The Project Gutenberg eBook of Anna Karénine, Tome I

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Title: Anna Karénine, Tome I

Author: graf Leo Tolstoy

Release date: January 19, 2006 [eBook #17552]

Language: French

Credits: Produced by Nikola Smolenski, Mireille Harmelin and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ANNA KARÉNINE, TOME I ***

Produced by Nikola Smolenski, Mireille Harmelin and the

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COMTE LÉON TOLSTOÏ

ANNA KARÉNINE

ROMAN TRADUIT DU RUSSE

HUITIÈME ÉDITION
TOME PREMIER

PARIS, LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie. 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN.

1896

* * * * *

ANNA KARÉNINE

PREMIÈRE PARTIE

«Je me suis réservé à la vengeance.» dit le Seigneur.

I

Tous les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomie particulière.

La maison Oblonsky était bouleversée. La princesse, ayant appris que son mari entretenait une liaison avec une institutrice française qui venait d'être congédiée, déclarait ne plus vouloir vivre sous le même toit que lui. Cette situation se prolongeait et se faisait cruellement sentir depuis trois jours aux deux époux, ainsi qu'à tous les membres de la famille, aux domestiques eux-mêmes. Chacun sentait qu'il existait plus de liens entre des personnes réunies par le hasard dans une auberge, qu'entre celles qui habitaient en ce moment la maison Oblonsky. La femme ne quittait pas ses appartements; le mari ne rentrait pas de la journée; les enfants couraient abandonnés de chambre en chambre; l'Anglaise s'était querellée avec la femme de charge et venait d'écrire à une amie de lui chercher une autre place; le cuisinier était sorti la veille sans permission à l'heure du dîner; la fille de cuisine et le cocher demandaient leur compte.

Trois jours après la scène qu'il avait eue avec sa femme, le prince Stépane Arcadiévitch Oblonsky, Stiva, comme on l'appelait dans le monde, se réveilla à son heure habituelle, huit heures du matin, non pas dans sa chambre à coucher, mais dans son cabinet de travail sur un divan de cuir. Il se retourna sur les ressorts de son divan, cherchant à prolonger son sommeil, entoura son oreiller de ses deux bras, y appuya sa joue; puis, se redressant tout à coup, il s'assit et ouvrit les yeux.

«Oui, oui, comment était-ce donc pensa-t-il en cherchant à se rappeler son rêve. Comment était-ce? Oui, Alabine donnait un dîner à Darmstadt; non, ce n'était pas Darmstadt, mais quelque chose d'américain. Oui, là-bas, Darmstadt était en Amérique. Alabine donnait un dîner sur des tables de verre, et les tables chantaient: «Il mio tesoro», c'était même mieux que «Il mio tesoro», et il y avait là de petites carafes qui étaient des femmes.»

Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent gaiement et il se dit en souriant: «Oui, c'était agréable, très agréable, mais cela ne se raconte pas en paroles et ne s'explique même plus clairement quand on est réveillé.» Et, remarquant un rayon de jour qui pénétrait dans la chambre par l'entre-bâillement d'un store, il posa les pieds à terre, cherchant comme d'habitude ses pantoufles de maroquin brodé d'or, cadeau de sa femme pour son jour de naissance; puis, toujours sous l'empire d'une habitude de neuf années, il tendit la main sans se lever, pour prendre sa robe de chambre à la place où elle pendait d'ordinaire. Ce fut alors seulement qu'il se rappela comment et pourquoi il était dans son cabinet; le sourire disparut de ses lèvres et il fronça le sourcil. «Ah, ah, ah!» soupira-t-il en se souvenant de ce qui s'était passé. Et son imagination lui représenta tous les détails de sa scène avec sa femme et la situation sans issue où il se trouvait par sa propre faute.

«Non, elle ne pardonnera pas et ne peut pas pardonner. Et ce qu'il y a de plus terrible, c'est que je suis cause de tout, de tout, et que je ne suis pas coupable! Voilà le drame. Ah, ah, ah!…» répétait-il dans son désespoir en se rappelant toutes les impressions pénibles que lui avait laissées cette scène.

Le plus désagréable avait été le premier moment, quand, rentrant du spectacle, heureux et content, avec une énorme poire dans la main pour sa femme, il n'avait pas trouvé celle-ci au salon; étonné, il l'avait cherchée dans son cabinet et l'avait enfin découverte dans sa chambre à coucher, tenant entre ses mains le fatal billet qui lui avait tout appris.

Elle, cette Dolly toujours affairée et préoccupée des petits tracas du ménage, et selon lui si peu perspicace, était assise, le billet dans la main, le regardant avec une expression de terreur, de désespoir et d'indignation.

«Qu'est-ce que cela, cela?» demanda-t-elle en montrant le papier.

Comme il arrive souvent, ce n'était pas le fait en lui-même qui touchait le plus Stépane Arcadiévitch, mais la façon dont il avait répondu à sa femme. Semblable aux gens qui se trouvent impliqués dans une vilaine affaire sans s'y être attendus, il n'avait pas su prendre une physionomie conforme à sa situation. Au lieu de s'offenser, de nier, de se justifier, de demander pardon, de demeurer indifférent, tout aurait mieux valu, sa figure prit involontairement (action réflexe, pensa Stépane Arcadiévitch qui aimait la physiologie)—très involontairement—un air souriant; et ce sourire habituel, bonasse, devait nécessairement être niais.

C'était ce sourire niais qu'il ne pouvait se pardonner. Dolly, en le voyant, avait tressailli, comme blessée d'une douleur physique; puis, avec son emportement habituel, elle avait accablé son mari d'un flot de paroles amères et s'était sauvée dans sa chambre. Depuis lors, elle ne voulait plus le voir.

«La faute en est à ce bête de sourire, pensait Stépane Arcadiévitch, mais que faire, que faire?» répétait-il avec désespoir sans trouver de réponse.

II

Stépane Arcadiévitch était sincère avec lui-même et incapable de se faire illusion au point de se persuader qu'il éprouvait des remords de sa conduite. Comment un beau garçon de trente-quatre ans comme lui aurait-il pu se repentir de n'être plus amoureux de sa femme, la mère de sept enfants dont cinq vivants, et à peine plus jeune que lui d'une année. Il ne se repentait que d'une chose, de n'avoir pas su lui dissimuler la situation. Peut-être aurait-il mieux caché ses infidélités s'il avait pu prévoir l'effet qu'elles produiraient sur sa femme. Jamais il n'y avait sérieusement réfléchi. Il s'imaginait vaguement qu'elle s'en doutait, qu'elle fermait volontairement les yeux, et trouvait même que, par un sentiment de justice, elle aurait dû se montrer indulgente; n'était-elle pas fanée, vieillie, fatiguée? Tout le mérite de Dolly consistait à être une bonne mère de famille, fort ordinaire du reste, et sans aucune qualité qui la fit remarquer. L'erreur avait été grande! «C'est terrible, c'est terrible!» répétait Stépane Arcadiévitch sans trouver une idée consolante. «Et tout allait si bien, nous étions si heureux! Elle était contente, heureuse dans ses enfants, je ne la gênais en rien, et la laissais libre de faire ce que bon lui semblait dans son ménage. Il est certain qu'il est fâcheux qu'elle ait été institutrice chez nous. Ce n'est pas bien. Il y a quelque chose de vulgaire, de lâche à faire la cour à l'institutrice de ses enfants. Mais quelle institutrice! (il se rappela vivement les yeux noirs et fripons de Mlle Roland et son sourire). Et tant qu'elle demeurait chez nous, je ne me suis rien permis. Ce qu'il y a de pire, c'est que… comme un fait exprès! que faire, que faire?»… De réponse il n'y en avait pas, sinon cette réponse générale que la vie donne à toutes les questions les plus compliquées, les plus difficiles à résoudre: vivre au jour le jour, c'est-à-dire s'oublier; mais, ne pouvant plus retrouver l'oubli dans le sommeil, du moins jusqu'à la nuit suivante, il fallait s'étourdir dans le rêve de la vie.

«Nous verrons plus tard,» pensa Stépane Arcadiévitch, se décidant enfin à se lever.

Il endossa sa robe de chambre grise doublée de soie bleue, en noua la cordelière, aspira l'air à pleins poumons dans sa large poitrine, et d'un pas ferme qui lui était particulier, et qui ôtait toute apparence de lourdeur à son corps vigoureux, il s'approcha de la fenêtre, en leva le store et sonna vivement. Matvei, le valet de chambre, un vieil ami, entra aussitôt portant les habits, les bottes de son maître et une dépêche; à sa suite vint le barbier, avec son attirail.

«A-t-on apporté des papiers du tribunal?» demanda Stépane Arcadiévitch, prenant le télégramme et s'asseyant devant le miroir.

—Ils sont sur la table, répondit Matvei en jetant un coup d'oeil interrogateur et plein de sympathie à son maître; puis, après une pause, il ajouta avec un sourire rusé:

«On est venu de chez le loueur de voitures.»

Stépane Arcadiévitch ne répondit pas et regarda Matvei dans le miroir; ce regard prouvait à quel point ces deux hommes se comprenaient. «Pourquoi dis-tu cela?» avait l'air de demander Oblonsky.

Matvei, les mains dans les poches de sa jaquette, les jambes un peu écartées, répondit avec un sourire imperceptible:

«Je leur ai dit de revenir dimanche prochain et d'ici là de ne pas déranger Monsieur inutilement.»

Stépane Arcadiévitch ouvrit le télégramme, le parcourut, corrigea de son mieux le sens défiguré des mots, et son visage s'éclaircit.

«Matvei, ma soeur Anna Arcadievna arrivera demain, dit-il en arrêtant pour un instant la main grassouillette du barbier en train de tracer à l'aide du peigne une raie rose dans sa barbe frisée.

—Dieu soit béni!» répondit Matvei d'un ton qui prouvait que, tout comme son maître, il comprenait l'importance de cette nouvelle,—en ce sens qu'Anna Arcadievna, la soeur bien-aimée de son maître, pourrait contribuer à la réconciliation du mari et de la femme.

«Seule ou avec son mari?» demanda Matvei.

Stépane Arcadiévitch ne pouvait répondre, parce que le barbier s'était emparé de sa lèvre supérieure, mais il leva un doigt. Matvei fit un signe de tête dans la glace.

«Seule. Faudra-t-il préparer sa chambre en haut?

—Où Daria Alexandrovna l'ordonnera.

—Daria Alexandrovna? fit Matvei d'un air de doute.

—Oui, et porte-lui ce télégramme, nous verrons ce qu'elle dira.

—Vous voulez essayer, comprit Matvei, mais il répondit simplement: C'est bien.»

Stépane Arcadiévitch était lavé, coiffé, et procédait à l'achèvement de sa toilette après le départ du barbier, lorsque Matvei, marchant avec précaution, rentra dans la chambre, son télégramme à la main:

«Daria Alexandrovna fait dire qu'elle part.—«Qu'il fasse comme bon lui semblera,» a-t-elle dit,—et le vieux domestique regarda son maître, les mains dans ses poches, en penchant la tête; ses yeux seuls souriaient.

Stépane Arcadiévitch se tut pendant quelques instants; puis un sourire un peu attendri passa sur son beau visage.

«Qu'en penses-tu, Matvei? fit-il en hochant la tête.

—Cela ne fait rien, monsieur, cela s'arrangera, répondit Matvei.

—Cela s'arrangera?

—Certainement, monsieur.

—Tu crois! qui donc est là? demanda Stépane Arcadiévitch en entendant le frôlement d'une robe de femme du côté de la porte.

—C'est moi, monsieur, répondit une voix féminine ferme mais agréable, et la figure grêlée et sévère de Matrona Philémonovna, la bonne des enfants, se montra à la porte.

—Qu'y a-t-il, Matrona?» demanda Stépane Arcadiévitch en allant lui parler près de la porte. Quoique absolument dans son tort à l'égard de sa femme, ainsi qu'il le reconnaissait lui-même, il avait cependant toute la maison pour lui, y compris la bonne, la principale amie de Daria Alexandrovna.

«Qu'y a-t-il? demanda-t-il tristement.

—Vous devriez aller trouver madame et lui demander encore pardon, monsieur; peut-être le bon Dieu sera-t-il miséricordieux. Madame se désole, c'est pitié de la voir, et tout dans la maison est sens dessus dessous. Il faut avoir pitié des enfants, monsieur.

—Mais elle ne me recevra pas…

—Vous aurez toujours fait ce que vous aurez pu, Dieu est miséricordieux; priez Dieu, monsieur, priez Dieu.

—Eh bien, c'est bon, va, dit, Stépane Arcadiévitch en rougissant tout à coup. Donne-moi vite mes affaires,» ajouta-t-il en se tournant vers Matvei et en ôtant résolument sa robe de chambre.

Matvei, soufflant sur d'invisibles grains de poussière, tenait la chemise empesée de son maître, et l'en revêtit avec un plaisir évident.

III

Une fois habillé, Stépane Arcadiévitch se parfuma, arrangea ses manchettes, mit dans ses poches, suivant son habitude, ses cigarettes, son portefeuille, ses allumettes, sa montre avec une double chaîne et des breloques, chiffonna son mouchoir de poche et, malgré ses malheurs, se sentit frais, dispos, parfumé et physiquement heureux. Il se dirigea vers la salle à manger, où l'attendaient déjà son café, et près du café ses lettres et ses papiers.

Il parcourut les lettres. L'une d'elles était fort désagréable: c'était celle d'un marchand qui achetait du bois dans une terre de sa femme. Ce bois devait absolument être vendu; mais, tant que la réconciliation n'aurait pas eu lieu, il ne pouvait être question de cette vente. C'eût été chose déplaisante que de mêler une affaire d'intérêt à l'affaire principale, celle de la réconciliation. Et la pensée qu'il pouvait être influencé par cette question d'argent lui sembla blessante. Après avoir lu ses lettres, Stépane Arcadiévitch attira vers lui ses papiers, feuilleta vivement deux dossiers, fit quelques notes avec un gros crayon et, repoussant ces paperasses, se mit enfin à déjeuner; tout en prenant son café, il déplia son journal du matin, encore humide, et le parcourut.

Le journal que recevait Stépane Arcadiévitch était libéral, sans être trop avancé, et d'une tendance qui convenait à la majorité du public. Quoique Oblonsky ne s'intéressât guère ni à la science, ni aux arts, ni à la politique, il ne s'en tenait pas moins très fermement aux opinions de son journal sur toutes ces questions, et ne changeait de manière de voir que lorsque la majorité du public en changeait. Pour mieux dire, ses opinions le quittaient d'elles-mêmes après lui être venues sans qu'il prît la peine de les choisir; il les adoptait comme les formes de ses chapeaux et de ses redingotes, parce que tout le monde les portait, et, vivant dans une société où une certaine activité intellectuelle devient obligatoire avec l'âge, les opinions lui étaient aussi nécessaires que les chapeaux. Si ses tendances étaient libérales plutôt que conservatrices, comme celles de bien des personnes de son monde, ce n'est pas qu'il trouvât les libéraux plus raisonnables, mais parce que leurs opinions cadraient mieux avec son genre de vie. Le parti libéral soutenait que tout allait mal en Russie, et c'était le cas pour Stépane Arcadiévitch, qui avait beaucoup de dettes et peu d'argent. Le parti libéral prétendait que le mariage est une institution vieillie qu'il est urgent de réformer, et pour Stépane Arcadiévitch la vie conjugale offrait effectivement peu d'agréments et l'obligeait à mentir et à dissimuler, ce qui répugnait à sa nature. Les libéraux disaient, ou plutôt faisaient entendre, que la religion n'est un frein que pour la partie inculte de la population, et Stépane Arcadiévitch, qui ne pouvait supporter l'office le plus court sans souffrir des jambes, ne comprenait pas pourquoi l'on s'inquiétait en termes effrayants et solennels de l'autre monde, quand il faisait si bon vivre dans celui-ci. Joignez à cela que Stépane Arcadiévitch ne détestait pas une bonne plaisanterie, et il s'amusait volontiers à scandaliser les gens tranquilles en soutenant que, du moment qu'on se glorifie de ses ancêtres, il ne convient pas de s'arrêter à Rurick et de renier l'ancêtre primitif, —le singe.

Les tendances libérales lui devinrent ainsi une habitude; il aimait son journal comme son cigare après dîner, pour le plaisir de sentir un léger brouillard envelopper son cerveau.

Stépane Arcadiévitch parcourut le «leading article» dans lequel il était expliqué que de notre temps on s'inquiète bien à tort de voir le radicalisme menacer d'engloutir tous les éléments conservateurs, et qu'on a plus tort encore de supposer que le gouvernement doive prendre des mesures pour écraser l'hydre révolutionnaire. «À notre avis, au contraire, le danger ne vient pas de cette fameuse hydre révolutionnaire, mais de l'entêtement traditionnel qui arrête tout progrès,» etc., etc. Il parcourut également le second article, un article financier où il était question de Bentham et de Mill, avec quelques pointes à l'adresse du ministère. Prompt à tout s'assimiler, il saisissait chacune des allusions, devinait d'où elle partait et à qui elle s'adressait, ce qui d'ordinaire l'amusait beaucoup, mais ce jour là son plaisir était gâté par le souvenir des conseils de Matrona Philémonovna et par le sentiment du malaise qui régnait dans la maison. Il parcourut tout le journal, apprit que le comte de Beust était parti pour Wiesbaden, qu'il n'existait plus de cheveux gris, qu'il se vendait une calèche, qu'une jeune personne cherchait une place, et ces nouvelles ne lui procurèrent pas la satisfaction tranquille et légèrement ironique qu'il éprouvait habituellement. Après avoir terminé sa lecture, pris une seconde tasse de café avec du kalatch et du beurre, il se leva, secoua les miettes qui s'étaient attachées à son gilet, et sourit de plaisir, tout en redressant sa large poitrine; ce n'est pas qu'il eût rien de particulièrement gai dans l'âme, ce sourire était simplement le résultat d'une excellente digestion.

Mais ce sourire lui rappela tout, et il se prit à réfléchir.

Deux voix d'enfants bavardaient derrière la porte; Stépane Arcadiévitch reconnut celles de Grisba, son plus jeune fils, et de Tania, sa fille aînée. Ils traînaient quelque chose qu'ils avaient renversé.

«J'avais bien dit qu'il ne fallait pas mettre les voyageurs sur l'impériale, criait la petite fille en anglais; ramasse maintenant!

—Tout va de travers, pensa Stépane Arcadiévitch, les enfants ne sont plus surveillés,» et, s'approchant de la porte, il les appela. Les petits abandonnèrent la boîte qui leur représentait un chemin de fer, et accoururent.

Tania entra hardiment et se suspendit en riant au cou de son père, dont elle était la favorite, s'amusant comme d'habitude à respirer le parfum bien connu qu'exhalaient ses favoris; après avoir embrassé ce visage, que la tendresse autant que la pose forcément inclinée avaient rougi, la petite détacha ses bras et voulut s'enfuir, mais le père la retint.

«Que fait maman? demanda-t-il en passant la main sur le petit cou blanc et délicat de sa fille.—Bonjour,» dit-il en souriant à son petit garçon qui s'approchait à son tour. Il s'avouait qu'il aimait moins son fils et cherchait toujours à le dissimuler, mais l'enfant comprenait la différence et ne répondit pas au sourire forcé de son père.

«Maman? elle est levée,» dit Tania.

Stépane Arcadiévitch soupira.

«Elle n'aura pas dormi de la nuit,» pensa-t-il.

«Est-elle gaie?»

La petite fille savait qu'il se passait quelque chose de grave entre ses parents, que sa mère ne pouvait être gaie et que son père feignait de l'ignorer en lui faisant si légèrement cette question. Elle rougit pour son père. Celui-ci la comprit et rougit à son tour.

«Je ne sais pas, répondit l'enfant. Elle ne veut pas que nous prenions nos leçons ce matin et nous envoie avec miss Hull chez grand'maman.

—Eh bien, vas-y, ma Tania. Mais attends un moment,» ajouta-t-il en la retenant et en caressant sa petite main délicate.

Il chercha sur la cheminée une boîte de bonbons qu'il y avait placée la veille, et prit deux bonbons qu'il lui donna, en ayant eu soin de choisir ceux qu'elle préférait.

«C'est aussi pour Grisha? dit la petite.

—Oui, oui.» Et avec une dernière caresse à ses petites épaules et un baiser sur ses cheveux et son cou, il la laissa partir.

«La voiture est avancée, vint annoncer Matvei. Et il y a là une solliciteuse, ajouta-t-il.

—Depuis longtemps? demanda Stépane Arcadiévitch.

—Une petite demi-heure.

—Combien de fois ne t'ai-je pas ordonné de me prévenir immédiatement.

—Il faut bien cependant vous donner le temps de déjeuner, repartit Matvei d'un ton bourru, mais amical, qui ôtait toute envie de le gronder.

—Eh bien, fais vite entrer,» dit Oblonsky en fronçant le sourcil de dépit.

La solliciteuse, femme d'un capitaine Kalinine, demandait une chose impossible et qui n'avait pas le sens commun; mais Stépane Arcadiévitch la fit asseoir, l'écouta sans l'interrompre, lui dit comment et à qui il fallait s'adresser, et lui écrivit même un billet de sa belle écriture bien nette pour la personne qui pouvait l'aider. Après avoir congédié la femme du capitaine, Stépane Arcadiévitch prit son chapeau et s'arrêta en se demandant s'il n'oubliait pas quelque chose. Il n'avait oublié que ce qu'il souhaitait ne pas avoir à se rappeler, sa femme.

Sa belle figure prit une expression de mécontentement. «Faut-il ou ne faut-il pas y aller?» se demanda-t-il en baissant la tête. Une voix intérieure lui disait que mieux valait s'abstenir, parce qu'il n'y avait que fausseté et mensonge à attendre d'un rapprochement. Pouvait-il rendre Dolly attrayante comme autrefois, et lui-même pouvait-il se faire vieux et incapable d'aimer?

«Et cependant il faudra bien en venir là, les choses ne peuvent rester ainsi», se disait-il en s'efforçant de se donner du courage. Il se redressa, prit une cigarette, l'alluma, en tira deux bouffées, la rejeta dans un cendrier de nacre, et, traversant enfin le salon à grands pas, il ouvrit une porte qui donnait dans la chambre de sa femme.

IV

Daria Alexandrovna, vêtue d'un simple peignoir et entourée d'objets jetés çà et là autour d'elle, fouillait dans une chiffonnière ouverte; elle avait ajusté à la hâte ses cheveux, rares maintenant, mais jadis épais et beaux, et ses yeux, agrandis par la maigreur de son visage, gardaient une expression d'effroi. Lorsqu'elle entendit le pas de son mari, elle se tourna vers la porte, décidée à cacher sous un air sévère et méprisant le trouble que lui causait cette entrevue si redoutée. Depuis trois jours elle tentait en vain de réunir ses effets et ceux de ses enfants pour aller se réfugier chez sa mère, sentant qu'il fallait d'une façon quelconque punir l'infidèle, l'humilier, lui rendre une faible partie du mal qu'il avait causé; mais, tout en se répétant qu'elle le quitterait, elle n'en trouvait pas la force, parce qu'elle ne pouvait se déshabituer de l'aimer et de le considérer comme son mari. D'ailleurs elle s'avouait que si, dans sa propre maison, elle avait de la peine à venir à bout de ses cinq enfants, ce serait bien pis là où elle comptait les mener. Le petit s'était déjà ressenti du désordre qui régnait dans le ménage et avait été souffrant à cause d'un bouillon tourné; les autres s'étaient presque trouvés privés de dîner la veille….. Et, tout en comprenant qu'elle n'aurait jamais le courage de partir, elle cherchait à se donner le change en rassemblant ses affaires.

En voyant la porte s'ouvrir, elle se reprit à bouleverser ses tiroirs et ne leva la tête que lorsque son mari fut tout près d'elle. Alors, au lieu de l'air sévère qu'elle voulait se donner, elle tourna vers lui un visage où se peignaient la souffrance et l'indécision.

«Dolly!» dit-il doucement, d'un ton triste et soumis.

Elle jeta un rapide coup d'oeil sur lui, et le voyant brillant de fraîcheur et de santé: «Il est heureux et content, pensa-t-elle, tandis que moi! Ah que cette bonté qu'on admire en lui me révolte!» Et sa bouche se contracta nerveusement.

«Que me voulez-vous? demanda-t-elle sèchement.

—Dolly! répéta-t-il ému, Anna arrive aujourd'hui.

—Cela m'est fort indifférent; je ne puis la recevoir.

—Il le faut cependant, Dolly.

—Allez-vous-en, allez-vous-en, allez-vous-en!» cria-t-elle sans le regarder, comme si ce cri lui était arraché par une douleur physique.

Stépane Arcadiévitch avait pu rester calme et se faire des illusions loin de sa femme, mais, quand il vit ce visage ravagé et qu'il entendit ce cri désespéré, sa respiration s'arrêta, quelque chose lui monta au gosier et ses yeux se remplirent de larmes.

«Mon Dieu, qu'ai-je fait, Dolly? au nom de Dieu.» Il ne put en dire plus long, un sanglot le prit à la gorge.

Elle ferma violemment la chiffonnière et se tourna vers lui.

«Dolly, que puis-je dire? une seule chose: pardonne! Souviens-toi: neuf années de ma vie ne peuvent-elles racheter une minute…»

Elle baissa les yeux, écoutant ce qu'il avait à dire de l'air d'une personne qui espère qu'on la détrompera.

«Une minute d'entraînement,» acheva-t-il, et il voulut continuer, mais à ces mots les lèvres de Dolly se serrèrent comme par l'effet d'une vive souffrance, et les muscles de sa joue droite se contractèrent de nouveau.

«Allez-vous-en, allez-vous-en d'ici, cria-t-elle encore plus vivement, et ne me parlez pas de vos entraînements, de vos vilenies!»

Elle voulut sortir, mais elle faillit tomber et s'accrocha au dossier d'une chaise pour se soutenir. Le visage d'Oblonsky s'assombrit, ses yeux étaient pleins de larmes.

«Dolly! dit-il presque en pleurant. Au nom de Dieu, pense aux enfants: ils ne sont pas coupables. Il n'y a de coupable que moi, punis-moi: dis-moi comment je puis expier. Je suis prêt à tout. Je suis coupable et n'ai pas de mots pour l'exprimer combien je le sens! Mais, Dolly, pardonne!»

Elle s'assit. Il écoutait cette respiration oppressée avec un sentiment de pitié infinie. Plusieurs fois elle essaya de parler sans y parvenir. Il attendait.

«Tu penses aux enfants quand il s'agit de jouer avec eux, mais, moi, j'y pense en comprenant ce qu'ils ont perdu,» dit-elle en répétant une des phrases qu'elle avait préparées pendant ces trois jours.

Elle lui avait dit tu, il la regarda avec reconnaissance et fit un mouvement pour prendre sa main, mais elle s'éloigna de lui avec dégoût.

«Je ferai tout au monde pour les enfants, mais je ne sais ce que je dois décider: faut-il les emmener loin de leur père ou les laisser auprès d'un débauché, oui, d'un débauché? Voyons, après ce qui s'est passé, dites-moi s'il est possible que nous vivions ensemble? Est-ce possible? répondez donc? répéta-t-elle en élevant la voix. Lorsque mon mari, le père de mes enfants, est en liaison avec leur gouvernante…

—Mais que faire? que faire? interrompit-il d'une voix désolée, baissant la tête et ne sachant plus ce qu'il disait.

—Vous me révoltez, vous me répugnez, cria-t-elle, s'animant de plus en plus. Vos larmes sont de l'eau. Vous ne m'avez jamais aimée; vous n'avez ni coeur ni honneur. Vous ne m'êtes plus qu'un étranger, oui, tout à fait un étranger, et elle répéta avec colère ce mot terrible pour elle, un étranger.

Il la regarda surpris et effrayé, ne comprenant pas combien il exaspérait sa femme par sa pitié. C'était le seul sentiment, Dolly le sentait trop bien, qu'il éprouvât encore pour elle; l'amour était à jamais éteint.

En ce moment un des enfants pleura dans la chambre voisine, et la physionomie de Daria Alexandrovna s'adoucit, comme celle d'une personne qui revient à la réalité; elle sembla hésiter un moment, puis, se levant vivement, elle se dirigea vers la porte.

«Elle aime cependant mon enfant, pensa Oblonsky, remarquant l'effet produit par le cri du petit. Comment alors me prendrait-elle en horreur?

—Dolly, encore un mot! insista-t-il en la suivant.

—Si vous me suivez, j'appelle les domestiques, les enfants! qu'ils sachent tous que vous êtes un lâche! Je pars aujourd'hui, et vous n'avez qu'à vivre ici avec votre maîtresse!»

Elle sortit en fermant violemment la porte.

Stépane Arcadiévitch soupira, s'essuya la figure et quitta doucement la chambre.

«Matvei prétend que cela s'arrangera, mais comment? Je n'en vois pas le moyen. C'est affreux! et comme elle a crié d'une façon vulgaire! se dit-il en pensant aux mots lâche et maîtresse. Pourvu que les femmes de chambre n'aient rien entendu.»

C'était un vendredi; dans la salle à manger l'horloger remontait la pendule; Oblonsky, en le voyant, se souvint que la régularité de cet Allemand chauve lui avait fait dire un jour qu'il devait être remonté lui-même pour toute sa vie, dans le but de remonter les pendules. Le souvenir de cette plaisanterie le fit sourire.

«Et qui sait au bout du compte si Matvei n'a pas raison, pensa-t-il, et si cela ne s'arrangera pas!

—Matvei, cria-t-il, qu'on prépare tout au petit salon pour recevoir Anna
Arcadievna.

—C'est bien, répondit le vieux domestique apparaissant aussitôt.—Monsieur ne dînera pas à la maison? demanda-t-il en aidant sonmaître à endosser sa fourrure.

—Cela dépend. Tiens, voici pour la dépense, dit Oblonsky en tirant un billet de dix roubles de son portefeuille. Est-ce assez?

—Assez ou pas assez, on s'arrangera,» répondit Matvei fermant la portière de la voiture et remontant le perron.

Pendant ce temps, Dolly, avertie du départ de son mari par le bruit que fit la voiture en s'éloignant, rentrait dans sa chambre, son seul refuge au milieu des soucis qui l'assiégeaient. L'Anglaise et la bonne l'avaient accablée de questions; quels vêtements fallait-il mettre aux enfants? pouvait-on donner du lait au petit? fallait-il faire chercher un autre cuisinier?

«Laissez-moi tranquille,» leur avait-elle dit en rentrant chez elle pour s'asseoir à la place où elle avait parlé à son mari. Là, serrant l'une contre l'autre ses mains amaigries dont les doigts ne retenaient plus les bagues, elle repassa leur entretien dans sa mémoire.

«Il est parti! mais a-t-il rompu avec elle? Se peut-il qu'il la voie encore? Pourquoi ne le lui ai-je pas demandé? Non, non, nous ne pouvons plus vivre ensemble! Et, vivant sous le même toit, nous n'en resterons pas moins étrangers,—étrangers pour toujours! répéta-t-elle avec une insistance particulière sur ce dernier mot si cruel. Comme je l'aimais, mon Dieu! et comme je l'aime encore même maintenant! Peut-être ne l'ai-je jamais plus aimé! et ce qu'il y a de plus dur…» Elle fut interrompue par l'entrée de Matrona Philémonovna:

«Ordonnez au moins qu'on aille chercher mon frère, dit-celle-ci; il fera le dîner, sinon ce sera comme hier, les enfants n'auront pas encore mangé à six heures.

—C'est bon, je vais venir et donner des ordres. A-t-on fait chercher du lait frais?» Et là-dessus Daria Alexandrovna se plongea dans ses préoccupations quotidiennes et y noya pour un moment sa douleur.

V

Stépane Arcadiévitch avait fait de bonnes études grâce à d'heureux dons naturels; mais il était paresseux et léger et, par suite de ces défauts, était sorti un des derniers de l'école. Quoiqu'il eût toujours mené une vie dissipée, qu'il n'eût qu'un tchin médiocre et un âge peu avancé, il n'en occupait pas moins une place honorable qui rapportait de bons appointements, celle de président d'un des tribunaux de Moscou.—Il avait obtenu cet emploi par la protection du mari de sa soeur Anna, Alexis Alexandrovitch Karénine, un des membres les plus influents du ministère. Mais, à défaut de Karénine, des centaines d'autres personnes, frères, soeurs, cousins, oncles, tantes, lui auraient procuré cette place, ou toute autre du même genre, ainsi que les six mille roubles qu'il lui fallait pour vivre, ses affaires étant peu brillantes malgré la fortune assez considérable de sa femme. Stépane Arcadiévitch comptait la moitié de Moscou et de Pétersbourg dans sa parenté et dans ses relations d'amitié; il était né au milieu des puissants de ce monde. Un tiers des personnages attachés à la cour et au gouvernement avaient été amis de son père et l'avaient connu, lui, en brassières; le second tiers le tutoyait; le troisième était composé «de ses bons amis»; par conséquent il avait pour alliés tous les dispensateurs des biens de la terre sous forme d'emplois, de fermes, de concessions, etc.; et ils ne pouvaient négliger un des leurs. Oblonsky n'eut donc aucune peine à se donner pour obtenir une place avantageuse; il ne s'agissait que d'éviter des refus, des jalousies, des querelles, des susceptibilités, ce qui lui était facile à cause de sa bonté naturelle. Il aurait trouvé plaisant qu'on lui refusât la place et le traitement dont il avait besoin. Qu'exigeait-il d'extraordinaire? Il ne demandait que ce que ses contemporains obtenaient, et se sentait aussi capable qu'un autre de remplir ces fonctions.

On n'aimait pas seulement Stépane Arcadiévitch à cause de son bon et aimable caractère et de sa loyauté indiscutable. Il y avait encore dans son extérieur brillant et attrayant, dans ses yeux vifs, ses sourcils noirs, ses cheveux, son teint animé, dans l'ensemble de sa personne une influence physique qui agissait sur ceux qui le rencontraient. «Ah! Stiva! Oblonsky! le voilà!» s'écriait-on presque toujours avec un sourire de plaisir quand on l'apercevait; et quoiqu'il ne résultât rien de particulièrement joyeux de cette rencontre, on ne se réjouissait pas moins de le revoir encore le lendemain et le surlendemain.

Après avoir rempli pendant trois ans la place de président, Stépane Arcadiévitch s'était acquis non seulement l'amitié, mais encore la considération de ses collègues, inférieurs et supérieurs aussi bien que celle des personnes que les affaires mettaient en rapport avec lui. Les qualités qui lui valaient cette estime générale étaient: premièrement, une extrême indulgence pour chacun, fondée sur le sentiment de ce qui lui manquait à lui-même; secondement, un libéralisme absolu, non pas le libéralisme prôné par son journal, mais celui qui coulait naturellement dans ses veines et le rendait également affable pour tout le monde, à quelque condition qu'on appartint; et, troisièmement surtout, une complète indifférence pour les affaires dont il s'occupait, ce qui lui permettait de ne jamais se passionner et par conséquent de ne pas se tromper.

En arrivant au tribunal, il se rendit à son cabinet particulier, gravement accompagné du suisse qui portait son portefeuille, pour y revêtir son uniforme avant de passer dans la salle du conseil. Les employés de service se levèrent tous sur son passage, et le saluèrent avec un sourire respectueux. Stépane Arcadiévitch se hâta, comme toujours, de se rendre à sa place et s'assit, après avoir serré la main aux autres membres du conseil. Il plaisanta et causa dans la juste mesure des convenances et ouvrit la séance. Personne ne savait comme lui rester dans le ton officiel avec une nuance de simplicité et de bonhomie fort utile à l'expédition agréable des affaires. Le secrétaire s'approcha d'un air dégagé, mais respectueux, commun à tous ceux qui entouraient Stépane Arcadiévitch, lui apporta des papiers et lui adressa la parole sur le ton familier et libéral introduit par lui.

«Nous sommes enfin parvenus à obtenir les renseignements de l'administration du gouvernement de Penza; si vous permettez, les voici.

—Enfin vous les avez! dit Stépane Arcadiévitch en feuilletant les papiers du doigt.

—Alors, messieurs…» Et la séance commença.

«S'ils pouvaient se douter, pensait-il tout en penchant la tête d'un air important pendant la lecture du rapport, combien leur président avait, il y a une demi-heure, la mine d'un gamin coupable!» et ses yeux riaient.

Le conseil devait durer sans interruption jusqu'à deux heures, puis venait le déjeuner. Il n'était pas encore deux heures lorsque les grandes portes vitrées de la salle s'ouvrirent, et quelqu'un entra. Tous les membres du conseil, contents d'une petite diversion, se retournèrent; mais l'huissier de garde fit aussitôt sortir l'intrus et referma les portes derrière lui.

Quand le rapport fut terminé, Stépane Arcadiévitch se leva et, sacrifiant au libéralisme de l'époque, tira ses cigarettes en pleine salle de conseil avant de passer dans son cabinet. Deux de ses collègues, Nikitine, un vétéran au service, et Grinewitch, gentilhomme de la chambre, le suivirent.

«Nous aurons le temps de terminer après le déjeuner, dit Oblonsky.

—Je crois bien, répondit Nikitine.

—Ce doit être un fameux coquin que ce Famine,» dit Grinewitch en faisant allusion à l'un des personnages de l'affaire qu'ils avaient étudiée.

Stépane Arcadiévitch fit une légère grimace comme pour faire entendre à Grinewitch qu'il n'était pas convenable d'établir un jugement anticipé, et ne répondit pas.

«Qui donc est entré dans la salle? demanda-t-il à l'huissier.

—Quelqu'un est entré sans permission, Votre Excellence, pendant que j'avais le dos tourné; il vous demandait. Quand les membres du conseil sortiront, lui ai-je dit.

—Où est-il?

—Probablement dans le vestibule, car il était là tout à l'heure. Le voici,» ajouta l'huissier en désignant un homme fortement constitué, à barbe frisée, qui montait légèrement et rapidement les marches usées de l'escalier de pierre, sans prendre la peine d'ôter son bonnet de fourrure. Un employé, qui descendait, le portefeuille sous le bras, s'arrêta pour regarder d'un air peu bienveillant les pieds du jeune homme, et se tourna pour interroger Oblonsky du regard. Celui-ci, debout au haut de l'escalier, le visage animé encadré par son collet brodé d'uniforme, s'épanouit encore plus en reconnaissant l'arrivant.

«C'est bien lui! Levine, enfin! s'écria-t-il avec un sourire affectueux, quoique légèrement moqueur, en regardant Levine qui s'approchait.—Comment, tu ne fais pas le dégoûté, et tu viens me chercher dans ce mauvais lieu? dit-il, ne se contentant pas de serrer la main de son ami, mais l'embrassant avec effusion.—Depuis quand es-tu ici?

—J'arrive et j'avais grande envie de te voir, répondit Levine timidement, en regardant autour de lui avec méfiance et inquiétude.

—Eh bien, allons dans mon cabinet,» dit Stépane Arcadiévitch qui connaissait la sauvagerie mêlée d'amour-propre et de susceptibilité de son ami; et, comme s'il se fût agi d'éviter un danger, il le prit par la main pour l'emmener.

Stépane Arcadiévitch tutoyait presque toutes ses connaissances, des vieillards de soixante ans, des jeunes gens de vingt, des acteurs, des ministres, des marchands, des généraux, tous ceux avec lesquels il prenait du champagne, et avec qui n'en prenait-il pas? Dans le nombre des personnes ainsi tutoyées aux deux extrêmes de l'échelle sociale, il y en aurait eu de bien étonnées d'apprendre qu'elles avaient, grâce à Oblonsky, quelque chose de commun entre elles. Mais lorsque celui-ci rencontrait en présence de ses inférieurs un de ses tutoyés honteux, comme il appelait en riant plusieurs de ses amis, il avait le tact de les soustraire à une impression désagréable. Levine n'était pas un tutoyé honteux, c'était un camarade d'enfance, cependant Oblonsky sentait qu'il lui serait pénible de montrer leur intimité à tout le monde; c'est pourquoi il s'empressa de l'emmener. Levine avait presque le même âge qu'Oblonsky et ne le tutoyait pas seulement par raison de champagne, ils s'aimaient malgré la différence de leurs caractères et de leurs goûts, comme s'aiment des amis qui se sont liés dans leur première jeunesse. Mais, ainsi qu'il arrive souvent à des hommes dont la sphère d'action est très différente, chacun d'eux, tout en approuvant par le raisonnement la carrière de son ami, la méprisait au fond de l'âme, et croyait la vie qu'il menait lui-même la seule rationnelle. À l'aspect de Levine, Oblonsky ne pouvait dissimuler un sourire ironique. Combien de fois ne l'avait-il pas vu arriver de la campagne où il faisait «quelque chose» (Stépane Arcadiévitch ne savait pas au juste quoi, et ne s'y intéressait guère), agité, pressé, un peu gêné, irrité de cette gêne, et apportant généralement des points de vue tout à fait nouveaux et inattendus sur la vie et les choses. Stépane Arcadiévitch en riait et s'en amusait. Levine, de son côté, méprisait le genre d'existence que son ami menait à Moscou, traitait son service de plaisanterie et s'en moquait. Mais Oblonsky prenait gaiement la plaisanterie, en homme sûr de son fait, tandis que Levine riait sans conviction et se fâchait.

«Nous t'attendions depuis longtemps, dit Stépane Arcadiévitch en entrant dans son cabinet et en lâchant la main de Levine comme pour prouver qu'ici tout danger cessait. Je suis bien heureux de te voir, continua-t-il. Eh bien, comment vas-tu? que fais-tu? quand es-tu arrivé?»

Levine se taisait et regardait les figures inconnues pour lui des deux collègues d'Oblonsky; la main de l'élégant Grinewitch aux doigts blancs et effilés, aux ongles longs, jaunes et recourbés du bout, avec d'énormes boutons brillant sur ses manchettes, absorbait visiblement toute son attention. Oblonsky s'en aperçut et sourit.

«Permettez-moi, messieurs, de vous faire faire connaissance: mes collègues Philippe-Ivanitch Nikitine, Michel-Stanislavowitch Grinewitch,—puis (se tournant vers Levine), un propriétaire, un homme nouveau, qui s'occupe des affaires du semstvo, un gymnaste qui enlève cinq pouds d'une main, un éleveur de bestiaux, un chasseur célèbre, mon ami Constantin Dmitrievitch Levine, le frère de Serge Ivanitch Kosnichef.

—Charmé, répondit le plus âgé.

—J'ai l'honneur de connaître votre frère Serge Ivanitch,» dit Grinewitch en tendant sa main aux doigts effilés.

Le visage de Levine se rembrunit; il serra froidement la main qu'on lui tendait, et se tourna vers Oblonsky. Quoiqu'il eût beaucoup de respect pour son demi-frère, l'écrivain connu de toute la Russie, il ne lui en était pas moins désagréable qu'on s'adressât à lui, non comme à Constantin Levine, mais comme au frère du célèbre Kosnichef.

«Non, je ne m'occupe plus d'affaires. Je me suis brouillé avec tout le monde et ne vais plus aux assemblées, dit-il en s'adressant à Oblonsky.

—Cela s'est fait bien vite, s'écria celui-ci en souriant. Mais comment? pourquoi?

—C'est une longue histoire que je te raconterai quelque jour, répondit Levine, ce qui ne l'empêcha pas de continuer.—Pour être bref, je me suis convaincu qu'il n'existe et ne peut exister aucune action sérieuse à exercer dans nos questions provinciales. D'une part, on joue au parlement, et je ne suis ni assez jeune ni assez vieux pour m'amuser de joujoux, et d'autre part c'est—il hésita—un moyen pour la coterie du district de gagner quelques sous. Autrefois il y avait les tutelles, les jugements; maintenant il y a le semstvo, non pas pour y prendre des pots de vin, mais pour en tirer des appointements sans les gagner.» Il dit ces paroles avec chaleur et de l'air d'un homme qui croit que son opinion trouvera des contradicteurs.

«Hé, hé! Mais te voilà, il me semble, dans une nouvelle phase: tu deviens conservateur! dit Stépane Arcadiévitch. Au reste, nous en reparlerons plus tard.

—Oui, plus tard. Mais j'avais besoin de te voir,» dit Levine en regardant toujours avec haine la main de Grinewitch.

Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement.

«Et tu disais que tu ne porterais plus jamais d'habit européen? dit-il en examinant les vêtements tout neufs de son ami, oeuvre d'un tailleur français. Je le vois bien, c'est une nouvelle phase.»

Levine rougit tout à coup, non comme fait un homme mûr, sans s'en apercevoir, mais comme un jeune garçon qui se sent timide et ridicule, et qui n'en rougit que davantage. Cette rougeur enfantine donnait à son visage intelligent et mâle un air si étrange, qu'Oblonsky cessa de le regarder.

«Mais où donc nous verrons-nous? J'ai bien besoin de causer avec toi,» dit
Levine.

Oblonsky réfléchit.

«Sais-tu? nous irons déjeuner chez Gourine et nous y causerons; je suis libre jusqu'à trois heures.

—Non, répondit Levine après un moment de réflexion, il me faut faire encore une course.

—Eh bien alors, dînons ensemble.

—Dîner? mais je n'ai rien de particulier à te dire, rien que deux mots à te demander; nous bavarderons plus tard.

—Dans ce cas, dis les deux mots tout de suite, nous causerons à dîner.

—Ces deux mots, les voici, dit Levine; au reste, ils n'ont rien de particulier.»

Son visage prit une expression méchante qui ne tenait qu'à l'effort qu'il faisait pour vaincre sa timidité.

«Que font les Cherbatzky? Tout va-t-il comme par le passé?»

Stépane Arcadiévitch savait depuis longtemps que Levine était amoureux de sa belle-soeur, Kitty; il sourit et ses yeux brillèrent gaiement.

«Tu as dit deux mots, mais je ne puis répondre de même, parce que…
Excuse-moi un instant.»

Le secrétaire entra en ce moment, toujours respectueusement familier, avec le sentiment modeste, propre à tous les secrétaires, de sa supériorité en affaires sur son chef. Il s'approcha d'Oblonsky et, sous une forme interrogative, se mit à lui expliquer une difficulté quelconque; sans attendre la fin de l'explication, Stépane Arcadiévitch lui posa amicalement la main sur le bras.

«Non, faites comme je vous l'ai demandé,—dit-il en adoucissant son observation d'un sourire; et, après avoir brièvement expliqué comment il comprenait l'affaire, il repoussa les papiers en disant:—Faites ainsi, je vous en prie, Zahar Nikitich.»

Le secrétaire s'éloigna confus. Levine, pendant cette petite conférence, avait eu le temps de se remettre, et, debout derrière une chaise sur laquelle il s'était accoudé, il écoutait avec une attention ironique.

«Je ne comprends pas, je ne comprends pas, dit-il.

—Qu'est-ce que tu ne comprends pas?—répondit Oblonsky en souriant aussi et en cherchant une cigarette; il s'attendait à une sortie quelconque de Levine.

—Je ne comprends pas ce que vous faites, dit Levine en haussant les épaules. Comment peux-tu faire tout cela sérieusement?

—Pourquoi?

—Mais parce que cela ne signifie rien.

—Tu crois cela? Nous sommes surchargés de besogne, au contraire.

—De griffonnages! Eh bien oui, tu as un don spécial pour ces choses-là, ajouta Levine.

—Tu veux dire qu'il y a quelque chose qui me manque?

—Peut-être bien! Cependant je ne puis m'empêcher d'admirer ton grand air et de me glorifier d'avoir pour ami un homme si important. En attendant, tu n'as pas répondu à ma question, ajouta-t-il en faisant un effort désespéré pour regarder Oblonsky en face.

—Allons, allons, tu y viendras aussi. C'est bon tant que tu as trois mille déciatines[1] dans le district de Karasinsk, des muscles comme les tiens et la fraîcheur d'une petite fille de douze ans: mais tu y viendras tout de même. Quant à ce que tu me demandes, il n'y a pas de changements, mais je regrette que tu sois resté si longtemps sans venir.

[Note 1: La déciatine est voisine de 1 hectare; à noter que l'orthographe originale «dessiatine» (incorrecte) de la présente traduction a été remplacée ici par «déciatine» en accord avec la racine du mot qui signifie «dix».]

—Pourquoi? demanda Levine.

—Parce que… répondit Oblonsky, mais nous en causerons plus tard.
Qu'est-ce qui t'amène?

—Nous parlerons de cela aussi plus tard, dit Levine en rougissant encore jusqu'aux oreilles.

—C'est bien, je comprends, fit Stépane Arcadiévitch. Vois-tu, je t'aurais bien prié de venir dîner chez moi, mais ma femme est souffrante; si tu veux les voir, tu les trouveras au Jardin zoologique, de quatre à cinq; Kitty patine. Vas-y, je te rejoindrai et nous irons dîner quelque part ensemble.

—Parfaitement; alors, au revoir.

—Fais attention, n'oublie pas! je te connais, tu es capable de repartir subitement pour la campagne! s'écria en riant Stépane Arcadiévitch.

—Non, bien sûr, je viendrai.

Levine sortit du cabinet et se souvint seulement de l'autre côté de la porte qu'il avait oublié de saluer les collègues d'Oblonsky.

«Ce doit être un personnage énergique, dit Grinewitch quand Levine fut sorti.

—Oui, mon petit frère, dit Stépane Arcadiévitch en hochant la tête, c'est un gaillard qui a de la chance! trois mille déciatines dans le district de Karasinsk! il a l'avenir pour lui, et quelle jeunesse! Ce n'est pas comme nous autres!

—Vous n'avez guère à vous plaindre pour votre part, Stépane Arcadiévitch.

—Si, tout va mal,» répondit Stépane Arcadiévitch en soupirant profondément.

VI

Lorsque Oblonsky lui avait demandé pourquoi il était venu à Moscou, Levine avait rougi, et s'en voulait d'avoir rougi; mais pouvait-il répondre: «Je viens demander ta belle-soeur en mariage?» Tel était cependant l'unique but de son voyage.

Les familles Levine et Cherbatzky, deux vieilles familles nobles de Moscou, avaient toujours été en rapports d'amitié. L'intimité s'était resserrée pendant les études de Levine à l'Université de Moscou, à cause de sa liaison avec le jeune prince Cherbatzky, frère de Dolly et de Kitty, qui suivait les mêmes cours que lui. Dans ce temps-là Levine allait fréquemment dans la maison Cherbatzky et, quelque étrange que cela puisse paraître, était amoureux de la maison tout entière, spécialement de la partie féminine de la famille. Ayant perdu sa mère sans l'avoir connue, et n'ayant qu'une soeur beaucoup plus âgée que lui, ce fut dans la maison Cherbatzky qu'il trouva cet intérieur intelligent et honnête, propre aux anciennes familles nobles, dont la mort de ses parents l'avait privé. Tous les membres de cette famille, mais principalement les femmes, lui apparaissaient entourés d'un nimbe mystérieux et poétique. Non seulement il ne leur découvrait aucun défaut, mais il leur supposait encore les sentiments les plus élevés, les perfections les plus idéales. Pourquoi ces trois jeunes demoiselles devaient parler français et anglais de deux jours l'un; pourquoi elles devaient, à tour de rôle, jouer du piano (les sons de cet instrument montaient jusqu'à la chambre où travaillaient les étudiants); pourquoi des maîtres de littérature française, de musique, de danse, de dessin, se succédaient dans la maison; pourquoi, à certaines heures de la journée, les trois demoiselles, accompagnées de Mlle Linon, devaient s'arrêter en calèche au boulevard de la Tverskoï et, sous la garde d'un laquais en livrée, se promener dans leurs pelisses de satin (Dolly en avait une longue, Nathalie une demi-longue, et Kitty une toute courte, qui montrait ses petites jambes bien faites, serrées dans des bas rouges): ces choses et beaucoup d'autres lui restaient incompréhensibles. Mais il savait que tout ce qui se passait dans cette sphère mystérieuse était parfait, et ce mystère le rendait amoureux.

Il avait commencé par s'éprendre de Dolly, l'aînée, pendant ses années d'études; celle-ci épousa Oblonsky; il crut alors aimer la seconde, car il sentait qu'il devait nécessairement aimer l'une des trois, sans savoir au juste laquelle. Mais Nathalie eut à peine fait son entrée dans le monde, qu'on la maria au diplomate Lvof. Kitty n'était qu'une enfant quand Levine quitta l'Université. Le jeune Cherbatzky, peu après son admission dans la marine, se noya dans la Baltique, et les relations de Levine avec sa famille devinrent plus rares, malgré l'amitié qui le liait à Oblonsky. Au commencement de l'hiver cependant, étant venu à Moscou, après une année passée à la campagne, il revit les Cherbatzky et comprit alors laquelle des trois il était destiné à aimer.

Rien de plus simple, en apparence, que de demander en mariage la jeune princesse Cherbatzky; un homme de trente-deux ans, de bonne famille, d'une fortune convenable, avait toute chance de passer pour un beau parti, et vraisemblablement il aurait été bien accueilli. Mais Levine était amoureux; Kitty lui paraissait une créature si accomplie, d'une supériorité si idéale, et il se jugeait au contraire si défavorablement, qu'il n'admettait pas qu'on le trouvât digne d'aspirer à cette alliance.

Après avoir passé deux mois à Moscou comme en rêve, rencontrant Kitty chaque jour dans le monde, où il était retourné à cause d'elle, il repartit subitement pour la campagne, après avoir décidé que ce mariage était impossible. Quelle position dans le monde, quelle carrière convenable et bien définie offrait-il aux parents? Tandis que ses camarades étaient, les uns colonels et aides de camp, d'autres professeurs distingués, directeurs de banque et de chemin de fer, ou présidents de tribunal, comme Oblonsky, que faisait-il, lui, à trente-deux ans? Il s'occupait de ses terres, élevait des bestiaux, construisait des bâtiments de ferme et chassait la bécasse, c'est-à-dire qu'il avait pris le chemin de ceux qui, aux yeux du monde, n'ont pas su en trouver d'autre; il ne se faisait aucune illusion sur la façon dont on pouvait le juger, et croyait passer pour un pauvre garçon, sans grande capacité.

Comment, d'ailleurs, la charmante et poétique jeune fille pouvait-elle aimer un homme aussi laid et surtout aussi peu brillant que lui? Ses anciennes relations avec Kitty, qui, à cause de sa liaison avec le frère qu'elle avait perdu, étaient celles d'un homme fait avec une enfant, lui semblaient un obstacle de plus.

On pouvait bien, pensait-il, aimer d'amitié un brave garçon aussi ordinaire que lui, mais il fallait être beau et pouvoir déployer les qualités d'un homme supérieur, pour être aimé d'un amour comparable à celui qu'il éprouvait. Il avait bien entendu dire que les femmes s'éprennent souvent d'hommes laids et médiocres, mais il n'en croyait rien et jugeait les autres d'après lui-même, qui ne pouvait aimer qu'une femme remarquable, belle et poétique.

Toutefois, après avoir passé deux mois à la campagne dans la solitude, il se convainquit que le sentiment qui l'absorbait ne ressemblait pas aux enthousiasmes de sa première jeunesse, et qu'il ne pourrait vivre sans résoudre cette grande question: serait-il accepté, oui ou non? Rien ne prouvait, après tout, qu'il serait refusé. Il partit donc pour Moscou avec la ferme intention de se déclarer et de se marier si on l'agréait. Sinon…., il ne pouvait imaginer ce qu'il deviendrait!

VII

Levine, arrivé à Moscou par le train du matin, s'était arrêté chez son demi-frère, Kosnichef. Après avoir fait sa toilette, il était entré dans le cabinet de travail de celui-ci en se proposant de lui raconter tout et de lui demander conseil; mais son frère n'était pas seul. Il causait avec un célèbre professeur de philosophie, venu de Kharhoff tout exprès pour éclaircir un malentendu survenu entre eux au sujet d'une question scientifique. Le professeur était en guerre contre le matérialisme; Serge Kosnichef suivait sa polémique avec intérêt et lui avait adressé quelques objections après avoir lu son dernier article. Il reprochait au professeur les concessions trop larges qu'il faisait au matérialisme, et celui-ci était venu s'expliquer lui-même. La conversation roulait sur la question à la mode: Y a-t-il une limite entre les phénomènes psychiques et physiologiques dans les actions de l'homme, et où se trouve cette limite?

Serge Ivanitch accueillit son frère avec le sourire froidement aimable qui lui était habituel et, après l'avoir présenté au professeur, continua l'entretien. Celui-ci, un petit homme à lunettes, au front étroit, s'arrêta un moment pour répondre au salut de Levine, puis reprit la conversation sans lui accorder aucune attention. Levine s'assit en attendant son départ et s'intéressa bientôt au sujet de la discussion. Il avait lu dans des revues les articles dont on parlait, et les avait lus en y prenant l'intérêt général qu'un homme qui a étudié les sciences naturelles à l'Université peut prendre au développement de ces sciences; jamais il n'avait fait de rapprochements entre ces questions savantes sur l'origine de l'homme, sur l'action réflexe, la biologie, la sociologie, et celles qui le préoccupaient de plus en plus, le but de la vie et la mort.

Il remarqua, en suivant la conversation, que les deux interlocuteurs établissaient un certain lien entre les questions scientifiques et celles qui touchaient à l'âme; par moments il croyait qu'ils allaient enfin aborder ce sujet, mais chaque fois qu'ils en approchaient, c'était pour s'en éloigner aussitôt avec une certaine hâte, et s'enfoncer dans le domaine des distinctions subtiles, des réfutations, des citations, des allusions, des renvois aux autorités, et c'est à peine s'il pouvait les comprendre.

«Je ne puis accepter la théorie de Keis, disait Serge Ivanitch dans son langage élégant et correct, et admettre que toute ma conception du monde extérieur dérive uniquement de mes sensations. Le principe de toute connaissance, le sentiment de l'être, de l'existence, n'est pas venu par les sens; il n'existe pas d'organe spécial pour produire cette conception.

—Oui, mais Wurst et Knaust et Pripasof vous répondront que vous avez la connaissance de votre existence uniquement par suite d'une accumulation de sensations, en un mot, qu'elle n'est que le résultat des sensations. Wurst dit même que là où la sensation n'existe pas, la conscience de l'existence est absente.

—Je dirai au contraire….» répliqua Serge Ivanitch.

Levine remarqua encore une fois qu'au moment de toucher au point capital, selon lui, ils allaient s'en éloigner, et se décida à faire au professeur la question suivante:

«Dans ce cas, si mes sensations n'existent plus, si mon corps est mort, il n'y a plus d'existence possible?»

Le professeur regarda ce singulier questionneur d'un air contrarié et comme blessé de cette interruption: que voulait cet intrus qui ressemblait plus à un paysan qu'à un philosophe? Il se tourna vers Serge Ivanitch, mais celui-ci n'était pas à beaucoup près aussi exclusif que le professeur et pouvait, tout en discutant avec lui, comprendre le point de vue simple et rationnel qui avait suggéré la question; il répondit en souriant:

«Nous n'avons pas encore le droit de résoudre cette question.

—Nous n'avons pas de données suffisantes, continua le professeur en reprenant ses raisonnements. Non, je prétends que si, comme le dit clairement Pripasof, les sensations sont fondées sur des impressions, nous n'en devons que plus sévèrement distinguer ces deux notions.»

Levine n'écoutait plus et attendit le départ du professeur.

VIII

Celui-ci parti, Serge Ivanitch se tourna vers son frère:

«Je suis content de te voir. Es-tu venu pour longtemps? comment vont les affaires?»

Levine savait que son frère aîné s'intéressait peu aux questions agronomiques et faisait une concession en lui en parlant; aussi se borna-t-il à répondre au sujet de la vente du blé et de l'argent qu'il avait touché sur le domaine qu'ils possédaient indivis. Son intention formelle avait été de causer avec son frère de ses projets de mariage, et de lui demander conseil; mais, après cette conversation avec le professeur et en présence du ton involontairement protecteur dont Serge l'avait questionné sur leurs intérêts de campagne, il ne se sentit plus la force de parler et pensa que son frère Serge ne verrait pas les choses comme il aurait souhaité qu'il les vit.

«Comment marchent les affaires du semstvo chez vous? demanda Serge Ivanitch, qui s'intéressait à ces assemblées provinciales et leur attribuait une grande importance.

—Je n'en sais vraiment rien.

—Comment cela se fait-il? ne fais-tu pas partie de l'administration?

—Non, j'y ai renoncé; je ne vais plus aux assemblées, répondit Levine.

—C'est bien dommage,» murmura Serge en fronçant le sourcil.

Pour se disculper, Levine raconta ce qui se passait aux réunions du district.

«C'est toujours ainsi! interrompit Serge Ivanitch, voilà comme nous sommes, nous autres Russes! Peut-être est-ce un bon trait de notre nature que cette faculté de constater nos erreurs, mais nous l'exagérons, nous nous plaisons dans l'ironie, qui jamais ne fait défaut à notre langue. Si l'on donnait nos droits, ces mêmes institutions provinciales, à quelque autre peuple de l'Europe, Allemands ou Anglais, ils sauraient en extraire la liberté, tandis que, nous autres, nous ne savons qu'en rire!

—Qu'y faire? répondit Levine d'un air coupable. C'était mon dernier essai. J'y ai mis toute mon âme; je n'y puis plus rien; je suis incapable de…

—Incapable! interrompit Serge Ivanitch: tu n'envisages pas la chose comme il le faudrait.

—C'est possible, répondit Levine accablé.

—Sais-tu que notre frère Nicolas est de nouveau ici?»

Nicolas était le frère aîné de Constantin et le demi-frère de Serge; c'était un homme perdu, qui avait mangé la plus grande partie de sa fortune, et s'était brouillé avec ses frères pour vivre dans un monde aussi fâcheux qu'étrange.

«Que dis-tu là? s'écria Levine effrayé. Comment le sais-tu?

—Prokoff l'a vu dans la rue.

—Ici, à Moscou? Où est-il? et Levine se leva, comme s'il eût voulu aussitôt courir le trouver.

—Je regrette de t'avoir dit cela, dit Serge en hochant la tête à la vue de l'émotion de son frère. J'ai envoyé quelqu'un pour savoir où il demeurait et lui ai fait tenir sa lettre de change sur Troubine que j'ai payée. Voici ce qu'il m'a répondu…»

Et Serge tendit à son frère un billet qu'il prit sous un presse papiers.

Lévine lut ce billet d'une écriture étrange et qu'il connaissait bien.

«Je demande humblement qu'on me laisse la paix. C'est tout ce que je réclame de mes chers frères. Nicolas Levine.»

Constantin resta debout devant Serge, le papier à la main, sans lever la tête.

«Il veut bien visiblement m'offenser, continua Serge, mais cela lui est impossible. Je souhaitais de tout coeur de pouvoir l'aider, tout en sachant que je n'en viendrais pas à bout.

—Oui, oui, confirma Levine, je comprends et j'apprécie ta conduite envers lui, mais j'irai le voir.

—Si cela te fait plaisir, vas-y, dit Serge, mais je ne te le conseille pas. Ce n'est pas que je le craigne par rapport à nos relations à toi et à moi, il ne saurait nous brouiller, mais c'est pour toi que je te conseille de n'y pas aller: tu n'y pourras rien. Au reste, fais comme tu l'entends.

—Peut-être n'y a-t-il vraiment rien à faire, mais dans ce moment… je ne saurais être tranquille…

—Je ne te comprends pas, dit Serge, mais ce que je comprends, ajouta-t-il, c'est qu'il y a là pour nous une leçon d'humilité. Depuis que notre frère Nicolas est devenu ce qu'il est, je considère ce qu'on appelle une «bassesse» avec plus d'indulgence. Tu sais ce qu'il a fait?

—Hélas; c'est affreux, affreux!» répondit Levine.

Après avoir demandé l'adresse de Nicolas au domestique de Serge Ivanitch, Levine se mit en route pour aller le trouver, mais il changea d'idée et ajourna sa visite au soir. Avant tout, pour en avoir le coeur net, il voulait décider la question qui l'avait amené à Moscou. Il alla donc trouver Oblonsky et, après avoir appris où étaient les Cherbatzky, se rendit là où il pensait rencontrer Kitty.

IX

Vers quatre heures, Levine quitta son Isvostchik à la porte du Jardin zoologique et, le coeur battant, suivit le sentier qui menait aux montagnes de glace, près de l'endroit où l'on patinait; il savait qu'il la trouverait là, car il avait aperçu la voiture des Cherbatzky à l'entrée.

Il faisait un beau temps de gelée; à la porte du Jardin on voyait, rangés à la file, des traîneaux, des voitures de maître, des Isvostchiks, des gendarmes. Le public se pressait dans les petits chemins frayés autour des izbas décorées de sculptures en bois; les vieux bouleaux du Jardin, aux branches chargées de givre et de neige, semblaient revêtus de chasubles neuves et solennelles.

Tout en suivant le sentier, Levine se parlait à lui-même: «Du calme! il ne faut pas se troubler; que veux-tu? qu'as-tu? tais-toi, imbécile.» C'est ainsi qu'il interpellait son coeur.

Mais plus il cherchait à se calmer, plus l'émotion le gagnait et lui coupait la respiration. Une personne de connaissance l'appela au passage, Levine ne la reconnut même pas. Il s'approcha des montagnes. Les traîneaux glissaient, puis remontaient au moyen de chaînes; c'était un cliquetis de ferraille, un bruit de voix joyeuses et animées. À quelques pas de là on patinait, et parmi les patineurs il la reconnut bien vite, et sut qu'elle était près de lui par la joie et la terreur qui envahirent son âme.

Debout auprès d'une dame, du côté opposé à celui où Levine se trouvait, elle ne se distinguait de son entourage ni par sa pose ni par sa toilette; pour lui, elle ressortait dans la foule comme une rose parmi des orties, éclairant de son sourire ce qui l'environnait, illuminant tout de sa présence. «Oserai-je vraiment descendre sur la glace et m'approcher d'elle?» pensa-t-il. L'endroit où elle se tenait lui parut un sanctuaire dont il craignait d'approcher, et il eut si peur qu'il s'en fallut de peu qu'il ne repartit. Faisant un effort sur lui-même il arriva cependant à se persuader qu'elle était entourée de gens de toute espèce, et qu'à la rigueur il avait bien aussi le droit de venir patiner. Il descendit donc sur la glace, évitant de jeter les yeux sur elle comme sur le soleil, mais, de même que le soleil, il n'avait pas besoin de la regarder pour la voir.

On se réunissait sur la glace, un jour de la semaine, entre personnes de connaissance. Il y avait là des maîtres dans l'art du patinage qui venaient faire briller leurs talents, d'autres qui faisaient leur apprentissage derrière des fauteuils, avec des gestes gauches et inquiets, de très jeunes gens, et aussi de vieux messieurs, patinant par hygiène; tous semblaient à Levine des élus favorisés du ciel, parce qu'ils étaient dans le voisinage de Kitty. Et ces patineurs glissaient autour d'elle, la rattrapaient, lui parlaient même, et n'en semblaient pas moins s'amuser avec une indépendance d'esprit complète, comme s'il eût suffi à leur bonheur que la glace fût bonne et le temps splendide!

Nicolas Cherbatzky, un cousin de Kitty, vêtu d'une jaquette et de pantalons étroits, était assis sur un banc, les patins aux pieds, lorsqu'il aperçut Levine.

«Ah! s'écria-t-il, le premier patineur de la Russie, le voilà! Es-tu ici depuis longtemps? Mets donc vite tes patins, la glace est excellente.

—Je n'ai pas mes patins,» répondit Levine, étonné qu'on pût parler en présence de Kitty avec cette liberté d'esprit et cette audace, et ne la perdant pas de vue une seconde, quoiqu'il ne la regardât pas. Elle, visiblement craintive sur ses hautes bottines à patins, s'élança vers lui, du coin où elle se tenait, suivie d'un jeune garçon en costume russe qui cherchait à la dépasser en faisant les gestes désespérés d'un patineur maladroit. Kitty ne patinait pas avec sûreté; ses mains avaient quitté le petit manchon suspendu à son cou par un ruban, et se tenaient prêtes à se raccrocher n'importe à quoi; elle regardait Levine, qu'elle venait de reconnaître, et souriait de sa propre peur. Quand elle eut enfin heureusement pris son élan, elle donna un léger coup de talon et glissa jusqu'à son cousin Cherbatzky, s'empara de son bras, et envoya à Levine un salut amical. Jamais dans son imagination elle n'avait été plus charmante.

Il lui suffisait toujours de penser à elle pour évoquer vivement le souvenir de toute sa personne, surtout celui de sa jolie tête blonde, à l'expression enfantine de candeur et de bonté, élégamment posée sur des épaules déjà belles. Ce mélange de grâce d'enfant et de beauté de femme avait un charme particulier que Levine savait comprendre. Mais ce qui le frappait toujours en elle, comme une chose inattendue, c'était son regard modeste, calme, sincère, qui, joint à son sourire, le transportait dans un monde enchanté où il se sentait apaisé, adouci, avec les bons sentiments de sa première enfance.

«Depuis quand êtes-vous ici? demanda-t-elle en lui tendant la main. Merci, ajouta-t-elle en lui voyant ramasser le mouchoir tombé de son manchon.

—Moi? Je suis arrivé depuis peu, hier, c'est-à-dire aujourd'hui, répondit Levine, si ému qu'il n'avait pas bien compris la question. Je voulais venir chez vous,—dit-il, et, se rappelant aussitôt dans quelle intention, il rougit et se troubla.—Je ne savais pas que vous patiniez, et si bien.»

Elle le regarda avec attention, comme pour deviner la cause de son embarras.

«Votre éloge est précieux. Il s'est conservé ici une tradition sur vos talents de patineur,—dit-elle en secouant de sa petite main gantée de noir les aiguilles de pin tombées sur son manchon.

—Oui, j'ai patiné autrefois avec passion; je voulais arriver à la perfection.

—Il me semble que vous faites tout avec passion, dit-elle en souriant. Je voudrais tant vous voir patiner. Mettez donc des patins, nous patinerons ensemble.»

«Patiner ensemble! est-il possible!» pensa-t-il en la regardant.

«Je vais les mettre tout de suite,» dit-il.

Et il courut chercher des patins.

«Il y a longtemps, monsieur, que vous n'êtes venu chez nous, dit l'homme aux patins en lui tenant le pied pour visser le talon. Depuis vous, nous n'avons personne qui s'y entende. Est-ce bien ainsi? dit-il en serrant la courroie.

—C'est bien, c'est bien, dépêche-toi seulement,» répondit Levine, ne pouvant dissimuler le sourire joyeux qui, malgré lui, éclairait son visage. «Voilà la vie, voilà le bonheur, pensait-il, faut-il lui parler maintenant? Mais j'ai peur de parler; je suis trop heureux en ce moment, heureux au moins en espérance, tandis que…. Mais il le faut, il le faut! Arrière toute faiblesse!»

Levine se leva, ôta son paletot, et, après s'être essayé autour de la petite maison, s'élança sur la glace unie et glissa sans effort, dirigeant à son gré sa course, tantôt rapide, tantôt ralentie. Il s'approcha d'elle avec crainte, mais un sourire de Kitty le rassura encore une fois.

Elle lui donna la main et ils patinèrent côte à côte, augmentant peu à peu la vitesse de leur course; et plus ils glissaient rapidement, plus elle lui serrait la main.

«J'apprendrais bien plus vite avec vous, lui dit-elle, je ne sais pourquoi, j'ai confiance.

—J'ai aussi confiance en moi, quand vous vous appuyez sur mon bras,» répondit-il, et aussitôt il rougit, effrayé. Effectivement, à peine eut-il prononcé ces paroles, que, de même que le soleil se cache derrière un nuage, toute l'amabilité du visage de la jeune fille disparut, et Levine remarqua un jeu de physionomie qu'il connaissait bien, et qui indiquait un effort de sa pensée; une ride se dessina sur le front uni de Kitty.

—Il ne vous arrive rien de désagréable? Du reste, je n'ai pas le droit de le demander, dit-il vivement.

—Pourquoi cela? Non,—répondit-elle froidement; et elle ajouta aussitôt:—Vous n'avez pas encore vu Mlle Linon?

—Pas encore.

—Venez la voir, elle vous aime tant.

—Qu'arrive-t-il? je lui ai fait de la peine! Seigneur, ayez pitié de moi!» pensa Levine tout en courant vers la vieille Française aux petites boucles grises, qui les surveillait de son banc. Elle le reçut comme un vieil ami et lui montra tout son râtelier dans un sourire amical.

«Nous grandissons, n'est-ce pas? dit-elle en désignant Kitty des yeux, et nous prenons de l'âge. Tiny bear devient grand!» continua la vieille institutrice en riant; et elle lui rappela sa plaisanterie sur les trois demoiselles qu'il appelait les trois oursons du conte anglais.

«Vous rappelez-vous que vous les nommiez ainsi?»

Il l'avait absolument oublié, mais elle riait de cette plaisanterie depuis dix ans et y tenait toujours.

«Allez, allez patiner. N'est-ce pas que notre Kitty commence à bien s'y prendre?»

Quand Levine revint auprès de Kitty, il ne lui trouva plus le visage sévère; ses yeux avaient repris leur expression franche et caressante, mais il lui sembla qu'elle avait un ton de tranquillité voulue, et il se sentit triste. Après avoir causé de la vieille gouvernante et de ses originalités, elle lui parla de sa vie à lui.

«Ne vous ennuyez-vous vraiment pas à la campagne? demanda-t-elle.

—Non, je ne m'ennuie pas; je suis très occupé,—répondit-il, sentant qu'elle l'amenait au ton calme qu'elle avait résolu de garder, et dont il ne saurait désormais se départir, pas plus qu'il n'avait su le faire au commencement de l'hiver.

—Êtes-vous venu pour longtemps? demanda Kitty.

—Je n'en sais rien, répondit-il sans penser à ce qu'il disait. L'idée de retomber dans le ton d'une amitié calme et de retourner peut-être chez lui sans avoir rien décidé le poussa à la révolte.

—Comment ne le savez-vous pas?

—Je n'en sais rien, cela dépendra de vous,» dit-il, et aussitôt il fut épouvanté de ses propres paroles.

N'entendit-elle pas ces mots, ou ne voulut-elle pas les entendre? elle sembla faire un faux pas sur la glace et s'éloigna pour glisser vers Mlle Linon, lui dit quelques mots et se dirigea vers la petite maison où l'on ôtait les patins.

«Mon Dieu, qu'ai-je fait? Seigneur Dieu, aidez-moi, guidez-moi,» priait Levine intérieurement, et, sentant qu'il avait besoin de faire quelque mouvement violent, il décrivit avec fureur des courbes sur la glace.

En ce moment, un jeune homme, le plus fort des nouveaux patineurs, sortit du café, ses patins aux pieds et la cigarette à la bouche; sans s'arrêter il courut vers l'escalier, descendit les marches en sautant, sans même changer la position de ses bras, et s'élança sur la glace.

«C'est un nouveau tour, se dit Levine, et il remonta l'escalier pour l'imiter.

—Ne vous tuez pas, il faut de l'habitude,» lui cria Nicolas Cherbatzky.

Levine patina quelque temps avant de prendre son élan, puis il descendit l'escalier en cherchant à garder l'équilibre avec ses mains; à la dernière marche, il s'accrocha, fit un mouvement violent pour se rattraper, reprit son équilibre, et s'élança en riant sur la glace.

«Quel brave garçon,—pensait pendant ce temps Kitty en entrant dans la petite maison, suivie de Mlle Linon, et en le regardant avec un sourire caressant, comme un frère bien-aimé.

—Est-ce ma faute? Ai-je rien fait de mal? On prétend que c'est de la coquetterie! Je sais bien que ce n'est pas lui que j'aime, mais je ne m'en sens pas moins contente auprès de lui: il est si bon! Mais pourquoi a-t-il dit cela?» pensa-t-elle.

Voyant Kitty partir avec sa mère qui venait la chercher, Levine, tout rouge après l'exercice violent qu'il venait de prendre, s'arrêta et réfléchit. Il ôta ses patins et rejoignit la mère et la fille à la sortie.

«Très heureuse de vous voir, dit la princesse. Nous recevons, comme toujours, le jeudi.

—Aujourd'hui, par conséquent?

—Nous serons enchantés de vous voir,» répondit-elle sèchement.

Cette raideur affligea Kitty, qui ne put s'empêcher de chercher à adoucir l'effet produit par la froideur de sa mère. Elle se retourna vers Levine et lui cria en souriant:

«Au revoir!»

En ce moment, Stépane Arcadiévitch, son chapeau planté de côté, le visage animé et les yeux brillants, entrait en vainqueur dans le Jardin. À la vue de sa belle-mère, il prit une expression triste et confuse pour répondre aux questions qu'elle lui adressa sur la santé de Dolly; puis, après avoir causé à voix basse d'un air accablé, il se redressa et prit le bras de Levine.

«Eh bien, partons-nous? Je n'ai fait que penser à toi, et je suis très content que tu sois venu, dit-il en le regardant d'un air significatif.

—Allons, allons,—répondit l'heureux Levine, qui ne cessait d'entendre le son de cette voix lui disant «au revoir», et de se représenter le sourire qui accompagnait ces mots.

—À l'hôtel d'Angleterre ou à l'Ermitage?

—Cela m'est égal.

—À l'hôtel d'Angleterre alors, dit Stépane Arcadiévitch, qui choisissait ce restaurant parce qu'il y devait plus d'argent qu'à l'Ermitage et qu'il trouvait, pour ainsi dire, indigne de lui, de le négliger. Tu as un isvostchik: tant mieux, car j'ai renvoyé ma voiture.»

Pendant tout le trajet, les deux amis gardèrent le silence. Levine pensait à ce que pouvait signifier le changement survenu en Kitty, et se rassurait pour retomber aussitôt dans le désespoir, et se répéter qu'il était insensé d'espérer. Malgré tout, il se sentait un autre homme, ne ressemblant en rien à celui qui avait existé avant le sourire et les mots «au revoir».

Stépane Arcadiévitch composait le menu.

«Tu aimes le turbot, n'est-ce pas? demanda-t-il à Levine au moment où ils arrivaient.

—Quoi? demanda Levine.

—Le turbot.

—Oui, j'aime le turbot à la folie.

X

Levine lui-même ne put s'empêcher de remarquer, en entrant dans le restaurant, l'espèce de rayonnement contenu exprimé par la physionomie, par toute la personne de Stépane Arcadiévitch. Celui-ci ôta son paletot et, le chapeau posé de côté, s'avança jusqu'à la salle à manger, donnant, tout en marchant, ses ordres au Tatare en habit noir, la serviette sous le bras, qui s'accrochait à lui. Saluant à droite et à gauche les personnes de connaissance qui, là comme ailleurs, le rencontraient avec plaisir, il s'approcha du buffet et prit un petit verre d'eau-de-vie. La demoiselle de comptoir, une Française frisée, fardée, couverte de rubans, de dentelles et de boucles, fut aussitôt l'objet de son attention; il lui dit quelques mots qui la firent éclater de rire. Quant à Levine, la vue de cette femme, toute composée de faux cheveux et de poudre de riz, lui ôtait l'appétit; il s'en éloigna avec hâte et dégoût. Son âme était remplie du souvenir de Kitty, et dans ses yeux brillaient le triomphe et le bonheur.

«Par ici, Votre Excellence: ici Votre Excellence ne sera pas dérangée, disait le vieux Tatare, tenace et obséquieux, dont la vaste tournure forçait les deux pans de son habit à s'écarter par derrière.

—Veuillez approcher, Votre Excellence,» dit-il aussi à Levine en signe de respect pour Stépane Arcadiévitch dont il était l'invité.

Il étendit en un clin d'oeil une serviette fraîche sur la table ronde, déjà couverte d'une nappe, et placée sous une girandole de bronze; puis il approcha deux chaises de velours et, la serviette d'une main, la carte de l'autre, il se tint debout devant Stépane Arcadiévitch, attendant ses ordres.

«Si Votre Excellence le désirait, elle aurait un cabinet particulier à sa disposition dans quelques instants: le prince Galitzine, avec une dame, va le laisser libre. Nous avons reçu des huîtres fraîches.

—Ah! ah! des huîtres!»

Stépane Arcadiévitch réfléchit.

«Si nous changions notre plan de campagne, Levine?—dit-il en posant le doigt sur la carte; son visage exprimait une hésitation sérieuse.—Mais sont-elles bonnes, tes huîtres? Fais attention.

—Des huîtres de Flensbourg, Votre Excellence: il n'y en a pas d'Ostende.

—Passe pour des huîtres de Flensbourg. Mais sont-elles fraîches?

—Elles sont arrivées d'hier.

—Eh! bien, qu'en dis-tu? Si nous commencions par des huîtres et si nous changions ensuite tout notre menu?

—Cela m'est égal; pour moi, ce qu'il y a de meilleur, c'est du chtchi[2] et de la kacha[3]; mais on ne trouve pas cela ici.

[Note 2: Chtchi, soupe aux choux.]

[Note 3: Kacha, gruau de sarrasin, nourriture habituelle du peuple.]

—Kacha à la russe, si vous l'ordonnez? dit le Tatare en se penchant vers Levine comme une bonne vers l'enfant qu'elle garde.

—Sans plaisanterie, tout ce que tu choisiras sera bien. J'ai patiné et je meurs de faim. Ne crois pas, ajouta-t-il en voyant une expression de mécontentement sur la figure d'Oblonsky, que je ne sache pas apprécier ton menu: je mangerai avec plaisir un bon dîner.

—Il ne manquerait plus que cela! On a beau dire, c'est un des plaisirs de cette vie, dit Stépane Arcadiévitch. Dans ce cas, mon petit frère, —donne-nous deux, et si c'est trop peu, trois douzaines d'huîtres, une soupe avec des légumes…

—Printanière,» reprit le Tatare.

Mais Stépane Arcadiévitch ne voulait pas lui laisser le plaisir d'énumérer les plats en français et continua:

«Avec des légumes, tu sais? Ensuite, du turbot avec une sauce un peu épaisse; puis du rosbif, mais fais attention qu'il soit à point; un chapon, et enfin des conserves.»

Le Tatare, se rappelant que Stépane Arcadiévitch n'aimait pas à nommer les plats d'après la carte française, le laissa dire, mais il se donna ensuite le plaisir de répéter le menu selon les règles: «potage printanier, turbot sauce Beaumarchais, poularde à l'estragon, macédoine de fruits». Et aussitôt, comme mû par un ressort, il fit disparaître une carte pour en présenter une autre, celle des vins, qu'il soumit à Stépane Arcadiévitch.

«Que boirons-nous?

—Ce que tu voudras, mais un peu de champagne, dit Levine.

—Comment? dès le commencement? Au fait, pourquoi pas? Aimes-tu la marque blanche?

Cachet blanc, dit le Tatare.

—Bien: avec les huîtres, ce sera assez.

—Quel vin de table servirai-je?

—Du Nuits; non, donne-nous le classique chablis.

—J'entends. Servirai-je votre fromage?

—Oui, du parmesan. Peut-être en préfères-tu un autre?

—Non, cela m'est égal,» répondit Levine qui ne pouvait s'empêcher de sourire.

Le Tatare disparut en courant, les pans de son habit flottant derrière lui; cinq minutes après, il était de retour, tenant d'une main un plat d'huîtres et de l'autre une bouteille.

Stépane Arcadiévitch chiffonna sa serviette, en couvrit son gilet, étendit tranquillement les mains, et entama le plat d'huîtres.

«Pas mauvaises,—dit-il en enlevant les huîtres de leurs écailles l'une après l'autre avec une petite fourchette d'argent, et en les avalant au fur et à mesure.—Pas mauvaises,» répéta-t-il en regardant tantôt Levine, tantôt le Tatare d'un oeil satisfait et brillant.

Levine mangea les huîtres, quoiqu'il eût préféré du pain et du fromage, mais il ne pouvait s'empêcher d'admirer Oblonsky. Le Tatare lui-même, après avoir débouché la bouteille et versé le vin mousseux dans de fines coupes de cristal, regarda Stépane Arcadiévitch avec un sourire satisfait, tout en redressant sa cravate blanche.

«Tu n'aimes pas beaucoup les huîtres? dit Oblonsky en vidant son verre, ou bien tu es préoccupé? hein?»

Il avait envie de mettre Levine en gaieté, mais celui-ci, sans être triste, était gêné; avec ce qu'il avait dans l'âme, il se trouvait mal à l'aise dans ce restaurant, au milieu de ce va-et-vient, dans le voisinage de cabinets où l'on dînait avec des dames; tout l'offusquait, le gaz, les miroirs, le Tatare lui-même. Il craignait de salir le sentiment qui remplissait son âme.

«Moi? oui, je suis préoccupé; mais, en outre, ici tout me gêne, dit-il. Tu ne saurais croire combien, pour un campagnard comme moi, tout ce milieu paraît étrange. C'est comme les ongles de ce monsieur que j'ai vu chez toi.

—Oui, j'ai remarqué que les ongles de ce pauvre Grinewitch t'intéressaient beaucoup.

—Je n'y peux rien, répondit Levine, tâche de me comprendre et de te placer au point de vue d'un campagnard. Nous autres, nous cherchons à avoir des mains avec lesquelles nous puissions travailler; pour cela, nous nous coupons les ongles, et bien souvent nous retroussons nos manches. Ici, au contraire, on se laisse pousser les ongles tant qu'ils peuvent pousser, et, pour être bien sûr de ne rien pouvoir faire de ses mains, on accroche à ses poignets des soucoupes en guise de boutons.»

Stépane Arcadiévitch sourit gaiement.

«Mais cela prouve qu'il n'a pas besoin de travailler de ses mains: c'est la tête qui travaille.

—C'est possible; néanmoins cela me semble étrange, de même que ce que nous faisons ici. À la campagne, nous nous dépêchons de nous rassasier afin de pouvoir nous remettre à la besogne, et ici nous cherchons, toi et moi, à manger le plus longtemps possible, sans nous rassasier: aussi nous mangeons des huîtres.

—C'est certain, reprit Stépane Arcadiévitch: mais n'est-ce pas le but de la civilisation que de tout changer en jouissance?

—Si c'est là son but, j'aime autant rester un barbare.

—Tu l'es bien, va. Vous êtes tous des sauvages dans votre famille.»

Levine soupira. Il pensa à son frère Nicolas, se sentit mortifié, attristé, et son visage s'assombrit; mais Oblonsky entama un sujet qui parvint immédiatement à le distraire.

«Eh bien, viendras-tu ce soir chez nous, c'est-à-dire chez les Cherbatzky? dit-il en clignant gaiement d'un oeil et en repoussant les écailles d'huîtres pour prendre du fromage.

—Oui, certainement, répondit Levine, quoiqu'il m'ait semblé que la princesse ne m'invitât pas de bonne grâce.

—Quelle idée! c'est sa manière grande dame, répondit Stépane Arcadiévitch. Je viendrai aussi après une répétition de chant chez la comtesse Bonine. Comment ne pas t'accuser d'être sauvage? Explique-moi, par exemple, ta fuite de Moscou? Les Cherbatzky m'ont plus d'une fois tourmenté de leurs questions sur ton compte, comme si je pouvais savoir quelque chose. Je ne sais que ceci, c'est que tu fais toujours ce que personne ne songerait à faire.

—Oui, répondit Levine lentement et avec émotion: tu as raison, je suis un sauvage, mais ce n'est pas mon départ qui l'a prouvé, c'est mon retour. Je suis revenu maintenant…..

—Es-tu heureux! interrompit Oblonsky en regardant les yeux de Levine.

—Pourquoi?

—«Je reconnais à la marque qu'ils portent les chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les jeunes gens amoureux,» déclama Stépane Arcadiévitch: l'avenir est à toi.

—Et toi, n'as-tu plus rien devant toi?

—Je n'ai que le présent, et ce présent n'est pas tout roses.

—Qu'y a-t-il?

—Cela ne va pas! Mais je ne veux pas t'entretenir de moi, d'autant plus que je ne puis t'expliquer tout, répondit Stépane Arcadiévitch. Alors pourquoi es-tu venu à Moscou?…. Hé! viens desservir! cria-t-il au Tatare.

—Tu le devines? répondit Levine en ne quittant pas des yeux Stépane
Arcadiévitch.

—Je le devine, mais je ne puis t'en parler le premier. Tu peux par ce détail reconnaître si je devine juste ou non, dit Stépane Arcadiévitch en regardant Levine d'un air fin.

—Et bien, que me diras-tu? demanda Levine d'une voix qui tremblait, et sentant tressaillir chacun des muscles de son visage. Comment considères-tu la chose?»

Stépane Arcadiévitch but lentement son verre de chablis, en regardant toujours Levine.

«Moi, répondit-il, je ne désire rien autant que cela, rien!

—Mais ne te trompes-tu pas? sais-tu de quoi nous parlons, murmura Levine, le regard fixé fiévreusement sur son interlocuteur. Tu crois vraiment que c'est possible?

—Pourquoi ne le serait-ce pas?

—Vraiment, bien sincèrement? Dis tout ce que tu penses. Songe donc, si j'allais au-devant d'un refus? et j'en suis presque certain!

—Pourquoi donc? dit Stépane Arcadiévitch en souriant de cette émotion.

—C'est l'effet que cela me fait. Ce serait terrible, et pour moi et pour elle!

—Oh! en tout cas je ne vois là rien de si terrible pour elle: une jeune fille est toujours flattée d'être demandée en mariage.

—Les jeunes filles en général, peut-être: mais pas elle.»

Stépane Arcadiévitch sourit; il connaissait parfaitement les sentiments de Levine, et savait que pour lui toutes les jeunes filles de l'univers se divisaient en deux catégories: dans l'une, toutes les jeunes filles existantes, ayant toutes les faiblesses humaines en partage, des jeunes filles bien ordinaires! l'autre catégorie, composée d'elle seule, sans la moindre imperfection et au-dessus de l'humanité entière.

«Attends, prends un peu de sauce,» dit-il en arrêtant la main de Levine qui repoussait la saucière.

Levine prit humblement de la sauce, mais ne laissa pas Oblonsky manger.

«Non, attends, comprends-moi bien, car c'est pour moi une question de vie ou de mort. Je n'en ai jamais parlé à personne et je ne puis en parler à un autre qu'à toi. Nous avons beau être très différents l'un de l'autre, avoir d'autres goûts, d'autres points de vue, je n'en sais pas moins que tu m'aimes et que tu me comprends, et c'est pourquoi je t'aime tant aussi. Au nom du ciel, sois sincère avec moi.

—Je ne te dis que ce que je pense, répondit Stépane Arcadiévitch en souriant, mais je te dirai plus: ma femme, une femme étonnante,—et Oblonsky s'arrêta un moment en soupirant pour se rappeler où il en était avec sa femme…—Elle a un don de seconde vue, et voit tout ce qui se passe dans le coeur des autres, mais elle prévoit surtout l'avenir quand il s'agit de mariages. Ainsi elle a prédit celui de la Chahawskoï avec Brenteln; personne ne voulait y croire, et cependant il s'est fait. Eh bien, ma femme est pour toi.

—Comment l'entends-tu?

—J'entends que ce n'est pas seulement qu'elle t'aime, mais elle assure que Kitty sera ta femme.»

En entendant ces mots, le visage de Levine rayonna d'un sourire bien voisin de l'attendrissement.

«Elle dit cela! s'écria-t-il. J'ai toujours pensé que ta femme était un ange. Mais assez, assez parler, dit-il en se levant.

—Reste donc assis.»

Levine ne tenait plus en place; il fit deux ou trois fois le tour de la chambre de son pas ferme, en clignant des yeux pour dissimuler des larmes, et se remit à table un peu calmé.

«Comprends-moi, dit-il; ce n'est pas de l'amour: j'ai été amoureux, mais ce n'était pas cela. C'est plus qu'un sentiment: c'est une force intérieure qui me possède. Je suis parti parce que j'avais décidé qu'un bonheur semblable ne pouvait exister, il n'aurait rien eu d'humain! Mais j'ai eu beau lutter contre moi-même, je sens que toute ma vie est là. Il faut que cela se décide!

—Mais pourquoi es-tu parti?

—Ah! si tu savais que de pensées se pressent dans ma tête, que de choses je voudrais te demander! Écoute. Tu ne peux te figurer le service que tu m'as rendu; je suis si heureux que j'en deviens égoïste, j'oublie tout! et cependant j'ai appris aujourd'hui que mon frère Nicolas, tu sais, est ici, et je l'ai oublié! Il me semble que lui aussi doit être heureux. C'est comme une folie… Mais une chose me parait terrible: toi qui es marié, tu dois connaître ce sentiment… nous déjà vieux, avec un passé, non pas d'amour mais de péché, n'est-il pas terrible que nous osions approcher d'un être pur, innocent? n'est-ce pas affreux? et n'est-il pas juste que je me trouve indigne?

—Je ne crois pas que tu aies grand'chose à te reprocher.

—Et cependant, dit Levine, en repassant ma vie avec dégoût, je tremble, je maudis, je me plains amèrement, oui…»

—Que veux-tu! le monde est ainsi fait, dit Oblonsky.

—Il n'y a qu'une consolation, celle de cette prière que j'ai toujours aimée: «Pardonne-nous selon la grandeur de ta «miséricorde, et non selon nos mérites.» Ce n'est qu'ainsi qu'elle peut me pardonner.»

XI

Levine vida son verre, et pendant quelques instants les deux amis gardèrent le silence.

«Je dois encore te dire une chose. Tu connais Wronsky? demanda Stépane
Arcadiévitch à Levine.

—Non, pourquoi cette question?

—Donne encore une bouteille, dit Oblonsky au Tatare qui remplissait leurs verres. C'est que Wronsky est un de tes rivaux.

—Qu'est-ce que Wronsky? demanda Levine dont la physionomie, tout à l'heure si juvénilement enthousiaste, n'exprima plus que le mécontentement.

—Wronsky est un des fils du comte Cyrille Wronsky et l'un des plus beaux échantillons de la jeunesse dorée de Pétersbourg. Je l'ai connu à Tver, quand j'étais au service; il y venait pour le recrutement. Il est immensément riche, beau, aide de camp de l'Empereur, il a de belles relations, et, malgré tout, c'est un bon garçon. D'après ce que j'ai vu de lui, c'est même plus qu'un bon garçon, il est instruit et intelligent; c'est un homme qui ira loin.»

Levine se rembrunissait et se taisait.

«Eh bien, il est apparu peu après ton départ et, d'après ce qu'on dit, s'est épris de Kitty; tu comprends que la mère…

—Pardonne-moi, mais je ne comprends rien,—répondit Levine en s'assombrissant de plus en plus. La pensée de Nicolas lui revint aussitôt avec le remords d'avoir pu l'oublier.

—Attends donc, dit Stépane Arcadiévitch en lui touchant le bras tout en souriant: je t'ai dit ce que je savais, mais je répète que, selon moi, dans cette affaire délicate les chances sont pour toi.»

Levine pâlit et s'appuya au dossier de sa chaise.

«Pourquoi n'es-tu jamais venu chasser chez moi comme tu me l'avais promis?
Viens au printemps,» dit-il tout à coup.

Il se repentait maintenant du fond du coeur d'avoir entamé cette conversation avec Oblonsky; ses sentiments les plus intimes étaient blessés de ce qu'il venait d'apprendre sur les prétentions rivales d'un officier de Pétersbourg, aussi bien que des conseils et des suppositions de Stépane Arcadiévitch. Celui-ci comprit ce qui se passait dans l'âme de son ami et sourit.

«Je viendrai un jour ou l'autre; mais, vois-tu, frère, les femmes sont le ressort qui fait tout mouvoir en ce monde. Mon affaire à moi est mauvaise, très mauvaise, et tout cela à cause des femmes! Donne-moi franchement ton avis, continua-t-il en tenant un cigare d'une main et son verre de l'autre.

—Sur quoi veux-tu mon avis?

—Voici: Supposons que tu sois marié, que tu aimes ta femme, et que tu te sois laissé entraîner par une autre femme.

—Excuse-moi, mais je ne comprends rien à cela; c'est pour moi, comme si, en sortant de dîner, je volais un pain en passant devant une boulangerie.»

Les yeux de Stépane Arcadiévitch brillèrent plus encore que de coutume.

«Pourquoi pas? le pain frais sent quelquefois si bon qu'on peut ne pas avoir la force de résister à la tentation.

     Himmlisch war's wenn ich bezwang
     Meine irdische Begier
     Aber wenn mir's nicht gelang
     Hatt! ich auch ein gross Plaisir.

Et en disant ces vers Oblonsky sourit finement. Levine ne put s'empêcher d'en faire autant.

«Trêve de plaisanteries, continua Oblonsky, suppose une femme charmante, modeste, aimante, qui a tout sacrifié, qu'on sait pauvre et isolée: faut-il l'abandonner, maintenant que le mal est fait? Mettons qu'il soit nécessaire de rompre pour ne pas troubler la vie de famille, mais ne faut-il pas en avoir pitié? lui adoucir la séparation? penser à son avenir?

—Pardon, mais tu sais que, pour moi, les femmes se divisent en deux classes, ou, pour mieux dire, il y a des femmes et des… Je n'ai jamais rencontré de belles repenties; mais des créatures comme cette Française du comptoir avec ses frisons me répugnent, et toutes les femmes tombées aussi.

—Et l'Évangile, qu'en fais-tu?

—Laisse-moi tranquille avec ton Évangile. Jamais le Christ n'aurait prononcé ces paroles s'il avait su le mauvais usage qu'on en ferait; c'est tout ce qu'on a retenu de l'Évangile. Au reste je conviens que c'est une impression personnelle, rien de plus. J'ai du dégoût pour les femmes tombées, comme toi pour les araignées; tu n'as pas eu besoin pour cela d'étudier les moeurs des araignées, ni moi celles de ces êtres-là.

—C'est commode de juger ainsi; tu fais comme ce personnage de Dickens, qui jetait de la main gauche par-dessus l'épaule droite toutes les questions embarrassantes. Mais nier un fait n'est pas y répondre. Que faire? dis-moi, que faire?

—Ne pas voler de pain frais.»

Stépane Arcadiévitch se mit à rire.

«Ô moraliste! mais comprends donc la situation: voilà deux femmes; l'une se prévaut de ses droits, et ses droits sont ton amour que tu ne peux plus lui donner; l'autre sacrifie tout, et ne demande rien. Que doit-on faire? comment se conduire? C'est un drame effrayant!

—Si tu veux que je te confesse ce que j'en pense, je te dirai que je ne crois pas au drame; voici pourquoi: selon moi l'amour, les deux amours tels que les caractérise Platon dans son Banquet, tu t'en souviens, servent de pierre de touche aux hommes: les uns ne comprennent qu'un seul de ces amours, les autres ne le comprennent pas. Ceux qui ne comprennent pas l'amour platonique n'ont aucune raison de parler de drame En peut-il exister dans ces conditions? «Bien obligé pour l'agrément que j'ai eu»: voilà tout le drame. L'amour platonique ne peut en connaître davantage, parce que là tout est clair et pur, parce que…»

À ce moment, Levine se rappela ses propres péchés et les luttes intérieures qu'il avait eu à subir; il ajouta donc d'une façon inattendue:

«Au fait, peut-être as-tu raison. C'est bien possible… Je ne sais rien, absolument rien.

—Vois-tu, dit Stépane Arcadiévitch, tu es un homme tout d'une pièce. C'est ta grande qualité et aussi ton défaut. Parce que ton caractère est ainsi fait, tu voudrais que toute la vie se composât d'événements tout d'une pièce. Ainsi tu méprises le service de l'État parce que tu n'y vois aucune influence sociale utile, et que, selon toi, chaque action devrait répondre à un but précis; tu voudrais que l'amour et la vie conjugale ne fissent qu'un. Tout cela n'existe pas. Et d'ailleurs le charme, la variété, la beauté de la vie tiennent précisément à des nuances.»

Levine soupira sans répondre; il n'écoutait pas, et pensait à ce qui le touchait.

Et soudain ils sentirent tous deux que ce dîner, qui aurait dû les rapprocher, bien que les laissant bons amis, les désintéressait l'un de l'autre; chacun ne pensa plus qu'à ce qui le concernait, et ne s'inquiéta plus de son voisin. Oblonsky connaissait ce phénomène pour en avoir fait plusieurs fois l'expérience après dîner; il savait aussi ce qui lui restait à faire.

«L'addition,» cria-t-il; et il passa dans la salle voisine, où il rencontra un aide de camp de connaissance, avec lequel la conversation s'engagea aussitôt sur une actrice et sur son protecteur. Cette conversation soulagea et reposa Oblonsky de celle qu'il avait eue avec Levine; son ami l'obligeait à une tension d'esprit qui le fatiguait toujours.

Quand le Tatare eut apporté un compte de 28 roubles et des kopecks, sans oublier le pourboire, Levine, qui, en campagnard qu'il était, se serait épouvanté en temps ordinaire de sa part de 14 roubles, n'y fit aucune attention. Il paya et retourna chez lui, pour changer d'habit et se rendre chez les Cherbatzky, où son sort devait se décider.

XII

La jeune princesse Kitty Cherbatzky avait dix-huit ans. Elle paraissait pour la première fois dans le monde cet hiver, et ses succès y étaient plus grands que ceux de ses aînées, plus grands que sa mère elle-même ne s'y était attendue. Sans parler de toute la jeunesse dansante de Moscou qui était plus ou moins éprise de Kitty, il s'était, dès ce premier hiver, présenté deux partis très sérieux: Levine et, aussitôt après son départ, le comte Wronsky.

Les visites fréquentes de Levine et son amour évident pour Kitty avaient été le sujet des premières conversations sérieuses entre le prince et la princesse sur l'avenir de leur fille cadette, conversations qui dégénéraient souvent en discussions très vives. Le prince tenait pour Levine, et disait qu'il ne souhaitait pas de meilleur parti pour Kitty. La princesse, avec l'habitude particulière aux femmes de tourner la question, répondait que Kitty était bien jeune, qu'elle ne montrait pas grande inclination pour Levine, que, d'ailleurs, celui-ci ne semblait pas avoir d'intentions sérieuses…., mais ce n'était pas là le fond de sa pensée. Ce qu'elle ne disait pas, c'est qu'elle espérait un parti plus brillant, que Levine ne lui était pas sympathique et qu'elle ne le comprenait pas; aussi fut-elle ravie lorsqu'il partit inopinément pour la campagne.

«Tu vois que j'avais raison,» dit-elle d'un air triomphant à son mari.

Elle fut encore plus enchantée lorsque Wronsky se mit sur les rangs, et son espoir de marier Kitty non seulement bien, mais brillamment, ne fit que se confirmer.

Pour la princesse, il n'y avait pas de comparaison à établir entre les deux prétendants. Ce qui lui déplaisait en Levine était sa façon brusque et bizarre de juger les choses, sa gaucherie dans le monde, qu'elle attribuait à de l'orgueil, et ce qu'elle appelait sa vie de sauvage à la campagne, absorbé par son bétail et ses paysans. Ce qui lui déplaisait plus encore était que Levine, amoureux de Kitty, eût fréquenté leur maison pendant six semaines de l'air d'un homme qui hésiterait, observerait, et se demanderait si, en se déclarant, l'honneur qu'il leur ferait ne serait pas trop grand. Ne comprenait-il donc pas qu'on est tenu d'expliquer ses intentions lorsqu'on vient assidûment dans une maison où il y a une jeune fille à marier? et puis ce départ soudain, sans avertir personne?

«Il est heureux, pensait-elle, qu'il soit si peu attrayant et que Kitty ne se soit pas monté la tête.»

Wronsky, par contre, comblait tous ses voeux: il était riche, intelligent, d'une grande famille; une carrière brillante à la cour ou à l'armée s'ouvrait devant lui, et en outre il était charmant. Que pouvait-on rêver de mieux? il faisait la cour à Kitty au bal, dansait avec elle, s'était fait présenter à ses parents: pouvait-on douter de ses intentions? Et cependant la pauvre mère passait un hiver cruellement agité.

La princesse, lorsqu'elle s'était mariée, il y avait quelque trente ans, avait vu son mariage arrangé par l'entremise d'une tante. Le fiancé, qu'on connaissait d'avance, était venu pour la voir et se faire voir, l'entrevue avait été favorable, et la tante qui faisait le mariage avait de part et d'autre rendu compte de l'impression produite; on était venu ensuite au jour indiqué faire aux parents une demande officielle, qui avait été agréée, et tout s'était passé simplement et naturellement. Au moins est-ce ainsi que la princesse se rappelait les choses à distance. Mais lorsqu'il s'était agi de marier ses filles, elle avait appris, par expérience, combien cette affaire, si simple en apparence, était en réalité difficile et compliquée.

Que d'anxiétés, que de soucis, que d'argent dépensé, que de luttes avec son mari lorsqu'il avait fallu marier Dolly et Nathalie! Maintenant il fallait repasser par les mêmes inquiétudes et par des querelles plus pénibles encore! Le vieux prince, comme tous les pères en général, était pointilleux à l'excès en tout ce qui touchait à l'honneur et à la pureté de ses filles; il en était jaloux, surtout de Kitty, sa favorite. À chaque instant il faisait des scènes à la princesse et l'accusait de compromettre sa fille. La princesse avait pris l'habitude de ces scènes du temps de ses filles aînées, mais elle s'avouait actuellement que la susceptibilité exagérée de son mari avait sa raison d'être. Bien des choses étaient changées dans les usages de la société, et les devoirs d'une mère devenaient de jour en jour plus difficiles. Les contemporaines de Kitty se réunissaient librement entre elles, suivaient des cours, prenaient des manières dégagées avec les hommes, se promenaient seules en voiture; beaucoup d'entre elles ne faisaient plus de révérences, et, ce qu'il y avait de plus grave, chacune d'elles était fermement convaincue que l'affaire de choisir un mari lui incombait à elle seule, et pas du tout à ses parents. «On ne se marie plus comme autrefois,» pensaient et disaient toutes ces jeunes filles, et même les vieilles gens. Mais comment se marie-t-on alors maintenant? C'est ce que la princesse n'arrivait à apprendre de personne. L'usage français qui donne aux parents le droit de décider du sort de leurs enfants n'était pas accepté, il était même vivement critiqué. L'usage anglais qui laisse pleine liberté aux jeunes filles n'était pas admissible. L'usage russe de marier par un intermédiaire était considéré comme un reste de barbarie; chacun en plaisantait, la princesse comme les autres. Mais comment s'y prendre pour bien faire? Personne n'en savait rien. Tous ceux avec lesquels la princesse en avait causé répondaient de même: «Il est grand temps de renoncer à ces vieilles idées; ce sont les jeunes gens qui épousent, et non les parents: c'est donc à eux de savoir s'arranger comme ils l'entendent.» Raisonnement bien commode pour ceux qui n'avaient pas de filles! La princesse comprenait qu'en permettant à Kitty la société des jeunes gens, elle courait le risque de la voir s'éprendre de quelqu'un dont eux, ses parents, ne voudraient pas, qui ne ferait pas un bon mari ou qui ne songerait pas à l'épouser. On avait donc beau dire, la princesse ne trouvait pas plus sage de laisser les jeunes gens se marier tout seuls, à leur fantaisie, que de donner des pistolets chargés, en guise de joujoux, à des enfants de cinq ans. C'est pourquoi Kitty la préoccupait plus encore que ses soeurs.

En ce moment, elle craignait surtout que Wronsky ne se bornât à faire l'aimable; Kitty était éprise, elle le voyait et ne se rassurait qu'en pensant que Wronsky était un galant homme; mais pouvait-elle se dissimuler qu'avec la liberté de relations nouvellement admise dans la société il n'était bien facile de tourner la tête à une jeune fille, sans que ce genre de délit inspirât le moindre scrupule à un homme du monde? La semaine précédente, Kitty avait raconté à sa mère une de ses conversations avec Wronsky pendant un cotillon, et cette conversation sembla rassurante à la princesse, sans la tranquilliser complètement. Wronsky avait dit à sa danseuse que son frère et lui étaient si habitués à se soumettre en tout à leur mère, qu'ils n'entreprenaient jamais rien d'important sans la consulter. «Et en ce moment, avait-il ajouté, j'attends l'arrivée de ma mère comme un bonheur particulièrement grand.»

Kitty rapporta ces mots sans y attacher aucune importance spéciale, mais sa mère leur donna un sens conforme à son désir. Elle savait qu'on attendait la vieille comtesse et qu'elle serait satisfaite du choix de son fils; mais alors pourquoi sembler craindre de l'offenser en se déclarant avant son arrivée? Malgré ces contradictions, la princesse interpréta favorablement ces paroles, tant elle avait besoin de sortir d'inquiétude.

Quelque amer que lui fût le malheur de sa fille aînée, Dolly, qui songeait à quitter son mari, elle se laissait absorber entièrement par ses préoccupations au sujet du sort de la cadette, qu'elle voyait prêt à se décider. L'arrivée de Levine augmenta son trouble; elle craignit que Kitty, par un excès de délicatesse, ne refusât Wronsky, en souvenir du sentiment qu'elle avait un moment éprouvé pour Levine; ce retour lui semblait devoir tout embrouiller et reculer un dénouement tant désiré.

«Est-il arrivé depuis longtemps? demanda-t-elle à sa fille en rentrant.

—Il est arrivé aujourd'hui, maman.

—Il y a une chose que je veux te dire,… commença la princesse, et à l'air sérieux et agité de son visage Kitty devina de quoi il s'agissait.

—Maman, dit-elle en rougissant et en se tournant vivement vers elle, ne dites rien. Je vous en prie, je vous en prie. Je sais, je sais tout.»

Elle partageait les idées de sa mère, mais les motifs qui déterminaient le désir de celle-ci la froissaient.

«Je veux dire seulement qu'ayant encouragé l'un…

—Maman, ma chérie, au nom de Dieu ne dites rien, j'ai peur d'en parler.

—Je ne dirai rien, répondit la mère en lui voyant des larmes dans les yeux: un mot seulement, ma petite âme. Tu m'as promis de n'avoir pas de secrets pour moi.

—Jamais, jamais aucun, s'écria Kitty en regardant sa mère bien en face, tout en rougissant. Je n'ai rien à dire maintenant, je ne saurais rien dire, même si je le voulais, je ne suis…

—Non, avec ces yeux-là elle ne saurait mentir,» pensa la mère, souriant de cette émotion, tout en songeant à ce qu'avait d'important pour la pauvrette ce qui se passait dans son coeur.

XIII

Kitty éprouva après le dîner et au commencement de la soirée une impression analogue à celle que ressent un jeune homme la veille d'une première affaire. Son coeur battait violemment, et elle était incapable de rassembler et de fixer ses idées.

Cette soirée où ils se rencontreraient pour la première fois déciderait de son sort; elle le pressentait, et son imagination les lui représentait, tantôt ensemble, tantôt séparément. En songeant au passé, c'était avec plaisir, presque avec tendresse, qu'elle s'arrêtait aux souvenirs qui se rapportaient à Levine; tout leur donnait un charme poétique: l'amitié qu'il avait eue pour ce frère qu'elle avait perdu, leurs relations d'enfance; elle trouvait doux de penser à lui, et de se dire qu'il l'aimait, car elle ne doutait pas de son amour, et en était fière. Elle éprouvait au contraire un certain malaise en pensant à Wronsky, et sentait dans leurs rapports quelque chose de faux, dont elle s'accusait, car il avait au suprême degré le calme et le sang-froid d'un homme du monde, et restait toujours également aimable et naturel. Tout était clair et simple dans ses rapports avec Levine; mais si Wronsky lui ouvrait des perspectives éblouissantes, et un avenir brillant, l'avenir avec Levine restait enveloppé d'un brouillard.

Après le dîner, Kitty remonta dans sa chambre pour faire sa toilette du soir. Debout devant son miroir, elle constata qu'elle était en beauté, et, chose importante ce jour-là, qu'elle disposait de toutes ses forces, car elle se sentait en paix et en pleine possession d'elle-même.

Comme elle descendait au salon vers sept heures et demie, un domestique annonça: «Constantin-Dmitrievitch Levine.» La princesse était encore dans sa chambre, le prince n'était pas là. «C'est cela,» pensa Kitty, et tout son sang afflua à son coeur. En passant devant un miroir, elle fut effrayée de sa pâleur.

Elle savait maintenant, à n'en plus douter, qu'il était venu de bonne heure pour la trouver seule, et se déclarer. Et aussitôt la situation lui apparut pour la première fois sous un nouveau jour. Il ne s'agissait plus d'elle seule, ni de savoir avec qui elle serait heureuse et à qui elle donnerait la préférence; elle comprit qu'il faudrait tout à l'heure blesser un homme qu'elle aimait, et le blesser cruellement; pourquoi? parce que le pauvre garçon était amoureux d'elle! Mais elle n'y pouvait rien: cela devait être ainsi.

«Mon Dieu, est-il possible que je doive lui parler moi-même, pensa-t-elle, que je doive lui dire que je ne l'aime pas? Ce n'est pas vrai. Que lui dire alors? Que j'en aime un autre? C'est impossible. Je me sauverai, je me sauverai.»

Elle s'approchait déjà de la porte, lorsqu'elle entendit son pas. «Non, ce n'est pas loyal. De quoi ai-je peur? Je n'ai fait aucun mal. Il en adviendra ce qui pourra, je dirai la vérité. Avec lui, rien ne peut me mettre mal à l'aise. Le voilà,» se dit-elle en le voyant paraître, grand, fort, et cependant timide, avec ses yeux brillants fixés sur elle.

Elle le regarda bien en face d'un air qui semblait implorer sa protection, et lui tendit la main.

«Je suis venu un peu tôt, il me semble,» dit-il en jetant un coup d'oeil sur le salon vide; et, sentant que son attente n'était pas trompée, que rien ne l'empêcherait de parler, sa figure s'assombrit.

—Oh non! répondit Kitty en s'asseyant près de la table.

—C'est précisément ce que je souhaitais, afin de vous trouver seule, commença-t-il sans s'asseoir et sans la regarder pour ne pas perdre son courage.

—Maman viendra à l'instant. Elle s'est beaucoup fatiguée hier. Hier…»

Elle parlait sans se rendre compte de ce qu'elle disait, et ne le quittait pas de son regard suppliant et caressant.

Levine se tourna vers elle, ce qui la fit rougir et se taire.

«Je vous ai dit hier que je ne savais pas si j'étais ici pour longtemps, que cela dépendait de vous.»

Kitty baissait la tête de plus en plus, ne sachant pas elle-même ce qu'elle répondrait à ce qu'il allait dire.

«Que cela dépendait de vous, répéta-t-il. Je voulais dire—dire—c'est pour cela que je suis venu, que… Serez-vous ma femme?» murmura-t-il sans savoir ce qu'il disait, mais avec le sentiment d'avoir fait le plus difficile. Il s'arrêta ensuite et la regarda.

Kitty ne relevait pas la tête; elle respirait avec peine, et le bonheur remplissait son coeur. Jamais elle n'aurait cru que l'aveu de cet amour lui causerait une impression aussi vive. Mais cette impression ne dura qu'un instant. Elle se souvint de Wronsky, et, levant son regard sincère et limpide sur Levine, dont elle vit l'air désespéré, elle répondit avec hâte:

«Cela ne peut être….. Pardonnez-moi.»

Combien, une minute auparavant, elle était près de lui et nécessaire à sa vie! et combien elle s'éloignait tout à coup et lui devenait étrangère!

«Il ne pouvait en être autrement,» dit-il sans la regarder.

Et, la saluant, il voulut s'éloigner.

XIV

La princesse entra au même instant. La terreur se peignit sur son visage en les voyant seuls, avec des figures bouleversées. Levine s'inclina devant elle sans parler. Kitty se taisait sans lever les yeux. «Dieu merci, elle aura refusé,» pensa la mère, et le sourire avec lequel elle accueillait ses invités du jeudi reparut sur ses lèvres.

Elle s'assit et questionna Levine sur sa vie de campagne; il s'assit aussi, espérant s'esquiver lorsque d'autres personnes entreraient.

Cinq minutes après, on annonça une amie de Kitty, mariée depuis l'hiver précédent, la comtesse Nordstone.

C'était une femme sèche, jaune, nerveuse et maladive, avec de grands yeux noirs brillants. Elle aimait Kitty, et son affection, comme celle de toute femme mariée pour une jeune fille, se traduisait par un vif désir de la marier d'après ses idées de bonheur conjugal: c'était à Wronsky qu'elle voulait la marier. Levine, qu'elle avait souvent rencontré chez les Cherbatzky au commencement de l'hiver, lui avait toujours déplu, et son occupation favorite, quand elle le voyait, était de le taquiner.

«J'aime assez qu'il me regarde du haut de sa grandeur, qu'il ne m'honore pas de ses conversations savantes, parce que je auis trop bête pour qu'il condescende jusqu'à moi. Je suis enchantée qu'il ne puisse pas me souffrir,» disait-elle en parlant de lui.

Elle avait raison, en ce sens que Levine ne pouvait effectivement pas la souffrir, et méprisait en elle ce dont elle se glorifiait, le considérant comme une qualité: sa nervosité, son indifférence et son dédain raffiné pour tout ce qu'elle jugeait matériel et grossier.

Entre Levine et la comtesse Nordstone il s'établit donc ce genre de relations qu'on rencontre assez souvent dans le monde, qui fait que deux personnes, amies en apparence, se dédaignent au fond à tel point, qu'elles ne peuvent même plus être froissées l'une par l'autre.

La comtesse entreprit Levine aussitôt.

«Ah! Constantin-Dmitritch! vous voilà revenu dans notre abominable Babylone,—dit-elle en tendant sa petite main sèche et en lui rappelant qu'il avait au commencement de l'hiver appelé Moscou une Babylone. —Est-ce Babylone qui s'est convertie, ou vous qui vous êtes corrompu? ajouta-t-elle en regardant du côté de Kitty avec un sourire moqueur.

—Je suis flatté, comtesse, de voir que vous teniez un compte aussi exact de mes paroles,—répondit Levine qui, ayant eu le temps de se remettre, rentra aussitôt dans le ton aigre-doux propre à ses rapports avec la comtesse.—Il faut croire qu'elles vous impressionnent vivement.

—Comment donc! mais j'en prends note. Eh bien, Kitty, tu as encore patiné aujourd'hui!» Et elle se mit à causer avec sa jeune amie.

Quoiqu'il ne fût guère convenable de s'en aller à ce moment, Levine eût préféré cette gaucherie au supplice de rester toute la soirée, et de voir Kitty l'observer à la dérobée, tout en évitant son regard; il essaya donc de se lever, mais la princesse s'en aperçut et, se tournant vers lui:

«Comptez-vous rester longtemps à Moscou? dit-elle. N'êtes-vous pas juge de paix dans votre district? Cela doit vous empêcher de vous absenter longtemps?

—Non, princesse, j'ai renoncé à ces fonctions; je suis venu pour quelques jours.»

«Il s'est passé quelque chose, pensa la comtesse Nordstone en examinant le visage sévère et sérieux de Levine; il ne se lance pas dans ses discours habituels, mais j'arriverai bien à le faire parler: rien ne m'amuse comme de le rendre ridicule devant Kitty.»

«Constantin-Dmitritch, lui dit-elle, vous qui savez tout, expliquez-moi, de grâce, comment il se fait que dans notre terre de Kalouga les paysans et leurs femmes boivent tout ce qu'ils possèdent et refusent de payer leurs redevances? Vous qui faites toujours l'éloge des paysans, expliquez-moi ce que cela signifie?»

En ce moment une dame entra au salon et Levine se leva.

«Excusez-moi, comtesse, mais je ne sais rien et ne puis vous répondre,» dit-il en regardant un officier qui entrait à la suite de la dame.

«Ce doit être Wronsky,» pensa-t-il, et, pour s'en assurer, il jeta un coup d'oeil sur Kitty. Celle-ci avait déjà eu le temps d'apercevoir Wronsky et d'observer Levine. À la vue des yeux lumineux de la jeune fille, Levine comprit qu'elle aimait, et le comprit aussi clairement que si elle le lui eût avoué elle-même.

Quel était cet homme qu'elle aimait? Il voulut s'en rendre compte, et sentit qu'il devait rester bon gré, mal gré.

Bien des gens, en présence d'un rival heureux, sont disposés à nier ses qualités pour ne voir que ses travers; d'autres, au contraire, ne songent qu'à découvrir les mérites qui lui ont valu le succès, et, le coeur ulcéré, ne lui trouvent que des qualités. Levine était de ce nombre, et il ne lui fut pas difficile de découvrir ce que Wronsky avait d'attrayant et d'aimable, cela sautait aux yeux. Brun, de taille moyenne et bien proportionnée, un beau visage calme et bienveillant, tout dans sa personne, depuis ses cheveux noirs coupés très court et son menton rasé de frais, jusqu'à son uniforme, était simple et parfaitement élégant. Wronsky laissa passer la dame qui entrait en même temps que lui, puis s'approcha de la princesse, et enfin de Kitty. Il sembla à Levine qu'en venant près de celle-ci, ses yeux prenaient une expression de tendresse, et son sourire une expression de bonheur et de triomphe; il lui tendit une main un peu large, mais petite, et s'inclina respectueusement.

Après avoir salué chacune des personnes présentes et échangé quelques mots avec elles, il s'assit sans avoir jeté un regard sur Levine, qui ne le quittait pas des yeux.

«Permettez-moi, messieurs, de vous présenter l'un à l'autre, dit la princesse en indiquant du geste Levine.—Constantin-Dmitritch Levine, le comte Alexis-Kirilovitch Wronsky.»

Wronsky se leva et alla serrer amicalement la main de Levine.

«Je devais, à ce qu'il me semble, dîner avec vous cet hiver, lui dit-il avec un sourire franc et ouvert; mais vous êtes parti inopinément pour la campagne.

—Constantin-Dmitritch méprise et fuit la ville et ses habitants, dit la comtesse.

—Je suppose que mes paroles vous impressionnent vivement, puisque vous vous en souvenez si bien,» dit Levine, et, s'apercevant qu'il se répétait, il rougit.

Wronsky regarda Levine et la comtesse, et sourit.

«Alors, vous habitez toujours la campagne? demanda-t-il. Ce doit être triste en hiver?

—Pas quand on y a de l'occupation; d'ailleurs on ne s'ennuie pas tout seul, répondit Levine d'un ton bourru.

—J'aime la campagne, dit Wronsky en remarquant le ton de Levine sans le laisser paraître.

—Mais vous ne consentiriez pas à y vivre toujours, j'espère? demanda la comtesse.

—Je n'en sais rien, je n'y ai jamais fait de séjour prolongé. Mais j'ai éprouvé un sentiment singulier, ajouta-t-il: jamais je n'ai tant regretté la campagne, la vraie campagne russe avec ses mougiks, que pendant l'hiver que j'ai passé à Nice avec ma mère. Vous savez que Nice est triste par elle-même.—Naples et Sorrente, au reste, ne doivent pas non plus être pris à haute dose. C'est là qu'on se rappelle le plus vivement la Russie, et surtout la campagne, on dirait que…»

Il parlait tantôt à Kitty, tantôt à Levine, portant son regard calme et bienveillant de l'un à l'autre, et disant ce qui lui passait par la tête.

La comtesse Nordstone ayant voulu placer son mot, il s'arrêta sans achever sa phrase, et l'écouta avec attention.

La conversation ne languit pas un instant, si bien que la vieille princesse n'eut aucun besoin de faire avancer ses grosses pièces, le service obligatoire et l'éducation classique, qu'elle tenait en réserve pour le cas de silence prolongé; la comtesse ne trouva même pas l'occasion de taquiner Levine.

Celui-ci voulait se mêler à la conversation générale et ne le pouvait pas; il se disait à chaque instant: «maintenant je puis partir», et cependant il restait comme s'il eût attendu quelque chose.

On parla de tables tournantes et d'esprits frappeurs, et la comtesse, qui croyait au spiritisme, se mit à raconter les merveilles dont elle avait été témoin.

«Comtesse, au nom du ciel, faites-moi voir cela! Jamais je ne suis parvenu à rien voir d'extraordinaire, quelque bonne volonté que j'y mette, dit en souriant Wronsky.

—Fort bien, ce sera pour samedi prochain, répondit la comtesse; mais vous,
Constantin-Dmitritch, y croyez-vous? demanda-t-elle à Levine.

—Pourquoi me demandez-vous cela, vous savez bien ce que je répondrai.

—Parce que je voudrais entendre votre opinion.

—Mon opinion, répondit Levine, est que les tables tournantes nous prouvent combien la bonne société est peu avancée; guère plus que ne le sont nos paysans. Ceux-ci croient au mauvais oeil, aux sorts, aux métamorphoses, et nous…

—Alors vous n'y croyez pas?

—Je ne puis y croire, comtesse.

—Mais si je vous dis ce que j'ai vu moi-même?

—Les paysannes aussi disent avoir vu le damavoï[4].

[Note 4: Démon familier qui, selon la superstition populaire, fait partie de la maison.]

—Alors, vous croyez que je ne dis pas la vérité?»

Et elle se mit à rire gaiement.

«Mais non, Marie: Constantin-Dmitritch dit simplement qu'il ne croit pas au spiritisme,» interrompit Kitty en rougissant pour Levine; celui-ci comprit son intention et allait répondre sur un ton plus vexé encore, lorsque Wronsky vint à la rescousse, et avec son sourire aimable fit rentrer la conversation dans les bornes d'une politesse qui menaçait de disparaître.

«Vous n'en admettez pas du tout la possibilité? demanda-t-il. Pourquoi? nous admettons bien l'existence de l'électricité, que nous ne comprenons pas davantage? Pourquoi n'existerait-t-il pas une force nouvelle, encore inconnue, qui…

—Quand l'électricité a été découverte, interrompit Levine avec vivacité, on n'en a vu que les phénomènes, sans savoir ce qui les produisait, ni d'où ils provenaient; des siècles se sont passés avant qu'on songeât à en faire l'application. Les spirites, au contraire, ont débuté par faire écrire les tables et évoquer les esprits, et ce n'est que plus tard qu'il a été question d'une force inconnue.»

Wronsky écoutait attentivement, comme il le faisait toujours, et semblait s'intéresser à ces paroles.

«Oui, mais les spirites disent: nous ignorons encore ce que c'est que cette force, tout en constatant qu'elle existe et agit dans des conditions déterminées; aux savants maintenant à découvrir en quoi elle consiste. Pourquoi n'existerait-il pas effectivement une force nouvelle si…

—Parce que, reprit encore Levine en l'interrompant, toutes les fois que vous frotterez de la laine avec de la résine, vous produirez en électricité un effet certain et connu, tandis que le spiritisme n'amène aucun résultat certain, par conséquent ses effets ne sauraient passer pour des phénomènes naturels.»

Wronsky, sentant que la conversation prenait un caractère trop sérieux pour un salon, ne répondit pas et, afin d'en changer la tournure, dit en souriant gaiement aux dames:

«Pourquoi ne ferions-nous pas tout de suite un essai, comtesse?»

Mais Levine voulait aller jusqu'au bout de sa démonstration.

«La tentative que font les spirites pour expliquer leurs miracles par une force nouvelle ne peut, selon moi, réussir. Ils prétendent à une force surnaturelle et veulent la soumettre à une épreuve matérielle.»

Chacun attendait qu'il cessât de parler, il le sentit.

«Et moi, je crois que vous seriez un médium excellent, dit la comtesse: vous avez quelque chose de si enthousiaste!»

Levine ouvrit la bouche pour répondre, mais ne dit rien et rougit.

«Voyons, mesdames, mettons les tables à l'épreuve, dit Wronsky: vous permettez, princesse?»

Et Wronsky se leva, cherchant des yeux une table.

Kitty se leva aussi, et ses yeux rencontrèrent ceux de Levine. Elle le plaignait d'autant plus qu'elle se sentait la cause de sa douleur. «Pardonnez-moi, si vous pouvez pardonner, disait son regard: je suis si heureuse!»—«Je hais le monde entier, vous autant que moi!» répondait le regard de Levine, et il chercha son chapeau.

Mais le sort lui fut encore une fois contraire; à peine s'installait-on autour des tables et se disposait-il à sortir, que le vieux prince entra, et, après avoir salué les dames, il s'empara de Levine.

«Ah! s'écria-t-il avec joie, je ne te savais pas ici! Depuis quand? très heureux de vous voir.»

Le prince disait à Levine tantôt toi, tantôt vous; il le prit par le bras, et ne fit aucune attention à Wronsky, debout derrière Levine, attendant tranquillement pour saluer que le prince l'aperçût.

Kitty sentit que l'amitié de son père devait sembler dure à Levine après ce qui s'était passé; elle remarqua aussi que le vieux prince répondait froidement au salut de Wronsky. Celui-ci, surpris de cet accueil glacial, avait l'air de se demander avec un étonnement de bonne humeur pourquoi on pouvait bien ne pas être amicalement disposé en sa faveur.

«Prince, rendez-nous Constantin-Dmitritch, dit la comtesse: nous voulons faire un essai.

—Quel essai? Celui de faire tourner des tables? Eh bien, vous m'excuserez, messieurs et dames; mais, selon moi, le furet serait plus amusant, —dit le prince en regardant Wronsky, qu'il devina être l'auteur de cet amusement;—du moins le furet a quelque bon sens.»

Wronsky leva tranquillement un regard étonné sur le vieux prince, et se tourna en souriant légèrement vers la comtesse Nordstone; ils se mirent à parler d'un bal qui se donnait la semaine suivante.

«J'espère que vous y serez?» dit-il en s'adressant à Kitty.

Aussitôt que le vieux prince l'eut quitté, Levine s'esquiva, et la dernière impression qu'il emporta de cette soirée fut le visage souriant et heureux de Kitty répondant à Wronsky au sujet du bal.

XV

Le soir même, Kitty raconta à sa mère ce qui s'était passé entre elle et Levine; malgré le chagrin qu'elle éprouvait de l'avoir peiné, elle se sentait flattée d'avoir été demandée en mariage; mais, tout en ayant la conviction d'avoir bien agi, elle resta longtemps sans pouvoir s'endormir; un souvenir l'impressionnait plus particulièrement: c'était celui de Levine, debout auprès du vieux prince, fixant sur elle et sur Wronsky un regard sombre et désolé; des larmes lui en vinrent aux yeux. Mais, songeant aussitôt à celui qui le remplaçait, elle se représenta vivement son beau visage mâle et ferme, son calme plein de distinction, son air de bienveillance; elle se rappela l'amour qu'il lui témoignait, et la joie rentra dans son âme. Elle remit la tête sur l'oreiller en souriant à son bonheur.

«C'est triste, triste! mais je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute!» se disait-elle, quoiqu'une voix intérieure lui répétât le contraire; devait-elle se reprocher d'avoir attiré Levine ou de l'avoir refusé? elle n'en savait rien: ce qu'elle savait, c'est que son bonheur n'était pas sans mélange. «Seigneur, ayez pitié de moi; Seigneur, ayez pitié de moi!» pria-t-elle jusqu'à ce qu'elle s'endormit.

Pendant ce temps il se passait dans le cabinet du prince une de ces scènes qui se renouvelaient fréquemment entre les époux, au sujet de leur fille préférée.

«Ce que c'est? Voilà ce que c'est,—criait le prince en levant les bras en l'air, malgré les préoccupations que lui causaient les pans flottants de sa robe de chambre fourrée.—Vous n'avez ni fierté ni dignité; vous perdez votre fille avec cette façon basse et ridicule de lui chercher un mari.

—Mais au nom du ciel, prince, qu'ai-je donc fait?» disait la princesse, presque en pleurant.

Elle était venue trouver son mari pour lui souhaiter le bonsoir, comme d'ordinaire, toute heureuse de sa conversation avec sa fille; et, sans souffler mot de la demande de Levine, elle s'était permis une allusion au projet de mariage avec Wronsky, qu'elle considérait comme décidé, aussitôt après l'arrivée de la comtesse. À ce moment le prince s'était fâché et l'avait accablée de paroles dures.

«Ce que vous avez fait? D'abord vous avez attiré un épouseur, ce dont tout Moscou parlera, et à bon droit. Si vous voulez donner des soirées, donnez-en, mais invitez tout le monde, et non pas des prétendants de votre choix. Invitez tous ces «blancs-becs» (c'est ainsi que le prince traitait les jeunes gens de Moscou!), faites venir un tapeur, et qu'ils dansent, mais, pour Dieu, n'arrangez pas des entrevues comme ce soir! Cela me dégoûte à voir, et vous en êtes venue à vos fins: vous avez tourné la tête à la petite. Levine vaut mille fois mieux que ce petit fat de Pétersbourg, fait à la machine comme ses pareils; ils sont tous sur le même patron, et c'est toujours de la drogue. Et quand ce serait un prince du sang, ma fille n'a besoin d'aller chercher personne.

—Mais en quoi suis-je coupable?

—En ce que…, cria le prince avec colère.

—Je sais bien qu'à t'écouter, interrompit la princesse, nous ne marierions jamais notre fille. Dans ce cas, autant nous en aller à la campagne.

—Cela vaudrait certainement mieux.

—Mais écoute-moi, je t'assure que je ne fais aucune avance! Pourquoi donc un homme jeune, beau, amoureux, et qu'elle aussi…

—Voilà ce qui vous semble! Mais si en fin de compte elle s'en éprend, et que lui songe à se marier autant que moi? Je voudrais n'avoir pas d'yeux pour voir tout cela! Et le spiritisme, et Nice, et le bal… (ici le prince, s'imaginant imiter sa femme, accompagna chaque mot d'une révérence). Nous serons fiers quand nous aurons fait le malheur de notre petite Catherine, et qu'elle se sera fourré dans la tête…

—Mais pourquoi penses-tu cela?

—Je ne pense pas, je sais; c'est pour cela que nous avons des yeux, nous autres, tandis que les femmes n'y voient goutte. Je vois, d'une part, un homme qui a des intentions sérieuses, c'est Levine; de l'autre, un bel oiseau comme ce monsieur, qui veut simplement s'amuser.

—Voilà bien des idées à toi!

—Tu te les rappelleras, mais trop tard, comme avec Dachinka.

—Allons, c'est bon, n'en parlons plus, dit la princesse que le souvenir de la pauvre Dolly arrêta net.

—Tant mieux, et bonsoir!»

Les époux s'embrassèrent en se faisant mutuellement un signe de croix, selon l'usage, mais chacun garda son opinion; puis ils se retirèrent.

La princesse, tout à l'heure si fermement persuadée que le sort de Kitty avait été décidé dans cette soirée, se sentit ébranlée par les paroles de son mari. Rentrée dans sa chambre, et songeant avec terreur à cet avenir inconnu, elle fit comme Kitty, et répéta bien des fois du fond du coeur: «Seigneur, ayez pitié de nous; Seigneur, ayez pitié de nous!»

XVI

Wronsky n'avait jamais connu la vie de famille; sa mère, une femme du monde, très brillante dans sa jeunesse, avait eu pendant son mariage, et surtout après, des aventures romanesques dont tout le monde parla. Il n'avait pas connu son père, et son éducation s'était faite au corps des pages.

À peine eut-il brillamment terminé ses études, en sortant de l'école avec le grade d'officier, qu'il tomba dans le cercle militaire le plus recherché de Pétersbourg; il allait bien de temps à autre dans le monde, mais ses intérêts de coeur ne l'y attiraient pas.

C'est à Moscou qu'il éprouva pour la première fois le charme de la société familière d'une jeune fille du monde, aimable, naïve, et dont il se sentait aimé. Ce contraste avec la vie luxueuse mais grossière de Pétersbourg l'enchanta, et l'idée ne lui vint pas qu'il y eût quelque inconvénient à ses rapports avec Kitty. Au bal, il l'invitait de préférence, allait chez ses parents, causait avec elle comme on cause dans le monde, de bagatelles; tout ce qu'il lui disait aurait pu être entendu de chacun, et cependant il sentait que ces bagatelles prenaient un sens particulier en s'adressant à elle, qu'il s'établissait entre eux un lien qui, de jour en jour, lui devenait plus cher. Loin de croire que cette conduite pût être qualifiée de tentative de séduction, sans intention de mariage, il s'imaginait simplement avoir découvert un nouveau plaisir, et jouissait de cette découverte.

Quel eût été son étonnement d'apprendre qu'il rendrait Kitty malheureuse en ne l'épousant pas! Il n'y aurait pas cru. Comment admettre que ces rapports charmants pussent être dangereux, et surtout qu'ils l'obligeassent à se marier? Jamais il n'avait envisagé la possibilité du mariage. Non seulement il ne comprenait pas la vie de famille, mais, à son point de vue de célibataire, la famille et particulièrement le mari faisait partie d'une race étrangère, ennemie, et surtout ridicule. Quoique Wronsky n'eût aucun soupçon de la conversation à laquelle il avait donné lieu, il sortit ce soir-là de chez les Cherbatzky avec le sentiment d'avoir rendu le lien mystérieux qui l'attachait à Kitty plus intime encore, si intime qu'il fallait prendre une résolution; mais laquelle?

«Ce qu'il y a de charmant, se disait-il en rentrant tout imprégné d'un sentiment de fraîcheur et de pureté, lequel tenait peut-être à ce qu'il n'avait pas fumé de la soirée,—ce qu'il y a de charmant, c'est que, sans prononcer un mot ni l'un ni l'autre, nous nous comprenons si parfaitement dans ce langage muet des regards et des intonations, qu'aujourd'hui plus clairement que jamais elle m'a dit qu'elle m'aimait. Qu'elle a été aimable, simple, et surtout confiante. Cela me rend meilleur; je sens qu'il y a un coeur et quelque chose de bon en moi! Ces jolis yeux amoureux!—Eh bien après?—Rien, cela me fait plaisir et à elle aussi.»

Là-dessus il réfléchit à la manière dont il pourrait achever sa soirée. «Au club? faire un besigue et prendre du champagne avec Ignatine? Non. Au château des Fleurs pour trouver Oblonsky, des couplets et le cancan? Non, c'est ennuyeux! Voilà précisément ce qui me plaît chez les Cherbatzky, c'est que j'en sors meilleur. Je rentrerai à l'hôtel.» Il rentra effectivement dans sa chambre, chez Dussaux, se fit servir à souper, se déshabilla, et eut à peine la tête sur l'oreiller, qu'il s'endormit d'un profond sommeil.

XVII

Le lendemain à onze heures du matin, Wronsky se rendit à la gare de Saint-Pétersbourg pour y chercher sa mère, qui devait arriver, et la première personne qu'il rencontra sur le grand escalier fut Oblonsky, venu au-devant de sa soeur.

«Bonjour, comte! lui cria Oblonsky; qui viens-tu chercher?

—Ma mère,—répondit Wronsky avec le sourire habituel à tous ceux qui rencontraient Oblonsky; et, lui ayant serré la main, il monta l'escalier à son côté.—Elle doit arriver aujourd'hui de Pétersbourg.

—Moi qui t'ai attendu jusqu'à deux heures du matin! Où donc as-tu été en quittant les Cherbatzky?

—Je suis rentré chez moi, répondit Wronsky; à dire vrai, je n'avais envie d'aller nulle part, tant la soirée d'hier chez les Cherbatzky m'avait paru agréable.

—«Je reconnais à la marque qu'ils portent les chevaux ombrageux, et à leurs yeux, les jeunes gens amoureux,» se mit à réciter Stepane Arcadiévitch, du même ton qu'à Levine la veille.

Wronsky sourit et ne se défendit pas, mais il changea aussitôt de conversation.

«Et à la rencontre de qui viens-tu? demanda-t-il.

—Moi? à la rencontre d'une jolie femme.

—Vraiment?

—Honni soit qui mal y pense: cette jolie femme est ma soeur Anna.

—Ah! madame Karénine? dit Wronsky.

—Tu la connais certainement.

—Il me semble que oui. Au reste, peut-être me trompé-je,—répondit Wronsky d'un air distrait. Ce nom de Karénine évoquait en lui le souvenir d'une personne ennuyeuse et affectée.

—Mais tu connais au moins mon célèbre beau-frère, Alexis Alexandrovitch?
Il est connu du monde entier.

—C'est-à-dire que je le connais de réputation et de vue. Je sais qu'il est plein de sagesse et de science; mais, tu sais, ce n'est pas mon genre, «not in my line,» dit Wronsky.

—Oui, c'est un homme remarquable, un peu conservateur, mais un fameux homme, répliqua Stépane Arcadiévitch, un fameux homme!

—Eh bien, tant mieux pour lui, dit en souriant Wronsky. Ah! te voilà, s'écria-t-il en apercevant à la porte d'entrée un vieux domestique de sa mère: entre par ici.»

Wronsky, outre le plaisir commun à tous ceux qui voyaient Stépane Arcadiévitch, en éprouvait un tout particulier depuis quelque temps à se trouver avec lui. C'était en quelque sorte se rapprocher de Kitty. Il le prit donc par le bras, et lui dit gaiement:

«Donnons-nous décidément un souper à la diva, dimanche?

—Certainement. Je fais une souscription. Dis donc, as-tu fait hier soir la connaissance de mon ami Levine?

—Sans doute, mais il est parti bien vite.

—C'est un brave garçon, continua Oblonsky, n'est-ce pas?

—Je ne sais pourquoi, dit Wronsky, tous les Moscovites, excepté naturellement ceux à qui je parle, ajouta-t-il en plaisantant, ont quelque chose de tranchant; ils sont tous sur leurs ergots, se fâchent, et veulent toujours vous faire la leçon.

—C'est assez vrai, répondit en riant Stépane Arcadiévitch.

—Le train arrive-t-il? demanda Wronsky en s'adressant à un employé.

—Il a quitté la dernière station,» répondit celui-ci.

Le mouvement croissant dans la gare, les allées et venues des artelchiks, l'apparition des gendarmes et des employés supérieurs, l'arrivée des personnes venues au-devant des voyageurs, tout indiquait l'approche du train. Le temps était froid, et à travers le brouillard on apercevait des ouvriers, couverts de leurs vêtements d'hiver, passant silencieusement entre les rails enchevêtrés de la voie. Le sifflet d'approche se faisait déjà entendre, un corps monstrueux semblait avancer lourdement.

«Non, continua Stepane Arcadiévitch qui avait envie de raconter à Wronsky les intentions de Levine sur Kitty, non, tu es injuste pour mon ami: c'est un homme très nerveux, qui peut quelquefois être désagréable, mais en revanche il peut être charmant; il avait hier des raisons particulières de nature à le rendre très heureux ou très malheureux,» ajouta-t-il avec un sourire significatif, oubliant absolument la sympathie qu'il avait éprouvée la veille pour son ami, à cause de celle que lui inspirait Wronsky pour le moment.

Celui-ci s'arrêta, et demanda sans détour:

«Veux-tu dire qu'il a demandé ta belle-soeur en mariage?

—Peut-être bien, répondit Stépane Arcadiévitch: cela m'a fait cet effet hier au soir, et s'il est parti de bonne heure et de mauvaise humeur, c'est qu'il aura fait la démarche. Il est amoureux depuis si longtemps qu'il me fait peine!

—Ah vraiment! Je crois d'ailleurs qu'elle peut prétendre à un meilleur parti, dit Wronsky en se redressant et se remettant à marcher. Au reste, je ne le connais pas; mais ce doit être effectivement une situation pénible! c'est pourquoi tant d'hommes préfèrent s'en tenir aux Clara…; du moins avec ces dames, si l'on échoue, ce n'est que la bourse qu'on accuse. Mais voilà le train.»

En effet le train approchait. Le quai d'arrivée parut s'ébranler, et la locomotive, chassant devant elle la vapeur alourdie par le froid, devint visible. Lentement et en mesure, on voyait la bielle de la grande roue centrale se plier et se déplier; le mécanicien, tout emmitouflé et couvert de givre, salua la gare; derrière le tender apparut le wagon des bagages qui ébranla le quai plus fortement encore; un chien dans sa cage gémissait lamentablement; enfin ce fut le tour des wagons de voyageurs, auxquels l'arrêt du train imprima une petite secousse.

Un conducteur à la tournure dégagée et ayant des prétentions à l'élégance sauta lestement du wagon en donnant son coup de sifflet, et à sa suite descendirent les voyageurs les plus impatients: un officier de la garde, à la tenue martiale, un petit marchand affairé et souriant, un sac en bandoulière, et un paysan, sa besace jetée par-dessus l'épaule.

Wronsky, debout près d'Oblonsky, considérait ce spectacle, oubliant complètement sa mère. Ce qu'il venait d'apprendre au sujet de Kitty lui causait de l'émotion et de la joie; il se redressait involontairement; ses yeux brillaient, il éprouvait le sentiment d'une victoire.

Le conducteur s'approcha de lui:

«La comtesse Wronsky est dans cette voiture,» dit-il.

Ces mots le réveillèrent et l'obligèrent à penser à sa mère et à leur prochaine entrevue. Sans qu'il voulût jamais en convenir avec lui-même, il n'avait pas grand respect pour sa mère, et ne l'aimait pas; mais son éducation et l'usage du monde dans lequel il vivait ne lui permettaient pas d'admettre qu'il pût y avoir dans ses relations avec elle le moindre manque d'égards. Moins il éprouvait pour elle d'attachement et de considération, plus il exagérait les formes extérieures.

XVIII

Wronsky suivit le conducteur; en entrant dans le wagon, il s'arrêta pour laisser passer une dame qui sortait, et, avec le tact d'un homme du monde, il la classa d'un coup d'oeil parmi les femmes de la meilleure société. Après un mot d'excuse, il allait continuer sa route, mais involontairement il se retourna pour la regarder encore, non à cause de sa beauté, de sa grâce ou de son élégance, mais parce que l'expression de son aimable visage lui avait paru douce et caressante.

Elle tourna la tête au moment où il la regardait. Ses yeux gris, que des cils épais faisaient paraître foncés, lui jetèrent un regard amical et bienveillant, comme si elle le reconnaissait, puis aussitôt elle sembla chercher quelqu'un dans la foule. Quelque rapide que fût ce regard, il suffit à Wronsky pour remarquer dans cette physionomie une vivacité contenue, qui perçait dans le demi-sourire de deux lèvres fraîches, et dans l'expression animée de ses yeux. Il y avait dans toute cette personne comme un trop-plein de jeunesse et de gaieté qu'elle aurait voulu dissimuler; mais, sans qu'elle en eût conscience, l'éclair voilé de ses yeux paraissait dans son sourire.

Wronsky entra dans le wagon. Sa mère, une vieille femme coiffée de petites boucles, les yeux noirs clignotants, l'accueillit avec un léger sourire de ses lèvres minces; elle se leva du siège où elle était assise, remit à sa femme de chambre le sac qu'elle tenait, et, tendant à son fils sa petite main sèche qu'il baisa, elle l'embrassa au front.

«Tu as reçu ma dépêche? tu vas bien, Dieu merci?

—Avez-vous fait bon voyage? dit le fils en s'asseyant auprès d'elle, tout en prêtant l'oreille à une voix de femme qui parlait près de la porte; il savait que c'était celle de la dame qu'il avait rencontrée.

—Je ne partage cependant pas votre opinion, disait la voix.

—C'est un point de vue pétersbourgeois, madame.

—Pas du tout, c'est simplement un point de vue féminin, répondit-elle.

—Eh bien, permettez-moi de baiser votre main.

—Au revoir, Ivan Pétrovitch; voyez donc où est mon frère et envoyez-le-moi, dit la dame, et elle rentra dans le wagon.

—Avez-vous trouvé votre frère?» lui demanda Mme Wronsky.

Wronsky reconnut alors Mme Karénine.

«Votre frère est ici, dit-il en se levant. Veuillez m'excuser, madame, de ne pas vous avoir reconnue; au reste, j'ai si rarement eu l'honneur de vous rencontrer que vous ne vous souvenez certainement pas de moi.

—Mais si, répondit-elle, je vous aurais toujours reconnu, car madame votre mère et moi n'avons guère parlé que de vous, il me semble, pendant tout le voyage.—Et la gaieté qu'elle avait cherché à contenir éclaira son visage d'un sourire.—Mais mon frère ne vient pas?

—Appelle-le donc, Alexis,» dit la vieille comtesse.

Wronsky sortit du wagon et cria:

«Oblonsky, par ici!»

Madame Karénine, en apercevant son frère, n'attendit pas qu'il vint jusqu'à elle; quittant aussitôt le wagon, elle marcha rapidement au-devant de lui, le rejoignit, et, d'un geste tout à la fois plein de grâce et d'énergie, lui passa un bras autour du cou, l'attira vers elle et l'embrassa vivement.

Wronsky ne la quittait pas des yeux; il la regardait et souriait sans savoir pourquoi. Enfin il se souvint que sa mère l'attendait et rentra dans le wagon.

«N'est-ce pas qu'elle est charmante, dit la comtesse en parlant de Mme
Karénine. Son mari l'a placée auprès de moi, ce dont j'ai été enchantée.
Nous avons bavardé tout le temps. Eh bien, et toi? On dit que… vous
filez le parfait amour? Tant mieux, mon cher, tant mieux.

—Je ne sais à quoi vous faites allusion, maman, répondit froidement le fils. Sortons-nous?»

À ce moment, Mme Karénine rentra dans le wagon pour prendre congé de la comtesse.

«Eh bien, comtesse, vous avez trouvé votre fils, et moi mon frère, dit-elle gaiement. Et j'avais épuisé toutes mes histoires, je n'aurais plus rien eu à vous raconter.

—Cela ne fait rien, répliqua la comtesse en lui prenant la main; avec vous, j'aurais fait le tour du monde sans m'ennuyer. Vous êtes une de ces aimables femmes avec lesquelles on peut causer ou se taire agréablement. Quant à votre fils, n'y pensez pas, je vous prie; il est impossible de ne jamais se quitter.»

Les yeux de Mme Karénine souriaient tandis qu'elle écoutait immobile.

«Anna Arcadievna a un petit garçon d'environ huit ans, expliqua la comtesse à son fils; elle ne l'a jamais quitté et se tourmente de l'avoir laissé seul.

—Nous avons causé tout le temps de nos fils avec la comtesse. Je parlais du mien, et elle du sien, dit Mme Karénine en s'adressant à Wronsky avec ce sourire caressant qui illuminait son visage.

—Cela a dû vous ennuyer, répondit-il en lui renvoyant aussitôt la balle dans ce petit assaut de coquetterie. Mais elle ne continua pas sur le même ton, et, se tournant vers la vieille comtesse:

—Merci mille fois, la journée d'hier a passé trop rapidement. Au revoir, comtesse.

—Adieu, ma chère, répondit la comtesse. Laissez-moi embrasser votre joli visage et vous dire tout simplement, comme une vieille femme peut le faire, que vous avez fait ma conquête.»

Quelque banale que fût cette phrase, Mme Karénine en parut touchée; elle rougit, s'inclina légèrement et pencha son visage vers la vieille comtesse; puis elle tendit la main à Wronsky avec ce même sourire qui semblait appartenir autant à ses yeux qu'à ses lèvres. Il serra cette petite main, heureux comme d'une chose extraordinaire d'en sentir la pression ferme et énergique.

Mme Karénine sortit d'un pas rapide.

«Charmante, dit encore la comtesse. Le fils était du même avis, et suivit des yeux la jeune femme tant qu'il put apercevoir sa taille élégante; il la vit s'approcher de son frère, le prendre par le bras et lui parler avec animation; il était clair que ce qui l'occupait n'avait aucun rapport avec lui, Wronsky, et il en fut contrarié.

—Eh bien, maman, vous allez tout à fait bien? demanda-t-il à sa mère en se tournant vers elle.

—Très bien, Alexandre a été charmant, Waria a beaucoup embelli: elle a un air intéressant.—Et elle parla de ce qui lui tenait au coeur: du baptême de son petit-fils, but de son voyage à Pétersbourg, et de la bienveillance de l'empereur pour son fils aîné.

—Voilà Laurent, dit Wronsky en apercevant le vieux domestique. Partons, il n'y a plus beaucoup de monde.»

Il offrit le bras à sa mère, tandis que le domestique, la femme de chambre et un porteur se chargeaient des bagages. Comme ils quittaient le wagon, ils virent courir plusieurs hommes, suivis du chef de gare, vers l'arrière du train. Un accident était survenu, tout le monde courait du même côté, «Qu'y a-t-il? où? il est tombé? écrasé?» disait-on. Stépane Arcadiévitch et sa soeur étaient aussi revenus et, tout émus, se tenaient près du wagon pour éviter la foule.

Les dames rentrèrent dans la voiture, pendant que Wronsky et Stépane
Arcadiévitch s'enquéraient de ce qui s'était passé.

Un homme d'équipe ivre, ou la tête trop enveloppée à cause du froid pour entendre le recul du train, avait été écrasé.

Les dames avaient appris le malheur par le domestique avant le retour de Wronsky et d'Oblonsky; ceux-ci avaient vu le cadavre défiguré; Oblonsky était tout bouleversé et prêt à pleurer.

«Quelle chose affreuse! si tu l'avais vu, Anna! quelle horreur!» disait-il.

Wronsky se taisait; son beau visage était sérieux, mais absolument calme.

«Ah! si vous l'aviez vu, comtesse, continuait Stépane Arcadiévitch; et sa femme est là, c'est terrible; elle s'est jetée sur le corps de son mari. On dit qu'il était seul à soutenir une nombreuse famille. Quelle horreur!

—Ne pourrait-on faire quelque chose pour elle?» murmura Mme Karénine.

Wronsky la regarda.

«Je reviens tout de suite, maman,» dit-il en se tournant vers la comtesse.

Et il sortit du wagon.

Quand il revint au bout de quelques minutes, Stépane Arcadiévitch parlait déjà à la comtesse de la nouvelle cantatrice, et celle-ci regardait avec impatience du côté de la porte.

«Partons maintenant,» dit Wronsky.

Ils sortirent tous ensemble. Wronsky marchait devant avec sa mère, et derrière eux venaient Mme Karénine et son frère, ils furent rejoints par le chef de gare qui courait après Wronsky.

«Vous avez remis 200 roubles au sous-chef de gare. Veuillez indiquer, monsieur, l'usage auquel vous destinez cette somme.

—C'est pour la veuve, répondit Wronsky en haussant les épaules; à quoi bon cette question?

—Vous avez donné cela?—cria Oblonsky derrière lui; et, serrant le bras de sa soeur, il ajouta:

—Très bien, très bien! n'est-ce pas que c'est un charmant garçon? Mes hommages, comtesse.»

Et il s'arrêta avec sa soeur pour chercher la femme de chambre de celle-ci.

Quand ils sortirent de la gare, la voiture des Wronsky était déjà partie; on parlait de tous côtés du malheur qui venait d'arriver.

«Quelle mort affreuse! disait un monsieur en passant près d'eux. On dit qu'il est coupé en deux.

—Quelle belle mort, au contraire, fit observer un autre: elle a été instantanée.

—Comment ne prend-on pas plus de précautions,» dit un troisième.

Mme Karénine monta en voiture, et son frère remarqua avec étonnement que ses lèvres tremblaient, et qu'elle retenait avec peine ses larmes.

«Qu'as-tu, Anna? lui demanda-t-il quand ils se furent un peu éloignés.

—C'est un présage funeste, répondit-elle.

—Quelle folie! dit son frère. Tu es ici, c'est l'essentiel. Tu ne saurais croire combien je fonde d'espérances sur ta visite.

—Connais-tu Wronsky depuis longtemps? demanda-t-elle.

—Oui. Tu sais que nous avons l'espoir qu'il épouse Kitty.

—Vraiment? dit Anna doucement. Maintenant parlons de toi, ajouta-t-elle en secouant la tête comme si elle eût voulu repousser une pensée importune et pénible. Parlons de tes affaires. J'ai reçu ta lettre et me voilà.

—Oui, tout mon espoir est en toi, dit Stépane Arcadiévitch.

—Raconte-moi tout, alors.»

Stépane Arcadiévitch commença son récit.

En arrivant à la maison, il fit descendre sa soeur de voiture, et, après lui avoir serré la main en soupirant, il retourna à ses occupations.

XIX

Lorsque Anna entra, Dolly était assise dans son petit salon, occupée à faire lire en français un beau gros garçon à tête blonde, le portrait de son père.

L'enfant lisait, tout en cherchant à arracher de sa veste un bouton qui tenait à peine; sa mère l'avait grondé plusieurs fois, mais la petite main potelée revenait toujours à ce malheureux bouton; il fallut l'arracher tout à fait et le mettre en poche.

«Laisse donc tes mains tranquilles, Grisha,» disait la mère, en reprenant sa couverture au tricot, ouvrage qui durait depuis longtemps, et qu'elle retrouvait toujours dans les moments difficiles; elle travaillait nerveusement, jetant ses mailles et comptant ses points. Quoiqu'elle eût dit la veille à son mari que l'arrivée de sa soeur lui importait peu, elle n'en avait pas moins tout préparé pour la recevoir.

Absorbée, écrasée par son chagrin, Dolly n'oubliait pourtant pas que sa belle-soeur Anna était la femme d'un personnage officiel important, une grande dame de Pétersbourg.

«Au bout du compte, Anna n'est pas coupable, se disait-elle je ne sais rien d'elle qui ne soit en sa faveur, et nos relations ont toujours été bonnes et amicales.» Le souvenir qu'elle avait gardé de l'intérieur des Karénine à Pétersbourg ne lui était cependant pas agréable. Elle avait cru démêler quelque chose de faux dans leur genre de vie.

«Mais pourquoi ne la recevrais-je pas! Pourvu toutefois qu'elle ne se mêle pas de me consoler! pensait Dolly; je les connais, ces résignations et consolations chrétiennes, et je sais ce qu'elles valent.»

Dolly avait passé ces derniers jours seule avec ses enfants; elle ne voulait parler de sa douleur à personne, et ne se sentait cependant pas de force à causer de choses indifférentes. Il faudrait bien maintenant s'ouvrir à Anna, et tantôt elle se réjouissait de pouvoir enfin dire tout ce qu'elle avait sur le coeur, tantôt elle souffrait à la pensée de cette humiliation devant sa soeur, à lui, dont il faudrait subir les raisonnements et les conseils.

Elle s'attendait à chaque minute à voir entrer sa belle-soeur, et suivait de l'oeil la pendule; mais, comme il arrive souvent en pareil cas, elle s'absorba, n'entendit pas le coup de sonnette, et lorsque des pas légers et le frôlement d'une robe près de la porte lui firent lever la tête, son visage fatigué exprima l'étonnement et non le plaisir.

«Comment, tu es déjà arrivée? s'écria-t-elle en allant au-devant d'Anna pour l'embrasser.

—Dolly, je suis bien heureuse de te revoir!

—Moi aussi, j'en suis heureuse,» répondit Dolly avec un faible sourire, en cherchant à deviner d'après l'expression du visage d'Anna ce qu'elle pouvait avoir appris, «Elle sait tout,» pensa-t-elle en remarquant la compassion qui se peignait sur ses traits. «Viens que je te conduise à ta chambre, continua-t-elle en cherchant à éloigner le moment d'une explication.

—Est-ce là Grisha? Mon Dieu, qu'il a grandi, dit Anna en embrassant l'enfant sans quitter des yeux Dolly; puis elle ajouta en rougissant: permets-moi de rester ici.»

Elle ôta son châle et, secouant la tête d'un geste gracieux, débarrassa ses cheveux noirs frisés de son chapeau, qui s'y était accroché.

«Que tu es brillante de bonheur et de santé, dit Dolly presque avec envie.

—Moi? oui, répondit Anna. Mon Dieu, Tania, est-ce toi? la contemporaine de mon petit Serge?—dit-elle en se tournant vers la petite fille qui entrait en courant; elle la prit par la main et l'embrassa.

—Quelle charmante enfant? mais montre-les-moi tous.»

Elle se rappelait non seulement le nom et l'âge des enfants, mais leur caractère, leurs petites maladies; Dolly en fut touchée.

«Eh bien, allons les voir, dit-elle; mais Wasia dort, c'est dommage.»

Après avoir vu les enfants, elles revinrent au salon, seules cette fois; le café y était servi. Anna s'assit devant le plateau, puis, l'ayant repoussé, elle dit en se tournant vers sa belle-soeur:

«Dolly, il m'a parlé.»

Dolly la regarda froidement; elle s'attendait à quelque phrase de fausse sympathie, mais Anna ne dit rien de ce genre.

«Dolly, ma chérie, je ne veux pas te parler en sa faveur, ni te consoler: c'est impossible; mais, chère amie, tu me fais peine, peine jusqu'au fond du coeur!»

Des larmes brillaient dans ses yeux; elle se rapprocha de sa belle-soeur et, de sa petite main ferme, s'empara de celle de Dolly, qui, malgré son air froid et sec, ne la repoussa pas.

«Personne, répondit-elle, ne peut me consoler; tout est perdu pour moi.»

En disant ces mots, l'expression de son visage s'adoucit un peu. Anna porta à ses lèvres la main amaigrie qu'elle tenait dans la sienne, et la baisa.

«Mais, Dolly, que faire à cela? dit-elle; comment sortir de cette affreuse position?

—Tout est fini, il ne me reste rien à faire, répondit Dolly, car ce qu'il y a de pis, comprends-le bien, c'est de me sentir liée par les enfants; je ne peux pas le quitter, et vivre avec lui m'est impossible; le voir est une torture.

—Dolly, ma chérie, il m'a parlé; mais je voudrais entendre ce que tu as à dire, toi; raconte-moi tout.»

Dolly la regarda d'un air interrogateur; l'affection et la sympathie la plus sincère se lisaient dans les yeux d'Anna.

«Je veux bien, répondit-elle. Mais je te dirai tout, depuis le commencement. Tu sais comment je me suis mariée? L'éducation de maman ne m'a pas seulement laissée innocente, elle m'a laissée absolument sotte… Je ne savais rien. On dit que les maris racontent leur passé à leurs femmes, mais Stiva… (elle se reprit), Stépane Arcadiévitch, ne m'a jamais rien dit. Tu ne le croiras pas, mais jusqu'ici je me suis imaginée qu'il n'avait jamais connu d'autre femme que moi? J'ai vécu huit ans ainsi! Non seulement je ne le soupçonnais pas d'infidélité, mais je croyais une chose pareille impossible. Et avec des idées semblables, imagine-toi ce que j'ai éprouvé en apprenant tout à coup cette horreur… cette vilenie… Croire à son bonheur sans aucune arrière-pensée et—continua Dolly en cherchant à retenir ses sanglots—recevoir une lettre de lui… une lettre de lui à sa maîtresse, la gouvernante de mes enfants… Non, c'est trop cruel!»

Elle prit son mouchoir et y cacha son visage.

«J'aurais pu encore admettre un moment d'entraînement, continua-t-elle au bout d'un instant, mais cette dissimulation, cette ruse continuelle pour me tromper, et pour qui? C'est affreux! tu ne peux comprendre cela!

—Ah si! je comprends, ma pauvre Dolly, dit Anna en lui serrant la main.

—Et tu t'imagines qu'il se rend compte, lui, de l'horreur de ma position? continua Dolly. Aucunement: il est heureux et content.

—Oh non! interrompit vivement Anna: Il m'a fait peine, il est plein de remords.

—En est-il capable? dit Dolly en scrutant le visage de sa belle-soeur.

—Oui, je le connais: je n'ai pu le regarder sans avoir pitié de lui. Au reste nous le connaissons toutes deux. Il est bon, mais fier, et comment ne serait-il pas humilié? Ce qui me touche en lui (Anna devina ce qui devait toucher Dolly), c'est qu'il souffre à cause des enfants, et qu'il sent qu'il t'a blessée, tuée, toi qu'il aime… oui, oui, qu'il aime plus que tout au monde,» ajouta-t-elle vivement pour empêcher Dolly de l'interrompre. «Non, elle ne me pardonnera jamais,» répète-t-il constamment.

Dolly écoutait attentivement sa belle-soeur sans la regarder.

«Je comprends qu'il souffre: le coupable doit plus souffrir que l'innocent, s'il sent qu'il est la cause de tout le mal, dit-elle; mais comment puis-je pardonner? comment puis-je être sa femme après elle? Vivre avec lui dorénavant sera d'autant plus un tourment que j'aime toujours mon amour d'autrefois…»

Les sanglots lui coupèrent la parole, mais, comme un fait exprès, sitôt qu'elle se calmait un peu, le sujet qui la blessait le plus vivement lui revenait aussitôt à la pensée.

«Elle est jeune, elle est jolie, continua-t-elle. Par qui ma beauté et ma jeunesse ont-elles été prises? Par lui, par ses enfants! J'ai fait mon temps, tout ce que j'avais de bien a été sacrifié à son service: maintenant une créature plus fraîche et plus jeune lui est naturellement plus agréable. Ils ont certainement parlé de moi ensemble; pis que cela, ils m'ont passée sous silence, conçois-tu?» Et son regard s'enflammait de jalousie.

«Que viendra-t-il me dire après cela? pourrai-je d'ailleurs le croire! Jamais. Non, tout est fini pour moi, tout ce qui constituait la récompense de mes peines, de mes souffrances… Le croirais-tu? tout à l'heure je faisais travailler Grisha? Jadis c'était une joie pour moi: maintenant c'est un tourment. Pourquoi me donner ce souci? pourquoi ai-je des enfants? Ce qu'il y a d'affreux, vois-tu, c'est que mon âme tout entière est bouleversée; à la place de mon amour, de ma tendresse, il n'y a que de la haine, oui, de la haine. Je pourrais le tuer et…

—Chère Dolly, je conçois tout cela, mais ne te torture pas ainsi; tu es trop agitée, trop froissée pour voir les choses sous leur vrai jour.»

Dolly se calma, et pendant quelques minutes toutes deux gardèrent le silence.

«Que faire? Anna, penses-y et aide-moi. J'ai tout examiné et je ne trouve rien.»

Anna non plus ne trouvait rien, mais son coeur répondait à chaque parole, à chaque regard douloureux de sa belle-soeur.

«Voici ce que je pense, dit-elle enfin; comme soeur je connais son caractère et cette faculté de tout oublier (elle fit le geste de se toucher le front), faculté propice à l'entraînement, mais aussi au repentir. Actuellement il ne croit pas, il ne comprend pas qu'il ait pu faire ce qu'il a fait.

—Non, il l'a compris et le comprend encore, interrompit Dolly. D'ailleurs tu m'oublies, moi: le mal en est-il plus léger pour moi?

—Attends. Quand il m'a parlé, je t'avoue n'avoir pas mesuré toute l'étendue de votre malheur; je n'y voyais qu'une chose: la désunion de votre famille; il m'a fait peine. Après avoir causé avec toi, je vois, comme femme, autre chose encore: je vois ta souffrance et ne puis te dire combien je te plains! Mais, Dolly, ma chérie, tout en comprenant ton malheur, il est un côté de la question que j'ignore: je ne sais pas jusqu'à quel point tu l'aimes encore. Toi seule, tu peux savoir si tu l'aimes assez pour pardonner. Si tu le peux, pardonne.

—Non,—commença Dolly, mais Anna l'interrompit en lui baisant la main.

—Je connais le monde plus que toi, dit-elle; je sais la façon d'être des hommes comme Stiva. Tu prétends qu'ils ont parlé de toi ensemble? N'en crois rien. Ces hommes peuvent commettre des infidélités, mais leur femme et leur foyer domestique n'en restent pas moins un sanctuaire pour eux. Ils établissent entre ces femmes, qu'au fond ils méprisent, et leur famille une ligne de démarcation qui n'est jamais franchie. Je ne conçois pas bien comment cela peut-être, mais cela est.

—Mais songe donc qu'il l'embrassait.

—Écoute, Dolly, ma chérie. J'ai vu Stiva quand il était amoureux de toi; je me souviens du temps où il venait pleurer près de moi en me parlant de toi; je sais à quelle hauteur poétique il te plaçait, et je sais que plus il a vécu avec toi, plus tu as grandi dans son admiration. C'était devenu pour nous un sujet de plaisanterie que son habitude de dire à tout propos: «Dolly est une femme étonnante.» Tu as toujours été et resteras toujours un culte pour lui: ceci n'a pas été un entraînement de son coeur.

—Mais si cet entraînement recommençait?

—C'est impossible.

—Aurais-tu pardonné, toi?

—Je n'en sais rien, je ne puis dire… Oui, je le puis, reprit Anna après avoir pesé cette situation intérieurement, je le puis certainement. Je ne serais plus la même, mais je pardonnerais, et de telle sorte que le passé fût effacé.

—Cela va sans dire, interrompit vivement Dolly, répondant à une pensée qui l'avait plus d'une fois occupée: sinon ce ne serait plus le pardon.—Viens maintenant, que je te conduise à ta chambre,» dit-elle en se levant. Chemin faisant, elle entoura de ses bras sa belle-soeur.

«Chère Anna, combien je suis heureuse que tu sois venue. Je souffre moins, beaucoup moins.»

XX

Anna passa toute la journée à la maison, c'est-à-dire chez les Oblonsky, et ne reçut aucune des personnes qui, informées de son arrivée, vinrent lui rendre visite. Toute sa matinée se passa entre Dolly et ses enfants; elle envoya un mot à son frère pour lui dire de venir dîner à la maison. «Viens, Dieu est miséricordieux,» écrivit-elle.

Oblonsky dîna donc chez lui; la conversation fut générale, et sa femme le tutoya, ce qu'elle n'avait pas encore fait; leurs rapports restaient froids, mais il n'était plus question de séparation, et Stépane Arcadiévitch entrevoyait la possibilité d'un raccommodement.

Kitty vint après le dîner; elle connaissait à peine Anna et n'était pas sans inquiétude sur la réception que lui ferait cette grande dame de Pétersbourg dont chacun chantait les louanges; elle sentit bien vite qu'elle plaisait; Anna fut touchée de la jeunesse et de la beauté de Kitty; de son côté, Kitty fut aussitôt sous le charme et s'éprit d'Anna comme les jeunes filles savent s'éprendre de femmes plus âgées qu'elles. Rien d'ailleurs dans Anna ne faisait penser à la femme du monde ou à la mère de famille; on eût dit une jeune fille de vingt ans, à voir sa taille souple, la fraîcheur et l'animation de son visage, si une expression sérieuse et presque triste, dont Kitty fut frappée et charmée, n'eût parfois assombri son regard. Anna, quoique parfaitement simple et sincère, semblait porter en elle un monde supérieur dont l'élévation était inaccessible à une enfant.

Après le dîner, Anna s'était vivement approchée de son frère qui fumait un cigare pendant que Dolly rentrait dans sa chambre.

«Stiva, dit-elle en indiquant la porte de cette chambre d'un signe de tête, va, et que Dieu te vienne en aide!»

Il comprit et, jetant son cigare, disparut derrière la porte.

Anna s'assit sur un canapé, entourée des enfants. Les deux aînés et par imitation le cadet s'étaient accrochés à leur nouvelle tante avant même de se mettre à table; ils jouaient à qui se rapprocherait le plus d'elle, à qui tiendrait sa main, l'embrasserait, jouerait avec ses bagues ou se suspendrait aux plis de sa robe.

«Voyons, reprenons nos places,» dit Anna.

Et Grisha, d'un air fier et heureux, plaça sa tête blonde sous la main de sa tante et l'appuya sur ses genoux.

«Et à quand le bal maintenant? dit-elle en s'adressant à Kitty.

—À la semaine prochaine; ce sera un bal superbe, un de ces bals auxquels on s'amuse toujours.

—Il y en a donc où l'on s'amuse toujours? dit Anna d'un ton de douce ironie.

—C'est bizarre, mais c'est ainsi. Chez les Bobristhchiff on s'amuse toujours; chez les Nikitine aussi; mais chez les Wéjekof on s'ennuie invariablement. N'avez-vous donc jamais remarqué cela?

—Non, chère enfant; il n'y a plus pour moi de bal amusant,—et Kitty entrevit dans les yeux d'Anna ce monde inconnu qui lui était fermé,—il n'y en a que de plus ou moins ennuyeux.

—Comment pouvez-vous vous ennuyer au bal?

—Pourquoi donc ne puis-je m'y ennuyer, moi

Kitty pensait bien qu'Anna devinait sa réponse.

«Parce que vous y êtes toujours la plus belle.»

Anna rougissait facilement, et cette réponse la fit rougir.

«D'abord, reprit-elle, cela n'est pas, et d'ailleurs, si cela était, peu m'importerait!

—Irez-vous à ce bal? demanda Kitty.

—Je ne pourrai m'en dispenser, je crois. Prends celle-ci, dit-elle à
Tania qui s'amusait à retirer les bagues de ses doigts blancs et effilés.

—Je voudrais tant vous voir au bal.

—Eh bien, si je dois y aller, je me consolerai par la pensée de vous faire plaisir. Grisha, ne me décoiffe pas davantage, dit-elle en rajustant une natte avec laquelle l'enfant jouait.

—Je vous vois au bal en toilette mauve.

—Pourquoi en mauve précisément? demanda Anna en souriant. Allez, mes enfants, vous entendez que miss Hull vous appelle pour le thé, dit-elle en envoyant les enfants dans la salle à manger. Je sais pourquoi vous voulez de moi à cette soirée; vous en attendez un grand résultat.

—Comment le savez-vous? C'est vrai.

—Oh! le bel âge que le vôtre! continua Anna. Je me souviens de ce nuage bleu qui ressemble à ceux que l'on voit en Suisse sur les montagnes. On aperçoit tout au travers de ce nuage, à cet âge heureux où finit l'enfance, et tout ce qu'il recouvre est beau, est charmant! Puis apparaît peu à peu un sentier qui se resserre et dans lequel on entre avec émotion, quelque lumineux qu'il semble… Qui n'a pas passé par là!

Kitty écoutait en souriant. «Comment a-t-elle passé par là? pensait-elle; que je voudrais connaître son roman!» Et elle se rappela l'extérieur peu poétique du mari d'Anna.

«Je suis au courant, continua celle-ci; Stiva m'a parlé; j'ai rencontré
Wronsky ce matin à la gare, il me plaît beaucoup.

—Ah! il était là? demanda Kitty en rougissant. Qu'est-ce que Stiva vous a raconté?

—Il a bavardé. Je serais enchantée si cela se faisait, j'ai voyagé hier avec la mère de Wronsky et elle n'a cessé de me parler de ce fils bien-aimé; je sais que les mères ne sont pas impartiales, mais…

—Que vous a dit sa mère?

—Bien des choses, c'est son favori; néanmoins on sent que ce doit être une nature chevaleresque; elle m'a raconté, par exemple, qu'il avait voulu abandonner toute sa fortune à son frère; que dans son enfance il avait sauvé une femme qui se noyait; en un mot, c'est un héros,» ajouta Anna en souriant et en se souvenant des deux cents roubles donnés à la gare.

Elle ne rapporta pas ce dernier trait, qu'elle se rappelait avec un certain malaise; elle y sentait une intention qui la touchait de trop près.

«La comtesse m'a beaucoup priée d'aller chez elle, continua Anna, et je serais contente de la revoir; j'irai demain… Stiva reste, Dieu merci, longtemps avec Dolly, ajouta-t-elle en se levant d'un air un peu contrarié, à ce que crut remarquer Kitty.

—C'est moi qui serai le premier! non, c'est moi, criaient les enfants qui venaient de finir leur thé, et qui rentraient dans le salon en courant vers leur tante Anna.

—Tous ensemble!» dit-elle en allant au-devant d'eux. Elle les prit dans ses bras et les jeta tous sur un divan, en riant de leurs cris de joie.

XXI

Dolly sortit de sa chambre à l'heure du thé; Stépane Arcadiévitch était sorti par une autre porte.

«Je crains que tu n'aies froid en haut, dit Dolly en s'adressant à Anna; je voudrais te faire descendre, nous serions plus près l'une de l'autre.

—Ne t'inquiète pas de moi, je t'en prie, répondit Anna en cherchant à deviner sur le visage de Dolly si la réconciliation avait eu lieu.

—Il fera peut-être trop clair ici, dit sa belle-soeur.

—Je t'assure que je dors partout, et toujours profondément.

—De quoi est-il question?» dit Stépane Arcadiévitch en rentrant dans le salon et en s'adressant à sa femme.

Rien qu'au son de sa voix, Kitty et Anna comprirent qu'on s'était réconcilié.

«Je voudrais installer Anna ici, mais il faudrait descendre des rideaux. Personne ne saura le faire, il faut que ce soit moi, répondit Dolly à son mari.

—Dieu sait si la réconciliation est bien complète! pensa Anna en remarquant le ton froid de Dolly.

—Ne complique donc pas les choses, Dolly, dit le mari; si tu veux, j'arrangerai cela.

—Oui, elle est faite, pensa Anna.

—Je sais comment tu t'y prendras, répondit Dolly avec un sourire moqueur; tu donneras à Matvei un ordre auquel il n'entend rien, puis tu sortiras, et il embrouillera tout.

—Dieu merci, pensa Anna, ils sont tout à fait remis;—et, heureuse d'avoir atteint son but, elle s'approcha de Dolly et l'embrassa.

—Je ne sais pas pourquoi tu nous méprises tant, Matvei et moi?» dit
Stépane Arcadiévitch à sa femme en souriant imperceptiblement.

Pendant toute cette soirée, Dolly fut légèrement ironique envers son mari, et celui-ci heureux et gai, mais dans une juste mesure, et comme s'il eût voulu montrer que le pardon ne lui faisait pas oublier ses torts.

Vers neuf heures et demie, une conversation vive et animée régnait autour de la table à thé, lorsque survint un incident, en apparence fort ordinaire, qui parut étrange à chacun.

On causait d'un de leurs amis communs de Pétersbourg, et Anna s'était vivement levée.

«J'ai son portrait dans mon album, je vais le chercher, et vous montrerai par la même occasion mon petit Serge,» ajouta-t-elle avec un sourire de fierté maternelle.

C'était ordinairement vers dix heures qu'elle disait bonsoir à son fils; bien souvent elle le couchait elle-même avant d'aller au bal; elle se sentit tout à coup très triste d'être si loin de lui. Elle avait beau parler d'autre chose, sa pensée revenait toujours à son petit Serge aux cheveux frisés, et le désir la prit d'aller regarder son portrait et de lui dire un mot de loin.

Elle sortit aussitôt, avec la démarche légère et décidée qui lui était particulière. L'escalier par où l'on montait chez elle donnait dans le grand vestibule chauffé qui servait d'entrée.

Comme elle quittait le salon, un coup de sonnette retentit dans l'antichambre.

«Qui cela peut-il être? dit Dolly.

—C'est trop tôt pour venir me chercher, fit remarquer Kitty, et bien tard pour une visite.

—On apporte sans doute des papiers pour moi,» dit Stépane Arcadiévitch.

Anna, se dirigeant vers l'escalier, vit le domestique accourir pour annoncer un visiteur, tandis que celui-ci attendait, éclairé par la lampe du vestibule.

Elle se pencha sur la rampe pour regarder et reconnut aussitôt Wronsky. Une étrange sensation de joie et de frayeur lui remua le coeur. Il se tenait debout, sans ôter son paletot, et cherchait quelque chose dans sa poche. Comme elle atteignait la moitié du petit escalier, il leva les yeux, l'aperçut, et son visage prit une expression humble et confuse.

Elle le salua d'un léger signe de tête, et entendit Stépane Arcadiévitch appeler Wronsky bruyamment, tandis qu'il se défendait d'entrer.

Quand Anna descendit avec son album, Wronsky était parti, et Stépane Arcadiévitch racontait qu'il n'était venu que pour s'informer de l'heure d'un dîner qui se donnait le lendemain en l'honneur d'une célébrité de passage.

«Jamais il n'a voulu entrer. Quel original!»

Kitty rougit. Elle croyait être seule à comprendre pourquoi il était venu sans vouloir paraître au salon.

«Il aura été chez nous, pensa-t-elle, n'aura trouvé personne, et aura supposé que j'étais ici, mais il ne sera pas resté à cause d'Anna, et parce qu'il est tard.»

On se regarda sans parler, et l'on examina l'album d'Anna.

Il n'y avait rien d'extraordinaire à venir vers neuf heures et demi du soir pour demander un renseignement à un ami, sans entrer au salon; cependant chacun fut surpris, et Anna plus que personne: il lui sembla même que ce n'était pas bien.

XXII

Le bal ne faisait que commencer lorsque Kitty et sa mère montèrent le grand escalier brillamment éclairé et orné de fleurs, sur lequel se tenaient des laquais poudrés, en livrées rouges. Du vestibule où, devant un miroir, elles arrangeaient leurs robes et leurs coiffures avant d'entrer, on entendait un bruissement semblable à celui d'une ruche, et le son des violons de l'orchestre se mettant d'accord pour la première valse.

Un petit vieillard, qui rajustait ses rares cheveux blancs devant un autre miroir, et répandait autour de lui les parfums les plus pénétrants, regarda Kitty avec admiration; il l'avait rencontrée sur l'escalier et se rangea pour lui faire place. Un jeune homme imberbe, de ceux que le vieux prince Cherbatzky appelait des blancs-becs, avec un gilet ouvert en coeur et une cravate blanche qu'il rectifiait tout en marchant, les salua, puis vint prier Kitty de lui accorder une contredanse. La première était promise à Wronsky, il fallut promettre la seconde au petit jeune homme. Un militaire, boutonnant ses gants, se tenait à la porte du salon; il jeta un regard admiratif sur Kitty et se caressa la moustache.

La robe, la coiffure, tous les préparatifs nécessaires à ce bal, avaient certes causé bien des préoccupations à Kitty, mais qui s'en serait douté en la voyant entrer maintenant dans sa toilette de tulle rose? Elle portait si naturellement ses ruches et ses dentelles, qu'on l'aurait pu croire née en robe de bal avec une rose posée sur le sommet de sa jolie tête.

Kitty était en beauté; elle se sentait à l'aise dans sa robe, ses souliers, et ses gants, mais le détail qu'elle approuvait le plus dans sa toilette, était l'étroit velours noir qui entourait son cou et auquel, devant le miroir de sa chambre, elle avait trouvé du «genre». On pouvait à la rigueur critiquer le reste, mais ce petit velours, jamais. Kitty lui sourit avant d'entrer au bal en passant devant une glace; sur ses épaules et ses bras elle sentait une fraîcheur marmoréenne qui lui plaisait; ses yeux brillaient, ses lèvres roses souriaient involontairement; elle avait le sentiment d'être charmante.

À peine eut-elle paru dans la salle, et se fut-elle approchée du groupe de femmes couvertes de tulle, de fleurs et de rubans qui attendaient les danseurs, que Kitty se vit invitée à valser par le meilleur, le principal cavalier, selon la hiérarchie du bal, le célèbre directeur de cotillons, le beau, l'élégant Georges Korsunsky, un homme marié. Il venait de quitter la comtesse Bonine, avec laquelle il avait ouvert le bal, lorsqu'il aperçut Kitty; aussitôt il se dirigea vers elle, de ce pas dégagé spécial aux directeurs de cotillons, et, sans même lui demander si elle désirait danser, il entoura de son bras la taille souple de la jeune fille; celle-ci se retourna pour chercher quelqu'un à qui confier son éventail, et la maîtresse de la maison le lui prit en souriant.

«Vous avez bien fait de venir de bonne heure, dit Korsunsky, je ne comprends pas le genre de venir tard.»

Kitty posa son bras gauche sur l'épaule de son danseur, et ses petits pieds, chaussés de rose, glissèrent légèrement et en mesure sur le parquet.

«On se repose en dansant avec vous, dit-il en faisant quelques pas moins rapides avant de se lancer dans le tourbillon de la valse. Quelle légèreté, quelle précision, c'est charmant!» C'était ce qu'il disait à presque toutes ses danseuses.

Kitty sourit de l'éloge et continua à examiner la salle par-dessus l'épaule de son cavalier; elle n'en était pas à ses débuts dans le monde, et ne confondait pas tous les assistants dans l'ivresse de ses premières impressions; d'autre part, elle n'était pas blasée, et ne connaissait pas tous ces visages au point d'en être lasse. Elle remarqua donc le groupe qui s'était formé dans l'angle de la salle, à gauche; c'est là que se réunissait l'élite de la société: la belle Lydie, la femme de Korsunsky, outrageusement décolletée, la maîtresse de la maison, le chauve Krivine, qu'on voyait toujours avec la société la plus brillante. Bientôt Kitty aperçut Stiva, puis la taille élégante d'Anna. Lui aussi était là; Kitty ne l'avait pas revu depuis la soirée de la déclaration de Levine. Ses yeux le virent de loin, et elle remarqua même qu'il la regardait.

«Faisons-nous encore un tour? Vous n'êtes pas fatiguée? demanda Korsunsky légèrement essoufflé.

—Non, merci.

—Où voulez-vous que je vous conduise?

—Mme Karénine est là, il me semble: menez-moi de son côté.

—Où vous l'ordonnerez.»

Et Korsunsky, ralentissant le pas, mais valsant toujours, la dirigea vers le groupe de gauche, en disant sur sa route: «Pardon, mesdames; pardon, mesdames.» Et, tournoyant adroitement dans ce flot de dentelles, de tulle et de rubans, il l'assit, après une dernière pirouette, qui rejeta sa robe sur les genoux de Krivine, et le dissimula sous un nuage de tulle, tout en découvrant deux petits souliers roses.

Korsunsky salua, se redressa d'un air dégagé, et offrit le bras à sa danseuse pour la mener auprès d'Anna. Kitty, un peu étourdie, débarrassa Krivine de ses jupes, et se retourna pour chercher Mme Karénine. Celle-ci n'était pas en mauve, comme Kitty l'avait rêvée, mais en noir. Elle portait une robe de velours décolletée, qui découvrait ses épaules sculpturales et ses beaux bras. Sa robe était garnie de guipure de Venise; une guirlande de myosotis était posée sur ses cheveux noirs, et un bouquet pareil attachait un noeud noir à son corsage. Sa coiffure était très simple; elle n'avait de remarquable qu'une quantité de petites boucles qui frisaient naturellement, et s'échappaient de tous côtés, aux tempes et sur la nuque. Autour de son beau cou, ferme comme de l'ivoire, était attachée une rangée de perles fines.

Kitty voyait Anna chaque jour et s'en était éprise; mais elle ne sentit tout son charme et toute sa beauté qu'en l'apercevant maintenant en noir, après se l'être imaginée en mauve; l'impression fut si vive qu'elle crut ne l'avoir encore jamais vue. Elle comprit que son grand charme consistait à effacer complètement sa toilette; sa parure n'existait pas, et n'était que le cadre duquel elle ressortait, simple, naturelle, élégante, et cependant pleine de gaieté et d'animation.

Lorsque Kitty parvint jusqu'au groupe où Anna causait avec le maître de la maison, la tête légèrement tournée vers lui, et se tenant, comme toujours, extrêmement droite, elle disait:

«Non, je ne jetterais pas la pierre, quoique je n'approuve pas.» Et, apercevant Kitty, elle l'accueillit d'un sourire affectueux et protecteur. D'un rapide coup d'oeil féminin, elle jugea la toilette de la jeune fille, et fit un petit signe de tête approbateur que celle-ci comprit.

«Vous faites même votre entrée au bal en dansant, lui dit-elle.

—Un bal où se trouve la princesse devient aussitôt animé. Un tour de valse, Anna Arcadievna? ajouta Korsunsky en s'inclinant.

—Ah! vous vous connaissez? demanda le maître de la maison.

—Qui ne connaissons-nous pas, ma femme et moi? répondit Korsunsky: nous sommes comme le loup blanc. Un tour de valse, Anna Arcadievna?

—Je ne danse pas quand je puis m'en dispenser.

—Vous ne le pouvez pas aujourd'hui.»

En ce moment Wronsky s'approcha.

«Eh bien, dans ce cas, dansons, dit-elle en prenant vivement le bras de
Korsunsky sans faire attention au salut de Wronsky.

—Pourquoi lui en veut-elle?» pensa Kitty, qui remarqua fort bien que c'était avec intention qu'Anna ne répondait pas à Wronsky.

Celui-ci s'approcha de Kitty, lui rappela la première contredanse, et lui exprima le regret de ne pas l'avoir vue de quelque temps. Kitty regardait Anna danser et l'admirait tout en écoutant Wronsky; elle s'attendait à être invitée par lui à valser, et comme il n'en faisait rien, elle le regarda d'un air étonné.

Il rougit, l'invita avec une certaine hâte; mais à peine avaient-ils fait les premiers pas, que la musique cessa. Kitty regarda son danseur, son visage était si près du sien,… pendant longtemps,—bien des années après, elle ne put se rappeler un regard plein d'amour auquel il ne répondit pas, sans qu'un sentiment de honte lui déchirât le coeur.

—Pardon, pardon! Valse, valse!» cria Korsunsky de l'autre côté de la salle, et, s'emparant de la première danseuse venue, il recommença à danser.

XXIII

Wronsky fit quelques tours de valse avec Kitty, puis celle-ci retourna auprès de sa mère. À peine eut-elle le temps d'échanger quelques mots avec la comtesse Nordstone que Wronsky vint la chercher pour la contredanse. Ils causèrent à bâtons rompus de Korsunsky et de sa femme, que Wronsky dépeignit gaiement comme d'aimables enfants de quarante ans, du théâtre de société qui s'organisait. À un moment donné, cependant, il l'émut vivement en lui demandant si Levine était encore à Moscou, ajoutant qu'il lui plaisait beaucoup. Mais Kitty ne comptait pas sur la contredanse; ce qu'elle attendait avec un violent battement de coeur, c'était le cotillon; c'est alors, lui semblait-il, que tout devait se décider. Quoique Wronsky ne l'eût pas invitée pendant la contredanse, elle était sûre de danser le cotillon avec lui, comme à tous les bals précédents; elle en était si sûre qu'elle avait refusé cinq invitations, se disant engagée.

Tout ce bal, jusqu'au dernier quadrille, fut pour Kitty semblable à un rêve enchanteur, plein de fleurs, de sons joyeux, de mouvement; elle ne cessait de danser que lorsque les forces lui manquaient et qu'elle implorait un moment de répit; mais, en dansant le dernier quadrille avec un des petits jeunes gens ennuyeux, elle se trouva faire vis-à-vis à Wronsky et à Anna. Celle-ci, dont elle ne s'était pas approchée depuis son entrée au bal, lui apparut cette fois encore sous une forme nouvelle et inattendue. Kitty crut remarquer en elle les symptômes d'une surexcitation qu'elle connaissait par expérience, celle du succès. Anna lui en parut grisée. Kitty savait à quoi attribuer ce regard brillant et animé, ce sourire heureux et triomphant, ces lèvres entr'ouvertes, ces mouvements pleins de grâce et d'harmonie.

«Qui en est cause, se demanda-t-elle, tous ou un seul?»

Elle laissa son malheureux danseur chercher vainement à renouer le fil d'une conversation interrompue, et, tout en se soumettant de bonne grâce, en apparence, aux ordres bruyants de Korsunsky, décrétant le grand rond, puis la chaîne, elle observait, et son coeur se serrait de plus en plus.

«Non, ce n'est pas l'admiration de la foule qui l'enivre ainsi, c'est l'admiration d'un seul: qui est-il? serait-ce lui

Chaque fois que Wronsky adressait la parole à Anna, les yeux de celle-ci s'illuminaient, et un sourire de bonheur entr'ouvrait ses belles lèvres: elle semblait chercher à dissimuler cette joie, mais le bonheur ne s'en peignait pas moins sur son visage.

«Et lui? pensa Kitty. Elle le regarda et fut épouvantée! le sentiment qui se reflétait comme dans un miroir sur les traits d'Anna était tout aussi visible sur le sien. Où étaient ce sang-froid, ce maintien calme, cette physionomie toujours au repos? Maintenant, en s'adressant à sa danseuse, sa tête s'inclinait comme s'il était prêt à se prosterner, son regard avait une expression tout à la fois humble et passionnée. «Je ne veux pas vous offenser, disait ce regard, mais je voudrais sauver mon coeur et le puis-je?»

Leur conversation ne roulait que sur des banalités, et cependant, à chacune de leurs paroles, il semblait à Kitty que son sort se décidait. Pour eux aussi, chose étrange, tout en parlant du drôle de français d'Ivan Ivanitch et du sot mariage de Mlle Elitzki, chaque mot prenait une valeur particulière dont ils sentaient la portée autant que Kitty.

Dans l'âme de la pauvre enfant, le bal, l'assistance, tout se confondit comme dans un brouillard. Seule la force de l'éducation la soutint et l'aida à faire son devoir, c'est-à-dire à danser, à répondre aux questions qui lui étaient adressées, même à sourire. Mais, au moment où le cotillon s'organisa, où l'on commença à placer les chaises et à quitter les petits salons pour se réunir dans le grand, il lui prit un accès de désespoir et de terreur. Elle avait refusé cinq danseurs, n'était pas invitée, et n'avait plus aucune chance de l'être, parce que ses succès dans le monde rendaient invraisemblable qu'elle n'eût pas de cavalier. Il lui aurait fallu dire à sa mère qu'elle était souffrante et quitter le bal, mais elle n'en eut pas la force; Elle se sentait anéantie!

Elle s'enfuit dans un boudoir et tomba sur un fauteuil. Les flots vaporeux de sa robe enveloppaient comme d'un nuage sa taille frêle; son bras de jeune fille, maigre et délicat, retombait sans force, et comme noyé dans les plis de sa jupe rose; l'autre bras agitait nerveusement un éventail devant son visage brûlant. Mais, quoiqu'elle eût l'air d'un joli papillon retenu dans les herbes et prêt à déployer ses ailes frémissantes, un affreux désespoir lui brisait le coeur.

«Je me trompe peut-être, tout cela n'existe pas!» Et elle se rappelait ce qu'elle avait vu.

«Kitty, que se passe-t-il?» dit la comtesse Nordstone, qui s'était approchée d'elle sans qu'elle entendit ses pas sur le tapis.

Les lèvres de Kitty tressaillirent, elle se leva vivement.

«Kitty, tu ne danses pas le cotillon?

Non, non, répondit-elle d'une voix tremblante.

—Il l'a invitée devant moi, dit la Nordstone, sachant bien que Kitty comprenait de qui il s'agissait. Elle lui a répondu: «Vous ne dansez donc pas avec la princesse Cherbatzky?»

—Tout cela m'est égal!» répondit Kitty.

Elle était seule à savoir que, la veille, un homme qu'elle aimait peut-être avait été sacrifié par elle à cet ingrat.

La comtesse alla chercher Korsunsky, avec lequel elle devait danser le cotillon, et l'engagea à inviter Kitty.

Par bonheur pour Kitty, elle ne fut pas obligée de causer, son cavalier, en sa qualité de directeur, passant son temps à courir de l'un à l'autre et à organiser des figures; Wronsky et Anna dansaient presque vis-à-vis d'elle; Kitty les voyait tantôt de loin, tantôt de près, quand leur tour de danser revenait, et plus elle les regardait, plus elle sentait son malheur consommé. Ils étaient seuls, malgré la foule, et sur le visage de Wronsky, d'habitude si impassible, Kitty remarqua cette expression frappante d'humilité et de crainte qui fait penser à un chien intelligent quand il se sent coupable.

Anna souriait, il répondait à son sourire; semblait-elle réfléchir, il devenait sérieux. Une force presque surnaturelle attirait les regards de Kitty sur Anna. Elle était séduisante avec sa robe noire, ses beaux bras couverts de bracelets, son cou élégant entouré de perles, ses cheveux noirs frisés et un peu en désordre. Les mouvements légers et gracieux de ses petits pieds, son beau visage animé, tout en elle était attrayant; mais ce charme avait quelque chose de terrible et de cruel.

Kitty l'admirait plus encore qu'auparavant, tout en sentant croître sa souffrance; elle était écrasée et son visage le disait: Wronsky, en passant près d'elle dans une figure, ne la reconnut pas immédiatement, tant ses traits étaient altérés.

«Quel beau bal! dit-il pour dire quelque chose.

—Oui,» répondit-elle.

Vers le milieu du cotillon, dans une manoeuvre récemment inventée par Korsunsky, Anna, sortant du cercle, eut à appeler «deux cavaliers et deux dames»: l'une d'elles fut Kitty, qui s'approcha toute troublée. Anna, fermant à demi les yeux, la regarda et lui serra la main avec un sourire, mais, remarquant aussitôt l'expression de surprise désolée avec laquelle Kitty y répondit, elle se tourna vers l'autre danseuse et lui parla d'un ton animé.

«Oui, il y a en elle une séduction étrange, presque infernale,» pensa
Kitty.

Anna ne voulait pas rester au souper, et le maître de la maison insistait.

«Restez donc, Anna Arcadievna, lui dit Korsunsky en lui prenant le bras. Quelle invention que mon cotillon! n'est-ce pas un bijou?»

Et il essaya de l'entraîner, le maître de la maison l'y encourageant d'un sourire.

«Non, je ne puis rester,—répondit Anna en souriant aussi; mais, malgré ce sourire, les deux hommes comprirent au son déterminé de sa voix qu'elle ne resterait pas.—Non, car j'ai plus dansé en une fois, à votre bal de Moscou, que dans tout mon hiver à Pétersbourg;—et elle se tourna vers Wronsky qui se tenait près d'elle.—Il faut se reposer avant le voyage.

—Et vous partez décidément demain? demanda-t-il.

—Oui, je pense,» répondit Anna, comme étonnée de la hardiesse de cette question. Pendant qu'elle lui parlait, l'éclat de son regard et de son sourire brûlait le coeur de Wronsky.

Anna n'assista pas au souper et partit.

XXIV

«Il doit y avoir en moi quelque chose de répulsif, pensait Levine en sortant de chez les Cherbatzky pour rentrer chez son frère. Je ne plais pas aux autres hommes. On dit que c'est de l'orgueil: je n'ai pas d'orgueil. Me serais-je mis dans la situation où je suis, si j'en avais?» Et il se figurait Wronsky heureux, aimable, tranquille, plein d'esprit, ignorant jusqu'à la possibilité de se trouver dans une position semblable à la sienne. «Elle devait le choisir, c'est naturel, et je n'ai à me plaindre de rien ni de personne; il n'y a de coupable que moi; quel droit avais-je de supposer qu'elle consentirait à unir sa vie à la mienne? Qui suis-je? que suis-je? Un homme inutile à lui-même et aux autres.»

Et le souvenir de son frère Nicolas lui revint, «N'a-t-il pas raison de dire, lui, que tout est mauvais et détestable en ce monde? Avons-nous jamais été justes en jugeant Nicolas? Certainement, aux yeux de Prokoff qui l'a rencontré ivre et en pelisse déchirée, c'est un être méprisable; mais mon point de vue est différent. Je connais son coeur et je sais que nous nous ressemblons. Et moi qui, au lieu d'aller le chercher, ai été dîner et suis venu ici!»

Levine s'approcha d'un réverbère pour déchiffrer l'adresse de son frère et appela un isvostchik. Pendant le trajet, qui fut long, Levine se rappela un à un les incidents de la vie de Nicolas. Il se souvint comment à l'Université, et un an après l'avoir quittée, son frère avait vécu comme un moine, sans tenir compte des plaisanteries de ses camarades, accomplissant rigoureusement toutes les prescriptions de la religion, offices, carêmes, fuyant tous les plaisirs et surtout les femmes: comment, plus tard, il s'était laissé entraîner et lié avec des gens de la pire espèce pour mener une vie de débauche. Il se rappela son histoire avec un petit garçon qu'il avait pris à la campagne pour l'élever, et qu'il battit de telle sorte, dans un accès de colère, qu'il faillit être condamné pour sévices et mutilation. Il se souvint de son histoire avec un escroc, auquel il avait donné une lettre de change pour payer une dette de jeu, et qu'il avait ensuite traduit en justice pour l'avoir trompé. C'était précisément la lettre de change que venait de payer Serge Ivanovitch. Il se souvint de la nuit que Nicolas passa au poste pour désordres nocturnes, du procès scandaleux entamé contre son frère Serge, lorsqu'il accusa celui-ci de ne pas vouloir lui payer sa part de la succession de leur mère, et enfin de sa dernière aventure, lorsque, ayant pris un emploi dans les gouvernements de l'ouest, il fut traduit en jugement pour coups portés à un supérieur. Tout cela était odieux, mais pour Levine l'impression était moins mauvaise que pour ceux qui ne connaissaient pas Nicolas, car il s'imaginait connaître le fond de ce coeur et sa véritable histoire.

Levine n'oubliait pas qu'au temps où Nicolas avait cherché dans les pratiques de la dévotion un frein à ses mauvaises passions, personne ne l'avait approuvé ou soutenu; chacun, au contraire, lui le premier, l'avait tourné en ridicule; puis, lorsque était venue la chute, personne ne chercha à le relever: on le fuyait avec horreur et dégoût.

Levine sentait que Nicolas, dans le fond de son âme, ne devait pas se trouver plus coupable que ceux qui le méprisaient. Était-il responsable de sa nature indomptable, de son intelligence bornée? N'avait-il pas cherché à rester dans la bonne voie? «Je lui parlerai à coeur ouvert et l'obligerai à en faire autant, et je lui prouverai que je le comprends parce que je l'aime.»

Il se fit donc conduire à l'hôtel indiqué sur l'adresse, vers onze heures du soir.

«En haut, aux numéros 12 et 13, répondit le suisse de l'hôtel.

—Est-il chez lui?

—Probablement.»

La porte du numéro 12 était entr'ouverte, et il sortait de la chambre une épaisse fumée de tabac de qualité inférieure; Levine entendit le son d'une voix inconnue, puis il reconnut la présence de son frère en l'entendant tousser.

Quand il entra dans une espèce d'antichambre, la voix inconnue disait:

«Tout dépend de la façon raisonnable et rationnelle dont l'affaire sera menée.»

Levine jeta un coup d'oeil dans l'entre-bâillement de la porte, et vit que celui qui parlait était un jeune homme, vêtu comme un homme du peuple, un énorme bonnet sur la tête; sur le divan était assise une jeune femme grêlée, en robe de laine, sans col et sans manchettes. Le coeur de Constantin se serra à l'idée du milieu dans lequel vivait son frère! Personne ne l'entendit, et, tout en ôtant ses galoches, il écouta ce que disait l'individu mal vêtu. Il parlait d'une affaire qu'il cherchait à conclure.

«Que le diable les emporte, les classes privilégiées! dit la voix de son frère après avoir toussé. Macha! tâche de nous avoir à souper, et donne-nous du vin s'il en reste; sinon, fais-en chercher.»

La femme se leva, et en sortant aperçut Constantin de l'autre côté de la cloison.

«Quelqu'un vous demande, Nicolas Dmitrievitch, dit-elle.

—Que vous faut-il? cria la voix de Nicolas avec colère.

—C'est moi, répondit Constantin en paraissant à la porte.

—Qui moi?» répéta la voix de Nicolas sur un ton irrité.

Levine l'entendit se lever vivement en s'accrochant à quelque chose, et vit se dresser devant lui la haute taille, maigre et courbée de son frère, dont l'aspect sauvage, hagard et maladif lui fit peur.

Il avait encore maigri depuis la dernière fois que Constantin l'avait vu, trois ans auparavant; il portait une redingote écourtée; sa structure osseuse, ses mains, tout paraissait plus grand. Ses cheveux étaient devenus plus rares, ses moustaches se hérissaient autour de ses lèvres comme autrefois, et il avait le même regard effrayé qui se fixa sur son visiteur avec une sorte de naïveté.

«Ah! Kostia!» s'écria-t-il tout à coup en reconnaissant son frère, et ses yeux brillèrent de joie; puis, se tournant vers le jeune homme, il fit de la tête et du cou un mouvement nerveux, bien connu de Levine, comme si sa cravate l'eût étranglé, et une expression toute différente, sauvage et cruelle, se peignit sur son visage amaigri.

«Je vous ai écrit, à Serge Ivanitch et à vous, mais je ne vous connais pas et ne veux pas vous connaître. Que veux-tu, que voulez-vous de moi?»

Constantin avait oublié ce que cette nature offrait de mauvais, de difficile à supporter, et qui rendait impossible toute relation de famille; il s'était représenté son frère tout autre, en pensant à lui; maintenant, en revoyant ces traits, ces mouvements de tête bizarres, le souvenir lui revint.

«Mais je ne veux rien de toi, répondit-il avec une certaine timidité, je suis tout simplement venu te voir.»

L'air craintif de son frère adoucit Nicolas.

«Ah! c'est ainsi, dit-il avec une grimace; dans ce cas, entre, assieds-toi; veux-tu souper? Macha, apporte trois portions. Non, attends. Sais-tu qui c'est? dit-il à son frère en désignant l'individu mal vêtu. C'est M. Kritzki, mon ami; je l'ai connu à Kiew; c'est un homme très remarquable. La police le persécutait, naturellement parce que ce n'est pas un lâche.»

Et il regarda chacun des assistants, comme il faisait toujours après avoir parlé; puis, s'adressant à la femme qui était sur le point de sortir, il cria:

«Attends, te dis-je!» Il regarda encore chacun et se mit à raconter, avec la difficulté de parole que connaissait trop bien Constantin, toute l'histoire de Kritzki: comment il avait été chassé de l'Université pour avoir voulu fonder une société de secours et des écoles du dimanche; comment il avait ensuite été nommé instituteur primaire pour être aussitôt chassé; comment il avait été mis en jugement on ne sait pourquoi.

«Vous êtes de l'Université de Kiev? demanda Constantin à Kritzki pour rompre un silence gênant.

—Oui, j'en ai été, répondit Kritzki, fronçant le sourcil d'un air mécontent.

—Et cette femme, interrompit Nicolas en la désignant, est Maria-Nicolaevna, la compagne de ma vie. Je l'ai prise dans une maison, mais je l'aime et je l'estime, et tous ceux qui veulent me connaître doivent l'aimer et l'honorer. Je la considère comme ma femme. Ainsi tu sais à qui tu as affaire: et maintenant, si tu crois t'abaisser, libre à toi de sortir.»

Et il jeta un regard interrogateur sur ceux qui l'entouraient.

«Je ne comprends pas en quoi je m'abaisserais.

—Alors, fais-nous monter trois portions, Macha, trois portions, de l'eau-de-vie, du vin. Non, attends; non, c'est inutile, va.»

XXV

«Vois-tu,—continua Nicolas Levine en plissant le front avec effort et s'agitant, car il ne savait ni que dire, ni que faire.—Vois-tu,—et il montra dans un coin de la chambre quelques barres de fer attachées avec des sangles.—Vois-tu cela? C'est le commencement d'une oeuvre nouvelle que nous entreprenons; cette oeuvre est un artel[5] professionnel.»

[Note 5: Association ouvrière.]

Constantin n'écoutait guère; il observait ce visage maladif de phtisique, et sa pitié croissante l'empêchait de prêter grande attention à ce que disait son frère. Il savait bien d'ailleurs que cette oeuvre n'était qu'une ancre de salut destinée à empêcher Nicolas de se mépriser complètement. Celui-ci continua:

«Tu sais que le capital écrase l'ouvrier; l'ouvrier, chez nous, c'est le paysan; c'est lui qui porte tout le poids du travail, et, quoi qu'il fasse, il ne peut sortir de son état de bête de somme. Tout le bénéfice, tout ce qui pourrait améliorer le sort des paysans, leur donner quelques loisirs et par conséquent quelque instruction, tout est englouti par le capitaliste. Et la société est ainsi faite, que plus ils travailleront, plus les propriétaires et les marchands s'engraisseront à leurs dépens, tandis qu'eux ils resteront bêtes de somme. C'est là ce qu'il faut changer.—Et il regarda son frère d'un air interrogateur.

—Oui certainement, répondit Constantin en remarquant deux taches rouges se former sur les pommettes des joues de son frère.

—Et nous organisons un artel de serrurerie où tout sera en commun: travail, bénéfices, jusqu'aux instruments de travail eux-mêmes.

—Où sera cet artel? demanda Constantin.

—Dans le village de Vasdrem, dans le gouvernement de Kasan.

—Pourquoi dans un village? Il me semble qu'à la campagne l'ouvrage ne manque pas? Pourquoi y établir un artel de serrurerie?

—Parce que le paysan reste serf tout comme par le passé, et c'est à cause de cela qu'il vous est désagréable, à Serge et à toi, qu'on cherche à les tirer de cet esclavage,» répondit Nicolas contrarié de cette observation.

Pendant qu'il parlait, Constantin avait examiné la chambre triste et sale; il soupira, et ce soupir irrita encore plus Nicolas.

«Je connais vos préjugés aristocratiques, à Serge et à toi; je sais qu'il emploie toutes les forces de son intelligence à défendre les maux qui nous accablent.

—À quel propos parles-tu de Serge? dit Levine en souriant.

—De Serge? voilà pourquoi j'en parle, cria tout à coup Nicolas à ce nom, voilà pourquoi. Mais à quoi bon? Dis-moi seulement pourquoi tu es venu? Tu méprises tout ceci, tant mieux, va-t'en au diable, va-t'en!—Et il se leva de sa chaise en criant: Va-t'en, va-t'en!

—Je ne méprise rien, dit Constantin doucement; je ne discute même pas.»

Maria-Nicolaevna entra en ce moment; Nicolas se tourna vers elle en colère, mais elle s'approcha vivement de lui, et lui dit quelques mots à l'oreille.

«Je suis malade, je deviens irritable, dit Nicolas plus calme et respirant péniblement, et tu viens me parler de Serge et de ses articles! Ce sont de telles insanités, de tels mensonges, de telles erreurs! Comment un homme qui ne sait rien de la justice peut-il en parler? Avez-vous lu son article? dit-il en s'adressant à Kritzki.—Et, s'approchant de la table, il voulut se débarrasser de cigarettes à moitié faites.

—Je ne l'ai pas lu, répondit Kritzki d'un air sombre, ne voulant visiblement prendre aucune part à la conversation.

—Pourquoi? demanda Nicolas avec irritation.

—Parce que je trouve inutile de perdre ainsi mon temps.

—Permettez: comment savez-vous si ce serait du temps perdu? Pour bien des gens, cet article est inabordable parce qu'ils ne peuvent le comprendre; mais pour moi, c'est différent: je lis au travers des pensées, et je sais en quoi il est faible.»

Personne ne répondit. Kritzki se leva lentement et prit son bonnet.

«Vous ne voulez pas souper? Dans ce cas, bonsoir. Revenez demain avec le serrurier.»

À peine Kritzki fut-il sorti que Nicolas cligna de l'oeil en souriant.

«Pas fort non plus celui-là, dit-il, je vois bien…»

Kritzki l'appela du seuil de la porte.

«Qu'y a-t-il?» demanda Nicolas, et il alla le rejoindre dans le corridor.

Resté seul avec Maria-Nicolaevna, Levine s'adressa à elle:

«Êtes-vous depuis longtemps avec mon frère? lui demanda-t-il.

—Depuis bientôt deux ans. Sa santé est devenue faible; il boit beaucoup.

—Comment l'entendez-vous?

—Il boit de l'eau-de-vie. Cela lui fait mal.

—Et en boit-il avec excès? demanda Levine à voix basse.

—Oui, répondit-elle en regardant avec crainte du coté de la porte, où se montra Nicolas Levine.

—De quoi parlez-vous? dit-il en les regardant l'un après l'autre, les yeux effarés et en fronçant le sourcil.

—De rien, répondit Constantin confus.

—Vous ne voulez pas répondre: eh bien, ne répondez pas; mais tu n'as que faire de causer avec elle. C'est une fille, et toi un gentilhomme… Je vois bien que tu as tout compris et jugé, et que tu considères mes erreurs avec mépris, dit-il en élevant la voix.

—Nicolas Dmitrievitch, Nicolas Dmitrievitch, murmura Marie Nicolaevna en s'approchant de lui.

—C'est bon, c'est bon!… Eh bien, et ce souper? Ah! le voilà! dit-il en voyant entrer un domestique portant un plateau.

—Par ici,—continua-t-il d'un ton irrité, et aussitôt il se versa un verre d'eau-de-vie qu'il but avidement.—En veux-tu? demanda-t-il déjà rasséréné à son frère.

—Ne parlons plus de Serge Ivanitch. Je suis tout de même content de te revoir. On a beau dire, nous ne sommes pourtant pas des étrangers l'un pour l'autre. Bois donc. Raconte-moi ce que tu fais? continua-t-il en mâchant hâtivement un morceau de pain et en se versant un second verre. Comment vis-tu?

—Mais comme autrefois, seul, à la campagne; je m'occupe d'agriculture, —répondit Constantin en regardant plein de terreur l'avidité avec laquelle son frère mangeait et buvait, et en tâchant de dissimuler ses impressions.

—Pourquoi ne te maries-tu pas?

—Cela ne s'est pas trouvé, répondit Constantin en rougissant.

—Pourquoi cela? Quant à moi, c'est fini. J'ai gâché mon existence. J'ai dit et je dirai toujours que, si on m'avait donné ma part de succession quand j'en avais besoin, ma vie aurait été tout autre.»

Constantin se hâta de changer de conversation.

«Sais-tu que ton Vanioucha est chez moi à Pakrofsky, au comptoir,» dit-il.

Nicolas eut un mouvement de cou nerveux et parut réfléchir.

«Raconte-moi ce qui se passe à Pakrofsky. La maison est-elle la même? et nos bouleaux! et notre chambre d'étude! Se peut-il que Philippe le jardinier vive encore? Comme je me souviens du petit pavillon, du grand divan! Ne change rien à la maison, marie-toi vite et recommence la vie d'autrefois. Je viendrai chez toi alors, si tu as une bonne femme.

—Pourquoi ne pas venir maintenant? Nous nous arrangerions si bien ensemble?

—Je serais venu si je ne craignais de rencontrer Serge Ivanitch.

—Tu ne le rencontreras pas: je suis absolument indépendant de lui.

—Oui, mais, quoi que tu dises, il te faut choisir entre lui et moi,» dit
Nicolas en levant avec crainte les yeux sur son frère.

Cette timidité toucha Levine.

«Si tu veux que je te fasse une confession au sujet de votre querelle, je te dirai que je ne prends parti ni pour l'un, ni pour l'autre. Vous avez, selon moi, tort tous les deux; seulement, chez toi le tort est extérieur, tandis qu'il est intérieur chez Serge.

—Ha, ha! tu l'as compris, tu l'as compris! cria Nicolas avec une explosion de joie.

—Et si tu veux aussi le savoir, c'est à ton amitié que je tiens personnellement le plus, parce que…

—Pourquoi? pourquoi?»

Constantin n'osait pas dire que cela tenait à ce que Nicolas était malheureux et avait plus besoin de son affection; mais Nicolas comprit, et se reprit à boire d'un air sombre.

«Assez, Nicolas Dmitrievitch! dit Maria-Nicolaevna en tendant sa grosse main vers le carafon d'eau-de-vie.

—Laisse, ne m'ennuie pas, sinon je te bats!» cria-t-il.

Marie eut un bon sourire soumis qui désarma Nicolas, et elle retira l'eau-de-vie.

«Tu crois qu'elle ne comprend rien, celle-là? dit Nicolas. Elle comprend tout mieux qu'aucun de nous. N'est-ce pas qu'elle a quelque chose de gentil, de bon?

—Vous n'aviez jamais été à Moscou? demanda Constantin pour dire quelque chose.

—Ne lui dis donc pas vous. Elle craint cela. Sauf le juge de paix qui l'a jugée quand elle a voulu sortir de la maison où elle était, personne ne lui a jamais dit vous. Mon Dieu, comme tout manque de bon sens en ce monde! s'écria-t-il tout à coup. Ces nouvelles institutions, ces juges de paix, ces semstvos! quelles monstruosités!»

Et il entreprit de raconter ses aventures avec les nouvelles institutions.

Constantin l'écoutait; ce besoin de négation et de critique, qu'il partageait avec son frère, et qu'il exprimait si souvent, lui devint tout à coup désagréable.

«Nous comprendrons tout cela dans l'autre monde, dit-il en plaisantant.

—Dans l'autre monde! Oh! je ne l'aime pas cet autre monde, je ne l'aime pas! répéta Nicolas en fixant des yeux hagards sur son frère. Il semblerait bon de sortir de ce chaos, de toutes ces vilenies: mais j'ai peur de la mort, j'en ai terriblement peur.»

Il frissonna.

«Mais bois donc quelque chose. Veux-tu du champagne? ou bien veux-tu que nous sortions? Allons voir les Bohémiennes! Sais-tu que je me suis mis à aimer les Bohémiennes et les chansons russes…»

Sa langue s'embrouillait, et il sautait d'un sujet à un autre. Constantin, avec l'aide de Macha, lui persuada de ne pas sortir, et ils le couchèrent complètement ivre.

Macha promit à Levine de lui écrire si c'était nécessaire et de tâcher de décider Nicolas à venir vivre chez lui.

XXVI

Le lendemain matin, Levine quitta Moscou, et vers le soir il fut de retour chez lui. Pendant le voyage il lia conversation en wagon avec ses compagnons de route, causa politique, chemins de fer et, tout comme à Moscou, se sentit sous le poids du chaos de tant d'opinions diverses, mécontent de lui-même et honteux, sans savoir pourquoi. Mais quand il aperçut Ignace, son cocher borgne, le col de son caftan relevé par-dessus les oreilles, son traîneau couvert d'un tapis qu'éclairait la lumière vacillante des lampes de la gare, ses chevaux, la queue bien ficelée, avec leur harnachement de grelots; quand le cocher, tout en l'installant en traîneau, lui raconta les nouvelles de la maison: comment Simon l'entrepreneur était venu, et comment Pava, la plus belle de ses vaches avait vêlé,—il lui sembla sortir peu à peu de ce chaos, et son mécontentement disparut aussi bien que sa honte. La seule vue d'Ignace et des chevaux lui avait été un soulagement, mais, une fois qu'il eut endossé la touloupe[6] qu'on lui avait apportée, et qu'assis bien enveloppé dans son traîneau il se prit à songer aux ordres à donner en rentrant, tout en examinant le cheval de volée, son ancien cheval de selle (une bête rapide quoique forcée), le passé lui apparut sous un tout autre jour. Il cessa de souhaiter être un autre que lui-même, et désira simplement devenir meilleur qu'il n'avait été jusque-là. Et d'abord il n'espérerait plus de bonheurs extraordinaires et se contenterait de la réalité présente; puis il saurait résister aux mauvaises passions, comme celles qui le possédaient le jour où il fit sa demande, et enfin il se promit de ne plus oublier Nicolas, et de chercher à lui venir en aide quand il serait plus mal; hélas! il craignait que ce ne fût bientôt. La conversation sur le communisme, qu'il avait si légèrement traité avec son frère, lui revint en mémoire et le fit réfléchir. Il considérait comme absurde une réforme des conditions économiques, mais n'en était pas moins frappé du contraste injuste de la misère du peuple comparée au superflu dont il jouissait; il se promit de travailler dorénavant plus qu'il ne l'avait fait, et de se permettre moins de luxe que par le passé. Plongé dans ces réflexions, il fit le trajet de la gare chez lui sous l'impression des pensées les plus douces.

[Note 6: Pelisse en peau de mouton.]

Une faible clarté tombait des fenêtres de sa vieille bonne sur le perron couvert de neige. Kousma, le domestique, réveillé en sursaut, se précipita pieds nus et à moitié endormi pour ouvrir la porte; Laska, la chienne de chasse, courut aussi à la rencontre du maître et, renversant presque Kousma sur son passage, accueillit Levine debout sur ses pattes de derrière, avec le désir évident de lui planter celles de devant sur la poitrine.

«Vous êtes revenu bien vite, mon petit père, dit Agathe Mikhaïlovna.

—Je me suis ennuyé à Moscou, Agathe Mikhaïlovna; on est bien chez les autres, mais on est mieux chez soi!» dit-il en passant dans son cabinet.

Le cabinet s'éclaira aussitôt de bougies apportées à la hâte. Les détails familiers lui en apparurent peu à peu: les grandes cornes de cerf, les rayons chargés de livres, le miroir, le poêle avec ses bouches de chaleur qui demandaient depuis longtemps à être réparées, le vieux divan de son père, la grande table; sur celle-ci un livre ouvert, un cendrier cassé, un cahier couvert de son écriture.

En se retrouvant là, il se prit à douter de la possibilité d'un changement d'existence tel qu'il l'avait rêvé chemin faisant. Toutes ces traces de sa vie passée semblaient lui dire: «Non, tu ne nous quitteras pas, tu ne deviendras pas autre, tu resteras ce que tu as toujours été, avec tes doutes, tes perpétuels mécontentements de toi même, tes tentatives stériles d'amélioration, tes rechutes, et ton éternelle attente d'un bonheur qui n'est pas fait pour toi.»

Voilà ce que disaient les objets extérieurs; une voix différente parlait dans son âme, lui murmurait qu'il ne fallait pas être esclave de son passé, qu'on faisait de soi ce qu'on voulait. Obéissant à cette voix, il s'approcha d'un coin de la chambre où se trouvaient deux poids pesant chacun un poud; il les souleva pour faire un peu de gymnastique, et tâcher de se retrouver fort et courageux. Un bruit se fit entendre près de la porte. Il déposa aussitôt ses poids.

C'était l'intendant. Il commença par annoncer que, grâce à Dieu, tout allait bien, puis il avoua que le sarrasin avait brûlé dans le nouveau séchoir. Levine en fut irrité. Ce séchoir, construit, et en partie inventé par lui, n'avait jamais été approuvé par l'intendant, qui annonçait maintenant l'accident avec calme et avec un certain air de triomphe modeste. Levine était persuadé qu'on avait négligé des précautions cent fois recommandées. La mauvaise humeur le prit et il gronda l'intendant. Mais il apprit un événement heureux et important: Pava, la meilleure, la plus belle des vaches, achetée à l'exposition, avait vêlé.

«Kousma, donne ma touloupe; et vous, faites allumer une lanterne. J'irai la voir,» dit-il à l'intendant.

L'étable des vaches de prix se trouvait tout près de la maison; Levine traversa la cour en longeant les tas de neige accumulée sous les buissons de lilas, s'approcha de l'étable, et en ouvrit la porte à moitié gelée sur ses gonds; une chaude odeur de fumier s'en exhalait; les vaches, étonnées de la lumière inattendue des lanternes, se retournèrent sur leurs litières de paille fraîche. La croupe luisante et noire, tachetée de blanc, de la vache hollandaise brilla dans la pénombre; Berkut, le taureau, l'anneau passé dans les lèvres, voulut se lever, puis changea d'idée et se contenta de souffler bruyamment quand on passa près de lui.

La belle Pava, immense comme un hippopotame, était couchée près de son veau, qu'elle flairait, et auquel elle formait un rempart de son corps.

Levine entra dans sa stalle, l'examina et souleva le veau tacheté de blanc et de rouge sur ses longues pattes tremblantes.

Pava beugla d'émotion, mais se rassura quand Levine lui rendit son nouveau-né, qu'elle se mit à lécher, en soupirant lourdement. Le petit animal se blottit sous les flancs de sa mère en remuant la queue.

«Éclaire par ici, Fedor, donne la lanterne, dit Levine en examinant le veau. C'est sa mère! quoiqu'il ait la robe du père; la jolie bête, longue et fine. N'est-ce pas qu'elle est jolie, Wassili Fedorovitch? dit-il en se tournant vers son intendant, oubliant, dans le plaisir que lui causait la nouveau-né, l'ennui du sarrasin brûlé.

—Il a de qui tenir, comment serait-il laid? Simon l'entrepreneur est venu le lendemain de votre départ, Constantin Dmitrievitch, il faudrait s'arranger avec lui.—J'ai déjà eu l'honneur de vous parler de la machine.»

Cette seule phrase fit rentrer Levine dans tous les détails de son exploitation, qui était grande et compliquée, et de l'étable il alla droit au bureau, où il parla à l'entrepreneur et à l'intendant; puis il rentra à la maison et monta au salon.

XXVII

La maison de Levine était grande et ancienne, mais il l'occupait et la chauffait en entier, bien qu'il y habitât seul; c'était absurde, et absolument contraire à ses nouveaux projets, ce qu'il sentait bien; mais cette maison était pour lui tout un monde, un monde où avaient vécu et où étaient morts son père et sa mère; ils y avaient vécu de la vie qui, pour Levine, était l'idéal de la perfection, et qu'il rêvait de recommencer avec une famille à lui.

Levine se souvenait à peine de sa mère; mais ce souvenir était sacré, et sa femme, s'il se mariait, devait, dans son imagination, être semblable à cet idéal charmant et adoré. Pour lui, l'amour ne pouvait exister en dehors du mariage; il allait plus loin: c'est à la famille qu'il pensait d'abord, et ensuite à la femme qui devait la lui donner. Ses idées sur le mariage étaient donc fort différentes de celles que s'en formaient la plupart de ses amis, pour lesquels il représentait uniquement un des nombreux actes de la vie sociale. Levine le considérait comme l'acte principal de l'existence, celui dont tout son bonheur dépendait. Et maintenant il fallait y renoncer!

Quand il entra dans son petit salon, où d'ordinaire il prenait le thé, et qu'il s'assit dans son fauteuil avec un livre, tandis que Agathe Mikhaïlovna lui apportait sa tasse, et se plaçait près de la fenêtre, en disant comme d'habitude: «Permettez-moi de m'asseoir, mon petit père», —il sentit, chose étrange, qu'il n'avait pas renoncé à ses rêveries, et qu'il ne pouvait vivre sans elles. Serait-ce Kitty ou une autre, mais cela serait. Ces images d'une vie de famille future occupaient son imagination, tout en s'arrêtant parfois pour écouter les bavardages d'Agathe Mikhaïlovna. Il sentait que, dans le fond de son âme, quelque chose se modérait, mais aussi se fixait irrévocablement.

Agathe Mikhaïlovna racontait comment Prokhor avait oublié Dieu et, au lieu de s'acheter un cheval avec l'argent donné par Levine, s'était mis à boire sans trêve, et avait battu sa femme presque jusqu'à la mort; et, tout en écoutant, il lisait son livre, et retrouvait le fil des pensées éveillées en lui par cette lecture. C'était un livre de Tyndall sur la chaleur. Il se souvint d'avoir critiqué Tyndall sur la satisfaction avec laquelle il parlait de la réussite de ses expériences, et sur son manque de vues philosophiques. Et tout à coup une idée joyeuse lui traversa l'esprit: «Dans deux ans je pourrai avoir deux hollandaises, et Pava elle-même sera encore là; douze filles de Berkut pourront être mêlées au troupeau! Ce sera superbe!» Et il se reprit à lire: «Eh bien, mettons que l'électricité et la chaleur ne soient qu'une seule et même chose» mais peut-on employer les mêmes unités dans les équations qui servent à résoudre cette question? Non. Eh bien alors? Le lien qui existe entre toutes les forces de la nature se sent de reste, instinctivement…—Et quel beau troupeau, quand la fille de Pava sera devenue une vache rouge et blanche: nous sortirons, ma femme et moi avec quelques visiteurs pour les voir rentrer. Ma femme dira: «Kostia et moi avons élevé cette génisse comme un enfant.—Comment cela peut-il vous intéresser? dira le visiteur.—Ce qui l'intéresse m'intéresse aussi.—Mais qui sera-t-elle?» Et il se rappela ce qui s'était passé à Moscou… «Qu'y faire? Je n'y peux rien. Mais maintenant tout marchera autrement. C'est une sottise que de se laisser dominer par son passé, il faut lutter pour vivre mieux, beaucoup mieux…» Il leva la tête et se perdit dans ses pensées. La vieille Laska, qui n'avait pas encore bien digéré son bonheur d'avoir revu son maître, était allée faire un tour dans la cour en aboyant; elle rentra dans la chambre, agitant sa queue de satisfaction et rapportant l'odeur de l'air frais du dehors, s'approcha de lui, glissa sa tête sous sa main et réclama une caresse en geignant plaintivement.

«Il ne lui manque que la parole, dit la vieille Agathe: ce n'est qu'un chien pourtant: mais il comprend que le maître est de retour et qu'il est triste.

—Pourquoi triste?

—Ne le vois-je donc pas, petit père? Il est temps que je connaisse les maîtres, n'ai-je pas grandi avec eux? Pourvu que la santé soit bonne et la conscience pure, le reste n'est rien.»

Levine la regarda attentivement, s'étonnant de la voir ainsi deviner ses pensées.

«Si je remplissais une seconde tasse?» dit-elle; et elle sortit chercher du thé.

Laska continuait à fourrer sa tête dans la main de son maître: il la caressa, et aussitôt elle se coucha en rond à ses pieds, posant la tête sur une de ses pattes de derrière; et pour mieux prouver que tout allait bien et rentrait dans l'ordre, elle ouvrit légèrement la gueule, glissa la langue entre ses vieilles dents, et, avec un léger claquement de lèvres, s'installa dans un repos plein de béatitude. Levine suivait tous ses mouvements.

«Je ferai de même! pensa-t-il; tout peut encore s'arranger.»

XXVIII

Anna Arcadievna envoya le lendemain du bal une dépêche à son mari pour lui annoncer qu'elle quittait Moscou le jour même.

«Non, il faut, il faut que je parte,—dit-elle à sa belle-soeur pour lui expliquer ses changements de projets, comme si elle se rappelait à temps les nombreuses affaires qui l'attendaient;—il vaut mieux que ce soit aujourd'hui.» Stépane Arcadiévitch dînait en ville, mais il promit de rentrer pour reconduire sa soeur à sept heures. Kitty ne vint pas, et s'excusa par un petit mot, se disant souffrante de la migraine.

Dolly et Anna dînèrent seules avec les enfants et l'Anglaise.

Les enfants, soit inconstance, soit instinct, ne jouèrent pas avec leur tante comme à son arrivée; leur tendresse avait disparu, et ils semblèrent se préoccuper fort peu de la voir partir. Anna avait passé la matinée à organiser son départ; elle écrivit quelques billets d'adieu, termina ses comptes et fit ses malles. Il sembla à Dolly qu'elle n'avait pas l'âme tranquille, et que cette agitation, qu'elle connaissait par expérience, avait sa raison d'être dans un certain mécontentement général d'elle-même. Après le dîner, Anna monta s'habiller dans sa chambre, et Dolly la suivit.

«Tu es étrange aujourd'hui, lui dit Dolly.

—Moi! tu trouves? Non, je ne suis pas étrange, je suis mauvaise. Cela m'arrive, j'ai envie de pleurer. C'est très bête, mais cela passera, —dit-elle vivement, en cachant son visage rougissant contre un petit sac où elle mettait sa coiffure de nuit et ses mouchoirs de poche. Ses yeux brillaient de larmes qu'elle contenait avec peine.—J'avais si peu envie de quitter Pétersbourg, et maintenant il me coûte de m'en aller d'ici.

—Tu es venue faire une bonne action,» dit Dolly en l'observant avec attention.

Anna la regarda les yeux mouillés de larmes.

«Ne dis pas cela, Dolly. Je n'ai rien fait et ne pouvais rien faire. Je me demande souvent pourquoi on semble ainsi s'entendre pour me gâter. Qu'ai-je fait, et que pouvais-je faire? Tu as trouvé assez d'amour dans ton coeur pour pardonner…

—Dieu sait ce qui serait arrivé sans toi! Combien tu es heureuse, Anna! dit Dolly: tout est clair et pur dans ton âme.

—Chacun a ses skeletons dans son âme, comme disent les Anglais.

—Quels skeletons peux-tu avoir? En toi tout est clair!

—J'ai les miens!—s'écria tout à coup Anna, et un sourire inattendu, rusé, moqueur, plissa ses lèvres malgré ses larmes.

—Dans ce cas, ce sont des skeletons amusants, et non pas tristes, répondit Dolly en souriant.

—Oh non! ils sont tristes! Sais-tu pourquoi je pars aujourd'hui au lieu de demain? C'est un aveu qui me pèse, mais que je veux te faire,» dit Anna en s'asseyant d'un air décidé dans un fauteuil, et en regardant Dolly bien en face.

À son grand étonnement, Dolly vit qu'Anna avait rougi jusqu'au blanc des yeux, jusqu'aux petits frisons noirs de sa nuque.

«Oui, continua Anna, sais-tu pourquoi Kitty n'est pas venue dîner? Elle est jalouse de moi… j'ai été cause que ce bal, au lieu d'être une joie pour elle, a été un martyre. Mais vraiment, vraiment, je ne suis pas coupable, ou, si je le suis, c'est bien peu, dit-elle en appuyant sur le dernier mot.

—Oh! comme tu as ressemblé à Stiva en disant cela,» dit Dolly en riant.

Anna s'offensa.

«Oh non, non! Je ne suis pas Stiva, dit-elle en s'assombrissant. Je te raconte cela parce que je ne me permets pas un instant de douter de moi-même.»

Mais, au moment où elle prononçait ces mots, elle sentit combien peu ils étaient justes; non seulement elle doutait d'elle-même, mais le souvenir de Wronsky lui causait tant d'émotion, qu'elle partait plus tôt qu'elle n'en avait eu l'intention, uniquement pour ne plus le rencontrer.

«Oui, Stiva m'a dit que tu avais dansé le cotillon avec lui, et qu'il…

—Tu ne saurais croire combien tout cela a singulièrement tourné. Je pensais contribuer au mariage, et, au lieu d'y aider… peut-être contre mon gré ai-je…» Elle rougit et se tut.

«Oh! ces choses-là se sentent tout de suite, dit Dolly.

—Je serais au désespoir si, de son côté, il y avait quelque chose de sérieux, interrompit Anna; mais je suis convaincue que tout sera vite oublié et que Kitty cessera de m'en vouloir.

—Au fond, et pour parler franc, je ne regretterais guère qu'elle manquât ce mariage; il vaut bien mieux en rester là, si Wronsky est homme à s'être épris de toi en un jour.

—Eh bon Dieu, ce serait si fou!—dit Anna, et son visage se couvrit d'une vive rougeur de contentement en entendant exprimer par une autre la pensée qui l'occupait.—Et voilà comment je pars en me faisant une ennemie de Kitty que j'aimais tant! elle est si charmante! Mais tu arrangeras cela, Dolly, n'est-ce pas?»

Dolly retint avec peine un sourire. Elle aimait Anna, mais n'était pas fâchée de lui trouver aussi des faiblesses. «Une ennemie? c'est impossible.

—J'aurais tant désiré être aimée de vous comme je vous aime, et maintenant je vous aime bien plus encore que par le passé, dit Anna les larmes aux yeux. Mon Dieu, que je suis donc bête aujourd'hui!»

Elle passa son mouchoir sur ses yeux, et commenca sa toilette.

Au moment de partir arriva enfin Stépane Arcadiévitch, avec une figure rouge et animée, sentant le vin et les cigares.

L'attendrissement d'Anna avait gagné Dolly, et, en embrassant sa belle-soeur pour la dernière fois, elle murmura: «Songe, Anna, que je n'oublierai jamais ce que tu as fait pour moi, et songe aussi que je t'aime et t'aimerai toujours comme ma meilleure amie!

—Je ne comprends pas pourquoi,—répondit Anna en l'embrassant tout en retenant ses larmes.

—Tu m'as comprise et me comprends encore. Adieu, ma chérie!»

XXIX

«Enfin tout est fini, Dieu merci!» fut la première pensée d'Anna après avoir dit adieu à son frère, qui avait encombré l'entrée du wagon de sa personne jusqu'au troisième coup de sonnette. Elle s'assit auprès d'Annouchka, sa femme de chambre, sur le petit divan, et examina le compartiment, faiblement éclairé. «Dieu merci, je reverrai demain Serge et Alexis Alexandrovitch; et ma bonne vie habituelle reprendra comme par le passé.»

Avec ce même besoin d'agitation dont elle avait été possédée toute la journée, Anna fit minutieusement son installation de voyage; de ses petites mains adroites elle sortit de son sac rouge un oreiller, qu'elle posa sur ses genoux, s'enveloppa bien les pieds, et s'installa. Une dame malade s'arrangeait déjà pour la nuit. Deux autres dames adressèrent la parole à Anna, et une grosse vieille, entourant ses jambes d'une couverture, fit des remarques critiques sur le chauffage. Anna répondit aux dames, mais, ne prévoyant aucun intérêt à leur conversation, demanda sa petite lanterne de voyage à Annouchka, l'accrocha au dossier de son fauteuil et sortit de son sac un roman anglais et un couteau à papier. Tout d'abord, il lui fut difficile de lire; on allait et venait autour d'elle; une fois le train en mouvement, elle écouta involontairement ce qui se passait au dehors; la neige qui battait les vitres, le conducteur qui passait couvert de flocons, la conversation de ses compagnes de voyage qui s'entretenaient de la tempête qu'il faisait, tout lui donnait des distractions. Ce fut plus monotone ensuite; toujours les mêmes secousses et le même bruit, la même neige à la fenêtre, les mêmes changements brusques de température du chaud au froid, puis encore au chaud, les mêmes visages entrevus dans la demi-obscurité, les mêmes voix; enfin elle parvint à lire et à comprendre ce qu'elle lisait. Annouchka sommeillait déjà, tenant le petit sac rouge sur ses genoux, de ses grosses mains couvertes de gants, dont l'un était déchiré. Anna lisait et comprenait ce qu'elle lisait, mais la lecture, c'est-à-dire le fait de s'intéresser à la vie d'autrui, lui devenait intolérable, elle avait trop besoin de vivre par elle-même. L'héroïne de son roman soignait des malades: elle aurait voulu marcher elle-même bien doucement dans une chambre de malade; un membre du Parlement tenait un discours: elle aurait voulu le prononcer à sa place; lady Mary montait à cheval et étonnait le monde par son audace: elle aurait voulu en faire autant. Mais il fallait rester tranquille, et de ses petites mains elle tourmentait son couteau à papier en cherchant à prendre patience.

Le héros de son roman touchait à l'apogée de son bonheur anglais, un titre de baron et une terre, et Anna aurait voulu partir pour cette terre, lorsqu'il lui sembla tout à coup qu'il y avait là pour le nouveau baron un sujet de honte, et pour elle aussi. «Mais de quoi avait-il à rougir?—Et moi, de quoi serais-je honteuse?» se demanda-t-elle en s'appuyant au dossier de son fauteuil, étonnée et mécontente, et serrant son couteau à papier dans ses mains. Qu'avait-elle fait? Elle passa en revue ses souvenirs de Moscou, ils étaient tous bons et agréables. Elle se rappela le bal, Wronsky, ses rapports avec lui, son visage humble et amoureux; y avait-il là rien dont elle dût être confuse? Et cependant le sentiment de honte augmentait à ce souvenir, et il lui semblait qu'une voix intérieure lui disait à propos de Wronsky: «Tu brûles, tu brûles, chaud, chaud, chaud.—Quoi, qu'est-ce que cela signifie?—se demanda-t-elle en changeant de place sur son fauteuil d'un air résolu,—aurais-je peur de regarder ces souvenirs en face? Qu'y a-t-il, au bout du compte? Existe-t-il, peut-il rien exister de commun entre ce petit officier et moi, si ce n'est les relations que l'on a avec tout le monde?» Elle sourit de dédain et reprit son livre, mais décidément elle n'y comprenait plus rien. Elle frotta son couteau à papier sur la vitre gelée pour en passer ensuite la surface froide et lisse sur sa joue brûlante, et se prit à rire presque à haute voix. Elle sentait ses nerfs se tendre de plus en plus, ses yeux s'ouvrir démesurément, ses doigts se crisper nerveusement, quelque chose l'étouffer, les images et les sons prendre une importance exagérée dans la demi-obscurité du wagon. Elle se demandait à chaque instant dans quel sens on marchait, si c'était en avant, à reculons, ou si l'on était arrêté. Était-ce bien Annouchka qui était là auprès d'elle, ou une étrangère? «Qu'est-ce qui est là, suspendu au crochet? une pelisse ou un animal?» La peur de se laisser aller à cet état d'inconscience la prit; elle sentait qu'elle y pouvait encore résister par la force de la volonté. Pour tâcher de reprendre possession d'elle-même, Anna se leva, ôta son plaid, son col de fourrure et crut un moment s'être remise. Un homme maigre, vêtu, comme un paysan, d'une longue souquenille jaunâtre à laquelle il manquait un bouton, entra. Elle reconnut en lui l'homme qui chauffait le poêle, le vit regarder le thermomètre, et remarqua comme le vent et la neige s'introduisaient à sa suite dans le wagon; puis tout se confondit de nouveau. Le paysan à grande taille se mit à grignoter quelque chose au mur; la vieille dame étendit ses jambes et en remplit tout le wagon comme d'un nuage noir; puis elle crut entendre un bruit étrange, quelque chose qui se déchirait en grinçant; un feu rouge et aveuglant brilla pour disparaître derrière un mur.

Anna se sentit tomber dans un fossé.

Toutes ces sensations étaient plus amusantes qu'effrayantes. La voix de l'homme couvert de neige lui cria un nom à l'oreille. Elle se souleva, reprit ses sens, et comprit qu'on approchait d'une station et que cet homme était le conducteur. Aussitôt elle demanda son châle et son col de fourrure à Annouchka, les mit, et se dirigea vers la porte.

«Madame veut sortir? demanda Annouchka.

—Oui, j'ai besoin de respirer, il fait si chaud ici!» Et elle ouvrit la porte.

Le chasse-neige et le vent lui barrèrent le passage; cela lui parut drôle, et elle lutta pour parvenir à ouvrir la porte. Le vent semblait l'attendre au dehors pour l'enlever gaiement en sifflant; mais elle s'accrocha d'une main à un poteau, retint ses vêtements de l'autre, et descendit sur le quai.

Une fois abritée par le wagon, elle trouva un peu de calme, et ce fut avec une véritable jouissance qu'elle respira à pleins poumons l'air froid de cette nuit de tempête. Debout près de la voiture, elle regarda autour d'elle le quai couvert de neige et la station toute brillante de lumières.

XXX

Le vent soufflait avec rage, s'engouffrant entre les roues, tourbillonnant autour des poteaux, couvrant de neige les wagons et les hommes. Quelques personnes couraient ça et là, ouvrant et refermant les grandes portes de la station, causant gaiement et faisant grincer sous leurs pieds les planches du quai. Une ombre frôla Anna en se courbant, et elle entendit le bruit d'un marteau sur le fer.

«Qu'on envoie la dépêche! criait une voix irritée sortant des ténèbres de l'autre côté de la voie. Par ici, s'il vous plaît. N° 28,» criait-on d'autre part. Deux messieurs, la cigarette allumée à la bouche, passèrent près d'Anna; elle se préparait à remonter en wagon après avoir respiré fortement, comme pour faire provision d'air frais, et sortait déjà la main de son manchon, lorsque la lumière vacillante du réverbère lui fut cachée par un homme en paletot militaire qui s'approcha d'elle. C'était Wronsky, elle le reconnut.

Aussitôt il la salua en portant la main à la visière de sa casquette, et lui demanda respectueusement s'il ne pouvait lui être utile. Anna le regarda et resta quelques minutes sans pouvoir lui répondre; quoiqu'il fût dans l'ombre, elle remarqua, ou crut remarquer dans ses yeux, l'expression d'enthousiasme qui l'avait tant frappée la veille. Combien de fois ne s'était-elle pas répété que Wronsky n'était pour elle qu'un de ces jeunes gens comme on en rencontre par centaines dans le monde, et auquel jamais elle ne se permettrait de penser: et maintenant, en le reconnaissant, elle se sentait saisie d'une joie orgueilleuse. Inutile de se demander pourquoi il était là; elle savait avec autant de certitude que s'il le lui eût dit, qu'il n'y était que pour se trouver auprès d'elle.

«Je ne savais pas que vous comptiez aller à Pétersbourg. Pourquoi y venez-vous? demanda-t-elle en laissant retomber sa main; une joie impossible à contenir éclaira son visage.

—Pourquoi j'y vais? répéta-t-il en la regardant fixement. Vous savez bien que je n'y vais que pour être là où vous êtes; je ne puis faire autrement.»

En ce moment le vent, comme s'il eût vaincu tous les obstacles, chassa la neige du toit des wagons, et agita triomphalement une feuille de tôle qu'il avait détachée; le sifflet de la locomotive envoya un cri plaintif et triste; jamais l'horreur de la tempête n'avait paru si belle à Anna. Elle venait d'entendre des mots que redoutait sa raison, mais que souhaitait son coeur.

Elle se tut, mais il comprit la lutte qui se passait en elle.

«Pardonnez-moi si ce que je viens de dire vous déplaît,» murmura-t-il humblement.

Il parlait avec respect, mais sur un ton si résolu, si décidé, qu'elle resta longtemps sans parler.

«Ce que vous dites est mal, dit-elle enfin, et si vous êtes un galant homme, vous l'oublierez comme je l'oublierai moi-même.

—Je n'oublierai et ne pourrai jamais oublier aucun de vos gestes, aucune de vos paroles…

—Assez, assez,» s'écria-t-elle en cherchant vainement à donner à son visage, qu'il observait passionnément, une expression de sévérité; et, s'appuyant au poteau, elle monta vivement les marches de la petite plate-forme et rentra dans le wagon. Elle s'arrêta à l'entrée pour tâcher de se rappeler ce qui venait de se passer, sans pouvoir retrouver dans sa mémoire les paroles prononcées entre eux; elle sentait que cette conversation de quelques minutes les avait rapprochés l'un de l'autre, et elle en était tout à la fois épouvantée et heureuse. Au bout de quelques secondes, elle rentra tout à fait dans le wagon et y reprit sa place.

L'état nerveux qui l'avait tourmentée ne faisait qu'augmenter; il lui semblait toujours que quelque chose allait se rompre en elle. Impossible de dormir, mais cette tension d'esprit, ces rêveries n'avaient rien de pénible: c'était plutôt un trouble joyeux.

Vers le matin, elle s'assoupit, assise dans son fauteuil; il faisait jour quand elle se réveilla, et l'on approchait de Pétersbourg. Le souvenir de son mari, de son fils, de sa maison avec toutes les petites préoccupations qui l'y attendaient ce jour-là et les jours suivants, lui revinrent aussitôt à la pensée.

À peine le train fut-il en gare qu'Anna descendit de wagon, et le premier visage qu'elle aperçut fut celui de son mari: «Bon Dieu! pourquoi ses oreilles sont-elles devenues si longues?» pensa-t-elle à la vue de la physionomie froide, mais distinguée, de son mari, et frappée de l'effet produit par les cartilages de ses oreilles sous les bords de son chapeau rond.

M. Karénine, en voyant sa femme, alla au-devant d'elle en la regardant fixement de ses grands yeux fatigués, avec un sourire ironique qui ne le quittait guère.

Ce regard émut Anna d'une façon désagréable: il lui sembla qu'elle s'attendait à trouver son mari tout autre, et un sentiment pénible s'empara de son coeur; non seulement elle était mécontente d'elle-même, mais elle croyait encore sentir une certaine hypocrisie dans ses rapports avec Alexis Alexandrovitch; ce sentiment n'était pas nouveau, elle l'avait éprouvé autrefois, mais sans y attacher d'importance; aujourd'hui elle s'en rendait compte clairement et avec chagrin.

«Tu vois que je suis un mari tendre, tendre comme la première année de notre mariage, dit-il de sa voix lente et sur un ton de persiflage qu'il prenait généralement, comme s'il eût voulu tourner en ridicule ceux qui parlaient ainsi: Je brûlais du désir de te revoir.

—Comment va Serge? demanda-t-elle.

—Voilà comment tu récompenses ma flamme? dit-il: il va bien, très bien.»

XXXI

Wronsky n'avait pas même essayé de dormir cette nuit; il l'avait passée tout entière, assis dans son fauteuil, les yeux grands ouverts, regardant avec la plus complète indifférence ceux qui entraient et sortaient; pour lui, les hommes n'avaient pas plus d'importance que les choses. Ceux que frappait d'ordinaire son calme imperturbable, l'auraient trouvé ce jour-là dix fois plus fier et plus impassible encore. Un jeune homme nerveux, employé au tribunal d'arrondissement, assis auprès de lui en wagon, fit son possible pour lui faire comprendre qu'il était du nombre des êtres animés; il lui demanda du feu, lui adressa la parole, lui donna même un coup de pied: aucune de ces démonstrations ne réussit, et n'empêcha Wronsky de le regarder avec le même intérêt que la lanterne. Le jeune homme, déjà mal disposé pour son voisin, se prit à le haïr en le voyant ignorer aussi complètement son existence.

Wronsky ne regardait et n'entendait rien; il lui semblait être devenu un héros, non qu'il crût avoir déjà touché le coeur d'Anna, mais parce que la puissance du sentiment qu'il éprouvait le rendait fier et heureux.

Qu'adviendrait-il de tout cela? Il n'en savait rien et n'y songeait même pas, mais il sentait que toutes ses forces, dispersées jusqu'ici, tendraient toutes maintenant, avec une terrible énergie, vers un seul et même but. En quittant son wagon à la station de Bologoï pour prendre un verre de soda, il avait aperçu Anna et, du premier mot, lui avait presque involontairement exprimé ce qu'il éprouvait. Il en était content; elle savait tout maintenant, elle y songeait. Rentré dans son wagon, il reprit un à un ses moindres souvenirs, et son imagination lui peignit la possibilité d'un avenir qui bouleversa son coeur.

Arrivé à Pétersbourg, et malgré cette nuit d'insomnie, Wronsky se sentit frais et dispos comme en sortant d'un bain froid. Il s'arrêta près de son wagon pour la voir passer. «Je verrai encore une fois son visage, sa démarche, pensait-il en souriant involontairement; elle dira peut-être un mot, me jettera un regard, un sourire.» Mais ce fut le mari qu'il vit d'abord, poliment escorté à travers la foule par le chef de gare.

«Hélas oui! le mari!» Et Wronsky ne comprit qu'alors que le mari était une partie essentielle de l'existence d'Anna; il n'ignorait pas qu'elle eût un mari, mais n'y avait jamais cru, jusqu'au moment où il aperçut sa tête, ses épaules et ses jambes en pantalon noir, et où il le vit s'approcher tranquillement d'Anna et lui prendre la main en homme qui en avait le droit.

Cette figure d'Alexis Alexandrovitch, avec sa fraîcheur de citadin, cet air sévère et sûr de lui-même, ce chapeau rond, ce dos légèrement voûté, —il fallait bien y croire! Mais ce fut avec la sensation désagréable d'un homme mourant de soif, qui découvre une source d'eau pure et la trouve profanée par la présence d'un chien, d'un mouton, ou d'un porc. La démarche raide et empesée d'Alexis Alexandrovitch fut ce qui offusqua le plus Wronsky. Il ne reconnaissait à personne qu'à lui-même le droit d'aimer Anna. Lorsque celle-ci apparut, sa vue le ranima; elle était restée la même, et son coeur en fut ému et touché. Il ordonna à son domestique allemand, qui venait d'accourir, d'emporter les bagages; tandis qu'il s'approchait d'elle, il vit la rencontre des époux et, avec la perspicacité de l'amour, saisit parfaitement la nuance de contrainte avec laquelle Anna accueillit son mari. «Non, elle ne l'aime pas et ne peut pas l'aimer,» décréta-t-il en lui-même.

Au moment de la joindre, il remarqua avec joie qu'elle devinait son approche et, tout en le reconnaissant, s'adressait à son mari.

«Avez-vous bien passé la nuit? dit-il lorsqu'il fut près d'elle, saluant, à la fois le mari et la femme pour donner à M. Karénine la possibilité de prendre sa part du salut et de le reconnaître, si bon lui semblait.

—Merci, très bien,» répondit-elle.

Son visage était fatigué et n'avait pas son animation habituelle, mais quelque chose brilla dans son regard pour s'effacer aussitôt qu'elle aperçut Wronsky, et cela suffit à le rendre heureux. Elle leva les yeux sur son mari pour voir s'il connaissait le comte; Alexis Alexandrovitch le regardait d'un air mécontent, semblant vaguement le reconnaître. L'assurance de Wronsky se heurta cette fois au calme glacial d'Alexis Alexandrovitch.

«Le comte Wronsky, dit Anna.

—Ah! il me semble que nous nous connaissons,—dit Alexis Alexandrovitch avec indifférence en lui tendant la main.—Tu as voyagé, comme je vois, avec la mère en allant, avec le fils en revenant,—dit-il en donnant à chaque mot la même importance que si chacun d'eux eût été un cadeau d'un rouble.—Vous êtes à la fin d'un congé, sans doute?» Et, sans attendre de réponse, il se tourna vers sa femme et lui dit sur le même ton ironique: «Hé bien! a-t-on versé beaucoup de larmes à Moscou en se quittant?»

Cette façon de parler exclusivement à sa femme montrait à Wronsky que Karénine désirait rester seul avec elle; il compléta la leçon en touchant son chapeau et se détournant; mais Wronsky s'adressa encore à Anna:

«J'espère avoir l'honneur de me présenter chez vous?» lui dit-il.

Alexis Alexandrovitch lui jeta un de ses regards fatigués, et répondit froidement:

«Très heureux; nous recevons le lundi.»

Là-dessus il quitta définitivement Wronsky et, toujours en plaisantant, dit à sa femme:

«Quelle chance d'avoir trouvé une demi-heure de liberté pour pouvoir venir te chercher et te prouver ainsi ma tendresse…

—Tu soulignes vraiment trop ta tendresse pour que je l'apprécie,» répondit Anna sur le même ton railleur, quoiqu'elle écoutât involontairement les pas de Wronsky derrière eux.

«Qu'est-ce que cela me fait?» pensa-t-elle. Puis elle interrogea son mari sur la façon dont Serge avait passé le temps en son absence.

«Mais très bien! Mariette dit qu'il a été très gentil et, je suis fâché de le dire, ne t'a pas regrettée; ce n'est pas comme ton mari. Merci encore, chère amie, d'être revenue un jour plus tôt. Notre cher Samovar va être dans la joie! (il donnait ce surnom à la célèbre comtesse Lydie Ivanovna, à cause de son état perpétuel d'émotion et d'agitation). Elle t'a beaucoup demandée, et si j'ose, te donner un conseil, ce serait celui d'aller la voir aujourd'hui. Tu sais que son coeur souffre toujours à propos de tout; actuellement, outre ses soucis habituels, elle se préoccupe encore de la réconciliation des Oblonsky.»

La comtesse Lydie était l'amie de son mari, le centre d'un certain monde auquel appartenait Anna à cause de lui.

«Mais je lui ai écrit?

—Elle tient à avoir des détails. Vas-y, chère amie, si tu ne te sens pas trop fatiguée. Condrat t'appellera ta voiture, et moi je vais, de mon côté, au conseil. Enfin je ne dînerai plus seul, continua Alexis Alexandrevitch, sans plaisanter cette fois. Tu ne saurais croire combien je suis habitué…»

Et, avec un sourire tout particulier, il lui serra longuement la main et la conduisit à sa voiture.

XXXII

Le premier visage qu'aperçut Anna en rentrant chez elle, fut celui de son fils; il s'élança sur l'escalier malgré sa gouvernante, criant dans un transport de joie: «Maman, maman!» et lui sauta au cou.

«Je vous disais bien que c'était maman! cria-t-il à la gouvernante, je savais bien que c'était elle.»

Mais le fils, comme le père, causa à Anna une espèce de désillusion; elle se l'imaginait mieux qu'il n'était en réalité, et cependant il était charmant, avec sa tête frisée, ses yeux bleus et ses belles petites jambes dans leurs bas bien tirés.

Anna éprouva un bien-être presque physique à le sentir près d'elle, à recevoir ses caresses, et un apaisement moral à regarder ces yeux d'une expression si tendre, si confiante, si candide. Elle écouta ses questions enfantines, tout en déballant les petits cadeaux envoyés par les enfants de Dolly, et lui raconta qu'il y avait à Moscou une petite fille, nommée Tania, qui savait déjà lire, et qui enseignait même à lire aux autres enfants.

«Suis-je moins gentil qu'elle? demanda Serge.

—Pour moi, il n'y a rien de mieux au monde que toi.

—Je le sais bien,» dit l'enfant en souriant.

À peine Anna eut-elle fini de déjeuner qu'on lui annonça la comtesse Lydie Ivanovna. La comtesse était une grande et forte femme, au teint jaune et maladif, avec de splendides yeux noirs et rêveurs. Anna l'aimait bien, mais ce jour-là ses défauts la frappèrent pour la première fois.

«Eh bien, mon amie, vous avez porté le rameau d'olivier? demanda la comtesse en entrant.

—Oui, tout s'est arrangé, répondit Anna, mais ce n'était pas aussi grave que nous le pensions; en général, ma belle-soeur est un peu trop prompte à prendre une détermination.»

Mais la comtesse Lydie, qui s'intéressait à tout ce qui ne la regardait pas, avait assez l'habitude de ne prêter aucune attention à ce qui, soi-disant, l'intéressait; elle interrompit Anna.

«Oui, il y a bien des maux et des tristesses sur cette terre, et je me sens tout épuisée aujourd'hui!

—Qu'y a-t-il? demanda Anna en souriant involontairement.

—Je commence à me lasser de lutter inutilement pour la vérité, et je me détraque complètement. L'oeuvre de nos petites soeurs (il s'agissait d'une institution philanthropique et patriotiquement religieuse) marchait parfaitement, mais il n'y a rien à faire de ces messieurs!—Et la comtesse Lydie prit un ton de résignation ironique.—Ils se sont emparés de cette idée pour la défigurer absolument, et la jugent maintenant misérablement, pauvrement! Deux ou trois personnes, parmi lesquelles votre mari, comprennent seules le sens de cette oeuvre; les autres ne font que la discréditer. Hier, Pravdine m'écrit…»

Et la comtesse raconta ce que contenait la lettre de Pravdine, un célèbre panslaviste vivant à l'étranger. Elle raconta ensuite les nombreux pièges tendus à l'oeuvre de l'Union des Églises, s'étendit sur les désagréments qu'elle en éprouvait, et partit enfin à la hâte, parce qu'elle devait encore assister ce jour-là à une réunion du comité slave.

«Tout cela existait autrefois; pourquoi ne l'ai-je pas remarqué plus tôt? pensa Anna. Était-elle aujourd'hui plus nerveuse que d'habitude? Au fond, tout cela est drôle; voilà une femme qui n'a que la charité en vue, une chrétienne, et elle se fâche et lutte contre d'autres personnes, dont le but est également celui de la religion et de la charité.»

Après la comtesse Lydie vint une amie, femme d'un haut fonctionnaire, qui lui raconta les nouvelles de la ville. Alexis Alexandrovitch était à son ministère. Restée seule, Anna employa le temps qui précédait l'heure du dîner à assister à celui de son fils, car l'enfant mangeait seul, et à remettre de l'ordre dans ses affaires et dans sa correspondance arriérée.

Le trouble et le sentiment de honte dont elle avait tant souffert en route disparaissaient maintenant dans les conditions ordinaires de sa vie; elle se retrouvait calme et irréprochable et s'étonnait de son état d'esprit de la veille. «Que s'était-il passé de si grave? Wronsky avait dit une folie à laquelle il serait facile de ne donner aucune suite. Inutile d'en parler à Alexis Alexandrovitch, ce serait paraître y attacher de l'importance.» Et elle se souvint d'un petit épisode avec un jeune subordonné de son mari, qu'elle s'était cru obligé de raconter à celui-ci. Alexis Alexandrovitch lui dit alors que toute femme du monde devait s'attendre à des incidents de ce genre, mais que sa confiance en elle était trop absolue pour qu'il se permît une jalousie humiliante et ne se fiât pas à son tact.

«Mieux vaut se taire, et d'ailleurs je n'ai, Dieu merci, rien à dire,» pensa-t-elle.

XXXIII

Alexis Alexandrovitch rentra de son ministère vers quatre heures, mais le temps lui manqua, ainsi que cela lui arrivait souvent, pour entrer chez sa femme. Il passa droit à son cabinet, afin de donner audience aux solliciteurs qui l'attendaient, et signer quelques papiers apportés par son chef de cabinet.

Vers l'heure du dîner arrivèrent les convives (les Karénine recevaient chaque jour quatre personnes à dîner): une vieille cousine d'Alexis Alexandrovitch, un chef de division du ministère avec sa femme, et un jeune homme recommandé à Alexis Alexandrovitch pour affaire de service.

Anna vint au salon les recevoir. La grande pendule de bronze du temps de Pierre Ier sonnait à peine cinq heures, qu'Alexis Alexandrovitch, en habit et cravate blanche et avec deux décorations, sortait de son cabinet; il était obligé d'aller dans le monde aussitôt après le dîner; chacun de ses instants était compté, et, pour arriver à faire tenir dans sa journée toutes ses occupations, il lui fallait une régularité et une ponctualité rigoureuses; «sans hâte et sans repos,» telle était sa devise. Il entra, salua chacun, et se mit à table en souriant à sa femme.

«Enfin ma solitude a pris fin! tu ne saurais croire combien il est gênant (il appuya sur le mot) de dîner seul!»

Pendant le dîner, il interrogea sa femme sur Moscou et sur Stépane Arcadiévitch en particulier, avec son sourire moqueur, mais la conversation resta générale et roula principalement sur des questions de service et sur la société de Pétersbourg.

Le dîner fini, il passa une demi-heure avec ses hôtes, puis il sortit pour aller au conseil, après avoir serré la main de sa femme. Anna avait reçu une invitation pour la soirée, de la princesse Betsy Tverskoï; mais elle n'y alla pas, non plus qu'au théâtre, où elle avait sa loge ce jour-là; elle resta chez elle parce que la couturière lui avait manqué de parole.

Ses convives partis, Anna s'occupa de sa toilette et fut contrariée d'apprendre que, sur trois robes données à refaire avant son voyage à Moscou, deux n'étaient pas prêtes et la troisième manquée. La couturière vint s'excuser, mais Anna, impatientée, la gronda si vivement qu'elle en fut ensuite toute honteuse. Pour se calmer, elle passa la soirée auprès de son fils, le coucha elle-même, le borda dans son petit lit, et ne le quitta qu'après l'avoir béni d'un signe de croix. Cette soirée la reposa, et, la conscience allégée d'un grand poids, elle attendit son mari au coin de sa cheminée en lisant son roman anglais. Cette scène du chemin de fer, qui lui avait paru si grave, ne fut plus à ses yeux qu'un incident insignifiant de la vie mondaine.

À neuf heures et demie précises, un coup de sonnette retentit, et Alexis
Alexandrovitch entra dans la chambre.

«C'est toi enfin!» dit-elle en lui tendant la main.

Il baisa cette main et s'assit auprès de sa femme.

«Ton voyage a réussi, en somme? demanda-t-il.

—Oui, parfaitement,» et Anna sa mit à raconter tous les détails de ce voyage; son départ avec la vieille comtesse, son arrivée, l'accident du chemin de fer, la pitié que lui avait inspirée son frère d'abord, Dolly ensuite.

«Je n'admets pas qu'on puisse excuser un homme pareil, quoiqu'il soit ton frère,» dit sévèrement Alexis Alexandrovitch.

Anna sourit. Elle savait qu'il tenait à prouver par cette sévérité que les relations de parenté elles-mêmes ne pouvaient influencer l'équité de ses jugements: c'était un trait de caractère qu'elle appréciait en lui.

«Je suis bien aise, continua-t-il, que tout se soit heureusement terminé et que tu aies pu revenir. Et que dit-on là-bas de la nouvelle mesure introduite au conseil par moi?»

Anna n'en avait rien entendu dire et fut un peu confuse d'avoir oublié une chose aussi importante pour son mari.

«Ici, au contraire, elle a fait grand bruit,» dit-il avec un sourire satisfait.

Elle sentit qu'Alexis Alexandrovitch avait des détails flatteurs pour lui à raconter, et l'amena par ses questions à lui dire les félicitations qu'il avait reçues.

«J'en ai été très, très content; cela prouve qu'on commence enfin à se former, chez nous, des opinions raisonnables et sérieuses.»

Quand il eut pris son thé avec de la crème et du pain, Alexis
Alexandrovitch se leva pour se rendre à son cabinet de travail.

«Tu n'as donc pas voulu sortir ce soir? demanda-t-il à sa femme: tu te seras ennuyée?

—Oh! pas du tout, répondit-elle en se levant aussi pour l'accompagner.

—Que lis-tu maintenant? demanda-t-elle.

—Je lis la Poésie des enfers, du duc de Lille, un livre très remarquable.»

Anna sourit, comme on sourit aux faiblesses de ceux qu'on aime, et, passant son bras sous celui de son mari, le suivit jusqu'à la porte de son cabinet. Elle savait que son habitude de lire le soir était devenue pour lui un besoin, et qu'il considérait comme un devoir de se tenir au courant de tout ce qui paraissait d'intéressant dans le monde littéraire, malgré les devoirs officiels qui absorbaient presque entièrement son temps. Elle savait également que, tout en s'intéressant spécialement aux ouvrages de politique, de philosophie et de religion, Alexis Alexandrovitch ne laissait passer aucun livre d'art ou de poésie de quelque valeur sans en prendre connaissance, et cela précisément parce que l'art et la poésie étaient contraires à sa nature. Et si en politique, en philosophie et en religion il arrivait à Alexis Alexandrovitch d'avoir des doutes sur certains points, et de chercher à les éclaircir, jamais il n'hésitait dans ses jugements en fait de poésie et d'art, surtout de musique. Il aimait à parler de Shakespeare, de Raphaël, de Beethoven, de la portée des nouvelles écoles de poètes et de musiciens: il classait ces écoles avec une rigoureuse logique, mais jamais il n'avait compris une note de musique.

«Eh bien, que Dieu te bénisse; je te quitte pour écrire à Moscou, dit Anna à la porte du cabinet où étaient préparées, comme à l'ordinaire, près du fauteuil de son mari, des bougies avec leurs abat-jour et une carafe d'eau.

—C'est cependant un homme bon, honnête, loyal et remarquable dans sa sphère,» se dit Anna en rentrant dans sa chambre, comme si elle eût eu à le défendre contre quelque adversaire qui aurait prétendu qu'il était impossible de l'aimer.

«Mais pourquoi ses oreilles ressortent-elles tant? il se sera fait couper les cheveux trop court.»

À minuit précis, Anna écrivait encore à Dolly devant son petit bureau, lorsque les pas d'Alexis Alexandrovitch se firent entendre; il était en pantoufles et en robe de chambre, bien lavé et peigné, avec un livre sous le bras. S'approchant de sa femme avant de passer dans la chambre à coucher, il lui dit en souriant:

«Il se fait tard.

—De quel droit l'a-t-il regardé ainsi?» pensa en ce moment Anna en se rappelant le coup d'oeil jeté par Wronsky sur Alexis Alexandrovitch.

Elle alla se déshabiller et passa dans sa chambre; mais où était cette flamme qui animait toute sa physionomie à Moscou et dont s'éclaircissaient ses yeux et son sourire? Elle était éteinte, ou tout au moins bien cachée.

XXXIV

Wronsky, en quittant Pétersbourg, avait cédé son grand appartement de la
Morskaïa à son ami Pétritzky, son meilleur camarade.

Pétritzky était un jeune lieutenant qui n'avait rien d'illustre: non seulement il n'était pas riche, mais il était endetté jusqu'au cou; il rentrait ivre tous les soirs, passait une partie de son temps à la salle de police pour cause d'aventures, tantôt drôles et tantôt scandaleuses, et, malgré tout, savait se faire aimer de ses camarades et de ses chefs.

En rentrant chez lui, vers onze heures du matin, Wronsky vit à sa porte une voiture d'isvostchik bien connue; de la porte à laquelle il sonna, on entendait le rire de plusieurs hommes et le gazouillement d'une voix de femme, puis la voix de Pétritzky, criant à son ordonnance: «Si c'est un de ces misérables, ne laisse pas entrer.»

Wronsky, sans se faire annoncer, passa dans la première pièce.

La baronne Shilton, l'amie de Pétritzky, en robe de satin lilas, son minois éveillé encadré de boucles blondes, faisait le café devant une table ronde, et, semblable à un petit canari, remplissait le salon de son jargon parisien. Pétritzky, en paletot, et le capitaine Kamerowsky, en grand uniforme, étaient assis près d'elle.

«Bravo, Wronsky! cria Pétritzky en sautant de sa chaise avec bruit. Le maître lui-même! Baronne, servez-lui du café de la cafetière neuve. Mous ne t'attendions pas. J'espère que tu es satisfait de l'ornement de ton salon, dit-il en désignant la baronne. Vous vous connaissez, je crois?

—Comment, si nous nous connaissons! répondit Wronsky en souriant gaiement et en serrant la main de la baronne: nous sommes de vieux amis.

—Vous rentrez de voyage? dit la baronne, alors je me sauve. Je m'en vais tout de suite, si je gêne.

—Vous êtes chez vous partout où vous êtes, baronne, répondit Wronsky.
Bonjour, Kamerowsky, dit-il en serrant froidement la main de celui-ci.

—Jamais vous ne sauriez dire une chose aussi aimable, dit la baronne en s'adressant à Pétritzky.

—Pourquoi donc? Après dîner, j'en ferais bien autant.

—Après dîner, il n'y a plus de mérite. Eh bien, je vais vous préparer votre café pendant que vous irez faire votre toilette, dit la baronne en se rasseyant et en tournant avec empressement le robinet de la nouvelle cafetière.—Pierre, donnez-moi du café, dit-elle en s'adressant à Pétritzky, qu'elle nommait Pierre à cause de son nom de famille, sans dissimuler sa liaison avec lui. J'en rajouterai.

—Vous le gâterez.

—Non, je ne le gâterai pas. Et votre femme? dit tout à coup la baronne en interrompant la conversation de Wronsky avec ses camarades… Ici nous vous avons marié. L'avez-vous amenée?

—Non, baronne; je suis né dans la bohème et j'y mourrai.

—Tant mieux, tant mieux; donnez-moi la main.»

Et, sans le laisser partir, la baronne se mit à lui développer ses derniers plans d'existence, et à lui demander conseil, avec force plaisanteries.

«Il ne veut toujours pas m'autoriser au divorce! Que dois-je faire? (Il, c'était le mari.) Je compte lui intenter un procès. Qu'en pensez-vous? Kamerowsky, surveillez donc le café, il déborde: vous voyez bien que je parle affaires! Je compte donc lui intenter un procès pour avoir ma fortune. Comprenez-vous cette sottise? Sous prétexte que je lui suis infidèle, il veut profiter de mon bien!»

Wronsky s'amusait de ce bavardage, approuvait la baronne, lui donnait en riant des conseils, et reprenait le ton habituel de ses rapports avec cette catégorie de femmes.

Selon les idées de ce monde pétersbourgeois, l'humanité se divise en deux classes bien distinctes: la première, composée des gens insipides, sots, et surtout ridicules, qui s'imaginent qu'un mari doit vivre seulement avec la femme qu'il a épousée, que les jeunes filles doivent être pures, les femmes chastes, les hommes courageux, tempérants et fermes; qu'il faut élever ses enfants, gagner sa vie, payer ses dettes et autres niaiseries de ce genre. Ce sont les démodés et les ennuyeux. Quant à la seconde, celle à laquelle ils se vantaient d'appartenir, il fallait pour en faire partie être avant tout élégant, généreux, hardi, amusant, s'abandonner sans vergogne à toutes ses passions et se moquer du reste.

Wronsky, encore sous l'impression de l'atmosphère si différente de Moscou, fut quelque peu étourdi de retrouver son ancienne vie, mais il y rentra bien vite, comme on rentre dans ses vieilles pantoufles.

Le fameux café ne fut jamais servi, il déborda de la cafetière sur un tapis de prix, tacha la robe de la baronne, mais atteignit son véritable but, qui était de donner lieu à beaucoup de rires et de plaisanteries.

«Eh bien, maintenant je pars, car si je restais encore, vous ne feriez jamais votre toilette, et j'aurais sur la conscience le pire des crimes que puisse commettre un homme bien élevé, celui de ne pas se laver. Alors vous me conseillez de lui mettre le couteau sur la gorge?

—Certainement, et de façon à approcher votre petite main de ses lèvres; il la baisera, et tout se terminera à la satisfaction générale, répondit Wronsky.

—À ce soir, au Théâtre français!» Et la petite baronne, suivie de sa robe dont la traîne faisait frou-frou derrière elle, disparut.

Kamerowsky se leva également, et Wronsky, sans attendre son départ, lui tendit la main et passa dans le cabinet de toilette.

Pendant qu'il se lavait, Pétritzky lui esquissa en quelques traits l'état de sa situation. Pas d'argent, un père qui déclarait n'en plus vouloir donner et ne plus payer aucune dette. Un tailleur déterminé à l'arrêter et un second tailleur tout aussi déterminé. Un colonel résolu, si ce scandale continuait, à lui faire quitter le régiment. La baronne, ennuyeuse comme un radis amer, surtout à cause de ses continuelles offres d'argent, et une autre femme, une beauté style oriental sévère, «genre Rébecca», qu'il faudrait qu'il lui montrât. Une affaire avec Berkashef, lequel voulait envoyer des témoins, mais n'en ferait certainement rien; au demeurant, tout allait bien, et le plus drôlement du monde. Là-dessus Pétritzky entama le récit des nouvelles du jour, sans laisser à son ami le temps de rien approfondir. Ces bavardages, cet appartement où il habitait depuis trois ans, tout cet entourage, contribuait à faire rentrer Wronsky dans les moeurs insouciantes de sa vie de Pétersbourg; il éprouva même un certain bien-être à s'y retrouver.

«Est-ce possible? s'écria-t-il en lâchant la pédale de son lavabo qui arrosait d'un jet d'eau sa tête et son large cou. Est-ce possible?—Il venait d'apprendre que Laure avait quitté Fertinghof pour Miléef.—Et il est toujours aussi bête et aussi content de lui? Et Bousoulkof?

—Ah! Bousoulkof! c'est tout une histoire! dit Pétritzky. Tu connais sa passion pour les bals? Il n'en manque pas un à la cour. Dernièrement, il y va avec un des nouveaux casques. As-tu vu les nouveaux casques? Ils sont très bien, très légers. Il est donc là en tenue.—Non, mais écoute l'histoire…

—J'écoute, j'écoute, répondit Wronsky en se frottant te visage avec un essuie-main.

—Une grande duchesse vient à passer au bras d'un ambassadeur étranger et, pour son malheur, la conversation tombe sur les nouveaux casques. La grande duchesse aperçoit notre ami, debout, casque en tête (et Pétritzky se posait comme Bousoulkof en grande tenue), et le prie de vouloir bien montrer son casque. Il ne bouge pas. Qu'est-ce que cela signifie? Les camarades lui font des signes, des grimaces.—«Mais donne donc!…» Rien, il ne bouge pas plus que s'il était mort. Tu peux imaginer cette scène. Enfin, on veut lui prendre le casque, mais il se débat, l'ôte et le tend lui-même à la duchesse. «Voilà le nouveau modèle,» dit celle-ci en retournant le casque. Et qu'est-ce qui en sort? Patatras, des poires, des bonbons, deux livres de bonbons! C'étaient ses provisions, au pauvre garçon!»

Wronsky riait aux larmes, et longtemps après, en parlant de toute autre chose, il riait encore en songeant, à ce malheureux casque, d'un bon rire jeune qui découvrait ses dents blanches et régulières.

Une fois instruit des nouvelles du jour, Wronsky passa son uniforme avec l'aide de son valet de chambre, et alla se présenter à la Place; il voulait ensuite entrer chez son frère, chez Betzy, et faire une tournée de visites afin de pouvoir paraître dans le monde fréquenté par les Karénine. Ainsi que cela se pratique toujours à Pétersbourg, il quitta son logis avec l'intention de n'y rentrer que fort avant dans la nuit.

* * * * *

DEUXIÈME PARTIE

I

Vers la fin de l'hiver, les Cherbatzky eurent une consultation de médecins au sujet de la santé de Kitty; elle était malade, et l'approche du printemps ne faisait qu'empirer son mal. Le médecin de la maison lui avait ordonné de l'huile de foie de morue, puis du fer, et enfin du nitrate d'argent; mais, aucun de ces remèdes n'ayant été efficace, il avait conseillé un voyage à l'étranger.

C'est alors qu'on résolut de consulter une célébrité médicale. Cette célébrité, un homme jeune encore, et fort bien de sa personne, exigea un examen approfondi de la malade; il insista avec une certaine complaisance sur ce fait, que la pudeur des jeunes filles n'était qu'un reste de barbarie, et que rien n'était plus naturel que d'ausculter une jeune fille à demi vêtue. Comme il le faisait tous les jours et n'y attachait aucune importance, la pudeur des jeunes filles, ce reste de barbarie, lui semblait presque une injure personnelle.

Il fallut bien se résigner, car, quoique tous les médecins fissent partie de la même école, étudiassent les mêmes livres, eussent par conséquent une seule et même science, on avait, pour une raison quelconque, décidé autour de la princesse que la célébrité médicale en question possédait la science spéciale qui devait sauver Kitty. Après un examen approfondi, une auscultation sérieuse de la pauvre malade confuse et éperdue, le célèbre médecin se lava les mains avec soin, et retourna au salon auprès du prince. Celui-ci l'écouta en toussotant, d'un air sombre. En homme qui n'avait jamais été malade, il ne croyait pas à la médecine, et en homme de sens il s'irritait d'autant plus de toute cette comédie qu'il était peut-être le seul à bien comprendre la cause du mal de sa fille. «En voilà un qui revient bredouille,» se dit-il en exprimant par ce terme de chasseur son opinion sur le diagnostic du célèbre docteur. Celui-ci de son côté, condescendant avec peine à s'adresser à l'intelligence médiocre de ce vieux gentillâtre, dissimula mal son dédain. À peine lui semblait-il nécessaire de parler à ce pauvre homme, la tête de la maison étant la princesse. C'est devant elle qu'il se préparait à répandre ses flots d'éloquence; elle entra à ce moment avec le médecin de la maison, et le vieux prince s'éloigna pour ne pas trop montrer ce qu'il pensait de tout cela. La princesse, troublée, ne savait plus que faire; elle se sentait bien coupable à l'égard de Kitty.

«Eh bien, docteur, décidez de notre sort: dites-moi tout.—Y a-t-il encore de l'espoir? voulait-elle dire, mais ses lèvres tremblèrent, et elle s'arrêta.

—Je serai à vos ordres, princesse, après avoir conféré avec mon collègue.
Nous aurons alors l'honneur de vous donner notre avis.

—Faut-il vous laisser seuls?

—Comme vous le désirerez.»

La princesse soupira et sortit.

Le médecin de la famille émit timidement son opinion sur un commencement de disposition tuberculeuse, car, etc., etc. Le célèbre docteur l'écouta et, au milieu de son discours, tira de son gousset sa grosse montre d'or.

«Oui, dit-il, mais…»

Son confrère s'arrêta respectueusement.

«Vous savez qu'il n'est guère possible de préciser le début du développement tuberculeux; avant l'apparition des cavernes il n'y a rien de positif. Dans le cas actuel, on ne peut que redouter ce mal, en présence de symptômes tels que mauvaise alimentation, nervosité et autres. La question se pose donc ainsi: Qu'y a-t-il à faire, étant donné qu'on a des raisons de craindre un développement tuberculeux, pour entretenir une bonne alimentation?

—Mais vous savez bien qu'il se cache ici quelque cause morale, se permit de dire le médecin de la maison avec un fin sourire.

—Cela va de soi, répondit le célèbre docteur en regardant encore sa montre… Mille excuses, savez-vous si le pont sur la Yaousa est rétabli, ou s'il faut encore faire le détour? demanda-t-il.

—Il est rétabli.

—Dans ce cas, il me reste encore vingt minutes.—Nous disions donc que la question se pose ainsi: régulariser l'alimentation et fortifier les nerfs, l'un ne va pas sans l'autre; et il faut agir sur les deux moitiés du cercle.

—Mais le voyage à l'étranger?

—Je suis ennemi de ces voyages à l'étranger.—Veuillez suivre mon raisonnement: si le développement tuberculeux commence, ce que nous ne pouvons pas savoir, à quoi sert un voyage? L'essentiel est de trouver un moyen d'entretenir une bonne alimentation.» Et il développa son plan d'une cure d'eaux de Soden, cure dont le mérite principal, à ses yeux, était évidemment d'être absolument inoffensive.

Le médecin de la maison écoutait avec attention et respect.

«Mais en faveur d'un voyage à l'étranger je ferai valoir le changement d'habitudes, l'éloignement de conditions propres à rappeler de fâcheux souvenirs. Et enfin la mère le désire, ajouta-t-il.

—Dans ce cas, qu'elles partent, pourvu toutefois que ces charlatans allemands n'aillent pas aggraver le mal; il faut qu'elles suivent strictement nos prescriptions. Mon Dieu, oui! elles n'ont qu'à partir.»

Il regarda encore sa montre.

«Il est temps que je vous quitte.» Et il se dirigea vers la porte.

Le célèbre docteur déclara à la princesse (probablement par un sentiment de convenance) qu'il désirait voir la malade encore une fois.

«Comment! recommencer l'examen? s'écria avec terreur la princesse.

—Oh non! rien que quelques détails, princesse.

—Alors entrez, je vous prie.»

Et la mère introduisit le docteur dans le petit salon de Kitty. La pauvre enfant, très amaigrie, rouge et les yeux brillants d'émotion, après la confusion que lui avait causée la visite du médecin, était debout au milieu de la chambre. Quand elle les vit entrer, ses yeux se remplirent de larmes, et elle rougit encore plus. Sa maladie et les traitements qu'on lui imposait lui paraissaient de ridicules sottises! Que signifiaient ces traitements? N'était-ce pas ramasser les fragments d'un vase brisé pour chercher à les rejoindre? Son coeur pouvait-il être rendu à la santé par des pilules et des poudres? Mais elle n'osait contrarier sa mère, d'autant plus que celle-ci se sentait si coupable.

«Veuillez vous asseoir, princesse,» lui dit le docteur.

Il s'assit en face d'elle, lui prit le pouls, et recommença avec un sourire une série d'ennuyeuses questions. Elle lui répondit d'abord, puis enfin, impatientée, se leva:

«Excusez-moi, docteur, en vérité tout cela ne mène à rien: voilà la troisième fois que vous me faites la même question.»

Le médecin ne s'offensa pas.

«C'est une irritabilité maladive, fit-il remarquer à la princesse lorsque
Kitty fut sortie. Au reste, j'avais fini.»

Et le docteur expliqua l'état de la jeune fille à sa mère, comme à une personne exceptionnellement intelligente, en lui donnant, pour conclure, les recommandations les plus précises sur la façon de boire ces eaux dont le mérite à ses yeux était d'être inutiles. Sur la question: fallait-il voyager, le docteur réfléchit profondément, et le résultat de ses réflexions fut qu'on pouvait voyager, à condition de ne pas se fier aux charlatans et de ne pas suivre d'autres prescriptions que les siennes.

Le docteur parti, on se trouva soulagé comme s'il fût arrivé quelque chose d'heureux. La mère revint auprès de sa fille toute remontée, et Kitty prit également un air rasséréné. Il lui arrivait souvent maintenant de dissimuler ce qu'elle ressentait.

«Vraiment, maman, je me porte bien. Mais, si vous le désirez, partons,» dit-elle, et, pour tâcher de prouver l'intérêt qu'elle prenait au voyage, elle parla de leurs préparatifs de départ.

II

Dolly savait que la consultation devait avoir lieu ce jour-là, et, quoiqu'elle fût à peine remise de ses couches (elle avait eu une petite fille à la fin de l'hiver), bien qu'elle eût un enfant souffrant, elle avait quitté nourrisson et malade pour connaître le sort de Kitty.

«Eh bien? dit-elle en entrant sans ôter son chapeau. Vous êtes gaies? donc tout va bien.»

On essaya de lui raconter ce qu'avait dit le médecin, mais, quoiqu'il en eût dit fort long, avec de très belles phrases, personne ne sut au juste résumer ses discours. Le point intéressant était la décision prise au sujet du voyage.

Dolly soupira involontairement. Elle allait perdre sa soeur, sa meilleure amie. Et la vie était pour elle si peu gaie! Ses rapports avec son mari lui semblaient de plus en plus humiliants; le raccommodement opéré par Anna n'avait pas tenu, et l'union de la famille se heurtait aux même écueils. Stépane Arcadiévitch ne restait guère chez lui et n'y laissait que peu d'argent. Le soupçon de son infidélité tourmentait toujours Dolly, mais, se rappelant avec horreur les souffrances causées par la jalousie, et cherchant avant tout à ne pas s'interdire la vie de famille, elle préférait se laisser tromper, tout en méprisant son mari, et en se méprisant elle-même à cause de cette faiblesse.

Les soucis d'une nombreuse famille lui imposaient d'ailleurs une charge si lourde!

«Comment vont les enfants? demanda la princesse.

—Ah! maman, nous avons bien des misères! Lili est au lit, et je crains qu'elle n'ait la scarlatine. Je suis sortie aujourd'hui pour savoir où vous en étiez, car j'ai peur de ne plus pouvoir sortir ensuite.»

Le vieux prince entra à ce moment, offrit sa joue aux baisers de Dolly, causa un peu avec elle, puis, s'adressant à sa femme:

«Qu'avez-vous décidé? Partez-vous? Et que ferez-vous de moi?

—Je crois, Alexandre, que tu feras mieux de rester.

—Comme vous voudrez.

—Pourquoi papa ne viendrait-il pas avec nous, maman? dit Kitty: ce serait plus gai pour lui et pour nous.»

Le vieux prince alla caresser de la main les cheveux de Kitty; elle leva la tête, et sourit avec effort en le regardant; il lui semblait toujours que son père seul, quoiqu'il ne dit pas grand'chose, la comprenait. Elle était la plus jeune, par conséquent la favorite du vieux prince, et son affection le rendait clairvoyant, croyait-elle. Quand son regard rencontra celui de son père, qui la considérait attentivement, il lui sembla qu'il lisait dans son âme, et y voyait tout ce qui s'y passait de mauvais. Elle rougit, se pencha vers lui, attendant un baiser, mais il se contenta de lui tirer un peu les cheveux, et de dire:

«Ces bêtes de chignons! on n'arrive pas jusqu'à sa fille. Ce sont les cheveux de quelque bonne femme défunte qu'on caresse. Eh bien, Dolinka, que fait ton atout?

—Rien, papa, dit Dolly en comprenant qu'il s'agissait de son mari: il est toujours en route. Je le vois à peine,—ne put-elle s'empêcher d'ajouter avec un sourire ironique.

—Il n'est pas encore allé vendre son bois à la campagne?

—Non, il en a toujours l'intention.

—Vraiment, dit le prince; alors il faudra lui donner l'exemple. Et toi, Kitty, ajoutait-il en s'adressant à sa plus jeune fille, sais-tu ce qu'il faut que tu fasses? Il faut qu'un beau matin, en te réveillant, tu te dises: «Mais je suis gaie et bien portante, pourquoi ne reprendrais-je pas mes promenades matinales avec papa, par une bonne petite gelée? Hein?»

À ces mots si simples, Kitty se troubla comme si elle eût été convaincue d'un crime. «Oui, il sait tout, il comprend tout, et ces mots signifient que, quelle que soit mon humiliation, je dois la surmonter.» Elle n'eut pas la force de répondre, fondit en larmes et quitta la chambre.

«Voilà bien un tour de ta façon! dit la princesse en s'emportant contre son mari; tu as toujours…» Et elle entama un discours plein de reproches.

Le prince prit tranquillement d'abord les réprimandes de sa femme, puis son visage se rembrunit.

«Elle fait tant de peine, la pauvrette; tu ne comprends donc pas qu'elle souffre de la moindre allusion à la cause de son chagrin? Ah! comme on peut se tromper en jugeant le monde!—dit la princesse. Et au changement d'inflexion de sa voix, Dolly et le prince comprirent qu'elle parlait de Wronsky.—Je ne comprends pas qu'il n'y ait pas de lois pour punir des procédés aussi vils, aussi peu nobles.»

Le prince se leva de son fauteuil d'un air sombre, et se dirigea vers la porte, comme s'il eût voulu se sauver, mais, il s'arrêta sur le seuil et s'écria:

«Des lois, il y en a, ma petite mère, et puisque tu me forces à m'expliquer, je te ferai remarquer que la véritable coupable dans toute cette affaire, c'est toi, toi seule. Il y a des lois contre ces galantins et il y en aura toujours; tout vieux que je suis, j'aurais su châtier celui-là si vous n'aviez été la première à l'attirer chez nous. Et maintenant, guérissez-la, montrez-la à tous vos charlatans!»

Le prince en aurait dit long si la princesse, comme elle faisait toujours dans les questions graves, ne s'était aussitôt soumise et humiliée.

«Alexandre, Alexandre!» murmura-t-elle tout en larmes en s'approchant de lui.

Le prince se tut quand il la vit pleurer. «Oui, oui, je sais que, pour toi aussi, c'est dur! Assez, assez, ne pleure pas. Le mal n'est pas grand. Dieu est miséricordieux. Merci,» ajouta-t-il, ne sachant plus trop ce qu'il disait dans son émotion; et, sentant sur sa main le baiser mouillé de larmes de la princesse, il quitta la chambre.

Dolly, avec son instinct maternel, avait voulu suivre Kitty dans sa chambre, sentant bien qu'il fallait auprès d'elle une main de femme; puis, en entendant les reproches de sa mère et les paroles courroucées de son père, elle avait cherché à intervenir autant que le lui permettait son respect filial. Quand le prince fut sorti:

«J'ai toujours voulu vous dire, maman, je ne sais si vous le savez, que Levine avait eu l'intention de demander Kitty lorsqu'il est venu ici la dernière fois? Il l'a dit à Stiva.

—Eh bien? Je ne comprends pas…

—Peut-être Kitty l'a-t-elle refusé? Elle ne vous l'a pas dit?

—Non, elle ne m'a parlé ni de l'un ni de l'autre: elle est trop fière; mais je sais que tout cela vient de ce…

—Mais songez donc, si elle avait refusé Levine! je sais qu'elle ne l'aurait jamais fait sans l'autre, et si ensuite elle a été si abominablement trompée?»

La princesse se sentait trop coupable pour ne pas prendre le parti de se fâcher.

«Je n'y comprends plus rien! Chacun veut maintenant en faire à sa tête, on ne dit plus rien à sa mère, et ensuite…

—Maman, je vais la trouver.

—Vas-y, je ne t'en empêche pas,» répondit la mère.

III

En entrant dans le petit boudoir de Kitty, tout tendu de rose, avec ses bibelots de vieux saxe, Dolly se souvint du plaisir qu'elles avaient eu toutes les deux à décorer cette chambre l'année précédente; combien alors elles étaient gaies et heureuses! Elle eut froid au coeur en regardant maintenant sa soeur immobile, assise sur une petite chaise basse près de la porte, les yeux fixés sur un coin du tapis. Kitty vit entrer Dolly, et l'expression froide et sévère de son visage disparut.

«Je crains fort, une fois revenue chez moi, de ne plus pouvoir quitter la maison, dit Dolly en s'asseyant près d'elle: c'est pourquoi j'ai voulu causer un peu avec toi.

—De quoi? demanda vivement Kitty en levant la tête.

—De quoi, si ce n'est de ton chagrin?

—Je n'ai pas de chagrin.

—Laisse donc, Kitty. T'imagines-tu vraiment que je ne sache rien? Je sais tout, et si tu veux m'en croire, tout cela est peu de chose; qui de nous n'a passé par là?»

Kitty se taisait, son visage reprenait une expression sévère.

«Il ne vaut pas le chagrin qu'il te cause, continua Daria Alexandrovna en allant droit au but.

—Parce qu'il m'a dédaignée, murmura Kitty d'une voix tremblante. Je t'en supplie, ne parlons pas de ce sujet.

—Qui t'a dit cela? Je suis persuadée qu'il était amoureux de toi, qu'il l'est encore, mais…

—Rien ne m'exaspère comme ces condoléances,» s'écria Kitty en s'emportant tout à coup. Elle se détourna en rougissant sur sa chaise, et de ses doigts agités elle tourmenta la boucle de sa ceinture.

Dolly connaissait ce geste habituel à sa soeur quand elle avait du chagrin. Elle la savait capable de dire des choses dures et désagréables dans un moment de vivacité, et cherchait à la calmer: mais il était déjà trop tard.

«Que veux-tu me faire comprendre? continua vivement Kitty: que je me suis éprise d'un homme qui ne veut pas de moi, et que je meurs d'amour pour lui? Et c'est ma soeur qui me dit cela, une soeur qui croit me montrer sa sympathie! Je repousse cette pitié hypocrite!

—Kitty, tu es injuste.

—Pourquoi me tourmentes-tu?

—Je n'en ai pas l'intention, je te vois triste…»

Kitty, dans son emportement, n'entendait rien.

«Je n'ai ni à m'affliger, ni à me consoler. Je suis trop fière pour aimer un homme qui ne m'aime pas.

—Ce n'est pas ce que je veux dire… Écoute, dis-moi la vérité, ajouta
Daria Alexandrovna en lui prenant la main: dis-moi si Levine t'a parlé?»

Au nom de Levine, Kitty perdit tout empire sur elle-même; elle sauta sur sa chaise, jeta par terre la boucle de sa ceinture qu'elle avait arrachée, et avec des gestes précipités s'écria: «À propos de quoi viens-tu me parler de Levine? Je ne sais vraiment pas pourquoi on se plaît à me torturer! J'ai déjà dit et je répète que je suis fière et incapable de faire jamais, jamais, ce que tu as fait: revenir à un homme qui m'aurait trahie. Tu te résignes à cela, mais moi je ne le pourrais pas.»

En disant ces paroles, elle regarda sa soeur: Dolly baissait tristement la tête sans répondre; mais Kitty, au lieu de quitter la chambre comme elle en avait eu l'intention, s'assit près de la porte, et cacha son visage dans son mouchoir.

Le silence se prolongea pendant quelques minutes. Dolly pensait à ses chagrins; son humiliation, qu'elle ne sentait que trop, lui paraissait plus cruelle, rappelée ainsi par sa soeur. Jamais elle ne l'aurait crue capable d'être si dure! Mais tout à coup elle entendit le frôlement d'une robe, un sanglot à peine contenu, et deux bras entourèrent son cou: Kitty était à genoux devant elle.

«Dolinka, je suis si malheureuse, pardonne-moi,» murmura-t-elle; et son joli visage couvert de larmes se cacha dans les jupes de Dolly.

Il fallait peut-être ces larmes pour ramener les deux soeurs à une entente complète; pourtant, après avoir bien pleuré, elles ne revinrent pas au sujet qui les intéressait l'une et l'autre; Kitty se savait pardonnée, mais elle savait aussi que les paroles cruelles qui lui étaient échappées sur l'abaissement de Dolly restaient sur le coeur de sa pauvre soeur. Dolly comprit de son côté qu'elle avait deviné juste, que le point douloureux pour Kitty était d'avoir refusé Levine pour se voir trompée par Wronsky, et que sa soeur se trouvait bien près d'aimer le premier et de haïr l'autre. Kitty ne parla que de l'état général de son âme.

«Je n'ai pas de chagrin, dit-elle un peu calmée, mais tu ne peux t'imaginer combien tout me parait vilain, répugnant, grossier, moi en première ligne. Tu ne saurais croire les mauvaises pensées qui me viennent à l'esprit!

—Quelles mauvaises pensées peux-tu bien avoir? demanda Dolly en souriant.

—Les plus mauvaises, les plus laides. Je ne puis te les décrire. Ce n'est pas de la tristesse, ni de l'ennui. C'est bien pis. On dirait que tout ce qu'il y a de bon en moi a disparu, le mal seul est resté. Comment t'expliquer cela? Papa m'a parlé tout à l'heure: j'ai cru comprendre que le fond de sa pensée est qu'il me faut un mari. Maman me mène au bal: il me semble que c'est dans le but de se débarrasser de moi, de me marier au plus vite. Je sais que ce n'est pas vrai, et ne puis chasser ces idées. Les soi-disant jeunes gens à marier me sont intolérables: j'ai toujours l'impression qu'ils prennent ma mesure. Autrefois c'était un plaisir pour moi d'aller dans le monde, cela m'amusait, j'aimais ta toilette: maintenant il me semble que c'est inconvenant, et je me sens mal à l'aise. Que veux-tu que je te dise? Le docteur… eh bien…»

Kitty s'arrêta; elle voulait dire que, depuis qu'elle se sentait ainsi transformée, elle ne pouvait plus voir Stépane Arcadiévitch sans que les conjectures les plus bizarres se présentassent à son esprit.

«Eh bien oui, tout prend à mes yeux l'aspect le plus repoussant, continua-t-elle; c'est une maladie,—peut-être cela passera-t-il. Je ne me trouve à l'aise que chez toi, avec les enfants.

—Quel dommage que tu ne puisses y venir maintenant!

—J'irai tout de même, j'ai eu la scarlatine et je déciderai maman.»

Kitty insista si vivement, qu'on lui permit d'aller chez sa soeur; pendant tout le cours de la maladie, car la scarlatine se déclara effectivement, elle aida Dolly à soigner ses enfants. Ceux-ci entrèrent bientôt en convalescence sans fâcheux accidents, mais la santé de Kitty ne s'améliorait pas. Les Cherbatzky quittèrent Moscou pendant le carême et se rendirent à l'étranger.

IV

La haute société de Pétersbourg est restreinte; chacun s'y connaît plus ou moins et s'y fait des visites, mais elle a des subdivisions.

Anna Arcadievna Karénine comptait des relations d'amitié dans trois cercles différents, faisant tous trois partie du grand monde. L'un était le cercle officiel auquel appartenait son mari, composé de ses collègues et de ses subordonnés, liés ou divisés entre eux par les relations sociales les plus variées et souvent les plus capricieuses.

Anna avait peine à comprendre le sentiment de respect presque religieux qu'elle éprouva au début pour tous ces personnages. Actuellement elle les connaissait, comme on se connaît dans une ville de province, avec leurs faiblesses et leurs manies; elle savait où le bât les blessait, quelles étaient leurs relations entre eux et avec le centre commun, à qui chacun d'eux se rattachait. Mais cette coterie officielle, à laquelle la liaient les intérêts de son mari, ne lui plut jamais, et elle fit de son mieux pour l'éviter, en dépit des insinuations de la comtesse Lydie. Le second cercle auquel tenait Anna était celui qui avait contribué à la carrière d'Alexis Alexandrovitch. La comtesse Lydie Ivanovna en était le pivot; il se composait de femmes âgées, laides, charitables et dévotes, et d'hommes intelligents, instruits et ambitieux. Quelqu'un l'avait surnommé «la conscience de la société de Pétersbourg». Karénine appréciait fort cette coterie, et Anna, dont le caractère souple s'assimilait facilement à son entourage, s'y était fait des amis. Après son retour de Moscou, ce milieu lui devint insupportable: il lui sembla qu'elle-même, aussi bien que les autres, y manquait de naturel, et elle vit la comtesse Lydie aussi rarement que possible.

Enfin Anna avait encore des relations d'amitié avec le grand monde par excellence, ce monde de bals, de dîners, de toilettes brillantes, qui tient d'une main à la cour, pour ne pas tomber tout à fait dans le demi-monde qu'il s'imagine mépriser, mais dont les goûts se rapprochent des siens au point d'être identiques. Le lien qui rattachait Anna à cette société était la princesse Betsy Tverskoï, femme d'un de ses cousins, riche de cent vingt mille roubles de revenu et qui s'était éprise d'Anna dès que celle-ci avait paru à Pétersbourg; elle l'attirait beaucoup et la plaisantait sur la société qu'elle voyait chez la comtesse Lydie.

«Quand je serai vieille et laide, je ferai de même, disait Betsy, mais une jeune et jolie femme comme vous n'a pas encore sa place dans cet asile de vieillards.»

Anna avait commencé par éviter autant que possible la société de la princesse Tverskoï, la façon de vivre dans ces hautes sphères exigeant des dépenses au delà de ses moyens; mais tout changea après son retour de Moscou. Elle négligea ses amis raisonnables et n'alla plus que dans le grand monde. C'est là qu'elle éprouva la joie troublante de rencontrer Wronsky; ils se voyaient surtout chez Betsy, née Wronsky et cousine germaine d'Alexis; celui-ci d'ailleurs se trouvait partout où il pouvait entrevoir Anna et lui parler de son amour. Elle ne faisait aucune avance, mais son coeur, en l'apercevant, débordait du même sentiment de plénitude, qui l'avait saisie la première fois près du wagon; cette joie, elle le sentait, se trahissait dans ses yeux, dans son sourire, mais elle n'avait pas la force de la dissimuler.

Anna crut sincèrement d'abord être mécontente de l'espèce de persécution que Wronsky se permettait à son égard; mais, un soir qu'elle vint dans une maison où elle pensait le rencontrer, et qu'il n'y parut pas, elle comprit clairement, à la douleur qui s'empara de son coeur, combien ses illusions étaient vaines, et combien cette obsession, loin de lui déplaire, formait l'intérêt dominant de sa vie.

Une cantatrice célèbre chantait pour la seconde fois, et toute la société de Pétersbourg était à l'Opéra; Wronsky y aperçut sa cousine et, sans attendre l'entr'acte, quitta le fauteuil qu'il occupait pour monter à sa loge.

«Pourquoi n'êtes-vous pas venu dîner?—lui demanda-t-elle; puis elle ajouta à demi-voix en souriant, et de façon à n'être entendue que de lui:—J'admire la seconde vue des amoureux, elle n'était pas là, mais revenez après l'Opéra.»

Wronsky la regarda comme pour l'interroger, et Betsy lui répondit d'un petit signe de tête; avec un sourire de remerciement, il s'assit près d'elle.

«Et toutes vos plaisanteries d'autrefois, que sont-elles devenues? —continua la princesse qui suivait, non sans un plaisir tout particulier, les progrès de cette passion.—Vous êtes pris, mon cher!

—C'est tout ce que je demande, répondit Wronsky en souriant de bonne humeur. Si je me plains, c'est de ne pas l'être assez, car, à dire vrai, je commence à perdre tout espoir.

—Quel espoir pouvez-vous bien avoir? dit Betsy en prenant le parti de son amie: entendons-nous…—Mais ses yeux éveillés disaient assez qu'elle comprenait tout aussi bien que lui en quoi consistait cet espoir.

—Aucun, répondit Wronsky en riant et en découvrant ses dents blanches et bien rangées. Pardon, continua-t-il, prenant la lorgnette des mains de sa cousine pour examiner par-dessus son épaule une des loges du rang opposé. Je crains de devenir ridicule.»

Il savait fort bien qu'aux yeux de Betsy, comme à ceux des gens de son monde, il ne courait aucun risque de ce genre; il savait parfaitement que, si un homme pouvait leur paraître tel en aimant sans espoir une jeune fille ou une femme non mariée, il ne l'était jamais en aimant une femme mariée et en risquant tout pour la séduire. Ce rôle-là était grand, intéressant, et c'est pourquoi Wronsky, en quittant sa lorgnette, regarda sa cousine avec un sourire qui se jouait sous sa moustache. «Pourquoi n'êtes-vous pas venu dîner? lui dit-elle, sans pouvoir s'empêcher de l'admirer.

—J'ai été occupé. De quoi? C'est ce que je vous donne à deviner en cent, en mille; jamais vous ne devinerez. J'ai réconcilié un mari avec l'offenseur de sa femme. Oui, vrai!

—Et vous avez réussi?

—À peu près.

—Il faudra me raconter cela au premier entr'acte, dit-elle en se levant.

—C'est impossible, je vais au Théâtre français.

—Vous quittez Nilsson pour cela?—dit Betsy indignée; elle n'aurait su distinguer Nilsson de la dernière choriste.

—Je n'y peux rien: j'ai pris rendez-vous pour mon affaire de réconciliation.

—Bienheureux ceux qui aiment la justice, ils seront sauvés,» dit Betsy, se rappelant avoir entendu quelque part une parole semblable.

V

«C'est un peu vif, mais si drôle, que j'ai bien envie de vous le raconter, dit Wronsky en regardant les yeux éveillés de sa cousine; d'ailleurs, je ne nommerai personne…

—Je devinerai, tant mieux.

—Écoutez donc: deux jeunes gens en gaîté…

—Des officiers de votre régiment, naturellement.

—Je n'ai pas dit qu'ils fussent officiers, mais simplement des jeunes gens qui avaient bien déjeuné.

—Traduisez: gris.

—C'est possible… vont dîner chez un camarade; ils étaient d'humeur fort expansive. Ils voient une jeune femme en isvostchik les dépasser, se retourner et, à ce qu'il leur semble du moins, les regarder en riant: ils la poursuivent au galop. À leur grand étonnement, leur beauté s'arrête précisément devant la maison où ils se rendaient eux-mêmes; elle monte à l'étage supérieur, et ils n'aperçoivent que de jolies lèvres fraîches sous une voilette, et une paire de petits pieds.

—Vous parlez avec une animation qui me ferait croire que vous étiez de la partie.

—De quoi m'accusiez-vous tout à l'heure? Mes deux jeunes gens montent chez leur camarade, qui donnait un dîner d'adieu, et ces adieux les obligent à boire peut-être un peu plus qu'ils n'auraient dû. Ils questionnent leur hôte sur les habitants de la maison, il n'en sait rien seul: le domestique de leur ami répond à leur question: «Y a-t-il des mamselles «au-dessus?» Il y en a beaucoup.—Après le dîner, les jeunes gens vont dans le cabinet de leur ami, et y écrivent une lettre enflammée à leur inconnue, pleine de protestations passionnées; ils la montent eux-mêmes, afin d'expliquer ce que la lettre pourrait avoir d'obscur.

—Pourquoi me racontez-vous des horreurs pareilles?—Après.

—Ils sonnent. Une bonne vient leur ouvrir, ils lui remettent la lettre en affirmant qu'ils sont prêts à mourir devant cette porte. La bonne, fort étonnée, parlemente, lorsque paraît un monsieur, rouge comme une écrevisse, avec des favoris en forme de boudins, qui les met à la porte sans cérémonie en déclarant qu'il n'y a dans l'appartement que sa femme.

—Comment savez-vous que ses favoris ressemblaient à des boudins? demanda
Betsy.

—Vous allez voir. Aujourd'hui j'ai voulu conclure la paix.

—Eh bien, qu'en est-il advenu?

—C'est le plus intéressant de l'affaire. Il se trouve que ce couple heureux est celui d'un conseiller et d'une conseillère titulaire. Le conseiller titulaire a porté plainte et j'ai été forcé de servir de médiateur. Quel médiateur! Talleyrand, comparé à moi, n'était rien.

—Quelle difficulté avez-vous donc rencontrée?

—Voici. Nous avons commencé par nous excuser de notre mieux, ainsi qu'il convenait: «Nous sommes désespérés, «avons-nous dit, de ce fâcheux malentendu.» Le conseiller titulaire a l'air de vouloir s'adoucir, mais il tient à exprimer ses sentiments, et aussitôt qu'il exprime ses sentiments, la colère le reprend, il dit des gros mots, et je suis obligé de recourir à mes talents diplomatiques: «Je conviens que leur conduite a été déplorable, mais veuillez remarquer qu'il s'agit d'une méprise: ils sont jeunes, et venaient de bien dîner. Vous comprenez. Maintenant ils se repentent du fond du coeur et vous supplient de pardonner leur erreur.» Le conseiller titulaire s'adoucit encore: «J'en conviens, monsieur le comte, et suis prêt à pardonner, mais vous concevez que ma femme, une honnête femme, a été exposée aux poursuites, aux grossièretés, aux insultes de mauvais garnements, de misé…» Et, les mauvais garnements étant présents, me voilà obligé de les calmer à leur tour, et pour cela de refaire de la diplomatie, et ainsi de suite; chaque fois que mon affaire est sur le point d'aboutir, mon conseiller titulaire reprend sa colère et sa figure rouge, ses boudins rentrent en mouvement et je me noie dans les finesses du négociateur.

—Ah! ma chère, il faut vous raconter cela! dit Betsy à une dame qui entrait dans sa loge. Il m'a tant amusée!—Eh bien, Bonne chance,» ajouta-t-elle en tendant à Wronsky les doigts que son éventail laissait libres; et, faisant un geste des épaules pour empêcher son corsage de remonter, elle se replaça sur le devant de sa loge, sous la lumière du gaz, afin d'être plus en vue.

Wronsky alla retrouver au Théâtre français le colonel de son régiment, qui n'y manquait pas une seule représentation; il avait à lui parler de l'oeuvre de pacification qui, depuis trois jours, l'occupait et l'amusait. Les héros de cette histoire étaient Pétritzky et un jeune prince Kédrof, nouvellement entré au régiment, un gentil garçon et un charmant camarade. Il s'agissait, et c'était là le point capital, des intérêts du régiment, car les deux jeunes gens faisaient partie de l'escadron de Wronsky.

Wenden, le conseiller titulaire, avait porté plainte au colonel contre ses officiers, pour avoir insulté sa femme. Celle-ci, racontait Wenden, mariée depuis cinq mois à peine, et dans une situation intéressante, avait été à l'église avec sa mère et, s'y étant sentie indisposée, avait pris le premier isvostchik venu pour rentrer au plus vite chez elle. Les officiers l'avaient poursuivie; elle était rentrée plus malade encore, par suite de l'émotion, et avait remonté son escalier en courant. Wenden lui-même revenait de son bureau, lorsqu'il entendit des voix succédant à un coup de sonnette; voyant qu'il avait affaire à deux officiers ivres, il les jeta à la porte. Il exigeait qu'ils fussent sévèrement punis.

«Vous avez beau dire, Pétritzky devient impossible, avait dit le commandant à Wronsky, lorsque sur sa demande celui-ci était venu le trouver. Il ne se passe pas de semaine sans quelque équipée. Ce monsieur offensé ira plus loin, il n'en restera pas là.»

Wronsky avait déjà compris l'inutilité d'un duel en pareille circonstance et la nécessité d'adoucir le conseiller titulaire et d'étouffer cette affaire. Le colonel l'avait fait appeler parce qu'il le savait homme d'esprit et soucieux de l'honneur de son régiment. C'était à la suite de leur consultation que Wronsky, accompagné de Pétritzky et de Kédrof, était allé porter leurs excuses au conseiller titulaire, espérant que son nom et ses aiguillettes d'aide de camp contribueraient à calmer l'offensé; Wronsky n'avait réussi qu'en partie, comme il venait de le raconter, et la réconciliation semblait encore douteuse.

Au théâtre, Wronsky emmena le colonel au foyer et lui raconta le succès, ou plutôt l'insuccès de sa mission. Réflexion faite, celui-ci résolut de laisser l'affaire où elle en était, mais ne put s'empêcher de rire en questionnant Wronsky.

«Vilaine histoire, mais bien drôle! Kédrof ne peut pourtant pas se battre avec ce monsieur! Et comment trouvez-vous Claire ce soir? Charmante!… dit-il en parlant d'une actrice française. On a beau la voir souvent, elle est toujours nouvelle. Il n'y a que les Français pour cela.»

VI

La princesse Betsy quitta le théâtre sans attendre la fin du dernier acte. À peine eut-elle le temps d'entrer dans son cabinet de toilette pour mettre un nuage de poudre de riz sur son long visage pâle, arranger un peu sa toilette, et commander le thé au grand salon, que les voitures arrivèrent, et s'arrêtèrent au vaste perron de son palais de la grande Morskaïa. Le suisse monumental ouvrait sans bruit l'immense porte devant les visiteurs. La maîtresse de la maison, le teint et la coiffure rafraîchis, vint recevoir ses convives; les murs du grand salon étaient tendus d'étoffes sombres, et le sol couvert d'épais tapis; sur une table dont la nappe, d'une blancheur éblouissante, était vivement éclairée par de nombreuses bougies, se trouvait un samovar d'argent, avec un service à thé en porcelaine transparente.

La princesse prit place devant le samovar et ôta ses gants. Des laquais, habiles à transporter des sièges presque sans qu'on s'en aperçût, aidèrent tout le monde à s'asseoir et à se diviser en deux camps; l'un autour de la princesse, l'autre dans un coin du salon, autour d'une belle ambassadrice aux sourcils noirs, bien arqués, vêtue de velours noir. La conversation, comme il arrive au début d'une soirée, interrompue par l'arrivée de nouveaux visages, les offres de thé et les échanges de politesse, semblait chercher à se fixer.

«Elle est remarquablement belle comme actrice; on voit qu'elle a étudié Kaulbach, disait un diplomate dans le groupe de l'ambassadrice: Avez-vous remarqué comme elle est tombée?

—Je vous en prie, ne parlons pas de Nilsson! On ne peut plus rien en dire de nouveau,—dit une grosse dame blonde fort rouge, sans sourcils et sans chignon, habillée d'une robe de soie fanée: c'était la princesse Miagkaïa, célèbre pour la façon dont elle savait tout dire, et surnommée l'Enfant terrible à cause de son sans-gêne. La princesse était assise entre les deux groupes, écoutant ce qui se disait dans l'un ou dans l'autre, et y prenant également intérêt.—Trois personnes m'ont dit aujourd'hui cette même phrase sur Kaulbach. Il faut croire qu'on s'est donné le mot; et pourquoi cette phrase a-t-elle tant de succès?»

Cette observation coupa court à la conversation.

«Racontez-nous quelque chose d'amusant, mais qui ne soit pas méchant,—dit l'ambassadrice, qui possédait cet art de la causerie que les Anglais ont surnommé small talk; elle s'adressait au diplomate.

—On prétend qu'il n'y a rien de plus difficile, la méchanceté seule étant amusante, répondit celui-ci avec un sourire. J'essayerai cependant. Donnez-moi un thème, tout est là. Quand on tient le thème, rien n'est plus aisé que de broder dessus. J'ai souvent pensé que les célèbres causeurs du siècle dernier seraient bien embarrassés maintenant: de nos jours l'esprit est devenu ennuyeux.

—Vous n'êtes pas le premier à le dire,» interrompit en riant l'ambassadrice.»

La conversation débutait d'une façon trop anodine pour qu'elle pût longtemps continuer sur le même ton, et pour la ranimer il fallut recourir au seul moyen infaillible: la médisance.

«Ne trouvez-vous pas que Toushkewitch a quelque chose de Louis XV? dit quelqu'un en indiquant des yeux un beau jeune homme blond qui se tenait près de la table.

—Oh oui, il est dans le style du salon, c'est pourquoi il y vient souvent.»

Ce sujet de conversation se soutint, parce qu'il ne consistait qu'en allusions: on ne pouvait le traiter ouvertement, car il s'agissait de la liaison de Toushkewitch avec la maîtresse de la maison.

Autour du samovar, la causerie hésita longtemps entre les trois sujets inévitables: la nouvelle du jour, le théâtre et le jugement du prochain; c'est ce dernier qui prévalut.

«Avez-vous entendu dire que la Maltishef, la mère, et non la fille, se fait un costume de diable rose?

—Est-ce possible? non, c'est délicieux.

—Je m'étonne qu'avec son esprit, car elle en a, elle ne sente pas ce ridicule.» Chacun eut un mot pour critiquer et déchirer la malheureuse Maltishef, et la conversation s'anima, vive et pétillante comme fagot qui flambe.

Le mari de la princesse Betsy, un bon gros homme, collectionneur passionné de gravures, entra tout doucement à ce moment; il avait entendu dire que sa femme avait du monde, et voulait paraître au salon avant d'aller à son cercle. Il s'approcha de la princesse Miagkaïa qui, à cause des tapis, ne l'entendit pas venir.

«Avez-vous été content de la Nilsson? lui demanda-t-il.

—Peut-on effrayer ainsi les gens en tombant du ciel sans crier gare! s'écria-t-elle. Ne me parlez pas de l'Opéra, je vous en prie: vous n'entendez rien à la musique. Je préfère m'abaisser jusqu'à vous, et vous entretenir de vos gravures et de vos majoliques. Eh bien, quel trésor avez-vous récemment découvert?

—Si vous le désirez, je vous le montrerai; mais vous n'y comprendrez rien.

—Montrez toujours. Je fais mon éducation chez ces gens-là, comment les nommez-vous, les banquiers? ils ont des gravures superbes qu'ils nous ont montrées.

—Comment, vous êtes allés chez les Schützbourg? demanda de sa place, près du samovar, la maîtresse de la maison.

—Oui, ma chère. Ils nous ont invités, mon mari et moi, à dîner, et l'on m'a dit qu'il y avait à ce dîner une sauce qui avait coûté mille roubles, répondit la princesse Miagkaïa à haute voix, se sachant écoutée de tous; —et c'était même une fort mauvaise sauce, quelque chose de verdâtre. J'ai dû les recevoir à mon tour et leur ai fait une sauce de la valeur de quatre-vingt-cinq kopecks; tout le monde a été content. Je ne puis pas faire des sauces de mille roubles, moi!

—Elle est unique, dit Betsy.

—Étonnante!» ajouta quelqu'un.

La princesse Miagkaïa ne manquait jamais son effet, qui consistait à dire avec bon sens des choses fort ordinaires, qu'elle ne plaçait pas toujours à propos, comme dans ce cas; mais, dans le monde où elle vivait, ce gros bon sens produisait l'effet des plus fines plaisanteries; son succès l'étonnait elle-même, ce qui ne l'empêchait pas d'en jouir.

Profitant du silence qui s'était fait, la maîtresse de la maison voulut établir une conversation plus générale, et, s'adressant à l'ambassadrice:

«Décidément, vous ne voulez pas de thé? Venez donc par ici.

—Non, nous sommes bien dans notre coin, répondit celle-ci avec un sourire, en reprenant un entretien interrompu qui l'intéressait beaucoup: il s'agissait des Karénine, mari et femme.

—Anna est très changée depuis son voyage à Moscou. Elle a quelque chose d'étrange, disait une de ses amies.

—Le changement tient à ce qu'elle a amené à sa suite l'ombre d'Alexis
Wronsky, dit l'ambassadrice.

—Qu'est-ce que cela prouve? Il y a bien un conte de Grimm où un homme, en punition de je ne sais quoi, est privé de son ombre. Je n'ai jamais bien compris ce genre de punition, mais peut-être est-il très pénible à une femme d'être privée d'ombre.

—Oui, mais les femmes qui ont des ombres finissent mal en général, dit l'amie d'Anna.

—Puissiez-vous avoir la pépie[7], s'écria tout à coup la princesse Miagkaïa en entendant ces mots. La Karénine est une femme charmante et que j'aime; en revanche, je n'aime pas son mari.

[Note 7: Locution populaire pour faire taire quelqu'un.]

—Pourquoi donc ne l'aimez-vous pas? demanda l'ambassadrice. C'est un homme fort remarquable. Mon mari prétend qu'il y a en Europe peu d'hommes d'État de sa valeur.

—Mon mari prétend la même chose, mais je ne le crois pas, répondit la princesse; si nos maris n'avaient pas eu cette idée, nous aurions toujours vu Alexis Alexandrovitch tel qu'il est, et, selon moi, c'est un sot; je le dis tout bas, mais cela me met à l'aise. Autrefois, quand je me croyais tenue de lui trouver de l'esprit, je me considérais moi-même comme une bête, parce que je ne savais où découvrir cet esprit, mais aussitôt que j'ai dit, à voix basse s'entend, c'est un sot, tout s'est expliqué. —Quant à Anna, je ne vous l'abandonne pas: elle est aimable et bonne. Est-ce sa faute, la pauvre femme, si tout le monde est amoureux d'elle et si on la poursuit comme son ombre?

—Je ne me permets pas de la juger, dit l'amie d'Anna pour se disculper.

—Parce que personne ne nous suit comme nos ombres, cela ne prouve pas que nous ayons le droit de juger.»

Après avoir arrangé ainsi l'amie d'Anna, la princesse et l'ambassadrice se rapprochèrent de la table à thé, et prirent part à une conversation générale sur le roi de Prusse.

«Sur le compte de qui avez-vous dit des méchancetés? demanda Betsy.

—Sur les Karénine; la princesse nous a dépeint Alexis Alexandrovitch, répondit l'ambassadrice, s'asseyant près de la table en souriant.

—Il est fâcheux que nous n'ayons pu l'entendre, répondit Betsy en regardant du côté de la porte.—Ah! vous voilà enfin!» dit-elle en se tournant vers Wronsky, qui venait d'entrer.

Wronsky connaissait et rencontrait chaque jour toutes les personnes qu'il retrouvait ce soir chez sa cousine; il entra donc avec la tranquillité d'un homme qui revoit des gens qu'il vient à peine de quitter.

«D'où je viens? répondit-il à la question que lui fit l'ambassadrice. Il faut que je le confesse: des Bouffes, et toujours avec un nouveau plaisir, quoique ce soit bien pour la centième fois. C'est charmant. Il est humiliant de l'avouer, mais je dors à l'Opéra, tandis que je m'amuse aux Bouffes jusqu'à la dernière minute. Aujourd'hui…»

Il nomma une actrice française, mais l'ambassadrice l'arrêta avec une expression de terreur plaisante.

«Ne nous parlez pas de cette horreur!

—Je me tais, d'autant plus que vous la connaissez toutes, cette horreur.

—Et vous seriez toutes prêtes à courir après elle, si c'était admis comme l'Opéra,» ajouta la princesse Miagkaïa.

VII

On entendit des pas près de la porte, et Betsy, persuadée qu'elle allait voir entrer Anna, regarda Wronsky. Lui aussi regardait du côté de la porte, et son visage avait une expression étrange de joie, d'attente et pourtant de crainte; il se souleva lentement de son siège. Anna parut. Elle traversa la courte distance qui la séparait de la maîtresse de la maison, d'un pas rapide, léger et décidé, qui la distinguait de toutes les autres femmes de son monde; comme d'habitude, elle se tenait extrêmement droite, et, le regard fixé sur Betsy, alla lui serrer la main en souriant, puis, avec le même sourire, elle se tourna vers Wronsky. Celui-ci salua profondément et lui avança une chaise.

Anna inclina légèrement la tête, et rougit d'un air un peu contrarié; quelques personnes amies vinrent lui serrer la main; elle les accueillit avec animation, et, se tournant vers Betsy:

«Je viens de chez la comtesse Lydie, j'aurais voulu venir plus tôt, mais j'ai été retenue. Il y avait là sir John: il est très intéressant.

—Ah! le missionnaire?

—Oui, il raconte des choses bien curieuses sur sa vie aux Indes.»

La conversation, que l'entrée d'Anna avait interrompue, vacilla de nouveau, comme le feu d'une lampe prête à s'éteindre.

«Sir John!

—Oui, je l'ai vu. Il parle bien. La Wlatief en est positivement amoureuse.

—Est-il vrai que la plus jeune des Wlatief épouse Tapof?

—On prétend que c'est une chose décidée.

—Je m'étonne que les parents y consentent.

—C'est un mariage de passion, à ce qu'on dit.

—De passion? où prenez-vous des idées aussi antédiluviennes? qui parle de passion de nos jours? dit l'ambassadrice.

—Hélas, cette vieille mode si ridicule se rencontre toujours, dit Wronsky.

—Tant pis pour ceux qui la conservent: je ne connais, en fait de mariages heureux, que les mariages de raison.

—Oui, mais n'arrive-t-il pas souvent que ces mariages de raison tombent en poussière, précisément à cause de cette passion que vous méconnaissez?

—Entendons-nous: ce que nous appelons un mariage de raison est celui qu'on fait lorsque des deux parts on a jeté sa gourme. L'amour est un mal par lequel il faut avoir passé, comme la scarlatine.

—Dans ce cas, il serait prudent de recourir à un moyen artificiel de l'inoculer, pour s'en préserver comme de la petite vérole.

—Dans ma jeunesse, j'ai été amoureuse d'un sacristain: je voudrais bien savoir si cela m'a rendu service.

—Non, sans plaisanterie, je crois que pour bien connaître l'amour il faut, après s'être trompé une fois, pouvoir réparer son erreur.

—Même après le mariage? demanda l'ambassadrice en riant.

—«It is never too late to mend,» dit le diplomate en citant un proverbe anglais.

—Justement, interrompit Betsy: se tromper d'abord pour rentrer dans le vrai ensuite. Qu'en dites-vous?» demanda-t-elle en se tournant vers Anna qui écoutait la conversation avec un sourire.

Wronsky la regarda, et attendit sa réponse avec un violent battement de coeur; quand elle eut parlé, il respira comme délivré d'un danger.

«Je crois, dit Anna en jouant avec son gant, que s'il y a autant d'opinions que de têtes, il y a aussi autant de façons d'aimer qu'il y a de coeurs.»

Elle se retourna brusquement vers Wronsky.

«J'ai reçu une lettre de Moscou. On m'écrit que Kitty Cherbatzky est très malade.

—Vraiment?» dit Wronsky d'un air sombre.

Anna le regarda sévèrement.

«Cela vous est indifférent?

—Au contraire, cela me touche beaucoup. Que vous écrit-on de particulier, s'il m'est permis de le demander?»

Anna se leva et s'approcha de Betsy.

«Voulez-vous me donner une tasse de thé,» dit-elle en s'appuyant sur sa chaise.

Pendant que Betsy versait le thé, Wronsky s'approcha d'Anna.

«Que vous écrit-on?

—J'ai souvent pensé que, si les hommes prétendaient savoir agir avec noblesse, c'est en réalité une phrase vide de sens, dit Anna sans lui répondre directement.—Il y a longtemps que je voulais vous le dire, ajouta-t-elle en se dirigeant vers une table chargée d'albums.

—Je ne comprends pas bien ce que signifient vos paroles,» dit-il en lui offrant sa tasse.

Elle jeta un regard sur le divan près d'elle, et il s'y assit aussitôt.

«Oui, je voulais vous le dire, continua-t-elle sans le regarder, vous avez mal agi, très mal.

—Croyez-vous que je ne le sente pas? Mais à qui la faute?

—Pourquoi me dites-vous cela? dit-elle avec un regard sévère.

—Vous le savez bien,» répondit-il en supportant le regard d'Anna sans baisser les yeux.

Ce fut elle qui se troubla.

«Ceci prouve simplement que vous n'avez pas de coeur,—dit-elle. Mais ses yeux exprimaient le contraire.

—Ce dont vous parliez tout à l'heure était une erreur, non de l'amour.

—Souvenez-vous que je vous ai défendu de prononcer ce mot, ce vilain mot, —dit Anna en tressaillant; et aussitôt elle comprit que par ce seul mot «défendu» elle se reconnaissait de certains droits sur lui, et semblait l'encourager à parler.—Depuis longtemps je voulais m'entretenir avec vous, continua-t-elle en le regardant bien en face et d'un ton ferme, quoique ses joues fussent brûlantes de rougeur.—Je suis venue aujourd'hui tout exprès, sachant que je vous rencontrerais. Il faut que tout ceci finisse. Je n'ai jamais eu à rougir devant personne, et vous me causez le chagrin pénible de me sentir coupable.»

Il la regardait, frappé de l'expression élevée de sa beauté.

«Que voulez-vous que je fasse? répondit-il simplement et sérieusement.

—Je veux que vous alliez à Moscou implorer le pardon de Kitty.

—Vous ne voulez pas cela?»

Il sentait qu'elle s'efforçait de dire une chose, mais qu'elle en souhaitait une autre.

«Si vous m'aimez comme vous le dites, murmura-t-elle, faites que je sois tranquille.»

Le visage de Wronsky s'éclaircit.

«Ne savez-vous pas que vous êtes ma vie? mais je ne connais plus la tranquillité et ne saurais vous la donner. Me donner tout entier, donner mon amour, oui. Je ne puis vous séparer de moi par la pensée. Vous et moi ne faisons qu'un, à mes yeux. Je ne vois aucun moyen de tranquillité ni pour vous, ni pour moi dans l'avenir. Je ne vois en perspective que le malheur, le désespoir ou le bonheur, et quel bonheur! Est-il vraiment impossible?» murmura-t-il des lèvres, sans oser prononcer les mots; mais elle l'entendit.

Toutes les forces de son intelligence semblaient n'avoir d'autre but que de répondre comme son devoir l'exigeait; mais, au lieu de parler, elle le regardait les yeux pleins d'amour, et se tut.

«Mon Dieu, pensa-t-il avec transport, au moment où je désespérais, où je croyais n'y jamais parvenir, le voilà l'amour! elle m'aime, c'est un aveu!

—Faites cela pour moi, soyons bons amis et ne me parlez plus jamais ainsi, —dirent ses paroles; son regard parlait différemment.

—Jamais nous ne serons amis, vous le savez vous-mêmes. Serons-nous les plus heureux ou les plus malheureux des êtres? c'est à vous d'en décider.»

Elle voulut parler, mais il l'interrompit.

«Tout ce que je demande, c'est le droit d'espérer et de souffrir comme en ce moment; si c'est impossible, ordonnez-moi de disparaître et je disparaîtrai. Jamais vous ne me verrez plus si ma présence vous est pénible.

—Je ne vous chasse pas.

—Alors ne changez rien, laissez les choses telles qu'elles sont, dit-il d'une voix tremblante. Voilà votre mari».

Effectivement Alexis Alexandrovitch entrait en ce moment au salon avec son air calme et sa démarche disgracieuse.

Il s'approcha de la maîtresse de la maison, jeta en passant un regard sur Anna et Wronsky, s'assit près de la table à thé, et de sa voix lente et bien accentuée, souriant de ce sourire qui semblait toujours se moquer de quelqu'un ou de quelque chose, il dit en regardant l'assemblée:

«Votre Rambouillet est au complet. Les Grâces et les Muses!»

Mais la princesse Betsy, qui ne pouvait souffrir ce ton persifleur, «sneering», comme elle disait, l'amena bien vite, en maîtresse de maison consommée, à aborder une question sérieuse. Le service obligatoire fut mis sur le tapis, et Alexis Alexandrovitch le défendit avec vivacité contre les attaques de Betsy.

Wronsky et Anna restaient près de leur petite table.

«Cela devient inconvenant, dit une dame à voix basse en désignant du regard Karénine, Anna et Wronsky.

—Que vous disais-je?» dit l'amie d'Anna.

Ces dames ne furent pas seules à faire cette observation; la princesse Miagkaïa et Betsy elles-mêmes jetèrent les yeux plus d'une fois du côté où ils étaient isolés; seul Alexis Alexandrovitch ne les regarda pas, ni ne se laissa distraire de l'intéressante conversation qu'il avait entamée.

Betsy, remarquant le mauvais effet produit par ses amis, manoeuvra de façon à se faire momentanément remplacer pour donner la réplique à Alexis Alexandrovitch, et s'approcha d'Anna.

«J'admire toujours la netteté et la clarté de langage de votre mari, dit-elle: les questions les plus transcendantes me semblent accessibles quand il parle.

—Oh oui!» répondit Anna, ne comprenant pas un mot de ce que disait Betsy, et, rayonnante de bonheur, elle se leva, s'approcha de la grande table et se mêla à la conversation générale.

Au bout d'une demi-heure, Alexis Alexandrovitch proposa à sa femme de rentrer, mais elle répondit, sans le regarder, qu'elle voulait rester à souper. Alexis Alexandrovitch prit congé de la société et partit…

Le vieux cocher des Karénine, un gros tatare, vêtu de son imperméable, retenait avec peine, devant le perron, ses chevaux excités par le froid. Un laquais tenait la portière du coupé. Le suisse, debout près de la porte d'entrée, la gardait grande ouverte, et Anna écoutait avec transport ce que lui murmurait Wronsky, tout en détachant d'une main nerveuse la dentelle de sa manche qui s'était attachée à l'agrafe de sa pelisse.

«Vous ne vous êtes engagée à rien, j'en conviens, lui disait Wronsky tout en l'accompagnant à sa voiture, mais vous savez que ce n'est pas de l'amitié que je demande: pour moi, le seul bonheur de ma vie sera contenu dans ce mot qui vous déplaît si fort: l'amour.

—L'amour,» répéta-t-elle lentement, comme si elle se fût parlé à elle-même; puis, étant arrivée à détacher sa dentelle, elle dit tout à coup: «Ce mot me déplaît parce qu'il a pour moi un sens plus profond et beaucoup plus grave que vous ne pouvez l'imaginer. Au revoir,» ajouta-t-elle en le regardant bien en face.

Elle lui tendit la main et d'un pas rapide passa devant le suisse et disparut dans sa voiture.

Ce regard, ce serrement de main bouleversèrent Wronsky. Il baisa la paume de sa main que ses doigts avaient touchée, et rentra chez lui avec la conviction bienheureuse que cette soirée l'avait plus rapproché du but rêvé que les deux mois précédents.

VIII

Alexis Alexandrovitch n'avait rien trouvé d'inconvenant à ce que sa femme se fût entretenue avec Wronsky en tête-à-tête d'une façon un peu animée; mais il lui sembla que d'autres personnes avaient paru étonnées, et il résolut d'en faire l'observation à Anna.

Comme d'ordinaire en rentrant chez lui, Alexis Alexandrovitch passa dans son cabinet, s'y installa dans son fauteuil, ouvrit son livre à l'endroit marqué par un couteau à papier, et lut un article sur le papisme jusqu'à une heure du matin. De temps en temps il passait la main sur son front et secouait la tête comme pour en chasser une pensée importune. À l'heure habituelle, il fit sa toilette de nuit. Anna n'était pas encore rentrée. Son livre sous le bras, il se dirigea vers sa chambre; mais, au lieu de ses préoccupations ordinaires sur les affaires de son service, il pensa à sa femme et à l'impression désagréable qu'il avait éprouvée à son sujet. Incapable de se mettre au lit, il marcha de long en large, les bras derrière le dos, ne pouvant se résoudre à se coucher sans avoir mûrement réfléchi aux incidents de la soirée.

Au premier abord, Alexis Alexandrovitch trouva simple et naturel d'adresser une observation à sa femme; mais, en y réfléchissant, il lui sembla que ces incidents étaient d'une complication fâcheuse. Karénine n'était pas jaloux. Un mari, selon lui, offensait sa femme en lui témoignant de la jalousie; mais pourquoi cette confiance en ce qui concernait sa jeune femme, et pourquoi, lui, devait-il être convaincu qu'elle l'aimerait toujours? C'est ce qu'il ne se demandait pas. N'ayant jamais connu jusque-là ni soupçons ni doutes, il se disait qu'il garderait une confiance entière. Pourtant, tout en demeurant dans ces sentiments, il se sentait en face d'une situation illogique et absurde qui le trouvait désarmé. Jusqu'ici il ne s'était trouvé aux prises avec les difficultés de la vie que dans la sphère de son service officiel; l'impression qu'il éprouvait maintenant était celle d'un homme passant tranquillement sur un pont au-dessus d'un précipice, et s'apercevant tout à coup que le pont est démonté et le gouffre béant sous ses pieds. Ce gouffre était pour lui la vie réelle, et le pont, l'existence artificielle qu'il avait seule connue jusqu'à ce jour. L'idée que sa femme pût aimer un autre que lui, le frappait pour la première fois et le terrifiait.

Sans songer à se déshabiller, il continua à marcher d'un pas régulier sur le parquet sonore, traversant successivement la salle à manger éclairée d'une seule lampe, le salon obscur, où un faible rayon de lumière tombait sur son grand portrait récemment peint, le boudoir de sa femme, où brûlaient deux bougies au-dessus des bibelots coûteux de sa table à écrire et des portraits de ses parents et amis. Arrivé à la porte de la chambre à coucher, il retourna sur ses pas.

De temps en temps il s'arrêtait et se disait: «Oui, il faut absolument couper court à tout cela, prendre un parti, lui dire ma manière de voir; mais que lui dire? et quel parti prendre? Que s'est-il passé, au bout du compte? rien. Elle a causé longtemps avec lui… mais avec qui une femme ne cause-t-elle pas dans le monde? Me montrer jaloux pour si peu serait humiliant pour nous deux.»

Mais ce raisonnement, qui au premier abord lui avait paru concluant, lui semblait tout à coup sans valeur. De la porte de la chambre à coucher il se dirigea vers la salle à manger, puis, traversant le salon obscur, il crut entendre une voix lui murmurer: «Puisque d'autres ont paru étonnés, c'est qu'il y a là quelque chose….. Oui, il faut couper court à tout cela, prendre un parti….. lequel?»

Ses pensées, comme son corps, décrivaient le même cercle, et il ne rencontrait aucune idée nouvelle. Il s'en aperçut, passa la main sur son front, et s'assit dans le boudoir.

Là, en regardant la table à écrire d'Anna avec son buvard en malachite, et un billet inachevé, ses pensées prirent un autre cours; il pensa à elle, à ce qu'elle pouvait éprouver. Son imagination lui présenta la vie de sa femme, les besoins de son esprit et de son coeur, ses goûts, ses désirs; et l'idée qu'elle pouvait, qu'elle devait avoir une existence personnelle, indépendante de la sienne, le saisit si vivement qu'il s'empressa de la chasser. C'était le gouffre qu'il n'osait sonder du regard. Entrer par la réflexion et le sentiment dans l'âme d'autrui lui était une chose inconnue et lui paraissait dangereux.

«Et ce qu'il y a de plus terrible, pensa-t-il, c'est que cette inquiétude insensée me prend au moment de mettre la dernière main à mon oeuvre (le projet qu'il voulait faire passer), lorsque j'ai le plus besoin de toutes les forces de mon esprit, de tout mon calme. Que faire à cela? Je ne suis pas de ceux qui ne savent pas regarder leur mal en face. Il faut réfléchir, prendre un parti et me délivrer de ce souci, dit-il à haute voix. Je ne me reconnais pas le droit de scruter ses sentiments, de m'immiscer en ce qui se passe ou ne se passe pas dans son âme: c'est l'affaire de sa conscience et le domaine de la religion,» se dit-il, tout soulagé d'avoir trouvé une loi qu'il pût appliquer aux circonstances qui venaient de surgir.

«Ainsi, continua-t-il, les questions relatives à ses sentiments sont des questions de conscience auxquelles je n'ai pas à toucher. Mon devoir se dessine clairement. Obligé, comme chef de famille, de la diriger, de lui indiquer les dangers que j'entrevois, responsable que je suis de sa conduite, je dois au besoin user de mes droits.»

Et Alexis Alexandrovitch fit mentalement un plan de ce qu'il devait dire à sa femme, tout en regrettant la nécessité d'employer son temps et ses forces intellectuelles à des affaires de ménage; malgré lui, ce plan prit dans sa tête la forme nette, précise et logique d'un rapport.

«Je dois lui faire sentir ce qui suit: 1° la signification et l'importance de l'opinion publique; 2° le sens religieux du mariage; 3° les malheurs qui peuvent rejaillir sur son fils; 4° les malheurs qui peuvent l'atteindre elle-même.» Et Alexis Alexandrovitch serra ses mains l'une contre l'autre en faisant craquer les jointures de ses doigts. Ce geste, une mauvaise habitude, le calmait et l'aidait à reprendre l'équilibre moral dont il avait si grand besoin.

Un bruit de voiture se fit entendre devant la maison, et Alexis Alexandrovitch s'arrêta au milieu de la salle à manger. Des pas de femme montaient l'escalier. Son discours tout prêt, il resta là, debout, serrant ses doigts pour les faire craquer encore: une jointure craqua. Quoique satisfait de son petit discours, il eut peur, la sentant venir, de ce qui allait se passer.

IX

Anna entra, jouant avec les glands de son bashlik, et la tête baissée; son visage rayonnait, mais pas de joie; c'était plutôt le rayonnement terrible d'un incendie par une nuit obscure. Quand elle aperçut son mari, elle leva la tête, et sourit comme si elle se fût éveillée.

«Tu n'es pas au lit? quel miracle!—dit-elle en se débarrassant de son bashlik, et, sans s'arrêter, elle passa dans son cabinet de toilette, criant à son mari du seuil de la porte:—Il est tard, Alexis Alexandrovitch.

—Anna, j'ai besoin de causer avec toi.

—Avec moi! dit-elle étonnée en entrant dans la salle et en le regardant. Qu'y a-t-il? À quel propos? demanda-t-elle en s'asseyant. Eh bien! causons, puisque c'est si nécessaire, mais il vaudrait mieux dormir.»

Anna disait ce qui lui venait à l'esprit, s'étonnant elle-même de mentir si facilement; ses paroles étaient toutes naturelles, elle semblait réellement avoir envie de dormir; elle se sentait soutenue, poussée par une force invisible et revêtue d'une impénétrable armure de mensonge.

«Anna, il faut que je te mette sur tes gardes.

—Sur mes gardes? Pourquoi?»

Elle le regarda si gaiement, si simplement, que, pour quelqu'un qui ne l'eût pas connue comme son mari, le ton de sa voix aurait paru parfaitement normal. Mais pour lui, qui savait qu'il ne pouvait déroger à aucune de ses habitudes sans qu'elle en demandât la cause, qui savait que le premier mouvement d'Anna était toujours de lui communiquer ses plaisirs et ses peines, pour lui, le fait qu'elle ne voulût rien remarquer de son agitation, ni parler d'elle-même, était très significatif. Cette âme, ouverte pour lui autrefois, lui semblait maintenant close. Il sentait même, au ton qu'elle prenait, qu'elle ne le dissimulait pas, et qu'elle disait ouvertement: «Oui, c'est ainsi que cela doit être, et que cela sera désormais.» Il se fit l'effet d'un homme qui rentrerait chez lui pour trouver sa maison barricadée. «Peut-être la clef se retrouvera-t-elle encore,» pensa Alexis Alexandrovitch.

«Je veux te mettre en garde, dit-il d'une voix calme, contre l'interprétation qu'on peut donner dans le monde à ton imprudence et à ton étourderie: ta conversation trop animée ce soir avec le comte Wronsky (il prononça ce nom lentement et avec fermeté) a attiré sur toi l'attention.»

Il parlait en regardant les yeux rieurs mais impénétrables d'Anna et, tout en parlant, sentait avec terreur que ses paroles étaient inutiles et oiseuses.

«Tu es toujours ainsi, dit-elle comme si elle n'y comprenait absolument rien, et n'attachait d'importance qu'à une partie de la phrase. Tantôt il t'est désagréable que je m'ennuie, et tantôt que je m'amuse. Je ne me suis pas ennuyée ce soir; cela te blesse?»

Alexis Alexandrovitch tressaillit, il serra encore ses mains pour les faire craquer.

«Je t'en supplie, laisse tes mains tranquilles, je déteste cela, dit-elle.

—Anna, est-ce bien toi? dit Alexis Alexandrovitch en faisant doucement un effort sur lui-même pour arrêter le mouvement de ses mains.

—Mais, enfin, qu'y a-t-il? demanda-t-elle avec un étonnement sincère et presque comique. Que veux-tu de moi?»

Alexis Alexandrovitch se tut, et passa la main sur son front et ses paupières. Il sentait qu'au lieu d'avertir sa femme de ses erreurs aux yeux du monde il s'inquiétait malgré lui de ce qui se passait dans la conscience de celle-ci, et se heurtait peut-être à un obstacle imaginaire.

«Voici ce que je voulais te dire, reprit-il froidement et tranquillement, et je te prie de m'écouter jusqu'au bout. Je considère, tu le sais, la jalousie comme un sentiment blessant et humiliant, auquel je ne me laisserai jamais entraîner; mais il y a certaines barrières sociales qu'on ne franchit pas impunément. Aujourd'hui, à en juger par l'impression que tu as produite,—ce n'est pas moi, c'est tout le monde qui l'a remarqué, —tu n'as pas eu une tenue convenable.

—Décidément je n'y suis plus,» dit Anna en haussant les épaules. «Cela lui est parfaitement égal, pensa-t-elle, il ne redoute que les observations du monde.—Tu es malade, Alexis Alexandrovitch,» ajouta-t-elle en se levant pour s'en aller; mais il l'arrêta en s'avançant vers elle.

Jamais Anna ne lui avait vu une physionomie si sombre et si déplaisante; elle resta debout, baissant la tête de côté pour retirer d'une main agile les épingles à cheveux de sa coiffure.

«Eh bien, j'écoute, dit-elle tranquillement d'un ton moqueur; j'écouterai même avec intérêt, parce que je voudrais comprendre de quoi il s'agit.»

Elle s'étonnait elle-même du ton assuré et naturellement calme qu'elle prenait, ainsi que du choix de ses mots.

«Je n'ai pas le droit d'entrer dans tes sentiments. Je le croîs inutile et même dangereux, commença Alexis Alexandrovitch; en creusant trop profondément dans nos âmes, nous risquons d'y toucher à ce qui pourrait passer inaperçu. Tes sentiments regardent ta conscience; mais je suis obligé vis-à-vis de toi, de moi, de Dieu, de te rappeler tes devoirs. Nos vies sont unies, non par les hommes, mais par Dieu. Un crime seul peut rompre ce lien, et un crime semblable entraîne après lui sa punition.

—Je n'y comprends rien, et bon Dieu que j'ai sommeil, pour mon malheur! dit Anna en continuant à défaire ses cheveux et à retirer les dernières épingles.

—Anna, au nom du ciel, ne parle pas ainsi, dit-il doucement. Je me trompe peut-être, mais crois bien que ce que je te dis est autant pour toi que pour moi: je suis ton mari et je t'aime.»

Le visage d'Anna s'assombrit un moment, et l'éclair moqueur de ses yeux s'éteignit; mais le mot «aimer» l'irrita. «Aimer, pensa-t-elle, sait-il seulement ce que c'est? Est-ce qu'il peut aimer? S'il n'avait pas entendu parler d'amour, il aurait toujours ignoré ce mot.»

«Alexis Alexandrovitch, je ne te comprends vraiment pas, dit-elle: explique-moi ce que tu trouves…

—Permets-moi d'achever. Je t'aime, mais je ne parle pas pour moi; les principaux intéressés sont ton fils et toi-même. Il est fort possible, je le répète, que mes paroles te semblent inutiles et déplacées, peut-être sont-elles le résultat d'une erreur de ma part: dans ce cas, je te prie de m'excuser; mais si tu sens toi-même qu'il y a un fondement quelconque à mes observations, je te supplie d'y réfléchir et, si le coeur t'en dit, de l'ouvrir à moi.»

Alexis Alexandrovitch, sans le remarquer, disait tout autre chose que ce qu'il avait préparé.

«Je n'ai rien à te dire, et, ajouta-t-elle vivement en dissimulant avec peine un sourire, il est vraiment temps de dormir.»

Alexis Alexandrovitch soupira et, sans rien ajouter, se dirigea vers sa chambre à coucher.

Quand elle y entra à son tour, il était couché. Ses lèvres étaient serrées d'un air sévère et ses yeux ne la regardaient pas. Anna se coucha, croyant toujours qu'il lui parlerait; elle le craignait et le désirait tout à la fois; mais il se tut.

Elle attendit longtemps sans bouger et finit par l'oublier; elle pensait à un autre, dont l'image remplissait son coeur d'émotion et de joie coupable. Tout à coup elle entendit un ronflement régulier et calme; Alexis Alexandrovitch sembla s'en effrayer lui-même et s'arrêta. Mais, au bout d'un instant, le ronflement retentit de nouveau, tranquille et régulier.

«Trop tard, trop tard,» pensa-t-elle avec un sourire. Elle resta longtemps ainsi, immobile, les yeux ouverts et croyant les sentir briller dans l'obscurité.

X

À partir de cette soirée, une vie nouvelle commença pour Alexis Alexandrovitch et sa femme. Rien de particulier en apparence: Anna continuait à aller dans le monde, surtout chez la princesse Betsy, et à rencontrer Wronsky partout; Alexis Alexandrovitch s'en apercevait sans pouvoir l'empêcher. À chacune de ses tentatives d'explication, elle opposait un étonnement rieur absolument impénétrable.

Rien n'était changé extérieurement, mais leurs rapports l'étaient du tout au tout. Alexis Alexandrovitch, si fort quand il s'agissait des affaires de l'État, se sentait ici impuissant. Il attendait le coup final, tête baissée et résigné comme un boeuf à l'abattoir. Lorsque ces pensées lui revenaient, il se disait qu'il fallait essayer encore une fois ce que la bonté, la tendresse, le raisonnement pourraient pour sauver Anna et la ramener; chaque jour il se proposait de lui parler; mais, aussitôt qu'il tentait de le faire, le même esprit de mal et de mensonge qui la possédait s'emparait également de lui, et il parlait autrement qu'il n'aurait voulu le faire. Involontairement il reprenait un ton de persiflage et semblait se moquer de ceux qui auraient parlé comme lui. Ce n'était pas sur ce ton-là que les choses qu'il avait à dire pouvaient être exprimées…

XI

Ce qui pour Wronsky avait été pendant près d'un an le but unique et suprême de la vie, pour Anna un rêve de bonheur, d'autant plus enchanteur qu'il lui paraissait invraisemblable et terrible, s'était réalisé. Pâle et tremblant, il était debout près d'elle, et la suppliait de se calmer sans savoir comment et pourquoi.

«Anna, Anna! disait-il d'une voix émue, Anna, au nom du ciel!» Mais plus il élevait la voix, plus elle baissait la tête. Cette tête jadis si fière et si gaie, maintenant si humiliée! elle l'aurait abaissée jusqu'à terre, du divan où elle était assise, et serait tombée sur le tapis s'il ne l'avait soutenue.

«Mon Dieu, pardonne-moi!» sanglotait-elle en lui serrant la main contre sa poitrine.

Elle se trouvait si criminelle et si coupable qu'il ne lui restait plus qu'à s'humilier et à demander grâce, et c'était de lui qu'elle implorait son pardon, n'ayant plus que lui au monde. En le regardant, son abaissement lui apparaissait d'une façon si palpable qu'elle ne pouvait prononcer d'autre parole. Quant à lui, il se sentait pareil à un assassin devant le corps inanimé de sa victime. Le corps immolé par eux, c'était leur amour, la première phase de leur amour. Il y avait quelque chose de terrible et d'odieux au souvenir de ce qu'ils avaient payé du prix de leur honte.

Le sentiment de la déchéance morale qui écrasait Anna s'empara de Wronsky. Mais, quelle que soit l'horreur du meurtrier devant le cadavre de sa victime, il faut le cacher et profiter au moins du crime commis. Et tel que le coupable qui se jette sur le cadavre avec rage, et l'entraîne pour le mettre en pièces, lui, il couvrait de baisers la tête et les épaules de son amie. Elle lui tenait la main et ne bougeait pas; oui, ces baisers, elle les avait achetés au prix de son honneur, et cette main qui lui appartenait pour toujours était celle de son complice: elle souleva cette main et la baisa. Wronsky tomba à ses genoux, cherchant à voir ce visage qu'elle cachait sans vouloir parier. Enfin elle se leva avec effort et le repoussa:

«Tout est fini; il ne me reste plus que toi, ne l'oublie pas.—Comment oublierai-je ce qui fait ma vie! Pour un instant de ce bonheur…

—Quel bonheur! s'écria-t-elle avec un sentiment de dégoût et de terreur si profond, qu'elle lui communiqua cette terreur. Au nom du ciel, pas un mot, pas un mot de plus!»

Elle se leva vivement et s'éloigna de lui.

«Pas un mot de plus!» répétait-elle avec une morne expression de désespoir qui le frappa étrangement, et elle sortit.

Au début de cette vie nouvelle, Anna sentait l'impossibilité d'exprimer la honte, la frayeur, la joie qu'elle éprouvait; plutôt que de rendre sa pensée par des paroles insuffisantes ou banales, elle préférait se taire. Plus tard, les mots propres à définir la complexité de ses sentiments ne lui vinrent pas davantage, ses pensées mêmes ne traduisaient pas les impressions de son âme. «Non, disait-elle, je ne puis réfléchir à tout cela maintenant: plus tard, quand je serai plus calme.» Mais ce calme de l'esprit ne se produisait pas; chaque fois que l'idée lui revenait de ce qui avait eu lieu, de ce qui arriverait encore, de ce qu'elle deviendrait, elle se sentait prise de peur et repoussait ces pensées.

«Plus tard, plus tard, répétait-elle, quand je serai plus calme.»

En revanche, quand pendant son sommeil elle perdait tout empire sur ses réflexions, sa situation lui apparaissait dans son affreuse réalité; presque chaque nuit elle faisait le même rêve. Elle rêvait que tous deux étaient ses maris et se partageaient ses caresses. Alexis Alexandrovitch pleurait en lui baisant les mains et en disant: «Que nous sommes heureux maintenant.» Et Alexis Wronsky, lui aussi, était son mari. Elle s'étonnait d'avoir cru que ce fût impossible, riait en leur expliquant que tout allait se simplifier, et que tous deux désormais seraient contents et heureux. Mais ce rêve l'oppressait comme un cauchemar et elle se réveillait épouvantée.

XII

Dans les premiers temps qui suivirent son retour de Moscou, chaque fois qu'il arrivait à Levine de rougir et de tressaillir en se rappelant la honte du refus qu'il avait essuyé, il se disait: «C'est ainsi que je souffrais, et que je me croyais un homme perdu lorsque j'ai manqué mon examen de physique, puis lorsque j'ai compromis l'affaire de ma soeur qui m'avait été confiée. Et maintenant? Maintenant les années ont passé et je me rappelle ces désespoirs avec étonnement. Il en sera de même de ma douleur d'aujourd'hui: le temps passera et j'y deviendrai indifférent.»

Mais trois mois s'écoulèrent et l'indifférence ne venait pas, et comme aux premiers jours ce souvenir lui restait une souffrance. Ce qui le troublait, c'est qu'après avoir tant rêvé la vie de famille, s'y être cru si bien préparé, non seulement il ne s'était pas marié, mais il se trouvait plus loin que jamais du mariage. C'était d'une façon presque maladive qu'il sentait, comme tous ceux qui l'entouraient, qu'il n'est pas bon à l'homme de vivre seul. Il se rappelait qu'avant son départ pour Moscou il avait dit une fois à son vacher Nicolas, un paysan naïf avec lequel il causait volontiers: «Sais-tu, Nicolas? J'ai envie de me marier.» Sur quoi Nicolas avait aussitôt répondu sans hésitation: «Il y a longtemps que cela devrait être fait. Constantin Dmitritch.»

Et jamais il n'avait été si éloigné du mariage! C'est que la place était prise, et s'il lui arrivait de songer à quelque jeune fille de sa connaissance, il sentait l'impossibilité de remplacer Kitty dans son coeur; les souvenirs du passé le tourmentaient d'ailleurs encore. Il avait beau se dire qu'après tout il n'avait commis aucun crime, il rougissait de ces souvenirs à l'égal de ceux qui lui semblaient les plus honteux dans sa vie. Le sentiment de son humiliation, si peu grave qu'elle fût, pesait beaucoup plus sur sa conscience qu'aucune des mauvaises actions de son passé. C'était une blessure qui ne voulait pas se cicatriser.

Le temps et le travail firent cependant leur oeuvre; les impressions pénibles furent peu à peu effacées par les événements importants (malgré leur apparence modeste) de la vie de campagne; chaque semaine emporta quelque chose du souvenir de Kitty; il en vint même à attendre avec impatience la nouvelle de son mariage, espérant que cette nouvelle le guérirait à la façon d'une dent qu'on arrache.

Le printemps arriva, beau, amical, sans traîtrise ni fausses promesses: un de ces printemps dont se réjouissent les plantes et les animaux, aussi bien que les hommes. Cette saison splendide donna à Levine une nouvelle ardeur; elle confirma sa résolution de s'arracher au passé pour organiser sa vie solitaire dans des conditions de fixité et d'indépendance. Les plans qu'il avait formés en rentrant à la campagne n'avaient pas tous été réalisés, mais le point essentiel, la chasteté de sa vie, n'avait reçu aucune atteinte; il osait regarder ceux qui l'entouraient, sans que la honte d'une chute l'humiliât dans sa propre estime. Vers le mois de février, Maria Nicolaevna lui avait écrit pour lui dire que l'état de son frère empirait, sans qu'il fût possible de le déterminer à se soigner. Cette lettre le fit immédiatement partir pour Moscou, où il décida Nicolas à consulter un médecin, puis à aller prendre les eaux à l'étranger; il lui fit même accepter un prêt d'argent pour son voyage. Sous ce rapport, il pouvait donc être content de lui-même.

En dehors de son exploitation et de ses lectures habituelles, Levine entreprit pendant l'hiver une étude sur l'économie rurale, étude dans laquelle il partait de cette donnée, que le tempérament du travailleur est un fait aussi absolu que le climat et la nature du sol; la science agronomique, selon lui, devait tenir compte au même degré de ces trois éléments.

Sa vie fut donc très remplie, malgré sa solitude; la seule chose qui lui manquât fut la possibilité de communiquer les idées qui se déroulaient dans sa tête à d'autres qu'à sa vieille bonne; aussi avait-il fini par raisonner avec celle-ci sur la physique, les théories d'économie rurale, et surtout sur la philosophie, car c'était le sujet favori d'Agathe Mikhaïlovna.

Le printemps fut assez tardif. Pendant les dernières semaines du carême, le temps fut clair, mais froid. Quoique le soleil amenât pendant le jour un certain dégel, il y avait au moins sept degrés la nuit; la croûte que la gelée formait sur la neige était si dure qu'il n'y avait plus de routes tracées.

Le jour de Pâques se passa dans la neige; tout à coup, le lendemain, un vent chaud s'éleva, les nuages s'amoncelèrent, et pendant trois jours et trois nuits une pluie tiède et orageuse ne cessa de tomber; le vent se calma le jeudi, et il s'étendit alors sur la terre un brouillard épais et gris comme pour cacher les mystères qui s'accomplissaient dans la nature: les glaces qui craquaient et fondaient de toutes parts, les rivières en débâcle, les torrents dont les eaux écumeuses et troublées s'échappaient avec violence. Vers le soir, on vit sur la colline Rouge le brouillard se déchirer, les nuages se dissiper en moutons blancs, et le printemps, le vrai printemps, paraître éblouissant. Le lendemain matin, un soleil brillant acheva de fondre les légères couches de glace qui restaient encore sur les eaux, et l'air tiède se remplit de vapeurs s'élevant de la terre; l'herbe ancienne prit aussitôt des teintes vertes, la nouvelle pointa dans le sol, semblable à des milliers de petites aiguilles; les bourgeons des bouleaux, des buissons de groseilliers, et des boules de neige, se gonflèrent de sève et, sur leurs branches ensoleillées, des essaims d'abeilles s'abattirent en bourdonnant.

D'invisibles alouettes entonnaient leur chant joyeux à la vue de la campagne débarrassée de neige; les vanneaux semblaient pleurer leurs marais submergés par les eaux torrentielles; les cigognes et les oies sauvages s'élevaient dans le ciel avec leur cri printanier.

Les vaches, dont le poil ne repoussait qu'irrégulièrement et montrait ça et là des places pelées, beuglaient en quittant les étables; autour des brebis à la toison pesante, les agneaux sautillaient gauchement; les enfants couraient pieds nus le long des sentiers humides, où s'imprimait la trace de leurs pas; les paysannes babillaient gaiement sur le bord de l'étang, occupées à blanchir leur toile; de tous côtés retentissait la hache des paysans réparant leurs herses et leurs charrues. Le printemps était vraiment revenu.

XIII

Pour la première fois, Levine n'endossa pas sa pelisse, mais, vêtu plus légèrement et chaussé de ses grandes bottes, il sortit, enjambant les ruisseaux que le soleil rendait éblouissants, et posant le pied tantôt sur un débris de glace, tantôt dans une boue épaisse.

Le printemps, c'est l'époque des projets et des plans. Levine, en sortant, ne savait pas plus ce qu'il allait d'abord entreprendre que l'arbre ne devinait comment et dans quel sens s'étendraient les jeunes pousses et les jeunes branches enveloppées dans ses bourgeons; mais il sentait que les plus beaux projets et les plans les plus sages débordaient en lui.

Il alla d'abord voir son bétail. On avait fait sortir les vaches; elles se chauffaient au soleil en beuglant, comme pour implorer la grâce d'aller aux champs. Levine les connaissait toutes dans leurs moindres détails. Il les examina avec satisfaction, et donna l'ordre au berger tout joyeux de les mener au pâturage et de faire sortir les veaux. Les vachères, ramassant leurs jupes, et barbotant dans la boue, les pieds nus encore exempts de hâle, poursuivaient, une gaule en main, les veaux que le printemps grisait de joie, et les empêchaient de sortir de la cour.

Les nouveau-nés de l'année étaient d'une beauté peu commune; les plus âgés avaient déjà la taille d'une vache ordinaire, et la fille de Pava, âgée de trois mois, était de la grandeur des génisses d'un an. Levine les admira et donna l'ordre de sortir leurs auges et de leur apporter leur pitance de foin dehors, derrière les palissades portatives qui leur servaient d'enclos.

Mais il se trouva que ces palissades, faites en automne, étaient en mauvais état, parce qu'on n'en avait pas eu besoin. Il fit chercher le charpentier, qui devait être occupé à réparer la machine à battre; on ne le trouva pas là; il raccommodait les herses, qui auraient dû être réparées pendant le carême. Levine fut contrarié. Toujours cette éternelle nonchalance, contre laquelle depuis si longtemps il luttait en vain! Les palissades, ainsi qu'il l'apprit, n'ayant pas servi pendant l'hiver, avaient été transportées dans l'écurie des ouvriers, où, étant de construction légère, elles avaient été brisées.

Quant aux herses et aux instruments aratoires, qui auraient dû être réparés et mis en état durant les mois d'hiver, ce qui avait fait louer trois charpentiers, rien n'avait été fait; on réparait les herses au moment même où on allait en avoir besoin. Levine fit chercher l'intendant, puis, impatienté, alla le chercher lui-même. L'intendant, rayonnant comme l'univers entier ce jour-là, vint à l'appel du maître, vêtu d'une petite touloupe garnie de mouton frisé, cassant une paille dans ses doigts.

«Pourquoi le charpentier n'est-il pas à la machine?

—C'est ce que je voulais dire, Constantin Dmitritch; il faut réparer les herses. Il va falloir labourer.

—Qu'avez-vous donc fait l'hiver?

—Mais pourquoi faut-il un charpentier?

—Où sont les palissades de l'enclos pour les veaux?

—J'ai donné l'ordre de les remettre en place. Que voulez-vous qu'on fasse avec ce monde-là, répondit l'intendant en faisant un geste désespéré.

—Ce n'est pas avec ce monde-là, mais avec l'intendant qu'il n'y a rien à faire! dit Levine s'échauffant. Pourquoi vous paye-t-on?» cria-t-il; mais, se rappelant à temps que les cris n'y feraient rien, il s'arrêta et se contenta de soupirer.

«Pourra-t-on semer? demanda-t-il après un moment de silence.

—Demain ou après-demain, on le pourra derrière Tourkino.

—Et le trèfle?

—J'ai envoyé Wassili et Mishka le semer; mais je ne sais s'ils y parviendront, le sol est encore trop détrempé.

—Sur combien de déciatines?

—Six.

—Pourquoi pas partout?—cria Levine en colère. Il était furieux d'apprendre qu'au lieu de vingt-quatre déciatines on n'en ensemençait que six; sa propre expérience, aussi bien que la théorie, l'avait convaincu de la nécessité de semer le trèfle aussitôt que possible, presque sur la neige, et il n'y arrivait jamais.

—Nous manquons d'ouvriers, que voulez-vous qu'on fasse de ces gens-là?
Trois journaliers ne sont pas venus, et voilà Simon…

—Vous auriez mieux fait de ne pas les garder à décharger la paille.

—Aussi n'y sont-ils pas.

—Où sont-ils donc tous?

—Il y en a cinq à la compote (l'intendant voulait dire au compost), quatre à l'avoine qu'on remue: pourvu qu'elle ne tourne pas, Constantin Dmitritch!»

Pour Levine, cela signifiait que l'avoine anglaise, destinée aux semences, était déjà tournée. Ils avaient encore enfreint ses ordres!

«Mais ne vous ai-je pas dit, pendant le carême, qu'il fallait poser des cheminées pour l'aérer? cria-t-il.

—Ne vous inquiétez pas, nous ferons tout en son temps.»

Levine, furieux, fit un geste de mécontentement, et alla examiner l'avoine dans son magasin à grains, puis il se rendit à l'écurie. L'avoine n'était pas encore gâtée, mais l'ouvrier la remuait à la pelle au lieu de la descendre simplement d'un étage à l'autre. Levine prit deux ouvriers pour les envoyer au trèfle. Peu à peu il se calma sur le compte de son intendant; d'ailleurs il faisait si beau qu'on ne pouvait vraiment pas se mettre en colère.

«Ignat!—cria-t-il à son cocher, qui, les manches retroussées, lavait la calèche près du puits.—Selle-moi un cheval.

—Lequel?

—Kolpik.»

Pendant qu'on sellait son cheval, Levine appela l'intendant, qui allait et venait autour de lui, afin de rentrer en grâce, et lui parla des travaux à exécuter pendant le printemps et de ses projets agronomiques: il fallait transporter le fumier le plus tôt possible, de façon à terminer ce travail avant le premier fauchage; il fallait labourer le champ le plus lointain, puis faire les foins à son compte, et ne pas faucher de moitié avec les paysans.

L'intendant écoutait attentivement, de l'air d'un homme qui fait effort pour approuver les projets du maître; il avait cette physionomie découragée et abattue que Levine lui connaissait et qui l'irritait au plus haut point. «Tout cela est bel et bon, semblait-il toujours dire, mais nous verrons ce que Dieu donnera.»

Ce ton contrariait, désespérait presque Levine; mais il était commun à tous les intendants qu'il avait eus à son service; tous accueillaient ses projets du même air navré, aussi avait-il pris le parti de ne plus se fâcher; il n'en mettait pas moins d'ardeur à lutter contre ce malheureux: «ce que Dieu donnera», qu'il considérait comme une espèce de force élémentaire destinée à lui faire partout obstacle.

«Nous verrons si nous en aurons le temps, Constantin Dmitritch.

—Et pourquoi ne l'aurions-nous pas?

—Il nous faut louer quinze ouvriers de plus, et il n'en vient pas.
Aujourd'hui il en est venu qui demandent 70 roubles pour l'été.»

Levine se tut. Toujours cette même pierre d'achoppement! Il savait que, quelque effort qu'on fît, jamais il n'était possible de louer plus de trente-sept ou trente-huit ouvriers à un prix normal; on arrivait quelquefois jusqu'à quarante, pas au delà; mais il voulait encore essayer.

«Envoyez à Tsuri, à Tchefirofka: s'il n'en vient pas, il faut en chercher.

—Pour envoyer, j'enverrai bien, dit Wassili Fédorovitch d'un air accablé: et puis, voilà les chevaux qui sont bien faibles.

—Nous en rachèterons; mais je sais, ajouta-t-il en riant, que vous ferez toujours aussi peu et aussi mal que possible. Au reste, je vous en préviens, je ne vous laisserai pas agir à votre guise cette année. Je ferai tout par moi-même.

—Ne dirait-on pas que vous dormez trop? Quant à nous, nous préférons travailler sous l'oeil du maître.

—Ainsi, vous allez faire semer le trèfle, et j'irai voir moi-même, dit-il en montant sur le petit cheval que le cocher venait de lui amener.

—Vous ne passerez pas les ruisseaux, Constantin Dmitritch, cria le cocher.

—Eh bien, j'irai par le bois.»

Sur son petit cheval bien reposé, qui reniflait toutes les mares, et tirait sur la bride dans sa joie de quitter l'écurie, Levine sortit de la cour boueuse, et partit en pleins champs.

L'impression joyeuse qu'il avait éprouvée à la maison ne fit qu'augmenter. L'amble de son excellent cheval le balançait doucement; il buvait à longs traits l'air déjà tiède, mais encore imprégné d'une fraîcheur de neige, car il en restait des traces de place en place; chacun de ses arbres, avec sa mousse renaissante et ses bourgeons prêts à s'épanouir, lui faisait plaisir à voir. En sortant du bois, l'étendue énorme des champs s'offrit à sa vue, semblable à un immense tapis de velours vert; pas de parties mal emblavées ou défoncées à déplorer, mais par-ci par-là des lambeaux de neige dans les fossés. Il aperçut un cheval de paysan et un poulain piétinant un champ; sans se fâcher, il ordonna à un paysan qui passait de les chasser; il prit avec la même douceur la réponse niaise et ironique du paysan auquel il demanda: «Eh bien, Ignat, sèmerons-nous bientôt?—Il faut d'abord labourer, Constantin Dmitritch». Plus il avançait, plus sa bonne humeur augmentait, plus ses plans agricoles semblaient se surpasser les uns les autres en sagesse: protéger les champs du côté du midi par des plantations qui empêcheraient la neige de séjourner trop longtemps; diviser ses terres labourables en neuf parties dont six seraient fumées et trois consacrées à la culture fourragère; construire une vacherie dans la partie la plus éloignée du domaine et y creuser un étang; avoir des clôtures portatives pour le bétail afin d'utiliser l'engrais sur les prairies; arriver ainsi à cultiver trois cents déciatines de froment, cent déciatines de pommes de terre, et cent cinquante de trèfle sans épuiser la terre…

Plongé dans ces réflexions et dirigeant prudemment son cheval de façon à ne pas endommager ses champs, il arriva jusqu'à l'endroit où les ouvriers semaient le trèfle. La télègue chargée de semences, au lieu d'être arrêtée à la limite du champ, avait labouré de ses roues le froment d'hiver que le cheval foulait des pieds. Les deux ouvriers, assis au bord de la route, allumaient leur pipe. La semence du trèfle, au lieu d'avoir été passée au crible, était jetée dans la télègue mêlée à de la terre, à l'état de petites mottes dures et sèches.

En voyant venir le maître, l'ouvrier Wassili se dirigea vers la télègue, et Michka se mit à semer. Tout cela n'était pas dans l'ordre, mais Levine se fâchait rarement contre ses ouvriers. Quand Wassili approcha, il lui ordonna de ramener le cheval de la télègue sur la route.

«Cela ne fait rien, Barine, ça repoussera, dit Wassili.

—Fais-moi le plaisir d'obéir sans raisonner, répondit Levine.

—J'y vais, répondit Wassili, allant prendre le cheval par la tête… —Quelles semailles! Constantin Dmitritch! ajouta-t-il pour rentrer en grâce, rien de plus beau! mais on n'avance pas facilement! la terre est si lourde qu'on traîne un poud à chaque pied.

—Pourquoi le trèfle n'a-t-il point été criblé? demanda Levine.

—Ça ne fait rien, ça s'arrangera,» répondit Wassili, prenant des semences et les triturant dans ses mains.

Wassili n'était pas le coupable, mais la contrariété n'en était pas moins vive pour le maître. Il descendit de cheval, prit le semoir des mains de Wassili, et se mit à semer lui-même.

«Où t'es-tu arrêté?»

Wassili indiqua l'endroit du pied, et Levine continua à semer du mieux qu'il put; mais la terre était semblable à un marais, et au bout de quelque temps il s'arrêta, tout en nage, pour rendre le semoir à l'ouvrier.

«Le printemps est beau, dit Wassili, c'est un printemps que les anciens n'oublieront pas; chez nous, notre vieux a aussi semé du froment. Il prétend qu'on ne le distingue pas du seigle.

—Y a-t-il longtemps qu'on sème du froment chez vous?

—Mais c'est vous-même qui nous avez appris à en semer; l'an dernier vous m'en avez donné deux mesures.

—Eh bien, fais attention, dit Levine retournant à son cheval, surveille Michka, et si la semence lève bien, tu auras cinquante kopecks par déciatine.

—Nous vous remercions humblement; nous serions contents, même sans cela.»

Levine remonta à cheval et alla visiter son champ de trèfle de l'année précédente, puis celui qu'on labourait pour le blé d'été.

Le trèfle levait admirablement et le labour était excellent; dans deux ou trois jours, les semailles pourraient commencer.

Levine satisfait revint par les ruisseaux, espérant que l'eau aurait baissé; effectivement il put les traverser, et au passage il effraya deux canards.

«Il doit y avoir des bécasses,» pensa-t-il; et un garde qu'il rencontra en approchant de la maison, lui confirma cette supposition.

Aussitôt il hâta le pas de son cheval afin de rentrer dîner et de préparer son fusil pour le soir.

XIV

Au moment où Levine rentrait chez lui, de la plus belle humeur du monde, il entendit un son de clochettes du côté du perron d'entrée.

«Quelqu'un arrive du chemin de fer, pensa-t-il: c'est l'heure du train de Moscou… Qui peut venir? Serait-ce mon frère Nicolas? Ne m'a-t-il pas dit qu'au lieu d'aller à l'étranger, il viendrait peut-être chez moi?»

Il eut peur un moment que cette arrivée n'interrompît ses plans de printemps; mais, honteux de ce sentiment égoïste, il ouvrit aussitôt, dans sa pensée, les bras à son frère, et se prit à espérer, avec une joie attendrie, que c'était bien lui que la clochette annonçait.

Il pressa son cheval, et, au tournant d'une haie d'acacias qui lui cachait la maison, il aperçut dans un traîneau de louage un voyageur en pelisse.—Ce n'était pas son frère.

«Pourvu que ce soit quelqu'un avec qui l'on puisse causer!» pensa-t-il.

«Mais, s'écria-t-il en reconnaissant Stépane Arcadiévitch, c'est le plus aimable des hôtes! Que je suis content de te voir! «J'apprendrai certainement de lui si elle est mariée,» se dit-il.

Même le souvenir de Kitty ne lui faisait plus de mal, par ce splendide jour de printemps.

«Tu ne m'attendais guère? dit Stépane Arcadiévitch en sortant de son traîneau, la figure tachetée de boue, mais rayonnante de santé et de plaisir. Je suis venu: 1° pour te voir; 2° pour tirer un coup de fusil, et 3° pour vendre le bois de Yergoushovo.

—Parfait? Que dis-tu de ce printemps? Comment as-tu pu arriver jusqu'ici en traîneau?

—En télègue c'est encore plus difficile, Constantin Dmitritch, dit le cocher, une vieille connaissance.

—Enfin je suis très heureux de te voir,» dit Levine en souriant avec une joie enfantine.

Il mena son hôte dans la chambre destinée aux visiteurs, où l'on apporta aussitôt son bagage: un sac, un fusil dans sa gaine, et une boite de cigares. Levine se rendit ensuite chez l'intendant pour lui faire ses observations sur le trèfle et le labourage.

Agathe Mikhaïlovna, qui avait à coeur l'honneur de la maison, l'arrêta au passage dans le vestibule pour lui adresser quelques questions au sujet du dîner.

«Faites ce que vous voudrez, mais dépêchez-vous,» répondit-il en continuant son chemin.

Quand il rentra, Stépane Arcadiévitch, lavé, peigné et souriant, sortait de sa chambre. Ils montèrent ensemble au premier.

«Que je suis donc content d'être parvenu jusqu'à toi! Je vais enfin être initié aux mystères de ton existence! Vraiment je te porte envie. Quelle maison! Comme tout y est commode, clair, gai, disait Stépane Arcadiévitch, oubliant que les jours clairs et le printemps n'étaient pas toujours là. Et ta vieille bonne! quelle brave femme! Il ne manque qu'une jolie soubrette en tablier blanc; mais cela ne cadre pas avec ton style sévère et monastique.»

Entre autres nouvelles intéressantes, Stépane Arcadiévitch raconta à son hôte que Serge Ivanitch comptait venir à la campagne cet été; il ne dit pas un mot des Cherbatzky, et se contenta de transmettre les amitiés de sa femme; Levine apprécia cette délicatesse. Comme toujours, il avait amassé pendant sa solitude une foule d'idées et d'impressions qu'il ne pouvait communiquer à son entourage et qu'il versa dans le sein de Stépane Arcadiévitch. Tout y passa: sa joie printanière, ses plans et ses déboires agricoles, ses remarques sur les livres qu'il avait lus, et surtout l'idée fondamentale du travail qu'il avait entrepris d'écrire, lequel, sans qu'il s'en doutât, était la critique de tous les ouvrages d'économie rurale. Stépane Arcadiévitch, aimable et prompt à tout saisir, se montra plus particulièrement cordial cette fois; Levine crut même remarquer une certaine considération pour lui, qui le flatta, jointe à une nuance de tendresse.

Les efforts réunis d'Agathe Mikhaïlovna et du cuisinier eurent pour résultat que les deux amis, mourant de faim, se jetèrent sur la zakouska en attendant la soupe, mangèrent du pain, du beurre, des salaisons, des champignons, et que Levine fit enfin monter la soupe, sans attendre les petits pâtés confectionnés par le cuisinier avec l'espoir d'éblouir leur hôte; mais Stépane Arcadiévitch, habitué à d'autres dîners, ne cessa de trouver tout excellent: les liqueurs faites à la maison, le pain, le beurre, les salaisons, les champignons, la soupe aux orties, la poule à la sauce blanche, le vin de Crimée, furent jugés délicieux.

«Parfait, parfait! dit-il en allumant une grosse cigarette après le rôti. Je me fais l'effet d'avoir échappé aux secousses et au tapage d'un navire, pour aborder sur une rive hospitalière. Ainsi tu dis que l'élément représenté par le travailleur doit être étudié en dehors de tout autre, et servir de guide dans le choix des procédés économiques? Je suis un profane dans ces questions, mais il me semble que cette théorie et ses applications auront une influence sur le travailleur…..

—Oui, mais attends; je ne parle pas d'économie politique, mais d'économie rurale considérée comme une science. Il faut en étudier les données, les phénomènes, de même que pour les sciences naturelles, et l'ouvrier au point de vue économique et ethnographique…..»

Agathe Mikhaïlovna entra en ce moment avec des confitures.

«Mes compliments, Agathe Mikhaïlovna, dit Stépane Arcadiévitch en baisant le bout de ses doigts potelés.

—Quelles salaisons et quelles liqueurs! Eh bien, Kostia, n'est-il pas temps de partir?» ajouta-t-il.

Levine jeta un regard par la fenêtre sur le soleil qui disparaissait derrière la cime encore dénudée des arbres.

«Il en est temps; Kousma, qu'on attelle,» cria-t-il, descendant l'escalier en courant.

Stépane Arcadiévitch descendit aussi, et alla soigneusement retirer lui-même son fusil de sa gaine; c'était une arme d'un modèle nouveau et coûteux.

Kousma, qui sentait venir un bon pourboire, ne le quittait pas; il l'aida à mettre ses bas et ses bottes de chasse, et Stépane Arcadiévitch se laissa faire avec complaisance.

«Si le marchand Rébénine vient en notre absence, fais-moi le plaisir,
Kostia, de dire qu'on le reçoive et qu'on le fasse attendre.

—C'est à lui que tu vends ton bois?

—Oui; le connais-tu?

—Certainement, j'ai eu affaire à lui positivement et définitivement!»

Stépane Arcadiévitch se mit à rire. «Positivement et définitivement» étaient les mots favoris du marchand.

«Oui, il parle très drôlement.—Elle comprend où va son maître!» ajouta-t-il en caressant Laska, qui tournait en jappant autour de Levine, lui léchant tantôt la main, tantôt la botte ou le fusil.

Un petit équipage de chasse les attendait à la porte.

«J'ai fait atteler, quoique ce soit tout près d'ici; mais si tu le préfères, nous irons à pied.

—Du tout, j'aime autant la voiture,» dit Stépane Arcadiévitch en s'asseyant dans le char à bancs; il s'enveloppa les pieds d'un plaid tigré et alluma un cigare.

«Comment peux-tu te passer de fumer, Kostia! Le cigare, ce n'est pas seulement un plaisir, c'est comme le couronnement du bien-être. Voilà la vraie existence! c'est ainsi que je voudrais vivre!

—Qui t'en empêche? dit Levine en souriant.

—Oui, tu es un homme heureux, car tu possèdes tout ce que tu aimes: tu aimes les chevaux, tu en as; des chiens, tu en as, ainsi qu'une belle chasse; enfin, tu adores l'agronomie, et tu peux t'en occuper!

—C'est peut-être que j'apprécie ce que je possède, et ne désire pas trop vivement ce que je n'ai pas,» répondit Levine en pensant à Kitty.

Stépane Arcadiévitch le comprit, mais le regarda sans mot dire.

Levine lui était reconnaissant de n'avoir pas encore parlé des Cherbatzky, et d'avoir deviné, avec son tact ordinaire, que c'était là un sujet qu'il redoutait; mais en ce moment il aurait voulu, sans faire de questions, savoir à quoi s'en tenir sur ce même sujet.

«Comment vont tes affaires?» dit-il enfin, se reprochant de ne penser qu'à ce qui l'intéressait personnellement.

Les yeux de Stépane Arcadiévitch s'allumèrent.

«Tu n'admets pas qu'on puisse désirer du pain chaud quand on a sa portion congrue; selon toi, c'est un crime, et moi, je n'admets pas qu'on puisse vivre sans amour, répondit-il, ayant compris à sa façon la question de Levine. Je n'y puis rien, je suis ainsi fait, et vraiment, quand on y songe, on fait si peu de tort à autrui, et tant de plaisir à soi-même!

—Eh quoi? y aurait-il un nouvel objet, demanda son ami.

—Oui, frère! Tu connais le type des femmes d'Ossian, ces femmes qu'on ne voit qu'en rêve? Eh bien, elles existent parfois en réalité, et sont alors terribles. La femme, vois-tu, c'est un thème inépuisable: on a beau l'étudier, on rencontre toujours du nouveau.

—Ce n'est pas la peine de l'étudier alors.

—Oh si! Je ne sais plus quel est le grand homme qui a dit que le bonheur consistait à chercher la vérité et non à la trouver…»

Levine écoutait sans rien dire, mais il avait beau faire, il ne pouvait entrer dans l'âme de son ami, et comprendre le charme qu'il éprouvait à ce genre d'études.

XV

L'endroit où Levine conduisit Oblonsky était non loin de là, dans un petit bois de trembles: il le posta dans un coin couvert de mousse et un peu marécageux, quoique débarrassé de neige; quant à lui, il se plaça du côté opposé, près d'un bouleau double, appuya son fusil à une des branches inférieures, ôta son caftan, se serra une ceinture autour du corps, et fit quelques mouvements de bras pour s'assurer que rien ne le gênerait pour tirer.

La vieille Laska, qui le suivait pas à pas, s'assit avec précaution en face de lui, et dressa les oreilles. Le soleil se couchait derrière le grand bois, et du côté du levant les jeunes bouleaux mêlés aux trembles se dessinaient nettement avec leurs branches tombantes et leurs bourgeons presque épanouis.

Dans le grand bois, là où la neige n'avait pas complètement disparu, on entendait l'eau s'écouler à petit bruit en nombreux ruisselets; les oiseaux gazouillaient en voltigeant d'un arbre à l'autre. Par moments, le silence semblait complet; on entendait alors le bruissement des feuilles sèches remuées par le dégel ou par l'herbe qui poussait.

«En vérité, on voit et l'on entend croître l'herbe!» se dit Levine en remarquant une feuille de tremble, humide et couleur d'ardoise, que soulevait la pointe d'une herbe nouvelle sortant du sol. Il était debout, écoutant et regardant tantôt la terre couverte de mousse, tantôt Laska aux aguets, tantôt la cime encore dépouillée des arbres de la forêt, qui s'étendait comme une mer au pied de la colline, puis le ciel obscurci qui se couvrait de petits nuages blancs. Un vautour s'envola dans les airs en agitant lentement ses ailes au-dessus de la forêt; un autre prit la même direction et disparut. Dans le fourré, le gazouillement des oiseaux devint plus vif et plus animé; un hibou éleva la voix au loin; Laska dressa l'oreille, fit quelques pas avec prudence et pencha la tête pour mieux écouter. De l'autre côté de la rivière, un coucou poussa deux fois son petit cri, puis s'arrêta tout enroué.

«Entends-tu? déjà le coucou! dit Stépane Arcadiévitch en quittant sa place.

—Oui, j'entends, dit Levine, mécontent de rompre le silence. Attention maintenant: cela va commencer.»

Stépane Arcadiévitch retourna derrière son buisson, et l'on ne vit plus que l'étincelle d'une allumette, suivie de la petite lueur rouge de sa cigarette, et une légère fumée bleuâtre. «Tchik, tchik;» Stépane Arcadiévitch armait son fusil.

«Qu'est-ce qui crie là? demanda-t-il en attirant l'attention de son compagnon sur un bruit sourd, qui faisait penser à la voix d'un enfant s'amusant à imiter le hennissement d'un cheval.

—Tu ne sais pas ce que c'est? C'est un lièvre mâle. Mais attention, ne parlons plus,» cria presque Levine en armant son fusil à son tour. Un sifflement se fit entendre dans le lointain avec le rythme si connu du chasseur, et, deux ou trois secondes après, ce sifflement se répéta et se changea en un petit cri enroué. Levine leva les yeux à droite, à gauche, et vit enfin au-dessus de sa tête, dans le bleu un peu obscurci du ciel, au-dessus de la cime doucement balancée des trembles, un oiseau qui volait vers lui; son cri, assez semblable au bruit que ferait une étoffe qu'on déchirerait en mesure, lui résonna à l'oreille; il distinguait déjà le long bec et le long cou de la bécasse; mais à peine l'eut-il visée, qu'un éclair rouge brilla du buisson derrière lequel se tenait Oblonsky; l'oiseau s'agita, dans l'air comme frappé d'une flèche. Un second éclair, et l'oiseau, cherchant vainement à se rattraper, battit de l'aile pendant une seconde, et tomba lourdement à terre.

«Est-ce que je l'ai manquée? cria Stépane Arcadiévitch qui ne voyait rien à travers la fumée.

—La voilà, dit Levine en montrant Laska, une oreille en l'air, l'oiseau dans la gueule, remuant le bout de sa queue, et rapportant lentement le gibier à son maître, avec une espèce de sourire, comme pour faire durer le plaisir.

—Je suis bien aise que tu aies touché, dit Levine, tout en éprouvant un certain sentiment d'envie.

—Mon fusil a raté du canon droit; vilaine affaire, répondit Stépane Arcadiévitch en rechargeant son arme. Ah! en voilà encore une!» Effectivement des sifflements se succédèrent, rapides et perçants. Deux bécasses volèrent au-dessus des chasseurs, se poursuivant l'une l'autre; quatre coups partirent, et les bécasses, comme des hirondelles, tournèrent sur elles-mêmes et tombèrent.

… La chasse fut excellente. Stépane Arcadiévitch tua encore deux pièces, et Levine également deux, dont l'une ne se retrouva pas. Le jour baissait de plus en plus. Vénus à la lueur argentée se montrait déjà au couchant, et au levant Arcturus brillait de son feu rouge un peu sombre. Levine apercevait par intervalles la Grande Ourse. Les bécasses ne se montraient plus, mais Levine résolut de les attendre jusqu'à ce que Vénus, qu'il distinguait entre les branches de son bouleau, s'élevât à l'horizon, et que la Grande Ourse fût entièrement visible. L'étoile avait dépassé les bouleaux, et le char de la Grande Ourse brillait déjà dans le ciel, qu'il attendait encore.

«N'est-il pas temps de rentrer?» demanda Stépane Arcadiévitch.

Tout était calme dans la forêt: pas un oiseau n'y bougeait.

«Attendons encore, répondit Levine.

—Comme tu voudras.»

Ils étaient en ce moment à quinze pas l'un de l'autre.

«Stiva, s'écria tout à coup Levine, tu ne m'as pas dit si ta belle-soeur était mariée, ou si le mariage est près de se faire?» Il se sentait si calme, son parti était si résolument pris, que rien, croyait-il, ne pouvait l'émouvoir. Mais il ne s'attendait pas à la réponse de Stépane Arcadiévitch.

«Elle n'est pas mariée et ne songe pas au mariage, elle est très malade, et les médecins l'envoient à l'étranger. On craint même pour sa vie.

—Que dis-tu là? cria Levine. Malade…., mais qu'a-t-elle? Comment…..»

Pendant qu'ils causaient ainsi, Laska, les oreilles dressées, examinait le ciel au-dessus de sa tête et les regardait d'un air de reproche.

«Ils ont bien choisi leur temps pour causer, pensait Laska. En voilà une qui vient, la voilà,—juste. Ils la manqueront.»

Au même instant, un sifflement aigu perça les oreilles des deux chasseurs, et tous deux, ajustant leurs fusils, tirèrent ensemble; les deux coups, les deux éclairs furent simultanés. La bécasse battit de l'aile, plia ses pattes minces, et tomba dans le fourré.

«Voilà qui est bien! ensemble….. s'écria Levine courant avec Laska à la recherche du gibier; qu'est-ce donc qui m'a fait tant de peine tout à l'heure? Ah oui! Kitty est malade, se rappela-t-il. Que faire? c'est triste!

—Je l'ai trouvée! Bonne bête!» fit-il en prenant l'oiseau de la gueule de
Laska pour la mettre dans son carnier presque plein.

XVI

En rentrant, Levine questionna son ami sur la maladie de Kitty et les projets des Cherbatzky: il entendit sans déplaisir les réponses d'Oblonsky, sentant, sans oser se l'avouer, qu'il lui restait un espoir quelconque, et presque satisfait que celle qui l'avait tant fait souffrir, souffrit à son tour. Mais quand Stépane Arcadiévitch parla des causes de la maladie de Kitty et prononça le nom de Wronsky, il l'interrompit:

«Je n'ai aucun droit d'être initié à des secrets de famille auxquels je ne m'intéresse nullement.»

Stépane Arcadiévitch sourit imperceptiblement en remarquant la transformation soudaine de Levine, qui, en une seconde, avait passé de la gaieté à la tristesse, comme cela lui arrivait souvent.

«As-tu conclu ton affaire avec Rébénine, pour le bois? demanda-t-il.

—Oui, il me donne un prix excellent: 38 000 roubles, dont huit d'avance et le reste en six ans. Ce n'a pas été sans peine; personne ne m'en offrait davantage.

—Tu donnes ton bois pour rien, dit Levine d'un air sombre.

—Comment cela, pour rien? dit Stépane Arcadiévitch avec un sourire de bonne humeur, sachant d'avance que Levine serait maintenant mécontent de tout.

—Ton bois vaut pour le moins 800 roubles la déciatine.

—Voilà bien votre ton méprisant, à vous autres grands agriculteurs, quand il s'agit de nous, pauvres diables de citadins! Et cependant, qu'il s'agisse de faire une affaire, nous nous en tirons encore mieux que vous. Crois-moi, j'ai tout calculé; le bois est vendu dans de très bonnes conditions, et je ne crains qu'une chose, c'est que le marchand ne se dédise. C'est du bois de chauffage, et il n'y en aura pas plus de 30 sagènes par déciatine; or il m'en donne 200 roubles la déciatine.»

Levine sourit dédaigneusement.

«Voilà le genre de ces messieurs de la ville, pensa-t-il, qui pour une fois en dix ans qu'ils viennent à la campagne, et pour deux ou trois mots du vocabulaire campagnard qu'ils appliquent à tort et à travers, s'imaginent qu'ils connaissent le sujet à fond; «il y aura 30 sagènes»… il parle sans savoir un mot de ce qu'il avance.—Je ne me permets pas de t'en remontrer quand il s'agit des paperasses de ton administration, dit-il, et si j'avais besoin de toi, je te demanderais conseil. Et toi, tu t'imagines comprendre la question des bois? Elle n'est pas si simple. D'abord as-tu compté tes arbres?

—Comment cela, compter mes arbres? dit en riant Stépane Arcadiévitch, cherchant toujours à tirer son ami de son accès de mauvaise humeur. Compter les sables de la mer, compter les rayons des planètes, qu'un génie y parvienne…

—C'est bon, c'est bon. Je te réponds que le génie de Rébenine y parvient; il n'y a pas de marchand qui achète sans compter, à moins qu'on ne lui donne le bois pour rien, comme toi. Je le connais ton bois, j'y chasse tous les ans; il vaut 500 roubles la déciatine, argent comptant, tandis qu'il t'en offre 200 avec des échéances. Tu lui fais un cadeau de 35 000 roubles pour le moins.

—Laisse donc ces comptes imaginaires, dit plaintivement Stépane
Arcadiévitch; pourquoi alors personne ne m'a-t-il offert ce prix-là?

—Parce que les marchands s'entendent entre eux, et se dédommagent entre concurrents. Je connais tous ces gens-là. J'ai eu affaire à eux, ce ne sont pas des marchands, mais des revendeurs à la façon des maquignons; aucun d'eux ne se contente d'un bénéfice de 10 ou 15 p. 0/0; il attendra jusqu'à ce qu'il puisse acheter pour 20 kopecks ce qui vaut un rouble.

—Tu vois les choses en noir.

—Pas le moins du monde,» dit tristement Levine au moment où ils approchaient de la maison.

Une télègue solide, et solidement attelée d'un cheval bien nourri, était arrêtée devant le perron; le gros commis de Rébenine, serré dans son caftan, tenait les rênes. Le marchand lui-même était déjà entré dans la maison, et vint au-devant des deux amis à la porte du vestibule. Rébenine était un homme d'âge moyen, grand et maigre, portant moustaches; son menton proéminent était rasé; il avait les yeux ternes et à fleur de tête. Vêtu d'une longue redingote bleu foncé, avec des boutons placés très bas par derrière, il portait des bottes hautes, et par-dessus ses bottes de grandes galoches. Il s'avança vers les arrivants avec un sourire, s'essuyant la figure avec son mouchoir, et cherchant à serrer sa redingote qui n'en avait aucun besoin; puis il tendit à Stépane Arcadiévitch une main qui semblait vouloir attraper quelque chose.

«Ah! vous voilà arrivé? dit Stépane Arcadiévitch eu lui donnant la main.
C'est fort bien.

—Je n'aurais pas osé désobéir aux ordres de Votre Excellence, quoique les chemins soient bien mauvais. Positivement, j'ai fait la route à pied, mais je suis venu au jour fixé. Mes hommages, Constantin Dmitritch,—dit-il en se tournant vers Levine, avec l'intention d'attraper aussi sa main; mais celui-ci eut l'air de ne pas remarquer ce geste, et sortit tranquillement les bécasses de son carnier.—Vous vous êtes divertis à chasser? Quel oiseau est-ce donc? ajouta Rébenine en regardant les bécasses avec mépris. Quel goût cela a-t-il?—et il hocha la tête d'un air désapprobateur, comme s'il eut éprouvé des doutes sur la possibilité d'apprêter, pour le rendre mangeable, un volatile pareil.

—Veux-tu passer dans mon cabinet? dit Levine en français… Entrez dans mon cabinet, vous y discuterez mieux votre affaire.

—Où cela vous conviendra,» répondit le marchand sur un ton de suffisance dédaigneuse, voulant bien faire comprendre que si d'autres pouvaient éprouver des difficultés à conclure une affaire, lui n'en connaissait jamais.

Dans le cabinet, Rébenine chercha machinalement des yeux l'image sainte, mais, l'ayant trouvée, il ne se signa pas; il jeta un regard sur les bibliothèques et les rayons chargés de livres, du même air de doute et de dédain qu'il avait eu pour la bécasse.

«Eh bien!… avez-vous apporté l'argent? demanda Stépane Arcadiévitch.

—Nous ne serons pas en retard pour l'argent, mais nous sommes venus causer un peu.

—Qu'avons-nous à causer? mais asseyez-vous donc.

—On peut bien s'asseoir, dit Rébenine en s'asseyant et en s'appuyant au dossier d'un fauteuil, de la façon la plus incommode. Il faut céder quelque chose, prince: ce serait péché que de ne pas le faire… Quant à l'argent, il est tout prêt, définitivement jusqu'au dernier kopeck; de ce côté-là, il n'y aura pas de retard.»

Levine, qui rangeait son fusil dans une armoire et s'apprêtait à quitter la chambre, s'arrêta aux dernières paroles du marchand:

«Vous achetez le bois à vil prix, dit-il: il est venu me trouver trop tard. Je l'aurais engagé à en demander beaucoup plus.»

Rébenine se leva et toisa Levine en souriant.

«Constantin Dmitritch est très serré, dit-il en s'adressant à Stépane Arcadiévitch; on n'achète définitivement rien avec lui. J'ai marchandé son froment et je donnais un beau prix.

—Pourquoi vous ferais-je cadeau de mon bien? Je ne l'ai ni trouvé ni volé.

—Faites excuse; par le temps qui court, il est absolument impossible de voler; tout se fait, par le temps qui court, honnêtement et ouvertement. Qui donc pourrait voler? Nous avons parlé honorablement. Le bois est trop cher; je ne joindrais pas les deux bouts. Je dois prier le prince de céder quelque peu.

—Mais votre affaire est-elle conclue ou ne l'est-elle pas? Si elle est conclue, il n'y a plus à marchander; si elle ne l'est pas, c'est moi qui achète le bois.»

Le sourire disparut des lèvres de Rébenine. Une expression d'oiseau de proie, rapace et cruelle, l'y remplaça. De ses doigts osseux il déboutonna aussitôt sa redingote, offrant aux regards sa chemise, son gilet aux boutons de cuivre, sa chaîne de montre, et il retira de son sein un gros portefeuille usé.

«Le bois est à moi, s'il vous plaît, et il fit rapidement un signe de croix et tendit sa main. Prends mon argent, je prends ton bois. Voilà comment Rébenine entend les affaires; il ne compte pas ses kopecks, bredouilla-t-il tout en agitant son portefeuille d'un air mécontent.

«À ta place je ne me presserais pas, dit Levine.

—Mais je lui ai donné ma parole,» dit Oblonsky étonné.

Levine sortit de la chambre en fermant violemment la porte; le marchand le regarda sortir et hocha la tête en souriant.

«Tout ça, c'est un effet de jeunesse, définitivement, un pur enfantillage. Croyez-moi, j'achète pour ainsi dire pour la gloire, et parce que je veux qu'on dise: «C'est Rébenine qui a acheté la forêt d'Oblonsky», et Dieu sait si je m'en tirerai! Veuillez m'écrire nos petites conventions.»

Une heure plus tard, le marchand s'en retournait chez lui dans sa télègue, bien enveloppé de sa fourrure, avec son marché en poche.

«Oh! ces messieurs! dit-il à son commis: toujours la même histoire!

—C'est comme cela, répondit le commis en lui cédant les rênes pour accrocher le tablier de cuir du véhicule. Et par rapport à l'achat Michel Ignatich?

—Hé! hé!…»

XVII

Stépane Arcadiévitch rentra au salon, les poches bourrées de liasses de billets n'ayant cours que dans trois mois, mais que le marchand réussit à lui faire prendre en acompte. Sa vente était conclue, il tenait l'argent en portefeuille; la chasse avait été bonne; il était donc parfaitement heureux et content, et aurait voulu distraire son ami de la tristesse qui l'envahissait; une journée si bien commencée devait se terminer de même.

Mais Levine, quelque désir qu'il eût de se montrer aimable et prévenant pour son hôte, ne pouvait chasser sa méchante humeur; l'espèce d'ivresse qu'il éprouva en apprenant que Kitty n'était pas mariée fut de courte durée. Pas mariée et malade! malade d'amour peut-être pour celui qui la dédaignait! c'était presque une injure personnelle. Wronsky n'avait-il pas en quelque sorte acquis le droit de le mépriser, lui, Levine, puisqu'il dédaignait celle qui l'avait repoussé! C'était donc un ennemi. Il ne raisonnait pas cette impression, mais se sentait blessé, froissé, mécontent de tout, et particulièrement de cette absurde vente de forêt, qui s'était faite sous son toit, sans qu'il pût empêcher Oblonsky de se laisser tromper.

«Eh bien! est-ce fini? dit-il en venant au-devant de Stépane Arcadiévitch; veux-tu souper?

—Ce n'est pas de refus. Quel appétit on a à la campagne. C'est étonnant!
Pourquoi n'as-tu pas offert un morceau à Rébenine?

—Que le diable l'emporte!

—Sais-tu que ta manière d'être avec lui m'étonne? Tu ne lui donnes même pas la main, pourquoi?

—Parce que je ne la donne pas à mon domestique, et mon domestique vaut cent fois mieux que lui.

—Quelles idées arriérées! Et la fusion des classes, qu'en fais-tu?

—J'abandonne cette fusion aux personnes à qui elle est agréable; quant à moi, elle me dégoûte.

—Décidément, tu es un rétrograde.

—À vrai dire, je ne me suis jamais demandé ce que j'étais: je suis tout bonnement Constantin Levine, rien de plus.

—Et Constantin Levine de bien mauvaise humeur, dit en souriant Oblonsky.

—C'est vrai, et sais-tu pourquoi? À cause de cette vente ridicule; excuse le mot.»

Stépane Arcadiévitch prit un air d'innocence calomniée et répondit par une grimace plaisante.

«Voyons, quand quelqu'un a-t-il vendu n'importe quoi sans qu'on lui dise aussitôt: «Vous auriez pu vendre plus cher?» et personne ne songe à offrir ces beaux prix avant la vente. Non, je vois que tu as une dent contre cet infortuné Rébenine.

—C'est possible, et je te dirai pourquoi. Tu vas me traiter encore d'arriéré et me donner quelque vilain nom, mais je ne puis m'empêcher de m'affliger en voyant la noblesse, cette noblesse à laquelle, en dépit de la fusion des classes, je suis heureux d'appartenir, allant toujours s'appauvrissant. Si encore cet appauvrissement tenait à des prodigalités, à une vie trop large, je ne dirais rien: vivre en grands seigneurs, c'est affaire aux nobles, et eux seuls s'y entendent. Aussi ne suis-je pas froissé de voir les paysans acheter nos terres; le propriétaire ne fait rien, le paysan travaille, il est juste que le travailleur prenne la place de celui qui reste oisif, c'est dans l'ordre. Mais ce qui me vexe et m'afflige, c'est de voir dépouiller la noblesse par l'effet, comment dirais-je, de son innocence. Ici c'est un fermier polonais qui achète à moitié prix, d'une dame qui habite Nice, une superbe terre. Là c'est un marchand qui prend en ferme pour un rouble la déciatine ce qui en vaut dix. Aujourd'hui c'est toi qui, sans rime ni raison, fais à ce coquin un cadeau d'une trentaine de mille roubles.

—Eh bien après? fallait-il compter mes arbres un à un?

—Certainement, si tu ne les a pas comptés, sois sûr que le marchand l'a fait pour toi; et ses enfants auront le moyen de vivre et de s'instruire: ce que les tiens n'auront peut-être pas.

—Que veux-tu? à mes yeux, il y a mesquinerie à cette façon de calculer. Nous avons nos affaires, ils ont les leurs, et il faut bien qu'ils fassent leurs bénéfices. Au demeurant, c'est une chose sur laquelle il n'y a plus à revenir…. Et voilà mon omelette favorite qui arrive, puis Agathe Mikhaïlovna nous donnera certainement un verre de sa bonne eau-de-vie.»

Stépane Arcadiévitch se mit à table, plaisanta gaiement Agathe Mikhaïlovna et assura n'avoir pas mangé de longtemps un dîner et un souper pareils.

«Au moins vous avez, vous, une bonne parole à donner, dit Agathe Mikhaïlovna, tandis que Constantin Dmitritch, ne trouvât-il qu'une croûte de pain, la mangerait sans rien dire, et s'en irait.»

Levine, malgré ses efforts pour dominer son humeur triste et sombre, restait morose; il y avait une question qu'il ne se décidait pas à faire, ne trouvant ni l'occasion de la poser à son ami, ni la forme à lui donner. Stépane Arcadiévitch était rentré dans sa chambre, s'était déshabillé, lavé, revêtu d'une belle chemise tuyautée et enfin couché, que Levine rôdait encore autour de lui, causant de cent bagatelles, sans avoir le courage de demander ce qui lui tenait à coeur.

«Comme c'est bien arrangé, dit-il en sortant du papier qui l'enveloppait un morceau de savon parfumé, attention d'Agathe Mikhaïlovna dont Oblonsky ne profitait pas. Regarde donc, c'est vraiment une oeuvre d'art.

—Oui, tout se perfectionne, de notre temps, dit Stépane Arcadiévitch avec un bâillement plein de béatitude. Les théâtres, par exemple, et—bâillant encore—ces amusantes lumières électriques.

—Oui, les lumières électriques, répéta Levine….. Et ce Wronsky, où est-il maintenant? demanda-t-il tout à coup en déposant son savon.

—Wronsky? dit Stépane Arcadiévitch en cessant de bâiller, il est à Pétersbourg. Il est parti peu après toi, et n'est plus revenu à Moscou. Sais-tu, Kostia, continua-t-il en s'accoudant à la table placée près de son lit, et en appuyant sur sa main un visage qu'éclairaient comme deux étoiles ses yeux caressants et un peu somnolents, si tu veux que je te le dise, tu es en partie coupable de toute cette histoire: tu as eu peur d'un rival, et je te répète ce que je te disais alors, je ne sais lequel de vous deux avait le plus de chances. Pourquoi n'avoir pas été de l'avant? je te disais bien que…..,—et il bâilla intérieurement tâchant de ne pas ouvrir la bouche.

—Sait-il ou ne sait-il pas la démarche que j'ai faite? se demanda Levine en le regardant. Il y a de la ruse et de la diplomatie dans sa physionomie; —et, se sentant rougir, il regarda Oblonsky sans parler.

—Si elle a éprouvé un sentiment quelconque, continua celui-ci, c'était un entraînement très superficiel, un éblouissement de cette haute aristocratie et de cette position dans le monde, éblouissement que sa mère a subi plus qu'elle.»

Levine fronça le sourcil. L'injure du refus lui revint au coeur comme une blessure toute fraîche. Heureusement, il était chez lui, dans sa propre maison, et chez soi on se sent plus fort.

«Attends, attends, interrompit-il. Tu parles d'aristocratie? Veux-tu me dire en quoi consiste celle de Wronsky ou de tout autre, et en quoi elle autorise le mépris que l'on a eu de moi? Tu le considères comme un aristocrate. Je ne suis pas de cet avis. Un homme dont le père est sorti de la poussière grâce à l'intrigue, dont la mère a été en liaison Dieu sait avec qui. Oh non! Les aristocrates sont pour moi des hommes qui peuvent montrer dans leur passé trois ou quatre générations honnêtes, appartenant aux classes les plus cultivées (ne parlons pas de dons intellectuels remarquables, c'est une autre affaire), n'ayant jamais fait de platitudes devant personne, et n'ayant eu besoin de personne, comme mon père et mon grand-père. Et je connais beaucoup de familles semblables. Pour toi, tu fais des cadeaux de 30 000 roubles à un coquin, et tu me trouves mesquin de compter mes arbres; mais tu recevras des appointements, et que sais-je encore, ce que je ne ferai jamais. Voilà pourquoi j'apprécie ce que m'a laissé mon père et ce que me donne mon travail, et je dis que c'est nous qui sommes les aristocrates, et non pas ceux qui vivent aux dépens des puissants de ce monde, et qui se laissent acheter pour 20 kopecks!

—À qui en as-tu? je suis de ton avis,—répondit gaiement Oblonsky en s'amusant de la sortie de son ami, tout en sentant qu'elle le visait.—Tu n'es pas juste pour Wronsky; mais il n'est pas question de lui. Je te le dis franchement: à ta place, je partirais pour Moscou et…..

—Non; je ne sais si tu as connaissance de ce qui s'est passé, et du reste cela m'est égal….. J'ai demandé Catherine Alexandrovna, et j'ai reçu un refus qui me rend son souvenir pénible et humiliant.

—Pourquoi cela? quelle folie!

—N'en parlons plus. Excuse-moi si tu m'as trouvé malhonnête avec toi.
Maintenant tout est expliqué.»

Et, reprenant ses allures ordinaires:

«Tu ne m'en veux pas, Stiva? Je t'en prie, ne me garde pas rancune, dit-il en lui prenant la main.

—Je n'y songe pas; je suis bien aise, au contraire, que nous nous soyons ouverts l'un à l'autre. Et sais-tu? la chasse est bonne le matin. Si nous y retournions? je me passerais bien de dormir et j'irais ensuite tout droit à la gare.

—Parfaitement.»

XVIII

Wronsky, quoique absorbé par sa passion, n'avait rien changé au cours extérieur de sa vie. Il avait conservé toutes ses relations mondaines et militaires. Son régiment gardait une place importante dans son existence, d'abord parce qu'il l'aimait, et plus encore parce qu'il y était adoré; on ne se contentait pas de l'y admirer, on le respectait, on était fier de voir un homme de son rang et de sa valeur intellectuelle placer les intérêts de son régiment et de ses camarades au-dessus des succès de vanité ou d'amour-propre auxquels il avait droit. Wronsky se rendait compte des sentiments qu'il inspirait et se croyait, en quelque sorte, tenu de les entretenir. D'ailleurs la vie militaire lui plaisait par elle-même.

Il va sans dire qu'il ne parlait à personne de son amour; jamais un mot imprudent ne lui échappait, même lorsqu'il prenait part à quelque débauche entre camarades (il buvait, du reste, très modérément), et il savait fermer la bouche aux indiscrets qui se permettaient la moindre allusion à ses affaires de coeur. Sa passion était cependant connue de la ville entière, et les jeunes gens enviaient précisément ce qui pesait le plus lourdement à son amour, la haute position de Karénine, qui contribuait à mettre sa liaison en évidence.

La plupart des jeunes femmes, jalouses d'Anna, qu'elles étaient lasses d'entendre toujours nommer «juste», n'étaient pas fâchées de voir leurs prédictions vérifiées, et n'attendaient que la sanction de l'opinion publique pour l'accabler de leur mépris: elles tenaient déjà en réserve la boue qui lui serait jetée quand le moment serait venu. Les personnes d'expérience et celles d'un rang élevé voyaient à regret se préparer un scandale mondain.

La mère de Wronsky avait d'abord appris avec un certain plaisir la liaison de son fils; rien, selon elle, ne pouvait mieux achever de former un jeune homme qu'un amour dans le grand monde; ce n'était, d'ailleurs pas sans un certain plaisir qu'elle constatait que cette Karénine, qui semblait si absorbée par son fils, n'était, après tout, qu'une femme comme une autre, chose du reste fort naturelle pour une femme belle et élégante, pensait la vieille comtesse. Mais cette manière de voir changea lorsqu'elle sut que son fils, afin de ne pas quitter son régiment et le voisinage de Mme Karénine, avait refusé un avancement important pour sa carrière; d'ailleurs, au lieu d'être la liaison brillante et mondaine qu'elle aurait approuvée, voilà qu'elle apprenait que cette passion tournait au tragique, à la Werther, et elle craignait de voir son fils commettre quelque sottise. Depuis le départ imprévu de celui-ci de Moscou, elle ne l'avait pas revu, et l'avait fait prévenir par son frère qu'elle désirait sa visite. Ce frère aîné n'était guère plus satisfait, non qu'il s'inquiétât de savoir si cet amour était profond ou éphémère, calme ou passionné, innocent ou coupable (lui-même, quoique père de famille, entretenait une danseuse et n'avait pas le droit d'être sévère), mais il savait que cet amour déplaisait en haut lieu, et blâmait son frère en conséquence.

Wronsky, outre ses relations mondaines et son service, avait une passion qui l'absorbait: celle des chevaux. Des courses d'officiers devaient avoir lieu cet été-là; il se fit inscrire et acheta une jument anglaise pur sang; malgré son amour, et quoiqu'il y mît de la réserve, ces courses avaient pour lui un attrait très vif. Pourquoi d'ailleurs ces deux passions se seraient-elles nui? Il lui fallait un intérêt quelconque, en dehors d'Anna, pour le reposer des émotions violentes qui l'agitaient.

XIX

Le jour des courses de Krasnoé-Selo, Wronsky vint, plus tôt que d'habitude, manger un bifteck dans la salle commune des officiers; il n'était pas trop rigoureusement tenu à restreindre sa nourriture, son poids répondant aux quatre pouds exigés, mais il ne fallait pas engraisser, et il s'abstenait en conséquence de sucre et de farineux. Il s'assit devant la table, sa redingote déboutonnée laissant apercevoir un gilet blanc, et ouvrit un roman français; les deux bras appuyés sur la table, il semblait absorbé par sa lecture, mais ne prenait cette attitude que pour se dérober aux conversations des allants et venants; sa pensée était ailleurs.

Il songeait au rendez-vous que lui avait donné Anna après les courses; depuis trois jours il ne l'avait pas vue, et se demandait si elle pourrait tenir sa promesse, car son mari venait de rentrer à Pétersbourg d'un voyage à l'étranger. Comment s'en assurer? C'était à la villa de Betsy, sa cousine, qu'ils s'étaient rencontrés pour la dernière fois; il n'allait chez les Karénine que le moins possible; oserait-il s'y rendre?

«Je dirai simplement que je suis chargé par Betsy de savoir si elle compte venir aux courses; oui certainement, j'irai,» décida-t-il intérieurement; et son imagination lui peignit si vivement le bonheur de cette entrevue, que son visage rayonna de joie au-dessus de son livre.

«Fais dire chez moi qu'on attelle au plus vite la troïka à la calèche,» dit-il au garçon qui lui servait son bifteck tout chaud sur un plat d'argent. Il attira vers lui l'assiette et se servit.

On entendait dans la salle de billard voisine un bruit de billes, et des voix causant et riant; deux officiers se montrèrent à la porte; l'un d'eux, tout jeune, à la figure délicate, était récemment sorti du corps des pages; l'autre, gras et vieux, avait de petits yeux humides et un bracelet au bras.

Wronsky les regarda et continua à manger et à lire tout à la fois, d'un air mécontent, comme s'il ne les eût pas remarqués.

«Tu prends des forces, hein? demanda le gros officier en s'asseyant près de lui.

—Comme tu vois, répondit Wronsky en s'essuyant la bouche et en fronçant le sourcil, toujours sans les regarder.

—Tu ne crains pas d'engraisser? continua le gros officier et en avançant une chaise au plus jeune.

—Quoi? demanda Wronsky en découvrant ses dents avec une grimace d'ennui et d'aversion.

—Tu ne crains pas d'engraisser?

—Garçon, du xérès!» cria Wronsky sans lui répondre, et il transporta son livre de l'autre côté de l'assiette pour continuer à lire.

Le gros officier prit la carte des vins, la tendit au plus jeune et lui dit:

«Vois donc ce que nous pourrions boire.

—Du vin du Rhin, si tu veux,» répondit celui-ci en tâchant de saisir son imperceptible moustache, tout en regardant timidement Wronsky du coin de l'oeil.

Voyant qu'il ne bougeait pas, il se leva et dit: «Allons dans la salle de billard.»

Le gros officier se leva aussi, et ils se dirigèrent du coté de la porte.

Au même moment entra un capitaine de cavalerie, grand et beau garçon nommé Yashvine; il fit aux deux officiers un petit salut dédaigneux et s'approcha de Wronsky.

«Ah! te voilà,» cria-t-il en lui posant vivement sa grande main sur l'épaule. Wronsky mécontent se retourna, mais son visage reprit aussitôt une expression douce et amicale.

«C'est bien fait, Alexis, dit le capitaine de sa voix sonore, mange maintenant et avale un petit verre par là-dessus.

—Je n'ai pas faim.

—Ce sont les inséparables,» dit Yashvine en regardant d'un air moqueur les deux officiers qui s'éloignaient, et il s'assit, pliant ses grandes jambes, étroitement serrées dans son pantalon d'uniforme, et trop longues pour la hauteur des chaises.

«Pourquoi n'es-tu pas venu au théâtre hier? la Numérof n'était vraiment pas mal; où as-tu été?

—Je me suis attardé chez les Tverskoï.

—Ah!»

Yashvine était, au régiment, le meilleur ami de Wronsky, bien qu'il fût aussi joueur que débauché. On ne pouvait dire de lui que c'était un homme sans principes; il en avait, mais ils étalent foncièrement immoraux. Wronsky admirait sa force physique exceptionnelle, qui lui permettait de boire comme un tonneau sans s'en apercevoir, et de se passer, au besoin, complètement de sommeil; il n'admirait pas moins sa force morale, qui le rendait redoutable même à ses chefs, dont il savait se faire respecter aussi bien que de ses camarades. Au club anglais, il passait pour le premier des joueurs, parce que, sans jamais cesser de boire, il risquait des sommes considérables avec un calme et une présence d'esprit imperturbables.

Si Wronsky éprouvait pour Yashvine de l'amitié et une certaine considération, c'est qu'il savait que sa propre fortune et sa position sociale n'entraient pour rien dans l'attachement que lui témoignait celui-ci; il était aimé pour lui-même. Aussi Yashvine était-il le seul homme auquel Wronsky eût voulu parler de son amour, persuadé que, malgré son mépris affecté pour toute espèce de sentiment, il pourrait seul comprendre sa passion avec ce qu'elle avait de sérieux et d'absorbant. Il le savait en outre incapable de bavardages et de médisances, et ces raisons réunies lui rendaient toujours sa présence agréable.

«Ah oui!—dit le capitaine, lorsque le nom des Tverskoï eut été prononcé; et il mordit sa moustache en le regardant de son oeil noir brillant.

—Et toi, qu'as-tu fait? as-tu gagné?

—Huit mille roubles, dont trois qui ne rentreront peut-être pas.

—Alors je puis te faire perdre,—dit Wronsky en riant; son camarade avait parié une forte somme sur lui.

—Je n'entends pas perdre. Mahotine seul est à craindre.»

Et la conversation s'engagea sur les courses, le seul sujet intéressant du moment.

«Allons, j'ai fini,—dit Wronsky en se levant. Yashvine se leva aussi en étirant ses longues jambes.

—Je ne puis dîner de si bonne heure, mais je vais boire quelque chose. Je te suis. Garçon, du vin, cria-t-il de sa voix tonnante. Cette voix était une célébrité au régiment. Non, au fait, c'est inutile, cria-t-il aussitôt après; si tu rentres chez toi, je t'accompagne.»

XX

Wronsky occupait une grande izba finnoise très propre, et divisée en deux par une cloison. Pétritzky demeurait avec lui au camp, aussi bien qu'à Pétersbourg; il dormait lorsque Wronsky et Yashvine entrèrent.

«Assez dormir, lève-toi,» dit Yashvine en allant secouer le dormeur par l'épaule, derrière la cloison où il était couché, le nez enfoncé dans son oreiller.

Pétritzky sauta sur ses genoux et regarda autour de lui.

«Ton frère est venu, dit-il à Wronsky: il m'a réveillé; que le diable l'emporte, et il a dit qu'il reviendrait.»

Là-dessus, il se rejeta sur l'oreiller en ramenant sa couverture.

«Laisse-moi tranquille, Yashvine,—cria-t-il avec colère à son camarade, qui s'amusait à lui retirer sa couverture; puis, se tournant vers lui et ouvrant les yeux:—Tu ferais mieux de me dire ce que je devrais boire pour m'ôter de la bouche ce goût désagréable.

—De l'eau-de-vie, avant tout, ordonna Yashvine de sa grosse voix: Tereshtchenko, vite un verre d'eau-de-vie et des concombres à ton maître, cria-t-il en s'amusant lui-même de la sonorité de sa voix.

—Tu crois? demanda Pétritzky en se frottant les yeux avec une grimace; en prendras-tu aussi? Si c'est à deux, je veux bien. Wronsky, tu boiras aussi?»

Et, quittant son lit, il s'avança enveloppé d'une couverture tigrée, les bras en l'air, chantonnant en français: «Il était un roi de Thulé.»

«Boiras-tu, Wronsky?

—Va te promener, répondit celui-ci, qui endossait une redingote apportée par son domestique.

—Où comptes-tu aller? lui demanda Yashvine en voyant approcher de la maison une calèche attelée de trois chevaux. Voilà ta troïka.

—À l'écurie, et de là chez Bransky, avec lequel j'ai une affaire à régler,» dit Wronsky.

Il avait effectivement promis à Bransky de lui porter de l'argent, et celui-ci demeurait à dix verstes de Péterhof,—mais ses camarades comprirent aussitôt qu'il allait encore ailleurs.

Pétritzky cligna de l'oeil avec une grimace qui signifiait: «nous savons ce que Bransky veut dire», et continua à chanter.

«Ne t'attarde pas,» se contenta de dire Yashvine, et, changeant de conversation: «Et mon roman, fait-il ton affaire?» demanda-t-il en regardant par la fenêtre le cheval du milieu qu'il avait vendu.

Au moment où Wronsky allait sortir, Pétritzky l'arrêta en criant:

«Attends donc, ton frère m'a laissé une lettre et un billet pour toi. Qu'en ai-je fait? C'est là la question, déclama Pétritzky, élevant l'index au-dessus de son nez.

—Parle donc, es-tu bête! dit Wronsky en souriant.

—Je n'ai pas fait de feu dans la cheminée. Ce doit être ici quelque part.

—Voyons, pas de contes: où est la lettre?

—Je t'assure que je l'ai oublié; j'ai peut-être vu tout cela en rêve! Attends, attends, ne te fâche pas; si tu avais bu comme je l'ai fait hier, tu ne saurais même pas où tu as couché; je vais tâcher de me rappeler.»

Pétritzky retourna derrière la cloison et se recoucha.

«C'est ainsi que j'étais couché, et lui se tenait là, oui, oui, oui, m'y voilà.»

Et il tira une lettre de dessous son matelas.

Wronsky prit la lettre qu'accompagnait un billet de son frère; c'était bien ce qu'il supposait: sa mère lui reprochait de n'être pas venu la voir, et son frère lui disait qu'il avait à lui parler.

«En quoi cela les regarde-t-il?» murmura-t-il, pressentant de quoi il s'agissait, et il chiffonna les deux papiers, qu'il introduisit entre les boutons de sa redingote, avec l'intention de les relire en route plus attentivement.

Au moment de quitter l'izba, il rencontra deux officiers dont l'un appartenait à son régiment. L'habitation de Wronsky servait volontiers de lieu de réunion.

«Où vas-tu?

—À Péterhof pour affaire.

—Le cheval est-il arrivé?

—Oui, mais je ne l'ai pas encore vu.

—On dit que Gladiator, de Mahotine, boite.

—Des bêtises! Mais comment ferez-vous pour courir avec une boue pareille?»

«Voilà mes sauveurs!» cria Pétritzky en voyant entrer les nouveaux venus. Son ordonnance, debout devant lui, tenait sur un plateau de l'eau-de-vie et des concombres salés. «C'est Yashvine qui m'ordonne de boire pour me rafraîchir.

—Vous nous avez donné de l'agrément hier soir, dit un des officiers; grâce à vous, nous n'avons pu dormir de la nuit.

—Il faut vous dire comment cela s'est terminé! se mit à raconter
Pétritzky. Wolkof est grimpé sur un toit, et nous a annoncé de là qu'il
était triste. Faisons de la musique, ai-je proposé: une marche funèbre.
Et au son de la marche funèbre il s'est endormi sur son toit.

—Bois donc ton eau-de-vie, et par là-dessus de l'eau de Seltz avec beaucoup de citron, dit Yashvine encourageant Pétritzky comme une mère qui veut faire avaler une médecine à son enfant. Après cela, tu pourras prendre un peu de champagne, une demi-bouteille.

—Voilà qui a le sens commun. Wronsky, attends un peu, et bois avec nous.

—Non, messieurs, adieu. Je ne bois pas aujourd'hui.

—Pourquoi? de crainte de t'alourdir? Alors buvons sans lui; qu'on apporte de l'eau de Seltz et du citron.

—Wronsky! cria quelqu'un comme il sortait.

—Qu'y a-t-il?

—Tu devrais te faire couper les cheveux, de crainte de t'alourdir, sur le front surtout.»

Wronsky commençait en effet à perdre ses cheveux; il se mit à rire, et, avançant sa casquette sur son front, là où ses cheveux devenaient rares, il sortit et monta en calèche.

«À l'écurie!» dit-il.

Il allait prendre ses lettres pour les relire, mais, afin de ne penser qu'à son cheval, il remit sa lecture à plus tard.

XXI

L'écurie provisoire, une baraque en planches, se trouvait à proximité du champ de courses. Le dresseur ayant seul monté le cheval pour le promener, Wronsky ne savait trop dans quel état il allait trouver sa monture. Un jeune garçon, qui faisait office de groom, reconnut de loin la calèche et appela aussitôt le dresseur, un Anglais au visage sec, orné au menton d'une touffe de poils. Celui-ci vint au-devant de son maître en se dandinant à la façon des jockeys, les coudes écartés du corps; il était vêtu d'une jaquette courte et chaussé de bottes à l'écuyère.

«Comment va Frou-frou? demanda Wronsky en anglais.

All right, sir, répondit l'Anglais du fond de sa gorge. Mieux vaut ne pas entrer, ajouta-t-il en soulevant son chapeau. Je lui ai mis une muselière et cela l'agite. Si on l'approche, elle s'inquiétera.

—J'entrerai tout de même. Je veux la voir.

—Allons alors,» répondit avec humeur l'Anglais, toujours sans ouvrir la bouche; et de son pas dégingandé il se dirigea vers l'écurie; un garçon de service en veste blanche, balai en main, propre et alerte, les introduisit. Cinq chevaux occupaient l'écurie, chacun dans sa stalle; celui de Mahotine, le concurrent le plus sérieux de Wronsky, Gladiator, un alezan de cinq vershoks, devait être là. Wronsky était plus curieux de le voir que de voir son propre cheval, mais, selon les règles des courses, il ne devait pas se le faire montrer, ni même se permettre de questions à son sujet. Tout en marchant le long du couloir, le groom ouvrit la porte de la seconde stalle et Wronsky entrevit un vigoureux alezan aux pieds blancs. C'était Gladiator; il le savait, mais se retourna aussitôt du côté de Frou-frou, comme il se fût détourné d'une lettre ouverte qui ne lui aurait pas été adressée.

«C'est le cheval de Mak.., Mak…., dit l'Anglais sans arriver à prononcer le nom, indiquant la stalle de Gladiator de ses doigts aux ongles crasseux.

—De Mahotine? oui;—c'est mon seul adversaire sérieux.

—Si vous le montiez, je parierais pour vous, dit l'Anglais.

—Frou-frou est plus nerveuse, celui-ci plus solide, répondit Wronsky en souriant de l'éloge du jockey.

—Dans les courses avec obstacles, tout est dans l'art de monter, dans le pluck,» dit l'Anglais.

Le pluck, c'est-à-dire l'audace et le sang-froid. Wronsky savait qu'il n'en manquait pas et, qui plus est, il était fermement convaincu que personne ne pouvait en avoir plus que lui.

«Vous êtes sûr qu'une forte transpiration n'était pas nécessaire?

—Du tout, répondit l'Anglais. Ne parlez pas haut, je vous prie, la jument s'inquiète,» ajouta-t-il en faisant un signe de tête du côté de la stalle fermée où l'on entendait piétiner le cheval sur sa litière.

Il ouvrit la porte et Wronsky entra dans le box faiblement éclairé par une petite lucarne. Un cheval bai brun, avec une muselière, y foulait nerveusement la paille fraîche.

La conformation un peu défectueuse de son cheval favori sauta aux yeux de Wronsky. Frou-frou était de taille moyenne, son ossature était étroite, sa poitrine également, quoique le poitrail fût saillant; la croupe était légèrement fuyante et les jambes, surtout celles de derrière, un peu cagneuses. Les muscles des jambes paraissaient faibles et les flancs très larges, malgré l'entraînement qu'elle avait subi et la maigreur de son ventre. Au-dessous du genou, ses jambes, vues de face, semblaient de vrais fuseaux; vues de côté au contraire, elles étaient énormes. Sauf ses flancs, on l'aurait dite creusée des deux côtés. Mais, elle avait un mérite qui faisait oublier tous ces défauts: elle avait de la race, du sang comme disent les Anglais. Ses muscles faisaient saillie sous un réseau de veines recouvertes d'une peau lisse et douce comme du satin; sa tête effilée, aux yeux à fleur de tête, brillants et animés, ses naseaux saillants et mobiles, qui semblaient injectés de sang, toute l'allure de cette jolie bête avait quelque chose de décidé, d'énergique et de fin. C'était un de ces animaux auxquels la parole ne semble manquer que par suite d'une conformation mécanique incomplète. Wronsky eut le sentiment d'être compris par elle tandis qu'il la considérait. Lorsqu'il entra, elle aspira l'air fortement, regarda de côté, en montrant le blanc de son oeil injecté de sang, chercha à secouer sa muselière, et s'agita sur ses pieds comme mue par des ressorts.

«Vous voyez si elle est agitée, dit l'Anglais.

—Ho, ma belle, ho!» dit Wronsky en s'approchant pour la calmer; mais plus il approchait, plus elle s'agitait. Elle ne se tranquillisa que lorsqu'il lui eut caressé la tête et le cou; on voyait ses muscles se dessiner et tressaillir sous son poil délicat. Wronsky remit à sa place une mèche de crinière qu'elle avait rejetée de l'autre côté du garrot, approcha son visage des naseaux qu'elle gonflait et élargissait comme des ailes de chauves-souris. Elle respira bruyamment, dressa les oreilles et tendit son museau noir vers lui, pour le saisir par la manche; mais, empêchée par sa muselière, elle se reprit à piétiner.

«Calme-toi, ma belle, calme-toi!» lui dit Wronsky en la flattant; et il quitta la stalle dans la conviction rassurante que son cheval était en parfait état.

Mais l'agitation de la jument s'était communiquée à son maître; lui aussi sentait le sang affluer à son coeur et le besoin d'action, de mouvement, s'emparer violemment de lui; il aurait voulu mordre comme elle; c'était troublant et amusant.

«Eh bien! je compte sur vous, dit-il à l'Anglais; à six heures et demie sur le terrain.

—Tout sera prêt. Mais où allez-vous, mylord?» demanda l'Anglais en se servant du titre de lord qu'il n'employait jamais.

Étonné de cette audace, Wronsky leva la tête avec surprise et regarda l'Anglais comme il savait le faire, non dans les yeux, mais sur le haut du front; il comprit aussitôt que le dresseur ne lui avait pas parlé comme à son maître, mais comme à un jockey, et répondit:

«J'ai besoin de voir Bransky et serai de retour dans une heure.»

«Combien de fois m'aura-t-on fait cette question aujourd'hui! pensa-t-il, et il rougit, ce qui lui arrivait rarement. L'Anglais le regarda attentivement; il avait l'air de savoir où allait son maître.

«L'essentiel est de se tenir tranquille avant la course; ne vous faites pas de mauvais sang, ne vous tourmentez de rien.

All right,» répondit Wronsky en souriant et, sautant dans sa calèche, il se fit conduire à Péterhof.

À peine avait-il fait quelques pas, que le ciel, couvert depuis le matin, s'assombrit tout à fait; il se mit à pleuvoir.

«C'est fâcheux, pensa Wronsky en levant la capote de sa calèche; il y avait de la boue, maintenant ce sera un marais.»

Et, profitant de ce moment de solitude, il prit les lettres de sa mère et de son frère pour les lire.

C'était toujours la même histoire: tous deux, sa mère aussi bien que son frère, trouvaient nécessaire de se mêler de ses affaires de coeur; il en était irrité jusqu'à la colère, un sentiment qui ne lui était pas habituel.

«En quoi cela les concerne-t-il? Pourquoi se croient-ils obligés de s'occuper de moi? de s'accrocher à moi? C'est parce qu'ils sentent qu'il y a là quelque chose qu'ils ne peuvent comprendre. Si c'était une liaison vulgaire, on me laisserait tranquille; mais ils devinent qu'il n'en est rien, que cette femme n'est pas un jouet pour moi, qu'elle m'est plus chère que la vie. Cela leur paraît incroyable et agaçant. Quel que soit notre sort, c'est nous qui l'avons fait, et nous ne le regrettons pas, se dit-il en s'unissant à Anna dans le mot nous. Mais non, ils entendent nous enseigner la vie, eux qui n'ont aucune idée de ce qu'est le bonheur! ils ne savent pas que, sans cet amour, il n'y aurait pour moi ni joie ni douleur en ce monde; la vie n'existerait pas.»

Au fond, ce qui l'irritait le plus contre les siens, c'est que sa conscience lui disait qu'ils avaient raison. Son amour pour Anna n'était pas un entraînement passager destiné comme tant de liaisons mondaines à disparaître en ne laissant d'autres traces que des souvenirs doux ou pénibles. Il sentait vivement toutes les tortures de leur situation, toutes ses difficultés aux yeux du monde, auquel il fallait tout cacher, en s'ingéniant à mentir, à tromper, à inventer mille ruses. Et tandis que leur passion mutuelle était si violente qu'ils ne connaissaient plus qu'elle, toujours il fallait penser aux autres.

Ces fréquentes nécessités de dissimuler et de feindre lui revinrent vivement à la pensée. Rien n'était plus contraire à sa nature, et il se rappela le sentiment de honte qu'il avait souvent surpris dans Anna lorsqu'elle aussi était forcée au mensonge.

Depuis sa liaison avec elle, il ressentait parfois une étrange sensation de dégoût et de répulsion qu'il ne pouvait définir. Pour qui l'éprouvait-il?…. Pour Alexis Alexandrovitch, pour lui-même, pour le monde entier?… Il n'en savait rien. Autant que possible il chassait cette impression.

«Oui, jadis elle était malheureuse, mais fière et tranquille; maintenant elle ne peut plus l'être, quelque peine qu'elle se donne pour le paraître.»

Et pour la première fois l'idée de couper court à cette vie de dissimulation lui apparut nette et précise: le plus tôt serait le mieux.

«Il faut que nous quittions tout, elle et moi, et que, seuls avec notre amour, nous allions nous cacher quelque part,» se dit-il.

XXII

L'averse fut de courte durée, et lorsque Wronsky arriva au grand trot de son cheval de brancard, les chevaux de volée galopant à toutes brides dans la boue, le soleil avait déjà reparu et faisait scintiller les toits des villas et le feuillage mouillé des vieux tilleuls, dont l'ombre se projetait des jardins du voisinage dans la rue principale. L'eau coulait des toits, et les branches des arbres semblaient secouer gaiement leurs gouttes de pluie. Il ne pensait plus au tort que l'averse pouvait faire au champ de courses, mais se réjouissait en songeant que, grâce à la pluie, elle serait seule; car il savait qu'Alexis Alexandrovitch, revenu d'un voyage aux eaux depuis quelques jours, n'avait pas encore quitté Pétersbourg pour la campagne.

Wronsky fit arrêter ses chevaux à une petite distance de la maison, et, afin d'attirer l'attention aussi peu que possible, il entra dans la cour à pied, au lieu de sonner à la porte principale qui donnait sur la rue.

«Monsieur est-il arrivé? demanda-t-il à un jardinier.

—Pas encore, mais madame y est. Veuillez sonner, on vous ouvrira.

—Non, je préfère entrer par le jardin.»

La sachant seule, il voulait la surprendre; il n'avait pas annoncé sa visite et elle ne pouvait l'attendre à cause des courses; il marcha donc avec précaution le long des sentiers sablés et bordés de fleurs, relevant son sabre pour ne pas faire de bruit; il s'avança ainsi jusqu'à la terrasse, qui de la maison descendait au jardin. Les préoccupations qui l'avaient assiégé en route, les difficultés de sa situation, tout était oublié; il ne pensait qu'au bonheur de l'apercevoir bientôt, elle en réalité, en personne, non plus en imagination seulement. Déjà il montait les marches de la terrasse le plus doucement possible, lorsqu'il se rappela ce qu'il oubliait toujours, et ce qui formait un des côtés les plus douloureux de ses rapports avec Anna: la présence de son fils, de cet enfant au regard inquisiteur.

L'enfant était le principal obstacle à leurs entrevues. Jamais en sa présence Wronsky et Anna ne se permettaient un mot qui ne pût être entendu de tout le monde, jamais même la moindre allusion que l'enfant n'eût pas comprise. Ils n'avaient pas eu besoin de s'entendre pour cela; chacun d'eux aurait cru se faire injure en prononçant une parole qui eût trompé le petit garçon; devant lui ils causaient comme de simples connaissances. Malgré ces précautions, Wronsky rencontrait souvent le regard scrutateur et un peu méfiant de Serge, fixé sur lui; tantôt il le trouvait timide, d'autres fois caressant, rarement le même. L'enfant semblait instinctivement comprendre qu'entre cet homme et sa mère il existait un lien sérieux dont la signification lui échappait.

Serge faisait effectivement de vains efforts pour comprendre comment il devait se comporter avec ce monsieur; il avait deviné, avec la finesse d'intuition propre à l'enfance, que son père, sa gouvernante et sa bonne le considéraient avec horreur, tandis que sa mère le traitait comme son meilleur ami.

«Qu'est-ce que cela signifie? qui est-il? faut-il que je l'aime? et si je n'y comprends rien, est-ce ma faute et suis-je un enfant méchant ou borné?» pensait le petit. De là sa timidité, son air interrogateur et méfiant, et cette mobilité d'humeur qui gênait tant Wronsky. D'ailleurs, en présence de l'enfant, il éprouvait toujours l'impression de répulsion, sans cause apparente, qui le poursuivait depuis un certain temps. Wronsky et Anna étaient semblables à des navigateurs auxquels la boussole prouverait qu'ils vont à la dérive, sans pouvoir arrêter leur course; chaque minute les éloigne du droit chemin, et reconnaître ce mouvement qui les entraîne, c'est aussi reconnaître leur perte! L'enfant avec son regard naïf était cette implacable boussole; tous deux le sentaient sans vouloir en convenir.

Ce jour-là, Serge ne se trouvait pas à la maison; Anna était seule, assise sur la terrasse, attendant le retour de son fils, que la pluie avait surpris pendant sa promenade. Elle avait envoyé une femme de chambre et un domestique à sa recherche. Vêtue d'une robe blanche, garnie de hautes broderies, elle était assise dans un angle de la terrasse, cachée par des plantes et des fleurs, et n'entendit pas venir Wronsky. La tête penchée, elle appuyait son front contre un arrosoir oublié sur un des gradins; de ses belles mains chargées de bagues qu'il connaissait si bien, elle attirait vers elle cet arrosoir. La beauté de cette tête aux cheveux noirs frisés, de ces bras, de ces mains, de tout l'ensemble de sa personne, frappait Wronsky chaque fois qu'il la voyait, et lui causait toujours une nouvelle surprise. Il s'arrêta et la regarda avec transport. Elle sentit instinctivement son approche, et il avait à peine fait un pas, qu'elle repoussa l'arrosoir et tourna vers lui son visage brûlant.

«Qu'avez-vous? vous êtes malade?» dit-il en français, tout en s'approchant d'elle. Il aurait voulu courir, mais, dans la crainte d'être aperçu, il jeta autour de lui et vers la porte de la terrasse un regard qui le fit rougir comme tout ce qui l'obligeait à craindre et à dissimuler.

«Non, je me porte bien, dit Anna en se levant et serrant vivement la main qu'il lui tendait. Je ne t'attendais pas.

—Bon Dieu, quelles mains froides!

—Tu m'as effrayée; je suis seule et j'attends Serge qui est allé se promener; ils reviendront par ici.»

Malgré le calme qu'elle affectait, ses lèvres tremblaient.

«Pardonnez-moi d'être venu, mais je ne pouvais passer la journée sans vous voir, continua-t-il en français, évitant ainsi le vous impossible et le tutoiement dangereux en russe.

—Je n'ai rien à pardonner: je suis trop heureuse.

—Mais vous êtes malade ou triste? dit-il en se penchant vers elle sans quitter sa main. À quoi pensez-vous?

—Toujours à la même chose,» répondit-elle en souriant.

Elle disait vrai. À quelque heure de la journée, à quelque moment qu'on l'eût interrogée, elle aurait invariablement répondu qu'elle pensait à son bonheur et à son malheur. Au moment où il était entré, elle se demandait pourquoi les uns, Betsy par exemple, dont elle savait la liaison avec Toushkewitch, prenaient si légèrement ce qui pour elle était si cruel? Cette pensée l'avait particulièrement tourmentée ce jour-là. Elle parla des courses, et lui, pour la distraire de son trouble, raconta les préparatifs qui se faisaient; son ton restait parfaitement calme et naturel.

«Faut-il, ou ne faut-il pas lui dire? pensait-elle en regardant ces yeux tranquilles et caressants. Il a l'air si heureux, il s'amuse tant de cette course, qu'il ne comprendra peut-être pas assez l'importance de ce qui nous arrive.»

«Vous ne m'avez pas dit à quoi vous songiez quand je suis entré, dit-il en interrompant son récit; dites-le, je vous en prie.»

Elle ne répondait pas. La tête baissée, elle levait vers lui ses beaux yeux; son regard était plein d'interrogations; sa main jouait avec une feuille détachée. Le visage de Wronsky prit aussitôt l'expression d'humble adoration, de dévouement absolu qui l'avait conquise.

«Je sens qu'il est arrivé quelque chose. Puis-je être tranquille un instant quand je vous sais un chagrin que je ne partage pas? Au nom du ciel, parlez,» répéta-t-il d'un ton suppliant.

«S'il ne sent pas toute l'importance de ce que j'ai à lui dire, je sais que je ne lui pardonnerai pas; mieux vaut se taire que de le mettre à l'épreuve,» pensa-t-elle en continuant à le regarder; sa main tremblait.

«Mon Dieu! qu'y a t-il? dit-il en lui prenant la main.

—Faut-il le dire?

—Oui, oui, oui.

—Je suis enceinte,» murmura-t-elle lentement.

La feuille qu'elle tenait entre ses doigts trembla encore plus, mais elle ne le quitta pas des yeux, car elle cherchait à lire sur son visage comment il supporterait cet aveu.

Il pâlit, voulut parler, mais s'arrêta et baissa la tête en laissant tomber la main qu'il tenait entre les siennes.

«Oui, il sent toute la portée de cet événement,» pensa-t-elle, et elle lui prit la main.

Mais elle se trompait en croyant qu'il sentait comme elle. À cette nouvelle, l'étrange impression d'horreur qui le poursuivait l'avait saisi plus vivement que jamais, et il comprit que la crise qu'il souhaitait, était arrivée. Dorénavant on ne pouvait plus rien dissimuler au mari, et il fallait sortir au plus tôt, n'importe à quel prix, de cette situation odieuse et insoutenable. Le trouble d'Anna se communiquait à lui. Il la regarda de ses yeux humblement soumis, lui baisa la main, se leva, et se mit à marcher de long en large sur la terrasse, sans parler.

Quand enfin il se rapprocha d'elle, il lui dit d'un ton décidé:

«Ni vous, ni moi, n'avons considéré notre liaison comme un bonheur passager; maintenant notre sort est fixé. Il faut absolument mettre fin aux mensonges dans lesquels nous vivons;—et il regarda autour de lui.

—Mettre fin? Comment y mettre fin, Alexis?» dit-elle doucement.

Elle s'était calmée et lui souriait tendrement.

«Il faut quitter votre mari et unir nos existences.

—Ne sont-elles pas déjà unies? répondit-elle à demi-voix.

—Pas tout à fait, pas complètement.

—Mais comment faire, Alexis? enseigne-le-moi, dit-elle avec une triste ironie, en songeant à ce que sa situation avait d'inextricable. Ne suis-je pas la femme de mon mari?

—Quelque difficile que soit une situation, elle a toujours une issue quelconque; il s'agit seulement de prendre un parti… Tout vaut mieux que la vie que tu mènes. Crois-tu donc que je ne voie pas combien tout est tourment pour toi: ton mari, ton fils, le monde, tout!

—Pas mon mari, dit-elle avec un sourire. Je ne le connais pas, je ne pense pas à lui. Je ne sais pas s'il existe.

—Tu n'es pas sincère. Je te connais: tu te tourmentes aussi à cause de lui.

—Mais il ne sait rien,—dit-elle, et soudain son visage se couvrit d'une vive rougeur: le cou, le front, les joues, tout rougit, et les larmes lui vinrent aux yeux.—Ne parlons plus de lui!»

XXIII

Ce n'était pas la première fois que Wronsky cherchait à lui faire comprendre et juger sa position, quoiqu'il ne l'eût encore jamais fait aussi fortement; et toujours il s'était heurté aux mêmes appréciations superficielles et presque futiles. Il lui semblait qu'elle était alors sous l'empire de sentiments qu'elle ne voulait, ou ne pouvait approfondir, et elle, la vraie Anna, disparaissait, pour faire place à un être étrange et indéchiffrable, qu'il ne parvenait pas à comprendre, qui lui devenait presque répulsif. Aujourd'hui il voulut s'expliquer à fond.

«Qu'il le sache ou ne le sache pas, dit-il d'une voix calme mais ferme, peu importe. Nous ne pouvons, vous ne pouvez rester dans cette situation, surtout à présent.

—Que faudrait-il faire selon vous?—demanda-t-elle avec la même ironie railleuse. Elle qui avait craint si vivement de lui voir accueillir sa confidence avec légèreté, était mécontente maintenant qu'il en déduisit la nécessité absolue d'une résolution énergique.

—Avouez tout, et quittez-le.

—Supposons que je le fasse, savez-vous ce qu'il en résultera? Je vais vous le dire:—et un éclair méchant jaillit de ses yeux tout à l'heure si tendres. «Ah vous en aimez un autre et avez une liaison criminelle? dit-elle en imitant son mari et appuyant sur le mot criminelle comme lui. Je vous avais avertie des suites qu'elle aurait au point de vue de la religion, de la société et de la famille. Vous ne m'avez pas écouté, maintenant je ne puis livrer à la honte mon nom, et…»—elle allait dire mon fils, mais s'arrêta, car elle ne pouvait plaisanter de son fils.—En un mot, il me dira nettement, clairement, sur le ton dont il discute les affaires d'État, qu'il ne peut me rendre la liberté, mais qu'il prendra des mesures pour éviter le scandale. C'est là ce qui se passera, car ce n'est pas un homme, c'est une machine et, quand il se fâche, une très méchante machine.»

Et elle se rappela les moindres détails du langage et de la physionomie de son mari, prête à lui reprocher intérieurement tout ce qu'elle pouvait trouver en lui de mal, avec d'autant moins d'indulgence qu'elle se sentait plus coupable.

«Mais, Anna, dit Wronsky avec douceur, dans l'espoir de la convaincre et de la calmer, il faut d'abord tout avouer, et ensuite nous agirons selon ce qu'il fera.

—Alors il faudra s'enfuir?

—Pourquoi pas? Je ne vois pas la possibilité de continuer à vivre ainsi; il n'est pas question de moi, mais de vous qui souffrez.

—S'enfuir! et devenir ostensiblement votre maîtresse! dit-elle méchamment.

—Anna! s'écria-t-il peiné.

—Oui, votre maîtresse et perdre tout…..» Elle voulut encore dire mon fils, mais ne put prononcer ce mot.

Wronsky était incapable de comprendre que cette forte et loyale nature acceptât la situation fausse où elle se trouvait, sans chercher à en sortir; il ne se doutait pas que l'obstacle était ce mot «fils» qu'elle ne pouvait se résoudre à articuler.

Quand Anna se représentait la vie de cet enfant avec le père qu'elle aurait quitté, l'horreur de sa faute lui paraissait telle, qu'en véritable femme elle n'était plus en état de raisonner, et ne cherchait qu'à se rassurer et à se persuader que tout pourrait encore demeurer comme par le passé; il fallait à tout prix s'étourdir, oublier cette affreuse pensée: «que deviendra l'enfant?»

«Je t'en supplie, je t'en supplie, dit-elle tout à coup sur un ton tout différent de tendresse et de sincérité, ne me parle plus jamais de cela.

—Mais, Anna!

—Jamais, jamais. Laisse-moi rester juge de la situation. J'en comprends la bassesse et l'horreur, mais il n'est pas aussi facile que tu le crois d'y rien changer. Aie confiance en moi, et ne me dis plus jamais rien de cela. Tu me le promets?

—Je promets tout; comment veux-tu cependant que je sois tranquille après ce que tu viens de me confier? Puis-je rester calme quand tu l'es si peu?

—Moi! répéta-t-elle. Il est vrai que je me tourmente, mais cela passera si tu ne me parles plus de rien.

—Je ne comprends pas…..

—Je sais, interrompit-elle, combien ta nature loyale souffre de mentir; tu me fais pitié, et bien souvent je me dis que tu as sacrifié ta vie pour moi.

—C'est précisément ce que je me disais de toi! je me demandais tout à l'heure comment tu avais pu t'immoler pour moi! Je ne me pardonne pas de t'avoir rendue malheureuse!

—Moi, malheureuse! dit-elle en se rapprochant de lui et le regardant avec un sourire plein d'amour. Moi! mais je suis semblable à un être mourant de faim auquel on aurait donné à manger! Il oublie qu'il a froid et qu'il est couvert de guenilles, il n'est pas malheureux. Moi, malheureuse! Non, voilà mon bonheur…..»

La voix du petit Serge qui rentrait se fit entendre. Anna jeta un coup d'oeil autour d'elle, se leva vivement, et porta rapidement ses belles mains chargées de bagues vers Wronsky qu'elle prit par la tête; elle le regarda longuement, approcha son visage du sien, l'embrassa sur les lèvres et les yeux, puis elle voulut le repousser et le quitter, mais il l'arrêta.

«Quand? murmura-t-il en la regardant avec transport.

—Aujourd'hui à une heure,» répondit-elle à voix basse en soupirant, et elle courut au-devant de son fils. Serge avait été surpris par la pluie au parc, et s'était réfugié dans un pavillon avec sa bonne.

«Eh bien, au revoir, dit-elle à Wronsky, il faut maintenant que je m'apprête pour les courses; Betsy m'a promis de venir me chercher.»

—Wronsky regarda sa montre, et partit précipitamment.

XXIV

Wronsky était si ému et si préoccupé qu'ayant regardé l'aiguille et le cadran il n'avait pas vu l'heure.

Tout pénétré de la pensée d'Anna, il regagna sa calèche sur la route, marchant avec précaution le long du chemin boueux. Sa mémoire n'était plus qu'instinctive, et lui rappelait seulement ce qu'il avait résolu de faire, sans que la réflexion intervînt. Il s'approcha de son cocher endormi sur son siège, le réveilla machinalement, observa les nuées de moucherons qui s'élevaient au-dessus de ses chevaux en sueur, sauta dans sa calèche et se fit conduire chez Bransky; il avait déjà fait six à sept verstes lorsque la présence d'esprit lui revint; il comprit alors qu'il était en retard, et regarda de nouveau sa montre. Elle marquait cinq heures et demie.

Il devait y avoir plusieurs courses ce jour-là. D'abord les chevaux de trait, puis une course d'officiers de deux verstes, une seconde de quatre; celle où il devait courir était la dernière. À la rigueur, il pouvait arriver à temps en sacrifiant Bransky, sinon il risquait de ne se trouver sur le terrain que lorsque la cour serait arrivée, et ce n'était pas convenable. Malheureusement Bransky avait sa parole; il continua donc la route en recommandant au cocher de ne pas ménager ses chevaux. Cinq minutes chez Bransky, et il repartit au galop; ce mouvement rapide lui fit du bien. Peu à peu il oubliait ses soucis pour ne sentir que l'émotion de la course et le plaisir de ne pas la manquer; il dépassait toutes les voitures venant de Pétersbourg ou des environs.

Personne chez lui que son domestique le guettant sur le seuil de la porte; tout le monde était déjà parti.

Pendant qu'il changeait de vêtements, son domestique eut le temps de lui raconter que la seconde course était commencée, et que plusieurs personnes s'étaient informées de lui.

Wronsky s'habilla sans se presser,—car il savait garder son calme,—et se fit conduire en voiture aux écuries. On voyait de là un océan d'équipages de toutes sortes, des piétons, des soldats, et toutes les tribunes chargées de spectateurs.—La seconde course devait en effet avoir lieu, car il entendit un coup de cloche. Il avait rencontré près de l'écurie l'alezan de Mahotine, Gladiator, qu'on menait couvert d'une housse orange et bleue avec d'énormes oreillères.

«Où est Cord? demanda-t-il au palefrenier.

—À l'écurie,—on selle.»

Frou-frou était toute sellée dans sa stalle ouverte, et on allait la faire sortir.

«Je ne suis pas en retard?

All right, all right, dit l'Anglais, ne vous inquiétez de rien.»

Wronsky jeta un dernier regard sur les belles formes de sa jument, et la quitta à regret;—elle tremblait de tous ses membres. Le moment était propice pour s'approcher des tribunes sans être remarqué; la course de deux verstes s'achevait, et tous les yeux étaient fixés sur un chevalier-garde et un hussard derrière lui, fouettant désespérément leurs chevaux en approchant du but. On affluait vers ce point de tous côtés, et un groupe de soldats et d'officiers de la garde saluaient avec des cris de joie le triomphe de leur officier et de leur camarade.

Wronsky se mêla à la foule au moment où la cloche annonçait la fin de la course, tandis que le vainqueur, couvert de boue, s'affaissait sur sa selle et laissait tomber la bride de son étalon gris pommelé, essoufflé et trempé de sueur.

L'étalon, raidissant péniblement les jarrets, arrêta avec difficulté sa course rapide; l'officier, comme au sortir d'un rêve, regardait autour de lui et souriait avec effort. Une foule d'amis et de curieux l'entoura.

C'était à dessein que Wronsky évitait le monde élégant qui circulait tranquillement eu causant, autour de la galerie; il avait déjà aperçu Anna, Betsy et la femme de son frère, et ne voulait pas s'approcher d'elles, pour éviter toute distraction. Mais à chaque pas il rencontrait des connaissances qui l'arrêtaient au passage et lui racontaient quelques détails de la dernière course, ou lui demandaient la cause de son retard.

Pendant qu'on distribuait les prix dans le pavillon, et que chacun se dirigeait de ce côté, Wronsky vit approcher son frère Alexandre; comme Alexis, c'était un homme de taille moyenne et un peu trapu; mais il était plus beau, quoiqu'il eût le visage très coloré et un nez de buveur; il portait l'uniforme de colonel avec des aiguillettes.

«As-tu reçu ma lettre? dit-il à son frère,—on ne te trouve jamais.»

Alexandre Wronsky, malgré sa vie débauchée et son penchant à l'ivrognerie, fréquentait exclusivement le monde de la cour. Tandis qu'il causait avec son frère d'un sujet pénible, il savait garder la physionomie souriante d'un homme qui plaisanterait d'une façon inoffensive, et cela à cause des yeux qu'il sentait braqués sur eux.

«Je l'ai reçue; je ne comprends pas de quoi tu t'inquiètes.

—Je m'inquiète de ce qu'on m'a fait remarquer tout à l'heure ton absence, et ta présence à Péterhof lundi.

—Il y a des choses qui ne peuvent être jugées que par ceux qu'elles intéressent directement,—et l'affaire dont tu te préoccupes est telle….

—Oui, mais alors on ne reste pas au service, on ne….

—Ne t'en mêle pas,—c'est tout ce que je demande.» Alexis Wronsky pâlit, et son visage mécontent eut un tressaillement; il se mettait rarement en colère, mais quand cela arrivait, son menton se prenait à trembler, et il devenait dangereux. Alexandre le savait et sourit gaiement.

«Je n'ai voulu que te remettre la lettre de notre mère; réponds-lui et ne te fais pas de mauvais sang avant la course.—Bonne chance,» ajouta-t-il en français, en s'éloignant.

Dès qu'il l'eût quitté, Wronsky fut accosté par un autre.

«Tu ne reconnais donc plus tes amis? Bonjour, mon cher!» C'était Stépane Arcadiévitch, le visage animé, les favoris bien peignés et pommadés, aussi brillant dans le monde élégant de Pétersbourg qu'à Moscou.

«Je suis arrivé d'hier et me voilà ravi d'assister à ton triomphe.—Quand nous reverrons-nous?

—Entre demain au mess,» dit Wronsky, et, s'excusant de le quitter, il lui serra la main et se dirigea vers l'endroit où les chevaux avaient été amenés pour la course d'obstacles.

Les palefreniers emmenaient les chevaux épuisés par la dernière course, et ceux de la course suivante apparaissaient les uns après les autres. C'étaient pour la plupart des chevaux anglais, bien sanglés et encapuchonnés,—on aurait dit d'énormes oiseaux.

Frou-frou, belle dans sa maigreur, approchait, posant un pied après l'autre d'un pas élastique et rebondissant;—non loin de là, on ôtait à Gladiator sa couverture; les formes superbes, régulières et robustes de l'étalon, avec sa croupe splendide et ses pieds admirablement taillés, attirèrent l'attention de Wronsky.

Il voulut se rapprocher de Frou-frou, mais quelqu'un l'arrêta encore au passage.

«Voilà Karénine,—il cherche sa femme qui est dans le pavillon, l'avez-vous vue?

—Non,» répondit Wronsky, sans tourner la tête du côté où on lui indiquait
Mme Karénine, et il rejoignit son cheval.

À peine eut-il le temps d'examiner quelque chose qu'il fallait rectifier à la selle, qu'on appela ceux qui devaient courir pour leur distribuer leurs numéros d'ordre. Ils approchèrent tous, sérieux, presque solennels, et plusieurs d'entre eux fort pâles: ils étaient dix-sept.—Wronsky eut le n° 7.

«En selle!» cria-t-on.

Wronsky s'approcha de son cheval; il se sentait, comme ses camarades, le point de mire de tous les regards, et, comme toujours, le malaise qu'il en éprouvait rendait ses mouvements plus lents.

Cord avait mis son costume de parade en l'honneur des courses; il portait une redingote noire boutonnée jusqu'au cou; un col de chemise fortement empesé faisait ressortir ses joues,—il avait des bottes à l'écuyère et un chapeau rond. Calme et important, selon son habitude, il était debout à la tête du cheval et tenait lui-même la bride. Frou-frou tremblait et semblait prise d'un accès de fièvre; ses yeux pleins de feu regardaient Wronsky de côté. Celui-ci passa le doigt sous la sangle de la selle,—la jument recula et dressa les oreilles,—et l'Anglais grimaça un sourire à l'idée qu'on pût douter de la façon dont il sellait un cheval.

«Montez, vous serez moins agité,» dit-il.

Wronsky jeta un dernier coup d'oeil sur ses concurrents: il savait qu'il ne les verrait plus pendant la course. Deux d'entre eux se dirigeaient déjà vers le point de départ. Goltzen, un ami et un des plus forts coureurs, tournait autour de son étalon bai sans pouvoir le monter. Un petit hussard de la garde, en pantalon de cavalerie, courbé en deux sur son cheval pour imiter les Anglais, faisait un temps de galop. Le prince Kouzlof, blanc comme un linge, montait une jument pur sang qu'un Anglais menait par la bride. Wronsky connaissait comme tous ses camarades l'amour-propre féroce de Kouzlof, joint à la faiblesse de ses nerfs. Chacun savait qu'il avait peur de tout,—mais à cause de cette peur, et parce qu'il savait qu'il risquait de se rompre le cou, et qu'il y avait près de chaque obstacle un chirurgien avec des infirmiers et des brancards, il avait résolu de courir.

Wronsky lui sourit d'un air approbateur; mais le rival redoutable entre tous, Mahotine sur Gladiator, n'était pas là.

«Ne vous pressez pas, disait Cord à Wronsky, et n'oubliez pas une chose importante: devant un obstacle, il ne faut ni retenir ni lancer son cheval, —il faut le laisser faire.

—Bien, bien, répondit Wronsky en prenant les brides

—Menez la course si cela se peut, sinon ne perdez pas courage, quand bien même vous seriez le dernier.»

Sans laisser à sa monture le temps de faire le moindre mouvement, Wronsky s'élança vivement sur l'étrier, se mit légèrement en selle, égalisa les doubles rênes entre ses doigts, et Cord lâcha le cheval. Frou-frou allongea le cou en tirant sur la bride; elle semblait se demander de quel pied il fallait partir, et balançait son cavalier sur son dos flexible en avançant d'un pas élastique. Cord suivait à grandes enjambées. La jument, agitée, cherchait à tromper son cavalier et tirait tantôt à droite, tantôt à gauche; Wronsky la rassurait inutilement de la voix et du geste.

On approchait de la rivière, du côté où se trouvait le point de départ; Wronsky, précédé des uns, suivi des autres, entendit derrière lui, sur la boue du chemin, le galop d'un cheval. C'était Gladiator monté par Mahotine; celui-ci sourit en passant, montrant ses longues dents. Wronsky ne répondit que par un regard irrité. Il n'aimait pas Mahotine, et cette façon de galoper près de lui et d'échauffer son cheval lui déplut; il sentait d'ailleurs en lui son plus rude adversaire.

Frou-frou partit au galop du pied gauche, fit deux bonds, et, fâchée de se sentir retenue par le bridon, changea d'allure et prit un trot qui secoua fortement son cavalier.—Cord, mécontent, courait presque aussi vite qu'elle à côté de Wronsky.

XXV

Le champ de courses, une ellipse de quatre verstes, s'étendait devant le pavillon principal et offrait neuf obstacles: la rivière,—une grande barrière haute de deux archines, en face du pavillon,—un fossé à sec, —un autre rempli d'eau,—une côte rapide,—une banquette irlandaise (l'obstacle le plus difficile), c'est-à-dire un remblai couvert de fascines, derrière lequel un second fossé invisible obligeait le cavalier à sauter deux obstacles à la fois, au risque de se tuer;—après la banquette, encore trois fossés, dont deux pleins d'eau,—et enfin le but, devant le pavillon. Ce n'était pas dans l'enceinte même du cercle que commençait la course, mais à une centaine de sagènes en dehors, et sur cet espace se trouvait le premier obstacle, la rivière, qu'on pouvait à volonté sauter ou passer à gué.

Les cavaliers se rangèrent pour le signal, mais trois fois de suite il y eut faux départ; il fallut recommencer. Le colonel qui dirigeait la course commençait à s'impatienter,—lorsque enfin au quatrième commandement les cavaliers partirent.

Tous les yeux, toutes les lorgnettes étaient dirigés vers les coureurs.

«Ils sont partis! les voilà!» cria-t-on de tous côtés.

Et pour mieux les voir, les spectateurs se précipitèrent isolément ou par groupes vers l'endroit d'où on pouvait les apercevoir. Les cavaliers se dispersèrent d'abord un peu; de loin, ils semblaient courir ensemble, mais les fractions de distance qui les séparaient avaient leur importance.

Frou-frou, agitée et trop nerveuse, perdit du terrain au début, mais Wronsky, tout en la retenant, prit facilement le devant sur deux ou trois chevaux, et ne fut bientôt plus précédée que par Gladiator, qui la dépassait de toute sa longueur, et par la jolie Diane en tête de tous, portant le malheureux Kouzlof, à moitié mort d'émotion.

Pendant ces premières minutes, Wronsky ne fut pas plus maître de lui-même que de sa monture.

Gladiator et Diane se rapprochèrent et franchirent la rivière presque d'un même bond; Frou-frou s'élança légèrement derrière eux comme portée par des ailes: au moment où Wronsky se sentait dans les airs, il aperçut sous les pieds de son cheval Kouzlof se débattant avec Diane de l'autre côté de la rivière (il avait lâché les rênes après avoir sauté, et son cheval s'était abattu sous lui); Wronsky n'apprit ces détails que plus tard, il ne vit qu'une chose alors, c'est que Frou-frou reprendrait pied sur le corps de Diane. Mais Frou-frou, semblable à un chat qui tombe, fit un effort du dos et des jambes tout en sautant, et retomba à terre par-dessus le cheval abattu.

«Oh ma belle!» pensa Wronsky.

Après la rivière, il reprit pleine possession de son cheval, et le retint même un peu, avec l'intention de sauter la grande barrière derrière Mahotine, qu'il ne comptait distancer que sur l'espace d'environ deux cents sagènes libre d'obstacles.

Cette grande barrière s'élevait juste en face du pavillon impérial; l'empereur lui-même, la cour, une foule immense les regardait approcher.

Wronsky sentait tous ces yeux braqués sur lui, mais il ne voyait que les oreilles de son cheval, la terre disparaissant devant lui, la croupe de Gladiator et ses pieds blancs battant le sol en cadence, et conservant toujours la même distance en avant de Frou-frou. Gladiator s'élança à la barrière, agita sa queue écourtée et disparut aux yeux de Wronsky sans avoir heurté l'obstacle.

«Bravo!» cria une voix.

Au même moment, les planches de la barrière passèrent comme un éclair devant Wronsky, son cheval sauta sans changer d'allure, mais il entendit derrière lui un craquement: Frou-frou, animée par la vue de Gladiator, avait sauté trop tôt et frappé la barrière de ses fers de derrière; son allure ne varia cependant pas, et Wronsky, la figure éclaboussée de boue, comprit que la distance n'avait pas diminué, en apercevant devant lui la croupe de Gladiator, sa queue coupée et ses rapides pieds blancs.

Frou-frou sembla faire la même réflexion que son maître, car, sans y être excitée, elle augmenta sensiblement de vitesse et se rapprocha de Mahotine en obliquant vers la corde, que Mahotine conservait cependant. Wronsky se demandait si l'on ne pourrait pas le dépasser de l'autre côté de la piste, lorsque Frou-frou, changeant de pied, prit elle-même cette direction. Son épaule, brunie par la sueur, se rapprocha de la croupe de Gladiator. Pendant quelques secondes ils coururent tout près l'un de l'autre; mais, pour se rapprocher de la corde, Wronsky excita son cheval, et vivement, sur la descente, dépassa Mahotine, dont il entrevit le visage couvert de boue; il lui sembla que celui-ci souriait. Quoique dépassé, il était là, tout près, et Wronsky entendait toujours le même galop régulier et la respiration précipitée mais nullement fatiguée de l'étalon.

Les deux obstacles suivants, le fossé et la barrière, furent aisément franchis, mais le galop et le souffle de Gladiator se rapprochaient; Wronsky força le train de Frou-frou et sentit avec joie qu'elle augmentait facilement sa vitesse; le son des sabots de Gladiator s'éloignait.

C'était lui maintenant qui menait la course comme il l'avait souhaité, comme le lui avait recommandé Cord; il était sûr du succès. Son émotion, sa joie et sa tendresse pour Frou-frou allaient toujours croissant. Il aurait voulu se retourner, mais n'osait regarder derrière lui, et cherchait à se calmer et à ne pas surmener sa monture. Un seul obstacle sérieux, la banquette irlandaise, lui restait à franchir; si, l'ayant dépassé, il était toujours en tête, son triomphe devenait infaillible. Lui et Frou-frou aperçurent la banquette de loin, et tous deux, le cheval et le cavalier, éprouvèrent un moment d'hésitation. Wronsky remarqua cette hésitation aux oreilles de la jument, et levait déjà la cravache, lorsqu'il comprit à temps qu'elle savait ce qu'elle devait faire. La jolie bête prit son élan et, comme il le prévoyait, s'abandonna à la vitesse acquise qui la transporta bien au delà du fossé; puis elle reprit sa course en mesure et sans effort, sans avoir changé de pied.

«Bravo, Wronsky!» crièrent des voix. Il savait que ses camarades et ses amis se tenaient près de l'obstacle, et distingua la voix de Yashvine, mais sans le voir.

«Oh ma charmante! pensait-il de Frou-frou, tout en écoutant ce qui se passait derrière lui…. Il a sauté,» se dit-il en entendant approcher le galop de Gladiator.

Un dernier fossé, large de deux archines, restait encore; c'est à peine si Wronsky y faisait attention, mais, voulant arriver premier, bien avant les autres, il se mit à rouler son cheval. La jument s'épuisait; son cou et ses épaules étaient mouillés, la sueur perlait sur son garrot, sa tête et ses oreilles; sa respiration devenait courte et haletante. Il savait cependant qu'elle serait de force à fournir les deux cents sagènes qui le séparaient du but, et ne remarquait l'accélération de la vitesse que parce qu'il touchait presque terre. Le fossé fut franchi sans qu'il s'en aperçût. Frou-frou s'envola comme un oiseau plutôt qu'elle ne sauta; mais en ce moment Wronsky sentit avec horreur qu'au lieu de suivre l'allure du cheval, le poids de son corps avait porté à faux en retombant en selle, par un mouvement aussi inexplicable qu'impardonnable. Comment cela s'était-il fait? il ne pouvait s'en rendre compte, mais il comprit qu'une chose terrible lui arrivait: l'alezan de Mahotine passa devant lui comme un éclair.

Wronsky touchait la terre d'un pied: la jument s'affaissa sur ce pied, et il eut à peine le temps de se dégager qu'elle tomba complètement, soufflant péniblement et faisant, de son cou délicat et couvert de sueur, d'inutiles efforts pour se relever; elle gisait à terre et se débattait comme un oiseau blessé: par le mouvement qu'il avait fait en selle, Wronsky lui avait brisé les reins; mais il ne comprit sa faute que plus tard. Il ne voyait qu'une chose en ce moment: c'est que Gladiator s'éloignait rapidement, et que lui il était là, seul, sur la terre détrempée, devant Frou-frou abattue, qui tendait vers lui sa tête et le regardait de ses beaux yeux. Toujours sans comprendre, il tira sur la bride. La pauvre bête s'agita comme un poisson pris au filet, et chercha à se redresser sur ses jambes de devant; mais, impuissante à relever celles de derrière, elle retomba tremblante sur le côté. Wronsky, pâle et défiguré par la colère, lui donna un coup de talon dans le ventre pour la forcer à se relever; elle ne bougea pas, et jeta à son maître un de ses regards parlants, en enfonçant son museau dans le sol.

«Mon Dieu, qu'ai-je fait? hurla presque Wronsky en se prenant la tête à deux mains. Qu'ai-je fait?»

Et la pensée de la course perdue, de sa faute humiliante et impardonnable, de la malheureuse bête brisée, tout l'accabla à la fois. «Qu'ai-je fait?»

On accourait vers lui, le chirurgien et son aide, ses camarades, tout le monde. À son grand chagrin, il se sentait sain et sauf.

Le cheval avait l'épine dorsale rompue; il fallut l'abattre. Incapable de proférer une seule parole, Wronsky ne put répondre à aucune des questions qu'on lui adressa; il quitta le champ de courses, sans relever sa casquette tombée, marchant au hasard sans savoir où il allait; il était désespéré! Pour la première fois de sa vie, il était victime d'un malheur auquel il ne pouvait porter remède, et dont il se reconnaissait seul coupable!

Yashvine courut après lui avec sa casquette, et le ramena à son logis; au bout d'une demi-heure, il se calma et reprit possession de lui-même; mais cette course fut pendant longtemps un des souvenirs les plus pénibles, les plus cruels, de son existence.

XXVI

Les relations d'Alexis Alexandrovitch et de sa femme ne semblaient pas changées extérieurement; tout au plus pouvait-on remarquer que Karénine était plus surchargé de besogne que jamais.

Dès le printemps, il partit selon son habitude pour l'étranger, afin de se remettre des fatigues de l'hiver en faisant une cure d'eaux.

Il revint en juillet et reprit ses fonctions avec une nouvelle énergie. Sa femme s'était installée à la campagne aux environs de Pétersbourg, comme d'ordinaire; lui restait en ville.

Depuis leur conversation, après la soirée de la princesse Tverskoï, il n'avait plus été question entre eux de soupçons ni de jalousie; mais le ton de persiflage habituel à Alexis Alexandrovitch lui fut très commode dans ses rapports actuels avec sa femme; sa froideur avait augmenté, quoiqu'il ne semblât conserver de cette conversation qu'une certaine contrariété; encore n'était-ce guère qu'une nuance, rien de plus.

«Tu n'as pas voulu t'expliquer avec moi, semblait-il dire, tant pis pour toi, c'est à toi maintenant de venir à moi, et à mon tour de ne pas vouloir m'expliquer.» Et il s'adressait à sa femme par la pensée, comme un homme furieux de n'avoir pu éteindre un incendie qui dirait au feu: «Brûle, va, tant pis pour toi!»

Lui, cet homme si fin et si sensé quand il s'agissait de son service, ne comprenait pas ce que cette conduite avait d'absurde, et s'il ne comprenait pas, c'est que la situation lui semblait trop terrible pour oser la mesurer. Il préféra enfouir son affection pour sa femme et son fils dans son âme, comme en un coffre scellé et verrouillé, et prit même envers l'enfant une attitude singulièrement froide, ne l'interpellant que du nom de «jeune homme», de ce ton ironique qu'il prenait avec Anna.

Alexis Alexandrovitch prétendait n'avoir jamais eu d'affaires aussi importantes que cette année-là; mais il n'avouait pas qu'il les créait à plaisir, afin de n'avoir pas à ouvrir ce coffre secret qui contenait des sentiments d'autant plus troublants qu'il les gardait plus longtemps enfermés.

Si quelqu'un s'était arrogé le droit de lui demander ce qu'il pensait de la conduite de sa femme, cet homme calme et pacifique se serait mis en colère, au lieu de répondre. Aussi sa physionomie prenait-elle un air digne et sévère toutes les fois qu'on lui demandait des nouvelles d'Anna. Et à force de vouloir ne rien penser de la conduite de sa femme, Alexis Alexandrovitch n'y pensait pas.

L'habitation d'été des Karénine était à Péterhof, et la comtesse Lydie Ivanovna, qui y demeurait habituellement, y entretenait de fréquentes relations de bon voisinage avec Anna. Cette année, la comtesse n'avait pas voulu habiter Péterhof, et, en causant un jour avec Karénine, fit quelques allusions aux inconvénients de l'intimité d'Anna avec Betsy et Wronsky. Alexis Alexandrovitch l'arrêta sévèrement en déclarant que, pour lui, sa femme était au-dessus de tout soupçon; depuis lors il avait évité la comtesse. Décidé à ne rien remarquer, il ne s'apercevait pas que bien des personnes commençaient à battre froid à sa femme, et n'avait pas cherché à comprendre pourquoi celle-ci avait insisté pour s'installer à Tsarskoé, où demeurait Betsy, non loin du camp de Wronsky.

Il ne se permettait pas de réfléchir, et ne réfléchissait pas; mais malgré tout, sans s'expliquer avec lui-même, sans avoir aucune preuve à l'appui, il se sentait trompé, n'en doutait pas, et en souffrait profondément.

Combien de fois ne lui était-il pas arrivé, pendant ses huit années de bonheur conjugal, de se demander, en voyant des ménages désunis: «Comment en arrive-t-on là? Comment ne sort-on pas à tout prix d'une situation aussi absurde?» Et maintenant que le malheur était à sa propre porte, non seulement il ne songeait pas à se dégager de cette situation, mais il ne voulait pas l'admettre, et cela parce qu'il s'épouvantait de ce qu'elle lui offrait de terrible, de contre nature.

Depuis son retour de l'étranger, Alexis Alexandrovitch était allé deux fois retrouver sa femme à la campagne; une fois pour dîner, l'autre pour y passer la soirée avec du monde, sans coucher, comme il le faisait les années précédentes.

Le jour des courses avait été pour lui un jour très rempli; cependant, en faisant le programme de sa journée le matin, il s'était décidé à aller à Péterhof après avoir dîné de bonne heure, et de là aux courses, où devait se trouver la cour, et où il était convenable de se montrer. Par convenance aussi, il avait résolu d'aller chaque semaine chez sa femme; c'était d'ailleurs le quinze du mois, et il était de règle de lui remettre à cette date l'argent nécessaire à la dépense de la maison.

Tout cela avait été décidé avec la force de volonté qu'il possédait, et sans qu'il permît à sa pensée d'aller au delà.

Sa matinée s'était trouvée très affairée; la veille, il avait reçu une brochure d'un voyageur célèbre par ses voyages en Chine, accompagnée d'un mot de la comtesse Lydie, le priant de recevoir ce voyageur qui lui semblait, pour plusieurs raisons, être un homme utile et intéressant.

Alexis Alexandrovitch, n'ayant pu terminer la lecture de cette brochure le soir, l'acheva le matin. Puis vinrent les sollicitations, les rapports, les réceptions, les nominations, les révocations, les distributions de récompenses, les pensions, les appointements, les correspondances, tout ce «travail des jours ouvrables», comme disait Alexis Alexandrovitch, qui prenait tant de temps.

Venait ensuite son travail personnel, la visite du médecin et celle de son régisseur. Ce dernier ne le retint pas longtemps; il ne fit que lui remettre de l'argent et un rapport très concis sur l'état de ses affaires, qui, cette année, n'était pas très brillant; les dépenses avaient été trop fortes et amenaient un déficit.

Le docteur, un médecin célèbre, et en rapport d'amitié avec Karénine, lui prit, en revanche, un temps considérable. Il était venu sans être appelé, et Alexis Alexandrovitch fut étonné de sa visite et de l'attention scrupuleuse avec laquelle il l'ausculta et l'interrogea; il ignorait que, frappée de son état peu normal, son amie la comtesse Lydie avait prié le docteur de le voir et de le bien examiner.

«Faites-le pour moi, avait dit la comtesse.

—Je le ferai pour la Russie, comtesse, répondit le docteur.

—Excellent homme!» s'écria la comtesse.

Le docteur fut très mécontent de son examen. Le foie était congestionné, l'alimentation mauvaise, le résultat des eaux nul. Il ordonna plus d'exercice physique, moins de tension d'esprit, et surtout aucune préoccupation morale; c'était aussi facile que de ne pas respirer.

Le médecin partit en laissant Alexis Alexandrovitch sous l'impression désagréable qu'il avait un principe de maladie auquel on ne pouvait porter remède.

En quittant son malade, le docteur rencontra sur le perron le chef de cabinet d'Alexis Alexandrovitch, nommé Studine, un camarade d'Université; ces messieurs se rencontraient rarement, mais n'en restaient pas moins bons amis; aussi le docteur n'aurait-il pas parlé à d'autres avec la même franchise qu'à Studine.

«Je suis bien aise que vous l'ayez vu, dit celui-ci: cela ne va pas, il me semble; qu'en dites-vous?

—Ce que j'en dis, répondit le docteur, en faisant par-dessus la tête de Studine signe à son cocher d'avancer. Voici ce que j'en dis;» et il retira de ses mains blanches un doigt de son gant glacé: «si vous essayez de rompre une corde qui ne soit pas trop tendue, vous réussirez difficilement: mais si vous la tendez à l'extrême, vous la romprez en la touchant du doigt. C'est ce qui lui arrive avec sa vie trop sédentaire et son travail trop consciencieux; et il y a une pression violente du dehors, conclut le docteur en levant les sourcils d'un air significatif.

—Serez-vous aux courses? ajouta-t-il en entrant dans sa calèche.

—Oui, oui, certainement, cela prend trop de temps,» répondit-il à quelques mots de Studine qui n'arrivèrent pas jusqu'à lui.

Aussitôt après le docteur, le célèbre voyageur arriva, et Alexis Alexandrovitch, aidé de la brochure qu'il avait lue la veille, et de quelques notions antérieures sur la question, étonna son visiteur par l'étendue de ses connaissances et la largeur de ses vues. On annonça en même temps le maréchal du gouvernement, arrivé à Pétersbourg, avec lequel il dut causer. Après le départ du maréchal, il fallut terminer la besogne quotidienne avec le chef de cabinet, puis faire une visite importante et sérieuse à un personnage officiel. Alexis Alexandrovitch n'eut que le temps de rentrer pour dîner à cinq heures avec son chef de cabinet, qu'il invita à l'accompagner à la campagne et aux courses.

Sans qu'il s'en rendit compte, il cherchait toujours maintenant à ce qu'un tiers assistât à ses entrevues avec sa femme.

XXVII

Anna était dans sa chambre, debout devant son miroir, et attachait un dernier noeud à sa robe avec l'aide d'Annouchka, lorsqu'un bruit de roues sur le gravier devant le perron se fit entendre.

«C'est un peu tôt pour Betsy,» pensa-t-elle, et, regardant par la fenêtre, elle aperçut une voiture, et dans la voiture le chapeau noir et les oreilles bien connues d'Alexis Alexandrovitch.

«Voilà qui est fâcheux! se pourrait-il qu'il vint pour la nuit?» pensa-t-elle, et les résultats que pouvait avoir cette visite l'épouvantèrent: sans se donner une minute de réflexion, et sous l'empire de cet esprit de mensonge, qui lui devenait familier et qui la dominait, elle descendit, rayonnante de gaieté, pour recevoir son mari, et se mit à parler sans savoir ce qu'elle disait.

«Que c'est aimable à vous! dit-elle en tendant la main à Karénine, tandis qu'elle souriait à Studine comme à un familier de la maison.

—J'espère que tu restes ici cette nuit? (le démon du mensonge lui soufflait ces mots); nous irons ensemble aux courses, n'est-ce pas? Quel dommage que je me sois engagée avec Betsy, qui doit venir me chercher!»

Alexis Alexandrovitch fit une légère grimace à ce nom.

«Oh! je ne séparerai pas les inséparables, dit-il d'un ton railleur, nous irons à nous deux Michel Wassiliévitch. Le docteur m'a recommandé l'exercice; je ferai une partie de la route à pied, et me croirai encore aux eaux.

—Mais rien ne presse, dit Anna; voulez-vous du thé?»

Elle sonna.

«Servez le thé et prévenez Serge qu'Alexis Alexandrovitch est arrivé.

—Et ta santé?… Michel Wassiliévitch, vous n'êtes pas encore venu chez moi; voyez donc comme j'ai bien arrangé mon balcon,» dit-elle en s'adressant tantôt à son mari, tantôt à son visiteur.

Elle parlait simplement et naturellement, mais trop, et trop vite: ce qu'elle sentit en surprenant le regard curieux de Michel Wassiliévitch, qui l'observait à la dérobée. Celui-ci s'éloigna du coté de la terrasse, et elle s'assit auprès de son mari.

«Tu n'as pas très bonne mine, dit-elle.

—Oui, le docteur est venu ce matin et m'a pris une heure de mon temps; je suis persuadé qu'il était envoyé par un de mes amis; ma santé est si précieuse!

—Que t'a-t-il dit?»

Et elle le questionna sur sa santé et ses travaux, lui conseillant le repos, et l'engageant à venir s'installer à la campagne. Tout cela était dit gaiement, avec vivacité et animation; mais Alexis Alexandrovitch n'attachait aucune importance spéciale à ce ton; il n'entendait que les paroles, et les prenait dans leur sens littéral, répondant simplement, quoiqu'un peu ironiquement. Cette conversation n'avait rien de particulier; cependant Anna ne put se la rappeler plus tard sans une véritable souffrance.

Serge entra, accompagné de sa gouvernante; si Alexis Alexandrovitch s'était permis d'observer, il aurait remarqué l'air craintif dont l'enfant regarda ses parents, son père d'abord, puis sa mère; mais il ne voulait rien voir et ne vit rien.

«Hé, bonjour, jeune homme! nous avons grandi, nous devenons tout à fait grand garçon.»

Et il tendit la main à l'enfant troublé. Serge avait toujours été timide avec son père, mais depuis que celui-ci l'appelait «jeune homme», et depuis qu'il se creusait la tête pour savoir si Wronsky était un ami ou un ennemi, il était devenu plus craintif encore. Il se tourna vers sa mère comme pour chercher protection; il ne se sentait à l'aise qu'auprès d'elle. Pendant ce temps Alexis Alexandrovitch prenait son fils par l'épaule et interrogeait la gouvernante sur son compte. Anna vit le moment où l'enfant, se sentant malheureux et gêné, allait fondre en larmes. Elle avait rougi en le voyant entrer, et, remarquant son embarras, elle se leva vivement, souleva la main d'Alexis Alexandrovitch pour dégager l'épaule de l'enfant, l'embrassa et l'emmena sur la terrasse. Puis elle vint rejoindre son mari.

«Il se fait tard, dit-elle en consultant sa montre. Pourquoi Betsy ne vient-elle pas?

—Oui, dit Alexis Alexandrovitch en faisant craquer les jointures de ses doigts et en se levant. Je suis aussi venu t'apporter de l'argent: tu dois en avoir besoin, car on ne nourrit pas de chansons les rossignols.

—Non… oui… j'en ai besoin, dit Anna en rougissant jusqu'à la racine des cheveux sans le regarder; mais tu reviendras après les courses?

—Oh oui, répondit Alexis Alexandrovitch. Et voici la gloire de Péterhof, la princesse Tverskoï, ajouta-t-il en apercevant par la fenêtre une calèche à l'anglaise qui approchait du perron; quelle élégance! c'est charmant! Allons, partons aussi.»

La princesse ne quitta pas sa calèche; son valet de pied en guêtres, livrée, et chapeau à l'anglaise, sauta du siège devant la maison.

«Je m'en vais, adieu! dit Anna en embrassant son fils et en tendant la main à son mari. Tu es très aimable d'être venu.»

Alexis Alexandrovitch lui baisa la main.

«Au revoir, tu reviendras prendre le thé; c'est parfait!» dit-elle en s'éloignant d'un air rayonnant et joyeux. Mais à peine fut-elle à l'abri des regards, qu'elle tressaillit avec répugnance en sentant sur sa main la trace de ce baiser.

XXVIII

Quand Alexis Alexandrovitch parut aux courses, Anna était déjà placée à côté de Betsy dans le pavillon principal, où la haute société se trouvait réunie; elle aperçut son mari de loin, et le suivit involontairement des yeux dans la foule. Elle le vit s'avancer vers le pavillon, répondant avec une bienveillance un peu hautaine aux saluts qui cherchaient à attirer son attention, échangeant des politesses distraites avec ses égaux, et recherchant les regards des puissants de la terre, auxquels il répondait en ôtant son grand chapeau rond, qui serrait le bout de ses oreilles. Anna connaissait toutes ces façons de saluer, et toutes lui étaient également antipathiques.

«Rien qu'ambition, que rage de succès: c'est tout ce que contient son âme, pensait-elle; quant aux vues élevées, à l'amour de la civilisation, à la religion, ce ne sont que des moyens pour atteindre son but: rien de plus.»

On voyait, d'après les regards que Karénine jetait sur le pavillon, qu'il ne découvrait pas sa femme dans ces flots de mousseline, de rubans, de plumes, de fleurs et d'ombrelles. Anna comprit qu'il la cherchait, mais eut l'air de ne pas s'en apercevoir.

«Alexis Alexandrovitch, cria la princesse Betsy, vous ne voyez donc pas votre femme? la voici.»

Il sourit de son sourire glacial.

«Tout ici est si brillant, que les yeux sont éblouis,» répondit-il en approchant du pavillon.

Il sourit à Anna, comme doit le faire un mari qui vient à peine de quitter sa femme, salua Betsy et ses autres connaissances, galant avec les femmes, poli avec les hommes.

Un général célèbre par son esprit et son savoir était là, près du pavillon; Alexis Alexandrovitch, qui l'estimait beaucoup, l'aborda, et ils se mirent à causer.

C'était entre deux courses; le général attaquait ce genre de divertissement, Alexis Alexandrovitch le défendait.

Anna entendait cette voix grêle et mesurée et ne perdait pas une seule des paroles de son mari, qui résonnaient toutes désagréablement à son oreille.

Lorsque la course d'obstacles commença, elle se pencha en avant, ne quittant pas Wronsky des yeux; elle le vit s'approcher de son cheval, puis le monter; la voix de son mari s'élevait toujours jusqu'à elle, et lui semblait odieuse. Elle souffrait pour Wronsky, mais souffrait plus encore de cette voix dont elle connaissait toutes les intonations.

«Je suis une mauvaise femme, une femme perdue, pensait-elle, mais je hais le mensonge, je ne le supporte pas, tandis que lui (son mari) en fait sa nourriture. Il sait tout, il voit tout; que peut-il éprouver, s'il est capable de parler avec cette tranquillité? J'aurais quelque respect pour lui s'il me tuait, s'il tuait Wronsky. Mais non, ce qu'il préfère à tout, c'est le mensonge, ce sont les convenances.»

Anna ne savait guère ce qu'elle aurait voulu trouver en son mari, et ne comprenait pas que la volubilité d'Alexis Alexandrovitch, qui l'irritait si vivement, n'était que l'expression de son agitation intérieure; il lui fallait un mouvement intellectuel quelconque, comme il faut à un enfant qui vient de se cogner un mouvement physique pour étourdir son mal; Karénine, lui aussi, avait besoin de s'étourdir pour étouffer les idées qui l'oppressaient en présence de sa femme et de Wronsky, dont le nom revenait à chaque instant.

«Le danger, disait-ll, est une condition indispensable pour les courses d'officiers; si l'Angleterre peut montrer dans son histoire des faits d'armes glorieux pour la cavalerie, elle le doit uniquement au développement historique de la force dans ses hommes et ses chevaux. Le sport a, selon moi, un sens profond, et comme toujours nous n'en prenons que le côté superficiel.

—Superficiel, pas tant que cela, dit la princesse Tverskoï: on dit qu'un des officiers s'est enfoncé deux côtes.»

Alexis Alexandrovitch sourit froidement d'un sourire sans expression qui découvrait seulement ses dents.

«J'admets, princesse, que ce cas-là est interne et non superficiel, mais il ne s'agit pas de cela.» Et il se tourna vers le général, son interlocuteur sérieux:

«N'oubliez pas que ceux qui courent sont des militaires, que cette carrière est de leur choix, et que toute vocation a son revers de médaille: cela rentre dans les devoirs militaires; si le sport, comme les luttes à coups de poing ou les combats de taureaux espagnols sont des indices de barbarie, le sport spécialisé est au contraire un indice de développement.

—Oh! je n'y reviendrai plus, dit la princesse Betsy, cela m'émeut trop, n'est-ce pas, Anna?

—Cela émeut, mais cela fascine, dit une autre dame. Si j'avais été
Romaine, j'aurais assidûment fréquenté le cirque.»

Anna ne parlait pas, mais tenait toujours sa lorgnette braquée du même côté.

En ce moment, un général de haute taille vint à traverser le pavillon; Alexis Alexandrovitch, interrompant brusquement son discours, se leva avec dignité et fit un profond salut:

«Vous ne courez pas? lui dit en plaisantant le général.

—Ma course est d'un genre plus difficile,» répondit respectueusement Alexis Alexandrovitch, et, quoique cette réponse ne présentât aucun sens, le militaire eut l'air de recueillir le mot profond d'un homme d'esprit, et de comprendre la pointe de la sauce[8].

[Note 8: Les mots en italique sont en français dans le texte.]

«Il y a deux côtés à la question, reprit Alexis Alexandrovitch: celui du spectateur aussi bien que celui de l'acteur, et je conviens que l'amour de ces spectacles est un signe certain d'infériorité dans un public… mais…

—Princesse, un pari! cria une voix, celle de Stépane Arcadiévitch s'adressant à Betsy. Pour qui tenez-vous?

—Anna et moi parions pour Kouzlof, répondit Betsy.

—Moi pour Wronsky…, une paire de gants.

—C'est bon.

—Comme c'est joli…, n'est-ce pas?»

Alexis Alexandrovitch s'était tu pendant qu'on parlait autour de lui, mais il reprit aussitôt:

«J'en conviens, les jeux virils…»

En ce moment on entendit le signal du départ, et toutes les conversations s'arrêtèrent.

Alexis Alexandrovitch se tut aussi; chacun se leva pour regarder du côté de la rivière; comme les courses ne l'intéressaient pas, au lieu de suivre les cavaliers, il parcourut l'assemblée d'un oeil distrait; son regard s'arrêta sur sa femme.

Pâle et grave, rien n'existait pour Anna en dehors de ce qu'elle suivait des yeux; sa main tenait convulsivement un éventail, elle ne respirait pas. Karénine se détourna pour examiner d'autres visages de femmes.

«Voilà une autre dame très émue, et encore une autre qui l'est tout autant, c'est fort naturel,» se dit Alexis Alexandrovitch; malgré lui, son regard était attiré par ce visage où il lisait trop clairement et avec horreur tout ce qu'il voulait ignorer.

À la première chute, celle de Kouzlof, l'émotion fut générale, mais à l'expression triomphante du visage d'Anna il vit bien que celui qu'elle regardait n'était pas tombé.

Lorsqu'un second officier tomba sur la tête, après que Mahotine et Wronsky eurent sauté la grande barrière, et qu'on le crut tué, un murmure d'effroi passa dans l'assistance; mais Alexis Alexandrovitch s'aperçut qu'Anna n'avait rien remarqué, et qu'elle avait peine à comprendre l'émotion générale. Il la regardait avec une insistance croissante.

Quelque absorbée qu'elle fût, Anna sentit le regard froid de son mari peser sur elle, et elle se retourna vers lui un moment d'un air interrogateur, avec un léger froncement de sourcils.

«Tout m'est égal,» semblait-elle dire; et elle ne quitta plus sa lorgnette.

La course fut malheureuse: sur dix-sept cavaliers, il en tomba plus de la moitié. Vers la fin, l'émotion devint d'autant plus vive que l'empereur témoigna son mécontentement.

XXIX

Au reste, l'impression était unanimement pénible et l'on se répétait la phrase de l'un des spectateurs: «Après cela il ne reste plus que les arènes avec des lions». La terreur causée par la chute de Wronsky fut générale, et le cri d'horreur poussé par Anna n'étonna personne. Malheureusement sa physionomie exprima ensuite des sentiments plus vifs que ne le permettait le décorum; éperdue, troublée comme un oiseau pris au piège, elle voulait se lever, se sauver, et se tournait vers Betsy, en répétant:

«Partons, partons!»

Mais Betsy n'écoutait pas. Penchée vers un militaire qui s'était approché du pavillon, elle lui parlait avec animation.

Alexis Alexandrovitch vint vers sa femme et lui offrit poliment le bras.

«Partons, si vous le désirez, lui dit-il en français.» Anna ne l'aperçut même pas; elle était toute à la conversation de Betsy et du général.

«On prétend qu'il s'est aussi cassé la jambe, disait-il: cela n'a pas le sens commun.»

Anna, sans répondre à son mari, regardait toujours de sa lorgnette l'endroit où Wronsky était tombé, mais c'était si loin et la foule était si grande qu'on ne distinguait rien; elle baissa sa lorgnette et allait partir, lorsqu'un officier au galop vint faire un rapport à l'empereur.

Anna se pencha en avant pour écouter.

«Stiva, Stiva,» cria-t-elle à son frère; celui-ci n'entendit pas; elle voulut encore quitter la tribune.

«Je vous offre mon bras, si vous désirez partir,» répéta Alexis
Alexandrovitdch en lui touchant la main.

Anna s'éloigna de lui avec répulsion et répondit sans le regarder:

«Non, non, laissez-moi, je resterai.» Elle venait d'apercevoir un officier qui, du lieu de l'accident, accourait à toute bride en coupant le champ de courses.

Betsy lui fit signe de son mouchoir; l'officier venait dire que le cavalier n'était pas blessé, mais que le cheval avait les reins brisés.

À cette nouvelle Anna se rassit, et cacha son visage derrière son éventail; Alexis Alexandrovitch remarqua non seulement qu'elle pleurait, mais qu'elle ne pouvait réprimer les sanglots qui soulevaient sa poitrine. Il se plaça devant elle pour la dissimuler aux regards du public, et lui donner le temps de se remettre.

«Pour la troisième fois, je vous offre mon bras,» dit-il quelques instants après, en se tournant vers elle.

Anna le regardait, ne sachant que répondre. Betsy lui vint en aide.

«Non, Alexis Alexandrovitch; j'ai amené Anna, je la reconduirai.

—Excusez, princesse, répondit-il en souriant poliment et en la regardant bien en face; mais je vois qu'Anna est souffrante, et je désire la ramener moi-même.»

Anna effrayée se leva avec soumission et prit le bras de son mari.

«J'enverrai prendre de ses nouvelles et vous en ferai donner,» murmura
Betsy à voix basse.

Alexis Alexandrovitch, en sortant du pavillon, causa de la façon la plus naturelle avec tous ceux qu'il rencontra, et Anna fut obligée d'écouter, de répondre; elle ne s'appartenait pas et croyait marcher en rêve à côté de son mari.

«Est-il blessé? tout cela est-il vrai? viendra-t-il? le verrai-je aujourd'hui?» pensait-elle.

Silencieusement elle monta en voiture, et bientôt ils sortirent de la foule. Malgré tout ce qu'il avait vu, Alexis Alexandrovitch ne se permettait pas de juger sa femme; pour lui, les signes extérieurs tiraient seuls à conséquence; elle ne s'était pas convenablement comportée, et il se croyait obligé de lui en faire l'observation. Comment adresser cette observation sans aller trop loin? Il ouvrit la bouche pour parler, mais involontairement il dit tout autre chose que ce qu'il voulait dire:

«Combien nous sommes tous portés à admirer ces spectacles cruels! Je remarque…..

—Quoi? je ne comprends pas,» dit Anna d'un air de souverain mépris. Ce ton blessa Karénine.

«Je dois vous dire…., commença-t-il.

—Voilà l'explication, pensa Anna, et elle eut peur.

—Je dois vous dire que votre tenue a été fort inconvenante aujourd'hui, dit-il en français.

—En quoi?—demanda-t-elle en se tournant vivement vers lui et en le regardant bien en face, non plus avec la fausse gaieté sous laquelle se dissimulaient ses sentiments, mais avec une assurance qui cachait mal la frayeur qui l'étreignait.

—Faites attention,» dit-il en montrant la glace de la voiture, baissée derrière le cocher.

Il se pencha pour la relever.

«Qu'avez-vous trouvé d'inconvenant? répéta-t-elle.

—Le désespoir que vous avez peu dissimulé lorsqu'un des cavaliers est tombé.»

Il attendait une réponse, mais elle se taisait et regardait devant elle.

«Je vous ai déjà priée de vous comporter dans le monde de telle sorte que les méchantes langues ne puissent vous attaquer. Il fut un temps où je parlais de sentiments intimes, je n'en parle plus; il n'est question maintenant que de faits extérieurs; vous vous êtes tenue d'une façon inconvenante, et je désire que cela ne se renouvelle plus.»

Ces paroles n'arrivaient qu'à moitié aux oreilles d'Anna; elle se sentait envahie par la crainte, et ne pensait cependant qu'à Wronsky; elle se demandait s'il était possible qu'il fût blessé; était-ce bien de lui qu'on parlait en disant que le cavalier était sain et sauf, mais que le cheval avait les reins brisés?

Quand Alexis Alexandrovitch se tut, elle le regarda avec un sourire d'ironie feinte, sans répondre; elle n'avait rien entendu. La terreur qu'elle éprouvait se communiquait à lui; il avait commencé avec fermeté, puis, en sentant toute la portée de ses paroles, il eut peur; le sourire d'Anna le fit tomber dans une étrange erreur.

«Elle sourit de mes soupçons, elle va me dire, comme autrefois, qu'ils n'ont aucun fondement, qu'ils sont absurdes.»

C'était ce qu'il souhaitait ardemment; il craignait tant de voir ses craintes confirmées, qu'il était prêt à croire tout ce qu'elle aurait voulu: mais l'expression de ce visage sombre et terrifié ne promettait même plus le mensonge.

«Peut-être me suis-je trompé; dans ce cas, pardonnez-moi.

—Non, vous ne vous êtes pas trompé, dit-elle lentement en jetant un regard désespéré sur la figure impassible de son mari. Vous ne vous êtes pas trompé: j'ai été au désespoir et ne puis m'empêcher de l'être encore. Je vous écoute: je ne pense qu'à lui. Je l'aime, je suis sa maîtresse: je ne puis vous souffrir, je vous crains, je vous hais. Faites de moi ce que vous voudrez.» Et, se rejetant au fond de la voiture, elle couvrit son visage de ses mains et éclata en sanglots.

Alexis Alexandrovitch ne bougea pas, ne changea pas la direction de son regard, mais l'expression solennelle de sa physionomie prit une rigidité de mort, qu'elle garda pendant tout le trajet. En approchant de la maison, il se tourna vers Anna et dit:

«Entendons-nous: j'exige que jusqu'au moment où j'aurai pris les mesures voulues—ici sa voix trembla—pour sauvegarder mon honneur, mesures qui vous seront communiquées, j'exige que les apparences soient conservées.»

Il sortit de la voiture et fit descendre Anna; devant les domestiques, il lui serra la main, remonta en voiture, et reprit la route de Pétersbourg.

À peine était-il parti qu'un messager de Betsy apporta un billet:

«J'ai envoyé prendre de ses nouvelles; il m'écrit qu'il va bien, mais qu'il est au désespoir.

—Alors il viendra! pensa-t-elle. J'ai bien fait de tout avouer.»

Elle regarda sa montre: il s'en fallait encore de trois heures; mais le souvenir de leur dernière entrevue fit battre son coeur.

«Mon Dieu, qu'il fait encore clair! C'est terrible, mais j'aime à voir son visage, et j'aime cette lumière fantastique. Mon mari! ah oui! Eh bien! tant mieux, tout est fini entre nous…»

XXX

Partout où des hommes se réunissent, et dans la petite ville d'eaux allemande choisie par les Cherbatzky comme ailleurs, il se forme une espèce de cristallisation sociale qui met chacun à sa place; de même qu'une gouttelette d'eau exposée au froid prend invariablement, et pour toujours, une certaine forme cristalline, de même chaque nouveau baigneur se trouve invariablement fixé au rang qui lui convient dans la société.

Fürst Cherbatzky sammt Gemahlin und Tochter se cristallisèrent immédiatement à la place qui leur était due suivant la hiérarchie sociale, de par l'appartement qu'ils occupèrent, leur nom et les relations qu'ils firent.

Ce travail de stratification s'était opéré d'autant plus sérieusement cette année, qu'une véritable Fürstin allemande honorait les eaux de sa présence. La princesse se crut obligée de lui présenter sa fille, et cette cérémonie eut lieu deux jours après leur arrivée. Kitty, parée d'une toilette très simple, c'est-à-dire très élégante et venue de Paris, fit une profonde et gracieuse révérence à la grande dame.

«J'espère, lui fut-il dit, que les roses renaîtront bien vite sur ce joli visage.» Et aussitôt la famille Cherbatzky se trouva classée d'une façon définitive.

Ils firent la connaissance d'un lord anglais et de sa famille, d'une Gräfin allemande et de son fils, blessé à la dernière guerre, d'un savant suédois et de M. Canut ainsi que de sa soeur.

Mais la société intime des Cherbatzky se forma presque spontanément de baigneurs russes; c'étaient Marie Evguénievna Rtichef et sa fille, qui déplaisait à Kitty parce qu'elle aussi était malade d'un amour contrarié, et un colonel moscovite qu'elle avait toujours vu en uniforme, et que ses cravates de couleur et son cou découvert lui faisaient trouver souverainement ridicule. Cette société parut d'autant plus insupportable à Kitty qu'on ne pouvait s'en débarrasser.

Restée seule avec sa mère, après le départ du vieux prince pour Carlsbad, elle chercha, pour se distraire, à observer les personnes inconnues qu'elle rencontrait; sa nature la portait à voir tout le monde en beau, aussi ses remarques sur les caractères et les situations qu'elle s'amusait à deviner étaient-elles empreintes d'une bienveillance exagérée.

Une des personnes qui lui inspirèrent l'intérêt le plus vif fut une jeune fille venue aux eaux avec une dame russe qu'on nommait Mme Stahl, et qu'on disait appartenir à une haute noblesse.

Cette dame, fort malade, n'apparaissait que rarement, traînée dans une petite voiture; la princesse assurait qu'elle se tenait à l'écart par orgueil plutôt que par maladie. La jeune fille la soignait et, selon Kitty, elle s'occupait avec le même zèle simple et naturel de plusieurs autres personnes sérieusement malades.

Mme Stahl nommait sa compagne Varinka, mais Kitty assurait qu'elle ne la traitait ni en parente ni en garde-malade rétribuée; une irrésistible sympathie entraînait Kitty vers cette jeune fille, et quand leurs regards se rencontraient, elle s'imaginait lui plaire aussi.

Mlle Varinka, quoique jeune, semblait manquer de jeunesse: elle paraissait aussi bien dix-neuf ans que trente. Malgré sa pâleur maladive, on la trouvait jolie en analysant ses traits, et elle aurait passé pour bien faite si sa tête n'eût été trop forte et sa maigreur trop grande; mais elle ne devait pas plaire aux hommes; elle faisait penser à une belle fleur qui, tout en conservant ses pétales, serait déjà flétrie et sans parfum.

Varinka semblait toujours absorbée par quelque devoir important, et n'avoir pas de loisirs pour s'occuper de choses futiles; l'exemple de cette vie occupée faisait penser à Kitty qu'elle trouverait, en l'imitant, ce qu'elle cherchait avec douleur: un intérêt, un sentiment de dignité personnelle, qui n'eût plus rien de commun avec ces relations mondaines de jeunes filles à jeunes gens, dont la pensée lui paraissait une flétrissure: plus elle étudiait son amie inconnue, plus elle désirait la connaître, persuadée qu'elle était de trouver en elle une créature parfaite.

Les jeunes filles se rencontraient plusieurs fois par jour, et les yeux de Kitty semblaient toujours dire: «Qui êtes-vous? Je ne me trompe pas, n'est-ce pas, en vous croyant un être charmant? Mais, ajoutait le regard, je n'aurai pas l'indiscrétion de solliciter votre amitié: je me contente de vous admirer et de vous aimer!—Moi aussi, je vous aime, et je vous trouve charmante, répondait le regard de l'inconnue, et je vous aimerais plus encore si j'en avais le temps», et réellement elle était toujours occupée. Tantôt c'étaient les enfants d'une famille russe qu'elle ramenait du bain, tantôt un malade qu'il fallait envelopper d'un plaid, un autre qu'elle s'évertuait à distraire, ou bien encore des pâtisseries qu'elle venait acheter pour l'un ou l'autre de ses protégés.

Un matin, bientôt après l'arrivée des Cherbatzky, on vit apparaître un couple qui devint l'objet d'une attention peu bienveillante.

L'homme était de taille haute et voûtée, avec des mains énormes, des yeux noirs, tout à la fois naïfs et effrayants; il portait un vieux paletot trop court; la femme était aussi mal mise, marquée de petite vérole, et d'une physionomie très douce.

Kitty les reconnut aussitôt pour des russes, et déjà son imagination ébauchait un roman touchant dont ils étaient les héros, lorsque la princesse apprit, par la liste des baigneurs, que ces nouveaux venus se nommaient Nicolas Levine et Marie Nicolaevna; elle mit fin au roman de sa fille en lui expliquant que ce Levine était un fort vilain homme.

Le fait qu'il fut frère de Constantin Levine, plus que les paroles de sa mère, rendit ce couple particulièrement désagréable à Kitty. Cet homme aux mouvements de tête bizarres lui devint odieux, et elle croyait lire dans ces grands yeux, qui la suivaient avec obstination, des sentiments ironiques et malveillants.

Elle évitait autant que possible de le rencontrer.

XXXI

La journée étant pluvieuse, Kitty et sa mère se promenaient sous la galerie, accompagnées du colonel, jouant à l'élégant dans son petit veston européen, acheté tout fait à Francfort.

Ils marchaient d'un côté de la galerie, cherchant à éviter Nicolas Levine, qui marchait de l'autre. Varinka, en robe foncée, coiffée d'un chapeau noir à bords rabattus, promenait une vieille Française aveugle; chaque fois que Kitty et elle se rencontraient, elles échangeaient un regard amical.

«Maman, puis-je lui parler? demanda Kitty en voyant son inconnue approcher de la source, et trouvant l'occasion favorable pour l'aborder.

—Si tu as si grande envie de la connaître, laisse-mol prendre des informations; mais que trouves-tu de si remarquable en elle? C'est quelque dame de compagnie. Si tu veux, je ferai la connaissance de Mme Stahl. J'ai connu sa belle-soeur,» ajouta la princesse en relevant la tête avec dignité.

Kitty savait que sa mère était froissée de l'attitude de Mme Stahl qui semblait l'éviter; elle n'insista pas.

«Elle est vraiment charmante! dit-elle en regardant Varinka tendre un verre à la Française. Voyez comme tout ce qu'elle fait est aimable et simple.

—Tu m'amuses avec tes engouements, répondit la princesse, mais pour le moment éloignons-nous», ajouta-t-elle en voyant approcher Levine, sa compagne et un médecin allemand, auquel il parlait d'un ton aigu et mécontent.

Comme elles revenaient sur leurs pas, elles entendirent un éclat de voix; Levine était arrêté et gesticulait en criant; le docteur se fâchait à son tour, et l'on faisait cercle autour d'eux. La princesse s'éloigna vivement avec Kitty; le colonel se mêla à la foule pour connaître l'objet de la discussion.

«Qu'y avait-il? demanda la princesse quand au bout de quelques minutes le colonel les rejoignit.

—C'est une honte! répondit celui-ci. Rien de pis que de rencontrer des Russes à l'étranger. Ce grand monsieur s'est querellé avec le docteur, lui a grossièrement reproché de ne pas le soigner comme il l'entendait, et a fini par lever son bâton. C'est une honte!

—Mon Dieu, que c'est pénible! dit la princesse; et comment tout cela s'est-il terminé?

—Grâce à l'intervention de cette demoiselle en chapeau forme champignon: une Russe, je crois; c'est elle qui la première s'est trouvée là pour prendre ce monsieur par le bras et l'emmener.

—Voyez-vous, maman? dit Kitty à sa mère, et vous vous étonnez de mon enthousiasme pour Varinka?»

Le lendemain Kitty remarqua que Varinka s'était mise en rapport avec Levine et sa compagne, comme avec ses autres protégés; elle s'approchait d'eux pour causer, et servait d'interprète à la femme, qui ne parlait aucune langue étrangère. Kitty supplia encore une fois sa mère de lui permettre de faire sa connaissance, et, quoiqu'il fût désagréable à la princesse d'avoir l'air de faire des avances à Mme Stahl qui se permettait de faire la fière, édifiée par les renseignements qu'elle avait pris, elle choisit un moment où Kitty était à la source, pour aborder Varinka devant la boulangerie.

«Permettez-moi de me présenter moi-même, dit-elle avec un sourire de condescendance. Ma fille s'est éprise de vous; peut-être ne me connaissez-vous pas… Je….

—C'est plus que réciproque, princesse, répondit avec hâte Varinka.

—Vous avez fait hier une bonne action, par rapport à notre triste compatriote,» dit la princesse.

Varinka rougit.

«Je ne me rappelle pas: il me semble que je n'ai rien fait, dit-elle.

—Si fait, vous avez sauvé ce Levine d'une affaire désagréable.

—Ah oui! sa compagne m'a appelée et j'ai cherché à le calmer: il est très malade et très mécontent de son médecin. J'ai l'habitude de soigner ce genre de malades.

—Je sais que vous habitez Menton, avec votre tante, il me semble, Mme
Stahl. J'ai connu sa belle-soeur.

—Mme Stahl n'est pas ma tante, je l'appelle maman, mais je ne lui suis pas apparentée; j'ai été élevée par elle», répondit Varinka en rougissant encore.

Tout cela fut dit très simplement, et l'expression de ce charmant visage était si ouverte et si sincère que la princesse comprit pourquoi Varinka plaisait si fort à Kitty.

«Et que va faire ce Levine? demanda-t-elle.

—Il part,» répondit Varinka.

Kitty, revenant de la source, aperçut en ce moment sa mère causant avec son amie; elle rayonna de joie.

«Eh bien, Kitty, ton ardent désir de connaître Mlle…

—Varinka, dit la jeune fille: c'est ainsi qu'on m'appelle.»

Kitty rougit de plaisir et serra longtemps en silence la main de sa nouvelle amie, qui la lui abandonna sans répondre à cette pression. En revanche son visage s'illumina d'un sourire heureux, quoique mélancolique, et découvrit des dents grandes mais belles.

«Je le désirais depuis longtemps aussi, dit-elle.

—Mais vous êtes si occupée…..

—Moi? au contraire, je n'ai rien à faire,» répondit Varinka.

Mais au même instant deux petites Russes, filles d'un malade, accoururent vers elle.

«Varinka! maman nous appelle!» crièrent-elles.

Et Varinka les suivit.

XXXII

Voici ce que la princesse avait appris du passé de Varinka et de ses relations avec Mme Stahl. Celle-ci, une femme maladive et exaltée, que les uns accusaient d'avoir fait le tourment de la vie de son mari par son inconduite, tandis que d'autres accusaient son mari de l'avoir rendue malheureuse, avait, après s'être séparée de ce mari, mis au monde un enfant qui était mort aussitôt né. La famille de Mme Stahl, connaissant sa sensibilité, et craignant que cette nouvelle ne la tuât, avait substitué à l'enfant mort la fille d'un cuisinier de la cour, née la même nuit, dans la même maison à Pétersbourg: c'était Varinka. Mme Stahl apprit par la suite que la petite n'était pas sa fille, mais continua à s'en occuper, d'autant plus que la mort des vrais parents de l'enfant la rendit bientôt orpheline.

Depuis plus de dix ans Mme Stahl vivait à l'étranger, dans le midi, sans presque quitter son lit. Les uns disaient qu'elle s'était fait dans le monde un piédestal de sa charité et de sa haute piété. D'autres voyaient en elle un être supérieur, d'une grande élévation morale, et assuraient qu'elle ne vivait que pour les bonnes oeuvres; en un mot, qu'elle était bien réellement ce qu'elle semblait être. Personne ne savait si elle était catholique, protestante ou orthodoxe; ce qui était certain, c'est qu'elle entretenait de bonnes relations avec les sommités de toutes les églises, de toutes les confessions.

Varinka vivait toujours auprès d'elle, et tous ceux qui connaissaient
Mme Stahl la connaissaient aussi.

Kitty s'attacha de plus en plus à son amie et, chaque jour, lui découvrait quelque nouvelle qualité. La princesse, ayant appris que Varinka chantait, la pria de venir les voir un soir.

«Kitty joue du piano, et, quoique l'instrument soit mauvais, nous aurions grand plaisir à vous entendre», dit la princesse avec un sourire forcé qui déplut à Kitty, à laquelle le peu de désir qu'avait Varinka de chanter n'échappait pas; elle vint cependant le même soir et apporta de la musique. La princesse invita Marie Evguénievna, sa fille, et le colonel; Varinka sembla indifférente à la présence de ces personnes, étrangères pour elle, et s'approcha du piano sans se faire prier; elle ne savait pas s'accompagner, mais lisait parfaitement la musique. Kitty jouait bien du piano et l'accompagna.

«Vous avez un talent remarquable», dit la princesse après le premier morceau, que Varinka chanta avec goût.

Marie Evguénievna et sa fille joignirent leurs compliments et leurs remerciements à ceux de la princesse.

«Voyez donc le public que vous avez attiré», dit le colonel qui regardait par la fenêtre.

Il s'était effectivement rassemblé un assez grand nombre de personnes, près de la maison.

«Je suis enchantée de vous avoir fait plaisir», répondit simplement
Varinka.

Kitty regardait son amie avec orgueil: elle était dans l'admiration de son talent, de sa voix, de toute sa personne, mais plus encore de sa tenue; il était clair que Varinka ne se faisait aucun mérite de son chant, et restait fort indifférente aux compliments; elle avait simplement l'air de se demander: «Faut-il chanter encore, ou non?»

«Si j'étais à sa place, pensait Kitty, combien je serais fière! comme je serais contente de voir cette foule sous la fenêtre! Et cela lui est absolument égal! Elle ne paraît sensible qu'au plaisir d'être agréable à maman. Qu'y a-t-il en elle? Qu'est-ce qui lui donne cette force d'indifférence, ce calme indépendant? Combien je voudrais l'apprendre d'elle?» se disait Kitty en observant ce visage tranquille.

La princesse demanda un second morceau, et Varinka le chanta aussi bien que le premier, avec le même soin et la même perfection, toute droite près du piano, et battant la mesure de sa petite main brune.

Le morceau suivant dans le cahier était un air italien. Kitty joua le prélude et se tourna vers la chanteuse:

«Passons celui-là,» dit Varinka en rougissant.

Kitty, tout émue, fixa sur elle des yeux questionneurs

«Alors, un autre! se hâta-t-elle de dire en tournant les pages, comprenant que cet air devait rappeler à son amie quelque souvenir pénible.

—Non, répondit Varinka en mettant tout en souriant la main sur le cahier. Chantons-le.» Et elle chanta aussi tranquillement et aussi froidement qu'auparavant.

Quand elle eut fini, chacun la remercia encore, et on sortit du salon pour prendra le thé. Kitty et Varinka descendirent au petit jardin attenant à la maison.

«Vous rattachez un souvenir à ce morceau, n'est-ce pas? dit Kitty. Ne répondez pas; dites seulement: c'est vrai.

—Pourquoi ne vous le dirais-je pas tout simplement? Oui, c'est un souvenir, dit tranquillement Varinka, et il a été douloureux. J'ai aimé quelqu'un à qui je chantais cet air.»

Kitty, les yeux grands ouverts, regardait humblement Varinka sans parler.

«Je l'ai aimé, et il m'a aimée aussi: mais sa mère s'est opposée à notre mariage, et il en a épousé une autre. Maintenant il ne demeure pas trop loin de chez nous, et je le vois quelquefois. Vous ne pensiez pas que j'avais mon roman?» Et son visage parut éclairé comme toute sa personne avait dû l'être autrefois, pensa Kitty.

«Comment ne l'aurais-je pas pensé? Si j'étais homme, je n'aurais pu aimer personne, après vous avoir rencontrée; ce que je ne conçois pas, c'est qu'il ait pu vous oublier et vous rendre malheureuse pour obéir à sa mère: il ne devait pas avoir de coeur.

—Au contraire, c'est un homme excellent, et quant à moi je ne suis pas malheureuse… Eh bien, ne chanterons-nous plus aujourd'hui? ajouta-t-elle en se dirigeant vers la maison.

—Que vous êtes bonne, que vous êtes bonne! s'écria Kitty en l'arrêtant pour l'embrasser. Si je pouvais vous ressembler un peu!

—Pourquoi ressembleriez-vous à une autre qu'à vous-même? Restez donc ce que vous êtes, dit Varinka en souriant de son sourire doux et fatigué.

—Non, je ne suis pas bonne du tout….. Voyons, dites-moi….. Attendez, asseyons-nous un peu, dit Kitty en la faisant rasseoir sur un banc près d'elle. Dites-moi, comment peut-il n'être pas blessant de penser qu'un homme a méprisé votre amour, qu'il l'a repoussé!

—Il n'a rien méprisé: je suis sûre qu'il m'a aimée. Mais c'était un fils soumis…

—Et s'il n'avait pas agi ainsi pour obéir à sa mère? Si de son plein gré…? dit Kitty, sentant qu'elle dévoilait son secret, et que son visage, tout brûlant de rougeur, la trahissait.

—Dans ce cas, il aurait mal agi, et je ne le regretterais plus, répondit
Varinka, comprenant qu'il n'était plus question d'elle, mais de Kitty.

—Et l'insulte? dit Kitty: peut-on l'oublier? C'est impossible, dit-elle en se rappelant son regard au dernier bal lorsque la musique s'était arrêtée.

—Quelle insulte? vous n'avez rien fait de mal?

—Pis que cela, je me suis humiliée…..»

Varinka secoua la tête et posa sa main sur celle de Kitty.

«En quoi vous êtes-vous humiliée? Vous n'avez pu dire à un homme qui vous témoignait de l'indifférence que vous l'aimiez?

—Certainement non, je n'ai jamais dit un mot, mais il le savait! Il y a des regards, des manières d'être….. Non, non, je vivrais cent ans que je ne l'oublierais pas!

—Mais alors je ne comprends plus. Il s'agit seulement de savoir si vous l'aimez encore ou non, dit Varinka, qui appelait les choses par leur nom.

—Je le hais; je ne puis me pardonner…

—Eh bien?

—Mais la honte, l'affront!

—Ah, mon Dieu! si tout le monde était sensible comme vous! Il n'y a pas de jeune fille qui n'ait éprouvé quelque chose d'analogue. Tout cela est si peu important!

—Qu'y-a-t-il donc d'important? demanda Kitty, la regardant avec une curiosité étonnée.

—Bien des choses, répondit Varinka en souriant.

—Mais encore?

—Il y a beaucoup de choses plus importantes, répondit Varinka, ne sachant trop que dire; en ce moment, la princesse cria par la fenêtre:

—Kitty, il fait frais: mets un châle, ou rentre.

—Il est temps de partir, dit Varinka en se levant. Je dois entrer chez
Mlle Berthe, elle m'en a priée.»

Kitty la tenait par la main et l'interrogeait du regard avec une curiosité passionnée, presque suppliante.

«Quoi? qu'est-ce qui est plus important? Qu'est-ce qui donne le calme?
Vous le savez, dites-le moi!»

Mais Varinka ne comprenait même pas ce que demandaient les regards de
Kitty; elle se rappelait seulement qu'il fallait encore entrer chez Mlle
Berthe, et se trouver à la maison pour le thé de maman, à minuit.

Elle rentra dans la chambre, rassembla sa musique, et ayant pris congé de chacun, voulut partir.

«Permettez, je vous reconduirai, dit le colonel.

—Certainement, comment rentrer seule la nuit? dit la princesse; je vous donnerai au moins la femme de chambre.»

Kitty s'aperçut que Varinka dissimulait avec peine un sourire, à l'idée qu'on voulait l'accompagner.

«Non, je rentre toujours seule, et jamais il ne m'arrive rien;» dit-elle en prenant son chapeau; et embrassant encore une fois Kitty, sans lui dire «ce qui était important», elle s'éloigna d'un pas ferme, sa musique sous le bras, et disparut dans la demi-obscurité d'une nuit d'été, emportant avec elle le secret de sa dignité et de son enviable tranquillité.

XXXIII

Kitty fit la connaissance de Mme Stahl, et ses relations avec cette dame et Varinka eurent sur elle une influence qui contribua à calmer son chagrin.

Elle apprit qu'en dehors de la vie instinctive qui avait été la sienne, il existait une vie spirituelle, dans laquelle on pénétrait par la religion, mais une religion qui ne ressemblait en rien à celle que Kitty avait pratiquée depuis l'enfance, et qui consistait à aller à la messe et aux vêpres, à la Maison des Veuves, où l'on rencontrait des connaissances, et à apprendre par coeur des textes slavons avec un prêtre de la paroisse. C'était une religion élevée, mystique, liée aux sentiments les plus purs, et à laquelle on croyait, non par devoir, mais par amour.

Kitty apprit tout cela autrement qu'en paroles. Mme Stahl lui parlait comme à une aimable enfant qu'on admire, ainsi qu'un souvenir de jeunesse, et ne fit allusion qu'une seule fois aux consolations qu'apportent la foi et l'amour aux douleurs humaines, ajoutant que le Christ compatissant n'en connaît pas d'insignifiantes; puis aussitôt elle changea de conversation; mais dans chacun des gestes de cette dame, dans ses regards célestes, comme les appelait Kitty, dans ses paroles, et surtout dans son histoire qu'elle connaissait par Varinka, Kitty découvrait «ce qui était important», et ce qu'elle avait ignoré jusque-là.

Cependant, quelle que fût l'élévation de nature de Mme Stahl, quelque touchante que fût son histoire, Kitty remarquait involontairement certains traits de caractère qui l'affligeaient. Un jour, par exemple, qu'il fut question de sa famille, Mme Stahl sourit dédaigneusement: c'était contraire à la charité chrétienne. Une autre fois, Kitty remarqua, en rencontrant chez elle un ecclésiastique catholique, que Mme Stahl tenait son visage soigneusement dans l'ombre d'un abat-jour, et souriait d'une façon singulière. Ces deux observations, bien que fort insignifiantes, lui causèrent une certaine peine, et la firent douter de Mme Stahl; Varinka, en revanche, seule, sans famille, sans amis, n'espérant rien, ne regrettant rien après sa triste déception, lui semblait une perfection. C'était par Varinka qu'elle apprenait qu'il fallait s'oublier et aimer son prochain pour devenir heureuse, tranquille et bonne, ainsi qu'elle voulait l'être. Et une fois qu'elle l'eut compris, Kitty ne se contenta plus d'admirer, mais se donna de tout son coeur à la vie nouvelle qui s'ouvrait devant elle. D'après les récits que Varinka lui fit sur Mme Stahl et d'autres personnes qu'elle lui nomma, Kitty se traça un plan d'existence; elle décida que, à l'exemple d'Aline, la nièce de Mme Stahl, dont Varinka l'entretenait souvent, elle rechercherait les pauvres, n'importe où elle se trouverait, qu'elle les aiderait de son mieux, qu'elle distribuerait des Évangiles, lirait le Nouveau Testament aux malades, aux mourants, aux criminels: cette dernière idée la séduisait particulièrement. Mais elle faisait ces rêves en secret, sans les communiquer à sa mère, ni même à son amie.

Au reste, en attendant le moment d'exécuter ses plans sur une échelle plus vaste, il ne fut pas difficile à Kitty de mettre ses nouveaux principes en pratique; aux eaux, les malades et les malheureux ne manquent pas: elle fit comme Varinka.

La princesse remarqua bien vite combien Kitty était sous l'influence de ses engouements, comme elle appelait Mme Stahl, et surtout Varinka, que Kitty imitait non seulement dans ses bonnes oeuvres, mais presque dans sa façon de marcher, de parler, de cligner des yeux. Plus tard elle reconnut que sa fille passait par une certaine crise intérieure indépendante de l'influence exercée par ses amies.

Kitty lisait le soir un Évangile français prêté par Mme Stahl: ce que jamais elle n'avait fait jusque-là; elle évitait toute relation mondaine, s'occupait des malades protégés par Varinka, et particulièrement de la famille d'un pauvre peintre malade nommé Pétrof.

La jeune fille semblait fière de remplir, dans cette famille, les fonctions de soeur de charité. La princesse n'y voyait aucun inconvénient, et s'y opposait d'autant moins que la femme de Pétrof était une personne très convenable, et qu'un jour la Fürstin, remarquant la beauté de Kitty, en avait fait l'éloge, l'appelant un «ange consolateur». Tout aurait été pour le mieux si la princesse n'avait redouté l'exagération dans laquelle sa fille risquait de tomber.

«Il ne faut rien outrer,» lui disait-elle en français.

La jeune fille ne répondait pas, mais elle se demandait dans le fond de son coeur si, en fait de charité, on peut jamais dépasser la mesure dans une religion qui enseigne à tendre la joue gauche lorsque la droite a été frappée, et à partager son manteau avec son prochain. Mais ce qui peinait la princesse, plus encore que cette tendance à l'exagération, c'était de sentir que Kitty ne lui ouvrait pas complètement son coeur. Le fait est que Kitty faisait un secret à sa mère de ses nouveaux sentiments, non qu'elle manquât d'affection ou de respect pour elle, mais simplement parce qu'elle était sa mère, et qu'il lui eût été plus facile de s'ouvrir à une étrangère qu'à elle.

«Il me semble qu'il y a quelque temps que nous n'avons vu Anna Pavlovna, dit un jour la princesse en parlant de Mme Pétrof. Je l'ai invitée à venir, mais elle m'a semblé contrariée.

—Je n'ai pas remarqué cela, maman, répondit Kitty en rougissant subitement.

—Tu n'as pas été chez elle ces jours-ci?

—Nous projetons pour demain une promenade dans la montagne, dit Kitty.

—Je n'y vois pas d'obstacle», répondit la princesse, remarquant le trouble de sa fille et cherchant à en deviner la cause.

Varinka vint dîner le même jour, et annonça qu'Anna Pavlovna renonçait à l'excursion projetée pour le lendemain; la princesse s'aperçut que Kitty rougissait encore.

«Kitty, ne s'est-il rien passé de désagréable entre toi et les Pétrof? lui demanda-t-elle quand elles se retrouvèrent seules. Pourquoi ont-ils cessé d'envoyer les enfants et de venir eux-mêmes?»

Kitty répondit qu'il ne s'était rien passé et qu'elle ne comprenait pas pourquoi Anna Pavlovna semblait lui en vouloir, et elle disait vrai; mais si elle ne connaissait pas les causes du changement survenu en Mme Pétrof, elle les devinait, et devinait ainsi une chose qu'elle n'osait pas avouer à elle-même, encore moins à sa mère, tant il aurait été humiliant et pénible de se tromper.

Tous les souvenirs de ses relations avec cette famille lui revenaient les uns après les autres: elle se rappelait la joie naïve qui se peignait sur le bon visage tout rond d'Anna Pavlovna, à leurs premières rencontres; leurs conciliabules secrets pour arriver à distraire le malade, à le détacher d'un travail qui lui était défendu, à l'emmener promener; l'attachement du plus jeune des enfants, qui l'appelait «ma Kitty», et ne voulait pas aller se coucher sans elle. Comme tout allait bien alors! Puis elle se rappela la maigre personne de Pétrof, son long cou sortant de sa redingote brune, ses cheveux rares et frisés, ses yeux bleus avec leur regard interrogateur, dont elle avait eu peur d'abord; ses efforts maladifs pour paraître animé et énergique quand elle était près de lui: elle se souvint de la peine qu'elle avait eue à vaincre la répugnance qu'il lui inspirait, ainsi que tous les poitrinaires, du mal qu'elle se donnait pour trouver un sujet de conversation.

Elle se souvint du regard humble et craintif du malade quand il la regardait, de l'étrange sentiment de compassion et de gêne éprouvé au début, puis remplacé par celui du contentement d'elle-même et de sa charité. Tout cela n'avait pas duré longtemps, et depuis quelques jours il était survenu un brusque changement. Anna Pavlovna n'abordait plus Kitty qu'avec une amabilité feinte, et surveillait sans cesse son mari. Pouvait-il être possible que la joie touchante du malade à son approche fût la cause du refroidissement d'Anna Pavlovna?

«Oui, se dit-elle, il y avait quelque chose de peu naturel, et qui ne ressemblait en rien à sa bonté ordinaire, dans la façon dont Anna Pavlovna m'a dit avant-hier d'un air contrarié: «Eh bien! voilà qu'il n'a pas voulu prendre son café sans vous, et il vous a attendu, quoiqu'il fût très affaibli.» Peut-être lui ai-je été désagréable quand je lui ai offert le plaid; c'était pourtant bien simple, mais Pétrof a pris ce petit service d'une façon étrange, et m'a tant remerciée que j'en étais mal à l'aise; et ce portrait de moi qu'il a si bien réussi; mais surtout ce regard triste et tendre! Oui, oui, c'est bien cela! se répéta Kitty avec effroi; mais cela ne peut être, ne doit pas être! Il est si digne de pitié!» ajouta-t-elle intérieurement.

Ces craintes empoisonnaient le charme de sa nouvelle vie.

XXXIV

Le prince Cherbatzky vint rejoindre les siens avant la fin de la cure; il avait été de son côté à Carlsbad, puis à Baden et à Kissingen, pour y retrouver des compatriotes et, comme il disait, «recueillir un peu d'air russe».

Le prince et la princesse avaient des idées fort opposées sur la vie à l'étranger. La princesse trouvait tout parfait et, malgré sa position bien établie dans la société russe, jouait à la dame européenne: ce qui ne lui allait pas, car c'était une dame russe par excellence.

Quant au prince, il trouvait au contraire tout détestable, la vie européenne insupportable, tenait à ses habitudes russes avec exagération, et cherchait à se montrer moins Européen qu'il ne l'était en réalité.

Le prince revint maigri, avec des poches sous les yeux, mais plein d'entrain, et cette heureuse disposition d'esprit ne fit qu'augmenter quand il trouva Kitty en voie de guérison.

Les détails que lui avait donnés la princesse sur l'intimité de Kitty avec Mme Stahl et Varinka, et ses remarques sur la transformation morale que subissait leur fille, avaient attristé le prince et réveillé en lui le sentiment habituel de jalousie qu'il éprouvait pour tout ce qui pouvait soustraire Kitty à son influence, en l'entraînant dans des régions inabordables pour lui; mais ces fâcheuses nouvelles se noyèrent dans l'océan de bonne humeur et de gaieté qu'il rapportait de Carlsbad.

Le lendemain de son arrivée, le prince, vêtu de son long paletot, ses joues, un peu bouffies et couvertes de rides, encadrées dans un faux-col empesé, alla à la source avec sa fille; il était de la plus belle humeur du monde.

Le temps était splendide; la vue de ces maisons gaies et proprettes, entourées de petits jardins, des servantes allemandes à l'ouvrage, avec leurs bras rouges et leurs figures bien nourries, le soleil resplendissant, tout réjouissait le coeur; mais, plus on approchait de la source, plus on rencontrait de malades, dont l'aspect lamentable contrastait péniblement avec ce qui les entourait, dans ce milieu germanique si bien ordonné.

Pour Kitty, cette belle verdure et les sons joyeux de la musique formaient un cadre naturel à ces visages connus dont elle suivait les transformations bonnes ou mauvaises; mais pour le prince il y avait quelque chose de cruel à l'opposition de cette lumineuse matinée de juin, de l'orchestre jouant gaiement la valse à la mode, et de ces moribonds venus des quatre coins de l'Europe et se traînant là languissamment.

Malgré le retour de jeunesse qu'éprouvait le prince, et son orgueil quand il tenait sa fille favorite sous le bras, il se sentait honteux et gêné de sa démarche ferme et de ses membres vigoureux. En face de toutes ces misères, il éprouvait le sentiment d'un homme déshabillé devant du monde.

«Présente-moi à tes nouveaux amis, dit-il à sa fille en lui serrant le bras du coude; je me suis mis à aimer ton affreux Soden pour le bien qu'il t'a fait; mais vous avez ici bien des tristesses… Qui est-ce…?»

Kitty lui nomma les personnes de leur connaissance; à l'entrée du jardin, ils rencontrèrent Mlle Berthe avec sa conductrice, et le prince eut plaisir à voir l'expression de joie qui se peignit sur le visage de la vieille femme au son de la voix de Kitty: avec l'exagération d'une Française, elle se répandit en politesses, et félicita le prince d'avoir une fille si charmante, dont elle éleva le mérite aux nues, la déclarant un trésor, une perle, un ange consolateur.

«Dans ce cas, c'est l'ange n° 2, dit le prince en souriant: car elle assure que Mlle Varinka est l'ange n° 1.

—Oh oui! Mlle Varinka est vraiment un ange, allez», assura vivement Mlle
Berthe.

Ils rencontrèrent Varinka elle-même dans la galerie; elle vint à eux avec hâte, portant un élégant sac rouge à la main.

«Voilà papa arrivé!»lui dit Kitty.

Varinka fit un salut simple et naturel qui ressemblait à une révérence, et entama la conversation avec le prince sans fausse timidité.

—Il va sans dire que je vous connais, et beaucoup, lui dit le prince en souriant, d'un air qui prouva à Kitty, à sa grande joie, que son amie plaisait à son père.

—Où allez-vous si vite?

—Maman est ici, répondit la jeune fille en se tournant vers Kitty: elle n'a pas dormi de la nuit, et le docteur lui a conseillé de prendre l'air; je lui porte son ouvrage.

—Voilà donc l'ange n° 1,» dit le prince, quand Varinka se fut éloignée.

Kitty s'aperçut qu'il avait envie de la plaisanter sur son amie, mais qu'il était retenu par l'impression favorable qu'elle lui avait produite.

«Eh bien, nous allons tous les voir, les uns après les autres, tes amis, même Mme Stahl, si elle daigne me reconnaître.

—Tu la connais donc, papa? demanda Kitty avec crainte, en remarquant un éclair ironique dans les yeux de son père.

—J'ai connu son mari, et je l'ai un peu connue elle-même, avant qu'elle se fût enrôlée dans les piétistes.

—Qu'est-ce que ces piétistes, papa? demanda Kitty, inquiète de voir donner un nom à ce qui lui paraissait d'une si haute valeur en Mme Stahl.

—Je n'en sais trop rien; ce que je sais, c'est qu'elle remercie Dieu de tous les malheurs qui lui arrivent, y compris celui d'avoir perdu son mari, et cela tourne au comique quand on sait qu'ils vivaient fort mal ensemble…. Qui est-ce? Quelle pauvre figure!—demanda-t-il en voyant un malade, en redingote brune, avec un pantalon blanc formant d'étranges plis sur ses jambes amaigries; ce monsieur avait soulevé son chapeau de paille, et découvert un front élevé que la pression du chapeau avait rougi, et qu'entouraient de rares cheveux frisottants.

—C'est Pétrof, un peintre,—répondit Kitty en rougissant,—et voilà sa femme, ajouta-t-elle en montrant Anna Pavlovna, qui, à leur approche, s'était levée pour courir après un des enfants sur la route.

—Pauvre garçon! il a une charmante physionomie. Pourquoi ne t'es-tu pas approchée de lui? Il semblait vouloir te parler.

—Retournons vers lui, dit Kitty, en marchant résolument vers Pétrof…
Comment allez-vous aujourd'hui?» lui demanda-t-elle.

Celui-ci se leva en s'appuyant sur sa canne, et regarda timidement le prince.

«C'est ma fille, dit le prince; permettez-moi de faire votre connaissance.»

Le peintre salua et sourit, découvrant ainsi des dents d'une blancheur étrange.

«Nous vous attendions hier, princesse,» dit-il à Kitty.

Il trébucha en parlant, mais, pour ne pas laisser croire que c'était involontaire, il refit le même mouvement.

«Je comptais venir, mais Varinka m'a dit qu'Anna Pavlovna avait renoncé à sortir.

—Comment cela? dit Pétrof ému et commençant aussitôt à tousser en cherchant sa femme du regard.

—Annette, Annette!» appela-t-il à haute voix, tandis que de grosses veines sillonnaient comme des cordes son pauvre cou blanc et mince.

Anna Pavlovna approcha.

«Comment se fait-il que tu aies envoyé dire que nous ne sortirions pas? demanda-t-il à voix basse, d'un ton irrité, car il s'enrouait facilement.

—Bonjour, princesse, dit Anna Pavlovna avec un sourire contraint qui ne ressemblait en rien à son accueil d'autrefois.

—Enchantée de faire votre connaissance, ajouta-t-elle en se tournant vers le prince. On vous attendait depuis longtemps.

—Comment as-tu pu faire dire que nous ne sortirions pas? murmura de nouveau la voix éteinte du peintre, que l'impuissance d'exprimer ce qu'il sentait irritait doublement.

—Mais, bon Dieu, j'ai simplement cru que nous ne sortirions pas, dit sa femme d'un air contrarié.

—Pourquoi? quand cela?……» Il fut pris d'une quinte de toux et fit de la main un geste désolé.

Le prince souleva son chapeau et s'éloigna avec sa fille.

«Oh! les pauvres gens, dit-il en soupirant.

—C'est vrai, papa, répondit Kitty, et ils ont trois enfants, pas de domestiques, et aucune ressource pécuniaire! Il reçoit quelque chose de l'Académie, continua-t-elle avec animation pour tâcher de dissimuler l'émotion que lui causait le changement d'Anna Pavlovna à son égard…—Voilà Mme Stahl,» dit Kitty en montrant une petite voiture dans laquelle était étendue une forme humaine enveloppée de gris et de bleu, entourée d'oreillers et abritée par une ombrelle. Derrière la malade se tenait son conducteur, un Allemand bourru et bien portant. À côté d'elle marchait un comte suédois à chevelure blonde, que Kitty connaissait de vue. Quelques personnes s'étaient arrêtées près de la petite voiture et considéraient cette dame comme une chose curieuse.

Le prince s'approcha. Kitty remarqua aussitôt dans son regard cette pointe d'ironie qui la troublait. Il adressa la parole à Mme Stahl dans ce français excellent que si peu de personnes parlent de nos jours en Russie, et se montra extrêmement aimable et poli.

«Je ne sais si vous vous souvenez encore de moi, mais c'est mon devoir de me rappeler à votre souvenir pour vous remercier de votre bonté pour ma fille, dit-il en ôtant son chapeau sans le remettre.

—Le prince Alexandre Cherbatzky? dit Mme Stahl en levant sur lui ses yeux célestes, dans lesquels Kitty remarqua une ombre de mécontentement. Enchantée de vous voir. J'aime tant votre fille!

—Votre santé n'est toujours pas bonne?

—Oh! j'y suis faite maintenant, répondit Mme Stahl, et elle présenta le comte suédois.

—Vous êtes bien peu changée depuis les dix ou onze ans que je n'ai eu l'honneur de vous voir.

—Oui, Dieu qui donne la croix, donne aussi la force de la porter. Je me demande souvent pourquoi une vie semblable se prolonge!—Pas ainsi, dit-elle d'un air contrarié à Varinka, qui l'enveloppait d'un plaid sans parvenir à la satisfaire.

—Pour faire le bien sans doute, dit le prince dont les yeux riaient.

—Il ne nous appartient pas de juger, répondit Mme Stahl, qui surprit cette nuance d'ironie dans la physionomie du prince.—Envoyez-moi donc ce livre, cher comte.—Je vous en remercie infiniment d'avance, dit-elle en se tournant vers le jeune Suédois.

—Ah! s'écria le prince qui venait d'apercevoir le colonel de Moscou; et, saluant Mme Stahl, il alla le rejoindre avec sa fille.

—Voilà notre aristocratie, prince, dit le colonel avec une intention railleuse, car lui aussi était piqué de l'attitude de Mme Stahl.

—Toujours la même, répondit le prince.

—L'avez-vous connue avant sa maladie, c'est-à-dire avant qu'elle fût infirme?

—Oui, je l'ai connue au moment où elle a perdu l'usage de ses jambes.

—On prétend qu'il y a dix ans qu'elle ne marche plus.

—Elle ne marche pas parce qu'elle a une jambe plus courte que l'autre; elle est très mal faite.

—C'est impossible, papa! s'écria Kitty.

—Les mauvaises langues l'assurent, ma chérie; et ton amie Varinka doit en voir de toutes les couleurs. Oh! ces dames malades!

—Oh non! papa, je t'assure, Varinka l'adore! affirma vivement Kitty. Et elle fait tant de bien! Demande à qui tu voudras: tout le monde la connaît, ainsi que sa nièce Aline.

—C'est possible, répondit son père en lui serrant doucement le bras, mais il vaudrait mieux que personne ne sût le bien qu'elles font.»

Kitty se tut, non qu'elle fût sans réponse, mais parce que ses pensées secrètes ne pouvaient pas même être révélées à son père. Chose étrange cependant: quelque décidée qu'elle fût à ne pas se soumettre aux jugements de son père, à ne pas le laisser pénétrer dans le sanctuaire de ses réflexions, elle sentait bien que l'image de sainteté idéale qu'elle portait dans l'âme depuis un mois venait de s'effacer sans retour, comme ces formes que l'imagination aperçoit dans des vêtements jetés au hasard, et qui disparaissent d'elles-mêmes quand on se rend compte de la façon dont ils ont été jetés. Elle ne conserva plus que l'image d'une femme boiteuse qui restait couchée pour cacher sa difformité, et qui tourmentait la pauvre Varinka pour un plaid mal arrangé; il lui devint impossible de retrouver dans sa pensée l'ancienne Mme Stahl.

XXXV

L'entrain et la bonne humeur du prince se communiquaient à tout son entourage; le propriétaire de la maison lui-même n'y échappait pas. En rentrant de sa promenade avec Kitty, le prince invita le colonel, Marie Evguénievna, sa fille, et Varinka à prendre le café, et fit dresser la table sous les marronniers du jardin. Les domestiques s'animèrent aussi bien que le propriétaire sous l'influence de cette gaieté communicative, d'autant plus que la générosité du prince était bien connue. Aussi, une demi-heure après, cette joyeuse société russe réunie sous les arbres fit-elle l'envie du médecin malade qui habitait le premier; il contempla en soupirant ce groupe heureux de gens bien portants.

La princesse, un bonnet à rubans lilas posé sur le sommet de sa tête, présidait à la table couverte d'une nappe très blanche, sur laquelle on avait placé la cafetière, du pain, du beurre, du fromage et du gibier froid; elle distribuait les tasses et les tartines, tandis que le prince, à l'autre bout de la table, mangeait de bon appétit en causant gaiement. Il avait étalé autour de lui toutes ses emplettes de boîtes sculptées, couteaux à papier, jeux de honchets, etc., rapportés de toutes les eaux d'où il revenait, et il s'amusait à distribuer ces objets à chacun, sans oublier Lischen, la servante et le maître de la maison. Il tenait à celui-ci les discours les plus comiques dans son mauvais allemand, et lui assurait que ce n'étaient pas les eaux qui avaient guéri Kitty, mais bien son excellente cuisine, et notamment ses potages aux pruneaux. La princesse plaisantait son mari sur ses manies russes, mais jamais, depuis qu'elle était aux eaux, elle n'avait été si gaie et si animée. Le colonel souriait comme toujours des plaisanteries du prince, mais il était de l'avis de la princesse quant à la question européenne, qu'il s'imaginait étudier avec soin. La bonne Marie Evguénievna riait aux larmes, et Varinka elle-même, au grand étonnement de Kitty, était gagnée par la gaieté générale.

Kitty ne pouvait se défendre d'une certaine agitation intérieure; sans le vouloir, son père avait posé devant elle un problème qu'elle ne pouvait résoudre, en jugeant, comme il l'avait fait, ses amis et cette vie nouvelle qui lui offrait tant d'attraits. À ce problème se joignait pour elle celui du changement de relations avec les Pétrof, qui lui avait paru ce jour-là plus évident encore et plus désagréable. Son agitation augmentait en les voyant tous si gais, et elle éprouvait le même sentiment que, lorsque petite fille, on la punissait, et qu'elle entendait de sa chambre les rires de ses soeurs sans pouvoir y prendre part.

«Dans quel but as-tu bien pu acheter ce tas de choses? demanda la princesse en souriant à son mari et lui offrant une tasse de café.

—Que veux-tu? on va se promener, on s'approche d'une boutique, on est aussitôt accosté: «Erlaucht, Excellenz, Durchlaucht!» Oh! quand on en venait à Durchlaucht, je ne résistais plus, et mes dix thalers y passaient.

—C'était uniquement par ennui, dit la princesse.

—Mais certainement, ma chère, car l'ennui est tel, qu'on ne sait où se fourrer.

—Comment peut-on s'ennuyer? Il y a tant de choses à voir en Allemagne maintenant, dit Marie Evguénievna.

—Je sais tout ce qu'il y a d'intéressant maintenant: je connais la soupe aux pruneaux, le saucisson de pois, je connais tout.

—Vous avez beau dire, prince, leurs institutions sont intéressantes, dit le colonel.

—En quoi? Ils sont heureux comme des sous neufs. Ils ont vaincu le monde entier: qu'y a-t-il là de si satisfaisant pour moi? Je n'ai vaincu personne, moi. Et en revanche il me faut ôter mes bottes moi-même, et, qui pis est, les poser moi-même à ma porte dans le couloir. Le matin, à peine levé, il faut m'habiller et aller boire au salon un thé exécrable. Ce n'est pas comme chez nous! Là nous avons le droit de nous éveiller à notre heure; si nous sommes de mauvaise humeur, nous avons celui de grogner; on a temps pour tout, et l'on pèse ses petites affaires sans hâte inutile.

—Mais le temps, c'est l'argent, n'oubliez pas cela, dit le colonel.

—Cela dépend: il y a des mois entiers qu'on donnerait pour 50 kopecks, et des quarts d'heure qu'on ne céderait pour aucun trésor. Est-ce vrai, Katinka? Mais pourquoi parais-tu ennuyée?

—Je n'ai rien, papa.

—Où allez-vous? restez encore un peu, dit le prince en s'adressant à
Varinka.

—Il faut que je rentre», dit Varinka prise d'un nouvel accès de gaieté. Quand elle se fut calmée, elle prit congé de la société et chercha son chapeau.

Kitty la suivit, Varinka elle-même lui semblait changée; elle n'était pas moins bonne, mais elle était autre qu'elle ne l'avait imaginée.

«Il y a longtemps que je n'ai autant ri,» dit Varinka en cherchant son ombrelle et son sac. Que votre père est charmant!»

Kitty se tut.

«Quand nous reverrons-nous? demanda Varinka.

—Maman voulait entrer chez les Pétrof. Y serez-vous? demanda Kitty pour scruter la pensée de son amie.

—J'y serai, répondit-elle: ils comptent partir, et j'ai promis de les aider à emballer.

—Eh bien, j'irai aussi.

—Non; pourquoi faire?

—Pourquoi? pourquoi? pourquoi? dit Kitty en arrêtant Varinka par son parasol, et en ouvrant de grands yeux. Attendez un moment, et dites-moi pourquoi.

—Mais parce que vous avez votre père, et qu'ils se gênent avec vous.

—Ce n'est pas cela: dites-moi pourquoi vous ne voulez pas que j'aille souvent chez les Pétrof: car vous ne le voulez pas?

—Je n'ai pas dit cela, répondit tranquillement Varinka.

—Je vous en prie, répondez-moi.

—Faut-il tout vous dire?

—Tout, tout! s'écria Kitty.

—Au fond, il n'y a rien de bien grave: seulement Pétrof consentait autrefois à partir aussitôt sa cure achevée, et il ne le veut plus maintenant, répondit en souriant Varinka.

—Eh bien, eh bien? demanda encore Kitty vivement d'un air sombre.

—Eh bien, Anna Pavlovna a prétendu que, s'il ne voulait plus partir, c'était parce que vous restiez ici. C'était maladroit, mais vous avez ainsi été la cause d'une querelle de ménage, et vous savez combien les malades sont facilement irritables.»

Kitty, toujours sombre, gardait le silence, et Varinka parlait seule, cherchant à l'adoucir et à la calmer, tout en prévoyant un éclat prochain de larmes ou de reproches.

«C'est pourquoi mieux vaut n'y pas aller, vous le comprenez, et il ne faut pas vous fâcher…..

—Je n'ai que ce que je mérite», dit vivement Kitty en s'emparant de l'ombrelle de Varinka sans regarder son amie.

Celle-ci, en voyant cette colère enfantine, retint un sourire, pour ne pas froisser Kitty.

«Comment, vous n'avez que ce que vous méritez? je ne comprends pas.

—Parce que tout cela n'était qu'hypocrisie, que rien ne venait du coeur. Qu'avais-je affaire de m'occuper d'un étranger et de me mêler de ce qui ne me regardait pas? C'est pourquoi j'ai été la cause d'une querelle. Et cela parce que tout est hypocrisie, hypocrisie, dit-elle en ouvrant et fermant machinalement l'ombrelle.

—Dans quel but?

—Pour paraître meilleure aux autres, à moi-même, à Dieu; pour tromper tout le monde! Non, je ne retomberai plus là dedans: je préfère être mauvaise et ne pas mentir, ne pas tromper.

—Qui donc a trompé? dit Varinka sur un ton de reproche; vous parlez comme si…..»

Mais Kitty était dans un de ses accès de colère et ne la laissa pas achever.

«Ce n'est pas de vous qu'il s'agit: vous êtes une perfection; oui, oui, je sais que vous êtes toutes des perfections; mais je suis mauvaise, moi; je n'y peux rien. Et tout cela ne serait pas arrivé si je n'avais pas été mauvaise. Tant pis, je resterai ce que je suis; mais je ne dissimulerai pas. Qu'ai-je affaire d'Anna Pavlovna? ils n'ont qu'à vivre comme ils l'entendent, et je ferai de même. Je ne puis me changer. Au reste, ce n'est pas cela….

—Qu'est-ce qui n'est pas cela? dit Varinka d'un air étonné.

—Moi, je ne puis vivre que par le coeur, tandis que vous autres ne vivez que par vos principes. Je vous ai aimées tout simplement, et vous n'avez eu en vue que de me sauver, de me convertir!

—Vous n'êtes pas juste, dit Varinka.

—Je ne parle pas pour les autres, je ne parle que pour moi.

—Kitty! viens ici, cria à ce moment la voix de la princesse: montre tes coraux à papa.»

Kitty prit sur la table une boîte, la porta à sa mère d'un air digne, sans se réconcilier avec son amie.

«Qu'as-tu? pourquoi es-tu si rouge? demandèrent à la fois son père et sa mère.

—Rien, je vais revenir.»

«Elle est encore là! que vais-je lui dire? Mon Dieu, qu'ai-je fait? qu'ai-je dit? Pourquoi l'ai-je offensée?» se dit-elle en s'arrêtant à la porte.

Varinka, son chapeau sur la tête, était assise près de la table, examinant les débris de son ombrelle que Kitty avait cassée. Elle leva la tête.

«Varinka, pardonnez-moi, murmura Kitty en s'approchant d'elle: je ne sais plus ce que j'ai dit, je…..

—Vraiment je n'avais pas l'intention de vous faire du chagrin,» dit
Varinka en souriant.

* * * * *

La paix était faite. Mais l'arrivée de son père avait changé pour Kitty le monde dans lequel elle vivait. Sans renoncer à tout ce qu'elle y avait appris, elle s'avoua qu'elle se faisait illusion en croyant devenir telle qu'elle le rêvait. Ce fut comme un réveil. Elle comprit qu'elle ne saurait, sans hypocrisie, se tenir à une si grande hauteur; elle sentit en outre plus vivement le poids des malheurs, des maladies, des agonies qui l'entouraient, et trouva cruel de prolonger les efforts qu'elle faisait pour s'y intéresser. Elle éprouva le besoin de respirer un air vraiment pur et sain, en Russie, à Yergoushovo, où Dolly et les enfants l'avaient précédée, ainsi que le lui apprenait une lettre qu'elle venait de recevoir.

Mais son affection pour Varinka n'avait pas faibli. En partant, elle la supplia de venir les voir en Russie.

«Je viendrai quand vous serez mariée, dit celle-ci.

—Je ne me marierai jamais.

—Alors je n'irai jamais.

—Dans ce cas, je ne me marierai que pour cela. N'oubliez pas votre promesse,» dit Kitty.

Les prévisions du docteur s'étaient réalisées: Kitty rentra en Russie guérie; peut-être n'était-elle pas aussi gaie et insouciante qu'autrefois, mais le calme était revenu. Les douleurs du passé n'étaient plus qu'un souvenir.

* * * * *

TROISIÈME PARTIE

I

Serge Ivanitch Kosnichef, au lieu d'aller comme d'habitude à l'étranger pour se reposer de ses travaux intellectuels, arriva vers la fin de mai à Pakrofsky. Rien ne valait, selon lui, la vie des champs, et il venait en jouir auprès de son frère. Celui-ci l'accueillit avec d'autant plus de plaisir qu'il n'attendait pas Nicolas cette année.

Malgré son affection et son respect pour Serge, Constantin éprouvait un certain malaise auprès de lui, à la campagne: leur façon de la comprendre était trop différente. Pour Constantin, la campagne offrait un but à des travaux d'une incontestable utilité; c'était, à ses yeux, le théâtre même de la vie, de ses joies, de ses peines, de ses labeurs. Serge, au contraire, n'y voyait qu'un lieu de repos, un antidote contre les corruptions de la ville, et le droit de ne rien faire. Leur point de vue sur les paysans était également opposé. Serge Ivanitch prétendait les connaître, les aimer, causait volontiers avec eux, et relevait dans ces entretiens des traits de caractère à l'honneur du peuple, qu'il se plaisait à généraliser. Ce jugement superficiel froissait Levine. Il respectait les paysans, et assurait avoir sucé dans le lait de la paysanne sa nourrice une véritable tendresse pour eux; mais leurs vices l'exaspéraient aussi souvent que leurs vertus le frappaient. Le peuple représentait pour lui l'associé principal d'un travail commun; comme tel, il ne voyait aucune distinction à établir entre les qualités, les défauts, les intérêts de cet associé, et ceux du reste des hommes.

La victoire restait toujours à Serge dans les discussions qui s'élevaient entre les deux frères, par suite de leurs divergences d'opinions, et cela parce que ces appréciations restaient inébranlables, tandis que Constantin, modifiant sans cesse les siennes, était facilement convaincu de contradiction avec lui-même. Serge Ivanitch considérait son frère comme un brave garçon, dont le coeur, suivant son expression française, était bien placé, mais dont l'esprit trop impressionnable, quoique ouvert, était rempli d'inconséquences. Souvent il cherchait, avec la condescendance d'un frère aîné, à lui expliquer le vrai sens des choses; mais il discutait sans plaisir contre un interlocuteur si facile à battre.

Constantin, de son côté, admirait la vaste intelligence de son frère, ainsi que sa haute distinction d'esprit; il voyait en lui un homme doué des facultés les plus belles et les plus utiles au bien général; mais, en avançant en âge et en apprenant à le mieux connaître, il se demandait parfois, au fond de l'âme, si ce dévouement à des intérêts généraux, dont lui-même se sentait si dépourvu, constituait bien une qualité. Ne tenait-il pas à une certaine impuissance de se frayer une route personnelle parmi toutes celles que la vie ouvre aux hommes, route qu'il en aurait fallu aimer et suivre avec persévérance?

Levine éprouvait encore un autre genre de contrainte envers son frère, quand celui-ci passait l'été chez lui. Les journées lui paraissaient trop courtes pour tout ce qu'il avait à faire et à surveiller: tandis que son frère ne songeait qu'à se reposer. Bien que Serge n'écrivit pas, l'activité de son esprit était trop incessante pour qu'il n'eût pas besoin d'exprimer à quelqu'un, sous une forme concise et élégante, les idées qui l'occupaient. Constantin était son auditeur le plus habituel.

Serge se couchait dans l'herbe, et, tout en se chauffant au soleil, il causait volontiers, paresseusement étendu.

«Tu ne saurais croire, disait-il, combien je jouis de ma paresse! Je n'ai pas une idée dans la tête, elle est vide comme une boule.»

Mais Constantin se lassait vite de rester assis à bavarder; il savait qu'en son absence on répandrait le fumier à tort et à travers sur les champs, et il souffrait de ne pas surveiller ce travail; il savait qu'on ôterait les socs des charrues anglaises, pour pouvoir dire qu'elles ne vaudraient jamais les vieilles charrues primitives du paysan leur voisin, etc.

«N'es-tu donc pas fatigué de courir par cette chaleur? lui demandait
Serge.

—Je ne te quitte que pour un instant, le temps de voir ce qui se passe au bureau,» répondait Levine, et il se sauvait dans les champs.

II

Dans les premiers jours de juin, la vieille bonne qui remplissait les fonctions de ménagère, Agathe Mikhaïlovna, descendant à la cave avec un pot de petits champignons qu'elle venait de saler, glissa dans l'escalier et se foula le poignet. On fit chercher un médecin du district, jeune étudiant bavard qui venait de terminer ses études. Il examina la main, affirma qu'elle n'était pas démise, y appliqua des compresses, et pendant le dîner, fier de se trouver en société du célèbre Kosnichef, se lança dans la narration de tous les commérages du district, et, pour avoir l'occasion de produire ses idées éclairées et avancées, se plaignit du mauvais état des choses en général.

Serge Ivanitch l'écouta avec attention; animé par la présence d'un nouvel auditeur, il causa, fit des observations justes et fines, respectueusement appréciées par le jeune médecin; après le départ du docteur, il se trouva dans cette disposition d'esprit un peu surexcitée que lui connaissait son frère, et qui succédait généralement à une conversation brillante et vive. Une fois seuls, Serge prit une ligne pour aller pêcher.

Kosnichef aimait la pêche à la ligne; il semblait mettre une certaine vanité à montrer qu'il savait s'amuser d'un passe-temps aussi puéril. Constantin voulait aller surveiller les labours et examiner les prairies: il offrit à son frère de le mener en cabriolet jusqu'à la rivière.

C'était le moment de l'été où la récolte de l'année se dessine, et où commencent les préoccupations des semailles de l'année suivante, alors que se termine la fenaison. Les épis déjà formés, mais encore verts, se balancent légèrement au souffle du vent; les avoines sortent irrégulièrement de terre dans les champs semés tardivement; le sarrasin couvre déjà le sol; l'odeur du fumier répandu en monticules sur les champs se mêle au parfum des herbages, qui, parsemés de leurs petits bouquets d'oseille sauvage, s'étendent comme une mer. Cette période de l'été est l'accalmie qui précède la moisson, ce grand effort imposé chaque année au paysan. La récolte promettait d'être superbe, et aux longues et claires journées succédaient des nuits courtes, accompagnées d'une forte rosée.

Pour arriver aux prairies, il fallait traverser le bois; Serge Ivanitch aimait cette forêt touffue; il désigna à l'admiration de son frère un vieux tilleul prêt à fleurir, mais Constantin, qui ne parlait pas volontiers des beautés de la nature, préférait aussi n'en pas entendre parler. Les paroles lui gâtaient, prétendait-il, les plus belles choses. Il se contenta d'approuver son frère, et pensa involontairement à ses affaires; son attention se concentrait sur un champ en jachère qu'ils atteignirent en sortant du bois. Une herbe jaunissante le recouvrait par endroits, tandis qu'à d'autres on l'avait déjà retourné. Les télègues arrivaient à la file; Levine les compta et fut satisfait de l'ouvrage qui se faisait. Ses pensées se portèrent ensuite, à la vue des prairies, sur la grave question du fauchage, une opération qui lui tenait particulièrement au coeur. Il arrêta son cheval. L'herbe haute et épaisse était encore couverte de rosée. Serge Ivanitch, pour ne pas se mouiller les pieds, pria son frère de le conduire en cabriolet jusqu'au buisson de cytises près duquel on pêchait les perches. Constantin obéit, tout en regrettant de froisser cette belle prairie, dont l'herbe moelleuse entourait les pieds des chevaux et laissait tomber ses semences sur les roues de la petite voiture.

Serge s'assit sous le cytise et lança sa ligne. Il ne prit rien, mais il ne s'ennuyait pas et semblait de bonne humeur.

Levine, au contraire, avait hâte de rentrer et de donner ses ordres sur le nombre de faucheurs à louer pour le lendemain; mais il attendait son frère et songeait à la grosse question qui le préoccupait.

III

«Je pensais à toi, dit Serge Ivanitch: sais-tu que d'après ce que raconte le docteur, un garçon qui n'est pas bête, ce qui se passe dans le district n'a pas de nom? Et cela me fait revenir à ce que je t'ai déjà dit: tu as tort de ne pas aller aux assemblées et de te tenir à l'écart. Si les hommes de valeur ne veulent pas se mêler des affaires, tout ira à la diable. L'argent des contribuables ne sert à rien, car il n'y a ni écoles, ni infirmiers, ni sages-femmes, ni pharmacies: il n'y a rien.

—J'ai essayé, répondit à contre-coeur Levine, mais je ne peux pas: que veux-tu que j'y fasse?

—Pourquoi ne le peux-tu pas? Je t'avoue que je n'y comprends rien. Je n'admets pas que ce soit incapacité ou indifférence: ne serait-ce pas tout simplement paresse?

—Rien de tout cela. J'ai essayé et j'ai acquis la conviction que je ne pouvais rien faire.»

Levine n'approfondissait pas beaucoup ce que disait son frère, et, tout en regardant la rivière et la prairie, il cherchait à distinguer dans le lointain un point noir; était-ce le cheval de l'intendant?

«Tu te résignes trop facilement! Comment n'y mets-tu pas un peu d'amour-propre?

—Je ne conçois pas l'amour-propre en pareille matière, répondit Levine, que ce reproche piqua au vif. Si à l'Université on m'avait reproché d'être incapable de comprendre le calcul intégral comme mes camarades, j'y aurais mis de l'amour-propre; mais ici il faudrait commencer par croire à l'utilité des innovations à l'ordre du jour.

—Eh quoi! sont-elles donc inutiles? demanda Serge Ivanitch, froissé de voir son frère attacher si peu d'importance à ses paroles et y prêter une si médiocre attention.

—Non, que veux-tu que j'y fasse, je ne vois là rien d'utile et ne m'y intéresse pas, répondit Levine qui venait enfin de reconnaître son intendant à cheval dans le lointain.

—Écoute, dit le frère aîné dont le beau visage s'était rembruni: il y a limite à tout; admettons qu'il soit superbe de détester la pose, le mensonge, et de passer pour un original; mais ce que tu viens de dire n'a pas le sens commun. Trouves-tu réellement indifférent que le peuple, que tu aimes, à ce que tu assures…

—Je n'ai jamais rien assuré de pareil, interrompit Levine.

—Que ce peuple meure sans secours? reprit Serge; que de grossières sages-femmes fassent périr les nouveau-nés? que les paysans croupissent dans l'ignorance et restent la proie du premier écrivain venu?»

Et Serge Ivanitch lui posa le dilemme suivant: «Ou bien ton développement intellectuel est en défaut, ou bien c'est ton amour du repos, ta vanité, que sais-je? qui l'emporte.»

Constantin sentit que, s'il ne voulait pas être convaincu d'indifférence pour le bien public, il n'avait qu'à se soumettre.

«Je ne vois pas, dit-il blessé et mécontent, qu'il soit possible…

—Comment tu ne vois pas, par exemple, qu'en surveillant mieux l'emploi des contributions il serait possible d'obtenir une assistance médicale quelconque?

—Je ne crois pas à la possibilité d'une assistance médicale sur une étendue de quatre mille verstes carrées, comme notre district. Au reste, je n'ai aucune foi dans l'efficacité de la médecine.

—Tu es injuste, je te citerais mille exemples….. Et les écoles?

—Pourquoi faire des écoles?

—Comment, pourquoi faire? Peut-on douter des avantages de l'instruction?
Si tu la trouves utile pour toi, peux-tu la refuser aux autres?»

Constantin se sentit mis au pied du mur et, dans son irritation, avoua involontairement, la véritable cause de son indifférence:

«Tout cela peut être vrai, mais pourquoi irais-je me tracasser au sujet de ces stations médicales dont je ne me servirai jamais, de ces écoles où je n'enverrai jamais mes enfants, où les paysans ne veulent pas envoyer les leurs et où je ne suis pas sûr du tout qu'il soit bon de les envoyer.»

Serge Ivanitch fut déconcerté de cette sortie, et, tirant silencieusement sa ligne de l'eau, il se tourna vers son frère en souriant:

«Tu as cependant éprouvé le besoin d'un médecin, puisque tu en as fait venir un pour Agathe Mikhaïlovna.

—Et je crois que sa main n'en restera pas moins estropiée.

—C'est à savoir… Puis, lorsque le paysan sait lire, ne te rend-il pas meilleur service?

—Oh! quant à cela, non! répondit carrément Levine; questionne qui tu voudras, chacun te dira que le paysan qui sait lire vaut moins comme ouvrier. Il n'ira plus réparer les routes; et, si on l'emploie à construire un pont, il tâchera avant tout d'en emporter les planches.

—Au reste, il ne s'agit pas de cela,—dit Serge en fronçant le sourcil; il détestait la contradiction et surtout cette façon de sauter d'un sujet à l'autre, et de produire des arguments sans aucun lien apparent.—La question se pose ainsi: Conviens-tu que l'éducation soit un bien pour le peuple?

—J'en conviens,» dit Levine sans songer que telle n'était pas sa pensée; il sentit aussitôt que son frère allait retourner cet aveu contre lui, et comprit qu'il serait logiquement convaincu d'inconséquence. Ce fut bien facile.

«Du moment que tu en conviens, tu ne saurais, en honnête homme, refuser ta coopération à cette oeuvre.

—Mais si je ne la regarde pas encore comme bonne, cette oeuvre, dit Levine en rougissant.

—Comment cela? tu viens de dire…

—Je veux dire que l'expérience n'a pas encore démontré qu'elle fût vraiment utile.

—Tu n'en sais rien, puisque tu n'as pas fait le moindre effort pour t'en convaincre.

—Eh bien! admettons que l'instruction du peuple soit un bien, dit Constantin sans la moindre conviction; mais pourquoi irai-je m'en tourmenter, moi?

—Comment, pourquoi?

—Explique-moi ton idée au point de vue philosophique, puisque nous en sommes là.

—Je ne vois pas que la philosophie ait rien à faire là, répondit Serge d'un ton qui parut à son frère établir des doutes sur son droit de parler philosophie.

—Voici pourquoi, dit-il, mécontent et s'échauffant tout en parlant. Selon moi, le mobile de nos actions restera toujours notre intérêt personnel. Or je ne vois rien dans nos institutions provinciales qui contribue à mon bien-être. Les routes ne sont pas meilleures, et ne peuvent pas le devenir: d'ailleurs, mes chevaux me conduisent tout aussi bien par de mauvais chemins. Je ne fais aucun cas des médecins et des pharmacies. Le juge de paix m'est inutile. Jamais je n'ai eu recours à lui, et jamais l'idée d'avoir recours à lui ne me viendra. Les écoles, non seulement me paraissent inutiles, mais, comme je te l'ai expliqué, me font du tort. Quant aux institutions provinciales, elles ne représentent pour moi que l'obligation de payer un impôt de 18 kopecks par déciatine, d'aller à la ville, d'y coucher avec des punaises, et d'y entendre des inepties et des grossièretés de tout genre: rien de tout cela n'est dans mon intérêt personnel.

—Pardon, interrompit en souriant Serge Ivanitch; il n'était pas de notre intérêt de travailler à l'émancipation des paysans: nous l'avons cependant fait.

—Oh! l'émancipation était une autre affaire, reprit Constantin en s'animant de plus en plus; c'était bien notre intérêt personnel. Nous avons voulu, nous autres honnêtes gens, secouer un joug qui nous pesait. Mais être membre du conseil de la ville, et venir discuter sur des conduits à établir dans des rues que je n'habite pas; être juré, et venir juger un paysan accusé d'avoir volé un jambon; écouter pendant six heures les sottises variées que peuvent débiter le défenseur et le procureur; demander comme président à Alexis, mon vieil ami à moitié idiot: «Reconnaissez-vous, monsieur l'accusé, avoir dérobé un jambon?…»

Et Constantin, entraîné par son sujet, représenta la scène entre le président et l'accusé, s'imaginant continuer ainsi la discussion.

Serge Ivanitch leva les épaules.

«Qu'entends-tu par là?

—J'entends que, lorsqu'il s'agira de droits qui me toucheront, qui toucheront à mes intérêts personnels, je saurai les défendre de toutes mes forces; lorsque, étant étudiant, on venait faire des perquisitions chez nous, et que les gendarmes lisaient nos lettres, je savais défendre mes droits à la liberté, à l'instruction. Je veux bien discuter le service obligatoire, parce que c'est une question qui touche au sort de mes enfants, de mes frères, au mien par conséquent; mais savoir comment employer les 40 mille roubles d'impôts, et faire le procès d'Alexis l'idiot, je ne m'en sens pas capable.»

La digue était rompue; Constantin parlait sans s'arrêter. Serge sourit.

«Et si demain tu as un procès, tu préférerais être jugé par les tribunaux d'autrefois?

—Je n'aurai pas de procès; je n'assassinerai personne, et tout cela ne me sert à rien. Nos institutions provinciales, vois-tu, dit-il en sautant selon son habitude d'un sujet à l'autre, me rappellent les petits bouleaux que nous enfoncions en terre le jour de la Trinité pour figurer une forêt. La forêt a poussé d'elle-même en Europe, mais, quant à nos petits bouleaux, il m'est impossible de les arroser et de croire en eux.»

Serge Ivanitch haussa les épaules en signe d'étonnement de voir ces petits bouleaux mêlés à leur discussion; il comprit cependant l'idée de son frère.

«Ceci n'est pas un raisonnement,» dit-il.

Mais Constantin, pour tâcher d'expliquer cette absence d'intêrêt pour les affaires publiques, dont il se sentait coupable, continua:

«Je crois qu'il n'y a pas d'activité durable si elle n'est pas fondée sur l'intérêt personnel: c'est une vérité générale, philosophique», dit-il en appuyant sur ce dernier mot, comme pour prouver qu'il avait aussi bien qu'un autre le droit de parler philosophie.

Serge Ivanitch sourit encore. «Lui aussi, se dit-il, se fait une philosophie pour la mettre au service de ses penchants!

—Laisse la philosophie tranquille. Son but a précisément été, dans tous les temps, de saisir ce lien indispensable qui existe entre l'intérêt personnel et l'intérêt général. Mais je tiens à rectifier la comparaison. Les petits bouleaux n'ont pas été fichés en terre, ils ont été semés, plantés, et il faut les traiter avec ménagement. Les seules nations qui aient de l'avenir, les seules qu'on puisse nommer historiques, sont celles qui sentent l'importance et la valeur de leurs institutions, qui par conséquent y attachent du prix.»

Et pour mieux démontrer l'erreur que son frère commettait, il discuta la question au point de vue de la philosophie de l'histoire, un terrain sur lequel Constantin ne pouvait pas le suivre.

«Quant à ton peu de goût pour les affaires, tu m'excuseras si je le mets sur le compte de notre paresse russe, de nos anciennes habitudes de grands seigneurs; laisse-moi espérer que tu reviendras de cette erreur passagère.»

Constantin ne répondit pas; il se sentait battu à plate couture, et sentait également que son frère n'avait pas compris, ou n'avait pas voulu comprendre sa pensée. Était-ce lui qui ne savait pas s'expliquer clairement, ou son frère qui y mettait de la mauvaise volonté? Sans approfondir cette question, il ne répliqua pas et s'absorba dans ses réflexions.

Serge Ivanitch retira ses lignes, détacha le cheval, et ils partirent.

IV

Levine, l'année précédente, un jour qu'on fauchait, s'était mis en colère contre son intendant, et pour se calmer il avait pris la faux d'un paysan et s'était mis à faucher lui-même. Ce travail l'avait tant amusé, qu'il recommença plusieurs fois, faucha lui-même la prairie devant la maison, et se promit de faucher, l'année suivante, des journées entières avec les paysans.

Depuis l'arrivée de Serge, il se demandait s'il pourrait donner suite à ce projet. Il était confus d'abandonner son frère pendant toute une journée, et craignait aussi un peu ses plaisanteries. Les impressions de l'année précédente lui revinrent tandis qu'il traversait la prairie.

«Il me faut absolument un exercice violent, sinon mon caractère deviendra intraitable», pensa-t-il, décidé à braver l'ennui que pouvaient lui causer les observations de son frère et de ses gens.

Le même soir, en allant donner ses ordres pour les travaux du lendemain,
Levine, dissimulant son embarras, dit à son intendant:

«Vous enverrez ma faux à Tite pour qu'il la repasse demain, je faucherai peut-être moi-même.»

L'intendant sourit et répondit:

«C'est bien.»

Plus tard, en prenant le thé, Levine dit à son frère:

«Décidément le temps se met au beau, je faucherai demain:

—J'aime beaucoup ce travail, dit Serge Ivanitch.

—Moi, je l'aime extrêmement; il m'est arrivé de faucher l'année dernière, et je veux m'y remettre demain toute la journée.»

Serge Ivanitch leva la tête et regarda son frère avec étonnement.

«Comment l'entends-tu? travailler toute la journée comme un paysan?

—Oui, c'est très amusant.

—C'est un excellent exercice physique, mais pourras-tu supporter une fatigue pareille? demanda Serge sans aucune intention ironique.

—Je l'ai essayé. Au commencement, c'est dur, puis on s'entraîne. Je crois bien que j'irai jusqu'au bout.

—Vraiment? Mais de quel oeil les paysans voient-ils cela? Ne tournent-ils pas en ridicule les manies du maître? Et puis, comment feras-tu pour dîner? On ne peut guère se faire porter là-bas une bouteille de laffitte et un dindonneau rôti.

—Je rentrerai à la maison pendant que les paysans se reposeront.»

Le lendemain matin, quoique levé plus tôt que de coutume, Levine, en arrivant à la prairie, trouva les faucheurs déjà à l'ouvrage.

La prairie s'étendait au pied de la colline, avec ses rangées d'herbe déjà fauchée, et les petits monticules noirs formés par les vêtements des travailleurs. Levine découvrit, en approchant, les faucheurs marchant en échelle les uns derrière les autres, et avançant lentement sur le sol inégal de la prairie. Il compta quarante-deux hommes et distingua parmi eux des connaissances: le vieil Ermil, en chemise blanche, le dos voûté, et le jeune Wasia, autrefois son cocher.

Tite, son professeur, un petit vieillard sec, était là aussi, faisant de larges fauchées, sans se baisser, et maniant aisé la faux.

Levine descendit de cheval, attacha l'animal près de la route, et s'approcha de Tite, qui alla aussitôt prendre une faux cachée derrière un buisson, et la lui présenta.

«Elle est prête, Barine, c'est un rasoir, elle fauche toute seule», dit
Tite, ôtant son bonnet en souriant.

Levine prit la faux. Les faucheurs, après avoir fini leur ligne, retournaient sur la route; ils étaient couverts de sueur, mais gais et de bonne humeur, et saluaient tous le maître en souriant. Personne n'osa ouvrir la bouche avant qu'un grand vieillard sans barbe, vêtu d'une jaquette en peau de mouton, lui adressât le premier la parole:

«Attention, Barine, quand on commence une besogne, il faut la terminer! dit-il, et Levine entendit un rire étouffé parmi les faucheurs.

«Je tâcherai de ne pas me laisser dépasser, répondit-il en se plaçant derrière Tite.

—Attention,» répéta le vieux.

Tite lui ayant fait place, il emboîta le pas derrière lui. L'herbe était courte et dure; Levine n'avait pas fauché depuis longtemps, et, troublé par les regards fixés sur lui, il débuta mal, quoiqu'il maniât vigoureusement la faux.

Deux voix derrière lui disaient:

«Mal emmanché, il tient la faux trop haut: regarde comme il se courbe.

—Appuie davantage le talon.

—Ce n'est pas mal, il s'y fera, dit le vieux; le voilà parti; tes fauchées sont trop grandes, tu te fatigueras vite. Jadis nous aurions reçu des coups pour de l'ouvrage fait comme cela.»

L'herbe devenait plus douce, et Levine, écoutant les observations sans y répondre, suivait Tite; ils firent ainsi une centaine de pas. Le paysan marchait sans s'arrêter, mais Levine s'épuisait, et craignait de ne pas arriver jusqu'au bout; il allait prier Tite de s'interrompre, lorsque celui-ci fit halte de lui-même, se baissa, prit une poignée d'herbe, en essuya sa faux et se mit à l'affiler. Levine se redressa, et jeta un regard autour de lui avec un soupir de soulagement. Près de lui, un paysan, tout aussi fatigué, s'arrêta aussi.

À la seconde reprise, tout alla de même; Tite avançait d'un pas après chaque fauchée. Levine, qui marchait derrière, ne voulait pas se laisser dépasser, mais, au moment où l'effort devenait si grand qu'il se croyait à bout de forces, Tite s'arrêtait et se mettait à aiguiser.

Le plus pénible était fait. Lorsque le travail recommença, Levine n'eut d'autre pensée, d'autre désir, que d'arriver aussi vite et aussi bien que les autres. Il n'entendait que le bruit des faux derrière lui, ne voyait que la taille droite de Tite marchant devant, et le demi-cercle décrit par la faux sur l'herbe qu'elle abaissait lentement, en tranchant les petites têtes des fleurs. Tout à coup il sentit une agréable sensation de fraîcheur sur les épaules: il regarda le ciel pendant que Tite affilait sa faux, et vit un gros nuage noir; il s'aperçut qu'il pleuvait. Quelques-uns des paysans avaient été mettre leurs vêtements, les autres faisaient comme Levine et recevaient avec plaisir la pluie sur leur dos.

L'ouvrage avançait; Levine avait absolument perdu la notion du temps et de l'heure. Son travail à ce moment lui sembla plein de douceur; c'était un état d'inconscience, où, libre et dégagé, il oubliait complètement ce qu'il faisait, bien que son ouvrage valut en cet instant celui de Tite.

Cependant Tite s'était approché du vieux, et il examina le soleil avec lui. «De quoi parlent-ils? pourquoi ne continuons-nous pas?» se dit Levine, sans songer que les paysans travaillaient sans repos depuis près de quatre heures, et qu'il était temps de déjeuner.

«Il faut manger, Barine, dit le vieux.

—Est-il déjà si tard? En ce cas, déjeunons.»

Levine rendit sa faux à Tite, et, traversant avec les paysans la grande étendue d'herbe fauchée que la pluie venait d'arroser légèrement, il alla chercher son cheval, tandis que ceux-ci prenaient leur pain déposé avec les caftans sur l'herbe. Il s'aperçut alors qu'il n'avait pas bien prévu le temps et que son foin serait mouillé.

«Le foin sera gâté, dit-il.

—Il n'y a pas de mal, Barine: fauche à la pluie, fane au soleil», dit le vieux.

Levine détacha son cheval et rentra prendre du café chez lui. Serge Ivanitch venait seulement de se lever; avant qu'il fût habillé et eût paru dans la salle à manger, Constantin était retourné à la prairie.

V

Après le déjeuner, Levine, en reprenant l'ouvrage, prit place entre le grand vieillard facétieux, qui l'invita à être son voisin, et un jeune paysan marié depuis l'automne, qui fauchait cet été pour la première fois.

Le vieillard avançait à grands pas réguliers, et semblait faucher avec aussi peu de peine que s'il eût simplement balancé les bras en marchant; sa faux, bien affilée, paraissait travailler toute seule.

Levine se remit à l'oeuvre; derrière lui marchait le jeune Michel, les cheveux attachés autour de la tête par des herbes enroulées; son jeune visage travaillait avec le reste de son corps; mais aussitôt qu'on le regardait, il souriait, et aurait mieux aimé mourir que d'avouer qu'il trouvait la tâche rude.

Le travail parut à Levine moins pénible pendant la chaleur du jour; la sueur qui le baignait le rafraîchissait, et le soleil dardant sur son dos, sa tête et ses bras nus jusqu'au coude, lui donnait de la force et de l'énergie. Les moments d'oubli, d'inconscience, revenaient plus souvent, la faux travaillait alors toute seule. C'étaient d'heureux instants! Lorsqu'on se rapprochait de la rivière, le vieillard, qui marchait devant Levine, essuyait sa faux avec de l'herbe mouillée, la lavait dans la rivière, et y puisait une eau qu'il offrait à boire au maître.

«Que diras-tu de mon kvas, Barine? il est bon, hein?»

Et Levine croyait effectivement n'avoir rien bu de meilleur que cette eau tiède dans laquelle nageaient des herbes, avec le petit goût de rouille qu'y ajoutait l'écuelle de fer du paysan. Puis venait la promenade lente et pleine de béatitude, où, la faux au bras, on pouvait s'essuyer le front, respirer à pleins poumons, et jeter un coup d'oeil aux faucheurs, aux bois, aux champs, à tout ce qui se faisait aux alentours. Les bienheureux moments d'oubli revenaient toujours plus fréquents, et la faux semblait entraîner à sa suite un corps plein de vie, et accomplir par enchantement, sans le secours de la pensée, le labeur le plus régulier. En revanche, lorsqu'il fallait interrompre cette activité inconsciente, enlever une motte de terre, ou arracher un bouquet d'oseille sauvage, le retour à la réalité semblait pénible. Pour le vieillard, ce n'était qu'un jeu. Quand une motte se présentait, il la serrait d'un côté avec le pied, de l'autre avec la faux, et l'enlevait à petits coups répétés. Rien n'échappait à son observation; c'était un petit fruit sauvage qu'il mangeait ou offrait à Levine, un nid de cailles d'où s'envolait le mâle, une couleuvre qu'il enlevait de la pointe de sa faux comme sur une fourchette, et jetait au loin après l'avoir montrée à ses compagnons. Mais pour Levine et le jeune paysan, une fois entraînés, c'était chose difficile que de changer de mouvements et d'examiner le terrain.

Le temps passait inaperçu, et déjà le moment du dîner approchait. Le vieillard attira l'attention du maître sur les enfants, à moitié cachés par les herbages, accourant de tous côtés, et apportant aux faucheurs du pain et des cruches de kvas, qui semblaient lourdes à leurs petits bras.

«Voilà les moucherons qui arrivent», dit-il en les montrant; et, s'abritant les yeux de la main, il examina le soleil.

L'ouvrage reprit pendant un peu de temps, puis le vieux s'arrêta et dit d'un ton décidé:

«Il faut dîner, Barine.»

Les faucheurs regagnèrent l'endroit où étaient déposés leurs vêtements, et où les enfants attendaient avec le dîner; les uns s'assemblèrent près des télègues, les autres sous un bouquet de cytises où ils avaient amassé de l'herbe. Levine s'assit auprès d'eux; il n'avait aucune envie de les quitter. Toute gêne devant le maître avait disparu, et les paysans s'apprêtèrent à manger et à dormir; ils se lavèrent, prirent leur pain, débouchèrent leurs cruches de kvas, pendant que les enfants se baignaient dans la rivière.

Le vieux émietta du pain dans une écuelle, l'écrasa avec le manche de sa cuiller, versa du kvas, coupa des tranches de pain, sala le tout, et se mit à prier en se tournant vers l'orient.

«Eh bien, Barine, viens goûter ma soupe», dit-il en s'agenouillant devant l'écuelle.

Levine trouva la soupe si bonne qu'il ne voulut pas rentrer chez lui. Il dîna avec le vieux, et leur conversation roula sur les affaires de ménage de celui-ci, auxquelles le maître prit un vif intérêt; à son tour, il raconta de ses plans et de ses projets ce qui pouvait intéresser son compagnon, se sentant plus en communauté d'idées avec cet homme simple qu'avec son frère, et souriant involontairement de la sympathie qu'il éprouvait pour lui.

Le dîner achevé, le vieillard fit sa prière, et se coucha après s'être arrangé un oreiller d'herbe. Levine en fit autant, et, malgré les mouches et les insectes qui chatouillaient son visage couvert de sueur, il s'endormit aussitôt, et ne se réveilla que lorsque le soleil, tournant le buisson, vint briller au-dessus de sa tête. Le vieux ne dormait plus; il aiguisait les faux.

Levine regarda autour de lui sans pouvoir s'y reconnaître; tout lui semblait changé. La prairie fauchée s'étendait immense avec ses rangées d'herbes odorantes, éclairée d'une façon nouvelle par les rayons obliques du soleil; la rivière, cachée naguère par les herbages, coulait limpide et brillante comme de l'acier, entre ses bords découverts; au-dessus de la prairie planaient des oiseaux de proie.

Levine calcula ce que ses ouvriers avaient fait et ce qui restait à faire; le travail de ces quarante-deux hommes était considérable; du temps du servage, trente-deux hommes travaillant pendant deux jours venaient à peine à bout de cette prairie, dont il ne restait plus que quelques coins intacts. Mais il aurait voulu faire plus encore; le soleil descendait trop tôt, à son gré; il ne sentait aucune fatigue.

«Qu'en penses-tu? demanda-t-il au vieux: n'aurions-nous pas encore le temps de faucher la colline?

—Si Dieu le permet! le soleil est encore haut, il y aura peut-être un petit verre pour les enfants

Lorsque les fumeurs eurent allumé leurs pipes, le vieux déclara «aux enfants» que, si la colline était fauchée, on aurait la goutte.

«Pourquoi pas! En avant, Tite, nous enlèverons cela en un tour de main. On mangera la nuit.—En avant!» crièrent quelques voix; et, tout en achevant leur pain, les faucheurs se levèrent.

«Allons, enfants, courage! dit Tite en ouvrant la marche au pas de course.

—Allons, allons! répéta la vieux, se hâtant de les rejoindre: si j'arrive le premier, je coupe tout!»

Vieux et jeunes fauchèrent à l'envi, et, quelque hâte qu'ils fissent, les rangées se couchaient nettes et régulières, sans que l'herbe fût abîmée. Les derniers faucheurs terminaient à peine leur ligne, que les premiers, mettant leurs caftans sur l'épaule, prenaient déjà la route de la colline. Le soleil descendait derrière les arbres, lorsqu'ils atteignirent le petit ravin; l'herbe y venait à la ceinture, tendre, douce, épaisse et semée de fleurs des bois.

Après un court conciliabule pour décider si l'on prendrait en long ou en large, un grand paysan à barbe noire, Piotr Ermilitch, un faucheur célèbre, fit en long le premier tour, et revint sur ses pas. Tous alors le suivirent, montant du ravin à la colline pour sortir sur la lisière du bois.

Le soleil disparaissait peu à peu derrière la forêt; la rosée tombait déjà; les faucheurs n'apercevaient plus le globe brillant que sur la hauteur, mais dans le ravin, d'où s'élevait une vapeur blanche, et sur le versant de la montagne, ils marchaient dans une ombre fraîche et imprégnée d'humidité. L'ouvrage avançait rapidement. L'herbe s'abattait en hautes rangées; les faucheurs, un peu à l'étroit et pressés de tous côtés, faisaient résonner les ustensiles pendus à leurs ceintures, entre-choquaient leurs faux, sifflaient, s'interpellaient gaiement.

Levine marchait toujours entre ses deux compagnons. Le vieux avait mis sa veste de peau de mouton, et conservait son entrain et la liberté de ses mouvements. Dans le bois, on trouvait des champignons cachés sous l'herbe; au lieu de les trancher avec la faux comme les autres, il se baissait dès qu'il en apercevait un, le ramassait et le cachait dans sa veste en disant: «Encore un petit cadeau pour la vieille.»

L'herbe tendre et douce se fauchait facilement, mais il était dur de monter et de descendre la pente souvent escarpée du ravin. Le vieux n'en laissait rien paraître, montant à petits pas énergiques, et maniant légèrement sa faux, quoiqu'il tremblât parfois de tout son corps. Il ne négligeait rien sur sa route, ni une herbe, ni un champignon, et ne cessait de plaisanter. Levine, derrière lui, croyait tomber à chaque instant, et se disait que jamais il ne gravirait, une faux à la main, ces hauteurs difficiles à escalader, même les mains libres, il n'en monta pas moins, et fit comme les autres. Une fièvre intérieure semblait le soutenir.

VI

Le travail terminé, les paysans remirent leurs caftans, et reprirent gaiement le chemin du logis. Levine remonta à cheval et se sépara à regret de ses compagnons. Il se retourna sur la hauteur pour les apercevoir encore une fois, mais les vapeurs du soir, s'élevant des bas-fonds, les cachaient. On n'entendait que le choc des faux, et le son de leurs voix riant et causant.

Serge Ivanitch avait dîné depuis longtemps, et dans sa chambre prenait de la limonade glacée, en parcourant les journaux et les revues que la poste venait d'apporter, lorsque Levine entra vivement, les cheveux en désordre, et collés au front par la sueur.

«Nous avons enlevé toute la prairie! tu ne t'imagines pas comme c'est bon! Et toi, qu'as-tu fait? dit-il, oubliant complètement les impressions de la veille.

—Bon Dieu, de quoi tu as l'air! dit Serge Ivanitch en jetant d'abord un regard mécontent sur son frère. Mais ferme donc la porte, tu en auras fait entrer au moins une dizaine!»

Serge Ivanitch avait horreur des mouches, et n'ouvrait jamais les fenêtres de sa chambre que le soir, ayant soin de tenir les portes toujours fermées.

«Je t'assure que je n'en ai pas laissé entrer une seule. Si tu savais la bonne journée! Comment l'as-tu passée, toi?

—Mais très bien. Tu ne vas pas me faire croire que tu as fauché toute la journée? Tu dois avoir une faim de loup! Kousma a tout apprêté pour ton dîner.

—Je n'ai pas faim, j'ai mangé là-bas; mais je vais me nettoyer.

—Va, va, je te rejoins, dit Serge Ivanitch, hochant la tête en regardant son frère. Dépêche-toi,—ajouta-t-il en souriant, et il se mit à ranger ses livres pour aller le retrouver, égayé à l'aspect de l'entrain et de l'animation de Constantin.—Où étais-tu pendant la pluie?

—Quelle pluie? c'est à peine s'il est tombé quelques gouttes. Je reviens à l'instant. Ainsi, tu as bien passé la journée? C'est pour le mieux.» Et Levine alla s'habiller.

Peu après, les frères se retrouvèrent dans la salle à manger. Levine
croyait n'avoir pas faim, et ne se mit à table que pour ne pas offenser
Kousma; mais, une fois qu'il eut entamé son dîner, il le trouva excellent.
Serge Ivanitch le regardait en souriant.

«J'oubliais qu'il y a une lettre pour toi en bas, dit-il; Kousma, va la chercher, et fais attention de fermer ta porte.»

La lettre était d'Oblonsky; il écrivait de Pétersbourg. Constantin lut à haute voix:

«Je reçois une lettre de Dolly de la campagne; tout y va de travers. Toi qui sais tout, tu serais bien aimable d'aller la voir, et de l'aider de tes conseils. La pauvre femme est toute seule. Ma belle-mère est encore à l'étranger avec tout son monde.»

«J'irai certainement la voir, dit Levine. Tu devrais venir avec moi. C'est une si excellente femme, n'est-ce pas?

—Leur terre n'est pas loin d'ici?

—À une trentaine de verstes, peut-être à une quarantaine; mais la route est très bonne. Nous ferions cela rapidement.

—Avec plaisir, dit Serge en souriant, car la vue de son frère le disposait à la gaieté.—Quel appétit! ajouta-t-il en regardant ce cou et cette figure hâlés et rouges penchés sur l'assiette.

—Il est excellent. Tu ne t'imagines pas combien ce régime-là chasse de la tête toutes les sottises. J'entends enrichir la médecine d'un terme nouveau: «Arbeitscur».

—Tu n'as pas grand besoin de cette cure, il me semble.

—Oui, mais c'est parfait pour combattre les maladies nerveuses.

—C'est une expérience à faire. J'ai voulu aller vous voir travailler, mais la chaleur était si insupportable que je me suis arrêté et reposé au bois; de là j'ai continué jusqu'au bourg, et j'ai rencontré ta nourrice, que j'ai questionnée sur la façon dont les paysans te jugent; j'ai cru comprendre qu'ils ne t'approuvent pas. «Ce n'est pas l'affaire des maîtres», m'a-t-elle répondu. Je crois que le peuple se forme en général des idées très arrêtées sur ce qu'il «convient aux maîtres» de faire; ils n'aiment pas à les voir sortir de leurs attributions.

—C'est possible: mais je n'ai pas éprouvé de plus vif plaisir de ma vie, et je ne fais de mal à personne, n'est-ce pas?

—Je vois que ta journée te satisfait complètement, continua Serge.

—Oui, je suis très content; la prairie a été fauchée tout entière, et je me suis lié avec un bien brave homme; tu ne saurais croire combien il m'a intéressé.

—Tu es content de ta journée, eh bien! je le suis aussi de la mienne. D'abord j'ai résolu deux problèmes d'échecs, dont l'un est très joli, je te le montrerai; puis j'ai pensé à notre conversation d'hier.

—Quoi? quelle conversation? dit Levine en fermant à demi les yeux après son dîner, avec un sentiment de bien-être et de repos, et incapable de se rappeler la discussion de la veille.

—Je trouve que tu as en partie raison. La différence de nos opinions tient à ce que tu prends l'intérêt personnel pour mobile de nos actions, tandis que je prétends que tout homme arrivé à un certain développement intellectuel doit avoir pour mobile l'intérêt général. Mais tu es probablement dans le vrai en disant qu'il faut que l'action, l'activité matérielle, se trouve intéressée à ces questions. Ta nature, comme disent les Français est primesautière: il te faut agir énergiquement, passionnément, ou ne pas agir du tout.»

Levine écoutait sans comprendre, sans chercher à comprendre, et craignait que son frère ne lui fît une question qui constatât l'absence de son esprit.

«N'ai-je pas raison, ami? dit Serge Ivanitch en le prenant par l'épaule.

—Mais certainement. Et puis, je ne prétends pas être dans le vrai, dit Levine avec un sourire d'enfant coupable. «Quelle discussion avons-nous donc eue?» pensait-il. Nous avons évidemment raison tous les deux, et c'est pour le mieux. Il faut que j'aille donner mes ordres pour demain.»

Il se leva, étira ses membres en souriant; son frère sourit aussi.

«Bon Dieu! cria tout à coup Levine si vivement que son frère en fut effrayé.

—Qu'y a-t-il?

—La main d'Agathe Mikhaïlovna? dit Levine en se frappant le front. Je l'avais oubliée!

—Elle va beaucoup mieux.

—C'est égal, je cours jusqu'à sa chambre. Tu n'auras pas mis ton chapeau que je serai de retour.»

Et il descendit en courant, faisant résonner ses talons sur les marches de l'escalier.

VII

Tandis que Stépane Arcadiévitch allait à Pétersbourg remplir ce devoir naturel aux fonctionnaires, et qu'ils ne songent pas à discuter, quelque incompréhensible qu'il soit pour d'autres, «se rappeler au souvenir du Ministre,» et qu'en même temps il se disposait, muni de l'argent nécessaire, à passer agréablement le temps aux courses et ailleurs, Dolly partait pour la campagne, à Yergoushovo, une terre qu'elle avait reçue en dot, et dont la forêt avait été vendue au printemps. C'était à cinquante verstes du Pakrofsky de Levine.

La vieille maison seigneuriale de Yergoushovo avait disparu depuis longtemps. Le prince s'était contenté d'agrandir et de réparer une des ailes pour en faire une habitation convenable.

Du temps où Dolly était enfant, vingt ans auparavant, cette aile était spacieuse et commode, quoique placée de travers dans l'avenue. Maintenant, tout tombait en ruines. Lorsque Stépane Arcadiévitch était venu au printemps à la campagne pour la vente du bois, sa femme l'avait prié de donner un coup d'oeil à la maison afin de la rendre habitable. Stépane Arcadiévitch, désireux, comme tout mari coupable, de procurer à sa femme une vie matérielle aussi commode que possible, s'était empressé de faire recouvrir les meubles de cretonne et de faire poser des rideaux. On avait nettoyé le jardin, planté des fleurs, fait un petit pont du côté de l'étang; mais beaucoup de détails plus essentiels furent négligés, et Daria Alexandrovna le constata avec douleur. Stépane Arcadiévitch avait beau faire, il oubliait toujours qu'il était père de famille, et ses goûts restaient ceux d'un célibataire. Rentré à Moscou, il annonça avec fierté à sa femme que tout était en ordre, qu'il avait installé la maison en perfection, et lui conseilla fort de s'y transporter. Ce départ lui convenait sous bien des rapports: les enfants se plairaient à la campagne, les dépenses diminueraient; et enfin il serait plus libre. De son côté, Daria Alexandrovna pensait qu'il était nécessaire d'emmener les enfants après la scarlatine, car la plus jeune de ses filles se remettait difficilement. Elle laissait à la ville, entre autres ennuis, des comptes de fournisseurs auxquels elle n'était pas fâchée de se soustraire. Enfin, elle avait l'arrière-pensée d'attirer chez elle sa soeur Kitty, à laquelle on avait recommandé des bains froids, et qui devait rentrer en Russie vers le milieu de l'été. Kitty lui écrivait que rien ne pouvait lui sourire autant que de terminer l'été à Yergoushovo, dans ce lieu si plein de souvenirs d'enfance pour toutes deux.

La campagne, revue par Dolly au travers de ses impressions de jeunesse, lui semblait à l'avance un refuge contre tous les ennuis de la ville; si la vie n'y était pas élégante, et Dolly n'y tenait guère, elle pensait la trouver commode et peu coûteuse, et les enfants y seraient heureux! Les choses furent tout autres quand elle revint à Yergoushovo en maîtresse de maison.

Le lendemain de leur arrivée, il plut à verse; le toit fut transpercé et l'eau tomba dans le corridor et la chambre des enfants; les petits lits durent être transportés au salon. Jamais on ne put trouver une cuisinière pour les domestiques. Des neuf vaches que contenait l'étable, les unes, au dire de la vachère, étaient pleines, les autres se trouvaient trop jeunes ou hors d'âge; par conséquent, pas de beurre à espérer et pas de lait. Poules, poulets, oeufs, tout manquait; il fallut se contenter pour la cuisine de vieux coqs filandreux. Impossible d'obtenir des femmes pour laver les planchers, toutes étaient à sarcler. L'un des chevaux, trop rétif, ne se laissant pas atteler, les promenades en voiture se trouvèrent impraticables. Quant aux bains, il fallut y renoncer: le troupeau avait raviné le bord de la rivière, et de plus on se trouvait trop en vue des passants. Les promenades à pied près de la maison étaient elles-mêmes dangereuses; les clôtures mal entretenues du jardin n'empêchaient plus le bétail d'entrer, et il y avait dans le troupeau un taureau terrible, qui mugissait, et qu'on accusait de donner des coups de cornes. Dans la maison, pas une armoire à robes! le peu d'armoires qui s'y trouvaient ne fermaient pas, ou bien s'ouvraient d'elles-mêmes quand on passait devant. À la cuisine, pas de marmites; à la buanderie, pas de chaudron pour la lessive, pas même une planche à repasser pour les femmes de chambre!

Au lieu de trouver le repos qu'elle espérait, Dolly tomba dans le désespoir; sentant son impuissance en face d'une situation qui lui apparaissait terrible, elle retenait avec peine ses larmes. L'intendant, un ancien vaguemestre, qui avait séduit Stépane Arcadiévitch par sa belle prestance, et de suisse avait passé intendant, ne prenait aucun souci des chagrins de Daria Alexandrovna; il se contentait de répondre respectueusement:

«Impossible de rien obtenir, le monde est si mauvais», et ne bougeait pas.

La position eût été sans issue si chez les Oblonsky, comme dans la plupart des familles, il ne se fût trouvé ce personnage aussi utile qu'important, malgré ses attributions modestes, la bonne des enfants, Matrona Philémonovna. Celle-ci calmait sa maîtresse, lui assurait que tout se débrouillerait, et agissait sans bruit et sans embarras. Elle fit, aussitôt arrivée, la connaissance de la femme de l'intendant, et dès les premiers jours alla prendre le thé sous les acacias avec elle et son mari. C'est là que les affaires de la maison furent discutées. Un club, auquel se joignirent le starosta et le teneur de livres, se forma sous les arbres. Peu à peu, les difficultés de la vie s'y aplanirent. Le toit fut réparé; une cuisinière, amie de la femme du starosta, arrêtée; on acheta des poules; les vaches donnèrent tout à coup du lait; les clôtures furent réparées; on mit des crochets aux armoires, qui cessèrent de s'ouvrirent intempestivement; le charpentier installa la buanderie; la planche à repasser, recouverte d'un morceau de drap de soldat, s'étendit de la commode au dossier d'un fauteuil, et l'odeur des fers à repasser se répandit dans la pièce où travaillaient les femmes de chambre.

«La voilà, dit Matrona Philémonovna en montrant la planche à sa maîtresse: il n'y avait pas de quoi vous désespérer.»

On trouva même moyen de construire en planches une cabine de bain sur la rivière, et Lili put commencer à se baigner. L'espoir d'une vie commode, sinon tranquille, devint presque une réalité pour Daria Alexandrovna. Pour elle, c'était chose rare qu'une période de calme avec six enfants. Mais les inquiétudes et les tracas représentaient les seules chances de bonheur qu'eût Dolly; privée de ce souci, elle aurait été en proie aux idées noires causées par ce mari qui ne l'aimait plus. Au reste, ces mêmes enfants qui la préoccupaient par leur santé ou leurs défauts, la dédommageaient aussi de ses peines par une foule de petites joies. Pour être invisibles et semblables à de l'or mêlé à du sable, elles n'en existaient pas moins, et si, aux heures de tristesse, elle ne voyait que le sable, à d'autres moments l'or reparaissait. La solitude de la campagne rendit ces joies plus fréquentes; souvent, tout en s'accusant de partialité maternelle, Dolly ne pouvait s'empêcher d'admirer sa petite famille groupée autour d'elle, et de se dire qu'il était rare de rencontrer six enfants aussi beaux et, chacun dans son genre, aussi charmants.

Elle se sentait alors heureuse et fière.

VIII

Pendant le carême de la Saint-Pierre, Dolly mena ses enfants à la communion. Quoiqu'elle étonnât souvent ses parents et ses amies par sa liberté de pensée sur les questions de foi, Daria Alexandrovna n'en avait pas moins une religion qui lui tenait à coeur. Cette religion n'avait guère de rapport avec les dogmes de l'Église, et ressemblait étrangement à la métempsycose; pourtant Dolly remplissait et faisait strictement remplir dans sa famille les prescriptions de l'Église. Elle ne voulait pas seulement par là prêcher d'exemple, elle obéissait à un besoin de son âme, et en ce moment elle se tourmentait à l'idée de ne pas avoir fait communier ses enfants de l'année. Elle résolut d'accomplir ce devoir.

On s'y prit à l'avance pour décider les toilettes des enfants; des robes furent arrangées, lavées, allongées; on rajouta des volants, on mit des boutons neufs, des noeuds de rubans. L'Anglaise se chargea de la robe de Tania, et fit faire bien du mauvais sang à Daria Alexandrovna; les entournures se trouvèrent trop étroites, les pinces du corsage trop hautes; Tania faisait peine à voir, tant cette robe lui rendait les épaules étroites. Heureusement Matrona Philémonovna eut l'idée d'ajouter de petites pièces au corsage pour l'élargir, et une pèlerine pour dissimuler les pièces. Le mal fut réparé; mais on en était venu aux paroles amères avec l'Anglaise.

Tout étant terminé, les enfants, parés et rayonnants de joie, se réunirent un dimanche matin sur le perron, devant la calèche attelée, attendant leur mère pour se rendre à l'église. Grâce à la protection de Matrona Philémonovna, on avait remplacé à la calèche le cheval rétif par celui de l'intendant. Daria Alexandrovna parut en robe de mousseline blanche, et l'on partit.

Dolly s'était coiffée et habillée avec soin, presque avec émotion. Jadis elle avait aimé la toilette pour se faire belle et élégante, afin de plaire; mais, en prenant de l'âge, elle perdit un goût de parure qui la forçait de constater que sa beauté avait disparu. Maintenant, pour ne pas faire ombre au tableau, à côté de ses jolis enfants, elle revenait à une certaine recherche de toilette, toutefois sans qu'elle songeât à s'embellir. Elle partit après un dernier coup d'oeil au miroir.

Personne à l'église, excepté les paysans et les gens de la maison; mais elle remarqua l'admiration que ses enfants et elle-même inspiraient au passage. Les enfants furent aussi charmants de visage que de tenue. Le petit Alexis eut bien quelques distractions causées par les pans de sa veste, dont il aurait voulu admirer l'effet par derrière, mais il était si gentil! Tania fut comme une petite femme, et prit soin des plus jeunes. Quant à Lili, la dernière, elle fut ravissante; tout ce qu'elle voyait lui causait l'admiration la plus vive, et il fut difficile de ne pas sourire quand, après avoir reçu la communion, elle dit au prêtre: «Please some more».

En rentrant à la maison, les enfants, sous l'impression de l'acte solennel qu'ils venaient d'accomplir, furent sages et tranquilles. Tout alla bien jusqu'au déjeuner; mais à ce moment Grisha se permit de siffler, et, qui pis est, refusa d'obéir à l'Anglaise, et fut privé de dessert! Quand elle apprit le méfait de l'enfant, Dolly, qui, présente, eût tout adouci, dut soutenir la gouvernante et confirmer la punition. Cet épisode troubla la joie générale.

Grisha se mit à pleurer, disant que Nicolas avait sifflé aussi, mais que lui seul était puni, et que, s'il pleurait, c'était à cause de l'injustice de l'Anglaise, et non pour avoir été privé de tarte. Daria Alexandrovna, attristée, voulut arranger la chose.

Pendant ce temps, le coupable, réfugié au salon, s'était assis sur l'appui de la fenêtre, et, en traversant cette pièce, Dolly l'aperçut, ainsi que Tania, debout devant lui, une assiette à la main. Sous prétexte de faire un dîner à ses poupées, la petite fille avait obtenu la permission d'emporter un morceau de tarte dans la chambre des enfants, et c'était à son frère qu'elle l'apportait. Grisha, tout en pleurant sur l'injustice dont il se croyait victime, mangeait en sanglotant et disait à sa soeur au milieu de ses larmes: «Mange aussi, mangeons à nous deux». Tania, pleine de sympathie pour son frère, mangeait les larmes aux yeux, avec le sentiment d'avoir accompli une action généreuse.

Ils eurent peur en apercevant leur mère, mais l'expression de son visage les rassura; ils coururent aussitôt vers elle, lui baisèrent les mains de leurs bouches pleines de tarte, et la confiture mêlée aux larmes leur barbouilla toute la figure.

«Tania, ta robe neuve; Grisha…» disait la mère souriant d'un air attendri, tout en cherchant à préserver de taches les habits neufs.

Les belles toilettes ôtées, on mit des robes ordinaires aux filles et de vieilles vestes aux garçons, on fit atteler le char à bancs, et l'on alla chercher des champignons au bois. Au milieu des cris de joie, les enfants remplirent une grande corbeille de champignons. Lili elle-même en trouva un. Autrefois, il fallait que miss Hull les lui cherchât; ce jour-là, elle le découvrit toute seule, et ce fut un enthousiasme général. «Lili a trouvé un champignon!»

La journée se termina par un bain à la rivière; les chevaux furent attachés aux arbres, et le cocher Terenti, les laissant chasser les mouches de leurs queues, s'étendit sous les bouleaux, alluma sa pipe, et s'amusa des rires et des cris joyeux qui partaient de la cabine.

Daria Alexandrovna aimait à baigner elle-même les enfants, quoique ce ne fût pas chose facile de les empêcher de faire des sottises, ni de se retrouver dans la collection de bas, de souliers, de petits pantalons qu'il fallait, le bain fini, reboutonner et rattacher. Ces jolis corps d'enfants qu'elle plongeait dans l'eau, les yeux brillants de ces têtes de chérubins, ces exclamations à la fois effrayées et rieuses, au premier plongeon, ces petits membres qu'il fallait ensuite réintroduire dans leurs vêtements, tout l'amusait.

La toilette des enfants était à moitié faite lorsque des paysannes endimanchées passèrent devant la cabine de bain et s'arrêtèrent timidement. Matrona Philémonovna héla l'une d'elles pour lui donner à faire sécher du linge tombé à la rivière, et Daria Alexandrovna leur adressa la parole. Les paysannes commencèrent par rire, en se cachant la bouche de la main, ne comprenant pas bien ses questions, mais elles s'enhardirent peu à peu, et gagnèrent le coeur de Dolly par leur sincère admiration des enfants.

«Regarde-la donc: est-elle jolie? et blanche comme du sucre! dit l'une d'elles en montrant Tania… mais bien maigre! ajouta-t-elle en secouant la tête.

—C'est parce qu'elle a été malade.

—Et celui-ci, le baigne-t-on aussi? dit une autre en désignant le dernier-né.

—Oh non, il n'a que trois mois, répondit Dolly avec fierté.

—Vrai?

—Et toi, as-tu des enfants?

—J'en ai eu quatre: il m'en reste deux, fille et garçon. J'ai sevré le dernier avant le carême.

—Quel âge a-t-il?

—Il est dans sa deuxième année.

—Pourquoi l'as-tu nourri si longtemps?

—C'est l'usage chez nous: trois carêmes.»

On continua à causer des enfants, de leurs maladies, du mari; le voyait-on souvent?

Daria Alexandrovna prenait intérêt à la conversation autant que les paysannes, et n'avait aucune envie de s'en aller. Elle était contente de voir que ces femmes lui enviaient le nombre de ses enfants et leur beauté. Puis elles la firent rire, et offensèrent miss Hull par leurs observations sur la toilette de celle-ci. Une des plus jeunes regardait de tous ses yeux l'Anglaise, se rhabillant la dernière, et mettant plusieurs jupons les uns par-dessus les autres. Au troisième, la paysanne n'y tint plus et s'écria involontairement: «Regarde donc ce qu'elle en met, cela ne finit pas!» Et toutes de rire.

IX

Daria Alexandrovna, un mouchoir sur la tête, entourée de ses petits baigneurs, approchait de la maison, lorsque le cocher s'écria: «Voilà un monsieur qui vient au-devant de nous: ce doit être le maître de Pakrofsky.»

À sa grande joie, Dolly reconnut effectivement le paletot gris, le chapeau mou et le visage ami de Levine; elle était toujours heureuse de le voir, mais elle fut particulièrement satisfaite ce jour-là de se montrer dans toute sa gloire, à lui qui, mieux que personne, pouvait comprendre ce qui la rendait triomphante.

En l'apercevant, Levine crut voir l'image du bonheur intime qui faisait son rêve.

«Vous ressemblez à une couveuse, Daria Alexandrovna.

—Que je suis contente de vous voir, dit-elle en lui tendant la main.

—Contente! et vous ne m'avez rien fait dire? Mon frère est chez moi; c'est par Stiva que j'ai su que vous étiez ici.

—Par Stiva? demanda Dolly étonnée.

—Oui, il m'a écrit que vous étiez à la campagne, et pense que vous me permettrez peut-être de vous être bon à quelque chose;» et, tout en parlant, Levine se troubla, s'interrompit, et marcha près du char à bancs en arrachant sur son passage des petites branches de tilleul qu'il mordillait. Il songeait que Daria Alexandrovna trouverait sans doute pénible de voir un étranger lui offrir l'aide qu'elle aurait dû trouver en son mari. En effet, la façon dont celui-ci se déchargeait de ses embarras domestiques sur un tiers, déplut à Dolly, et elle comprit que Levine le sentait; elle appréciait en lui ce tact et cette délicatesse.

«J'ai bien compris que c'était une façon aimable de me dire que vous me verriez avec plaisir, et j'en ai été touché. J'imagine que vous, habituée à la ville, devez trouver le pays sauvage; si je puis vous être bon à quelque chose, disposez de moi, je vous en prie.

—Oh! merci, dit Dolly. Le début n'a pas été sans ennuis, c'est vrai, mais maintenant tout va à merveille, grâce à ma vieille bonne», ajouta-t-elle en désignant Matrona Philémonovna qui, comprenant qu'il était question d'elle, adressa à Levine un sourire amical de satisfaction. Elle le connaissait bien, savait qu'il ferait un bon parti pour leur demoiselle et s'intéressait à lui.

«Veuillez prendre place, nous nous serrerons un peu, dit-elle.

—Non, je préfère vous suivre à pied. Enfants, lequel d'entre vous veut faire la course avec moi pour rattraper les chevaux?»

Les enfants connaissaient peu Levine, et ne se rappelaient pas bien quand ils l'avaient vu, mais ils n'éprouvèrent envers lui aucune timidité. Les enfants sont souvent grondés pour n'être pas aimables avec les grandes personnes; c'est que l'enfant le plus borné n'est jamais dupe d'une hypocrisie qui échappe parfois à l'homme le plus pénétrant; son instinct l'avertit infailliblement. Or, quelque défaut qu'on pût reprocher à Levine, on ne pouvait l'accuser de manquer de sincérité; aussi les enfants partagèrent-ils à son égard les bons sentiments exprimés par le visage de leur mère. Les deux aînés répondirent à son invitation, et coururent avec lui comme avec leur bonne, miss Hull ou leur mère. Lili voulut aussi aller à lui; il l'installa sur son épaule et se mit à courir en criant à Dolly:

«Ne craignez rien, Daria Alexandrovna, je ne lui ferai pas de mal.»

Et, en voyant combien il était prudent et adroit dans ses mouvements,
Dolly le suivit des yeux avec confiance.

Levine redevenait enfant avec des enfants, surtout à la campagne et dans la société de Dolly, pour laquelle il éprouvait une véritable sympathie; celle-ci aimait à le voir dans cette disposition d'esprit, qui n'était pas rare chez lui; elle s'amusa de la gymnastique à laquelle il se livrait avec les petits, de ses rires avec miss Hull, à laquelle il parlait anglais à sa façon, et de ses récits sur ce qu'il faisait chez lui.

Après le dîner, seuls ensemble sur le balcon, il fut question de Kitty.

«Vous savez, Kitty va venir passer l'été avec moi?

—Vraiment, répondit Levine en rougissant; et il détourna aussitôt la conversation…

—Ainsi, je vous envoie deux vaches, et si vous tenez absolument à payer, et que cela ne vous fasse pas rougir de honte, vous donnerez cinq roubles par mois.

—Mais je vous assure que cela n'est plus nécessaire. Je m'arrange.

—Dans ce cas, j'examinerai, avec votre permission, vos vaches et leur nourriture: tout est là.»

Et pour ne pas aborder le sujet épineux dont il mourait d'envie de s'informer, il exposa à Dolly tout un système sur l'alimentation des vaches, système qui les rendait de simples machines destinées à transformer le fourrage en lait, etc. Il avait peur de détruire un repos si chèrement reconquis.

«Vous avez peut-être raison, mais tout cela exige de la surveillance, et qui s'en chargera?» répondit Dolly sans aucune conviction.

Maintenant que l'ordre s'était rétabli dans son ménage, sous l'influence de Matrona Philémonovna, elle n'avait nul désir d'y rien changer; d'ailleurs, les connaissances scientifiques de Levine lui étaient suspectes, et ses théories lut semblaient douteuses et peut-être nuisibles. Le système de Matrona Philémonovna était incomparablement plus clair: il consistait à donner plus de foin aux deux vaches laitières, et à empêcher le cuisinier de porter les eaux grasses de la cuisine à la vache de la blanchisseuse; Dolly tenait surtout à parler de Kitty.

X

«Kitty m'écrit qu'elle aspire à la solitude et au repos, commença Dolly après un moment de silence.

—Sa santé est-elle meilleure? demanda Levine avec émotion.

—Dieu merci, elle est complètement rétablie; je n'ai jamais cru à une maladie de poitrine.

—J'en suis bien heureux!—dit Levine; et Dolly crut lire sur son visage la touchante expression d'une douleur inconsolable.

—Dites-moi, Constantin Dmitrich, dit Dolly en souriant avec bonté et un peu de malice: pourquoi en voulez-vous à Kitty?

—Moi! mais je ne lui en veux pas du tout, répondit-il.

—Oh si! pourquoi n'êtes-vous venu chez aucun de nous à votre dernier voyage à Moscou?

—Daria Alexandrovna! dit-il en rougissant jusqu'à la racine des cheveux. Comment vous, bonne comme vous l'êtes, n'avez-vous pas pitié de moi, sachant…..

—Mais je ne sais rien.

—Sachant que j'ai été repoussé!—et toute la tendresse qu'il avait éprouvée un moment auparavant pour Kitty, s'évanouit au souvenir de l'injure reçue.

—Pourquoi supposez-vous que je le sache?

—Parce que tout le monde le sait.

—C'est ce qui vous trompe: je m'en doutais, mais je ne savais rien de positif.

—Eh bien, vous savez tout maintenant.

—Ce que je savais, c'est qu'elle était vivement tourmentée par un souvenir auquel elle ne permettait pas qu'on fît allusion. Si elle ne m'a rien confié, à moi, c'est qu'elle n'a rien confié à personne. Qu'y a-t-il eu entre vous? dites-le-moi!

—Je viens de vous le dire.

—Quand cela s'est-il passé?

—La dernière fois que j'ai été chez vos parents.

—Savez-vous que Kitty me fait une peine extrême, dit Dolly. Vous souffrez dans votre amour-propre….

—C'est possible, dit Levine, mais…..»

Elle l'interrompit.

«Mais elle, la pauvre petite, est vraiment à plaindre! Je comprends tout maintenant.

—Excusez-moi si je vous quitte, Daria Alexandrovna, dit Levine en se levant. Au revoir.

—Non, attendez, s'écria-t-elle en le retenant par la manche. Asseyez-vous encore un moment.

—Je vous en supplie, ne parlons plus de tout cela,—dit Levine se rasseyant, tandis qu'une lueur de cet espoir qu'il croyait à jamais évanoui se rallumait en son coeur.

—Si je ne vous aimais pas, dit Dolly les yeux pleins de larmes, si je ne vous connaissais pas comme je vous connais…..»

Le sentiment qu'il croyait mort remplissait le coeur de Levine plus vivement que jamais.

«Oui, je comprends tout maintenant, continua Dolly. Vous autres hommes, qui êtes libres dans votre choix, vous pouvez savoir clairement qui vous aimez, tandis qu'une jeune fille doit attendre, avec la réserve imposée aux femmes; il vous est difficile de comprendre cela, mais une jeune fille peut souvent ne savoir que répondre.

—Oui, si son coeur ne parle pas.

—Même si son coeur a parlé. Songez-y: vous qui avez des vues sur une jeune fille, vous pouvez venir chez ses parents, l'approcher, l'observer, et vous ne la demandez en mariage que lorsque vous êtes sûr qu'elle vous plaît.

—Cela ne se passe pas toujours ainsi.

—Il n'en est pas moins vrai que vous ne vous déclarez que lorsque votre amour est mûr, ou lorsque, de deux personnes, l'une l'emporte dans vos préférences. Mais la jeune fille? On prétend qu'elle choisisse quand elle ne peut jamais répondre que oui ou non.

—Il s'agit du choix entre moi et Wronsky,—pensa Levine, et le mort qui ressuscitait dans son âme lui sembla mourir une seconde fois en torturant son coeur.

—Daria Alexandrovna, on choisit ainsi une robe ou quelque autre emplette de peu d'importance, mais non l'amour. Au reste, le choix a été fait, tant mieux; ces choses-là ne se recommencent pas.

—Vanité, vanité! dit Dolly d'un air de dédain pour la bassesse du sentiment qu'il exprimait, comparé à ceux que comprennent seules les femmes. Lorsque vous vous êtes déclaré à Kitty, elle se trouvait précisément dans une de ces situations complexes où l'on ne sait que répondre. Elle balançait entre vous et Wronsky. Lui, venait tous tes jours, tandis que vous, n'aviez pas paru depuis longtemps. Plus âgée, elle n'eût pas balancé; moi par exemple, je n'aurais pas hésité à sa place. Je n'ai jamais pu le souffrir.»

Levine se rappela la réponse de Kitty: «Non, cela ne peut pas être.»

«Daria Alexandrovna, dit-il sèchement, je suis très touché de votre confiance, mais je crois que vous vous trompez. À tort ou à raison, cet amour-propre que vous méprisez en moi fait que tout espoir relativement à Catherine Alexandrovna est devenu impossible: vous comprenez, impossible.

—Encore un mot: vous sentez bien que je vous parle d'une soeur qui m'est chère comme mes propres enfants; je ne prétends pas qu'elle vous aime, j'ai simplement voulu vous dire que son refus, au moment où elle l'a fait, ne signifiait rien du tout.

—Je ne vous comprends pas! dit Levine en sautant de sa chaise. Vous ne savez donc pas le mal que vous me faites? C'est comme si vous aviez perdu un enfant et qu'on vint vous dire: Voici comment il aurait été, et il aurait pu vivre, et vous en auriez eu la joie. Mais il est mort, mort, mort!….

—Que vous êtes singulier! dit Dolly avec un sourire attristé à la vue de l'émotion de Levine. Ah! je comprends de plus en plus, continua-t-elle d'un air pensif. Alors vous ne viendrez pas quand Kitty sera ici?

—Non! Je ne fuirai pas Catherine Alexandrovna, mais, autant que possible, je lui éviterai le désagrément de ma présence.

—Vous êtes un original, dit Dolly en le regardant affectueusement. Mettons que nous n'ayons rien dit… Que veux-tu, Tania? dit-elle en français à sa fille qui venait d'entrer.

—Où est ma pelle, maman?

—Je te parle français, réponds-moi de même.»

L'enfant ne trouvant pas le mot français, sa mère le lui souffla et lui dit ensuite, toujours en français, où il fallait aller chercher sa pelle.

Ce français déplut à Levine, à qui tout sembla changé dans la maison de
Dolly; ses enfants eux-mêmes n'étaient plus aussi gentils.

«Pourquoi parle-t-elle français à ses enfants? C'est faux et peu naturel. Les enfants le sentent bien. On leur enseigne le français et on leur fait oublier la sincérité», pensa-t-il, sans savoir que vingt fois Dolly s'était fait ces raisonnements, et n'en avait pas moins conclu que, en dépit du tort fait au naturel, c'était la seule façon d'enseigner une langue étrangère aux enfants.

«Pourquoi vous dépêcher? restez encore un peu.»

Levine demeura jusqu'au thé, mais toute sa gaieté avait disparu et il se sentait gêné.

Après le thé, Levine sortit pour donner l'ordre d'atteler, et lorsqu'il rentra au salon, il trouva Dolly le visage bouleversé et les yeux pleins de larmes. Pendant la courte absence qu'il avait faite, tout l'orgueil de Daria Alexandrovna au sujet de ses enfants venait d'être subitement troublé. Grisha et Tania s'étaient battus pour une balle. Aux cris qu'ils poussèrent, leur mère accourut et les trouva dans un état affreux; Tania tirait son frère par les cheveux, et celui-ci, les traits décomposés par la colère, lui donnait force coups de poing. À cet aspect, Daria Alexandrovna sentit quelque chose se rompre dans son coeur, et la vie lui parut se couvrir d'un voile noir. Ces enfants, dont elle était si fière, étaient donc mal élevés, mauvais, enclins aux plus grossiers penchants! Cette pensée la troubla au point de ne pouvoir ni parler, ni raisonner, ni expliquer son chagrin à Levine. Il la calma de son mieux la voyant malheureuse, lui assura qu'il n'y avait rien là de si terrible, et que tous les enfants se battaient; mais au fond du coeur il se dit: «Non, je ne me torturerai pas pour parler français à mes enfants; il ne faut pas gâter et dénaturer le caractère des enfants, c'est ce qui les empêche de rester charmants. Oh! les miens seront tout différents!»

Il prit congé de Daria Alexandrovna et partit sans qu'elle cherchât à le retenir.

XI

Vers la mi-juillet, Levine vit arriver le starosta du bien de sa soeur, situé à vingt verstes de Pakrofsky, avec son rapport sur la marche des affaires et sur la fenaison. Le principal revenu de cette terre provenait de grandes prairies inondées au printemps, que les paysans louaient autrefois moyennant 20 roubles la déciatine. Lorsque Levine prit l'administration de cette propriété, il trouva, en examinant les prairies, que c'était là un prix trop modique, et mit la déciatine à 25 roubles. Les paysans refusèrent de les prendre à ces conditions et, comme le soupçonna Levine, firent en sorte de décourager d'autres preneurs. Il fallut se rendre sur place, louer des journaliers, et faucher à son compte, au grand mécontentement des paysans, qui mirent tout en oeuvre pour faire échouer ce nouveau plan. Malgré cela, dès le premier été, les prairies rapportèrent près du double. La résistance des paysans se prolongea pendant la seconde et la troisième année, mais, cet été, ils avaient proposé de prendre le travail en gardant le tiers de la récolte pour eux, et le starosta venait annoncer que tout était terminé. On s'était pressé, de crainte de la pluie, et il fallait faire constater le partage et recevoir les onze meules qui formaient la part du propriétaire. Levine se douta, à la hâte qu'avait mise le starosta à établir le partage sans en avoir reçu l'ordre de l'administration principale, qu'il y avait là quelque chose de louche; l'embarras du paysan, le ton dont il répondit à ses questions, tout lui fit penser qu'il serait prudent de tirer lui-même l'affaire au clair.

Il arriva au village vers l'heure du dîner, laissa ses chevaux chez un vieux paysan de ses amis, le beau-frère de sa nourrice, puis se mit à chercher ce vieillard du côté où il gardait ses ruches, espérant obtenir de lui quelque éclaircissement sur l'affaire des prairies. Le bonhomme reçut le maître avec des démonstrations de joie, lui montra son petit domaine en détail, lui raconta longuement l'histoire de ses ruches et de ses essaims de l'année, mais répondit vaguement, et d'un air indifférent, aux questions qu'il lui posa. Les soupçons de Levine furent ainsi confirmés. Il se rendit de là aux meules, les examina, et trouva invraisemblable qu'elles continssent 50 charretées, comme l'affirmaient les paysans; il fit en conséquence venir une des charrettes qui avaient servi de mesure, et donna l'ordre de transporter tout le foin d'une des meules dans un hangar. La meule ne se trouva fournir que 32 charretées. Le starosta eut beau jurer ses grands dieux que tout s'était passé honnêtement, que le foin avait dû se tasser, Levine répondit que, le partage s'étant fait sans son ordre, il n'acceptait pas les meules comme valant 50 charretées. Après de longs pourparlers, il fut décidé que les paysans garderaient les onze meules pour eux, et qu'on ferait un nouveau partage pour le maître. Cette discussion se prolongea jusqu'à l'heure de la collation. Le partage fait, Levine alla s'asseoir sur une des meules marquées d'une branche de cytise, et admira l'animation de la prairie avec son monde de travailleurs.

Devant lui, la rivière formait un coude, et sur les bords on voyait des femmes se mouvoir en groupes animés autour du foin, le remuer, le soulever en traînées ondoyantes d'un beau vert clair, et le tendre aux hommes qui, à l'aide de longues fourches, l'enlevaient pour former de hautes et larges meules. À gauche, sur la prairie, arrivaient à grand bruit, à la file, les télègues sur lesquelles on chargeait la part des paysans; les meules disparaissaient, et, sur les charrettes derrière les chevaux, s'amoncelait le fourrage odorant.

«Quel beau temps! dit le vieux en s'asseyant près de Levine; le foin est sec comme du grain à répandre devant la volaille. Depuis le dîner, nous en avons bien rangé la moitié, ajouta-t-il en montrant du doigt la meule qu'on défaisait.—Est-ce la dernière? cria-t-il à un jeune homme debout sur le devant d'une télègue, qui passait près d'eux en agitant les brides de son cheval.

—La dernière, père!—répondit le paysan en souriant; et, se tournant vers une femme fraîche et animée, assise dans la charrette, il fouetta son cheval.

—C'est ton fils? demanda Levine.

—Mon plus jeune, répondit le vieux avec un sourire caressant.

—Le beau garçon!

—N'est-ce pas!

—Et déjà marié?

—Oui, il y a deux ans, à la Saint-Philippe.

—A-t-il des enfants?

—Des enfants! ah bien oui! il a fait l'innocent pendant plus d'un an; il a fallu lui faire honte… Pour du foin, c'est du foin,» ajouta-t-il, désireux de changer de conversation.

Levine regarda avec attention le jeune couple chargeant non loin de là leur charrette; le mari, debout, recevait d'énormes brassées de foin qu'il rangeait et tassait; sa jeune compagne les lui tendait d'abord avec les bras, ensuite avec une fourche; elle travaillait gaiement et lestement, se cambrant en arrière, avançant sa poitrine couverte d'une chemise blanche retenue par une ceinture rouge. La voiture pleine, elle se glissa sous la télègue pour y attacher la charge. Ivan lui indiquait comment les cordes devaient être fixées, et, sur une observation de la jeune femme, partit d'un éclat de rire bruyant. Un amour jeune, fort, nouvellement éveillé, se peignait sur ces deux visages.

XII

La charrette bien cordée, Ivan sauta à terre et prit le cheval, une bête solide, par la bride, puis se mêla à la file des télègues qui regagnaient le village; la jeune femme jeta son râteau sur la charrette, et alla d'un pas ferme se joindre aux autres travailleuses, rassemblées en groupe à la suite des voitures. Ces femmes, vêtues de jupes aux couleurs éclatantes, le râteau sur l'épaule, joyeuses et animées, commencèrent à chanter; l'une d'elles entonna d'une voix rude et un peu sauvage une chanson que d'autres voix, fraîches et jeunes, reprirent en choeur.

Levine, couché sur la meule, voyait approcher ces femmes comme un nuage gros d'une joie bruyante, prêt à l'envelopper, à l'enlever, lui, les meules et les charrettes. Au rythme de cette chanson sauvage avec son accompagnement de sifflets et de cris aigus, la prairie, les champs lointains, tout lui parut s'animer et s'agiter. Cette gaieté lui faisait envie; il aurait voulu y prendre part, mais ne savait exprimer ainsi sa joie de vivre, et ne pouvait que regarder et écouter.

La foule passée, il fut saisi du sentiment de son isolement, de sa paresse physique, de l'espèce d'hostilité qui existait entre lui et ce monde de paysans.

Ces mêmes hommes avec lesquels il s'était querellé, et auxquels, si leur intention n'était pas de le tromper, il avait fait injure, le saluaient maintenant gaiement au passage, sans rancune, et aussi sans remords. Le travail avait effacé tout mauvais souvenir; cette journée consacrée à un rude labeur trouvait sa récompense dans ce labeur même. Dieu qui avait donné ce jour, avait aussi donné la force de le traverser, et personne ne songeait à se demander pourquoi ce travail, et qui jouirait de ses fruits. C'étaient des questions secondaires et insignifiantes. Bien souvent, cette vie laborieuse avait tenté Levine; mais aujourd'hui, sous l'impression que lui avait causée la vue d'Ivan et de sa femme, il sentait, plus vif que jamais le désir d'échanger l'existence oisive, artificielle, égoïste dont il souffrait, pour celle de ces paysans, qu'il trouvait belle, simple et pure.

Resté seul sur sa meule, tandis que les habitants du voisinage rentraient chez eux, et que ceux qui venaient de loin s'installaient pour la nuit dans la prairie et préparaient le souper, Levine, sans être vu, regardait, écoutait, songeait. Il passa presque entière sans sommeil cette courte nuit d'été.

Pendant le souper, les paysans bavardèrent gaiement, puis ils entonnèrent des chansons. Leur longue journée de travail n'avait laissé d'autre trace que la gaieté. Un peu avant l'aurore, il se fit un grand silence. On n'entendait plus que le coassement incessant des grenouilles dans le marais, et le bruit des chevaux s'ébrouant sur la prairie. Levine revint à lui, quitta sa meule, et s'aperçut, en regardant les étoiles, que la nuit était passée.

«Eh bien, que vais-je faire? Et comment réaliser mon projet?» se dit-il en cherchant à donner une forme aux pensées qui l'avaient occupé pendant cette courte veillée.

D'abord, songeait-il, il faudrait renoncer à sa vie passée, à son inutile culture intellectuelle, renoncement facile, qui ne lui coûterait nul regret. Puis il pensait à sa future existence, toute de simplicité et de pureté, qui lui rendrait le repos d'esprit et le calme qu'il ne connaissait plus. Restait la question principale: comment opérer la transition de sa vie actuelle à l'autre? Rien à ce sujet ne lui semblait bien clair. Il faudrait épouser une paysanne, s'imposer un travail, abandonner Pakrofsky, acheter un lopin de terre, devenir membre d'une commune….. Comment réaliser tout cela?

«Au surplus, se dit-il, n'ayant pas dormi de la nuit, mes idées ne sont pas nettes; une seule chose est certaine, c'est que ces quelques heures ont décidé mon sort. Mes rêves d'autrefois ne sont que folie; ce que je veux sera plus simple et meilleur.—Que c'est beau, pensa-t-il en admirant les petits nuages rosés qui passaient au-dessus de sa tête, semblables au fond nacré d'une coquille; que tout, dans cette charmante nuit, est charmant! Et comment cette coquille a-t-elle eu le temps de se former? J'ai regardé le ciel tout à l'heure, et n'y ai vu que deux bandes blanches! Ainsi se sont transformées, sans que j'en eusse conscience, les idées que j'avais sur la vie.»

Il quitta la prairie et s'achemina le long de la grand'route vers le village. Un vent frais s'élevait; tout prenait, à ce moment qui précède l'aurore, une teinte grise et triste, comme pour mieux accuser le triomphe du jour sur les ténèbres.

Levine marchait vite pour se réchauffer, en regardant la terre à ses pieds; une clochette tinta dans le lointain. «C'est quelque voiture qui passe», se dit-il. À quarante pas de lui, venant à sa rencontre sur la grand'route, il vit une voiture de voyage attelée de quatre chevaux. La route était mauvaise, et pour éviter les ornières, les chevaux se pressaient contre le timon, mais le yamtchik[9] adroit, assis de côté sur son siège, les dirigeait si bien, que les roues ne passaient que sur la partie unie du chemin.

[Note 9: Postillon.]

Levine regarda distraitement la voiture sans songer à ceux qu'elle pouvait contenir.

Une vieille femme y sommeillait, et à la portière une jeune fille jouait avec le ruban de sa coiffure de voyage; sa physionomie calme et pensive semblait refléter une âme élevée. Elle regardait les lueurs de l'aurore au-dessus de la tête de Levine. Au moment où la vision allait disparaître, deux yeux limpides s'étaient arrêtés sur lui; il la reconnut, et une joie étonnée illumina son visage. Il ne pouvait s'y tromper: ces yeux étaient uniques au monde, et une seule créature humaine personnifiait pour lui la lumière de la vie et sa propre raison d'être. C'était elle. C'était Kitty. Il comprit qu'elle se rendait de la station du chemin de fer à Yergoushovo, et aussitôt les résolutions qu'il avait prises, les agitations de sa nuit d'insomnie, tout s'évanouit. L'idée d'épouser une paysanne lui fit horreur. Là, dans cette voiture qui s'éloignait, était la réponse à l'énigme de l'existence qui le tourmentait si péniblement. Elle ne se montra plus. Le bruit des roues cessa de se faire entendre; à peine le son des clochettes venait-il jusqu'à lui; il reconnut, aux aboiements des chiens, que la voiture traversait le village. De cette vision, il ne restait que les champs déserts, le village lointain, et lui-même, seul, étranger à tout, marchant solitaire le long de la route abandonnée.

Il regarda le ciel, espérant y retrouver ces teintes nacrées qu'il avait admirées, et qui lui avaient semblé personnifier le mouvement de ses idées et de ses sentiments pendant la nuit: rien n'y rappelait plus les teintes d'une coquille. Là-haut, à des hauteurs incommensurables, s'était opérée la mystérieuse transition qui, à la nacre, avait fait succéder un vaste tapis de petits nuages moutonnants. Le ciel devenait peu à peu lumineux et d'un beau bleu, et répondait avec autant de douceur et moins de mystère à son regard interrogateur.

«Non, pensa-t-il, quelque belle que soit cette vie simple et laborieuse, je n'y puis plus revenir. C'est elle que j'aime.»

XIII

Personne, excepté ses familiers, ne soupçonnait qu'Alexis Alexandrovitch, cet homme froid et raisonnable, fût la proie d'une faiblesse en contradiction absolue avec la tendance générale de sa nature. Il ne pouvait voir pleurer un enfant ou une femme sans perdre son sang-froid; la vue de ces larmes le troublait, le bouleversait, lui ôtait l'usage de ses facultés. Ses subordonnés le savaient si bien qu'ils mettaient les solliciteuses en garde contre tout accès de sensibilité afin de ne pas compromettre leur affaire. «Il se fâchera et ne vous écoutera plus», disaient-ils. Effectivement, le trouble que les larmes causaient à Alexis Alexandrovitch se traduisait par une colère agitée. «Je ne peux rien pour vous, veuillez sortir», disait-il généralement en pareil cas.

Lorsque, en revenant des courses, Anna lui eut avoué sa liaison avec Wronsky et, se couvrant le visage de ses mains, eut éclaté en sanglots, Alexis Alexandrovitch, quelque haine qu'il éprouvât pour sa femme, ne put se défendre d'un trouble profond. Pour éviter toute marque extérieure incompatible avec la situation, il chercha à s'interdire jusqu'à l'apparence de l'émotion, et resta immobile sans la regarder, avec une rigidité mortelle qui frappa vivement Anna.

En approchant de la maison, il fit un grand effort pour descendre de voiture et pour quitter sa femme avec les dehors de politesse habituels; il lui dit quelques mots qui n'engageaient à rien, bien résolu à remettre toute espèce de décision au lendemain.

Les paroles d'Anna avaient confirmé ses pires soupçons, et le mal qu'elle lui avait fait et qu'aggravaient ses larmes, était cruel. Cependant, resté seul en voiture, Alexis Alexandrovitch se sentit soulagé d'un grand poids. Il lui sembla qu'il était débarrassé de ses doutes, de sa jalousie, de sa pitié. Il éprouvait la même sensation qu'un homme souffrant d'un violent mal de dents, auquel on vient d'arracher sa dent malade; la douleur est terrible, l'impression d'un corps énorme, plus gros que la tête, qu'on enlève de la mâchoire, affreuse, mais c'est à peine si le patient croit à son bonheur; la douleur qui a empoisonné sa vie si longtemps n'existe plus; il peut penser, parler, s'intéresser à autre chose qu'à son mal.

Alexis Alexandrovitch en était là. Il avait éprouvé une souffrance étrange, terrible, mais c'était fini: il pourrait dorénavant avoir d'autre pensée que celle de sa femme.

«C'est une femme perdue, sans honneur, sans coeur, sans religion. Je l'ai toujours senti, et c'est par pitié pour elle que j'ai cherché à me faire illusion.» Et c'était sincèrement qu'il croyait avoir été perspicace; il se remémorait divers détails du passé, jadis innocents à ses yeux, qui lui paraissaient maintenant autant de preuves de la corruption d'Anna. «J'ai commis une erreur en liant ma vie à la sienne, mais mon erreur n'a rien eu de coupable, par conséquent je ne dois pas être malheureux. La coupable, c'est elle; ce qui la touche ne me concerne plus, elle n'existe plus pour moi….» Il cessait de s'intéresser aux malheurs qui pouvaient la frapper ainsi que son fils, pour lequel ses sentiments subissaient le même changement; l'important était de sortir de cette crise d'une façon sage, correcte, en se lavant de la boue dont elle l'éclaboussait, et sans que sa vie à lui, vie honnête, utile, active, fût entravée.

«Faut-il me rendre malheureux parce qu'une femme méprisable a commis une erreur? Je ne suis ni le premier ni le dernier dans cette situation.» Et, sans parler de l'exemple historique que la belle Hélène venait de rafraîchir récemment dans toutes les mémoires, Alexis Alexandrovitch se souvint d'une série d'épisodes contemporains où des maris de la position la plus élevée avaient eu à déplorer l'infidélité de leurs femmes.

«Darialof, Poltovsky, le prince Karibanof, Dramm, oui, l'honnête et excellent Dramm, Semenof, Tchaguine! Mettons qu'on jette un ridicule injuste sur ces hommes; quant à moi, je n'ai jamais compris que leur malheur, et les ai toujours plaints», pensait Alexis Alexandrovitch. C'était absolument faux: jamais il n'avait songé à s'apitoyer sur eux, et la vue du malheur d'autrui l'avait toujours grandi dans sa propre estime.

«En bien, ce qui a frappé tant d'autres me frappe à mon tour. L'essentiel est de savoir tenir tête à la situation.» Et il se rappela les diverses façons dont tous ces hommes s'étaient comportés.

«Darialof a pris le parti de se battre…..» Dans sa jeunesse, et en raison même de son tempérament craintif, Alexis Alexandrovitch avait souvent été préoccupé de la pensée du duel. Rien ne lui semblait terrible comme l'idée d'un pistolet braqué sur lui, et jamais il ne s'était servi d'aucune arme. Cette horreur instinctive lui inspira bien des réflexions; il chercha à s'habituer à l'éventualité possible où l'obligation de risquer sa vie s'imposerait à lui. Plus tard, parvenu à une haute position sociale, ces impressions s'effacèrent; mais l'habitude de redouter sa propre lâcheté était si forte, qu'en ce moment Alexis Alexandrovitch resta longtemps en délibération avec lui-même, envisageant la perspective d'un duel, et l'examinant sous toutes ses faces, malgré la conviction intime qu'il ne se battrait en aucun cas.

«L'état de notre société est encore si sauvage que bien des gens approuveraient un duel: ce n'est pas comme en Angleterre.»

Et dans le nombre de ceux que cette solution satisferait, Alexis Alexandrovitch en connaissait à l'opinion desquels il tenait. «Et à quoi cela mènerait-il? Admettons que je le provoque.» Ici il se représenta vivement la nuit qu'il passerait après la provocation, le pistolet dirigé sur lui, et il frissonnait à l'idée que jamais il ne pourrait rien supporter de pareil. «Admettons que je le provoque, que j'apprenne à tirer, que je sois là devant lui, que je presse la détente, continua-t-il en fermant les yeux, que je l'aie tué!» Et il secoua la tête pour chasser cette pensée absurde. «Quelle logique y aurait-il à tuer un homme pour rétablir mes relations avec une femme coupable et son fils? La question sera-t-elle résolue? Et si, ce qui est beaucoup plus vraisemblable, le blessé ou le tué, c'est moi? moi qui n'ai rien à me reprocher et qui deviendrais la victime? Ne serait-ce pas plus illogique encore? Serait-il honnête de ma part d'ailleurs de le provoquer, sûr, comme je le suis d'avance, que mes amis interviendraient pour ne pas exposer la vie d'un homme utile au pays? N'aurais-je pas l'air de vouloir attirer l'attention sur moi par une provocation qui ne pouvait mener à rien? Ce serait chercher à tromper les autres et moi-même. Personne n'attend de moi ce duel absurde. Mon seul but doit être de garder ma réputation intacte et de ne souffrir aucune entrave à ma carrière.» Le «service de l'État», toujours important aux yeux d'Alexis Alexandrovitch, le devenait plus encore.

Le duel écarté, restait le divorce; quelques-uns de ceux dont le souvenir l'occupait y avaient eu recours. Les cas de divorce du grand monde lui étaient bien connus, mais Alexis Alexandrovitch n'en trouva pas un seul où cette mesure eût atteint le but qu'il se proposait. Le mari, dans chacun de ces cas, avait cédé ou vendu sa femme; et c'était la coupable, celle qui n'avait aucun droit à un second mariage, qui formait un nouveau lien. Quant au divorce légal, celui qui aurait pour sanction le châtiment de la femme infidèle, Alexis Alexandrovitch sentait qu'il ne pouvait y recourir. Les preuves grossières, brutales, exigées par la loi, seraient, dans les conditions complexes de sa vie, impossibles à fournir; eussent-elles existé, qu'il n'aurait pu en faire usage, ce scandale devant le faire tomber dans l'opinion publique plus bas que la coupable. Ses ennemis en profiteraient pour le calomnier et chercher à ébranler sa haute situation officielle, et son but, qui était de sortir avec le moins de trouble possible de la crise où il se trouvait, ne serait pas atteint.

Le divorce d'ailleurs rompait définitivement toute relation avec sa femme, en la laissant à son amant. Or, malgré le mépris indifférent qu'Alexis Alexandrovitch croyait éprouver pour Anna, un sentiment très vif lui restait au fond de l'âme: l'horreur de tout ce qui tendrait à la rapprocher de Wronsky, à lui rendre sa faute profitable. Cette pensée lui arracha presque un cri de douleur. Il se leva dans sa voiture, changea de place et, le visage sombre, enveloppa longuement de son plaid ses jambes frileuses.

«On pouvait encore, continuait-il en cherchant à se calmer, imiter Karibanof et ce bon Dramm, c'est-à-dire se séparer;» mais cette mesure avait presque les mêmes inconvénients que le divorce: c'était encore jeter sa femme dans les bras de Wronsky.

«Non, c'est impossible, impossible! se dit-il, tout en tiraillant son plaid. Je ne puis pas être malheureux, et ils ne doivent pas être heureux.»

Sans se l'avouer, ce qu'il souhaitait au fond du coeur était de la voir souffrir pour cette atteinte portée au repos, à l'honneur de son mari.

Après avoir passé en revue les inconvénients du duel, du divorce et de la séparation, Alexis Alexandrovitch en vint à la conviction que le seul moyen de sortir de cette impasse était de garder sa femme, en cachant son malheur au monde, d'employer tous les moyens imaginables pour rompre la liaison d'Anna et de Wronsky, et, ce qu'il ne s'avouait pas, de punir la coupable.

«Je dois lui déclarer que, dans la situation faite par elle à notre famille, je juge le statu quo apparent préférable pour tous, et que je consens à le conserver, sous la condition expresse qu'elle cessera toute relation avec son amant.»

Cette résolution prise, Alexis Alexandrovitch s'avisa d'un argument qui la sanctionnait dans son esprit. «De cette façon, j'agis conformément à la loi religieuse: je ne repousse pas la femme adultère, je lui donne le moyen de s'amender, et même, quelque pénible que ce soit pour moi, je me consacre en partie à sa réhabilitation.»

Karénine savait qu'il ne pourrait avoir aucune influence sur sa femme, et que les essais qu'il se proposait de tenter étaient illusoires; pendant les tristes heures qu'il venait de traverser, il n'avait pas songé un instant à chercher un point d'appui dans la religion, mais, sitôt qu'il sentit celle-ci d'accord avec sa détermination, cette sanction lui devint un apaisement. Il fut soulagé de penser que personne n'aurait le droit de lui reprocher d'avoir, dans une crise aussi grave de sa vie, agi en opposition avec la foi dont il portait si haut le drapeau au milieu de l'indifférence générale.

Il finit même, en y réfléchissant, par se dire qu'aucune raison ne s'opposait à ce que ses rapports avec sa femme restassent, à peu de chose près, ce qu'ils avaient été dans les derniers temps. Sans doute il ne pouvait plus l'estimer; mais bouleverser sa vie entière, souffrir personnellement parce qu'elle était infidèle, il n'en voyait pas le motif.

«Et le temps viendra, pensa-t-il, ce temps qui résout tant de difficultés, où ces rapports se rétabliront comme par le passé; il faut qu'elle soit malheureuse, mais moi, qui ne suis pas coupable, je ne dois pas souffrir.»

XIV

En approchant de Pétersbourg, Alexis Alexandrovitch avait complètement arrêté la ligne de conduite qu'il devait tenir envers sa femme, et même composé mentalement la lettre qu'il lui écrirait. Il jeta, en rentrant, un coup d'oeil sur les papiers du ministère déposés chez le suisse, et les fit porter dans son cabinet.

«Qu'on dételle, et qu'on ne reçoive personne», répondit-il à une question du suisse, appuyant sur ce dernier ordre avec une espèce de satisfaction, signe évident d'une meilleure disposition d'esprit.

Rentré dans son cabinet, Alexis Alexandrovitch, après avoir marché de long en large pendant quelque temps, en faisant craquer les phalanges de ses doigts, s'arrêta devant son grand bureau où le valet de chambre venait d'allumer six bougies. Il s'assit, toucha successivement aux divers objets placés devant lui et, la tête penchée, un coude sur la table, se mit à écrire après une minute de réflexion. Il écrivit à Anna en français, sans s'adresser à elle par son nom, employant le mot vous, qu'il jugea moins froid et moins solennel qu'en russe.

«Je vous ai exprimé à notre dernière entrevue l'intention de vous communiquer ma résolution relativement au sujet de notre conversation. Après y avoir mûrement réfléchi, je viens remplir cette promesse. Voici ma décision: quelle que soit votre conduite, je ne me reconnais pas le droit de rompre des liens qu'une puissance suprême a consacrés. La famille ne saurait être à la merci d'un caprice, d'un acte arbitraire, voire du crime d'un des époux, et notre vie doit rester la même. Cela doit être ainsi pour moi, pour vous, pour votre fils. Je suis persuadé que vous vous êtes repentie, que vous vous repentez encore, du fait qui m'oblige à vous écrire, que vous m'aiderez à détruire dans sa racine la cause de notre dissentiment, et à oublier le passé. Dans le cas contraire, vous devez comprendre ce qui vous attend, vous et votre fils. J'espère causer avec vous à fond à notre prochaine rencontre. Comme la saison d'été touche à sa fin, vous m'obligeriez en rentrant en ville le plus tôt possible, pas plus tard que mardi. Toutes les mesures pour le déménagement seront prises. Je vous prie de remarquer que j'attache une importance très particulière à ce que vous fassiez droit à ma demande.

A. KARÉNINE.

«P.S.—Je joins à cette lettre l'argent dont vous pouvez avoir besoin en ce moment.»

Il relut sa lettre et en fut satisfait; l'idée d'envoyer de l'argent lui parut heureuse; pas une parole dure, pas un reproche, mais aussi pas de faiblesse. L'essentiel était atteint, il lui faisait un pont d'or pour revenir sur ses pas. Il plia la lettre, passa dessus un grand couteau à papier en ivoire massif, la mit sous enveloppe ainsi que l'argent, et sonna avec la petite sensation de bien-être que lui causait toujours l'ordonnance parfaite de son installation de bureau.

«Tu remettras cette lettre au courrier pour qu'il la porte demain à Anna
Arcadievna, dit-il au domestique en se levant.

—J'entends, Votre Excellence…. Faudra-t-il apporter le thé ici?»

Alexis Alexandrovitch se fit servir du thé, puis, en jouant avec son coupe-papier, s'approcha du fauteuil près duquel une table portait la lampe et un livre français commencé. Le portrait d'Anna, oeuvre remarquable d'un peintre célèbre, était suspendu dans un cadre ovale au-dessus de ce fauteuil. Alexis Alexandrovitch lui jeta un regard. Deux yeux impénétrables lui rendirent ce regard ironiquement, presque insolemment. Tout lui parut impertinent dans ce beau portrait, depuis la dentelle encadrant la tête et les cheveux noirs, jusqu'à la main blanche et admirablement faite, couverte de bagues. Après avoir considéré cette image pendant quelques minutes, il frissonna, ses lèvres frémirent, et il se détourna avec une exclamation de dégoût. Il s'assit et ouvrit son livre; il essaya de lire, mais ne put retrouver l'intérêt très vif que lui avait inspiré cet ouvrage sur la découverte d'inscriptions antiques; ses yeux regardaient les pages, ses pensées étaient ailleurs. Mais sa femme ne l'occupait plus; il pensait à une complication survenue récemment dans des affaires importantes dépendant de son service, et se sentait plus maître de cette question que jamais; il pouvait, sans vanité, s'avouer que la conception qui avait germé dans sa pensée sur les causes de cette complication, fournissait le moyen d'en résoudre toutes les difficultés. Il se voyait ainsi à la veille d'écraser ses ennemis, de grandir aux yeux de tous et, par conséquent, de rendre un service signalé à l'État.

Dès que le domestique eut quitté la chambre, Alexis Alexandrovitch se leva et s'approcha de son bureau. Il prit le portefeuille qui contenait les affaires courantes, saisit un crayon, et s'absorba dans la lecture des documents relatifs à la difficulté qui le préoccupait, avec un imperceptible sourire de satisfaction personnelle. Le trait caractéristique d'Alexis Alexandrovitch, celui qui le distinguait spécialement, et avait contribué à son succès au moins autant que sa modération, sa probité, sa confiance en lui-même et son amour-propre excessif, était un mépris absolu de la paperasserie officielle et la ferme volonté de diminuer autant que possible les écritures inutiles, pour prendre les affaires corps à corps, et les expédier rapidement et économiquement. Il arriva que, dans la célèbre commission du 2 juin, la question de la fertilisation du gouvernement de Zaraï, qui faisait partie du service ministériel d'Alexis Alexandrovitch, fut soulevée, et offrit un exemple frappant du peu de résultats obtenus par les dépenses et les correspondances officielles. Cette question datait encore du prédécesseur d'Alexis Alexandrovitch, et avait effectivement coûté beaucoup d'argent en pure perte. Karénine s'en rendit compte dès son entrée au ministère, et voulut prendre l'affaire en main; mais il ne se sentit pas sur un terrain assez solide au début, et s'aperçut qu'il froisserait beaucoup d'intérêts et agirait ainsi avec peu de discernement; plus tard, au milieu de tant d'autres affaires, il oublia celle-là. La fertilisation du gouvernement de Zaraï allait son train pendant ce temps comme par le passé, c'est-à-dire par la simple force d'inertie; beaucoup de personnes continuaient à en vivre, entre autres une famille fort honorable dont chaque fille jouait d'un instrument à cordes (Alexis Alexandrovitch avait servi de père assis[10] à l'une d'elles). Les ennemis du ministère s'emparèrent de cette affaire, et la lui reprochèrent avec d'autant moins de justice qu'il s'en trouvait de semblables dans tous les ministères, que personne ne songeait à soulever. Puisqu'on lui avait jeté le gant, il l'avait hardiment relevé en exigeant la nomination d'une commission extraordinaire pour examiner et contrôler les travaux de fertilisation du gouvernement de Zaraï; et, sans merci pour ces messieurs, il réclama en outre une commission extraordinaire pour étudier la question de la situation faite aux populations étrangères. Cette dernière question, également soulevée au comité du 2 juin, avait énergiquement été appuyée par Alexis Alexandrovitch, comme ne souffrant aucun délai, à cause de la situation déplorable faite à cette partie de la population. Les discussions les plus vives entre ministères s'ensuivirent. Le ministère hostile à Alexis Alexandrovitch prouva que la position des étrangers était florissante, qu'y toucher serait nuire à leur prospérité, que, si quelque fait regrettable y pouvait être constaté, on devait s'en prendre uniquement à la négligence avec laquelle le ministère d'Alexis Alexandrovitch faisait observer les lois. Pour se venger, celui-ci comptait exiger: 1° la formation d'une commission à laquelle serait confié le soin d'étudier sur place la situation des populations étrangères; 2° dans le cas où cette situation serait telle que les données officielles la représentaient, d'instituer une nouvelle commission scientifique pour rechercher les causes de ce triste état de choses au point de vue: (a) politique; (b) administratif; (c) économique; (d) ethnographique; (e) matériel; (f) religieux; 3° que le ministère fût requis de fournir des renseignements sur les mesures prises pendant les dernières années pour éviter les conditions déplorables imposées aux étrangers, et de donner des éclaircissements sur le fait d'avoir agi en contradiction absolue avec la loi organique et fondamentale, 2, page 18, avec remarque à l'article 36, ainsi que le prouvait un acte du comité sous les numéros 17015 et 18398, du 5 décembre 1863 et du 7 juin 1864.

[Note 10: Celui qui remplace le père dans la cérémonie du mariage russe.]

Le visage d'Alexis Alexandrovitch se colora d'une vive rougeur en écrivant rapidement quelques notes pour son usage particulier. Après avoir couvert toute une page de son écriture, il sonna et fit porter un mot au chef de la chancellerie, pour lui demander quelques renseignements qui lui manquaient. Puis il se leva et se reprit à marcher dans son cabinet, levant encore une fois les yeux sur le portrait, avec un froncement de sourcils et un sourire de mépris. Il reprit ensuite son livre et retrouva l'intérêt qu'il y avait apporté la veille. Quand il se coucha, vers onze heures, et qu'avant de s'endormir il repassa dans sa mémoire les événements de la journée, il ne les vit plus sous le même aspect désespéré.

XV

Anna, tout en refusant d'admettre avec Wronsky que leur position fût fausse et peu honorable, ne sentait pas moins au fond du coeur combien il avait raison. Elle aurait vivement souhaité sortir de cet état déplorable, et lorsque, sous l'empire de son émotion, elle eut tout avoué à son mari en rentrant des courses, elle se sentit soulagée. Depuis le départ d'Alexis Alexandrovitch, elle se répétait sans cesse qu'au moins tout était expliqué, et qu'elle n'aurait plus besoin de tromper et de mentir; si sa situation restait mauvaise, elle n'était plus équivoque. C'était la compensation du mal que son aveu avait fait à son mari et à elle-même. Cependant, lorsque Wronsky vint la voir le même soir, elle ne lui dit rien de son aveu à son mari, rien de ce dont il aurait fallu l'avertir pour décider de l'avenir.

Le lendemain matin, en s'éveillant, la première pensée qui s'offrit à elle fut le souvenir des paroles dites à son mari; elles lui parurent si odieuses, dans leur étrange brutalité, qu'elle ne put comprendre comment elle avait eu le courage de les prononcer.

Qu'en résulterait-il maintenant?

Alexis Alexandrovitch était parti sans répondre.

«J'ai revu Wronsky depuis et ne lui ai rien dit. Au moment où il partait, j'ai voulu le rappeler, et j'y ai renoncé parce que j'ai pensé qu'il trouverait singulier que je n'eusse pas tout avoué dès l'abord. Pourquoi, voulant parler, ne l'ai-je pas fait?» Son visage, en réponse à cette question, se couvrit d'une rougeur brûlante; elle comprit que ce qui l'avait retenue était la honte. Et cette situation, qu'elle trouvait la veille si claire, lui parut plus sombre, plus inextricable que jamais. Elle eut peur du déshonneur auquel elle n'avait pas songé jusque-là. Réfléchissant aux différents partis que pourrait prendre son mari, il lui vint à l'esprit les idées les plus terribles. À chaque instant, il lui semblait voir arriver le régisseur pour la chasser de la maison, et proclamer sa faute à l'univers entier. Elle se demandait où elle chercherait un refuge si on la chassait ainsi, et ne trouvait pas de réponse.

«Wronsky, pensait-elle, ne l'aimait plus autant et commençait à se lasser. Comment irait-elle s'imposer à lui?» Et un sentiment amer s'éleva dans son âme contre lui. Les aveux qu'elle avait faits à son mari la poursuivaient; il lui semblait les avoir prononcés devant tout le monde, et avoir été entendue de tous. Comment regarder en face ceux avec lesquels elle vivait? Elle ne se décidait pas à sonner sa femme de chambre, encore moins à descendre déjeuner avec son fils et sa gouvernante.

La femme de chambre était venue plusieurs fois écouter à la porte, étonnée qu'on ne la sonnât pas; elle se décida à entrer. Anna la regarda d'un air interrogateur et rougit effrayée. Annouchka s'excusa, disant qu'elle avait cru être appelée; elle apportait une robe et un billet. Ce billet était de Betsy, qui lui écrivait que Lise Merkalof et la baronne Stoltz avec leurs adorateurs se réunissaient ce jour-là chez elle pour faire une partie de croquet. «Venez les voir, écrivait-elle, quand ce ne serait que comme étude de moeurs. Je vous attends.»

Anna parcourut le billet et soupira profondément.

«Je n'ai besoin de rien, dit-elle à Annouchka qui rangeait sa toilette.
Va, je m'habillerai tout à l'heure et descendrai. Je n'ai besoin de rien.»

Annouchka sortit; mais Anna ne s'habilla pas. Assise, la tête baissée, les bras tombant le long de son corps, elle frissonnait, cherchait à faire un geste, à dire quelque chose, et retombait dans le même engourdissement. «Mon Dieu! mon Dieu!» s'écriait-elle par intervalles, sans attacher aucune signification à ces mots. L'idée de chercher un refuge dans la religion lui était aussi étrangère que d'en chercher un auprès d'Alexis Alexandrovitch, quoiqu'elle n'eût jamais douté de la foi dans laquelle on l'avait élevée. Ne savait-elle pas d'avance que la religion lui faisait d'abord un devoir de renoncer à ce qui représentait pour elle sa seule raison d'exister? Elle souffrait et s'épouvantait en outre d'un sentiment nouveau et inconnu jusqu'ici, qui lui semblait s'emparer de son être intérieur; elle sentait double, comme parfois des yeux fatigués voient double, et ne savait plus ni ce qu'elle craignait, ni ce qu'elle désirait: Était-ce le passé ou l'avenir? Que désirait-elle surtout?

«Mon Dieu! que m'arrive-t-il!» pensa-t-elle en sentant tout à coup une vive douleur aux deux tempes; elle s'aperçut alors qu'elle avait machinalement pris ses cheveux à deux mains, et qu'elle les tirait des deux côtés de sa tête. Elle sauta du lit et se mit à marcher.

«Le café est servi, et mademoiselle attend avec Serge, dit Annouchka en rentrant dans la chambre.

—Serge? Que fait Serge? demanda Anna, s'animant à la pensée de son fils, dont elle se rappelait pour la première fois l'existence.

—Il s'est rendu coupable, il me semble, dit en souriant Annouchka.

—Coupable de quoi?

—Il a pris une des pêches qui se trouvaient dans le salon, et l'a mangée en cachette, à ce qu'il paraît.»

Le souvenir de son fils fit sortir Anna de cette impasse morale où elle était enfermée.

Le rôle sincère, quoique exagéré, qu'elle s'était imposé dans les dernières années, celui d'une mère consacrée à son fils, lui revint à la mémoire, et elle sentit avec bonheur qu'il lui restait, après tout, un point d'appui en dehors de son mari et de Wronsky. Ce point d'appui était Serge. Quelque situation qui lui fût imposée, elle ne pouvait abandonner son fils. Son mari pouvait la chasser, la couvrir de honte, Wronsky pouvait s'éloigner d'elle et reprendre sa vie indépendante (ici elle eut encore un sentiment d'amer reproche): l'enfant ne pouvait être abandonné; elle avait un but dans la vie: il fallait agir, agir à tout prix, pour sauvegarder sa position par rapport à son fils, se hâter, l'emmener, et pour cela se calmer, se délivrer de cette angoisse qui la torturait; et la pensée d'une action ayant l'enfant pour but, d'un départ avec lui n'importe pour où, l'apaisait déjà.

Elle s'habilla vivement, descendit d'un pas ferme, et entra dans le salon où l'attendaient comme d'habitude pour déjeuner Serge et sa gouvernante.

Serge, vêtu de blanc, debout près d'une table, le dos voûté et la tête baissée, avait une expression d'attention concentrée qu'elle lui connaissait, et qui le faisait ressembler à son père; il arrangeait les fleurs qu'il venait d'apporter.

La gouvernante avait un air sévère.

En apercevant sa mère, Serge poussa, comme il le faisait souvent, un cri perçant:

«Ah! maman!» puis il s'arrêta indécis, ne sachant s'il jetterait les fleurs pour courir à sa mère, ou s'il achèverait son bouquet pour le lui offrir.

La gouvernante salua et entama le récit long et circonstancié des forfaits de Serge; Anna ne l'écoutait pas. Elle se demandait s'il faudrait l'emmener dans son voyage. «Non, je la laisserai, décida-t-elle, j'irai seule avec mon fils.»

«Oui, c'est très mal,—dit-elle enfin, et, prenant Serge par l'épaule, elle le regarda sans sévérité.—Laissez-le-moi,» dit-elle à la gouvernante étonnée, et, sans quitter le bras de l'enfant, troublé mais rassuré, elle l'embrassa, et s'assit à la table où le café était servi.

«Maman, je…, je… ne…..» balbutiait Serge en cherchant à deviner à l'expression du visage de sa mère ce qu'elle dirait de l'histoire de la pêche.

«Serge, dit-elle aussitôt que la gouvernante eut quitté la chambre, c'est mal, mais tu ne le feras plus, n'est-ce pas? tu m'aimes?»

L'attendrissement la gagnait: «Puis-je ne pas l'aimer,—pensait-elle, touchée du regard heureux et ému de l'enfant,—et se peut-il qu'il se joigne à son père pour me punir? Se peut-il qu'il n'ait pas pitié de moi?» Des larmes coulaient le long de son visage; pour les cacher, elle se leva brusquement et se sauva presque en courant sur la terrasse.

Aux pluies orageuses des derniers jours avait succédé un temps clair et froid, malgré le soleil qui brillait dans le feuillage. Le froid, joint au sentiment de terreur qui s'emparait d'elle, la fit frissonner. «Va, va retrouver Mariette», dit-elle à Serge qui l'avait suivie, et elle se mit à marcher sur les nattes de paille qui recouvraient le sol de la terrasse.

Elle s'arrêta et contempla un moment les cimes des trembles, rendus brillants par la pluie et le soleil. Il lui sembla que le monde entier serait sans pitié pour elle, comme ce ciel froid et cette verdure.

«Il ne faut pas penser», se dit-elle en sentant comme le matin une douloureuse scission intérieure se faire en elle. «Il faut s'en aller, où? quand? avec qui?….. À Moscou, par le train du soir. Oui, et j'emmènerai Annouchka et Serge. Nous n'emporterons que le strict nécessaire, mais il faut d'abord leur écrire à tous les deux». Et, rentrant vivement dans le petit salon, elle s'assit à sa table pour écrire à son mari.

«Après ce qui s'est passé, je ne puis plus vivre chez vous: je pars et j'emmène mon fils; je ne connais pas la loi, j'ignore par conséquent avec qui il doit rester, mais je l'emmène parce que je ne puis vivre sans lui; soyez généreux, laissez-le-moi.»

Jusque-là elle avait écrit rapidement et naturellement, mais cet appel à une générosité qu'elle ne reconnaissait pas à Alexis Alexandrovitch, et la nécessité de terminer par quelques paroles touchantes, l'arrêtèrent.

«Je ne puis parler de ma faute et de mon repentir, c'est pour cela…….» Elle s'arrêta encore, ne trouvant pas de mots pour exprimer sa pensée. «Non, se dit-elle, je ne puis rien ajouter». Et, déchirant sa lettre, elle en écrivit une autre; d'où elle excluait tout appel à la générosité de son mari.

La seconde lettre devait être pour Wronsky: «J'ai tout avoué à mon mari,» écrivait-elle, puis elle s'arrêta, incapable de continuer: c'était si brutal, si peu féminin! «D'ailleurs que puis-je lui écrire?» Elle rougit encore de honte et se rappela le calme qu'il savait conserver, et le sentiment de mécontentement que lui causa ce souvenir lui fit déchirer son papier en mille morceaux. «Mieux vaut se taire», pensa-t-elle en fermant son buvard; et elle monta annoncer à la gouvernante et aux domestiques qu'elle partait le soir même pour Moscou. Il fallait hâter les préparatifs de voyage.

XVI

L'agitation du départ régnait dans la maison. Deux malles, un sac de nuit et un paquet de plaids étaient prêts dans l'antichambre, la voiture et deux isvostchiks attendaient devant le perron. Anna avait un peu oublié son tourment dans sa hâte de partir, et, debout devant la table de son petit salon, rangeait elle-même son sac de voyage, lorsque Annouchka attira son attention sur un bruit de voiture qui approchait de la maison. Anna regarda par la fenêtre et vit le courrier d'Alexis Alexandrovitch sonnant à la porte d'entrée.

«Va voir ce que c'est», dit-elle; et, croisant ses bras sur ses genoux, elle s'assit résignée dans un fauteuil.

Un domestique apporta un grand paquet dont l'adresse était de la main d'Alexis Alexandrovitch.

«Le courrier a l'ordre d'apporter une réponse», dit-il.

«C'est bien», répondit-elle, et, dès que le domestique se fut éloigné, d'une main tremblante elle déchira l'enveloppe.

Un paquet d'assignats sous bande s'en échappa; mais elle ne songeait qu'à la lettre, qu'elle lut en commençant par la fin.

«Toutes les mesures pour le déménagement seront prises…. j'attache une importance très particulière à ce que vous fassiez droit à ma demande», lut-elle.

Et, reprenant la lettre, elle la parcourut pour la relire ensuite d'un bout à l'autre. La lecture finie, elle eut froid, et se sentit écrasée par un malheur terrible et inattendu.

Le matin même, elle regrettait son aveu et aurait voulu reprendre ses paroles; voici qu'une lettre les considérait comme non avenues, lui donnait ce qu'elle avait désiré, et ces quelques lignes lui semblaient pires que tout ce qu'elle aurait pu imaginer.

«Il a raison! raison! murmura-t-elle; comment n'aurait-il pas toujours raison, n'est-il pas chrétien et magnanime? Oh! que cet homme est vil et méprisable! et dire que personne ne le comprend et ne le comprendra que moi, qui ne puis rien expliquer. Ils disent: «C'est un homme religieux, moral, honnête, intelligent,» mais ils ne voient pas ce que j'ai vu; ils ne savent pas que pendant huit ans il a opprimé ma vie, étouffé tout ce qui palpitait en moi! A-t-il jamais pensé que j'étais une femme vivante, qui avait besoin d'aimer? Personne ne sait qu'il m'insultait à chaque pas, et qu'il n'en était que plus satisfait de lui-même. N'ai-je pas cherché de toutes mes forces à donner un but à mon existence? N'ai-je pas fait mon possible pour l'aimer, et, n'ayant pu y réussir, n'ai-je pas cherché à me rattacher à mon fils? Mais le temps est venu où j'ai compris que je ne pouvais plus me faire d'illusion! Je vis: ce n'est pas ma faute si Dieu m'a faite ainsi, il me faut respirer et aimer. Et maintenant? s'il me tuait, s'il le tuait, je pourrais comprendre, pardonner; mais non, il….. Comment n'ai-je pas deviné ce qu'il ferait? Il devait agir selon son lâche caractère, il devait rester dans son droit, et moi, malheureuse, me perdre plus encore… «Vous devez comprendre ce qui vous attend, vous et votre fils», se dit-elle en se rappelant un passage de la lettre. C'est une menace de m'enlever mon fils, leurs absurdes lois l'y autorisent sans doute. Mais ne vois-je pas pourquoi il me dit cela? Il ne croit pas à mon amour pour mon fils; peut-être méprise-t-il ce sentiment dont il s'est toujours raillé; mais il sait que je ne l'abandonnerai pas, parce que, sans mon fils, la vie ne me serait pas supportable, même avec celui que j'aime, et si je l'abandonnais, je tomberais au rang des femmes les plus méprisables; il sait, il sait que jamais je n'aurais la force d'agir ainsi. «Notre vie doit rester la même»; cette vie était un tourment jadis; dans les derniers temps, c'était pis encore. Que serait-ce donc maintenant? Il le sait bien, il sait aussi que je ne saurais me repentir de respirer, d'aimer; il sait que, de tout ce qu'il exige, il ne peut résulter que fausseté et mensonge: mais il a besoin de prolonger ma torture. Je le connais, je sais qu'il nage dans le mensonge comme un poisson dans l'eau. Je ne lui donnerai pas cette joie: je romprai ce tissu de faussetés dont il veut m'envelopper. Advienne que pourra! Tout vaut mieux que tromper et mentir; mais comment faire?…. Mon Dieu, mon Dieu! Quelle femme a jamais été aussi malheureuse que moi! Je romprai tout, tout!» dit-elle en s'approchant de sa table pour écrire une autre lettre; mais, au fond de l'âme, elle sentait bien qu'elle était impuissante à rien résoudre et à sortir de la situation où elle se trouvait, quelque fausse qu'elle fût.

Assise devant sa table, elle appuya, au lieu d'écrire, sa tête sur ses bras, et se mit à pleurer comme pleurent les enfants, avec des sanglots qui lui soulevaient la poitrine.

Elle pleurait ses rêves du matin, cette position nouvelle qu'elle avait crue éclaircie et définie; elle savait maintenant que tout resterait comme par le passé, que tout irait même beaucoup plus mal. Elle sentait aussi que cette position dans le monde, dont elle faisait bon marché il y a quelques heures, lui était chère, qu'elle ne serait pas de force à l'échanger contre celle d'une femme qui aurait quitté mari et enfant pour suivre son amant; elle sentait qu'elle ne serait pas plus forte que les préjugés. Jamais elle ne connaîtrait l'amour dans sa liberté, elle resterait toujours la femme coupable, constamment menacée d'être surprise, trompant son mari pour un homme dont elle ne pourrait jamais partager la vie. Tout cela elle le savait, mais cette destinée était si terrible qu'elle ne pouvait l'envisager, ni lui prévoir un dénouement. Elle pleurait sans se retenir, comme un enfant puni.

Les pas d'un domestique la firent tressaillir, et, cachant son visage, elle fit semblant d'écrire.

«Le courrier demande une réponse, dit le domestique.

—Une réponse? oui, qu'il attende, dit Anna, je sonnerai.»

«Que puis-je écrire? pensa-t-elle, que décider toute seule? que puis-je vouloir? qui aimer?» Et, s'accrochant au premier prétexte venu pour échapper au sentiment de dualité qui l'épouvantait: «Il faut que je voie Alexis, pensa-t-elle, lui seul peut me dire ce que j'ai à faire. J'irai chez Betsy, peut-être l'y rencontrerai-je.» Elle oubliait complètement que la veille au soir, ayant dit à Wronsky qu'elle n'irait pas chez la princesse Tverskoï, celui-ci avait déclaré ne pas vouloir y aller non plus. Elle s'approcha de la table et écrivit à son mari:

     «J'ai reçu votre lettre.
     «ANNA.»

Elle sonna et remit le billet au domestique.

«Nous ne partons plus, dit-elle à Annouchka qui entrait.

—Plus du tout?

—Non; cependant ne déballez pas avant demain, et que la voiture attende.
Je vais chez la princesse.

—Quelle robe faut-il préparer?»

XVII

La société qui se réunissait chez la princesse Tverskoï pour la partie de croquet à laquelle Anna était invitée, se composait de deux dames et de leurs adorateurs. Ces dames étaient les personnalités les plus remarquables d'une nouvelle coterie pétersbourgeoise, qu'on avait surnommée «les Sept merveilles du monde», par imitation de quelque autre imitation. Toutes deux appartenaient au plus grand monde, mais à un monde hostile à celui que fréquentait Anna. Le vieux Strémof, un des personnages les plus influents de Pétersbourg, l'admirateur de Lise Merkalof, était l'ennemi déclaré d'Alexis Alexandrovitch. Anna, après avoir pour cette raison décliné une première invitation de Betsy, s'était décidée à se rendre chez elle, dans l'espoir d'y rencontrer Wronsky.

Elle arriva la première chez la princesse.

Au même moment, le domestique de Wronsky, ressemblant à s'y méprendre à un gentilhomme de la chambre avec ses favoris frisés, s'arrêta à la porte pour la laisser passer, et souleva sa casquette.

En le voyant, Anna se souvint que Wronsky l'avait prévenue qu'il ne viendrait pas: c'était probablement pour s'excuser qu'il envoyait un billet par son domestique.

Elle eut envie de demander à celui-ci où était son maître, de retourner pour écrire à Wronsky en le priant de venir la rejoindre, ou d'aller elle-même le trouver; mais une cloche avait déjà annoncé sa visite, et un laquais près de la porte attendait qu'elle entrât dans la pièce suivante.

«La princesse est au jardin, on va la prévenir», dit un second laquais.

Il lui fallait, sans avoir vu Wronsky et sans avoir rien pu décider, rester avec ses préoccupations dans ce milieu étranger, animé de dispositions si différentes des siennes; mais elle portait une toilette qui, elle le savait, lui allait bien; l'atmosphère d'oisiveté solennelle dans laquelle elle se trouvait lui était familière, et enfin, n'étant plus seule, elle ne pouvait se creuser la tête sur le meilleur parti à prendre.

Anna respira plus librement.

En voyant venir Betsy à sa rencontre, dans une toilette blanche d'une exquise élégance, elle lui sourit comme toujours. La princesse était accompagnée de Toushkewitch et d'une parente de province qui, à la grande joie de sa famille, passait l'été chez la célèbre princesse.

Anna avait probablement un air étrange, car Betsy lui en fit aussitôt l'observation.

«J'ai mal dormi», répondit Anna en regardant à la dérobée le laquais apportant le billet qu'elle supposait être de Wronsky.

«Que je suis contente que vous soyez venue, dit Betsy. Je n'en puis plus, et je voulais précisément prendre une tasse de thé avant leur arrivée….. Et vous, dit-elle en se tournant vers Toushkewitch, vous ferlez bien d'aller avec Marie essayer le crocket ground là où le gazon a été fauché. Nous aurons le temps de causer un peu en prenant notre thé, we'll have a cosy chat, n'est-ce pas» ajouta-t-elle en se tournant vers Anna, avec un sourire, et lui tendant la main.

«D'autant plus volontiers que je ne puis rester longtemps; Il faut absolument que j'aille chez la vieille Wrede; voilà cent ans que je lui promets une visite», dit Anna, à qui le mensonge, contraire à sa nature, devenait non seulement simple, facile, mais presque agréable.

Pourquoi disait-elle une chose à laquelle, cinq minutes auparavant, elle ne songeait même pas? C'est que, sans se l'expliquer, elle cherchait à se ménager une porte de sortie pour tenter, dans le cas où Wronsky ne viendrait pas, de le rencontrer quelque part; l'événement prouva que, de toutes les ruses dont elle pouvait user, celle-ci était la meilleure.

«Oh! je ne vous laisse pas partir, répondit Betsy en regardant attentivement Anna. En vérité, si je ne vous aimais pas tant, je serais tentée de m'offenser: on dirait que vous avez peur que je ne vous compromette… Le thé au petit salon, s'il vous plaît», dit-elle en s'adressant au laquais, avec un clignement d'yeux qui lui était habituel; et, prenant le billet, elle le parcourut.

«Alexis nous fait faux bond,—dit-elle en français, d'un ton aussi simple et naturel que si jamais il ne lui fût entré dans l'esprit que Wronsky eût pour Anna un autre intérêt que celui de jouer au croquet.—Il écrit qu'il ne peut pas venir.»

Anna ne doutait pas que Betsy sût à quoi s'en tenir, mais, en l'entendant, la conviction lui vint momentanément qu'elle ignorait tout.

«Ah!» fit-elle simplement, comme si ce détail lui importait peu. «Comment, continua-t-elle en souriant, votre société peut-elle compromettre quelqu'un?»

Cette façon de cacher un secret en jouant avec les mots avait pour Anna, comme pour toutes les femmes, un certain charme. Ce n'était pas tant le besoin de dissimuler, ni le but de la dissimulation, que le procédé en lui-même qui la séduisait.

«Je ne saurais être plus catholique que le pape; Strémof et Lise Merkalof, …. mais c'est le dessus du panier de la société! D'ailleurs ne sont-ils pas reçus partout? Quant à moi,—elle appuya sur le mot moi,—je n'ai jamais été ni sévère ni intolérante. Je n'en ai pas le temps.

—Non, mais peut-être n'avez-vous pas envie de rencontrer Strémof? Laissez-le donc se prendre aux cheveux avec Alexis Alexandrovitch dans leurs commissions cela ne nous regarde pas; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y a pas d'homme plus aimable dans le monde, ni de joueur plus passionné au croquet; vous verrez cela, et vous verrez avec quel esprit il se tire de sa situation comique de vieil amoureux de Lise. C'est vraiment un charmant homme. Vous ne connaissez pas Sapho Stoltz? C'est le dernier mot du bon ton, un bon ton tout battant neuf.»

Betsy, tout en bavardant, regardait Anna d'un air qui fit comprendre à celle-ci que son interlocutrice se doutait de son embarras et cherchait un moyen de l'en faire sortir.

«En attendant, il faut répondre à Alexis». Et Betsy s'assit devant un bureau, et écrivit un mot qu'elle mit sous enveloppe, «Je lui écris de venir dîner, il me manque un cavalier pour une de mes dames; voyez donc si je suis assez impérative? Pardon de vous quitter un instant, j'ai un ordre à donner; cachetez et envoyez», lui dit-elle de la porte.

Sans hésiter un moment, Anna prit la place de Betsy au bureau, et ajouta ces lignes au billet: «J'ai absolument besoin de vous parler; venez au jardin Wrede, j'y serai à six heures». Elle ferma la lettre, que Betsy expédia en rentrant.

Les deux femmes eurent effectivement un cosy chat en prenant le thé; elles causèrent, en les jugeant, de celles qu'on attendait, et d'abord de Lise Merkalof.

«Elle est charmante et m'a toujours été sympathique, dit Anna.

—Vous lui devez bien cela: elle vous adore. Hier soir, après les courses, elle s'est approchée de moi, et a été désolée de ne plus vous trouver. Elle prétend que vous êtes une véritable héroïne de roman, et qu'elle ferait mille folies pour vous, si elle était homme. Strémof lui a dit qu'elle n'avait pas besoin d'être homme pour faire des folies.

—Mais expliquez-moi une chose que je n'ai jamais comprise,—dit Anna après un moment de silence, et d'un ton qui prouvait clairement qu'elle ne faisait pas simplement une question oiseuse:—Quels rapports y a-t-il entre elle et le prince Kalougof, celui qu'on appelle Michka? Je les ai rarement rencontrés ensemble. Qu'y a-t-il entre eux?»

Betsy sourit des yeux et regarda Anna attentivement.

«C'est un genre nouveau, répondit-elle. Toutes ces dames l'ont adopté en jetant leurs bonnets par-dessus les moulins: il y a manière de le jeter cependant.

—Oui, mais quels rapports y a-t-il entre elle et Kalougof?»

Betsy, ce qui lui arrivait rarement, partit d'un irrésistible accès de fou rire.

«Mais vous marchez sur les traces de la princesse Miagkaïa: c'est une question d'enfant, dit Betsy en riant aux larmes de ce rire contagieux propre aux personnes qui rient rarement. Il faut le leur demander.

—Vous riez, dit Anna gagnée par sa gaieté, mais je n'y ai réellement jamais rien compris. Quel est le rôle du mari?

—Le mari? mais le mari de Lise Merkalof porte son plaid et se tient à son service. Quant au fond de la question, personne ne tient à le connaître. Vous savez qu'il y a des articles de toilette dont on ne parle jamais dans la bonne société, dont on tient même à ignorer l'existence; il en est de même pour ces questions-là.

—Irez-vous à la fête des Rolandaki? dit Anna pour changer de conversation.

—Je ne pense pas,—répondit Betsy, et, sans regarder son amie, elle versa avec soin le thé parfumé dans de petites tasses transparentes, puis elle prit une cigarette et se mit à fumer.

—La meilleure des situations est la mienne, dit-elle en cessant de rire; je vous comprends, vous, et je comprends Lise. Lise est une de ces natures naïves, inconscientes comme celles des enfants, ignorant le bien et le mal; au moins était-elle ainsi dans sa jeunesse, et, depuis qu'elle a reconnu que cette naïveté lui seyait, elle fait exprès de ne pas comprendre. Cela lui va tout de même. On peut considérer les mêmes choses de façons très différentes; les uns prennent les événements de la vie au tragique, et s'en font un tourment; les autres les prennent tout simplement, et même gaiement…. Peut-être avez-vous des façons de voir trop tragiques?

—Que je voudrais connaître les autres autant que je me connais moi-même, dit Anna d'un air pensif et sérieux. Suis-je meilleure, suis-je pire que les autres? Je crois que je dois être pire!

—Vous êtes une enfant, une terrible enfant, dit Betsy… Mais les voilà.»

XVIII

Des pas et une voix d'homme se firent entendre, puis une voix de femme et un éclat de rire. Après quoi les visiteurs attendus firent leur entrée au salon. C'étaient Sapho Stoltz et un jeune homme répondant au nom de Waska, dont le visage rayonnait de satisfaction, et d'une santé un peu trop exubérante. Les truffes, le vin de Bourgogne, les viandes saignantes lui avaient trop bien réussi. Waska salua les deux dames en entrant, mais le regard qu'il leur jeta ne dura pas plus d'une seconde: il traversa le salon derrière Sapho, comme s'il eût été mené en laisse, la dévorant de ses yeux brillants. Sapho Stoltz était une blonde aux yeux noirs; elle entra d'un pas délibéré, hissée sur des souliers à talons énormes, et alla vigoureusement secouer la main aux dames, à la façon des hommes.

Anna fut frappée de la beauté de cette nouvelle étoile, qu'elle n'avait pas encore rencontrée, de sa toilette, poussée aux dernières limites de l'élégance, et de sa désinvolture. La tête de la baronne portait un véritable échafaudage de cheveux vrais et faux d'une nuance dorée charmante. Cette coiffure élevée donnait à sa tête à peu près la même hauteur qu'à son buste très bombé; sa robe, fortement serrée par derrière, dessinait les formes de ses genoux et de ses jambes à chaque mouvement, et, en regardant le balancement de son énorme pouff, on se demandait involontairement où pouvait bien se terminer ce petit corps élégant, si découvert du haut et si serré du bas.

Betsy se hâta de la présenter à Anna.

«Imaginez-vous que nous avons failli écraser deux soldats, commença-t-elle aussitôt en clignant des yeux avec un sourire, et en rejetant la queue de sa robe en arrière. J'étais avec Waska. Ah! j'oubliais que vous ne le connaissez pas». Et elle désigna le jeune homme par son nom de famille, en rougissant et en riant de l'avoir nommé Waska devant des étrangers. Celui-ci salua une seconde fois, mais ne dit pas un mot, et se tournant vers Sapho:

«Le pari est perdu, dit-il: nous sommes arrivés premiers; il ne vous reste qu'à payer.»

Sapho rit encore plus fort.

«Pas maintenant cependant.

—C'est égal, vous payerez plus tard.

—C'est bon, c'est bon. Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle tout à coup en se tournant vers la maîtresse de la maison, j'oubliais de vous dire, étourdie que je suis!…. Je vous amène un hôte. Et le voilà.»

Le jeune hôte annoncé par Sapho, qu'on n'attendait pas, et qu'elle avait oublié, se trouva être d'une importance telle, que, malgré sa jeunesse, les dames se levèrent pour le recevoir.

C'était le nouvel adorateur de Sapho, et, à l'exemple de Waska, il suivait tous ses pas.

À ce moment entrèrent le prince Kalougof et Lise Merkalof avec Strémof. Lise était une brune un peu maigre, à l'air indolent, au type oriental, avec des yeux que tout le monde assurait être impénétrables; sa toilette de nuance foncée, qu'Anna remarqua et apprécia aussitôt, était en harmonie parfaite avec son genre de beauté; autant Sapho était brusque et décidée, autant Lise avait un laisser-aller plein d'abandon.

Betsy, en parlant d'elle, lui avait reproché ses airs d'enfant innocent. Le reproche était injuste; Lise était bien réellement un être charmant d'inconscience, quoique gâté. Ses manières n'étaient pas meilleures que celles de Sapho; elle aussi menait à sa suite, cousus à sa robe, deux adorateurs qui la dévoraient des yeux, l'un jeune, l'autre vieux; mais il y avait en elle quelque chose de supérieur à son entourage; on aurait dit un diamant au milieu de simples verroteries. L'éclat de la pierre précieuse rayonnait dans ses beaux yeux énigmatiques, entourés de grands cercles bistrés, dont le regard fatigué, et cependant passionné, frappait par sa sincérité. En la voyant, on croyait lire dans son âme, et la connaître c'était l'aimer. À la vue d'Anna, son visage s'illumina d'un sourire de joie.

«Ah! que je suis contente de vous voir, dit-elle en s'approchant; hier soir, aux courses, je voulais arriver jusqu'à vous,…. vous veniez précisément de partir. N'est-ce pas, que c'était horrible? dit-elle avec un regard qui semblait lui ouvrir son coeur.

—C'est vrai, je n'aurais jamais cru que cela pût émouvoir à ce point,» répondit Anna en rougissant.

Les joueurs de croquet se levèrent pour aller au jardin.

«Je n'irai pas, dit Lise en s'asseyant plus près d'Anna. Vous non plus, n'est-ce pas? Quel plaisir peut-on trouver à jouer au croquet?

—Mais j'aime assez cela, dit Anna.

—Comment, dites-moi, comment faites-vous pour ne pas vous ennuyer? On se sent content rien que de vous regarder. Vous vivez, vous: moi, je m'ennuie!

—Vous vous ennuyez? mais on assure que votre maison est la plus gaie de tout Pétersbourg, dit Anna.

—Peut-être ceux auxquels nous paraissons si gais s'ennuient-ils encore plus que nous, mais, moi du moins, je ne m'amuse certainement pas: je m'ennuie cruellement!»

Sapho alluma une cigarette, et, suivie des jeunes gens, s'en alla au jardin, Betsy et Strémof restèrent près de la table à thé.

«Je vous le redemande, reprit Lise: comment faites-vous pour ne pas connaître l'ennui?

—Mais je ne fais rien, dit Anna en rougissant de cette insistance.

—C'est ce qu'on peut faire de mieux,» dit Strémof en se mêlant à la conversation.

C'était un homme d'une cinquantaine d'années, grisonnant, mais bien conservé; laid, mais d'une laideur originale et spirituelle; Lise Merkalof était la nièce de sa femme, et il passait auprès d'elle tous ses moments de loisir. Rencontrant Anna dans le monde, il chercha, en homme bien élevé, à se montrer particulièrement aimable pour elle, en raison même de ses mauvais rapports d'affaires avec son mari.

«Le meilleur des moyens est de ne rien faire, continua-t-il avec son sourire intelligent.—Je vous le répète depuis longtemps. Il suffit pour ne pas s'ennuyer de ne pas croire qu'on s'ennuiera: de même que si l'on souffre d'insomnie, il ne faut pas se dire que jamais on ne s'endormira. Voilà ce qu'a voulu vous faire comprendre Anna Arcadievna.

—Je serais ravie d'avoir effectivement dit cela, reprit Anna en souriant, car c'est mieux que spirituel, c'est vrai.

—Mais pourquoi, dites-moi, est-il aussi difficile de s'endormir que de ne pas s'ennuyer?

—Pour dormir, il faut avoir travaillé, et pour s'amuser aussi.

—Quel travail pourrais-je bien faire, moi dont le travail n'est bon à personne? Je pourrais faire semblant, mais je ne m'y entends pas, et ne veux pas m'y entendre.

—Vous êtes incorrigible», dit Strémof en s'adressant encore à Anna.
Il la rencontrait rarement et ne pouvait guère lui dire que des banalités,
mais il sut tourner ces banalités agréablement, lui parler de son retour à
Petersbourg, et de l'amitié de la comtesse Lydie pour elle.

«Ne partez pas, je vous en prie,» dit Lise en apprenant qu'Anna allait les quitter. Strémof se joignit à elle:

«Vous trouverez un contraste trop grand entre la société d'ici et celle de la vieille Wrede, dit-il; et puis vous ne lui serez qu'un sujet de médisances, tandis que vous éveillez ici des sentiments très différents!»

Anna resta pensive un moment; les paroles flatteuses de cet homme d'esprit, la sympathie enfantine et naïve que lui témoignait Lise, ce milieu mondain auquel elle était habituée, et dans lequel il lui semblait respirer librement, comparé à ce qui l'attendait chez elle, lui causèrent une minute d'hésitation. Ne pouvait-elle remettre à plus tard le moment terrible de l'explication? Mais, se rappelant la nécessité absolue de prendre un parti, et son profond désespoir du matin, elle se leva, fit ses adieux et partit.

XIX

Malgré sa vie mondaine et son apparente légèreté, Wronsky avait horreur du désordre. Un jour, étant jeune et encore au corps des pages, il se trouva à court d'argent, et essuya un refus lorsqu'il voulut en emprunter. Depuis lors il s'était juré de ne plus s'exposer à cette humiliation, et se tint parole. Cinq ou six fois par an, il faisait ce qu'il appelait sa lessive, et gardait ainsi ses affaires en ordre.

Le lendemain des courses, s'étant réveillé tard, Wronsky avant son bain, et sans se raser, endossa un sarrau de soldat, et procéda au classement de ses comptes et de son argent. Pétritzky, connaissant l'humeur de son camarade dans ces cas-là, se leva et s'esquiva sans bruit.

Tout homme dont l'existence est compliquée croit aisément que les difficultés de la vie sont une malechance personnelle, un privilège malheureux réservé à lui seul, et dont les autres sont exempts. Wronsky pensait ainsi, s'enorgueillissant, non sans raison, d'avoir jusqu'ici évité des embarras auxquels d'autres auraient succombé; mais, afin de ne pas aggraver la situation, il voulait au plus tôt voir clair dans ses affaires, et avant tout dans ses affaires d'argent.

Il écrivit de son écriture fine un état de ses dettes, et trouva un total de plus de 17 000 roubles, tandis que tout son avoir ne montait qu'à 1800 roubles, sans aucune rentrée à toucher avant le jour de l'an. Wronsky fit alors une classification de ses dettes, et établit trois catégories: d'abord les dettes urgentes, qui montaient à environ 4000 roubles, dont 1500 pour son cheval et 2000 pour payer un escroc qui les avait fait perdre à un de ses camarades. Cette dette ne le concernait pas directement, puisqu'il s'était simplement porté caution pour un ami, mais il tenait, en cas de réclamation, à pouvoir jeter cette somme à la tête du fripon qui l'avait escroquée.

Ces 4000 roubles étaient donc indispensables. Venaient ensuite les dettes de son écurie de courses, environ 8000 roubles, à son fournisseur de foin et d'avoine, ainsi qu'au bourrelier anglais; avec 2000 roubles on pouvait provisoirement tout régler.

Quant aux dettes à son tailleur et à divers autres fournisseurs, elles pouvaient attendre.

En somme il lui fallait 6000 roubles immédiatement, et il n'en avait que 1800.

Pour un homme auquel on attribuait 100 000 roubles de revenu, c'étaient de faibles dettes; mais ce revenu n'existait pas, car, la fortune paternelle étant indivise, Wronsky avait cédé sa part des deux cent mille roubles qu'elle rapportait, à son frère, au moment du mariage de celui-ci avec une jeune fille sans fortune, la princesse Barbe Tchirikof, fille du Décembriste. Alexis ne s'était réservé qu'un revenu de 25 000 roubles, disant qu'il suffirait jusqu'à ce qu'il se mariât, ce qui n'arriverait jamais. Son frère, très endetté, et commandant un régiment qui obligeait à de grandes dépenses, ne put refuser ce cadeau. La vieille comtesse, dont la fortune était indépendante, ajoutait 20 000 roubles au revenu de son fils cadet, qui dépensait tout sans songer à l'économie; mais sa mère, mécontente de la façon dont il avait quitté Moscou, et de sa liaison avec Mme Karénine, avait cessé de lui envoyer de l'argent: de sorte que Wronsky, vivant sur le pied d'une dépense de 45 000 roubles par an, s'était trouvé réduit tout à coup à 25 000. Avoir recours à sa mère était impossible, car la lettre qu'il avait reçue d'elle l'irritait, surtout par les allusions qu'elle contenait: on voulait bien l'aider dans l'avancement de sa carrière, mais non pour continuer une vie qui scandalisait toute la bonne société. L'espèce de marché sous-entendu par sa mère l'avait blessé jusqu'au fond de l'âme; il se sentait plus refroidi que jamais à son égard; d'un autre côté, reprendre la parole généreuse qu'il avait donnée à son frère un peu étourdîment, était aussi inadmissible. Le souvenir seul de sa belle-soeur, de cette bonne et charmante Waria, qui à chaque occasion lui faisait entendre qu'elle n'oubliait pas sa générosité, et ne cessait de l'apprécier, eût suffi à l'empêcher de se rétracter; c'était aussi impossible que de battre une femme, de voler ou de mentir; et cependant il sentait que sa liaison avec Anna pouvait lui rendre son revenu aussi nécessaire que s'il était marié.

La seule chose pratique, et Wronsky s'y arrêta sans hésitation, était d'emprunter 10 000 roubles à un usurier, ce qui n'offrait aucune difficulté, de diminuer ses dépenses, et de vendre son écurie. Cette décision prise, il écrivit à Rolandaki, qui lui avait souvent proposé d'acheter ses chevaux, fit venir l'Anglais et l'usurier, et partagea entre divers comptes l'argent qui lui restait. Ceci fait, il écrivit un mot bref à sa mère, et prit pour les relire encore une fois, avant de les brûler, les trois dernières lettres d'Anna: le souvenir de leur entretien de la veille le fit tomber dans une profonde méditation.

XX

Wronsky s'était fait un code de lois pour son usage particulier.

Ce code s'appliquait à un cercle de devoirs peu étendus, mais strictement déterminés; n'ayant guère eu à sortir de ce cercle, Wronsky ne s'était jamais trouvé pris au dépourvu, ni hésitant sur ce qu'il convenait de faire ou d'éviter. Ce code lui prescrivait, par exemple, de payer une dette de jeu à un escroc, mais ne déclarait pas indispensable de solder la note de son tailleur; il défendait le mensonge, excepté envers une femme; il interdisait de tromper, sauf un mari; admettait l'offense, mais non le pardon des injures.

Ces principes pouvaient manquer de raison et de logique, mais, comme Wronsky ne les discutait pas, il s'était toujours attribué le droit de porter haut la tête, du moment qu'il les observait. Depuis sa liaison avec Anna, il apercevait cependant certaines lacunes à son code; les conditions de sa vie ayant changé, il n'y trouvait plus réponse à tous ses doutes, et se prenait à hésiter en songeant à l'avenir.

Jusqu'ici ses rapports avec Anna et son mari étaient rentrés dans le cadre des principes connus et admis: Anna était une femme honnête qui, lui ayant donné son amour, avait tous les droits imaginables à son respect, plus même que si elle eût été sa femme légitime; il se serait fait couper la main plutôt que de se permettre un mot, une allusion blessante, rien qui pût sembler contraire à l'estime et à la considération sur lesquelles une femme doit compter.

Ses rapports avec la société étaient également clairs; chacun pouvait soupçonner sa liaison, personne ne devait oser en parler; il était prêt à faire taire les indiscrets, et à les obliger de respecter l'honneur de celle qu'il avait déshonorée.

Ses rapports avec le mari étaient plus clairs encore; du moment où il avait aimé Anna, ses droits sur elle lui semblaient imprescriptibles. Le mari était un personnage inutile, gênant, position certainement désagréable pour lui, mais à laquelle personne ne pouvait rien. Le seul droit qui lui restât était de réclamer une satisfaction par les armes, ce à quoi Wronsky était tout disposé.

Cependant les derniers jours avaient amené des incidents nouveaux, et Wronsky n'était pas prêt à les juger. La veille, Anna lui avait annoncé qu'elle était enceinte; il sentait qu'elle attendait de lui une résolution quelconque; or les principes qui dirigeaient sa vie ne déterminaient pas ce que devait être cette résolution; au premier moment, son coeur l'avait poussé à exiger qu'elle quittât son mari; maintenant il se demandait, après y avoir réfléchi, si cette rupture était désirable, et ses réflexions le jetaient dans la perplexité.

«Lui faire quitter son mari» c'est unir sa vie à la mienne: y suis-je préparé? Puis-je l'enlever, manquant d'argent comme je le fais? Admettons que je m'en procure: puis-je l'emmener tant que je suis au service? Au point où nous en sommes, je dois me tenir prêt à donner ma démission et à trouver de l'argent.»

L'idée de quitter le service l'amenait à envisager un côté secret de sa vie qu'il était seul à connaître.

L'ambition avait été le rêve de son enfance et de sa jeunesse, rêve capable de balancer dans son coeur l'amour que lui inspirait Anna, quoiqu'il n'en convînt pas avec lui-même. Ses premiers pas dans la carrière militaire avaient été aussi heureux que ses débuts dans le monde; mais depuis deux ans il subissait les conséquences d'une insigne maladresse.

Au lieu d'accepter un avancement qui lui fut proposé, il refusa, comptant sur ce refus pour se grandir et prouver son indépendance; il avait trop présumé du prix qu'on attachait à ses services, et depuis lors on ne s'était plus occupé de lui. Bon gré mal gré, il se voyait réduit à ce rôle d'homme indépendant, qui, ne demandant rien, ne peut trouver mauvais qu'on le laisse s'amuser en paix; en réalité, il ne s'amusait plus. Son indépendance lui pesait, et il commençait à craindre qu'on ne le tînt définitivement pour un brave et honnête garçon, uniquement destiné à s'occuper de ses plaisirs.

Sa liaison avec Anna avait un moment calmé le ver rongeur de l'ambition déçue, en attirant sur lui l'attention générale, comme sur le héros d'un roman; mais le retour d'un ami d'enfance, le général Serpouhowskoï, venait de réveiller ses anciens sentiments.

Le général avait été son camarade de classe, son rival d'études et d'exercices du corps, le compagnon de ses folies de jeunesse; il revenait couvert de gloire de l'Asie centrale, et, à peine rentré à Pétersbourg, on attendait sa nomination à un poste important; on le considérait comme un astre levant de premier ordre. Auprès de lui, Wronsky, libre, brillant, aimé d'une femme charmante, n'en faisait pas moins triste figure, comme simple capitaine de cavalerie auquel on permettait de rester indépendant tout à son aise.

«Certainement, se disait-il, je ne porte pas envie à Serpouhowskoï, mais son avancement prouve qu'il suffit à un homme comme moi d'attendre son heure, pour faire rapidement carrière. Il y a de cela trois ans à peine, il était au même point que moi; si je quittais le service, je brûlerais mes vaisseaux; en y restant, je ne perds rien; ne m'a-t-elle pas dit elle-même qu'elle ne voulait pas changer sa situation? Et puis-je, possédant son amour, envier Serpouhowskoï?»

Il frisa lentement le bout de sa moustache, se leva et se mit à marcher dans la chambre. Ses yeux brillaient, et il éprouvait le calme d'esprit qui succédait toujours chez lui au règlement de ses affaires; cette fois encore, tout était remis en bon ordre. Il se rasa, prit son bain froid, s'habilla, et s'apprêta à sortir.

XXI

«Je venais te chercher, dit Pétritzky en entrant dans la chambre. Ta lessive a duré longtemps aujourd'hui. Est-elle terminée?

—Oui, dit Wronsky en souriant des yeux.

—Quand tu sors de ces lessives, on dirait que tu sors du bain. Je viens de chez Gritzky (le colonel de leur régiment); on t'attend.»

Wronsky regardait son camarade sans lui répondre, sa pensée était ailleurs.

«Ah! c'est chez lui qu'est cette musique? dit-il en écoutant le son bien connu des polkas et des valses de la musique militaire, qui se faisait entendre dans le lointain. Quelle fête y a-t-il donc?

—Serpouhowskoï est arrivé.

—Ah! dit Wronsky, je ne savais pas». Et le sourire de ses yeux brilla plus vif.

Il avait pris en lui-même le parti de sacrifier son ambition à son amour, et de se trouver heureux; donc, il ne pouvait en vouloir à Serpouhowskoï de ne pas être encore venu le voir.

«J'en suis enchanté…»

Le colonel Gritzky occupait une grande maison seigneuriale; quand Wronsky arriva, toute la société était réunie sur la terrasse du bas; les chanteurs du régiment, en sarraus d'été, se tenaient debout dans la cour, autour d'un petit tonneau d'eau-de-vie; sur la première marche de la terrasse, le colonel avec sa bonne figure réjouie, entouré de ses officiers, criait plus fort que la musique, qui jouait un quadrille d'Offenbach, et il donnait avec force gestes des ordres à un groupe de soldats. Ceux-ci, avec le vaguemestre et quelques sous-officiers, s'approchèrent du balcon en même temps que Wronsky.

Le colonel, qui était retourné à table, reparut, un verre de champagne en main, et porta le toast suivant: «À la santé de notre ancien camarade le brave général prince Serpouhowskoï, hourra!»

Serpouhowskoï parut le verre en main à la suite du colonel.

«Tu rajeunis toujours, Bondarenko!» dit-il au vaguemestre, un beau garçon au teint fleuri.

Wronsky n'avait pas revu Serpouhowskoï depuis trois ans; il le trouva toujours aussi beau, mais d'une beauté plus mâle; la régularité de ses traits frappait moins encore que la noblesse et la douceur de toute sa personne. Il remarqua en lui la transformation propre à ceux qui réussissent, et qui sentent leur succès; ce certain rayonnement intérieur lui était bien connu.

Comme Serpouhowskoï descendait l'escalier, il aperçut Wronsky, et un sourire de contentement illumina son visage; il fit un signe de tête en levant son verre, pour indiquer par ce geste, en lui envoyant un salut affectueux, qu'il fallait trinquer avec le vaguemestre, raide comme un piquet, et tout prêt à recevoir l'accolade.

«Te voilà donc, cria le colonel, et Yashvine qui prétendait que tu étais dans tes humeurs noires!»

Serpouhowskoï, après avoir dûment embrassé trois fois le beau vaguemestre et s'être essuyé la bouche de son mouchoir, s'approcha de Wronsky.

«Que je suis content de te voir! dit-il en lui serrant la main et en l'emmenant dans un coin.

—Occupez-vous d'eux, cria le colonel à Yashvine, et il descendit vers le groupe de soldats.

—Pourquoi n'es-tu pas venu hier aux courses? Je pensais t'y voir, dit
Wronsky en examinant Serpouhowskoï.

—J'y suis venu, mais trop tard. Pardon, dit-il en se tournant vers un aide de camp; distribuez cela de ma part, je vous prie.» Et il tira de son portefeuille trois billets de cent roubles.

«Wronsky! veux-tu boire ou manger? demanda Yashvine. Hé! qu'on apporte quelque chose au comte! Bois ceci en attendant.»

La fête se prolongea longtemps; on but beaucoup. On porta Serpouhowskoï en triomphe; puis ce fut le tour du colonel. Ensuite le colonel dansa lui-même une danse de caractère devant les chanteurs; après quoi, un peu las, il s'assit sur un banc dans la cour, et démontra à Yashvine la supériorité de la Russie sur la Prusse, notamment dans les charges de cavalerie, et la gaieté se calma un moment; Serpouhowskoï alla se laver les mains dans le cabinet de toilette, et y trouva Wronsky qui se versait de l'eau sur la tête; il avait ôté son uniforme d'été et s'arrosait le cou. Quand il eut fini ses ablutions, il vint s'asseoir près de Serpouhowskoï, et là sur un petit divan ils causèrent.

«J'ai toujours su tout ce qui te concernait par ma femme, dit
Serpouhowskoï; je suis content que tu la voies souvent.

—C'est une amie de Waria, et ce sont les seules femmes de Pétersbourg que j'aie plaisir à voir, répondit Wronsky avec un sourire, prévoyant la tournure qu'allait prendre la conversation, et ne la trouvant pas désagréable.

—Les seules? demanda Serpouhowskoï en souriant aussi.

—Oui; moi aussi, je savais ce qui te concernait, mais ce n'était pas par ta femme seulement, dit Wronsky coupant court à toute allusion par l'expression sérieuse que prit son visage. J'ai été très heureux de tes succès, sans en être le moins du monde surpris. J'attendais plus encore.»

Serpouhowskoï sourit; cette opinion le flattait, et il ne voyait pas de raison pour le dissimuler.

«Moi, je n'espérais pas tant, à parler franchement; mais je suis content, très content; je suis ambitieux, c'est une faiblesse, je ne m'en cache pas.

—Tu t'en cacherais peut-être si tu réussissais moins bien, dit Wronsky.

—Je le crois; je n'irai pas jusqu'à dire que sans ambition il ne vaudrait pas la peine de vivre, mais la vie serait monotone; je me trompe peut-être, cependant il me semble que je possède les qualités nécessaires au genre d'activité que j'ai choisi, et que le pouvoir entre mes mains, quel qu'il soit, sera mieux placé qu'entre les mains de beaucoup d'autres à moi connus; par conséquent, plus j'approcherai du pouvoir, plus je serai content.

—C'est peut-être vrai pour toi, mais pas pour tout le monde; moi aussi, j'ai pensé comme toi, et cependant je vis, et ne trouve plus que l'ambition soit le seul but de l'existence.

—Nous y voilà, dit en riant Serpouhowskoï. Je commence par te dire que j'ai su l'affaire de ton refus, et je t'ai naturellement approuvé. Selon moi, tu as bien agi dans le fond, mais pas dans les conditions où tu devais le faire.

—Ce qui est fait, est fait, et tu sais que je ne renie pas mes actions; d'ailleurs, je m'en trouve très bien.

—Très bien, pour un temps. Tu ne t'en contenteras pas toujours. Ton frère, je ne dis pas, c'est un bon enfant comme notre hôte. L'entends-tu? ajouta-t-il en entendant des hourras prolongés dans le lointain. Mais cela ne peut te suffire à toi.

—Je ne dis pas que cela me suffise.

—Et puis, des hommes comme toi sont nécessaires.

—À qui?

—À qui? À la société, à la Russie. La Russie a besoin d'hommes, elle a besoin d'un parti: sinon tout ira à la diable.

—Qu'entends-tu par là? Le parti de Bertenef contre les communistes russes?

—Non, dit Serpouhowskoï avec une grimace, à l'idée qu'on pût le soupçonner d'une semblable bêtise. Tout cela, c'est une blague[11]: ce qui a toujours été sera toujours. Il n'y a pas de communistes, mais des gens qui ont besoin d'inventer un parti dangereux quelconque, par esprit d'intrigue. C'est le vieux jeu. Ce qu'il faut, c'est un groupe puissant d'hommes indépendants comme toi et moi.

—Pourquoi cela?—Wronsky nomma quelques personnalités influentes;—ceux-là ne sont cependant pas indépendants.

—Ils ne le sont pas, uniquement parce que de naissance ils n'ont pas eu d'indépendance matérielle, de nom, qu'ils n'ont pas, comme nous, vécu près du soleil. L'argent ou les honneurs peuvent les acheter, et pour se maintenir il leur faut suivre une direction à laquelle eux-mêmes n'attachent parfois aucun sens, qui peut être mauvaise, mais dont le but est de leur assurer une position officielle et certains appointements. Cela n'est pas plus fin que cela,[11] quand on regarde dans leur jeu. Je suis peut-être pire, ou plus bête qu'eux, ce qui n'est pas certain, mais en tout cas j'ai comme toi l'avantage important d'être plus difficile à acheter. Plus que jamais, les hommes de cette trempe-là sont nécessaires.»

[Note 11: En français dans le texte.]

Wronsky l'écoutait attentivement, moins à cause de ses paroles que parce qu'il comprenait la portée des vues de son ami; tandis que lui-même ne tenait encore qu'aux intérêts de son escadron, Serpouhowskoï envisageait déjà la lutte avec le pouvoir, et se créait un parti dans les sphères officielles. Et quelle force n'acquerrait-il pas avec sa puissance de réflexion et d'assimilation, et cette facilité de parole, si rare dans son milieu?

Quelque honte qu'il en éprouvât, Wronsky se surprit un mouvement d'envie.

«Il me manque une qualité essentielle pour parvenir, répondit-il: l'amour du pouvoir. Je l'ai eu, et l'ai perdu.

—Je n'en crois rien, dit en souriant le général.

—C'est pourtant vrai, «maintenant» surtout, pour être absolument sincère.

—«Maintenant», peut-être, mais cela ne durera pas toujours.

—Cela se peut.

—Tu dis «cela se peut», et moi je dis «certainement non», continua Serpouhowskoï, comme s'il eût deviné sa pensée. C'est pourquoi je tenais à causer avec toi. J'admets ton premier refus, mais je te demande pour l'avenir carte blanche. Je ne joue pas au protecteur avec toi, et cependant pourquoi ne le ferais-je pas: n'as-tu pas été souvent le mien? Notre amitié est au-dessus de cela. Oui, donne-moi carte blanche, et je t'entraînerai sans que cela y paraisse.

—Comprends donc que je ne demande rien, dit Wronsky, si ce n'est que le présent subsiste.»

Serpouhowskoï se leva,, et se plaçant devant lui: «Je te comprends, mais écoute-moi: nous sommes contemporains, peut-être as-tu connu plus de femmes que moi (son sourire et son geste rassurèrent Wronsky sur la délicatesse qu'il mettrait à toucher l'endroit sensible), mais je suis marié, et, comme a dit je ne sais qui, celui qui n'a connu que sa femme et l'a aimée, en sait plus long sur la femme que celui qui en a connu mille…

—Nous venons, cria Wronsky à un officier qui s'était montré à la porte pour les appeler de la part du colonel. Il était curieux de voir où Serpoulowskoï voulait en venir.

—La femme, selon moi, est la pierre d'achoppement de la carrière d'un homme. Il est difficile d'aimer une femme et de rien faire de bon, et la seule façon de ne pas être réduit à l'inaction par l'amour, c'est de se marier. Comment t'expliquer cela, continua Serpouhowskoï que les comparaisons amusaient? Suppose que tu portes un fardeau: tant qu'on ne te l'aura pas lié sur le dos, tes mains ne te serviront à rien. C'est là ce que j'ai éprouvé en me mariant; mes mains sont tout à coup devenues libres; mais traîner ce fardeau sans le mariage, c'est se rendre incapable de toute action. Regarde Masonkof, Kroupof… Grâce aux femmes, ils ont perdu leur carrière!

—Mais quelles femmes! dit Wronsky en pensant à l'actrice et à la
Française auxquelles ces deux hommes étaient enchaînés.

—Plus la position sociale de la femme est élevée, plus la difficulté est grande: ce n'est plus alors se charger d'un fardeau, c'est l'arracher à quelqu'un.

—Tu n'as jamais aimé, murmura Wronsky en regardant devant lui et songeant à Anna.

—Peut-être, mais pense à ce que je t'ai dit, et n'oublie pas ceci: Les femmes sont toutes plus matérielles que les hommes; nous avons de l'amour une conception grandiose, elles restent toujours terre à terre….—Tout de suite,—dit-il à un domestique qui entrait dans la chambre; mais celui-ci ne venait pas les chercher, il apportait un billet à Wronsky.

—De la princesse Tverskoï.»

Wronsky décacheta le billet et devint tout rouge.

«J'ai mal à la tête et je rentre chez moi, dit-il à Serpouhowskoï.

—Alors adieu, tu me donnes carte blanche, nous en reparlerons; je te trouverai à Pétersbourg.»

XXII

Il était cinq heures passées. Pour ne pas manquer au rendez-vous, et surtout pour ne pas s'y rendre avec ses chevaux que tout le monde connaissait, Wronsky prit la voiture d'isvostchik de Yashvine et ordonna au cocher de marcher bon train; c'était une vieille voiture à quatre places; il s'y installa dans un coin, et étendit ses jambes sur la banquette.

L'ordre rétabli dans ses affaires, l'amitié de Serpouhowskoï et les paroles flatteuses par lesquelles celui-ci lui avait affirmé qu'il était un homme nécessaire, enfin l'attente d'une entrevue avec Anna, lui donnaient une joie de vivre si exubérante qu'un sourire lui vint aux lèvres; il passa la main sur la contusion de la veille, et respira à pleins poumons.

«Qu'il fait bon vivre», se dit-il en se rejetant au fond de la voiture, les jambes croisées. Jamais il n'avait éprouvé si vivement cette plénitude de vie, qui lui rendait même agréable la légère douleur qu'il ressentait de sa chute.

Cette froide et claire journée d'août, dont Anna avait été si péniblement impressionnée, le stimulait, l'excitait.

Ce qu'il apercevait aux dernières clartés du jour, dans cette atmosphère pure, lui paraissait frais, joyeux et sain comme lui-même. Les toits des maisons que doraient les rayons du soleil couchant, les contours des palissades bordant la route, les maisons se dessinant en vifs reliefs, les rares passants, la verdure des arbres et du gazon, qu'aucun souffle de vent n'agitait, les champs avec leurs sillons de pommes de terre, où se projetaient des ombres obliques: tout semblait composer un joli paysage fraîchement verni.

«Plus vite, plus vite,» dit-il au cocher en lui glissant par la glace de la voiture un billet de trois roubles. L'isvostchik raffermit de la main la lanterne de la voiture, fouetta ses chevaux, et l'équipage roula rapidement sur la chaussée unie.

«Il ne me faut rien, rien que ce bonheur!» pensa-t-il en fixant les yeux sur le bouton de la sonnette, placé entre les deux glaces de la voiture; et il se représenta Anna telle qu'il l'avait vue la dernière fois. «Plus je vais, plus je l'aime!.. Et voilà le jardin de la villa Wrede. Où peut-elle bien être? Pourquoi m'a-t-elle écrit un mot sur la lettre de Betsy?» C'était la première fois qu'il y songeait; mais il n'avait pas le temps de réfléchir. Il arrêta le cocher avant d'atteindre l'avenue, descendit tandis que la voiture marchait encore, et entra dans l'allée qui menait à la maison: il n'y vit personne; mais en regardant à droite dans le parc, il aperçut Anna, le visage couvert d'un voile épais; il la reconnut à sa démarche, à la forme de ses épaules, à l'attache de sa tête, et sentit comme un courant électrique. Sa joie de vivre se communiquait à ses mouvements et à sa respiration.

Quand ils furent près l'un de l'autre, elle lui prit vivement la main:

«Tu ne m'en veux pas de t'avoir fait venir? J'ai absolument besoin de te voir,—dit-elle, et le pli sévère de sa lèvre sous son voile changea subitement la disposition joyeuse de Wronsky.

—Moi, t'en vouloir? mais comment et pourquoi es-tu ici?

—Peu importe, dit-elle en passant le bras sous celui de Wronsky; viens, il faut que je te parle.»

Il comprit qu'un nouvel incident était survenu, et que leur entretien n'aurait rien de doux; aussi fut-il gagné par l'agitation d'Anna sans en connaître la cause.

«Qu'y a-t-il?» demanda-t-il en lui serrant le bras et cherchant à lire sur son visage.

Elle fit quelques pas en silence pour reprendre haleine, et s'arrêta tout à coup.

«Je ne t'ai pas dit hier, commença-t-elle en respirant avec effort et parlant rapidement, qu'en rentrant des courses avec Alexis Alexandrovitch, je lui ai tout avoué…, je lui ai dit que je ne pouvais plus être sa femme,…. enfin tout.»

Il l'écoutait, penché vers elle, comme s'il eût voulu adoucir l'amertume de cette confidence; mais aussitôt qu'elle eut parlé, il se redressa et son visage prit une expression fière et sévère.

«Oui, oui, cela valait mille fois mieux. Je comprends ce que tu as dû souffrir!» Mais elle n'écoutait pas et cherchait à deviner les pensées de son amant; pouvait-elle imaginer que l'expression de ses traits se rapportât à la première idée que lui avait suggérée le récit qu'il venait d'entendre; au duel, qu'il croyait dorénavant inévitable! jamais Anna n'y avait songé, et l'interprétation qu'elle donna au changement de physionomie de Wronsky fut très différente.

Depuis la lettre de son mari, elle sentait au fond de l'âme que tout resterait comme par le passé, qu'elle n'aurait pas la force de sacrifier sa position dans le monde, ni son fils, à son amant. La matinée passée chez la princesse Tverskoï l'avait confirmée dans cette conviction; néanmoins elle attachait une grande importance à son entrevue avec Wronsky, elle espérait que leur situation respective en serait changée. Si dès le premier moment il avait dit sans hésitation: «Quitte tout et viens avec moi», elle aurait même abandonné son fils; mais il n'eut aucun mouvement de ce genre, et lui sembla plutôt blessé et mécontent.

«Je n'ai pas souffert, cela s'est fait de soi-même, dit-elle avec une certaine irritation, et voilà…..» Elle retira de son gant la lettre de son mari.

«Je comprends, je comprends, interrompit Wronsky en prenant la lettre sans la lire, et en cherchant à calmer Anna. Je ne désirais que cette explication pour consacrer entièrement ma vie à ton bonheur.

—Pourquoi me dis-tu cela? puis-je en douter? dit-elle. Si j'en doutais…….

—Qui vient là? dit tout à coup Wronsky en désignant deux dames qui venaient à leur rencontre. Peut-être nous connaissent-elles…» Et il entraîna précipitamment Anna dans une allée de côté.

«Cela m'est si indifférent!—dit celle-ci; ses lèvres tremblaient, et il sembla à Wronsky qu'elle le regardait sous son voile avec une expression de haine étrange.—Je le répète: dans toute cette affaire, je ne doute pas de toi; mais lis ce qu'il m'écrit.» Et elle s'arrêta de nouveau.

Wronsky, tout en lisant la lettre, s'abandonna involontairement, comme il l'avait fait tout à l'heure en apprenant la rupture d'Anna avec son mari, à l'impression qu'éveillait en lui la pensée de ses rapports avec ce mari offensé; malgré lui il se représentait la provocation qu'il recevrait le lendemain, le duel, le moment où, toujours calme et froid, il serait en face de son adversaire, et, après avoir déchargé son arme en l'air, attendrait que celui-ci tirât sur lui;… et les paroles de Serpouhowskoï lui traversèrent l'esprit: «Mieux vaut ne pas s'enchaîner.» Comment faire entendre cela à Anna?

Après avoir lu la lettre, il leva sur son amie un regard qui manquait de décision; elle comprit qu'il avait réfléchi, et que, quelque chose qu'il dît, ce ne serait pas le fond de sa pensée. Il ne répondait pas à ce qu'elle avait attendu de lui; son dernier espoir s'évanouissait.

«Tu vois quel homme cela fait? dit-elle d'une voix tremblante.

—Pardonne-moi, interrompit Wronsky, mais je n'en suis pas fâché… Pour Dieu, laisse-moi achever, ajouta-t-il en la suppliant du regard de lui donner le temps d'expliquer sa pensée. Je n'en suis pas fâché parce qu'il est impossible d'en rester là, comme il le suppose.

—Pourquoi cela?» demanda Anna d'une voix altérée, n'attachant plus aucun sens à ses paroles, car elle sentait son sort décidé.

Wronsky voulait dire qu'après le duel, qu'il jugeait inévitable, cette situation changerait forcément, mais il dit tout autre chose:

«Cela ne peut durer ainsi. J'espère maintenant que tu le quitteras, et que tu me permettras—ici il rougit et se troubla—de songer à l'organisation de notre vie commune; demain……»

Elle ne le laissa pas achever:

«Et mon fils? Tu vois ce qu'il écrit: il faudrait le quitter. Je ne le puis, ni ne le veux.

—Mais, au nom du ciel, vaut-il mieux ne pas quitter ton fils, et continuer cette existence humiliante?

—Pour qui est-elle humiliante?

—Pour tous, mais pour toi surtout.

—Humiliante! ne dis pas cela, ce mot n'a pas de sens pour moi, murmura-t-elle d'une voix tremblante. Comprends donc que, du jour où je t'ai aimé, tout dans la vie s'est transformé pour moi: rien n'existe à mes yeux en dehors de ton amour; s'il m'appartient toujours, je me sens à une hauteur où rien ne peut m'atteindre. Je suis fière de ma situation parce que… je suis fière…..» Elle n'acheva pas, des larmes de honte et de désespoir étouffaient sa voix. Elle s'arrêta en sanglotant.

Lui aussi sentit quelque chose le prendre au gosier, et pour la première fois de sa vie il se vit prêt à pleurer, sans savoir ce qui l'attendrissait le plus: sa pitié pour celle qu'il était impuissant à aider et dont il avait causé le malheur, ou le sentiment d'avoir commis une mauvaise action.

«Un divorce serait-il donc impossible?» dit-il doucement. Elle secoua la tête sans répondre. «Ne pourrais-tu le quitter en emmenant l'enfant?

—Oui, mais tout dépend de lui maintenant; il faut que j'aille le rejoindre», dit-elle sèchement; son pressentiment s'était vérifié: tout restait comme par le passé.

«Je serai mardi à Pétersbourg et nous déciderons.

—Oui, répondit-elle, mais ne parlons plus de tout cela.»

La voiture d'Anna, qu'elle avait renvoyée avec l'ordre de venir la reprendre à la grille du jardin Wrede, approchait.

Anna dit adieu à Wronsky et partit.

XXIII

La commission du 2 juin siégeait généralement le lundi. Alexis Alexandrovitch entra dans la salle, salua, comme d'ordinaire, le président et les membres de la commission, et s'assit à sa place, posant la main sur les papiers préparés devant lui, parmi lesquels se trouvaient ses documents particuliers et ses notes sur la proposition qu'il comptait soumettre à ses collègues. Au reste, les notes était superflues, car non seulement rien ne lui échappait de ce qu'il avait préparé, mais il se croyait encore tenu de repasser au dernier moment dans sa mémoire les sujets qu'il voulait traiter. Il savait d'ailleurs que l'instant venu, lorsqu'il se verrait en face de son adversaire qui chercherait à prendre une physionomie indifférente, la parole lui viendrait d'elle-même, avec toute la netteté nécessaire, et que chaque mot porterait. En attendant, il écoutait la lecture du rapport habituel de l'air le plus innocent, le plus inoffensif. Personne n'aurait pensé, en voyant cet homme à la tête penchée, à l'aspect fatigué, palpant doucement de ses mains blanches, aux veines légèrement gonflées, aux doigts longs et maigres, les bords du papier blanc posé devant lui, que, quelques minutes après, ce même homme allait prononcer un discours qui soulèverait une véritable tempête, obligerait les membres de la commission à crier plus fort les uns que les autres, en s'interrompant mutuellement, et forcerait le président à les rappeler à l'ordre. Quand le rapport fut terminé, Alexis Alexandrovitch, d'une voix faible, déclara qu'il avait quelques observations à présenter au sujet de la question à l'ordre du jour. L'attention générale se porta sur lui. Alexis Alexandrovitch éclaircit sa voix, toussa légèrement, et, sans regarder son adversaire, comme il le faisait toujours quand il débitait un discours, s'adressa au premier venu, assis devant lui, qui se trouva être un petit vieillard modeste, sans la moindre importance dans la commission. Quand il en vint au point capital, aux lois organiques, son adversaire sauta de son siège et lui répondit; Strémof, qui faisait aussi partie de la commission et qu'il piquait au vif, se défendit également. La séance fut des plus orageuses; mais Alexis Alexandrovitch triompha, et sa proposition fut acceptée; on nomma trois nouvelles commissions, et le lendemain, dans certain milieu pétersbourgeois, il ne fut question que de cette séance. Le succès d'Alexis Alexandrovitch dépassa même son attente.

Le lendemain matin, le mardi, Karénine, en s'éveillant, se rappela avec plaisir son triomphe de la veille, et ne put réprimer un sourire, malgré son désir de paraître indifférent, quand son chef de cabinet, pour lui être agréable, lui parla des rumeurs qu'excitait la réunion de la veille.

Alexis Alexandrovitch, absorbé par le travail, oublia complètement que ce mardi était le jour fixé pour le retour de sa femme; aussi fut-il désagréablement impressionné quand un domestique vint lui annoncer qu'elle était arrivée.

Anna était rentrée à Pétersbourg le matin de bonne heure; son mari ne l'ignorait pas, puisqu'elle avait demandé une voiture par dépêche; mais il ne vint pas la recevoir, et elle fut prévenue qu'il était occupé avec son chef de cabinet. Après l'avoir fait avertir de son retour, Anna alla dans son appartement, et y fit déballer ses effets, attendant toujours qu'Alexis Alexandrovitch parût; mais une heure se passa, et il ne parut pas; sous prétexte d'ordres à donner, elle entra dans la salle à manger, parla au domestique à voix haute, avec intention, toujours sans succès; elle entendit son mari reconduire jusqu'à la porte son chef de cabinet; d'habitude, il sortait après cette conférence, elle le savait et voulait absolument le voir pour régler leurs rapports futurs; il fallut se décider à entrer dans le cabinet de travail d'Alexis Alexandrovitch. Celui-ci en uniforme, prêt à sortir, était accoudé à une petite table et regardait tristement devant lui. Anna le vit avant qu'il l'aperçût, et comprit qu'il pensait à elle. Karénine, à sa vue, voulut se lever, hésita, rougit, ce qui ne lui arrivait guère, puis, se levant enfin brusquement, il fit quelques pas vers elle, en fixant les yeux sur son front et sa coiffure, pour éviter son regard. Quand il fut près de sa femme, il lui prit la main et l'invita à s'asseoir.

«Je suis très content de vous savoir rentrée,» dit-il en s'asseyant près d'elle avec le désir évident de parler, mais en s'arrêtant chaque fois qu'il ouvrait la bouche. Quoique préparée à cette entrevue, et disposée à l'accuser et à le mépriser, Anna ne trouvait rien à dire et avait pitié de lui. Leur silence se prolongea assez longtemps.

«Serge va bien?—dit-il enfin; et, sans attendre de réponse, il ajouta:
—Je ne dînerai pas à la maison: il faut que je sorte tout de suite.

—Je voulais partir pour Moscou, dit Anna.

—Non, vous avez très, très bien fait de rentrer,» répondit-il. Et le silence recommença.

Le voyant incapable d'aborder la question, Anna prit la parole elle-même.

«Alexis Alexandrovitch, dit-elle en le regardant sans baisser les yeux sous ce regard fixé sur sa coiffure. Je suis une femme mauvaise et coupable; mais je reste ce que j'étais, ce que je vous ai avoué être, et je suis venue vous dire que je ne pouvais changer.

—Je ne vous demande pas cela,—répondit-il aussitôt d'un ton décidé, la colère lui rendant toutes ses facultés et, cette fois, regardant Anna en face, avec une expression de haine:—Je le supposais, mais ainsi que je vous l'ait dit et écrit, continua-t-il d'une voix brève et perçante, ainsi que je vous le répète encore, je ne suis pas tenu de le savoir, je veux l'ignorer; toutes les femmes n'ont pas comme vous la bonté de se hâter de donner à leurs maris cette agréable nouvelle. (Il insista sur le mot «agréable».) J'ignore tout tant que le monde n'en sera pas averti, ni mon nom déshonoré. C'est pourquoi je vous préviens que nos relations doivent rester ce qu'elles ont toujours été; je ne chercherai à mettre mon honneur à l'abri que dans le cas où vous vous compromettriez.

—Mais nos relations ne peuvent rester ce qu'elles étaient,» dit Anna timidement en le regardant avec frayeur.

En le retrouvant avec ses gestes calmes, sa voix railleuse, aiguë et un peu enfantine, toute la pitié qu'elle avait d'abord éprouvée disparut devant la répulsion qu'il lui inspirait; elle n'eut qu'une crainte, celle de ne pas s'expliquer d'une façon assez précise sur ce que devaient être leurs relations.

«Je ne puis être votre femme, quand je….»

Karénine eut un rire froid et mauvais.

«Le genre de vie qu'il vous a plu de choisir se reflète jusque dans votre manière de comprendre, mais je méprise et respecte trop, je veux dire que je respecte trop votre passé et méprise trop le présent pour que mes paroles prêtent à l'interprétation que vous leur donnez.»

Anna soupira et baissa la tête.

«Au reste, continua-t-il en s'échauffant, j'ai peine à comprendre que, n'ayant rien trouvé de blâmable à prévenir votre mari de votre infidélité, vous ayez des scrupules sur l'accomplissement de vos devoirs d'épouse.

—Alexis Alexandrovitch, qu'exigez-vous de moi?

—J'exige de ne jamais rencontrer cet homme. J'exige que vous vous comportiez de telle sorte que ni le monde ni nos gens ne puissent vous accuser; j'exige, en un mot, que vous ne le receviez plus. Il me semble que ce n'est pas beaucoup demander. Je n'ai rien de plus à vous dire; je dois sortir et ne dînerai pas à la maison.»

Il se leva et se dirigea vers la porte. Anna se leva aussi; il la salua sans parler, et la laissa sortir la première.

XXIV

Jamais, malgré l'abondance de la récolte, Levine n'éprouva autant de déboires que cette année et ne constata plus clairement ses mauvais rapports avec les paysans. Lui-même n'envisageait plus ses affaires au même point de vue, et n'y prenait plus le même intérêt. De toutes les améliorations introduites par lui avec tant de peine, il ne résultait qu'une lutte incessante, dans laquelle lui, le maître, défendait son bien, tandis que les ouvriers défendaient leur travail. Combien de fois n'eut-il pas à le remarquer cet été? Tantôt c'était le trèfle réservé pour les semences qu'on lui fauchait comme fourrage prétextant un ordre de l'intendant, mais uniquement parce que ce trèfle semblait plus facile à faucher; le lendemain, c'était une nouvelle machine à faner qu'on brisait, parce que celui qui la conduisait trouvait ennuyeux de sentir une paire d'ailes battre au-dessus de sa tête. Puis c'étaient les charrues perfectionnées qu'on ne se décidait pas à employer, les chevaux qu'on laissait paître un champ de froment, parce qu'au lieu de les veiller la nuit on dormait autour du feu allumé dans la prairie; enfin trois belles génisses, oubliées sur le regain de trèfle, moururent et jamais il ne fut possible de convaincre le berger que le trèfle en était cause. On consola le maître en lui racontant que douze vaches avaient péri en trois jours chez le voisin.

Levine n'attribuait pas ces ennuis à des rancunes personnelles de la part des paysans; il constatait seulement avec chagrin que ses intérêts resteraient forcément opposés à ceux des travailleurs.

Depuis longtemps il sentait sa barque sombrer, sans qu'il s'expliquât comment l'eau y pénétrait; il avait cherché à se faire illusion, mais maintenant le découragement l'envahissait; la campagne lui devenait antipathique, il n'avait plus goût à rien.

La présence de Kitty dans le voisinage aggravait ce malaise moral; il aurait voulu la voir, et ne pouvait se résoudre à aller chez sa soeur. Quoiqu'il eût senti en la revoyant sur la grand'route qu'il l'aimait toujours, le refus de la jeune fille mettait entre eux une barrière infranchissable. «Je ne saurais lui pardonner de m'accepter parce qu'elle n'a pas réussi à en épouser un autre», se disait-il, et cette pensée la lui rendait presque odieuse. «Ah! si Daria Alexandrovna ne m'avait pas parlé….., j'aurais pu la rencontrer par hasard, et tout se serait peut-être arrangé, mais désormais c'est impossible,….. impossible!»

Dolly lui écrivit un jour pour lui demander une selle de dame pour Kitty, l'invitant à l'apporter lui-même. Ce fut le coup de grâce; comment une femme de sentiments délicats pouvait-elle ainsi abaisser sa soeur?

Il déchira successivement dix réponses.

Il ne pouvait venir et ne pouvait pas davantage se retrancher derrière des empêchements invraisemblables, ou, qui pis est, prétexter un départ. Il envoya donc la selle sans un mot de réponse, et le lendemain, sentant qu'il avait commis une grossièreté, il partit pour faire une visite lointaine, laissant son intendant chargé des affaires qui lui étaient devenues si pesantes. Swiagesky, un de ses amis, lui avait récemment rappelé sa promesse de venir chasser la bécasse; jusqu'ici, au milieu des occupations qui le retenaient, cette chasse, qui le tentait beaucoup, n'avait pu lui faire entreprendre ce petit voyage. Maintenant il fut content de s'éloigner de la maison, du voisinage des Cherbatzky, et d'aller chasser, remède auquel il avait recours dans ses jours de tristesse.

XXV

Il n'y avait dans le district de Sourof ni chemins de fer ni routes postales, et Levine partit en tarantass avec ses chevaux. À mi-chemin, il fit halte chez un riche paysan; celui-ci, un vieillard chauve, bien conservé, avec une grande barbe rousse grisonnant près des joues, ouvrit la porte cochère en se serrant contre le mur pour faire place à la troïka; il pria Levine d'entrer dans la maison.

Une jeune femme proprement vêtue, des galoches à ses pieds nus, lavait le plancher à l'entrée de l'izba; elle s'effraya en apercevant le chien de Levine et poussa un cri, mais elle se rassura quand on lui dit qu'il ne mordait pas. De son bras à la manche retroussée elle indiqua la porte de la chambre d'honneur, et cacha son visage en se remettant à laver, courbée en deux.

«Vous faut-il le samovar?

—Oui, je te prie.»

Dans la grande chambre, chauffée par un poêle hollandais, et divisée en deux par une cloison, se trouvaient en fait de meubles: une table ornée de dessins coloriés, au-dessus de laquelle étaient suspendues les images saintes, un banc, deux chaises, et près de la porte une petite armoire contenant la vaisselle. Les volets, soigneusement fermés, ne laissaient pas pénétrer de mouches, et tout était si propre, que Levine fit coucher Laska dans un coin près de la porte, de crainte qu'elle ne salît le plancher, après les nombreux bains qu'elle avait pris dans toutes les mares de la route.

«Bien sûr, vous allez chez Nicolas Ivanitch Swiagesky, dit le vieux paysan en s'approchant de Levine, lorsque celui-ci sortit de la chambre pour examiner la cour et les dépendances. Il s'arrête aussi chez nous en passant.»

Pendant qu'il parlait, la porte cochère cria une seconde fois sur ses gonds, et des ouvriers entrèrent dans la cour, revenant des champs avec les herses et les charrues.

Le vieillard quitta Levine, s'approcha des chevaux, vigoureux et bien nourris, et aida à dételer.

«Qu'a-t-on labouré?

—Les champs de pommes de terre. Hé! Fédor, laisse là ton cheval près de l'abreuvoir, tu en attelleras un autre.»

La belle jeune femme en galoches rentra en ce moment dans la maison avec deux seaux pleins d'eau, et d'autres femmes, jeunes, belles, laides ou vieilles, avec ou sans enfants, apparurent.

Le samovar se mit à chanter; les ouvriers, ayant dételé leurs chevaux, allèrent dîner, et Levine, faisant retirer ses provisions de la calèche, invita le vieillard à prendre le thé. Le paysan, visiblement flatté, accepta, tout en se défendant.

Levine, en buvant le thé, le fit jaser.

Dix ans auparavant ce paysan avait pris en ferme d'une dame 120 déciatines, et l'année précédente les avait achetées; il louait en même temps 300 déciatines à un autre voisin: une portion de cette terre était sous-louée; le reste, une quarantaine de déciatines, était exploité par lui avec ses enfants et deux ouvriers.

Le vieux se lamentait, assurait que tout allait mal, mais c'était par convenance, car il cachait difficilement l'orgueil que lui inspiraient son bien-être, ses beaux enfants, son bétail et, par-dessus tout, la prospérité de son exploitation. Dans le courant de la conversation il prouva qu'il ne repoussait pas les innovations, cultivait les pommes de terre en grand, labourait avec des charrues, qu'il nommait «charrues de propriétaire», semait du froment et le sarclait, ce que Levine n'avait jamais pu obtenir chez lui.

«Cela occupe les femmes, dit-il.

—Eh bien, nous autres propriétaires n'en venons pas à bout.

—Comment peut-on mener les choses à bien avec des ouvriers? c'est la ruine. Voilà Swiagesky par exemple, dont nous connaissons bien la terre: faute de surveillance, il est rare que sa récolte soit bonne.

—Mais comment fais-tu, toi, avec tes ouvriers?

—Oh! nous sommes entre paysans; nous travaillons nous-mêmes, et si l'ouvrier est mauvais, il est vite chassé: on s'arrange toujours avec les siens.

—Père, on demande du goudron», vint dire à la porte la jeune femme aux galoches.

Le vieux se leva, remercia Levine, et, après s'être longuement signé devant les saintes images, il sortit.

Lorsque Levine entra dans la chambre commune pour appeler son cocher, il vit toute la famille à table; les femmes servaient debout. Un grand beau garçon, la bouche pleine, racontait une histoire qui faisait rire tout le monde, mais principalement la jeune femme, occupée à remplir de soupe une grande écuelle où chacun puisait.

Levine emporta de cet intérieur de paysans aisés une impression douce et durable, qu'il garda pendant le reste de son voyage.

XXVI

Swiagesky était maréchal de son district; plus âgé que Levine de cinq ans, il était marié depuis longtemps; sa belle-soeur, une jeune fille très sympathique, vivait chez lui, et Levine savait, comme les jeunes gens à marier savent ces choses-là, qu'on désirait la lui voir épouser. Quoiqu'il songeât au mariage, et qu'il fût persuadé que cette aimable personne ferait une charmante femme, il aurait trouvé aussi vraisemblable de voler dans les airs que de l'épouser. La crainte d'être pris pour un prétendant lui gâtait le plaisir qu'il se proposait de sa visite, et l'avait fait réfléchir en recevant l'invitation de son ami.

Swiagesky était un type intéressant de propriétaire adonné aux affaires du pays; mais il y avait peu de rapports entre les opinions qu'il professait et sa façon de vivre et d'agir. Il méprisait la noblesse, qu'il accusait d'être hostile à l'émancipation, traitait la Russie de pays pourri, dont le détestable gouvernement ne valait guère mieux que celui de la Turquie; et cependant il avait accepté la charge de maréchal de district, charge dont il s'acquittait consciencieusement; jamais il ne voyageait sans arborer la casquette officielle, bordée de rouge et ornée d'une cocarde. Le paysan russe représentait pour lui un intermédiaire entre l'homme et le singe, mais c'était aux paysans qu'il serrait de préférence la main pendant les élections, et eux qu'il écoutait avec le plus d'attention. Il ne croyait ni à Dieu ni au diable, mais se préoccupait beaucoup d'améliorer le sort du clergé, et tenait à garder l'église paroissiale dans sa terre. Dans la question de l'émancipation des femmes, il se prononçait pour les théories les plus radicales, mais, vivant en parfaite harmonie avec sa femme, il ne lui laissait aucune initiative, et ne lui confiait d'autre soin que celui d'organiser aussi agréablement que possible leur vie commune sous sa propre direction. Il affirmait qu'on ne pouvait vivre qu'à l'étranger, mais il avait en Russie des terres qu'il exploitait par les procédés les plus perfectionnés, et il suivait soigneusement les progrès qui s'accomplissaient dans le pays.

Malgré ces contradictions, Levine essayait de le comprendre, le considérant comme une énigme vivante, et grâce à leurs relations amicales il cherchait à dépasser ce qu'il appelait le «seuil» de cet esprit.

La chasse à laquelle son hôte l'emmena fut médiocre; les marais étaient à sec, et les bécasses rares; Levine marcha toute la journée pour rapporter trois pièces; en revanche, il revint avec un excellent appétit, une humeur parfaite, et une certaine excitation intellectuelle, qui résultait toujours pour lui d'un exercice physique violent.

Le soir, auprès de la table à thé, Levine se trouva assis près de la maîtresse de la maison, une blonde de taille moyenne, au visage rond embelli de jolies fossettes. Obligé de causer avec elle et sa soeur placée en face de lui, il se sentait troublé par le voisinage de cette jeune fille, dont la robe, ouverte en coeur, semblait avoir été revêtue à son intention. Cette toilette, découvrant une poitrine blanche, le déconcertait; il n'osait tourner la tête de ce côté, rougissait, se sentait mal à l'aise, et sa gêne se communiquait à la jolie belle-soeur. La maîtresse de la maison avait l'air de ne rien remarquer, et soutenait de son mieux la conversation.

«Vous croyez que mon mari ne s'intéresse pas à ce qui est russe? disait-elle. Bien au contraire; il est plus heureux ici que partout ailleurs; il a tant à faire à la campagne! vous n'avez pas vu notre école?

—Si fait; c'est cette maisonnette couverte de lierre?

—Oui, c'est l'oeuvre de Nastia, dit-elle en désignant sa soeur.

—Vous y donnez vous-même des leçons? demanda Levine en regardant comme un coupable du côté du corsage ouvert.

—J'en ai donné et j'en donne encore, mais nous avons une maîtresse excellente.

—Non merci, je ne prendrai plus de thé; j'entends là-bas une conversation qui m'intéresse beaucoup», dit Levine se sentant impoli, mais incapable de continuer la conversation.

Et il se leva en rougissant.

Le maître de la maison causait à un bout de la table avec deux propriétaires; ses yeux noirs et brillants étaient fixés sur un homme à moustaches grises, qui l'amusait de ses plaintes contre les paysans. Swiagesky paraissait avoir une réponse toute prête aux lamentations comiques du bonhomme, et pouvoir d'un mot les réduire en poudre, si sa position officielle ne l'eût obligé à des ménagements.

Le vieux propriétaire, campagnard encroûté et agronome passionné, était visiblement un adversaire convaincu de l'émancipation; cela se lisait dans la forme de ses vêtements démodés, dans la façon dont il portait sa redingote, dans ses sourcils froncés et sa manière de parler sur un ton d'autorité étudiée; il joignait à ses paroles des gestes impérieux de ses grandes belles mains hâlées et ornées d'un vieil anneau de mariage.

XXVII

«N'était l'argent dépensé et le mal qu'on s'est donné, mieux vaudrait abandonner ses terres, et s'en aller, comme Nicolas Ivanitch, entendre la «Belle Hélène» à l'étranger, dit le vieux propriétaire, dont la figure intelligente s'éclaira d'un sourire.

—Ce qui ne vous empêche pas de rester, dit Swiagesky; par conséquent vous y trouvez votre compte.

—J'y trouve mon compte parce que je suis logé et nourri, et parce qu'on espère toujours, malgré tout, réformer le monde; mais c'est une ivrognerie, un désordre incroyables! les malheureux ont si bien partagé, que beaucoup d'entre eux n'ont plus ni cheval ni vache; ils crèvent de faim. Essayez cependant, pour les sortir de peine, de les prendre comme ouvriers,….. ils gâcheront tout, et trouveront encore moyen de vous traduire devant le juge de paix.

—Mais, vous aussi, vous pouvez vous plaindre au juge de paix, dit
Swiagesky.

—Moi, me plaindre? pour rien au monde! Vous savez bien l'histoire de la fabrique? Les ouvriers, après avoir touché des arrhes, ont tout planté là et sont partis. On a eu recours au juge de paix… Qu'a-t-il fait? Il les a acquittés. Notre seule ressource est encore le tribunal de la commune; là on vous rosse votre homme, comme dans le bon vieux temps. N'était le starchina[12], ce serait à fuir au bout du monde.

[Note 12: L'ancien, élu tous les trois ans par la commune dont il est le chef.]

—Il me semble cependant qu'aucun de nous n'en vient là: ni moi, ni Levine, ni monsieur, dit Swiagesky en désignant le second propriétaire.

—Oui, mais demandez à Michel Pétrovitch comment il s'y prend pour faire marcher ses affaires; est-ce là vraiment une administration rationnelle? dit le vieux en ayant l'air de se faire gloire du mot rationnel.

—Dieu merci, je fais mes affaires très simplement, dit Michel Pétrovitch; toute la question est d'aider les paysans à payer les impôts en automne; ils viennent d'eux-mêmes: «Aide-nous, petit père», et comme ce sont des voisins, on prend pitié d'eux: j'avance le premier tiers de l'impôt en disant: «Attention, enfants: je vous aide, il faut que vous m'aidiez à votre tour, pour semer, faucher ou moissonner», et nous convenons de tout en famille. On rencontre, il est vrai, parfois des gens sans conscience…»

Levine connaissait de longue date ces traditions patriarcales; il échangea un regard avec Swiagesky, et, interrompant Michel Pétrovitch, s'adressa au propriétaire à moustaches grises:

«Et comment faut-il faire maintenant, selon vous?

—Mais comme Michel Pétrovitch, à moins d'affermer la terre aux paysans ou de partager le produit avec eux; tout cela est possible, mais il n'en est pas moins certain que la richesse du pays s'en va, avec ces moyens-là. Dans les endroits où, du temps du servage, la terre rendait neuf grains pour un, elle en rend trois maintenant. L'émancipation a ruiné la Russie.»

Swiagesky regarda Levine avec un geste moqueur; mais celui-ci écoutait attentivement les paroles du vieillard, trouvant qu'elles résultaient de réflexions personnelles, mûries par une longue expérience de la vie de campagne.

«Tout progrès se fait par la force, continua le vieux propriétaire: Prenez les réformes de Pierre, de Catherine, d'Alexandre. Prenez l'histoire européenne elle-même… Et c'est dans la question agronomique surtout qu'il a fallu user d'autorité. Croyez-vous que la pomme de terre ait été introduite autrement que par la force? A-t-on toujours labouré avec la charrue? Nous autres, propriétaires du temps du servage, avons pu améliorer nos modes de culture, introduire des séchoirs, des batteuses, des instruments perfectionnés, parce que nous le faisions d'autorité, et que les paysans, d'abord réfractaires, obéissaient et finissaient par nous imiter. Maintenant que nos droits n'existent plus, où trouverons-nous cette autorité? Aussi rien ne se soutient plus, et, après une période de progrès, nous retomberons fatalement dans la barbarie primitive. Voilà comment je comprends les choses.

—Je ne les comprends pas du tout ainsi, dit Swiagesky; pourquoi donc ne continuez-vous pas vos perfectionnements en vous aidant d'ouvriers payés?

—Permettez-moi de vous demander par quel moyen je continuerais, manquant de toute autorité?

«La voilà, cette force élémentaire», pensa Levine.

—Mais avec vos ouvriers.

—Mes ouvriers ne veulent pas travailler convenablement en employant de bons instruments. Notre ouvrier ne comprend bien qu'une chose, se soûler comme une brute, et gâter tout ce qu'il touche: le cheval qu'on lui confie, le harnais neuf de son cheval; il trouvera moyen de boire au cabaret jusqu'aux cercles de fer de ses roues, et d'introduire une cheville dans la batteuse pour la mettre hors d'usage. Tout ce qui ne se fait pas selon ses idées lui fait mal au coeur. Aussi l'agriculture baisse-t-elle visiblement; la terre est négligée et reste en friche, à moins qu'on ne la cède aux paysans; au lieu de produire des millions de tchetverts de blé, elle n'en produit plus que des centaines de mille. La richesse publique diminue. On aurait pu faire l'émancipation, mais progressivement.»

Et il développa son plan personnel, où toutes les difficultés auraient été évitées. Ce plan n'intéressait pas Levine, et il en revint à sa première question avec l'espoir d'amener Swiagesky à s'expliquer.

«Il est très certain que le niveau de notre agriculture baisse, et que dans nos rapports actuels avec les paysans il est impossible d'obtenir une exploitation rationnelle.

—Je ne suis pas de cet avis, répondit sérieusement Swiagesky. Que l'agriculture soit en décadence depuis le servage, je le nie, et je prétends qu'elle était alors dans un état fort misérable. Nous n'avons jamais eu ni machine, ni bétail convenables, ni bonne administration; nous ne savons pas même compter. Interrogez un propriétaire, il ne sait pas plus ce qui lui coûte que ce qui lui rapporte.

—La tenue de livres italienne, n'est-ce pas? dit ironiquement le vieux propriétaire. Vous aurez beau compter et tout embrouiller, vous n'y trouverez pas de bénéfice.

—Pourquoi embrouiller tout? Votre misérable batteuse russe ne vaudra certes rien et se brisera vite, mais une batteuse à vapeur durera. Votre mauvaise rosse qui se laisse traîner par la queue ne vaudra rien, mais des percherons, ou simplement une race de chevaux vigoureux, réussiront. Il en sera de tout ainsi. Notre agriculture a toujours eu besoin d'être poussée en avant.

—Encore faudrait-il en avoir le moyen, Nicolas Ivanitch. Vous en parlez à votre aise; mais lorsqu'on a comme moi un fils à l'Université et d'autres au Gymnase, on n'a pas de quoi acheter des percherons.

—Il y a des banques.

—Pour voir ma terre vendue aux enchères? Merci.»

Levine intervint dans le débat.

«Cette question de progrès agricole m'occupe beaucoup; j'ai le moyen de risquer de l'argent en améliorations, mais jusqu'ici elles ne me représentent que des pertes. Quant aux banques, je ne sais à quoi elles peuvent servir.

—Voilà qui est vrai! confirma le vieux propriétaire avec un rire satisfait.

—Et je ne suis pas le seul, continua Levine; j'en appelle à tous ceux qui ont fait des essais comme moi: à de rares exceptions près, ils sont tous en perte. Mais, vous-même, êtes-vous content?» demanda-t-il en remarquant sur le visage de Swiagesky l'embarras que lui causait cette tentative de sonder le fond de sa pensée.

Ce n'était pas de bonne guerre; Mme Swiagesky avait avoué pendant le thé à Levine qu'un comptable allemand, mandé exprès de Moscou, qui, pour 500 roubles, s'était chargé d'établir les comptes de leur exploitation, avait constaté une perte de 3000 roubles.

Le vieux propriétaire sourit en entendant Levine; il savait évidemment à quoi s'en tenir sur le rendement des terres de son voisin.

«Le résultat peut n'être pas brillant, répondit Swiagesky, mais cela prouve tout au plus que je suis un agronome médiocre, ou que mon capital rentre dans la terre afin d'augmenter la rente.

—La rente! s'écria Levine avec effroi. Elle existe peut-être en Europe, où le capital qu'on met dans la terre se paye, mais chez nous il n'en est rien.

—La rente doit exister cependant. C'est une loi.

—Alors c'est que nous sommes hors la loi; pour nous, ce mot de rente n'explique et n'éclaircit rien; au contraire, il embrouille tout; dites-moi comment la rente…..

—Ne prendriez-vous pas du lait caillé? Macha, envoie-nous du lait caillé ou des framboises, dit Swiagesky en se tournant vers sa femme; les framboises durent longtemps cette année.»

Et il se leva enchanté, et probablement persuadé qu'il venait de clore la discussion, tandis que Levine supposait qu'elle commençait seulement.

Levine continua à causer avec le vieux propriétaire; il chercha à lui prouver que tout le mal venait de ce qu'on ne tenait aucun compte du tempérament même de l'ouvrier, de ses usages, de ses tendances traditionnelles; mais le vieillard, comme tous ceux qui sont habitués à réfléchir seuls, entrait difficilement dans la pensée d'un autre, et tenait passionnément à ses opinions personnelles. Pour lui, le paysan russe était une brute qu'on ne pouvait faire agir qu'avec le bâton, et le libéralisme de l'époque avait eu le tort d'échanger cet instrument utile contre une nuée d'avocats.

«Pourquoi pensez-vous qu'on ne puisse pas arriver à un équilibre qui utilise les forces du travailleur et les rende réellement productives? lui demanda Levine en cherchant à revenir à la première question.

—Avec le Russe, cela ne sera jamais: il faut l'autorité, s'obstina à répéter le vieux propriétaire.

—Mais où voulez-vous qu'on aille découvrir de nouvelles conditions de travail? dit Swiagesky se rapprochant des causeurs, après avoir mangé du lait caillé et fumé une cigarette. N'avons-nous pas la commune avec la caution solidaire, ce reste de barbarie, qui d'ailleurs tombe peu à peu de lui-même? Et maintenant que le servage est aboli, n'avons-nous pas toutes les formes du travail libre, l'ouvrier à l'année ou à la tâche, le journalier, le fermier, le métayer, sortez donc de là?

—Mais l'Europe elle-même est mécontente de ces formes!

—Oui, elle en cherche d'autres et peut-être en trouvera-t-elle.

—Alors pourquoi ne chercherions-nous pas de notre côté?

—Parce que c'est tout comme si nous prétendions inventer de nouveaux procédés pour construire des chemins de fer. Ces procédés sont inventés, nous n'avons qu'à les appliquer.

—Mais s'ils ne conviennent pas à notre pays, s'ils lui sont nuisibles?» dit Levine.

Swiagesky reprit son air effrayé.

«Aurions-nous donc la prétention de trouver ce que cherche l'Europe? Connaissez-vous tous les travaux qu'on a faits en Europe sur la question ouvrière?

—Peu.

—C'est une question qui occupe les meilleurs esprits; elle a produit une littérature considérable, Schulze-Delitzsch et son école, Lassalle, le plus avancé de tous, Mulhausen…., vous connaissez tout cela.

—J'en ai une idée très vague.

—C'est une manière de dire, vous en savez certainement aussi long que moi. Je ne suis pas un professeur de science sociale, mais ces questions m'ont intéressé, et puisqu'elles vous intéressent aussi, vous devriez vous en occuper.

—À quoi ont-ils tous abouti?

—Pardon…..» les propriétaires s'étaient levés, et Swiagesky arrêta encore Levine sur la pente fatale où il s'obstinait en voulant sonder le fond de la pensée de son hôte. Celui-ci reconduisit ses convives.

XXVIII

Levine prit congé des dames en promettant de passer avec elles la journée du lendemain pour faire, tous ensemble, une promenade à cheval.

Avant de se coucher, il entra dans le cabinet de son hôte afin d'y chercher des livres relatifs à la discussion de la soirée.

Le cabinet de Swiagesky était une grande pièce, tout entourée de bibliothèques, avec deux tables, dont l'une, massive, tenait le milieu de la chambre, et l'autre était chargée de journaux et de revues en plusieurs langues, rangés autour d'une lampe. Près de la table à écrire, une espèce d'étagère contenait des cartons étiquetés de lettres dorées renfermant des papiers.

Swiagesky prit les volumes, puis s'installa dans un fauteuil à bascule.

«Que regardez-vous là? demanda-t-il à Levine qui, arrêté devant la table ronde, y feuilletait des journaux. Il y a, dans le journal que vous tenez, un article très bien fait. Il paraît, ajouta-t-il gaiement, que le principal auteur du partage de la Pologne n'est pas du tout Frédéric.»

Et il raconta, avec la clarté qui lui était propre, le sujet de ces nouvelles publications. Levine l'écoutait en se demandant ce qu'il pouvait bien y avoir au fond de cet homme. En quoi le partage de la Pologne l'intéressait-il? Quand Swiagesky eut fini de parler, il demanda involontairement: «Et après?» Il n'y avait rien après, la publication était curieuse et Swiagesky jugea inutile d'expliquer en quoi elle l'intéressait spécialement.

«Ce qui m'a intéressé, moi, c'est votre vieux grognon, dit Levine en soupirant. Il est plein de bon sens et dit des choses vraies.

—Laissez donc! c'est un vieil ennemi de l'émancipation, comme ils le sont du reste tous.

—Vous êtes à leur tête cependant?

—Oui, mais pour les diriger en sens inverse, dit en riant Swiagesky.

—Je suis frappé, moi, de la justesse de ses arguments, lorsqu'il prétend qu'en fait de systèmes d'administration, les seuls qui aient chance de réussir chez nous sont les plus simples.

—Quoi d'étonnant? Notre peuple est si peu développé, moralement et matériellement, qu'il doit s'opposer à tout progrès. Si les choses marchent en Europe, c'est grâce à la civilisation qui y règne: par conséquent l'essentiel pour nous est de civiliser nos paysans.

—Comment?

—En fondant des écoles, des écoles et encore des écoles.

—Mais vous convenez vous-même que le peuple manque de tout développement matériel: en quoi les écoles y obvieront-elles?

—Vous me rappelez une anecdote sur des conseils donnés à un malade: Vous feriez bien de vous purger.—J'ai essayé, cela m'a fait mal.—Mettez des sangsues.—J'ai essayé, cela m'a fait mal.—Alors priez Dieu.—J'ai essayé, cela m'a fait mal.—Vous repoussez de même tous les remèdes.

—C'est que je ne vois pas du tout le bien que peuvent faire les écoles!

—Elles créeront de nouveaux besoins.

—Tant pis si le peuple n'est pas en état de les satisfaire. Et en quoi sa situation matérielle s'améliorera-t-elle parce qu'il saura l'addition, la soustraction et le catéchisme? Avant-hier soir je rencontrai une paysanne portant son enfant à la mamelle; je lui demandai d'où elle venait: «De chez la sage-femme; l'enfant crie, je le lui ai mené pour le guérir». Et qu'a fait la sage-femme?—«Elle a porté le petit aux poules, sur le perchoir, et a marmotté des paroles.»

—Vous voyez bien, dit en souriant Swiagesky, pour croire à de pareilles sottises…..

—Non, interrompit Levine contrarié, ce sont vos écoles, comme remède pour le peuple, que je compare à celui de la sage-femme. L'essentiel ne serait-il pas de guérir d'abord la misère?

—Vous arrivez aux mêmes conclusions qu'un homme que vous n'aimez guère, Spencer. Il prétend que la civilisation peut résulter d'une augmentation de bien-être, d'ablutions plus fréquentes, mais que l'alphabet et les chiffres n'y peuvent rien.

—Tant mieux ou tant pis pour moi, si je me trouve d'accord avec Spencer; mais croyez bien que ce ne seront jamais les écoles qui civiliseront notre peuple.

—Vous voyez cependant que l'instruction devient obligatoire dans toute l'Europe.

—Mais comment vous entendez-vous sur ce chapitre avec Spencer?»

Les yeux de Swiagesky se troublèrent et il dit en souriant:

«L'histoire de votre paysanne est excellente.—Vous l'avez entendue vous-même?—Vraiment?»

Décidément ce qui amusait cet homme était le procédé du raisonnement, le but lui était indifférent.

Cette journée avait profondément troublé Levine. Swiagesky et ses inconséquences, le vieux propriétaire qui, malgré ses idées justes, méconnaissait une partie de la population, la meilleure peut-être,….. ses propres déceptions, tant d'impressions diverses produisaient dans son âme une sorte d'agitation et d'attente inquiète. Il se coucha, et passa une partie de la nuit sans dormir, poursuivi par les réflexions du vieillard. Des idées nouvelles, des projets de réforme germaient dans sa tête; il résolut de partir dès le lendemain, pressé de mettre ses nouveaux plans à exécution. D'ailleurs, le souvenir de la belle-soeur et de sa robe ouverte le troublait: il valait mieux partir sans retard, s'arranger avec les paysans avant les semailles d'automne, et réformer son système d'administration en le basant sur une association entre maître et ouvriers.

XXIX

Le nouveau plan de Levine offrait des difficultés qu'il ne se dissimulait pas; mais il persévéra, tout en reconnaissant que les résultats obtenus n'étaient pas proportionnés à ses peines. Un des principaux obstacles auxquels il se heurta fut l'impossibilité d'arrêter en pleine marche une exploitation tout organisée; il reconnut la nécessité de faire ses réformes peu à peu.

En rentrant chez lui le soir, Levine fit venir son intendant, et lui exposa ses nouveaux projets. Celui-ci accueillit avec une satisfaction non dissimulée toutes les parties de ce plan qui prouvaient que ce qu'on avait fait jusque-là était absurde et improductif. L'intendant assura l'avoir souvent répété sans être écouté; mais lorsque Levine en vint à une proposition d'association avec les paysans, il prit un air mélancolique, et représenta la nécessité de rentrer au plus tôt les dernières gerbes et de commencer le second labour. L'heure n'était pas propice aux longues discussions, et Levine s'aperçut que tous les travailleurs étaient trop occupés pour avoir le temps de comprendre ses projets.

Celui qui sembla le mieux entrer dans les idées du maître fut le berger Ivan, un paysan naïf, auquel Levine proposa de prendre part, comme associé, à l'exploitation de la bergerie; mais, tout en l'écoutant parler, la figure d'Ivan exprimait l'inquiétude et le regret; il remettait du foin dans les crèches, nettoyait le fumier, s'en allait puiser de l'eau, comme s'il eût été impossible de retarder cette besogne, et qu'il n'eût pas le loisir de comprendre.

L'obstacle principal auquel se heurta Levine fut le scepticisme enraciné des paysans; ils ne pouvaient admettre que le propriétaire ne cherchât pas à les exploiter: quelque raisonnement qu'il leur tînt, ils étaient convaincus que son véritable but restait caché. De leur côté, ils parlaient beaucoup, mais ils se gardaient bien d'exprimer le fond de leur pensée.

Levine songea au propriétaire bilieux lorsqu'ils posèrent pour condition première de leurs nouveaux arrangements qu'ils ne seraient jamais forcés d'employer les instruments agricoles perfectionnés, et qu'ils n'entreraient pour rien dans les procédés introduits par le maître. Ils convenaient que ses charrues labouraient mieux et que l'extirpateur avait du bon; mais ils trouvaient cent raisons pour ne pas s'en servir. Quelque regret qu'éprouvât Levine à renoncer ainsi à des procédés dont l'avantage était évident, il y consentit, et dès l'automne une partie de ses réformes fut mise en pratique.

Après avoir voulu étendre l'association à l'ensemble de son exploitation, Levine se convainquit de la nécessité de la restreindre à la bergerie, au potager et à un champ éloigné, resté depuis huit ans en friche. Le berger Ivan se forma un artel composé des membres de sa famille et se chargea de la bergerie. Le nouveau champ fut confié à Fédor Résounof, un charpentier intelligent, qui s'adjoignit six familles de paysans; et Chouraef, un garçon adroit, eut en partage le potager.

Levine dut bientôt s'avouer que les étables n'étaient pas mieux soignées, qu'Ivan s'entêtait aux mêmes errements quant à la façon de nourrir les vaches et de battre le beurre; il ne parvint même pas à lui faire comprendre que ses gages représentaient dorénavant un acompte sur ses bénéfices.

Il eut à constater d'autres faits regrettables: Résounof ne donna qu'un labour à son champ, fit traîner en longueur la construction de la grange qu'il s'était engagé à bâtir avant l'hiver; Chouraef chercha à partager le potager avec d'autres paysans, contrairement à ses engagements; mais Levine n'en persévéra pas moins, espérant démontrer à ses associés, à la fin de l'année, que le nouvel ordre de choses pouvait donner d'excellents résultats.

Vers la fin d'août, Dolly renvoya la selle, et Levine apprit par le messager qui la rapporta, que les Oblonsky étaient rentrés à Moscou. Le souvenir de sa grossièreté envers ces dames le fit rougir; sa conduite avec les Swiagesky n'avait pas été meilleure; mais il était trop occupé pour avoir le loisir de s'appesantir sur ses remords. Ses lectures l'absorbaient; il avait lu les livres prêtés par Swiagesky et d'autres qu'il s'était fait envoyer. Mill, qu'il étudia le premier, l'intéressa sans lui rien offrir d'applicable à la situation agraire en Russie. Le socialisme moderne ne le satisfit pas davantage. Le moyen de rendre le travail des propriétaires et des paysans russes rémunérateur ne lui apparaissait nulle part. À force de lire, il en vint à projeter d'aller étudier sur place certaines questions spéciales, afin de ne pas toujours être renvoyé aux autorités, comme Mill, Schulze-Delitzsch et autres. Au fond, il savait ce qu'il tenait à savoir: la Russie possédait un sol admirable qui, en certains cas, comme chez le paysan sur la route, rapportait largement, mais qui, traité à l'européenne, ne produisait guère. Ce contraste n'était pas un effet du hasard.

«Le peuple russe, pensait-il, destiné à coloniser des espaces immenses, se tient à ses traditions, à ses procédés propres; qui nous dit qu'il ait tort?» Le livre qu'il projetait devait démontrer cette théorie, et les procédés populaires devaient être mis en pratique sur sa terre.

XXX

Levine songeait à partir, lorsque des pluies torrentielles vinrent l'enfermer chez lui. Une partie de la moisson et toute la récolte de pommes de terre n'avaient pu être emmagasinées; deux moulins furent emportés et les routes devinrent impraticables. Mais, le 30 septembre au matin, le soleil parut, et Levine, espérant un changement de temps, envoya son intendant chez le marchand, pour négocier la vente de son blé. Lui-même résolut de faire une dernière tournée d'inspection, et rentra le soir, mouillé en dépit de ses bottes et de son bashlik, mais d'excellente humeur; il avait causé avec plusieurs paysans qui approuvaient ses plans, et un vieux garde, chez lequel il était entré pour se sécher, lui avait spontanément demandé de faire partie d'une des nouvelles associations.

«Il ne s'agit que de persévérer, pensait-il, et ma peine n'aura pas été inutile; je ne travaille pas pour moi seulement ce que je tente peut avoir une influence considérable sur la condition du peuple. Au lieu de la misère, nous verrons le bien-être; au lieu d'une hostilité sourde, une entente cordiale et la solidarité de tous les intérêts. Et qu'importe que l'auteur de cette révolution, sans effusion de sang, soit Constantin Levine, celui qui est venu en cravate blanche se faire refuser par Mlle Cherbatzky!»

Lorsque Levine, livré à ses pensées, rentra chez lui, il faisait nuit noire. L'intendant avait rapporté un acompte sur la vente de la récolte, et raconta qu'on voyait sur la route des quantités de blé non rentré.

Après le thé, Levine s'installa dans un fauteuil avec son livre, et continua ses méditations sur le voyage projeté et le fruit qu'il en tirerait. Il se sentait l'esprit lucide, et ses idées se traduisaient en phrases qui rendaient l'essence de sa pensée; il voulut profiter de cette disposition favorable pour écrire; mais des paysans l'attendaient dans l'antichambre, demandant des instructions relatives aux travaux du lendemain. Quand il les eut tous entendus, Levine rentra dans son cabinet et se mit à l'ouvrage. Agathe Mikhaïlowna, avec son tricot, vint y prendre sa place habituelle.

Après avoir écrit pendant quelque temps, Levine se leva, et se mit à arpenter la chambre. Le souvenir de Kitty et de son refus venait de lui traverser l'esprit avec une vivacité cruelle.

«Vous avez tort de vous faire du souci, lui dit Agathe Mikhaïlowna. Pourquoi restez-vous à la maison? Vous feriez bien mieux de partir pour les pays chauds, puisque vous y êtes décidé.

—Aussi ai-je l'intention de partir après-demain; mais il me faut terminer mes affaires.

—Quelles affaires? N'avez-vous pas assez donné aux paysans? Aussi ils disent: «Votre Barine compte sans doute sur une grâce de l'Empereur!» Quel besoin avez-vous de tant vous préoccuper d'eux?

—Ce n'est pas d'eux que je me préoccupe, mais de moi-même.»

Agathe Mikhaïlowna connaissait en détail tous les projets de son maître, car il les lui avait expliqués, et s'était souvent disputé avec elle; mais en ce moment elle interpréta ses paroles dans un sens différent de celui qu'il leur donnait.

«On doit certainement penser à son âme avant tout, dit-elle en soupirant. Parfene Denisitch, par exemple, avait beau être ignorant, ne savoir ni lire ni écrire, Dieu veuille nous faire à tous la grâce de mourir comme lui, confessé, administré!

—Je ne l'entends pas ainsi, répondit Levine; ce que je fais est dans mon intérêt: si les paysans travaillent mieux, j'y gagnerai.

—Vous aurez beau faire, le paresseux restera toujours paresseux, et celui qui aura de la conscience travaillera; vous ne changerez rien à cela.

—Cependant vous êtes d'avis vous-même qu'Ivan soigne mieux les vaches?

—Ce que je dis et ce que je sais, répondit la vieille bonne, suivant évidemment une idée qui chez elle n'était pas nouvelle, c'est qu'il faut vous marier: voilà ce qu'il vous faut.»

Cette observation, venant à l'appui des pensées qui s'étaient emparées de lui, froissa Levine; il fronça le sourcil, et, sans répondre, se remit à travailler; de temps en temps, il écoutait le petit tintement des aiguilles à tricoter d'Agathe Mikhaïlowna, et faisait la grimace en se reprenant à retomber dans les idées qu'il voulait chasser.

Des clochettes et le bruit sourd d'une voiture sur la route boueuse interrompirent son travail.

«Voilà une visite qui vous arrive: vous n'allez plus vous ennuyer,» dit Agathe Mikhaïlowna en se dirigeant vers la porte, mais Levine la prévint; sentant qu'il ne pouvait plus travailler, il était content de voir arriver quelqu'un.

XXXI

Levine entendit, en descendant l'escalier, le son d'une toux bien connue; quelqu'un entrait dans le vestibule; mais, le bruit de ses pas l'empêchant d'entendre distinctement, il espéra un moment s'être trompé; il conserva même cet espoir en voyant un individu de haute taille se débarrasser, en toussant, d'une fourrure. Quoiqu'il aimât son frère, il ne supportait pas l'idée de vivre avec lui; sous l'influence des pensées réveillées dans son coeur par Agathe Mikhaïlowna, il aurait désiré un visiteur gai et bien portant, étranger à ses préoccupations, et capable de l'en distraire. Son frère, qui le connaissait à fond, allait l'obliger à lui confesser ses rêves les plus intimes, ce qu'il redoutait par-dessus tout.

Tout en se reprochant ses mauvais sentiments, Levine accourut dans le vestibule, et lorsqu'il reconnut son frère, épuisé et semblable à un squelette, il n'éprouva plus qu'une profonde pitié. Debout dans l'antichambre, Nicolas cherchait à ôter le cache-nez qui entourait son long cou maigre, et souriait d'un sourire étrange et douloureux. Constantin sentit son gosier se serrer.

«Hé bien! me voilà arrivé jusqu'à toi, dit Nicolas d'une voix sourde, en ne quittant pas son frère des yeux; depuis longtemps je désirais venir sans en avoir la force. Maintenant cela va beaucoup mieux,» dit-il en essuyant sa barbe de ses grandes mains osseuses.

—Oui, oui,» répondit Levine en touchant de ses lèvres le visage desséché de son frère et en remarquant, presque avec effroi, l'étrangeté de son regard brillant.

Constantin lui avait écrit, quelques semaines auparavant, qu'ayant réalisé la petite portion de leur fortune mobilière commune, il avait une somme d'environ 2000 roubles à lui remettre. C'était cet argent que Nicolas venait toucher; il désirait revoir par la même occasion le vieux nid paternel, et poser le pied sur la terre natale pour y puiser des forces, comme les héros de l'ancien temps. Malgré sa taille voûtée et son effrayante maigreur, il avait encore des mouvements vifs et brusques: Levine le mena dans son cabinet.

Nicolas s'habilla avec soin, ce qui ne lui arrivait pas autrefois, peigna ses cheveux rudes et rares, et monta en souriant. Il était d'une humeur douce et caressante; son frère l'avait connu ainsi dans son enfance; il parla même de Serge Ivanitch sans amertume. En voyant Agathe Mikhaïlowna, il plaisanta avec elle, et la questionna sur tous les anciens serviteurs de la maison; la mort de Parfene Denisitch parut l'impressionner vivement, sa figure prit une expression d'effroi; mais il se remit aussitôt.

«Il était très vieux, n'est-ce pas?» dit-il, et changeant aussitôt de conversation: «Eh bien, je vais rester un mois ou deux chez toi, puis j'irai à Moscou, où Miagkof m'a promis une place, et j'entrerai en fonctions. Je compte vivre tout autrement, ajouta-t-il. Tu sais, j'ai éloigné cette femme.

—Marie Nicolaevna. Pourquoi donc?

—C'était une vilaine femme qui m'a causé tous les ennuis imaginables.»

Il se garda de dire qu'il avait chassé Marie Nicolaevna parce qu'il trouvait le thé qu'elle faisait trop faible; au fond, il lui en voulait de le traiter en malade.

«Je veux, du reste, changer tout mon genre de vie; j'ai fait des bêtises comme tout le monde, mais je ne regrette pas la dernière. Pourvu que je reprenne des forces, tout ira bien; et, Dieu merci, je me sens beaucoup mieux.»

Levine écoutait et cherchait une réponse qu'il ne pouvait trouver. Nicolas se mit alors à le questionner sur ses affaires, et Constantin, heureux de pouvoir parler sans dissimulation, raconta ses plans et ses essais de réforme. Nicolas écoutait sans témoigner le moindre intérêt. Ces deux hommes se tenaient de si près, qu'ils se devinaient rien qu'au son de la voix; la même pensée les abordait en ce moment, et primait tout: la maladie de Nicolas et sa mort prochaine. Ni l'un ni l'autre n'osait y faire la moindre allusion, et ce qu'ils disaient n'exprimait nullement ce qu'ils éprouvaient.

Jamais Levine ne vit approcher avec autant de soulagement le moment de se coucher. Jamais il ne s'était senti aussi faux, aussi peu naturel, aussi mal à l'aise. Tandis que son coeur se brisait à la vue de ce frère mourant, il fallait entretenir une conversation mensongère sur la vie que Nicolas comptait mener.

La maison n'ayant encore qu'une chambre chauffée, Levine, pour éviter toute humidité à son frère, lui offrit de partager la sienne.

Nicolas se coucha, dormit comme un malade, se retournant à chaque instant dans son lit, et Constantin l'entendit soupirer en disant: «Ah! mon Dieu!». Quelquefois, ne parvenant pas à cracher, il se fâchait, et disait alors: «Au diable!» Longtemps son frère l'écouta sans pouvoir dormir, agité qu'il était de pensées qui le ramenaient toujours à l'idée de la mort.

C'était la première fois que la mort le frappait ainsi par son inexorable puissance, et elle était là, dans ce frère aimé qui geignait en dormant, invoquant indistinctement Dieu ou le diable; elle était en lui aussi, et si cette fin inévitable ne venait pas aujourd'hui, elle viendrait demain, dans trente ans, qu'importe le moment! Comment n'avait-il jamais songé à cela?

«Je travaille, je poursuis un but, et j'ai oublié que tout finissait et que la mort était là, près de moi!»

Accroupi sur son lit, dans l'obscurité, entourant ses genoux de ses bras, il retenait sa respiration dans la tension de son esprit. Plus il pensait, plus il voyait clairement que dans sa conception de la vie il n'avait omis que ce léger détail, la mort, qui viendrait couper court à tout, et que rien ne pouvait empêcher! C'était terrible!

«Mais je vis encore. Que faut-il donc que je fasse maintenant?» se demanda-t-il avec désespoir. Et, allumant une bougie, il se leva doucement, s'approcha du miroir et y examina sa figure et ses cheveux; quelques cheveux gris se montraient déjà aux tempes, ses dents commençaient à se gâter; il découvrit ses bras musculeux, ils étaient pleins de force. Mais ce pauvre Nicolas, qui respirait péniblement avec le peu de poumons qui lui restait, avait eu aussi un corps vigoureux. Et tout à coup il se souvint qu'étant enfants, le soir, lorsqu'on les avait couchés, leur bonheur était d'attendre que Fedor Bogdanowitch, leur précepteur, eût quitté la chambre pour se battre à coups d'oreiller, et rire, rire de si bon coeur, que la crainte du précepteur elle-même ne pouvait arrêter cette exubérance de gaieté. «Et maintenant le voilà couché, avec sa pauvre poitrine creuse et voûtée, et moi je me demande ce que je deviendrai, et je ne sais rien, rien!»

«Kha, Kha! que diable fais-tu là et pourquoi ne dors-tu pas? demanda la voix de Nicolas.

—Je n'en sais rien, une insomnie.

—Moi, j'ai bien dormi, je ne transpire plus: viens me toucher, plus rien.»

Levine obéit, puis se recoucha, éteignit la bougie, mais ne s'endormit pas encore et continua à réfléchir.

«Oui, il se meurt! il mourra au printemps; que puis-je faire pour l'aider? que puis-je lui dire? que sais-je? J'avais même oublié qu'il fallait mourir!»

XXXII

Levine avait souvent remarqué combien la politesse et l'excessive humilité de certaines gens se transforment subitement en exigences et en tracasseries, et il prévoyait que la douceur de son frère ne serait pas de longue durée. Il ne se trompait pas; dès le lendemain, Nicolas s'irrita des moindres choses, et s'attacha à froisser son frère dans tous ses points les plus sensibles.

Constantin se sentait coupable d'hypocrisie; mais il ne pouvait exprimer ouvertement sa pensée. Si ces deux frères avaient été sincères, ils se seraient regardés en face et Constantin n'aurait su que répéter: «Tu vas mourir, tu vas mourir!» À quoi Nicolas aurait répondu: «Je le sais, et j'ai peur, terriblement peur!» Ils n'avaient pas d'autres préoccupations dans l'âme. Mais, cette sincérité n'étant pas possible, Constantin tentait, ce qu'il faisait toujours sans succès, de parler de sujets indifférents, et son frère, qui le devinait, s'irritait et relevait chacune de ses paroles.

Le surlendemain, Nicolas entama une fois de plus la question des réformes de son frère qu'il critiqua et confondit, par taquinerie, avec le communisme.

«Tu as pris les idées d'autrui, pour les défigurer et les appliquer là où elles ne sont pas applicables.

—Mais je ne veux en rien copier le communisme qui nie le droit à la propriété, au capital, à l'héritage. Je suis loin de nier des stimulants aussi importants. Je cherche seulement à les régulariser.

—En un mot, tu prends une idée étrangère, tu lui ôtes ce qui en fait la force, et tu prétends la faire passer pour neuve, dit Nicolas en tiraillant sa cravate.

—Mais puisque mes idées n'ont aucun rapport…..

—Ces doctrines, continua Nicolas en souriant ironiquement avec un regard étincelant d'irritation, ont du moins l'attrait que j'appellerai géométrique, d'être claires et logiques. Ce sont peut-être des utopies, mais on comprend qu'il puisse se produire une forme nouvelle de travail si on parvient à faire table rase du passé, s'il n'y a plus ni propriété ni famille; mais tu n'admets pas cela?

—Pourquoi veux-tu toujours confondre? Je n'ai jamais été communiste.

—Je l'ai été, moi, et je trouve que si le communisme est prématuré, il a de l'avenir, de la logique, comme le christianisme des premiers siècles.

—Et moi, je crois que le travail est une force élémentaire, qu'il faut étudier du même point de vue qu'une science naturelle, dont il faut reconnaître les propriétés et…..

—C'est absolument inutile; cette force agit d'elle-même et, selon le degré de civilisation, prend des formes différentes. Partout il y a eu des esclaves, puis des métayers, des fermiers, des ouvriers libres. Que cherches-tu de plus?»

Levine prit feu à ces derniers mots, d'autant plus qu'il craignait que son frère n'eût raison en lui reprochant de vouloir découvrir un terme moyen entre les formes du travail existantes et le communisme.

«Je cherche une forme de travail qui profite à tous, à moi comme à mes ouvriers, répondit-il en s'animant.

—Ce n'est pas cela, tu as cherché l'originalité toute ta vie, et tu veux prouver maintenant que tu n'exploites pas tes ouvriers tout bonnement, mais que tu y mets des principes.

—Puisque tu le comprends ainsi, quittons ce sujet, répondit Levine, qui sentait le muscle de sa joue droite tressaillir involontairement.

—Tu n'as jamais eu de convictions, tu ne cherches qu'à flatter ton amour-propre.

—Très bien, mais alors laisse-moi tranquille.

—Certes oui, je te laisserai tranquille! j'aurais déjà dû le faire. Que le diable t'emporte! Je regrette fort d'être venu.»

Levine eut beau chercher à le calmer, Nicolas ne voulut rien entendre, et persista à dire qu'il valait mieux se séparer: Constantin dut s'avouer que la vie en commun n'était pas possible. Il vint cependant trouver son frère, lorsque celui-ci se prépara au départ, pour lui faire d'un ton un peu forcé des excuses, et le prier de lui pardonner s'il l'avait offensé.

—Ah! ah! de la magnanimité maintenant! dit Nicolas en souriant. Si tu es tourmenté du besoin d'avoir raison, mettons que tu es dans le vrai, mais je pars tout de même.»

Au dernier moment, cependant, Nicolas eut, en embrassant son frère, un regard étrangement grave.

«Kostia, ne me garde pas rancune!» dit-il d'une voix tremblante.

Ce furent les seules paroles sincères échangées entre les deux frères. Levine comprit que ces mots signifiaient: «Tu le vois, tu le sais, je m'en vais, nous ne nous reverrons peut-être plus!» Et les larmes jaillirent de ses yeux. Il embrassa encore son frère sans trouver rien à lui répondre.

Le surlendemain Levine partit à son tour. Il rencontra à la gare le jeune
Cherbatzky, cousin de Kitty, et l'étonna par sa tristesse.

«Qu'as-tu? demanda le jeune homme.

—Rien, si ce n'est que la vie n'est pas gaie.

—Pas gaie? Viens donc à Paris avec moi au lieu d'aller dans un endroit comme Mulhouse; tu verras si l'existence y est amusante!

—Non, c'est fini pour moi: il est temps de mourir.

—Voilà une idée! dit en riant Cherbatzky. Je m'apprête à commencer la vie, moi.

—Je pensais de même il y a peu de temps, mais je sais maintenant que je mourrai bientôt.»

Levine disait ce qu'il pensait; il ne voyait devant lui que la mort, ce qui ne l'empêchait pas de s'intéresser à ses projets de réforme; il fallait bien occuper sa vie jusqu'au bout. Tout lui semblait ténèbres, mais ses projets lui servaient de fil conducteur et il s'y rattachait de toutes ses forces.

FIN DU PREMIER VOLUME

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Coulommiers.—Imp. PAUL BRODARD.—696-96.

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