins confiants en leur ruse, je les avais vus prêts à changer leur plan, j'aurais, d'un coup de feu de mes revolvers, donné le signal à M. Camuflet et aux agents de police amenés par lui et qui cernaient la maison.
»Héloïse et son amant venaient de s'éloigner et je me préparais à me relever, quand un léger bruit me fit garder mon immobilité.
»Alors entra un troisième personnage que je reconnus pour le Tombeur-des-Crânes, le faux baron belge.
»Lui aussi, parut-il, avait une soif intense. Il saisit d'abord le verre laissé plein par le docteur, puis il hésita à le boire, enfin, se décidant, il en avala le contenu.»
Le juge avait laissé parler Ducanif. A ce moment, il l'interrompit pour dire:
—J'ai une observation à vous faire sur un point que je ne comprends pas.
Et le juge présenta son observation:
—Mais, dit-il, puisque votre cuisinière Héloïse en est morte, comment se fait-il que vous ayez bu impunément de ce breuvage empoisonné?
—Pardon! fit Ducanif en souriant, ce n'était pas le breuvage qui était empoisonné, c'était le verre.
Le regard du juge d'instruction étonné paraissant lui demander une plus ample explication, il s'empressa de continuer:
—Au premier temps de mes relations avec Gustave, il lui arriva de me dire, à propos d'un médecin anglais qu'on venait de pendre pour empoisonnement: «C'était un maladroit. C'est par ce qui est resté du breuvage qu'on a, plus tard, analysé, ou parce que le coupable, au moment du crime, n'a pas bu comme ses victimes, que tout se découvre. Moi, je boirais du même breuvage et j'en laisserais dans la fiole, sans avoir rien à craindre. Seulement, au lieu d'empoisonner le liquide, j'empoisonnerais le verre de mon homme en le frottant intérieurement à l'avance d'un toxique mortel.» Voilà ce qu'il m'avait dit, alors qu'il ne songeait pas encore à ma mort.
—D'où vous concluez?
—Que le docteur, en posant les verres sur la table, avait placé devant Héloïse et moi les deux qu'il avait préparés à notre intention. Ce fut le souvenir de ce qu'il m'avait dit jadis qui fit qu'au moment où il retournait au buffet pour y prendre le sirop de groseille, et en l'absence d'Héloïse partie pour remplir la carafe, j'échangeai prestement mon verre contre celui de Gustave qui, sans aucun poison, lui aurait servi à nous donner l'exemple de boire si nous avions le moindrement hésité.
—Exemple qu'il n'eut pas à vous donner, devant l'empressement d'Héloïse et de vous à boire à vos amours?
—Comme vous le dites.
—De sorte que, si le docteur eût vidé ce verre qu'il croyait être le sien, il eût été empoisonné?
—Tout net... à ma place.
Sur cette réponse et en pensant à ce qu'il était advenu de Gustave vingt minutes plus tard, Ducanif haussa les épaules et ajouta:
—En somme, il n'a fait que bien peu reculer pour mieux sauter.
Puis, après une courte réflexion:
—J'y pense, fit-il. Monsieur le juge me permet-il de lui donner un conseil?
—Lequel?
—Un troisième coupable a échappé aux agents...
—Oui, la police est à ses trousses.
—Eh bien! mon conseil est que la police cesse de courir, attendu que le Tombeur-des-Crânes, ayant bu le verre qui aurait empoisonné le docteur, aura été crever dans quelque coin comme un chien.
Et Ducanif avait raison, car au bout de quarante-huit heures le portier de la rue de Turenne, n'ayant pas vu Alfred ni sa maîtresse redescendre de leur taudis, alla prévenir le commissaire de son quartier qui fit enfoncer la porte et trouva, à côté du cadavre de Cydalise, celui du misérable que la police guettait encore à la frontière.
Une semaine s'était écoulée quand l'idée vint à Gontran d'aller rendre visite à son oncle Fraimoulu qu'il comptait trouver entièrement remis de la volée de coups de poings administrée par Piétro, le prédécesseur d'Hilarion.
La porte lui fut ouverte par un nouveau domestique.
—Bon! pensa-t-il, Hilarion, la perle, n'a pas fait long feu.
Il trouva son oncle d'une humeur de dogue. Des pincettes auraient même refusé de le prendre. Et, tenue grotesque, il n'avait pas d'autre vêtement qu'une simple chemise.
—Ah çà! mon oncle, s'écria le neveu, que devenez-vous? Vous ne sortez donc plus?
—Sortir! grogna Fraimoulu; alors tout nu?
Puis, sans laisser Gontran s'exclamer sur sa réponse, il s'écria rageusement:
—Devine un peu combien il y a de jours dans une semaine?
—Sept... d'habitude.
—Tu n'es qu'un âne! Il y en a cinquante-six.
—Depuis peu, alors... Je l'ignorais. Mais, vous le savez, je lis rarement les affiches et les journaux.
—Oui, grinça Fraimoulu, il y en a cinquante-six... pour moi du moins! Sache donc qu'en une seule semaine j'ai eu quatorze cuisinières!... Une par repas!... Quatorze gargotières infectes qu'il m'a fallu congédier au dessert en leur payant les huit jours... Or, quatorze fois huit jours, cela fait bien cinquante-six dans une semaine.
—Est-ce pour avoir fait face à cette dépense extraordinaire qu'ayant été forcé de vendre vos habits, vous ne pouvez plus sortir que tout nu? demanda le neveu avec aplomb.
Fraimoulu fit entendre un petit rugissement de colère, puis, entre ses dents, grinça:
—Canaille d'Hilarion!!!
—Tiens! c'est vrai! vous ne l'avez plus, ce domestique de la haute aristocratie, qui parlait l'indien et qui vous appelait baron? Est-ce qu'il vous a lâché pour retourner chez son duc del Punaisiados?
Fraimoulu étouffait trop dans sa peau pour ne pas demander mieux que de se dégonfler par une confidence. Aussi lâcha-t-il brusquement:
—Sais-tu ce qu'il m'a fait, ton Hilarion?
—D'abord, cher oncle, je vous ferai remarquer que mon Hilarion était plutôt le vôtre que le mien, car c'est vous, qui lui donniez deux cents francs par mois... plus un supplément de trente francs parce qu'il parlait l'indien... plus encore vos vieux habits.
Gontran devait avoir touché l'endroit sensible, car tout aussitôt, Fraimoulu entra dans la voie des aveux.
—Sache donc, neveu, que pendant huit jours j'ai vécu dans une immense stupéfaction. Je me trouvais en présence d'un phénomène à dérouter la science la plus profonde. J'aurais fait venir tous les savants du monde pour les consulter qu'ils en seraient restés bouche béante.
—En vérité! fit Gontran qui flairait quelque mésaventure comique et qui n'aurait pas ri pour deux empires.
—Oui, bouche béante! continua l'oncle. Inutile de te dire que, durant tout le passage de ces quatorze maritornes qui se sont succédé à mes fourneaux, je n'ai goûté à leur cuisine que du bout de la langue, tout juste ce qu'il me fallait pour constater qu'elles me servaient d'infâmes ratatouilles... De sorte que je mourais littéralement de faim! Tu m'entends bien? Je mourais de faim!
Après ces mots, sur lesquels il avait appuyé pour préparer son effet, Fraimoulu reprit gravement:
—C'est alors que se produisit le phénomène dont je t'ai parlé... et que je te donne à deviner.
—Oh! moi, vous savez? il ne faut pas attendre que j'aie deviné pour prendre un train. On risquerait d'arriver en retard.
L'oncle, secouant la tête, débita donc:
—Apprends alors que, moins je mangeais, plus j'engraissais.
—Pas possible! fit Gontran qui retint un éclat de rire.
—J'engraissais à ce point que je ne pouvais plus entrer dans mes habits... oui, dans de telles proportions et en une seule nuit, qu'un pantalon ou un veston, que j'avais mis la veille, aurait éclaté si, le lendemain, j'avais persisté à vouloir m'y introduire. J'étais donc forcé d'abandonner à Hilarion, comme je le lui avais promis, ces vêtements qui m'étaient devenus impossibles... Au bout de cinq jours de ce phénomène aussi extraordinaire que continu, toute ma garde-robe y avait passé... même ma robe de chambre! Si j'avais voulu sortir, comme je te l'ai dit, j'aurais été contraint d'aller en ver de terre.
—Et moi contraint aussi d'aller au poste pour vous réclamer.
—Alors, sais-tu ce que j'ai fait?
—Vous avez écrit à l'Académie des sciences pour lui faire part de votre découverte du moyen d'acquérir de l'embonpoint en ne mangeant pas?
—Non. J'ai écrit à mon tailleur pour qu'il vînt me prendre mesure de vêtements plus larges.
—Et il est venu?
—Le lendemain même, pendant une absence d'Hilarion. C'est moi qui ai été ouvrir à son coup de sonnette. Il a tiré son mètre en cuir et son calepin, et s'est mis à me prendre la mesure du tour de ventre. Juge de mon ahurissement quand, après avoir consulté son métrage, il m'a demandé bien tranquillement:
—Pourquoi désirez-vous vos vêtements plus larges que les précédents?
—Mais parce que j'ai engraissé d'une façon qui passe toute croyance.
—Vous! a-t-il fait avec surprise. Vous avez, tout au contraire, maigri de deux centimètres en six mois.
Et il m'a montré, inscrite sur son calepin, ma mesure prise lors de ma commande au commencement de l'hiver dernier.
Là-dessus est entré Hilarion, revenant de la course que je lui avais donnée. A la vue de mon tailleur, il a tressauté comme pris d'une colique soudaine et il a disparu plus léger qu'un sylphe. Alors mon tailleur m'a demandé:
—Est-ce que vous connaissez ce chenapan-là?
—Mais c'est mon valet de chambre, un garçon de haute valeur qui, pour entrer à mon service, a consenti à quitter celui de très haut duc Riaco del Punaisiados qu'il servait depuis seize années.
—Tu! tu! tu! a fait moqueusement mon tailleur. Ses seize années à son Punaisiados, de la blague! Hilarion est ouvrier tailleur. Il y a un an, il travaillait pour moi et je l'ai congédié parce qu'il me chipait des coupons de drap... En me quittant, au lieu de continuer son état, il est entré chez un dentiste qui, ayant la main un peu hésitante, avait besoin de quelqu'un pour tenir vigoureusement la tête des patients et les empêcher de courir chez un confrère achever de se faire arracher la dent.
Soudain mon tailleur s'est frappé le front en homme éclairé par une inspiration et s'est écrié:
—Est-ce que, dans vos conventions, vous lui abandonnez vos vieux effets?
—Oui.
—Alors il vous a joué le même tour qu'à son dentiste qui, aussi, lui laissait sa défroque. Pendant la nuit, Hilarion, qui est habile ouvrier tailleur, se relevait pour rétrécir les effets de son maître, un gros homme, et les ajuster à sa propre taille afin de se les faire octroyer par le dentiste qui ne pouvait plus entrer dedans.
Et mon tailleur se mit à rire en me répétant:
—Son Punaisiados, de la blague! La dernière maison d'où sort Hilarion est la maison centrale de Melun dans laquelle la plainte du dentiste l'a fait loger six mois.
Tu comprends que cette révélation m'a donné l'envie immédiate de courir chez le commissaire.
—Tout nu alors? interrompit Gontran.
—C'est ce qui m'a arrêté. Ma plainte, du reste, aurait été trop tard venue, car Hilarion, aussitôt qu'il avait aperçu Huttenstrohernergrafft...
—Plaît-il? fit le neveu.
—C'est le nom de mon tailleur.
—Bon! Du moment que je suis prévenu! Vous disiez donc qu'Hilarion, dès qu'il avait aperçu... Machin?
—Avait prestement levé le pied en emportant ses malles qui devaient être préparées à l'avance.
Et Fraimoulu, avec un gros soupir, termina par cette réflexion:
—Le brigand m'a emporté de quoi se vêtir pendant plus de vingt ans.
—Tiens! tiens! alors je m'explique!... lâcha Gontran surpris par un souvenir.
—Que t'expliques-tu?
—Ce qu'un jour, celui du dîner au petit salé, faisait Hilarion que j'ai aperçu, un mètre à la main, vous mesurant le dos; il s'assurait si votre ampleur de formes lui permettrait le rétrécissement à sa taille.
Ensuite, du passé revenant au présent, le neveu demanda:
—A votre tenue légère, m'est-il permis de supposer que... Machin ne vous a pas encore apporté vos nouveaux effets?
—Je les aurai demain... Et aussitôt habillé, je monterai chez M. Grandvivier mon locataire.
—Pour? fit le neveu pris d'inquiétude.
—Pour lui demander, en ton nom, la main de sa fille qui, m'a appris le concierge, est revenue hier soir de province.
Puis Fraimoulu se redressa en ajoutant d'une voix sévère:
—Car j'aime à croire, ainsi que je te l'avais ordonné, que tu as rompu une liaison que la morale réprouve?
Gontran sentit que les choses allaient se gâter. Évitant de répondre, il prit son chapeau et fila en s'écriant:
—Quatre heures! Pourvu que je trouve encore mon pédicure!
Mais Fraimoulu n'était pas homme à se contenter de cette défaite. Resté seul, il gronda furieusement:
—Le coquin a gardé sa donzelle. Décidément, il faut que j'aille moi-même la flanquer à la porte. Avant quarante-huit heures, la pécore aura de mes nouvelles... Quel branle-bas je ferai!
En effet, deux jours après, Fraimoulu, habillé de neuf, arrivait à la maison de son neveu. Le concierge, qui le connaissait, le salua en disant:
—Monsieur est de la ripaille? Il paraît qu'on va gaiement festoyer, à cinq ou six, ce soir, chez M. votre neveu?
—Dame! Il faut bien se donner quelques joyeux instants; la vie est si triste! débita Fraimoulu de son air le plus paterne.
Mais, au pied de l'escalier, sa bile se remua:
—Ah! ah! grinça-t-il, mon pierrot de neveu et quelques vauriens de sa sorte vont godailler avec la donzelle et des filles de son acabit! J'arrive à propos... Quelle branle-bas! Quel chabanais! Quel boucan je vais leur payer!
Ensuite, instruit par l'expérience, il murmura avec un malin sourire:
—Plus souvent que j'arriverais par le grand escalier! Ils ne m'ouvriraient pas après m'avoir reconnu par le trou que, j'en suis certain, ils doivent avoir pratiqué pour reconnaître les visiteurs. Usons donc de ruse en montant par l'escalier de service et en me présentant à la porte de la cuisine... On croira ouvrir au charbonnier ou à un autre fournisseur.
Arrivé au cinquième, Fraimoulu n'eut pas besoin de frapper. Pour établir un courant d'air dans la cuisine envahie par la fumée, la porte était grande ouverte.
Et l'oncle aperçut une charmante blonde qui, une cuillère de bois à la main, remuait un ragoût mijotant sur le fourneau.
Immédiatement, Fraimoulu fut captivé par deux de ses cinq sens: la vue et l'odorat. Ses yeux ébahis s'arrêtèrent avec complaisance sur la jeune et gracieuse cuisinière, et son nez, le nez d'un homme qui pendant huit jours n'avait flairé que les puants ratas de quatorze maritornes, ouvrit ses narines béantes au ravigotant fumet du contenu de la casserole que remuait la jolie blonde. Lesdites narines charmées humèrent même si bruyamment l'arôme, qu'au bruit de leur aspiration avide, la gentille femme se retourna.
A la vue de Fraimoulu, elle eut une secousse de tout le corps, poussa un cri de frayeur, sembla d'abord vouloir s'enfuir, puis, décidée sans doute à attendre l'ennemi, elle revint à sa casserole.
Grave, majestueux, le front redevenu rigide, bref, avec toute l'allure de l'homme décidé à faire son branle-bas, Fraimoulu s'approcha du fourneau et d'une voix sévère:
—Me connaissez-vous, mademoiselle?
—Non, monsieur, dit la blonde, sans lever le nez de dessus sa casserole et jouant plus que jamais de sa cuiller de bois.
—Sachez donc que je suis l'oncle de Gontran, votre maître... car vous êtes sa cuisinière, n'est-ce pas?
—Oh! non; cuisinière d'occasion, pour aujourd'hui seulement, répondit la jeune femme qui paraissait peu à peu s'enhardir.
—Oui, je comprends, on vous a prise en extra pour préparer l'orgie que mon neveu offre à ses vauriens et à ses poupées.
Cette fois, la cuisinière leva sur l'oncle ses grands yeux bleus, qu'elle avait fort doux, et répéta:
—Ses poupées!
—J'entends les deux ou trois filles qui viennent faire la partie de la créature dévergondée avec laquelle mon neveu se traîne dans un concubinage sans vergogne.
Fraimoulu, on le voit, ne ménageait pas ses termes. Il les ponctua d'un air sarcastique qu'il fit suivre de ces paroles rageusement débitées:
—Ah! il y a une orgie ce soir à la tour! Je vais y mettre le holà, moi!
Et il s'avançait vers la porte qui conduisait à la salle à manger, quand la jeune femme s'élança au-devant de lui et s'écria vivement:
—Mais vous vous trompez, monsieur, il n'y a pas de femmes. Il sont quatre hommes à ce repas qui est un dîner d'affaires.
—Dîner d'affaires? Je n'en crois rien! fit narquoisement Fraimoulu en secouant la tête de façon incrédule.
Mais, à secouer la tête, il faisait passer et repasser son nez au-dessus de la casserole dont le parfum onctueux chatouilla son odorat.
—Que fricassez-vous donc là dedans qui sent si bon, mon enfant? demanda-t-il d'une voix dont le changement indiquait que le gourmand, au régime depuis huit jours, avait remplacé l'oncle irrité.
—Un poulet sauté.
—Et dans cet autre récipient?
—Des écrevisses bordelaises.
—Et là dedans?
—Un fondu de foies Périgueux.
—Savez-vous que tout cela embaume? lâcha Fraimoulu dont les narines jouaient comme un soufflet pendant que sa langue se promenait sur ses lèvres avec une remarquable sensualité.
Puis avec une certaine surprise:
—Mais, alors, vous êtes donc fine cuisinière, ma toute belle? reprit-il.
—Cordon bleu? Oh! non. J'ai simplement des dispositions.
Fraimoulu prit la balle au bond.
—Des dispositions qu'il faut venir perfectionner chez moi... à mon service. Puisque vous n'êtes ici qu'en extra, vous ne pouvez refuser la place que je vous propose.
La jeune femme fit la moue et répliqua tout net:
—Je ne veux qu'un maître d'un bon caractère.
—J'ai donc l'air d'un ours, moi? dit Fraimoulu abasourdi.
—Dame! un monsieur qui menace de tomber comme une bombe en plein dîner de gens qui sont bien tranquillement en train de parler d'affaires... Un monsieur qui, sans la connaître, traite une femme de créature dévergondée...
—Oh! pour celle-là, je ne change rien à mon opinion. Si mon neveu l'épouse, je le déshérite, gronda l'oncle repris par la colère.
—Là! là! vous voyez? Voilà que vous vous remettez à rager... Je vous le demande, est-ce d'un bon caractère?
C'était si gentiment dit, d'une voix si douce, avec un regard si caressant, que la bile s'apaisa aussitôt chez Fraimoulu qui se mit à rire en répliquant:
—Savez-vous, mignonne, que vous êtes une vraie sirène? Vous me feriez croire que des vessies sont des lanternes... Ainsi, avec votre prétendu dîner d'affaires...
—Je vous le répète, ils sont quatre hommes. D'abord votre neveu, qui veut voler de ses propres ailes en se lançant dans des travaux; puis son maître, l'architecte chez lequel il a étudié, qui compte le guider de ses conseils; puis M. Frédéric Bazart, dit La Godaille, enrichi par un héritage, qui doit fournir à votre neveu les fonds de leur association; enfin M. Camuflet, un ex-gros entrepreneur, qui se charge de leur procurer des entreprises... Là, êtes-vous content? Cela fait-il bien quatre hommes?
Ce disant, la belle blonde était en train de faire passer de la casserole sur un plat son poulet sauté.
—Et elle n'est pas là? insista Fraimoulu.
—Qui, elle?
—La créature dévergondée.
—Encore! lâcha la jeune femme qui sembla bien près de se fâcher.
Mais elle se calma et reprit:
—Je vais vous mettre à même de vous convaincre.
En revenant de leur porter le poulet sur la table, je laisserai les portes du couloir de dégagement ouvertes et, d'ici, vous les entendrez causer.
Sur ce, elle planta la cuillère de bois dans la main de Fraimoulu en ajoutant:
—Pendant mon absence, tournez le fondu de foies Périgueux, pour qu'il n'attache pas au fond de la casserole.
Et elle partit en emportant son poulet sauté.
De sorte que Fraimoulu, qui était arrivé furibond, bien décidé à faire un effroyable boucan, se mit à agiter la cuillère en se disant avec un sourire:
—Elle est drôlette, cette petite. Elle me plaît vraiment.
Quand la blonde revint elle avait tenu parole, car, grâce aux portes ouvertes qui laissaient arriver les voix à la cuisine, Fraimoulu entendit Camuflet qui disait:
—Oui, messieurs, voilà comment mes trois mariages, tous nuls, n'étaient en réalité, que trois simples concubinages. Je croyais être un modèle de vertu conjugale quand je n'étais, en somme, qu'un débauché endurci.
—Mais, fit la voix de Gontran, comment avez-vous découvert le pot aux roses?
—J'avais dans mon jeu ma portière qui finit un jour par me dire: «Voici bien trente fois qu'il est venu ici un bonhomme qui a affaire avec vos trois belles-mères. Je ne sais pas ce qu'il a manigancé avec elles trois, mais je suis certaine qu'il vient pour leur réclamer de l'argent qu'on ne lui donne pas, car il s'en va toujours furieux en les baptisant de coquines, voleuses, ribaudes, etc., etc. C'est un nommé Bédaric écrivain public, rue de la Ferronnerie. Allez le voir. Je crois qu'avec un billet de cent francs vous lui délierez la langue.»
—Et vous avez profité du conseil de votre portière? demanda la voix de La Godaille.
—Comme bien vous pensez. Et, pour mes cent francs, le Bédaric me dit: «1° C'est moi qui ai conseillé à la veuve, votre première belle-mère, de vous couler sa fille adultérine en se servant des actes concernant sa fille légitime qui était morte. Cas de nullité. 2° Votre seconde belle-mère n'était pas veuve. Je lui ai fabriqué l'acte de décès de son époux Pietro, un ivrogne qui avait disparu et dont il aurait fallu avoir le consentement. Cas de nullité. 3° Enfin votre troisième belle-mère n'est ni Buffard, ni Palombes, ni veuve de général, ni mère de sa fille, une jeune et jolie rempailleuse de chaises qu'elle vous a colloquée à l'aide d'actes faux que je lui ai fournis. Cas de nullité!... Voilà ce que j'ai fait pour ces trois coquines qui m'avaient accablé de belles promesses et dont je n'ai jamais pu tirer un sou. Parole d'honneur! c'est à dégoûter d'obliger le monde!»
—Saperlotte! il vous en a appris pour votre argent, le consciencieux Bédaric! dit La Godaille.
—Qu'en est-il arrivé? demanda Gontran.
—Qu'un beau matin j'ai tout conté à mes trois commères que j'ai invitées à déguerpir de bonne volonté si elles ne voulaient pas voir venir la police.
—Et elles se sont exécutées de bonne grâce?
—Sauf la Buffard des Palombes qui avait grimpé sur la fontaine en menaçant de n'en descendre qu'au jugement dernier. J'ai fait venir deux commissionnaires qui ont porté Buffard et fontaine dans la rue.
—Que sont devenues ces trois femmes?
—Oh! de cela j'ai fait le cadet de mes soucis.
Camuflet avait à peine achevé sa réponse que, de la cour de la maison, monta jusqu'au cinquième étage une voix fausse, éraillée, canaille, glapissant une de cet abracadabrantes chansons des rues dont la stupidité stupéfie le plupart de ceux qui les écoutent:
L'humanité, c'est le flambeau de l'âme.
Efforcez-vous afin qu'on soit heureux.
Rendez le sort moins pénible à la femme.
Que la faim jette aux bras de nos gommeux.
Oui, que demain le travail à l'aiguille
Se paye bien, libre de ses appas,
La femme alors ne se fera plus fille.
Députés, ne dormez-vous pas!
Et deux autres voix féminines répétèrent en choeur:
Députés, ne dormez-vous pas!
Puis, un organe masculin hurla ces mots:
—Un petit chou, ch'il vous plaît!
Après une courte pause, le timbre crapuleux de la prima donna reprit:
Avez toujours la fibre créatrice.
De l'eau! de l'air pour la salubrité!
Mais, avant tout, il faut que l'on bâtisse.
Le bâtiment, c'est la prospérité!
Car Mahomet l'a dit en grand prophète:
«Quand, par malheur, le bâtiment, hélas!
Ne marche plus, aussitôt tout s'arrête!!!»
Députés, ne dormez-vous pas?
Cependant Camuflet s'était levé de table, tout surpris.
—Ah çà! je connais chacun de ces galoubets-là, moi! dit-il en allant passer le nez à la fenêtre.
—Ciel! mes belles-mères! s'écria-t-il.
C'était, en effet, le trio, réuni par une commune infortune, qui en était réduit à chanter dans les cours, sous la direction et la surveillance de Piétro.
Le terrible Auvergnat menait à poings fermés sa troupe dont il s'était constitué le caissier, ce qui donnait à supposer que les trois malheureuses pouvaient manger à peu près tous les deux jours et que leur cornac devait être pochard tous les soirs.
Camuflet eut un bon mouvement.
—J'ai justement une pièce fausse de dix sous que mon notaire m'a coulée hier, se dit-il.
Et il lança par la fenêtre son aumône, au moment où Piétro répétait:
—Un petit chou, ch'il vous plaît!
Cependant, à la cuisine, la gracieuse blonde disait à Fraimoulu:
—Hein! vous les entendez? Êtes-vous convaincu, à présent, qu'il n'y a que des hommes? Voulez-vous toujours entrer pour faire votre charivari?
—Non. Du moment que la créature n'est pas là. Je tenais seulement à lui jeter à la face que, si elle se faisait épouser, je déshériterais mon neveu.
Après cette dernière phrase qui témoignait de sa rancune toujours vivace, Fraimoulu rabaissa ses manchettes qu'il avait relevées pour tourner la sauce, et continua:
—Je n'ai donc plus qu'à filer pour aller, moi aussi, dîner, car je meurs de faim.
—Il ne vous manquait plus que d'être menteur! lança la jeune femme d'une voix sèche.
—Moi! fit l'oncle abasourdi par le compliment. En quoi ai-je donc menti?
—Quand vous m'avez complimentée sur ma cuisine. Si elle est si bonne que cela, pourquoi ne voulez-vous pas en manger?
—Mais..., commença Fraimoulu.
La gentille cuisinière ne le laissa pas finir. Elle le poussa vers le buffet en disant d'un petit ton d'autorité:
—Il n'y a pas de mais. Tenez, vous trouverez là tout ce qu'il faut pour dresser notre couvert sur la table de cuisine pendant que je vais leur servir le dessert.
Et elle laissa Fraimoulu qui, sous le charme de la gentillesse avec laquelle il venait d'être tarabusté, se mit à dresser le couvert en murmurant:
—Décidément, elle est drôlette, la petite. Elle me plaît de plus en plus.
Cinq minutes après, ils dînaient en tête à tête, dans la cuisine, dévorant à belles dents, et, à chaque bouchée, Athanase répétait:
—Sapristi! que c'est bon!
Tout à coup, dans la salle à manger, se fit entendre la voix de Camuflet disant:
—Monsieur Bazart, je bois à votre prochain mariage.
—Comment! vous vous mariez? s'écria Gontran.
—M. Grandvivier m'a fait, hier, l'honneur de m'accorder la main de sa fille.
Sur quoi Gontran répliqua:
—Alors nos mariages se feront en même temps, car, moi aussi, je me marie. J'épouse ma maîtresse, malgré l'opposition de mon oncle, bon et digne homme que j'aime de tout mon coeur et qui, après son premier mouvement de colère passé, sera tout heureux de nous recevoir chez lui; car, Henriette et moi, nous avons décidé de venir égayer sa vie un peu morne de célibataire et de l'entourer de nos soins.
Gontran s'interrompit pour rire avant d'ajouter:
—Sans compter que nous réaliserons un de ses rêves... lui qui va chercher si loin ce que nous lui amènerons sous la main, c'est-à-dire un cordon bleu qui lui fasse des petits plats... et Henriette y a la main... comme vous avez pu en juger ce soir, puisque c'est elle seule qui a cuisiné notre dîner.
En entendant ces mots, Fraimoulu, ahuri, regardait Henriette, bouche béante, yeux grand ouverts. Il arriva enfin à bégayer:
—Quoi! c'est vous qui...
—Qui suis la créature dévergondée.
—Et vous consentiriez, dans mon existence de garçon que la vieillesse attristera bientôt, à venir apporter votre jeunesse et votre gaieté?
Henriette jugea sa cause gagnée.
—Et à vous confectionner de bons petits plats, oui, mon oncle, dit-elle.
Il se leva, la prit par la main, et l'entraîna vers la salle à manger où, quand il eut fait son apparition, il articula d'une voix sévère:
—Gontran, si tu n'épouses pas ta maîtresse, je te déshérite!!!
Alors, levant les yeux vers le ciel ou, pour mieux dire, vers un crocodile empaillé accroché au plafond, il s'écria d'une voix triomphante:
—Enfin, j'ai conquis une cuisinière!!!!!!
FIN
EN VENTE CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
OUVRAGES D'EUGÈNE CHAVETTE
LES PETITES COMÉDIES DU VICE, 1 vol. illustré par Benassit (25e mille)... 3 fr. 50
LES PETITS DRAMES DE LA VERTU. 1 Vol. illustré par Kauffmann (20e mille)... 3 fr. 50
LES BÊTISES VRAIES. 1 vol. illustré par Kauffmann (16e mille)... 3 fr. 50
LA VEUVE ROSSIGNOL (10e mille). 1 vol. in-18... 2 fr.
LA CLÉOPATRE (10e mille). 1 vol. in-18... 2 fr.
LA BANDE DE LA BELLE ALLIETTE (20e mille). 1 vol. in-18... 2 fr.
FIL-A-BEURRE (18e mille). 1 vol. in-18... 2 fr.
LE PLAN DE CARDEUC (10e mille). 1 vol. in-18... 2 fr.
SEUL CONTRE TROIS BELLES-MÈRES (8e mille). 1 vol. in-18... 2 fr.
LE TOMBEUR-DES-CRANES (8e mille). 1 vol. in-18... 2 fr.
LILIE, TUTUE, BÉBETTE. 1 vol. in-16... 0 fr. 60
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON
ÉMILE COLIN—IMPRIMERIE DE LAGNY