The Project Gutenberg eBook of Les parisiennes de Paris

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Title: Les parisiennes de Paris

Author: Théodore Faullain de Banville

Release date: March 4, 2006 [eBook #17915]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

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THÉODORE DE BANVILLE

LES PARISIENNES DE PARIS

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1866

A THÉODORE BARRIÈRE

MON CHER AMI,

Un Parisien convaincu, fût-il même occupé sans relâche à faire vibrer les terribles cordes de la Lyre fabuleuse, découvre involontairement plus de Florides ignorées que le plus hardi navigateur conduit vers l'Inconnu par les ouragans, les flots et les étoiles. A mes moments perdus, quand la farouche maîtresse laissait une heure de répit à ma fièvre, j'ai essayé, moi aussi, de rassembler mes souvenirs et de recueillir quelques notes pour la Comédie de notre temps. Ces impressions, fixées à la hâte, ne dois-je pas vous les offrir, à vous qui avez pu contempler sans voile la prestigieuse Thalie moderne, et qui l'avez si résolûment embrassée sans vous laisser mordre par les flammes de ses prunelles, ni assourdir par ses grelots sonores? Mes Parisiennes, arrachées toutes palpitantes à la vie actuelle, devront être merveilleusement protégées par le nom victorieux qui a signé L'Héritage de Monsieur Plumet et Les Faux Bons-Hommes; mais cette dédicace ne vous porte pas seulement le témoignage de ma sincère et vive sympathie pour votre talent littéraire, veuillez y voir aussi l'assurance des sentiments bien affectueux de votre dévoué,

Th. de B.

DEVANT LE RIDEAU

O Muses modernes! vous dont les chapeaux tout petits sont des merveilles de caprice et dont les robes effrénées semblent vouloir engloutir l'univers sous des flots d'étoffes de soie aux mille couleurs, inspirez-moi! soyez mes soleils, grappes, agrafes et noeuds de diamants! Parfums de la poudre de fleur de riz à l'iris et du savon vert tendre au suc de laitue, donnez à cette oeuvre une actualité agaçante! Car je veux crayonner à la sanguine quelques Parisiennes, vivantes à l'heure même où je fume la cigarette que voici, avec la tranquillité d'un sage. Pourtant, je le sais de reste, il serait plus prudent mille fois de lutter contre Price et contre Bonnaire, contre l'homme au tremplin et l'homme à la perche, et il serait plus facile aussi de monter, comme nous l'avons vu faire, au sommet d'une échelle que rien ne soutient, et de jouer là, sur la quatrième corde, les variations de Paganini, que de vouloir retracer ces types effroyablement invraisemblables à force de vérité! Mais l'artiste ne doit-il pas se résigner gaiement à dompter, chaque jour, à grands efforts de muscles et de reins, les voluptueuses Chimères de l'Impossible, et à les enchaîner de liens d'or, sans avoir un instant cessé de sourire? Donc, cher lecteur, regarde passer, au bruit du satin qu'on froisse et au bruit de l'or, pudiques et amoureuses, et insolentes et souverainement maîtresses des élégances, les Parisiennes de Paris, ces femmes mystérieuses dont les toutes petites mains déplacent des montagnes. Si je faiblis en voulant pénétrer et traduire le secret parfois surhumain de ces existences, du moins j'aurai choisi des modèles dignes de ton attention et que tu ne verras pas représenter à tous les coins de rue par la lithographie à deux sous. Je n'imiterai pas ces cruels faiseurs de Physiologies qui te rapportent tous les ans comme des types nouveaux et curieux la Lorette, la Grisette, la Portière et l'Élève du Conservatoire. Mes femmes, qui vivront si quelque Vénus complaisante les anime selon ma prière, n'ont pas été déflorées par le théâtre et par les images, et avant de les voir défiler dans ce petit livre, tu ne les as rencontrées que dans la vie, où l'on coudoie tout le monde sans voir personne, car chacun marche devant lui en aveugle, ivre de sa passion et de son rêve! Mais je te dois l'explication de mon titre, qui eût fait frémir le bon Nodier à l'époque où ce poëte prévoyait déjà que nous parlerions bientôt un français de fantaisie, et que Vaugelas pourrait se promener sans être reconnu à travers les nouvelles allées du jardin littéraire. Toutefois je ne te ferai pas l'injure de redire ici qu'il peut y avoir des Parisiennes ailleurs qu'à Paris, puisque tu as là sous la main un exemplaire bien complet de ta chère Comédie Humaine. Il est bien entendu, n'est-ce pas, que par toute la terre et partout où l'homme a bâti des villes, une femme réellement belle, riche, élégante et spirituelle est une Parisienne. D'abord et avant tout être une femme honnête, posséder trente mille francs de rente et se faire habiller par une vraie couturière, savoir la musique à fond et ne jamais toucher du piano, avoir lu les poëtes et les historiens et ne pas écrire, montrer une chevelure irréprochablement brossée et des dents nettement blanches, porter des bas fins comme une nuée tramée et bien tirés sur la jambe, être gantée et chaussée avec génie, savoir arranger une corbeille de fruits et disposer les fleurs d'une jardinière et toucher à un livre sans le flétrir, enfin pouvoir donner le ton et la réplique dans une causerie, sont des qualités qu'on ne réunit pas sans être nécessairement une Parisienne, lors même qu'on habiterait Châteaudun et les plus plates villes de la Beauce. Mais Paris, cette ville consacrée à la pensée, au travail et à l'amour, où tout le monde mène à fin des oeuvres gigantesques, et où, sans se lasser, on recommence sans cesse à vouloir rouler au haut de la montagne verdoyante un amour qui retombe sur vous comme le rocher de Sisyphe et vous écrase, Paris désespéré de passions et affolé de joie, fécond jusqu'à épouvanter, et si magnifiquement éloquent, spirituel et avide de poésie, crée pour lui et par la force des choses des Parisiennes spéciales, qui ne peuvent exister qu'à Paris, par Paris et pour Paris. Passé la banlieue, elles s'évanouiraient comme des ombres vaines, car elles n'auraient plus de raison d'être et ne trouveraient plus autour d'elles l'air qu'elles respirent. Celles-là, nées parmi les enchantements, et qui sont sorties parfaites de la chaudière où Paris, comme les démons de La Tentation, entasse des papillons et des vipères, celles-là, dis-je, sont nos héroïnes, les Parisiennes de Paris, fugitives et éblouissantes figures que j'esquisserai de mon mieux avec ton aide, ô lecteur, dont l'intelligence créatrice a collaboré à tous les poëmes. Bientôt peut-être, et Dieu le veuille, un véritable peintre nous prendra ces crayonnages, et les transportera sur une toile palpitante de vie. Alors le sang courra sous les belles chairs; dans les chevelures, l'or de Rubens frissonnera sous le vent, les draperies frémiront agitées par des mouvements hardis, et nos femmes marcheront sous les lambris et sous le ciel, foulant les fleurs des tapis et les gazons des grands jardins luxuriants. Ce cher voleur sera le bienvenu et pourra usurper son bien où il le trouvera, car nous lui laisserons la clef sur la porte, et nous ne voulons pas même nouer les cordons des cartons où nous allons enfermer ces feuilles légères. Quand on trouve toute faite une scène comme celle des Fourberies de Scapin: «Que diable allait-il faire dans cette galère?» on a parfaitement raison de l'emprunter pour toujours; vienne donc Molière! Mais nous, tâchons du moins d'être Cyrano, et de préparer quelques proies à dévorer, si nous en avons le temps et le pouvoir, entre deux sonnets à Phyllis et entre deux voyages au pays de la Lune!

LES PARISIENNES DE PARIS

I

LA FEMME-ANGE
—ÉLODIE DE LUXEUIL—

Vous avez rencontré Élodie.

Vous connaissez ces premières représentations qui sont un événement dans la ville. Lorsqu'il s'agit de juger l'oeuvre d'un homme éminent ou même une comédie à scandale, il semble que dès le matin Paris bouillonne comme si la pensée du poète parlait d'avance à nos âmes à travers le rideau immobile et à travers le manuscrit fermé. Le soir venu, par une inexplicable magie, tout s'anime jusqu'au paroxysme de la vie fébrile. Les toilettes et les visages rayonnent dans la lumière folle; plaintes, gémissements et fanfares d'allégresse, les cordes des instruments et les cuivres de Sax résonnent d'une sonorité inconnue. Un vent d'orage courbe silencieuses ces mille têtes parmi lesquelles la foule reconnaît et salue ses idoles.

Tout à coup, par un mouvement imprévu, quelques personnes s'écartent ou changent de place, et laissent à découvert une loge jusque-là cachée; alors se détache devant vous une apparition dont vous ne perdrez jamais le souvenir.

Pâle, idéale, tremblante, mollement accoudée sur le devant de cette loge éclairée par un globe dépoli, une poétique figure rêve, absorbée dans quelque douloureuse extase. Les ombres d'une inguérissable mélancolie flottent parmi les lignes divinement naïves de son visage. Vêtue d'une robe de soie blanche unie, la tête et le cou enveloppés et noyés dans une brume de gaze blanche, blanche elle-même comme ses voiles, cette femme, est-ce une femme? semble pleurer amèrement les cieux d'où elle est descendue. Ses grands yeux d'or, avides d'éther, veulent percer les voûtes du théâtre et boire le ciel. Évidemment elle cherche avec inquiétude ses ailes sans tache, et si ses petites mains s'agitent ainsi, c'est qu'elles ne trouvent plus à son côté la harpe sur laquelle elle chantait des joies ineffables, là-haut dans les voies lactées fleuries d'étoiles. Vous diriez d'un lis transplanté dans le verger d'un bourgeois: elle va mourir.

—Messieurs, dit au foyer l'implacable critique Rosier, vous voilà bien avec votre amour du merveilleux à tout prix, et vous avez bien vite fait de tisser une robe virginale. Je veux bien tout ce que vous voudrez, et l'autre soir, pendant que madame Lafontaine jouait L'École des Femmes, j'ai vu comme vous l'étonnement de madame de Luxeuil. Certes, et j'en tombe d'accord, au moment où Arnolphe expose les singulières idées d'Agnès sur la manière dont les enfants viennent au monde, les beaux regards de votre Élodie ont eu une expression que ni Mars ni Dorval n'auraient pu jouer. Ils disaient clairement, éloquemment: N'est-ce donc pas ainsi? Mais enfin, que pouvez-vous en conclure? Ce pauvre Luxeuil était un très-terrestre colonel de carabiniers, et les trois enfants qu'il a laissés à sa femme se portent bien.

—Ah! répondit le blond et doux poëte Émile de Nanteuil, il ne faut pas vouloir tout expliquer! Si madame de Luxeuil jouait cette comédie-là, elle serait la plus cynique des créatures et elle ne nous occuperait pas ainsi tous. Pourquoi ne pas admettre le surnaturel, toujours bien plus facile à comprendre que ce que nous voyons dans la vie?

—Et, fit à son tour le journaliste Simonet, pourquoi ne pas admettre aussi que Célimène a fait des progrès depuis le grand siècle? Vous savez que les anges, s'ils ne donnent rien, veulent être adorés à toute force. Une bonne fois, trois des lévites ont poussé à bout votre Élodie immatérielle, et lui ont demandé en face des explications. Devinez ce qu'elle a répondu? Vous allez me dire si l'autre Célimène peut bien se pendre! Elle a embrassé dans un même regard ses trois amoureux, et d'une voix émue, attendrie, désespérée comme la lyre, elle a crié ces mots sublimes: Ah! vous ne m'aimez pas! Tout haut, notez bien cela, et personne n'a bougé, ce qui paraît être le comble de l'art.

—Oui, reprit Rosier, qu'on se promène vers le soir sur le lac d'Enghien ou sur le lac de Côme, on la rencontre toujours échevelée à la brise, dans de petits bateaux! Preuve certaine qu'elle a trop lu Lamartine et qu'elle veut accaparer cette corde-là. Cette jeune et jolie veuve a compris tout bonnement qu'à Paris les affaires d'argent et les affaires d'amour nous laissent une affreuse fatigue de la réalité, et elle a pris comme spécialité l'Idéal.

Le poëte regarda finement ses interlocuteurs.

—Voilà qui est trop simple, dit-il. Comme moi, l'un de vous au moins a été une fois dans sa vie persuadé par une conversation d'un quart d'heure, et tout le monde le serait.

—Persuadé de quoi? Persuadé qu'Élodie est un ange… tout à fait ignorant?

—Oui.

—Mais ses enfants?

—Mon Dieu! la lettre tue! Tenez, voulez-vous entendre ce que madame de Luxeuil m'a dit à moi-même? Mon pauvre ami, ce peintre que vous savez, était parti pour Nice, où il va ne pas se guérir des alternatives d'espoir et de désespoir que crée involontairement Élodie. Car (moi j'en suis sûr!) elle va au ciel toutes les nuits, et ne se rappelle pas le lendemain ce qu'elle a dit la veille: «Mais, enfin, mon cher Émile, m'a demandé madame de Luxeuil avec la curiosité ingénue d'un enfant, pourquoi votre ami est-il parti? Que voulait-il donc de moi?»

A ce moment-là, je l'ai regardée fixement, ébloui, fou, irrité; j'avais dans mes yeux toute l'indignation d'un coeur honnête. Élodie ne s'est pas troublée, elle n'a pas rougi, rien n'était joué, elle ne mentait pas. Comme vous l'imaginez, les bras m'en tombaient, mais j'ai été convaincu, et il fallait être convaincu à moins d'être un athée ou un imbécile.

—C'est égal, dit Rosier, au diable la poésie lamartinienne, et tous ceux qui boivent des cascatelles et qui s'en vont dans les clairières manger, sur le coup de minuit, des salades de sensitives! En rentrant chez moi, je veux qu'on m'apporte un jambon d'York bien rose et mon Rabelais, et une bouteille d'un de ces grands vins qui contiennent non-seulement l'amour et l'esprit, mais aussi tout le bon sens français. Car vous auriez bien pu me rendre fou!

—D'ailleurs voilà l'entr'acte fini. Allons un peu voir le second acte des Parisiens et écouter ce que dit Desgenais.

II

LA BONNE DES GRANDES OCCASIONS
—THÉRÈSE—

En général, j'ai l'amour de la typographie classique; mais, spécialement pour ce chapitre, permettez-moi l'alinéa! L'alinéa seul, à défaut du rhythme, peut me fournir le lyrisme indispensable à ce couplet de la vie transcendante.

On suppose parfois que l'existence de courtisane est ce qu'il y a au monde de plus aisé à entreprendre et à soutenir. N'est-ce pas le cas de répéter avec Mimi: «On croit que c'est facile, on se trompe joliment, va!»

Nos lecteurs ont plus d'instinct que cela. Ils devinent que beauté surhumaine, grâce enchanteresse, force, résignation, patience, l'agilité du serpent et la souplesse du tigre, l'esprit parisien et le féroce amour de l'or, il faut déjà réunir toutes les qualités avec lesquelles on remuerait l'univers, pour arriver à ce triste résultat d'être une créature adorée, enviée et méprisée sous sa robe éclatante, sous ses rubis teints de sang humain, et sous ses diamants, qui sont des larmes de désespoir cristallisées.

Il y a une haine qui dure depuis cinq mille ans, un duel terrible. Toute enfant, rose et blonde, couchée dans son berceau, quand la petite fille pauvre va sourire à sa mère, elle aperçoit debout sur le seuil un maigre fantôme, et elle crie, malgré les caresses de sa mère.

Puis elle grandit; comme les oiseaux, elle envoie au ciel sa jeune chanson. Elle se regarde dans un bout de miroir cassé: elle est belle.

Elle voit aux vitrines des peignes d'écaille blonde, et elle se dit: «Voilà qui peignera bien ma chevelure de soleil et d'or; voilà pour en attacher les noeuds, les boucles ruisselantes et les torsades effrénées.»

Elle voit de riches étoffes. «Voilà, dit-elle, pour parer mon corps gracieux et souple.»

Elle voit chez le marchand de comestibles des forêts d'asperges plus grosses que des cèdres, des perdreaux désespérément truffés, des fraises rougissantes et parfumées. Elle dit: «Voilà ce que j'aimerai à déchiqueter et ce que je croquerai bien avec mes dents blanches!» Et elle dit en regardant les flacons: «Je remplirai mon verre de ces vins d'écarlate, et, levant mes bras, je boirai à la jeunesse amoureuse!»

Mais le fantôme ne l'a pas quittée. Il lui tend un morceau de pain de munition, un verre d'eau trouble et un sayon de toile rapiécé. Il murmure à son oreille: «Tu es à moi. Voici ton festin et voici ta robe.» Ah! quelle moue fait à ce coup-là la petite demoiselle!

Mais quoi! on l'instruit bien vite et elle apprend les nouvelles! Elle entend dire que, moyennant quelques concessions, des personnes obligeantes vous logent dans des appartements si bien tendus de soie, et matelassés, et capitonnés, et garnis de tapis d'Aubusson, qu'on n'entend plus marcher dans le corridor les pieds de marbre du fantôme.

Dans ces heureuses demeures, il y a aux portes de si jolis petits verrous et de si excellentes serrures anglaises, que le fantôme ne peut pas entrer et se casse les ongles contre le fer poli et le bois de chêne.

Aussitôt la jeune fille se met en quête des écriteaux de location. Un monsieur soigneux fait mettre à ses portes pour trois cent mille francs de serrures et de verrous, et elle-même, la folle Musette, elle s'enveloppe d'un divin peignoir de cachemire, elle tend à son amant un cigare bien sec et bien allumé, et elle dit à sa servante Julie de faire flamber un grand feu dans l'âtre. Puis elle allume les bougies, elle remplit les verres et elle saute de joie, et, frappant dans ses petites mains, elle interpelle le fantôme à travers la porte:

«Va! lui crie-t-elle, va, Misère ma mie, morfonds-toi bien sur ma natte et casse bien tes ongles contre ma serrure! Moi j'ai chaud et je suis heureuse! J'ai mes bras passés autour du cou d'un beau jeune homme, et je chante devant le feu clair, et je bois le vin du Vésuve; et voilà comme je suis à toi, abominable vision de mon enfance!»

Bah! peine perdue que tout cela.

Sitôt qu'un jeune amoureux imprudent ou une femme de chambre trop égrillarde laissent par hasard la porte entr'ouverte en allant acheter du tabac à fumer ou du cold-cream, la Misère entre.

Elle ouvre les fenêtres toutes grandes.

Elle va aux porte-manteaux, aux garde-robes, aux armoires à glace, aux armoires sans glace. Elle prend les toiles fines, les batistes, les linons, les dentelles, les soieries, les velours, les moires, les joyaux. Elle jette le tout dans la rue et tend à Musette son vieux sayon rapiécé.

Elle va à la cuisine, ôte le rôti de la broche, le jette à la rue, et, dans le plat qui était destiné à le recevoir, elle glisse à sa place la hideuse charcuterie, qu'elle a apportée dans un papier huileux.

Elle jette les émaux, les chandeliers d'argent, les vases craquelés, les coupes de Sèvres, et pose sur la cheminée nue le pot à l'eau ébréché et la chandelle fichée dans une bouteille.

Elle fait signe à de grands diables de commissionnaires, qui viennent emporter les meubles, les tapis, les rideaux, les tentures, et qui, à la place de tout cela, installent le lit de bois blanc peint en acajou, les deux chaises de merisier teint, la malle, la gravure à l'aquatinte, et les deux tasses dorées gagnées au jeu de billard du bal Mabille.

Puis elle sort menaçante et sereine, en laissant derrière elle une odeur de moisissure et des montagnes de papier timbré, tandis que Musette se tord les bras et éclate en sanglots, ou, abrutie par la douleur, s'assied sur la malle et reste immobile comme une idiote.

Alors,

Quand la Misère est vraiment bien entrée chez la courtisane;

Lorsqu'il n'y a plus de ressource ni de spectre de ressource, ni de vain espoir d'une ressource chimérique;

Que tout est fini;

Lorsqu'il n'y a plus ni le protecteur, ni le «monsieur qui vient seulement quelquefois pour causer,» ni l'amant, ni l'ami de l'amant, ni l'amant de l'amie, ni le «jeune homme avec qui l'amant s'est brouillé parce qu'il le soupçonnait à tort de faire la cour à Musette,» ni «l'artiste qu'on aime seulement comme un frère parce qu'il a été si obligeant,» ni «le grand garçon qu'on méprise, mais qu'on reçoit cependant parce qu'il faut ménager ces gens-là,» ni le petit filleul sans conséquence qui n'a que dix-sept ans;

Lorsqu'on a épuisé les cent francs et les louis, et les dix francs, et les cinq francs et les quarante sous;

Quand on a emprunté vingt sous à la femme de ménage, et dix sous à la portière, et deux sous à la laitière;

Quand on a vendu la dernière chemise à la dernière marchande à la toilette, et le dernier mouchoir de coton à la dernière revendeuse borgne;

Quand on a emprunté un bouillon à la voisine sous prétexte que son pot-au-feu avait bonne mine, et que, depuis ce bouillon avalé, on est restée un jour et demi sans manger;

Lorsqu'il n'y a plus qu'à mourir;

Alors,

On va chercher THÉRÈSE, la bonne des grandes occasions. On va chercher Thérèse, et Thérèse trouve de l'argent, comme Scapin et comme Mascarille; que dis-je! avec plus de génie cent fois, car ces princes de la Bohème soutiraient des écus aux plus crédules des pères, tandis que Thérèse les gratte et les arrache sur les implacables rochers de la civilisation parisienne. Elle force les pierres à suer de l'or, monnoie le néant, escompte le brouillard, et vend le diable caché au fond des bourses vides.

Elle trouve de l'argent! elle en trouve pour payer le propriétaire, pour ravoir les diamants et pour acheter du jambon de Bayonne. Par quel procédé? par quelle intrigue? par quels abominables maléfices? M. de Humboldt, qui sait tout, ne devinerait assurément pas cela; mais quand on a vu Thérèse partir en chasse avec l'oeil bouillant de courroux, Thérèse agitant, comme une menace et comme un défi, le cabas de paille qu'elle emporte toujours vide et qu'elle rapporte toujours plein, on peut juger qu'elle ne s'en va pas à des combats pour rire! A-t-elle un charme pour magnétiser les pièces d'or comme on a cru que les serpents magnétisaient les oiseaux, ou bien, comme l'aurait pensé Théodore Hoffmann, est-ce le diable lui-même qui les lui donne dans quelque bouge obscur, rue de la Limace?

Quoi qu'il en soit, il y a trente ans, mille ans peut-être! que Thérèse trouve de l'argent, et elle n'a jamais eu d'argent. Elle ne veut pas en avoir, elle dédaigne l'argent, elle dédaigne la vie, et se hait elle-même; elle ne vit plus que par une passion sauvage, celle de l'Incarnation, par laquelle Vautrin se voyait revivre sous les traits charmants de Lucien de Rubempré. Elle devient la ressource, l'âme et la vie même des courtisanes désespérées; elle leur insuffle sa volonté et leur infuse son sang.

A la voix de Thérèse, le boulanger, le boucher et l'épicier sont rentrés dans le devoir; des meubles de palissandre, des robes de soie et une vaisselle neuve ont paru par enchantement; mais la courtisane a un maître, comme si elle avait signé un pacte avec son sang.

Elle n'a plus le droit de vouloir ni de penser, ni de rêver. Cruelles amours, et vous caprices divins, fermez vos ailes! il faut obéir à Thérèse. Cette Marco échevelée qui menait hier la gentry à coups de cravache, aujourd'hui, voyez-la au balcon des Italiens! Avant de répondre a un regard ardent, elle lève timidement les yeux vers Thérèse pour savoir si Thérèse lui permet d'être touchée et de sentir brûler ses veines. Un soir elle s'est échappée; la voilà à demi couchée sur un lit de repos; à côté d'elle, sur un guéridon, le vin du Rhin, versé dans les verres couleur d'émeraude, attire les rayons d'une lampe discrète. A ses pieds, un enfant, beau comme l'Amour, la supplie tout en larmes, et elle lui abandonne ses mains moites et tremblantes.

Mais tout à coup minuit sonne; elle se lève comme poussée par un ressort; elle s'écrie avec consternation: «Il faut que je parte.»

Après mille prières, après avoir épuisé tous les moyens de la retenir, le jeune homme lui dit enfin:—«Mais qui vous rappelle chez vous, est-ce votre mère?»

—«Ah! répond la jeune fille, si ce n'était qu'une mère!» et elle ajoute avec la sombre douleur des damnés: «C'est Thérèse!»

Comme si ce nom devait répondre à tout, et, en effet, il répond à tout.

Il faut voir Thérèse rentrer en possession des maisons d'où l'avait exilée le Bonheur. Avec quelle arrogance elle tend des cordes aux murs du salon pour y faire sécher son linge, et comme elle sait dire en tragédienne: «Passez-vous donc de moi!» Regardez-la, menaçante, demi-ivre, avec ses petits yeux, sa bouche fendue à coups de sabre et ses épais cheveux gris! Vient-elle de la nuit du Walpurgis, ou travaillait-elle, en attendant Macbeth, au fameux pot-au-feu des sorcières?

Jamais de comptes avec Thérèse. Elle fournit toujours, elle donne toujours, et elle met tout cela sur son livre. Quand on sera heureuse, quand on l'aura chassée avec toutes les plus folles ivresses de la joie, on lui payera la dette tous les mois par à-compte. Thérèse sait avec quel bonheur on la chassera, elle le dit tous les jours, elle s'en vante et elle s'en venge. Ah! quoi qu'en dise un poëte, le seul livre, ce n'est pas l'Iliade, c'est le livre de Thérèse!

On sait qu'à la suite de ses folles amours avec un aventurier espagnol, la plus grande cantatrice de l'Europe, cette Luigia qu'on paye quatre mille francs par soirée, avait vu sa fortune presque détruite. Avant de partir pour l'Amérique, pendant les deux derniers mois qu'elle passa à Londres et à Paris, il lui fallut prendre la bonne des grandes occasions, l'immortelle Thérèse.

Entourée d'amis fidèles qui l'avaient accompagnée jusqu'au navire sur lequel elle s'embarquait pour la conquête de la Toison-d'Or, la bonne et joyeuse artiste riait très-gaiement de ses mésaventures. Mais à une pensée soudaine, un nuage passa sur ses yeux, et elle fit l'adorable petite moue que nous aimons tant.

—«Ah! murmura-t-elle en mettant le pied sur le navire, il y a une seule chose qui m'ennuie, c'est le million que je dois à Thérèse!»

Deux jours après le départ de Luigia, un de ceux qui étaient venus lui serrer une dernière fois la main, rencontrait à Paris, sur le boulevard du Temple, la grisette Mousseline, cette violette du printemps.

—«Mon pauvre ami! s'écria la naïve fillette, j'ai été bien malheureuse, allez; vous savez que j'avais vendu mes meubles pour Loredan, qui joue à Batignolles. J'ai tant travaillé que je me suis tirée d'affaire. Mais, dit-elle en baissant ses jolis yeux de pervenche, le malheur, c'est que je dois trois cents francs à Thérèse, sur son livre! Il me faudra au moins deux ans pour me racquitter

Deux êtres sont liés l'un à l'autre par la fatalité bizarre de leur existence, le jeune F…, qui a accepté à Paris la succession de don Juan, et Thérèse. Depuis dix ans, sans se donner rendez-vous, ils vivent sous le même toit, chez des femmes diverses! Chaque fois qu'ils se rencontrent dans une maison nouvelle, leur regard dit comme au bagne: «Quand sera-ce fini!»

Thérèse a sur les hommes et les choses des appréciations à réveiller un mort. Vous nommez devant elle un de ces personnages dont la haute position et le génie incontesté tiennent l'Europe en éveil.

—«Si je le connais? dit-elle: je le tutoie! Je l'ai vu chez Pélagie, du temps qu'elle le cachait de ses créanciers dans une petite chambre, au septième!»

L'INGÉNUE DE THÉÂTRE

—ÉMÉRANCE—

«A mademoiselle Jacqueline Bouron, artiste dramatique en représentation à Bourges.

»Mon cher trésor,

»Il paraît que tu as un succès à tout casser, là-bas! et, s'il en était autrement, la ville de Jacques Coeur serait un peu bien difficile, surtout pour une ville qui est morte. Depuis que l'omnibus du chemin de fer brouette à l'hôtel du Boeuf-Enragé des célébrités parisiennes, ils n'ont pas vu souvent, j'imagine, une servante de Molière qui se porte comme celle-là, en vraie fille de Toinon et de Dorine! Si ces trépassés ne s'étaient pas réveillés un peu en voyant tes yeux d'enfer et tes noirs sourcils et tes lèvres que rougissent toutes les ardeurs de la santé et de l'amour, s'ils n'étaient pas restés extasiés devant ce chignon de cheveux noirs, assez lourd pour courber une tête moins fière que la tienne; enfin, comme dit ma tante, si leur sang n'avait pas fait trois tours lorsqu'ils ont entendu ta voix hardie et superbe, c'est qu'ils auraient été glacés et refroidis à jamais, et il n'y avait plus d'espérance. Mais quoi! la nature a eu soin de te poser sur la joue une mouche assassine que t'envient toutes les femmes réelles; partout où il y aura un homme, prince ou charbonnier, tu triompheras et vaincras par ce signe!

»Donc, c'est convenu, à Bourges comme partout, tu es enviée, fêtée, applaudie, et, ce qui vaut mieux, aimée, et, ce qui vaut mieux, heureuse! Rapporte-nous des tombereaux de fleurs et surtout beaucoup d'argent, et même, si tu veux, des souvenirs. Mais, ô Jacqueline fortunée entre toutes les comédiennes, est-ce que tu as le temps d'avoir des souvenirs, toi déesse et reine de l'heure présente, toujours occupée à presser dans le cristal de ta coupe quelque grappe fraîchement cueillie!

»D'ailleurs, ce n'est pas de toi, mais de moi que je veux te parler aujourd'hui. Je t'écrirai une lettre tout égoïste, et j'ai besoin de te confier tout, car aussi bien j'étouffe, et je me meurs d'ennui, de dégoût et de désespoir. Oui, ma chérie! et, si ça n'était pas trop bête, je crois que j'irais me jeter à l'eau comme une grisette; mon âme est triste jusqu'au suicide et jusqu'au réchaud de charbon des repasseuses. Ce n'est pas que je sois lasse de vivre, non! mais, tu le sais, toi qui me connais jusque dans la moelle des os, au contraire, je suis lasse de ne pas vivre, de m'agiter dans une éternelle fiction et d'être rivée à un mensonge qui ne finit pas. Oh! Jacqueline, quel sort!

»Ne prends pas le temps de t'étonner, écoute-moi bien. Je t'écris après une rupture, encore! après une rupture lâche, assassine, entourée d'hypocrisie comme tout ce qui est ma vie. Mon coeur est déchiré en deux, et personne ne peut me plaindre pour la catastrophe d'un amour que je n'ai avoué à personne, et que d'ailleurs j'ai brisé moi-même. Il y a bien ma mère qui sait tout; mais, ma mère!…

»Hein, les poëtes qui se sont plu à raconter les destinées ironiques et à mettre des pleurs dans les yeux de Triboulet, s'ils connaissaient la vie d'une ingénue de théâtre!… Mais, excepté nous deux, qui la connaîtrait? Oui, tout saigne en moi, et il faut que je te fasse toucher une à une toutes mes blessures; je veux te montrer le calice que j'épuise goutte à goutte, grand Dieu! depuis dix années.

»Pour une femme qui joue les ingénues, les petites grues, comme tu dis si bien, ces anges domestiques, Rose, Emma, Adèle, douées par les auteurs de toutes les grâces enfantines, on croit que la comédie est finie quand le rideau est baissé; hélas, c'est là qu'elle commence! Avoir pris pendant quatre heures des inflexions et des moues de petite fille, avoir couru après les papillons en menaçant de s'envoler soi-même, avoir caché son coeur et sa gorge sous cette robe de mousseline blanche et sous ce ridicule tablier de soie à bretelles qui au théâtre sont le symbole de la jeunesse, ce n'est rien encore!

»Le public est féroce et veut plus que cela. Je gagne quinze mille francs, soit; et les journaux proclament que je suis, depuis mademoiselle Anaïs Aubert, la première et la seule ingénue; sais-tu à quel prix? Tu te rappelles dans la Physiologie du Mariage ces phrases décisives comme le couteau de la guillotine, au-dessus desquelles Balzac écrit le mot Axiomes en lettres capitales? Eh bien, écoutes-en une comme ça; celle-là, je suis payée pour pouvoir la faire!»

AXIOME:

«La réputation de talent d'une ingénue au théâtre, est en raison directe de sa réputation d'ingénuité à la ville.»

«Ces quelques mots ne te disent-ils pas toute l'horreur de ma vie?

»Si elle a plus de dix-sept ans,

»Si elle prend un amant,

»Si elle se marie,

»Si elle se montre coiffée à la Russe,

»Si elle cesse une minute de s'habiller en baby et de parler gnan-gnan,

»Si ses cheveux brunissent,

»S'il lui vient, comme à tout le monde, des bras et des épaules, et le reste; si ses mains s'achèvent,

»Si on la rencontre dans la rue donnant le bras à un ami de son père (ce qui arrive aux plus honnêtes jeunes filles),

»Enfin,

»Si elle est soupçonnée d'en savoir plus qu'Agnès,

»Et d'avoir lu autre chose que les Contes de Perrault et Paul et
Virginie
,

»L'ingénue n'existe plus, le théâtre n'en veut plus, les auteurs n'en veulent plus, les journaux n'en veulent plus, elle n'a qu'à faire ses malles et à aller jouer les duègnes en province!

»Pour les autres comédiens, quand la pièce est finie, tout est fini. M. Beauvallet n'est pas forcé d'être terrible, ni M. Hyacinthe bouffon lorsqu'ils se promènent sur le boulevard; moi, je ne peux jamais quitter mon masque, et je couche avec! Toi, n'est-ce pas? tu as vingt-deux ans, tu l'avoues, et tu te pares de ton éclatante jeunesse. Ces magnifiques sourcils dont je te parlais, et qui sont une de tes beautés, tu les vois sans crainte épaissir encore et se rejoindre en arc, comme ceux d'une femme amoureuse et jalouse. En s'achevant, tes formes sont devenues luxuriantes et splendides comme celles de la maîtresse de Titien, et Molière ne s'en plaint pas. A seize ans, tu as aimé, et pour ceux qui te voyaient, pareille à une poétique bacchante des anciens âges, ardente et franche Bourguignonne de Joigny, fille de vignerons à la noire chevelure, il aurait pour ainsi dire semblé monstrueux qu'il en fût autrement. Mais moi! je le répète, j'ai dix-sept ans et il faut que j'aie dix-sept ans; j'y suis condamnée. Mais, me diras-tu, pendant combien de temps? pendant toujours! Mais si on se souvient que j'avais dix-sept ans l'année dernière, et que depuis cela il s'est écoulé une année? Ah! oui, question terrible! Eh bien! voilà la réponse, il ne faut pas qu'on s'en souvienne. Mais si mon coeur parle, si mon coeur bat? Il ne faut pas qu'il batte! Rose, Emma et Adèle n'ont pas de coeur chez M. Scribe, et moi je suis Rose, je suis Emma, je suis Adèle! Tout au plus peuvent-elles répondre en baissant les yeux aux madrigaux murmurés par un fiancé qui est leur cousin ou par un cousin qui est leur fiancé, sur l'air de La Robe et les Bottes, et c'est ce que je peux faire comme elles si le coeur m'en dit, car ma mère m'a déniché pour cela un cousin qui est né avec des gants, et qui copie ses habits, ses cravates, son sourire et jusqu'à ses moustaches absentes et à ses airs de tête sur ceux de M. Berton, du Gymnase!

»Sans ironie, à présent, Jacqueline, voici la réalité de mon atroce existence. Je me nomme, sur mon acte de naissance, Henriette-Cécile, de beaux noms, comme tu vois, et pour avoir une allure enfantine, il m'a fallu accepter le ridicule nom d'Émérance, emprunté à un roman de madame Ancelot. Il m'a fallu conserver à mes bandeaux, par quels procédés! cette nuance enfantine de blond pâle avec des lumières d'or femelle que nul enfant ne garde passé quatre ans, quoi qu'il arrive! Ces cheveux qui, soignés comme d'autres, auraient vécu quarante ans, et qui meurent de sécheresse, je vois ce qu'il en reste après le démêloir, tous les jours! Je porte une natte. Enfin, ô Jacqueline! j'ai vingt-quatre ans! Sous cette fausse enfance que je fais durer avec épouvante et à force d'intrigues, je sens poindre des rides qui ne pardonneront pas. Chez ma mère, comme au théâtre, crois-tu que j'aie jamais eu le droit de quitter les absurdes petits ouvrages au crochet et de prendre un livre sérieux qui m'instruirait, ou un beau roman qui me raconterait les pensées et la vie des autres, puisque moi je ne puis ni penser ni vivre! Non, car on peut venir, et il faut qu'on me trouve vêtue du tablier de soie à bretelles, parlant gnan-gnan, et même dans le salon de ma mère, courant après les papillons de M. Scribe! Surtout et avant tout, à tout ce qu'on dit et à tout ce qu'on nomme, il faut que je baisse les yeux et que je rougisse, et pour cela, je te prie de le croire, je n'ai pas de peine, car mon sang m'étouffe!

»Pourtant, j'ai aimé; ce n'est pas avec toi que je ferai la bégueule! Deux fois, hélas, oui! deux fois déjà j'ai essayé d'oublier mon enfer dans les illusions de ce rêve! J'ai connu l'amour, mais non pas comme toi, en avouant fièrement celui que j'avais choisi et en me glorifiant d'une passion sincère. C'est hypocritement, en mentant, en me cachant, que j'ai prêté mon coeur sans le donner, avec l'arrière-pensée que je tentais une chose impossible. Ces douces confidences, qui s'échangent aux clartés amies de la nuit et parmi ses ombres silencieuses, c'est le jour que je les ai faites, au grand soleil qui les effare, dans une maison où j'entrais voilée, et d'où je sortais tremblante, masquée avec effroi de ma pudeur jouée et de mon enfance d'emprunt. Et pourtant, chaque fois que j'ai essayé ainsi d'échapper à ma solitude j'espérais bien que ce serait pour toujours; mais chaque fois il m'a fallu rompre en me laissant juger comme la dernière des femmes sans coeur, car tu connais notre situation?

»Dix mille francs au moins par année pour la toilette de théâtre et la toilette de ville, c'est ce que je dépense au bas mot pour être pauvrement vêtue au milieu des grandes actrices, parmi lesquelles je compte. Reste donc cinq mille francs pour vivre, ma mère, ma tante et moi, dans un appartement qui en coûte déjà deux mille, et pour payer la pension de ma petite soeur. Il arrive toujours un moment où les dettes s'accumulent au point de rendre la vie impossible. Alors il faut avoir recours à ces ressources mortelles que la vie de théâtre nous impose, et accepter cet or que le Vice et la Richesse nous vendent si cher. Mais, comme je suis une ingénue! on obtient de notre sauveur que tout se passera mystérieusement et qu'il ne fera pas trophée de ma défaite. On obtient un congé du directeur, et je vais passer quelques semaines chez une parente.

»C'est là que je suis en ce moment; chez quelle parente? dois-je te la peindre? Dans un nid doré de Villeneuve-Saint-Georges, qui a coûté deux millions à embellir! Et, comme je te le disais, c'est pour venir chez cette parente que j'ai rompu le seul amour pour lequel j'aurais pu vivre; j'ai affronté le mépris du seul homme qui fût digne de moi. Hélas! Jacqueline, il aimait ton Émérance comme sa soeur—et comme son enfant; il m'apprenait à penser, il me redonnait la force de lever les yeux au ciel. Pour sa figure, pour son esprit, je ne t'en parlerai pas; il m'avait apporté toute son âme, je pouvais à mon gré la fouler sous mes pieds dédaigneux ou la réchauffer sous mes lèvres. Comment je l'ai quitté, lui, lui à qui je m'étais vraiment donnée, c'est une histoire qui te ferait lever le coeur. Ma mère a joué, avec mon consentement, l'éternelle et honteuse comédie que tu connais, et… elle ne m'a plus quittée dans les coulisses! Je suis partie sans qu'il ait pu me dire un mot, et moi, que lui aurais-je répondu? O ciel! quel mensonge aurais-je osé ajouter à tous mes mensonges? Ami déjà tant pleuré et que je n'ai pas même le droit de pleurer! Maintenant, je pense, avec mille remords, qu'il peut ne pas se consoler, et j'ai une idée plus douloureuse encore: je songe qu'il peut se consoler et m'oublier, comme ce serait justice!

»Imagine ce que nous sommes l'une et l'autre, ma mère et moi, et ce que j'éprouve quand elle me dit comme à un enfant: «Tenez-vous droite!» A présent je dois être un monstre à tes yeux, mais ne fallait-il pas que tu me visses telle que je suis pour m'aimer un peu encore, malgré tout, afin qu'il me reste au monde une affection que je n'aie pas volée?

»Quant à ma mère, mon rôle d'ingénue à la ville lui imposait l'obligation de me parler toujours sévèrement, comme à une petite fille élevée à la mode anglaise, et elle a pris le sien assez au sérieux pour me tracasser encore les portes fermées, et comme si elle croyait réellement ce que tout le monde croit. Ce que je subis de tourments est inénarrable, et moi, dont le passé cache déjà tant de regrets, je suis surveillée et gouvernée comme si j'avais quatre ans!

»Pourtant cette position n'est pas sans remède, ma mère me le prêche tous les jours, et c'est heureux, car, pour vivre plus longtemps de la sorte, je ne le pourrais pas. Il y a une chose que l'on pardonne à une ingénue dont la réputation est faite, comme la mienne l'est, c'est de changer d'état par un coup de foudre, et assez brillamment pour éblouir tout Paris d'un luxe princier. Alors on reste ingénue, et on passe grande artiste, n'est-ce pas mon seul recours à moi qui ai si peu de talent, et qui le sais si bien! Avec ma famille et mes dettes, et pour ne rien perdre de mon auréole artistique, c'est quelque chose comme un demi-million qu'il nous faut; or, je sais un homme qui peut et qui veut me le donner. Mais cet homme….. ô Jacqueline! quel dénoûment pour une figure que tous les poètes lyriques ont chantée! quelle chute pour une jeune fille que Delacroix et Ary Scheffer ont idéalisée en Ophélie et en Juliette! Cet homme, c'est….. ô ma jeunesse! mes rêves de printemps dorés! O serrements de mains! O premières angoisses de ma beauté que rien n'avait profanée! O nos baisers de jeunes filles et nos confidences à mi-voix sous les tilleuls! Cet homme, c'est…. eh bien! oui….. un droguiste! Un droguiste de la rue des Lombards, à casquette rouge! Qu'est-ce que tu me conseilles? Réponds vite avec ton âme passionnée et avec ton suprême bon sens à celle qui est,

»A toi pour la vie,

»ÉMÉRANCE.»

IV

LA MAÎTRESSE QUI N'A PAS D'AGE
—HENRIETTE DE LYSLE—

En relisant Balzac, et en voyant avec quelle insistance ce grand historien a fait de Paris et de la Province deux mondes absolument divers, aussi différents et aussi éloignés l'un de l'autre que Jupiter et la Lune, les provinciaux se frottent aujourd'hui les mains et secouent la tête en souriant.

«Bien, disent-ils, pour l'époque ancienne que décrivait le poëte de La Comédie humaine, pour ces rapides années de la Restauration, envolées aussi loin de nous déjà que ces âges où la reine Berthe filait, et où, comme dans la Gabrielle de M. Emile Augier, la suprême vertu d'une femme du monde était de raccommoder les chaussettes! Mais nous, aujourd'hui! regardez nos champs et nos villes. Nous connaissons comme vous le linge à bon marché, le vin à bon marché et les objets d'art en zinc! Comme le premier Parisien venu, nous savons nous faire de faux mobiliers artistiques avec de faux meubles de Boule et de fausses marqueteries, et marier le faux damas antique avec le noyer et le chêne sculptés par des charpentiers! Nos femmes elles-mêmes ne font plus étinceler et ondoyer autour d'elles ces charivaris d'étoffes brillantes qui les faisaient ressembler à des potées de fleurs écloses sous les brosses d'Hippolyte Ballue ou de Narcisse Diaz. Bien plus, nous avons renoncé à la bijouterie du Palais-Royal et aux cannes à pommes de turquoises! Nous faisons des mots d'après Le Piano de Berthe et La Vie de Bohême, et, depuis les chemins de fer, on voit, sur les enseignes de nos marchands, des lettres qui n'ont pas été, comme autrefois, peintes par des charcutiers. De sorte que Paris est devenu province et que la Province est devenue Paris, et cela pour toujours, et décidément, et si bien qu'en nous voyant passer tous vêtus de noir, provinciaux et Parisiens, on ne sait plus si c'est la Maison-d'Or qui est à Carpentras, ou si c'est la Cannebière qui est le boulevard des Italiens!»

Les provinciaux se trompent, et la province sera la province et Paris sera Paris, tant qu'entier le monde durera!

Regardez bien, ici et là-bas, dans cette Chine non découverte encore et dans cette Athènes luxuriante, ville de Périclès et d'Alcibiade, il semble au premier abord que ces hommes-là et ces hommes-ci se livrent à une occupation rigoureusement identique. Depuis l'heure où l'Aurore aux ongles roses fait glisser sur leurs tringles d'or les portières de l'Orient, jusqu'à cette heure enchantée où la Concepcion Ruiz lance son dernier entrechat et son dernier sourire, tous ces mortels ont l'esprit tendu vers le même point. Ils tentent de gagner, d'acquérir, de trouver, de mendier, de déterrer, de décrocher, de gratter, d'empoigner, d'entasser, d'empiler l'or, l'argent, le cuivre monnoyé, les billets de banque, les bons au porteur, les coupons d'action, les promesses d'action, les coupons de rente, les créances, les titres, les valeurs, les champs de blé, les arpents de forêts, les vergers, les jardins, les coteaux de vignes, les droits d'auteur et le laurier d'or, le prix de la copie et le salaire du travail manuel, tout ce qui se vend, tout ce qui se place, tout ce qui s'escompte, tout ce qui se négocie et ce qui se monnoie, depuis les millions de l'Usure jusqu'aux quatre sous de la Poésie lyrique, depuis les baisers de la Torpille, qui valent mille écus la pièce, jusqu'aux paillettes d'Arlequin, qui se vendent vingt-cinq sous le mille au passage de l'Ancre!

Tous s'appliquent à devenir riches. Et puis? Et puis, rien. Seulement, voici justement le point important et la différence capitale, cette Chimère aux ailes chatoyantes, si désespérément poursuivie dans une chasse enragée; la divine et céleste Opulence que deviendra-t-elle entre les mains de celui qui parviendra à accrocher un mors de diamant dans sa bouche sanglante? Aura-t-elle là-bas ou ici la même destinée? Voilà où l'erreur serait grossière!

En province, la richesse est le but; à Paris, elle est le moyen. En dehors des fortifications, on s'enrichit pour pouvoir dire: «Mes forêts, mon château, mes vignes!» A Paris, ce qu'on veut pouvoir dire, c'est… mais ceci demande une autre explication.

O spectateur de ce beau drame shakspearien aux cent actes appelé la Vie Parisienne, Paris vous trompe et se trompe lui-même! Vous le croyez occupé de chanter, de penser, de travailler, de rebâtir ses palais, de tendre des fils électriques dont l'autre bout ira s'attacher sur les bords du Mississipi, à quelque pont de palmiers et de lianes? Paris ne songe pas à tout cela. Il n'a qu'une pensée, il n'a qu'un rêve, il n'a qu'une idée fixe.

Paris, écoutez, je n'en rabattrai rien! Paris tout entier vit dans une folie ardente, inguérissable, féconde, sublime, nourrice d'oeuvres et d'efforts: la folie de l'Amour.

Être aimé, aimer au milieu du luxe, tel est l'Idéal auquel sont gaiement sacrifiées toutes ces existences que broie l'impitoyable meule du Travail incessant. A Paris, derrière le milieu qu'on ambitionne, il y a toujours une figure de femme qui sourit et qui vous appelle avec le geste délicieux des sirènes.

Dans les villas et dans les châteaux qu'on veut gagner au prix des innombrables martyres de l'Art et de l'Industrie, d'avance on dresse pour elle un berceau de feuillage et un banc de verdure! D'avance, dans le boudoir où doivent marcher ses pieds délicats, on étend sous ses pas les tapis d'Aubusson, et on cloue sur le mur les soieries de la Chine aux mille oiseaux!

Ici les femmes savent comme nous quel est le but de la vie. A Paris seulement, elles sont déesses, adorées bien plutôt qu'aimées, et aussi elles ont la confiance et le respect de leur divinité. Sans cesse embellies et lavées à l'immortelle Jouvence, elles osent s'aimer elles-mêmes, et tâchent de gravir marche à marche l'escalier de cristal de la Perfection.

Et, pour nommer un chat un chat, voilà pourquoi l'homme qui possède, soit à titre de mari, soit à titre d'amant, une vraie femme, envié, admiré, célébré, haï, chansonné, traîné dans la boue et porté aux nues, est ici un personnage comme le savant, comme le millionnaire, comme le grand poëte, et plus que ces gens-là ensemble, puisqu'il se promène en pantoufles dans l'Eldorado qu'ils entrevoient à peine entouré de fossés et fermé de grilles, là-bas, là-bas, au bout de leur route.

Ne vous étonnez donc pas de la prodigieuse célébrité arrivée en un jour à un brave garçon nommé Pierre Buisson, dont le nom était resté parfaitement obscur, malgré d'assez beaux travaux littéraires et scientifiques, car sa maîtresse, Henriette de Lysle, fut le parangon même de la beauté, de la grâce et de l'élégance, admirable à faire douter si les soleils se promenaient dans la rue?

Svelte et fière, hardie et chaste, la pâleur dorée de ses beaux traits s'harmonisait avec sa riche et soyeuse chevelure blonde, ses sourcils noirs ordonnaient et son sourire de reine était doux, et quel spectacle lorsqu'elle baissait ses paupières et qu'on pouvait admirer dans leur longueur ses cils bruns démesurés! Son cou et ses mains, ceux de la Polymnie; sa voix, une musique! et en voyant ses pieds nus, aucun cordonnier n'aurait pu affirmer qu'ils eussent jamais été chaussés!

Riches tous deux, Pierre et Henriette, je ne crois pas qu'il y ait jamais eu sur la terre un pareil bonheur. Elle pouvait chanter Auber et jouer du Mozart, elle était spirituelle, elle comprenait tout, même elle savait lire et elle ne faisait pas de fautes d'orthographe! Pourtant, comme le sybarite est toujours couché sur une feuille de rose, Pierre s'inquiétait un peu d'admirer chez son amie une ineffable sérénité et une pureté de gestes pour ainsi dire musicale, dont rien, chez aucune, femme, n'avait pu lui donner l'idée, car il semble qu'il ait dû falloir mille ans pour apprendre ainsi à imiter naturellement le calme harmonieux des statues: mais Henriette avait la jeunesse d'un lys!

Toujours reçu chez Henriette, Pierre Buisson s'affligeait souvent qu'elle n'eût jamais voulu franchir le seuil de son logement de garçon. Une fois il eut à faire un voyage de quatre jours, et, à son retour, il trouva madame de Lysle l'attendant chez lui au coin du feu. Pendant l'absence de Pierre, elle avait fait installer et meubler chez lui une salle de bains et un cabinet de toilette absolument pareils à ceux qu'il admirait, dans l'appartement d'Henriette; et, depuis lors, elle vint toutes les fois qu'il l'en pria.

Henriette avait la douce respiration d'un enfant et dormait avec la grâce immobile des toutes jeunes filles. Son souffle était si doux et ses mouvements si ailés, qu'un homme endormi ne pouvait s'apercevoir qu'elle s'éveillât; pourtant, je ne sais par quel indicible instinct, Pierre eut le sentiment qu'il était toujours seul à ces premières heures du matin où l'âme lutte entre la mort et le réveil, et qu'alors Henriette n'était plus auprès de lui. Mais cette impression ne se formula pas, et d'ailleurs, noyé dans le ciel des anges, il n'y avait de place en lui pour aucune pensée.

Donc, une si rare félicité fit émeute dans Paris. On en parla, on en cria, tout le monde embrassait Pierre Buisson dans l'espoir de l'étouffer; on lui prêtait de l'argent de force, quoiqu'il n'en eût pas besoin, et je crois que s'il se fût promené la nuit dans une forêt, fût-ce au bois de Boulogne, il aurait été égorgé comme un loup ou empoisonné comme un chien.

Par un soir de juin, il y a deux ans de cela, une société toute parisienne était réunie dans le parc du château que M. V… occupait alors à Auteuil; des dames charmantes d'abord, puis M. Achille B…, M. Nestor R…, M. S…-B…, le comte Horace de V…, Adolphe A…, Paul S…, René, et j'en passe. Comme Pierre Buisson était le lion du moment, et comme sa liaison était le plus grand succès parisien depuis La Dame aux Camélias, tout le monde louait à l'envi Henriette de Lysle, celui-ci décrivant ses pieds comme un statuaire, celui-là racontant sa voix de brise et de lyre, cet autre arrangeant en poëme de prose parlée le poëme de ses ajustements et de sa parure.

On était dans une telle veine de phrases heureuses que chaque convive enivrait tous les autres; on se serait cru dans ces féeries où les lèvres laissent tomber des pierres précieuses; seulement on voyait la bouche de Nestor R… se plisser de ce sourire fin qui court sur ses lèvres au moment où il va lancer un de ces traits qui restent vingt ans dans la blessure, et on en avait peur.

En effet, il prit son air bonhomme et fit des ronds sur le sable avec sa canne, et, comme on célébrait avec plus d'enthousiasme encore Henriette belle, Henriette majestueuse et pleine de grâce, Nestor R… baissa les yeux et demanda comme négligemment:

—«QUEL AGE A-T-ELLE?»

A ce mot, il sembla que tout le monde s'éveillait; il se fit un affreux silence.

Pierre Buisson crut sentir qu'on lui mordait le coeur; il devint pale comme un linge, un nuage de sang passa devant ses yeux. Il s'évanouit, et fut heureusement secouru par le docteur L… qui se trouvait là; puis, revenu à lui, il se sauva, à pied et comme un fou, sur la route de Paris.

A présent, il songeait, il comprenait tout, une lumière terrible s'était faite en lui. Il embrassait d'un coup d'oeil idéal toute la beauté d'Henriette, et recommençait à se poser à lui-même l'implacable question: «Quel âge a-t-elle?» La vie de la femme est comme une perpétuelle enfance, et le jour où sa beauté arrive à être parfaite, elle commence déjà à se dégrader. Même au moment où elle voit son ouvrage se détruire, la Nature ne renonce jamais à ce travail de perfectionnement qu'elle fait sur toutes ses créatures. Ce sont les mains qui de jour en jour se précisent, c'est une rougeur vermeille qui disparaît pour laisser plus pur un méplat d'ivoire; c'est la chevelure qui se replante mieux et s'arrange à l'air du visage. Chez Henriette, rien de tout cela! Elle est accomplie comme la Vénus de Cléomène et comme Ninon de Lenclos à son dernier amour, achevée comme une fleur, polie comme une pierre précieuse. Doute effroyable: Quel âge a-t-elle?

L'histoire de Pandore est l'histoire de toutes les boîtes qu'on ne doit pas ouvrir. Vous devinez les luttes, les remords, les paradoxes où s'égara Pierre Buisson, et qu'un jour enfin, à force de lassitude et de haine contre lui-même, au moment où Henriette cachait sa belle tête sur le sein de ce lâche amant, un démon lui arracha les paroles coupables, et qu'il balbutia à voix basse, comme un assassin, ces mots qui en passant lui brûlèrent les lèvres: «Je voudrais savoir ton âge!»

Tel sans doute le dieu Amour cria de douleur en s'éveillant sous la goutte d'huile brûlante de Psyché; pareille à une lionne blessée et à une femme insultée, Henriette s'arracha des bras de Pierre en poussant un grand cri de désespoir et d'amour trompé, un cri tel que la grande Rachel aurait seule pu le retrouver dans ses délires. Et elle s'enfuit.

Quinze jours après, comme Pierre Buisson, assis sur un divan, cachait sa tête dans ses deux mains, son domestique lui remit un paquet soigneusement cacheté. L'adresse était écrite de la main d'Henriette de Lysle; l'enveloppe ne contenait qu'un papier: l'acte de naissance d'Henriette de Lysle.

Pierre leva les bras au ciel.

—«Oh! murmura-t-il, c'était donc vrai!

—»Eh bien! oui, dit en entrant la gentille et pimpante Naïs, elle a cet âge-là! Vous le savez: vous voilà heureux! Sans compter que vous avez tout à fait agi comme un imbécile, en sacrifiant votre vie au spectre d'une ombre et à l'écho d'un murmure! Et qui vous consolera? Ni moi ni d'autres, car on ne console pas d'une Henriette! Tenez, j'ai vingt-trois ans, et vous le savez. Eh bien! voici des rides, voici des cheveux qui s'éclaircissent; mais Henriette était, non pas une jeune femme, mais la Jeunesse même! Sculpteur et statue, elle s'était faite divine après que Dieu l'avait faite belle! Celui qui a dit le premier: On a l'âge qu'on parait avoir, a dit là une grande naïveté; il fallait écrire en lettres d'or: On a l'âge qu'on a la puissance et la vertu de se donner. Mais vos coeurs battent pour des papiers timbrés! Pourquoi n'allez-vous pas aussi demander à Lamartine s'il ne se sert pas d'un Dictionnaire des rimes? Car vous voulez tout savoir! Eh bien! sachez donc ce que faisait Henriette quand vous ne la sentiez pas à vos côtés: à quatre heures du matin, en janvier, comme Diane de Poitiers, elle se baignait dans l'eau froide, pour rendre sa beauté pure et immortelle.»

Pierre Buisson a vendu au bouquiniste du passage des Panoramas ses livres, ses chères éditions de prix aux reliures princières, et maintenant il vit dans le cabinet de toilette qu'Henriette avait fait faire chez lui; là, silencieux, les yeux fixés sur les peignes d'écaille et d'ivoire qui ont touché la chevelure de son amie, et sur les blondes éponges qui lui donnaient le baiser glacé des eaux vives, il tâche d'apprendre la Sagesse.

V

LE COEUR DE MARBRE
—VALENTINE—

Ceci, chers lecteurs, serait un conte difficile à dire, si vous n'étiez pas là pour nous aider, tous tant que nous sommes, quand la tâche devient trop délicate. N'est-ce pas à vous qu'on doit la suave figure de Mignon, non décrite par le poëte? N'avez-vous pas dessiné Laure et Béatrix d'après votre rêve, et Ariel d'après votre fantaisie? N'avez-vous pas travaillé, pour la moitié au moins, aux romans de Boccace et à ceux de La Fontaine, et n'êtes-vous pas toujours là pour donner le fameux ut à la place de Gueymard et à la place de Tamberlick? Cet ut (qu'on ne s'y trompe pas!) sort bien moins de leurs gosiers que de vos poitrines, et quand Paganini jouait du violon avec une canne, c'était avec votre canne. Aidez-moi donc à marcher dans mon sentier si étroit, entre des abîmes! car j'entreprends une rude affaire; je veux faire passer sous vos yeux le profil indécis de la trop célèbre VALENTINE: mais… ne le fallait-il pas?

Partout où l'on prononce le nom de Valentine, que ce soit sous les poutres sculptées et dorées ou sous les plafonds blancs et nus, on entend s'éveiller et murmurer un essaim de souvenirs poignants, comme des démons qui fouetteraient l'air de leurs ailes. Parmi les assistants, les uns essuient une de ces larmes brûlantes qui creusent des rides sur le visage, les autres portent la main à leur poitrine comme pour y étancher le sang d'une blessure encore ouverte; ceux-ci tressaillent, ceux-là baissent vers la terre des regards pleins de regrets et de honte. Car Valentine a été de moitié dans tous les amours qui tuent la foi et la jeunesse de l'âme, et les lustres de toutes les orgies ont baigné son front d'une lumière blafarde, et, depuis sept ans, il n'y a pas eu un verre empli de vin par des mains tremblantes et pâlies dans lequel elle n'ait trempé sa chevelure. L'Agonie la salue avec un sourire, et le râle des mourants lui dit: ma soeur! car elle s'appelle Démence et elle s'appelle Luxure, et les innombrables baisers qui ont à peine effilé les doigts de cette Omphale auraient suffi à user les degrés de granit qui mènent aux vestibules des palais. Goules et vampires se contenteraient de boire pour se réchauffer le jeune sang de vos veines; mais Valentine boit ce rayon de lumière et de flamme que Dieu a mis sur les visages humains comme le signe de leur race, et elle les laisse pareils à ces oranges qu'une femme capricieuse a déchiquetées entre ses lèvres. Plus dangereuse, en effet, que l'innocente et naïve Marco, elle a absorbé plus de Raphaëls que l'armée de Sambre-et-Meuse n'a usé de paires de souliers, et ses amours ressemblent à ces troupes de grands Anges en armes qui planent au-dessus d'un champ de bataille jonché de cadavres. Elle disperse l'or comme le vent d'automne disperse les feuilles mortes. Honneur, vertu, le respect de la patrie, l'amitié sainte, la vénération filiale, au souffle de Valentine tout tombe en cendres dans les coeurs desséchés et brûlés. Le jeune homme égorge pour elle son avenir et l'avenir des siens; et sous la bise de janvier, le père de famille se promène sous la fenêtre de Valentine, serrant entre ses mains la dot de ses filles qu'il vient de voler. Le fils de son portier, enfant de treize ans, est amoureux d'elle et vole sa mère pour lui envoyer des bouquets de camellias.

Surtout, souvenez-vous qu'il s'agit ici des Parisiennes, et n'allez pas commettre la faute de vous figurer Valentine sous les traits effroyables et magnifiques d'une belle Furie, secouant des chevelures de serpents et des torches flamboyantes. Valentine est jeune et jolie, elle a l'air décent et distingué, parfaitement élégant et assez honnête. Les bandeaux lisses, à rouleaux revenant pardessus, emploient à merveille ses cheveux bruns; ses yeux noirs, grands, noyés et étonnés, son nez presque régulier, ses lèvres où le minium n'a pas été épargné et dont les coins sont heureusement coupés, et sa prestance déjeune première s'arrangent à souhait avec les chiffons de Laure et de Palmyre et avec les extravagances des dentelles. Enfin, Valentine, qui touche un peu du piano, a surtout un vrai talent pour le style épistolaire et personne n'écrit mieux qu'elle la fameuse lettre: «Mon cher bien-aimé, il est trois heures du matin et je m'éveille toute triste. Tu sais comme ta Valentine devine ce qui te touche. Il me semble que tu dois souffrir, et, par je ne sais quel pressentiment, je sens que quelque chose t'afflige en ce moment même. Rassure tout de suite celle dont tu es la seule vie…..» Maintenant voici son histoire:

Valentine passe pour la fille naturelle de ce vicomte de Perthuis, dont les excentricités occupaient si fort les nouvellistes de la Restauration, et qui mérita plus que jamais sa réputation en avantageant d'une grande fortune cette enfant, dont la paternité lui était fort contestée par les événements eux-mêmes. Le vicomte de Perthuis mourut de la goutte comme Valentine entrait dans sa seizième année, et la jeune fille se trouva du même coup riche et tout à fait libre, car sa mère, la célèbre comédienne Madeleine Verteuil, dont les succès avaient pu tenir en échec pendant quelques années ceux de madame Menjaud et ceux de mademoiselle Mars, n'était plus alors qu'une coquette surannée, retirée du théâtre et accaparée par le culte des perruches. N'ayant pu assembler deux idées au temps de sa gloire, elle était trop occupée alors à relire dans les almanachs des Muses et des Grâces les madrigaux qui avaient célébré sa jeunesse, pour faire la moindre attention à sa fille. D'ailleurs mademoiselle Madeleine Verteuil avait été nourrie dans les principes de l'ancien théâtre et avait professé dans sa vie la plus grande indulgence pour les amourettes et pour «tout ce qui relève de la galanterie

Logiquement, Valentine aurait donc dû se laisser voler son coeur et le reste par le premier maître de clavecin un peu hardi; mais le hasard en décida tout autrement. Elle éprouva un amour sérieux pour un jeune officier nommé Emile Levasseur, âme candide et loyale dans un corps de bronze, et cette passion promenée pendant trois mois au milieu de toutes les fêtes et de toutes nos campagnes verdoyantes, fut une des plus aimables élégies parisiennes de l'été de 1857. Emile partait pour rejoindre son régiment à Saumur, et devait solliciter le plus tôt possible un nouveau congé pour revenir conclure son mariage avec Valentine.

Souvent celle-ci redisait en longues confidences à son amie intime Mariette (que nous avons depuis applaudie au théâtre du Vaudeville) toute l'extase dont son âme débordait.—«Oh! chère Marie, s'écriait-elle, s'il fallait perdre mon Émile, je mourrais, car par qui serais-je aimée ainsi avec la confiance d'un enfant et avec cet ineffable tendresse? Il me semble que son souffle est ma vie, et je voudrais passer des heures à le contempler à genoux!»

Aussi mademoiselle Mariette fut-elle assez vivement étonnée de ce qu'elle vit de ses yeux, un mois juste après le départ d'Émile Levasseur. C'était, je crois, à un bal d'artistes, chez mademoiselle Léontine Berlin, rue Tronchet. Suffoquée par la chaleur et toute déchevelée à la suite d'une valse très-ardente, Mariette avait cherché seule un petit boudoir où elle voulait se remettre un peu et rarranger ses belles boucles de cheveux d'or. Elle croyait bien sincèrement ne trouver personne dans cette oasis de soie de la Chine, mais elle avait compté sans le poëte Henri B… qui était occupé là à dire les plus jolies choses du monde, tout en soutenant une jeune fille à demi renversée et pâmée dans ses bras. Mais quel fut l'étonnement de Mariette en reconnaissant la fille de mademoiselle Verteuil!

Henri B… s'était esquivé en homme habile à ménager les transitions. Valentine tomba en pleurant et en sanglotant dans les bras de son amie, et la couvrit longtemps de baisers et de larmes avant de pouvoir parler.

—«Écoute, Marie, lui dit-elle enfin, tu me méprises! apprends donc mon affreux secret! Tu as entendu parler comme moi de femmes au sang glacé, dont l'esprit et l'imagination seuls vivent, mais dont le coeur ne palpite jamais, et qui restent de marbre sous les baisers. Eh bien! je sens que je suis une de ces femmes. Oui, je crains d'être une d'elles, et cette idée me remplit d'épouvante. Lorsque Émile était là près de moi et qu'il tenait mes mains dans les siennes, quand ses lèvres effleuraient mon front, ma pensée s'en est allée en mille rêves délicieux, mais aucun frisson n'a passé dans mes veines, mon coeur n'a pas battu, je n'ai pas senti mes mains moites et brûlantes. Moi qui aime Émile à lui donner une à une toutes les gouttes de mon sang, suis-je condamnée, lorsqu'il m'aura nommée sa femme, à n'apporter dans ses bras qu'un cadavre insensible?

»Je le saurai demain.

—»A ce prix? demanda Mariette.

—»A tout prix! dit Valentine, qui, à ce moment-là, fit entrevoir dans un regard l'implacable résolution qu'elle devait montrer depuis. Ce poëte décrit trop bien les joies de l'amour pour ne pas les connaître. Il me conduira dans le paradis enchanté, et alors je saurai bien me purifier d'avoir été infidèle! et je ne sentirai plus cette douloureuse terreur d'apporter mon désespoir en dot à celui que j'aime.»

Le lendemain Mariette volait chez Valentine.

—«Eh bien? fit-elle en l'interrogeant avec anxiété.

—»Eh bien! dit Valentine, je suis une statue et rien ne vit en moi; mon coeur est comme celui des dieux. Mais si quelqu'un peut l'animer, je trouverai celui-là, dusse-je le chercher comme un grain de sable au milieu des grains de sable de la mer!

—»Oh! murmura Mariette, je te vois perdue. Pleure plutôt ta faute amèrement, et rappelle Émile. Sois sa femme et vis de l'amitié de cet honnête homme.»

Valentine secoua sa noire chevelure.

—» Laisse-moi, dit-elle, l'amitié n'est pas assez pour moi. Y songes-tu! me sentir, image de pierre, pressée entre des bras vivants et que j'adore! voir ses transports et ne pas les partager! ce serait trop souvent mourir! Non, je m'abandonne à ma destinée, et si jamais ce simulacre est vivant, si cette neige s'anime, il faudra bien qu'Émile me pardonne, dusse-je m'ensevelir cinq ans dans un couvent avant de toucher sa main, dusse-je marcher nue sous les pluies du ciel pour laver mes fautes!»

Et Valentine l'a fait comme elle le disait. Fouettée par le vent de sa folie, elle a commencé sa course furieuse et insensée à travers le monde.

Un jour, tout Paris était agenouillé devant le grand pianiste qui prête sa passion aux touches imbéciles.—«Oh! se disait Valentine, ce génie fait vivre le bois et l'ivoire, il éveille dans ce coffre ridicule des torrents d'harmonie, des larmes, mille douleurs poignantes, tout un monde! Ne saura-t-il pas me faire tressaillir comme ces cordes de laiton et ces morceaux d'ébène? Il transfigure la matière inerte; celui-là saura le mot que je cherche.»

Mais le pianiste ne le savait pas.

Ou bien elle pensait: «Cet ingénieur a jeté des ponts d'un rocher à l'autre sur un océan irrité et sauvage; il sait dompter la nature et faire l'impossible!» Elle se disait: «Ce statuaire a surpris le secret de la vie! Ce comédien a l'art de faire frissonner les nerfs par sa voix émue et sympathique! Ils trouveront la femme cachée en moi.»

Mais tous ces enchanteurs continuaient à faire leurs prodiges, sans pouvoir conjurer la malédiction céleste.

Elle allait au matin dans le grenier où l'on est si bien à vingt ans, et où il y a trois pieds d'un vers charbonnés sur le mur! Elle accrochait son châle à la fenêtre en guise de rideau, et elle s'asseyait sur l'humble couchette, et elle disait:—«Je suis Lisette! parle-moi de l'amour et du printemps, et chante-moi des jeunes chansons!»

Elle disait aux soldats:—«Venez, que je vous verse du vin bleu sur la table de la guinguette, et faites-moi voir comment vous embrassez la Victoire avec vos mains franches et brutales!» Elle disait aux valets, aux esclaves:—«Montrez-moi ce que valent vos révoltes, et s'il y a de quoi s'enthousiasmer pour vos haines?» Elle suivait les saltimbanques, les déshérités de l'art, pour savoir si on peut s'enivrer de pauvreté et de grand air en mirant tous les soleils dans le miroir des paillettes vagabondes! D'autres fois, elle achetait des palais, et à tous les murs elle faisait percer des fenêtres pour y jeter son or et l'or des vieillards empressés autour d'elle, et l'or des jeunes gens asservis à ses caprices, l'or du Vice, l'or de l'Usure, le trésor du riche, l'épargne du pauvre! Mais toujours son coeur restait immobile dans sa poitrine.

Et voici quelle fut la plus grande démence de Valentine: elle pensa que peut-être elle trouverait dans un mariage bien bourgeois et bien calme, entre le pot-au-feu et le livre de cuisine, ce que lui avaient refusé les fantaisies effrénées! «Sans doute, dit-elle, la fleur bleue de l'Idéal fleurit dans quelque champ paisible, à l'ombre de la modeste haie d'aubépine, et non pas dans les forêts luxuriantes, au bord des grands lacs, sous les guirlandes de lianes et les architectures de feuillage.» Et, à la grande joie de sa mère, Valentine se maria avec M. Anacharsis, riche fabricant de Chemins de la Croix et d'objets religieux; établi rue Cassette. Elle se mit à raccommoder les chaussettes avec frénésie, et à écrire sur le livre de cuisine, en comptes de menues dépenses, la valeur des oeuvres complètes de Voltaire! Elle fit une orgie de vie bourgeoise, occupée du linge, du comptoir, donnant des ordres, faisant des conserves, recevant le soir de vieux voisins qui venaient jouer au boston à un sou la fiche. Hélas! vains efforts! Aucune fleur bleue ne s'épanouit au souffle de cette brise domestique, et madame Anacharsis resta, comme Valentine, une statue.

Alors elle jeta son bonnet par-dessus les moulins! Il y eut madame Anacharsis infidèle, quittant son mari, le perdant, le retrouvant, cherchant à connaître les âpres saveurs de ces fruits défendus que croquent à belles dents les épouses fugitives. Il y eut madame Anacharsis donnant à ses amoureux des alliances de mariage, et allant faire bénir à Greetna-Green ses unions adultères. Puis les voyages! La Suisse et l'Italie vues en compagnie d'un jeune Anglais aux cheveux dorés ou d'un féroce Brésilien, qui sait si bien dire: «Si jamais tu me trompes, je te tuerai!» Valentine a bu la neige des torrents, elle a laissé bondir sur son sein les cascades échevelées, elle a frappé du poing les rocs et mordu l'écorce des arbres en criant à toute cette nature: «Dis-moi ton secret!» Ce secret, elle l'a demandé aux noires forêts, aux grottes obscures où pendent les stalactites, aux fleuves immenses, aux villes, aux basiliques, à la vieille Venise endormie en son linceul! Mais la Nature a gardé son secret pour elle et pour les hommes de bonne volonté, et madame Anacharsis, ivre et folle, à continué à faire la joie du Paris folâtre en promenant son éternelle interrogation des agents de change aux poëtes lyriques et des princes russes aux marchands de peaux de lapin, et elle se console en lisant Lélia.

Émile Levasseur, qui a quitté le service, et qui, lui aussi, est devenu fou de désespoir, a joué à la Bourse par dépravation et y gagne des millions dont il ne sait que faire. Vingt fois il a voulu arracher Valentine à son affreuse vie et l'a suppliée à genoux d'accepter le pardon qu'il lui offrait avec une résignation abominable et sublime. Mais madame Anacharis est du moins restée fidèle à son rêve de jeune fille. Elle a tout traîné dans le ruisseau des rues, excepté son premier et son seul amour, et d'ailleurs elle ne renonce pas encore à vivre! Parfois, elle s'extasie pendant de longues heures sur le roman de madame Beecher Stowe et se demande si, parmi cette race noire, opprimée et héroïque au dire de l'illustre écrivain, il n'y a pas quelque Othello dont la lèvre lippue échaufferait son COEUR DE MARBRE.

Mais apaise-t-on la soif des damnés lors même qu'on leur fait boire toute l'eau de la pluie et toute l'eau des fleuves? Toujours, toujours les Euménides chassent devant elles, en les meurtrissant à coups de sanglantes vipères, tout un troupeau de victimes furieuses, marquées au front pour la Démence et pour le Crime. Attachés à leurs flancs, un vautour leur mord le foie, un taon avide le dévore, et l'ouragan qui fouette leurs visages aveuglés, les empêche d'entendre les gémissements plaintifs, les doux sanglots et le chant consolateur des Océanides.

VI

LA DAME AUX PEIGNOIRS
—BERTHE—

Et sans plus attendre, amis, continuons cette petite symphonie à grand orchestre qui vous suit à Chatou au bord des flots d'argent, et sous les riants ombrages de Maisons-Laffitte, où l'on entend de si joyeuses chansons s'envoler, comme des troupes de rossignols, de la chaumière habitée par mademoiselle Brassine! Donc, on venait de conter l'histoire de Valentine au coeur de marbre, et je ne sais plus si c'était Laure ou Pampinée, ou Dioneo, ou Flammette qui achevait cette légende sinistre par une péroraison renouvelée d'Eschyle, mais je me souviens que le Décaméron se murmurait ce soir-là dans cette délicieuse petite loge du théâtre de la Gaîté, dont mademoiselle Jacqueline Bouron a fait un paradis de soie vert d'eau à fleurs rouges et roses, fond charmant, sur lequel les trois dessins à la sanguine de Watteau, la Bohémienne de Célestin Nanteuil et les quatre aquarelles si amusantes d'Eugène Lami semblent heureux comme des poissons dans la rivière.

—«Eh bien, dit la maîtresse de la maison en se tournant vers le conteur, moi aussi j'ai connu une Valentine! plus gaie que la vôtre, et appartenant, celle-là, à la vie heureuse. Mais (ajouta-t-elle, en me regardant avec une douce ironie) je ne vous engage pas à clouer ce joli papillon sur un feuillet de votre livre! Pour toucher à ses ailes, il faudrait, je crois, une femme; j'entends une femme aux mains délicates, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus rare au monde, car les filleules d'Ève ne peuvent faire ni des maîtres d'hôtel, ni des relieurs, ni même des corsetières sérieuses! Je vous dirai toutefois quelle fut Berthe, l'insoucieuse et l'adorée, et tâchez, s'il se peut, d'en tirer pied ou aile, mais cette fois encore, défiez-vous de la manière de M. Courbet et gardez-vous de faire une orgie de réalisme!

» Berthe était avec nous au Théâtre-Historique, à l'époque où l'on y jouait ces longues chroniques d'Alexandre Dumas, pareilles à de grandes fresques brossées par un maître sur les murailles d'un palais de géants. Berthe excellait à représenter ces héroïnes de la Fronde et de la Guerre des Femmes, qui courent les grands chemins en habit de gentilhomme, le feutre sur l'oreille et la plume au vent, à côté d'un capitaine d'aventure. Elle représentait d'ailleurs tout ce qu'on voulait, car s'il eût été possible d'inventer une femme exprès pour le métier du théâtre, on ne l'aurait pas mieux réussie. Ses traits, pareils à ceux de la jeune Niobé, avec un peu plus de finesse et surtout avec la grâce moderne, son nez droit, ses yeux d'un or foncé et étincelant, aux cils noirs comme de l'encre, ses lèvres riches, enfin son excessive pâleur qui n'avait rien de maladif, la rendaient capable de supporter toutes les coiffures et toutes les perruques, depuis le tignasse rouge du petit paysan, jusqu'aux diadèmes de diamants attachés sur les Sévignés vaporeuses si bien exécutées par M. Auguste! Et faite! si mince et hardiment svelte que, sans ses bras et ses épaules, les gens qui n'y voient pas auraient pu la croire maigre, véritable fortune au théâtre! Mais en réalité, si elle eût été accusée de quelque chose devant un aréopage quelconque, son avocat aurait pu, comme celui de Phryné, lui déchirer éloquemment sa robe, et découvrir un sein pareil à celui que montre le portrait connu d'Agnès Sorel. J'ajouterai un détail inouï pour ceux qui connaissent la difficulté d'habiller une actrice. Dans son Catilina, M. Dumas avait donné à Berthe un rôle de jeune esclave grec, et son costume se composait uniquement de ceci: un maillot de soie à doigts avec des cothurnes de pourpre, une tunique et un manteau, un bonnet phrygien, et voilà tout! Pas l'ombre d'un jupon, ni d'un corset, ni d'une brassière, ni d'une ceinture! Faites le tour des théâtres de Paris et de la banlieue, y compris le théâtre Séraphin et l'École Lyrique, et si vous trouvez deux comédiennes qui puissent en faire autant, vous étonnerez plusieurs personnes! Vous pensez qu'une femme bâtie de la sorte ne devait guère connaître la Mélancolie; aussi Berthe pouvait-elle dire de ce doux et pâle génie couronné de violettes, comme Sosthènes de Pagnani: Je ne sais pas où il demeure!

»Sans doute, vous me demanderez où je veux en venir avec cette photographie de Berthe, et quel fut le mystère de son existence, car il est entendu qu'une existence n'a pas besoin d'être racontée si elle ne cache aucun mystère. Il y en avait bien un! j'y arrive, et c'est précisément ce qui m'embarrasse. D'abord, pour achever le portrait, figurez-vous une personne toujours gaie et sereine, d'une humeur parfaitement égale et affable, avec beaucoup de dignité pourtant, sachant se faire respecter de tous par sa seule manière d'être, et en retour se montrer constamment aimable. Elle parlait de tout avec aisance et sans pruderie, mais il ne fût venu à personne l'idée de dire devant elle un mot grossier ou de lui faire subir une plaisanterie équivoque. Elle obligeait tout le monde et n'imposait jamais son caprice; mais aussi elle n'aurait pas sacrifié au schah de Perse sa volonté ni son plaisir, et, pour résumer tout, elle avait à dix-neuf ans la tenue d'une femme accomplie. Si, par hasard, on se trouvait avec elle au restaurant (car, bien souvent, nous ne voulions pas faire subir à nos familles les ridicules heures de repas imposées par des représentations qui commençaient à six heures et demie), Berthe demandait d'abord pour elle le plat dont elle avait envie, et le partageait gracieusement avec ceux des convives qui acceptaient son offre. Après cela, on pouvait bien demander des cuisses de rhinocéros ou des bifteks d'ours, elle n'y faisait pas la moindre objection, et s'en souciait comme M. Pereyre d'une poésie lyrique. Dans la mesure permise à une femme, elle tenait tête aux buveurs jusqu'à la fin du dernier flacon, et jetait dans la causerie une verve inépuisable, sans jamais sortir de la réserve imposée même à une artiste qui veut être respectée. D'ailleurs, les fatigues et les veilles ne laissaient pas la moindre trace sur son visage. Lorsqu'on faisait relâche pour mettre en scène les grandes machines d'Alexandre Dumas, il arrivait parfois que ces répétitions duraient jusqu'à trois ou quatre heures du matin, et alors les acteurs tombaient littéralement de fatigue. Vers ces dernières heures du matin où la flamme des quinquets mourait et où un vague crépuscule envahissait la scène, notre troupe, domptée et brisée, offrait avec un degré d'intensité mille fois plus grand le spectacle que montre un bal du grand monde surpris par l'aurore. Les femmes surtout étaient affreuses à voir. Cheveux dépeignés et dénoués, robes lâches, mains noircies par la poussière, elles succombaient, et leurs teints verdis et leurs yeux gonflés auraient sérieusement apitoyé tout autre qu'un auteur dramatique. Mais lorsque enfin, pâmées de lassitude, sentant leurs jambes se dérober et les mots expirer sur leurs lèvres, elles joignaient les mains vers le poëte:—Allons, disait celui-ci avec la plus aimable des brusqueries, il n'y a pas moyen de travailler avec vous. Voyez mademoiselle Berthe: elle n'est pas fatiguée, elle! En effet, on regardait Berthe, ses yeux étaient vifs et limpides, ses lèvres étaient roses, sa chevelure nette et lisse. Il semblait qu'elle sortit des mains de sa femme de chambre, après avoir pris un bain d'eau de senteur.—A la bonne heure, murmurait en s'éveillant à demi notre camarade Colbrun, qui, tout debout, s'était endormi d'un sommeil héroïque: à la bonne heure! mais si mademoiselle Berthe est vampire et boit ici le sang de quelqu'un, je ne puis pas en être responsable!

»Elle ne buvait pas de sang. Mais, je dois le dire, une chose m'étonna vivement dès mon arrivée au Théâtre-Historique. A ce boulevard du Temple où, mariés ou non mariés, tout le monde se promène par couples comme dans les comédies galantes de Shakspeare, Berthe était seule, et c'était sa femme de chambre Lucette qui venait la chercher pour la ramener chez elle après le spectacle. Plus tard, et quand je me fus un peu liée avec elle, ses rapports avec les comédiens m'étonnèrent plus que je ne saurais l'exprimer. Tous lui parlaient avec déférence et respect; mais cent fois, derrière un de ces immenses portants que fabriquaient nos décorateurs, ou sur un escalier, ou dans l'ombre vague d'un couloir, il me sembla voir des mains presser furtivement la sienne ou lui glisser un billet plié menu, ou même je croyais entendre des mignardises de tutoiement murmurées à voix basse, ou le susurrement d'un ardent baiser qui faisait frissonner mes oreilles surprises. Mais, comme toutes les fois que le témoignage de nos sens nous dénonce un fait que notre raison se refuse à admettre, je me forçais à douter du témoignage de mes sens. Une autre circonstance vint me plonger dans une grande perplexité. Il arriva que pendant la durée de nos interminables représentations, des hasards de rubans ou d'épingles m'amenaient deux ou trois fois en une seule soirée dans la loge de Berthe pendant les entr'actes. Chaque fois je trouvais assis à côté d'elle un de nos camarades ou quelque auteur, ou même un artiste étranger à nous, en qui j'observais l'attitude d'un ami de coeur discret et bien élevé, s'attachant à ne pas compromettre celle qui l'a choisi. Ce qui me frappa le plus, c'est qu'à chaque visiteur nouveau je voyais à Berthe un nouveau déshabillé, des peignoirs délicieux, blancs ou à fleurettes, et je me demandais si l'on avait caché les magasins de la Ville de Paris et des Villes de France dans la petite armoire de sa petite loge! Et en voyant l'inaltérable sérénité de ses traits, tandis que tant d'impressions équivoques revenaient à ma pensée et la sillonnaient comme un éclair, je me sentais tout indécise, cherchant si j'avais affaire à un ange immaculé ou à une courtisane sans frein.

«Un soir, par un hasard très-naturel, car on jouait en ce moment-là sur la scène un tableau de bataille où il se distribuait de grands coups d'épée sur les boucliers en fer-blanc de M. Granger, il n'y avait au foyer que des femmes. C'était par un de ces premiers jours d'été où les grandes fleurs s'ouvrent, où l'air est comme empli de senteurs amoureuses, et nous sentions toutes peser sur nous une énervante lassitude.—Ma foi, dit mademoiselle R…, partie depuis pour l'Australie, celle qui ne s'avouera pas plus sensible par ces soirs-là qu'au beau temps des bises de décembre, quand les talons des bottines font craquer le givre, ne sera franche qu'à moitié!—Oui, répondit Laurette, être près d'un de ces beaux lacs bleus que nous avons vus ensemble en courant la Suisse et l'Italie, dans la troupe de M. Meynadier! Le ciel est d'étoiles, une barque s'arrête au rivage, un jeune homme en descend et vous tend sa main. Il ne vous dit rien, mais à son regard on voit qu'on l'attendait et que c'est bien lui, et on va chanter aux flots harmonieux la Dernière pensée de Weber!—Moi, murmura Béatrix, je rêve cela plus près de Paris, sous cette noire forêt de Saint-Germain, douce à la tristesse! On a les bras passés au cou d'un enfant qui vous dit sa dernière chanson sans orchestre et sans musique, et on a l'âme noyée de joie.—Et comme chacun laissait ainsi déborder sa rêverie, Berthe restait silencieuse, et toutes les femmes la regardaient, effrayées en quelque sorte et comme humiliées de son silence; et mademoiselle R… ne put s'empêcher d'interpeller Berthe:—Vous ne dites rien, Berthe, fit-elle avec une expression de défiance; voudriez-vous nous faire croire que vous n'avez jamais eu de ces idées-là?—Non, répondit Berthe très-simplement, moi je les ai toujours. Et elle sortit du foyer avec un pas de déesse.

«Vous devinez que le mot nous avait frappées! Je l'avouerai, malgré moi et presque à mon insu, je me laissai aller à un espionnage de commis voyageur, tant ma curiosité était excitée jusqu'à la souffrance. Sans le vouloir, sans le savoir, j'épiai Berthe sur la scène, dans les couloirs, dans sa loge, partout. Tout ce que j'avais cru voir, les serrements de main, les billets, les baisers, tout cela était vrai. Je voulus la mépriser; mais en regardant ses yeux limpides, pleins d'innocence, cela m'était impossible, et au contraire je me liai de plus en plus avec elle. Enfin, enragée de savoir, je me livrai à ces petites finesses bêtes qui réussissent toujours.—Je disais à L…, notre premier rôle:—Vous aimez le violet, à ce qu'il paraît?—Oui, pourquoi cela?—C'est que Berthe vous attendait, m'a-t-elle dit, et elle avait mis un peignoir à petites fleurs pensée!—Eh bien, répondait-il, c'est vrai, puisqu'elle vous l'a dit!—Et moi j'étais stupéfaite, car l'expérience répétée dix fois à propos de la même soirée réussissait toujours de même, et Berthe avait toujours eu, ce même soir-là, le peignoir safran et le peignoir rose, et le bleu ciel, et le vert d'eau, et le lilas tendre, et des fleurettes de toutes les couleurs de fleurettes!

»Quand je fus tout à fait son amie, il fallut parler, car cela m'étouffait. Permets-moi, lui dis-je, une question qui va sans doute nous brouiller, mais je t'aime tant, belle et bonne comme tu es, que je ne puis me résigner plus longtemps à douter de toi.—Douter de moi? fit-elle avec un air réellement attristé. T'ai-je donné une occasion de me croire égoïste; et t'es-tu quelquefois adressée à ma complaisance ou à ma pitié pour les malheureux sans obtenir ce que tu désirais?—Non pas, murmurai-je, un peu honteuse déjà de ma vilaine action, mais je voudrais comprendre…. dans quels rapports tu es avec nos camarades?—Mais, dans les rapports les meilleurs et les plus simples.—Mais, dis-je, impatientée, je voudrais savoir s'ils sont tes amis ou… —Ou… achève!—Eh bien! tu m'y forces, ou tes amants!—Ma foi, ma chère, dit Berthe, toujours affable et pourtant avec une certaine nuance de raillerie, permets-moi de te faire observer que la distinction m'échappe lorsqu'il s'agit d'affection entre des hommes et une femme, mais peut-être ne comprenais-je pas bien le mot dont tu t'es servie? Veux-tu me demander par là si je dois à l'admiration et à la générosité d'un de ces messieurs la robe que j'ai sur le dos et les bottines que tu me vois aux pieds et le châle de l'Inde que Lucette me tient sur son bras en ce moment-ci? Si c'est cela, non, Jacqueline, ils ne sont pas mes amants, comme tu dis avec ce pluriel ambitieux; je paye mes souliers au cordonnier et mes chapeaux à la modiste, comme ma viande au boucher et mon épicerie à mon épicier, avec l'argent que le caissier me compte le premier du mois! et je suis toute à toi, et la question ne nous brouillera pas, car on ne saurait se brouiller pour des questions qui n'ont aucun sens!

»Il était réservé à une autre occasion de me faire entendre la profession de foi de Berthe. A ce propos, permettez-moi de passer légèrement sur ce qui touche à ma propre vie. J'en étais, vous m'avez tous connue alors, à mon grand désespoir pour ce beau comédien italien qui rappelait la fameuse définition de l'écrevisse, petit poisson rouge qui marche à reculons, si heureusement corrigée par Cuvier à l'Académie française, en ce sens qu'il n'était ni comédien, ni Italien, ni beau surtout. Je me mourais dans ces jolis instants de rage où l'on se casse la tête contre des murs et où l'on arrache à pleines mains de longs cheveux, si cruellement regrettés six mois après. Berthe me consolait comme une soeur avec une douceur et une patience angéliques; mais, je dois le dire, ces consolations mêmes m'irritaient, car elle semblait trop manifestement ignorer, quant à elle, les souffrances qu'elle venait soulager, et sa pitié, par trop sereine, me remplissait de confusion. On eût dit un être supérieur venant verser un baume divin sur des blessures qu'il ne connaîtra jamais, et tout mon coeur se révoltait contre cette fierté superbe.

—»Ainsi, lui dis-je exaspérée enfin, tu n'as jamais eu ni amant ni chagrin d'amour, et j'ajoutai avec colère: ni sang dans les veines probablement?—Amie, me répondit Berthe avec une grande douceur, je crois que vous confondez, toutes tant que vous êtes, des choses qui hurlent de se trouver ensemble, et peut-être passez-vous votre vie à vous faire des illusions et à les perdre? Vous donnez votre âme, vos secrets, votre maison, votre liberté au premier venu, et vous faites après cela grand bruit, vous, des bohémiennes de grand chemin, pour lui abandonner un bien que les héroïnes de l'antiquité et les marquises du XVIIIe siècle n'estimaient pas si haut que vous le faites. La raison ne conseillerait-elle pas de faire tout le contraire? Les faveurs que vous accordez vous semblent d'un si haut prix que l'homme qui les a reçues est dispensé de toute politesse. Lui seul est beau, spirituel, sacré entre les hommes, et c'est vous offenser directement que de voir la beauté et l'esprit ailleurs que chez lui. Puis, quand vous apercevez qu'il n'est rien de ce que vous aviez inventé, vous arrachez vos cheveux que personne ne vous remplacera. Pour moi, ma chère Jacqueline, j'ai du sang dans les veines, quoi que tu en dises; mais si j'admire des yeux noirs je ne me figure pas pour cela qu'il n'y a plus au monde d'autres yeux noirs, et surtout je ne leur donne pas le droit de lire jusqu'au fond de mon âme. Je me crois quitte envers les plus belles lèvres du monde quand je leur ai permis de baiser ma joue. Si je ne me suis pas mariée, c'est pour ne pas avoir de mari; mais je vois que vous en avez toujours un. J'ai gagné ma vie depuis l'âge de dix ans, et pour prévoir le cas où je devrais abandonner notre art, j'ai appris non pas un métier, mais tous les métiers de femme, et je les sais tous comme une excellente ouvrière. Aussi suis-je parfaitement libre! Je mettrais à la porte un monsieur qui m'offrirait une bague de quinze sous, mais je ne consentirai jamais à dire qu'il n'y a qu'un seul homme au monde, fût-il Antinoüs ressuscité avec l'esprit de Rivarol! Artiste, j'aime la beauté; femme, l'esprit et les bonnes manières, comme j'aime les fleurs, la musique et les vins de soleil, et si vous voulez me parler de certaines faiblesses qu'il n'est jamais de bon goût d'avouer, je vous dirai qu'une femme a toujours le droit de ne pas se les rappeler elle-même! Et laisse-moi ajouter ceci, vous me semblez toutes plus avares que le ciel et la nature, car ils ne choisissent pas une seule fleur cachée et un seul coin de terre pour y verser à flots la lumière et la joie! Mais, ajoutait-elle, je vois bien que nous ne nous comprenons pas: laisse-moi.

»Ainsi parlait Berthe, plus éloquemment sans doute, car ses yeux et ses lèvres si fières exprimaient toute l'ardeur de son sang, et moi je l'écoutais songeuse, me disant pourtant que je n'échangerais pas mes âpres souffrances contre cette tranquillité trop surhumaine. Voulez-vous un dernier trait pour cette biographie à bâtons rompus: J'ai connu un jeune pianiste nommé Octave, très-épris de Berthe, et se mourant d'amour pour elle, quoiqu'elle ne l'eût pas repoussé. J'avais vu cet enfant verser tant de larmes et donner tant de marques d'une douleur vraie, que je ne pus m'empêcher d'aller supplier Berthe pour lui.—Mais, ma bonne Jacqueline, me répondit-elle, je comprends mal ce qu'il veut; je ne lui ai jamais fermé ma porte ni refusé ma main. Il me demande si je lui suis fidèle, et je ne sais pas bien ce qu'il veut dire! Pendant les bonnes et longues heures que j'ai passées avec lui, il est certain que je m'occupais de lui et non pas d'un autre, car rien ne m'empêchait de les passer ailleurs si tel eût été mon bon plaisir. Me demande-t-il si je pressentais sa venue et si j'ai passé ma vie à l'adorer, même à l'époque où ma nourrice m'endormait dans ses bras? Il est certain que j'ai aussi mangé des tartines de confiture, et plus tard appris des rôles, et il y a aussi des heures où je vais les répéter au théâtre. Est-ce là ce qu'il me reproche, ou désire-t-il savoir si j'aimerai encore ses cheveux blonds et ses dents blanches quand ses dents seront devenues noires et ses cheveux blancs? Pour cela, non, tu peux le lui dire d'avance; mais s'il veut que je m'engage à n'aimer jamais que ce que j'ai aimé, la Beauté, la Jeunesse et le Charme, il peut en être certain d'avance, et je ne lui demande pas d'autre fidélité que celle-là! Peut-être a-t-il une fée pour marraine, et elle lui promet qu'il gardera tous ces dons jusqu'à quatre-vingts ans, comme Ninon; mais, Jacqueline, nous ne croyons guère à cela, nous qui jouons si souvent les fées, et d'ailleurs, si cela arrive, nous le verrons bien. Va, Jacqueline, tu peux lui dire que je lui suis très-fidèle!

»Berthe disait aussi: Je connais un poëte très-sensé, qui, bien entendu, ne fait pas partie de l'École du Bon Sens. Quand il adore une maîtresse, il ne fait pas faire son portrait, car jamais un artiste ne peut reproduire un objet qu'il a sous les yeux, et si les peintres en décors esquissent si bien les fleurs, les fruits et tous les accessoires matériels, c'est qu'ils le font sans modèles et seulement de souvenir. Le poëte de qui je parle court les marchands de tableaux et les boutiques de bric-à-brac jusqu'à ce qu'il ait trouvé le portrait qu'il cherche, et il le trouve. Il y a toujours un homme de génie qui, sa palette à la main, a deviné, deux cents ans d'avance, une personne qui devait naître. Eh bien, avec un peu plus de patience, la femme qui regrette un amant perdu pourra de même retrouver son portrait vivant, car la nature a bien moins d'imagination qu'on ne pense et tire le même type à des milliers d'exemplaires. Aussi les désespoirs amoureux ont-ils été inventés par les paresseux qui cherchent des prétextes pour ne pas travailler et qui ne prennent pas de bains russes!

»Il y avait au théâtre une sorte de magasin dont les fenêtres donnaient sur la rue Basse-du-Temple; dans l'intervalle d'une longue répétition, Berthe était venue là pour respirer un peu, et elle avait ôté son fichu de cou. Ainsi appuyée sur la barre de la fenêtre, son beau corps formait une ligne idéale, et son cou et sa poitrine nus auraient damné les anges. M…, notre jeune premier, qui était entré derrière elle, sentit tout son sang refluer vers son coeur, et les yeux troublés, fasciné et ébloui de ce spectacle divin, il s'avança à pas silencieux et posa un baiser sur ce col nu dont la blancheur l'attirait d'une manière irrésistible.

»Berthe ne se retourna pas.

»M… perdit tout à fait la tête, et cette fois, ce fut le millier de baisers dont parle Catulle! Enfin, Berthe tourna lentement la tête.—Tiens, c'est toi, M…, dit-elle, je croyais que tu ne jouais pas aujourd'hui? Comme j'entrais aussi à ce moment-là, M… sortit presque fou.—Eh quoi! dis-je à Berthe, tu ne savais pas qui c'était?—Oh! répondit-elle en souriant, sa main avait touché la mienne, et je savais tout ce qu'il fallait savoir! Je me suis souvent demandé si dans un siècle païen Berthe n'aurait pas été la Sagesse elle-même? Elle ne l'est pas à coup sûr dans un âge de rédemption où nous ne pouvons pas lever les yeux au-dessus de notre fourmilière fangeuse, sans voir de grandes croix d'or se découper sur l'opale des nuées et sur l'azur du ciel.»

Tout le monde admira beaucoup cette dernière restriction de madame Philomène, et la reine fit signe à madame Fiammette que c'était à son tour de parler.

—«Mesdames, dit Fiammette…»

VII

GALATÉE IDIOTE
—IRMA CARON—

Un matin que le dieu assembleur de nuages, Jupiter lui-même, était allé courir les amourettes, qui sait? peut-être sous son habit de cygne, ou bien déguisé en pluie d'or et en ouragan de banknotes, les autres dieux eurent la fantaisie d'entrer dans l'atelier où le fils de Saturne passe ses jours à modeler des figures d'hommes et de femmes, sans le secours d'aucun rapin, ni modèle, ni praticien quelconque. Comme chez tous les artistes, la porte fermait assez mal, et, quoiqu'ils n'eussent pas la clef, les olympiens n'éprouvèrent que très-peu de difficulté à pénétrer chez le maître.

Une fois introduits dans le sanctuaire, ils se mirent à regarder avec curiosité les ébauches, les figures inachevées qu'on avait couvertes de grands linges mouillés pour empêcher la terre de se durcir, et celles que le marbre dompté et révolté emprisonnait encore à demi. Apollon, Mercure et le jeune Bacchus regardaient surtout avec curiosité les images féminines, tandis que Diane et Vénus elle-même devenaient rêveuses devant le torse nu d'un berger adolescent. Les déesses couraient comme des folles sur les échafaudages, et jouaient avec les ébauchoirs. Vous voyez d'ici l'espièglerie que devaient amener ces enfantillages.

On résolut de mettre à profit l'absence du terrible Zeus pour sculpter sans lui, avec sa propre argile et ses propres outils, une femme parfaitement belle.

Comme toutes les fois qu'on joue la comédie en société ou qu'on fait de l'art entre amateurs, on chargea du gros de l'ouvrage le seul artiste qui fût présent, Vulcain. C'est lui qui modela en terre la nouvelle Galatée, et quel chef-d'oeuvre! Traits enfantins et superbes, ardente et riche crinière, bras dignes de l'arc, corps d'amazone victorieuse, pieds aux ongles purs, aux doigts écartés; Coysevox lui-même n'aurait pas fait mieux.

Puis Vénus dénoua sa ceinture et toucha le sein de Galatée, et elle lui donna ainsi le charme irrésistible.

Les autres dieux firent aussi leurs présents.

Bacchus, pareil aux femmes, accorda à Galatée le pouvoir d'affoler et d'enivrer les enfants et les vieillards.

Apollon la doua de la symétrie; il lui donna le nombre et le rhythme harmonieux des mouvements.

Mars, l'ardeur héroïque; Junon, la fierté; Pallas, les colères vengeresses; Cérès, la couleur blonde; Mercure, l'habileté en affaires, l'art d'élever des amants et de s'en faire trois cent mille livres de revenu; Diane, cet air de virginité sans lequel une femme n'est pas adorable.

Le cruel Amour donna à ses dents la blancheur et la force des dents de tigresse, à ses ongles la rage meurtrière de ceux des bêtes fauves.

La Nuit et les Parques lui firent des sourcils noirs et de grands cils noirs.

Ainsi l'ouvrage était bon. Et toutefois, avant de l'exécuter en marbre, il fallait compléter le modèle et lui mettre les deux petites choses qui lui manquaient, l'intelligence et l'âme. Mais l'atelier était si mal en ordre! On eut beau fouiller les bahuts et retourner les coffres, impossible de trouver les intelligences et les âmes, et de deviner où Jupiter avait pu les ranger.

—Pour ce qui est de l'âme, dit Amour, j'en ai bien une sur moi, assez médiocre, à la vérité, comme toutes celles que je donne, et je puis bien en faire cadeau à Galatée; quant à l'intelligence, cherchez!

Mais on n'eut pas le temps de chercher. On entendit Jupiter qui fredonnait sa chanson de Vert-Galant et de Diable-à-Quatre en montant l'escalier; ce fut un sauve-qui-peut général.

Galatée resta belle, harmonieuse, habile, virginale, charmeresse et féroce, mais idiote.

Telle est, en réalité, l'origine de mademoiselle Juliette Caron, la même qui, devant nous tous, est devenue si célèbre comme danseuse d'abord, puis comme comédienne à l'Opéra et au théâtre des Variétés, sous le nom d'IRMA CARON, qu'elle a adopté; la même aussi qui doit se marier la semaine prochaine avec un écrivain célèbre, s'il faut en croire les journaux habituellement mal informés.

Phénomène véritablement inouï, dont l'absence se fait cruellement sentir dans la ménagerie rassemblée à grands frais par Daumier, cette jeune artiste unit dans des proportions fabuleuses la rouerie la plus machiavélique à une stupidité qui dépasse tous les délires les plus passionnés de la bêtise extravagante. Pour faire entrevoir son immense astuce, je raconterai tout à l'heure brièvement l'histoire de sa vie, mais quelques-uns de ses mots, devenus célèbres, suffiront à donner une idée de ce qu'elle est comme jeune demoiselle idiote.

C'est à elle que va comme un gant la comparaison homérique: Elle s'avance, pareille à une oie grasse! La lumière étonne ses beaux yeux, l'air étonne ses lèvres suaves, la brise étonne ses cheveux, et ce qu'elle porte surtout avec étonnement ce sont les trésors de son riche corsage! Un homme maigre qui sentirait tout à coup pousser et poindre sur sa poitrine ces monts de neige animés et de marbre vivant ne les porterait pas, à coup sûr, d'une manière plus gauche et plus embarrassée. Les seuls cas où Galatée ne puisse pas s'étonner, ce sont ceux où il faudrait pour cela assembler deux idées. Alors elle est comme une pierre, ou comme est au Festin de Pierre la statue dont parle Boileau! A ce sujet, on cite au théâtre des anecdotes dont le seul récit encourage tous les étrangers à prendre les Français pour des menteurs. Une fois, pendant une répétition, un rideau de fond se détacha des cintres et tomba avec un bruit effroyable; une autre fois, six fusils chargés pour une répétition générale devant l'inspecteur des théâtres, partirent par accident. On sait ce que sont ces violentes surprises, qui arrachent un mouvement d'effroi aussitôt réprimé à l'homme le plus brave et le plus sûr de lui-même.

Irma seule ne bougea pas, ne tressaillit pas, ne se retourna pas. Il lui avait été absolument impossible d'associer l'idée de bruit à l'idée de danger, semblable en cela au bouillant Ajax! Pour elle, comme pour toutes les moissonneuses de bluets qui sont entrées demoiselles de comptoir dans le magasin de Thalie, le jour arriva, il arrive toujours! où elle laissa effeuiller la blanche couronne qui lui tombait jusque sur les yeux, par les mains d'un jeune premier scrupuleusement ganté de gants à quatre francs cinquante centimes. Eh bien, le lendemain du soir où cet artiste dramatique avait marché vivant dans son rêve étoilé, il pouvait raconter à ses amis la plus étrange histoire. Au moment où mademoiselle Caron avait donné sa réplique dans cette éternelle et touchante comédie de l'Oaristis; au moment où Diane avait fui courroucée, tandis que les ailes sans tache tombaient en poussière et où le berger avait pu s'écrier, ivre de son idylle: «Te voilà femme maintenant, et chère à Aphrodite!» à cet instant suprême que l'on se rappelle, dit un poëte, même après que l'on a oublié le nom de son pays et le nom de sa mère, Irma n'avait pas sourcillé; le plus insaisissable éclair d'émotion n'avait pas traversé son visage; elle avait gardé la sérénité impossible de ces nymphes de pierre qui, depuis trois cents ans, renversent leurs urnes inépuisables dans les bassins murmurants des fontaines.

Voici quelques-uns de ses mots: il y en aurait mille.

Mademoiselle O… disait au foyer à mademoiselle Caron, en lui parlant d'un homme à bonnes fortunes déjà mûr, et plus connu comme vaudevilliste que comme employé au ministère des finances:

—Oh! ma chère, prends garde à V…. il est bien ennuyeux, va! c'est un homme qui est pendu toute la journée après une femme!

—Allons donc! répondit Irma, il ne peut pas, puisqu'il a un bureau!

Irma se figure l'univers comme une ligne droite, partant de Paris pour aboutir à un point, qui, pour elle, reste dans le vague. Comme un des rois de la fashion venait lui faire sa visite d'adieu:

—Vous partez, dit-elle, est-ce que vous allez loin?

—Non, fit le dandy, à vingt lieues seulement.

—A vingt lieues? alors vous devriez bien vous charger d'une lettre pour
V…, il y est. (A vingt lieues!)

Après celle-là, faut-il tirer l'échelle? Non.

Visiblement troublée depuis longtemps par quelque chose qui lui était inconnu, Irma se décida enfin à éclaircir ses doutes en s'adressant à mademoiselle O…

—Quel est donc, lui dit-elle, ce martyr dont le visage a une expression si divine, et qu'on voit chez tous les marchands d'images, les mains clouées sur une croix?

A cette question prodigieuse, mademoiselle O…, épouvantée, effarée, atterrée, faillit tomber à la renverse.

—Voyons, demanda-t-elle à Irma en la regardant entre les deux yeux et sans pouvoir dissimuler sa stupeur, est-ce que tu n'as pas fait ta première communion?

—Eh bien! qu'est-ce que tu as à présent, s'écria mademoiselle Caron en se mettant à pleurer; si, je l'ai faite; mais il y a si longtemps! je ne me rappelle pas ce qu'on m'a dit!

A cela ajoutez une seule touche. Ainsi que je l'ai constaté plus haut, Galatée, qui de son vrai nom se nommait Juliette Caron, a volontairement, spontanément, sans que rien l'y forçât, changé ce nom en celui d'Irma Caron. Se complaît-elle dans l'admiration du jeu de mots abominable et ingénu que forme cet assemblage de syllabes, ou n'en a-t-elle pas eu conscience? A cela, on peut faire la réponse du sergent Pilou: Ce sera éternellement un secret entre Dieu et elle!

Maintenant, qui étonnerai-je (pas Balzac assurément, s'il était vivant!) en disant qu'avec cet esprit-là mademoiselle Irma Caron, qui n'a pas vingt-trois ans, a déjà gagné trente bonnes ou mauvaises mille livres de rente? Notez d'abord qu'elle possède une des plus jolies tantes d'actrices qui aient jamais prononcé armoire et castrole! Une tante si élégiaque et si cruellement blanchie à la poudre de fleur de riz et qu'un fantaisiste croyait devoir attribuer à sa monomanie le prix élevé auquel se vend le riz au lait au café du théâtre des Variétés. Pendant toutes les années passées à l'Opéra, cette tante de génie eut l'art de revendre successivement à vingt financiers (à celui-ci pour une rente, à celui-là pour une maison de campagne, toujours données d'avance!) cette dernière larme furtive et ce dernier geste désespéré de l'innocence que l'on ne peut cependant livrer qu'une fois. Mais elle, très-forte, ne livrait rien! Elle se bornait à dire: C'est impossible, ma nièce est trop désespérée!—Eh bien! répondait Plutus ou Midas, je veux parler moi-même à Irma.

Oui, mais comment s'expliquer avec une idiote? et on gardait la maison de campagne.

Il fallut cependant qu'Irma quittât l'Opéra, un cadre excellent pour elle! Mais un soir qu'elle dansait pour la quarantième fois dans Robert-le-Diable, quelqu'un lui demanda:

—Dans quoi jouez-vous ce soir?

—Je ne sais pas, dit Irma, je joue les nonnes!

Le mot fut rapporté à M. Duponchel et le fit souvenir que, depuis ce temps, Macaron, comme on l'appelait au petit quadrille, n'avait pas dansé une fois en mesure, et Macaron fut remerciée.

C'est alors qu'Irma se montra digne de sa tante, et, si elle continuait à ne rien comprendre, prouva du moins un instinct miraculeux de la manière dont nous entendons les arts en France. Elle fut reçue au Conservatoire en récitant le rôle d'Agnès; elle y obtint un accessit, puis un second prix, toujours avec le rôle d'Agnès; elle fut engagée à l'Odéon, puis à Rouen, toujours avec le rôle d'Agnès, puis enfin, il y a quatre ans, aux Variétés, sur la foi des souvenirs qu'elle a laissés dans le rôle d'Agnès.

A Rouen, elle a joué à elle seule (pas sur la scène) une longue et admirable comédie qui la fait deviner tout entière. Deux hommes, très-spirituels tous les deux, s'étaient associés pour diriger le théâtre. Aimée officiellement du plus âgé, elle se laissait aimer en cachette par l'autre. Pendant trois années elle a dirigé le théâtre sous leurs noms; ni l'un ni l'autre ne se douta jamais de son influence, tant ils la voyaient stupide! Mais inspirant, sans avoir l'air d'y toucher, toutes les résolutions, la prudence la mieux éveillée échouait contre les regards de ses yeux de faïence, et elle multipliait les traits de génie avec autant de prodigalité que les coq-à-l'âne. Comment les deux directeurs ne se sont-ils pas aperçus qu'elle les jouait tous deux? Et lorsqu'ils s'abordaient, chacun voulant obtenir de son associé une augmentation ou un bénéfice pour l'adorée, comment n'ont-ils pas éclairci le quiproquo? Et plus tard, comment Irma Caron a-t-elle dompté les auteurs dramatiques, la presse, tout le monstre parisien?

C'est qu'elle possède cette force supérieure à la vapeur, à l'électricité et au génie qui les emploie, cette force faute de laquelle les poëtes vont mourir à l'hôpital ou à la porte de l'hôpital: la douce, l'immaculée, l'immuable, la triomphante et sereine Bêtise.

VIII

LA FEMME DE TREIZE ANS
—EMMELINE—

Peut-être faudrait-il montrer une femme après cette comédienne; mais les procédés littéraires, j'entends les plus ingénieux et les plus délicats, sont devenus si grossiers à force d'avoir été employés, qu'il vaut mieux les oublier franchement et marcher tout droit devant soi.

Je suis à l'Opéra; j'y reste. Si vous avez traversé les coulisses de l'Opéra pendant l'hiver de 1853, vous devez vous rappeler la furie d'enthousiasme avec laquelle on y admirait alors la beauté d'une jeune fille de treize ans, la petite Mignon, de son vrai nom Emmeline Bazin, fille de madame Bazin, marchande à la toilette dans la rue de Provence. A la classe, au théâtre, chez les directeurs, c'était un engouement passionné pour cette tête virginale et mourante, si raphaélesque sous sa chaude pâleur et sous ses cheveux noirs, plus fins qu'abondants. Les yeux ardents sous des cils démesurés, des lèvres si douces et si tristes, ces petites mains longues et déjà blanches et par-dessus tout l'expression résignée et poétique des traits qui donnait un charme douloureux à tant de grâces enfantines, prenaient et subjuguaient les âmes. Camille Roqueplan a peint d'après Emmeline une tête qui reste un de ses chefs-d'oeuvre, et que M. Aguado vient de reproduire tout dernièrement par la photographie. Ce portrait, type de la beauté angélique, semble celui d'une jeune martyre, destinée à être égorgée sous ses roses blanches avant même d'avoir mouillé ses lèvres au bord de la coupe, et explique la séduction irrésistible exercée par Emmeline sur un monde où il se remue pourtant sans relâche tant d'or et tant d'idées, et qui ne perd pas les minutes à s'attendrir.

On l'adorait d'autant plus que c'était une véritable enfant, si émue et émerveillée pour un hochet ou pour un bout de ruban, pour quelques bonbons que lui donnaient ces charmantes femmes, mademoiselle Louise Marquet ou mademoiselle Mathilde Marquet, ou mademoiselle Legrain, ou mademoiselle Nathan, ou mademoiselle Crétin, qui ressemble au portrait de la Joconde! Madame Cerrito et cette illustre Alboni, qui est bonne par-dessus le marché, mangeaient de baisers la petite Mignon, et, pendant la représentation, lorsqu'elle pouvait entrer pour quelques instants dans une des «loges sur le théâtre,» dans celle de M. Barbier ou dans celle d'Arthur Kalbrenner, on la fêtait comme une petite princesse. Et elle remerciait si gentiment, si naïvement! Mademoiselle Alboni lui disait un jour: Petite Mignon, aimerais-tu à être la fille d'une reine?—Si je n'avais pas ma mère, répondit Emmeline. Oh! oui, sans doute, oui, madame, car je me sens bien heureuse quand vous m'embrassez! (O divine inspiration des enfances rayonnantes!) Mais c'est ici qu'il faut placer l'historiette du peintre Abel Servais, mort d'une maladie de langueur à Nice, Nizza Maritta, le 20 mai dernier, à cette époque de l'année où le poëte s'écrie: «Voici le temps de respirer les roses!» Je copie ici, pour expliquer la situation, un fragment d'une lettre écrite par Abel.

A Monsieur Edmond Richard, à Rome.

«…. Inutile donc de te raconter par quelle série de circonstances très-naturelles les grands portraits de Vestris et de mademoiselle Guimard, exécutés pour le ministère, m'ont valu mes entrées dans les coulisses de l'Opéra. Ce que je veux te dire, c'est que, moi aussi, je vais escalader le ciel de mon rêve! Enfin, Edmond, moi qui ne pouvais comprendre l'Amour que serré dans mes bras et endormi sur ma poitrine; moi qui voulais sentir battre le coeur de mes idoles et qui meurtrissais ma chair contre la pierre et le bronze de ces statues, je l'ai trouvée, Béatrix et Laure, cette conscience visible de mon génie, cette âme de ma pensée que tu me souhaitais et qui m'inspirera mille chefs-d'oeuvre! Je t'ai dit qu'elle est descendue du ciel hier même et qu'elle a treize ans: qu'importe? car je me brûlerais la cervelle avant de lui laisser deviner cet amour; elle sera toujours pour moi le céleste démon couronné d'étoiles qui éveille les lyres en marchant sur les nuées frémissantes; divinité vers qui je tendrai mes mains silencieuses! Devine, car je ne suis pas poëte! Depuis que j'ai vu Emmeline, je comprends tout, je sais tout, mes yeux plongent à nu dans l'infini, je n'ai qu'à laisser courir sur la toile mes mains impatientes et à retrouver dans mon souvenir son regard, qui me dit: Travaille! et ses mains dans lesquelles, visibles pour moi seul, ondoient les palmes verdoyantes…»

Comme je n'écris pas un roman, veuillez accepter sans explication que l'atelier d'Abel Servais est précisément contigu au très-riche appartement occupé par mademoiselle Euphrasie Godevin, de l'Opéra, au haut d'une maison-hôtel de la rue Boursault, élevée seulement de trois étages. Vous pensez bien qu'ayant là, à la portée de main, les Oeuvres complètes de M. Scribe (édition Furne, avec les gravures d'après les deux Johannot), il me serait facile d'y trouver un truc pour rendre vraisemblable cette circonstance vraie. Mais alors, à quoi cela servirait-il de ne pas aller à la comédie et de rester chez soi, chaussé de bonnes pantoufles, en s'occupant à lire Atta Troll? Quoi qu'il en soit, le facétieux caricaturiste Cardonnet, si franchement exécré par M. Philippon, à cause de son manque d'exactitude, avait occupé, avant Servais, l'atelier de la rue Boursault, et, par suite de la gaminerie inhérente à son caractère, avait cru devoir percer dans son mur force trous de vrille, pour épier l'existence très-tourmentée d'Euphrasie Godevin. Cette circonstance, connue d'Abel, lui avait été jusqu'alors on ne peut plus indifférente; mais devinez avec quelle ardeur il vint coller, tantôt ses yeux, tantôt son oreille aux trous de vrille, quand il eut reconnu à travers la cloison, chez Euphrasie, la voix mélodieuse d'Emmeline Bazin. Aussi ne perdit-il ni un mot ni un geste de la scène qui se passa entre cette idéale enfant et mademoiselle Godevin, ce qui explique son trépas élégiaque! Il mourut, comme tant de rêveurs, faute d'avoir médité le mot du financier Ouvrard: que le premier devoir d'un homme est d'être complétement et régulièrement rasé tous les matins avant sept heures.

Ivre de douleur, déchevelée, noyée de larmes, ses habits détachés et arrachés, poussant des cris et des sanglots, Euphrasie Godevin, ivre d'une abominable douleur, frappe sa tête contre les murailles.

Entre la petite Mignon qui a forcé la consigne.

Mignon? non pas; celle-là n'est pas la petite Mignon, celle-là n'est pas Emmeline! Elle est pâle encore, mais de la pâleur sinistre et effrontée de l'orgie; dans ses yeux c'étaient des rayons, à présent ce sont des charbons ardents et des flammes sous les cils d'un noir funèbre. Le geste impudent et hardi, le sourire cynique; c'est encore la jeune fille de treize ans, mais qui a vécu treize ans dans l'Enfer en scandalisant l'Enfer.

Euphrasie se lève en sursaut.

—Pardon, murmure-t-elle d'une voix étouffée, je ne puis pas vous voir, je ne puis voir personne; et d'un geste violent elle veut renvoyer Emmeline.

—Allons, dit celle-ci, laissons là le mélo, ou nous ne finirons jamais! Tu as toujours pris la vie au tragique; tu ne peux pas te figurer que c'est une comédie, comme Mercadet et Les Fourberies de Scapin: mais, parlons bien! Ton Agénor s'est trompé de nom en signant une lettre de change, et il a oublié de payer la lettre de change, et tu as peur qu'il n'aille là-bas; il n'ira pas, voilà son papier!

—Hein! fit Euphrasie stupéfaite jusqu'à l'épouvante, on vous l'a donné? vous me le rendez!

Et elle couvrait de baisers et de larmes les mains de la petite Mignon.

Emmeline regarda mademoiselle Godevin avec une insolente et profonde pitié.

—Ah! murmura-t-elle, cette fille-là ne comprendra jamais. Mais voyons, cherche-moi d'abord de l'eau-de-vie et une robe de chambre, et un cigare, et des pantoufles! et puis causons.

Et lorsque Euphrasie eut obéi, Emmeline reprit:

—Écoute-moi, grande sotte, et ne réponds rien, tu dirais des choses inutiles! On ne m'a pas donné ça, parce qu'on ne donne rien, mais je l'ai acheté, parce que j'achète tout ce que je veux! Maintenant, je ne viens pas te le rendre, je viens te le vendre; je ne t'aime pas, moi, je n'aime personne.

—Mais, balbutia Euphrasie, je n'ai plus rien, il m'a tout pris!

—Enfin! dit Emmeline avec un profond soupir, décidément elle est bête! Innocente que tu es (et elle s'enveloppait d'une fumée épaisse!), il paraît que tu as quelque chose encore, puisque je viens t'offrir de la marchandise, et tu sais une chose, c'est que je ne fais pas partie de la société du doigt dans l'oeil.

—Eh bien, parle, je ferai tout ce que tu voudras!

—Parbleu! je l'espère bien; mais je t'en supplie, tâche de comprendre. Vois-tu, je sais tout, j'ai le flair de l'instinct et le génie de toutes les affaires; je compte comme Rothschild, j'ai de la glace dans les veines, et je me soucie des hommes et des femmes autant que de ça! Par malheur, je vais sur mes quatorze ans (on n'est pas parfaite!) et ma mère m'ennuie; ma mère, vois-tu, a une maladie, son garde municipal qu'elle veut épouser; seulement, voilà ce que je n'aime pas, elle veut l'épouser avec les immenses capitaux que j'ai déjà réunis. Eh oui! ne t'étonne pas, tu penses bien que si je fais l'enfant avec tous ces birbes, ça ne peut pas être pour le roi de Prusse!

—Mais, objecta Euphrasie Godevin un peu rassurée et revenue à son caractère, tu en as encore pour huit ans à être mineure: comment faire pour t'affranchir de ta mère, car le Code est formel?

—Voilà, dit Emmeline, j'ai joué le grand jeu, j'ai intéressé à moi madame de Therme, une des plus grandes dames de France, que j'ai rencontrée chez son confesseur. Je me suis jetée à ses pieds, et je l'ai suppliée de me faire entrer dans une maison religieuse, en lui disant que ma mère voulait me vendre. Il a été question d'assembler un conseil de famille et d'enlever ma tutelle à madame Bazin; mais j'ai un moyen de tout arrêter, si ma mère veut être raisonnable et se contenter de se marier avec une honnête aisance.

—Seulement, fit Euphrasie, il te faut un dépositaire!

—Oui, ma biche. Tu y viens donc? Je vous apporte la fortune, mais n'espérez pas m'égorger; vous aurez un quart dans les bénéfices, pas un liard de plus, car je garde votre fafiot, et je le rangerai dans un endroit où personne ne le retrouvera, pas toi plutôt que les autres. Il y a bien le cas où tu me le prendrais de force à présent, mais (dit-elle en tirant de sa poche un poignard long et aigu), il y a aussi ça.

—Ah! ma chère, répondit Euphrasie avec un soupir d'envie, tu es joliment forte!

—Oui, dit Emmeline. J'aurai deux cent mille francs sur l'affaire des terrains du clos Saint-Lazare, puis il y a les rentes, deux cents actions dans l'affaire des fiacres, dès qu'elle se fera, et c'est à moi spécialement qu'a été donné le privilége du petit théâtre à bâtir rue de Rivoli; seulement il me faut un prête-nom, c'est Agénor qui le sera, et c'est lui aussi qui réalisera en argent les malles de bijoux que j'ai enfouies. Il sera riche et toi aussi, et moi aussi, moi surtout! Mon plan est bien simple; Gérard sort aujourd'hui de Saint-Cyr. Dans sept ans, il sera décoré et capitaine; grâce au million que je lui apporterai il obtiendra de reprendre le titre et le nom de sa mère, nous nous marierons, et tout sera dit. Car lorsqu'on n'est pas honnête fille, il faut se faire honnête femme ou on ne mérite aucune pitié, car on est une bête!

—Et quand veux-tu t'entendre avec Agénor?

—Je vous donnerai un rendez-vous, et je viendrai avec mon notaire! Je verrai Gérard chez toi tous les huit jours; de plus tu loueras sous ton nom dans le faubourg Saint-Germain une chambre dont tu me remettras la clef et où personne n'entrera jamais, pas même toi! car on a beau être forte, il faut prévoir tout, même les caprices!

—Mais, dit Euphrasie…

Sa voix s'éteignit; les deux femmes échangèrent quelques mots absolument à voix basse, quoiqu'elles crussent être toutes seules, et toutes deux rougirent.

Comme je l'ai dit en commençant, Albert Servais, qui avait tout entendu, est mort, mais il n'est pas devenu fou, ce qui témoigne d'une grande énergie. Aussi c'était un coloriste, nourri de Shakspeare. Le soir même du jour où avait eu lieu cette conversation trop parisienne, la petite Mignon, sur la scène de l'Opéra, était accoudée sur un pan de décor, dans une pose délicieusement naïve et enfantine.

—Vous avez du chagrin, mon enfant, lui dit un ministre.

—Oui, monsieur; ce soir, en venant au théâtre, il fait une si belle nuit! j'ai vu le ciel bleu plein d'étoiles, j'ai pensé que ma mère qui m'aime tant ira peut-être là avant moi, et depuis ce moment-là… je pleure!

IX

LA JEUNE FILLE HONNÊTE
—CLAIRE—

—Comment! elle aussi, cette figure angélique et suave qu'il faut peindre, non pas au milieu d'un paysage gai ou mélancolique, mais se détachant sur le bleu pur et appuyée sur un grand lis; elle aussi, le sourire de la Saint-Valentin, la goutte de sang d'où naît la rose rouge aimée par le rossignol du poëte, le souffle qui fait vibrer la harpe de sainte Cécile, vous la rangez parmi les femmes extraordinaires, amazones et bacchantes furieuses, qui ne peuvent exister qu'à Paris et pour Paris, entre la Femme de treize ans et Galatée Idiote!—O critique! n'ajoute pas un mot, je m'explique tout de suite, sans prendre le temps de rallumer ma cigarette ni d'envoyer ma constante pensée à celle qui est blonde comme l'Amour même, à celle dont la chevelure est dorée comme l'or de la lyre! Certes, je le sais aussi bien que toi et mieux que toi, il y a partout, dans ces modestes petites villes, cachées derrière une rivière d'argent et un rideau de peupliers, des jeunes filles qui sont honnêtes, et qui, dans leurs rêves, sous les rideaux blancs de leur couche enfantine, peuvent parler à la vierge Marie et lui laisser voir leur âme toute nue. Celles-là, je les ai suivies du regard sur ce mail encadré par les coteaux voisins, sur lequel plane, depuis le temps du roi Charles VII, une poétique et tranquille tristesse. Je les ai adorées avec leur robe d'organdi et leur joli mantelet, un peu taillé à la mode de l'année dernière; je les ai épiées dans ce coin de jardin mal ratissé où roucoulent deux colombes blanches penchées vers l'eau couverte de verdure, près des mûres et des groseilliers! Mais quoi! Paris seul, qui a tout enfanté, produit dans sa perfection grandiose ce type abstrait qui domine les civilisations et les littératures, LA JEUNE FILLE HONNÊTE, ce phénix idéal, ce diamant éclatant de lumière, cet être moitié ange et déesse, Séraphitus-Séraphita, debout sur une montagne de glace incendiée par le soleil, au sommet de laquelle n'atteignent pas nos faibles regards. Une tache plus petite cent fois que la prunelle d'un insecte invisible, et ce Koh-innor n'est plus qu'un caillou grossier; un rayon de moins sur la tête de ce séraphin héroïque, il ne sera plus digne de s'avancer en souriant sur les neiges éternelles. O toi dont ma pauvre plume n'ose plus écrire le nom sur les pages de ce petit livre, permets-moi du moins de t'emprunter encore une fois ce titre, pareil au cachet apposé sur un coffret précieux, que tu donnais à tes pensées ciselées dans l'or pur!

AXIOME

Une jeune fille qui, de près ou de loin, fût-ce même par une haute fenêtre, fût-ce en passant une minute dans une rue, a entrevu le spectre de la Misère;

Celle qui a été saluée par un pauvre sans pouvoir lui faire l'aumône elle-même;

Celle qui a lu un roman de Walter Scott, ou un volume des poésies d'Alfred de Musset, ou qui a aperçu la couverture d'un livre de Paul de Kock (même de loin et sans avoir eu aucune perception des caractères qui y étaient imprimés);

Celle devant qui on a nommé le théâtre du Palais-Royal;

Celle devant qui deux personnes se sont tutoyées, fût-ce son père et sa mère, ou son frère et sa soeur;

Celle devant qui un homme s'est montré tenant un cigare, même non allumé, fût-ce au bord de l'Océan;

Celle qui a assisté à une soirée où des musiciens jouaient du flageolet ou du cornet à piston;

Celle qui a brodé, pour une loterie, des pantoufles ou tout autre objet à l'usage d'un homme;

Celle qui connaît, même de nom, le cold-cream, la poudre de fleur de riz à l'iris, la poudre rose à polir les ongles, et les peignes d'écaille blonde;

Celle qui porte des robes de soie et des brodequins d'étoffe ailleurs que chez elle, et des mouchoirs bordés d'une dentelle ou d'une broderie plus large que le fond qu'elles entourent;

Celle qui a parlé à un orfèvre ou à un lapidaire;

Celle qui a prononcé dans le salon de sa mère une phrase aux périodes harmonieuses, ayant un commencement, un milieu et une fin;

Enfin, celle qui sait «comment viennent les roses;»

Peut être parfaitement honnête et parfaitement jeune, mais ce n'est pas elle qui est La Jeune Fille Honnête.

La Jeune Fille Honnête sera belle sans doute et parfaitement belle, mais elle n'aura jamais une de ces beautés provoquantes et exceptionnelles qui ont été données à des courtisanes et à des femmes de théâtre, comme engins à piper les coeurs. Il est expressément défendu à la Nature tout autant qu'à la modiste de lui imposer des parures propres à scandaliser les âmes naïves.

Ainsi La Jeune Fille Honnête aura les cheveux bruns ou d'un blond foncé; les splendides tons roux dont Titien ensoleille ses crinières, le noir violet, le blond doré et sidéral de l'Ingénue de théâtre, n'ont pas le droit de décorer son front, car toutes ces insolentes richesses appartiennent aux désoeuvrées qui suivent le régiment du capitaine Amour. Surtout, elle ne sera pas ornée par cet assemblage irritant qui invite aux voluptés mortelles: des cheveux blonds avec des sourcils noirs et des cils noirs.

Elle n'aura pas des yeux voyants, pas plus qu'une robe voyante! Ses prunelles ne seront ni bleu céleste, ni vert de mer; pas de fibrilles d'or non plus, ni de petites pierreries chatoyantes dans ses prunelles profondes et calmes.

Elle ne sera ni grande, ni petite, ni d'une taille moyenne, mais presque grande. Car, si une taille moyenne est essentiellement bourgeoise, d'un autre côté la petite taille semble destinée aux personnes qui veulent jouer l'emploi de mademoiselle Scriwaneck, ou à ces femmes à qui les démons inspirent la détestable idée d'imiter et de parodier en leurs mièvreries le langage ingénu des petits enfants. Et les jeunes filles grandes, aux bras superbes, ne font-elles pas songer à ces amazones qui poussent leurs quadriges impétueux sur le sable de M. Arnault aîné?

Elle n'aura ni les pâleurs funéraires des dames que l'on peut caractériser par l'apposition d'un nom de fleurs, soucis ou pensées; ni ce teint blanc et rougissant dont la vue trouble le sang dans nos veines, ni cette peau dorée comme la jeune vigne que chante le poëte de Rosina, et qui s'harmonise forcément avec la lèvre à la turque. L'embonpoint et les lis des Autrichiennes du XVIIe siècle, la régularité de traits des figures des bas-reliefs d'Égine lui sont interdits comme indiquant des tendances païennes et sensuelles; la maigreur, comme horrible. Tony Johannot a quelquefois dessiné et peint sa robe dans des eaux-fortes et dans des aquarelles; il aurait aussi dessiné sa tête douce et gaie, bienveillante et fière, si ce charmant génie avait pu faire un pas de plus vers l'Idéal.

La Jeune Fille Honnête ne peut demeurer qu'au faubourg Saint-Germain, et dans un appartement donnant sur des jardins. Ai-je besoin de dire que ses parents ne doivent exercer aucune profession qui tienne à l'Industrie: que ne défloreraient pas les haleines du Monstre et les grincements de ses roues?

Elle ne sait pas peindre de fleurs ni de paysages, et il faut qu'elle réalise ce difficile problème: savoir très-bien toucher du piano et ne pas être forte sur le piano. Sans doute, elle n'a pas regardé une romance moderne! mais est-ce assez! Non, le concierge même de la maison ne doit pas fredonner les chansons de Pierre Dupont et surtout celles de M. Nadaud, en se promenant de long en large sur les pavés blancs de la cour, où l'herbe pousse!

Ce n'est rien pour elle non plus que la devise de l'hermine: plutôt mourir! Car, non-seulement il faut qu'elle ne soit jamais souillée, mais aussi que ni les hommes, ni la Nature, ni le Hasard même n'aient voulu tenter de souiller l'air qui frémit autour d'elle. O coiffures bouffantes, anglaises et sévignés, accroche-coeurs, larges tresses relevées en ferronnières, c'est vous que nous pouvons livrer à la brise imprudente et folâtre, et qu'elle fasse de vous ce qu'elle voudra! Mais ces bandeaux lisses, et non lissés, le vent même les respectera, car si une mèche s'en séparait, si un caillou imprudent faisait aux bottines de cette jeune fille une visible déchirure, si une goutte d'eau de pluie tombait sur son gant, elle ne serait plus La Jeune Fille Honnête. Tout doit s'entendre et conspirer pour ne pas froisser tant de puretés délicates; mais elle, cet ange qui sera une femme, s'il doit pleuvoir demain, il ne faut pas qu'elle sorte aujourd'hui, même en voiture, dans la voiture de sa mère.

Vous me pardonnerez si vous voulez, mains rouges et jupes trop courtes, ceintures bleues! chapeaux de province, fleuris comme les jardins de Babylone, bouches en coeur qui vous ouvrez pour chanter Les Oiseaux du fou et Les Oiseaux de Notre-Dame, vous aussi vous êtes des signes évidents de virginité: ce n'est pas vous que je célèbre! Elles s'en souvient, cette rue de Lille, quelle fête c'était pour son ciel, et quelle joie, lorsque au premier rayon de soleil mademoiselle Claire de T… paraissait avec sa mère! Alors les dalles du trottoir et des pavés se séchaient et blanchissaient soudain à mesure qu'elles allaient être touchées par ses petits pieds, et devenaient pareilles à des tapis de mosaïque, et les nuages, tout à coup chassés, laissaient bleu l'immense azur. Elle ne s'appelle ni Sédille ni Palmyre, elle s'appelle Décence et elle s'appelle Grâce, la couturière qui avait taillé et cousu ces robes de cachemire, ces mantelets qui valaient cent francs ou cent mille francs. Elles allaient à la messe aux Missions-Étrangères, mais non point les jours où l'on y exécutait cette musique où Gounod laissait gronder les orages de son âme, hésitante entre la nature et Dieu. Mademoiselle Claire n'a jamais entendu l'orgue; elle tenait à la main un livre! beau comme elle: Thouvenin, conseillé par Nodier, n'aurait pas pu en faire un pareil. En donnant une pièce de monnaie à un pauvre, elle lui parlait, et, à ce son de voix, le pauvre, comme transfiguré, croyait emporter chez lui tous les millions des Rothschild!

Il y a six ans, elle avait dix-huit ans alors, mademoiselle de T… faillit mourir d'une maladie de langueur. Après avoir longtemps ignoré la vérité, M. de T…, dont les yeux s'ouvrirent enfin, se repentit de l'imprudence qu'il avait commise en accueillant chez lui un secrétaire jeune et beau, un exilé italien, le comte Angelo C… Quoique absolument pauvre, le comte C… était de la meilleure noblesse de Florence. Lorsque M. de T… vit que sa fille avait déjà les pâleurs du tombeau, il la supplia en pleurant d'avouer sa fatale passion; mais Claire fut muette, même avec sa mère, même avec son directeur, et voulut se confesser à un autre prêtre. Dieu la sauva pourtant.

Deux ans après, M. de T…, complétement ruiné, alla refaire sa fortune en Australie. Sous son toit, jusque-là honoré, la gêne fut telle qu'un vieillard osa faire pressentir je ne sais quelles infâmes pensées. Enfin, un jour, Claire comprit que bientôt peut-être IL Y AURAIT UNE REPRISE au mouchoir de batiste avec lequel madame de T… essuyait ses larmes. Pour la première fois de sa vie elle sortit seule, et rentra frappée à mort, serrant convulsivement dans sa main un petit portefeuille tout gonflé. Elle eut avec sa mère un entretien mystérieux. Quand M. de T… et le comte Angelo furent revenus, riches tous deux, et que Claire continua, comme par le passé, à refuser de devenir comtesse C…, on ne put leur arracher un mot, ni à l'une ni à l'autre. Mais le ciel fit à Claire cette grâce spéciale: elle succomba, non pas à l'anévrisme qui allait la tuer, mais à une fluxion de poitrine qu'elle avait gagnée pour s'être promenée au jardin un soir que ses dents claquaient de fièvre; car cette chaste victime ne pouvait pas mourir d'une maladie romantique.

X

L'ACTRICE EN MÉNAGE
—LUCIE CHARDIN—

Hier soir, il y avait, dans un des moins mauvais salons de la Chaussée-d'Antin, une de nos perles parisiennes les plus exquises, madame Lucie Chardin. Cette jeune femme, qui est veuve pour la seconde fois avant d'avoir atteint sa trentième année, semble un portrait de M. Ingres, animé par quelque magie; rien ne saurait dire la pureté délicate de son regard, ni la pâleur et la transparence nacrée de son visage, extasié comme celui d'une sainte du XIIe siècle.

Avant d'épouser le banquier Chardin, qui est mort l'année dernière, victime d'un accident de chemin de fer, elle avait été la femme d'un poëte, de ce pauvre Henri Decan, si prématurément enlevé à sa jeune gloire. Henri avait été entraîné à aimer Lucie Dutour, par l'admiration qu'imposaient une rare beauté, toute mystique, et un talent prodigieux à son aurore: car, à peine âgée de dix-huit ans, la jeune fille, célèbre alors au théâtre, était déjà l'amie et le conseil de Marie Dorval.

Hier, comme il ne restait plus que les personnes intimes, un de nos dessinateurs en vogue, Émile Labbé, parlait des jeunes morts que nous portons ensevelis dans nos coeurs. Il nommait, avant tous les autres, le cher et regretté Henri, et nous, entraînés par sa parole si vive et si séduisante, nous nous imaginions revoir au milieu de nous l'enfant inspiré, redisant encore ses beaux vers. Nous nous rappelions son geste, son accent tranquille, sa voix attendrie, et nous nous laissions emporter à ces souvenirs, oubliant l'absence!

—«Vous vous en souvenez, continuait Émile, quelle âme sans tache et sans voiles! Et comme il était parfaitement beau! c'était le profil de Byron sans l'ironie arrière de Manfred, c'était le front de Goethe ombragé par l'épaisse chevelure d'un pâtre de l'Attique. Et quel ami, si bon, si simple, si brave!

—»Oui, murmura madame Lucie Chardin, on m'a dit bien souvent tout cela!»

A ces étranges paroles, dites par celle qui a été la femme de Henri, tous les yeux se tournèrent vers elle: on voulait se bien convaincre que ces mots inexplicables étaient en effet prononcés dans un rêve. Madame Chardin remarqua la surprise générale et rougit: elle se prit à sourire tristement, et une larme furtive glissa sur sa joue. Puis, tendant la main à Émile Labbé:

—«Je vous parais folle, dit-elle; mais c'est là ma plaie et mon désespoir, j'ai vécu quatre années aux côtés de Henri, et je ne l'ai jamais vu!»

Pour le coup, l'étonnement était à son comble.

—«Ah! reprit madame Chardin, nous avions cru que l'amour était possible entre deux forçats qui traînent chacun un boulet et une chaîne! Il y a un ménage, un foyer, une vie intérieure pour l'homme de peine qui graisse la roue des wagons, et pour sa femme, la marchande de pommes qui porte son éventaire attaché à son corps et souffle dans ses doigts rouges crevassés par la bise. Rentrés dans leur bouge le soir, après leur journée faite, ils peuvent embrasser leur enfant et manger ensemble leur pauvre repas: mais il n'y a ni maison ni famille pour l'homme ou la femme qui appartient à l'un de ces monstres faits de roues d'engrenage, le Journal ou le Théâtre!

»Le jour où Henri m'a dit ces mots divins: Je vous aime! c'était sur la scène de la porte Saint-Martin, entre deux portants! et moi, dont le coeur battait à briser ma poitrine, au lieu de répondre, fût-ce par mon silence, j'ai fait mon entrée, et il a fallu que je récite au public une tirade de M. d'Ennery!

»Le jour de notre mariage, on donnait la première représentation d'un drame en sept actes, dans lequel j'avais un rôle de deux cent cinquante, et Henri faisait son feuilleton.

»Après la pièce, quand, brisée de fatigue et d'émotion, j'aurais eu tant besoin d'entendre une chère voix me disant: C'est bien! et de serrer une main amie, j'ai trouvé pour toute société, dans ma loge, une femme de chambre idiote, qui m'a persécutée de ses querelles avec les habilleuses et de la perte d'un jupon tuyauté.

»Enfin, mes cheveux peignés et cet affreux rouge essuyé, je gourmandai la lenteur des chevaux qui me ramenaient vers Henri; j'avais encore dans la tête toutes les crécelles, les voix des régisseurs, des comédiens, le sifflement des poulies, la chanson de bois des marionnettes, je me disais: Je vais entendre une parole humaine! Il me consolera, lui, et je me cacherai dans ses bras.

»Je trouvai Henri entouré de lexiques, de volumes ouverts: il noircissait ces grands feuillets que j'ai tant revus depuis, et à mesure qu'il entassait ces affreuses feuilles volantes, ses yeux se cernaient davantage, sa pâleur devenait plus verte, et cette toux désespérée, que j'ai entendue pendant quatre années, retentissait plus cruellement jusqu'au fond de mon âme.

»Henri m'avait à peine vue entrer: il leva sur moi un oeil mourant et prononça pour la première fois ces paroles qui depuis m'ont toujours frappée au coeur comme un coup de couteau: Je fais de la copie! Je voulus l'encourager et veiller avec lui, mais je me sentais brisée par la fatigue du théâtre; je me déshabillai toute somnolente, comme un spectre, et je dormis dans la fièvre, voyant sans cesse l'essaim ironique des songes tourbillonner devant la clarté rougeâtre de la lampe.

»Chaque fois que je m'éveillais en sursaut, il m'apparaissait, lui, toujours plus pâle, toujours entassant les feuillets de copie, et sa toux cruelle troublait seule un silence de mort.

»Telle a été ma nuit de noces, et telle a été notre vie de quatre années! Il faisait de la copie, moi, j'apprenais des rôles tout bas; ou bien je cousais des oripeaux et des paillettes, et il corrigeait des épreuves! Vous connaissez ces ignobles papiers maculés, sur lesquels on écrit en marge mille signes différents, qui veulent tous dire: Je suis esclave! je suis esclave! je suis esclave!

»Et puis, j'allais répéter! Vous connaissez la Répétition! Un cauchemar qui, depuis deux heures après minuit, vous tire les pieds et les cheveux, et vous répète, et vous crie, et vous siffle et vous chante à l'oreille: Il faut qu'à dix heures du matin, coiffée, habillée et emboîtée dans un corset de fer, tu sois rendue à un théâtre enveloppé de poussière et de nuit, pour y ânonner une prose incompréhensible, copiée par un souffleur qui ne sait pas l'orthographe!

»Quand je venais de répéter la pièce de M. d'Ennery, Henri partait pour aller faire répéter une pièce de lui; quand il rentrait, je sortais pour aller chez le costumier; à quatre heures, quand je dînais, il allait à l'imprimerie!

»L'imprimerie, encore un enfer. Certes, il y a quelque chose de vertigineux dans l'aspect d'un théâtre; ces machines, ces poulies, ces câbles étonnent et épouvantent, et l'envers de la féerie est mille fois plus effrayant que la féerie vue de la salle. Mais qu'est-ce auprès d'une imprimerie? En voyant les longues chaînes de fer qui pendent, les larges pierres qui semblent faites pour y coucher des cadavres, et ces casses où les doigts fébriles cherchent des signes cabalistiques; en regardant surtout marcher ces immenses cylindres au mouvement furieux, on comprend que, dans ces antres de magie, il se mange des coeurs et des âmes.

»Je n'ai vu qu'une seule fois une imprimerie, mais, ce jour-là, j'ai senti que nous étions condamnés! Et nous l'étions en effet, condamnés à ces roues, à ces poulies, à ces cylindres, à cette encre infecte, condamnés à l'insomnie, au labeur stérile, aux raccords, aux régisseurs, aux mises en scène, aux trappes de féerie, aux gloires de toiles peintes, à tout ce qui est le carton de la vie et de la gloire! nous qui aimions tant la sainte poésie, la douce musique, et les gazons et les fontaines, et l'amour qui fait tout comprendre!

»Quelquefois, nous nous rencontrions une minute lui et moi, nous nous serrions la main, et nous disions ensemble: Oh! si nous étions libres! Nous avons toujours rêvé de voler une journée et d'aller la passer ensemble à Fontenay; mais Henri est mort auparavant.

»Je jouais quand la toux l'a cloué sur son lit de douleur; je jouais lorsqu'il crachait son sang; si je n'ai pas joué le jour où il est mort, c'est que j'ai quitté pour jamais le théâtre: j'ai mieux aimé devenir la femme d'un autre, oui, me vendre à un banquier, que de mentir encore sous les haillons roses, qui me semblent toujours mouillés de larmes et tachés de sang!»

Croyez que l'on s'est tu un grand moment après ces paroles, et que l'on avait froid. O mille et mille fois heureuse la demoiselle au coeur simple, dont les formes robustes s'épanouissent librement, comme celles de Violante! Ses parents l'ont élevée pour faire bouillir l'étuvée dans le chaudron de cuivre jaune sous lequel flambe un feu clair, et pour laver le linge dans sa rivière natale. Elle conservera sa candeur et son embonpoint, et elle ne connaîtra jamais les mots: imprimerie, copie, répétition, épreuves, raccords, imprimés en rouge dans le vocabulaire du diable!

XI

LA VIEILLE FUNAMBULE
—HÉBÉ CARISTI—

Celle-là a été la soeur des comètes et des étoiles; elle a fouetté de sa chevelure l'azur immense. Comme les dieux, elle s'est promenée dans l'éther, en déchirant les nuages avec son front olympien. Sa gloire a duré un quart de siècle, et pendant ce temps, suffisant pour faire et défaire tant de royaumes, de duchés et d'empires, elle a vu sous ses pieds le bandeau des rois et la neige des cimes, et elle a pu arrêter dans ses mains les oiseaux du ciel. Pendant de longs jours, cette funambule ivre d'orgueil a voltigé sur sa corde perdue dans l'empyrée, où les applaudissements confus des peuples montaient vers elle comme le murmure d'une mer domptée et frémissante. Hébé Caristi est morte récemment dans sa soixante-treizième année, car son acte de naissance porte la date fabuleuse du 22 juillet 1781. Elle est morte obscure, oubliée, ignorée; et rien ne montre mieux le néant de la célébrité artistique, briguée si chèrement.

Ce nom, qui aujourd'hui ne nous représente rien, a été acclamé jadis avec tous les transports de l'admiration furieuse, et celle qui le portait a été applaudie par les mains qui pétrissent la destinée des empires. Sans doute, les lois implacables qui nous attachent à la terre n'existaient pas pour cette buveuse d'espace et d'infini, soutenue sur des ailes invisibles. Sa sérénité et sa bravoure intrépide en faisaient une créature surhumaine. Rivale, et rivale heureuse de madame Saqui, cette poétique figure qui fut tout de suite reléguée par elle au second plan, Hébé Caristi avait à elle seule, sans maîtres, sans précédents, sans inspiration autre que celle de son esprit exalté, créé tout un art, inouï, singulier, et parfois grandiose, le mimodrame funambulesque, prodigieux effort d'organisation et d'intelligence que personne ne lui avait enseigné et qu'elle n'a pu enseigner à personne. Mais saurai-je faire comprendre au lecteur ce que fut ce genre de drame dans lequel l'abstraction était certainement plus quintessenciée que dans la tragédie de Bérénice ou dans les symphonies les plus idéales?

La grande funambule qui, même aux jours épiques de notre histoire, put devenir une des illustrations parisiennes, était née en Servie, dans une peuplade de bohémiens, qui tous exerçaient la profession de saltimbanques et de jongleurs nomades. Avant d'avoir atteint sa dixième année, comme son père et sa mère étaient morts, elle prit le gouvernement de leur troupe ambulante, et tous ces gentilshommes de la belle étoile, subjugués par sa danse merveilleuse, lui obéissaient aveuglément. D'ailleurs une sorcière, très-redoutée à Belgrade, avait fait à Hébé Caristi une prédiction dont l'effet fut immense sur ses compagnons. Elle et tous les siens devaient accomplir des prodiges d'audace et faire une rapide fortune. Elle serait complimentée par le plus grand roi du monde et aiderait à célébrer ses victoires.—Enfin, continua la bohémienne, tu auras les yeux de charbon rouge et le coeur de glace, et aussi tout doit te réussir, mais seulement jusqu'au jour où tu auras marché dans le sang.

La petite danseuse comptait bien n'y marcher jamais, et elle se réjouit de la prophétie en toute assurance, aveuglée d'ailleurs sur l'avenir, comme tous les personnages marqués pour une destinée fatale. S'il y avait sur les grandes routes une seule goutte de sang, ses compagnons la portaient à l'envi dans leurs bras, et croyaient tromper ainsi la restriction qui faisait tache dans son riche horoscope. Au bout de quatre ans, la jeune fille avait si bien travaillé pour le troupeau confié à ses soins, que toute cette bohème, enrichie grâce à elle, put se montrer vêtue et équipée avec un grand luxe, quand Hébé Caristi parut à la foire de Beaucaire en 1795.

C'était la première fois depuis la Révolution qu'on revoyait cette fête fameuse où les marchands d'Astracan, de Bagdad et de Mossoul se trouvaient réunis avec les pêcheurs de perles de la côte de Coromandel et les marchands d'aulx de Marseille, et à laquelle les rues étroites et bordées de maisons à hauts pignons gothiques faisaient un cadre si approprié et si pittoresque. Hébé Caristi n'en fut pas la moindre merveille. Elle avait le teint olivâtre avec des yeux de jais, de longues paupières brunes et des sourcils sans courbure. Son nez mince, ses lèvres épaisses et vivement contournées, sa chevelure crépue, son cou long et droit, ses formes accusées déjà malgré une sveltesse inouïe, lui donnaient l'aspect de ces figures égyptiennes serrées clans un fourreau de mousseline quadrillée, qui tiennent à la main une fleur de lotus. Pour coiffure elle portait des colliers en verre de Venise mêlés dans un fouillis de nattes bizarrement agencées, et elle était vêtue d'une façon barbare avec des tissus de soie rayée aux couleurs vives.

Elle fit sur une corde tendue l'ascension du clocher, mais cela avec tant de courage et de grâce, que ses représentations excitèrent ensuite un véritable délire. La foire de Beaucaire n'était pas finie, que son nom était déjà populaire dans toute la France. En 1800, Hébé, qui allait avoir vingt ans, n'était pas une seule fois retournée à l'étranger, et elle avait acquis une somme assez forte pour pouvoir faire construire à ses frais au coin de la rue d'Angoulême un théâtre dont elle obtint le privilége, et qu'elle nomma le Théâtre des Exploits militaires.

En effet, on y donnait uniquement des mimodrames représentant les batailles et les récentes victoires de Bonaparte: Montenotte, Millesimo, Lodi, Castiglione, Arcole, Rivoli, les Pyramides, Marengo; le Premier Consul ne cessait pas de vaincre, et Hébé ne cessait pas d'écrire; mais ces pièces militaires, pareilles à celles qu'on a représentées partout, composaient la partie la moins intéressante de son spectacle. Sa gloire et son réel triomphe, ce fut la tragédie, qu'elle jouait à elle toute seule, sur la corde tendue!

Pendant tout le temps que durèrent nos conquêtes et que notre domination transforma l'univers, pas de réjouissances, pas de fêtes, pas de Te Deum sans Hébé Caristi. Toujours, au bruit des canons et des fanfares, aux cris de joie d'un peuple idolâtre, aux lueurs des illuminations et des feux d'artifice, à cent pieds au-dessus de la Seine pavoisée et incendiée de mille feux, clans l'azur au milieu des étoiles frissonnantes, toujours passe, vêtue d'or et de pourpre, et dans ses mains agitant les drapeaux tricolores, cette déesse du ciel et des airs, qui semble l'âme de la ville elle-même célébrant les ivresses de la Force et de la Souveraineté.

Tout Paris est aux pieds d'Hébé Caristi; mais ne lui parlez pas d'adorations, ne lui parlez pas d'amours. Ses amours, ce sont ces luttes insensées et superbes avec l'infini et avec le vertige; c'est ce duel si éclatant avec la mort, pendant lequel elle regarde les yeux mêmes des astres et baise le front humide de la Nuit. Comme le lui disait la sorcière de Belgrade, Hébé porte sous son beau sein un coeur de glace. Ses passions, ses délires, ce sont les féeries au milieu desquelles elle proclame, à la hauteur où volent les aigles, le bulletin de nos dernières batailles. A la fête républicaine où la garde-consulaire, qui a marché depuis Marengo, arrive couverte de poussière et les vêtements en lambeaux, à la fête donnée pour célébrer la paix générale, à celle des drapeaux d'Austerlitz, je la revois jeune et svelte dans les flammes écarlates; au mariage de l'Empereur et à la naissance du Roi de Rome, c'est elle encore dont la silhouette aérienne domine les Champs-Élysées affolés de foule et de lumière.

Jugez si les merveilleux d'alors durent se désespérer pour l'invincible froideur de cette Galatée qui avait eu toutes les gloires! Oui, toutes les gloires, y compris celle d'avoir été comparée à un repas complet en une ingénieuse et interminable métaphore! Elle s'était montrée aux Jeux Gymniques dans un intermède de La Reine de Persépolis, et elle avait contre-balancé le succès inouï des Ruines de Babylone! Pendant huit jours, le Corneille de la Gaîté avait été jaloux des succès de la funambule. Le Colisée, le Vauxhall, la Redoute, les Soirées-Amusantes du boulevard, le spectacle de Pierre, le Cosmorama et le Panharmonico-Metallicon, tous les théâtres étaient abandonnés quand, radieuse en son fantasque habit de Persépolitaine, elle apparaissait sur la corde raide, insoucieuse de l'obstacle, émerveillée de sa propre grâce! Et, malgré sa sagesse, à cause même peut-être de cette inexplicable et farouche sagesse, que de luxe jeté aux pieds d'Hébé, que de faste à l'entour de son excentrique existence! A elle le cabriolet jaune potiron et le briska gris de lin! A elle les dentelles de madame Colliau, les porcelaines de Degotty et les nécessaires de Garnesson. C'est pour son boudoir de la rue du Mont-Blanc qu'un ébéniste, entêté de cette Pallas, inventa les meubles en olivier. Il fallait la voir dans ce petit Temple du Goût, où pénétrait à peine un voluptueux demi-jour! Les épaules couvertes d'un fichu-guimpe en tricot de Berlin, les cheveux accommodés par Palette, l'inventeur des nattes embrouillées, si justement surnommé le Lycophron des coiffeurs, elle recevait, couchée sur son lit de repos, auprès duquel se dressait une colonne tronquée. Survenait un jeune merveilleux en négligé paré: chapeau à la magicienne, chemise en oreilles de lièvre, cravate à l'artiste, pantalon à l'américaine, gilet à la matelote.

—Divine Hébé, s'écriait-il, vous faites sécher sur pied le cerf Coco de
Franconi et tout le personnel du théâtre des Fabulistes!

Hébé souriante demandait ses essences de Riban, achetées au dépôt de la rue Helvétius, et elle jouait négligemment avec les bagues lithologiques de Mellerio, entassées sur son bonheur-du-jour. Puis elle sortait dans une calèche à parapluie de Pauly, pour aller essayer une redingote à l'Eugénie ou une toque à la Cortey!

C'était à ses pieds que les ducs de création nouvelle versaient les trésors de la nature que le sieur Tripet débitait aux amants de Flore dans ses serres de l'avenue de Neuilly! C'était pour ses joues basanées que mademoiselle Chaumeton pétrissait son rouge serkis, et que le perruquier Hippolyte accommoda avec quatre rangs de perles la fameuse coiffure à l'Olympe. La vogue du physionotrace fut couronnée, dès qu'il eut popularisé les traits étranges de l'acrobate en ses atours d'Athénienne, telle qu'on la vit un jour à Feydeau, dansant au bénéfice de madame veuve Dozainville! M. Meynier la prit pour modèle de la figure de la Volupté, dans son mémorable tableau de la Sagesse préservant l'Adolescence des traits de l'Amour! M. Mollevaut lui déclara sa flamme sous le voile heureux de la métamorphose d'une nymphe en sensitive. Le cavalier Antonio Buttura, du département de Trasimène, pensa l'immortaliser en vers sciolti!! Au café du Bosquet et à celui des Francs-Bourgeois, les couplétiers mirent son nom en logogriphes! Elle passa trois mois à Madrid, où elle eut la coquetterie de se laisser croire Française, et, à sa soirée d'adieu, le roi Joseph lui dit avec un sourire: «Hélas, madame, il y a encore des Pyrénées!» Je vous dis qu'elle a eu toutes les gloires!

Mais quoi! le madrigal, venu même de si haut, ne touchait guère celle qui, en étendant les mains, pouvait cueillir ses bouquets de roses à la porte du paradis! Quel encens eût satisfait celle qui s'envolait elle-même aux ravissements de son apothéose? On peut lire encore dans le Mercure de France l'analyse enthousiaste d'un mimodrame dansé par Hébé au théâtre des Exploits-Militaires. C'est le fameux Siége de Saragosse, le chef-d'oeuvre de ce genre destiné à mourir avec celle qui en fut à la fois le poëte et l'interprète.

Son décor était encore moins réaliste que l'écriteau de Shakspeare, car il se composait d'une simple corde, où les spectateurs devaient voir tour à tour le camp de Suchet, la tente de Junot, les places publiques de Saragosse avec les potences élevées par Palafox et par ses moines fanatiques, le pont de la Huerba, la rue de Santa-Engracia, théâtre d'une horrible tuerie, et la porte de Portillo, par laquelle la garnison espagnole sortit en déposant ses armes. Quant à Hebé, costumée en Bellone à cuirasse d'écailles, elle représentait tour à tour tous les personnages: ici, le marquis de Lassan excitant les assiégés; là, le maréchal Lannes haranguant l'armée française; puis les femmes, les bourgeois, les capitaines, et cette mère héroïque et farouche qui combat sur le rempart en serrant sur son sein un enfant qu'elle protége de son glaive éperdu. Même elle était, lorsqu'il le fallait, les personnages d'abstraction pure: tantôt l'Épouvante et la Fureur, ou la Charge qui entraîne à l'assaut de la brèche les légions frémissantes. Sans paroles, sans rien autre chose que ses gestes et ses attitudes, elle exprimait la ville ravagée par l'épidémie, les cruautés de la populace frénétique, les assauts des couvents, la guerre des maisons, les combats, les escarmouches, les passages bruyants de l'artillerie, l'ivresse des dernières luttes avec leurs innombrables épisodes, puis la capitulation, le défilé triste et grandiose des ennemis vaincus, puis enfin, dans toute sa magnificence symbolique, la Victoire elle-même faisant éclater ses clairons sonores, et agitant sous les brises ses drapeaux conquis, embrasés de soleil! Si l'on pense que le visage, ce merveilleux clavier de la passion, ne comptait pas dans cette pantomime vue au théâtre à quinze pieds en l'air, et sur la place publique à cent pieds au-dessus des têtes de la foule, et que tout ce récit épique était imaginé, exprimé et compris au moyen de gestes, d'attitudes et de courses sur un fil, on comprendra l'admiration qu'il excitait. En vain madame Saqui voulut lutter en donnant son Moine du mont Saint-Bernard, mimodrame de corde où elle tentait de représenter l'élégie du voyageur perdu sous les avalanches, et son sauvetage par les bons religieux aidés de leurs chiens dévoués, la vogue était à Hébé Caristi, et lui resta.

Pas toujours, pourtant. Un tout jeune colonel de hussards, beau et fier comme un lion, avec sa tête d'enfant décorée par une large balafre reçue à Austerlitz, devint éperdument amoureux de la comédienne. Il offrit résolument le mariage, mais en vain. C'était une de ces passions ardentes qui tuent leur homme; celui-là se sentit perdu, et, comme rien n'avait pu toucher les rigueurs de sa maîtresse, il voulut en finir tout de suite, et se brûla la cervelle en plein théâtre des Exploits-Militaires. En retournant chez elle, Hébé mit ses deux pieds dans le sang dont le seuil du théâtre avait été inondé lorsqu'on emportait le corps de sa victime. Ce tragique événement causa une impression telle, que depuis ce jour, Hébé fut détestée et haïe autant qu'elle avait été adorée. Elle eut beau quitter la France, la malédiction du meurtre la poursuivit sans relâche. Sa brillante fortune s'était écroulée comme par magie; partout elle rencontrait la haine, le mépris et la misère: Paris, où tout souvenir s'efface si vite, l'avait complétement oubliée depuis plus de trente ans, lorsqu'une circonstance inattendue vint remettre en lumière non-seulement le nom, mais aussi la personne de cette funambule, dont la mort devait servir de dénoûment à une lamentable histoire.

Ce conte émouvant, et tiré des entrailles mêmes de la vie parisienne, je l'ai entendu faire à la fin d'un souper, par Martirio, une femme étrange, qui a voulu rester écuyère au Cirque après avoir signé ses belles compositions musicales. Il était d'ailleurs écouté religieusement, comme une page d'histoire mise en oeuvre sans charlatanisme. Très-sympathiquement belle avec ses yeux bruns, son visage doré et ses cheveux noirs ondés, si fins et si doux, auxquels de très-rares fils d'argent donnent un attrait mélancolique; sage d'ailleurs comme la déesse Vesta, dans un théâtre de chevaux et de clowns, l'Espagnole Martirio est une de ces figures attachantes et originales que Paris adore.

—«Vous vous rappelez, dit-elle, la singulière exhibition de madame Saqui, faite l'année dernière à l'Hippodrome. Le directeur du Cirque avait peur d'être distancé; il voulut trouver une attraction encore plus grande, et il la trouva. M. Arnault avait évoqué madame Saqui et son Ascension au mont Saint-Bernard, M. Dejean ressuscita le Siége de Saragosse avec Hébé Caristi, âgée de soixante-treize ans.

»L'annonce seule de son arrivée causa chez nous une profonde surprise, car nous l'avions crue morte depuis un siècle. Mais comment vous rendre l'impression abominable que je sentis lorsqu'elle parut? Je vis une Carabosse tout exiguë, tellement racornie et rapetissée par l'âge qu'on aurait voulu la remettre dans sa boîte! Sur sa peau parcheminée et recroquevillée, les rides formaient une série de dessins et de labyrinthes inextricables; ses yeux encore vifs, mais éraillés et dépourvus de cils, disparaissaient sous de rudes sourcils en forêt, qui repoussaient blancs sous leur teinture prétentieuse. Mais sa parure! Oh! qui dira l'effet de ses faux cheveux tellement noirs et lisses, et de ses fausses dents, blanches comme la neige! Et elle était vêtue à la dernière mode la plus agaçante. Sur une robe taffetas pompadour fond blanc à dessins de fleurs, de fruits et d'oiseaux, elle portait un mantelet de tulle quadrillé de velours, avec deux grands volants de Chantilly! Ses pieds déjetés étouffaient dans d'étroites bottines de soie noire, et ses vieilles mains dans des gants maïs d'une fraîcheur exquise. Son élégant chapeau en paille de riz était garni avec une touffe de camellias roses, et elle taquinait une ombrelle blanche recouverte de guipure. Il y avait dans tout son ajustement une intention évidente de plaire, qui donnait la chair de poule. Ne semblait-il pas voir quelque stryge partant pour Cythère, et embarquant sur la nef de Watteau une cargaison de crapauds et de vipères sifflantes!

»Cependant, quand la vieille funambule répéta devant nous, sur une corde posée à peu de distance du sol, son éternel Siége de Saragosse, le dégoût que nous avait inspiré sa coquetterie funèbre ne tarda pas à s'évanouir, car ce jour-là, comme le lendemain à la représentation, elle fut sublime; mais je ne devais pas tarder à retomber dans le détestable cauchemar. Il m'était réservé de voir dans toute son abjection un spectacle qui dépassa les épouvantes de Macbeth où, du moins, les sorcières font tranquillement leur cuisine, et ne s'attifent pas avec des rubans couleur de rose. Mais voir une momie en délire respirant des parfums d'Ess-bouquet, tandis qu'on est suffoqué par l'odeur du bitume et du soufre et entendre les suppliciés hurler des marivaudages parmi les outils et les engins de torture du septième enfer! n'est-ce pas un luxe de monstruosité par trop impossible et capable d'apitoyer les pierres?

»Il y a au Cirque une belle fille nommée Emma Fleurdelix, qui, pendant un moment, a ravi les Parisiens du dimanche dans une scène intitulée Jeanne d'Arc, et jouée debout sur un cheval libre, une vraie composition d'écuyer du Cirque! Comme beaucoup de ses pareilles, Emma aime un sacripant, admirable jeune homme arrangé en Malek-Adel de pendule, qui la vole, qui la bat, et qui la trompe. Un jour, il avait dépassé ses espiègleries ordinaires; il était parti pour Londres, en compagnie de je ne sais quelle figurante. Or, le matin même, Emma n'avait pas trouvé ses diamants à leur place, et elle avait cru seulement à une étourderie de sa femme de chambre; elle comprit toute la vérité en recevant au Cirque même, comme elle s'habillait pour monter à cheval, un billet d'adieu tendrement hypocrite. En se voyant si audacieusement quittée et bafouée, elle ne put retenir une explosion de douleur; elle éclata en pleurs et en sanglots.

»Toute costumée déjà sous les haillons poétiques de la vierge de Vaucouleurs, mais déchevelée et meurtrie, car elle s'enfonçait les ongles dans la chair, elle poussait des cris de désolation, et cinq à six péronnelles, couvertes de satin et de cliquant, la consolaient en bavardant comme des pies, en lui frappant dans les mains et en lui faisant respirer des sels. Hébé Caristi entra dans la loge au milieu de ce beau désordre, et elle fut bien vite au courant de la situation.—Ah! pauvre fille, dit-elle de sa voix de marionnette, c'est votre amoureux qui nous cause tout ce chagrin-là! Allez, ça me connaît; le mien ne m'en fait pas d'autres. Si je vous le disais! Eh bien oui, mon Raphaël, à qui j'ai tout sacrifié, se moque de moi avec des laiderons. Va, ma pauvre chérie, continua-t-elle en soupirant, nous n'avons pas fini de souffrir.

»Certes, les danseuses qui étaient là furent étonnées, effrayées et ahuries en écoutant ces paroles mignardes prononcées par une ruine vivante qui offrait l'image même de la caducité. Mais sur Emma Fleurdelix, malade et énervée par ses gémissements, l'effet de cette fantasmagorie décupla de violence. Elle ouvrit démesurément les yeux, regarda Hébé Caristi, et se mit à rire; elle rit, elle rit démesurément, et toujours ce rire farouche, interminable, tyrannique, augmenta d'intensité; sa bouche écumait, ses yeux étaient blancs, ses membres tordus, et elle riait encore. La crise se termina par des spasmes cruels et par une longue attaque de nerfs, à la suite de laquelle Emma dut être reconduite chez elle et confiée aux soins d'un médecin.

»Pour moi qui avais évité la fin de cette scène, en entrant dans le cirque, car je faisais la haute école sur mon joli cheval arabe, je n'avais plus conscience de rien; je me croyais menée au sabbat par quelque Méphistophélès ironique, et je regardais stupidement l'écuyer au long fouet et à l'habit boutonné, en m'attendant à voir sortir de sa bouche une souris écarlate. Tout en faisant machinalement mes exercices, je regardais les becs de gaz avec l'idée qu'ils se métamorphoseraient en comètes sanglantes; les applaudissements qui retentissaient à mes oreilles me semblaient les mugissements d'un tonnerre infernal; je voyais les spectateurs avec des faces vertes. Raphaël! Raphaël! Raphaël! je répétais involontairement jusqu'à m'en rendre folle ce nom devenu pour moi plus extraordinaire que ceux de tous les monstres antédiluviens exterminés aux âges fabuleux par les oiseaux héroïques. O ciel! quel pouvait être ce Raphaël amoureux d'Hébé Caristi, et qui lui faisait souffrir les martyres de l'amour contrarié? En fermant les yeux, j'essayais de me le figurer, mais jamais je ne pouvais me le figurer avec une face humaine!

»Cependant, cette malheureuse vieille femme continua à nous étaler sa poignante folie. Tantôt elle venait avec des bouquets destinés à être offerts par elle au sortir de la répétition, ou elle nous consultait sur des cravates et sur des bijoux d'hommes; elle nous montrait des bagues plates avec le Dieu vous garde, ou des alliances récemment achetées au Palais-Royal et portant les deux noms d'Hébé et de Raphaël. Chaque fois que j'assistais à ces infernales facéties, j'éprouvais ce mal de coeur indicible qui vous saisit au bord d'un abîme profond de mille toises, lorsque le pied vous manque tout à coup et qu'on va rouler dans l'effroyable vide. J'évitais, je fuyais par tous les moyens les confidences de la vieille funambule. Mais comment les fuir; elle s'attachait à moi et elle parlait avec l'ingénuité d'un enfant, persuadée que pour tout le monde rien n'était plus intéressant que de lui entendre roucouler son Oaristis!

»O fureur! ô délire! vengeance de l'amour acharné sur sa proie hideuse! Ces conversations, je ne pourrais pas les raconter, et cependant elles me poursuivent, elles se cousent à mes rêves, elles se substituent aux phrases que je veux prononcer, elles m'obsèdent, comme, parfois, tel vers d'une chanson imbécile que, malgré soi, on répète mentalement pendant des jours entiers. Je les ai oubliées et elles me dévorent, elles m'assassinent en évoquant dans mon âme une impression durable, pareille à celle qu'on éprouve dans un souterrain obscur et fétide, où brillent les toiles d'araignée et les yeux des crapauds, et où on sent vaguement courir les reptiles glacés. Non-seulement le Raphaël, heureusement resté dans la coulisse, mais Hébé non plus ne me semblait pas réelle; à chaque instant je croyais que j'allais la voir se disloquer en morceaux ou s'évanouir en fumée, et que, le noir enchantement disparu, le calme renaîtrait à la fois dans mon esprit et dans le ciel. Mais non, tout cela est arrivé; Hébé Caristi a vécu, car je l'ai vue mourir.

»Parfois elle arrivait, vêtue de vert pomme ou de lilas tendre; elle essayait un sourire à la Pompadour; sa perruque était frisée en nuage; elle rayonnait de joie.—Ah! ma chère, disait-elle, je m'étais trompée, il m'aime, il m'est fidèle. Si vous saviez comme je suis heureuse, il m'a apporté un bouquet ravissant! Et cette Florentine que je croyais sa maîtresse; ah! comme j'avais tort de me monter la tête! Une amie de sa soeur tout simplement. Mais comme vous prenez peu de part à ma joie! Ah! Martirio, vous êtes froide; véritablement, vous n'avez pas de coeur.

»Ainsi le visage et les ajustements d'Hébé étaient le thermomètre de sa félicité affreuse, et disaient exactement en quels termes elle était avec son Raphaël. Par cette avidité inexplicable qui nous pousse vers les choses perverses, j'avais parfois une poignante curiosité de voir cet être sans nom dont le sobriquet déshonore à jamais le souvenir du plus beau des hommes. Et pourtant je sentais que s'il se fût trouvé derrière moi sur la plate-forme des tours Notre-Dame, j'aurais sauté en bas pour ne pas le regarder! Heureusement, mon inquiétude n'a jamais été assouvie, et je n'ai pas eu à mesurer la dose d'horreur qu'il nous est possible de subir. J'ai lu L'Enfer d'un poëte romantique, avec ses ingénieux appareils de tenailles, de scies, d'hommes en fer rouge, et de chaudières à cuire la chair humaine. C'est un beau livre, mais il est incomplet; l'auteur, qui a tant d'imagination pour les supplices, a oublié d'inventer dans son Tartare un supplice pour Raphaël!

»Sans doute ce parfait Dorante défila bien vite le chapelet de ses roueries, car avec une fatale rapidité la toilette d'Hébé Caristi se mit à pousser au noir; le noir l'envahit et la domina, et quel noir! Coup sur coup et comme par magie, disparurent le velours, la soie, les robes à jolis bouquets roses, les bijoux à devises, le tour bien frisé, les petits cachemires. Pâle, verte, défaite, oubliant de mettre du rouge, la vieille funambule, noyée de larmes, abrutie par le chagrin, se montra avec des hardes misérables. Ce fut sa période de folie où, comme l'Ophélia de Shakspeare, on l'entendait murmurer des chansons interrompues et dire des lambeaux de phrases poétiques, parfumées de romarin et de violettes! Ce malheureux spectre était voué par le destin à toutes les parodies et à toutes les profanations. Comme les victimes poursuivies par les dieux sauvages de Léda et de Pasiphaë et marquées pour les embrassements d'un monstre, elle se tordait au fond de son néant, condamnée à la douleur risible, à une torture ridicule, à des tourments dont la vue produisait un effet grotesque. Certes, celle-là a reculé les limites du malheur humain!

»Alors, dans ces moments affreux où elle vit s'enfuir sa dernière et stupide espérance, Hébé Caristi se cramponnait encore à moi, et m'adressait des supplications insensées.—Oh dites, dites-le-moi, Martirio, s'écriait-elle, croyez-vous qu'il existe vraiment des philtres pour se faire aimer et pour retenir un amant infidèle? On m'avait parlé d'une sorcière et de coeurs sanglants, mais ce n'est pas vrai, n'est-ce pas? D'ailleurs j'ai essayé, cela ne m'a pas réussi. Mais enfin, il doit y avoir quelque chose! C'est impossible qu'il n'y ait pas un moyen. Se consumer d'amour et n'être pas aimée, c'est un trop grand supplice. Martirio, Martirio, dites-moi un moyen pour qu'il m'aime encore!

»Ainsi parlait Hébé dans ses délires. Et, bien entendu, je me taisais. Que répondre à ces cris de démence? Alors, son vieux visage, déjà plus plissé qu'il n'est possible de le supposer, se plissait encore sous les éclairs d'une furieuse ironie.—Ah! oui, disait-elle avec l'expression du dédain et de la haine, j'oubliais que vous ne connaissez rien de tout cela! Moi aussi, quand j'étais jeune, ai-je été assez fière et heureuse, et orgueilleuse, de ne rien sentir s'agiter dans mes veines; mais la vieillesse viendra, soyez tranquille!—Et moi, pendant qu'elle me faisait cette prophétie sinistre, je voyais passer devant mes yeux une foule de pâles figures portant le stigmate du Vice; et, le regard fixe, je contemplais les uns après les autres ces hideux visages, que mon imagination prêtait tour à tour au fabuleux Raphaël.

»Bientôt la vieille funambule porta tout à fait la livrée de la misère. Les dernières robes, les dernières chaussures avaient été dévorées; et, chose horrible à raconter, Hébé, pour se vêtir, tirait de ses cartons, enfouis sous la poussière d'un demi-siècle, des robes du premier empire taillées en tuniques, des fourreaux de satin bleu ciel, attachés sous la gorge avec des ceintures en cheveux et des chapeaux en auvents de maisons, auxquels nous ne croirions pas si les gravures de modes n'étaient restées pour nous attester leur existence. Elle se traînait, attifée avec d'anciens déjeuners-de-soleil dont le soleil avait déjeuné sous les yeux de Murat et du maréchal Lannes, le lendemain de la bataille d'Iéna! Ses yeux ahuris étaient tout à fait sanglants; une toux sèche la minait; elle était devenue poitrinaire à un âge où la maladie elle-même nous dédaigne, et se mourait comme une héroïne de roman. Vouée, comme le modèle de Marguerite Gautier, aux camellias blancs et aux poses penchées, elle aussi parlait fiévreusement de l'avenir et souriait avec mélancolie à la chute des feuilles. Mais, à ce moment-là, elle ne fut plus ridicule; bien plutôt, elle parut terrible, comme toutes les personnes transfigurées par une passion violente, car elle mettait à trouver de l'argent la rage frénétique du lion affamé de proie dans les gorges de l'Atlas. Elle sentait que ses dernières minutes d'illusion étaient à ce prix, et elle défendait sa vie avec des rugissements. Alors l'ancienne directrice des Exploits-Militaires se réveillait; il fallait l'entendre discuter les questions de salaire avec M. Dejean; elle était adroite, violente, éloquente, dissimulée, impérieuse, insinuante, inépuisable; elle parlait deux heures sans fatigue apparente, en se tamponnant les lèvres avec son mouchoir inondé de sang.

»Mais elle devint trop malade pour continuer ses représentations, et elle dépensa toute son énergie à emprunter de l'argent parmi nous, exécutant sur des natures brutales des miracles inénarrables de séduction. Depuis les cent francs jusqu'aux sommes les plus minimes, elle épuisa tout; rien ne lassait sa patience, elle buvait la honte comme un cher calice. A la fin on la fuyait, on se sauvait quand on la voyait venir, et quand sa victime s'échappait ainsi, elle s'arrêtait immobile, lançant au ciel une dernière imprécation, regardant si la nue allait se déchirer ou la terre s'ouvrir pour lui jeter un dernier secours!

»Moi-même, j'avais fait pour elle le possible et l'impossible; acharnée à combler le gouffre ouvert sous ses pas, je m'étais endettée gravement, et j'avais vu arriver ce moment suprême où il faut devenir insensible, quoi qu'il nous en coûte. Hébé arriva chez moi, et entra malgré ma femme de chambre. Elle n'osa rien me demander, mais ses yeux semblaient vouloir décrocher les tentures. Elle s'agitait machinalement, en répétant: C'est fini, je n'ai plus rien, je n'ai plus rien; Raphaël va me quitter! Comme je détournais la tête, péniblement affectée, j'aperçus du coin de l'oeil la lueur d'un éclair rougeâtre. Hébé s'était jetée sur une broche de rubis, posée sur le coin de la cheminée, et l'avait cachée sous son châle. Si rapide qu'eut été mon regard, il s'était croisé avec celui d'Hébé; elle vit que je la voyais; elle resta calme, mais comme foudroyée. Moi, pour retourner la tête vers elle et pour parler, je crus qu'il me faudrait mille ans, et il me sembla que j'avais à faire un effort plus pénible que pour soulever un monde. J'aurais voulu que cette seconde d'anxiété fût éternelle. Enfin, je pus rompre le silence, et je murmurai: Si cette bagatelle vous plaît, Hébé, je suis trop heureuse de vous l'offrir.—Eh bien, dit-elle, je la prends!

»Ses yeux s'étaient levés avec l'expression d'une suprême détresse. Farouche, elle montrait qu'elle avait tout offert en holocauste! Pourtant, en me voyant verser une larme, elle fut attendrie; avant de sortir elle prit ma main et la baisa en sanglotant. Moi, j'étais persécutée par l'idée de Raphaël, et je me disais: En ce moment-ci, que peut-il faire? Et j'entendais encore dans mon escalier la toux déchirante d'Hébé Caristi.

»Huit jours après, je la revis dans le cabinet de M. Dejean, qui lui avait vainement défendu sa porte. Elle voulait absolument donner une dernière représentation pour laquelle elle demandait cinq cents francs; et, la voyant mourante, le directeur refusait, par humanité. Mais elle emporta d'assaut ce marché épouvantable, et le jour fut choisi. L'annonce de cette dernière apparition de la vieille funambule avait attiré beaucoup de monde au Cirque; Paris, qui sait tout, savait son histoire, et on était curieux de savoir jusqu'où va l'héroïsme désespéré. Quand je vis Hébé coiffée du casque d'or, cuirassée d'écailles, toute ruisselante d'émail, d'argent et d'écarlate, fagotée dans son cher costume de Pallas, elle me parut rajeunie de dix ans: son visage était éclairé, elle songeait au billet de cinq cents francs qu'elle sentirait frissonner dans sa main en descendant de la corde roide!

»Mais sa fatigue était excessive; elle toussait, crachait le sang; elle s'évanouit trois fois pendant le quart d'heure qui précéda son apparition. Ces évanouissements n'avaient rien de pareil à tous ceux que j'ai vus. Habituellement, lorsqu'une personne tombe en syncope, on sent que sa vie est suspendue, mais seulement pour un temps; chez Hébé, c'était une véritable mort, complète, absolue. On eût dit qu'elle était depuis bien des années un cadavre auquel les enchantements d'un magicien avaient prêté les apparences de la vie, et que, le sortilége fini, elle redevenait la proie légitime du trépas. Son coeur ne battait plus d'une manière appréciable; son haleine ne ternissait pas le miroir collé sur ses lèvres; elle était blanche, glacée et rigide.

—»Madame, lui dit le médecin du théâtre, lorsqu'elle revint à elle pour la dernière fois, vous ne pouvez monter sur la corde aujourd'hui, et surtout, moi, je ne dois pas le permettre. Comprenez que je ne puis assumer cette grave responsabilité.

»La vieille Hébé fit un bond sauvage, comme si elle eût été mordue par une tarentule.

—»Malheureux, s'écria-t-elle, c'est toi qui veux ma mort! Puis, avec un sourire funèbre: Allons, mon petit docteur, vous êtes trop gentil pour vouloir contrarier une dame!

»Enfin, tout à fait hors d'elle, elle tira de sa poche un petit poignard et reprit avec égarement: Je vous jure, par les os de ma mère, que, si vous empêchez ma représentation, je me tue avec ceci.

»Le médecin du Cirque est un homme fort, qui a vu des drames comme ceux-là, et bien d'autres encore, depuis trente ans qu'il met du baume sur les âcres morsures faites par les passions parisiennes. Aussi ne fut-il pas ébranlé par le petit couteau de la funambule. Malheureusement, il fut requis en toute hâte pour donner ses soins à un personnage illustre qui, dans la salle même, venait d'être frappé d'un coup de sang. Hébé profita de cette diversion pour gagner le cirque, et elle monta, chancelante, l'échelle qui la conduisit sur sa corde roide, à trente pieds de tout secours humain.

»Aux premiers pas qu'elle fit sur la corde, ce fut un grand cri d'admiration; car, sur son théâtre idéal, cette déesse de la mimique retrouva sa souplesse, son ardeur inouïe, son agilité de panthère, sa puissance extraordinaire à faire d'elle-même une représentation et un symbole multiples. Oui, au bruit des clairons, au chant orgueilleux des fanfares, cette femme, cette Pallas, cette guerrière à l'aigrette rougissante, c'est l'armée française elle-même, oubliant ses souffrances de six mois et s'avançant vers les âpres ivresses de la conquête. Tantôt elle est le général qui contient l'ardeur de ses troupes, et alors son oeil est dominateur, sa bouche immobile et sévère; puis elle est le soldat heureux de jouer sa vie; puis le jeune tambour qui bat la charge et à qui la première bataille apparaît comme dans les roses vives d'une aurore! Ainsi on suivait sur le visage d'Hébé Caristi les péripéties de la tragédie militaire; tout à coup la funambule s'arrête, roide, tout d'une pièce, comme figée ou changée en statue de sel. Par un geste désespéré, elle leva à la fois au ciel ses deux bras, et en même temps le sang envahit son visage; du fond même de l'amphithéâtre, on put la voir devenir toute rouge.

»Un soupir immense sortit de six mille poitrines; tout le monde ferma les yeux: pour tout le monde, elle avait dû être précipitée de la hauteur effroyable où la maintenait la Volonté, tomber sur le sable de l'arène et s'y briser. Mais après ce mouvement d'épouvante, quand les regards se levèrent de nouveau, on revit la saltimbanque vivante et debout: par un effort surhumain, dont elle-même n'eut pas conscience, elle avait pu garder l'équilibre au moment où la vie l'abandonnait, miracle plus prodigieux que tous les tours de force avec lesquels elle avait émerveillé les empereurs, au temps de sa fougueuse jeunesse. Oui, elle se tenait debout, mais comme un soldat frappé au coeur et qui marche encore quelques pas sous le vertige même de la mort. Enfin, ses membres se détendirent, ses reins plièrent, elle tomba en arrière, mais sur la corde, où elle se coucha avec grâce encore, en s'y cramponnant d'une main, comme lorsqu'elle jouait la scène épisodique du trompette blessé. Mais ses forces étaient tout à fait épuisées; pour retourner jusqu'à l'échelle, il lui fallut ramper, se traîner sur les genoux, marcher à quatre pattes sur cette corde que, tout à l'heure elle avait foulée d'un pied insolemment dédaigneux et superbe.

»Pour les spectateurs, ce dernier effort fut mille fois plus poignant que la minute même où on l'avait crue morte, car maintenant elle ressemblait à un oiseau qui balaye la terre de son ventre souillé et de ses ailes fracassées. Elle arriva, mais n'ayant plus figure humaine, sentant le froid dans ses os et enveloppée dans un noir linceul d'horreur.

A peine fut-elle descendue de l'échelle, on s'empressa pour la soigner, pour la consoler, pour s'informer des indicibles terreurs qu'elle avait dû subir. Il s'agissait bien de cela! Hébé Caristi était déjà à la caisse et réclamait ses cinq cents francs, comme une tigresse du désert réclame ses petits, avec des regards qui auraient fondu les lingots de la Banque de France.

—Mais, lui dit le caissier, M. Raphaël est venu les toucher tout à l'heure, avec un mot de vous; il avait même votre reçu, que j'ai enregistré, comme vous voyez.

—Ah! cria seulement la vieille funambule. Bien que cette syllabe eût pu être prise par le caissier comme exprimant une approbation, l'enfer sait ce qu'elle contenait de suprême misère et de rage épouvantée.

Hébé sortit. Une heure après, comme je me disposais à me mettre à table, on introduisit près de moi une mégère affublée de haillons sordides. C'était la portière de la maison où demeurait Hébé Caristi. Elle m'apprit que cette malheureuse femme allait mourir et demandait à me voir encore une fois.

Arrivée à une masure infecte de la rue de Venise, je montai, sur les indications du vieux savetier ivre qui gardait cet antre. Quand je fus au haut de l'escalier de pierre, taillé à vis, quand j'eus lâché la corde graisseuse qui servait de rampe, j'entrai dans une petite antichambre sans meubles. Ce cabinet, tendu d'un papier en lambeaux, précédait le galetas où expirait la funambule.

Là, involontairement je m'arrêtai, car j'entendis une discussion ardente dans laquelle se mêlaient deux voix. L'une était douce et hypocrite, l'autre violente, énergique, impérieuse, quoique brisée par la souffrance. Celle-là était celle d'Hébé. Longtemps j'écoutai, me croyant sérieusement la proie d'un cauchemar; je n'avais plus le sentiment de ma propre vie.

—Écoutez, fit la voix douce, voici les quatre billets de cent francs, et, réellement, c'est mon dernier mot. Voulez-vous signer?

J'entendis le bruit de la plume sur le papier; je devinai le geste avec lequel Hébé mettait ses griffes sur les billets de banque.

—Maintenant, cria-t-elle, va-t-en, bourreau! Et je vis passer devant moi un jeune homme presque chauve, au front pensif et dévasté.

Je venais d'assister à la dernière torture d'Hébé Caristi, au marché par lequel elle vendait son cadavre à un jeune chirurgien déjà célèbre, dont l'âme est avide et implacable comme la Science.

Je tournai la clef et j'entrai. Je m'assis près du lit de sangle où agonisait celle qui avait senti ondoyer sur ses épaules le cachemire de la princesse Borghèse.

—Vous avez entendu? murmura-t-elle faiblement.

Et, comme je lui répondais oui, en détournant les yeux:—N'est-ce pas, reprit-elle, que ce n'est pas un sacrilège? N'est-ce pas que je ne suis pas coupable? D'ailleurs, il me l'a dit lui-même: tout est permis dans l'intérêt de la science! Mais, Martirio, écoutez, moi, je n'ai besoin de rien ni à présent, ni (ajouta-t-elle en ricanant) après ma mort. Un jour, je vous ai follement menacée d'une vieillesse pareille à la mienne. Depuis une heure je prie Dieu d'écarter de vous ce calice, et je vous bénis; voulez-vous me pardonner?

Je baisai pieusement le front de la pauvre victime qui avait eu le bonheur de souffrir de telles expiations, et je sortis pour me mettre en quête des secours spirituels et matériels que réclamaient ses derniers moments. La nuit alors était presque venue. Sur l'escalier, j'entendis à quelques marches au-dessous de moi une voix éraillée qui fredonnait la dernière chanson de Nadaud, avec d'ignobles fioritures.

Je fermai les yeux, mais trop tard; aux dernières lueurs du crépuscule, j'avais entrevu un béret de velours bleu, une cravate rouge, une face pâle comme le masque de Boswell. Cette vision, c'était Raphaël, sans doute. Je me collai au mur pour le laisser passer, retenant mon souffle, et je ne rouvris pas les yeux avant que je n'eusse entendu se refermer la porte d'Hébé Caristi.

Une demi-heure ne s'était pas écoulée quand je revins de nouveau. Le prêtre et le médecin montèrent, et je les attendis en bas, dans la voiture. Au bout de quelques minutes, le médecin redescendit seul. Hébé Caristi était morte. Le docteur Crestié est pour moi un vieil ami; je le chargeai de prendre toutes les dispositions nécessaires et de rompre, si cela était encore possible, l'odieux marché signé au bord d'une fosse ouverte; mais je n'eus pas la force de rentrer dans la chambre où s'était accompli ce pacte de sang. Bien des fois depuis, j'ai reconnu en rêve le pâle visage que j'avais entrevu ce jour-là dans l'escalier de la rue de Venise, et voilà pourquoi je suis invulnérable; car, si quelque danger trop attrayant me sollicite, je songe toujours à cette ignoble figure sous laquelle m'est apparu le démon infâme de la Perversité.»

Quand Martirio eut ainsi raconté l'histoire de celle qui a été, en même temps que madame Saqui, la déesse de la corde raide, nous demeurâmes plongés dans une sorte de stupeur. Rosier surtout paraissait très-bouleversé.

—Ma foi, dit-il à Martirio, je comprends que ce drame du ruisseau vous ait vivement impressionnée; car, enfin, nous savons que vous avez reçu le don exceptionnel de ne pas souiller vos petits pieds en traversant la fange du théâtre! Eh bien! si absurde que fût la prédiction d'Hébé Caristi, ce rapport entre sa jeunesse et la vôtre devait vous donner à réfléchir.

—Oui, répondit en rêvant Martirio. Mais je suis Espagnole et j'ai du sang noble dans les veines…… Moi, je me tuerais.

XII

LA DIVINE COURTISANE
—CÉLINE ZORÈS—

Madame la vicomtesse Paule de Klérian est une de ces petites femmes que les peintres du siècle dernier avaient raison de représenter en amazones cuirassées ou en Dianes chasseresses, et qui sont braves en amour comme elle le seraient à la guerre, s'il survenait une nouvelle Fronde. Sa jolie tête, qui rappelle les fillettes de Greuze, charme par un mélange de décision et de naïveté. Le regard de ses grands yeux bleus a des étonnements ingénus, mais son sourire voluptueux pétille d'esprit, et son petit nez aux narines roses est bien de ceux qui changent les lois des royaumes. Elle appartient à la grande race de ces victorieuses qui reprendraient leur amant dans les bras d'une reine, et qui l'iraient chercher dans les enfers.

Gracieusement accoudée sur le rebord de sa loge, à l'Opéra, madame Paule de Klérian se réjouissait de se sentir admirée, lorsqu'un nom, prononcé assez haut pour qu'elle l'entendît, la força d'écouter la conversation échangée entre deux jeunes gens placés à l'amphithéàtre, sous sa loge même.

—Vous savez, disait le comte de Savalette à son jeune ami le marquis d'Auneuil, c'est une tête aux cheveux ébouriffés, noyée d'ombre, de lumière, et, au bas du tableau, il y a cette légende: Edmond Richard, à son ami Flavien de Lizoles.

—Oui, répondit M. de Savalette, merveilleux, mon cher, admirable. Cette tête est, pour moi, ce que Richard a le mieux réussi. Mais que ne trouve-t-on pas d'après un pareil modèle!

—Quel modèle? fit le marquis d'Auneuil.

—Mais, reprit le comte, c'est la tête de Céline Zorès!

—Ah! Je connais cette légende. Céline Zorès est une créature d'une beauté inouïe, qui pose quelquefois pour les grands peintres, mais à ses heures et seulement quand cela lui fait plaisir.

—Oui, et depuis un mois elle n'a pas quitté l'atelier d'où sortent les paysages, les tableaux de fleurs et les Vénus si agréablement maniérées, que signe Flavien de Lizoles.

—Alors, dit le marquis d'Auneuil, Flavien de Lizoles est un homme heureux. Je m'en étais toujours douté. Il faut qu'un artiste ait le coeur bien inondé de joie pour créer de si magnifiques pavots, de si triomphantes pivoines, et des roses trémières si contentes de vivre.

En entendant ces derniers mots, madame de Klérian frissonna comme si elle eût été mordue par une vipère, et se tourna vivement vers son oncle l'amiral, occupé à lire le cours de la Bourse.—Partons, lui dit-elle, je ne me sens pas bien.

L'amiral se leva avec une obéissance toute militaire, en témoignant seulement par un faible soupir le regret de ne pas entendre mademoiselle Alboni dans le dernier acte de La Favorite. Quand madame de Klérian, bien emmitouflée, se fut blottie dans sa voiture, emportée par les chevaux rapides, elle se mit à réfléchir, et jamais ses réflexions n'avaient été si tristes. Quoi, courtisée par les hommes les plus beaux, les plus nobles et les plus illustres, elle aimait étourdiment un artiste qui était tout au plus à demi-célèbre, et cet ami, choisi par elle entre tous, la dédaignait pour une créature vendue, pour une femme qui a laissé toute pudeur, et qui fait commerce de ses charmes vulgaires! Désormais son miroir peut bien lui dire, comme tous les jours, que sa chair délicate ressemble à la pulpe des fleurs de la balsamine, et que ses cheveux sont légers et aériens comme la cendre fine dans un rayon de soleil; l'abeille peut encore se tromper à ses lèvres et s'y poser comme sur les boutons d'une rose, et les poëtes peuvent rabaisser le céleste azur en le comparant aux saphirs de ses prunelles aux pupilles noires, Paule de Klérian ne les croira plus, car elle saura bien, elle, si tout le monde l'ignore, que ses enchantements ne sont plus irrésistibles.—Ah! se dit-elle, j'ai envie d'aller cacher dans quelque solitude ce triste visage, qui n'a pas su garder sa conquête! Et une larme, que personne ne devait voir, brûla les yeux de l'aimable Paule.

Cette franche et vive nature ne savait pas supporter l'incertitude. Le lendemain, de grand matin, au moment où Flavien, qui habitait au haut du faubourg Saint-Honoré, venait de sortir selon sa coutume pour faire une promenade à cheval, madame de Klérian descendit d'une voiture sans armoiries, où elle avait attendu avec patience pendant plus d'une heure. Elle monta précipitamment l'escalier de la maison où demeurait le peintre, et, arrivée à la porte de l'appartement, elle sonna avec résolution. Un groom, âgé de douze à treize ans, vint lui ouvrir.

—M. de Lizoles m'a indiqué cette heure pour une séance, dit-elle sans hésitation. Je sais qu'il est sorti, mais je l'attendrai.

L'enfant, un peu étonné, n'osa pas pourtant mettre en doute l'affirmation émise par une femme qui, évidemment, appartenait à la plus haute société parisienne. Il introduisit madame de Klérian dans un petit salon meublé avec une élégance parfaite, et se retira.

Arrivée là, la jalouse maîtresse de Flavien sentit son coeur battre violemment, et elle eut besoin de s'asseoir, car ses jambes faiblissaient. Elle avait déployé déjà une grande énergie, mais le plus difficile restait à faire. Il lui fallait chercher et trouver sa rivale dans cet appartement qui lui était inconnu, et cette action violente répugnait à toutes les délicatesses natives de son âme. Mais Paule était incapable d'indécision. Elle fit le geste de Célimène au moment où elle voit partir Alceste, et tourna le bouton de la première porte qu'elle rencontra. Madame de Klérian avait été bien inspirée; la porte qu'elle ouvrit donnait justement dans l'atelier de Flavien. Mais, au premier regard qu'elle y plongea, elle s'était arrêtée fascinée et comme éperdue.

Elle vit une femme, une déesse, une beauté, dont les cheveux rouges, aux reflets ardents, s'entouraient d'une lumineuse auréole. Tout d'abord, sur son visage sublime d'une pâleur fauve avivée par un sang jeune et riche, ses yeux vert de mer étincelaient sous leurs sourcils bruns, et sa bouche écarlate et savoureuse montrait à demi des dents de lys. Sur une espèce d'estrade, au-dessus de laquelle s'étendait un dais de trône en tapisserie, surmonté de panaches datant du règne de Louis XIV, assise dans un siége d'ivoire, elle travaillait à une tapisserie avec de la laine pourpre, et ses pieds chaussés de soie foulaient une riche draperie de satin à fleurs d'argent, jetée sur les marches. Elle était vêtue d'une robe à manches demi-flottantes et ajustées au poignet, faite d'une étoffe antique, et, comme l'arcade de ses paupières, ses mains idéales, blondes, transparentes, expliquaient la statuaire des âges fabuleux.

Au moment où cette éclatante figure l'éblouit, madame de Klérian ne pensa plus au motif qui l'avait amenée, ni à Flavien, ni à elle-même. Il lui sembla que le monde mystique imaginé par les poëtes s'animait sous ses yeux. Vénus encore frémissante du baiser des flots, Diane enivrée de la senteur des forêts, les Grâces tressant des fleurs, et les Muses dansant pieds nus sur la neige rose des cimes apparurent dans son esprit, soudainement inondé d'une sérénité inouïe. Comme si, remontant les âges, elle eût pu tout à coup se sentir vivre dans la Grèce héroïque, il lui semblait qu'elle venait d'entrer dans quelque temple de la Vénus guerrière, et qu'au bruit de la foudre tonnant dans un ciel pur, l'Immortelle s'était substituée à un vain simulacre et fixait sur elle ses prunelles immobiles. Ou, n'avait-elle pas devant les yeux la belliqueuse amante de Thésée, miraculeusement sortie de son tombeau en forme de losange, et cherchant à côté d'elle son baudrier magique et son glaive teint de sang? Puis, quand elle regardait les bronzes, les émaux, les miroirs de Venise, les chandeliers touffus aux grandes corolles de lys, tout ce luxe du XVIe siècle qui entourait magnifiquement la femme aux longs cils et à la crinière d'or, elle en faisait quelque nymphe thessalienne évoquée par la sorcellerie pour servir de modèle à Benvenuto, et elle aurait cru que le cruel statuaire allait paraître, soulevant une portière de soie, et tenant à la main son marteau qui ressuscite les effrayantes splendeurs des Olympes.

Enfin, toute cette magie se dissipa. Paule de Klérian comprit qu'elle avait devant les yeux une femme d'une beauté surhumaine, mais enfin une femme. Malgré le feu qui brûlait son visage et la sueur qui perlait sur son front, elle trouva la force de parler.

—Madame, dit-elle en s'inclinant légèrement, je croyais trouver ici M. de Lizoles?

Mais à peine eut-elle laissé échapper ces mots, comme si son coeur eût été de cristal, elle le sentit pénétré par le clair regard de l'inconnue, et elle eut la révélation positive que tout mensonge devait s'émousser contre sa clairvoyance terrible, comme les flèches d'acier sur une statue de diamant.

D'un geste rhythmé comme une musique, Céline Zorès montra un siége à madame de Klérian; ses lèvres s'ouvrirent, et avant qu'elle eût articulé une syllabe, Paule sentit qu'elle allait entendre une harmonieuse voix aux notes d'or.

—Madame, dit Céline Zorès, je suis heureuse que vous soyez venue, car on assure que la jalousie est un mal cruel, et ce mal, je puis vous en guérir. Vous pouvez sans crainte aimer Flavien.

Madame de Klérian éprouva une angoisse inouïe en entendant cette fille de rien qui lui parlait comme peut parler une reine, et en s'avouant tout bas qu'elle se soumettait malgré elle à un ascendant inexplicable. Ses jolies lèvres se froncèrent; la révolte éclata dans ses yeux charmants.

—Pourtant, répondit-elle avec impatience, vous êtes sa maîtresse.

—Madame, reprit Céline Zorès, je vous répète que vous ne devez pas être jalouse.

—Je le comprends, fit la belle Paule, en qui se réveilla tout l'orgueil de la race. Jalouse de quoi? d'un amour que vous accordez à tous ceux qui ont modelé ou peint vos images? de cette beauté qui n'a plus de secrets pour personne?

—Regardez-moi, dit Céline avec une douceur ineffable. (Et, rejetant derrière elle des flots d'étoffes, elle se leva triomphante et comme épouvantée elle-même des perfections qu'elle montrait au jour.) Regardez-moi et regardez-vous. Votre beauté ne perd rien auprès de ma beauté, hélas! divine; car partout dans ce sourire, dans ces plis où niche la grâce, se révèlent les sentiments humains. Mais moi, ne remarquez-vous pas que l'idée même de l'amour jure avec mon visage implacable; où l'amour pourrait-il se prendre dans cette perfection désespérée?

Certes, si j'avais été assez heureuse pour connaître ses délicieuses faiblesses, je pourrais l'avouer la tête haute, car la honte suppose une sorte de déchéance, et comment pourrais-je déchoir? Hélène enlevée à l'âge de treize ans par le vainqueur des Pallantides, ou Vénus aimant Adonis au fond des bois, vivent-elles dans notre mémoire comme des femmes méprisées et humiliées? La parfaite beauté n'est-elle pas comme la neige, comme les étoiles, comme la clarté des sources que rien ne peut souiller et ternir? Mais, hélas! jamais une lèvre embrasée n'a effleuré mon front; jamais la main d'un homme n'a touché mes doigts d'ivoire. Dans ma poitrine habite un coeur calme et héroïque dont rien ne trouble la pureté et que ne font pas battre les désirs terrestres.

—Mais, dit madame de Klérian effrayée, quelle est votre vie? Pourtant, vous avez aimé?

—Mille fois! mille fois! s'écria Céline Zorès avec enthousiasme. J'ai aimé d'abord tous ceux qui m'ont donné la vie quand ce corps sommeillait encore dans l'infini, Hésiode, Cléomène, Euphranor, Albert Durer qui a gravé ma puissante mélancolie, Michel-Ange pour qui j'ai été la Nuit immense et farouche, Rubens qui m'a enivrée de lumière pourprée et transparente, Henri Heine qui m'a vue en Hérodiade capricieuse, portant sur un plat d'or, au milieu des chemins, la tête pâle de saint Jean-Baptiste! J'ai aimé, j'aime encore tous ceux en qui je devine une parcelle de génie; car savez-vous quelle est ma seule, mon ardente passion? J'ai le désir effréné d'échapper à la mort, et l'Art seul peut m'accorder cette joie, car la nature succomberait à vouloir reproduire mes traits immortels. Peintres, graveurs, poëtes, les artistes en qui s'agite une étincelle du feu sacré m'ont tous trouvée sur leur chemin; j'ai été leur conscience, leur inspiration visible, la génératrice de leurs idées confuses. A celui-ci, j'ai révélé Ophélie et Juliette éplorée dans son tombeau; à celui-là, Marguerite aimante et simple dont il emporte dans la mort la chaste figure. C'est moi que tous les poëtes ont célébrée et qui ai fait renaître la lyre dans un âge où son nom même était oublié; c'est moi que les nouveaux cygnes ont appelée Véronique, Elvire, Deidamia et Cécile! C'est moi dont les traits gravés dans l'or respirent sur les médailles de ce temps; c'est moi, que les sculpteurs ont couronnée de raisins sur les onyx et les agates qui passeront aux époques futures.

J'ai soulagé bien des misères, soutenu bien des défaillances, relevé bien des courages abattus, mais je ne donnais rien; je faisais un marché d'usurier; je vendais à mes amants un peu de gloire; et, en revanche, ils m'ont assuré l'espace, l'infini, les siècles sans nombre. Quand je vois s'achever un tableau ou un poëme, je tressaille comme une mère qui baise au front son nouveau-né: toutes ces oeuvres portent au front mon effigie! Comme dans un miroir, j'y regarde l'ombre soyeuse de mes grands cils et les flammes vives de ma chevelure.

Telle est ma vie: enfant encore, la fortune m'est venue d'elle-même, et s'est donnée à moi sans que j'aie dû lui faire aucun sacrifice, car le génie, la beauté et la richesse sont des forces qui se cherchent sans cesse et qui tendent à se confondre pour réaliser la vérité absolue! Je n'aurais eu qu'à me montrer pour avoir un trône, mais il me faut plus que cela, je veux l'avenir! Maintenant, madame, voulez-vous savoir ce que je venais faire chez Flavien de Lizoles! Cet enfant, trop affolé de caprice et de fantaisie, avait perdu le sens du beau qui est en lui. Il s'éblouit des guirlandes qui tombent toutes fleuries de sa palette; je suis venue pour lui faire revoir la muse ensevelie dans son âme, et que n'apercevaient plus ses yeux aveuglés. Mais il a retrouvé son génie et sa force; je pars d'ici pour longtemps, sans doute pour toujours; vous pouvez aimer Flavien!

Paule de Klérian sortit émue et pensive de cette entrevue, mais elle l'oublia bien vite. Cette radieuse fille d'Ève a mieux que l'avenir des marbres inertes et des toiles périssables; elle a la vie! et ces petites dents sans tache, qui mordent si bien dans la pomme du bien et du mal. Rien ne troubla ses amours avec Flavien, qui serait devenu un grand peintre s'il se laissait moins ravir par ses pivoines et par ses roses trémières, les plus belles qui soient jamais écloses sous une brosse ivre de rose. Elle lui a donné quatre années de paradis parfait, ce qui peut passer pour le bonheur sur la terre. Au bout de cette félicité incommensurable, il s'ennuyait comme on s'ennuie dans tous les Édens; et, par un soir étoilé, assis avec Paule devant une fenêtre du château de Klérian, il regardait tristement la noire silhouette de Blois et les flots de la Loire étincelants d'astres.

Une figure lumineuse vint s'accouder sur le bord de la croisée. C'était Céline Zorès, dont les cheveux rouges brillaient comme un soleil au milieu de la nuit, positivement voilée. Elle regarda fixement le peintre, et, étendant son bras de statue, elle lui dit de sa voix mélodieuse et pénétrante:

—Allons travailler!

Flavien se leva, et la suivit silencieusement.

***

Ici finit ce douzain des Parisiennes de Paris, que les dilettanti de la musique parlée ont déjà lu avec quelque sympathie sur des feuilles volantes que le vent emporte. Sans doute j'aurais pu donner des soeurs à ce troupeau de folles amoureuses; mais, chère madame Philomène, quelle que soit l'indulgence des amis inconnus qui me suivent, je ne veux pas abuser de ces peintures, un peu violentes à cause de la réalité crue de leurs modèles. Si mes Parisiennes ont plu au lecteur, il les retrouvera dans quelque autre livre, toujours vouées à la poudre de riz, aux Euménides et aux passions impossibles, comme il sied aux filles de Gavarni et de Monna Belcolor. En attendant, nous allons vous dire le conte de l'Armoire, et vous raconter les célèbres noces du poëte Médéric, dans lesquelles il ne fut pas mangé, comme aux noces de Gamache, un bouvillon farci avec des cochons de lait, et vous saurez enfin par quel heureux concours de circonstances ce brillant mariage ne produisit pas d'autres enfants que des recueils de poésies lyriques imprimés sur papier vergé, avec des vignettes, des culs-de-lampe et des lettres majuscules dessinés par Thérond, d'après les plus beaux décors de l'Antiquité et de la Renaissance.

L'ARMOIRE.

AU DOCTEUR GÉRARD PIOGEY

Ce conte est dédié comme le très-faible témoignage d'une reconnaissance infinie par son ami,

Th. de B.

En vérité, plus je la regardais, moins je pouvais détacher mes regards de cette tête charmante, et je ne saurais dire à quel point elle éveillait en moi des idées de calme profond, de volupté douloureuse, de repos mystérieux dans un lieu embelli par les recherches du luxe et de l'élégance. Non-seulement elle avait la beauté, mais elle avait aussi ce charme saisissant et incisif de l'étrangeté qui nous emporte dans des abîmes de rêverie. Autour du front bas et large, puissamment modelé, une chevelure démesurée, d'une finesse arachnéenne, crêpée et courte sur le devant comme dans les figures du XVIIIe siècle, enveloppait ce visage d'une nuée fauve; les yeux, trop grands, couleur d'or bruni, encadrés par de larges sourcils rigoureusement droits et par une large frange de cils noirs, montraient dans leur pupille enflammée tout un ciel d'étoiles et d'étincelles magiques; le nez droit, étroit, mais avec des narines ouvertes et baignées de lumière rose, accusait le plus pur type hébraïque, et légèrement inclinait vers l'aquilin sans rien perdre de sa grâce régulière. Les lèvres, coupées à l'autrichienne, d'une finesse inouïe aux extrémités, mais charnues, gonflées, écarlates de sang jeune; savoureuses comme un fruit vivant, suscitaient dans l'esprit des poëmes de joie et comme une folie d'admiration sensuelle. La petite oreille, à peine entrevue sous le flot touffu de la chevelure, mais digne du plus beau buste grec, les rondeurs du menton coupé par une fossette pleine d'ombre, celles des joues où la pourpre du sang inondait de toute part les blancheurs argentées de la chair, accusaient une jeunesse enfantine et contrastaient de la manière la plus admirable avec le col, droit, large, d'une solidité héroïque, sur lequel posait la tête divine. Certes, s'il eût été possible de regretter quelque chose en face d'une peinture parfaite, on n'aurait pas pardonné au cadre implacable qui coupait brusquement là l'ineffable récit d'une telle enfance, mais cette tête seule était pour le regard une pâture inépuisable; et d'ailleurs, qui n'eût deviné, en la voyant, le corps virginal de la petite nymphe, dansant sans doute au clair de lune dans les forêts sacrées, au son du luth, sur le gazon semé de pervenches et de violettes? Comment ce rêve avait-il été fixé sur la toile? c'est ce que je me demandais avec une véritable anxiété; on l'eût dit dessiné, non pas avec des couleurs, mais réellement avec de l'imagination et avec de la lumière, car, sur cette toile enchantée, rien n'accusait le travail successif et la grossièreté des moyens matériels, mais il semblait que la pensée avait pu directement se traduire là par sa seule force expansive, et ce que je contemplais était bien, en effet, une impression et une vision. Vandevelle, chatouillé dans son plus cher orgueil, jouissait de mon admiration avec la complaisance d'un propriétaire de tableaux qui voit ses trésors enviés par un passant; il se réjouissait béatement que la tête d'enfant du maître inconnu fût sa propriété et non pas la mienne, et il n'était pas difficile de deviner qu'il se proposait de savourer plusieurs fois un plaisir analogue en me montrant les richesses entassées dans son cabinet. Mais son attente fut cruellement déçue, car je repoussai énergiquement la première proposition qu'il me fit de passer à l'examen de nouveaux chefs-d'oeuvre.

—Non, lui dis-je, les maîtres recueillis dans votre galerie en penseront ce qu'ils voudront; mais, sans les avoir vues, je déclare d'avance que cette tête est supérieure à leurs oeuvres les plus accomplies; et d'ailleurs, je ne saurais rien leur apporter aujourd'hui qu'une indifférence parfaite. Supposez que je viens de lire le Cantique des cantiques, et que vous venez m'offrir la lecture d'un autre poème, de quelque livre inconnu, pour lequel j'irais sottement échanger cette vision d'ailes frissonnantes, de tours d'ivoire, de roses fleuries, de grands lys au bord des eaux vives, de formes amoureuses, de parfums parmi les meubles de cèdre et les étoffes ornées de broderies!

—Pourtant, ajouta Vandevelle un peu piqué, sans vous parler de mon Rembrandt, de mon Hobbéma et d'une tête bien authentique de Raphaël, n'ai-je pas ici un Murillo que tous les musées de l'Europe ont voulu m'enlever, et qui mettrait bien vite à néant votre tranquillité parfaite?

—Laissez-moi, répondis-je exaspéré, Murillo n'existe pas!

—A la bonne heure, fit Vandevelle en souriant et en dépouillant tout à fait le visage gourmé de collectionneur de tableaux pour reprendre sa vraie physionomie d'homme d'esprit. Puisqu'il en est ainsi, parlons donc de ma tête d'enfant et d'elle seule; restons en plein Cantique des cantiques, puisqu'il ne vous reste pas d'yeux et d'oreilles pour autre chose.

—Oh! m'écriai-je, le peintre avait vingt ans, est-il besoin de le demander? Voilà de ces éclairs de génie comme on en a dans la première jeunesse, alors que nous portons encore dans nos prunelles le rayonnement des paradis parcourus pendant les existences antérieures. Il était amoureux, il était aimé, le grand cri des poëtes emportait son âme dans les étoiles, l'admiration des maîtres le transportait d'une fureur impatiente. A ce moment-là, pas une larme humaine qu'il ne voulût enchâsser comme une perle dans les ciselures les plus précieuses, pas une rose nouvellement fleurie qui ne lui arrachât des pleurs d'attendrissement! Hélas! aujourd'hui, j'en suis sûr, il est ventru, chauve, membre de l'Institut, revenu de toutes les illusions, et il peint des batailles de Malakoff grandes comme un salon de quarante couverts!

—Non, me dit Vandevelle, son histoire est aussi commune que celle-là, aussi peu extraordinaire, et cependant elle mérite d'être racontée, car il n'est jamais sans intérêt de savoir par quels chemins un artiste a passé pour arriver à ces souveraines exaltations ou à ces chutes profondes qui sont au bout des plus belles vies. Ce récit pourrait tenir en trois mots, il ne contient que des incidents vulgaires, mais il montre une fois de plus ce qu'il y a d'infirmité dans les génies incomplets, où la faculté créatrice ne règne pas absolument comme une reine tyrannique!

—Je vois, répondis-je, où vous voulez en venir. La muse est justement la plus jalouse, la plus exclusive, la plus intolérante des maîtresses, elle ne veut pas des coeurs qui ne lui appartiennent pas tout entiers; n'est-ce pas là ce qui fait sa grandeur? Le don de concevoir et de traduire le beau est incompatible avec toute passion humaine, car toute chose humaine est imparfaite, et les objets de nos désirs nous attirent par leurs imperfections même; c'est pourquoi notre âme perd dans ces vains attachements le pouvoir de s'élever jusqu'à la beauté immortelle, qui ne souffre aucun contact avec la chair! Je suppose que votre artiste aura aimé une femme plus qu'il ne convient aux amants de celle qui est la source de tout rhythme et de toute grâce! Mais faites-moi vite ce triste récit; j'ai hâte de savoir comment celui qui s'élevait à l'azur d'un vol si furieux a pu voir fondre si vite la cire de ses pauvres ailes.

—Nul mieux que moi ne peut vous renseigner à ce sujet, mais je désire qu'auparavant vous ayez vu les autres ouvrages du même peintre.

—Ah! dis-je avec étonnement, il existe des tableaux de lui! Mais alors il est impossible qu'il ne soit pas célèbre!

—Il existe de lui trois tableaux, qui sont tous les trois réunis à Versailles dans la collection de M. Silveira, un de mes bons amis et de plus mon rival le plus acharné, comme vous le savez peut-être. Ce n'est pas ma faute s'il les possède, mais il n'a voulu entendre à aucun arrangement! La tête que vous avez tant et si justement admirée n'est qu'une étude faite pour le premier de ces tableaux.

Comme Vandevelle l'avait bien pensé, je me sentis un violent désir de voir sans aucun retard la galerie de M. Silveira. Mon ami, cédant à mes sollicitations, consentit sans peine à m'accompagner sur-le-champ; mais, comme il avait en même temps à s'acquitter à Versailles d'un devoir pressant, il fut convenu que je l'assisterais tout d'abord dans sa première visite. Il s'agissait précisément d'aller porter quelques secours à un autre artiste tombé dans la plus affreuse misère; et malgré toute la complaisance qu'il voulait mettre à satisfaire ma curiosité, Vandevelle exigea que l'accomplissement de cette bonne oeuvre passât avant toute chose, car il craignait d'arriver trop tard, comme on a coutume de faire quand on va secourir un artiste qui meurt de faim.

Oserai-je dire qu'en entrant dans la triste maison de la rue de Marly où demeurait le protégé de Vandevelle, je sentais presque un sentiment de haine contre le pauvre misérable à qui nous portions peut-être son dernier morceau de pain, tant j'étais avide du spectacle promis, et tant je m'irritais contre tout retard qui me séparait de ce plaisir souhaité avec une impatience folle. Par bonheur, ce mauvais sentiment ne dura pas, car au moment même où, après avoir traversé une allée noire et fétide, nous montions l'escalier de pierre en nous appuyant à la corde graisseuse qui servait de rampe, un pressentiment impérieux m'avertit que l'homme chez lequel nous montions était précisément le peintre de la tête ineffable possédée par Vandevelle. Je compris tout à coup que mon ami avait mis une puérile vanité de conteur à ménager ses effets dans un certain ordre, et qu'il avait voulu me montrer l'artiste avant les tableaux, afin de pouvoir me dire en terminant: «Eh bien! l'auriez-vous cru, cet artiste inspiré, ce grand créateur est précisément le pauvre homme que vous avez vu dans un état si digne de pitié.» En un mot, Vandevelle avait résolu de m'étonner, oubliant en cela mon aversion décidée pour les surprises, que je hais de toute mon admiration pour les chefs-d'oeuvre des maîtres, où ces moyens misérables sont toujours dédaignés. Vandevelle frappa à une porte isolée dans un long corridor poudreux, et l'homme lui-même, un grand spectre usé par je ne sais quels excès, enseveli dans une longue redingote brune en lambeaux, vint nous ouvrir avec tous les signes d'un grand embarras et d'une terreur enfantine.

—Ah! monsieur, c'est vous, monsieur… donnez-vous donc la peine…

Il balbutiait ces paroles d'une voix hésitante, marchant au hasard et comme un homme égaré dans le grand taudis encombré d'objets grossiers de ménage, de plats où se voyaient des restes de nourriture, et surtout d'étoffes flétries, d'oripeaux crasseux à apparence théâtrale, et de toutes sortes d'objets à l'usage d'une femme, têtes de poupées, carcasses de chapeaux, aciers de jupes, bottines déchirées et poudreuses. Son oeil bleu était tout à fait mort et atone, et il cherchait ses mots avec un effort inouï. Enfin arrivé à ceux-là: donnez-vous donc la peine… il renonça à une lutte évidemment trop pénible, et, prenant tout à coup son parti, il s'élança avec une agilité de clown vers un des coins de la grande chambre.

Ce coin seul pouvait donner à penser que l'habitant de ce bouge était un artiste. Un beau panneau de vieux chêne à moulures antiques, très-étroit et très-haut, était posé en encoignure de façon à supprimer l'angle de la chambre, et formait ainsi une armoire, sur laquelle je vis un buste de femme en marbre blanc, rappelant par son élégance riche et poétique les meilleures sculptures de Coysevox. La demi-obscurité de la chambre, où le jour pénétrait par une seule fenêtre étroite et très-haute, à petits carreaux de couleur verte, ne me permettait pas de distinguer sur ce buste les traits du visage, mais d'ailleurs je n'avais besoin d'aucun examen pour être certain que cette tête sculptée et la tête peinte du cabinet de Vandevelle représentaient une seule et même personne.

Notre hôte ouvrit l'armoire, saisit un flacon curieusement gravé, à moitié plein d'eau-de-vie, et prenant en même temps un verre à pied placé à côté du flacon, il versa un verre d'eau-de-vie et l'avala d'un trait. Aussitôt, il referma l'armoire, dans laquelle il n'y avait pas autre chose que ce flacon et ce verre, et nous le vîmes se redresser, son oeil était brillant, son geste hardi. Il revint vers nous d'un pas ferme, et, cette fois, presque avec les façons d'un homme du monde.

—… De vous asseoir, dit-il, achevant sa phrase commencée, et il approcha des siéges, non sans une certaine grâce sénile, et en même temps avec une assurance que je n'avais pas soupçonnée en lui, tant elle contrastait vivement avec sa première attitude d'enfant troublé et pris en faute.

—Ah! monsieur Vandevelle, continua-t-il, que c'est aimable à vous d'être venu visiter si loin un pauvre solitaire! Dans une misère pareille à celle qui m'accable, on conserve si peu d'amis! mais ils nous deviennent alors doublement précieux. Madame Margueritte, ma pauvre Aglaé, sera bien… sera bien… sera bien…

Encore une fois, M. Margueritte s'arrêta éperdu, affolé, cherchant en vain le mot qui le fuyait. Évidemment le petit discours qu'il venait de prononcer avait épuisé toutes ses forces. Sa prunelle était devenue morne, sans couleur: il s'affaissait sur lui-même et tendait les mains comme un enfant qui redoute une correction. Il regarda autour de lui et fit un effort désespéré pour trouver encore un mot, une parole, pour se souvenir, mais il fit en vain appel à sa mémoire. Alors il retourna à l'armoire, but coup sur coup deux verres d'eau-de-vie et, comme la première fois, parut subitement ranimé.

—… Fâchée de ne pas s'être trouvée ici, dit-il en s'inclinant, dès qu'il put revenir vers nous, car l'eau-de-vie lui rendait le fil de sa pensée! Elle sait, monsieur, ajouta-t-il, que vous êtes notre sauveur. Obliger n'est rien, mais obliger d'une manière si délicate! Ma mère aussi, croyez-le bien, la pauvre vieille madame Margueritte, sera certainement désolée… désolée… désolée… (Il alla à l'armoire et but encore) de n'avoir pu vous offrir ses respects. Elles sont toutes les deux en voyage pour une petite affaire de succession. Un parent éloigné qui nous laisse un souvenir; mais presque rien. Oh! leur absence ne sera pas longue! Je les attends… je les attends… je les attends…

Et notre homme était déjà loin, et de nouveau je voyais briller dans l'armoire sinistrement vide le flacon d'eau-de-vie et le verre.

C'était quelque chose de poignant au delà de toute mesure que cette conversation banale échangée entre mon ami et M. Margueritte, conversation coupée à chaque instant par les allées et venues de ce malheureux, qui d'une façon automatique, avec la régularité d'une marionnette d'horloge, allait chercher à la fatale armoire une énergie factice de quelques secondes. Un chevalet était près de moi, supportant une toile couverte de barbouillages confus et insensés; en y jetant les yeux, je fus bien vite convaincu décidément que nous avions affaire à la plus navrante des folies; mais qu'y avait-il besoin de cette preuve? Vandevelle, profitant d'un moment de lucidité donné à Margueritte par l'alcool, m'avait présenté comme un amateur d'art qui serait heureux d'acheter un tableau. Le fou me parla de peinture, quelquefois avec une véritable éloquence, mais bientôt je sus quelle était sa préoccupation constante, car à propos des choses les plus divergentes, et sans aucune transition, il faisait sans cesse allusion à une femme que son interlocuteur était censé connaître, à sa femme sans doute, sans doute à la femme représentée par le buste de l'armoire et par le tableau de Vandevelle! Alors c'étaient les paroles de Roméo dans cette bouche édentée, sur ces lèvres blanches et pendantes où il n'y avait plus rien de la vie. De rares cheveux blonds complétement desséchés et coupés çà et là par un gros cheveu blanc comme la neige, se dressaient épars et confus sur le crâne aux tons d'ivoire; Margueritte avait perdu presque entièrement les sourcils et les cils, ses paupières tombaient tout à fait sur ses yeux, et son nez gonflé, toute sa face noyée dans une bouffissure pâle et malsaine, accusait les ravages simultanés de l'ivrognerie et de la démence. Et pourtant, quelle poésie encore, lorsqu'il parlait de son amour! En l'écoutant on rêvait de ces princesses des contes, accueillies dans un palais enchanté où quelque génie épris d'une mortelle emprisonne sa bien-aimée dans un paradis de délices. On le devinait, il aurait voulu, comme ces magiciens, mêler pour l'adorée les merveilles de l'art, les ciselures, les métaux, les étoffes, les parfums aux magnificences de la nature domptée, éternellement fleurie, offrant pour en faire un décor ses oiseaux, ses blanches étoiles, ses forêts de roses sous les rayons de lune. Et elle, sa divinité, à travers les discours du pauvre fou, elle apparaissait aussi comme ces reines de l'Ode aux éclatantes chevelures, aux colliers de perles, qui marchent sur les tapis d'or et sur le coeur des poëtes, les Béatrix, les Cassandre, les Elvire qui pour toute l'éternité se détachent sur un fond d'immuable azur.

Ainsi perdu dans une adoration extasiée, n'écoutant nos paroles que pour les rapporter à son idée fixe, il se berçait lui-même dans son rêve; mais à chaque instant, à toutes les minutes, redevenu automate et marionnette, il allait à l'armoire, et, maintenant sans interrompre ses divagations, car il s'était enfin familiarisé avec nous, régulièrement, froidement, mécaniquement, sans repos, sans trêve, il avalait le breuvage brûlant, et chaque fois il refermait l'armoire et il revenait vers nous ressuscité pour une minute, comme s'il eût bu en effet la flamme même de la vie. En bas de l'armoire, posée sur le parquet, il y avait une dame-jeanne noire et luisante que je n'avais pas vue d'abord; quand le flacon d'eau-de-vie était vide, Margueritte le remplissait avec la dame-jeanne, regardant sournoisement à droite et à gauche, comme pour s'assurer qu'il n'était pas épié, car il s'imaginait dans sa folie que nous ne pouvions rien saisir de tout ce manége. Mais comme il allait remplir le flacon pour la seconde fois, il leva et agita en vain l'énorme bouteille, elle était parfaitement vide, pas une goutte de liquide ne tomba de son goulot desséché. Alors le visage de Margueritte prit l'expression d'une stupéfaction désespérée; il eut le regard fixe, comme ces naufragés perdu sur un frêle radeau, qui interrogent l'immensité des mers, les profondeurs de l'eau et du ciel, et se demandent avec épouvante si le salut pourra sortir pour eux de ces vastes abîmes. Vanvedelle s'approcha de lui et lui glissa quelque chose dans la main; aussitôt sans le remercier, sans le regarder, Margueritte cacha la dame-jeanne sous sa longue redingote brune et sortit précipitamment avec la légèreté d'un fantôme, sans refermer la porte de sa chambre. Nous avions eu à peine le temps d'échanger quelques mots, Vanvedelle et moi, que déjà le fou était de retour, planté devant l'armoire, et que soulevant comme une plume la bouteille aux larges flancs, il remplissait le flacon avec une rare dextérité et sans répandre une seule goutte d'eau-de-vie. Il avait remis la dame-jeanne à sa place, il avait rempli son verre, et déjà il le portait à ses lèvres, quand ses yeux rencontrèrent directement les miens. Alors son bras s'abaissa et je le vis humble et troublé comme lorsqu'il était venu nous ouvrir sa porte à notre arrivée. Il se mit à balbutier, puis il chercha à la hâte sur un meuble encombré d'objets en désordre un verre qu'il lava avec soin et qu'il se mit à essuyer à tour de bras avec un chiffon tout déchiré, mais fort propre. Il sembla faire un très-pénible effort en versant un peu d'eau-de-vie dans ce verre, qu'il me présenta ensuite avec un empressement presque suppliant, comme s'il eût eu quelque chose à se faire pardonner.

—Monsieur, me dit-il, si j'osais me permettre… Monsieur (son geste devenait de plus en plus humble), celle-là est très-bonne… je vous assure, elle n'est vraiment pas mauvaise… pas du tout mauvaise…

Vanvedelle me faisait signe d'accepter, je pris le verre, et dès que je l'eus porté à mes lèvres, il me fut impossible de retenir une grimace significative. Jamais plus effroyable breuvage n'avait brûlé un palais humain, et ce fut pour moi un problème insoluble de me figurer où la police laissait fabriquer le poison innommé qui faisait vivre le pauvre Margueritte. Quant à lui, il était déjà à l'armoire, et il lappait son verre d'eau-de-vie avec une joie extatique, comme si cet odieux mélange eût été la pure ambroisie du ciel.

Sans lui donner le temps de revenir vers nous, Vandevelle, qui semblait exercer une sorte d'autorité sur Margueritte, alla à lui et lui posa sa main sur le bras pour le forcer à écouter.

—Eh bien, M. Margueritte, lui dit-il d'une voix ferme, est-ce que vous ne voulez plus faire de peinture? Vous savez que vous m'avez promis un tableau, et voilà mon ami M. X… qui serait aussi très-heureux de vous en acheter un.

—Ah! oui, fit Margueritte s'animant, un tableau, certainement, je veux faire un tableau, mais voyez-vous, c'est si difficile! On le porte dans sa pensée… les ombres se dissipent… il est là devant vos yeux… et puis vous prenez les pinceaux, ça n'est plus ça… (Il alla à l'armoire et but.) Et puis, voyez-vous…, vous les adorez… elles vous trompent! Un tableau, c'est un effort… un effort… d'amour. Nous n'avons pas… les mots, comme un poëte. Il faut trouver sur la palette… des tons… qui arrachent les larmes… qui exaltent, comme un cri de guerre! (Il alla à l'armoire et but deux verres.) Trompé, ce n'est rien, c'est-à-dire… ah! c'est horrible, mais ce n'est rien. L'enfer… c'est quand elle n'est pas là… alors le tableau… la pensée… vous déborde… vous tue à force d'amour!…

Il était retourné à l'armoire, et il vit mes yeux fixés sur les siens avec une expression de douloureuse pitié. Aussitôt il baissa la tête sans me quitter du regard, il se mit à agiter sa main, cherchant machinalement le verre dans lequel il m'avait une première fois offert de l'eau-de-vie.

—Monsieur, balbutiait-il, si j'osais vous offrir… vraiment elle est bonne… pas du tout mauvaise… on me la donne de confiance… pas du tout mauvaise… et s'adressant à Vandevelle: N'est-ce pas qu'elle est jolie… comme les anges! C'est ce rose de sa lèvre qui vous… qui vous persuade… en voyant ce rose… Monsieur, on comprend bien… qu'elle a raison… qu'elle est bonne… vraiment, fit-il en me tendant le verre, pas mauvaise… je vous assure… pas du tout mauvaise!

Vandevelle m'avait fait un signe; nous sortîmes sans dire adieu au pauvre fou, pour ne pas l'arracher à son rêve. Quand nous nous trouvâmes dans la rue, mon ami, très-curieux de savoir quelle impression j'en avais ressentie, se mit à me parler du singulier spectacle auquel nous venions d'assister, mais il m'était impossible de rien écouter patiemment ou plutôt de rien comprendre. Toujours j'avais devant les yeux ce spectre allant de la cheminée à l'armoire, buvant, revenant, avec la régularité automatique des personnages de bois que mettaient en mouvement les anciennes horloges d'Allemagne. Je marchais, poursuivi par ce cauchemar, qui ne me semblait plus avoir jamais eu rien de réel, mais qui avait pris possession de moi avec une tyrannie étrange; si bien que je le regardais encore, lorsque nous arrivâmes chez M. Silveira.

Le célèbre collectionneur était absent, mais les honneurs de sa galerie nous furent faits par son fils, charmant jeune homme de vingt ans qui semble avoir dérobé une beauté presque surhumaine aux chefs-d'oeuvre parmi lesquels il a été élevé et qui deviendra certainement un peintre, car il a su se nourrir de la moelle des lions, et vivre en communion de tous les instants avec Rembrandt, Léonard de Vinci et Rubens lui-même, sans laisser altérer jamais par la lèpre de l'imitation son originalité native. Rodrigue Silveira comprit tout de suite et à demi-mot que je désirais voir uniquement les trois tableaux annoncés par Vandevelle, et ces trois tableaux, Hélène, Dorimène, la Fille d'Hérodiade, il me les laissa examiner comme je le voulus et autant que je le voulus, admirable condescendance de la part d'un homme qui avait le droit de me faire subir tant de notices! Inutile de dire que du premier coup d'oeil j'avais reconnu dans les trois tableaux la tête si ardemment admirée chez Vandevelle, l'adorable tête d'enfant, mais trois fois embellie, transfigurée par la passion intérieure, et portant avec une joie sérieuse la fulgurante immortalité du chef-d'oeuvre qui vivra autant que la race des hommes.

Hélène! Hélène! la Vénus terrestre sans cesse rajeunie dans un flot d'éternité! la fiancée inviolée de toutes les nobles âmes, l'amante de Faustus bien avant cette vulgaire Gretchen qui ne sut que mourir! Hélène, la vivante divinité attendue par ce grand Ange de la Renaissance, qu'Albert Durer condamne, elle absente, aux affres du découragement et au supplice de l'immobilité farouche! Hélène! Hélène! elle vivait là, sur cette toile éclairée par la lumière du génie, mais jeune, mais vierge, échevelée, sauvage, enfant comme Juliette, telle que le géant Amour la regardait lui-même avec épouvante, lorsqu'elle allait fuir le palais de son père avec Thésée, le tueur de brigands, fière d'appuyer sa tête sur la large poitrine du héros et de baiser ses mains sanglantes. Attentive à chaque bruit, craignant d'être surprise, mais décidée à fuir, le front baigné dans le matin rose, elle dit à sa maison un dédaigneux adieu, et rassemble à la hâte des bijoux barbares. Certes, ce n'est pas là une figure grecque, copiée sur les bas-reliefs du Parthénon, et cependant c'est Hélène, et non une autre, car, quelle autre que celle-ci, éclatante comme le soleil et terrible comme une armée rangée en bataille, appelle d'une lèvre avide, attend comme une chose due, aspire d'une haleine embaumée de myrrhe les adorations de toutes les générations d'hommes? Oh! sa lèvre qui est pareille à un ruban d'écarlate! sa tête couronnée d'un or très-pur! quand nos lois, nos histoires, quand les vains monuments de notre poésie s'en seront allés à l'oubli et à la poussière, quand notre civilisation aura fait place à d'autres, des savants encore, dans des villes dont nul aujourd'hui ne peut deviner le nom, cacheront leur tête dans leurs mains brûlantes, dévorés d'amour pour la gloire impérissable d'Hélène! Et cette amante de tous les siècles, cette reine que rien ne détrône, brillante de jeunesse, entourée de fleuves de sang, je la voyais sous mes yeux, vivante, évoquée par la toute-puissance d'un magicien qui, d'un vol effréné, a plongé dans le gouffre du temps pour en rapporter cette proie adorable! Je la voyais, et près d'elle, également jeunes, belles et féroces, Dorimène et la fille d'Hérodiade. Dorimène la plus cruelle des créatures impitoyables enfantées par le doux Molière; Dorimène, vêtue de satin fleuri, de pourpre et de métaux, étalant ses perles, ses dentelles, ses rubans d'or, portant sa tête comme une fleur, et laissant tomber ces paroles, dont l'écho ne s'arrêtera plus jamais tant que durera l'épouvantable représentation de la comédie humaine. «Adieu; il me tarde déjà que je n'aie des habits raisonnables pour quitter vite ces guenilles. Je m'en vais de ce pas achever d'acheter toutes les choses qu'il me faut, et je vous envoierai les marchands.» Mais celle-ci, la plus chérie de toutes, celle dont le grand Heine fut le dernier amoureux, suivant sa chasse par les nuits d'étoiles, et, le jour, s'asseyant sur la pierre de son tombeau; celle-ci, la fille d'Hérodiade, que pare la grâce ingénue du meurtre, vivante figure de l'Asie sanglante et voluptueuse, noyée dans les parfums, celle-ci n'est-elle pas vêtue d'étoffes plus riches que ses deux compagnes, n'a-t-elle pas des yeux plus fauves et des cils plus soyeux, ne porte-t-elle pas au cou des perles plus rares? Celle-ci, le génie du peintre l'a créée tout entière, car l'évangile de saint Marc ne contient pas à propos d'elle un seul mot de description. «Car la fille d'Hérodiade y étant entrée et ayant dansé devant Hérode…» Et c'est tout. Ainsi le peintre l'a devinée, l'a faite de rien? Oh! non, je me trompe, déjà elle vivait dans toutes les âmes avec tous les enchantements de la forme divine, et pour cela, pour être vue plus brillante que l'Orient, plus jeune que l'Aurore, plus femme que ne fut Ève dans le jardin des parfums, il lui a suffi d'avoir tenu dans ses mains une tête coupée, car il est si vrai que nous ne pouvons rien aimer, sinon les petites mains teintes de notre sang! Mais cet amour de parure, de musique, de danse effrénée, cette joie sereine et tranquille du meurtre accompli, comme il les avait compris à travers le poëme non écrit, l'artiste qui avait tiré ces trois femmes de son coeur déchiré! Quel harem fait pour y rêver mille ans, la muraille où sourient ces trois femmes qui sont la même, avec leur nuage de cheveux crêpés sur le front, leur lèvre écarlate et leur prunelle d'or pleine d'étincelles! Jamais, dans le plus complet délire causé par l'ivresse du vin, je n'ai aussi absolument oublié des circonstances insignifiantes de ma vie que je n'oubliai ce jour-là tout ce qui a pu se passer depuis le moment où je contemplai, fou d'amour, éperdu de douleur, ces trois tableaux dans la galerie de M. Silveira. Comment j'en sortis, comment je quittait mon ami, comment je revins à Paris, c'est ce qu'il me serait impossible de dire, quand même on me donnerait trois éternités pour me le rappeler; car les heures passées devant ces figures suaves ne m'apparaissent plus que comme une sensation poignante, mortelle, infinie, dans laquelle l'idée de temps et de durée n'entre pour rien. Il me serait même bien difficile de déterminer le temps qui s'écoula entre ce moment unique dans ma vie et celui où Vanvedelle, m'ayant un jour mandé par une lettre pressante, me raconta enfin, tout en déjeunant, l'histoire du pauvre Margueritte, que je revoyais toujours ouvrant d'un geste effaré, pour y puiser la mort, la sinistre armoire, la porte de chêne sculpté que surmonte un buste de femme dans la manière de Coysevox, la porte de la sinistre armoire.

—Margueritte, me dit-il, avait dix-huit ans à l'époque où je le vis pour la première fois, c'est-à-dire en 1838. A ce moment-là, vous aurez peine à le croire, il était beau comme un prince de contes de fées. Je le vois encore, svelte, imberbe, blanc et rose comme une femme avec une forêt de cheveux châtains. Quoique peu parleur, nous le trouvions extrêmement spirituel, d'un esprit fait surtout de divination, car il nous étonnait tout à coup par des aperçus nouveaux et infinis sur des choses abstraites, qu'il n'avait pas étudiées et dont il ne devait avoir aucune notion. En ce qui concerne le côté pittoresque, son ingéniosité était plus inouïe encore et vous n'auriez pas trouvé un autre homme comme lui pour vous décrire pierre par pierre, après avoir bu quelques verres de punch, Babylone ou Palmyre, ou toute autre cité détruite depuis des milliers d'années. En temps ordinaire, et non animé par la conversation, il se montrait ignorant comme un danseur, et indifférent sur les affaires du temps au point de ne pas connaître le nom d'un seul des souverains de l'Europe. Mais le caractère distinctif de sa personnalité était surtout une paresse à toute épreuve et poussée jusqu'au paradoxe. Pauvre comme Job, il ne se serait pas baissé pour ramasser un billet de mille francs, et il n'aurait pas fait cinquante lieues en chemin de fer pour aller chercher une fortune. Il était peintre, ou passait pour un peintre, uniquement parce qu'il avait adopté le mot de «peintre» comme représentatif de la profession qu'il était censé exercer, car il ne peignait et même ne faisait absolument rien sur la terre, où il aurait semblé jouer un rôle tout à fait analogue à celui du lys de l'Écriture, si le délabrement excessif de sa toilette n'eût repoussé toute comparaison entre lui et la fleur plus splendidement vêtue que le roi Salomon. Il habitait, rue de Tournon, une grande chambre donnant sur des jardins; mais on aurait vainement cherché dans ce galetas une chaise ou un chevalet ou une carafe. Un matelas posé à même sur le carreau, et sur lequel une couverture en lambeaux et des draps sales formaient un hideux fouillis, plus une masse de bouquins et quelques gravures souillées et déchirées, le tout épars sur le carreau, tel était son mobilier. Quelquefois, cinq ou six fois par an peut-être, Pierre Margueritte ébauchait à la sanguine une tête de femme très-purement dessinée, ou, sur quelque planche volée au hasard, brossait un tableau de fleurs, ne représentant aucunement des fleurs, mais offrant au regard des harmonies de couleurs très-amusantes, quelque chose comme une palette arrangée à souhait pour le plaisir des yeux. Ces travaux, il les faisait dans son lit, couché, puis il les jetait en quelque coin et ne tentait en aucun cas de les vendre, car il recevait d'un sien oncle une pension de cinquante francs par mois, pension qui suffisait amplement à ses besoins, puisqu'il n'avait aucune espèce de besoins. La suite dans les idées ne se révélait chez lui que par la ténacité vraiment digne d'éloges avec laquelle il fumait la cigarette, ne se lassant jamais de rouler une pincée de tabac dans ces petits morceaux de papier, d'allumer la cigarette, de la jeter à peine entamée et d'en faire une autre. On aurait dit qu'il était condamné à accomplir ce travail comme Sisyphe à rouler son rocher au haut de la montagne, et Ixion à tourner sur la roue ailée où il est retenu par des noeuds de serpents. En fait de littérature, il connaissait, par les traductions courantes, la Bible et les poëtes grecs et latins, mais il faisait sa seule lecture des romans de M. Paul de Kock, qui, selon lui, est, de tous les écrivains, celui dont les ouvrages sont le plus faciles à lire. Il fuyait l'amour, comme exigeant des démarches trop multipliées. Souvent, après avoir courtisé, au bal ou au concert de la Chartreuse, quelque fillette en bonnet de linge et l'avoir invitée à dîner, il s'excusait sous quelque prétexte et vidait sa bourse dans le tablier de son infante, pour se dispenser de l'accompagner chez le traiteur. En un mot, il jouait ici-bas les inutilités avec une conscience rare, quand se produisit le tout petit événement qui devait être le seul événement de sa vie.

Il y avait alors dans la rue de la Verrerie (je ne sais s'il existe encore), un petit bal presque exclusivement fréquenté par les jeunes filles juives qui servent de modèles aux peintres et aux statuaires. Margueritte y rencontra une enfant de treize à quatorze ans, belle, vous la voyez! me dit Vandevelle, en me montrant la tête peinte que j'ai essayé de décrire au commencement de ce récit. Céliane Vion était une de ces créatures nées enchanteresses qui persuadent sans ouvrir la bouche, et qu'en les regardant on croit spirituelles. Elle n'a peut-être pas prononcé en sa vie quatre paroles qui eussent le sens commun, et dire qu'elle a été adorée, ce ne serait rien dire, elle a été admirée par les plus grands génies de ce temps. Quand elle murmurait: «Bonjour, Monsieur,» ou «Voulez-vous me couper du pain?» on était tenté de s'écrier: «Quel mot ravissant!» mais c'étaient ses cils, sa lèvre éclairée de rose, c'était la ligne ondoyante de son corps qui ravissaient les âmes. Margueritte et Céliane Vion s'aimèrent à première vue, comme des héros de Shakspeare, ce qui est bien permis à l'âge qu'ils avaient. Lui si paresseux, elle si peu éloquente, je suis sûr qu'ils n'avaient pas échangé vingt mots, lorsqu'on les vit s'en aller ensemble bras dessus bras dessous, mais ils ressemblaient à s'y méprendre à ce joli couple d'amants que la bonne fée bénit sur l'autel de vif-argent et de paillon rouge, à la fin des apothéoses. On aurait cru voir deux sylphes des premiers jours de printemps, quelque Titania enfant avec son page, et, en effet, c'était alors le commencement d'avril, et les feuilles des marronniers du Luxembourg commençaient à s'ouvrir. Margueritte ne raisonna pas plus son amour pour Céliane qu'il n'avait raisonné son goût pour la cigarette, la première fois qu'il avait fumé; le charme l'avait saisi, et il fut évident qu'il y en avait pour sa vie. Pendant quelques jours, la chambrette de la rue de Tournon fut délicieuse à voir; Céliane y avait apporté tout un jardin acheté sur le Quai aux fleurs; Margueritte passait les heures à faire des croquis d'après elle, tandis que la fillette, folle de parure, rapetassait avec amour des oripeaux dorés, des rubans, des bijoux de strass et des perles à la douzaine. Les amis, assis sur le matelas de Margueritte, ne se lassaient pas de regarder ce nid d'amants épris; mais, un beau matin, le peintre ferma sa porte en annonçant qu'il voulait travailler. Vous pensez si un pareil mot dans sa bouche dut étonner ceux qui le connaissaient; mais cet étonnement ne fut rien auprès de celui qui nous attendait six semaines plus tard, quand Margueritte pria ses amis de revenir le voir! Comme par un coup de baguette, le galetas poudreux avait été transformé en un atelier magnifique et sévère, tendu de vieilles tapisseries héroïques, meublé avec des bahuts du meilleur temps de la Renaissance, et décoré de belles armes orientales. Les sièges en cuir de Cordoue, les miroirs de Venise, le vin dans les carafes de Bohême, les assiettes de faïence sur le dressoir, le grand lustre de cuivre, les chandeliers à sept branches, les fleurs de pourpre dans les vases craquelés complétaient les harmonies d'un luxe sérieux; enfin là où l'on avait si longtemps marché sur des bouquins blancs de poussière, les pieds foulaient un épais tapis, moelleux comme un lit de mousse. Vêtue d'une robe de brocard sur laquelle tombait une lourde chaîne d'or, Céliane avait l'air d'une jeune patricienne de Venise. Et sur un beau chevalet de chêne, au milieu de l'atelier, il y avait… devinez quoi? Le tableau d'Hélène enfant! improvisé dans cet éclair de bonheur. Sous le puissant aiguillon de la passion, Margueritte avait trouvé à la fois du génie, de l'argent, l'âpre foi au travail qui déplace les montagnes. Dans une encoignure, l'armoire que vous avez vue à Versailles supportait comme aujourd'hui le buste de Céliane; pour elle, son amant avait deviné la statuaire comme la poésie, car il la chantait en des sonnets d'une superbe allure! Sur les tables on voyait des bois commencés pour les éditeurs; Margueritte avait entrepris des illustrations de La Fontaine et de Shakspeare, rien ne l'effrayait, il se serait chargé, si on avait voulu, de sertir les étoiles. A l'ouverture du salon de 1839, Margueritte, la veille obscur et inutile, était pour tout le monde un grand artiste; la presse l'avait salué comme un maître, la foule le portait aux nues, les commandes pleuvaient chez lui dru comme grêle, et il était insulté dans les petits journaux. Mais il ne jouit pas de ce triomphe, ou plutôt il n'en eut même pas conscience, car il avait en ce moment-là bien d'autres affaires en tête. Céliane lui jouait ce drame, si banal à Paris, qui, pourtant, se joue et se raconte encore, de la maîtresse adorée qui vous trompe avec tous les passants de la rue, et qui revient à la maison deux ou trois fois par semaine, pour s'écrier avec des pleurs de crocodile: «Pardonne-moi, c'est toi seul que j'aime!» Tandis qu'on parlait de lui dans tous les salons et que son nom défrayait les chroniques, l'amant de Céliane passait ses heures à interroger des commissionnaires, à se mettre en embuscade dans des allées de maisons suspectes et à suivre à pied des fiacres. Enfin, quand sa maîtresse eut disparu tout à fait, Margueritte, à bout de souffrances, tomba dans une indifférence complète; on le rencontrait avec une barbe longue, avec une chemise de quinze jours, roulant son éternelle cigarette. Son mobilier s'en était allé comme il était venu; quant au travail, il n'en voulait plus entendre parler. M. Silveira, qui avait acheté l'Hélène enfant, inventa des subterfuges impossibles pour forcer son peintre à reprendre les pinceaux; tout fier d'avoir conquis la première oeuvre du grand artiste, il convoitait déjà ses oeuvres futures, et ne craignait rien tant que de les voir s'en aller en fumée. On accabla Margueritte d'invitations, d'avances d'argent, on voulut le convertir à la vie de château, peines inutiles! M. Silveira proposa à l'artiste de lui faire obtenir un travail de décoration dans une église; il mit sur son chemin vingt femmes très-désirables; rien n'y fit, désormais la vie de Margueritte s'appelait Céliane. Cet homme, qui avait été grand une heure, marchait devant lui, échevelé, hébété, ne mangeant plus et se traînant de café en café pour y vider stupidement des carafons d'eau-de-vie. Comme tant d'autres, il demanda l'engourdissement à cette affreuse liqueur, et se laissa tout entier dévorer par elle. Mais, comme tous les malheureux qui se livrent à la sorcière blonde, il sentit bientôt son palais se blaser et ne le réveilla plus qu'en le déchirant avec des breuvages sans nom. L'eau-de-vie de l'estaminet et de la brasserie lui paraissait fade; il lui fallait cet alcool au goût de poivre que le marchand de vins débite dans des verres qui peuvent tomber du cinquième étage sans se casser. Parfois, attablé dans une brasserie devant un flacon d'eau-de-vie avec deux ou trois camarades, Margueritte, sous un prétexte, les quittait, laissant son verre à demi plein, et traversait la rue pour aller boire du trois-six sur le comptoir d'un liquoriste. A ces tristes excès il demandait, ai-je dit, l'engourdissement; oui, seulement cela, et non l'oubli; heureux s'il eût pu oublier Céliane; mais les femmes de cette trempe n'abandonnent jamais leur proie, et ces créatures aux appétits fauves ne manquent pas de revenir de loin en loin donner un coup de dent acérée dans la chair saignante. Ainsi faisait la juive, tombant du ciel pour un ou deux jours; alors c'était chez Margueritte une joie, une ivresse, un délire; il s'installait pour la vie, se remettait au travail, et nourrissait sa maîtresse de primeurs et de fruits réservés pour la table des rois. On voyait paraître chez les marchands quelque eau forte égratignée avec une pointe magistrale, on croyait le peintre ressuscité, puis toute cette fantasmagorie s'en allait en fumée, Céliane était partie, et, de nouveau, Margueritte se montrait dans les rues, ivre, pâle, muet, le visage enterré sous ses longs cheveux desséchés, se traînant de cabaret en cabaret, et roulant sa cigarette avec une dextérité qui vous donnait froid.

Il y avait cinq ans, cinq siècles, que l'Hélène enfant avait fait dans le monde artistique l'effet d'un coup de tonnerre, quand Margueritte, vieux, abruti, usé, n'ayant plus rien du jeune homme que nous avions connu, et n'étant même plus son propre fantôme, apprit la mort de son père. Il héritait d'une vingtaine de mille francs. Nous crûmes naturellement qu'il boirait pour vingt mille francs de verres d'eau-de-vie, mais sa folie se manifesta par de nouveaux caprices. Il se fit habiller par un tailleur en renom, sortit dans un coupé de louage, et porta des gants gris perle du matin au soir. On le vit dans les réunions, dans les foyers de théâtre: sans doute, il était las de ses haillons, et, comme Mercure, voulait se débarbouiller avec de l'ambroisie. Un soir, des compagnons de flânerie l'avaient entraîné dans les coulisses de l'École Lyrique. Une femme vêtue de satins splendides, superbe sous la dentelle et sous la frisure d'or, passait devant lui. Il n'avait vu qu'une robe et le port d'une femme inconnue, mais son coeur battait à se briser, c'est que c'était Céliane! Elle se retourna et le vit, elle tomba dans ses bras en pleurant. Elle n'avait jamais aimé que lui, elle avait eu bien des regrets, bien des remords, bien des désespoirs, car elle avait bien deviné avec son instinct de femme la haute supériorité de Margueritte et sa bonté angélique, enfin tout le chapelet des calembredaines sublimes! Ce n'était plus la Céliane du bal de la Verrerie; toujours svelte, elle était devenue grande, imposante; ses traits, en conservant toute leur grâce, avaient pris un caractère de noblesse farouche: sa coiffure seule, crêpée et courte sur le devant, frisée sur les joues en longues boucles fauves, n'avait pas changé, non plus que sur sa lèvre sanglante le charme du délicieux éclair rose!

Elle jouait Dorimène du Mariage forcé et jamais peut-être Molière n'a trouvé une incarnation si parfaite du type rêvé: «Il me tarde déjà que je n'aie des habits raisonnables pour quitter vite ces guenilles!» La représentation finie, Margueritte enleva, emporta Céliane sans lui laisser le temps de quitter son costume, et ne remarqua même pas qu'au départ elle causait à voix basse avec un jeune dandy, en l'enveloppant de ce regard qui sert à accompagner les mensonges. Le surlendemain il était à son chevalet, créant, tout armée, la Dorimène de Molière. La vieillesse, l'abattement, la fatigue avaient disparu, c'était le jeune artiste Margueritte rafraîchi dans les eaux de Jouvence que garde l'amour, et recommençant une vie glorieuse. Il donna à ses amis un beau dîner dans lequel il leur présenta Céliane comme la compagne de tout son avenir; là, il s'accusa, fit sa confession, demanda solennellement pardon pour les années gaspillées, et parla avec tant d'éloquence vraie qu'il arracha des larmes. Je compterais par trop sur votre naïveté, ajouta Vandevelle, si je me croyais obligé de vous dire que cette seconde liaison de Margueritte se gouverna et se termina absolument comme la première. Ces amours irrégulières se comportent avec une régularité parfaite, et rien n'est plus facile que de les réduire en équations algébriques. Une courtisane qui dévore un imbécile n'est pas plus injuste qu'un tigre avalant un mouton, et, qu'il le veuille ou non, chacun fait ici-bas son métier, car tout cela a été arrangé d'avance sur un scénario inflexible, tracé d'une main ferme. Céliane retourna à l'or, à la joie, au luxe, comme c'était son devoir, et, comme c'était son droit, Margueritte retourna à ses verres d'eau-de-vie versés sur le comptoir d'étain, sans cesser de rouler sa cigarette si bien roulée! Que les moutons aillent à l'abattoir, c'est la règle, et il n'y a rien à redire à cela, le point original, c'est que le même mouton y retourne trois fois de suite, et c'est ce que Margueritte ne manqua pas de faire scrupuleusement; aussi n'ai-je plus à vous raconter que le troisième acte de cette infernale comédie, c'est-à-dire le troisième tableau de Margueritte et ses troisièmes noces avec Céliane. Il y a maintenant douze années que s'est déroulé ce dernier épisode, dont certains incidents ont fait alors un assez grand bruit dans la Gazette des Tribunaux. Un matin, vers cinq ou six heures, Margueritte, devenu depuis longtemps un ivrogne honteux et solitaire, entend des cris épouvantables, partis d'un étage supérieur à celui qu'il habitait; c'était sur le boulevard Mont-Parnasse, si désert, comme vous le savez, et où rien ne trouble d'ordinaire le profond silence. Éveillé comme d'autres voisins par les funèbres clameurs, Margueritte monte l'escalier, on venait d'enfoncer la porte. Il entre et voici l'affreux spectacle qui frappe ses yeux. Dans un appartement d'un aspect bourgeoisement élégant, où l'on voyait épars sur le parquet des lettres déchirées et des joyaux mis en pièces, un jeune homme était couché, mort, sur le lit, envahi déjà par la blancheur de cire du cadavre. Au coeur, dans la plaie saignante, était fiché encore le couteau avec lequel il s'était frappé. Une mère à cheveux blancs, en deuil, accablait de ses malédictions une femme éplorée, agenouillée aux pieds du mort, Céliane! Margueritte resta là avec les autres voisins, il attendit l'arrivée des hommes de police, la fin des interrogatoires, et lorsqu'il fut dûment constaté que le jeune homme couché sur le lit sanglant était bien mort par un suicide, il prit Céliane par la main, et l'emmena. Jusqu'à présent elle n'avait eu que l'attrait du vice et de la haine, elle avait à présent celui du meurtre; et voilà, mon ami, pourquoi vous avez trouvé peinte avec une réalité si poignante la tête de saint Jean-Baptiste que porte sur son bassin d'or la fille d'Hérodiade. Ce tableau, qui fut payé par M. Silveira dix mille francs, vaporisés en quinze jours par le modèle, obtint au salon un si prodigieux succès qu'il fut question de décerner à l'artiste les distinctions les plus enviées; mais comme le flot du récit de Théramène, la commission des récompenses recula épouvantée en apprenant à quel homme elle avait affaire. Mais Margueritte ressemblait au héros du drame; ce qu'il lui fallait, ce n'était pas faveurs vaines! Tout entier à son rôle de Silvandre, il se débattait de plus belle dans le filet de Céliane. Il ne se lassait pas de regarder son sourire couleur de rose; plus que jamais il la crut pure, dévouée, enfant, angélique, amoureuse; plus que jamais il recommença à se blottir dans les allées, à payer des commissionnaires et à suivre des fiacres! Personne cette fois ne prêta la moindre attention au dénoûment de ce long dépit amoureux: le sentiment parisien était fixé! Sans rien demander, on sut bien que tout était fini, quand on revit Margueritte roulant sa cigarette chez les marchands de vin; non pas que l'on pût reconnaître son visage, car, tourné vers le comptoir d'étain, il apparaissait toujours de dos, mais on le devinait à son échine courbée et à ses cheveux jaunes!

—Ah! m'écriai-je, le malheureux!

—Et maintenant, dit Vandevelle, vous connaissez la simple histoire de Margueritte et de ses trois tableaux. Qu'a été ce pauvre homme, aujourd'hui tombé en ruine? Un grand peintre ou un amoureux imbécile? Les trois toiles sont d'incontestables chefs-d'oeuvre, mais le véritable artiste existe-t-il sans la fécondité, qui seule fait de lui un créateur? La nature, cette grande créatrice, s'arrête-t-elle jamais? Une qualité a-t-elle été véritablement possédée, si elle peut s'endormir en de si longues léthargies? Pour moi la question est résolue, malheureusement. N'eût-on jamais vu aucun tableau de Rubens, en en voyant un on devine qu'il en existe mille autres du même maître, et que celui-là a été tiré du néant par une main féconde!

—Oui, repris-je, votre artiste est un monstre adorable, mais enfin un monstre! L'artiste peut aimer, mais à la condition d'adorer dans sa maîtresse la beauté, et non la chair! Et quand même, au lieu d'être une courtisane haineuse, comme Céliane, l'idole serait une femme divine, il ne faut pas qu'elle devienne pour l'artiste l'incarnation palpable de son génie et la puissance créatrice elle-même, car alors vous vous exposez à voir votre génie voler des couverts d'argent et assassiner des fils de famille! La seule et vraie Béatrix du poëte, c'est cette Vénus idéale, immatérielle et vierge, dont le pied se salirait en marchant sur les blanches nuées, et dont la forme surhumaine vivra encore dans les âmes, même après que se seront évanouis les marbres suprêmes dans lesquels la Grèce en a délicatement fixé les lignes toutes spirituelles. Excepté celle-là, toutes nos compagnes ne seront jamais que des concubines, quand même nous les aurions épousées devant les vingt maires des vingt arrondissements de Paris! Mais à propos, il me manque un post-scriptum, car, pour compléter ces équipées, il me semble que votre Margueritte a fini par un mariage, comme les bons vaudevilles?

—Oh! fit Vandevelle, il s'est marié avec Céliane, naturellement! Tous les deux avaient trop bien mérité cette punition du ciel pour qu'elle leur fût épargnée. Margueritte, chassé du logement garni qu'il habitait, avait trouvé un asile à Versailles chez sa mère, pauvre vieille femme qui l'aime encore comme lorsqu'il avait quatre ans, et qui volontiers le bercerait sur ses genoux! Il y avait apporté son buste en marbre de Céliane et l'armoire qui lui servait de support, seul reste qu'il eût conservé de ses splendeurs, et il végétait dans un abrutissement sauvage, semant autour de lui des bouts de cigarettes que sa mère balayait avec une patience ineffable. En allant acheter de l'eau-de-vie dans un de ces mauvais lieux du plus bas étage, où le passant peut varier ses plaisirs comme sur les bateaux de fleurs de la Chine, et qui peuplent la rue de Marly, il y trouva Céliane en robe d'indienne, attablée entre des soldats, Céliane, vieille à trente-trois ans, presque chauve, défigurée par la petite vérole, enrouée et sale, et les joues peintes avec du rouge à deux sous. Mais lui, il la vit telle qu'elle était naguère au bal de la Verrerie, alors qu'il lui disait comme Faust à Marguerite: Ma belle demoiselle! et que flottait, confuse encore dans son cerveau, la cruelle enfant Hélène, rassemblant ses bijoux barbares pour s'enfuir avec le fils d'Ethra, le long des fleuves bordés de lauriers-roses! Cette fois-là, comme les autres, il la prit par la main et l'emmena. Ils se sont mariés un mois plus tard, et depuis lors Margueritte ne va plus chez les marchands de vin pour y boire l'eau-de-vie au goût de poivre; il la boit chez lui, comme vous l'avez vu, dans l'armoire. Céliane, qui le méprise et le hait de tout l'amour qu'il a toujours eu pour elle, le brutalise avec d'horribles façons de mégère, tandis qu'au contraire sa mère le choie comme un bambino et l'endort le soir en lui chantant des chansons de nourrice. Mais, par un singulier caprice de sa folie, il se figure que c'est Céliane qui lui dit des choses douces et sa mère qui le maltraite; quand sa mère lui adresse un de ces mots affectueux qui guérissent les plus cuisantes blessures, il lui lance en dessous un regard de haine, et, sous les injures de Céliane, il s'arrête extasié, comme s'il entendait la harpe d'un ange! Enfin, il croit reconnaître la voix de Céliane dans cette voix qui chante des chansons de nourrice pour l'endormir! Toutefois il se livre contre sa méchante femme à une vengeance à la fois terrible et bien involontaire. Comme, en entrant dans le cabaret où il l'a retrouvée, il a entendu les soldats attablés avec elle la nommer Aglaé, ce nom lui est resté dans la mémoire, et chaque fois que Céliane lui jette les épithètes de crétin ou de misérable, il la remercie avec un charmant sourire, mais toujours en l'appelant: Chère Aglaé! Ainsi, dans son innocente manie, il lui rappelle à chaque instant le bourbier d'où il l'a tirée, car la vérité sort de la bouche des enfants!

—Allons! dis-je avec mélancolie, en voilà un qui a fini sa tâche! S'il doit peindre encore, ce sera «dans les cieux,» comme le poëte Ronsard.

—Qui sait? me répondit Vandevelle d'un air de mystère. Si je vous ai prié de venir, si je vous ai fait ce récit aujourd'hui, c'est qu'il y a un grand événement. Voyez cette lettre à aspect bizarre, écrite sur du papier d'office, qui m'est arrivée par la poste; elle est de Margueritte lui-même! Tenez, regardez-la; ne sent-on pas toute la peine qu'il a eue à l'écrire? Et comme il est facile de deviner les repos qu'il a pris pour aller à l'armoire! Voyez, au bout de tous les cinq ou six mots, l'encre devient pâle, l'écriture faiblit; puis elle reprend, hardie et pleine de sûreté. Cette lettre, où il y a en tout dix-huit lignes, est d'un bout à l'autre transcrite avec deux écritures absolument différentes l'une de l'autre, si bien que, pour en donner une idée juste si on la reproduisait par la typographie, il faudrait composer en romain les mots tracés avec une ferme volonté, et en italique ceux qui ont été tremblés par une main défaillante.

Vandevelle me tendit la lettre, et je lus les lignes suivantes, où se mêlaient si étroitement, hélas! la raison et la folie:

«Monsieur VANDEVELLE, 15, rue des Saints-Pères, Paris.

«Monsieur, vous avez eu pour moi tant de bontés, que j'ose m'adresser à votre coeur généreux. Ceci est la prière d'un mourant; vous l'exaucerez, j'en suis certain, car aucune des souffrances de l'artiste ne vous est inconnue, et vous devinerez ce que j'ai subi de luttes intérieures avant de vous demander la seule chose qui puisse me donner ici-bas une heure d'apaisement. Il me faut deux mille francs, et je vous supplie de me les apporter; mais s'il est vrai que vous ayez trouvé à mes tableaux un mérite au-dessus du vulgaire, vous ne perdrez pas complètement cet argent. Il y a encore un peintre en moi, quoique tout le monde l'ignore; vous aurez donc un tableau. Il représente, sous sa figure de déesse, ma bien-aimée Aglaé, dont j'ai peint l'apothéose en plein ciel, où les génies l'adorent dans un jardin de délices fleuri et rayonnant, parmi le choeur émerveillé des étoiles. J'ai voulu assurer une immortalité glorieuse à celle qui a été mon ange sur cette terre de misère. J'espère, Monsieur, que cette vision, réalisée dans un moment d'inspiration fortifiante, ne vous déplaira pas, et que la possession de la seule toile où j'ai pu faire vivre mon âme compensera un peu le grand sacrifice que je vous demande. C'est le voeu ardent et réellement sincère de

«Votre très-humble, très-reconnaissant et très-dévoué serviteur,

«Pierre MARGUERITTE.»

—Et, dis-je à Vandevelle, vous croyez au tableau?

—Ma foi, fit-il, je ne sais que croire; mais en tout cas, s'il existe, je ne le perdrai pas par avarice et faute de m'être exposé à sacrifier deux mille francs. Par malheur, sa description naïve donne l'idée d'un décor du spectacle de Séraphin, et, en supposant que tout ceci ne soit pas rêverie pure, j'ai bien peur que le pauvre Margueritte n'ait peint qu'une enseigne pour les baraque de la foire. Enfin, je jouerai sur cette carte! D'ailleurs, les deux mille francs dussent-ils lui être offerts comme un présent, je les porterai encore au pauvre Margueritte. Je veux qu'il meure en paix et qu'il puisse satisfaire son dernier désir. Si les pauvres gens qui périssent dans un naufrage n'étaient pas séparés du monde vivant par l'immensité des mers, qui de nous leur refuserait quelque chose? Eh bien, ce malheureux artiste est cela, un naufragé aux doigts crispés sur une planche qui sombre et que le gouffre engloutit. Partons pour Versailles.

Comme nous traversions le corridor noir qui conduit à la chambre de Margueritte, nous entendîmes une voix perçante et enrouée, rendue tremblante par la colère. C'était Céliane qui injuriait son mari, comme de coutume; mais elle se tut en entendant frapper à la porte. Nous entrâmes, et tout de suite je vis cette affreuse créature, ô misère! ajustée comme une baladine de tréteaux, avec des loques et des bijoux de cuivre, lissant de la main ses rares cheveux, roux sous la pommade, et nous regardant avec son oeil stupide et féroce. A côté d'elle, sur la table, il y avait des oripeaux dorés qu'elle ravaudait, et sur lesquels elle cousait des paillettes, bleues de vert-de-gris. Comme l'autre fois, des casseroles, des plats non lavés étaient épars; mais la mère, pâle, triste, très-digne sous ses cheveux blancs, surveillait, assise près de la cheminée, une marmite pleine d'eau, évidemment destinée à réparer ce désordre, et, tout en se livrant aux travaux du ménage, elle contemplait son fils avec des regards fous d'amour; il n'était pas difficile de voir qu'elle avait aussi sa démence. Margueritte venait de refermer son armoire; il marchait, et essuyait de sa main maigre ses lèvres pendantes, où perlaient encore des gouttes d'eau-de-vie.

—Pardon, monsieur Vandevelle, dit Céliane, de vous recevoir dans une chambre si mal rangée.

—C'est à nous, madame, de nous excuser, fit Vandevelle.

—Mais, continua la cruelle mégère, que voulez-vous que nous fassions avec ce crétin, avec ce méchant homme qui nous fait tourner les sangs! Ah! monsieur, si vous pouviez obtenir qu'on nous le mette aux Incurables! A quoi est-ce bon, un ivrogne pareil? A se faire du mal et à en faire aux autres. Ah! fichue galère!

La vieille femme adressait à Céliane des gestes suppliants.

—Chère, chère Aglaé! s'écria gracieusement Margueritte en s'approchant subitement de Vandevelle. Puis, lui tournant le dos par un mouvement exécuté avec beaucoup de prestesse, il tendit derrière lui sa main ouverte. Vandevelle y mit les deux billets de mille francs, que le fou escamota avec une adresse inouïe. Feignant alors de voir, sur le collet d'habit de Vandevelle, une peluche qu'il voulait enlever, il se baissa vers lui et lui jeta tout bas dans l'oreille ces mots étranges:

—Chez le chaudronnier! chez le chaudronnier!

Il paraissait déjà arrivé au dernier degré de l'ivresse. Il alla à son armoire et but deux verres d'eau-de-vie, puis il revint vers nous, la taille droite et l'oeil presque brillant.

—Ah! nous dit-il, on est bien heureux d'être… d'être… d'être… (Il alla à l'armoire et but.) aimé comme je le suis, parce que, voyez-vous, il y a des… il y a des… (Il alla à l'armoire.) artistes… qui ne sont pas… heureux en… (Il alla à l'armoire.) ménage, et alors… (Puis, tout bas à Vandevelle.) Chez le chaudronnier! chez le chaudronnier!

—Pierre, mon bon fils, dit la mère éperdue, prends garde, ne t'anime pas ainsi, par pitié!

Margueritte lui jeta un regard de haine.

—Le scélérat! s'écria Céliane, il ne mourra donc jamais!

Et toujours elle rapetassait ses oripeaux dorés.

—Ma vie! mon âme! chère, chère Aglaé! murmura tendrement Margueritte.

Puis il retourna à l'armoire, et il parlait tout en buvant, ne s'interrompant plus de parler et de boire, tout en tournant la tête de tous côtés, comme un homme effaré.

—Il y a des artistes à qui leurs femmes mangent… mangent… mangent… (Il but.) le coeur! Mais elle, mon Aglaé, ma chère… Aglaé… c'est le trésor… le trésor… (Il buvait.) de ma vie! Sa beauté m'empêche de voir… de voir… (Il buvait encore.) le spectacle affreux… affreux… affreux.

Margueritte tomba ivre-mort. Cependant, il rouvrit encore les yeux, fit signe à Vandevelle de s'approcher, et lui dit d'une voix gutturale comme un râle de mort:

—Chez le chaudronnier! chez le chaudronnier!

Nous voulions porter quelque secours à Margueritte, que sa femme laissait là par terre avec une indifférence sereine, ravaudant toujours; mais la vieille mère courut à lui; elle le prit dans ses bras comme un petit enfant, couvrit son front de baisers, et d'une voix extasiée:

—Laissez-le, dit-elle; il est soûl!

Il est soûl! Elle nous dit ces mots abominables du ton dont une jeune mère, le modèle de la Vierge à la Chaise, aurait dit: Il dort! en parlant d'un ange enfant à la joue rose, couronné de ses boucles d'or; et certes, cette tendre folie de la mère au coeur saignant était bien le dernier mot de l'épouvante humaine! Céliane nous fit une belle révérence prétentieuse, comme si elle eût été encore au foyer de l'École Lyrique, dans son resplendissant costume de Dorimène.

J'avais hâte de fuir de cette maison de suppliciés. Je pris Vandevelle par le bras, et je l'entraînai d'un pas rapide.

—Ainsi, lui dis-je, ce malheureux meurt en vous volant, et il ne lui aura manqué aucune honte, aucune misère. Non-seulement le tableau promis n'existe pas et n'existera jamais, à coup sûr, mais aussi je n'ai pas revu cette toile couverte de barbouillages, triste monument de folie! qui avait attristé nos yeux la première fois que nous sommes venus visiter Margueritte. Le chevalet même a disparu; je suppose qu'on en aura fait du feu, et c'était bien le seul parti à prendre. D'ailleurs, ne dois-je pas vous féliciter pour vos deux mille francs perdus? Jugez de ce que ç'aurait été si, par-dessus le marché, vous aviez été condamné à accrocher sur vos murs la composition insensée qu'aurait pu rêver le cerveau de ce spectre! Pensez-vous qu'elle aurait été assez ridicule, cette apothéose de la farouche Aglaé parmi des pivoines et des anges de romance?

—Je pense, dit Vandevelle, dont la réflexion m'ouvrit les yeux, je pense qu'il faut trouver le chaudronnier.

Nous le trouvâmes en effet, en nous renseignant dans la première boutique venue. C'était un chaudronnier en chambre, nommé Mestrezat, qui habitait un galetas situé précisément au-dessus de celui où vivait la famille de M. Margueritte. En nous voyant, il devina qui nous étions, et comprit tout de suite ce dont il s'agissait.

—Monsieur Vandevelle, sans doute? demanda-t-il en regardant mon compagnon.

—En effet, monsieur.

—Monsieur, reprit-il, mon voisin, le pauvre M. Margueritte, croit être votre débiteur. Vous savez que cet excellent homme a le cerveau affaibli. J'ignore donc si cette dette est réelle ou si elle n'existe que dans son imagination. Quoi qu'il en soit, il a entrepris de faire un tableau pour s'acquitter envers vous; mais comme la vue de cet ouvrage commencé a mis dans une grande colère sa femme ou sa mère, je n'ai pas bien compris de laquelle il s'agit, M. Margueritte a profité d'une heure où il était seul à la maison pour apporter chez moi sa toile, son chevalet et ses brosses, et en même temps il m'a prié de lui acheter quelques couleurs. Depuis ce moment-là, chaque fois qu'il a pu s'échapper, il est venu travailler ici. Aujourd'hui, son ouvrage est terminé. Peut-être, monsieur, préférez-vous qu'il ne vaut pas votre argent. Moi, je ne puis juger cela qu'avec mon ignorance, il me semble que c'est vrai comme la vérité.

Le chaudronnier passa dans une pièce voisine, et revint apportant le chevalet sur lequel était posée une grande toile. O surprise de voir un pareil chef-d'oeuvre! Ce tableau, oeuvre d'une vengeance involontaire et d'une haine inconsciente, c'était l'affreux intérieur de Margueritte, avec les plats non lavés, avec les casseroles sales, avec les oripeaux, les jupes d'acier, les bottines et les corsets avachis épars sur les meubles. Un seul personnage était là, Céliane ou plutôt Aglaé, cruelle, hideuse, cynique, chauve sous ses cheveux pommadés, levant amoureusement ses yeux sans cils et sans sourcils, gravée de la petite vérole sous son rouge, et ravaudant une étoffe rose ornée de paillettes vert-de-grisées, sur laquelle se détachait le bord noir de ses ongles. Dans un coin, on voyait le flacon d'eau-de-vie et le verre encore doré par le liquide, sur un rayon de la sinistre armoire, que couronnait le buste de Céliane. O mystères de la démence! ce chef-d'oeuvre, ce drame poignant, ce cri d'une âme ulcérée, Margueritte l'avait trouvé malgré lui, sans le savoir; et tandis qu'il clouait son ennemie au pilori éternel, il avait cru la peindre en déesse triomphante, traînant sa robe de neige sur les bleus escaliers de saphir, blonde couronnée d'or échevelé, effarée au milieu des roses célestes, et ravissant vers les zones supérieures les anges entraînés dans le rhythme fulgurant de sa lyre et les choeurs éblouis et bondissants des froides étoiles!

Deux jours plus tard, une lettre de M. Mestrezat nous pressait, Vandevelle et moi, de nous rendre sans retard à Versailles. Margueritte était à sa dernière heure. Malgré toute la diligence possible, nous arrivâmes trop tard pour qu'il pût nous parler; mais de sa main livide, et levant vers nous un oeil éteint, il fit signe qu'il nous reconnaissait, et montra le chevet de son lit avec insistance; puis il expira. Sous son chevet, il y avait une clef, la clef de l'armoire, et, sous une enveloppe sans cachet, un papier plié en quatre, dont Vandevelle fit immédiatement la lecture à haute voix. Voici ce qu'il contenait:

«Ceci est mon testament.

»Je nomme mon exécuteur testamentaire M. Mestrezat, chaudronnier, chez qui j'ai trouvé la bonté indulgente et la charité que le peuple conserve, comme le véritable héritage de Jésus.

»Je nomme ma chère mère, dame Marthe-Marie Margueritte, née Duménis, ma légataire universelle, et je lui donne et lègue expressément, pour en jouir et disposer à son gré, la rente de six cents francs que j'ai récemment héritée de mon cousin par alliance, M. Jacques Renevey. Reconnaissant que le peu d'objets trouvés en ma possession au jour de mon décès lui appartiendront légitimement, comme une faible compensation des sacrifices inouïs qu'elle a faits pour loger et héberger chez elle, pendant trois années, moi et ma femme, mais sachant quelle est son inaltérable affection pour moi, je la supplie néanmoins de disposer desdits objets en faveur des personnes dont les noms sont énoncés ci-dessous. Je supplie aussi ma chère et excellente mère de me pardonner toutes les peines que je lui ai causées en cette vie, et de me bénir à cette heure où je vais prier pour elle dans une vie inconnue.»

Céliane eut un imperceptible haussement d'épaules. La mère, immobile à force de douleur, trouva une énergie nouvelle; chancelante, elle s'avança jusqu'au lit funèbre et couvrit de mille baisers la tête adorée de son fils mort. Vandevelle reprit:

«Ma chère mère voudra donc bien, pour l'amour de moi, délivrer en mon nom et le jour même de mon décès:

»1° A M. Eugène Vandevelle, propriétaire, demeurant à Paris, rue des Saints-Pères, n° 15, en lui faisant l'abandon des droits de gravure et de reproduction y attachés, celui de mes tableaux qui est actuellement entre les mains de M. Mestrezat.»

Céliane nous dévora d'un regard fauve, et de son poing fermé frappa sur la table avec colère. Vandevelle continua:

«2° A M. José Silveira, propriétaire, demeurant à Versailles, rue de la Paroisse, n° 3, pour sa galerie, le buste de femme en marbre qui sera trouvé chez moi, et l'armoire qui lui sert de support.

»3° A mademoiselle Céliane Vion, ma femme…»

En entendant ces mots, je regardai l'armoire fermée, et la clef dans la main de Vandevelle, et, par une pensée soudaine, je devinai ce qu'était devenu l'argent emprunté par Margueritte mourant. Je compris, oh! je compris bien tout de suite que, par un pieux effort d'amour, il avait voulu donner une dernière fois à Céliane la seule chose qu'elle aime, des joyaux!

«3° A mademoiselle Céliane Vion, ma femme, ce que contiendra ladite armoire au jour de mon décès.»

Vandevelle remit la clef à la mère en pleurs, qui la tendit à Céliane. Celle-ci se précipita vers l'armoire, sa proie, et l'ouvrit convulsivement. Ce qu'il y avait dans l'armoire, c'étaient bien des joyaux, en effet! Le flacon où Margueritte puisa la vie et la mort avait disparu, et à la même place il y avait un écrin de velours bleu tendre. Céliane l'ouvrit, y plongea ses mains frémissantes, et fit déborder à l'entour une magnifique parure de topazes, si semblables pour la couleur à l'eau-de-vie dorée de flammes qui avait été là si longtemps! On eût dit que l'eau-de-vie elle-même était devenue ces pierreries, qui, flamboyantes, sinistres, pleines de reflets sanglants, enflammées et menaçantes, ruisselaient de l'armoire.

LES NOCES DE MÉDÉRIC

CHAPITRE PREMIER

Où l'auteur, éminemment coloriste, prouve qu'il n'appartient pas à l'École du bon sens, et insinue qu'il possède un dictionnaire des rimes françaises.

Au dehors, la nuit était sereine. Et cependant ton âme, ô Médéric, était plus calme et plus sereine que cette blanche nuit d'hiver où le clair de lune et les rayons des étoiles faisaient danser leurs clairs esprits sur la terre gelée.

Car il était dans sa chambre, le beau, le blond, le spirituel, l'heureux Médéric! Dans sa bonne chambre de la place de l'Odéon, n° 4, à l'entresol, chambre souriante, bien close, bien chaude, calfeutrée par les étoffes de soie et les étoffes de laine, par la toile et le velours, et par les bourrelets innombrables.

Il était commodément assis dans un bon fauteuil, l'honnête Médéric; il était assis devant son feu, un grand feu, et ne faisait absolument rien. Je me trompe, il fumait une cigarette. O cigarette, cigarette, petite courtisane au panache bleu, follement campée dans ta robe de papel de hilo, je ferai certainement un poëme sur toi la prochaine fois que je retrouverai mon dictionnaire des rimes. Ce sera un poëme en strophes de six vers, comme La Malédiction de Vénus, et je le ferai imprimer sur papier à cigarettes, de sorte qu'on dira à l'avenir: voulez-vous fumer un sixain?

Il y avait un si grand feu que tout flamboyait et craquait dans la chambre: statuettes, cristaux et porcelaines de Chine! Pour Médéric, pareil à un monsieur qui a sa loge à l'Opéra, il écoutait nonchalamment les harmonies domestiques, sans se donner la peine d'applaudir aux beaux endroits.

Et d'abord, dans la flamme du foyer, au milieu des turquoises et des émeraudes et des floraisons flamboyantes de roses bleues et aurore, chantait et dansait, au bruit du triangle et des castagnettes, la folle salamandre, vêtue de toiles d'or et d'argent, et de papier métallique avec toutes sortes d'oripeaux et de paillettes! Et ses joyaux de Venise, ses colliers de verre, ses voiles de crêpe rose et bleu semés d'étoiles de fer-blanc, tourbillonnaient dans les éblouissants arcs-en-ciel des joyeux tisons.

—Je t'aime, disait-elle à Médéric, moi qui suis gaie comme l'oiseau, folle comme les comètes, éblouissante comme la prose de l'ami Théo, et qui rossignole comme une suite de triolets galamment troussés par un grand enfileur de perles! Je t'aime parce que tu es un honnête garçon et que tu aimes mieux me voir danser pour toi seul que d'aller applaudir cette bégueule de Rosati, en compagnie de quinze cents imbéciles. Va, mon cher trésor, je te ferai des feux d'artifice comme Ruggieri n'en a pas rêvé, des aurores boréales inconnues de Séraphitus-Séraphita, et des féeries comme tu n'en as jamais vu aux Funambules, même le jour où Joséphine, serinée par moi, jouait La Fille du feu, avec trente-deux mille escarboucles, sans compter ses yeux!

Et les torchères allumées, flammes fantasques, embarrassées et tortillées entre elles comme de jeunes Lesbiennes, disaient à Médéric:

—Nous sommes les astres et les étoiles de ta maison, et c'est pour toi que nous dansons nos folles sarabandes! Nous avons des robes orange, nous, et nous sommes rouges comme des cerises! Nous ne sommes pas comme nos maigres soeurs du ciel, qui se mettent du blanc pour plaire aux poëtes romantiques! Nous t'aimons parce que tu es un jeune homme sage et que tu ne vas pas à Feydeau, quoique tu demeures à côté d'un architecte qui y va tous les soirs!

CHAPITRE II

Où l'auteur, qui a lu les romans de Méry, et qui tient à étaler son érudition, met en scène des Chinois et un Suisse qui étonneront M. Stanislas Julien et feu M. Toppfer.

Et dans la pendule rocaille, retraite charmante où plus d'une fois s'était égarée la rêverie de madame de Pompadour, l'heure disait à Médéric:

—Je suis née au temps des belles amours et des beaux jardins, à cette époque fleurie où les parterres étalés sur des robes de soie ressemblaient aux jardins en fleur! Je t'aime et je t'envoie mille baisers de ma bouche en coeur, car je suis toujours jeune et charmante, bien que j'aie vu cet âge d'or où les femmes laissaient leur gorge à nu et mettaient des guirlandes sur leur tête poudrée à blanc, pour signifier la neige des coeurs et l'incarnat des roses mystiques! Je t'aime, et c'est pour toi que je frappe mon harmonica de cuivre doré, sur lequel je fais sans fin courir mon pied sonore!

Et nues dans les carafes de Venise, les naïades disaient ensemble:

—Nous aimons, ô Médéric, cette prison étincelante de laquelle nous passerons sur tes lèvres ou sur le cou de tes jeunes amantes. Nous aurions pu verser notre onde dans les vertes prairies, parmi les myosotis célestes, et nous reposer après dans le lit de la Loire immense, qu'ombragent les grands peupliers. Nous aurions pu avoir pour prison de beaux tuyaux de plomb solidement soudés et réparés, chaque année, par les soins du conseil municipal de la ville de Paris, et nous aurions versé nos pleurs à travers de belles urnes, tenues par une déesse égyptienne et surmontées d'un distique latin de Santeuil. Mais nous préférons pour palais et pour cachot tes carafes de Venise, à travers lesquelles nous voyons rayonner ton jeune sourire!

Et dans la vaste coupe autour de laquelle court dans le cristal une orgie sanglante, chef-d'oeuvre de Lahoche, la bacchante disait tout émue:

—C'est pour toi que j'ai suivi sur les monts et les coteaux de la fertile Bourgogne, le beau Lyoeus au visage de femme. J'ai déchiré de mes mains aiguës les grappes aux poitrines rebondies, pour te faire boire leur sang qui te rendra pareil aux dieux. Vierge vaincue, je t'offre, ô mon amant, mes lèvres plus chaudes que le soleil et plus embaumées que le miel de l'Hymète!

Et sur les plats, les rideaux, les paravents, les soucoupes et les éventails, tout le peuple des Chinois peints, disait à Médéric:

—C'est pour toi que nous avons quitté le pays du grand Yao et du grand Yu, le céleste empire où sur les fleuves indigo, les barques d'or, pareilles à des coquilles d'oeuf, voguent au milieu des soleils d'artifices et de monstres écarlates et verts en papier huilé. Pour toi, nous avons quitté le fleuve Choo-keang qui roule ses vagues célestes sous des voûtes de tamarins échevelés, et les forêts de sycomores où fleurissent à l'ombre, l'haïtang, le jasmin et le pégé-long, aux fleurs écarlates! Nous t'aimons, ô Médéric, parce que tu ne vas voir jouer aucune féerie chinoise, et que tu n'achètes pas de thé à la Porte Chinoise!

Et au bruit perçant du tam-tam, une jeune Chinoise, peinte à la gouache sur du papier brun, disait à Médéric:

—Vois mes yeux pareils à des oiseaux, ma bouche qui a l'air d'un gros bouton de rose, et mes ongles plus lumineux que les étoiles, plus doux que les plumes du paon!

Mais au moment où la jeune Kia allait oublier, en pinçant du lutchun à treize cordes, que la pudeur est la première vertu des femmes chinoises, le coucou de Nuremberg se mit à sonner huit heures du soir avec un effroyable carillon de sonneries et de sonnettes. Et aussitôt seize portes, comme à toutes les heures, s'ouvrirent dans le coucou prodigieux, et par ces portes s'élancèrent les oiseaux de bois, blancs et rouges, qui chantent mieux que les rossignols, les petits soldats qui montent la garde, les chemins de fer avec les wagons en mouvement, la petite sainte qui joue de la viole, et l'empereur Frédéric Barberousse.

Et quand tout ce monde-là eut défilé bien en ordre et gentiment sa petite parade, une porte plus grande que les autres s'ouvrit violemment, et par cette porte sortit, comme d'habitude, le bon Suisse, qui est le roi du coucou de Médéric.

Le bon Suisse du coucou de Médéric a de petits yeux gris, un nez écarlate, des joues écarlates, un chapeau très-bas de forme, un habit bleu boutonné, un gilet vert-bouteille, et des mains de fantaisie. Ses souliers sont vernis, son habit bleu est verni, son chapeau est verni, son nez écarlate et ses joues écarlates sont vernis. Le bon Suisse est parfaitement verni et brille comme une paire de bottes neuves.

Il s'avança gravement avec la petite planche qui lui sert de socle, et dit à Médéric en ôtant son chapeau:

—Bonjour, monsieur. Je vous salue, monsieur. Vous voyez, monsieur, que j'arrive fort exactement à l'heure juste, et que mon coucou est en règle. Les Suisses, monsieur, sont d'honnêtes gens, économes, mais serviables. Vous êtes un jeune homme rangé, qui restez chez vous au lieu d'aller voir jouer Les trois Maupin de M. Scribe. Je vous en félicite, monsieur. Je vous salue, monsieur. Bonsoir, monsieur.

Toutes les portes du coucou claquèrent en se refermant les unes après les autres, et la porte du bon Suisse se referma avec un cri sec.

CHAPITRE III

Où Médéric regrette ses chandeliers, ses poteries, mademoiselle Ninette, mademoiselle Louisa, et une femme du monde qui désire garder l'anonyme.

Médéric, qui pensait encore aux Trois Maupin de M. Scribe, s'écria soudain:

A propos, j'oubliais que M. de Bourjoly des Aubiers, mon futur beau-père, et mademoiselle Edwige de Bourjoly des Aubiers, ma future épouse, m'attendent ce soir, et que je dois signer chez eux mon contrat de mariage.

C'est cela, je me rappelle on ne peut mieux à présent. Je suis rentré chez moi cette après-dînée pour brûler la petite malle en cuir doré, cerclée de fer, qui contient les lettres et les gages d'amour de mes maîtresses! O jours trop vite envolés!

Eh bien! puisque tu m'aimes, ô salamandre, nymphe des feux et des flammes, déchire avec tes dents aiguës toutes ces choses de mes vingt ans: cheveux noirs, cheveux blonds comme le miel, et rubans feuille de rose! Et cette guipure, et ce haillon de soie couleur du ciel, et ces frêles tablettes, et ce bijou d'argent ciselé par l'ongle des fées, ô salamandre!

Et vous, ô torchères d'or, étoiles de ma maison, vous ne danserez plus pour moi vos danses! et toi, pendule de madame de Pompadour, ce n'est plus pour charmer mon oreille que ta petite enchanteresse agacera du pied la cloche amoureuse.

Mademoiselle Edwige achètera une pendule de Denière et des bronzes d'art.

Et vous, ô naïades familières, ondes caressantes et fraîches, naïades aux yeux d'azur moiré, vous pouvez aller faire l'amour sous les saules échevelés ou dans le vaste réservoir de la rue de l'Estrapade, orné de dauphins de fonte imitant le bronze!

Mademoiselle Edwige fera mettre à la cuisine ma belle fontaine de grès brun, découpée et fouillée comme l'Alhambra, et à l'office mes carafes de Venise.

Et toi, ô coupe altérée, sur laquelle les Ménades vêtues de fourrures ruisselantes ont écrit leur ode avec le sang des treilles!

Mademoiselle Edwige te rangera sur le plus haut rayon d'une armoire et elle achètera des verres de trois francs. Et non-seulement elle achètera des verres de trois francs, mais encore elle achètera des porcelaines élégantes et des étoffes de bon goût.

Ainsi, vous pouvez, ô gais Chinois couverts de grelots et de haillons d'or, paons écarlates et poissons de topaze aux ailes transparentes, vous pouvez regagner le fleuve Choo-keang, et la montagne du Ho-nan, et les forêts d'ébéniers où fleurit l'yo-kiank-hoa, la fleur qui s'ouvre et embaume la nuit!

Et toi, coucou de Nuremberg, avec tes charmantes fleurs grossières et ton peuple de bois peint de couleurs variées, mademoiselle Edwige te mettra dans la chambre de mon domestique! et tu seras réduit à honorer ce laquais de ton petit speech, bon Suisse si bien verni, qui me souhaitais le bonjour avec tant de politesse!

Donc, brûle et dévore, ô flamme azurée, tout ce qui fut mon coeur et ma vie, et même ce qui fut mon rêve pendant ces années joyeuses! Mets mon âme entre tes tisons et piétine dessus, danseuse folle!

Tu travailles pour mademoiselle Edwige jusqu'à ce que mademoiselle Edwige te chasse; car elle te chassera, ô salamandre! et elle dira que tu es une flamme libertine.

Mademoiselle Edwige fera établir ici un calorifère.

Devenez cendre et fumée, doux souvenirs!

Ce bouquet de violettes desséché, c'est à toi, Ninette! Pauvre ange! tu n'avais pas encore quinze ans! Te souviens-tu du petit jardin sur la fenêtre et de nos serments dans le mois des lilas, et du vent qui dénouait tes cheveux pendant que tu becquetais ta colombe! Pauvre Ninette! nous avons bien pleuré le jour où elle est morte, cette blanche tourterelle!

Brûle, petit bouquet d'un sou, dont le parfum divin semblait l'âme de nos jeunes amours!

C'est à Louisa, ce diadème d'impératrice fait de strass et de chrysocale, et ce collier de verroterie bizarre que Titien eût voulu passer au cou de sa maîtresse. C'est à Louisa, la grande funambule aux cheveux noirs comme la nuit, qui faisait le combat au sabre, vêtue d'une cuirasse d'or et coiffée d'un casque ombragé de plumes!

Brûlez, diadème et collier de cette amazone superbe, qui est retournée un beau jour dans la patrie de Praxitèle et de Laïs!

O Julie, noble femme! Il est à vous, madame la duchesse, ce camée inestimable qu'a porté avant vous Julie, la fille de l'empereur Octave-Auguste, Julie, l'amante du poëte Ovide! Vous aviez, madame, une fleur-de-lys dans votre blason, et c'est vous qui m'avez ordonné de vivre et de mourir en chevalier. Soyez bénie!

Et toi, brûle aussi, parure sacrée qui as touché le sein de la plus belle princesse de Rome et le front de la plus belle dame de France!

CHAPITRE IV

    Apothéose triomphante de Naïs, crêpe bleu, lycopode et feux de
    Bengale.

Mais que m'importent Ninette, Louisa et madame Julie? La voilà celle que j'ai vraiment aimée! Oui, c'est toi, Naïs, Naïs, doux nom virgilien! nom de poëme et d'églogue.

Oui, je te vois, Naïs bien aimée! mes vraies amours; c'est ton corps deviné par le seul Rubens, et cette tête enfantine, toute blonde, ces grands yeux étonnés, cette petite bouche écarlate, bouche de petite fille! Ses dents étaient blanches, blanches, mais pas d'une blancheur cruelle, comme celles d'Henriette. J'aimais surtout ses pieds et ses mains, si beaux, si purs, si bien proportionnés, mais qui avaient le bonheur de n'être pas tout petits; car c'est une terrible chose, les mains et les pieds de roman! Elle avait été au couvent, et lorsqu'elle chantait le Stabat ou Inviolata, c'était à ravir le paradis et Racine lui-même. Elle sait aussi des chansons populaires, cette enfant née au village, et je jure que c'est la vraie poésie et la vraie musique! Que me parlez-vous de mademoiselle Alboni et de madame Lauters? Il fallait entendre Naïs chanter:

  Mes souliers sont rouges,
  Ma mie, ma mignonne;
  Mes souliers sont rouges,
  Adieu mes amours!
  J'ai de beaux souliers,
  Que ma mie m'a donnés, etc.

Et ceci:

  J'ai un' commission à faire,
  Je ne sais qui la fera.
  Si je l'dis à l'alouette,
  L'alouette le dira.
  La violette se double, double,
  La violette se doublera.

Doux Ronsard, toi le vrai lyrique, tu aurais bien aimé Naïs! Elle avait imaginé un mot charmant: dormette (cela voulait dire un lit). Pour dormir, elle disait aussi: Je vais faire ma dormette (alors cela voulait dire: mon somme.)

Mais c'est qu'elle en avait inventé une merveilleuse dormette! En passant devant chez le serrurier qui vend des jardinières, sur le boulevard des Italiens, elle avait admiré, en souriant comme une petite folle, les petits berceaux d'enfants en fer doré et en soie jaune safran ou rose clair. Et Naïs, cette splendide femme de Flandre, s'était fait faire pour dormette un grand berceau rose et or!

C'est à Naïs, ce petit calepin à couverture d'argent niellé, ces souliers de chambre en soie blanche capitonnée, cette tresse de cheveux cendrés et ce marabout rose, (doux souvenir!) et encore cette poupée habillée par Palmyre; car elle joue à la poupée, Naïs.

Naïs, petite Naïs, ma bien-aimée, toi pour qui j'eusse essayé de traduire Le Cantique des Cantiques!

Poussée par une déesse, sans doute, je t'ai toujours vue arriver chez moi et frapper: toc! toc! les jours où j'allais faire une bêtise, et toujours tu m'en as empêché.

Petite Naïs, pourquoi n'es-tu pas venue me voir ce matin?

CHAPITRE V ET DERNIER

Le roman finit au moment où M. Bouquet allait devenir intéressant.

—Toc! toc!

(Mais je me suis trompé en écrivant le titre du chapitre précédent. C'est ici la vraie apothéose des Funambules, avec l'air rose! Il marche vivant dans son rêve étoilé.)

—Toc! toc!

C'est elle, Naïs, la petite Naïs avec sa robe de soie blanche et son cachemire collé à son beau corps! Naïs avec sa tête d'enfant noyée de tresses blondes!

—Mon cher seigneur, dit-elle en entrant, j'ai senti, où j'étais, que vous alliez faire une bêtise! Dites, mon âme?

—Mademoiselle, répond Médéric, asseyez-vous et buvez ce vin parfumé comme vos lèvres. Je vous jure que je vous aime comme jamais Juliette n'a aimé Roméo. Et voici votre dormette, qui étale sur sa couchette d'ébène des blancheurs de neige et d'ivoire!

Et Médéric fut si joyeux qu'il se récita tout d'une haleine Le Triomphe de Pétrarque, cette ode qui ressemble à un vase de diamants empli jusqu'aux bords de pleurs limpides.

Et il jeta par la fenêtre un exemplaire de L'Ombre d'Éric.

Au dehors, la nuit était sereine. Et cependant, ta poitrine, ô Naïs, brillait plus blanche que ce clair de lune!

Et ses lèvres! ô Sappho et Phryné, mes amantes idéales, qu'eussiez-vous dit en les voyant fleurir comme les lauriers-roses sur les bords argentés de vos fleuves!

Cependant, plus prompt que la mort envoyée par l'Objibewas, habile à lancer les traits;

Plus rapide que Le Véloce, qui brûlait plus de treize cents francs de charbon par jour pour porter Alexandre Dumas et sa compagnie;

M. Bouquet, l'estimable concierge de Médéric, courait à toutes jambes vers le numéro 1 de la rue du Havre, porteur d'une lettre ainsi conçue:

A M. de Bourgjoly des Aubiers.

Monsieur,

Mon médecin et ami, le docteur Crestié, m'a, sur mes instances, laissé voir la triste vérité dans toute son horreur. Je suis poitrinaire, monsieur, et je ne verrai pas la nature renaître au printemps prochain.

Il ne me reste plus qu'à pleurer l'honneur de votre alliance et mademoiselle des Aubiers, cet ange pour lequel j'irai prier les anges du ciel.

Je mourrai, en me disant, monsieur,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

MÉDÉRIC.

Telle est, racontée avec soin par un narrateur impartial, l'histoire exacte des noces de Médéric.

Et, disons-le en terminant, notre assembleur de syllabes a su trouver résolûment le vrai bonheur. Combien de mortels, au contraire, cherchent dans des sentiers où n'a jamais passé le vent de son aile, ce chatoyant phénix dont les yeux sont des diamants noirs! C'est là une vérité qui vous sera démontrée victorieusement, si vous consentez à laisser vivre encore un peu la sultane Schéhérazade, et si vous voulez bien ne pas trop fermer les yeux ou détourner la tête jusqu'à la fin de cette petite heure, pendant laquelle défileront devant votre fauteuil Un Valet comme on n'en voit pas, La Vie et la Mort de Minette, Le Conte pour faire peur, Sylvanie et Le Festin des Titans. La soirée sera terminée par L'Illustre Théâtre, épilogue curieux et surprenant, dans lequel toute notre troupe comique paraîtra avec des costumes entièrement neufs. Vous y reverrez surtout avec plaisir Arlequin, l'excellent compère, que nous avons recueilli pieusement, depuis le jour où messieurs les Comédiens français l'ont mis à la porte de chez Marivaux, comme rappelant trop exactement par son costume les arcs-en-ciel, les aurores boréales, les boutiques de joaillerie, les sonnets de Desportes, les paysages radieux et les bouquets de fleurs.

UN VALET COMME ON N'EN VOIT PAS

C'était au petit lever d'un des princes de la critique, entre dix et onze heures du matin. On causait. Tout à coup, un nouveau personnage, célèbre à plus d'un titre parmi les artistes, entra bruyamment, donna au feuilletoniste une vigoureuse poignée de main, et se laissa tomber dans une moelleuse bergère, en murmurant son fameux ouf! plus connu à Paris que le mon dieur-je! d'un bouffon célèbre.

—Louis, s'écria le critique, du rhum, des cigares!

—Ah! dit le nouveau-venu en admirant la noble candeur et l'impassibilité sérieuse avec laquelle Louis disposait sur un guéridon les jolis verres de Bohême, cet homme est heureux! Quel directeur-général d'une compagnie de chemin de fer, quel ténor, quel prélat du Lutrin oserait se dire plus heureux que Louis? Comme vous, il a vu familièrement dans ce petit salon mademoiselle Rachel, M. le comte Demidoff, M. Ballard du Vaudeville, et toutes les célébrités contemporaines! Comme vous, il marche sur des tapis de la Savonnerie et prend son café dans une tasse de Saxe! Il a été de moitié dans tous vos bonheurs et dans toutes vos joies. De votre vie il n'ignore qu'une chose, et quelle chose! Il ne sait pas ce que c'est que de faire de la copie, l'heureux homme.

Ce fruit merveilleux de la gloire qui flotte devant vous comme le repas de Tantale, ce rocher du feuilleton que vous roulez incessamment comme Sisyphe, cette nue éclatante qui s'appelle la popularité, et que vous étreignez comme Ixion entre vos bras avides, il ne les connaît pas, si bien que ce fortuné gaillard passe comme vous depuis vingt ans à travers tous ces amours, toutes ces fêtes, tous ces événements gais ou tristes, toutes ces pantomimes et ces belles comédies racontées chaque matin, et qu'il n'a pas corrigé une seule épreuve! Il ignore ce que c'est que le cicéro et le petit-romain; et le plus bel Horace de Baskerville ne vaut pour lui que cinquante centimes, comme pour l'épicier du coin! Que ne suis-je domestique!

—Tiens, s'écria un des assistants, vous avez dit cela comme: Que ne suis-je la fougère?

—Ah! messieurs, dit un peintre célèbre, ne rions pas. Après l'état de jolie femme, l'état de valet est bien le plus heureux que je sache. Vous savez que Gavarni a écrit si spirituellement: Quand on a dit qu'on a une femme, ça veut dire qu'une femme vous a! C'est bien plutôt votre domestique qui vous a. Je vous jure ma parole d'honneur que le mien est parvenu, par ses intrigues, à me faire faire le portrait de sa maîtresse!

—Et le mien! dit un jeune maestro, auteur d'une symphonie à succès, le mien joue de la clarinette chez moi, malgré moi, et je le souffre!

—Vous voulez dire que vous en souffrez, dit le peintre.

—Pourquoi le souffrez-vous? hasarda timidement un petit astre encore non découvert, ce qu'on pourrait appeler un poëte lyrique de première année.

—Il le fââllait! reprit le musicien en parodiant le grand Bilboquet.

Et la conversation continua sur ce ton, chacun se renvoyant le mot, si bien comparé par Balzac à la balle élastique des écoliers.

—Le mien, dit quelqu'un, apporte chez moi des opéras comiques!

—Comiques! C'est inouï! Vous cire-t-il vos bottes?

—Quelquefois.

—Enfin! pourvu qu'il ne vous fasse pas cirer les siennes!

—Cela s'est vu. Un de nos plus grands poëtes a écrit des feuilletons tout exprès pour raconter à l'Europe les étourderies de son nègre. Voilà un garçon qui savait se faire cirer ses bottes par son maître! Quand les théâtres envoyaient des loges, ce charmant jeune homme, qu'on appelait Abdallah, faisait son choix dans le paquet de billets, et allait voir, en partie fine, un vaudeville selon son coeur.

—Faisait-il le feuilleton, au moins?

—Allons donc! Pour qui le prenez-vous? Par exemple, quand son maître l'envoyait toucher de l'argent dans quelque boutique, il s'acquittait scrupuleusement de la commission.

—Bah! il rapportait l'argent?

—Au contraire. C'était lui qu'on rapportait, au bout de trois jours, et avec un mémoire de deux cents francs. Comme je viens de vous le dire, il touchait très-bien l'argent; mais il avait l'habitude de le boire après.

—Et il buvait deux cents francs comme cela?

—Non, il consommait le reste en carreaux. Son maître l'adorait.

—Je comprends ça. Après tout, un valet comme Abdallah, bon teint, c'est la poule aux oeufs d'or, une source éternelle de copie.

—Mon Dieu, c'est selon la manière de voir. Il y a des maîtresses qui rapportent ça et qui coûtent moins cher.

—Oui, mais ça compromet.

—Tout compromet. C'est précisément pour ça qu'il faut avoir un valet qui vous empêche d'être compromis, et ça coûte cher, parce qu'il sait tous vos secrets. C'est une autre variété de nègre, l'ancien Frontin.

—Dans ce genre-là, dit le peintre, j'en ai connu autrefois un très-beau à Valentin, le caricaturiste du Charivari. On l'appelait M. Félix. Figurez-vous un beau garçon de cinq pieds trois pouces. Habits, cheveux à la dernière mode, bottes très-remarquables, tenue de dandy et les mains blanches. Eh bien, messieurs, il passait rue Le Peletier pour un sous-secrétaire d'ambassade, et il entretenait une marcheuse.

—Joli!

—Très-jolie. Par exemple, avec M. Félix, on n'entend jamais parler de créanciers, de parents, de maîtresses, ni de toutes ces espèces-là. Prix: dix mille francs par an!

—Ce n'est pas cher.

—Attendez donc. Dix mille francs par an, qu'il faut payer.

—Diable!

—M. Félix n'est pas breveté?

—Si, il a inventé une eau Corinthienne qui fait pousser des cheveux.

—Où ça?

—Dans le prospectus. Il écrit très-bien.

—Messieurs, dit le musicien, voilà bien ce qui prouve la faiblesse de notre esprit. Nous voilà tous convaincus que l'état de valet est le meilleur de tous, et cependant nous n'en voudrions pas. Arrangez cela! D'ailleurs, qui servirions-nous? Nos laquais ne voudraient jamais se faire maîtres. Il n'y a que nous qui soyons assez bêtes pour cela.

—Amis, s'écria le critique qui n'avait rien dit encore, ne calomniez pas l'humanité tout entière. J'ai connu un homme d'esprit qui avait le courage de… votre opinion!

—Vraiment! fit l'ami pour lequel on avait apporté du rhum. Contez-nous cela, vous qui contez si bien!

Le critique s'arrangea et se pelotonna sur un divan, comme dut faire
Énée avant de réciter six livres de L'Enéide et parla ainsi:

—Mon ami s'appelait, par un caprice du sort, Louis Jodelet. Je l'ai beaucoup aimé. C'était un charmant garçon. J'avais fait sa connaissance chez une demoiselle allemande avec laquelle j'aimais beaucoup à causer, parce qu'elle ne savait pas le français.

—Est-ce que vous savez l'allemand?

—Non. Jodelet avait alors vingt-deux ou vingt-trois ans. C'était bien le plus singulier garçon qui eût jamais bayé aux grues de la place de l'Odéon au boulevart des Italiens! Rêveur et folâtre, enthousiaste et résigné, hérissé de systèmes et d'utopies, il mettait le paradoxe, non pas dans sa conversation, comme le vulgaire, mais, à la façon des grands hommes, dans sa vie. Négligent comme un bohémien et paresseux comme un poëte, tout à coup on le voyait se faire faire quatre habits complets et écrire des volumes de roman; et il laissait le tout dans ses tiroirs. Il faisait la cour aux femmes, tantôt avec la timidité de Chérubin, tantôt avec la hardiesse de don Juan, toujours avec la persistance de Lovelace; mais il oubliait ordinairement d'aller chez ses maîtresses le jour où elles se proposaient de n'avoir plus rien à lui refuser.

A toutes ces originalités, Louis en joignait une plus grande encore, sous forme d'opinion philosophique. Il était persuadé que la responsabilité personnelle étant la source de tous les maux humains, il n'y a ici-bas que deux bons états, l'état de femme et l'état de domestique. Ne pouvant absolument devenir femme, il poursuivait le rêve de se faire valet.

—Ah! mon cher Léon, me disait-il souvent, le bonheur est là. Quel jour endosserai-je enfin cette livrée, qui est la liberté, l'indépendance, l'oisiveté, la rêverie, l'oubli du bien et du mal!

J'étais tellement habitué à ces boutades, que je n'y faisais plus guère attention. Un matin, je vis Jodelet entrer chez moi transfiguré.

—Enfin, s'écria-t-il, j'en ai fini! J'ai eu le courage d'être heureux!
Oui, mon cher, ma dernière pièce de cinq francs avait vécu, je suis allé
dans un bureau de placement, et tu vois en moi le valet de chambre de M.
Bischoffsheim, riche banquier, comme on dit au théâtre.

Sans vouloir rien écouter, j'emmenai Louis. Nous montâmes dans un cabriolet et nous courûmes au bureau de placement où je dégageai, malgré lui, la parole de ce fou. Je le reconduisis jusque chez lui, je l'installai de force dans son propre fauteuil et je lui mis à la main un volume de Hugo. Cela fait, je renversai les tiroirs sens dessus dessous. La première chose qui me tomba sous la main était un manuscrit intitulé: Véronique. Sur-le-champ je me mis à lire.

Dès la seconde page, j'étais consterné d'étonnement. Le livre de Jodelet était un chef-d'oeuvre. Il y avait dans ces pages dédaignées par leur auteur toutes les grandes qualités des écoles modernes, les hautes conceptions, les larges vues morales et philosophiques, la hardiesse et l'élégance d'un style rompu à toutes les habiletés, et enfin cette lumière vive qui réchauffe la tranquille et puissante harmonie des compositions magistrales. Seulement, de loin en loin, je trouvais des développements parfaitement indiqués, mais que l'auteur avait négligé d'écrire, par dégoût ou par lassitude. Après avoir dévoré tout le manuscrit, je dis à Louis, qui, environné de fumée, semblait poursuivre son rêve favori:

—Écoute, Jodelet, je ne t'engage pas à compléter ton livre, je sais que ce serait inutile! Si tu veux, je souderai le tout et j'irai trouver Ladvocat. Mais sache bien une chose, il y a six mille francs là dedans.

—Fais comme tu voudras, me répondit Louis d'un ton dolent, mais à quoi bon! Un jour ou l'autre ne faudra-t-il pas finir par être domestique!

Je me levai furieux, et j'emportai le manuscrit. Huit jours après, Ladvocat au comble de la joie, m'envoyait les six billets de mille francs, dans un portefeuille enrichi d'une magnifique miniature d'Isabey. Il voulait absolument que le roman parût à quinze jours de là. Forcé par un douloureux événement de famille de faire un voyage à Tours, je suppliai Jodelet de revoir les épreuves avec soin. A mon retour, je trouvai une lettre de Ladvocat. Elle était courte, mais énergique. La voici dans toute sa simplicité:

«Mon cher Verdier,

»Vous m'avez fait boire un bouillon que je ne vous pardonnerai jamais. Votre roman, qui en manuscrit m'avait paru un chef-d'oeuvre, est tout simplement une ignoble platitude. Venez recevoir à loisir toutes nos malédictions, en vidant avec nous quelques bouteilles de ce Château-Margaux que vous avez trouvé si bon.

»Je suis votre tout dévoué.»

Je courus chez mon complice Jodelet! Le misérable avait disparu sans laisser le moindre indice qui pût mettre sur sa trace. Seulement, lui aussi avait laissé une lettre pour moi. Je brisai le cachet avec rage; j'avais la fièvre:

«Mon cher Léon, tu as failli me perdre! Si je t'avais laissé faire, notre Véronique se vendait à cinquante mille exemplaires et je devenais un littérateur célèbre! Merci. Où aurais-je trouvé après cela le courage de me faire domestique?»

Cette stupide raillerie m'avait exalté jusqu'au délire. Je ne sais comment j'arrivai chez Ladvocat. Sans le saluer, sans lui serrer la main, je me précipitai comme un fou sur un exemplaire de Véronique, et je lus!

Bonté divine! non jamais professeur de danse écrivant un poëme didactique, jamais poëte d'opérettes et d´opéras comiques n'auraient pu trouver dans leurs mauvais jours un galimatias pareil? Figurez-vous le chaos en délire, des figures ineptes, des accouplements d'images baroques et cruelles, pas d'idées, pas de style, la grammaire de Margot et l'orthographe de M. Marle! Atterré, confondu, j'aurais voulu être à six mille lieues de là, et je priais la terre de s'entr'ouvrir.

—Mon ami, dis-je à Ladvocat (et j'avais des larmes dans les yeux), j'y périrai ou je vous rendrai vos six mille francs.

—Non pas, me répondit Ladvocat avec cet aimable sourire et ces belles manières qui faisaient de lui le seul libraire de ce temps, vous ne me rendrez rien, mais vous me donnerez quarante mille livres de rente!

C'est avec des mots comme celui-là que ce grand homme nous renvoyait au travail plus forts, plus jeunes et plus audacieux après une chute. Quinze jours après, j'avais oublié cette histoire, et quant à Jodelet, je ne le revis pas de trois mois.

—Et où le revîtes-vous? demanda le peintre.

—Messieurs, c'est ici que l'histoire devient incroyable.

—Alors, dit le musicien, nous la croyons.

—C'était, reprit Verdier, au commencement de l'été, par une éclatante matinée de juin. Après avoir fait un très-bon déjeuner, je me promenais aux Champs-Elysées en songeant à une dame blonde, et en piétinant sur ces longs rubans d'asphalte que nous ont donnés des édiles prévoyants pour que nous puissions défier la fange et la poussière. L'air était pur, le ciel bleu, les nuages amusants; le feuillage éclatait sur ma tête avec des tressaillements de lumière chatoyante et fleurie, je ne songeais pas à mon feuilleton, j'étais ce qu'on appelle un homme content de vivre. Tout à coup, un spectacle singulier frappa mes regards.

Un jeune homme beau et fort, mais vêtu de haillons sordides, traînait une voiture de pains d'épices, à laquelle il était attelé! Une vieille, digne de Callot et de Goya, le suivait en criant d'une voix enrouée:

—Allons, hue! allons, hue! allons, hue!

Et parfois elle aiguillonnait, au moyen d'un méchant petit fouet, la paresse de ce coursier humain.

J'admirais cette scène comme le motif d'une jolie eau-forte, quand tout à coup l'attelage se jeta à mon cou sans quitter sa voiture et me dit d'un ton amical:

—Tiens, c'est Léon! comment te portes-tu?

—Malheureux! m'écriai-je.

J'avais reconnu Jodelet.

Je le regardai d'un air indigné. Sa figure exprimait un ravissement complet. Il avait l'air d'un homme aimé pour lui-même ou d'un boursier qui revient d'un voyage dans le bleu.

—O mon ami, s'écria-t-il, j'ai enfin trouvé le bonheur! je suis le domestique de madame! Le matin, nous venons de la place Maubert, toute la journée je traîne la voiture d'un bout à l'autre des Champs-Elysées, et le soir, je la remonte place Maubert! Madame me nourrit, me loge, m'habille, me donne six sous par jour; je n'ai à m'occuper de rien! C'est à présent seulement que je suis indépendant et libre! C'est à moi l'air, l'espace, les eaux, les feuillages, la nature, la rêverie, la poésie! C'est à moi et non pas à ceux qui ont à s'occuper de payer leurs loyers, leur nourriture et leur habillement, et surtout d'avoir de l'esprit!

Malgré tous ces beaux raisonnements, après avoir employé l'éloquence, la menace, la prière et tous les gestes nobles, je décidai enfin Jodelet à me suivre. En ôtant sa bride de son cou, il versa des larmes amères.

La vieille, restée sans domestique, nous suivit des yeux jusqu'à ce que nous fussions montés dans une voiture. Cette femme penchée avec désespoir sur sa charrette, semblait une Parque à qui l'on aurait enlevé le fil des destinées humaines.

—Ah! Léon, me dit Jodelet en sanglotant, voilà la seconde fois que tu m'empêches d'être heureux; tant que tu vivras, cela me sera bien difficile! Tu sais cependant qu'à mon sens il n'y a qu'un bon état:

Celui de domestique!

Décidément, il eût fallu être fou pour en douter, Jodelet ne voulait pas écrire des chefs-d'oeuvre.

Quoi tant de génie éteint, tant de jeunesse ensevelie! Ce domestique d'un rêve, cet esclave d'une raillerie ironique, toutes les muses s'offraient à lui et se donnaient sans résistance, et il leur préférait, pour en faire sa maîtresse, une marchande de pains d'épices! Ce poëte, il aurait pu sur les grandes ailes de l'ode élever nos âmes jusqu'au concert enivrant des sphères; il aurait pu, comme Théocrite, nous faire suivre d'un sourire mouillé de pleurs, le choeur charmant des amours idylliques sur le penchant des collines verdoyantes, au frais murmure des fontaines! S'il avait voulu nous raconter les tragédies de son âme, il aurait tordu la foule sous sa passion et sous sa colère. Esprit enthousiaste et hardi qui entrevoyait toujours le sourire des muses comiques à travers le terrible drame de la vie humaine, sans doute il aurait raillé comme Rabelais ou Henri Heine; peut-être il eût pu écrire le Voyage Sentimental, et il aimait mieux remplacer un cheval!

Heurter de front sa manie, c'était envoyer Jodelet tout droit chez le docteur Blanche. Mais ici, la difficulté devenait inouïe. Où trouver, de la Tamise au fleuve Jaune, une position de valet qui fût une position honorable? Il n'a guère jamais existé de lien bien sympathique entre les professions extrêmes. Si ce principe dut souffrir une exception, c'est seulement à propos des pairs de France et des marchands de peaux de lapins, et encore était-ce la toute-puissante fantaisie d'un humoriste qui avait rivé d'un trait de plume ces chaînes idéales! Que faire de Jodelet! Je m'y perdais.

Tout à coup j'eus une inspiration du ciel, un de ces éclairs qui, au moment des grandes batailles, illuminent d'une soudaine clarté le génie des capitaines.

J'avais trouvé mon affaire.

Messieurs, vous connaissez tous la marquise de T…, cette femme restée seule d'un grand siècle comme la figure vivante de la Courtoisie, cette grande dame qui fut aimée par un roi et par un poëte, et qui, presque centenaire, garde encore pour un historien à venir, les précieuses traditions de la politesse et des élégances françaises. Dès ce temps-là, la marquise m'honorait d'une amitié maternelle, et de tous les triomphes plus ou moins vides que j'ai dus à mon art, celui-là est le seul dont j'aie jamais été fier!

La dernière fois que je l'avais visitée dans son petit château de Bellevue, dans cette maison de briques roses peinte par Boucher, et où le grand Watteau lui-même a laissé tomber de sa palette radieuse quelques scènes attendrissantes et mélancoliques de son aventureuse élégie aux cent actes divers, j'avais trouvé la marquise très-triste. Les pieds sur ces tapis dont le moindre est un poëme comme L'Astrée, aux lueurs des torches voluptueuses, entourée de ces meubles contournés par les mains de la Grâce elle-même et sur lesquels les fleurs de marqueterie, déjà pâlissantes, se fanaient parmi les lacs d'amour, cette grande femme se sentait vaincue et désolée en voyant ainsi tomber autour d'elle tout ce qui avait été enfant au temps de sa jeunesse. Dans son parc dessiné par quelque noble élève de Lenôtre, dans ce lieu de délices où, reflétées par les eaux tranquilles, les naïades souriantes se mouraient sous le vert rideau des charmilles; parmi ces calmes vestiges d'un monde évanoui, la marquise faiblissait en sentant le souvenir l'abandonner, et enfin elle avait peur de ne pas mourir debout, une rose fleurie à la main, comme il convient à une femme de sa beauté et de sa race.

—Léon, m'avait-elle dit, vous pouvez me rendre un grand service, et je sais que vous êtes heureux d'obliger, comme nous l'étions autrefois. Vous le savez, je ne puis guère causer avec les livres; vos livres sont trop difficiles à vivre! De mon temps, les romans étaient pour nous des amis avec lesquels nous faisions de l'esprit et de l'amour comme avec nos autres amis; mais les vôtres, pour y trouver du plaisir, hélas! il faut d'abord les supplier de se laisser lire! Et puis, avouez, mon enfant, que vos poëmes n'ont rien compris à cette grande époque qui eut horreur de la laideur et de la mort, comme la Grèce d'autrefois.

—Ah! madame la marquise, répondis-je en tremblant, n'attendez pas de moi un livre qui vous rende ces joies du printemps et de la jeunesse! Tout au plus, au milieu de notre vie agitée à tous les vents, je pourrais raconter, dans quelque rhapsodie écrite au hasard, les faiblesses et les révoltes de nos âmes maladives qui ont soif de la joie et qui ne savent la chercher décidément ni sur la terre ni dans le ciel! Je pourrais faire agoniser devant vous une victime pâle et glacée, levant encore sur un lâche amant ses regards que voilent déjà les ténèbres de la mort! Mais un livre calme et spirituel, à lire les pieds sur les chenets, n'attendez pas cela de nous, madame, qui avons trop souffert et aussi trop espéré.

—Cher enfant, me dit la marquise, je ne vous demande pas un chef-d'oeuvre, hélas! C'est à peine si on en écrivait pour moi, du temps que Lancret peignait ce portrait où j'étais représentée en Diane demi-nue, avec mes lévriers couleur de rose! Ce que je vous demande, c'est une double bonne action à faire, quelque jeune homme savant et pauvre à sauver de la misère. Peut-être existe-t-il (et s'il existe, vous devez le connaître), un jeune poëte, grand et modeste, vaincu par l'envie ou par la misère, et qui consentirait à être le secrétaire d'une vieille femme qui n'a pas de lettres à écrire! En un mot, mon enfant, voilà ma dernière folie, je voudrais un secrétaire, assez instruit pour me parler de mes poëtes et de mes grandes dames comme s'il les avait connus. Je suis encore très-riche, et peut-être, pardonnez-moi cette dernière ambition, peut-être les ombrages et les fontaines de ce parc abandonné pourraient-ils encore donner à la France un poëte, auquel, moi, j'aurais donné d'abord cette médiocrité dorée que vous aimez, avec le calme, l'indépendance et la charmante oisiveté des retraites silencieuses.

Chercher la pierre philosophale aurait été plus court que de trouver ce jeune homme savant et modeste, et toutefois j'avais promis à la marquise de soulever, comme Asmodée, les toits de toutes les mansardes pour lui trouver ce livre vivant.

Peine inutile, comme vous pensez bien! mais une fois, en voiture avec Jodelet, je songeai à ces promesses, et comme je vous le disais, ce fut un éclair de génie. Lui seul peut-être était assez savant pour sauver la marquise et pour jouer auprès d'elle ce beau rôle de soeur de charité littéraire.

—Connais-tu ton dix-huitième siècle? lui demandai-je.

—Je crois que oui, me dit-il négligemment; et il se mit à me parler de la cour de Louis XV comme s'il y avait vécu toute sa vie.

Chose étrange! dans son insouciante existence de vingt-deux ans, Jodelet avait tout lu, et peut-être était-il arrivé au dégoût à force de science.

Le lendemain, quand je le présentai à la marquise, sous les ombrages de Bellevue, Jodelet, qui est né pour jouer tous les rôles, s'était mis en train d'avoir de grandes manières. Ses cheveux blonds, tourmentés par la bise, avaient l'air de la chevelure poudrée d'un marquis; mon habit noir lui allait comme s'il eût été taillé pour lui par le tailleur de Richelieu; il prenait du tabac à la rose et chiffonnait avec des airs de prince le jabot d'une de mes quatre chemises à jabot, seul héritage de mon grand-père!

Explique cela qui voudra! Jodelet fut grand seigneur comme la marquise fut grande dame. Moi-même, en écoutant sa conversation, ébloui, fasciné, je me trouvai transporté dans ce monde de scepticisme et d'élégance, avec les chevaliers, les paillettes, les épées en verrouil, les femmes en poudre, en paniers, en taille mince bariolée de soie et de dentelles, avec les bichons, les abbés, les rondeaux redoublés et les vers à mettre en chant! Parfois, dans cette causerie folle, étincelante, vague et poétique comme un rêve, je voyais bleuir autour de moi les forêts où le grand Watteau égare dans une lumière incertaine et divine son peuple de héros d'amour, frappés au coeur, mais cachant sous les livrées de la joie le désir inextinguible qui les dévore. J'y voyais sourire les Cidalises et les Florices enamourées, les Dorilas frappées de langueurs mortelles, tout ce troupeau fuyant vers Cythère sur une galère confiée aux flots infidèles!

A vrai dire, je vécus comme en songe jusqu'à l'heure où, repartant pour Paris, je laissai Jodelet installé chez la marquise avec six mille francs d'appointements et un pavillon où M. de Buffon aurait pu écrire en manchettes, le tout à la charge de lire la Gazette de France à la marquise et de causer avec elle du dix-huitième siècle.

Je vous l'avouerai très-naïvement, j'étais fier de mon ouvrage, j'avais résolu un problème qui eût fait reculer d'effroi M. de Humboldt lui-même. Enfin, pour parler comme Flambeau dans une charge devenue célèbre, Jodelet était domestique et il n'était pas domestique; il était domestique si l'on veut et il ne l'était pas si l'on ne veut pas; il était peut-être valet pour lui et il ne l'était pas pour les autres!

Ainsi je me berçais dans la gloire de mon triomphe, et considérez, mes amis, à quel point l'amour-propre d'auteur nous égare, tous tant que nous sommes! Mais je veux laisser parler la marquise, car je n'oublierai jamais avec quelle verve d'indignation cette excellente femme me raconta les nouvelles espiègleries de Jodelet.

—D'abord, me dit-elle, je fis prier votre ami de vouloir bien venir dîner avec moi, il me répondit qu'il mangerait à l'office, comme c'était le devoir de sa condition. Le lendemain, il me demanda quand sa livrée serait prête, et il me supplia de lui donner ma femme de chambre en mariage. Que vous dirai-je? En votre faveur, mon cher Léon, je m'étais imposé de prendre tout cela pour d'excellentes plaisanteries de chevalier en vacances, bien qu'elles me parussent un peu jeunes, adressées à une femme de mon âge. Malgré tout, j'aurais gardé mon secrétaire, car j'y tenais comme on tient à sa dernière fantaisie, mais jugez vous-même si cela m'a été possible!

—Bon, m'écriai-je, je gage qu'il vous aura brisé quelque meuble précieux ou quelque vase de vieux Sèvres, pour pasticher Jocrisse.

—Ah! si ce n'était que cela! s'écria la marquise. Votre ami, mon cher Léon, annoncé ici comme le fantôme de M. de Lauzun, me disait qu'il était fantaisiste! et mettait des gilets de cachemire écarlate. Il a absolument refusé d'ouvrir La Gazette, et il me lisait malgré moi un journal qui s'appelle Le Charivari. Enfin, sous prétexte qu'il était mon secrétaire, il prétendait que j'étais obligée d'écouter ses ouvrages, et il m'a forcée à entendre tout un livre qui avait pour titre: De l'inutilité de l'Amour, des Arts et de la Littérature!

En me racontant toutes ces folies, la pauvre marquise avait un sourire triste et semblait désespérer décidément d'un monde où les hommes de vingt ans trouvent l'amour inutile!

Je n'ai pas besoin de vous dire si je me confondis en excuses, et je crois que pour consoler ma vieille amie, je retrouvai dans ma mémoire au moins trois madrigaux inédits de Dorat et de Boufflers!

Mais, une fois sur la grande route, c'est alors que je laissai éclater ma colère et que je fis des serments terribles! Je jurai que, dussé-je retrouver Jodelet vêtu d'écarlate et de galons, je ne ferais plus rien pour le guérir de sa folie, et que je lui clouerais plutôt moi-même sa livrée sur le corps!

—En effet, dit le peintre à Verdier, il est fâcheux, pour l'intérêt de votre histoire, que vous n'ayez pas à la fin rencontré votre ami habillé en Scapin, en Pasquin ou en Basque. Ce serait plus complet.

—Je l'ai pardieu bien vu ainsi, reprit Verdier, et dans quelle circonstance, grands dieux! Je travaillais depuis six mois seulement au journal qui me fait l'honneur de me compter depuis vingt ans au nombre de ses collaborateurs. Le rédacteur en chef, M. B…, l'honnête et grand journaliste que vous savez, donnait un dîner auquel avaient été conviées toutes les illustrations des sciences et des arts. Bien entendu, je me bornais à écouter, et, ce jour-là, je devinai tout de suite combien de choses j'avais à apprendre! Seul, parmi tous les convives, l'Amphitryon où l'on dînait me parut être resté un peu au-dessous de sa renommée.

Malgré cette parfaite courtoisie que vous lui connaissez, M. B…, passionné avant tout pour son journal, ne pouvait dissimuler une excessive impatience. Une heure avant le repas, il avait appris qu'une maladie grave retenait au lit le grand écrivain dont les articles Variétés étaient alors l'événement en vogue dans tout le monde lettré. Il fallait laisser passer les nouvelles publications sans donner à un public, très-attentif dans ce temps-là, la suite des admirables travaux critiques qu'il attendait avec une réelle impatience.

Comme je songeais, à part moi, à cette insurmontable difficulté, mon attention fut tout à coup attirée par un des laquais qui servaient à table: ce valet, rose et blond, coiffé en Nicodème avec une queue et une cadenette, portait une culotte à agrafes et un habit rouge trop court, qui visait évidemment à rappeler la petite souquenille de Brunet.

Affairé; haletant, agile comme le clown le plus excentrique des théâtres de Londres, ce singulier domestique brisait des assiettes sur la tête des valets, enlevait les plats avant qu'on n'y eût touché, versait à boire coup sur coup à des personnages graves, et exécutait des tours de prestidigitation avec la serviette qu'il portait sous le bras, comme un marmiton dansant de Molière. Il se gardait bien de sortir de la salle sans faire le grand écart, et prenait des poses gracieuses.

Ma stupéfaction était au comble, quand le bizarre Jocrisse que j'avais sous les yeux ouvrit lui-même de gros yeux hébétés, étendit comme un danseur la jambe droite en avant, en roidissant la jambe gauche, et, levant les bras au ciel avec un entrain enthousiaste pareil à celui des paillasses de la foire, laissa tomber sur le parquet une énorme pile d'assiettes qui se brisa avec un fracas terrible.

—Tiens, dit Jodelet avec une excessive tranquillité, car bien entendu c'était Jodelet! c'est toi, Léon, comment te portes-tu?

—Malheureux, m'écriai-je avec une fureur étouffée, pas un mot!

Cependant j'avais beau vouloir me cacher, M. B… avait tout vu. Il n'y avait pas à tergiverser; il fallait à l'instant même prendre un parti.

Dès qu'on eut quitté la table, j'emmenai M. B… au fond du jardin.

—Monsieur, lui dis-je, par une de ces incroyables aventures que sans doute nous ne pourrons jamais expliquer, je viens de voir chez vous, caché sous la défroque d'un valet, le seul homme qui puisse vous tirer d'embarras. M. Jodelet est un des plus grands écrivains de notre époque. Seul peut-être, il a vu d'assez haut les questions économiques pour pouvoir vous donner, du jour au lendemain, l'article qui vous manque.

Vous riez, messieurs; le lendemain, Jodelet, traité par M. B… comme un prince de la science, donnait au journal un travail qui occupa pendant un an les revues anglaises et allemandes, et qui fut l'origine d'une polémique où furent dépensés des prodiges de patience et de génie.

—Alors, dit le musicien, Jodelet devint décidément, cette fois-là, un littérateur célèbre.

—Bon! reprit Verdier, vous ne le connaissez pas encore! il avait eu soin d'effacer sa signature sur les épreuves. Quand on le chercha pour l'accabler de remerciements, il avait irrévocablement disparu.

—Alors, il doit y avoir une dernière rencontre!

—Il y en a une, dit sentencieusement le critique, et celle-là, c'est précisément mon chapitre à effet, celui qui vaut seul un long poëme!

Il va sans dire, qu'à ce moment-là, on s'écria comme dans les comédies:

—Écoutons! écoutons!

—Encore par un jour de soleil, dit Verdier, je me trouvai arrêté sur le
Pont-Neuf par un embarras de voitures.

L'une de ces voitures était une carriole normande attelée d'un bidet. Dans cette carriole, il y avait deux hommes. L'un maigre, bilieux, impatient, faisait claquer son fouet et se donnait un mal inouï pour dégager la carriole; l'autre, calme, digne, obèse comme un vieux chinois, frais comme un champ de roses et de lys, était majestueusement appuyé au fond de la voiture et semblait attendre les événements, avec l'impassibilité du juste chanté par Horace.

Celui-là, c'était Jodelet.

—Mon ami, me dit-il d'une voix grave, j'ai enfin trouvé exactement l'état que je voulais. Monsieur est propriétaire d'une délicieuse métairie normande entourée de pommiers; en avril, on vit là sous une voûte de neige odoriférante et fleurie. Monsieur me trouve extrêmement spirituel; je suis son domestique, il me sert à table et me cire mes bottes. Nous sommes venus ici toucher de l'argent que je compte dépenser à embellir la maison de Monsieur. Embrasse-moi pour la dernière fois.

Ce fut fini, je ne vis plus Jodelet.

—Messieurs, s'écria le musicien, je demande la parole pour proposer quelque chose d'extrêmement sensé. Si nous reparlons de cette aventure, nous tirerons des conclusions et nous gâterons l'histoire. C'est comme cela que La Fontaine a nui à ses fables. Ainsi donc, n'imitons pas Naucratès, et passons immédiatement à un autre ordre d'idées.

—Parbleu, dit le peintre, voilà le premier mot spirituel de la matinée.

LA VIE ET LA MORT DE MINETTE

Sous la restauration florissaient encore sur les théâtres du boulevart le mélodrame à spectacle et le mélodrame-féerie, genres tout à fait perdus aujourd'hui, et dont il est difficile de se faire une idée, même en se reportant aux chefs-d'oeuvre de cet ordre les plus connus; car Guilbert de Pixérécourt, que nous nous figurons à distance comme le héros de cette littérature pompeuse, n'en fut au fond que le Malherbe. Il s'en empara pour la civiliser, et par conséquent pour y déposer les premiers germes de destruction. En ce temps peu éloigné encore, il est vrai, mais déjà séparé de nous par tant de faits, le théâtre populaire se proposait un but radicalement opposé à celui qu'il poursuit aujourd'hui: au lieu de chercher à émouvoir l'ouvrier des faubourgs par le spectacle de sa propre vie, au lieu de lui représenter ses poignantes misères de chaque jour, il était la fantaisie qui les lui faisait oublier par des fictions où le merveilleux abondait comme dans les contes de fées et les récits des Mille et une Nuits.

Autant les auteurs cherchent aujourd'hui à atteindre une réalité d'où puissent découler des enseignements, autant alors, se bornant au rôle modeste d'étourdir et de distraire au lieu d'instruire, ils employaient tous leurs efforts à faire vivre le spectateur au milieu des plus étincelantes poésies du rêve. Aussi le côté moral n'était-il représenté dans leur oeuvre que par le triomphe complet de la vertu au dénoûment, conclusion aussi éminemment consolante qu'elle est fausse au point de vue humain et religieux, car tout terminer ici-bas, n'est-ce pas démontrer l'inutilité d'une autre vie?

—Qu'on me pardonne ces quelques lignes d'avant-propos, sans lesquelles on se figurerait involontairement tel qu'il est aujourd'hui le théâtre de la Gaîté, où s'est passée tout entière l'existence poétique et singulière que je veux essayer de retracer. Pour l'imaginer tel qu'il était alors, il faut rêver une sorte de compromis entre les théâtres où l'on joue l'opéra et les petits spectacles où nous voyons représenter des pantomimes. Décors à effet montrant les cieux, les enfers, et, comme paysages purement terrestres, les sites de montagnes les plus échevelés, avec les torrents, les cascades et les pins croulants sur des abîmes; machines compliquées, trucs, illusions, vols aériens, feux de Bengale; armées de danseuses, de comparses et de personnages amalgamant dans leurs riches et prétentieux costumes toutes les mythologies et toutes les époques chevaleresques, tel était l'effet général d'un théâtre de boulevart, à cette époque où le spectacle était encore la seule pâture donnée aux instincts artistiques du peuple.

Les habitants du Marais, pour qui la représentation d'un mélodrame était une si grande affaire que pendant quinze jours au moins ils en critiquaient jusqu'à la partition avec le sérieux réservé aujourd'hui aux discussions politiques; les amateurs de la vieille roche qui nomment avec tout le respect du souvenir Tautain, Frénoy, Ménier père et mademoiselle Lévesque, se rappellent, encore une actrice, nommée Adolphina, qui remplissait habituellement les rôles de fées ou de génies, et qui jouissait d'une incomparable célébrité pour l'adresse qu'elle apportait dans l'exercice vulgairement nommé: combat au sabre et à la hache.

En 1813, une année avant la naissance de sa fille Minette, qui a laissé, elle, une véritable réputation, Adolphina était une femme de seize ans à peu près, mais à qui tout le monde en aurait donné vingt-deux, tant sa tête était flétrie et déflorée par les habitudes les plus grossières. Magnifiquement proportionnée, mais d'une taille colossale, dont les statues de villes posées sur la place de la Concorde peuvent donner une idée avec leurs muscles de taureau et leurs membres athlétiques, cette amazone de bas étage eût été belle, si l'idée de beauté pouvait s'allier avec le manque complet d'intelligence et d'idéal. En effet, ses traits admirablement réguliers effrayaient et éloignaient pourtant le regard par tous les signes qui indiquent l'âme absente. Son front étroit, sur lequel empiétait encore une forêt touffue et inextricable de cheveux d'un blond fauve, l'expression hébétée et féroce de ses yeux d'un gris verdâtre, sa bouche charnue, exprimant tous les appétits sensuels, et meublée de dents blanches comme celles d'un nègre ou d'un animal carnassier, ses oreilles trop petites et d'une merveilleuse structure, enfin les taches de rousseur répandues à profusion sur sa peau où se brouillaient inégalement le blanc et le rose et l'or du hâle, tout en elle accusait ces races éternellement indomptées qui en pleine France vivent de la vie sauvage.

A sept ans, Adolphina s'était enfuie de chez ses parents, pauvres ouvriers de Châlon-sur-Saône, pour suivre des saltimbanques, dont elle avait depuis lors exercé le métier, fourrant sa tête dans la gueule des lions, faisant des armes avec des sergents-majors, enlevant avec ses dents des poids de cinq cents livres et se faisant fracasser des pavés sur le ventre. Remarquée à la foire de Saint-Cloud par un directeur qui l'avait trouvée superbe l'épée en main, elle avait été engagée au théâtre de la Gaîté. Peu de temps après, on y voyait entrer à sa suite l'homme à qui obéissait cette étrange créature, moitié femme moitié bête fauve.

Qui ne l'a observé? Le besoin de s'agenouiller devant un maître follement aimé existe chez ces natures sauvages au même degré que chez les âmes d'élite. Adolphina avait trouvé son vainqueur dans un clown, nommé Capitaine, qui, grâce à sa protection, avait quitté les baraques de la foire pour représenter dans les mélodrames-féeries les crapauds, les tortues et tous les monstres infernaux qui disparaissent par une trappe anglaise, au commandement de la sorcière. Il est inutile de dire que la sauteuse, en qui tout était vice, et qui passait son existence noire de coups et ivre d'eau-de-vie, ne pouvait se donner qu'au Vice; seulement, elle avait su en trouver une expression plus honteuse et plus basse que ce qu'elle était elle-même, car elle représentait du moins la Force aveugle et intrépide!

Au contraire, quoique lui aussi fût doué d'une vigueur qui le rendait redoutable, Capitaine était lâche. Haut de quatre pieds dix pouces à peu près, il avait tout à fait l'aspect d'un nain à côté de la géante qu'il tyrannisait et qu'il battait sans rien perdre de son prestige. Sa figure était exiguë et ignoble. Ses yeux noirs, humides, enfouis sous des sourcils épais, avaient l'air d'avoir été percés avec une vrille. Son nez grotesque, sa bouche démeublée et capricieusement fendue, son menton trop court exprimaient la cruauté stupide. Surmonté de cheveux rares, toujours trop bien frisés, ce visage était envahi tout entier par une barbe qui, même rasée avec soin, le laissait tout entier d'un bleu foncé. L'incroyable toilette de Capitaine ne contribuait pas peu à compléter cet ensemble. En tout temps, il portait sous un col rabattu une cravate de soie couleur de rose; son corps maigre flottait dans une redingote garnie de velours, et une énorme chaîne en chrysocale émaillé balançait sur son gilet de velours bleu de ciel. Ajoutez un pantalon de fantaisie collant, des chaussures toujours percées et toujours vernies, des mains courtes et maigres chargées de bagues et de pierreries, et une de ces pipes courtes et noires dites brûle-gueule, dont toute la personne du clown exhalait le parfum mêlé, à celui de l'alcool, vous aurez à peu près cette figure de mime, si ignoble qu'elle en devenait presque effrayante.

Tel était à peu près le couple que, même dans un monde trop exempt de préjugés, personne ne voyait sans terreur, après plusieurs mois de rapports quotidiens. Aussi, quand, le spectacle fini, Adolphina traversait les couloirs, appuyée sur le bras du monstre qu'elle appelait son homme, tout le monde s'écartait par un mouvement involontaire. Plusieurs fois, dans des guets-apens, Capitaine, qui était d'une habileté prodigieuse à tous les exercices du corps, avait laissé ses adversaires sur le carreau avec des dents brisées et des côtes enfoncées; d'ailleurs, on le savait capable de tout. Il inspirait un effroi mortel jusque dans la maison qu'il habitait avec Adolphina, rue de la Tour. Chaque soir on les voyait rentrer, portant l'un ou l'autre avec le paquet de hardes une bouteille de litre pleine d'eau-de-vie, et lorsqu'une demi-heure après commençaient les cris, les bruits de lutte et de vaisselle brisée, personne ne songeait à aller s'entremettre dans ces querelles de ménage, comme aussi personne ne s'avisait jamais de questionner Adolphina sur les coups de couteau dont elle portait les traces, ou sur les coups de bâton à la suite desquels elle se montrait avec le crâne fendu et sanglant.

Tous les voisins s'attendaient à voir le clown sortir seul quelque matin, et à trouver sa compagne assassinée. Pourtant les deux saltimbanques continuaient au contraire à s'adorer de cet amour mêlé de haine qui était le fond de leur vie, et c'est là surtout qu'il n'eût pas fait bon de venir mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce. Si la curiosité des voisins ne fut pas entièrement déçue, du moins ne se trouva-t-elle pas satisfaite par le dénouement qu'elle attendait; un jour, ils s'aperçurent que l'actrice était enceinte.

Dans quel étrange dessein la Providence pouvait-elle vouloir donner un enfant à cette créature qui, non-seulement n'avait rien d'une mère, mais qui n'avait rien d'une femme? Adolphina ne se souvenait pas d'avoir jamais été embrassée par sa mère, et les enfants lui faisaient horreur. A travers ses voyages de saltimbanque, quand par hasard elle avait vu une de ses compagnes allaiter un de ces petits anges dont la vue désarme même les coeurs les plus cruels, ce spectacle n'avait excité chez elle que du dégoût et de l'impatience. Du jour où elle sut qu'elle aussi allait être comme ces femmes qu'elle avait raillées, ses querelles avec son amant devinrent encore plus violentes et plus furieuses que par le passé. L'ivresse seule, cette ivresse de plomb qui succède à d'effroyables excès, pouvait mettre un terme à leurs combats toujours sanglants, et cependant Adolphina résistait à tout cela, grâce à son corps de fer. On croyait bien que le clown aurait tué vingt fois son enfant avant qu'il ne vînt au monde; mais personne n'osa aller le dénoncer aux magistrats. Enfin, le jour de la délivrance arriva sans que Capitaine eût cessé ses brutalités envers sa maîtresse, sans que celle-ci eût éprouvé un sentiment humain tandis que tressaillaient ses entrailles. Dans ce grand moment qui dompte les courages les plus fiers, ce ne furent pas des cris de douleur qu'elle poussa, mais des cris de rage.

Une fois qu'elle fut mère, il y eut un point sur lequel les deux amants s'entendirent à merveille: ce fut pour reporter sur l'enfant, mais cent fois plus vive, cent fois plus acharnée, cent fois plus implacable, la haine qu'ils avaient l'un pour l'autre.

Maintenant, quel enfant pouvait être né de parents semblables? Un collectionneur qui laissera une bibliothèque dramatique aussi complète que celle de M. de Soleinne et une remarquable galerie de tableaux représentant tous des acteurs, conserve deux beaux portraits de la jeune fille qui fut célèbre au théâtre sous le nom de Minette.

Le premier, daté de 1822, la représente à l'âge de sept ans, l'autre à celui de quatorze ans, où elle mourut à la suite d'un accident tragique dont le souvenir existe encore au boulevart.

Le lecteur voudrait sans doute un nom plus poétique, et je n'aurais pas manqué de le choisir tel, s'il m'eût été permis d'inventer. Mais celui-là a été consacré par les journaux du temps et par les pièces de théâtre imprimées, aussi dois-je le conserver. D'ailleurs, comme il arrive toutes les fois qu'on s'est habitué à attacher à un nom tout un ensemble de souvenirs, pour moi le nom étrange de Minette représente merveilleusement la douce et pâle figure de cette enfant morte si jeune.

Dans le premier portrait déjà, la pâleur nacrée et transparente de la tête sur laquelle flotte une indicible mélancolie, le nez et la bouche d'une finesse excessive, et pour ainsi dire exagérée, de grands yeux bleus d'un bleu céleste de myosotis, qui boivent tout le ciel, et des cheveux blonds comme ceux des saintes, qui se confondent avec l'auréole, séparés au milieu de la tête et aplatis tout droits au-dessus d'une oreille d'une délicatesse infinie, jettent l'âme dans un attendrissement profond, car on aperçoit sur cette image tous les signes dont sont marqués les êtres qui ne doivent pas vivre. Par un heureux caprice, l'artiste a eu le bon goût de ne rien changer à l'habillement de la petite Minette. Elle grelotte sous un fichu bleu troué, dont les plis fatigués et flasques ne peuvent pas du tout dissimuler une maigreur dont la vue fait peine.

Quant à l'autre portrait, je dirais qu'il est tout à fait celui d'une sainte, ravie en extase, si je ne craignais de blasphémer en parlant ainsi d'une pauvre fille qui mourut sans avoir été lavée par l'eau du baptême. Dans ce tableau, fait comme le premier par un artiste qui, sans connaître la petite Minette, avait admiré sa beauté angélique dans les coulisses de la Gaîté, le regard est tout à fait perdu dans l'infini, la bouche pâle et triste est éclairée par un sourire qui ne la quittera plus, même au delà de cette vie, les cheveux trop fins volent au souffle de la brise comme des fils de la Vierge, les mains amaigries et transparentes semblent vouloir saisir les palmes vertes du paradis.

Est-il besoin de dire quelle inguérissable tristesse s'empara de cette enfant délicate et frêle, glacée d'effroi dès que ses yeux s'ouvrirent, dès qu'elle commença à entendre et à comprendre, car elle n'entendit que des cris et des menaces et ne vit que des scènes de violence. Abandonnée sur un méchant berceau garni de haillons indescriptibles, elle s'était tout de suite habituée à serrer contre son corps ses pauvres petits membres quand le froid la saisissait, car elle avait bien vite compris que personne ne viendrait la couvrir; quand elle avait faim, elle se taisait, car elle savait qu'en le disant elle exciterait la colère de son père et de sa mère, et ferait redoubler ces cris qui la faisaient frémir. Pendant les six heures à peu près que durait le spectacle, la petite Minette restait sans lumière, toujours couchée dans son berceau défait, et frissonnant sous sa chemise de grosse toile qui lui déchirait la peau. Alors, une fois qu'elle avait entendu le double grincement de la clef qui l'enfermait, déchirée par le froid et la faim, enveloppée par la nuit noire, l'enfant se sentait élevée par les ailes du rêve, car c'est une grâce que Dieu ne refuse jamais aux créatures complètement malheureuses, de leur ouvrir la porte d'or qui mène aux paradis invisibles. Elle voyait des choses dont rien n'avait pu lui donner l'idée dans le triste galetas dont elle n'était pas sortie, des feuilles, des fontaines, de grands paysages pleins de fleurs, où passaient des figures de femmes en robes bleues semées d'étoiles.

Puis elle était réveillée par le retour de ses parents déjà à demi ivres, qui rentraient avec colère en renversant les meubles et en s'injuriant. Adolphina se délaçait en jurant et s'enveloppait de quelques méchantes jupes; Capitaine allumait son brûle-gueule et endossait une souquenille rouge pareille à celle que portent les forçats; puis assis chacun d'un côté à une table de bois blanc qu'éclairait une chandelle fumeuse, les deux mimes commençaient à boire de l'eau-de-vie en criant, en se disputant et en hurlant des chansons que l'enfant ne comprenait pas, mais qui la jetaient dans une profonde terreur. Enfin, l'ivresse allait croissant, et les coups se mettaient de la partie. La lutte s'engageait pour durer jusqu'à ce que les deux combattants tombassent ivres-morts sur le lit ou sur le carreau; et la chandelle dont la longue mèche rouge faisait flamboyer les ténèbres à l'entour, ne s'éteignait que lorsqu'elle était tout à fait consumée après avoir répandu sur le chandelier, sur la table et sur les verres des torrents de suif noirâtre.

Alors c'était de nouveau la nuit, l'ombre et le silence affreux, au milieu duquel les ronflements du clown et de sa maîtresse épouvantaient l'enfant presque autant que l'avaient fait leurs vociférations. Minette, les yeux tout grands ouverts, les mains pendantes hors de son petit lit, essayait de ressaisir les belles visions qui l'avaient bercée en l'absence de ses parents, et parfois elle parvenait à s'endormir parmi ces jolis rêves. Aussi tressaillait-elle de tout son corps au bruit horrible que faisait en se levant Capitaine, qui allumait sa pipe et vernissait ses bottes trouées en hurlant à tue-tête sa chanson favorite: Il était un grenadier du régiment de Flan-an-dre.

C'est ainsi que la pauvre petite fille atteignit l'âge de six ans, n'ayant jamais été embrassée et n'ayant jamais entendu un mot qui ne fût une injure. Alors ses parents songèrent à l'utiliser en lui faisant jouer des rôles d'enfant dans les mélodrames-féeries, et il fut décidé que Capitaine lui apprendrait à lire. Jusque-là, elle n'avait été que rudoyée; de ce jour elle commença à être battue. Mais de ce jour-là aussi s'ouvrit pour elle tout un monde de consolations, car son père avait choisi pour lui enseigner la lecture un exemplaire des Contes des Fées de madame d'Aulnoy, imprimé sur papier gris, et qu'il avait acheté quatre sous sur le boulevard, à l'étalage d'un bouquiniste. Si elle tremblait comme la feuille en entendant son père l'appeler des noms les plus abominables, si elle devinait, à lui voir froncer les sourcils, qu'il allait encore lui briser ses pauvres petits doigts avec la tringle d'acier qu'il ne quittait pas pendant tout le temps que durait la leçon, si elle toussait à rendre l'âme, étouffée par les bouffées de fumée que le clown lui envoyait en plein visage, du moins elle put vivre en idée loin de la hideuse réalité qui la tuait.

Pour elle qui n'avait rien vu, qui ne savait rien, le monde enchanté de madame d'Aulnoy, avec ses féeries, ses princesses captives, ses palais magiques, ses combats, ses épreuves, ses triomphes, ses costumes splendides, fut le monde réel. En apprenant par ces poëmes si bien faits à l'image de la vie, qu'ici-bas toute félicité devait être achetée par des travaux et des souffrances, elle s'imagina qu'elle aussi respirerait un jour l'air pur, débarrassée de ses haillons et de l'enfer qui l'entourait, et elle sentait son front rafraîchi par le souffle de quelque bonne fée. Dans ses extases, elle traversa les airs sur des chariots célestes; accoudée sur une conque de nacre, elle glissa sur les eaux, aux chants des nymphes couronnées de fleurs. Quand elle avait marché toute une nuit au milieu d'une campagne aride où les ronces et les cailloux déchiraient ses pieds, alors, guidée par quelque lumineuse étoile, elle arrivait à un palais dont les portes de diamant s'ouvraient d'elles-mêmes, et où de belles servantes l'attendaient pour la laver dans les eaux de senteur, et pour lui passer, avec le linge blanc comme la neige, les colliers, les diamants, les saphirs, les robes couleur de soleil et couleur de lune. Debout, près de la table chargée d'aiguières d'or, un beau chevalier appuyé sur sa grande épée encore souillée du sang des monstres, l'attendait pour s'agenouiller devant elle et pour lui offrir le talisman qui fait obéir les génies. Ainsi elle vivait, désolée, meurtrie, mais donnant toute sa pensée à l'existence idéale dans laquelle elle se voyait transfigurée et heureuse.

Comme son père lui apprenait à lire, sa mère lui apprit à coudre, afin de l'employer à mettre en état les robes de ville et les oripeaux de théâtre. Adolphina maltraita sa fille plus cruellement encore que ne le faisait le clown; mais Minette, qui était née pour ainsi dire avec les suaves douceurs d'une âme résignée, était devenue la résignation même depuis que son esprit d'enfant avait trouvé une fenêtre ouverte pour s'envoler dans le ciel. En songeant aux jeunes filles des contes renfermées dans quelque grotte obscure, ou condamnées à de pénibles travaux par la méchanceté des enchanteurs, elle se sentait presque heureuse de ravauder les chiffons de sa mère et de tendre ses jolis doigts à la tringle d'acier de Capitaine. Maintenant qu'elle savait assez de couture pour faire adroitement ce que lui ordonnait Adolphina, on lui laissait de la chandelle pour passer la soirée, mais en lui infligeant un travail au-dessus de ses forces. De plus, elle devait préparer le souper de ses parents avec les provisions qu'on lui laissait, et se remettre ensuite à l'ouvrage. Mais elle avait bien vite expédié toute cette besogne avec ses doigts de fée, et elle pouvait revenir à son cher livre, qui lui racontait les aventures merveilleuses.

Elle lisait déjà si couramment et si bien que Capitaine avait arrêté là ses leçons, seule éducation que dût jamais recevoir Minette. Un jour, pour la première fois depuis longtemps, sa mère la lava et la peigna avec soin, lui mit du linge blanc, une petite robe neuve et un fichu de laine bleue qu'elle avait apportés du dehors, et ayant fait elle-même une toilette aussi soignée que le lui permettaient ses habitudes de désordre, dit à Minette:

—Prends ton livre, tu vas venir avec moi.

L'enfant ne savait que penser, mais suivit aussitôt Adolphina avec son obéissance accoutumée. Comme elle n'avait jamais passé la rue de la Tour, où ses plus longues courses consistaient à aller chez le boulanger, chez le charbonnier ou chez la fruitière, elle se sentit toute joyeuse en respirant l'air dans la rue des Fossés-du-Temple, où le boulevard envoyait quelques parfums de fleurs et de printemps, car on était en juin. Pendant la route, qui dura trois ou quatre minutes à peine, elle se demandait où la conduisait sa mère, lorsque celle-ci s'arrêta devant un grand bâtiment percé de nombreuses fenêtres et d'une petite porte au-dessus de laquelle on lisait en grosses lettres: Entrée des artistes. C'était le théâtre de la Gaîté.

—Entrons, dit Adolphina, c'est ici.

Puis, entraînant toujours l'enfant après elle, elle monta l'escalier, traversa les couloirs, la scène obscure, d'autres couloirs encore, arriva enfin à une antichambre meublée de quelques mauvaises banquettes et dit à une espèce d'huissier:

—Il m'attend, dis-lui que c'est moi.

—Dans un instant, répondit le domestique; madame Paul est avec lui; ils n'en ont pas pour cinq minutes.

En effet, moins de cinq minutes après, Minette ouvrit de grands yeux en voyant passer devant elle une femme élégamment parée qui lui représenta les fées et les princesses dont elle lisait tous les jours l'histoire; puis sa mère et elle furent introduites dans le cabinet du directeur.

—Ah! dit celui-ci à Adolphina, tu ne m'as pas trompé, l'enfant est très-jolie! Ah çà, comment diable as-tu fait pour être la mère d'un bijou pareil? Tu dis qu'elle sait lire?

—Comme toi et moi.

—Eh bien! dis-lui qu'elle me lise quelques lignes, à haute voix, et bien lentement.

L'enfant, tout interdite, ne bougeait pas.

—Tu n'entends donc pas, petite mendiante, petite misérable! lui cria sa mère en la frappant violemment sur l'épaule.

—Oh! fit le directeur, je vois qu'elle a été bien élevée.

Minette ouvrit son livre et se mit à lire le conte de Gracieuse et Percinet, mais avec tant d'âme et d'intelligence, car ce beau récit était pour elle une histoire vraie, avec une voix si délicieusement sympathique et suave, que le directeur charmé prêtait l'oreille comme à une musique! Sans doute il n'eût pas songé de longtemps à interrompre la petite fille dont il contemplait la tête blonde et mélancolique avec le plaisir qu'on éprouve à laisser se prolonger un rêve agréable; mais le domestique entra.

—Monsieur… dit-il.

—Va-t'en au diable! s'écria le directeur avec une voix si bourrue que le valet s'enfuit épouvanté.

Puis, se retournant vers Adolphina:

—Cela me va parfaitement, dit-il, aux conditions que tu sais. Demain on répète la féerie au théâtre; amène-la dès demain, et tâche qu'elle sache son petit rôle par coeur. Surtout ne bats plus ce pauvre petit ange, tu la tuerais!

—Bon, répondit Adolphina en emmenant sa fille, j'en ai reçu bien d'autres, et ça ne m'a pas empêché de grandir.

Tels furent les simples événements à la suite desquels Minette se trouva remplir un petit rôle de génie pendant les nombreuses répétitions d'un mélodrame fantastique, sans savoir ce que c'était que le théâtre, dont elle n'avait jamais entendu parler d'une manière qui fût compréhensible pour elle. Habituée qu'elle était par ses rêveries et par son livre à se figurer que toute existence humaine avait deux côtés bien distincts, l'un hideux comme ce qu'elle voyait chez sa mère, l'autre merveilleux comme les aventures qui occupaient toute sa pensée, elle ne s'étonna pas du tout d'entendre des hommes et des femmes en habit de ville s'appeler entre eux prince et princesse, ni de voir des nymphes des fontaines en manches à gigots et des génies du feu en polonaise verte. De même elle trouva tout naturel d'entendre parler de forêts magiques, de palais célestes et de torrents enchantés parmi de vieux châssis poudreux couverts de toile peinte; car elle se doutait bien qu'un jour la lumière inonderait ce monde enfoui dans l'obscurité et dans la poussière, et en ferait un monde de réelles féeries et de splendeurs éblouissantes. Elle devinait qu'alors sous les rayons qui perceraient toute cette ombre, les fleuves rouleraient des flots pleins de fraîcheurs et de murmures, que les feuillages se balanceraient sous le vent, que les fleurs s'épanouiraient éclatantes et parfumées, et que les palais découperaient sur l'azur du ciel leurs délicates sculptures.

Et, elle le sentait aussi, tout le peuple merveilleux qui devait habiter ces salles, ces clairières, ces paysages, ces maisons de diamant incendiées par le soleil, ces campagnes penchées sur des ondes endormies au clair de lune, toute cette foule passionnée, ivre d'amour, reprendrait ses riches habits, ses pierreries, sa dorure, et aussi la noblesse des traits et du geste. Vieillards à la chevelure de neige couronnés d'un cercle d'or; fées voltigeant sur un lis; chevaliers agitant leur épée flamboyante; jeunes femmes aux robes lamées, éperdues sous les menaces des divinités ennemies; génies et anges traversant le ciel comme des sillons de lumière; tous ces personnages de sa comédie laisseraient là leurs grossières enveloppes, et apparaîtraient tels que les lui avait montrés madame d'Aulnoy, éclairés par toutes les flammes que secoue sur ses créations la main mystérieuse de la Poésie.

Aussi dois-je le dire hardiment, au risque de paraître avancer une chose incroyable, le jour venu, la représentation, les décors, les costumes, les machines, les feux de la rampe et du lustre, la salle, les parures, les toilettes, la foule curieuse et palpitante n'excitèrent chez Minette aucune surprise. Les seuls étonnements qu'elle devait connaître de sa vie, elle les avait éprouvés chez sa mère, dans son berceau et dans son lit d'enfant, en ne comprenant pas que la vie pût être ce qu'elle voyait, ce taudis infect, cette chandelle rouge et fumeuse, ces chansons d'orgie, ces ivresses et ces combats horribles. Du moment où une révélation inattendue était venue lui dire: la vie n'est pas cela! elle y avait cru avidement; ces contes qu'elle avait lus étaient devenus pour elle l'histoire du monde. Aussi ne devait-elle jamais comprendre que le théâtre fût une fiction; pour elle, ces féeries dans lesquelles elle jouait un rôle devaient toujours être des drames réels. Jusqu'au jour où elle mourrait, son coeur devait se serrer quand l'héroïne se débattait contre des monstres qui, pour elle, sortaient en effet de l'enfer; et ce fut avec une émotion bien réelle, avec une croyance bien profonde, que, soutenue par un fil de fer auquel elle croyait moins qu'à ses petites ailes, elle s'arrêta au milieu des airs pour dire à son camarade Couturier: «Rassure-toi, prince Charmant, les puissances infernales se lasseront bientôt de te persécuter, et cette radieuse étoile dissipera les ténèbres qui te cachent la retraite d'Aventurine!» La pauvre petite, en étendant la main pour montrer son étoile en strass tenue par une queue de laiton, croyait bien vraiment porter dans ses mains un astre du ciel; illusion qui n'était pas même ébranlée lorsque le chef d'accessoires lui reprenait des mains cette verroterie.

Les critiques me demanderont sans doute comment ces rêveries ne s'enfuyaient pas au moment où tombait le rideau de manoeuvre, et comment Minette continuait à y croire une fois que le décor était défait, les quinquets éteints, et lorsque les chevaliers vainqueurs avaient quitté la cotte de maille pour la houppelande sous laquelle ils daignaient se laisser admirer au café Achille. D'abord je répondrais que j'essaye de raconter et non pas d'expliquer cette douce et poétique folie; mais n'y aurait-il pas là le sujet d'une remarquable étude psychologique? Une fois notre éducation faite, nous ne nous rappelons pas assez les peines qu'on s'est données pour séparer dans notre esprit le merveilleux du réel; nous oublions tout ce qu'il a fallu d'études, de raisonnements et d'expériences pour détruire en nous cette confusion qui enivre les âmes naïves. De même que nous ne naissons pas avec le sentiment des distances, et que l'expérience, la comparaison et le secours des sens nous apprennent seuls que tous les objets que nous pouvons apercevoir ne sont pas à la portée de notre main; de même aussi il nous faut tout un enseignement pour apprendre où finit l'ordre matériel des choses et où commence la vie surnaturelle; et encore les âmes et les hommes de génie ne le savent-ils jamais bien.

Pour la petite Minette, à qui rien n'avait été appris, elle voyait bien chaque jour s'arrêter à la même heure ce qui lui semblait être l'existence vraie, mais elle n'y croyait pas moins pour cela; même dépouillés de leur costume, les personnages de la féerie gardèrent toujours pour elle leur puissance, et, même vus dans leur réalité hideuse, les machines, les trappes, les cordages furent toujours pour elle les éléments d'enchantements formidables. Il y avait alors au théâtre de la Gaîté un machiniste nommé Simon, très-brave homme tout chargé de famille, exact à remplir ses devoirs, à qui la nature s'était plu à donner, par un jeu singulier, le physique rébarbatif des diables qui sortent des boîtes à surprise. Malgré tous les éloges que la petite Minette avait entendu faire de ce père excellent, et quoiqu'il lui témoignât une profonde douceur, elle le regardait comme un démon venu de l'enfer, et rien ne put la rassurer à ce sujet. En voyant le visage rouge de l'honnête Simon, ses yeux sanguinolents, ses sourcils terribles, et la crinière en broussailles qui lui servait de chevelure, elle reconnaissait un suppôt de Satan et de Proserpine, la dame au diadème de paillon rouge, à qui les mythologues du boulevard le mariaient si cavalièrement, sans respect pour les théogonies. Jamais elle ne montait sans tressaillir sur une machine ou dans une gloire dont le maniement était confié à Simon; et s'il fallait qu'elle passât à côté de lui dans un couloir, elle se reculait toute tremblante et se serrait contre le mur en se faisant si petite qu'on ne la voyait plus. Alors le bonhomme souriait tristement, et Minette tremblait plus fort, croyant voir le sourire d'un bourreau attendri d'avance sur la victime qu'il sera forcé d'égorger.

En revanche Minette avait une adoration pour une belle personne, pleine de douceur, madame Paul, qui jouait les bonnes fées, les princesses vertueuses, et en général tous les rôles sympathiques. Le fait est que c'était une jeune femme bienveillante et aimable, blanche et timide comme une colombe, et peu faite pour vivre au milieu des triomphants Almanzors qui composaient la troupe de la Gaîté. Madame Paul adorait la petite Minette: lorsqu'elle la voyait au foyer, elle la prenait sur ses genoux, l'embrassait, et lui donnait des bonbons qui faisaient moins de plaisir que les baisers à cette enfant toujours privée de caresses. Une fois que Minette regardait avec une convoitise involontaire un petit sachet turc brodé de soie et de paillettes, que madame Paul portait au cou, et qui dans la pièce représentait un talisman, celle-ci le lui donna après le spectacle. Une autre fois, un artiste avait apporté à madame Paul, dans les coulisses, plusieurs exemplaires d'une lithographie coloriée qui la représentait dans un costume de Fée des Eaux. Les dessins lithographiés, d'une invention encore toute récente alors, étaient un objet de grande curiosité; tout le monde s'empressait autour de la comédienne pour admirer ce portrait et pour tâcher d'en obtenir une épreuve. Minette qui, bien entendu, n'osait rien demander, mais qui ouvrait tout grands ses beaux yeux bleus, fut la première favorisée et faillit devenir folle de joie.

Le sachet qu'elle portait à son cou pour ne jamais le quitter, fut pour elle un véritable talisman. De même que dans les féeries elle voyait madame Paul, armée de sa baguette de diamant et couronnée de resplendissantes étoiles, terrasser les démons, rapporter la lumière au milieu des nuits funèbres et changer les voûtes infernales en paysages du paradis; de même elle s'imagina que cette bonne fée la sauverait de tous les périls, et ferait briller enfin d'une clarté pure sa vie maintenant voilée par tant de ténèbres. Elle avait attaché avec des épingles, sur le papier de la pauvre chambre qu'elle habitait avec son père et sa mère, le portrait dont elle faisait une idole; et quand par hasard on lui donnait quelques fleurs, elle en parait cette chère image. C'est devant elle qu'elle élevait son âme dans les rêveries qui étaient pour elle la prière, puisqu'elle ne savait aucune prière. C'est aussi devant cette image qu'elle passait de longues heures à broder, entre les répétitions et le spectacle.

En effet, Adolphina et Capitaine avaient bien vite pensé que cette enfant de leur haine ne leur rapportait pas encore assez d'argent, et qu'il fallait lui faire apprendre un métier. D'abord elle ne jouait pas dans toutes les pièces; puis sa mémoire lui permettait de dépenser très-peu de temps à étudier ses rôles. Justement, il y avait dans la maison une madame Lefèvre, entrepreneuse de broderies, dont le mari, monteur en bronze, avait pris Minette en amitié pour sa gentillesse. On fit marché avec cette femme, et on lui confia Minette, dont l'intelligence miraculeuse dévora là encore les difficultés avec une incroyable ardeur. En moins d'une année, elle était devenue une ouvrière de première force, et dès lors sa mère la reprit avec elle. Tous les trois ou quatre jours, elle allait chez les marchands, et apportait à Minette une tâche qui eût découragé les filleules des fées. Lorsque, en rentrant à l'heure du dîner, elle ne trouvait pas la tâche faite, elle battait sans pitié la pauvre enfant qui ne répliquait pas un mot, et pleurait sans rien dire. Pourtant, elle faisait des merveilles de prestesse et d'habileté. Sous ses doigts agiles, les fleurs, les fleurettes, les festons, les guirlandes, les arabesques; les feuillages naissaient par enchantement. Lorsque ses petits doigts n'en pouvaient plus, elle regardait le portrait de sa belle fée chérie et se mettait à travailler de plus belle, faisant jouer son aiguille et ses fins ciseaux, comme s'ils eussent été vivants.

A douze ans qu'elle avait alors, Minette, qui ne devait jamais connaître ni le nom du roi, ni l'existence de la cour, brodait déjà des chefs-d'oeuvre, qui, vendus pour rien à une célèbre marchande de la rue de la Paix, excitaient l'admiration à la cour de Charles X. Mais tant de fatigues l'avaient tuée. Ses traits, naturellement très-fins, étaient devenus d'une ténuité extrême; son nez aminci, ses lèvres pâlies, et les taches roses qui coloraient ses pommettes, indiquaient, sans que le doute fût possible, une maladie de poitrine qui allait devenir mortelle. Parfois, au foyer, quand madame Paul la mettait sur ses genoux, à la voir si souffrante et si frêle, elle pleurait en se rappelant une fille qu'elle avait perdue et qui aurait eu l'âge de Minette. Rafraîchie par ces larmes qui coulaient sur son front comme une douce rosée, l'enfant prenait dans ses petites mains la tête de son amie et la couvrait de baisers ardents. En termes assez mesurés pour ne pas fâcher Adolphina, madame Paul la suppliait de ménager sa fille.

—Vous la tuerez, disait-elle.

—Bah! répliquait la funambule en jouant avec son sabre de la pantomime, la mauvaise herbe croît toujours!

Plus Minette, en grandissant, avait montré d'intelligence, de soumission et de douceur, plus la haine de ses parents s'était accrue, sans que rien pût expliquer ce sentiment étrange. Au milieu de leur ivresse quotidienne, une seule pensée survivait en eux bien distincte et jamais endormie: celle de tourmenter et de désespérer leur enfant. Ces deux êtres violents, qui se craignaient et s'exécraient sans pouvoir se passer l'un de l'autre, voyaient-ils chacun dans la petite fille un portrait de l'être qu'ils haïssaient? Ou bien cet ange tendrement résigné leur semblait-il être un reproche vivant de leurs vices, de leurs débauches et de leur vie irréparablement souillée? Peut-être encore, en la voyant si délicate, si pareille en sa beauté aristocratique à ces enfants riches que leurs bonnes promènent aux Tuileries, sentaient-ils redoubler leur rage contre la vie honnête dont ils étaient à jamais exclus? Car, malgré leurs talents, et malgré tout le parti qu'ils tiraient de Minette, leur inconduite les condamnait forcément à la misère.

Sans doute, en regardant cette créature poétique, qui, toute maltraitée et abandonnée qu'elle était, ressemblait aux enfants nés pour le luxe, ils songeaient à ces maisons commodes et bien rangées, égayées par une élégance simple et éclairées par un feu souriant, que le soleil visite avec joie! Chacun d'eux, en regardant son sauvage compagnon, se disait à part soi: J'aurais tout cela si j'étais seul! Et alors leurs regards se tournaient féroces et impitoyables contre le pauvre être dont la naissance avait encore resserré une chaîne détestée. Du moins, ils le croyaient ainsi; car quelle femme assez robuste pour boire sans sourciller des litres d'eau-de-vie, et pour recevoir sans en être ébranlée des coups qui auraient terrassé un lutteur, pouvait remplacer pour Capitaine l'athlétique Adolphina; et, quant à elle, quel homme lui eût fait oublier son charmant clown à cravate rose?

Déjà Minette avait cette petite toux sèche, si effrayante quand on l'a déjà entendue, et qui retentit dans le coeur de ceux qui l'écoutent. Souvent, dans le foyer, les jambes et le col nus, vêtue en ange ou en amour, elle avait des quintes si terribles qu'elle semblait prête à rendre l'âme. Le sang affluait à son visage, ses yeux se fermaient, et elle pouvait à peine se soutenir. Alors sa mère lui criait:

—Veux-tu te taire, méchante drôlesse!

Elle la prenait par la main, la faisait sortir du foyer en la bousculant, et l'emmenait dans sa loge. Dès qu'elles étaient sorties, on frissonnait en entendant dans le couloir les menaces d'Adolphina et les pleurs étouffés de l'enfant. Capitaine, costumé en diable ou en grenouille, avec sa tête sous les bras, ne faisait aucune attention à cet épisode et continuait à fredonner quelque romance sentimentale. Si quelqu'un de ses camarades lui faisait remarquer les cruautés d'Adolphina:—Bah! disait-il, ce sont leurs affaires! Je n'entends rien aux questions de pot-au-feu, je suis un artiste!

Pourtant les souffrances de Minette, ce martyre de toutes les heures infligé à une enfant qu'on voyait déjà couronnée par les roses blanches de la mort, avaient attendri quelques honnêtes coeurs, et on fit des efforts pour intéresser le directeur à cette histoire fatale. Madame Paul, qui était entourée au théâtre de ce respect que savent imposer dans tous les mondes les caractères dignes, le supplia d'interposer son autorité.

—Hélas! madame, lui répondit le directeur, je souffre comme vous de voir assassiner, sous mes yeux, cette créature angélique; sa toux me bouleverse l'âme. Je donnerais tout au monde pour la sauver, mais j'y perdrais mes peines! Vous me demandez de moraliser ces familles de comédiens; mais j'ai déjà assez de peine à concilier leurs amours-propres et à obtenir qu'ils sachent leurs rôles! A ce que je vous dis là, vous devez croire que je n'ai pas de coeur. Le seul être que j'aie aimé sur la terre, ma propre fille, une enfant de quinze ans, belle comme une sainte, s'est enfuie de ma maison pour suivre un ténor sans voix, qui portait des cols en papier et des gants verts! Elle a subi toutes les horreurs de la pauvreté et de la faim, et elle est morte désespérée, sans soins et sans secours, avant que j'aie pu savoir ce qu'elle était devenue! Madame, ma pauvre Marie, pour qui j'aurais donné, une à une, toutes les gouttes de mon sang, elle a été battue! Elle a rendu le dernier soupir dans des draps déchirés et sales! Tenez, nous vivons du théâtre, sachons vivre au théâtre tel qu'il est, et que Dieu prenne pitié de la petite Minette!

Dieu prit pitié d'elle en effet, car il lui envoya ce qui est le dernier espoir des malheureux et des désespérés, la seule illusion qui puisse faire vivre encore les âmes profondément blessées et saignantes d'une plaie mortelle, l'amour! Quoi, direz-vous, à treize ans! Hélas! c'est la destinée de ces existences de hasard, que les âges mêmes soient déplacés pour elles, et que leur plus charmante promesse soit moissonnée en sa fleur! N'oubliez pas que nous sommes au théâtre de la Gaîté en 1828, c'est-à-dire que deux révolutions et tout un monde d'idées ont passé sur ces événements obscurs.

J'ai nommé Couturier, qui jouait le prince Charmant! Quelques années auparavant, tout le boulevard du Temple avait beaucoup parlé de Couturier, qui était le Lauzun d'un monde impossible. La vie de cet acteur, pour qui avaient soupiré les plus célèbres courtisanes du temps, et dont le nom mis en vedette sur l'affiche avait encore une influence directe sur la recette des avant-scènes, avait commencé de la manière la moins romanesque. A douze ans, il faisait partie de ces cohortes de gamins, nés dans le ruisseau de la rue, qui ramassent des bouts de cigares, ouvrent les portières des fiacres, vendent des contre-marques et se livrent en outre à tous les commerces non reconnus par le code de commerce. Couturier n'annonçait aucune des dispositions qui caractérisent l'enfance des hommes destinés à devenir illustres, si ce n'est qu'il avait une prédilection particulière pour la musique des régiments. Quand il avait suivi pendant une heure les soldats le long des boulevards et à travers les rues, il entrait avec eux dans la caserne et se faisait donner quelques sous, soit en faisant la roue suivant les traditions les plus pures, soit en chantant des chansons obscènes dont il savait un répertoire inépuisable. Dans ses fréquents rapports avec l'armée, le petit Couturier apprit à imiter d'une manière assez grotesque différents types de conscrits et de grognards, et de plus, acquit pour battre la caisse un talent dont se fût montré jaloux plus tard le héros du divin poëte Henri Heine.

C'est grâce à cette double spécialité de tambour et de chanteur qu'il fut engagé en qualité de tambour sauvage au café des Aveugles et du Sauvage, sous les galeries du Palais-Royal. Coiffé de plumes, vêtu d'un maillot couleur de chair sur lequel s'étalait une amulette de velours noir brodé d'argent, et affublé d'une barbe d'un noir terrible, Couturier tapait sur trois ou quatre timbales à la grande joie des vieillards qui viennent passer là deux ou trois heures devant une corbeille d'échaudés et une bouteille de bière. De là il se trouva tout naturellement amené à prendre un rôle dans les comédies à trois personnages qui remplissent les intervalles du concert, car le personnel du café des Aveugles n'était pas assez important pour permettre à Couturier de se borner à exercer exclusivement la profession de sauvage. Quoiqu'il fût petit et trapu, et que son front disparût presque entièrement sous une chevelure ondoyante et crespelée qui semblait vouloir manger sa figure, ce jeune homme pouvait passer alors pour beau. Ses traits, pour ainsi dire prétentieusement réguliers, offraient une vulgaire copie de ceux que la statuaire prête à l'Apollon antique, et il représentait assez bien un dieu grec devenu marchand de chaînes de sûreté. Il joua donc les amoureux, moyen infaillible pour faire des conquêtes, à Paris surtout, où les femmes voient toujours dans le comédien le héros qu'il représente. Aussi ne tarda-t-il pas à exciter une grande passion chez une femme à la mode, que protégeait ostensiblement un des plus hauts fonctionnaires du royaume. Dès lors on vit Couturier venir à sa cave en gants blancs, en chemise de batiste, et couvert de plus de rubis, de saphirs et d'émeraudes que n'en étale une madone italienne. Il fit fureur dans le monde des impures, et chaque jour, à cinq heures du soir, le café était encombré de bouquets à son adresse. Fleurs, bonnes fortunes et femmes élégantes, tout le suivit au théâtre Lazary, où il débuta peu de temps après par le rôle de Roméo dans «Roméo et Juliette, drame-vaudeville en deux actes, imité de l'anglais.»

Bien qu'il affichât cinq ou six maîtresses, depuis une riche marchande du quartier Saint-Martin jusqu'à la bouquetière en renom qui lui attachait à la boutonnière de délicieuses roses du Bengale, la femme qui avait mis en lumière cette perle enfouie continua ses folies pour Couturier au théâtre Lazary. Elle y avait loué à l'année deux loges d'avant-scène, dont les cloisons avaient été abattues de façon à ménager une petite antichambre, et qui, richement tendues d'étoffes de soie à crépines d'argent par le tapissier de la cour, faisaient à peu près l'effet d'un joyau de duchesse oublié sur la table d'un cabaret borgne. Par l'ostentation d'un bizarre caprice, la courtisane recevait les visites de ses familiers dans sa loge, où l'on savait la rencontrer de huit à dix heures du soir. Elle n'eut pas une amie intime qui ne tînt à honneur de rendre infidèle l'amant si complétement adoré, et Couturier ne fut plus appelé que le beau Couturier, nom sous lequel on le désigne encore au théâtre, en dépit de ses cinquante-trois ans.

Le directeur de la Gaîté, qui était, comme nous l'avons vu, un philosophe, ne voulut pas laisser aux petits théâtres une si éclatante réputation, et engagea le comédien «pour les avant-scènes», disait-il. Grâce à l'auréole dont l'entourait sa renommée, Couturier fut accepté sans conteste par les auteurs, par ses camarades et par le public, pour tous les rôles qui demandaient de la jeunesse, du charme et de l'élégance, quoique son talent fût absolument nul et sa distinction on ne peut plus contestable. A l'époque où nous le rencontrons au théâtre de la Gaîté, il avait eu la petite vérole, était devenu presque chauve, et, à vingt-sept ans, ne montrait plus que des ruines. Depuis longtemps, les fameuses émeraudes du café des Aveugles avaient été remplacées par des verroteries; Couturier, à force d'artifices, tâchait de persuader à ses camarades qu'il était toujours l'homme à bonnes fortunes d'autrefois; mais il sentait avec une profonde humiliation que personne ne croyait plus à ce mensonge, et que bientôt on ne ferait même plus semblant d'y croire. Il était complétement découragé, et se l'avouait enfin! D'abord, il avait espéré de jour en jour que quelque éclatante passion excitée chez une femme brillante lui rendrait tout son luxe et sa gloire ancienne; mais il était désabusé et ne comptait plus sur rien. Un seul rêve lui restait, habituel à ces natures lâches: il cherchait une femme à tourmenter, et voulait immoler à sa célébrité perdue une dernière victime. Sa dernière consolation, c'était l'idée qu'il ferait payer à quelque douce créature toutes les déconvenues dont il était abreuvé, et il tressaillait de joie en songeant qu'il pourrait encore sentir une proie vivante saigner sous ses griffes à demi arrachées. Ce fut le beau Couturier que Minette aima secrètement jusqu'à l'adoration, et sans espoir!

Pour cette âme enfantine qui flottait irrésolue dans les limbes célestes de l'idéal, pour cette vierge enthousiaste qui vivait dans un poëme et croyait aux féeries, Couturier était beau et brave, les princesses l'aimaient, les divinités assises sur des nuages roses venaient lui parler à l'oreille: il avait emporté l'eau de beauté de la grotte des Sirènes, il était le prince Percinet, il était le prince Charmant! Elle passait de longues heures à le regarder d'une coulisse agitant son épée au bruit des musiques triomphales; elle le voyait s'agenouiller devant de belles personnes toutes tremblantes, et elle l'écoutait, désolée et ravie, murmurer d'une voix persuasive les plus belles phrases de l'amour. Elle fixait sur lui ses yeux bleus, puis elle versait des torrents de larmes, car il lui semblait impossible qu'elle devînt jamais une de ces glorieuses filles de roi qu'elle saluait au sortir d'un bosquet de roses, ou pour lesquelles, pauvre petit génie, elle agitait au haut des airs les rameaux verdoyants et les étoiles enchantées.

Or elle se disait qu'à moins de se voir ainsi la couronne en tête, et suivie par de jeunes pages portant la queue de sa robe tissée de rayons, elle n'attirerait jamais les yeux de ce héros qui triomphait des géants et des enchanteurs. Alors elle se sauvait au foyer, elle se jetait dans les bras de madame Paul, et elle pleurait encore, jusqu'à ce que la cruelle Adolphina l'eût rappelée au sentiment de ses misères réelles par quelque parole dure et brutale.

Pourtant la pauvre Minette eût été trop heureuse si cet amour fût resté ignoré de celui qui l'inspirait, et il n'entrait pas dans sa destinée qu'elle évitât aucune souffrance. Elle devait être une de ces martyres qui, toutes brisées et meurtries par les coins et les chevalets des tortures humaines, s'envolent purifiées et une palme à la main à l'heure ou s'exhale leur dernier souffle. Un soir, au moment où Couturier, ses derniers cheveux au vent, récitait en scène un monologue de désespoir et se tournait vers la coulisse de gauche en s'écriant: «Et vous que j'invoque à votre tour, ne pourrez-vous rien non plus pour moi, puissances infernales, divinités de l'abîme!» à la lueur des flammes qui sortaient du parquet pour répondre à cet audacieux blasphème, il aperçut entre deux portants Minette, qui, les bras pendants, le col tendu, le regardait fixement, avec une expression à laquelle ne pouvait pas se tromper un homme déjà vieux dans la débauche. En même temps, il entendit la toux déchirante de l'enfant, et vit distinctement une grosse larme couler sur sa joue aux transparences de nacre.

Tout rompu aux planches qu'il était, Couturier oublia son rôle pendant deux secondes, et ne put retenir un mouvement de joie. Oh! se dit-il, cette enfant me sauve. Et il savoura d'avance les jouissances d'orgueil qu'il aurait à effeuiller la pâle couronne de cette blanche fiancée et à s'enivrer des adorations de cette mourante qui ne devait aimer personne après lui. Mais il était trop habile en ces matières pour ne pas se figurer qu'il devait employer les précautions les plus minutieuses, tant pour ne pas effrayer l'innocence de Minette que pour ne pas éveiller les soupçons d'Adolphina et de Capitaine. D'ailleurs, comme tous les hommes qui n'éprouvent absolument rien, il était admirablement apte à jouer le rôle d'un amoureux platonique et à s'accouder dans des poses à effet. Il pouvait d'autant mieux «contenir les élans de son coeur» que, tout déchu qu'il était, il avait encore su conserver deux ou trois maîtresses.

Jamais jeune homme de seize ans, amoureux de sa cousine, ne ramassa mieux les fleurs fanées et ne tressaillit en frôlant une robe de soie plus naturellement que ne le faisait Couturier, et ces plates comédies rendaient Minette folle de joie, car pour elle c'était l'amour même. Comme tous les roués, le comédien ignorait une seule chose: la passion vraie, et par conséquent il n'aurait pas pu se douter qu'il se donnait des peines inutiles.

Dès le premier moment, Minette s'était donnée à lui corps et âme en pensée; elle l'aurait suivi au bout du monde sans lui demander seulement: M'aimez-vous? et si Couturier lui avait dit: Je veux te tuer, elle n'aurait senti que du bonheur en tendant sa gorge au couteau. Il aurait pu la prendre dans ses bras, échevelée, et l'emporter où il aurait voulu, elle ne se serait pas détournée pour regarder derrière elle! Les gens vicieux ne croient jamais à ces amours-là, et c'est leur punition. Couturier se contentait de serrer à la dérobée la main de Minette, et il ne s'apercevait pas qu'elle recevait cette caresse banale comme une faveur inespérée. Une fois pourtant il la rencontra seule au théâtre dans une pièce peu éclairée, et elle le regarda avec un abandon si passionné, que Couturier la prit dans ses bras et posa sur sa bouche un long baiser. Toute renversée en arrière, Minette sentit son coeur battre un grand coup; tout son sang s'agita: elle crut mourir. Quelqu'un venait: Couturier, qui entendit du bruit, se sauva précipitamment, et Minette s'en alla avec le ciel dans son coeur.

A présent Minette avait trouvé ses vertes Florides; elle y marchait parmi les fleurs en écoutant chanter les oiseaux et murmurer les fontaines! Libre et joyeuse, elle allait, appuyée sur le bras du bien-aimé, livrant ses mains aux baisers, sa chevelure aux folles brises. Elle s'enivrait de parfums; elle s'arrêtait sous les berceaux de jasmins, pour y regarder passer les beaux papillons et les scarabées au corsage d'or. Elle se délassait au murmure des flots argentés; elle guérissait sa tête brûlante dans la fraîcheur des nuits d'étoiles. Quant à sa vie réelle, qu'était-ce auprès de ces rêves? Ses souffrances? Est-ce qu'elle les sentait seulement? Aimée, tout lui semblait doux, et son pénible travail de couturière et de brodeuse, et la servitude affreuse du ménage. Battue, meurtrie, prisonnière dans le bouge où sa mère buvait l'eau-de-vie, et où Capitaine fumait son brûle-gueule en chantant ses chansons infâmes, elle se trouvait heureuse, car l'espérance lui faisait un paradis, même de cette chambre, soudainement peuplée de visions riantes! Elle ne sentait plus sa poitrine déchirée, elle ne s'affligeait pas de sa toux opiniâtre, elle ne songeait qu'au bonheur de vivre! Le clown pouvait fredonner, dans les intervalles de ses colères, le Grenadier du régiment de Flandre; elle n'entendait que les hymnes des fées et les harpes de sainte Cécile!

Mais, hélas! il lui fallut bien sortir de cette extase pour entendre les cris qui éclataient dans son enfer, car de nouveaux événements y étaient survenus et rendaient sa vie tout à fait impossible. Depuis quelque temps Adolphina, devenue coquette, se parait d'une manière inusitée et ne rentrait presque plus à la maison. Les courts instants où elle y paraissait se passaient en querelles et en batailles abominables avec Capitaine. Le clown comprit qu'il était trompé, et s'abandonna à des fureurs insensées. La nouvelle passion d'Adolphina n'était déjà plus un secret pour personne; mais, comme toujours, Capitaine fut le dernier à apprendre qu'elle s'était follement éprise d'un jeune homme de dix-sept ans, écuyer au Cirque, et beau comme un enfant trouvé qu'il était. Au dire de la sauteuse, ce diable à quatre passait à travers les ronds de papier de soie avec une grâce qui devait faire rêver une femme! Toujours est-il qu'elle n'avait pas trop mal choisi, car son amant s'engagea dans l'armée quelques mois plus tard, et mourut en Afrique, officier de hussards et aide de camp d'un général. Capitaine battait et déchirait sa maîtresse sans obtenir un aveu; et Adolphina, que rien n'engageait plus à ménager son tyran, ne se faisait pas faute de lui rendre coups pour coups. Minette avait beau se jeter entre eux et tendre ses mains suppliantes, son père ou sa mère la foulait aux pieds sans plus s'inquiéter d'elle que si elle n'avait pas existé, et, leurs visages saignants, leurs cheveux arrachés, continuaient leurs luttes de bêtes fauves. Le plus souvent Minette, évanouie d'effroi et d'horreur, se trouvait seule quand elle revenait à elle.

Éperdue, elle se levait en versant des torrents de larmes, et sentait mille pointes aiguës déchirer sa poitrine. Elle s'épongeait le visage avec de l'eau froide, rajustait sa pauvre toilette fripée, et moitié folle, courait au théâtre, où elle retrouvait pour quelques heures sa vie d'enchantements, la musique, les lumières, et les poëmes animés, dont le héros était toujours celui dont la seule vue la faisait trembler de bonheur, et madame Paul son bon génie! Mais ces alternatives de terreur et de plaisir la laissaient brisée, sans souvenirs et sans force. L'harmonieuse pâleur d'une mort prochaine glaçait ses joues amaigries, ses prunelles s'éclairaient d'une flamme intérieure, et, comme une auréole, ses fins cheveux blonds frissonnaient dans une transparente lumière. Tout le monde le voyait, une année plus tard, cette douce enfant aurait fini de souffrir, et croisant ses mains délicates sur sa poitrine enfin apaisée, dormirait d'un calme sommeil.

Mais les cruels événements de sa vie n'étaient pas finis là. Voici le terrible drame auquel assistèrent un matin les locataires qui habitaient la rue de la Tour.

Après un tumulte épouvantable qui dura une demi-heure, et dans lequel se confondaient les cris de rage, les hurlements de douleur, les imprécations, le craquement des meubles qu'on brise et le bruit des vaisselles cassées, on entendit les vitres d'une fenêtre voler en éclats. Cette fenêtre était celle du logement où demeurait le clown. Les fragments des vitres tombèrent avec fracas sur les pavés et s'y émiettèrent; en une seconde tout le monde était dans la cour. On vit le châssis s'agiter comme si une personne faisait des tentatives désespérées pour l'ouvrir, et comme si une autre personne l'en empêchait avec violence. Enfin la fenêtre fut ouverte.

Adolphina parut, sanglante, percée de coups de couteau, les lèvres écumantes, terrible encore de l'effort affreux qu'elle venait de faire. Elle ouvrit la bouche comme pour parler, mais le sang l'étouffa; elle tournoya sur elle-même et retomba, cadavre inerte, contre l'appui de la fenêtre, sur lequel pendirent ses cheveux. Elle était morte. Alors seulement, on aperçut Capitaine dressé tout roide sur ses pieds, fou de fureur, les yeux sortis de leurs orbites, les cheveux hérissés. Ses manches de chemise étaient relevées sur ses bras tatoués de coeurs enflammés et de lacs d'amour; il tenait encore à la main le couteau avec lequel il venait d'assassiner sa maîtresse.

En voyant la cour pleine de monde, en entendant les cris qui le menaçaient, le clown bondit en arrière et se mit à tourner autour de la chambre comme un tigre forcé par les chasseurs. Avec sa force d'athlète, il traîna tous les meubles vers la porte, les entassa les uns sur les autres, et en fit une solide barricade. Il était temps. Déjà les crosses des fusils sonnaient sur le carreau dans le corridor. Alors, par un saut effrayant et qu'un clown seul pouvait tenter, car le logement était situé au troisième étage, Capitaine s'élança par la fenêtre. Il espérait tomber à terre sain et sauf, et s'enfuir, grâce à l'étonnement que causerait sa chute. Cette pensée avait traversé son esprit, et il l'avait exécutée en moins de temps que ne dure un éclair. Malheureusement pour lui, sa chemise s'accrocha à un gros clou enfoncé au deuxième étage, et le tint ainsi suspendu. Il entendait toujours crier; il sentait à quelques pieds au-dessous de lui la foule menaçante, il perdit complétement la tête et se débattit avec rage. La chemise céda, et vainement de ses mains étendues Capitaine chercha un point d'appui. Il tomba sur le pavé, mais non pas mort. Il avait le crâne ouvert, les deux jambes et une épaule brisées.

Au même instant Minette rentrait de la répétition. Elle se glissa dans la foule. D'un coup d'oeil elle vit sa mère morte, dont la tête échevelée pendait à la fenêtre, et son père gisant à ses pieds. Elle se dressa en arrière, étendit les mains et tomba sur le pavé inanimée, blanche elle aussi comme un cadavre, à côté du corps de Capitaine.

Ce fut seulement huit jours après que Minette, couchée dans un lit blanc à l'hôpital Saint-Louis, s'éveilla de son délire. Une bonne religieuse, la soeur Sainte-Thérèse, assise à son chevet, semblait épier ce moment, et se pencha vers elle avec sollicitude. Minette sentit en même temps une soif ardente et une horrible douleur dans sa tête, qu'assiégeaient à la fois tous ses souvenirs. Elle considérait avec étonnement la grande salle où elle était couchée, ce parquet ciré, ces nombreux lits aux rideaux blancs, ces bassins de cuivre, ces hautes fenêtres, ces infirmières allant et venant. La religieuse prit une mesure d'étain placée sur la table de nuit, remplit de tisane un gobelet et le tendit à Minette, qui but avidement.

—Ah! s'écria-t-elle, où est ma mère?

Tout le sang qu'elle avait vu le jour du fatal événement passa devant ses yeux, et avant que soeur Sainte-Thérèse eût eu le temps de lui répondre, la fièvre et le délire l'avaient reprise. Elle fut encore pendant quinze jours entre la vie et la mort. Le médecin en chef la soignait avec un zèle extrême, quoiqu'il se fût aperçu dès le premier moment que, si la fièvre pardonnait, la maladie de poitrine ne pardonnerait pas. Enfin le mal céda, et on put enlever la glace que Minette avait sur la tête, jour et nuit. Peu à peu le sentiment lui revint; mais elle était si pâle qu'elle faisait peine à voir, si faible qu'elle pouvait à peine articuler une parole, et elle toussait sans relâche. On était alors en février, et après l'avoir sauvée de la maladie aiguë, le médecin déclarait qu'en supposant les chances les plus heureuses, Minette ne vivrait plus six mois plus tard. Aussi la bonne soeur qu'elle avait intéressée voyait-elle surtout non pas un corps à sauver, mais une âme. Toutes les paroles échappées au délire de Minette, l'avaient non-seulement étonnée, mais alarmée. En effet, la jeune fille priait les fées de sauver son père et sa mère; elle se plaignait des sortiléges qui passaient sur eux et qui les rendaient méchants; elle embrassait son talisman en invoquant Couturier et madame Paul! Soeur Sainte-Thérèse pensa d'abord que c'étaient là des paroles incohérentes, produites seulement par une folie passagère; mais en remarquant chez sa petite malade la persistance avec laquelle revenaient les mêmes idées exprimées de la même façon, elle se prit à craindre que Minette n'eût reçu aucune éducation religieuse, et se promit d'amener à Dieu, si elle pouvait, cette pauvre brebis égarée.

Minette approchait assez de son rétablissement pour pouvoir supporter une émotion; mais le médecin avait recommandé avec une extrême sévérité de ne lui jamais faire savoir comment sa mère était morte, insistant sur ce point qu'une révélation pareille la tuerait à l'instant. La première fois qu'elle fit sa question habituelle, en demandant où étaient ses parents, la soeur la regarda avec une commisération profonde.

—Hélas, mon enfant, dit-elle, vous ne devez plus les revoir qu'au ciel!

—Au ciel! murmura Minette. Mais pourquoi ma mère était-elle ainsi étendue contre la fenêtre, les cheveux dénoués? Pourquoi mon père était-il couché dans la cour au milieu du verglas? Pourquoi cette foule criait-elle? Et qui les a conduits au ciel; pourquoi y sont-ils montés sans moi?

—Mon enfant, répondit la religieuse stupéfaite, Dieu nous y rappelle quand il lui plaît, et nous ne pouvons que nous soumettre à ses décrets.

—Dieu! répéta Minette avec étonnement. Puis elle ajouta: Ah! sans doute quelque mauvais sort les tourmente, mais si je pouvais voir ma chère fée Paul, elle les délivrerait, allez! et s'ils sont vraiment dans le ciel, elle m'y mènerait avec elle! Oui, voyez-vous, quand même il faudrait traverser les forêts pleines de démons! elle étendrait sa baguette, et elle rallumerait la lumière des étoiles! Et lui, lui, madame, il la défendrait bien contre les enchanteurs! Et puis, tenez, j'ai un talisman!

Et Minette, écartant sa chemise, montrait l'amulette qu'elle avait au cou. Puis, apercevant le chapelet de soeur Sainte-Thérèse, auquel pendait un crucifix de cuivre.

—Ah! dit-elle, est-ce aussi un talisman que vous avez là?

—Eh quoi, s'écria la soeur tout effrayée, ne connaissez-vous pas l'image du Sauveur, de celui qui est mort sur la croix pour racheter les péchés des hommes?

Soeur Sainte-Thérèse, avec une piété fervente, sut apitoyer sur le sort de la jeune fille qu'on avait déshéritée du pain de l'âme le vénérable aumônier de l'hôpital Saint-Louis. Il voulut parler à Minette qui se levait déjà et commençait à pouvoir marcher hors de la salle. En quelques conversations d'une simplicité et d'une élévation angéliques, il essaya de lui faire entrevoir les mystères de la religion. Minette écoutait avec enthousiasme tous les récits de ce digne homme qui se sentait surpris de trouver dans une enfant idolâtre une âme toute chrétienne et pleine de vertus. Elle s'attendrissait partout avec le prêtre, son coeur agonisait au jardin des Olives, et elle pleurait avec les saintes femmes sur les pieds sanglants du Christ; mais, hélas! jamais elle ne put concevoir la vérité des histoires divines, et cesser de les confondre avec les fictions de la poésie. La lumière avait pénétré dans son esprit sans en chasser les folles visions; aussi celui qui voulait être son père spirituel attendait-il que ces ténèbres se furent dissipées pour verser sur le front de Minette l'eau sainte du baptême. La jeune fille était devenue chère aux religieuses par son inaltérable douceur. Elle avait demandé les objets nécessaires pour broder, et pendant les deux mois qu'elle passa encore à l'hospice, elle acheva une nappe d'autel qui excitait l'admiration de ces pieuses filles.

Si leurs voeux et ceux de l'aumônier avaient pu être exaucés, Minette serait entrée dans une maison religieuse pour y passer le temps nécessaire à son éducation chrétienne. Mais comme Capitaine n'avait survécu que quelques heures à sa chute, le sort de Minette avait dû être immédiatement fixé. Le directeur de la Gaîté avait obtenu qu'elle restât au théâtre en vertu de l'engagement signé pour elle par sa mère; et, à défaut de tous parents, on lui avait donné pour tuteur M. Lefèvre, le mari de la brodeuse qui demeurait dans la maison rue de la Tour. Lui et sa femme vinrent plusieurs fois voir Minette en lui apportant des friandises et des fleurs, et enfin, comme elle était tout à fait guérie de sa fièvre, M. Lefèvre, après avoir pris l'avis du médecin, se décida à emmener sa pupille. Soeur Sainte-Thérèse voulut expliquer à l'artisan qu'il ferait une oeuvre méritoire en facilitant à la jeune fille les moyens de continuer à s'instruire des vérités religieuses, et de recevoir les sacrements. Mais aux premiers mots que lui répondit Lefèvre, elle comprit qu'elle devait renoncer à l'espoir de convaincre ce brave homme, profondément voltairien. Minette aurait ressenti un cuisant chagrin en disant adieu aux bonnes soeurs, et en quittant la triste et grande maison où, pour la première fois de sa vie, elle avait trouvé le calme, si elle avait pu croire à la mort de ses parents, mais rien ne l'avait persuadée. Avant le jour où elle s'était évanouie sur le corps de son père, elle n'avait jamais vu la mort, et ce mot affreux n'avait aucune signification pour elle. Comme le seul livre qu'elle avait lu, comme les féeries dans lesquelles elle vivait au théâtre, les paroles du prêtre, qu'elle n'avait que vaguement comprises, lui avaient enseigné que toutes les épreuves sont passagères. Rien ne pouvait lui ôter de l'idée qu'elle reverrait ses parents, non pas tels qu'elle les avait laissés, mais redevenus bons et aimants, pareils enfin à ces personnages des drames qui dépouillent tout à coup les haillons du vice et de la misère, pour apparaître souriants, étincelants de beauté et de jeunesse, et le coeur plein de joie.

—Mais, disait-elle au prêtre, ne m'assuriez-vous pas que ceux qui sont morts se relèveront pour goûter d'éternelles délices? Eh bien! si quelque bon génie a eu pitié d'eux, peut-être m'attendent-ils maintenant pour me faire partager leur bonheur?

N'ayant pu comprendre ni la mort ni la vie future, elle appliquait à notre vie terrestre toutes les diverses espérances de résurrection et d'existence purifiée qui nous donnent la force de supporter tous les maux. De même, elle prenait dans un sens purement matériel les saintes paroles qui nous montrent l'humilité et la résignation comme les plus puissantes de toutes les armes; aussi avait-elle hâte de revoir madame Paul, de qui sa superstition faisait un véritable ange du ciel. Elle ne savait pas que, pour porter le glaive à la main et la flamme au front, les âmes angéliques doivent avoir laissé à la terre leur dépouille mortelle. Elle croyait que sa bonne fée calmerait le feu qui lui brûlait la poitrine, puis, qu'elle la prendrait dans ses bras et la porterait jusqu'au pays inconnu où l'attendaient les baisers de sa mère. Les nuages et les flots obéiraient, les rochers s'entr'ouvriraient pour laisser passer la belle enchanteresse. Et puis Minette rêvait aussi de le retrouver, lui à qui elle s'était donnée, en tout ce qu'elle connaissait d'elle-même, lui aux pieds de qui elle aurait voulu verser en une fois, comme le parfum d'un vase, tout le trésor de sa délicate jeunesse.

Soeur Sainte-Thérèse craignait beaucoup pour elle l'impression que lui ferait la vue des vêtements de deuil, modestes, mais très-convenables, qu'on lui avait apportés. Elle n'avait voulu les lui montrer qu'au dernier moment, mais, ce moment venu, il fallait bien que Minette les mit pour sortir. Quoi que la bonne soeur eût supposé, les paroles de l'enfant furent bien autrement navrantes.

—Oh! la belle robe! c'est pour moi? s'écria-t-elle avec admiration. La pauvre petite ne savait pas ce que c'est que de porter le deuil; jusqu'alors on l'avait affublée de si misérables haillons, que la vue d'une robe de mérinos noir, d'un col et d'un bonnet en crêpe noir ne l'attristait pas! Elle ne s'était pas figuré qu'elle ne posséderait jamais, en dehors du théâtre, bien entendu, une aussi riche toilette! Elle embrassa mille fois soeur Sainte-Thérèse en lui disant adieu, et celle-ci lui donna un petit crucifix de cuivre pareil à celui qu'elle portait elle-même à son chapelet.

—O ma chère fille, lui dit-elle en la serrant dans ses bras et en lui tendant l'image du Christ; voilà le véritable talisman, le seul qui guérisse toutes les angoisses!

Une dernière fois encore, Minette tendit son front à la bonne soeur, et elle partit avec M. Lefèvre. Une demi-heure après, elle était de retour dans la maison où s'était écoulée sa triste enfance. Elle eut un serrement de coeur devant la porte du logement qu'elle avait habité avec ses parents, et demanda à M. Lefèvre la permission d'y entrer pour revoir les objets au milieu desquels elle avait vécu.

—Ma pauvre enfant, lui dit l'ouvrier, j'y consentirais bien volontiers, mais aucun de ces objets-là n'existe plus, pour toi du moins. A la mort de tes parents, il a fallu vendre leurs meubles pour payer les dettes qu'ils avaient laissées.

—Ah! dit Minette avec l'accent d'un vif regret.

—Ma foi oui, continua Lefèvre, on a mis un écriteau, et le logement a été loué tout de suite: tiens, à un acteur de ton théâtre, je crois, un chauve, pas jeune!

Certes, lors même qu'une fatalité invincible ne l'eût pas poussée à suivre sa destinée, Minette n'aurait pas reconnu à ce portrait, exact pourtant, le beau Couturier, l'idole de sa secrète passion.

—Ainsi, reprit-elle avec un air de doute, c'est bien vrai, mes parents sont morts? C'est-à-dire, n'est-ce pas, que je ne les reverrai jamais?

—Hélas! dit Lefèvre, tu n'as plus d'autre famille que nous, ni d'autre maison que la nôtre. Mais viens, ma femme t'attend.

Ils montèrent les quelques marches et entrèrent. Madame Lefèvre vint au-devant de Minette, qui fondit en pleurs, car, en voyant sa maîtresse d'apprentissage, elle retrouva mille souvenirs de son enfance et de sa mère. La brodeuse fit à Minette un excellent accueil, et lui montra toute la bienveillance possible. Son mari avait tellement insisté auprès d'elle et auprès des ouvrières sur les recommandations du médecin, qu'il ne fut fait de près ni de loin aucune allusion à l'événement tragique par lequel avait péri Adolphina. Madame Lefèvre était d'ailleurs une très-bonne femme, n'ayant qu'un seul défaut, celui d'aimer l'argent avec idolâtrie; et encore cette passion était-elle excusable chez elle, car elle avait deux fils, pour lesquels elle rêvait un bel avenir; aussi comprenait-on la rapacité avec laquelle elle essayait d'entasser un trésor sou à sou.

—Ma petite, dit-elle à Minette, ici tu ne rouleras pas sur l'or, mais du moins tu ne seras ni injuriée ni battue. Tu auras pour te nipper tes petits appointements du théâtre, dont tu disposeras à ta guise. En attendant, voici un peu d'argent qui te revient sur la vente. Tu es si habile ouvrière, que ton travail chez nous suffira à ton entretien et à ta nourriture; mais, dame! il faudra piocher ferme.

Le logement, situé au quatrième étage, était trop exigu pour qu'il fût possible d'y coucher une personne de plus. Lefèvre avait donc loué au-dessus, au cinquième, une toute petite mansarde dans laquelle il avait mis un lit de fer et une petite commode antique. Madame Lefèvre prit Minette par la main, et la mena voir cette chambre qui devait être la sienne, puis elle lui donna la liberté d'aller au théâtre. C'était justement l'heure de la répétition. Minette entra au foyer, où on s'empressa autour d'elle avec tout le respect inspiré par son malheur. Son premier regard tomba sur Couturier, un nuage passa devant ses yeux, et elle s'évanouit presque. Madame Paul la prit sur ses genoux, et la réchauffa à force de baisers.

—Ah! chère Paul, dit la jeune fille, n'est-ce pas que je reverrai ma mère? N'est-ce pas que tu me conduiras vers elle?

—Oui, oui, mon enfant, répondit l'actrice.

—Bientôt, n'est-ce pas, tu me le promets?

—Oui, bientôt, je te le jure.

En prononçant ces derniers mots, madame Paul pouvait à peine cacher l'émotion qui faisait trembler sa voix. Car elle venait de regarder Minette, si pâle et de nouveau si amaigrie, et elle se disait que bientôt, en effet, la pauvre enfant serait près de sa mère.

Le directeur vint aussi parler affectueusement à Minette.

—Ma chère petite, lui dit-il, tu auras au moins quinze jours de liberté, et je suis heureux que tu puisses les consacrer à ta douleur. Soigne-toi et repose-toi bien pendant ce peu de temps-là! J'aurais voulu t'en laisser davantage, mais c'est impossible. Je donne une grande pièce pour laquelle tu m'es indispensable, et où tu joueras pour la première fois le rôle de jeune fille. Je veux que tu y sois charmante, et ta bonne amie que voilà m'a promis de t'aider de ses conseils.—Tout en rougissant, Minette remercia de son mieux, et madame Paul, qui n'avait plus affaire au théâtre, voulut la reconduire elle-même. Elles sortirent donc sans que Couturier pût adresser un mot à Minette, mais il avait vu l'évanouissement de la jeune fille causé par sa seule présence; il étouffait de joie et d'orgueil. Il se mit à marcher avec agitation dans le foyer, en passant fiévreusement ses mains dans ses rares cheveux.

—Tiens, lui dit un de ses camarades, qu'as-tu donc, le beau
Couturier
! Est-ce que tu médites un crime?

—Oh? dit l'amoureux en souriant avec l'adorable fatuité qui avait fait sa gloire, je médite toujours un crime!

Il faisait un beau soleil, quoique l'air fût encore froid; on était au milieu d'avril. Madame Paul monta dans un fiacre avec Minette, et la conduisit au cimetière. Elle savait, elle, comme il fallait parler à cet enfant pour ne pas heurter les illusions qui la consolaient. Elle fit ce que le prêtre n'avait pas pu faire; elle fit comprendre à Minette, autant que cela était possible, l'idée de la mort et l'idée de l'âme. Elles étaient arrivées devant la croix de bois qui indiquait la tombe d'Adolphina.

—Ainsi, dit Minette, en répondant à madame Paul et en montrant la terre à ses pieds avec un geste d'effroi, ma mère n'est pas là, n'est-ce pas?

—Non, dit l'actrice; mais puisque tu sais maintenant des prières, c'est ici que tu prieras pour elle. Mais, jamais seule! Nous y viendrons ensemble!

—Oui, répondit Minette.

Madame Paul bénit alors les circonstances qui avaient laissé cette jeune âme s'égarer dans un monde tout idéal, car, grâce à cette ignorance de tout, Minette, qui avait si peu de temps à vivre, ne saurait jamais qu'elle était la fille d'un criminel. Elle s'agenouilla sur la terre humide, et fit une courte prière. Minette l'imita. Puis elles partirent, et, après avoir cordialement embrassé sa protégée, madame Paul la quitta seulement à la porte de madame Lefèvre.

—Cher trésor, dit-elle, puisque tu m'appelles ta bonne fée, ne m'oublie jamais quand tu auras du chagrin.

—Oh! murmura Minette, jamais! Quand je souffrirai trop, je me mettrai à genoux, et je t'appellerai. Je suis bien sûre que tu sauras toujours venir à mon secours!

Et elle entra dans la maison, tandis que madame Paul lui envoyait pour dernière consolation son charmant sourire.

Et maintenant, avant d'écrire les dernières lignes de cette histoire (car le dénoûment en fut trop horrible pour ne pas devoir être raconté en quelques mots), j'ai besoin de rappeler au lecteur que c'est la réalité elle-même qui nous montre certaines existences vouées tout entières à une infortune imméritée et implacable. N'est-ce pas là l'irréfutable argument que Dieu nous donne pour prouver que tout ne finit pas à la tombe! Ce qu'avait souffert jusqu'alors la jeune fille que je tâche de faire revivre n'était rien auprès de ce qui lui restait à endurer, car elle devait mourir comme elle avait vécu, martyre.

Encore toute tremblante pour ainsi dire du coup qui avait failli la briser, troublée par les souvenirs qui abondaient dans sa tête brûlante, agitée par les mille idées confuses qui s'y pressaient au milieu des rêves et voulaient ouvrir leurs ailes encore captives, affaiblie par le mal qui la tuait, exaltée par l'amour tyrannique qui s'était emparé de tout son être, Minette s'était remise à sa vie laborieuse, et travaillait avec un acharnement qui aurait satisfait une maîtresse plus exigeante encore que madame Lefèvre. Pendant tout le jour, elle brodait avec cette activité fébrile qui endort la pensée, et, ne voulant songer à rien, elle s'absorbait dans cette tâche, qui, heureusement, demandait assez d'application et d'attention délicate pour endormir son âme. Elle avait beau s'apercevoir que sa force la trahissait, car, à peine levée, elle sentait ses membres engourdis par la fatigue et luttait contre de dévorantes envies de sommeil, elle avait beau retirer de ses lèvres son mouchoir, taché par de légers filets de sang, elle persistait, s'enivrant de la fatigue elle-même, jusqu'à ce que les feuillages et les fleurs de sa broderie arrivassent à l'affoler et à lui faire perdre le sentiment des choses extérieures. Ravie de cette application effrénée, madame Lefèvre se montrait très-bonne envers l'orpheline, car, les intérêts d'argent sauvegardés, elle était au demeurant, comme je l'ai dit, la meilleure femme du monde. Pendant les repas, tout le monde était affectueux pour Minette, et le soir, on lui laissait la meilleure place près de la lampe. La journée finie, elle montait à sa petite mansarde, engourdie par la lassitude, s'agenouillait devant son crucifix de cuivre en récitant les prières que l'aumônier de Saint-Louis lui avait apprises, et s'endormait de ce sommeil des malades que peuplent des songes accablants. C'est alors que tous les prestiges de féerie apparaissaient devant elle en se mêlant d'une façon douloureuse à sa propre histoire, et chaque nuit le même rêve venait la jeter dans l'épouvante. Après avoir traversé mille embûches, avoir échappé à la dent des lions et aux maléfices des génies cachés dans les noires forêts, après avoir atteint le rivage sauveur malgré la fureur des flots battus par la tempête, après être sortie vivante des flammes débordées, elle arrivait enfin dans une clairière sauvage où la pluie tombait à torrents et où flamboyaient les éclairs. Là, son père était couché, comme elle l'avait vu, sans mouvement. A côté de lui Adolphina, le visage sanglant, les cheveux épars, tournait vers Minette ses yeux éteints. Des monstres aux gueules enflammées, aux dents menaçantes, allaient s'élancer vers eux pour les déchirer. En vain Couturier, couvert d'une armure d'or, agitait son épée pour les mettre en fuite; en vain madame Paul, accourue dans les airs sur une nuée étincelante, étendait sa main protectrice; les parents de Minette ne pouvaient être sauvés que par elle, car elle seule possédait le talisman qui pouvait mettre en fuite les visions infernales.

Ce talisman, c'était l'amulette que lui avait donnée madame Paul.

Mais au moment où elle voulait y porter la main, une femme que Minette revoyait chaque nuit avec les mêmes traits, se dressait devant elle, et, la glaçant de frayeur, la forçait à rester immobile. Alors elle s'éveillait, les yeux rouges, le gosier brûlant, et comme étouffée. Même après qu'elle avait ouvert sa fenêtre, il se passait cinq ou six minutes avant qu'elle pût respirer avec liberté, et alors elle toussait si longtemps que parfois elle tombait inanimée sur le bord de sa couchette. La femme que Minette voyait ainsi était belle, mais de cette beauté cruelle et funèbre que nous attribuons aux divinités farouches. Sa haute taille, sa pâleur, ses yeux et ses cheveux noirs comme la nuit, ses lèvres menaçantes, ses mains et ses bras blancs comme un linge, la faisaient ressembler à ces magiciennes qui composent leurs philtres aux mouvantes clartés de la lune.

Quand Minette n'était pas obsédée par ce rêve, alors c'en étaient d'autres encore plus sinistres, dans lesquels cette ennemie inconnue la poursuivait toujours. Tantôt elle enfonçait un couteau dans la poitrine de la jeune fille, qui sentait le froid de l'acier; tantôt elle laissait échapper de sa main un serpent qui se glissait dans le sein de Minette et lui mordait le coeur. Minette torturait sa mémoire pour se rappeler quelle était la personne dont le spectre la tourmentait ainsi, et ses efforts restaient toujours inutiles, car en effet elle n'avait jamais vu cette femme. Mais quand le drame de leur vie se presse vers son dénouement, les âmes exaltées reçoivent presque toujours le don de voir dans un avenir prochain, soudainement éclairé par des pressentiments funestes. Voici comment ceux de Minette se réalisèrent.

Elle quittait ses hôtes et remontait chez elle vers dix heures. Un soir d'orage, que le vent souillait avec force, elle eut tellement peur dans sa chambre qu'elle eut envie de redescendre chez madame Lefèvre; mais elle recula à l'idée de l'éveiller. N'osant pas non plus se coucher, elle se mit à travailler à une broderie commencée, sans faire un mouvement et sans lever les yeux. Plus le temps s'écoulait, plus son malaise augmentait, car ses songes étaient devenus cette fois des hallucinations qui la tourmentaient même dans la veille. Aussi s'aperçut-elle avec un véritable désespoir que sa bougie finissait et qu'elle allait rester plongée dans l'obscurité. Elle résolut alors de descendre dans la rue, quoiqu'il fût près de minuit, pour acheter elle-même d'autres bougies, et elle y courut avec le courage fiévreux que donne pour un instant l'excessive frayeur. Comme elle remontait l'escalier, en passant sur le carré du troisième étage, une habitude invincible lui fit tourner les yeux vers la porte du logement qu'elle avait habité avec ses parents. Il y avait de la lumière dans ce logement, dont la porte était entr'ouverte, et Minette aperçut à l'entrée de la première pièce, Couturier, qui l'appelait par un geste silencieux. Sans plus réfléchir que l'oiseau fasciné, elle courut vers son amant. La lumière était déjà éteinte. La porte se referma, Minette, enlacée par les bras de Couturier, retrouva l'impression poignante que lui avait causée au théâtre le premier baiser qu'elle avait reçu, et dont elle avait failli mourir.

Elle s'était donnée comme se donne une vierge amoureuse, sans calcul, sans regret, sans lutte possible. Pendant les premiers jours de cette liaison, il lui semblait qu'elle venait de naître, tant elle était heureuse! Quelques instants avant l'heure où Couturier rentrait du théâtre, elle descendait chez lui en retenant son souffle. Les minutes lui semblaient des siècles; elle se jetait au cou de son amant comme s'il lui eût apporté la vie, et il lui jouait si bien la comédie de la passion qu'elle se croyait adorée. Mais, qui ne le devine? bientôt Minette subit le sort des pauvres créatures liées à des hommes sans coeur; elle ne fut plus qu'une victime et un objet dédaigné. Elle retrouva avec horreur l'image de son père dans le misérable toujours ivre et furieux qu'elle ne pouvait s'empêcher d'aimer. Presque toujours, elle remontait chez elle le matin glacée et mourante, les yeux perdus, après avoir attendu inutilement toute la nuit Couturier, qui n'était pas rentré. Il ne la voyait plus que pendant quelques instants, à de rares intervalles, pour la brutaliser et lui voler le peu d'argent qu'elle possédait. Il lui avoua même cyniquement qu'il avait un autre amour, et poussa la cruauté jusqu'à se faire parer par Minette elle-même, quand il allait voir la femme pour qui il l'avait abandonnée. Madame Lefèvre ne tarda pas à s'apercevoir de l'intelligence de sa pupille avec Couturier; mais poussée par son avarice, qui l'engageait à ne pas perdre sa meilleure ouvrière, elle ne dit rien. Seulement, elle manifesta dès lors à Minette autant de haine qu'elle lui avait jusque-là montré d'amitié, et l'accabla de travail sans vouloir remarquer l'épuisement de ses forces. Arrivée à la suprême sérénité du désespoir, Minette qui crachait le sang et sentait son courage s'évanouir tout à fait, s'élançait en idée vers la région où elle devait retrouver sa mère, et ne vivait plus que par ses aspirations ardentes.

C'est alors qu'elle reçut, avec un petit mot aimable du directeur de la Gaîté, un bulletin de répétition pour la pièce nouvelle. L'ouvrage était prêt, car il avait été monté et mis en scène pendant que Minette était à l'hôpital. On devait reprendre les répétitions pendant une huitaine de jours seulement, tant pour elle que pour une actrice nouvellement engagée, nommée Bambinelli. Cette Italienne arrivait de Marseille, précédée d'une grande réputation à plus d'un titre, car elle s'était enfuie de Milan quelques années plus tôt, sous l'accusation d'avoir empoisonné un officier autrichien. Lorsqu'en la voyant, Minette reconnut la menaçante beauté qui avait si cruellement désolé ses rêves, elle comprit qu'il allait se passer quelque chose de terrible, car la Bambinelli était la nouvelle maîtresse de Couturier. Aux regards pleins de haine que cette femme lui jeta d'abord, la jeune fille se sentit perdue. Elle jouait le rôle de l'héroïne dont la destinée se débattait entre la bonne et la mauvaise fée, madame Paul et la Bambinelli! Celle-ci, qui savait avoir eu Minette pour rivale, car Couturier avait habilement fait valoir son prétendu sacrifice, la traitait avec le dédain le plus insultant, et semblait réellement lui adresser les menaces et les injures que contenait son rôle. Parfois ses regards et ses gestes causaient à Minette un tel malaise qu'elle fondait en larmes, et se jetait dans les bras de son amie, qui seule avait le don de la consoler.

Il y avait dans la nouvelle féerie un vol assez dangereux; on imposait alors aux actrices des petits théâtres ces exercices périlleux que les danseuses et les mimes exécutent seuls aujourd'hui. Cette fois encore, Minette devait traverser le théâtre à une très-grande hauteur, suspendue par des fils de fer. Chaque fois que cela fut essayé, elle ressentit malgré elle un effroi inconnu, car il lui semblait que les yeux de son ennemie l'attiraient en bas, et devaient la précipiter. Mais la présence de madame Paul la rassurait. Pourtant le soir de la première représentation arrivé (après une belle journée de mai), le coeur lui manqua à ce moment. Elle ne put trouver madame Paul qui était malheureusement occupée à un changement de costume et se vit dédaigneusement toisée par Couturier qui passait dans les coulisses. Elle alla à lui.

—Je t'en supplie, embrasse-moi, lui dit-elle en lui prenant la main dans ses petites mains, et avec une expression qui eût fait pleurer les anges.

Comme le machiniste Simon venait accrocher les fils de fer à la ceinture de cuir cachée sous sa robe, Minette crut voir un regard affreux échangé entre lui et la Bambinelli. Involontairement, elle ferma les yeux en entendant la réplique qui précédait son apparition aérienne. Il se fit un bruit épouvantable, et il sembla à tous les spectateurs que pendant une seconde il avait fait nuit dans la salle. Les anciens habitués du boulevard se rappellent encore ce sinistre événement arrivé en 1829 et l'horreur qu'il excita. Les fils de fer s'étaient rompus; Minette était brisée, morte sur les planches. Le sort de cette Psyché inconnue ne fut-il pas celui de la Poésie ignorante d'elle-même, toujours assassinée par les violences brutales de la vie?

SYLVANIE

Il y a aux portes de Paris, à Villeneuve-Saint-Georges, de beaux paysages au milieu desquels la Seine se déroule si blanche et si limpide qu'on la prendrait pour la Loire, et sur les bords enchantés du fleuve, des châteaux si paisibles et si bien entourés de parcs touffus, qu'on les croirait ensevelis dans les solitudes féodales de l'Allier ou du Berry.

Par une chaude soirée de mai, où le soleil noyait d'or toute la campagne, au fond d'une de ces retraites quasi-royales que le voyageur admire en passant, deux personnes étaient réunies dans un petit salon situé au premier étage et donnant sur le parc assombri par les masses bleuâtres des arbres séculaires.

L'une de ces deux personnes était une femme de trente-cinq ans, encore belle, qui, depuis quelques instants déjà, semblait lutter silencieusement contre l'obsession d'une crainte amère.

Par intervalles, elle jetait de longs regards pleins de tendresse et de mélancolie sur Raoul de Créhange, son fils, beau jeune homme de dix-huit ans à peine, qui, assis les bras nus devant un petit piano moderne, promenait avec distraction ses doigts sur le clavier, et semblait trahir ses pensées intimes par des mélodies confuses et inachevées. On voyait que madame de Créhange avait dû être d'une beauté parfaite. Elle était brune; ses traits fins et arrêtés, ses cheveux abondants, ses grands cils, sa lèvre supérieure légèrement estompée, sa bouche rouge comme une fleur, ses dents blanches, et deux ou trois signes noirs jetés au hasard sur ses joues comme les mouches du XVIIIe siècle, tout en elle contribuait à répandre ce charme infini qui émane des femmes brunes, quand l'expression de leur visage n'est pas trop dure ou trop sensuelle. On ne pouvait pas même reprocher à cet ensemble harmonieux le léger embonpoint amené par l'âge; car il aidait encore à faire ressortir, par une heureuse opposition, les extrémités finement attachées et la grâce calme des mouvements.

Raoul de Créhange était le portrait exact de sa mère, que cette ressemblance rendait justement orgueilleuse. Seulement, la bouche de Raoul avait les extrémités plus spirituelles, ses yeux jetaient plus de flammes, son front était plus large et plus développé, et ses cheveux épars étaient de cette belle nuance d'un blond foncé que tous les peuples nous envient.

Fille unique et dernière héritière d'une famille riche et noble, mademoiselle Noémi de Geffré avait épousé à quinze ans, par amour, un jeune homme beau, riche et noble comme elle. Deux ans après, aux plus belles heures de cette union charmante, M. de Créhange était mort, enlevé tout à coup par une maladie cruelle. Désormais inconsolable, madame de Créhange avait concentré sur Raoul toute sa tendresse et n'avait vécu que pour lui. Comme tous les enfants bien nés, il était déjà un enfant accompli. Il grandit sans aucune de ces timidités farouches et de ces demi-misères qui courbent le front des jeunes hommes de ce temps. A seize ans, Raoul était un homme fait, heureux, fort, croyant à tout, aimant la vie, montant les chevaux les plus fougueux, tirant l'épée comme un vaillant, et comprenant tous les arts dans leur plus délicate essence.

Mais, depuis près d'une année, un grand changement s'était manifesté dans ce caractère si insoucieux. Tout à coup, Raoul était devenu sombre et taciturne; il se plongeait dans de longues rêveries et négligeait tous les exercices du corps. De là venaient la tristesse et le chagrin de madame de Créhange, qui d'avance tremblait pour sa chère idole, et n'osait plus se sentir heureuse. C'est là ce qui lui faisait épier avec une sollicitude inquiète la rêverie de son fils au moment où nous avons commencé ce récit.

Bientôt les doigts distraits de Raoul cessèrent de faire résonner les touches du piano. Le jeune homme laissa tomber les bras le long de son corps, et, les yeux fixés au ciel, s'absorba longtemps dans la contemplation muette des splendeurs du soleil couchant. Sa mère se leva de son fauteuil sans que Raoul détournât les yeux, et vint prendre une de ses mains, qu'elle tint dans les siennes.—Raoul! dit-elle, d'une voix douce.

Le jeune homme s'éveilla comme d'un songe et baisa avec effusion les mains de sa mère. Madame de Créhange se rassit, et quand son fils se fut posé à ses pieds, sur un petit tabouret de tapisserie, elle jeta sur lui un regard plein de ces trésors d'affection qui devraient désarmer le sort, puis elle parut faire un grand effort sur elle-même, et enfin, elle parla:—Raoul, dit-elle, tu sais combien je respecte ta liberté. Je ne veux avoir des mères que la tendresse. Mais ne dois-je pas aussi partager tes peines, moi qui t'ai dû toutes mes joies?

Et en parlant ainsi, madame de Créhange priait si bien, avec le regard et la voix, qu'elle était irrésistible. Elle continua.—L'amour, n'est-ce pas?

—Oui, répondit le jeune homme d'une voix altérée. Oh! ma mère! ma mère! ajouta-t-il avec des sanglots, ayez pitié de moi! si vous saviez comme je souffre!

Raoul semblait près de succomber à son émotion, ses yeux secs le brûlaient. Mais enfin, il put pleurer; il baissa la tête et versa des torrents de larmes. Quand il revint à lui, il appuya son front dans ses deux mains, et s'écria au milieu de ses sanglots:

—Sylvanie! Sylvanie!

Madame de Créhange prit la tête de Raoul dans ses mains, et à plusieurs reprises lui baisa le front avec une terreur folle.

—Malheureux enfant! s'écria-t-elle. Madame de Lillers? Ah! mieux vaudrait une courtisane! elle n'a pas de coeur!

Madame de Créhange n'osait rien dire pour consoler Raoul; elle voulut du moins pleurer avec son fils. Elle pleurait et leurs larmes se mêlaient dans le silence.

On frappa à la porte. C'était Julien de Chantenay, le meilleur ami de Raoul de Créhange et de sa mère. Raoul essuya ses larmes et s'enfuit précipitamment.

—Julien, Julien, dit madame de Créhange, voyez mon pauvre enfant; oh! comme il est malheureux! il aime… O Julien, savez-vous qui? Sylvanie de Lillers! allez le consoler, n'est-ce pas? Il faut qu'il vous dise tout. Oh! il ne refusera pas, j'en suis sûr, il vous aime tant!

—Hélas! madame, répondit Julien, vous réveillez toutes mes craintes. Notre pauvre Raoul est perdu. Vous connaissez madame de Lillers; vous savez son admirable beauté, sa pâleur qui la fait ressembler à une morte. Eh bien! jamais aucune émotion n'a mis de roses sur ce visage impérieux; ses dents sont des perles, mais elles n'ont jamais souri. Ses yeux verts et profonds comme la mer ne s'animent jamais sous l'arc inflexible de ses sourcils, et le vent lui-même ne ride pas ses magnifiques cheveux. Tout est mystère chez cette femme. Quand M. de Lillers mourut, à la suite d'un duel toujours inexpliqué, la belle Sylvanie n'a pas sourcillé en voyant la tête sanglante et fracassée de celui qui la rendait heureuse. Hélas! voilà la femme que Raoul aime d'un tel amour!

—Ah! qu'ai-je fait! s'écria madame de Créhange frappée d'une réflexion soudaine, elle doit venir ici, elle! et c'est demain même. O Julien, j'ai pu ordonner une fête et inviter madame de Lillers, j'étais donc folle! Mais non, certes, je ne veux pas voir cette créature maudite. Grâce au ciel, il est encore temps de prévenir ce nouveau malheur: je vais écrire!

—N'en faites rien, madame. Au point où en est venue la passion de ce malheureux enfant, l'absence est funeste. La froideur de Sylvanie le déchire, mais il meurt en ne la voyant pas.

—Mon Dieu! mon Dieu! s'écria encore madame de Créhange, véritablement désolée et semblable à une Niobé qui voit tomber son dernier enfant.

Julien descendit à la hâte et se mit à chercher Raoul qui était allé cacher sa profonde tristesse sous les épais massifs du parc. Il faisait alors tout à fait nuit, et la lune argentait faiblement les contours des feuillages découpés.

Julien de Chantenay était, dans toute la rigueur du mot, un gentilhomme. Il terminait dignement une race illustre. Une entière conformité de goûts et d'idées l'avait rapproché de Raoul, auquel, malgré une assez grande différence d'âge, il avait voué une amitié toute fraternelle. Plus tard, quand il connut madame de Créhange, il ne put résister aux charmes de sa beauté et de son esprit, et en devint éperdument amoureux. Ce fut une de ces passions qui remplissent la vie et la brûlent jusqu'au dernier soupir. Mais Julien savait le coeur de madame de Créhange fermé à tout amour; il ne parla jamais. La noble femme sut apprécier ce silence et voua à Julien une amitié inaltérable. Au milieu de cette famille de son choix, Julien de Chantenay vécut aussi heureux qu'on peut l'être avec une passion sans espoir, jusqu'au jour où une autre passion plus fatale encore le fit trembler pour Raoul, qu'il chérissait comme son seul ami, et aussi comme l'enfant d'une femme idolâtrée.

Raoul s'était assis sur un vieux banc de pierre, humide et couvert de mousse. Julien le prit par le bras et le ramena au château à pas lents. Quand les deux jeunes gens furent rentrés et installés dans la chambre de Raoul; quand les bougies brillèrent dans les flambeaux d'argent, et jetèrent leurs vives lueurs sur la tenture de Perse aux fleurs luxuriantes, Julien parla le premier, en posant ses pieds sur les chenets polis où venait déjà se mirer la flamme, car à la campagne on a encore la bonne habitude de faire du feu toute l'année.

—Raoul, dit-il, il faut te confier à nous; ta mère est désolée. Je sais combien il en coûte pour remonter le cours de ses espoirs et de ses désenchantements; mais il le faut. Ton coeur se brise et ne peut contenir cet ennui qui le déborde. Dis-moi toutes tes folies, toutes tes misères, bien patiemment, une à une, et je les écouterai en frère; mon coeur sera avec le tien. C'est une bien triste histoire, n'est-ce pas?

—Oh! bien triste en effet, dit Raoul, mais écoute-la. Au fait, qui pourrait me comprendre et me soulager, sinon vous deux, les deux seuls êtres qui m'aimiez? Pardonne-moi seulement le désordre de mes souvenirs.

Tu connais Sylvanie; c'est chez ma mère, dans un bal, que je l'ai vue pour la première fois. Au milieu de toute cette gaze, de tout ce satin, au milieu de ces fleurs, de ces perles, de ces diamants, de cette lumière tumultueuse, qu'un bal parisien fait tourbillonner devant les yeux lassés; au milieu de cet enivrement de parfums, de mains gantées, de blanches épaules, seule, madame de Lillers se détachait comme une figure pensive. En l'apercevant, je vis passer devant moi toutes nos idées sur le calme et la majesté de l'art antique. Jamais je n'avais vu à un être vivant une bouche aussi rigide; j'admirais surtout, avec une sorte d'effroi, ces beaux cheveux fauves que tu lui connais, et qui ne semblent pas appartenir à une mortelle: des cheveux de déesse païenne et de sainte extasiée. Dès qu'elle parut, je sentis que ma volonté était morte et mon âme enchaînée. Toute la nuit, malgré moi-même, mes yeux furent attachés sur les siens.

Étrange femme! Elle était vêtue pour le bal; mais sa robe avait l'air d'une chlamyde. Sur elle la gaze devenait pierre. On chantait et elle chantait; on dansait et elle dansait: la valse l'entraînait comme tout le monde dans ses mille replis; mais au milieu de son chant, au milieu de sa danse, elle semblait comme emprisonnée dans les liens d'un rhythme inflexible. C'était une ode vivante. Quand sa voix se jouait dans les mille difficultés italiennes, on croyait, par moments, à son émotion, et son émotion vous gagnait; mais on sentait bien vite qu'elle n'atteignait les cordes des pleurs qu'à force de précision et de calcul, et on avait honte d'être ému. Chez elle, la voix, cette seconde âme, n'était qu'un instrument bien réglé. A la fin du bal, à ce moment des yeux noyés, des fleurs brisées, des mains furtives, je croyais parfois la voir entraînée, comme nous tous, par la musique, par ces dernières clartés qui luttent avec le jour naissant, par ce magnétisme de l'amour qui circule dans les mains frémissantes; mais alors, elle exécutait quelque pas difficile avec une grâce savante et ingénue, et en relevant la tête, je retrouvais sur sa figure son invariable demi-sourire de nymphe héroïque.

Je te dépeins aujourd'hui cette femme comme elle est, Julien, mais non comme je la vis alors. Ce jour-là, elle m'apparut comme une harmonie au milieu de l'harmonie, comme la lumière dans la lumière, comme un chant au milieu de mes rêves poétiques. Quelle qu'elle fût, je l'aimais avec adoration. Depuis, je la revis tous les jours; le soir aux deux Opéras, où chacun la remarquait, l'adorait de loin, un large bouquet de lilas blanc à la main en toute saison, penchée au bord de sa loge dorée, semblable à une fleur d'albâtre dans une coupe d'or; dans le jour, malgré le peu de sympathie de ma mère pour madame de Lillers, j'entraînais ma mère chez elle. Enfin, quelquefois j'y allais seul. Nous faisions de la musique ensemble. J'essayai de lui dire mon amour avec la langue divine de Rossini et de Mozart. O folle Rosine! O Anna! O Desdemone!

Elle était tout cela pour moi; sa voix seule était pour moi un orchestre, une tragédie. Oh! comme j'entendais résonner dans mon âme les harpes de la mélancolie et de la tristesse, les flûtes et les clairons de l'amour vainqueur! Julien! Julien! te dirai-je toutes mes alternatives de triomphe et d'abattement! Mon amour était toute ma vie, il éclatait dans ma voix, dans mes gestes, dans mes regards que je ne pouvais maîtriser. Elle le lisait à livre ouvert. Moi aussi, il me semblait parfois qu'elle laissait aller son âme à cette douce pente; je croyais entendre trembler sa voix; puis tout à coup elle redevenait la statue implacable dont je t'ai parlé et alors il me semblait avoir rêvé.

Quelquefois, quand j'arrivais, elle m'accueillait avec impatience, avec amertume; elle m'avait attendu une heure à sa fenêtre comme une Elvire désolée; je voulais me justifier et elle ne m'écoutait plus; elle me parlait de modes et de parures. J'étais à l'agonie. D'autres fois elle avait oublié qu'elle m'attendait, elle me traitait comme un étranger, et cependant elle me demandait compte de mes regards, de mes pensées, et je lui expliquais tout; je me justifiais, je lui appartenais comme un esclave. Souvent elle se laissait entraîner sur le terrain charmant des causeries d'amour; alors il semblait qu'elle avait sur les lèvres quelque parole venue du coeur; puis elle s'arrêtait tout à coup, comme si elle avait oublié ce qu'elle allait dire. Elle me renvoyait avec quelques brimborions, que sais-je? une fleur fanée, un gant flétri, un vieux ruban. J'étais fou alors. Et le lendemain je voyais quelque sigisbée mal accroupi sur un mauvais cheval galoper près de la calèche de Sylvanie; et elle lui répondait avec toutes ses grâces, elle était belle pour lui et ne semblait plus me connaître.

Je ne sais combien cela dura de temps; mais si cela avait duré un jour de plus, je serais mort. Enfin un soir, un soir d'été, je m'en souviens, nous étions seuls, il faisait nuit; elle s'était amusée pendant des heures entières à me torturer avec ses jalousies feintes, à m'élever sans cesse dans les cieux d'or de l'espérance pour me faire tomber après dans les abîmes sans fond du doute. Je n'y tenais plus, j'avais le coeur brisé, et je sentis tous les vagues bouillonnements de l'orgueil se révolter dans mon sein comme un océan.

—Mais, madame, m'écriai-je enfin avec épouvante, je ne vous ai rien demandé, moi!

—Mais, moi, je t'aime, Raoul! me dit-elle avec un grand cri.

Et j'étais déjà à genoux, et elle était déjà près de moi, ses deux mains dans mes cheveux, ses deux yeux dans mon coeur. Oh! qu'elle était belle alors, Sylvanie! La chambre était obscure; et pourtant Sylvanie, toute radieuse, était dans la lumière comme l'ange de Rembrandt!

Eh bien, Julien, te le dirai-je, malgré l'extase et le ravissement qui m'inondaient, ce mot charmant qu'elle m'avait dit tout haut et la première, ne me fit pas tout le bien que j'aurais cru, quand je songeais à ce double aveu comme à un bonheur inespéré. Mais comme elle me rassura! Comme elle avait bien l'esprit du coeur! Ce soir-là elle fut tout amour; je me crus transfiguré, et en la quittant il me sembla que j'avais des ailes.

Eh bien! dès que l'air froid de la rue frappa mon front, tout l'édifice de mon bonheur s'écroula comme un château de cartes. Tout changea de forme à mes yeux; et à mesure que je me rappelais froidement la démarche, la voix, les mots de Sylvanie, je pus croire qu'elle avait joué une scène d'amour.

C'est ainsi que je vivais dans des alternatives perpétuelles d'enivrement et de fureur.

Et quand elle se fut donnée à moi, quand je fus son amant, il faut bien dire ce mot-là, puisque tout finit par la réalité brutale, oh! c'est alors que ce fut bien pis encore! Moi, sortant de ses bras, humide encore de ses baisers, elle me traitait comme un laquais devant ses laquais et devant ses complaisants aux visages de poupées! O honte! Elle inventait des cruautés horribles sans aucun but, à propos de rien, des chimères impossibles. Elle me reprochait d'embrasser ma mère. Si je lui demandais humblement l'explication de quelque acte inouï, elle semblait d'abord vouloir dissiper mes craintes, puis elle me fermait la bouche avec une de ces injures doucereuses et polies par lesquelles les femmes exercent jusqu'à l'abus la tyrannie de la faiblesse. Ou bien elle s'égarait dans une suite de mensonges si grossiers, de raisonnements si diffus et si vides de sens, que je renonçais à l'y suivre. Je cherchais alors avec stupeur quels étaient son but et sa pensée, ce qu'elle voulait et comment une femme ose agir de la sorte et vous dire de semblables choses en face, sans rougir de honte; avec tout cela elle était pleine de charme et je l'adorais. Que dis-je? Je l'aime encore comme au premier jour! ô Julien!

Je me suis souvent demandé, dans le silence de mes nuits sans sommeil, comment, avec un noble coeur, on peut continuer à aimer une femme qui vous hait, qui vous trompe, et qui ne dissimule ni ses haines ni ses tromperies; une femme qui est spirituelle et ingénieuse comme les fées, et qui a le courage de vous dire des inepties quand votre âme saigne? Pourtant cela est ainsi; je l'ai vu, je le vois, je le sens.

—Raoul, dit Julien, ne serait-ce pas parce que notre esprit et notre coeur, à nous autres hommes, sont logiques, même dans leurs passions et dans leurs rêveries, et veulent arriver logiquement à la solution de tout problème? On éprouve, n'est-ce pas? un désir continu de s'expliquer la cause de tant de paroles et d'actions niaisement cruelles et audacieusement incohérentes. Le jour où l'on saurait ce qu'il y a dans la pensée d'une femme quand elle agit ainsi, ce jour-là on ne l'aimerait plus; on n'aurait plus ni curiosité, ni haine, mais du mépris.

—Je le crois, dit Raoul tout pensif.

—Malheureusement, dit Julien, on ne le devinera jamais.

—Pourquoi?

—Les femmes l'ignorent elles-mêmes; elles se font naïvement criminelles. Faites tout entières de nerfs et de sensations, elles ne peuvent vouloir le bien qu'en obéissant à leur inspiration spontanée ou aux préceptes qu'on leur a enseignés. Le raisonnement les conduit presque toujours à des paradoxes inhumains jusqu'à la démence.

Mais, ajouta Julien, ne nous perdons pas dans de vaines théories; n'inventons pas à grand'peine des aphorismes cent fois plus cruels que le souvenir lui-même de la douleur. Malgré le mal que cela te fait, continue le récit de ces poignantes angoisses! Il me semble que les coeurs vraiment bien placés deviennent meilleurs encore et très-indulgents en se ressouvenant à froid des mille tortures que leur a infligées la jalousie.

—Oh! oui, reprit Raoul, qui de tout cela n'entendit qu'un mot, la jalousie, c'était mon mal! mal horrible que tout envenime. Oh! je sais tout ce qu'on cherche, tout ce qu'on découvre, tout ce qu'on suppose quand on est jaloux! les mots surpris, entendus à demi, les espionnages suivis d'affreux remords, les lettres cachetées qu'on tourne et retourne dans la main en écumant de rage, les nuits passées sous une fenêtre, les pieds dans la boue; et les femmes qui lui ressemblent et qu'on voit pour elle d'un bout à l'autre du boulevart, ou aux Champs-Elysées dans une calèche qui s'envole! J'ai compris toutes les hyperboles des poëtes. J'étais, comme ils disent, jaloux de l'eau de son bain où mon imagination faisait ondoyer près de son beau corps une naïade amoureuse; j'étais jaloux du fruit vermeil que déchiquetaient ses dents d'ivoire; jaloux de la brise qui vient soulever follement ses petits cheveux, tendres comme un duvet, qui estompent les tempes et la nuque, et que le peigne oublie. Quel tourment que la jalousie qui flaire, qui poursuit, qui traque une proie invisible et qui cherche à dévorer, et qui ne sait à quoi s'en prendre!

—Et quand on le sait, dit Julien, n'est-ce pas cent fois pis encore? Si tu avais été jaloux de quelqu'un!

—Je l'ai été, reprit Raoul. Il y avait habituellement chez madame de Lillers un jeune homme parfait, M. Armand de Bressoles, que j'ai aimé d'abord comme un frère. C'est un jeune officier de spahis, grave comme les hommes qui ont souvent vu la mort de près, et doux comme ceux qui l'ont affrontée gaiement. Son esprit, qu'il semble vouloir cacher, se trahit par des lueurs exquises, et l'on résisterait difficilement à l'expression de loyauté virile qui anime son fier et mâle visage. Nous nous étions liés en quelques heures; notre rivalité nous sépara pour toujours.

Madame de Lillers me disait qu'elle devait souffrir les assiduités de M. de Bressoles pour mieux cacher notre amour. J'ai su plus tard qu'elle se servait d'une raison semblable pour expliquer à M. de Bressoles la nécessité de ma présence chez elle. Tous les deux nous cherchions une certitude, nous n'osions aborder une explication, et nous nous observions comme deux ennemis involontaires qui regrettent de ne pouvoir s'aimer. Enfin, un matin que je sortais de l'hôtel de Lillers par la petite porte des jardins (le soleil se levait, l'air était embaumé et les oiseaux chantaient délicieusement dans les branches), je vis appuyé contre un mur, pâle, échevelé, Armand de Bressoles, qui avait attendu là toute une nuit pour voir ce qu'il voyait. Nous allâmes chercher deux amis communs que nous trouvâmes encore couchés, et nous nous rendîmes en fiacre au bois de Vincennes. Armand était si navré déjà, si tremblant, qu'il pouvait à peine tenir son épée. Aux premières passes, je l'atteignis au-dessus du sein gauche, et il tomba. Oh! c'est alors que je frissonnai d'horreur en voyant le linge ensanglanté, les lèvres blanches, les doigts crispés de ce jeune homme si beau, qui gisait là, par terre, comme un lys coupé par une faucille.

Dès qu'Armand fut rétabli, nous nous présentâmes ensemble chez madame de Lillers. Nous avions eu l'affreux courage de lire tous deux ensemble, à haute voix, les lettres qu'elle nous avait écrites à tous deux. Nous nous attendions à des cris, à des pleurs, à d'incroyables feintes dont notre ressentiment déjouerait l'habileté.

Sylvanie nous reçut en reine offensée, froidement, dignement, avec l'air candide d'une vierge et l'imperturbable aplomb d'une courtisane. Elle sourit dédaigneusement de nos accusations, refusa tout à fait de s'expliquer, et nous ferma la bouche avec de détestables lieux-communs qui ne se donnaient pas la peine d'être adroits. Puis, elle sortit majestueusement, en poussant une porte à deux battants avec un beau geste tragique, nous laissant tous les deux irrités et confus comme des coupables.

Eh bien! le crois-tu, après avoir laissé, tous les deux ensemble, dans cette maison, notre bonheur déchiré en lambeaux sous les pieds de la même femme, nous eûmes tous deux la lâcheté…. oh! qu'il faut de courage! la lâcheté de retourner, chacun en nous cachant, chez cette femme tant aimée, et de l'aimer comme auparavant! Mais nous nous redoutions comme deux complices, et le regard de l'un faisait rougir l'autre comme un gant jeté à la face! Enfin, je résolus de m'arracher décidément à cette horrible vie, dans laquelle je me sentais devenir envieux et lâche. Je cessai de voir Sylvanie; je ne décachetai aucune de ses lettres; toutes ses instances furent vaines. De peur de succomber, j'ai suivi ma mère ici; et c'est ici, seul avec moi-même, que j'ai senti quelle place éternelle cet amour a prise dans mon coeur. C'est ici que j'ai rassemblé tout mon courage pour tâcher de l'étouffer à jamais, et qu'à la suite de cette lutte si inutile, hélas! je suis tombé dans la prostration où tu me vois! Ennui si implacable et si profond que je n'y trouve d'autre remède que la mort! Et ma mère?

Raoul se tut. Et les deux amis gardèrent un long silence, et tous deux pensèrent longtemps à cette triste histoire si vide d'événements, mais si pleine d'émotions. Enfin, Julien voulut engager Raoul à prendre un peu de sommeil; mais Raoul ne pouvait dormir. Jusqu'au matin ils veillèrent près du feu, tantôt pleurant tous les deux et parlant de Sylvanie, tantôt silencieux, se recueillant pour s'enivrer de lassitude et pensant chacun à son rêve envolé.

Enfin, le jour parut. Julien voulut à tout prix distraire Raoul et l'arracher à ses tristes préoccupations. Il le décida à faire une promenade à cheval, et au bout de quelques instants, tous deux galopaient bride abattue sur la route de Paris.

L'air était suave et embaumé; le soleil dorait toutes les cimes, et le vent éparpillait les cheveux des cavaliers. Raoul éprouva d'abord cette espèce de répit qu'un exercice ardent donne à ceux dont le coeur est las. Il respira plus librement, ses yeux reprirent leur éclat, et l'apparence d'un sourire éclaira ses lèvres entr'ouvertes. Mais bientôt Julien le vit pâlir et l'entendit balbutier. Au milieu d'un nuage de poussière, Raoul venait de reconnaître madame de Lillers dans une calèche que deux chevaux de race emportaient vers le château de Créhange.

Madame de Lillers fit arrêter sa voiture pour saluer Raoul et Julien. Comme la journée de la veille avait été brûlante, Sylvanie avait voulu partir de très-bonne heure et surprendre madame de Créhange dans la matinée. D'ailleurs, Sylvanie était d'une suprême distinction en tout, et il lui répugnait d'arriver en même temps que tout le monde, en choeur, comme un invité de comédie.

Elle était vêtue d'une amazone vert foncé, et en femme qui entendait admirablement la mise en scène de la vie et, ce qu'on appelle au théâtre, les entrées, elle avait fait mener, en tout cas, sa jument favorite. Cette admirable bête, harnachée pour Sylvanie avec grand soin, était menée en laisse par un groom, qui, en même temps, montait une belle jument arabe.

Comme par un charmant caprice, madame de Lillers se décida à finir la route à cheval, et Julien s'offrit à prendre les devants pour prévenir madame de Créhange de cette visite matinale.

Bientôt la calèche qui emportait le jeune homme disparut aux yeux de Raoul et de Sylvanie, et pour la première fois depuis longtemps, ils se trouvèrent seuls. Les yeux de Sylvanie étaient noyés d'amour; elle enveloppait Raoul de son sourire; l'abandon de sa pose était magique, il y avait de quoi oublier tout.

—Monsieur, dit-elle, vous avez été sans pitié. Que vous avais-je fait? mon Dieu!

L'audace de cette question étonna tellement le jeune homme qu'il ne sut que répondre. Enfin, il rassembla tout son courage et dit à demi-voix:

—Vous me le demandez?

—Ah! reprit vivement Sylvanie, croyez-vous donc que je ne vous aime pas? Oui, les hommes sont ainsi. Pourtant, il ne me faudrait qu'un mot pour me justifier, et ce mot, hélas! je ne puis le dire. Oh! les pauvres femmes! Souffrir, c'est leur sort!

—Et moi, madame, dit Raoul, croyez-vous que je n'aie pas souffert? Douter toujours, soupçonner tout et ne vouloir jamais apprendre que la moitié de la vérité, parce que la vérité serait trop cruelle!

—C'est que vous ne savez pas aimer, murmura Sylvanie avec résignation. L'amour, vois-tu, c'est la confiance. Quand on aime, on ne cherche pas à épier, on ne veut rien savoir, on croit! Ne pas t'aimer! hélas! hélas! Raoul, avez-vous oublié ce temps, le seul où j'aie vécu! Ce temps où nous existions tous deux, avec une même pensée, avec un même espoir, avec un même rêve!

—Et alors, reprit Raoul, quand j'avais pensé à un ruban ou à une fleur, le soir je vous revoyais, et le ruban était sur votre robe, et la fleur était dans vos cheveux! car alors votre âme était soeur de la mienne et nous nous comprenions sans rien dire; mais depuis!…

—Et, s'écria madame de Lillers, comme entraînée par son souvenir, lorsque j'ai senti mon coeur battre comme s'il allait se briser, et que je suis tombée dans tes bras en te disant la première: je t'aime! réponds, Raoul, te trompais-je alors!

—Oh! tu m'aimes! Sylvanie!

Raoul allait parler encore, lorsque, malgré le galop effréné des chevaux, la belle tête de Sylvanie se pencha jusqu'aux lèvres du jeune homme et lui ferma la bouche avec un baiser.

O mystère! de perfidies en perfidies, Raoul était allé au fond du coeur de cette femme et il en avait vu les déserts de glace dans toute leur sinistre étendue.

Eh bien, il avait suffi à Sylvanie de faire luire un rayon dans ses yeux et sur ses lèvres, et l'amant désabusé la veille croyait voir s'épanouir à présent dans cette âme dévastée toutes les floraisons et les verdures d'un printemps jonché de roses!

Elle n'avait rien dit, et elle était justifiée!

Mais elle déploya tant d'art, tant de coquetterie, tant de grâces naïves pour enchanter Raoul! Elle se donna tant de peine pour emplir encore une fois tout entier ce coeur d'où son image n'était pas sortie!

Arrivée au château, elle ne s'émut ni de la froideur de madame de Créhange, ni de la tristesse amère et méprisante qu'affecta Julien de Chantenay. Elle fut, malgré tout, bonne et charmante. Jusqu'au soir, les calèches armoriées et les équipages aux brillantes livrées se succédèrent à la grille dorée du château, et toutes les illustrations parisiennes vinrent affluer dans les salons et les jardins de madame de Créhange. Là, comme partout, Sylvanie fut l'objet de tous les voeux, le but de toutes les attaques, le prétexte de tous les madrigaux traduits en prose. On organisa, pour l'éblouir, quelques-unes de ces conversations à deux personnages où l'on entrechoque les mots, et où, des deux côtés, les flammes de l'éloquence éclatent en gerbes étincelantes, étoilées de traits et de saillies. Le soir, au bal, Sylvanie fut encore la plus belle et la plus courtisée dans la fête splendide, où les flambeaux, les diamants, les fleurs et les femmes luttaient de lumière et d'éclat.

Mais elle ne voulut être belle que pour un seul, et chacun de ses regards mettait aux pieds de Raoul tous ses triomphes. Armand de Bressoles, qui, lui aussi, était invité à cette fête, n'obtint pas même un sourire et madame de Lillers sembla le dédaigner et l'humilier à plaisir, pour jeter une proie à la jalousie inquiète de son amant.

Le coeur de Raoul était inondé de joie. Au lieu de cet homme et de cette femme, qui, si longtemps s'étaient combattus sans relâche avec le glaive à double tranchant de la haine et de l'amour, il n'y avait plus qu'un couple charmant et bien uni, deux âmes qu'on eût dites prêtes à se fondre en une seule. A cet instant-là, tous deux eussent payé de leur vie le bonheur de se parler une heure sans contrainte.

Le bal touchait à sa fin: on était à ce moment de gaieté fiévreuse où rien ne se remarque. Aussi personne ne s'aperçut que madame de Lillers et Raoul de Créhange venaient de quitter les salons.

Bientôt ils erraient furtivement sous les massifs du parc et échangeaient à voix basse des mots mystérieux d'amour et de rendez-vous. Ils rentrèrent avant qu'on eût pu remarquer leur absence. Raoul sentait brûler ses joues et ses lèvres où brillaient ardemment toutes les roses de l'espérance; madame de Lillers était calme et rayonnante comme un ange victorieux.

Enfin, les flambeaux s'éteignirent et le château rentra bientôt dans son grave et morne silence.

Raoul, resté seul avec sa mère, l'embrassa avec mille transports. Puis, quand tout fut endormi, il se leva, et, en silence, parcourut les corridors obscurs, en tremblant d'émotion, en mettant la main sur son coeur pour en étouffer les battements, et poussa une porte laissée entr'ouverte.

Sylvanie était déjà à ses pieds, couvrant ses mains de baisers, et lui disant d'une voix douce et vibrante comme un chant:

—Raoul! Raoul! me pardonnerez-vous tout ce que vous avez souffert?

Et, lui, baignait ses mains frémissantes dans les longs cheveux de sa maîtresse, dans ces beaux cheveux d'aurore et de flamme, et répondait en rêvant:

—Est-ce que je m'en souviens!

Au bout d'une heure il fallut se quitter; l'alouette matinale, funeste à Roméo, chantait déjà sur les sillons encore endormis. Mais, pendant cette heure, Sylvanie déploya sans doute de bien étranges séductions; car le coeur de Raoul était à elle, à elle pour toujours, mieux que si elle l'eût tenu dans sa main, attaché avec des liens d'or.

Raoul alla éveiller son ami. Il ne lui dit rien, mais Julien comprit tout dans un serrement de main. Tous deux s'habillèrent à la hâte, prirent leurs fusils, et marchèrent en courant follement, riant et causant comme deux écoliers, jusqu'à la belle forêt de Grosbois.

La nature en s'éveillant semblait toute nouvelle à Raoul. Les arbres et les gazons avaient ravivé leurs émeraudes à quelque soleil inconnu; les perles et les diamants de la rosée jetaient des feux plus splendides dans leurs montures de boutons d'argent et de chrysanthèmes; comme des miroirs, les ruisseaux murmurants et les myosotis de leurs rives s'emplissaient de l'azur du ciel; dans les bosquets et dans les antres tapissés de lierre, au fond de toutes les solitudes, Raoul écoutait bruire et s'agiter doucement tous les bruits mystérieux des églogues de sa jeunesse. Les petits oiseaux chantaient à son oreille ce que l'amour chantait dans son coeur. Il n'y avait pas de petite fleur humble et cachée qui n'eût quelque grand secret à lui dire.

Je ne sais combien d'heures les deux amis coururent ainsi au hasard, laissant leurs âmes s'éparpiller à toutes les harmonies de cette forêt silencieuse. Ils ne se parlaient pas, mais ils avaient les mêmes pensées. Raoul était heureux, et Julien était heureux du bonheur de Raoul. C'était une extase. Mais le bruit d'une voix rompit ce charme.

C'était près d'une clairière entourée de taillis et jetée comme un oasis au milieu du bois touffu.

Sous un chêne centenaire, dont les pieds se cachaient sous la mousse et la verdure, madame de Lillers, en robe blanche, les regards au ciel, était étendue. Armand de Bressoles, couché à ses pieds, les yeux mouillés de pleurs, tenait la main de Sylvanie, et lisait à haute voix La Tristesse d'Olympio.

Raoul sentit tout son sang monter à ses joues. Ses yeux semblaient sortir de sa tête. Il était horrible. Il jeta autour de lui un regard farouche et leva son fusil. Julien l'arrêta.

Aussitôt, Raoul devint pâle comme la neige et tomba comme un cadavre dans les bras de Julien.

M. de Bressoles ne reparut plus au château.

Raoul ranimé par les soins de Julien, s'éveilla dans le délire. Le jour même, une épouvantable fièvre cérébrale se déclara. Depuis lors elle ne fit qu'empirer, et bientôt Raoul se trouva à deux doigts de la tombe.

Julien avait expliqué par une chute l'événement de la forêt. Mais quand l'état de son ami ne laissa plus d'espoir, il se décida à parler.

Alors, madame de Créhange alla trouver madame de Lillers.

Il n'y avait rien chez elle de la femme offensée: ni haine ni menace.
Humble et vêtue de deuil, c'était une mère suppliante.

—Madame, dit-elle, pardonnez-moi de vous parler ainsi; mais si vous deviniez toutes mes terreurs! Raoul vous aime et vous pouvez le guérir. Sauvez-le, madame, je vous en conjure!

—Madame, répondit froidement la superbe Sylvanie, je ne sais si M. de
Créhange m'aime. Je ne puis rien pour le sauver.

—Hélas! pourquoi feindre, reprit madame de Créhange! vous avez toute son âme. Croyez-vous que je vous haïsse pour cela? Non, je vous chérirais, au contraire, je vous bénirais jusqu'au dernier souffle de ma vie! Rendez-moi mon fils! Tenez, je vous prie à genoux!

—Relevez-vous, madame, dit Sylvanie, je ne puis que partager votre affliction.

—Oh! méchante femme! s'écria madame de Créhange éperdue, laissez-moi!
Vous me faites horreur.

Une heure après, madame de Lillers était partie et Raoul se mourait.

On le guérit pourtant, mais il ne put recouvrer ni ce teint de roses, ni cette poésie des dix-huit ans, ni toutes ces grâces charmantes qui attestaient encore l'enfance sous sa jeunesse en fleur. Pâle comme un spectre, il résolut de s'attacher comme un remords aux pas de madame de Lillers. Partout elle le retrouvait, inévitable, fatal, et pareil à l'ombre de lui-même. Au bois, il passait près de la calèche de Sylvanie, sombre, les cheveux au vent, et son cheval l'emportait dans un tourbillon de poussière comme les funèbres coursiers des rêves. A l'Opéra, elle le revoyait triste, accoudé à une colonne, et fixant sur elle des regards qui semblaient faire éclater leur colère et leur indignation avec les foudres de l'orchestre.

Madame de Lillers ne s'attristait pas de cet effrayant spectacle. Elle était de ces femmes pour qui le désespoir est un culte et le suicide un hommage. Déjà plusieurs hommes étaient morts pour elle, et lui avaient été une occasion de poses élégiaques et de jolis regards penchés. Elle était Parisienne et savait tout porter avec infiniment de goût.

Tout à coup, elle cessa de voir Raoul, et ne l'aperçut plus nulle part. Elle fut étonnée d'abord, puis elle sentit que le terrible drame de cette douleur lui manquait. Enfin elle s'émut, et l'absence fondit les glaces de son coeur que rien n'avait entraînées. Alors ce fut elle qui chercha Raoul, mais toutes ses recherches furent vaines. Vaincue à la fin, elle foula aux pieds tout son orgueil et osa affronter les mépris de madame de Créhange.

—Oh! dit en la voyant la mère de Raoul, vous êtes cruelle, madame!
Venez-vous me tuer tout à fait?

—Oui! j'ai été infâme, répondit humblement Sylvanie; mais, je vous supplie, écoutez-moi, de grâce! vous me chasserez après si vous voulez. Oh! je le sais, j'ai été la cause de tous vos malheurs, mais j'étais folle. Je comprends à présent. Je sais bien que je n'étais pas digne d'être aimée par votre ange! Mais, par grâce, madame, laissez-moi voir Raoul une heure, une minute si vous voulez, ou seulement entendre sa voix! Je mourrai après s'il le faut. Mais l'entendre une dernière fois!

—Quoi, s'écria madame de Créhange, vous le croyez donc ici! Vous ne savez rien?

—Rien.

—Oh!

Madame de Créhange tendit à Sylvanie un papier froissé, flétri par les larmes. C'était une lettre écrite de Venise par Julien de Chantenay. Voici ce que lut, non sans frémir, madame de Lillers:

«A présent que vous avez pleuré vos larmes de sang, à présent que vous avez subi la plus abominable douleur qui puisse crucifier une femme et une mère, je sens bien que vous exigez de moi le récit devant lequel a jusqu'à présent hésité mon courage. Vous voulez savoir quelle a été la dernière heure de celui que nous pleurerons jusqu'à notre dernier souffle. Malheureux! comment aurai-je la force de tracer ces lignes déchirantes? La fièvre, la fièvre affreuse et lente qui brûlait la poitrine de Raoul, avait cessé, et avec elle ces agitations, ces fureurs, ces démences qui me désespéraient. Raoul n'était plus ce cruel malade que j'avais vu se lever de son lit, humide de sueur, pour se jeter dans une gondole en croyant poursuivre sa lâche maîtresse. Depuis huit jours, le calme était revenu, et Raoul savourait d'avance le bonheur ineffable de vous revoir. Comme dans la triste Venise, où le pied des palais se couvre d'une mousse verte, et où les ronces doubles grimpent autour des piliers de marbre, le printemps semblait renaître dans son coeur blessé. Il respirait avec extase l'haleine des jasmins et des chèvrefeuilles fleuris dans les vases des balcons; il s'attendrissait au chant des rossignols prisonniers cachés dans les feuillages. Hélas! il y a trois jours! (est-il possible que trois jours seulement se soient écoulés depuis le moment indicible après lequel j'ai vécu des siècles d'angoisse?) mon cher Raoul avait eu le caprice de suivre en gondole une barque pavoisée qui s'enfuyait sur le Grand-Canal, en éparpillant dans son sillage les enchantements d'une divine musique.—Julien, Julien, me disait-il, crois-tu que je ne puis pas me souvenir des tortures que j'ai souffertes? Non, il me semble que j'ai toujours été heureux comme tu me vois! Elle-même, je la retrouve dans ma pensée comme une personne qui m'aurait été étrangère, et je n'éprouve pas d'émotion en revoyant ainsi cette belle figure! Puis il ajoutait:—Vois comme les flots sont blancs d'étoiles, enivre-toi de ces parfums pénétrants et doux; admire avec moi cette nuit de délices! Comme il me parlait ainsi, nous avions presque atteint la barque chargée de musiciens. Je vis que Raoul regardait obstinément au milieu d'eux une jeune femme à la chevelure dorée, dont je ne pus distinguer le pâle visage. Puis, il se redressa violemment: Ce n'est pas elle! cria-t-il. Et il tomba évanoui dans mes bras. Depuis ce moment, Madame, l'horrible fièvre ne l'a pas quitté jusqu'à l'heure de répit suprême où il a reçu les consolations d'un prêtre. En s'éveillant de son long délire, il m'a regardé avec un sourire angélique.—Écoute, m'a-t-il dit, écoute-moi bien: je n'aime que ma mère! Et quand le prêtre l'eut quitté, quand son âme errante voltigeait déjà sur ses lèvres, il ne m'a dit que ces mots:—Julien, ma mère! Il a appuyé sa tête sur ma poitrine, il a contemplé mes traits avec une expression d'une suavité infinie, et il s'est endormi sous mon baiser.

»O noble et chère victime! encore une fois, pardonnez-moi de ne l'avoir pas sauvé, de n'avoir pas su vous le rendre. Tout ce qui est humainement possible, je l'ai fait; mais mon âme est pleine de remords. Si je sens encore en moi quelque énergie, c'est que je dois accomplir les démarches nécessaires pour pouvoir ramener près de vous les restes bien-aimés de Raoul. Je me repens, je m'accuse et je me désespère; je sens en moi comme un désert immense et aride dont rien ne rafraîchira la morne angoisse, priez pour nous deux!»

Dès qu'elle vit les premières lignes de cette lettre, Sylvanie de Lillers devint blanche comme un linge et se sentit chanceler. Pour achever la poignante lecture, elle dut s'accrocher à un meuble, et quand elle eut fini, une sueur froide ruisselait sur son visage. Elle voulut parler, mais aucune parole ne sortit de ses lèvres; elle ne put que jeter vers madame de Créhange un regard suppliant et passionné.

La désolée Noémi tira de son sein un médaillon qui contenait une boucle de cheveux. De ses doigts crispés, elle la sépara en deux et en tendit la moitié à madame de Lillers, en détournant la tête.

—Tenez, lui dit-elle.

Julien est revenu et console madame de Créhange avec l'affection mélancolique d'un amant et la tendresse soumise d'un fils. Il ne parlera jamais de son amour.

Souvent ils vont ensemble à l'Opéra, et cachés dans une baignoire, ils écoutent en silence les airs que Raoul aimait. Ils y rencontrent parfois, dans toute sa gloire, la belle Sylvanie.

Elle est plus à la mode que jamais, et l'année dernière un jeune lord s'est tué pour elle à Naples, en plein carnaval.

C'était un gentilhomme très-singulier et très-célèbre par ses manies. Il était connu au club par son amour exagéré pour les exercices périlleux.

Ce dandy excentrique a légué en mourant, au clown Mathews, une coupe d'or du prix de six cents livres sterling, ciselée à Florence d'après les dessins originaux de Jean Feuchères.

LE FESTIN DES TITANS

Ce jour-là, lord Angel Sidney avait le spleen un peu plus que de coutume, lorsqu'il passa de sa chambre à coucher dans son boudoir.

C'était pitié de voir ce jeune homme, beau comme un demi-dieu et triste comme un chérubin vaincu. L'implacable Satiété éteignait les flammes de ses yeux et les roses de ses lèvres, et à travers les manchettes de mousseline, ses mains, plus pâles que le marbre, se penchaient comme des lys brisés.—O ciel! murmura-t-il avec un soupir, c'en est donc fait, je m'ennuie à jamais! J'ai là, de l'autre côté de la mer, de vertes prairies plus immenses que des océans, et assez de châteaux pour donner pendant cent ans l'hospitalité à tous les rois de l'univers. De tous les coins du monde, cent navires m'apportent le duvet de l'eider, l'ivoire de l'Inde et la pourpre de Kashmyr, et mes flottes couvrent toutes les vagues de la mer. Mais le coin de prairie où sourit l'amour, le flot qui apporte le bonheur et l'oubli, je ne le connais pas!

Dites-moi, pâles Euménides, sombres compagnes de Macbeth et d'Oreste, que me reste-t-il à faire pour passer le temps? Il me semble pourtant que je n'ai rien oublié. J'ai fait courir sur tous les turfs de France et d'Angleterre mille chevaux, nés sans doute d'une flamme et d'une brise, car ils dévoraient l'espace comme des aigles. J'ai été l'amant des six reines occultes de Paris, depuis celle qui porte un nom de bête fauve jusqu'à celle qui s'appelle comme la dame de coeur; depuis celle qui a un lavabo en argent massif, ciselé et doré, jusqu'à celle qui se vante d'avoir été adorée par tous les contemporains illustres, et je m'ennuie!

Il faut cependant prendre un parti. Vais-je sonner mon valet ou ma maîtresse géorgienne?… mon valet plutôt!

A peine la sonnette, éveillée en sursaut, avait chanté sa note d'argent,
M. Tobie entra.

—Monsieur Tobie, dit Angel, vous qui avez des cheveux blancs, ne savez-vous rien pour chasser l'ennui qui m'obsède?

—Milord, répondit avec respect le vieux serviteur, il n'y a que Dieu et les poëtes.

—Monsieur Tobie, votre phrase est prétentieuse; faites-moi le plaisir d'ouvrir cette fenêtre et de me nommer les gens qui passent. Peut-être verrai-je le passant de Fantasio, celui qui a un si bel habit bleu! Et d'abord, dites-moi quel est ce grand jeune homme coiffé d'un incendie, qui porte à la main un parapluie rouge?

—Milord, c'est le plus spirituel de nos photographes; celui-là même qui a photographié en ballon la France cadastrale.

—Et celui qui porte un parapluie vert?

—C'est un photographe entomologiste, qui a photographié le parasite du parasite de l'abeille.

—Et celui dont le parapluie est marron?

—C'est un jardinier spécialiste, exclusivement cultivateur de fraises.

—Et ces deux gros messieurs bien vêtus qui passent en calèche avec des dames?

—L'un est le tailleur de milord avec une actrice des Délassements, et l'autre le bottier de milord avec une actrice des Bouffes-Parisiens.

Lord Angel ferma sa fenêtre avec colère.

—Eh! quoi! s'écria-t-il, est-ce donc à ce point-là qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil, et quand on ouvre la fenêtre par un jour de pluie, est-il donc absolument impossible de voir passer autre chose que des portraitistes, des bottiers et des horticulteurs en cravate blanche! Monsieur Tobie, d'ici à huit jours, je veux donner un grand festin, un festin magnifique, comme quand Lucullus dîna chez Lucullus! Il me faut, dussiez-vous égorger madame Chevet, des fruits de l'Inde et de la Guadeloupe. Il me faut un surtout d'or ciselé par Barye, et des bougies à travers lesquelles on puisse regarder à la loupe une miniature d'Isabey. Vous vous arrangerez pour qu'il y ait sur les miroirs et sur les vitres des fleurs peintes par Diaz. Et pour ce jour-là, entendez-vous, monsieur Tobie, vous me trouverez, fût-ce en Chine, des convives qui ne soient ni tailleurs, ni photographes, ni membres de la Société d'horticulture!

Je veux six gaillards au moins! cherchez-les où vous voudrez, exerçant des professions dont je n'aie jamais entendu parler sous aucun prétexte. Si je connais un seul des états que font ces gens-là, ne comptez plus sur mon amitié.

M. Tobie ne répliqua pas. Il savait que les ordres de son maître étaient absolus comme ceux du Destin. Il se contenta d'aller relire l'Iliade et Le Mariage de Figaro pour se donner de l'imagination; car il sentait bien que, cette fois, il fallait vaincre ou mourir.

Mais M. Tobie ne mourut pas. On ne meurt jamais quand on remue à pleines mains l'or, qui contient l'essence de la vie.

A quinze jours de là, une des salles à manger de lord Angel Sidney étincelait de lumière, de fleurs, de cristaux, d'orfèvrerie et de tout ce qui donne aux richesses du luxe leurs enivrantes clartés.

Cette salle à manger, tout entière en bois de noyer, les étoffes en cachemire vert, représentait avec d'ingénieux arrangements de bas-reliefs, de cariatides et de figures en ronde bosse, la guerre des Titans. Les deux immenses cheminées, bien reliées à l'ornementation générale, figuraient les gouffres implacables de l'Etna, et luttaient de flammes ardentes et flamboyantes.

Un magnifique groupe de Géants vaincus et terrassés soutenait le plateau de la table à manger; de telle façon qu'il y avait pour cent mille francs de sculpture à l'endroit où les Anglais passent habituellement l'après-dînée. Les siéges et les consoles étaient à l'avenant; et, dans chaque embrasure de croisée, il y avait, enfermé dans d'épais rideaux, le mobilier doré d'un petit salon de conversation.

Du reste, rien ne manquait à la fête, et M. Tobie avait suivi le programme en décorateur consciencieux. Sur les vitres, des potées de fleurs tombées de la palette de Diaz éteignaient les vraies fleurs des jardinières et faisaient paraître gris les coquelicots réels. Le portrait en pied et en miniature d'une mouche avait été payé dix mille francs à madame Herbelin, et collé la face contre une bougie. Vue au travers de la bougie, cette mouche semblait si bien vivante, que plusieurs fois les convives voulurent la chasser pendant le mémorable repas que je vais raconter. Isabey ne faisant plus de miniatures, M. Tobie avait dû se contenter de cet à-peu-près.

Mais je ne m'arrêterai pas à raconter les magnificences du festin, des bagatelles qu'on a déjà redites mille fois à propos de Trimalcion et des empereurs romains. Il s'agit des convives, que Callot seul eût décrits, et encore pas avec une plume. Ils étaient sept, cinq hommes et deux femmes, attendant dans un petit salon tendu de soie et éclairé par des lampes. Lord Angel ayant dit: six au moins, M. Tobie en avait mis sept, car il avait dans l'esprit cette admirable logique de Cadet-Roussel, raillé à tort par le chansonnier. Et encore, je ne compte pas un enfant de dix-huit ans, beau comme l'Amour, qui semblait fourvoyé dans cette société étrange, car Dieu sait comment ces messieurs portaient l'habillement noir complet que M. Tobie leur avait fait faire chez Dusautoy! Quant aux deux femmes, elles étaient mises comme la Mode elle-même, les jours où la Mode a du goût. Cette antithèse vient simplement de ce qu'un homme de génie se met toujours mal, et une femme de génie toujours bien. Or, comme on va le voir, tous les hôtes de lord Angel avaient du génie à revendre, et ils en revendaient.

Lord Angel Sidney, en grande toilette, avec les plaques de tous ses ordres, entra dans le petit salon, précédé de M. Tobie, qui lui présenta les convives en les prenant l'un après l'autre par la main. Après avoir baisé la main aux dames et salué les hommes comme des pairs d'Angleterre, lord Angel invita tout le monde à passer dans la salle à manger, où les cinq hommes, pareils à des tigres déchaînés, dévorèrent en une heure le dîner de vingt banquiers. C'était un spectacle inouï de voir étinceler ces mâchoires qui semblaient décidées à engloutir l'univers, et qui s'agitaient comme si jamais auparavant elles n'eussent rien broyé entre leurs dents terribles.

Quant aux deux dames, elles mangèrent raisonnablement, en femmes qui, à la vérité, n'ont pas lu Byron, mais qui, toutefois, ont fondu de ci et de là dans leurs verres quelques perles de Cléopâtre. Le jeune homme de dix-huit ans ne mangea, lui, qu'un ortolan et une demi-orange de la Chine, et certes, s'il cherchait un moyen de se faire remarquer, il tomba on ne peut mieux, car le moins affamé des autres convives semblait affecter de prendre les faisans dorés pour des mauviettes, et les avalait par douzaines. Un autre qui venait de faire disparaître en se jouant deux pâtés de foie gras, tirait un valet par sa boutonnière en lui disant:—Monsieur, ayez donc l'obligeance de me rapporter quelques-uns de ces petits fours! Et son voisin, tout en achevant sans emphase un demi-chevreuil, murmurait avec bonhomie:—Je reprendrai volontiers un peu de ce lapin! Enfin, c'était charmant à voir. Et quant aux vins qui furent bus avant que la conversation s'engageât, je mettrais les sables de la Nubie au défi d'en boire autant sans se changer en lacs!

Lord Angel semblait trouver tout cela fort naturel et faisait les honneurs de sa table avec une grâce parfaite. Quand le carnage commença à se ralentir un peu, non pas faute de combattants ou faute d'appétit, mais parce que quelques-uns des combattants s'étaient décroché la mâchoire, l'amphitryon s'adressa à ses hôtes avec un sourire d'une aménité exquise:

—Mesdames et messieurs, leur dit-il, vous le savez comme moi, ce qui a tué les beaux-arts et l'élégance dans notre société moderne, c'est le lieu commun et le poncif qui, de jour en jour, nous envahissent davantage. De plus, tous les jeunes gens se jettent dans les mêmes professions, avocat, médecin ou économiste, avec une carrière politique au bout, et tout est dit. De là, ces générations entières taillées sur le même patron et qui semblent porter un uniforme. Riche comme je le suis, j'ai pensé qu'il me serait peut-être possible de rendre à mon époque un peu d'originalité en encourageant les professions excentriques, et naturellement, messieurs, j'ai cru pouvoir jeter les yeux sur vous, car je crois que personne ici n'est avocat ni médecin?

—Personne! s'écrièrent en choeur les convives.

—Messieurs, reprit vivement lord Sidney, vous êtes artistes en fait d'existence, comme d'autres sont artistes en mélodie, en statuaire ou en ciselure; vous ne devez pas refuser plus qu'eux les encouragements de la Richesse; car, vous le savez, en se donnant humblement aux artistes, la Richesse reste l'obligée et la servante des arts et ne fait qu'accomplir un devoir de reconnaissance. J'espère donc que vous ne refuserez pas un prix de dix mille francs.

—Nous ne le refuserons pas, dirent avec un enthousiasme unanime les messieurs en habit noir.

Lord Sidney reprit:

—Un prix de dix mille francs… de rente, que je désire offrir à celui d'entre vous qui exerce la profession la plus excentrique. Pour ce faire, vous aurez l'extrême obligeance de raconter chacun en peu de mots quelle est votre vie.

—Parfait, s'écria un personnage énorme, écarlate et souriant, un Roger-Bontemps taillé sur le modèle de sir John Falstaff. De cette façon-là chacun dira donc la sienne.

—Précisément, dit lord Angel; et, continua-t-il avec un salut charmant, comme je ne veux rien vous demander que je ne sois moi-même disposé à faire pour vous, je vous raconterai, si cela peut être agréable à ces dames, mon histoire et l'histoire de mes moyens d'existence.

—Milord, interrompit un personnage auquel, par une erreur bizarre, la nature s'était plu à donner le nez historique des Bourbons, vous nous faites honneur!

—Je vous en prie, dit une des dames en se tournant gracieusement vers lord Sidney.

—Mon Dieu, fit-il en souriant tristement, mon histoire est bien simple: je suis né de parents riches.

—Vous êtes bien heureux! fit un des convives, jeune homme au teint hâlé, mais dont les formes élégantes et sveltes faisaient songer aux Silvandres de Watteau.

—Comment l'entendez-vous? demanda d'une voix forte un athlète couvert de balafres comme un vieux reître du temps de la Ligue.

—Hélas! messieurs, reprit lord Sidney, il n'y a aucune manière de l'entendre, car c'est cette circonstance qui fait le malheur de toute ma vie! Forçat de la richesse, j'ai dépensé sans relâche dans ma vie, plus de ruse, d'énergie, de patience, d'imagination, d'intrigue, de volonté et d'esprit, pour devenir pauvre, que les trèscélèbres bohèmes de La Vie de Bohême n'en mirent jamais à gagner, entre cinq et six heures du soir, ce qu'ils appellent la grande bataille. Et encore, ces hommes prodigieux parvenaient quelquefois à dîner, tandis, que moi je n'ai jamais pu arriver un seul jour à la médiocrité dorée dont parle Horace. J'ai toujours été ridiculement riche.

—Bah! demanda Roger-Bontemps en éclatant de rire, est-ce que vraiment vous trouvez cela ridicule?

—Très-ridicule. Il m'a toujours semblé absurde qu'un homme possédât dix mille fois plus qu'il ne peut dépenser, même en faisant à chaque seconde de sa vie des folies à faire frissonner d'étonnement l'ombre d'Héliogabale. Aussi, du jour où je me connais, ç'a été un duel à mort entre moi et ma fortune, et c'est elle qui m'a tué; car, sachez-le, je voulais être artiste! Oh! la fortune, elle m'a pris à bras le corps, elle m'a desséché les lèvres sous ses froids baisers, elle m'a fait des yeux couleur d'or, et un horizon d'or qui m'empêche de voir le soleil. Pour moi, grand Dieu! tous les fleuves sont le Pactole; ils roulent des paillettes d'or dans leurs vagues étincelantes. Pour moi, la musique c'est le chant de l'or; la lumière, c'est le reflet de l'or! L'or me poursuit comme un ennemi implacable; j'ai, comme le Juif-Errant, mes cinq sous; seulement, mes cinq sous, c'est cinquante millions. Je jette la richesse dans la rivière, et en me retournant je la trouve couchée dans mon lit; je la fuis au bout du monde, elle est là qui ricane dans mon portefeuille. Qui diable a donc osé dire qu'il y a des moyens de se ruiner?

—Ah! dit la plus âgée des femmes, milord n'a sans doute pas essayé des femmes?

—Ou, continua l'autre, milord n'aura pas rencontré de ces vraies grandes femmes, comprenant l'héroïsme de la vie moderne, auprès desquelles Sémiramis et Cléopâtre sont de petites pensionnaires à ceintures bleues, bonnes tout au plus à faire l'amour sentimental avec Werther, en mangeant des tartines de confitures. Moi, je connais une femme qui, à quatorze ans, a pris dans le monde, dans le grand monde, un homme de génie, riche, audacieux et bon, et qui en six mois l'a envoyé au bagne.

Ces paroles mutines furent prononcées d'une façon si magistrale et si farouche, que lord Sidney ne put s'empêcher de regarder avec une vive curiosité la belle enfant qui les avait dites.

C'était une jeune fille de seize ans, rousse comme un coucher de soleil, avec la peau mate et dorée, les sourcils presque bruns et les yeux d'un bleu sombre et étoile comme les cieux des belles nuits d'été. La bouche fine, ardente, pareille à une rose rouge trempée de pluie, laissait voir en s'ouvrant une de ces belles mâchoires de bête fauve que la nature donne aux femmes nées pour déchirer et dévorer les forces vives de la cité, l'or, l'amour et la vie. Tout cet ensemble imprégné, pour ainsi dire, d'une volupté amère, le corps agile, les mains et les pieds d'un grand style plébéien, inspirait un effroi plein de charmes et de convoitise. Aussi, mademoiselle Régine ne déparait-elle rien dans la salle des Titans sculptés, et vue d'une certaine façon, elle avait assez l'air d'une femme pour laquelle on met Pélion sur Ossa.

L'autre femme ressemblait à toutes les actrices qui ont joué en province les rôles de mademoiselle George.

—Mesdames, leur dit Sidney, sachez d'abord que le destin a été pour moi un second M. Scribe; il a abusé pour moi des oncles. Le frère de mon père et les deux frères de ma mère, riches tous trois et chefs de nombreuses familles, sont morts tous trois dans l'Inde, après avoir vu tomber un à un tous leurs fils victimes du choléra, des inflammations et des bêtes féroces, Indiens et serpents, comme si, dès ma plus tendre jeunesse, une monstrueuse fatalité se fût donné la tâche de tout renverser sur mon passage pour me jeter des trésors inutiles.

Ces fortunes, que la faiblesse de mon père m'avait abandonnées dès l'enfance, je les avais dévorées à vingt ans avec tous les débauchés de Londres, sans qu'il m'en fût resté autre chose, à ma connaissance, qu'un petit mouchoir de cou en cotonnade bleue et un portrait de femme peint par Tassaert.

Trois mois plus tard, la mort de mon père me rendait maître d'un patrimoine inépuisable. Je l'épuisai pourtant, ou peu s'en fallut. Mes châteaux des comtés, grands comme des villes, mes maisons, mes palais, mes jardins, mes serres où de froides courtisanes se promenaient dans les moindres allées en calèches à huit chevaux, je donnai tout au Vice, au Luxe, à la Luxure, au Jeu, que je défiais avec la fureur d'un combattant vainqueur sans cesse!

Quand il ne me resta plus qu'un million, je le jetai à l'Industrie tant qu'elle voulut et comme elle voulut. Canaux, chemins de fer, constructions de squares et de fabriques, je m'intéressai à tout, et je me mis à vivre dans une chambre comme un étudiant, après avoir confié mon million à l'Industrie dans l'espoir qu'elle ne me rendrait rien. Elle me rendit cinquante millions!

Je ne me décourageai pourtant pas. L'Industrie m'avait trompé, c'est alors que j'essayai des femmes, continua lord Sidney en se tournant vers Régine. Pour aller droit au but, je m'adressai tout de suite à la femme qui dans toute l'Europe coûtait le plus cher, et je la couvris littéralement de diamants.

Devenue, par l'étrange folie d'un vieillard, femme d'un duc et pair d'Angleterre, cette femme célèbre suivit son mari à Constantinople: deux jours après son départ, je reçus mes diamants changés en un bouquet colossal par un artiste plus grand que le florentin Cellini. Les diamants sont d'un grand prix; mais aucun roi de l'Europe ne pourrait en payer la monture.

—Ah! milord, dit Régine, vous êtes le premier homme qui m'inspiriez de la curiosité.

Lord Sidney salua modestement.

—Je ne vous rappellerai pas, reprit-il, l'épisode trop connu de mes amours avec la fille naturelle d'un roi que j'ai aimée jusqu'au désespoir, et qui est morte à vingt-deux ans d'une maladie de langueur, en me faisant l'héritier de tous ses biens. Je me bornerai à vous dire, pour terminer ce trop long récit, qu'une dernière fois, en désespoir de cause, j'éparpillai mon absurde opulence sur les navires de tous les armateurs anglais, avec mission de la risquer dans les entreprises les plus téméraires et sur les mers les plus périlleuses.

Mais la mer ne voulut pas de mes chaînes; elle me les rendit plus lourdes que jamais. A présent mon parti est pris; je suis résigné à l'impuissance et à l'ennui.

A la fin de cette histoire, que les convives n'avaient pas osé interrompre autrement que pour boire comme des cordeliers, un éclat de rire homérique ébranla la salle des Titans.

Roger-Bontemps tapait son couteau sur son assiette en ouvrant jusqu'aux oreilles une bouche démesurée, Silvandre gambadait, et le balafré brisait son fauteuil.

Le personnage au nez bourbonien échangeait des bourrades avec son voisin, sorte de rapin ayant un faux air de Rubens. Tous deux se donnaient des coups de poing et se tiraient les cheveux.

Mademoiselle Régine, extasiée, rêvait au bouquet de pierreries, et le jeune homme de dix-huit ans rêvait en regardant mademoiselle Régine avec des coeurs enflammés dans les yeux.

—Maintenant, dit lord Sidney, je vous écoute, messieurs.

Tobie apporta sur le surtout deux plats d'or, contenant, l'un, une inscription de dix mille francs de rente; l'autre, deux cents billets de mille francs.

—De cette façon, milord, dit le vieux serviteur, le lauréat pourra choisir.

—Allons, s'écria Roger-Bontemps en couvant de l'oeil les plats merveilleux, chaud! chaud! chacun la sienne!

—Et, reprit M. Tobie, j'ose faire espérer à votre grâce que cela ira de plus fort en plus fort, comme chez Nicolet!

Le vin dans les verres, les flammes des bougies, la lumière sur les angles du noyer sculpté étincelèrent.

Roger-Bontemps commença en ces termes:

—Vous voyez en moi l' EMPLOYÉ AUX YEUX DE BOUILLON!

A ces mots prodigieux, les convives bondirent tous à la fois sur leurs chaises, et les apostrophes les plus hétéroclites se croisèrent, lancées à la fois de tous les coins de la table.

—Mesdames et messieurs, dit Roger-Bontemps, je demande à n'être pas interrompu. Ceci n'est pas une conversation, mais un concours!

—C'est juste, s'écria le faux Rubens, n'oublions pas qu'ici il ne s'agit pas de cinquante centimes!

—Accordé, dit lord Sidney, chacun parlera sans interruption, et souvenez-vous que, pour une heure, nous sommes constitués en ministère des beaux-arts… inconnus!

Roger-Bontemps reprit:—Enfant, je n'ai jamais mangé. Manger, voilà la grande affaire. Il y a deux races d'hommes; celle qui mange et celle qui ne mange pas. Les pauvres haïssent les riches parce que les riches mangent; les riches exècrent les pauvres parce que les pauvres voudraient manger. Je vis que tout était là, et que le sort de l'humanité s'agite autour des endroits où l'on fait la cuisine.

Dès lors, je me tins habituellement aux barrières, passant ma vie autour des cabarets et cherchant à me faufiler par quelque joint dans les choses culinaires. A force d'audace, j'usurpai quelques petites fonctions. Tour à tour chien de tournebroche, écorcheur de lapins et laveur de vaisselle, j'exerçais cette dernière profession au cabaret de la Jambe-de-Bois et j'allais peut-être m'enfouir pour toute ma vie dans ces emplois subalternes, lorsque éclata entre la Jambe-de-bois et le Grand-Vainqueur la rivalité à laquelle je dois ma fortune.

Le Grand-Vainqueur et la Jambe-de-bois donnaient tous deux du bouillon à un sou la tasse, mais la Jambe-de-bois avait pour elle la pratique des Auvergnats, et elle regardait en pitié le Grand-Vainqueur, réduit à attendre et solliciter les consommateurs de hasard.

Un matin pourtant, tous les Auvergnats de la Jambe-de-bois émigrèrent pour le Grand-Vainqueur. Quand mon maître leur en demanda en pleurant la raison, ils lui répondirent que son bouillon n'avait pas d'yeux, tandis que celui du Grand-Vainqueur en était inondé comme une queue de paon.

Messieurs, j'eus le courage de passer une nuit entière, caché dans une armoire de cuisine, au Grand-Vainqueur. Le lendemain, à l'heure où l'Aurore profite de ce qu'elle a des doigts de rose pour ouvrir les portes de l'Orient, je surpris le secret de notre rival.

Le misérable fourrait ses doigts dans un vase plein d'huile de poisson et les secouait ensuite sur les bols de bouillon alignés autour de la table. C'est ainsi qu'il y faisait des yeux!

Les yeux étaient nombreux, je ne dis pas, mais quels yeux! comme c'était fait! Pas de goût, pas de grâce! ni vraisemblance, ni idéal! Dans le trajet du Grand-Vainqueur à la Jambe-de-bois, mille idées jetèrent tour à tour leurs ombres sur mon front, mais enfin une création lumineuse éclaira tout à coup mon cerveau de ses flammes aveuglantes.

La seringue était trouvée!

Tous les matins, armé de cette bienheureuse seringue, je vise les bouillons, et j'y exécute, la main levée, une mosaïque d'yeux à faire pâlir la nature.

Plus tard mon procédé a été surpris et imité; mais jamais on n'a pu atteindre à ma facture. Je défie tout le monde pour la main et le métier. Mon patron m'a engagé pour six ans, à dix francs par mois, avec cinq sous de feux et deux bénéfices. Les jours de bénéfice, le prix des soixante bouillons est pour moi, car il est inutile de vous dire que dès le lendemain de mon invention, nous avions reconquis les Auvergnats.

Ainsi maître d'une position faite, je brave désormais les destinées, car je suis d'un tempérament sage, je mets de l'argent de côté, et je ne commettrai pas la même faute que mademoiselle Mars et la célèbre George; je veux me retirer dans tout l'éclat de ma gloire!

L'employé aux yeux de bouillon se tut, au milieu d'un certain étonnement. Tout le monde se récria sur la singularité de cette profession, et les esprits inclinaient visiblement du côté de Roger-Bontemps, quand le faux Rubens prit la parole après avoir passé ses doigts dans ses cheveux et cassé une assiette pour s'emparer de l'attention générale.

—Messieurs, s'écria-t-il, vous voyez en moi le VERNISSEUR DES PATTES DE
DINDON.

Inutile de décrire ici la vive émotion des auditeurs. Le faux Rubens la domina pourtant en secouant encore une fois sa chevelure qui faisait la nuit dans la salle, et dit avec feu:

—Je ne nie pas l'originalité des yeux de bouillon factices! Mais que faut-il pour arriver à ce trompe-l'oeil? Un léger sentiment de la ligne et quelque dextérité dans le poignet.

Moi, messieurs, je suis un coloriste!

Quand une volaille n'a pas été vendue en son temps, qu'arrive-t-il? Les pattes, d'abord si noires et si lustrées, s'affaissent et pâlissent, le ton en devient terne et triste, signe révélateur qui éloigne à jamais l'acheteur, initié aux mystères de la couleur par les admirables créations de Delacroix. Attiré souvent dans le marché aux volailles par cet amour de l'inconnu qui caractérise les artistes, je m'aperçus de cette mélancolie des pattes de dindon, et j'entrevis un nouvel art à créer à côté des anciens.

C'est à moi qu'on doit les vernis à l'aide desquels les marchands dissimulent aujourd'hui la vieillesse des rôtis futurs! vernis noirs, vernis bruns, vernis gris, roses, écarlates et orangés, une palette plus variée que celle de Véronèse! Mais posséder les vernis, ce n'est rien! tout le monde les a aujourd'hui; le sublime du métier, c'est de savoir saisir les nuances intimes de chaque espèce de pattes, et de les habiller chacune selon son tempérament!

Dans cette science difficile, qui égale, si elle ne le dépasse, l'âpre génie du portraitiste, je suis, sans modestie, le premier et le seul, et je me flatte qu'après moi, il n'y aura pas de vernisseur de pattes de dindon, pas plus qu'il n'y a eu de poëte tragique après Eschyle.

—Eh! quoi! dit lord Sidney, il y a vraiment dans le monde tant de choses que nous ne savons pas!

—C'est à ce point, observa mademoiselle Régine, que j'en suis étonnée moi-même. Mais j'aperçois M. Silvandre qui réclame son tour.

—Oh! moi, dit Silvandre avec la voix mélancolique d'un hautbois sous les feuillages, je suis parvenu à force d'intrigues, à créer dans ma mansarde, rue Pascal, n° 22, au-dessus de l'entre-sol, la porte à gauche, une prairie artificielle! Là, je possède un petit troupeau, que je garde en jouant de la musette, et je vis du produit de son lait.

Je suis BERGER EN CHAMBRE.

—Diable! dit lord Sidney, berger en chambre, celle-là demande à être expliquée!

—Elle ne s'explique pas, murmura Silvandre en regardant les plafonds d'un air rêveur.

—Alors, puisqu'elle ne s'explique pas, dit d'un ton de courtisan le personnage au nez bourbonien, permettez-moi de prendre la parole, car, après les états merveilleux de ces messieurs, je crains pour l'effet du mien, qui est bien modeste. Il a simplement pour but de protéger la famille contre la Fantaisie.

Dans ces temps où les bases de la morale publique sont sapées à toutes minutes, qui pourrait le nier, hélas! il se rencontre des bâtards pleins d'énergie et d'imagination, et capables d'arriver aux affaires publiques, voyez Le Fils Naturel! La société est donc exposée à se voir gouvernée par des hommes qui s'appellent pour tout nom Arthur ou Anatole!

J'ai voulu la sauver de cette position si délicate.

Possesseur d'un grand nom et pauvre comme Job, mais devant hériter d'un bien considérable dans trente ou quarante ans, c'est-à-dire quand je serai mort, j'ai conçu l'idée colossale de rendre un père à tous les infortunés auxquels la Providence a refusé cette seconde Providence.

Je suis RECONNAISSEUR D'ENFANTS!

Je reconnais tous ceux qui le veulent, pourvu, bien entendu, continua avec une adorable impertinence le vieux gentilhomme, pourvu qu'ils puissent faire honneur à leur père. C'est cinq cents francs, prix net… et six cents francs pour les nègres.

—Bah! s'écria Roger-Bontemps, vous avez reconnu un nègre?

—Plusieurs nègres et trois Indiens anthropophages. Pour les nains, c'est cinquante francs en plus, et je traite de gré à gré pour les infirmités physiques. La semaine dernière, j'ai eu un bon bossu. Un bossu de quinze cents francs; il est vrai qu'il portait des lunettes vertes.

Il est juste de dire que, tout en ne pouvant se défendre d'admirer cette profession sauvage, les convives de lord Sidney furent révoltés par le cynisme du personnage au nez aquilin.

—Moi, lui dit avec de grands airs la femme qui ressemblait à toutes celles qui ont joué en province les rôles de mademoiselle George, je vis comme vous de ma noblesse. Je suis duchesse d'O***, et ma mère vendait des pommes de terre cuites à l'eau sur le pont Saint-Michel.

Héritière de cette profession philanthropique, j'enviais pour ma vieillesse un fonds de fruitière, lorsque j'eus l'idée de former une société en participation avec une de mes amies marchande au Temple, et dont le fonds se compose d'un lorgnon en chrysocale et d'une robe de velours.

Quand un jeune homme sans protection a besoin d'être recommandé à un financier, il vient me trouver. Grâce à mon nom historique, j'entre tout droit chez le financier; mon amie me prête la robe de velours, et nous partageons! c'est vingt francs pour une recommandation ordinaire, et le double quand il faut insister.

—Cet état-là est bien gentil, dit Silvandre. Malheureusement, il n'a pas de nom.

—Le mien non plus, parbleu! fit mademoiselle Régine. Tous les états de femme sont des états sans nom.

Je suis la maîtresse d'un jeune fou idiot, natif de Weimar! et je suis payée pour cela par la famille de mon amant.

Ce malheureux, qui compose des sonates et des symphonies à faire geler la chute du Niagara, n'est par bonheur ni assez fou ni assez idiot pour que sa famille puisse le faire enfermer; mais elle garde ses deux cent mille livres de rente, et elle me donne deux mille francs par mois pour me charger de ce cadavre humain.

Mademoiselle Régine se tut. C'était simple, mais horrible!

Tout le monde frémit.

La jeune fille reprit après un silence:

—Quand Obermann sera mort (il s'appelle Obermann!), ses parents diront simplement: Le malheureux mangeait son bien avec des filles d'Opéra!

C'est moi qui joue les filles d'Opéra.

A ce monstrueux récit, lord Sidney se sentait frémir d'une secrète horreur, et le jeune homme de dix-huit ans ouvrait des yeux grands comme le monde. Il fallut cependant écouter encore l'homme à la balafre; mais l'effet était produit, et c'était, comme on dit, la petite pièce.

—Moi, dit cet athlète d'une voix formidable, je suis employé au théâtre Saint-Marcel, un théâtre situé rue Censier, dans un quartier de tanneurs.

On m'y appelle LE FIGURANT QUI REMPLACE LE MANNEQUIN.

Le théâtre Saint-Marcel est l'enfer de la pauvreté humaine. Les comédiens s'y peignent les pieds avec du noir pour imiter les bottes, et cirent des bottes réelles pendant l'entr'acte à la porte du spectacle. Un procès compliqué contre les quinze derniers directeurs du théâtre Saint-Marcel absorbe le peu d'argent que les artistes gagnent à cette industrie de commissionnaire. A ce théâtre, on ne se souvient pas d'avoir été jamais payé; et c'est à ce point qu'un maître tanneur ayant laissé tomber dans le foyer des comédiens une pièce de cinq francs, cette pièce est restée là jusqu'à ce que son propriétaire vint la chercher, car personne ne savait ce que c'était!

Le directeur nourrit les artistes chez un marchand de vins dont la boutique est située en face du théâtre; le matin, ils ont du petit-salé; le soir, la soupe, le boeuf et un morceau de fromage. Bien entendu, les amendes roulent là-dessus, puisque l'argent n'est pas connu au théâtre Saint-Marcel. Pour les petites amendes on leur ôte le fromage, pour les moyennes le boeuf, et les grosses amendes consistent à ne pas dîner du tout. Le malheureux comédien qui est à l'amende se promène avec désespoir devant la boutique du marchand de vins, en attendant l'heure où il jouera Une passion et Il y a seize ans. Car au théâtre Saint-Marcel, faute d'avoir pu en monter d'autres depuis dix ans, on n'a jamais joué que deux pièces, Il y a seize ans et Une passion.

Dans chacune de ces comédies il y a un mannequin, et le mannequin d'Il y a seize ans est précipité du célèbre pont cassé, haut de douze pieds. Or, comme le costumier, homme intraitable, demandait quarante sous pour déshabiller et rhabiller le mannequin pour le drame, je suis, hélas! le figurant qui remplace le mannequin! Pour dîner et déjeuner à la cuisine chez le marchand de vins des artistes, je fais chaque soir ce saut terrible! Trois fois par semaine régulièrement, je tombe et je me mets le crâne en loques, voyez mes balafres! j'ai fait vingt ans la guerre sous l'Empire, et je n'en avais rapporté que deux blessures; mais le rôle du mannequin, ce sont de rudes campagnes! Seulement, comme je n'ai pas trouvé d'autre état que celui-là pour ne pas mourir de faim, je fais celui-là.

—Milord, s'écria vivement Roger-Bontemps, je demande à présenter une observation. La profession de monsieur n'est pas excentrique, elle est absurde!

—Messieurs, dit lord Sidney, n'attaquez pas vos professions réciproques, toutes ont bien leur mérite, et Paris lui-même serait embarrassé, car vous êtes plus de trois, et je ne sais vraiment comment vous satisfaire tous! Sachez seulement que je trouverais de très-mauvais goût de votre part de ne pas fourrer l'argenterie dans vos poches, et que moins on en retrouvera sur la table, plus je garderai de vous un agréable souvenir.

A cette apostrophe un peu directe, deux ou trois des convives rougirent d'avoir été deviné, mais ce ne fut qu'un nuage. Ceux qui ne s'étaient pas mis à l'aise jusque-là se rattrapèrent, et mademoiselle Régine en profita pour s'écrier:

—Ah! mon Dieu! je m'aperçois que je suis venue sans bouquet, et je vais au bal!

Lord Sidney, qui comprenait à demi-mot, lui fit apporter par Tobie le prestigieux bouquet de diamants et de pierreries, et lui dit avec un sans-façon digne de Richelieu: Excusez-moi si je vous le donne, mais j'ai si peu de temps à moi!

—Maintenant, dit-il en se tournant vers ses convives, remplissez les coupes, M. Tobie, et buvons une dernière fois aux dieux inconnus! Mademoiselle Régine voudra bien décerner le prix pour moi, car je me sens plein de perplexité entre tant de métiers excellents!

—Pardon, milord, murmura timidement le jeune homme de dix-huit ans, mais je n'ai pas encore parlé.

Les convives regardèrent avec dédain ce faible athlète.

—Eh quoi, lui dit lord Sidney avec un étonnement profond, exerceriez-vous à votre âge une industrie plus extraordinaire que les professions excentriques de ces messieurs? Mais alors quel démon peut l'avoir inventée?

—Milord, articula le jeune homme d'une voix douce, mais ferme, JE SUIS
POÈTE LYRIQUE ET JE VIS DE MON ÉTAT.

A cette révélation foudroyante, tous les convives baissèrent la tête.

—Que ne parliez-vous plus tôt, s'écria lord Sidney, les dix mille livres de rente sont à vous, et bien à vous! Mais comment ferez-vous pour mourir à l'hôpital?

—Milord, dit finement Régine, je vais prier monsieur de m'offrir son bras. Et d'un geste de chatte, elle ramassa les deux cent mille francs et les fourra dans la poche du jeune homme.

Le bouquet et les yeux de mademoiselle Régine étincelaient comme des myriades d'étoiles frissonnantes. Elle prit la main de son cavalier improvisé.—Et votre fou? lui demanda-t-il en tremblant d'amour.

—Bah! répondit la terrible Parisienne avec un cynisme à effaroucher le marquis de Sade, plus on est de fous, plus on rit!

On se leva pour partir et on choqua les verres une dernière fois. Les bougies se mouraient et éclairaient la salle des Titans de reflets ensanglantés. Lord Sidney, sa coupe élevée dans sa belle main, entonna le refrain désespéré du poëte d'Albertus: Ah! sans amour s'en aller sur sur la mer!

Cette grande imprécation fut répétée en choeur, et les convives disparurent comme des ombres par les portes de la boiserie. Comme elles se refermaient, lord Sidney jeta un dernier regard sur ses convives.

—Oh! murmura-t-il, tandis que ses yeux erraient sur les bas-reliefs de la salle, ceux-là aussi sont des Titans vaincus!

M. Tobie s'avançait en souriant pour parler à son maître, mais celui-ci le congédia d'un geste. Resté seul, il s'écria: Hélas! il faut donc que de pareilles choses existent! Mais, sans cela, comment Fortunio aurait-il pu se faire bâtir en plein Paris un Eldorado artificiel!

Et, cachant son front dans ses mains, il pleura amèrement.

CONTE POUR FAIRE PEUR

—Non, monsieur, dit la triomphante Doralice au jeune Allemand mélancolique et blond-jaune qui n'avait cessé de fumer sa pipe de porcelaine en attachant ses yeux d'azur sur la petite Javanaise; non, monsieur, puisque votre seul but est de nous donner le frisson et de compléter l'effet de ces flammes de punch jouant sur la tapisserie, ne nous racontez pas une histoire de brigands et de fantômes. Les brigands, voyez-vous, cela n'avait plus cours que dans un endroit désormais aboli qu'on appelait le Spectacle des Funambules; et ils y servaient seulement à animer les paysages tyroliens et à accompagner les effets d'eau naturelle. Les spectres, ça se range dans une petite armoire à trucs, grande comme une boîte à musique. D'ailleurs, des meurtres, des fantômes, des souvenirs sanglants et funèbres, si vous saviez comme nous autres les charmantes, les divines, les adorées, nous en avons plein nos pensées et plein nos mémoires! Ah! vos brigands de la Forêt Noire qui boivent du kirschen-wasser en sculptant des ronds de serviettes! vos spectres qui ont lu Schlegel et le Laocoon de Lessing! notre vie de tous les jours contient d'autres tragédies et des histoires bien autrement terribles! Et puisque vous tenez absolument à avoir peur, c'est moi, s'il vous plaît, qui vais vous dire un conte pour faire peur, tel que, par exemple, la légende de LA BOITE AU LAIT.

—Ah! dit le jeune Allemand, je la connais.

—Non, répondit Doralice. Ce conte-là est comme celui du sergent Laramée. Tout le monde le raconte et personne ne le sait. Voulez-vous de mon roman?

Ce ne fut qu'un cri unanime pour consentir, car Doralice a les dents si blanches! et une langue rose comme un pétale de rose. Son récit pouvait être ennuyeux, mais on était sûr de voir des perles vivantes et des lèvres mieux fardées que le front de l'Aurore. La belle dédaigneuse n'eut pas besoin de réclamer le silence et elle prit tout de suite la parole.

—Messieurs, dit-elle gracieusement, il y a comme cela à Paris beaucoup de demoiselles qui naissent avec une beauté aristocratique et divine, mais sans fortune, sans dot, sans même le petit peu d'argent qui peut servir à appartenir à Dieu et à être reçue dans un couvent. La nature leur a tout donné, la taille svelte des déesses, les longues mains blanches, le pied de race, les grands yeux sombres, étoilés, pleins de flammes, l'oreille gracieuse et pure et petite, la bouche éclairée de flammes roses, la distinction native, tout, excepté les rentes, les maisons de rapport, l'argent monnayé, les titres d'actions et les propriétés rurales. Elles ont de l'esprit à flots, elles ont du bon sens, elles sont venues au monde artistes et grandes dames; mais elles sont comme Cabochard, elles manquent de tout; on a oublié de leur faire avoir crédit chez le changeur et de leur donner leurs entrées à la Banque de France.

Ah! pauvre Lucile! à côté d'elle sa mère soupire et cherche la pierre philosophale: elle, la belle, la naïve, l'aimable, la spirituelle, la ravissante enfant, elle aiguise ses petites dents faites pour essayer les perles rares et elle n'en trouve pas l'emploi. Elle devine la profondeur de ses prunelles faites pour refléter les satins, les ors, les laques rouges, les sanguines de Watteau, et elle se demande si on lui a donné ces abîmes d'amour pour servir de miroir au papier à six sous le rouleau. Ses pieds, ses pieds adorables, ont été modelés seulement pour fouler les nobles tapis, les tapis au fond blanc où éclosent des fleurs splendides, et ils s'usent là, à quoi faire? dans de vilaines savates, sur le carreau rouge. «Patience,» dit la mère qui fait les cartes, et la jeune fille répond: «Oui, maman.» Cependant la nostalgie du diamant et l'instinct de l'élégance s'agitent dans ses veines. Elle aspire à un pays dont elle est chassée et qu'elle ne connaît pas, et qui est le sien. Dans ces ménages-là, il arrive nécessairement un jour ou l'autre que la femme de ménage, pressée de repasser des collerettes, s'en va de chez la mère de Lucile sans avoir songé à acheter les quatre sous de lait nécessaires au déjeuner du matin. Lucile prend la boîte au lait, et elle dit: «Maman, je vais acheter quatre sous de lait.»

Alors la mère de Lucile lève les yeux au ciel; pour un instant son visage flétri a retrouvé la beauté tragique; sur son front, vingt années, envolées si vite, font frissonner leurs ailes d'ombre, et une larme, une grosse larme sinistre, brûle et sillonne sa joue. Elle aussi, en son temps, elle est allée acheter quatre sous de lait, et elle sait ce que ce lait-là lui a coûté, et le temps que cela dure! Cependant Lucile est partie; elle tient ses quatre sous et sa boîte au lait dans la main droite; de la main gauche elle relève sa jupe; elle est sortie tout simplement avec sa jupe grisâtre et son caraco brun, nu-tête; la laitière est en face, et ça n'est pas long de traverser la rue. Mais quel diable de chemin Lucile a-t-elle pris pour aller chez la laitière? Elle ne se le rappelle pas bien, et la voilà qui se trouve en robe de chambre de soie piquée, en pantoufles blanches, dans un appartement tendu de papier doré, avec des tapis de moquette, des meubles en faux Boule et des bronzes en faux bronze. Assis autour d'elle, de faux seigneurs avec des faux-cols lui tiennent mille discours entachés de fausseté et lui font de l'esprit emprunté aux Pensées d'un Emballeur.—«Ah! se dit Lucile, ils m'ennuient ceux-là, j'aime mieux aller reporter le lait à maman.» Mais arrêtez donc la chute du Niagara!

Reporter le lait, c'est bientôt dit, Lucile ne le peut pas. Juliette va venir la prendre à trois heures pour aller au bois; ce soir elle va voir Les Diables noirs; on lui a apporté une loge. Demain, il y a le dentiste et la modiste, et le soir la Tour-d'Auvergne. Après-demain, elle va chez le peintre; puis, rendez-vous avec Eugène, un caprice. Eugène n'est pas amusant, mais il faut l'avoir eu, il est porté. Ah! que c'est vilain, les amies courtisanes qui sont des sottes, et le papier à fleurs d'or et le faux Boule! «Décidément je vais aller reporter le lait à maman.» Et à quelle heure? A deux heures de l'après-midi, elle est encore brisée du souper de la veille. O triste, triste vie, toujours les visites intéressées à l'hôtel des Princes, à l'hôtel de Castille, où l'on va faire son ouvrage et porter sa marchandise comme une marchande de casquettes va porter ses casquettes! Et encore, il ne faut pas fâcher madame Pl…., qui n'est pas commode tous les jours. «Ah! quelle vie! j'aime mieux reporter le lait à maman!»

Ah bien oui! reporter le lait! Elle est à Londres, elle est à Nice, elle est à Spa, elle est à Bade, elle monte à cheval, elle va au bal de souscription avec les vraies dames, elle est dame patronnesse,—dame patronnesse pour l'exportation, en province; elle boit du champagne, elle mange de l'argent, elle mange de l'or, elle prête des patrons de robe aux grandes dames de l'étranger; elle s'amuse, elle s'amuse mortellement; oh! comme elle s'ennuie! Avec qui vivre, à qui parler, où verser le trop plein de ce coeur qui est resté jeune et naïf et qui l'étouffé? La voilà bien revenue à Paris et la laitière n'est pas loin; mais quoi! le décor a encore changé. A présent c'est le vrai bronze, le vrai Boule, les vrais grands seigneurs, les vrais princes, la diplomatie, les ducs à duchés. O solitude, solitude, amère solitude!—Puis le décor est devenu tout à fait beau: voici les soies de la Chine, les meubles en laque d'or, un Raphaël; Lucile n'a plus d'amis, même dans le grand monde, elle a suivi les conseils de Juliette, elle a compris la vie, elle n'a plus de préjugés aristocratiques, on est toujours reçu chez elle, pourvu qu'on soit gentleman et qu'on se présente bien, avec un faux-col. «N'oubliez pas le faux-col,» dit Iago. Les amants? elle en a essayé: toujours la même chose, des âmes basses, des gens qui vous méprisent, qui vous trompent et qu'il faut tromper toute la vie pour ne pas avoir le temps de les regarder et de les prendre en dégoût! Un soir, par hasard, Lucile voit jouer La Dame aux Camélias ou L'Aventurière; elle rentre chez elle, elle se hait, son coeur se brise en sanglots. Oh! se cacher, se fuir, trouver la nuit noire, une nuit où l'on ne puisse plus voir la honte et la solitude! «Allons! cette fois, j'y vais, je vais reporter à maman les quatre sous de lait.» Non, pas encore. Renoncera-t-elle, sans avoir entendu une minute, oh! une seule minute, une voix pareille à la sienne, une voix qui lui dise: «Je t'aime,» sans balbutier et sans mentir?

Dérision! qui le lui dirait? A présent, les hommes qui peuplent son salon sont des hommes-chevaux, qui parlent la langue des chevaux et déjeunent dans l'écurie. Habillés à la dernière mode, mais stupides. Pleins de faux-cols. Une fois, un poëte égaré là, bon et farouche, et timide, fier comme sa pauvreté, et si doux! a jeté sur elle un long regard; elle aussi l'a regardé et ils se sont reconnus frères. Oh! partir ensemble, fuir tout cela, vivre dans l'art, dans la liberté, dans l'amour! Non, laissez toute espérance. Tous les deux, ils sont trop purs pour faire du faux amour dans ce monde de carton, et ce monde de carton leur tient les pattes par mille ficelles! C'en est fait; un regard échangé, et les voilà séparés. Pour toujours peut-être. Quand se retrouveront-ils? Et la laitière, l'implacable laitière s'impatiente.

Qu'elle s'impatiente! Une seconde fois Lucile a trouvé une âme soeur de la sienne, des yeux comme les siens, étonnés et avides, une femme, une soeur, une amie, et celle-là ne s'enfuira pas; c'est une femme comme elle, une victime comme elle, comme elle une martyre vouée à la foule, et au champagne, et aux soupers, et à la solitude! Elles se sont rencontrées et elles se sont reconnues. «Eh bien, puisque l'amour est un mensonge, essayons de l'amitié, vivons toutes deux. Sans nous quitter, la main dans la main, jalouses, sauvages, fidèles, avec une amitié qui sera la haine et la honte de tout le reste! Puisqu'il le faut, nous irons à l'hôtel des Princes, à l'hôtel de Paris et à l'hôtel de Castille, mais toutes deux, mais ensemble, Paule et Lucile, et après, dans une joie ineffable, nous oublierons ensemble ces heures affreuses!» Non, ceci est encore un rêve. Paule aime les hussards, elle est infidèle, elle est jalouse, elle est sotte, elle écrit des lettres anonymes, elle fait des mots; c'est une admirable poupée, pas autre chose, et, un jour ou l'autre, elle va se marier avec un marchand de cuir bouilli ou un courtier-marron. On l'avait crue exaltée et bizarre, et elle n'était que vicieuse. Elle a voulu avoir les robes d'Impéria, l'esprit de madame de Sévigné, les joyaux de Cléopâtre, les vices de Clonarium, de Lééna et de Mégilla la riche Lesbienne, et elle a fait tout cela par à-peu-près, comme les calembours; elle n'a pas su être femme, elle n'a pas su être artiste, elle n'a eu que les robes à soixante francs le mètre, l'esprit du Tintamarre, les bijoux de Rudolphi, les vices de Marco! Elle a fait des dettes sottement, avec une maison mal tenue: elle a galvaudé sa beauté, elle a vécu avec des gens du monde sans apprendre l'élégance; elle n'a rien là; elle n'a pas même su aimer Lucile, qui avait dans le coeur des trésors d'amour que nul n'a soupçonnés. A présent, elle a envie d'avoir à Sceaux une maison de campagne avec un jet d'eau tombant sur des lys en zinc, et de pouvoir dire: «Mon mari» à un homme décoré. Dans son beau temps, elle était sotte avec un semblant d'esprit; à présent, elle est idiote. Et voilà quelle était la dernière ressource de Lucile, et son dernier espoir et sa dernière branche de salut! O malheureuse, malheureuse, misérable Lucile! Elle ne sait plus rien et elle ne croit plus à rien. Elle croit que Dieu la repousse et elle ne s'aime pas elle-même. Elle a bien une fille, mais grâce à mille intrigues et à mille peines, (il a fallu pour cela échafauder des montagnes de mensonges,) sa fille est élevée au Sacré-Coeur, et elle ne la voit pas, car elle désire que sa fille ne figure jamais dans Les Cocottes et dans Les Pieds qui r'muent, et que jamais elle n'aille acheter quatre sous de lait dans aucune boîte au lait! Et, à ce propos, c'est le vrai moment; si sa mère n'a pas encore pris son café, elle doit s'impatienter; voilà l'heure, l'heure exacte de lui porter le lait. Cette fois Lucile trouve la laitière tout de suite. «Madame, voilà quatre sous, mettez-moi quatre sous de lait dans ma boîte.» Et toujours courant, elle arrive chez sa mère.—«Toc, toc.—Qui est là?—Ma mère, ma mie, c'est moi, ta petite Lucile.—Tirez la bobinette, la chevillette cherra!»

«—Maman, c'est moi, je vous apporte vos quatre sous de lait, et bien d'autres choses avec, un peu de rentes, pas beaucoup, mais le dégoût sans fond, l'ennui mortel et le désespoir sans bornes! Il faut vous dire que tous les hommes sont sots et infâmes. J'ai vu les grands seigneurs, ils sont mal élevés; j'ai vu les gens d'esprit, ils n'ont pas d'esprit; j'ai vu les financiers, ils n'ont pas d'argent; j'ai vu les diplomates, ils se laissent tromper comme des Cassandres. Il y a les hommes qui montent à cheval et ceux qui ne montent pas à cheval; les uns sont lâches et les autres sont imbéciles. De délicatesse dans l'âme de ces gens-là, il n'y en a pas plus que de roses mousseuses sur les rochers de Fontainebleau. Entre eux tous, les beaux, les brillants, les splendides, il n'y en a pas un qui sache payer une note de restaurateur d'une façon polie pour la femme qu'il accompagne! Les restaurateurs, parlons-en. Au café Bignon, où cela coûte un louis pour ouvrir la porte et dix francs pour passer devant, une salade de pommes de terre se paye le prix d'un diamant, et c'est une fausse salade de pommes de terre; l'huile est de l'huile d'oeillette et le vinaigre du vinaigre de bois, et il n'y a pas seulement de fourniture! Restent les plaisirs, je sors d'en prendre. Être femme de plaisir, cela veut dire passer sa vie à s'habiller dans un cabinet de toilette en perse verte capitonnée; sortir avec des grues et entendre les dames qui passent dire de vous: «Cette fille!» aller aux courses et manger de la poussière grise comme avec la cuiller; aller à la comédie, et, toute la soirée, avoir une ouvreuse qui vous fourre des Entr'acte dans votre corsage et des petits bancs dans votre crinoline. D'ailleurs, on ne joue que du Laya, et les personnages de M. Laya sont aussi ennuyeux que ceux avec lesquels j'ai vécu pour gagner ma vie. Toutes les nuits il faut souper avec le même champagne et les mêmes écrevisses à la bordelaise, et il y a plus de dix ans que j'ai envie de manger un ragoût de chrétien. Figure-toi, les gens qui nous mènent souper ne soupent jamais, ils sont ivres; ils nous enfument avec de mauvais cigares dont ils font tomber la cendre sur nos robes et sur nos épaules, ils causent de la Bourse et racontent leurs bonnes fortunes, ce qui veut dire: traîner dans leur conversation les noms de femmes qu'ils ont assommées, excédées et abruties pour de l'argent; voilà ce qu'ils appellent leurs bonnes fortunes; et encore elles ne sont pas vraies; par-dessus le marché, c'est des mensonges! En dix ans, j'ai connu un jeune homme qui était beau; il était né avec un coeur d'usurier et de juif; quand il me menait dîner au restaurant, il buvait tout le vin sans me verser à boire, et, s'il avait par hasard quelques louis, il les cachait dans ses souliers. J'ai tant monté les escaliers à de l'hôtel des Princes, de l'hôtel de Paris et de l'hôtel de Castille, que sur chaque marche je sais par coeur les irrégularités du tapis; et la nuit, si par hasard je dors, je les vois en rêve. Il y a aussi ce qu'on appelle être au théâtre. Un métier où on gagne cent francs par mois et où l'on en dépense quinze cents, et puis il faut être très-polie. Polie avec le directeur, avec le régisseur, avec le portier, avec les acteurs, avec les journalistes, avec les machinistes, avec le garçon d'accessoires, et eux, quelquefois, ils ne sont pas polis. On se lève le matin à huit heures, et, de dix heures à quatre, on reste sur ses jambes dans un théâtre qui est un grand désert noir et glacé, à répéter de temps à autre: «Merci, ma mère! merci, mon Dieu! et la croix de ma mère!» Les planches sont toutes sales, couvertes de poussière et elles salissent le bas des robes. Le soir, on cause avec son habilleuse et on joue; c'est-à-dire qu'on répète à des hommes chauves assemblés les mêmes sottises qu'on répétait pendant le jour à l'épouvante de la nuit noire. Voilà ce qu'on appelle être comédienne et ce qu'on appelle être courtisane, et ce qu'on rencontre quand on va acheter du lait. Qu'est-ce que tu veux que je te dise? J'ai des yeux qui ne savent plus voir ni le ciel, ni l'eau, ni les arbres, ni les étoiles; pour l'éternité, mes prunelles refléteront la perse verte de mon cabinet de toilette et le papier doré des cabinets de Brébant. Je sais tout, j'en sais autant que ces dieux impassibles de l'Inde qui, depuis mille ans, enivrés de parfums, caressés par les grandes fleurs terribles, assis sur des trônes de diamant et sur des chariots d'astres, rêvent à la stupidité et à la méchanceté humaines. Je sais ce que pensent les regards et ce que les lèvres vont prononcer, et avant qu'un homme ne parle, je vois tout de suite qu'il va mentir. Je sais que la vie est une horrible chose et que les hommes sont de méchantes bêtes,—et je te rapporte les quatre sous de lait dans ta boîte au lait.»

—Ma fille, répond la mère, tu en sais autant que moi. Assieds-toi là, buvons notre café et faisons les cartes. Le bon Dieu te devrait bien un peu d'amour, mais c'est bien rare que le bon Dieu fasse un miracle, et il ne s'occupe guère de pauvres filles comme nous.—Ainsi finit l'histoire de Lucile. Désormais, dit en terminant la triomphante Doralice, c'est elle qui, tous les matins, va acheter le lait dans la boîte au lait; et elle ne reste jamais plus de trois minutes. Pour moi, (ajouta-t-elle,) j'en suis encore à m'amuser aux bagatelles de la porte chez Mombro et chez Janisset; mais il y a des jours de pluie tout découragés où mes petits doigts se tourmentent déjà comme pour chercher l'anse de la boîte en fer battu; et quant à maman, il y a positivement des fois que je pense à elle, et comme sa rue a été démolie, si mes amoureux m'ennuient trop, je finirai par demander son adresse.

—Brrr! fit Médéric, voilà un roman qui donne froid: je vais remettre du bois au feu.—Il en remit, en effet; une vaste clarté inonda l'atelier, tous les visages étaient pâles, et on s'aperçut alors que, profitant sans doute de la préoccupation générale, le jeune Allemand aux cheveux blond-jaune avait disparu en compagnie de la petite Javanaise.

L'ILLUSTRE THÉÂTRE

Tout annonce un événement dans le monde dramatique. Déjà les hommes de goût essuient les verres de leurs pince-nez. Au haut du ciel, des vapeurs écarlates et roses imitent les banderoles flottantes, et des demoiselles, brillantes comme des libellules, entrent en foule chez le marchand de gants à vingt-neuf sous.

Cependant elle s'impatiente derrière son rideau, la fille du divin Aristophane, la Comédie. Elle s'impatiente, et elle agite son front taché de lie, ombragé d'un bandeau de vigne et de raisins. Elle gourmande ses domestiques, et les frappe de sa marotte, où chantent des grelots d'argent et d'or.

—Allons, s'écrie-t-elle, courage, fainéants! O machinistes dépourvus de la flamme sacrée, ô régisseurs plus lents que des tortues, n'entendez-vous pas que le peuple le plus spirituel de l'univers commence à imiter les cris des animaux féroces, tout en mangeant ses grenades et ses pommes vertes? Ignorez-vous que mes cinq musiciens lui ont déjà exécuté par trois fois l'ouverture du Jeune Henri et qu'il est temps de passer à d'autres exercices? Par Bacchus! un peu d'activité, je vous prie; que les sonnettes fassent drelin drelin, et les cloches bimbam, et que mes comédiens paraissent!

Qu'ils paraissent vêtus de jaune-safran, de violet tendre et de bleu-ciel, dans les costumes traditionnels appropriés à leurs caractères et que mon poëte lui-même s'avance, avec son habit noir et son chef-d'oeuvre. Et vous, astres, prêtez l'oreille!

Voici Pierrot, Arlequin, la Colombine toute pomponnée de rubans qui volent à la brise, et Cassandre, et la Fée avec son étoile de strass sur le front, et les gâte-sauce avec leurs pâtés, et les harengères portant les poissons de toile peinte, rembourrés de foin tout neuf, et voici, monté sur son chariot de pierreries à roulettes, attelé de deux colombes en bois découpé, l'enfant Amour indispensable aux féeries. Mais quoi, se moquent-ils du monde? Pierrot, jadis plus blanc que les lis du jardin et les neiges de l'Himalaya, crève à présent dans sa peau. Il est rouge comme une pivoine, comme le feu d'un londrès bien sec, comme la carapace d'un homard cuit à point!

Doux et naïf Pierrot, où donc avez-vous volé ces couleurs écarlates? Et toi, Arlequin, toi qui étais souple et gracieux comme un serpent du paradis d'Asie, toi qui brillais comme l'arc-en-ciel après un orage des tropiques, d'où te vient cet air triste et funeste, et pourquoi marches-tu ainsi le front courbé vers mon tréteau, comme un Arlequin prince de Danemark?

Toi Colombine, ma colombe, ma colombelle amoureuse et folle, que signifient cette petite toux sèche et ces airs bégueule! Ainsi parle la fille d'Aristophane, et elle ne semble pas du tout satisfaite de ses acteurs changés en nourrice. Eux pourtant se défendent le mieux qu'ils peuvent avec la simple éloquence de leur coeur.

—Hélas! madame, dit Pierrot, le diable sait que mes passions étaient bien innocentes. Voler le vin que la fée changeait, pour me punir, en fusée d'un sou, vider les tourtes de carton, pêcher à la ligne, et quelquefois manger des sangsues frites, tels étaient mes austères plaisirs! Aussi rien ne troublait la sereine candeur de mon visage blanc comme la robe d'une épousée. Mais qui peut fuir son destin? Pendant les relâches pour réparations à la salle, j'ai entendu les vers de l'École du bon sens et j'ai lu les romans réalistes, et tout de suite le rouge m'est monté à la face! J'ai voulu savonner ce visage imprudent et lui rendre sa blancheur première. Bah! lessive, potasse, savon-ponce, rien n'y a fait. Ce rouge est d'aussi bonne qualité que le noir des nègres! mais aussi pourquoi ont-ils changé la règle des participes?

Pour mon confrère Arlequin, il était la jeunesse, l'amour, la fantaisie, l'éclair de joie, le chérubin de Cidalise et le joujou des petites filles. Aujourd'hui toutes les qualités qu'il avait déplaisent fort aux dames! Les mangeuses de pommes ne mangent plus de pommes: les filleules d'Ève n'aiment plus que ces petites images gravées sur acier, appelées fafiots à cause de leur frou-frou. Voilà pourquoi Arlequin-Hamlet fait des yeux blancs. Quant à mademoiselle Colombine…

—Oui, s'écria la déesse en faisant tintinnabuler ses clochettes, explique-moi un peu pourquoi Colombine est enrhumée du cerveau?

Colombine elle-même prit la parole en baissant modestement ses grands yeux assassins, frangés de cils noirs. Non, par Rabelais! ce n'était plus là la demoiselle si alerte à se sauver en compagnie de son cher don Juan, à travers les guérets tout frissonnants d'épis d'or, et à travers des cabarets où l'on boit le vert Suresne. La pauvre Colombine toussait à fendre l'âme des pierres, et sur ses pommettes brillait une triste-lueur de sang.

—Chère madame, murmurait-elle, j'ai été heureuse, j'ai été folâtre; je ne trouvais pas assez de moulins pour jeter mes bonnets par-dessus! Mais prenez pitié de moi! ils m'ont couverte de camellias, et je suis devenue insensiblement comme les camellias; un jeune maître plein d'esprit, hélas! m'a déguisée en fille de marbre, et il m'en est resté un froid de marbre qui m'a donné une fluxion de poitrine; ils m'ont dit de tousser pour rire, et à présent je tousse pour tout de bon: voilà mon histoire.

—Oh! voilà qui ne peut se soutenir, dit avec indignation la Comédie couronnée de raisins. Une Colombine poitrinaire! un Pierrot sanguin! un Arlequin avec du vague à l'âme! Au moins, j'espère que mon poëte m'aura écrit une belle satire en dialogues. Nous y verrons quelque petit robin se faisant donner de gros cornets d'épices qu'il va manger avec les ceintures dorées, tandis que Madame ordonne à Toinon de laisser la porte de la rue ouverte pour un grand drôle à plumet rouge et à longue rapière!

Et, en tout cas, je suis certaine que l'on n'a pas pu me cacher mon Cassandre, si réjouissant avec son asthme, sa canne à corbin et son chef branlant. A défaut de ceux-là, j'aurai Cassandre!

—Oh! déesse, répond le barbon, regardez-moi; je suis bien changé! Vous me croyez vieux; mais je suis jeune comme un louis d'or. Vous me croyez bête; je suis spirituel comme une liasse de billets de banque. Je suis jeune, charmant et adoré, car je m'appelle Prime, Actions, Obligations; je m'appelle robe de dentelles, parure et carrosse! Mes dents sont noires? Non, tant que Janisset vendra des perles de Ceylan et d'Ophir! En vérité nous avons changé tout cela, et je n'aurai pas les yeux éteints et chassieux tant que j'aurai les mains pleines de diamants. Aujourd'hui, Lovelace, c'est Cassandre: place à Lovelace!

La Comédie déchire son bandeau de vigne et de grappes noires.

Ohimè! s'écrie-t-elle, qui me rendra les comédiens au gros sel, les comédiens de la vieille gaieté et de la farce illustre, dont l'arrivée faisait dire dans les auberges: V'là les comédiens, serrez les couverts! Poëte, ne parle pas. Je lis dans tes yeux que tu photographies ton portier! Écoutez-moi, mes bons serviteurs. A défaut de Plutus et des Oiseaux, qu'on se rappelle la tragédie de Scapin et de Zerbiriette, et vous, tombez, masques ridicules! Arlequin, reprends la rose qui fait aimer, et toi ta face de clair de lune! Il me faut la vie, la passion, le regard flamboyant, le mot rapide, l'épigramme au tranchant d'acier, le vin dans les verres et le rire aux dents blanches, la lyre harmonieuse et le fouet sanglant, la joie bien portante et la sainte ironie: souvenez-vous que je viens d'Athènes!

FIN

TABLE

LES PARISIENNES DE PARIS

    La Femme-Ange
    La Bonne des Grandes occasions
    L'Ingénue de Théâtre
    La Maîtresse qui n'a pas d'âge
    Le Coeur de marbre
    La Dame aux peignoirs
    Galatée idiote
    La Femme de treize ans
    La Jeune fille honnête
    L'Actrice en Ménage
    La Vieille Funambule
    La Divine Courtisane

L'ARMOIRE
LES NOCES DE MÉDÉRIC

Chapitre Ier.—Où l'auteur, éminemment coloriste, prouve qu'il n'appartient pas à l'École du bon sens, et insinue qu'il possède un dictionnaire des Rimes françaises

    Chapitre II.—Où l'auteur, qui a lu les romans de Méry,
    et qui tient à étaler son érudition, met en scène des
    Chinois et un Suisse qui étonneront M. Stanislas
    Julien et feu M. Toppfer

Chapitre III.—Où Médéric regrette ses chandeliers, ses poteries, mademoiselle Ninette, mademoiselle Louisa, et une femme du monde qui désire garder l'anonyme

    Chapitre IV.—Apothéose triomphante de Naïs, crêpe bleu,
    lycopode et feux de Bengale

    Chapitre V et dernier.—Le roman finit au moment où
    M. Bouquet allait devenir intéressant

UN VALET COMME ON N'EN VOIT PAS

LA VIE ET LA MORT DE MINETTE
SYLVANIE
LE FESTIN DES TITANS
CONTE POUR FAIRE PEUR
L'ILLUSTRE THÉÂTRE

____________________________________________ Imprimerie L. TOINON et Cie, à Saint-Germain.

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