The Project Gutenberg eBook of Le journal d'une pensionnaire en vacances

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Title: Le journal d'une pensionnaire en vacances

Author: Noémie Dondel Du Faouëdic

Release date: August 31, 2006 [eBook #19152]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreading Team of Europe. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

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Mme DONDEL DU FAOUËDIC

LE JOURNAL D'UNE PENSIONNAIRE EN VACANCES
VANNES
IMPRIMERIE LAFOYLE FRÈRES

1906

Ce sont les livres qui nous donnent nos plus grands plaisirs et les hommes qui nous causent nos plus grandes douleurs. Quelquefois même les pensées consolent des choses et les livres consolent des hommes.

JOUBERT

Le 1er août.

Les vacances! que de brillantes promesses, de douces espérances ce seul mot-là renferme! Les vacances, ce sont les courses folles à travers bois et plaines, les pieds dans la rosée et le front au vent; ce sont les promenades charmantes sur la mer verte et sous le ciel bleu, ce sont les jeux bruyants dans les prairies et les interminables causeries sans cloches, à l'ombre des grands bois. On se lève avec le soleil ou seulement pour déjeuner, suivant la couleur de son esprit ou les caprices de sa volonté. Beaucoup de mouvement ou beaucoup de repos, de la paresse si le cœur vous en dit; en un mot, les vacances, c'est le règne de la liberté!

Les chevaux piaffent, les grelots carillonnent, le fouet retentit, caisses et voyageurs remplissent l'omnibus. Nous partons, laissant l'agréable et tranquille quartier des horticulteurs d'Angers. N'a-t-on pas dit que l'Anjou, comme la Touraine, est le jardin de la France, le pays des parfums et des fleurs, la terre promise des beaux fruits? Nous entrons en gare… La locomotive, cette machine infernale et bénie, qui traverse l'espace comme le monstre de l'Apocalypse, ébranle les échos de ses mugissements auxquels le mécanicien, sans égard pour les oreilles, ajoute les coups stridents et précipités de son sifflet aigu. Tout un monde s'ébranle… Adieu, Angers! Déjà nous n'apercevons plus que ses clochers dont les flèches percent le ciel, et le panache enfumé de ses fabriques. Nous voyons fuir les pimpantes villas et les élégants châteaux qui entourent la cité de sa plus coquette ceinture. Bientôt nous allons côtoyer continuellement les belles rives de la Loire et saluer les villes et les bourgs gentiment couchés à ses pieds. Regardons-les; les plus remarquables sont: Ingrande, avec les hautes cheminées de son importante verrerie; Saint-Florent, couronné de la statue du marquis de Bonchamp; ce héros, après avoir servi en Amérique, fut choisi en 1793, avec d'Elbée, pour commander l'armée vendéenne, dont il marqua les premiers succès; mais, blessé mortellement peu de mois après devant Cholet, il mourut le 17 octobre 1793. Si son existence ne fut qu'un long acte de bravoure et de courage, sa mort est une belle page de générosité. Avant d'expirer, il fit grâce à cinq mille prisonniers républicains que la loi cruelle des représailles condamnait à une mort certaine. Voici Ancenis, qui s'honore d'avoir vu signer en ses murs un traité entre le roi de France et le duc de Bretagne, l'an 1468. Cette ville garde encore un souvenir des temps les plus reculés: une pierre druidique, connue sous le nom de la Souvretière.

Champtoceaux, qui ne se souvient plus de ses fortifications, rasées en 1420.

Oudon dont la grande tour carrée prend auprès des autres maisons les proportions d'un géant.

Non loin de ces belles rives, que nous parcourons si rapidement, s'élevait jadis Champtocé, la forteresse où Gilles de Laval, maréchal de Retz, après s'être signalé par sa bravoure au siège d'Orléans et aux guerres du règne de Charles VII, vint acquérir la triste célébrité du crime. La légende, en s'emparant de ce personnage historique, en a fait un être presque fabuleux et, d'âge en âge, on racontera la terrible histoire de Barbe-Bleue qui, finalement, fut pendu et brûlé à Nantes en 1440, sous le duc Jean V de Bretagne. Champtocé, maudit et abandonné à la mort du maître, résista des siècles encore aux assauts du temps. L'empereur Joseph II, venu en France pour voir sa sœur Marie-Antoinette, en fit le croquis; mais aujourd'hui, ses tours branlantes ne sont plus qu'une masse informe de ruines, dépendant de la terre de Serrant.

Voici Nantes, nous devons y poser le pied quelques heures. Toujours le mouvement, l'animation, le commerce enfin, qui caractérise cette grande cité. Quelle immense ruche et quel bourdonnement continuel! J'en suis tout étourdie. Quelle différence entre ce brouhaha et le calme de mon couvent, si bien nommé la Retraite.

Nous avons admiré l'hôtel de nos aimables hôtes et amis, M. et Mme B… À l'intérieur, toutes les fantaisies raffinées que le luxe moderne peut inventer; à l'extérieur, de riches sculptures, des colonnes, des balustres, et tout à l'entour de grands arbres ombreux tamisant la lumière qui se joue sur les gazons souples comme des tapis de velours; des ruisseaux limpides où nagent des ondes bleues et des poissons rouges, et enfin un jardin d'hiver, ou plutôt une grotte merveilleuse faisant rêver le soir, lorsqu'elle est illuminée, aux descriptions enchantées des Mille et une nuits. Comme contraste nous sommes allées visiter le Temple protestant, dont la sévérité ne dit rien du tout à l'âme. On a bien tort de reprocher au catholicisme la pompe de son culte; ses riches autels, ses statues, ses madones, ses beaux tableaux, retraçant la vie du Sauveur et celle des saints, nous parlent bien mieux du Ciel que toutes ces sentences de la Bible incrustées sur les parois du Temple; sentences éternelles comme la pierre qui les garde, mais aussi froides qu'elle.

Maman m'a également menée à son ancienne pension. Il y avait bien longtemps qu'elle n'y était retournée, et elle a cherché en vain les personnes et les choses de son temps. L'immutabilité n'est pas de ce monde! Elle n'a pu retrouver aucune de ses maîtresses, les unes appelées ailleurs, les autres parties pour le grand voyage… Et cependant toutes ces bonnes religieuses l'ont reçue comme l'enfant de la maison, et maman à son tour semblait se trouver à l'aise, comme si elle les avait toujours connues.

Nous avons tout visité: la chapelle, les dortoirs, les classes. Ici était mon pupitre, là mon lit, disait maman; mais partout des métamorphoses! L'eau, la lumière, la chaleur sont maintenant dispensées dans toute la maison par des procédés savants et ingénieux, mais non pratiqués autrefois.

Maman cherchait aussi partout les beaux arbres gravés dans sa mémoire, et surtout les belles charmilles impénétrables aux rayons et aux brumes. Plus rien de tout cela! Des massifs, des pelouses, des allées tournantes, enfin, ces jardins à la mode du jour qu'on est convenu d'appeler jardins anglais.

En nous en allant, maman me disait:

«Ainsi va le monde, chaque génération passe son temps à détruire et à refaire les travaux de la génération précédente, et à préparer ainsi de l'ouvrage pour celle qui vient. Vois comme le luxe gagne et s'introduit partout. Crois-tu que nos grosses lampes à l'huile ne valaient pas le gaz? Elles étaient infiniment meilleures, et ne fatiguaient pas la vue. Crois-tu que l'eau vive, tirée du puits, ne valait pas autant que celle qui a circulé longtemps dans des canaux et séjourné ensuite dans de vastes réservoirs? Crois-tu que nous avions besoin alors de calorifères pour nous réchauffer? Non; je t'assure que toutes ces délicatesses de confort ne font pas les robustes santés. Je veux bien croire que l'anémie ne soit pas seulement une maladie à la mode; cependant, autrefois personne n'en parlait. On s'ingénie à raffiner les besoins de la vie; les exigences du bien-être, et l'on appelle cela progrès, civilisation; mais ne se trompe-t-on pas sur la portée de ces mots, et surtout sur la valeur de ce bien-être matériel dont toutes les classes sont devenues si avides? Faire fortune par n'importe quel moyen et jouir, n'est-ce pas le principal résultat du luxe et des appétits insatiables? Il est reconnu que tous les peuples ont été vaincus par les délices de la fortune avant de l'être par leurs conquérants. Les hommes sobres, qui se lèvent matin, dorment à cheval, et n'accordent rien aux superfluités de l'existence, ont le secret des races fortes. Tant que Rome chercha ses sénateurs et ses conseillers dans le calme et la simplicité des champs, elle eut des hommes si grands qu'elle aurait pu conquérir le monde. Plus tard, elle s'effémina et s'amollit en prenant aux peuples vaincus par elle leur luxe et leurs plaisirs, et fut, à son tour, vaincue par leurs vices devenus les siens propres.»

Maman était en verve, et sa tirade tournait au discours, lorsque nous sommes rentrées; mais nos petits préparatifs de toilette pour le dîner, assez nombreux ce jour-là, ont mis fin à son éloquence, ce dont je n'ai point été fâchée, je le confesse tout bas, et l'ajustement de ma jolie robe bleue, succédant à ma sombre robe d'uniforme, m'intéressait beaucoup plus en ce moment que l'histoire de tous les peuples du monde.

Le 3 août.

Nous avons quitté Nantes l'après-midi, et nous sommes descendues à Savenay, maman voulant me faire visiter une de ses propriétés. Nous y sommes arrivées par une pluie torrentielle, ce qui a singulièrement refroidi et rembruni nos idées. Une flamme brillante a séché nos vêtements et doré les crêpes qu'on nous préparait, et que nous avons trouvées excellentes, arrosées d'une jatte de lait mousseux.

Après ce repas champêtre et charmant, nous eussions affronté toutes les cataractes du ciel; mais le char-à-bancs du fermier nous attendait, et, dix minutes après, nous rentrions en gare. À huit heures et demie les formes imposantes et grandioses de la Tour de Redon se dessinaient dans l'obscurité transparente d'une soirée d'été…

Salut, mon cher manoir! salut, mes jeunes sapins et mes vieilles tourelles! comme vous me semblez grands! Car c'est le propre de l'ombre de laisser seulement entrevoir les contours, deviner les lignes et d'agrandir les formes indécises de tout ce qu'elle enveloppe de ses voiles mystérieux. Salut aussi, hôtes nocturnes des bois, qui versez dans l'espace vos chants plaintifs, auxquels se mêle, l'hiver, dans une harmonie lugubre, le cri aigu des girouettes que le vent fait grincer sur leurs gonds rouillés? Que de fois je suis restée à vous entendre, trouvant je ne sais quelle rêveuse et mélancolique poésie dans la profondeur des ténèbres et les hurlements de la nuit? Demain, je saluerai le soleil, les oiseaux, les fleurs, la gent laitière et l'espèce emplumée: les belles poules aux œufs frais et les canards soyeux. J'irai dans la serre cueillir quelques raisins dorés. Dans ma petite enfance on m'y surprenait toujours; j'aimais tant les suaves parfums, les brillantes couleurs, les fruits exquis! Je croyais que toutes ces belles grappes vermeilles allaient d'elles-mêmes me tomber sur les lèvres et je restais à les attendre…

Que de fois maman ou ma bonne m'ont trouvée les conjurant du regard et les appelant de la voix: «Petites belles, petites belles, leur disais-je, venez donc je vous attends.» J'admirais aussi les fleurs, les camélias surtout, et lorsque je les voyais s'effeuiller, je disais, dans ma naïve simplicité: «Mais, pourquoi donc toutes les fleurs se déshabillent-elles ainsi? Est-ce qu'elles ne pourront plus reprendre leur jolie robe!—Non, me disait maman; quand tu vois leur fraîche corolle pâlir et leur tête se pencher, quand tu vois toutes ces fleurs endolories sourire tristement, c'est qu'elles vont mourir? Mais c'est la loi de la nature, rien ne meurt tout à fait… Et comme les jeunes filles plus tard doivent remplacer leurs mères, de même les jolies bengales d'avril font oublier les dernières roses d'automne. Regarde partout la végétation, et vois combien de nouveaux boutons se préparent…» Alors, je regardais les sèves pleines d'espérances, et cependant je n'étais pas consolée, et le raisonnement de ma chère maman, que j'aime tant, me faisait bien de la peine en pensant à elle.

Je les aime toujours les fleurs, aujourd'hui comme jadis, et les oiseaux aussi. Ah! si j'habite jamais la campagne, j'aurai une volière pleine des musiciens de la forêt; j'aurai un grand jardin où j'entendrai encore le suave concert de la brise se jouant dans le feuillage et caressant de son haleine légère la tête embaumée des fleurs; ces belles fleurs rouges, roses, jaunes, violettes, azurées et tigrées comme des peaux de panthères, ou fourmillantes et brillantes comme les pierreries de la reine de Saba. Des oiseaux quelque part et des fleurs partout, voilà mon ambition et mon rêve!

Le 12 août.

Hélas! nous venons de traverser trois jours de torrents, de tourbillons, de tempêtes à ne pas mettre le pied dehors. Quelle vilaine inauguration des vacances!

Nous allons cependant à la rencontre de mon frère, et nous revenons trempés comme des canards; aussi, maman n'étant pas de la race des palmipèdes, ne trouve-t-elle aucun agrément dans ce qui fait leur joie.

Le 16 août.

Enfin, la calotte du ciel a repris ses teintes azurées; le soleil a quitté son bonnet de nuit et salué de ses plus beaux rayons notre arrivée dans la capitale des Venètes.

Mon amie Augustine est du voyage, en sorte que maman se trouve le Mentor de deux charmantes filles et d'un garçonnet. En quelques heures nous avons visité la cathédrale, qu'une intelligente restauration rendra bientôt complète. On y remarque beaucoup de tableaux donnés par le roi Louis-Philippe, et la chapelle Saint-Vincent Ferrier, dont le tombeau en marbre est surmonté de son buste qu'on porte en grande pompe à toutes les processions.

Saint Vincent Ferrier est le patron, l'honneur et la gloire de la ville de Vannes. Cet ardent apôtre, arrivé au terme de sa vie, disait à nos pères ces belles paroles: «Le moment est venu où mon Seigneur Jésus-Christ veut me conduire par sa miséricorde dans son paradis. Vous le voyez, je suis vieux, il est bien temps que je paye la dette de la nature humaine: gardez et observez fidèlement ce que j'ai prêché jusqu'à ce jour. Vous n'ignorez pas à quels vices j'ai trouvé que votre province était sujette; de mon côté, je n'ai rien épargné pour vous ramener dans le bon chemin. Rendez grâces à Dieu avec moi, de ce qu'après m'avoir donné le talent de la parole, il a rendu vos cœurs capables d'être touchés et portés au bien. Il ne vous reste plus qu'à persévérer dans la pratique des vertus et à ne pas oublier ce que vous avez appris de moi. Quand je serai mort, mon corps restera avec vous, et mon esprit sera votre intercesseur là où Dieu le placera, et il ne cessera jamais de vous faire tout le bien qui sera en son pouvoir. Je vous le promets, pourvu que vous ne vous écartiez pas de ce que je vous ai enseigné.»

Ces paroles étaient prononcées le 25 mars 1419; dix jours après, le 5 avril, saint Vincent Ferrier rendait son âme à Dieu. Son corps fut solennellement déposé dans le chœur de l'église cathédrale de Vannes, où il fit un si grand nombre de miracles, que le pape Calixte III n'hésita pas à le mettre au nombre des saints dès le 19 juin de l'année 1455; cependant la bulle de la canonisation ne fut expédiée que sous le pontificat de Pie II, son successeur, l'an 1458, le 7 octobre.

Les habitants de Vannes se sont vus plus d'une fois exposés au danger de perdre le corps de saint Vincent. Vers le milieu du seizième siècle, des troupes espagnoles, envoyées par Philippe II, ayant protégé efficacement la ville contre les efforts des hérétiques, le Chapitre de la cathédrale voulut témoigner au chef don Juan d'Aguilar sa reconnaissance, et lui offrit un fragment considérable des reliques de son compatriote. Mais les soldats formèrent le complot d'enlever le corps tout entier. Heureusement les chanoines furent avertis à temps; ils cachèrent donc eux-mêmes, pendant la nuit, la châsse qui contenait le corps de saint Vincent, et ils le firent avec tant de secret que cette châsse demeura inconnue et comme ensevelie dans l'oubli depuis l'an 1590 jusqu'en 1637. À cette époque, elle fut découverte par l'évêque de Vannes, Sébastien de Rosmadec. Les saintes reliques furent vérifiées très exactement, et l'on en fit une seconde translation le 6 septembre, jour dès lors consacré pour en renouveler la mémoire tous les ans. Ce grand saint, qui a fait plus de huit cents miracles authentiques, rapportés au procès de sa canonisation, était né à Valence en 1357.

Dès l'âge de dix-sept ans il entra dans l'ordre des Dominicains et se fit une telle réputation qu'on venait pour l'entendre de tous les points de l'Espagne. Plusieurs princes étrangers l'appelèrent à eux, et c'est ainsi qu'il vint en France, en Angleterre, en Allemagne et enfin en Bretagne sur les instances du duc Jean V, qui lui mandait de venir en hâte dans ses États, jeter les semences de la divine parole, qu'il avait déjà portée en tant d'autres lieux. Il y vint, en effet, vivant d'austérités et de mortifications et convertissant les peuples, il y demeura jusqu'au jour où il rendit son esprit à Dieu, assisté de son évêque, Amaury de la Motte, et entouré des hauts dignitaires du pays. Sa mort fut un deuil général: grands et petits, riches et pauvres, tout le monde pleurait. On visite encore aujourd'hui l'appartement où il a vécu, transformé en modeste oratoire, et où l'on a toutes les peines du monde à pénétrer[1].

La clef de ce simple réduit se trouve chez un pâtissier, ce qui lui fait vendre ses gâteaux et le verre d'eau sucrée qui les accompagne, autrement cela ne lui arriverait pas souvent, j'en réponds. Il vous sert de l'eau chaude et trouble dans des verres douteux, et ses pâtisseries sont assiégées de mouches, on y découvre même des fourmis, et pendant le premier moment d'hésitation qui détourne votre main de ces gâteaux si peu engageants, l'honnête marchand vous dit de l'air le plus tranquille: «Faites pas attention, ce n'est rien, faites comme moi, soufflez dessus», et son haleine plus ou moins fraîche se promène en éventant tout le comptoir. Trop primitif vraiment, ce bon indigène vannetais[2].

J'ai visité plusieurs églises, qui ne m'ont rien dit de particulier, mais je me suis arrêtée à Saint-Patern, un vieux monument où l'on ne prêche qu'en breton, et à la chapelle de Monseigneur, style grec pur, dont la sévérité, tempérée par quelques beaux tableaux, me plaît beaucoup.

Nous avons ensuite fait un tour sur la Rabine, promenade qui longe la rivière, et où les élégantes se donnent rendez-vous les jours de musique.

Vannes était jadis une ville forte, entourée de fossés profonds et de hautes murailles dont il reste encore quelques vestiges. L'intérieur de cette vieille cité, que les Bretons nomment toujours Gwened, garde encore aujourd'hui des rues rappelant l'ancienne Rome que l'empereur de monstrueuse mémoire fit brûler pendant une fête. On a prétendu que ces ordres furent donnés par lui sous prétexte de salubrité publique; l'air et le soleil ne pénétrant plus dans les rues de Rome bâties en encorbellement, elles étaient devenues presque inhabitables. C'est égal, ce n'était pas une raison pour l'incendier, et les forfaits de l'exécrable Néron, malgré ses apologistes, feront toujours frissonner d'horreur. Il est certain qu'à Vannes il y a quelques rues où l'on peut se parler à voix basse du rez-de-chaussée, se prendre la main du premier, et s'embrasser du second.

La capitale des Venètes s'enorgueillit aussi de deux affreuses têtes sculptées en bois, à l'angle d'une vieille maison, et qu'on ne manque jamais de faire remarquer aux étrangers. Ces deux vilaines figures s'appellent Vannes et sa femme. Y a-t-il une légende, je l'ignore; en tous cas, je ne vois rien d'intéressant ni dans l'ancienneté de ces bustes informes, ni dans la cicatrice plus récente qui traverse leur visage balafré une nuit par le sabre de jeunes officiers en trop belle humeur. Cela fit grand bruit (on s'en souvient encore), et les bons Vannetais, habitués à vénérer leurs magots, furent fort scandalisés de ce procédé trop leste… L'édilité elle-même s'inquiéta de quelques réverbères cassés par les mêmes sabres oisifs, et les arrêts de rigueur furent la digne récompense de ces joyeusetés.

On voit encore quelques vieilles portes du temps des fortifications, entre autres la porte Saint-Vincent, dans le couronnement de laquelle on a niché le saint. Celui-ci le bras étendu et la main levée comme pour imposer silence, semble commander aux flots débordés qui menacent d'engloutir la ville. La mer se retira bientôt, et c'est pour perpétuer le souvenir de ce miracle que l'on a placé la statue de Ferrier à la grande porte qui ouvre devant le port même. Sans doute, l'intention était bonne, le sujet bien choisi, fait pour inspirer, et cependant l'art n'a rien à revoir ici, car l'artiste étant détestable s'est montré bien au-dessous de son sujet dans cette grossière sculpture, enluminée et bariolée des couleurs les plus criardes et du plus mauvais goût.

Revenons aux œuvres de la belle nature: nous avons traversé la Garenne, charmante promenade en terrasses, dont chacune est plantée d'arbres d'essences différentes, et qui domine à gauche les hauts murs d'autrefois. À leurs pieds serpente un frais ruisseau qui murmure sa douce chanson et remplace avantageusement l'eau noire des fossés profonds. Il serait ravissant, s'il n'était le rendez-vous des lavandières qui, l'émaillant un peu trop de leur parole et de leur linge, lui ôtent tout charme et toute poésie. De là, nous nous sommes dirigés vers la préfecture, qu'on nous a autorisés à visiter. C'est un bel édifice qui coûte cher, les contribuables en savent quelque chose; mais ce qu'on va admirer, c'est moins le monument en lui-même que le parc qui l'entoure où l'art et la nature, rivalisent à qui mieux mieux; ou plutôt l'art a trouvé à son service une nature riche, féconde, pittoresque, qu'il a façonnée sans peine à tous ses élégants caprices, à toutes ses heureuses inspirations. Nous avons commencé par la serre, vrai palais de cristal, temple de fleurs à faire rêver des tropiques, garni de divans, de nattes, qui permettent aux élus de ce lieu charmant de s'enivrer tout à l'aise de parfums et de soleil.

Nous avons ensuite circulé dans de vastes allées bordées de grands arbres, de massifs de fleurs ou d'arbustes, et découpant gracieusement la croupe vallonnée des pelouses. Une rivière, décrivant mille arabesques, ici ruisseau qui soupire, là torrent qui gronde, enchâsse dans son écrin liquide les joyaux de Flore. Des ponts suspendus, des passerelles légères, brillant de loin comme des rubans d'or, enlacent ces rives fleuries… Ouf! quel lyrisme, j'en suis tout étonnée; serais-je une descendante de l'hôtel de Rambouillet? Assurément la belle Julie d'Angennes n'eût pas mieux dit.

Enfin, un bois majestueux couronne ce beau domaine, comme un diadème posé sur la tête d'un roi. Le temps change tout ce qu'il ne détruit pas. Jadis ces vastes jardins dépendaient d'une abbaye, et l'on découvre encore aujourd'hui, cachés dans l'herbe, à l'ombre des chênes séculaires, des granits longs et étroits, ayant toute l'apparence de pierres tombales, des caractères dévorés par les mousses s'y devinent aussi. Sans doute, de pieux abbés, les supérieurs peut-être, ont voulu demeurer après la mort dans le saint asile qui les avait abrités pendant la vie. Ce bois ombreux surplombe une grotte légendaire, un chaos où l'on voit à cent pieds de haut des rochers s'escaladant les uns les autres à faire rêver à l'ascension des géants de la Fable. Tous ces blocs sont revêtus d'arbres, de plantes folles, de lianes flexibles, s'enlaçant de la base à la cime, dans un fouillis inextricable. Au pied de ce mamelon désordonné, deux fontaines mystérieuses épandent leurs eaux limpides qui semblent sortir du rocher même; oui, mystérieuses, car ces quartiers de granit, qui paraissent à peine dégrossis, sont mobiles. La paroi intérieure du milieu de chaque fontaine tourne sur un pivot de fer et donne accès à une grotte, insondable aux regards, d'en haut comme d'en bas. C'est là que la charité de quelques fidèles sut cacher et nourrir plusieurs prêtres proscrits par la Terreur, car alors, la vertu s'isolait dans l'ombre, et le vice s'étalait au grand jour. C'est aussi de l'autre côté du haut mur qui ferme cet enclos et le sépare du grand escalier de la Garenne, qu'eurent lieu les fusillades républicaines, et malgré les années écoulées, malgré la splendeur du lieu, la pensée s'assombrit profondément aux souvenirs de tant de jeunes victimes, venues une à une présenter leur cœur noble et généreux aux balles fratricides, et écrire avec leur sang la dernière page de ce drame affreux, qu'on nomme la déroute de Quiberon.

Un de mes grands oncles fut aussi fusillé ici, peut-être à cette même place où je me promène insoucieuse et tranquille…

L'établissement des Jésuites, masqué par de vieilles bicoques du temps passé, n'a aucune apparence extérieure, mais, dès qu'on a pénétré intra muros, comme dit mon frère Henri, l'impression change complètement.

La chapelle, vaste comme une église, est d'un aspect assez original; avec ses grandes fenêtres, ses colonnes sveltes et élancées, ses galeries à jour, elle a quelque chose de particulièrement oriental, qui ne déplaît pas, mais qui étonne au premier abord; aussi, j'espère que ces grandes fenêtres s'enrichiront plus tard de vitraux de couleur, ce qui harmonisera la lumière et tout l'ensemble, un peu trop blanc et neuf. La tribune réservée aux dames, placée en face du chœur, garnie de banquettes en maroquin rouge, est fort élégante et ne laisse rien à désirer. Tout l'établissement est taillé en grand comme la chapelle. Vastes les parloirs superbes comme des salles de réceptions; vastes les dortoirs, où chaque élève a comme sa chambrette à lui; vaste la lingerie encore, où tous les bons frères besognent de leur mieux, pliant, repassant et raccommodant les effets de toutes sortes, car pas une seule femme n'est attachée à cet immense établissement. On parcourt ensuite des salles appropriées à tous les besoins: salle de théâtre, salle de gymnase, salle de physique, les études et les classes. Il ne faut pas non plus oublier le réfectoire où les montagnes de petits pains dorés, qui se chiffrent par centaines au déjeuner comme au goûter, allécheraient les plus difficiles. Qu'est-ce alors des robustes appétits de collégiens? Ils les dévorent.

Les jardins ne sont pas moins agréables à visiter, renfermant tout ce qui en fait le charme: serre pimpante, où les oiseaux même viennent gazouiller; pelouses fines et soyeuses, fleurs embaumées, grands arbres, pièce d'eau poissonneuse et, enfin, légumes et fruits en abondance, ce qui n'est point à dédaigner dans ce grand Gargantua de collège.

Nous avons terminé cette journée, si bien remplie, par le Musée, peut-être unique en son genre, et qui pique vivement la curiosité des profanes et l'intérêt des savants.

C'est dans la tour du Connétable (restée seule debout pour nous rappeler l'ancienne demeure des ducs de Bretagne à Vannes, le château de l'Hermine dont elle faisait partie), et le lieu est bien choisi, qu'on a groupé tant de vestiges des siècles antiques, tant de débris druidiques, celtiques, gaulois retrouvés à différentes époques dans le sein de cette terre bretonne, si féconde en souvenirs qu'ils semblent ne devoir jamais s'épuiser.

Nous quittons Vannes fort tard.

À onze heures du soir, nous entrevoyons le château de Kergonano dont nous allons être les hôtes. Ses ailes avancées, sa grosse tour, carrée au centre, couronnée d'une horloge et d'un belvédère d'où l'on compte le jour neuf clochers, et la nuit autant de phares, prennent des proportions aussi étendues qu'indécises.

C'est à partir de demain que nous allons commencer la série des promenades et parties à pied, à cheval, en voiture, en bateau. Tous les genres de locomotion, enfin. Il ne manque plus qu'un léger ballon captif pour tenter une petite excursion dans les airs, et mon oncle est si bon, si aimable, que je suis presque disposée à le lui demander. Nos chers parents sont infatigables quand il s'agit de nous amuser, et rien ne leur coûte pour varier nos plaisirs. Nulle part on ne pourrait rencontrer meilleur accueil.

Le 18 août.

Kergonano est une très belle propriété; mon oncle, qui est plus matinal que ma tante, est venu nous chercher de bonne heure pour nous faire parcourir ses domaines. Nous avons admiré le jardin potager rempli de bons légumes et de beaux fruits. C'est le côté pratique du jardinage, les parterres ne sont que le superflu, a dit mon oncle et il a ajouté: Les brillantes couleurs et les doux parfums font toujours plaisir aux dames, et c'est en ma qualité de bon mari que j'ai émaillé le parc de massifs d'arbustes et de corbeilles de fleurs, pour plaire à votre tante.

Le parc est fort grand, composé de bois superbes, de vastes pelouses, d'une petite pièce d'eau de forme ronde et qu'on nomme pour cela le Rondeau; nous avons admiré un cèdre, planté le jour même de la naissance d'une sœur de mon oncle qui dit en riant: «Ma sœur Elisa est devenue une très belle personne, mais son cèdre a autrement prospéré qu'elle». Le fait est que ses immenses branches s'étendent à je ne sais combien de mètres autour de son tronc. Nous avons caressé les chiens bondissant joyeusement auprès de leur maître; nous avons regardé les chevaux et les nombreuses vaches qui remplissent les étables.

Nous sommes allés à la serre, un peu dépeuplée en ce moment mais gardant encore la famille des plantes grasses et de superbes grappes de raisin. Puis nous avons pénétré dans l'intéressante demeure des volatiles auxquels mon oncle a jeté quelques poignées de grains; alors sont accourus, pigeons roucoulant, poules gloussant, poussins piaulant et le roi de la basse-cour un coq superbe lançant à pleins poumons dans les airs ses cocoricos prolongés. Mon oncle m'a donné le plaisir d'aller moi-même dénicher dans les nids les bons œufs frais, dont quelques-uns encore chauds. Nous n'avons fait qu'entrevoir les lapins en robes blanches et grises; à notre approche ces farouches quadrupèdes sont allés se blottir au fond de leur loge où ils ne formaient plus qu'un monceau de courtes queues et de longues oreilles.

Après ces différentes visites mon oncle nous a demandé si nous n'étions pas un peu fatigués de cette longue promenade à travers Kergonano et il a ajouté: «C'est ce qu'on est convenu d'appeler subir le propriétaire

—Mais non, mon oncle, nous sommes-nous écriés, tout ce que nous voyons nous intéresse beaucoup.

—Oui, a renchéri mon frère, d'un ton presque sentencieux. Mon oncle, nous voulons tout voir!

—Alors, suivez-moi, venez faire la connaissance de trois nouveaux élèves que j'entoure de soins… dans une caisse. Devinez si vous pouvez, je vous donne en cent, en mille, comme la spirituelle marquise.

—Sont-ce des oiseaux?

—Des lapins?

—Des écureuils?

—Vous n'y êtes pas.

—Ah! s'écrie Henri, ce sont des petits chiens!

—Vous n'y êtes pas encore. Ce sont des renards.

—Ah! mais cela va nous amuser; nous n'en avons jamais vu de vivants.

Mon oncle a soulevé le couvercle d'une barrique et nous les avons vus dormant blottis les uns contre les autres. Ils sont très mignons; on dirait de petits ours en miniature; d'ailleurs, à l'inverse des oiseaux qui sont si laids en naissant, tous les quadrupèdes sont gentils. Malheureusement, mon oncle ne pourra pas les garder longtemps, car leur instinct carnassier se révélera bien vite; et les renards enchaînés en vieillissant deviennent très méchants et s'ils s'échappaient, mon Dieu! quelle hécatombe ils feraient de toute la gent emplumée!

Demain nous commencerons déjà nos excursions. Nous irons entendre la messe solennelle qu'une fois seulement Mgr l'évêque de Vannes célèbre chaque année au camp de Meucon.

Après-demain nous irons nous promener sur les grèves de Larmor, saluer le vieil océan et visiter la chaloupe de mon oncle La Protégée de Marie, avec laquelle nous devons faire plusieurs promenades en mer.

Au moment du dîner deux hôtes inattendus sont arrivés. Ma tante les a accueillis avec son amabilité habituelle tout en s'excusant de n'avoir à leur offrir que la fortune du pot.

D'ailleurs dans ce cher domaine de Kergonano, hospitalier par excellence, on ne s'effarouche pas facilement. L'hiver dernier, un vendredi soir, vers six heures, quatre chasseurs affamés s'abattent sur Kergonano pour demander à dîner et même à coucher, le ciel venant d'ouvrir toutes ses cataractes. Leur offrir un bon gîte ce n'était rien car Kergonano est grand, mais rassasier ces quatre ogres qui criaient famine, cela eût pu paraître compliqué à tout autre maître de maison que mon oncle; il ne s'embarrasse jamais!

Ma tante et mon cousin étaient absents depuis quinze jours et mon oncle était seul. Il va trouver sa cuisinière et lui dit: «Marie Jeanne, on peut manger les œufs à plusieurs sauces. Nous aurons donc un plat d'œufs au miroir, des œufs durs avec de la salade et une omelette sucrée au rhum; un plat de pommes de terre frites, à la maître d'hôtel, et l'excellent riz que je vois mijoter sur le fourneau. Avec cela nous ouvrirons deux boîtes de conserves: sardines à l'huile, homard, pour lequel vous ferez une bonne mayonnaise. Voilà le menu. Seulement le dessert est un peu maigre.»

—Monsieur, il y a toujours les quatre mendiants traditionnels, amandes, noisettes, etc…

—Oui, oui, qui trottent au milieu de quelques gâteaux secs, mais cela ne suffit pas pour orner la table. Voyons, combinons les choses. Dans la corbeille de milieu vous mettrez de la verdure: branche de laurier en fleur, branches de houx à perles rouges, branches de gui à perles blanches, ce sera un surtout superbe; et pendant que les chasseurs se chauffent et se sèchent je vais vous faire vos quatre corbeilles de table.

—Avec quoi? grand Dieu! murmura Marie Jeanne épouvantée.

—Envoyez de suite chercher verdure et mousse, et vous, apportez-moi des carottes, des navets, des oignons et des pommes, ces seuls fruits que nous ayons maintenant. Il ne reste pas une poire. Lavez comme il faut carottes et navets; que les carottes soient d'un beau rouge et les navets blancs comme neige.

Là dessus, mon oncle installe dans ses coupes une pyramide de carottes rouges, une pyramide de navets blancs, une pyramide d'oignons en robes de soie saumon, le tout discrètement voilé de mousse, aussi verte que fraîche, aussi fraîche que verte. Quant à la pyramide de pommes rosées, il se contenta de les saupoudrer de mousse. Ah! celles-là se montraient dans tout leur éclat.

«Vous mettrez une grosse moche de beurre en face d'un grand pot de confiture, et le dessert sera complet, le tout arrosé du bon vin de derrière les fagots et vous verrez que nos convives se lècheront les doigts jusqu'aux coudes et auront fait un festin des dieux.

Ce qui fut dit, fut fait.

Pendant le dîner trois des coupes improvisées intriguèrent fort les convives qui se demandaient in-petto quels pouvaient bien être ces beaux fruits qui leur paraissaient tout à fait inconnus.

Il n'y eut qu'à la fin du repas que mon oncle avoua sa supercherie, ce qui finit d'achever d'égayer ses hôtes et les obligea à rendre hommage à son ingéniosité.

On but à la santé de mon oncle, à la santé des chasseurs et ceux-ci, savourant devant un bon feu un cigare exquis et un verre de fine Champagne, déclarèrent qu'ils étaient les plus heureux des hommes et que tout était pour le mieux, dans le meilleur des mondes.

Le 21 août.

La messe au camp de Meucon m'a vivement impressionnée, je n'avais jamais vu pareil spectacle. Cette cérémonie a été imposante et l'office entendu en plein air, sur une lande sauvage, avait un cachet grandiose qui saisissait l'âme plus encore peut-être que tous les offices des plus belles églises. Les commandements militaires, la fanfare sonore des trompettes, et la voix profonde du canon répondant seuls à la parole du prêtre qui s'élevait douce et forte au milieu de ces troupes silencieuses, inspiraient au plus haut point la Foi et le recueillement. À l'issue de la messe, les manœuvres ont été parfaitement exécutées et après force saluts échangés avec les officiers, le général et Monseigneur, nous avons parcouru le camp. Les tentes des officiers nous ont semblé suffisamment confortables, et la soupe du soldat, très appétissante par la bonne odeur qui s'échappait des marmites.

Le 22 août.

Nous venons de faire une charmante promenade en mer. D'abord, nous passons la barre à Port-Navalo et tous les cœurs se comportent bien. Nous apercevons à gauche les immenses sables de la presqu'île de Quiberon, dorés par le soleil et qui rayent la mer d'un ruban étincelant; à droite, les deux îles d'Hœdic et de Houat, apparaissant comme deux points dans l'infini. L'île d'Hœdic est de peu d'importance, mais l'île de Houat, qui appartint jadis aux moines de Rhuys et qui fut à différentes époques prise par les Anglais, est plus considérable; elle a un fort pour la défendre. La petite garnison appelée à vivre sur ce rocher sauvage, loin de toutes les ressources de la civilisation, se trouve véritablement comme en exil, et cependant l'île de Houat est fort intéressante à étudier, au moins quelques jours.

C'est une petite république dans la grande, mais qui pourrait donner le bon exemple à celle-ci, car elle se gouverne à la mode des abeilles, toujours soumises à leur reine. Ici, le Roi ou le Président—comme on voudra—c'est le curé, qui cumule les fonctions de maire, juge de paix, entreposeur des tabacs et des boissons, et tout n'en va que mieux. J'engage nos libres-penseurs, qui se croiraient déshonorés de saluer un prêtre, à venir vivre pendant quinze jours seulement sous l'administration de cet excellent pasteur; s'ils sont de bonne foi, ils nous diront ensuite quel est le joug préférable: ou de celui du curé à l'autorité douce et paternelle, ou de celui des frères et amis aux fureurs communardes!

Mon oncle, qui a conduit bien des amis à l'île de Houat, nous a encore signalé une particularité de ce curieux pays, le débarquement des vaches qui viennent du continent. Ces quadrupèdes sont enlevés par un palan muni de fortes sangles emprisonnant leur corps. Pauvres vaches! rien ne peut rendre leur stupeur lorsqu'elles se sentent soulevées en l'air, leurs quatre pattes se raidissent, leurs yeux bêtes sortent de leur orbite, heureusement que l'opération n'est pas longue, elles ne tardent pas à toucher terre et à reprendre possession de leur plancher.

Après cette petite digression, continuons notre route car nous allons déjeuner à Méaban, une île inhabitée des hommes, mais toute peuplée de moutons et de lapins qui se régalent à belles dents du thym sauvage et du serpolet parfumé qui tapissent ce roc perdu dans les flots. Nous allions… mais l'homme propose et l'Océan dispose… Soudain, un nuage noir s'est levé à l'horizon et semble courir vers nous; des troupes de courlis tourbillonnent sur les vagues, de gros cormorans pêchent gravement aux creux des rochers, et les goélands, effrayés, agitent leurs grandes ailes et font retentir l'air de cris aigus. Il n'y a plus à en douter, un grain se forme et s'avance. Il est plus prudent de rentrer dans le golfe, maître Océan étant un camarade avec lequel il ne faut pas toujours badiner. Nous longeons, en regagnant la rivière de Vannes, l'écueil qu'on appelle communément le Mouton, le plus terrible de tous les courants dont ces parages abondent, et que les marins experts reconnaissent à la teinte des eaux. Le Mouton est blanc comme une toison de laine, mais il n'a rien de la douceur ni de la candeur de son homonyme, et ce sont, sans doute, les vagues blanchissantes et moutonneuses qui se précipitent tumultueusement dans son gouffre comme un troupeau indompté, qui lui ont fait donner son nom.

Telle est sa puissance que tous les bateaux, frêles ou forts, esquifs ou navires qui s'égarent dans ses courants, sont saisis de vertige et se mettent à tournoyer sur eux-mêmes comme un toton, s'enfonçant toujours davantage, jusqu'à ce qu'ils disparaissent complètement… Puis la mer se referme tout à fait, de nouveaux flots couvrent les anciens, qui s'adoucissent et se calment en s'éloignant, inconscients du drame horrible qu'ils viennent de jouer.

Nous avons fait la cuisine à bord et préparé un repas homérique; toutes les pattes, blanches ou brunes, ont prêté leur concours au cordon-bleu. On a épluché les légumes, taillé le pain et la viande: c'était un vrai plaisir déjà, mais qui s'est doublé lorsque la bonne odeur de la soupe et le grand air sont venus ouvrir à deux battants les portes de l'estomac. Après nous être lestés mieux encore que la chaloupe, nous avons filé sur Vannes, laissant derrière nous le joli bourg d'Arradon et quantité d'habitations de plaisance, modestes maisons, châteaux élégants, chalets découpés et dentelés. Ces derniers s'apportent en caisses, par morceaux, se montent et se démontent presque aussi facilement que ces jolis joujoux suisses, ces bergeries de carton qui ont bien amusé mon enfance. Nous avons encore salué Pen-Boc'h, la campagne des Jésuites, dont les vastes bâtiments et la gracieuse chapelle se mirent dans les cieux pendant que la pimpante nacelle qui promène de temps en temps les collégiens se mire dans les flots; Conleau, une maisonnette blanche, plantée dans le feuillage entre deux azurs, le ciel et l'Océan; le village de Séné, à moitié caché dans son nid de verdure; les Trois-Sapins, aujourd'hui représentés par un seul, et lieu favori où les Vannetais viennent prendre les bains; et enfin Vannes, encore dans le lointain, et se perdant dans la brume. Plusieurs chapeaux à l'eau nous donnent les émotions d'un homme à la mer; nous courons trois bords pour en repêcher un, plein de bonne volonté: quant aux deux autres, nous les abandonnons pour jeter les fondements de nouvelles îles. Le grain aperçu en mer s'est évanoui comme par enchantement; le soleil est merveilleux… cependant, on nous attend pour souper à Kergonano, et il serait bon de songer au retour; mais le courant et la brise se sont endormis ensemble, et, de ce train-là, dit mon oncle, nous pourrions faire quatorze lieues en quinze jours.

Nous sommes au repos le plus complet, à peine si notre esquif se balance; c'est le calme plat. Bientôt Phébus (style olympique), entouré de pourpre et d'or, descend à l'horizon et disparaît dans la mer. La nuit déploie ses voiles, et nous voyons se lever une à une toutes les étoiles dans les profondeurs du firmament. Le vent fraîchit mais il a tourné bout pour bout et nous renvoie en ville, et nous voilà luttant et courant des bords, dans notre chaloupe à moitié perdue et visible sur la plaine liquide, comme une noisette dans un bois sauvage. Mais que faire? Il faut prendre son mal en patience, l'Océan est toujours maître chez lui, d'ailleurs, il se montre bon prince ce soir, il est admirable et le ciel aussi, mille feux nous éclairent et la lune, ce doux soleil des nuits, verse sur nous ses plus tendres rayons. On sommeille d'abord, puis on cause, puis on chante, et toutes nos voix sonores, s'élevant dans le silence et le calme de la nuit et des flots, trouvent de nouvelles vibrations et des échos sans fin dans leurs profondeurs.

C'était ravissant!… Allons, voilà encore que je m'emballe; ma nature est enthousiaste, c'est incroyable, je vois tout en beau, en sera-t-il toujours ainsi?… Dieu le veuille car s'habituer à voir plutôt le bon que le mauvais côté des choses n'est-ce pas faire l'apprentissage du bonheur.

Il était trois heures du matin lorsque nous avons mis pied à terre. Nous venions de courir cent bords pour faire une lieue; mais c'est comme cela de toutes les parties de mer, en chaloupe à la voile. On sait à peu près quand on part, mais jamais quand on revient; et c'est justement cet imprévu qui devient l'attrait nouveau que j'aime par dessus tout; c'est un charme ignoré des plaisirs champêtres.

Vers quatre heures, nous faisions, bien doucement et sans bruit, comme des criminels, notre entrée à Kergonano, nous ne voulions pas réveiller les domestiques, la cuisinière surtout qui, pour garder prêt à servir, le souper cuit et recuit à nous attendre, avait dû, pendant plusieurs heures, allumer plus encore sa colère que ses fourneaux. Bref, le jour commençait à poindre, mais bien inutilement pour nous, car malgré les sourires de l'aurore, Morphée a tout de suite obtenu la permission de nous jeter ses pavots. Personne n'ira demain à la première messe, nous serons tous de grand'messe, et le curé sera enchanté de nous voir écouter avec recueillement son sermon en breton, auquel, hélas! nous ne comprendrons pas un mot.

Le 25 août.

Hier c'était une des grandes foires du pays; pour les paysans, une foire c'est une fête, c'est un plaisir aussi charmant pour eux, je suppose, qu'un bal pour nous. Nous sommes donc allés y faire un petit tour et prendre notre part de la joie générale, en compagnie de notre seigneur châtelain, et pendant que mon oncle, entouré des jeunes gens, examinait en bon agriculteur qu'il est, les nombreuses divinités égyptiennes qui couvraient la place, nous avons pu nous mêler au tohu-bohu des vendeurs, acheteurs, crieurs, bateleurs et charlatans: c'est un brouhaha inexprimable! Les uns arrachent les dents sans faire le moindre mal, au son de la musique qui étouffe les cris du patient; les autres vendent pour rien leurs orviétans merveilleux; ici l'on prédit l'avenir, là on fait parade des plus affreuses monstruosités; plus loin, de grands coups de tam-tam annoncent les vainqueurs du tir à la carabine ou les élus de la loterie, jeu plein de charmes et d'émotions où, pendant qu'on examine les beaux vases qu'on peut gagner, et qu'on décide son choix, la fortune vous adjuge un bâton de sucre d'un sou ou un verre de deux. On recommence avec rage; c'est le supplice de Tantale, on s'acharne après la capricieuse déesse qui reste sourde à vos conjurations, et finalement vide votre bourse sans remplir vos poches. Cependant l'enseigne ne ment point: on gagne toujours, quand on ne perd pas; le sire de La Palisse n'eût pas mieux trouvé. Nous en avons fait judicieusement la remarque, mais bien mal nous en a pris; la tireuse, indignée, se campant sur sa roulotte comme Hercule sur sa massue, nous a foudroyées du regard et de la parole par cette virulente apostrophe: «Pour des dames en robe de soie, vous n'avez pas d'esprit!» Eh bien, nous n'eussions jamais deviné cela, que de porter une robe de soie était une preuve d'intelligence, tout au plus une preuve de richesse, et encore… Si bien que nous n'avons pas été convaincues du tout. L'humanité est ainsi faite, voyant toujours les choses comme elle les aime et les désire, aussi sommes-nous restées persuadées que cette aimable marchande nous trouvait beaucoup trop d'esprit pour nous laisser prendre aux petits manèges de son industrie, qui consiste à plumer les gens de bonne volonté. Elle se vengeait par le seul moyen en son pouvoir, l'impertinence.

Ces messieurs venaient de nous rejoindre. Nous nous sommes amusés quelques instants encore de l'admiration et de l'ébahissement du bon peuple breton donnant tête baissée dans tous les pièges, mordant avidement à tous les hameçons tendus par les mains insatiables du lucre, et nous sommes partis nous répétant une fois de plus que la crédulité et la bêtise humaines sont de tous les temps, et que la campagne a ses badauds plus encore peut-être que la ville.

Aujourd'hui, après déjeuner, nous sommes allés jeter la seine dans la baie du Célino; la pêche nous offrait, des mulets exquis et des petits bars non moins bons, auxquels Dieu n'a pas prêté vie pour qu'ils devinssent grands. Quand on a senti le filet lourd et chargé, chacun s'y est mis de tout cœur, et rien de pittoresque comme de voir tout le monde à la besogne, les uns en simples costumes de bain, les autres en belles toilettes, tirer vivement la corde et battre l'eau derrière la seine pour empêcher les poissons de sauter par dessus et les retenir prisonniers. Avec l'instinct de la conservation qui caractérise tous les êtres, ces beaux mulets faisaient de vrais sauts de carpes pour regagner leur domaine, ou nous filaient entre les doigts comme des anguilles qu'ils ne sont pas, et ils avaient grandement raison de trouver qu'il fait meilleur frétiller dans l'eau que de sauter dans la poêle. Après avoir rempli les paniers d'une cinquantaine de beaux poissons, on a remis le fretin au large, et les joyeux pêcheurs, très fiers d'un tel succès, sont rentrés l'appétit bien ouvert, et tout disposés à manger leur part du butin.

Le 27 août.

Nous avons passé hier une charmante journée au Rohello. Nous y sommes arrivés quinze seulement pour dîner, excusez du peu! Mais il en est de l'hospitalité bretonne comme de l'hospitalité écossaise: on a beau en user, les hôtes aimables qui vous reçoivent ne trouvent jamais qu'on en abuse!

On a joué à toutes sortes de jeux, on a fait de la musique, mais on a surtout dansé et le classique quadrille et la polka légère. Maman aux doigts infatigables, surnommée peut-être un peu irrévérencieusement par mon petit cousin Jules, madame l'Orchestre, ne demandant pas mieux que de nous amuser, a joué du piano presque tout le temps, aussi la lune promenait-elle depuis longtemps son char vaporeux, lorsque les mamans ont donné, au grand regret de la jeunesse, le signal du départ. Notre nature insatiable est ainsi faite, que plus elle a et plus elle veut avoir.—Une journée de plaisir ne nous suffisait plus et nous trouvions la soirée trop courte.—Pour revenir, le temps était admirable fort heureusement, plein de douceur et de clarté, ce qui nous rassurait un peu et permettait à nos chevaux de prendre le bon endroit lorsque le chemin de traverse, qui dure une lieue, ne semblait plus praticable qu'aux chèvres.—Du reste, dans ce beau Morbihan, la terre classique des monts et des vaux, du granit et de la bruyère, il y a encore une foule de chemins où piétons, cavaliers et carrosses, montent et descendent sans savoir comment.

Le 28 août.

Nous avons enfin demandé grâce aujourd'hui, car une fatigue ne chasse pas l'autre, comme les clous. On s'est doucement promené dans les beaux bois de Kergonano, restés verts et feuillés comme au printemps. La chasse aux geais et aux écureuils a entraîné les intrépides; le billard, le trictrac (encore un jeu qui s'en va), le damier, les cartes et tutti quanti, ont offert leurs distractions aux plus tranquilles; chacun s'est retiré de bonne heure dans ses appartements et l'horloge du château a sonné minuit dans le silence.

Le 29 août.

Nous avons encore fait aujourd'hui une ravissante promenade en mer, mais, cette fois, au lieu de visiter des bords fleuris et habités, nous avons abordé les îlots déserts du Morbihan, dont les monticules foncés percent faiblement les flots verts et ressemblent de loin à des taupinières dans un pré. En nous voyant envahir leur domaine, les lapins qui, sans songer à mal, broutaient leur serpolet au soleil, sont bien vite rentrés dans leurs garennes; mais les moutons n'ont pu en faire autant, et le premier qui nous a aperçus a entraîné toute la bande, à la façon des moutons de Panurge, c'est le cas de le dire, dans une course folle, c'était une vraie déroute… Pour le coup, ils tournaient dans un cercle vicieux ces malheureux moutons, car, après avoir fait deux ou trois fois le tour de l'île, pour nous fuir encore, ils n'ont trouvé d'autre moyen que de recommencer.

Le 31 août.

Aujourd'hui nous savourons tranquillement nos souvenirs. Hier nous avons fait une excursion aussi pieuse qu'intéressante: notre pèlerinage à Sainte-Anne. Une véritable basilique a remplacé l'antique chapelle si modeste par ses proportions, si grande par la Foi et jadis vénérée de nos Pères. Tout a été transformé sous l'inspiration du Ciel. «Le désert même a fleuri».

C'est le 8 août 1877 qu'eut lieu la consécration solennelle, présidée par sept évêques, un archevêque, et un cardinal, Mgr Saint-Marc, du nouvel édifice que nous admirons aujourd'hui: une œuvre d'art dans les grandes lignes comme les plus petits détails. Partout sur les chapiteaux des colonnes, les confessionnaux, les autels jusqu'aux voûtes qui sont à compartiments et à cinq clefs pendantes, une végétation fantaisiste de sculpture produit le plus grand effet.

Les vitraux sont de valeurs inégales, cela dépend des personnes qui les ont donnés, chacun fait ce qu'il peut et aux yeux de Dieu n'ont-ils pas la même valeur… Il y en a de superbes et tous retracent les principaux faits de l'histoire de sainte Anne et du pèlerinage.

Le grand autel surmonté d'un riche retable est magnifique, les marbres de cet autel y compris les degrés ont été offerts par Pie IX—c'est un don unique puisque ces marbres proviennent de l'Emporium où ils avaient été transportés à l'époque de Titus et de Donatien.—Les ex-voto ne se comptent plus; que de grâces reçues et que de souvenirs reconnaissants ils rappellent!

Après avoir prié devant la statue miraculeuse nous nous sommes rendus à la fontaine de l'Apparition, ainsi appelée, parce que c'est là que sainte Anne se montra pour la première fois à Nicolazic et que jaillit la source miraculeuse contenue aujourd'hui dans un bassin de granit[3]. Nous aussi nous avons voulu boire quelques gorgées d'eau à cette piscine salutaire où tant de malheureux sont venus retrouver la santé de l'âme et du corps.

Nous avons donc traversé le Champ de l'Épine où le paysan Nicolazic déterra, en 1625, la statue de sainte Anne et s'arrêta à l'emplacement même de la Scala santa, construite depuis par l'ordre et aux frais de Louis XIII. La Scala est une chapelle ouverte, située à la hauteur d'un premier étage au-dessus d'un porche. Des deux côtés montent des galeries couvertes qui aboutissent à un palier central, duquel s'élève un autel où l'on dit la messe les jours de grandes solennités. L'escalier nord se termine par une colonnette de marbre renfermant un fragment de la colonne de Flagellation; il ne se monte qu'à genoux, en mémoire sans doute de la Scala santa de Rome, cet escalier de marbre blanc tyrien, provenant du palais de Pilate et que franchit Notre Seigneur, lorsque le Gouverneur le fit appeler pour entendre sa sentence; depuis des siècles ces marches sacrées couronnées d'un autel, ne se montent qu'à genoux.

Nos dévotions terminées et nos souvenirs achetés nous sommes allés déjeuner à l'hôtellerie de l'Ecu de France. Cette hôtellerie est très ancienne, elle remonte aux premières années des pèlerinages et a été, pendant près de deux siècles, le principal hôtel de la localité.

C'est là, jusqu'à la Révolution, que sont descendus les plus illustres pèlerins de Sainte-Anne.

À côté de l'hôtellerie nous avons visité, avec le plus grand intérêt la maison de Nicolazic.

C'est dans cette maison que, à différentes reprises, sainte Anne apparut à son serviteur et lui parla. C'est là qu'eut lieu sa dernière apparition, dans la nuit du 7 au 8 mars 1625.

À Sainte-Anne par exemple on est assailli de mendiants mains tendues pour recevoir un pauvre petit sou, c'est le revers de ce beau pèlerinage: des haillons et des infirmités. Comme maman en témoignait son étonnement à mon oncle, celui-ci répondit: «C'est vrai et c'est le cas de rappeler le mot de Taine: La guenille humaine est ici la plus hideuse que j'aie jamais vue, disait-il, en parlant des bas quartiers de Londres.» Eh bien! il en aurait dit autant s'il avait vu le rebut de la race bretonne à travers les loques de ses miséreux. Ce sont les jours de fête aux noces, aux pardons qu'on peut encore les voir de près. Aux pardons ils vous importunent de leurs quémanderies, mais aux noces ils sont tout à la joie; là ils ont droit de cité, la coutume existe toujours de les y convier.

Après le repas des mariés et des invités, la table est de nouveau servie pour tous les pauvres qui veulent s'y asseoir. On les voit passer par groupes nombreux, leurs misérables vêtements contrastent singulièrement avec les riches costumes du pays et le bon peuple breton les accueille, leur sourit même, donnant ainsi l'exemple de la plus parfaite confraternité.

De loin en arrivant au Champ des Martyrs on aperçoit une élégante colonne dorique de granit bleu que surmontent un globe et une croix.

Derrière cette colonne s'ouvre une longue avenue de sapins, à l'extrémité de laquelle se trouve un vaste enclos entouré de deux rangées d'arbres verts et fermé par des haies. Dans le fond apparaît la chapelle expiatoire construite dans le style grec. Elle est rectangulaire et compte quarante-cinq pieds de longueur sur vingt de large.

La façade est un portique d'ordre dorique à quatre colonnes monolithes extraites des carrières de Saint-Malo. On y arrive par quinze marches; le fronton porte cette inscription:

In memoria æterna erunt justi. La mémoire des justes est éternelle.

Au-dessus de la porte d'entrée de la chapelle on lit ces mots:

Hic ceciderunt. C'est ici qu'il tombèrent.

La chapelle expiatoire occupe donc l'emplacement même de la fosse où tombaient les victimes. La chapelle n'a qu'une fenêtre, elle est au fond de l'édifice. Une grande croix est dessinée dans les vitraux. L'intérieur n'offre rien de remarquable, on devait en orner les murs de fresques; de même, à l'extérieur on comptait remplacer les haies par des grilles mais, dans un pays qui change continuellement de gouvernement, tous les plans non exécutés de suite restent… en plan.

Le Champ des Martyrs fait naître un sentiment de recueillement, de profonde tristesse. Après tant d'années écoulées, son aspect est désolé; la solitude et le silence qui l'enveloppent pèsent sur les cœurs comme un linceul. On sent qu'il portera toujours le deuil du passé… Dans le long frémissement des grands arbres solitaires qui l'entourent, dans ces voix mélancoliques de l'air, l'âme croit entendre encore les dernières plaintes de la souffrance, l'adieu suprême des mourants!… Oui, c'est dans ce champ, sacré pour tous maintenant, qu'une grande partie de la noblesse bretonne et française est venue expirer et sceller de son sang sa fidélité à son Dieu et à son Roi. Mais ce n'est pas mourir que de s'éteindre dans la gloire, et le nom de ces héros s'éternisera sur la terre comme leur âme s'est immortalisée aux Cieux!

C'est encore au milieu de cette vallée marécageuse et profonde, que domine le temple que nous voyons, qu'eut lieu, entre Jean de Montfort, dit le Vaillant et Charles de Blois, la bataille qui mit fin à la guerre de succession du duché de Bretagne. Du Guesclin y fut fait prisonnier. Olivier de Clisson, son frère d'armes, y perdit un œil et Charles de Blois la vie.

Oui, c'est bien en marchant sur cette terre bretonne pétrie de cendres et de souvenirs qu'on peut s'écrier: «Nous foulons à nos pieds la poussière des ancêtres».

Oui, il s'est battu partout et à tous les âges ce peuple guerroyant, indomptable et entêté qui pendant si longtemps ne voulut point renoncer à sa nationalité et se fondre avec la France.

La Chartreuse s'appelait autrefois Saint-Michel du Champ. Elle avait été bâtie par Jean de Montfort en reconnaissance de la victoire qu'il avait remportée sur Charles de Blois dans la vallée de Kerzo, l'an 1364. Cette église collégiale sous le vocable de Saint-Michel avait été élevée sur l'emplacement même où Jean de Montfort avait campé et où il avait fait enterrer ses morts. Huit chapelains et un doyen y furent installés. Ils avaient pour mission de célébrer à perpétuité des messes pour le repos de l'âme des victimes de cette terrible guerre. Jean de Montfort fit en outre bâtir près de l'église Saint-Michel une grande salle où devait se tenir le jour anniversaire de la bataille qui l'avait rendu seul duc de Bretagne, l'assemblée générale des chevaliers de l'Hermine, ordre institué par lui, au lendemain de la victoire, afin de s'attacher les gentilshommes du parti de Charles de Blois. C'est dans cette salle que le duc conférait l'ordre aux nouveaux Chevaliers. Après avoir reçu leur serment de fidélité, il leur passait au cou un riche collier d'or formé de deux chaînes, réunies à leurs extrémités par des couronnes ducales qui avaient une hermine passant. Ces colliers, récompense du dévouement personnel, ne pouvaient être légués. Les héritiers des Chevaliers décorés de l'ordre de l'Hermine devaient faire remettre les colliers au doyen des chapelains, afin qu'ils fussent utilisés pour l'ornementation des autels de l'église collégiale.

Après avoir été desservi plus d'un siècle par des chapelains séculiers,
Saint-Michel du Champ fut confié aux Chartreux par le duc François II.
Le nombre des religieux fut fixé à treize, par une bulle du pape Sixte
IV en date du 21 octobre 1480.

Les Chartreux occupèrent ce couvent jusqu'en 1791 époque à laquelle ils furent obligés de s'exiler; leurs biens furent vendus, leur bibliothèque, riche de trois mille volumes, fut transportée dans la ville d'Auray où elle se trouve encore aujourd'hui, aussi bien que les belles boiseries des stalles de leur chapelle, qui sont à Auray à l'église des Cordeliers. Tous leurs biens furent vendus quatre-vingt-quatorze mille livres et rachetés, en 1810 par M. Deshayes, curé d'Auray, et M. Le Gal, vicaire général du diocèse. On établit alors dans l'ancien couvent une institution de sourds-muets. Un peu plus tard, cet établissement fut confié aux Sœurs de la Sagesse qui y installèrent également un pensionnat de jeunes filles et ma grand'mère maternelle y fut élevée.

Elle m'a souvent raconté qu'un soir d'hiver par une nuit profonde et lugubre, quelques instants avant le souper de huit heures, et pendant qu'on faisait à la chapelle un sermon sur le malheur des réprouvés, un orage épouvantable éclata tout à coup, et le tonnerre tomba sur la chapelle qu'on vit instantanément toute en flammes! «Je te laisse à penser, ajoutait ma grand'mère, la stupeur des élèves, déjà bien saisies par tout ce qu'on disait d'effrayant. C'était à croire que l'enfer venait de surgir sur la terre à la parole du prédicateur. Toutes les élèves s'étaient jetées le visage contre terre. L'incendie était commencé et le tumulte à son comble. On les fit sortir en toute hâte, mais plusieurs jeunes filles étaient évanouies, ce qui augmentait encore la confusion. Ah! quoique bien jeune alors ce souvenir s'est gravé à jamais dans ma mémoire. Je me rappellerai toujours mes impressions, à ce moment, les battements précipités de mon cœur; mon effroi pendant que le feu, se tordant comme un serpent monstrueux, déroulait ses anneaux tout autour de nous… On essayait cependant de le comprimer, mais en vain, il avait déjà dévoré la moitié du clocher, et ses langues ardentes venaient lécher tout le pensionnat! On n'avait alors que des moyens très imparfaits: les secours sérieux ne pouvaient venir que d'Auray et l'on attendit longtemps.

Bref, le désastre fut grand et devint l'événement de toute la contrée. Plusieurs élèves des environs retournèrent chez leurs parents pendant les quelques jours d'horrible désordre qui suivirent, mais je n'eus point ma part de ces vacances imprévues et nullement annoncées dans le prospectus. Je n'avais pas ma famille sous la main pour y rentrer et il fallait plusieurs jours pour se rendre d'Auray à Dinan, pour faire cette longue route, qui aujourd'hui finit si vite sur l'aile de la vapeur.»

Jadis, du temps de ma bonne grand'mère, le cloître que nous avons visité orné, de tableaux racontant la vie de saint Bruno, était l'œuvre originale de Lesueur, mais depuis le Gouvernement a repris ces toiles d'un grand prix pour les placer dans ses musées, et il a bien fait, car les copies sont déjà fort endommagées en maints endroits, par l'humidité.

Les ossements des nobles victimes de Quiberon demeurèrent enfouis au Champ des Martyrs jusqu'en 1814, époque à laquelle M. Deshayes les fit transporter dans un caveau de la Chartreuse.

Le duc d'Angoulême, étant venu visiter ces lieux remplis de souvenirs et sacrés par le malheur, conçut le dessein d'élever un monument par souscription nationale. Cette idée fut acceptée avec enthousiasme, et le 15 octobre 1829 eut lieu l'inauguration du monument comprenant la chapelle expiatoire au Champ même des Martyrs et la chapelle sépulcrale de la Chartreuse. Cette solennité eut un grand retentissement, le ministre des cultes y était représenté par le comte de Chazelles, préfet du Morbihan.

On lit sur le fronton du portique d'entrée de la chapelle cette inscription:

Gallia mærens posuit. La France en pleurs l'a élevé.

La chapelle expiatoire de la Chartreuse est un édifice sévère, imposant, entièrement revêtu, à l'intérieur de marbre blanc et noir, digne enfin des cendres qu'il renferme. Sur le frontispice de ce temple, où l'on a gravé: In memoria æterna erunt justi, on aurait pu ajouter, comme aux Thermopyles: «Passant, va dire à nos neveux que nous sommes morts ici en défendant leurs saintes lois.»

Le monument intérieur, dessiné par Alexandre Fragonard, long de treize mètres sur neuf de large, exécuté par M. Caristie, est construit en marbre blanc.

Le mausolée est également dû au talent de M. Caristie, il est composé d'un haut stylobate supportant un cénotaphe qui repose sur un triple socle de marbre noir. Les tympans du cénotaphe représentent le premier en face de l'entrée de la chapelle, la Religion déposant une couronne sur un tombeau, avec cette inscription au-dessus:

Quiberon juin M D C C X C V

Le second sur le côté opposé représente Mgr de Hercé en profil dans un médaillon surmonté d'une croix et soutenu par des anges. On voit encore la descente des émigrés à Carnac; Mgr le duc d'Angoulême priant sur les ossements des victimes le 1er juillet 1814 et Mme la duchesse d'Angoulême posant la première pierre du mausolée le 20 septembre 1823. Le dais du sarcophage fait ressortir sur deux petites faces les principaux chefs de l'expédition. Les bustes du comte de Soulanges et du comte de Sombreuil se trouvent au-dessus de la porte du caveau funèbre. Les grands côtés du dais du sarcophage sont ornés de bas-reliefs; celui de droite représente le débarquement de l'armée royale dans la baie de Carnac, avec cette date XXVII juin M D C C X C V et cette inscription.

Perierunt fratres mei omnes propter Israël. Tous mes frères sont morts pour Israël.

Le bas-relief de gauche représente Gesril du Papeu se jetant à la mer malgré les Anglais pour revenir se constituer prisonnier.

On lit au-dessus:

In Deo speravi, non timebo. J'ai espéré en Dieu, je ne craindrai pas.

Le stylobate dont un côté fournit l'entrée du caveau est couvert sur les trois autres des noms des victimes au nombre de neuf cent cinquante-deux; environ deux cents de ces nobles victimes furent tuées dans les combats. Les autres ont été fusillées à Quiberon, à Vannes et à Auray.

Leurs noms sont encadrés dans des guirlandes de cyprès. Au-dessous on lit ces inscriptions en latin qu'un nouveau bachelier ès-lettres tout fier de son savoir me traduit:

Vous recevrez une grande gloire et un nom éternel: Précieuse devant
Dieu est la mort de ses saints.

Au-dessus de la porte du caveau se trouve leur titre de gloire:

Pour Dieu et pour le Roi indignement immolés.

À l'intérieur du stylobate une inscription nous apprend que là est le tombeau des royalistes et l'ossuaire des martyrs:

     «Courageux défenseurs de l'autel et du Trône,
      Ils tombèrent martyrs de leurs nobles efforts.
      Quel Français pénétré des droits de la couronne
      Ignore ce qu'il doit à ces illustres morts?»

Les fenêtres sont ornées de vitraux. La voûte est étoilée et fleurdelisée et porte au centre l'écusson de France.

Une porte de fer, dont le gardien sourd-muet tient toujours la clef, s'ouvre au pied du monument… Un caveau profond, immense, est là, renfermant pêle-mêle, des centaines de morts. On n'entrevoit cet ensemble lugubre qu'à la lueur vacillante d'une faible lanterne promenant autant d'ombre que de lumière. On se penche un instant dans le vide et cela fait frissonner. Ah! mon Dieu, quel horrible spectacle que cette montagne d'ossements blanchis!… Quel sujet d'épouvante et de méditation que cet amas de cendres et de poussière!… Quelle affreuse vision que celle des œuvres de la mort!… Ah! c'est assez!… Revenons à la chapelle et examinons les grandes plaques de marbre du monument où sont inscrits en lettres d'or tous les noms chers et glorieux qu'on a pu recueillir. Combien j'en retrouve de parents et d'amis de ma famille!… Oui, les voilà par centaines, les noms de ces preux dont le sacrifice fut une offrande et l'échafaud un autel; les noms de ces braves qui se battirent héroïquement jusqu'à la mort, dans cet abominable piège où les avaient attirés ennemis et amis, Français et Anglais. Traqués du côté du continent par les révolutionnaires, qui fermaient tous passages, de l'autre côté par la mer et les fils de la perfide Albion, qui sous prétexte de les secourir et de tirer sur les bleus, massacraient les blancs, toute fuite était impossible. Il fallait se rendre mais personne ne voulait être pris vivant! On se défendait en désespéré. Pour mettre fin à ce carnage, le général Hoche promit de faire grâce à ceux qui se rendraient…

Nous savons si l'on tint cette promesse et si le Comité du Salut Public ratifia cette parole! Aussi cette page sanglante du 27 juin 1795 ne peut-elle s'écrire qu'avec des larmes, puisque toutes les victimes échappées au combat furent plus tard conduites à la fusillade. Tous les malheurs comme toutes les gloires se résument dans le souvenir de Quiberon. Il y eut des faits monstrueux, des horreurs calculées, que la plume se refuserait de retracer, si l'histoire, juste et vengeresse, ne commandait la vérité, tout autant pour flétrir le mal que pour couronner le bien.

Un trait entre beaucoup. On nous l'a raconté sur les lieux mêmes; mais il a été rapporté aussi par Nettement, écrivain sincère et vrai, si jamais il en fut:

À la sortie de ce désastre sans précédent, le général L. M… (je tais son nom, quoiqu'on ne l'ait pas oublié) remarqua parmi ces émigrés, auxquels on avait promis la vie sauve s'ils se rendaient, un jeune homme plein de douceur, d'intelligence et de talent. Il dessinait parfaitement. Le général, qui avait besoin d'un bon crayon pour lever les plans du pays accidenté qu'il parcourait, l'attache à son état major. Pendant quinze jours, il l'a sans cesse près de lui pour ses travaux. Ce jeune homme dîne à sa table et fait la conquête de tous les officiers. Personne ne doute de sa liberté; la vie, d'ailleurs, on la lui doit. Le seizième jour, à la fin du dîner, le général qui a fini de lever ses plans, propose lui-même un toast à la santé du jeune artiste; on n'est pas encore sorti de table, lorsque deux soldats paraissent…

—C'est pour monsieur, dit le général, qui sourit en désignant l'émigré.

On le fait descendre, et là, dans la cour, sous les fenêtres de l'appartement où cet horrible général boit encore, on le fusille!…

On ne fusillait pas au-dessous de seize ans. Un jeune émigré les avait depuis quelques jours seulement.

—N'accusez que quinze ans, lui dit-on, et vous serez gracié.

—Non, jamais, répondit-il; pas même au prix du plus léger mensonge je ne voudrais racheter ma vie.

Et cet héroïque enfant meurt avec le courage que nos immortelles croyances peuvent seules donner. Oui, pendant cette ère douloureuse, les plus sublimes vertus côtoyèrent les plus épouvantables crimes; le Bien et le Mal se tinrent constamment par la main, car il n'y avait plus de milieu, les hommes devenant, par la force même des choses, des héros ou des monstres. Cette immense baie de Quiberon, que l'ange des solitudes habite tout entière, cette plage aride et désolée comme les sables du Sahara jusqu'à cette époque, but tant de sang alors, que depuis elle se couvre chaque année, au printemps, d'une moisson toute particulière et inconnue ailleurs. De son sein fécondé jaillissent des milliers d'églantiers nains d'un rose pâle et mélancolique comme les dernières teintes de la vie qui s'échappe, d'un arôme doux et pénétrant comme les parfums de l'âme qui s'envole aux Cieux!

Le 31 août.

Nous venons de faire une longue promenade à cheval, mais il y avait de la mélancolie dans l'air comme dans les cœurs, on sent que les adieux sont proches…

Le 1er septembre.

Nous parlons cette après-midi, et hier soir nous avons terminé cette délicieuse moitié des vacances par une saynète à deux personnages: En Wagon.

Les acteurs ont eu un grand succès, et mon frère Henri, qui s'est donné beaucoup de mal, à ce qu'il prétend, pour éclairer les coulisses, porter les costumes et mettre en place les quatre fauteuils qui représentaient le wagon, a-t-il voulu en avoir sa part.—En regagnant nos chambres, il m'a glissé à l'oreille, mais d'un ton qui commandait l'éloge: «C'est que nous avons joliment bien joué notre pièce, qu'en dis-tu?—Comment! toi aussi? mais tu ressemblais, dans tes évolutions, à la cinquième roue, ou plutôt, à la mouche du coche.» Il s'est fâché tout rouge de ma réponse, et je l'ai quitté en songeant au bedeau qui avait sonné l'admirable sermon de Massillon, sur le petit nombre des élus.—Avons-nous bien joué! m'a dit orgueilleusement Henri.—C'est moi qui l'ai sonné, répondait magistralement le bedeau.

Le 3 septembre.

Je viens d'avoir la joie d'embrasser mes grands-parents et mon petit frère après dix mois de séparation! Quelle bonne journée! et n'est-ce pas la meilleure des vacances pour le cœur?

Hélas! voilà déjà la moitié de notre bon temps écoulée, mais un mois encore de nouveau et d'imprévu, quel horizon!… pour une pensionnaire. Au couvent, l'année, sous le rapport de la variété, passe comme un jour: l'aurore ramène les mêmes travaux, le midi les mêmes récréations, la nuit l'heure régulière du repos.—Après un an de pension on peut dire qu'on a vécu un jour, et l'on a beau feuilleter sa mémoire, les pages sont restées blanches; tandis qu'après un mois de vacances seulement, c'est bien différent, on peut croire qu'on a vécu toute une année, et par le nombre, la variété des faits accomplis, et par les doux souvenirs qu'ils laissent.

Mes chers grands-parents partent demain matin pour Saint-Nazaire, emmenant leurs petits-fils. Quant à moi, comme je deviens la seconde ombre de maman pendant les vacances, je vais la suivre à Nantes, où nous allons rester vingt-quatre heures, le temps de faire nos adieux et de serrer la main à de bons amis qui quittent la Bretagne, sans espoir prochain de retour; ils vont se fixer dans le Midi. Nous irons ensuite passer une semaine à six lieues de Nantes chez des parents dans une jolie campagne aux environs de Vallet.

Tout chemin mène à Rome, dit-on, et à Saint-Nazaire aussi, de sorte que je ne me plains pas du tout de prendre le chemin des écoliers pour rejoindre mes grands parents et mes frères.

Le 6 septembre.

Je connaissais peu les amis de maman, aussi mon cœur aurait-il dû se trouver bien libre et presqu'indifférent pendant cette dernière heure qui précède le départ, alors que les lèvres prononcent les plus tendres paroles, que les mains se serrent avec tant d'empressement, que les yeux, brillants de larmes et d'affection, se suivent et se cherchent encore lorsque la locomotive est déjà en marche: oui, j'aurais dû me sentir fort dégagée de ces pénibles impressions; point du tout, j'étais très émue aussi, moi: je comprenais, pour la première fois de ma vie, que ces adieux sincères, emportant tout un passé pour le cœur, ne renfermaient que l'inconnu pour l'avenir. Et l'inconnu, c'est sans doute l'espérance, mais ça doit être plus souvent la déception…

Ah! que de tristesses renfermées dans ce seul mot: Adieu! Il me semble le plus amer de tous.

Nous voici donc arrivées, aux Granges: une vieille propriété de famille, habitée par mon grand-oncle Benjamin et sa fille Francine, ma tante à la mode de Bretagne. Il y avait quinze ans que maman ne les avait vus et moi je ne les connaissais pas.

Le jour même de notre arrivée nous avons visité la maison et les jardins et le soir en nous couchant, maman m'a mise au courant de cet intérieur à part. «Rien ne me paraît changé dans cette antique demeure, m'a-t-elle dit. Elle passe immuable à travers le temps. Les choses sont donc restées à peu près telles que je les ai connues. Ce sont toujours les mêmes meubles, un peu plus usés, les mêmes boiseries, un peu plus vermoulues, la même vaisselle un peu plus fêlée. Quant aux gens, c'est différent; ma cousine Francine qui a doublé le cap de la quarantaine, était alors une grosse réjouie de vingt-cinq ans, fraîche et rose. Ayant perdu sa mère de bonne heure, ma cousine s'est consacrée à son excellent père. Elle est, à mes yeux, un modèle accompli de la piété filiale; quant à mon oncle qui est né aux Granges et qui mourra aux Granges comme son père, son aïeul et son bisaïeul (ils sont d'une race qui tient à se figer dans ses domaines), quant à ton grand-oncle, dis-je, qui a 84 ans passés, il aime à faire parade de ses années, sans omettre le jour, l'heure et le quantième de sa naissance. C'est par vanité: la coquetterie est, paraît-il, de tous les âges. Après avoir soufflé aux jeunes de se rajeunir, elle pousse les vieux à se vieillir; toujours par pure prétention afin qu'on dise: Ah! qu'il est bien conservé.

L'an dernier mon oncle reçoit une dame des environs qui vient lui faire visite, sans le savoir, le jour anniversaire de ses 83 ans. Elle le félicite sur sa bonne mine, sur sa brillante santé. «J'accepte vos compliments, chère Madame, répond mon oncle le sourire aux lèvres, car je suis dans ma 84e année.» Il y était tout juste depuis deux heures mais il aurait pu y être depuis onze mois et c'était avec le sentiment d'une orgueilleuse coquetterie qu'il s'était empressé de substituer le 4 au 3.

La famille prétend que mon oncle ne vieillit pas, moi au contraire, a continué maman, je le trouve cette fois aussi changé au physique qu'au moral; mais c'est toujours la crème des hommes, un brave cœur, vivant en paix avec lui-même et avec les autres. Il est la courtoisie et l'amabilité en personne, c'est le type de l'ancienne politesse française qui se perd de plus en plus, et à laquelle la génération actuelle ne comprend pas grand'chose.»

Comme nous n'avions pas envie de dormir, maman m'a raconté quelques historiettes très réjouissantes. En voici une qui date de la première jeunesse de mon grand-oncle:

À cette époque lointaine, le voisin le plus rapproché des Granges était un mylord anglais, un original aussi; à eux deux, ils faisaient la paire.

Dans ce temps-là, le chien favori de mon oncle s'appelait Mylord et ce nom il le répétait vingt fois par jour. Mylord avait ses grandes et petites entrées dans la maison, il était admis à l'honneur de ronger les os et de lécher les assiettes dans la salle à manger. Il avait également le droit de s'allonger devant le foyer du salon l'hiver, et de prendre pour lui le meilleur de la flamme. L'Anglais et mon oncle étaient très liés alors; et chaque fois que mon oncle sifflait son chien et l'appelait Mylord, l'Anglais bondissait d'indignation. Shoking! Shoking!

Un jour n'y tenant plus il s'écria: «Mylord, toujours Mylord, eh bien, si vous donnez à votre chien le nom de Mylord, moa appellerai le chien à moa Charl's X, oui Charl's X.» Et cela arriva ainsi. Donner à un chien un nom vénéré, le nom du dernier Roi de la Branche Aînée, n'était-ce pas un crime de lèse Majesté! Mon oncle le pensa et blessé dans ses plus chères convictions, lui le défenseur du trône et de l'autel, il cessa toute relation avec l'étranger.

Un jour, il est invité à un dîner de cérémonie où une place d'honneur près de la maîtresse de maison lui avait été réservée.

On sert un saumon d'une fraîcheur exquise; chacun trouve un compliment flatteur pour cet excellent mets. La maîtresse de maison, se tournant vers mon oncle, lui dit en souriant:

«Est-ce aussi votre avis?

—Comment donc! Madame, certainement. Poisson délicieux, faisandé à point.»

Une autre fois, il va correctement rendre une visite de noces qui lui avait été faite la semaine précédente. Il est reçu par la mère du jeune homme et les nouveaux époux, qui doivent habiter avec elle. Il faisait très froid et un bon feu de chêne brillait dans l'âtre.

Après les compliments d'usage mon grand-oncle termina ainsi son petit discours. «Ah! chère Madame, comme je vous félicite d'avoir une belle-fille, quel charme, quel agrément cela va donnera votre intérieur, car enfin il faut bien le reconnaître: deux bûches n'ont jamais fait de feu, mais trois bûches… mais trois bûches, c'est bien différent!»

La châtelaine et le jeune ménage ont dû être flattés de la visite et de la comparaison.

Il y a plusieurs années mon grand-oncle, fut passer une quinzaine à Nantes chez une de ses nièces. On était en hiver; il se faisait faire grand feu dans son appartement. Au bout de dix jours il pria sa nièce de passer dans sa chambre ayant une communication importante à lui faire. «Ma bonne amie, je vais bientôt partir, dit-il, et depuis plusieurs jours je me pose un problème que je ne puis arriver à résoudre seul.

—Quoi donc mon oncle?

—J'aime à avoir bon feu dans ma chambre, tu le sais, mais ne voulant pas à chaque instant m'occuper de l'entretenir, je tiens à ce qu'il soit un peu enterré dans la cendre, la bûche particulièrement; eh bien! ma chère amie, quand je rentre tous les matins de ma petite promenade, je trouve bon feu mais pas de cendre et je suis sûr qu'il y en avait la veille au soir. Voilà une semaine que je creuse cette question.—En ma qualité de gentilhomme campagnard j'ai examiné le bois.—Il est excellent, c'est du chêne qui doit faire de la cendre; j'ai examiné le tuyau de la cheminée, supposant qu'il était peut-être construit de manière à faire envoler cendre et fumée ensemble par-dessus les toits, mais non il est coudé.

J'ai fini par me demander si le soufflet n'était pas le grand coupable et s'il n'absorbait pas la cendre dans ses replis intérieurs, j'ai tâté le cuir, sondé le tube, il se gonfle d'air et voilà tout. Et maintenant, continua mon grand-oncle, peux-tu me donner le mot de cette énigme qui me met l'esprit à la torture depuis huit jours?

—Oui, mon oncle, le sphinx va parler. Le mot de l'énigme, demandez-le tout simplement à ma cuisinière, elle vous le dira.

—Tu plaisantes.

—Pas le moins du monde, la cendre, comme la plume et les os, fait partie de ses petits bénéfices, et voilà pourquoi, chaque matin, en dressant le feu dans les cheminées elle l'enlève si complètement. Cher oncle, je regrette que vous n'ayez pas parlé plus tôt, il n'y avait qu'un mot à dire, mais soyez tranquille, dorénavant votre bûche restera enfouie dans la cendre.

Peu de temps après son retour aux Granges mon oncle pria Francine de lui faire acheter deux ou trois feuilles de papier à lettre grand format, du papier ministre.

—Une lettre de cérémonie! À qui voulez-vous l'écrire, cher père?

—Au préfet de mon département.

—Et pourquoi?

—Pourquoi, pourquoi, et voilà je suis tourmenté… je n'ai plus la conscience tranquille…

—Ciel! vous m'effrayez, cher père. Qu'arrive-t-il donc?

—Il arrive que pour arroser ma prairie, tu le sais, j'ai détourné, je pourrais même dire que j'ai capté le ruisselet qui parcourt notre propriété.

—Eh bien, vous en aviez parfaitement le droit.

—Je ne le crois pas, car enfin, lorsque j'étais à Nantes chez ta cousine, dans son joli hôtel de la Tenue Camus, j'ai vu coulant au bout de son jardin un ruisseau d'aussi modeste apparence que le nôtre.

Eh bien, Francine, apprends cela, c'est de l'histoire; ce ruisseau qui se nomme encore aujourd'hui la Chésine était jadis une rivière et porta les flottes de César; de même que la rivière est devenue ruisseau, qui peut dire que notre ruisseau ne deviendra pas rivière? Et tu vois d'ici les conséquences… non, je n'ai pas le droit de détourner son cours.»

Francine, à ce qu'il paraît, haussa légèrement les épaules, ce qui ne lui arrivait que lorsque son père avait dit ou fait une énormité; elle eut bien de la peine à obtenir le statu quo.

«Laissons les choses comme elles sont; si la commune est mécontente, nous le saurons bien, elle fera des réclamations. Attendez-les; mais de grâce n'écrivez pas au préfet.

—Tu crois que cela brouillerait les cartes? Eh bien! soit, j'attendrai.

Et le bon oncle attend encore; on peut même dire, sans crainte de trop s'avancer, qu'il attendra toujours.

Le 9 septembre.

Mon grand-oncle n'a qu'une passion au monde, tout à la fois heureuse et malheureuse: il se croit poète et versifie chaque jour à dessécher son encrier, il nous a déjà lu plusieurs de ses élucubrations fantaisistes. Non, mille fois non, il n'est pas poète, il n'a pas reçu l'étincelle; rimes pauvres, souffle éteint, vers boiteux, tel est le bilan de ses œuvres. Mais voilà en quoi cette passion devient heureuse: il y trouve le bonheur. Rimer est pour lui le plus agréable des passe-temps. Cette douce manie lui rend mille services. La conversation menace-t-elle de tourner en discussion vite mon oncle bat en retraite, il quitte le salon et se réfugie dans son cabinet de travail, le sanctuaire de l'ingrate poésie; a-t-il quelque ennui domestique, les choses marchent-elles de travers, il court illico vers la Muse, reine de son cœur, et lui demande ses plus tendres consolations. Elle lui verse l'Oubli, et alors l'Idéal remplace quelques instants les mornes réalités de la vie. Il va sans dire que le lendemain de notre arrivée, mon oncle nous a conduites dans son buen retiro. Ah! c'était pour nous apprendre une grande nouvelle. J'ai cru qu'il allait nous annoncer le mariage de ma cousine. Il s'agissait bien de cela: mon oncle nous a fait part du travail colossal qu'il a entrepris, un travail qui doit mettre le sceau à sa gloire, et le conduire à l'Immortalité. Mon oncle nous a confié avec force mystères et avec toute l'humilité qui convient à une âme naïve et pure qu'il a versifié l'œuvre de saint Mathieu, de saint Marc, de saint Luc et de saint Jean. À l'exemple de Pierre Corneille qui fit paraître jadis l'Imitation de Jésus-Christ en vers, mon oncle se prépare à faire paraître ainsi les Saints Evangiles. Il rêve modestement quarante éditions comme l'ouvrage du grand poète qui eut tant de succès. J'ai vu le manuscrit, quatre livres volumineux auxquels mon oncle met la dernière main, d'une écriture fine, correcte, serrée, qui vous donne le vertige rien qu'à la regarder.

Je me demande si je ne préférerais pas être condamnée à monter à l'échafaud que d'être condamnée à le lire; ce serait plus vite fini. Sur la couverture du premier livre il y aura un ange qui empruntera ses traits à ma cousine, sur la deuxième un lion; sur la troisième un taureau, sur la quatrième un aigle. Mon oncle compte aussi mettre son portrait, ce qui fera cinq gravures. Nous avons été atterrées de cette révélation inattendue. Nous avons dû subir trois pages du manuscrit. On dirait que mon oncle porte en lui une source d'eau tiède et insipide dont il ouvre à perpétuité le robinet, c'est toujours la même chose, d'une monotonie désespérante. Ça coule, ça coule, à vous donner des haut-le-cœur. Cette prose incomparable des saints Évangiles, mon oncle la dénature sous prétexte de la perfectionner. Ces pensées sublimes, il les écourte ou il les délaye dans une langue dont lui seul a le secret. Une langue qui n'est plus de la prose et qui ne sera jamais de la poésie.

Enfin j'espère que Francine saura en retarder indéfiniment l'impression, et détruire ensuite ce manuscrit qui ne doit pas voir le jour.

Le 10 septembre.

Nous avons saintement employé notre temps. Grand'messe et vêpres, c'est la règle inflexible des Granges.

Mon oncle cependant m'a causé quelques distractions pendant le sermon, peu attachant, je le reconnais; je le voyais sans cesse compter sur ses doigts 1, 2, 3, 4, 5. Francine m'a poussé le coude: «Ne faites pas attention, m'a-t-elle murmuré à l'oreille, mon cher père est aux prises avec la Muse. Il fait des vers et compte leurs pieds».

Aux vêpres il a été plus sage et pour cause: il somnolait un tantinet.

Mon grand-oncle, qui a toujours mangé très vite, s'arrose de sauce de temps en temps. Hier soir sa belle chemise blanche se couvrait d'éclaboussures. Soudain, Francine s'est écriée: «Mon père, vous savez que Guillaume est en ville.»

Cette phrase a produit sur mon grand-oncle un effet cabalistique. Illico il a saisi sa serviette à peine dépliée sur ses genoux et s'est mis à frotter consciencieusement son jabot et les revers de son veston. Après quoi sans mot dire, fourchette et couteau ont repris leurs fonctions. Ceci demandait explication. Nous l'avons eue après le dîner, mon grand-oncle étant sorti sans doute pour retrouver l'Inspiration, ma cousine nous a dit alors. «Ma phrase: vous savez que Guillaume est en ville, vous a surprises n'est-ce pas? c'est un mot d'ordre convenu entre mon père et moi. Quand nous avons du monde c'est comme cela que je l'avertis qu'il est en train de se tacher. Ce petit subterfuge réussit quelques mois, mais maintenant c'est le secret de la comédie, il est usé et je reste forcée de m'en servir, mon père y tenant mordicus.»

Et cependant ce milieu austère dans lequel je vis depuis quelques jours prendra place parmi mes joyeux souvenirs. Sans doute le calme champêtre a du bon, mais il est un peu monotone; la gaieté franche et le gros rire qui dilate les poumons font du bien. «Il faut rire avant que d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri», c'est La Bruyère qui a dit cela et, me fondant sur les conseils de ce grand philosophe, j'ai ri et je me suis fait plus d'une pinte de bon sang depuis huit jours.

Somme toute, on est très bien ici pour se mettre au vert, air pur, nourriture succulente, doux farniente, je voudrais que tous ceux qui ont besoin de se refaire pussent venir aux Granges. Ils s'en retourneraient certainement sains de corps et d'esprit.

Après vêpres, mon oncle nous a entraînées voir ses cultures. Nous avons cru rêver maman et moi; au lieu de choux et de carottes, nous nous sommes trouvées en présence d'un semis de deux hectares de réséda.

«Ah! mon oncle, vous vous occupez d'apiculture, a dit maman, et voilà la nourriture choisie de vos abeilles?

—Du toute du toute; (mon oncle fait toujours sonner le t comme s'il y avait un e au bout), du toute cette culture est pour mes vaches, c'est un essai et j'aurai un beurre exquis que vous goûterez.»

Le fait est que, si excentrique qu'on puisse être, personne n'a jamais songé à nourrir ses vaches au réséda.

Décidément mon grand-oncle n'est point un homme comme les autres et ses originalités lui sont toutes personnelles.

Le soir, l'excellent homme nous a régalées d'un peu de littérature moins embaumée que le fourrage au réséda, j'en réponds.

«Tu permets, ma nièce, a-t-il dit à maman, tu permets…

—Comment donc, mon oncle?

—Je suis tourmenté par la Muse, comme disait Châteaubriand. Et sur cette comparaison modeste mon grand-oncle s'est mis à déclamer:

Audacieux mortel, au sommet du Parnasse,
Crois-tu caracoler sur le dos de Pégase;
Cet animal rétif pour venger Apollon,
Te précipitera loin du sacré vallon.
Arrête, audacieux, quel démon te lutine?
Du ciel éprouves-tu la vengeance divine?
Arrête…

—Mon Dieu, oui, papa, arrêtez-vous-là, a dit Francine, ces déclamations vous fatiguent toujours.

—C'est-à-dire qu'elles ne t'intéressent guère. C'est le chagrin de ma vie, mes chères nièces, ma fille ne me comprend pas.

—Si, papa, j'admire vos œuvres, mais je préfère vos poésies légères qui sont moins longues. Dites plutôt à mes cousines les jolis vers que vous avez faits jadis pour moi, quand j'avais seize ans.

—Oui, mon oncle, dites-les, je vous en prie, d'abord ma cousine que je trouve charmante est faite pour inspirer les poètes, et le poète ici s'est doublé du père.

—Tu veux dire que le cœur et l'esprit se sont rencontrés ensemble pour chanter le même objet.

—C'est cela même, mon oncle.

—Pas tant de compliments, a murmuré Francine. Et mon grand-oncle moitié bourru, moitié souriant a repris la parole: Ceci n'est point une poésie louangeuse; c'est le portrait strict de Francine à seize ans.

Qu'est-ce donc que Francine? une bonne fillette
Douce, aimable, sensible, agaçante et follette;
Son caractère est gai, son esprit soutenu,
Et bien qu'un peu rieuse elle aime la vertu.
Sans laideur ni beauté, gentille est sa figure,
Elle a le nez au vent et trotte belle allure:
Ainsi qu'un papillon se plaît à voltiger,
La légère Francine aime à se trémousser;
Elle chante fort bien et de même elle glose;
C'est une fleur champêtre encore à peine éclose,
Les talents et les arts n'occupent pas son temps,
Elle a fort peu d'estime, hélas, pour les savants;
Et comme La Fontaine aimant à ne rien faire,
Boire, manger, dormir est sa meilleure affaire.

—Très bien, mon oncle, très bien, a dit maman, mais vous ne flattez pas ma cousine.

—Ma chère, j'ai dit la vérité. Francine, je le reconnais, est une fille parfaite; elle entend admirablement les soins de la vie, c'est la femme pratique par excellence; mais elle ne comprend rien à l'idéal, elle n'a pas un grain de poésie.

—Cher père, vous en avez trop, il faut bien rétablir l'équilibre.

—Tu sais bien semer de fleurs tes tapisseries et ton jardin, pourquoi ne veux-tu pas aussi semer quelques fleurs de rhétorique sur le papier? Que de fois je t'ai suppliée de t'exercer à la poésie; je t'aurais donné des leçons, j'aurais corrigé tes essais; non, tu n'as même pas voulu me donner cette légère satisfaction; les belles campagnes, les grands bois ne te disent donc rien? Ecoute le langage de la nature; tout parle, la fleur comme l'étoile, le brin d'herbe comme l'oiseau. Tu n'as donc jamais écouté la Muse chanter en toi? tu n'as donc jamais senti ces transports qui m'animent?

Mon grand-oncle était parti. Cela aurait pu durer deux heures, j'étais effrayée.

«Quel lyrisme, s'est écriée maman, quel lyrisme! je suis honteuse de l'avouer, mais je suis, comme ma cousine, très pratique. Vive la prose! La poésie, c'est vide, c'est creux je crois même qu'aucune Sœur sur les neuf n'a rien chanté dans mon âme.

N'est-ce pas Ronsard qui a dit: Que de choses commencées en poésie qui se finissent en prose. Moi j'ai tout de suite pris le commencement par la fin, tandis que vous, mon oncle, vous vous obstinez à ne voir que le commencement.

Mon oncle fronçait les sourcils, c'était mauvais signe, à ce qu'il paraît. Il trouvait maman bien osée de lui tenir tête, d'autant qu'elle avait beaucoup exagéré ses antipathies littéraires pour faire une malice à mon grand-oncle. Pourquoi se mêler de combattre sa marotte favorite.

«Que voulez-vous, reprit vivement Francine pour empêcher l'orage d'éclater, c'est le seul chapitre sur lequel mon père et moi nous ne nous entendons pas. Allons, papa, pour vous calmer et pour effacer la mauvaise impression que vous donnez de moi, j'essaierai de vous faire une pièce de vers. Cela vous fera-t-il plaisir?

—Sans doute, sans doute, mais il est bien tard pour commencer.

—Ah! mon oncle, ne découragez pas le talent naissant.

—Mon cher père, ne me découragez pas; mon essai poétique, vous l'aurez après demain soir» a repris Francine le sourire aux lèvres. Et sur cet engagement plein de promesses chacun est allé se coucher.

Tout en montant l'escalier, Francine nous disait:

«Depuis longtemps, mon père s'étant plaint à tous nos voisins de mes goûts anti-poétiques, ne leur en parle plus, mais, dès qu'il vient quelqu'un en passant, il recommence ses jérémiades et la dernière fois cela m'avait fort ennuyée car nos visiteurs n'étaient point des parents, pas même des amis mais des simples connaissances. Je m'étais bien promis que, la première fois qu'il reprendrait son thème, je lui servirais une pièce de vers que je copierais dans Lamartine ou Victor Hugo, et vous verrez qu'il la critiquera.

—Mon cher oncle se croit donc le seul fils des Muses? a repris maman en souriant pendant que je me disais tout bas: «Un fils bien dégénéré par exemple».

Le 11 septembre.

Notre journée ne s'est point passée avec la sérénité habituelle de ses sœurs aînées.—Avant le déjeuner et pendant que mon grand-oncle était plongé dans le 22e Evangile après la Pentecôte: «Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu»,—on est venu lui annoncer l'arrivée d'un marchand de vin en gros. Mon oncle possède des raisins renommés jusqu'à présent respectés par le phylloxéra, le mildow, le blanc, enfin par tous ces microbes vignophiles au nombre d'une trentaine, disent les savants, et qui, depuis quelques années, s'occupent consciencieusement à dévorer les vignes. «Venez avec nous, mes chères nièces, a dit notre oncle, vous verrez mes chais.»

Mon oncle fait goûter ses vins à l'acheteur et garde naturellement le meilleur pour la fin, et comme il aime par dessus tout à parler le langage des dieux, il s'écrie en frappant sur un tonneau cerclé de fer et portant un gros numéro: Celui-là vient de mon grand coteau, un nectar… Et le gros marchand de vin qui sait que mon oncle a la réputation d'avoir souvent l'esprit dans les nuages, de riposter soudain: je ferai observer respectueusement à Monsieur que lorsqu'il s'agit de liquide on dit un hectolitre et non pas un hectare. Après cette répartie pleine d'à-propos mon oncle et le marchand se sont regardés également ahuris; mon oncle fronçait encore les sourcils, j'ai cru que l'affaire allait manquer, mais le marchand a repris le premier son aplomb, ses offres étaient rémunératrices et le marché a été conclu.

C'est égal, mon grand-oncle au fond était furieux. Avez-vous entendu, nous a-t-il dit, ce grossier personnage qui semble me prendre pour un vulgaire vigneron et qui, incapable de me comprendre, s'arroge le droit de me donner des leçons de français—c'est trop fort…

Pour comble de malheur on a servi le beurre au réséda. Jamais je n'ai rien mangé d'aussi horrible, un beurre à jeter au fumier, d'une saveur à la fois âcre et miellée. «C'était à prévoir, a dit Francine d'un ton presque sec, voilà le revenu de deux hectares de nos meilleures terres perdu pour cette année sans compter le prix de la semence qui nous a coûté une somme ridicule.

—J'achèterai des ruches, dit résolument mon grand-oncle.

—Il n'est plus temps d'ailleurs; ça ne vous a jamais réussi d'empiéter sur mes domaines. Toutes les fois que j'ai cédé à vos caprices, mal m'en a pris; souvenez-vous de vos poulains boiteux quand vous faisiez l'élevage du cheval, et de votre faisanderie déserte lorsque vous vous occupiez de volatiles.

—Des essais malheureux, a soupiré mon grand-oncle.

—Mon Dieu oui, comme celui du réséda. Tenez, mon cher père, retournez à votre Muse. Vous savez bien que je suis la prose, restez la poésie.»

Nous sommes sorties avec Francine, et nous avons fait une promenade ravissante, sa conversation est spirituelle et charmante, je commence à croire que l'esprit dithyrambique de son cher père coupe les envolées du sien, car Francine est une fille trop respectueuse pour contredire ouvertement ce qu'il dit. Le soir lorsque nous sommes rentrées à notre chambre maman m'a fait part de ses réflexions qui m'ont prouvé que je voyais assez juste: As-tu remarqué, m'a-t-elle dit, comme Francine est intéressante dans tout ce qu'elle dit quand elle est seule. À côté des qualités morales et du bon sens pratique, qui font de ma cousine une maîtresse femme, et un cœur d'or, je lui ai découvert en causant intimement toute à l'heure avec elle un esprit fin, charmant, cultivé dont je ne me doutais pas.

Décidément, son père l'éteint avec son éternelle soupape toujours ouverte. Ah! je comprends qu'elle ait en horreur la poésie! À sa place il y a longtemps que je l'aurais prise en grippe, et que j'aurais même déserté toute littérature.

Le 13 septembre.

C'est hier que nous avions la soirée mémorable des essais poétiques de Francine. «Eh bien! ma cousine, lui ai-je dit avant le dîner, avez-vous songé aux vers que vous devez soumettre ce soir à mon oncle?

—Certainement ils sont prêts et ne m'ont donné aucune peine. J'ai tout simplement copié les premières strophes de la quatrième Harmonie poétique de Lamartine. J'avais songé à prendre une de ses Méditations, mais ces poésies délicieuses m'ont paru trop belles pour un début.

—Y pensez-vous! mon oncle reconnaîtra l'auteur!

—Soyez tranquille, mon père n'admet que les Classiques. Lamartine, Musset et Victor Hugo, dont il n'a jamais voulu lire une traître ligne, sont une trinité d'hérétiques en poésie dont on devrait, à défaut de leur personne, faire brûler toutes les œuvres par la main du bourreau.—Lire Lamartine! le père de Jocelyn, un livre à l'index, y pensez-vous!»

En sortant de table nous nous sommes rendus dans le grand salon. L'heure était solennelle; Francine tenait son manuscrit en main. «C'est fait, a dit mon grand-oncle Benjamin.

—Oui, oui, ai-je répondu vivement, et je vous demanderai la permission de lire l'œuvre de ma cousine, l'auteur devant être trop ému.

Soit, je t'écoute: Et d'une voix forte j'ai déclamé.

Parle, lampe du Sanctuaire,
Pourquoi dans l'ombre du saint lieu
Inaperçue et solitaire
Te consumes-tu devant Dieu?

Ce n'est pas pour diriger l'aile
De la prière ou de l'amour,
Pour éclairer, faible étincelle,
L'œil de Celui qui fit le jour.

Ce n'est point pour écarter l'ombre
Des pas de ses adorateurs;
La vaste nef n'est que plus sombre
Devant tes lointaines lueurs.

Ce n'est pas pour lui faire hommage
Des feux qui sous ses pas ont lui;
Les cieux lui rendent témoignage,
Les soleils brûlent devant lui;

Et pourtant lampes symboliques,
Vous gardez vos feux immortels
Et la brise des basiliques
Vous berce sur tous les autels.

Et mon œil aime à se suspendre
À ce foyer aérien,
Et je leur dis sans les comprendre:
Flambeaux pieux, vous faites bien.

—C'est tout?

—Oui, mon oncle, mais c'est beau. Que dites-vous de la poésie de ma cousine?

—C'est un peu court, mais je suis satisfait.

Francine, quand je te disais que tu tiens de moi, mon enfant, tu le vois, ça n'est pas plus difficile que cela.—La rime et la mesure y sont, ce n'est vraiment pas trop mal pour un début, il y aura des corrections à faire et beaucoup, mais, dame! on n'entre pas comme cela de plain pied dans le secret des dieux.

J'aurai sans doute du mal à faire un chef-d'œuvre de ton œuvre…, mais lorsque j'y aurai mis la dernière main…»

Décidément cette dernière main de mon grand-oncle, elle est comme le doigt de Dieu… infaillible.

Le 14 septembre.

Aujourd'hui nous avons pêché toute l'après midi.—C'est la règle inflexible des Granges—tous les jeudis en prévision du vendredi, mon grand-oncle tend ses lignes quatre heures durant, au bord d'un clair ruisseau. Jeudi il était rêveur, à plusieurs reprises il a abandonné sa ligne pour tirer un papier de sa poche et le lire attentivement; c'est l'œuvre de Francine… il y a tant de corrections à faire!

Mon grand-oncle adore la pêche; pendant que son hameçon se promène dans l'onde tranquille, sans y rencontrer jamais le plus simple gougeon, sa pensée s'envole dans l'espace à la recherche de rimes têtues et de vers introuvables. Quand la provision des vers rampants (ne pas confondre avec les autres) est épuisée, il revient chez lui heureux de la journée qu'il a si bien employée. En rentrant il prend la gazette. Comme il le dit fort judicieusement, tout homme qui se respecte doit recevoir au moins un journal et connaître les nouvelles du jour. Cependant, il ne lit jamais la politique—parce que cela lui tourne le sang, lui le défenseur du trône et de l'autel (cliché rococo). Il se contente de jeter un coup d'œil distrait sur les faits divers, qui révoltent en général sa nature vertueuse et lui font monter le rouge au front, puis il ferme le journal avec la visible satisfaction d'avoir accompli un devoir obligatoire, mais pas amusant du tout.

Le jour où il est né, mon oncle Benjamin a dû par mégarde mettre un doigt sur l'aiguille du Temps qui a cessé de marcher pour lui.

Sa Muse, ses habitudes et sa personne, qui comptent aujourd'hui quatre-vingt-quatre printemps et quatre-vingt-cinq hivers, c'est lui-même qui le dit, sont en retard d'un siècle sur l'époque actuelle; c'est sans doute pour cela qu'il ne fait aucun cas des inventions nouvelles. Aux Granges on est encore au régime de la chandelle, de la six à la livre au salon, de la dix à la cuisine, et il n'y a pas encore bien longtemps que le suif a remplacé la résine. Mon oncle n'a jamais voulu voyager en chemin de fer, cette vertigineuse locomotion lui donnerait mal à la tête, il ne connaît que sa berline antique, mais pas solennelle, un coche antédiluvien.

Il se fait gloire également de n'avoir jamais franchi les murs de la capitale. C'est un point d'honneur pour lui. Fi donc, de cette Babylone moderne qui périra par le feu. Ils étaient trois vieux amis qui avaient fait serment de n'y point aller dans ce Paris maudit; l'un d'eux s'est parjuré, il est même revenu en déclarant qu'il avait fait un charmant voyage et qu'il était prêt à recommencer. Quelle horreur! s'il l'osait, mon oncle se signerait avant de prononcer son nom. L'autre ami est mort. Il n'y a que M. Benjamin qui ait tenu bon, aussi est-il devenu légendaire dans le pays. Benjamin, en voilà un nom charmant quand on a 4 ans; mais, quand on en a 84, il est tout simplement ridicule.

Ah! ce cher oncle! Ma plume trotte toute seule lorsque je parle de lui. Il y a cinq ans il fut au plus mal d'une fluxion de poitrine. Nous craignions tous, non sans raison, que ce fût sa dernière maladie. Mon oncle demanda à voir l'unique ami d'enfance qui lui restât. Un ami avec lequel il avait été lié toute sa vie et auquel il avait rendu mille services. C'est singulier, mais il y a des gens qui s'attachent par les services qu'ils rendent et d'autres qui se détachent par les services qu'ils reçoivent. Mon oncle était donc très attaché à son ami d'enfance lequel ne lui témoignait qu'une médiocre reconnaissance. Le bienfait pèse aux âmes basses. On envoie la fameuse berline chercher l'ami qui demeure à quelques lieues. Celui-ci en robe de chambre et en pantoufles se dorlotait au coin du feu en fumant son brûle-gueule et en sirotant son petit verre. Il s'habille de mauvaise grâce et maugrée fort contre décembre qui a ouvert l'antre du vent et les cataractes de la pluie juste le jour où l'amitié l'oblige à sortir. Il part, beaucoup plus préoccupé de lui-même que du moribond. Du reste j'ai connu bien des gens qui n'ont pas attendu à être octogénaires pour briser dans leur cœur les cordes de la sensibilité.

Il arrive, ma cousine se précipite. «Ah Monsieur! venez, je vous en supplie, réconforter mon pauvre père; quelques bonnes paroles de vous lui feront tant de bien!

—Mademoiselle, dit l'ami en tirant son pardessus, je compatis à votre douleur. Je vous remercie d'avoir pensé à moi (la politesse exige quelquefois qu'on sache mentir).

Pauvre ami! continua-t-il, à nos âges on ne peut guère espérer… C'est un pas difficile à franchir, mais tout le monde s'en tire—et comme Francine le regardait sévèrement: C'est le comte de Guiche qui jadis a dit cela, Mademoiselle, ce n'est pas moi». Puis entrant dans la chambre de mon oncle, il lui prend la main, et lui dit d'un air fort dégagé: Eh bien! mon pauvre Benjamin, nous allons donc mourir!… c'est pas la mer à boire! c'est pas la mer à boire. Ce fut tout ce que l'excellent ami trouva dans son cœur pour consoler le père et la fille. Après ces bonnes paroles, il fut s'asseoir au coin du feu, et demanda un grog. Ma cousine était consternée.

Cette façon leste de l'expédier dans l'autre monde ne pouvait être du goût de mon oncle. Il se regimba. «Hé! l'ami, je n'ai point encore bouclé ma malle, répondit-il, et ce n'est peut-être pas moi qui partirai le premier.» Le fait est que l'ami est mort depuis et que mon oncle, qui nous racontait l'histoire, a terminé en manière d'oraison funèbre—Mon Dieu, oui, je me suis fait un dernier devoir d'aller enterrer ce gaillard-là, mais en vérité, après l'affection qu'il m'avait témoignée, je n'y étais pas obligé.

Jeudi soir après souper, mon oncle, reprenant l'œuvre de Francine, nous a fait part de quelques modifications. «Comprends, compare mon enfant, tu vois comme tous les changements que j'ai apportés sont heureux; ce n'est qu'un commencement, mais lorsque j'y aurai mis la dernière main…

Le 16 septembre.

Hier nous sommes encore allées, à notre grande joie, nous promener avec Francine pendant que mon oncle restait en tête à tête avec sa Muse. Tout en marchant, tout en devisant, nous avons été visiter Fanchon, la protégée favorite de ma cousine; une bonne vieille qui tourne tout le jour son rouet (ce fil c'est son pain quotidien) et la nuit récite son chapelet et prie le Bon Dieu pendant les heures qu'elle passe sans sommeil. À quatre-vingts ans elle veut encore gagner sa vie. Une légende s'attache à sa chaumière.

—Une légende, s'est écriée maman, ah! contez-nous-la. Les légendes sont la poésie du passé; les paillettes et les flonflons, les rubans et les fleurs enguirlandant les sévérités de l'histoire.

Et Francine a repris en riant. On pourrait l'appeler; la Légende des
Haricots.

—Par exemple, a dit maman, comme ces deux mots: légende et haricots doivent être étonnés de se voir côte à côte. La légende! ce nom éveille en l'esprit quelque chose de poétique, de suave, un pénétrant parfum d'antan.

—C'est vrai, a répondu Francine, pour les Bretons comme vous, la légende c'est un chant, une mélodie, un souvenir des temps passés qui vous berce et vous endort sous les ailes de l'imagination.

Le vulgaire haricot!! quoi de moins poétique! Quoi de plus terre à terre! la plupart du temps ce nom fait sourire, appelle la plaisanterie et provoque l'éclat de rire. Mais cette légende-ci s'élève plus haut et je vais vous la raconter. Un souffle mystique passe sur elle et l'on oublie le côté prosaïque pour ne voir que le miracle de la Charité.

«Au temps mauvais de la Révolution, le curé du village qui nous touche s'en allait un jour dès l'aurore porter à l'un de ses paroissiens malade les derniers sacrements, la suprême consolation.

Une forte pluie d'orage avait la veille raviné tous les sentiers et transformé les chemins en rivières de boue.

Le bon curé faisait mille détours pour éviter les fossés pleins d'eau et les fondrières de la route.

Il était presque arrivé au terme de sa course lorsqu'une mare profonde s'offre à sa vue, lui barrant complètement le chemin.

Le curé, craignant moins pour lui que pour le trésor sacré, l'Hostie Sainte qu'il porte et ne voulant pas retourner sur ses pas, s'arrête un instant fort embarrassé. Il prête l'oreille et croit percevoir un léger bruit. En effet, un homme est là qui bêche, c'est Jean, un richard de l'endroit, le Coq du village.

Maman a interrompu malicieusement Francine.

—Mes compliments, le Coq du village! j'ai remarqué, en général, que les coqs de village sont tous des oies; mais je vous interromps. Continuez.

—Le bon curé hèle d'une voix forte Jean qui semble absorbé dans son travail, lui fait part de son embarras, et le prie de vouloir bien le laisser traverser son champ.

—Que nenni, Monsieur le Curé, vous m'écraseriez trop de pois, ils lèvent à peine et la dernière récolte n'était déjà pas si belle. J'voulons conserver celle-ci.

Cette réponse péremptoire n'étonna qu'à moitié le bon curé, il connaissait le mauvais caractère de Jean et ses idées révolutionnaires. Il n'y avait pas à insister, il restait là, sans trop savoir ce qu'il ferait, quand de l'autre côté de la haie, une voix franche et joyeuse, l'appelle: «Monsieur le Curé, revenez un peu sur vos pas, prenez par la claie (barrière) et passez par mon champ, c'est un grand honneur pour moi que Notre-Seigneur le traverse; mes haricots ne s'en porteront pas plus mal, bien au contraire, et vous direz au Bon Dieu de les faire lever.

—Oui, Pierre, je dirai au Bon Dieu de les faire lever et aussi de te bénir toi et ta famille.

Le curé traversa sans encombre le champ et put administrer à temps le moribond, propriétaire alors de la chaumière qu'habite maintenant la bonne vieille.

Trois mois après, Pierre en cueillant sa récolte de haricots, cette fois extraordinairement abondante, fut surpris et charmé en voyant que sur chaque haricot, semé blanc, se voyait un ostensoir parfaitement dessiné en brun, et depuis tous les haricots provenant de ceux-ci sont marqués du même cachet. La charité de Pierre lui avait porté bonheur.

—Oh! oui, elle est charmante, votre légende, j'aurais bien voulu voir ces haricots-là.

—C'est très facile, l'espèce en existe toujours; nous en avons à la maison, m'a répondu Francine, je vous en donnerai un petit sac, vous les sèmerez dans votre jardin et pourrez à votre tour recoller les haricots du miracle.

—J'accepte de grand cœur et vous me faites bien plaisir.

Pendant notre sortie, mon grand-oncle, pratiquant les préceptes de
Boileau

«Sur le métier, remettez votre ouvrage
Polissez-le sans cesse et le repolissez.»

travaillait la poésie de sa fille.

De l'œuvre de Lamartine il ne reste plus trace. Son ombre a dû tressaillir de cette horrible mutilation. Nous en avons eu une dernière lecture après souper. Mon oncle était rayonnant. Les limites de la bêtise humaine sont introuvables comme autrefois les sources du Nil, et comme mon oncle voulait recommencer en déclamant du geste et de la voix: Non, papa, ne parlons plus de notre travail, a dit Francine qui baillait à se décrocher la mâchoire pour ne pas rire, revenons à vos poésies légères; mes cousines partent demain, c'est la dernière soirée que nous passons ensemble. Chantez-nous pour finir la ronde que vous m'avez dédiée sur l'air: «Au pays de Bretagne». Et mon grand-oncle sans se faire prier, passant avec une désinvolture sans pareille de la déclamation au chant, a commencé et fini d'une voix chevrotante:

Bergère aimable et joyeuse,
Chantez-nous donc un couplet.
Si cela ne vous déplaît,
Chantez ma fille,
L'écho des bois redira
Elle est gentille.

Dans ce séjour agréable
Où croissent d'aimables fleurs
Les Belles charment les cœurs.
Chantez ma fille,
L'écho des bois redira:
Elle est gentille.

Veuillez pour ma récompense,
Moi qui sais tant vous aimer,
Me donner un bon baiser.
Chantez ma fille.
L'écho des bois redira:
Elle est gentille.

N'allez pas, chère Francine,
Vous prendre aux jolis filets
De trop louangeux couplets.
Chantez ma fille,
L'écho des bois redira:
Elle est gentille.

Gardez-vous, bonne fillette,
D'écouter les vains flatteurs
Ils sont souvent fort trompeurs.
Chantez ma fille,
L'écho des bois redira:
Elle est gentille.

Pour finir ce verbiage,
Ces couplets, doux passe-temps,
Je dirai dansez longtemps,
Chantez ma fille.
L'écho des bois redira:
Elle est gentille.

Ma cousine et maman ont applaudi, moi je n'ai pas eu ce courage.

Oui, c'est à perpétuité
Que mon cher oncle à la ronde,
Veut occuper tout le monde
De sa personnalité.

Cette bonne Francine, elle flatte trop son père, mais elle l'aime tant qu'elle ne voudrait pas lui connaître la plus petite imperfection.

Je n'en suis pas là, moi, et je me désopile la rate tout à mon aise en l'écoutant. Mais je sens qu'il n'est pas trop tôt que ça finisse, de temps en temps mon oncle raffermit ses lunettes, me regarde en face et m'apostrophant vivement: «Ah ça! pourrais-tu me dire ce qui provoque ton hilarité?» et je reste coite.

Maman, tout en me faisant de gros yeux, vient à mon secours et dit: «Vous savez bien, cher oncle, que la jeunesse s'amuse de tout et de rien; d'une fleur qui s'effeuille, d'une mouche qui vole de travers…»

Au fond je ne voudrais pas lui faire de peine, le pauvre homme; nous partons demain, c'est fort heureux, car le ridicule a fait une si large brèche dans le respect que je porte à mon grand-oncle poète, qu'à la longue je ne pourrais plus le regarder sans rire!

Le 17 septembre.

À midi nous étions à Saint-Nazaire, à deux heures nous causions sur nos grèves de Saint-Hylax, en costume de bain; Henri nage décidément comme un poisson. Je voudrais bien en faire autant; mais, avant d'arriver sur nos plages tranquilles, que d'alertes, que d'émotions!…

Ce matin, nous prenons à Nantes le bateau à vapeur pour descendre la Loire jusqu'à Saint-Nazaire. Il fait un temps admirable, et le soleil est encore si brûlant que nous serons infiniment mieux sur le bateau que dans les wagons, où l'on étouffe.

Nous allons avoir l'espace, le grand air, le ciel bleu, la brise caressante, le murmure des roseaux qui assurément ne pourront nous faire nulle révélation malsonnante, ni trahir aucun secret comme celui, par exemple, que leur confia jadis l'indiscret barbier du roi Midas.

Nous arrivons à sept heures sur le quai, le bateau chauffe, quelques voyageurs diligents arpentent le pont, et une foule de bancs et de pliants, dressés sous la tente, semblent inviter les dames à s'asseoir. Comme nous allons être à l'aise, et quelle charmante traversée nous allons faire!—Nous nous embarquons, mais sans penser, hélas! que tout le monde a fait le même raisonnement que nous, en sorte que voyageurs et colis s'entassent bientôt sur le pont avec frénésie. On commence un peu tard à s'apercevoir qu'il est temps de refuser les gens et les choses. On n'est même qu'à moitié rassuré, tant la foule est compacte. Quelques personnes parlent de redescendre et notre bateau, en ce moment, ressemble assez à une forteresse assiégée; les assiégeants voulant y entrer et les assiégés en sortir. Jusqu'aux dernières vibrations de la cloche c'est un tohu-bohu épouvantable; il n'y a plus de place pour s'asseoir, on se coudoie debout et les caisses qu'on ne cesse d'empiler, s'escaladant les unes les autres, donnent, à notre modeste bateau l'apparence d'une montagne flottant sur l'eau. Enfin, un nuage de fumée noire et épaisse obscurcit le ciel, la vapeur s'échappe en mugissant, la machine s'ébranle… Mais le navire n'est point équilibré, toute la charge est sur le pont et ses flancs sont vides; un effroyable roulis se fait sentir; les sabords embarquent l'eau; le capitaine monte sur un banc et d'une voix de Stentor commande: «Tout le monde en bas, il faut remplir les chambres.» Les enfants crient, les femmes pâlissent, les hommes murmurent, mais personne ne veut obéir. «Je reste sur le pont, pense chacun.»

Les plaintes commencent à s'élever. «S'il y a danger, débarquez-nous!—Mais il n'y en aurait pas, reprend le capitaine, si vous vous rendiez à mes observations, c'est vous qui allez le faire naître.»

Personne ne bouge davantage. «Attends un peu, me dit maman, et tu vas reconnaître le fond indiscipliné et frondeur du caractère français: on a peur, chacun comprend que l'invitation du capitaine est nécessaire et juste, et cependant on ne veut pas céder ni obéir à ce commandant qui, en définitive, n'a le droit de donner des ordres qu'aux hommes de son bord, et tu vas voir qu'on va se mettre à discuter, oubliant que c'est l'action et non la parole qui peut sauver.» À ce moment, en effet, un monsieur à cheveux blancs, s'écrie d'un air résolu:

«Vous allez me débarquer, capitaine.

—Mais, monsieur, il n'y a nul danger, c'est un moment de désordre.

—Ça m'est égal, je veux descendre à terre, on ne peut pas me retenir de force ici.

—Mais, monsieur, vous allez pousser à l'épouvante, jusqu'à l'émeute, vous voyez bien que tout le monde reste et moi-même…

—Ah! par exemple, ceci est trop fort, gronda le monsieur, s'emportant de plus en plus, votre bateau serait sur le point de sombrer que vous devriez rester à son bord; et, quand tout l'équipage serait en train de se sauver, votre devoir vous y enchaînerait encore jusqu'au dernier homme. C'est comme un général sur le champ de bataille, continue le monsieur s'échauffant toujours davantage et regardant plusieurs voyageurs en tenue militaire; c'est comme le mécanicien sur sa locomotive, il a entrevu le danger, un conflit est inévitable, il pourrait peut-être sauter, s'échapper il est encore temps… mais l'honneur le retient à son poste et il doit mourir plutôt que de déserter. Chacun doit faire son métier, mais je le déclare ici: nous ne sommes pas chair à canon, ni à wagon, ni à poisson, nous sommes des passagers qui nous confions à vous et vous répondez de notre vie.»

Toute cette belle tirade s'était éteinte dans le brouhaha croissant; il y avait longtemps que le capitaine ne l'écoutait plus.

Nous descendons dans les chambres, quelques personnes nous suivent; mais c'était inutile: les hommes du bord avaient reçu l'ordre, à défaut de voyageurs, de remplir les cabines de la majeur partie des bagages.

Après quelques mouvements désordonnés, le bateau reprend son aplomb, la paix se rétablit, chacun se rassure et peut regarder sans inquiétude cette grande route qui marche, ainsi que Pascal appelle les fleuves.

Nous n'avons pas eu d'autre incident, sauf l'aventure inverse de deux voyageurs; l'un plein de sollicitude pour les malles qu'on continue d'entasser dans les cabines, oublie sa station, et lorsqu'il se précipite sur le pont pour descendre, il n'est plus temps, le bateau a repris sa marche; l'autre au contraire ne peut monter à bord, il accourait au bateau dans une nacelle trop tard pour accoster, il gesticulait, criait, jurait dans sa coquille de noix comme un vrai diable dans un bénitier. Nous l'avons entrevu une dernière fois, se livrant à toutes les marques du plus profond mécontentement; arrivé à son paroxysme, c'était une tempête… dans un canot. Il a dû s'enfuir en tourbillon.

À Saint-Nazaire, on nous a écorchées vives pour transporter notre simple caisse, du bateau à la voiture. «Saint-Nazaire c'est une petite Californie, a dit ingénument le commissionnaire, il faut que tout le monde y passe.» Et nous avons dû passer sous ses fourches caudines et lui payer un tarif… non tarifé.

Le 19 septembre.

Décidément, nous sommes des amphibies et nous vivons presqu'autant dans l'eau que sur terre. Qu'on en juge. Tous les jours, nous prenons deux bains qui se prolongent presque indéfiniment et nous pêchons deux ou trois heures enfoncés dans les flots jusqu'à la ceinture. Aussi crevettes, moules et coquillages de toutes sortes remplissent-ils nos paniers de pêche. Autrefois, nous prétendions reconnaître nos crevettes même après la cuisson. «C'est moi, disais-je, qui ai pris cette belle-là.—Non, répondait mon frère Henri, elle est sortie de mon filet, j'en suis sûr, et je vais la manger.—Par exemple! c'est à moi de la prendre.» Et pendant que nous discutions si vivement, maman saisissait la crevette en litige, la dépouillait délicatement de son écaille rose et l'avalait, nous mettant ainsi d'accord, en parodiant la fable des Voleurs et de l'Ane, ou mieux encore de l'Huître et des Plaideurs. Pour la cueillette des moules qui tiennent dur au rocher, on s'écorche toutes les mains, et, malgré les espadrilles, les pieds qui courent sur les falaises ne sont pas en meilleur état. Mais, bah! quelques égratignures de plus ou de moins, on n'y regarde pas de si près; avec cela nous sommes faits comme des Bohémiens en vacances, les pieds pleins de vase et du sable jusque dans les cheveux. C'est là le plaisir. Tout à l'heure je voyais Henri assis sur un rocher pointu, tout au bord de la mer, battant l'eau de ses deux jambes, et je l'ai remercié de me donner ainsi en miniature la représentation du colosse de Rhodes.

Ce que j'aime par-dessus tout cette année, c'est de venir le soir contempler l'infini, c'est de venir, à l'heure où la terre s'endort et où s'éveille le firmament, lire dans ces deux sublimes pages de la création, la mer et les cieux! Ce que j'aime, c'est de courir le matin les cheveux au vent, les pieds nus sur notre plage sablonneuse, ignorant les semis de galets, et de suivre ma pensée qui vagabonde dans l'immensité.

Alors, j'écris sur ce sable, fin et brillant, comme les Romains sur leurs tablettes, les plus jolies choses du monde, oubliant que la vague insouciante va bientôt tout effacer. Ah! oui, je passerais mes jours devant l'Océan à la tunique verte, à la ceinture de roches grises, agrafée de sable d'or, à suivre son flux et son reflux, à regarder ses flots qui coupent en deux l'équateur et qui bornent les deux pôles, à contempler ses vagues désordonnées qui se détachent de l'Amérique et font 1,800 lieues avant de toucher nos grèves. Ah! c'est comme une extase qui s'empare de l'esprit, devant cet immense miroir où le temps n'imprima jamais aucune ride durable, et qui n'est pas encore assez vaste pour réfléchir la face de Dieu!

Je voudrais pénétrer cette mer, dont le sein fourmille d'êtres inconnus, soumis à la grande loi du changement autant que toutes les choses qui passent et dépendent du domaine actif de la nature, soit dans le règne animal, soit dans le règne végétal. Je voudrais analyser ses plantes sans nom, étudier ses animaux sans cesse renaissants et qui viennent se jouer à la surface des flots, se baigner d'air et de lumière, ces deux sources de vie! Le naturaliste, qui cherche à pénétrer les ombres mystérieuses de l'Océan, à découvrir les richesses enfouies dans le fond de ses abîmes, n'est-il pas comme l'historien qui essaye d'éclairer l'obscurité des âges écoulés?

Chacune de ces lames est comme un berceau. La vie se répand de toutes parts dans les couches supérieures, et, pour ces millions de vies, le lit de l'abîme est le champ du repos. Et l'on se demande des trois livres de la création, quel est le plus beau, de la mer immense, du ciel étoilé ou de la terre en fleurs!

Le 20 septembre.

Nos plages se couvrent de plus en plus d'habitations mais, en revanche, elles se découvrent de plus en plus de bivalves et de coquillages. La solitude, c'était leur salut; maintenant, tout le monde pêche, aussi les moules s'en vont. Oui, les moules, qui le croirait, comme les hirondelles, se donnent le mot pour émigrer tout d'un coup! Pourquoi? on l'ignore; mais, un beau matin, au moment où l'on arrive pour cueillir son déjeuner sur un banc couvert encore hier de millions d'individus, on entend comme un bruissement dans la mer, comme un mouvement d'ailes battant les flots. Les moules viennent de partir, elles ont ouvert leur coquille et volent dans le sillon des vagues comme le papillon dans l'azur des cieux.

Du reste, elles ne sont pas seules à faire des migrations intelligentes. Il y a quelques années, les harengs se pêchaient en grande abondance sur des grèves presque voisines des nôtres. Un industriel s'empresse de bâtir un vaste établissement, rempli de presses et de machines pour la conservation du hareng. Hélas! pour lui ce vaste établissement devint le pot au lait de Perrette; il avait rêvé la fortune et ne trouva que la ruine. À partir du jour où les machines purent fonctionner, les pêcheurs ne rencontrèrent plus un traître hareng; ils avaient disparu comme par magie et onques depuis on n'en a revu.

Pour preuve de leur séjour sur nos côtes inhospitalières et désertes, il ne reste qu'une grande maison fermée qui intrigue le voyageur; naturellement, il s'informe de ce que cela pouvait être, et il apprend ce que je viens de dire. Cependant nos moules, malgré leur amour de la tranquillité, et bien que nous les tracassions souvent, n'ont point toutes déserté nos rives, et aujourd'hui la mer montant très haut et descendant très bas, nous sommes allés à la pêche aux moules qui ne se découvrent qu'aux grandes marées; celles-là sont infiniment meilleures et plus belles que celles des rochers que le flux baigne seulement quelques heures et qui restent une grande partie du jour exposées aux rayons du soleil.

C'est ce qui a fait dire qu'à l'exemple des huîtres, les moules baillent; et, on effet, elles se tiennent hermétiquement closes pendant la chaleur, mais, dès qu'elles ont senti les premières vagues, au retour du flux, lécher leur coquille, elles s'ouvrent tout doucement chaque fois que l'eau revient, et aspirent ainsi la fraîcheur et la vie. Ces moules-là vivent donc, mais elles ne s'engraissent pas. Parlez-moi des autres, de celles qui demeurent accrochées au fond de l'eau; elles sont presque aussi bonnes que les huîtres. Nous avons donc fait une ample récolte; nous étions tous là, cueillant, cueillant toujours. Notre grand panier débordait; sans doute ce n'était pas grand'chose de le remplir, le difficile c'était de l'emporter. Enfin nous réfléchissons que la mer est encore bien retirée et qu'en la suivant nous abrégeons notre route de plus de moitié: pas de sables fatigant à traverser, pas de rochers à contourner ou à escalader, mais une belle plage unie, toute droite, nous n'avons qu'à marcher devant nous; c'est ce que nous faisons, je prends courageusement le panier, puis chacun le porte à son tour.

Nous nous reposons rarement, mais nous changeons souvent de mains, car plus le but se rapproche et plus le fardeau semble s'alourdir. C'est l'effet de la fatigue. Enfin nous sommes devant le port Charlotte et nous n'avons plus qu'une baie à franchir pour être chez nous, coupons toujours au plus court et lançons-nous dans les sables vaseux du rivage; le chemin est si lisse et si blanc!… J'ai au bras le panier qui me pèse singulièrement; tout à coup le sable cède, j'entre jusqu'à la cheville, un effort va me dégager; mais, pendant que je retire mon pied droit, ma jambe gauche enfonce jusqu'au genou. J'abandonne le panier, espérant plus facilement me sortir de ce mauvais pas; impossible. J'enfonce de toutes parts… Je suis entourée de cette traîtreuse vase si douce, si chaude, mais si terrible dans ses enlacements; j'en ai jusqu'à la taille… chaque mouvement m'engloutit de plus en plus. Henri, qui voit mon anxiété et n'a pas fait son trou, arrive à mon secours en prenant mille précautions; grâce à son aide, je puis me retourner, revenir en arrière, de ce côté seulement est le salut. Je suis habillée d'une robe de vase collante, épaisse et bien pesante; mais, en comparaison de tout à l'heure, je me trouve ingambe et leste à marcher sur une corde raide, comme madame Saqui. Je rentre bénissant les divinités marines qui ne m'ont point encore cette fois vouée au trépas. «L'expérience est une lumière qui trop souvent n'éclaire que ceux qu'elle brûle.» Me voici bien éclairée, j'en conviens, et pas à la veille de m'aventurer ainsi à la légère dans ces sables mouvants, qu'une marée suffit pour déplacer.

Le 21 septembre.

Hier soir, malgré mon aventure du matin, je suis allée avec maman et mes frères à une grande pêche organisée par nos voisins.—La pêche de nuit, une fois en passant, a bien son charme, avec accompagnement de lune au ciel (l'obscurité est cependant beaucoup plus favorable aux pêcheurs) et de lanternes sur terre.—Comme Diogène, on cherche, mais ce n'est pas un homme qu'on désire; fi donc! c'est la moindre des préoccupations, ce qu'on demande, c'est beaucoup, beaucoup de poissons. À peine les dernières mailles de la seine sont-elles sorties de l'eau, que chacun se précipite vers la poche; la main qui tient la lanterne parcourt fiévreusement tous ses anneaux: les paniers s'ouvrent, les doigts s'agitent; il faut saisir le poisson, qui lui se glisse, se faufile, s'élance… loin du traître filet pour retrouver la vie dans son élément, et dans le premier moment de ce va-et-vient, on pourrait prendre les pêcheurs cachés dans l'ombre et le mystère, pour tout, excepté pour ce qu'ils sont. N'apparaissent-ils pas, arpentant cette plage sans bruit et parlant bas, comme des conspirateurs agités par leurs débats? Tous ces gens agenouillés autour des rayons tremblants d'une faible lanterne, ne sont-ce pas des voleurs se partageant le butin?—Non, non, ne craignez pas, promeneurs nocturnes, voyageurs attardés, ce groupe se compose des plus honnêtes gens du monde.

Quand la mer est phosphorescente, c'est un bien autre tableau. Son écume est de perles, ses vagues de flammes, et la seine, devenue un réseau d'or, disparaît dans des sillons de feu. C'est la pêche merveilleuse, mais qui n'en devient pas plus pour cela la pêche miraculeuse, bien au contraire, et le poisson défiant, loin de se laisser fasciner par ce qui brille, se tient coi dans ses profondes retraites, et se moque bien des filets et des pêcheurs.

Trois beaux Parisiens, venus en villégiature dans nos parages, et désireux de connaître tous les plaisirs qu'offre la mer, sont apparus à cette pêche aux flambeaux et qui oblige à se mettre à l'eau, parés de leurs plus beaux atours, comme pour aller au bal, pantalon gris perle, habit de gala, chapeau à haute forme, gants frais, souliers vernis! Ils espéraient sans doute nous éblouir; eh bien! ils n'ont point réussi, et nous nous sommes bien amusés d'eux et de leur toilette, dans laquelle ils paraissaient aussi à l'aise que nos poissons dans nos paniers.

Nous attendons des amis qui doivent venir à bord de leur yacht et depuis hier nous interrogeons continuellement l'horizon, chaque bateau qui passe éveille de nouveaux espoirs, suivis de nouvelles déceptions.

Pourquoi n'arrivent-ils pas? C'est que l'homme n'a point encore découvert le secret de commander aux vents et aux flots, et que le voyageur qui prend les grandes routes de l'Océan avec ses voiles au vent ne peut pas dire, comme celui qui marche par les chemins de la terre: tel jour et à telle heure j'arriverai! Cela serait vraiment trop commode si l'on pouvait prendre la rose des vents et tenir la corde du côté qu'on veut. Un rien dérange l'harmonie, la brise qui tourne, le courant qui change, la lune qui s'est mal couchée ou le soleil qui ne s'est pas mieux levé, et crac, il n'en faut pas davantage pour grisonner le ciel, bouleverser la température si impressionnable des mers et déranger tous les projets.

Le 23 septembre.

Nous tenons enfin tout notre monde. «Se voir est un plaisir, se revoir un bonheur!» Mais, à peine arrivé, on nous menace de repartir, on est venu seulement nous serrer la main, nous dire un petit bonjour. Moi, j'espère beaucoup en l'inconstance des flots, dont cette fois je bénirai les caprices. Les vents n'ont pas changé et puisqu'ils étaient favorables à l'arrivée, ils seront très contraires au départ.

Le 25 septembre.

Hier soir nos amis nous ont fait de longs adieux, le vent n'était pas précisément pour eux, mais ils devaient lever l'ancre au premier courant, entre trois et quatre heures du matin. Dame! je riais sous cape, bien convaincue que l'embarcation resterait en panne toute la journée entière et peut-être plusieurs jours encore. C'est ce qui va arriver, et pendant qu'elle déploie ses grâces sur place, que ses voiles pendent piteusement, sans un souffle pour les gonfler, ce qui, au fond, nous est fort agréable, nous allons promener nos hôtes dans nos environs. Lundi, grande excursion sur le littoral.

Le 26 septembre.

Nous projetons d'aller à Pornic; ce sera une jolie excursion, mais, en attendant, le ciel s'est chargé de nous donner une fête de nuit gratis et à domicile. D'abord nous avons allumé nos regards aux clartés de la nature. De grandes lueurs couraient dans le ciel, qui en restait tout illuminé; ce n'étaient que sillons d'ombres et de lumières jusqu'à l'horizon; ces lueurs, ces épars comme on voudra, s'étaient surtout emparés d'un gros nuage blanc qu'elles avaient métamorphosé en feu d'artifice dont les étincelles, les fusées, les gerbes nous apparaissaient dans la sérénité et la transparence d'une nuit tranquille, sans le tapage des artificiers et l'odeur de la poudre. Un peu plus loin, le gros globe rouge de la lune, (la lune cette amie du marin) sortant de la mer, semblait un nouveau phare, ou un ballon gigantesque se promenant à la surface des flots; mais bientôt ce sont de véritables éclairs précurseurs de la foudre qui court dans le ciel et secoue l'air et l'Océan de ses violentes détonations. Là, ce sont des déchirements profonds de l'azur, qui semble labouré par un soc de feu; ici, ce sont des serpents de flammes qui se tordent et déroulent leurs anneaux sans fin. Puis, pendant quelques instants tout rentre dans la nuit, pour revenir ensuite avec plus d'éclat encore.

Oui, de tous côtés des milliers d'étincelles se croisent, se choquent, s'allument et s'éteignent à la fois, s'en allant et revenant comme une folle bande d'insectes lumineux, une troupe de papillons d'or à faire rêver aux lucioles d'Italie. La nature, qui ne fait jamais les choses à demi, est admirable dans tous ses phénomènes, surtout aux bords de la mer, où elle se montre plus grandiose que partout ailleurs.

Hélas! cette scène magnifique s'affaiblit déjà; la lune va changer les décors, calmer la foudre et paraître sur son char triomphant. Puis, pour lui faire la cour, toutes les étoiles vont se lever sur le passage de leur reine, et, demain matin, lorsque le soleil, à son tour couronnera de son nimbe d'or le ciel transparent et pur, nous croirons que ce violent orage, qui ébranle tout en ce moment encore, n'a passé que dans nos rêves.

Le 28 septembre.

Pornic est un petit port de mer maintenant très fréquenté par les touristes. On n'y trouve pas le monde mirobolant de Dieppe et de Trouville, mais on y rencontre l'aristocratie de l'ouest, et aussi une foule de gens avides de repos; ils viennent demander à la mer son air vivifiant et réparateur, à la belle nature ses sites verdoyants qui défatiguent les yeux du sable brillant des grèves et des lames miroitantes de la mer.

La ville de Pornic a une histoire. Son origine remonte dans l'antiquité. Il est même permis de croire, d'après les découvertes faites de tombeaux romains, d'objets anciens et d'inscriptions multiples, qu'elle avait autrefois une certaine importance.

La mer en se retirant n'a plus permis l'entrée du port aux navires de grande dimension; mais on est autorisé à penser que jadis les vaisseaux pouvaient trouver dans le port de Pornic un abri spacieux.

Un vieux château, ancien castel des seigneurs de Retz, domine l'entrée du port. Au temps des guerres de Vendée, des batailles sanglantes furent livrées sous ses murs, où les boulets ont laissé leurs traces. Une croix de pierre, penchée par le temps, couronne un rocher en saillie sur la mer, lieu de sépulture des chouans.

Le château de Pornic n'est pas le seul souvenir subsistant des seigneurs de Retz, dont toute la contrée a porté le nom. À quelques lieues d'ici se trouve une vieille tour en ruines entourée d'une superbe pièce d'eau où des carpes séculaires prennent leurs ébats. On l'appelle la tour de Princé. Elle était reliée jadis par un souterrain à un vaste château, résidence habituelle des seigneurs de Retz. C'est là que vint souvent le célèbre Barbe-Bleue, dont aujourd'hui on raconte encore aux enfants, les cruautés et le juste châtiment. Le gardien de la tour conduit les visiteurs dans un bois, oui, dans un bois où il montre des îles séparées les unes des autres par des ponts-levis. Jadis les fossés étaient remplis d'eau; actuellement ils sont à sec, et les îles, que l'on appelait les îles enchantées, ne se distingueront bientôt plus. La légende, toute frissonnante, assure que, dans chaque île, Barbe-Bleue enfermait une de ses femmes. Les vieux du pays racontent que dans leur enfance les demeures de ces femmes étaient encore debout.

Mais revenons à Pornic. L'ancienne ville elle-même, propre et gracieusement plantée sur une colline, s'augmente chaque année de chalets, villas, cottages de toutes sortes; si cela continue, une pointe déserte où l'herbe jaunit et où aucun arbre n'a jamais pu pousser, la pointe de Gourmalon, ne tardera pas à former une sorte de faubourg.

De Pornic à Sainte-Marie, on rencontre trois plages, celles du Château, de Noveillard et des Grandes-Vallées, qui sont pendant toute la journée les lieux où l'on se retrouve et où l'on vient s'asseoir. Une jolie promenade, sorte de terrasse sur la mer, y conduit en suivant les détours accidentés de la côte.

Les environs de Pornic sont très pittoresques. À Paimbeuf, l'embouchure de la Loire présente un aspect majestueux. Saint-Gildas est l'une des pointes les plus avancées dans l'Océan.

Si on va à la Bernerie, on passe devant l'habitation de l'un des Charette. C'est là, sous des quinconces de tilleuls, que fut décidée la dernière insurrection vendéenne. La mer en cet endroit se retire à plusieurs kilomètres au moment de la marée basse.

Le 30 septembre.

Hier matin, à six heures, par le plus beau temps du monde, nous avons gagné la grande route à la Vequerie, où nous devons prendre le véhicule loué à Saint-Nazaire, pour la course d'aujourd'hui. On entend un roulement lointain: «C'est notre coche! s'écrient les impatients.» Non c'est une affreuse carriole. D'ailleurs ce serait arriver trop juste ensemble, calmons-nous. Mais nos oreilles sont au guet… Ecoutez ce trot prolongé, ces grelots bruyants: quel est cet équipage encore caché dans un nuage de poussière? Hélas! c'est la diligence de Pornichet; et, pour nous faire prendre patience, mon frère Henri, qui a quelquefois un mot d'à-propos, la mémoire heureuse, nous répète cette jolie fable de Gaudy:

Clic, clac, clic, holà, gare, gare!
La foule se rangeait,
Et chacun s'écriait:
Peste! quel tintamarre!
Quelle poussière! Ah! c'est un grand seigneur,
C'est un prince du sang—c'est un ambassadeur!
La voiture s'arrête; on accourt, on s'avance:
C'était… la diligence!
Et… personne dedans.
Du bruit, du vide. Ami, voilà, je pense
Le portrait de beaucoup de gens.

Sans doute, c'est le portrait de beaucoup de gens, mais ce n'était pas celui de notre diligence, car elle était pleine de voyageurs; en nous apercevant ils ont mis leur tête curieuse et inquiète aux portières, s'imaginant sans doute que nous allions demander place. Enfin, le même bruit se renouvelle, et cette fois c'est bien notre voiture, un grand omnibus à douze places au moins.—Nous ne sommes que dix et nous nous installons à l'aise, bien disposés à voir et à retenir, et je puis ajouter à rire, en parlant de la jeunesse.

Nos petits chevaux vont comme le vent. Nous nous arrêtons à Escoublac, un bourg qui n'a absolument rien à montrer, et dont le nom n'éveille l'attention du présent qu'en souvenir de son passé, l'ancien Escoublac ayant été envahi petit à petit par les sables qui ont tout englouti de leurs vagues montantes jusqu'à l'extrême pointe du clocher. On a pensé que les plantations et les semis de pins maritimes qui croissent partout, même sur la roche nue, pourraient seuls les endiguer, et l'on s'est mis à l'œuvre; mais sept cents hectares de dunes ne se renouvellent pas en un jour. Jusqu'à présent, trois cents hectares seulement ont été ensemencés, et il faudra le travail constant de la nature et des années pour transformer ces éternelles plages de sable mouvant et brûlant en forêts verdoyantes. Il faudra revenir bien des fois à la charge lorsque les graines n'auront pas levé ou qu'elles auront été balayées par les rafales; mais, quoi qu'il en soit et malgré les larges places encore vides çà et là, ces plaines, qui avaient paru si désolées à maman, il y a vingt ans, lorsqu'elle visitait ce pays pour la première fois, lui sont apparues aujourd'hui couvertes d'un léger feuillage; la réverbération du soleil n'éblouit plus les yeux et tous ces pins chevelus, sans cesse agités, répétant la plainte monotone du vent, vous bercent de leur douce harmonie et semblent inviter au repos. Désormais ces lieux ne seront plus un affreux désert, s'avançant toujours et que l'homme doive fuir, puisqu'on est arrivé au résultat désiré, celui d'interrompre la montée envahissante des sables que rien jusqu'alors n'avait pu arrêter.

À huit heures et demie, au son du fouet et des grelots qui faisaient accourir tous les gamins, nous franchissions la grande porte de Guérande. Nous entrons dans cette vieille ville forte, comme il n'en existe peut-être pas deux en France, et si bien conservée que, sur dix tours qui formaient sa défense, neuf sont encore intactes. Nous suivons le chemin de ronde de ses fortifications, une jolie promenade plantée et toute moderne, mais qui pourrait bien avoir été jadis un premier mur d'enceinte. La ville de Guérande, position très importante, fortifiée à plusieurs reprises et principalement par Jean V, duc de Bretagne, fut fondée au VIe siècle. Elle subit plusieurs sièges; prise en 1342 par Louis d'Espagne, en 1373 par Duguesclin, elle fut vainement assiégée en 1379 par Olivier de Clisson, et en 1489 par le maréchal de Rieux. Un célèbre traité y fut conclu, celui par lequel la Maison de Blois cédait ses droits sur la Bretagne aux comtes de Montfort. La ville de Guérande eut donc ce grand honneur et elle le dut à une bien petite cause. Oui, cette ville fut choisie parce que les conférences avaient lieu en mars 1365 pendant le carême et qu'à Guérande on trouvait facilement du poisson. Le traité fut signé le 12 avril dans l'église Saint-Aubin et les partis en firent solennellement l'observance sur l'évangile et à genoux devant le Saint-Sacrement exposé sur l'autel. Le comte de Montfort jure sur son âme et les députés de Jeanne de Penthièvre sur l'âme de leur Dame. Oui, cette ville, avec ses maisons tassées dans ses rues étroites, ses lourdes portes et ses hautes murailles, conserve une physionomie féodale des plus remarquables, un cachet du temps passé qu'on ne retrouve plus. Ses fossés, quoiqu'à moitié comblés, sont encore remplis d'une eau épaisse où mille plantes aquatiques se développent capricieusement; le lierre, parure des ruines, escalade ses grands murs, qu'il couronne d'une chevelure brillante et le feston régulier des créneaux se détache au milieu des broderies légères et charmantes de son feuillage persistant. Ah! ce beau lierre, toujours vert et qui semble puiser sa jeunesse dans la vieillesse même de ces sombres remparts noircis par le temps, me présente une image saisissante de la vie, faite de mélange, de contraste, de faiblesse et de force.

Guérande a quatre faubourgs aboutissant à ses quatre portes qui se nomment les portes Vannetaise, Saint-Michel, Bizienne et Saillé. Nous avons aperçu dans le faubourg Saint-Michel, celui par lequel nous sommes arrivés, le petit Séminaire et l'hôpital, deux établissements assez considérables, mais que nous n'avons pas eu le temps de visiter.

La bonne ville de Guérande, en tout temps, est très calme, sans commerce ou à peu près; mais l'été c'est une ville tout à fait morte, les vieilles familles nobles qui ont continué de l'habiter la quittant à cette époque pour la campagne ou la mer.

Nous avons commencé par l'église. N'est-il pas tout naturel, lorsqu'on parcourt ville et village, de faire la première au Bon Dieu.

L'église, autrefois collégiale, est fort belle. On y voit dans une chapelle de bas côté, à moitié souterraine, un tombeau renfermant les cendres d'un seigneur de Carné de la Touche et de sa femme. Ils sont là, représentés de grandeur naturelle, et sculptés dans un granit sur lequel le temps n'a pas de prise; elle, dans sa robe de grands atours, lui, vêtu d'une armure, car, après avoir été premier maître d'hôtel de François II, duc de Bretagne, il fut ensuite attaché au service de sa fille, la duchesse Anne, en qualité de chevalier d'honneur.

Quelques tableaux nous ont encore intéressés, puis nous sommes montés dans le clocher, réparé dans le style de l'époque, et d'où la vue s'étend fort loin.

En sortant de cette belle église, nous avons aussi remarqué dans un parfait état de conservation, à droite du grand portail, l'ambon ou chaire extérieure, du haut de laquelle le clergé, dont le pouvoir temporel était alors aussi étendu que le pouvoir spirituel, faisait entendre la parole sainte ou lançait des monitoires à la foule réunie.

Cette église garde encore un précieux souvenir; elle fut le lieu choisi pour signer, en présence de hauts et puissants personnages, le célèbre traité de Guérande, dont je viens de parler. Ce traité termina la guerre civile dont la Bretagne était déchirée depuis la mort de Jean III par suites des prétentions de Charles de Blois et de Jean de Montfort à sa succession.

Nous avons également visité la chapelle dédiée par ce dernier à Notre-Dame-la-Blanche. Une plaque de marbre gravée d'or rappelle ce fait; en face, une madone indique l'époque à laquelle cette chapelle a été rendue au culte, après la Révolution, et restaurée par les soins du maire, comte de Pélan.

On nous a raconté quelques légendes intéressantes pendant que nous parcourions les rues désertes de la ville, où vraiment nous nous promenions un peu comme dans le palais de la Belle au Bois dormant, sans rencontrer personne. Bref, je trouve Guérande beaucoup plus peuplé de ses morts que de ses vivants, beaucoup plus animé par les souvenirs du passé que par les événements du présent.

Nous déjeunons en déclarant le pain de Guérande le meilleur du monde, et puis, fouette cocher! Nous mettons pied à terre pour visiter l'église de Saillé; mais, hélas! nous n'y avons pas vu, comme maman à son premier voyage, une belle noce dans tout le pittoresque et la vérité du costume national. Non, tout s'en va, les vieilles coutumes et les vieilles traditions! Les paludiers actuels, oubliant leur origine saxonne et les habitudes que leurs pères avaient maintenues pendant des siècles, ont francisé leurs modes. Adieu les larges braies et les guêtres blanches, les culottes bouffantes et les gilets étagés, les chapeaux et les souliers à boucles d'argent; la blouse et la casquette sont en train de tout niveler sous leur forme démocratique, et c'est toujours très mal au Présent de renier ainsi le Passé.

Mais revenons à l'église, que nous n'avons point examinée. Hélas! rien n'y retient, rien n'y charme le regard; les murs sont nus, l'autel à peine fleuri et le bon Dieu y est bien mal logé, ainsi que dans toutes les pauvres églises de campagne. Là encore, pendant sa vie, Notre-Seigneur continue ses leçons d'humilité; il ne vint jamais à la recherche de la richesse et du luxe. Non, ce qu'il demandait, alors comme aujourd'hui, c'est l'ample moisson des cœurs. Sur le dernier pilier, presqu'à la sortie de l'église, nous avons cependant remarqué un grand tableau, aussi affreux qu'ancien, représentant, d'après l'historien de Bretagne d'Argentré, le mariage en 3es noces, du duc Jean V le Vaillant avec Jeanne de Navarre, l'an 1386. L'inscription du tableau fait encore connaître qu'en deuxièmes noces ce prince breton avait épousé une Jeanne de Hollande, et en 1res noces Jeanne, fille d'Edouard III roi d'Angleterre.

Nous reprenons notre course; à une demi-lieue du bourg de Batz, au milieu des salines qui répandent les émanations les plus exquises de la violette, il nous vient par instants des bouffées d'une odeur âcre qui sent le brûlé. Les plus clairvoyants croient apercevoir un gros nuage de fumée s'élever du bourg de Batz. Mais n'est-ce pas plutôt l'effet des brumes de midi qui, par les jours de chaleur, enveloppent d'un voile si épais l'horizon? Et ces senteurs désagréables ne proviennent-elles pas des champs d'oignons qu'on récolte en ce moment et qui longent la route des deux côtés? Cette plante potagère, l'oignon, est, à l'heure actuelle, l'un des grands produits de ce pays-ci; et lorsqu'on rencontre par hasard ces caravanes, devenues si rares, de paludiers conduisant de grandes mules chargées de hauts paniers, il ne faut pas s'imaginer que ces paniers contiennent du sel ou de la sardine comme autrefois; ils sont remplis d'oignons qu'on va échanger, tout au fond des campagnes, contre du blé noir. Jadis l'exploitation du sel enrichissait toute cette contrée, devenue très pauvre depuis que les sels de mine ont remplacé les sels marins. Nous nous sommes laissé dire qu'un œillet, qui valait 300 fr. au temps prospère, s'offre à présent pour 6 francs. C'est à n'y pas croire; aussi beaucoup de salines sont-elles abandonnées. On n'aperçoit plus ces blancs monticules à perte de vue, comme les tentes d'un immense camp, mais çà et là épars, quelques tas de sel coupés à de longs intervalles par une haute montagne de terre grise, rappelant les tumulus si nombreux encore dans le Morbihan; cette montagne n'est point un sarcophage recouvrant l'urne des cendres et les armes du guerrier. Non, elle renferme tout prosaïquement la récolte de trois ou quatre années de sel, que le propriétaire ne peut vendre et qu'il recouvre de terre pour sa conservation. Donc, tous ces braves habitants échelonnés depuis Saillé jusqu'au Croisic, en passant par Batz, en sont réduits, pour vivre, à planter de l'oignon, pêcher de la sardine et exploiter les baigneurs de bonne volonté.

Hélas! le nuage entrevu n'était point une illusion, mais une triste réalité; l'incendie dévore une maison au bourg de Batz. On fait la chaîne, deux pompes jouent et nous voyons tomber pêle-mêle dans la rue des bottes de foin calciné et les meubles qu'on jette par les fenêtres. Ne nous arrêtons pas davantage, puisque nous ne pouvons être d'aucun secours. Ces flammes, qui ne sont pas celles d'un feu de joie, répandraient beaucoup de sombre sur notre rapide voyage lequel, jusqu'à présent, tient toutes ses promesses.

Voici le Croisic; une petite déception nous y attend, le port est à sec. On peut y descendre et s'y promener à pied. Franchement, rien de plus affreux! Autant ses nacelles légères, ses jolis bateaux sont élégants lorsqu'ils se balancent au gré de la vague et du vent qui gonfle leur voile blanche, autant ils semblent piteux et mal à l'aise, sans toile, sans cordages et couchés de côté sur le sable jaune ou la vase noire. Ils ont l'air d'une nichée sans plumes jetée hors du nid. Décidément, la mer est aussi nécessaire au port que le feuillage à la forêt. Tout le monde a voulu aller jusqu'au bout de la jetée, longue d'un kilomètre, et se déployant comme un ruban. À ce moment, la flottille des pêcheurs apparaissait; bientôt la sardine, si jolie quand elle est fraîche, si pimpante dans ses écailles d'argent où se jouent toutes les couleurs de l'arc-en-ciel va tomber par milliers des bateaux dans de minces corbeilles. On les rangera ensuite, couche de sardine, couche de sel, dans de grands paniers de voyage.

Le Croisic est une petite ville assez commerçante; il y a plusieurs fabriques de conserves et de salaisons. L'air qu'on y respire n'est pas précisément délicieux; rien ne le purifie complètement, pas même les grandes brises de mer, qui demeurent insuffisantes à emporter les émanations combinées de l'huile et du poisson. Nous avons tout visité: et le confortable établissement de bains installé pour charmer et retenir tous les âges et les deux promenades plantées qui commencent et finissent la ville d'un côté, le Mont Esprit; de l'autre, par opposition sans doute, le Mont des Nigauds, et bien nigaud, en effet, celui qui ferait de ce lieu sa promenade favorite, la vue y est tout à fait bornée, tandis que du Mont Esprit le panorama est très étendu. On a devant soi la mer infinie, à ses pieds la ville, plus loin les maisonnettes blanches et les chalets rouges qui s'échelonnent sur le rivage jusqu'au bourg de Batz et prennent auprès de son clocher les proportions de châteaux de cartes; enfin, tout à fait dans le lointain et fermant l'horizon, Guérande avec ses bois sombres et ses crêtes élevées. Je ne vois rien à dire de particulier sur la vieille église régulière et bien entretenue du Croisic, si ce n'est que son ancienneté même est un titre de plus à la vénération des fidèles.

À quelque distance en mer se trouve le beau phare appelé la Tour du Four. Nul anachorète n'a une vie plus sévère que celle de ses gardiens, jetés sur un rocher au milieu des flots, seuls, sans communication avec personne et ne voyant, à l'exception de quelques visiteurs l'été, d'autres visages humains que celui du douanier qui vient tous les quinze jours renouveler leurs provisions.

Le Croisic possède une école d'hydrographie, fondée par l'un de ses enfants, Pierre Bouguer, né en 1698. Après avoir remporté plusieurs prix sur des questions scientifiques, il fut choisi, en 1730, avec Godin et La Condamine, pour aller au Pérou déterminer la figure de la terre. On a de lui plusieurs ouvrages de mérite, et il fut le créateur de la photométrie.

Notre itinéraire marque plus d'une étape encore. En marche donc pour la plage Valentin, située à moitié route entre le Croisic et le Bourg de Batz, c'est la plus belle, la plus fréquentée puisque c'est là que, des deux côtés, on vient se baigner en foule.

Nous rencontrons les pompes et pompiers qui reviennent en bon ordre, l'incendie est terminé; mais nous retrouvons bientôt les malheureux occupés à reconnaître leurs meubles, et nous apprenons des détails bien tristes. Le brasier a été allumé par des enfants jouant avec des allumettes dans un grenier à foin; un petit garçon de trois ans a été brûlé jusqu'à la ceinture et se meurt dans les atroces douleurs d'une trop lente agonie. Les locataires sont sans gîte et le propriétaire n'était pas assuré!

Chacun de nous s'est empressé de remettre son offrande. Sans doute l'obole du passant est bien peu de chose pour soulager cette infortune, cependant il ne faut pas oublier que les rivières se font des petits ruisseaux… il y a tant d'étrangers en ce moment, que les secours ne pourront se faire attendre longtemps.

L'antique église de Batz est bâtie dans de belles proportions; je regrette pourtant l'irrégularité de l'intérieur, la nef principale étant accompagnée de deux bas-côtés à droite, tandis qu'à gauche il n'en existe qu'un, ce qui nuit à l'ensemble et choque le regard. On visite plus loin, et se baignant presque dans l'Océan, une chapelle abandonnée qui remonte à plusieurs siècles. Elle est du plus pur style gothique; en contemplant l'élégance de ses colonnes aériennes, la délicatesse de ses rinceaux fouillés dans un dur granit que l'habileté de l'artiste a su pétrir comme une cire molle, on se prend à rêver du passé et à regretter que ce beau monument ne soit plus qu'une ruine.

Nous eussions voulu voir le costume national dans tout son éclat, rencontrer quelques beaux paludiers sous le harnais traditionnel. Bah! on ne les retrouve plus, ces intéressants personnages… qu'en coquillages ou en photographie. En parcourant les rues irrégulières de ce bourg, qui ne connut jamais le cordeau, nous passons devant une chaumière où nous apercevons une belle dame occupée à dessiner une jeune paludière en costume de mariée. Notre premier mouvement est d'entrer, beaucoup moins pour voir l'artiste que pour voir le modèle. Mais, au moment de franchir le seuil, une vieille se précipite à notre rencontre: «Arrêtez, dit-elle, n'entrez pas, c'est la comtesse de Bretagne qui peint ma fille!» Comment, il y a encore une souveraine de Bretagne?

Nous avons cru la bonne femme folle; mais point, elle raisonnait parfaitement la chose, qu'elle croyait certaine; et le jeune monde s'animant, ça n'a plus été qu'un chassé-croisé de demandes et de réponses, d'autant plus amusantes qu'elles étaient plus imprévues. Vraiment, il n'y a que la langue qui ne s'use pas en marchant. Nous avons bien vite compris que la vieille n'était pas insensible à l'argent, et qu'à l'aide de quelques pièces blanches on pouvait facilement manier ses paroles et ses actions; cela nous refroidit un peu. D'ailleurs, ce colloque moqueur ne peut se prolonger sans devenir impertinent pour l'artiste, qui s'est rapprochée et commence à prêter l'oreille, et les gens bien élevés tiennent toujours à être polis, tout autant pour eux-mêmes que pour les autres. Au lieu de nous attarder davantage, songeons que le temps marche. Le soleil, qui n'attend personne, s'avance grand train, et l'inconnu nous appelle encore. Bientôt nous allons apercevoir le Pouliguen. La route est charmante, le grand chemin qui rattache entre elles toutes ces agréables stations de bains, si rapprochées les unes des autres, se déroule devant nous comme un long ruban blanc liseré de vert quand il traverse bois et prairies, festonné de bleu quand il côtoie la mer; cette course rapide et variée renferme tous les enchantements de la vue.

Descendons, nous sommes arrivés. Le vieux Pouliguen, avec ses cabanes de pêcheurs, ne nous retiendra pas! mais ce qui va nous plaire, ce sont les ravissantes villas semées de tous les côtés, c'est le joli bois sombre qui s'élève à droite, entre la ville et l'Océan. Allons nous y asseoir. L'ombre et la fraîcheur nous attendent dans ce bois charmant, un peu trop encaissé peut-être, puisqu'il n'a aucune vue. Mais ici est-ce défaut ou qualité? Il me semble que c'est un mérite, et l'on est bien aise, dans un lieu où l'immensité de la mer vous saisit à chaque pas, de s'y dérober quelques instants. Les promeneurs ne sont pas très nombreux au milieu du jour, mais nous rencontrons beaucoup de bonnes et quantités d'enfants, fervents habitués, partout et toujours, de toutes les promenades; voici également le marchand de plaisir, qui connaît les bons endroits et suit les enfants à la piste comme un fin chasseur de gibier. Il vient nous tenter à notre tour, et chacun veut tirer et gagner bon nombre de ces petits cornets friables et dorés qui m'ont toujours semblé découpés dans la feuille légère d'un papier parfumé, mais au demeurant fort agréables au goût.

Nous passons sans transition du bois à l'église toute neuve, toute fraîche, toute parée, qui fait honneur au pays. Saint-Nazaire devrait être singulièrement humilié de voir ainsi la bourgade donner l'exemple à la ville; mais, dame! il se montre bien plus préoccupé des richesses de la terre que de celles du ciel; il se bâtit des bassins, des docks, des hôtels; les églises viendront plus tard.

Il est cinq heures. Les estomacs commencent à battre le rappel. En route pour Pornichet. Nous longeons les dernières dunes plantées d'Escoublac. Nous traversons deux ou trois villages inconnus, et nous arrivons à la Baule, station balnéaire qui se fonde sur l'admirable plage s'étendant du Pouliguen jusqu'à Pornichet. Si la mode s'en empare la Baule deviendra la ville des villas.

Nous touchons Pornichet, un port assez mal niché à mon avis. Un bouquet d'arbres nous invite au repos; arrêtons-nous ici, comme dans le Chalet, et mettons le couvert à l'ombre de ces nombreux sapins si bien nommés maritimes, puisque ce sont les seuls arbres qui s'acclimatent à vivre les pieds dans le sable, la tête sous un soleil de plomb, rarement arrosés et rafraîchis seulement par les grandes brises de l'Océan qui ébranlent bien plus qu'elles ne caressent.

Le soleil, qui s'était voilé d'un léger brouillard à la mer montante, nous fait ses adieux à travers de vrais rayons d'or. La soirée est délicieuse, le temps calme, pas un souffle, aucun bruit; seul, l'Océan alangui se mourant sur la grève. La meilleure manière d'allumer l'esprit, c'est d'éteindre la faim. On mange d'abord en silence, puis toutes les langues se délient à la fois. Un peu plus on allait chanter et danser dans ce bois où il est même défendu d'entrer, ce que nous n'avons lu qu'en le quittant, fort heureusement. Louise, une de mes amies, s'animait de plus en plus, elle riait à gorge déployée et bavardait comme l'oiseau blanc et noir. Ne me sentant pas du tout à l'unisson de cette joie bruyante et sans raison d'être, je me suis rapprochée de maman qui, elle aussi, m'a trouvée trop raisonnable: «Bah! m'a-t-elle dit, ne lui reproche pas de rire et de jaser, ne la plains pas de ne rien voir et de ne rien entendre; crois-moi, assez vite viendra l'heure de la pensée longuement réfléchie… Laisse-la jouir et jouis toi-même de cet heureux âge, de la saison printanière où l'on regarde sans voir, où l'on écoute sans entendre. Que dis-je? on entend la voix de la jeunesse qui répète au cœur ses plus brillantes chansons. Ah! celle-là domine toutes les autres voix, tous les tumultes extérieurs, tous les bruits de la terre qui viennent à peine effleurer l'âme… Oh! laisse les lèvres de Louise sourire et chanter, ces lèvres insouciantes qui, plus tard peut être, se plisseront amèrement.

Nous remontons en voiture, et cinq minutes après, au grand trot de nos chevaux, nous faisons notre entrée à Pornichet. Le fouet claque, les grelots carillonnent, les essieux gémissent, la voiture bourdonne; mais quel est ce misérable fracas, comparé à celui que nous percevons tout à coup…

Il est sept heures: baigneurs et baigneuses, en costumes éclatants, se promènent au sortir de table et entourent une troupe d'acrobates qui font une parade assourdissante au son de la caisse, du fifre et du tambour. Notre bande se sépare en deux; les plus jeunes, mes frères et leurs amis, grimpent sur le haut de l'omnibus pour mieux dominer la scène; les autres vont se promener sur la plage et donner un coup d'œil aux habitations. Le château Vauthier, qui les couronne et qui nous semble très beau, nous attire par l'élégance de son galbe imposant et, pour l'examiner de plus près, nous abrégeons le chemin en faisant une vraie course au clocher, à travers des vignes sablonneuses et des buissons épineux. En effet, ce château est superbe avec ses cinq tours élancées, et son fronton gracieusement sculpté au milieu de la principale façade flanquée de deux poivrières. Il semble énorme, et son aspect deviendrait tout à fait sévère sans la blancheur de sa robe. Il est tard, il faut partir, le frais et la nuit arrivent comme s'ils se tenaient par la main. Tout le monde se case à l'intérieur du coche et plus d'un œil se ferme doucement, invité au sommeil par le balancement régulier d'une rapide locomotion. La route paraît plus longue dans l'obscurité, on se rend moins compte des lieux et des distances. «Nous avons dépassé la Vequerie, le conducteur nous amène à Saint-Nazaire, s'écrie Louise, qui se réveille tout à fait pour nous faire cette belle révélation. Nous avons un moment d'incertitude et de crainte; mais rassurons-nous. C'est à peine si nous avons atteint la Tour d'Aiguillon. Voici le feu tournant du Commerce, et tout là-bas l'œil rouge du spectre blanc; c'est ainsi que nous appelons le phare Ville-ès-Martin. À mer haute, sur sa pointe avancée, il se trouve si loin de terre qu'il ressemble à un grand fantôme se promenant sur les eaux. Nous descendons à point; le ciel nous inonde de ses clartés pendant que nous regagnons Saint-Hylax. Il est neuf heures, et la fatigue étant débarquée avec nous, chacun prend son bougeoir et se hâte de regagner sa chambre avec l'espoir de continuer en rêve les péripéties d'un jour si bien rempli.

Le 2 octobre.

Hier nous nous sommes longuement reposés, et le repos succédant à beaucoup de mouvement et de bruit, c'est encore du plaisir. Ce matin, je me suis réveillée après un somme de douze heures; j'avais fait le tour du cadran sans m'en douter. Mais à seize ans, le sommeil est une marchandise dont on a toujours à revendre, et l'on est bien loin de se plaindre comme le financier de La Fontaine:

Que les soins de la Providence,
N'eussent pas au marché fait vendre le dormir
Comme le manger et le boire.

J'avais quelque loisir avant le déjeuner et comme je sentais ma plume toute guillerette et frétillante entre mes doigts, j'ai pris mon cahier pour y consigner une journée charmante et tout à fait à part que jusqu'ici je n'avais pas eu le temps d'écrire. Il s'agit des noces d'or de nos voisins, Monsieur et Madame C…, fête très belle, très touchante à laquelle nous avons assisté dernièrement.

Bien des ménages célèbrent leur vingt-cinq ans d'hymen, les noces d'argent; mais se retrouver ensemble, à cinquante ans de distance pour recevoir de nouveau la bénédiction du prêtre, c'est bien rare. C'est un long bail qu'un demi-siècle, même avec la vie, à plus forte raison avec le mariage. Dieu réservait ce bonheur d'une longue union à M. et Madame C… Ils étaient là comme au premier jour, l'un près de l'autre, au pied de l'autel et nous avons admiré leur belle tournure et leur bonne santé. Je pense qu'ils étaient presque aussi heureux qu'à pareille heure il y a cinquante ans; alors, sans doute, c'était la jeunesse et l'espérance, que rien ne remplace; mais c'était aussi l'inconnu, le travail, la lutte pour la vie. Que d'inquiétudes pouvaient se grouper dans l'azur de leur ciel bleu! Que de craintes pouvaient apparaître comme un point noir à l'horizon vermeil de ce jeune couple qui commençait les affaires, riche seulement de bonne volonté et des dix mille francs de dot que chacun apportait! Heureusement que dans ce mince bagage, pour une route aussi longue, la boîte de Pandore avait trouvé place à côté des fortes qualités qui domptent le sort. Aussi quel contentement intime ils ont dû éprouver en revenant en arrière jusqu'au point de départ! Que d'actions de grâce ils ont dû rendre au Seigneur qui a béni leur travail et leur a accordé la fortune et la santé! Cependant il y a une lacune dans ce bonheur qui semblerait complet, si le bonheur parfait était de ce monde. Leurs deux filles sont bien là, mais sans descendance, et quand on a la joie d'assister à la cinquantaine de ses parents, cela veut dire qu'on n'est pas précisément de la première jeunesse, et que de ce côté-là il n'y a plus d'espoir.

Après la messe, on a chanté le Te Deum; le marié et la mariée ont dû signer à la sacristie avant de quitter la jolie église de l'Immaculée, qui n'avait jamais vu pareille fête; puis la noce a défilé deux par deux comme elle était entrée. Cette touchante cérémonie eût été plus solennelle encore si Mgr de Nantes avait pu arriver à temps pour offrir le saint sacrifice, comme on l'avait espéré; mais il n'a pu venir que pour le dîner de famille, très nombreux et très gai, paraît-il. Nous n'y assistions pas, et pour cause: les seuls membres de la famille étant au nombre de cinquante. Mais les amis et les connaissances de la côte avaient tous été conviés pour la fête de nuit, vraiment délicieuse; tout était de la partie; le ciel étoilé, la mer phosphorescente et le parc illuminé de flammes multicolores qu'une brise aimable caressait sans les éteindre. Nous avons eu des moments féeriques à nous croire transportés dans les jardins d'Armide. Toutes les corbeilles de fleurs étaient entourées de cordons de feu; les gynériums pleuvaient de l'or, les marguerites reines s'étoilaient de diamants, les roses et les héliotropes mêlaient à leurs flots de parfums des flots de lumière. La pièce d'eau elle-même était lumineuse, et l'on aurait pu croire que, dans chaque creux de rocher, dans chaque coquille nacrée, un gros ver luisant avait élu domicile. Puis, tout à coup, une longue traînée de paillettes rouges a sillonné l'espace: le feu d'artifice commençait. Toutes ces fusées, lancées presqu'en même temps, ressemblaient à des comètes chevelues et échevelées qui se poursuivaient quelques instants dans le ciel pour venir s'éteindre dans la mer. Les feux de Bengale s'allumaient de tous côtés: ici, comme des nappes d'eau moirée d'argent; là, comme de petits Vésuves en miniature, lançant de leurs cratères microscopiques la lave et les étincelles brûlantes. Toutes ces teintes donnaient aux arbres, aux fleurs, aux gazons, les nuances les plus suaves, les plus indéfinies et revêtaient soudain des couleurs de l'arc-en-ciel les groupes assis ou promenant. C'était un éclair, un rayon, puis tout rentrait dans l'ombre pour en ressortir de nouveau sous des aspects variés. Le château lui-même a changé de décors; un immense feu de Bengale a brûlé au faîte de la grande tour, animant la campagne qui semblait sortir du sommeil aux approches d'une aurore merveilleuse; puis l'habitation est rentrée dans la nuit, recevant à son tour les reflets lumineux du jardin, jusqu'au moment où les salons se sont ouverts à deux battants. Il était dix heures, la brise semblait fraîchir, les yeux étaient satisfaits et les appartements se sont remplis des invités, au nombre de cent environ. Bientôt le thé, accompagné de mille friandises, a été servi avec une recherche, une élégance généralement inconnues à la campagne, et l'on a terminé par la jarretière de la mariée: un flot de rubans de sucre blanc et rose, qui s'est déroulé à l'infini et dont chaque convive a pu prendre une large part.

Ce soir-là je suis rentrée ravie, j'ai fait des songes d'or, mon sommeil ayant continué cette belle fête, même aujourd'hui c'est l'imagination encore tout éblouie de ce que j'ai vu que j'écris ces charmants souvenirs, bien persuadée cependant qu'ils ne s'échapperont jamais de ma mémoire.

Cette après-midi nous sommes allés au bain avec notre voisine et ses jeunes enfants, qui courent et folâtrent au milieu des vagues, sans peur aucune, comme ils s'amuseraient sur une pelouse. Ah! quelle différence avec les enfants qu'on amène des grandes villes, tout les saisit. C'est à se demander si ces bains dont ils sortent pâles et grelottants leur sont salutaires. Ici c'est différent et ces jolis enfants avaient l'air de chérubins, avec leurs cheveux blonds comme les épis, leurs joues fraîches comme les roses, enveloppés d'un élégant costume de flanelle blanche liserée de bleu, et je comprenais le regard d'amour de leur mère suivant toutes ces jeunes têtes rieuses, tous ces petits corps sortis brûlants de la mer froide. L'air buvait dans un baiser les dernières perles du bain ruisselant de leurs épaules avec cette fraîcheur délicieuse et parfumée de la pluie retombant de la corolle d'un lis après une matinée d'orage. Ils avaient des frissons roses, des transparences de sang sous une pulpe de fleur, des délicatesses merveilleuses de tissu, et, à travers l'épiderme souple et satinée de leurs petits bras potelés, je voyais courir des veines bleuâtres, comme les pousses inextricables et vigoureuses d'un jeune arbre.

Pendant qu'ils s'habillaient, je regardais arriver plusieurs beaux navires rentrant au port. Le plus grand de tous, un transatlantique, m'était apparu d'abord comme un léger brouillard. Sur la terre, j'en voyais autant. Une fumée floconneuse sortait des habitations humaines, déroulant ses spirales dans l'azur; au fond de l'horizon, c'était encore la même fumée, signalant la trace et la marche de l'homme, cette fumée image de sa vie! Il naît, il se dresse, il avance, il va, vient, court, s'élance, passe et repasse avec ses ardeurs, ses volontés, ses passions, ses espérances, et tout à coup, comme cette fumée, il s'évanouit sans rien laisser de son fugitif passage!…

Je n'aurais pas voulu m'arracher à ce spectacle grandiose, mais on proposait de remonter au jardin et de s'asseoir à l'ombre des vieux chênes. Là, d'ailleurs, ma rêverie pouvait se continuer. Ne nous disent-ils pas les plus charmantes choses, les fils et les filles de l'air; les papillons brillants et les mouches légères butinant à tous les calices? n'ont-ils pas aussi leur langage joyeux, les parterres odorants et les vergers pleins de promesses?

Oui, les grappes vermeilles alourdissent les pampres qui traînent à terre, les pommiers et les poiriers s'affaissent sous le poids de leurs fruits, et tous ces beaux plants n'ont guère qu'une quinzaine d'années. Maman peut dire: «Je les ai plantés, je les ai vus naître,» et moi, je reste tout étonnée de la rapidité de la végétation, de la diligence de dame Nature et à faire grandir ici tous ces jeunes arbres.

Nous buvons le jus de notre vigne, un vin modeste qui, sans doute, ne vaut pas le lacryma-christi (hélas! le Christ n'a pas versé de ces larmes-là sur toutes les plages), mais que nous trouvons très agréable tout de même. D'ailleurs, avec le temps et les soins, notre crû ne peut aller qu'en s'améliorant, nous l'espérons du moins, et l'espérance c'est le flambeau de l'avenir. «La Confiance dans l'avenir éclate dans tous les actes de la vie de l'homme. Il ne plante pas seulement pour lui-même, il espère donner de l'ombrage à ses enfants. S'il désire être père, c'est pour perpétuer son nom et revivre dans les rejetons de son sang rajeuni; s'il allume son génie au feu de la création, aux merveilles de la terre et des cieux, au souffle de la science et des arts, c'est afin que sa mémoire, comme une étoile glorieuse s'élevant au-dessus de son enveloppe mortelle, brille sur le monde et sur son tombeau. Son âme au Ciel se réjouira alors des bienfaits qu'il aura répandus sur les hommes.» «Il faut le reconnaître, l'homme vit par ses espérances autant que par ses souvenirs; portant ses regards de l'horizon qui se rapproche vers celui qui s'éloigne, il tend sans cesse une main au passé et l'autre à l'avenir. Il continue son existence par sa famille et ses labeurs, double lien unissant toutes les générations entre elles, établissant cette grande loi de la solidarité.» «Si la pensée de l'homme n'avait pas franchi les bornes de la vie, si elle s'était renfermée dans le cercle étroit où il s'agite, il n'aurait entrepris, dans la prévision d'une fin inévitable, que des ouvrages proportionnés à l'incertitude et à la brièveté du temps; mais il sait que l'œuvre commencée ne restera pas inachevée, qu'une autre main viendra remplacer sa main absente, et il travaille avec ardeur. Voilà ce qui constitue la vie indéfinie du genre humain à travers les siècles qui se succèdent et se déroulent sans cesse vers l'éternité.»

Le 3 octobre au soir.

L'Océan gronde sourdement, et pourtant le ciel est beau. Ah! c'est pendant ces grandes colères, qui viennent se briser contre la falaise ou s'apaiser sur un sable mouvant, que l'on comprend davantage les sublimes harmonies de la création, où tout est réglé par l'Intelligence Suprême.

Nous arrivons de Saint-Marc, un point de grandes roches et de grosse mer, qui va se peuplant de plus en plus chaque année. Nous avons visité le beau bateau de sauvetage insubmersible, tout construit en acajou, et pouvant contenir au moins trente personnes, sans compter l'équipage; celui-ci se compose de dix marins intrépides dont la conduite en plusieurs occasions a été admirable.

Le voilà donc ce grand canot sur son lourd chariot qui doit le conduire à la mer comme le canon sur son caisson qui doit le conduire à la bataille. Lui aussi, comme le canon, il est prêt à marcher au champ d'honneur, à lutter contre tous les éléments déchaînés qui vont livrer bataille à l'énergique résistance de la force et de la volonté humaines, souvent trop faibles devant leur aveugle fureur. Son pointeur c'est le pilote, qui va commander les manœuvres, non pour faire comme l'artilleur l'œuvre de la mort, mais au contraire une œuvre de vie et sauver les victimes déjà aux prises avec l'infernale puissance. Ah! ce combat qui l'attend me semble le plus terrible de tous, car il va marcher contre l'inconnu, seul, dans la nuit peut-être, sans se dissimuler que la retraite est parfois impossible et qu'aucun autre secours ne peut arriver.

Nous avons aussi visité la trop modeste chapelle de Saint-Marc et remarqué en revanche son grand nombre de restaurants et de cabarets. L'un d'eux s'intitule l'Entrée de la Loire. Vraiment, pourquoi se faire marin d'eau douce devant cette mer orageuse? Pourquoi se faire si petit devant cet espace si grand? Parler de la Loire, c'est bon à Nantes, mais pas ici, devant l'infini. Et pourtant j'aime les fleuves, je m'intéresse à leur histoire, que les flots jaseurs et familiers racontent en passant. Ils naissent d'une goutte d'eau tombée de la fente d'un rocher ou sortent d'une humble source cachée sous la mousse verte et le cresson en fleur. Alors ce sont de petits ruisseaux joyeux qui courent en gazouillant sur les cailloux polis et le sable argenté, ne disant pas grand'chose encore, puis leur voix devient douce et plaintive, chantant maintes idylles écoutées avec recueillement par les saules au front incliné. Après cela, ces mêmes voix grandissant deviennent sévères; les flots s'augmentent, s'étendent sur les bords fleuris, se gonflent entre les rives de granit, mugissent sous les arches des ponts et viennent se mêler à la vie turbulente des cités; ensuite, ils quittent la ville, se déploient avec majesté dans de vastes plaines, les montagnes se sont déchirées pour les laisser passer, et ils arrivent enfin à la mer, c'est-à-dire à l'immensité, à l'oubli, qui prend leurs souvenirs avec leurs ondes. Ils se précipitent dans cet antique abîme où l'œil plonge éperdu et plein d'extase, où la pensée nage dans l'espace et se perd dans les profondeurs infinies de la contemplation! La vie apparaît comme dans un songe, et le passé toujours vivace ramène dans le même flot les heures fortunées ou douloureuses de l'existence. Souvenirs! phares plus brillants que ceux qu'on voit illuminer la mer et qui, chaque fois qu'on regarde en arrière, se rallument dans la nuit du passé! Hier après dîner, je suis restée tard sur la grève, retenue par le charme puissant qui naît de l'approche du soir, alors que le soleil caresse d'un dernier regard la terre qu'il semble quitter à regret. Après une journée très chaude encore, il est délicieux de se reposer dans la nuit, d'aspirer tous les parfums au souffle de la brise, de suivre du regard les Cieux qui s'éveillent et d'écouter doucement les harmonies de la terre qui s'endort. C'est le murmure du flot qui chuchote avec la plage, c'est l'aboiement lointain du chien qui ramène le troupeau, c'est le dernier frôlement de l'oiseau qui ploie son aile…

Joachim le plus vieux pêcheur de la côte qui s'en allait après une pêche fructueuse, s'est arrêté pour me souhaiter le bonsoir et nous avons fait un brin de conversation. La mer était phosphorescente: «Eh bien! Joachim, vous qui aimez tant la mer, vous devez la trouver bien belle avec toutes ces paillettes d'or.

—D'abord je la trouve toujours belle.

—Vous ne trouvez pas étrange cette mer qui semble charrier des flammes plutôt que des vagues?

—Si, mademoiselle, mais j'ai vu jadis lorsque j'étais matelot à bord de la Marie-Louise un grand navire de commerce, j'ai vu quelque chose de bien plus étrange, j'ai vu un navire aimanté…

—Joachim, un navire aimanté! mais c'est un phénomène alors que vous avez vu.

—Oui, mademoiselle, c'est ce qu'ils disaient tous à bord et le capitaine appelait ça une série de phénomènes magnétiques.

—Mais c'est intéressant, contez-moi ça, Joachim, je vous écoute.

—Mademoiselle, c'était un 1er août, je n'ai point oublié cette date, notre navire fut complètement enveloppé par un nuage phosphorescent qui aimanta toutes les parties, tous les objets en fer du bord.

Le bâtiment, les hommes de l'équipage étaient comme «enduits d'une couche de feu».

Les marins à ce moment se précipitèrent à l'habitacle: l'aiguille de la boussole avait des oscillations de l'amplitude de celle d'un éventail mécanique!

Ils voulurent, alors, sur l'ordre du capitaine, changer de place, des chaînes qui traînaient sur le pont… Impossible de les remuer, bien qu'elles ne pesassent pas plus de soixante livres chacune.

Chaînes, boulons, goujons et barreaux, tous les objets en fer du bord, en un mot, étaient aimantés et adhéraient au pont, comme s'ils y avaient été vissés.

Le nuage électrique était si épais, que le navire dut suspendre sa marche; on ne voyait, en effet, rien au delà du pont, qui paraissait être une masse étincelante de feu.

Tout à coup, la phosphorescence commença à décroître, le nuage s'éleva, puis abandonna le navire, d'où nous le suivîmes de l'œil, s'éloignant sur la mer.

Ah! je me rappellerai toujours cette chose extraordinaire et le saisissement de tout l'équipage.

Le vent fraîchissait beaucoup il était temps de rentrer, mais je suis restée encore quelques minutes. Joachim venait de reprendre sa marche lorsqu'une barque silencieuse et que j'entrevoyais à peine glissa devant moi. Soudain de cette barque légère, de ce frêle esquif, une voix que, de plus près, au milieu des critiques d'un salon ou des exigences d'un théâtre, on eût froidement entendue, une voix, dis-je, s'est élevée, sortant du sein des ondes comme si la mer charriait des flots harmonieux; c'était quelque chose de vague, d'aérien, d'insaisissable, comme un écho, un rêve, un soupir; ce chant devenait si suave, si mystérieux dans cette nuit profonde, que j'ai pensé à des voix surnaturelles murmurant un langage inconnu, comme celui que soupirent les sylphes dans l'air, les génies sur les eaux, les fleurs à la prairie, les feuilles à la forêt, et pendant que la nacelle fuyait et que la voix s'éteignait, mon âme s'est envolée vers les sphères où l'harmonie est née, d'où elle est descendue: des Cieux!

Peut-être est-ce ma dernière soirée passée dans la solitude, à contempler l'infini, car ces jours-ci de nouvelles excursions nous appellent encore, et les vacances qui vont prendre fin auront été bien employées jusqu'au bout. Nous allons voir les forts et les phares qui nous entourent, visiter un transatlantique à Saint-Nazaire et les chantiers de la Compagnie.

Le 6 octobre

Les phares nous ont vivement intéressés. Cette lumière qui s'allume dans l'ombre n'est-elle pas comme l'œil vigilant de la Mère-Patrie qui veille sur ses enfants et leur indique le chemin? cette lumière qui brille dans la nuit sur la terre n'est-elle pas sœur de l'étoile qui luit aux Cieux, et ne devient-elle pas comme elle une étoile de salut? Toutes les deux dirigent vers le port, l'une les voyageurs de la vie, l'autre les naufragés de la mort… Oui, tous ces feux de différentes couleurs, fixes ou tournants, ont été disposés de façon à indiquer, d'une manière sûre, la voie à suivre et les écueils à éviter aux navires ballottés dans les ténèbres et l'inconnu.

Nous avons visité les trois phares de notre voisinage; après avoir gravi les longues spirales de leur escalier, on nous a introduits dans la lanterne et l'on a fait mouvoir devant nous, pour les feux mobiles, le mécanisme ingénieux qui les fait tourner. Cette lanterne circulaire, haute et large de plusieurs mètres, se compose de panneaux en cristal, épais comme une planche, sans défaut, sans tache, et si nets que c'est à se demander s'ils existent vraiment, tant le regard les traverse sans difficulté; aussi la lumière, se décomposant, se grossissant et se reflétant dans ces prismes merveilleux, se projette-t-elle à de grandes distances, à plusieurs lieues en mer. Tout l'intérieur est éblouissant de propreté, le cuivre reluit comme l'or. L'extérieur est imposant de solidité. Cependant, telle est la force des ouragans que ces tours, bâties de blocs de granit et qui semblent inébranlables sur leur roc profond, oscillent parfois de plusieurs centimètres pendant les tempêtes. Les gardiens se sentent bercés, comme les marins dans leur cabine, c'est presque le roulis. Ils sont donc au nombre de deux, les braves gens attachés aux phares et chargés d'alimenter soigneusement, chaque nuit, la grosse lampe qui doit brûler depuis le coucher du soleil jusqu'au matin; ce sont les modernes gardiens des feux sacrés, avec cette différence des anciens, qu'ici on rencontre des gardiens par douzaine, c'est une place très enviée, tandis que l'antique Rome avait bien de la peine à trouver six vestales seulement parmi sa nombreuse population.

Du haut de la tour du Commerce, élevée de huit étages, le panorama est immense et le regard s'étend à perte de vue sur les coteaux accidentés de Savenay et l'horizon sans limites de l'Océan.

Le phare Ville-ès-Martin, bien moins haut, a été construit sur l'extrême pointe d'un amas de récifs où maman a vu un navire talonner et s'engloutir en quelques minutes.

Celui d'Aiguillon indique également, des écueils à fleur d'eau et la baie de la Courance, où il ne fait pas bon s'aventurer. En ce lieu sauvage, composé de sables mouvants et de rochers terribles, l'Océan gronde toujours et l'on voit encore à marée très basse les mâts d'un grand vaisseau qui vint se perdre ici, il y a bien années, par une sombre nuit d'hiver.

Ce phare d'Aiguillon, construit d'après les ordres et sous le gouvernement du duc d'Aiguillon en Bretagne, en a gardé le nom. Il eût été à désirer que ce duc, qui fut si universellement détesté dans notre cher pays, n'eût pas laissé d'autres traces de son passage que des souvenirs de ce genre-là. Malheureusement pour son honneur, l'histoire a raconté l'accusation portée contre lui devant le Parlement de Bretagne et ses démêlés avec l'éminent procureur général René de Caradeuc de la Chalotais.

Au moment de partir, les gardiens nous ont présenté un grand registre que l'on fait signer aux visiteurs. Beaucoup de noms sont suivis de réflexions généralement assez sottes, et cependant ces personnes-là ont cru bien faire sans doute et se montrer spirituelles. Non, quoi qu'on en dise, l'esprit ne court les rues nulle part, ni à la campagne, ni à la ville. Le gardien chef de la tour d'Aiguillon est un demi-sauvage: pris enfant à l'âge de quatorze ans par une horde africaine, après le naufrage du Saint-Pol, navire à bord duquel il était mousse, il ne dut qu'à sa très grande jeunesse d'avoir la vie sauve. Un vieux chef, s'y étant intéressé, le défendit contre les autres, qui voulaient tout simplement le manger. Il est resté jusqu'à l'âge de trente-trois ans dans cet horrible pays, et il raconte les choses les plus étranges sur les mœurs et les habitudes de cette tribu toute primitive et composée d'individus n'ayant aucune idée de civilisation. Ils vivent presque comme des animaux, couchant sur le sable, en plein air, et ne se nourrissant que de poisson séché au soleil. Ils n'adorent rien, pas même les astres, et naissent et meurent sans la moindre notion de Dieu, ni de l'âme. Oui, ce pauvre homme a vécu dix-neuf ans de cette vie épouvantable! Ses bras sont ornés de tatouages ineffaçables, ses narines ont été percées pour y suspendre des anneaux, et l'une de ses oreilles, toute trouée, portait un ornement si lourd qu'elle s'est allongée jusque sur l'épaule; le plus grave de tout ceci est la blessure qu'il garde à la jambe et qui ne cicatrisera jamais. C'est pendant son sommeil qu'on lui a fait cette entaille avec une arête empoisonnée, pour le punir d'avoir voulu goûter d'un certain poisson réservé aux vieillards.

Sans doute, il est fort heureux d'avoir été rendu à son pays et à la civilisation; mais il avait presque oublié sa langue, et il y a une foule de choses qui l'étonnent au plus haut point, par exemple, de ne pouvoir prendre ce qui lui convient dans les boutiques et d'être toujours obligé d'avoir de l'argent en poche pour se procurer ce qu'il désire. Avec cela, il est d'un appétit féroce: douze sardines crues lui font six bouchées, et parfois, pour exprimer ses sentiments, surprise, peine ou plaisir, il pousse des cris qui n'ont rien d'humain. Sa vie a été écrite, et cette petite brochure se vend à son profit; c'est une manière honnête de recevoir l'aumône, et nous nous sommes empressés de l'acheter à ce pauvre diable, qui se hâte de l'offrir.

Quant aux forts enfouis en terre, suivant les principes de Vauban, cachés et entourés de talus gazonnés, et qui doivent défendre l'entrée de la Loire, ils paraissent d'abord de peu d'importance. On a baissé le pont-levis pour nous faire entrer, et cela m'a fait sourire, aussi bien que le raisonnement prolixe des gardiens pour démontrer l'utilité de ces forts, leur nécessité même. Au fond, je crois qu'ils ne parlaient si bien qu'au point de vue de leur intérêt particulier, car ces braves gens semblent jouir d'une vraie sinécure dans leur jolie maisonnette entourée d'un jardin. Ils n'ont d'autre travail que de maintenir en bon ordre les piles d'obus et de boulets, et de fourbir de temps à autre les canons paresseusement couchés sur leurs affûts.

Revenons maintenant à Saint-Nazaire. Tout un monde se meut dans les ateliers de la Compagnie transatlantique, c'est un brouhaha et un mouvement perpétuels. Les machines fonctionnent avec rapidité; ici, dans les fourneaux ardents, divers métaux se fondent; là, le fer rougit et se tord; partout le marteau et l'enclume font leur besogne. Quant aux transatlantiques eux-mêmes, ces magnifiques vaisseaux qui connaissent tous les mondes, ils sont la dernière expression de la science et du luxe: de la science, lorsqu'on s'arrête devant ces immenses machines fonctionnant avec une régularité si admirable, et du luxe, lorsqu'on considère tout le confort que renferment ces villes flottantes.

Ces grands navires semblent fiers et majestueux, même au repos; mais lorsqu'ils arrivent au port des contrées lointaines, ils doivent paraître mille fois plus beaux encore. Ah! quelle doit être l'émotion des exilés qui saluent le drapeau national de ce navire qui va les ramener au pays! Quelle doit être leur joie de toucher ce pont qui est un morceau de la terre natale, de poser le pied sur le sol flottant de la Patrie!

En considérant ce vaste port de Saint-Nazaire, encombré de bâtiments grands et petits, portant les couleurs de tous les pays, en entendant sur tous les points un langage rappelant celui de la tour de Babel, on comprend la nécessité qui a fait creuser un second bassin dans cette ville neuve, si importante déjà, et qui n'était, il y a un demi-siècle qu'un pauvre village, un nid de pêcheurs perdu dans les flots. En regagnant le quai, notre attention s'est concentrée quelques instants sur un beau trois-mâts, coquettement pavoisé, toutes voiles dehors et se préparant à partir. Deux officiers se promenaient sur le pont, et voici la jolie petite histoire qu'on nous a racontée à leur sujet: ils sont marins et cousins, naviguant sur le même bateau, l'un comme capitaine, l'autre comme second. Il est bon d'ajouter qu'ils sont liés comme des frères; jeune, d'humeur joyeuse, le second, un farceur s'il en fut, se trouve toujours prêt, à bord comme à terre, à jouer mille tours. Voici donc l'un de ses exploits: après une traversée des plus longues et des plus pénibles, où l'on n'a eu pendant les quinze derniers jours que de mauvais lard salé à manger, on arrive enfin, il y a quelques semaines, à Saint-Nazaire, à l'aurore d'un beau jour, d'été. Pendant que le capitaine s'occupe de régler le déchargement du navire, le second court dans la famille annoncer l'heureuse arrivée. «Ma tante, dit-il à la mère du capitaine, faites-nous un repas homérique, un festin de roi; à onze heures, nous viendrons déjeuner. Votre fils n'a qu'une idée fixe depuis qu'il approche de terre, c'est de manger du lard, du boudin, de la saucisse.» La brave femme ne se le fait pas dire deux fois; elle dévalise la charcuterie voisine. À l'heure dite, le capitaine, au bras de son cousin, le sourire et le cigare à la bouche, l'œil brillant de plaisir, lui disait en se rendant à la maison: «Nous allons donc nous mettre sous la dent autre chose que cet affreux lard qui me soulevait le cœur; cette viande de porc, je ne pourrai plus la manger d'ici longtemps, ni même la voir.»

On se met à table. La bonne mère est radieuse, le potage s'avale gaiement. À peine la vaste et traditionnelle soupière est-elle emportée, qu'on voit apparaître sur la nappe blanche une belle andouille noire qui s'enroule sur sa purée de haricots verts, comme un boa sur l'herbe fine des prés indiens. Elle est escortée de deux plats enguirlandés de boudins et de saucisses. «Enfin, pense le fils qui veut se consoler de ce premier mécompte et qui grignote du bout des lèvres la charcuterie maternelle, la saucisse a du bon, elle stimule le palais, ouvre l'appétit et porte à boire, c'est l'usage de commencer ainsi.» Mais, grands dieux! à ce premier service en succède un second, qui laisse le marin aussi stupéfait sur sa chaise que si quelque requin de Chine ou quelque vieux crocodile du Gange venait de faire irruption dans l'appartement: sur la table, à droite, une magnifique côte de lard sort d'une ceinture de choux verts, comme un fort entouré de murailles, du sein d'une forêt; à ses pieds un cordon de saucisson s'arrondit comme le fossé sombre des remparts, tandis qu'en face d'elle, à gauche, se dresse en pyramide un gros pâté de cochon. Le centre est occupé par une énorme arbelèse rôtie, nageant dans son jus: une mer de saindoux. Ceci est le couronnement du festin. Horreur! le fils recule épouvanté. Un moment, chacun est anxieux. Le cousin lui-même, qui commence à trouver qu'il est allé trop loin, et qui ne s'attendait pas à voir son menu si fidèlement rempli, se sent fort mal à l'aise… Heureusement le trio avait l'esprit bien fait, le capitaine surtout. On s'est expliqué en riant: «Moi qui croyais lui faire tant de plaisir!» répétait la bonne mère toute déconcertée, et qui, dès l'après-midi, retournait aux provisions. À six heures, un fin dîner, uniquement sorti des mains de la bouchère venait raccommoder tout le monde, si tant est qu'on fût un peu fâché, l'humeur et l'estomac, et faisait oublier au milieu de mets recherchés les désappointements du matin.

Nos dernières courses aux forts, aux phares et aux transatlantiques se sont effectuées en nombreuse compagnie, entre autres, les trois beaux Parisiens venus à notre pêche de nuit. S'ils font fi de la seine et du filet, ils ne dédaignent pas l'arme à feu, et nous les voyons souvent partir en guerre, comme défunt Marlborough, avec cette différence que l'ennemi doux et inoffensif qu'ils poursuivent sont de beaux oiseaux: la blanche mouette, l'alcyon noir, les goélands timides et les graves cormorans. Les gros marsouins qui chassent continuellement le mulet sur nos plages les préoccupent encore beaucoup et ils rêvent d'en tuer au fusil, oubliant que leurs balles s'aplatiront comme des boulettes de mie de pain sur le cuir chagriné de ces mammifères.

Ils ont commencé par dire beaucoup de mal de la mer, par gémir des brouillards intenses que la Manche et l'Océan tissent à perpétuité comme un voile épais s'étendant sur la Bretagne, ils se sont plaints des remous, de cette mer agitée toujours en mouvement, sans repos, sans trêve et qui ne peut rester un instant tranquille. Ils disent encore: «On forme des projets; on va excursionner, le temps est superbe. Soudain un gros nuage arrive de l'Océan; il pleut à torrent. Nous nous désolons…—Faites pas attention répond un marin presque souriant, c'est la marée montante qui amène ce nuage-là, ça ne va pas durer.

—En effet, le soleil reparaît, mais six heures après, voilà le ciel qui s'obscurcit encore, l'averse recommence et le marin de reprendre du même ton: «Faites pas attention ce ne sera rien, c'est la mer qui baisse entraînant à sa suite les nuages du continent. Que voulez-vous, Messieurs, faut ben en prendre son parti, la Bretagne a le privilège des douches pluviales…

—Et continuelles, mon brave, n'est-ce pas?».

Oui, ces beaux messieurs, qui ne sont pas coutumiers de la mer, se sont d'abord étonnés de tout; aujourd'hui, ils semblent se familiariser avec le mugissement des flots, avec le flux capricieux, tantôt s'affaissant avec mollesse sur le sable d'or, tantôt fouettant de son écume de neige les sombres rochers.

Ils découvrent maintenant mille poésies dans «le tapage des vagues arrondies en croupe, bondissant et se pressant en désordre comme un troupeau de coursiers indomptés…», ils étudient la flore des mers aux algues multicolores et s'intéressent même à l'humble coquille si fort attachée à son rocher. Ils nous font alors des comparaisons, des citations et des dissertations superbes; leur lyrisme se développe dans la contemplation de ces spectacles grandioses de la nature.

Le 8 octobre.

Hélas! les vacances touchent à leur fin; depuis plusieurs jours les soirées sont devenues très froides et, la semaine dernière, elles étaient tout à fait sombres, le soleil se couchant tôt et la lune ne prenant plus la peine de se lever. Cette belle Phébé, cependant, daigne reparaître ces jours-ci et nous montrer sa grosse face cuivrée; mais Borée l'accompagne avec tant de persistance qu'il n'y a plus moyen de rester longtemps dehors. Nous avons exhibé les cartes, si délaissées pendant les beaux jours, et que nous sommes trop heureux de reprendre maintenant pour nous tenir compagnie après dîner. L'agréable Trente-et-un nous réunit autour du tapis vert où nous nous passionnons pour nos modestes sous comme pour des louis; nous jouons avec rage à l'instar des Anglais, la nation la plus joueuse du monde. Henri déclare sans vergogne qu'il joue pour gagner, et mon petit frère assure qu'on triche quand il ne gagne pas; il trouve bien, comme Shéridan, que le premier bonheur est de gagner au jeu, mais il ne reconnaît pas, comme lui, que le second soit d'y perdre. Moi-même, je ne suis point indifférente aux faits et gestes des têtes couronnées et des as vainqueurs, ni maman non plus; il n'y a vraiment que mes grands parents à prendre philosophiquement leur parti des mauvaises grâces de la Fortune. Ma bonne maman n'aime pas les cartes; mais elles le lui rendent bien, car elle perd toujours.

Hier, au milieu de notre intéressante partie, la cuisinière entre tout effarée nous demander si la lune s'est cassée dans la mer? Nous courons voir; en effet, il manquait un morceau à la lune dans son plein; cela demandait explication, et nous n'avions pas le moindre Nick sous la main; je cours chercher un vulgaire almanach, que Henri ouvre illico et où nous trouvons l'éclipse annoncée et prédite depuis longtemps. «Vois, me dit mon frère, c'est nous-mêmes, c'est notre terre qui s'interpose entre le Roi du jour et la Reine des nuits…» Mon frère était parti, et je le voyais déjà escaladant le mont Parnasse ou enfourchant Pégase; mais je l'ai arrêté court en si beau chemin, en lui rappelant que nos intérêts étaient en souffrance. En effet, lorsque nous sommes rentrés, mon petit frère empochait nos sous à l'aide d'un superbe brelan. Ceci a ramené le sourire sur ses lèvres, car, qui le croirait? il se montre aujourd'hui rêveur et mélancolique. Il pense au départ, et le départ, c'est l'adieu à sa vie vagabonde et oisive; le départ, c'est l'adieu aux bains, aux pêches, aux courses aventureuses à travers les plages, les champs et les vignes qu'il vendangeait si bien à son profit; le départ, en un mot, c'est la fin de toutes les parties de plaisir…

La Liberté va replier son aile et le collège ouvrir toutes grandes ses portes, et notre Benjamin, pour la première fois depuis deux mois, songe creux aujourd'hui…

Le 9 octobre

Ce matin, avant le déjeuner, je suis encore allée passer quelques minutes devant ce grand Océan qui respire d'un pôle à l'autre, et dont le souffle s'entend des deux hémisphères, comme preuve de sa puissance et de sa grandeur. Ce spectacle, toujours le même, me semble toujours nouveau dans sa sublimité. C'est la saisissante image de l'infini!

Ah! que j'aime à rêver devant l'immense mer
S'étoilant d'or, d'azur comme une souveraine,
Pendant que sous mes pieds s'ouvre le gouffre amer
Où la vague sans fin roule sa longue chaîne.

Ah! oui, j'ai relu bien des fois cette définition de la mer par
Lamartine.

«J'ai roulé, des milliers de fois, la pensée de l'infini dans mes yeux et dans mon esprit, en regardant du haut d'un promontoire ou du pont d'un vaisseau le soleil se coucher sur la mer, et plus encore en voyant l'armée des étoiles commencer, sous un beau firmament, sa revue et ses évolutions devant Dieu. Quand on pense que le télescope d'Herschell a compté déjà plus de cinq millions d'étoiles, que chacune de ces étoiles est un monde plus grand et plus important que ce globe de la terre; que ces cinq millions de mondes ne sont que les bords de cette création, que si nous parvenions sur le plus éloigné, nous apercevrions, de là, d'autres abîmes d'espace infini comblés d'autres mondes incalculables; et que ce voyage durerait des myriades de siècles, sans que nous puissions atteindre jamais les limites entre le néant et Dieu, on ne compte plus, on ne chante plus; on reste frappé de vertige et de silence, on adore et l'on se tait…»

Tout en regardant l'espace, je suivais le travail d'un petit brick tenace, courageux, soutenant une lutte énergique contre vent et marée qui l'entraînaient en mer au lieu de le pousser au port, tandis qu'un grand vapeur remontait tranquille et majestueux les courants, comme s'il ignorait les flots et la tempête…

Tout en admirant les deux, je pensais à cette merveilleuse découverte de la vapeur. Je trouve les magnifiques créations du génie humain peut-être encore moins étonnantes dans leur conception que dans leur réalisation. Tracer sur le papier des plans superbes, enfanter des chefs-d'œuvre du bout d'une plume mathématique est quelque chose, mais la merveille c'est de donner une forme réelle et palpable à la pensée, c'est de réduire toutes les difficultés à néant.

Au XVIe siècle, un Espagnol proposa, dit-on, à Charles-Quint de faire marcher un bâtiment sans rames et sans voiles, au moyen d'une chaudière d'eau bouillante, dont la vapeur faisait agir un piston. Ce procédé obtint le résultat désiré; mais, à la mort de Charles-Quint, cette découverte restée sans protecteur, demeura dans l'oubli. En 1663, le marquis de Wescester publia un ouvrage où la même idée des machines à vapeur se trouva énoncée. En 1711, Denis Papin, de Blois, fit d'heureux essais pour appliquer la vapeur à la navigation. Enfin, c'est l'Américain Fulton qui, en 1767, mit en évidence cette grande et merveilleuse invention, et lança sur la Seine, en 1805, le premier bateau à vapeur. L'Anglais Griffits imagina ensuite, en 1812, de faire mouvoir les voitures par le même procédé. Nous savons s'il réussit. La vapeur a donc aplani les routes, abrégé les distances, et grâce à elle, pendant que d'un côté le navire, insoucieux du vent, traverse fièrement les mers, de l'autre, la locomotive vertigineuse entraîne son sillon de voitures dans l'espace!

J'ai bien fait de sortir ce matin. Il n'est que midi, et déjà les nuages amoncelés crèvent de toutes parts, la pluie fait rage, la mer a des mugissements terribles, un ouragan se prépare, la nuit va être bien mauvaise, et le cœur se serre à la pensée des pauvres marins exposés à ses fureurs. Ah! mon Dieu, comme l'âme se dégage et s'élève devant le danger, comme la prière monte fervente vers vous qui pouvez seul les protéger! Mon Dieu, ayez pitié d'eux!…

Cinq heures.—La grande voix de la mer résonne de plus en plus distincte, et je suis de ma fenêtre toutes les péripéties de ce drame des éléments. Nous sommes ballottés par une affreuse tempête, à croire que les rochers, les arbres et les maisons, dans un horrible pêle-mêle, vont s'envoler dans les airs ou s'abîmer dans les flots! Les vagues, emportées par l'aquilon, se brisent avec des sanglots immenses exprimant des souffrances inconnues, gonflant leur masse liquide comme des poitrines soulevées par la douleur; des milliers de larmes amères ruissellent sur les rochers comme les pleurs sur un visage désespéré, et les goëlands inquiets poussent des cris d'épouvante.

Une forme hideuse et noire apparaît par moment, c'est le cadavre d'un chien; tout à coup une vague monstrueuse le saisit, le tord dans sa volute capricieuse et l'engloutit à jamais. L'ouragan vient d'éclater dans toute sa furie. Les lames assaillent la plage en files pressées comme des guerriers montant à l'assaut, et lancent à cinquante pieds en l'air leur longue fusée d'écume; les nuages noirs se lézardent comme des murailles fantastiques, laissant apercevoir par leurs fissures l'ardente fournaise des éclairs; des lueurs blafardes et aveuglantes illuminent l'étendue. Les quelques barques amarrées devant nous s'entrechoquent avec des bruits lugubres, et les cordages, tourmentés par l'humidité, se plaignent douloureusement. La pluie, fouettée par le vent, tombe en faisant siffler ses hachures comme des flèches. On dirait que le chaos veut reprendre la terre et en confondre de nouveau les éléments. Voilà le spectacle que j'ai devant moi; de l'autre côté, dans la campagne, le même bouleversement se manifeste: les arbres craquent et se fendent sous les efforts de l'aquilon, les sentiers se changent en torrents, les feuilles jonchent le sol, les oiseaux frémissants se cachent dans les ramées humides, moi-même je grelotte de froid et d'émotion.

Pourrons-nous partir demain? Je l'ignore; et l'on se demande, devant un tel bouleversement, si jamais cette grande colère de la nature va s'apaiser, si les flots rentreront dans leur lit; assurément les arbres vont se redresser, les feuillages secouer les perles brillantes dont ils sont surchargés, les oiseaux s'aventurer dans l'espace pour sécher leurs ailes alourdies par la pluie? Sans doute demain, après une nuit terrible, l'ouragan fatigué s'éloignera. Du sein des eaux, des bois et des plaines sortiront des voix frémissantes, laissant échapper un immense soupir de soulagement. Encore quelques heures et tout rentrera dans l'ordre. La terre reprendra ses sourires, la mer ses limites, le soleil ses rayons, et l'on ne s'apercevra plus de cette terrible secousse qu'à la fraîcheur de l'air et au parfum plus pénétrant de la brise…

Nous avons reçu hier après-midi (heureusement qu'il faisait beau) une visite qui nous a tous bien surpris, la visite de M. Benoit, un monsieur très correct d'ailleurs, fils de mon premier professeur de piano. Il venait nous faire ses offres de service, c'est un industriel qui semble très au courant de sa partie: «Oui, nous a-t-il dit en souriant, le commerce est plus productif que les arts. Mon pauvre père n'entendait rien aux choses pratiques de la vie; c'est probablement ce qui m'a rendu très positif.»

Nous n'avions jamais vu M. Benoit fils, c'est à peine si nous savions son existence, son père n'en parlait guère, ce qui était assez singulier; cet étranger, cet inconnu m'apparaissant comme la vision rajeunie de mon vieux professeur, m'a rappelé soudain plus d'un souvenir de mon enfance.

Je connais une petite fille qui vous dit le plus gentiment du monde: «Je n'ai pas peur de papa, ni de maman, ni de ma bonne; j'ai seulement un peu peur de Croquemitaine.» Quand je pense à mon vieux professeur de musique, je pourrais dire la même chose. À cette époque, je ne craignais ni papa, ni maman, ni ma bonne, mais j'avais une affreuse peur de mon maître de piano.

Je le retrouve dans ma mémoire avec un visage d'ogre, des yeux dévorants, des dents de requin, une voix de tonnerre. Je croyais à l'instant voir surgir de ses immenses poches les paquets de verges, dont il parlait, pour corriger les doigts faibles ou récalcitrants. Il avait des comparaisons qui alors me terrifiaient.

«Qu'est-ce que c'est que ça? des doigts flasques comme des asperges bouillies, attachés à des poignets raides comme du cornouiller.» Lorsqu'il m'avait lancé ces épithètes malsonnantes, je prenais le parti héroïque de m'endormir. Dame, je n'avais que six ans! Quand on saura que ce maître intraitable me donnait une heure de leçon tous les jours, on conviendra que c'était un peu long.

Si la leçon s'était bien passée, maman me donnait un sou, pour aller acheter un chausson aux pommes chez le pâtissier voisin. Ah! ces pommés, comme ils me paraissaient délicieux! J'ai eu beau chercher, je n'en ai jamais retrouvé de pareils. Le grand Napoléon demanda vainement toute sa vie un haricot de mouton, comme ceux qu'il mangeait à l'école de Brienne; on lui en servit de bien supérieurs sans doute, mais il ne les trouva jamais aussi bons. Ce qui prouve une fois de plus, que les souvenirs enfantins demeurent les plus vivaces et souvent les meilleurs.

Depuis, petit à petit, j'ai appris l'existence pénible de mon professeur. C'était un artiste dans toute l'acception du mot; le sens commun, qu'on devrait appeler le sens rare, lui manquait totalement. Il appartenait à cette race intelligente des bohèmes d'il y a un demi-siècle, vivant au jour le jour sans penser au lendemain, dépensant peu ou beaucoup, suivant les circonstances, mais n'ayant jamais un centime devant eux. Aujourd'hui, les artistes ont fait de grands progrès sous ce rapport-là, ils sont devenus pratiques; ce n'est pas une poire, mais des vergers de poires qu'ils savent se ménager pour la soif; s'ils connaissent à présent l'art de gagner de l'argent, ils connaissent aussi celui de le garder.

Mon professeur était fils d'un fonctionnaire ayant économisé une certaine fortune, et frère d'un compositeur qui a laissé des romances charmantes qu'on chante encore; ces bons exemples ne lui servirent en rien. Comme on le voit, c'était un irrégulier, un bohème. À vingt ans il s'était marié avec une jeune fille de dix-huit, aussi riche que lui d'insouciance et de gaîté, n'ayant d'autre patrimoine que la jeunesse et l'espérance. L'espérance! un banquier qui n'aboutit souvent qu'à la faillite. La pauvre jeune femme mourut un an après, en donnant le jour à un fils, dont M. Benoît s'occupa tout juste, comme jadis La Fontaine s'était occupé du sien.

M. Benoît, ce professeur qui ne passait pas un quart de soupir, ni un double point, qui raisonnait si exactement en musique, restait toujours un grand original dans les choses sérieuses de la vie. Je pourrais même ajouter qu'il avait plus de justesse dans les oreilles que de justice dans l'esprit. Je me souviens encore de quelques petites histoires qui en font foi.

Après les premières études si ingrates du piano, lorsque je commençais à faire une moue dédaigneuse aux morceaux de Leduc et de Carpentier, on m'acheta un bel instrument neuf. Dire toute la joie que j'en ressentis serait impossible. J'étais encore à cet âge heureux où les impressions sont les plus vives et où l'on ne croit qu'au bonheur. On avait d'abord décrété que je ferais gammes et exercices sur le vieux piano; mais bah! au bout de quelques mois je ne voulais plus en entendre parler. Ma mère songea alors à le vendre et pria mon professeur de s'en occuper. La caisse était encore belle, l'ivoire des touches pas trop jauni; mais les sons, hélas! laissaient beaucoup à désirer. Le facteur de la ville n'estimait plus mon vieux piano, que deux cents francs. Mon professeur avait justement, à trois ou quatre maisons plus loin que la nôtre, une nouvelle commençante dont les parents cherchaient un piano d'occasion: c'était leur affaire. M. Benoit qui donnait cette leçon-là après la mienne, offre illico mon piano. À deux heures il était proposé; à quatre heures, il était acheté; à six heures il était emporté.

Comme on voit, notre intermédiaire ne s'était donné aucune peine, ma mère cependant comptait lui offrir une petite gratification. Malgré tous les travers, qu'elle lui connaissait, elle s'intéressait vivement à ce bon M. Benoit pas riche du tout et elle se disait in petto: «Je le connais, c'est la délicatesse en personne, il est capable de ne vouloir rien accepter et moi, certainement, je lui offrirai un louis.»

En effet, dès le lendemain, après ma leçon, ma mère remercia M. Benoit de son empressement à lui être agréable; le sourire aux lèvres, songeant à la joie qu'elle allait lui causer, ma mère lui demanda ce qui lui était dû pour sa complaisance.

M. Benoit baissa les yeux et tout rougissant il répondit d'un air modeste: «Oh! Madame, rien, presque rien; cinquante francs si vous voulez.»

Presque rien! cinquante francs! le quart de la vente totale du piano!

Ma mère crut qu'elle avait mal entendu, cette demande lui paraissant fort exagérée. Elle lui remit vingt-cinq francs; mais, depuis ce jour, elle ne parla plus des sentiments délicats de mon professeur.

À quelque temps de là, il y eut soirée dansante à la maison; ma mère pensa que le violon de M. Benoit soutiendrait très agréablement les personnes qui auraient l'amabilité de faire danser, et même au besoin pourrait les remplacer. Sachant les susceptibilités du bonhomme, mon père se rendit en personne chez lui pour lui demander son concours, appuyé d'un salaire rémunérateur. À cette demande M. Benoit fronça les sourcils… «Monsieur, dit-il, je n'ai jamais joué qu'une seule fois dans un bal… et ça a mal tourné.

—Comment? cela a mal tourné!

—Oui, très mal.

—Mais enfin, M. Benoit, je ne vois aucun motif pour que cela tourne si mal chez moi. Vous me rendriez service; je vous en prie.

—Monsieur, ce serait chez vous, comme chez les autres.

—Expliquez-vous de grâce.

—D'abord, moi, quand je joue un quadrille, je le joue correctement, pas une note de plus que les reprises voulues: tant pis pour les retardataires.

Eh bien! au bal dont je vous parle, on voulut me faire jouer les figures des quadrilles aussi longtemps que cela plaisait aux danseurs, à eux de me donner le signal de l'arrêt, en frappant dans leurs mains.

«Ah! par exemple, me disais-je, vous prenez donc mon archet pour la manivelle d'un orgue de barbarie? Je vais vous prouver que non. Je me regimbai. De plus, quand je joue, j'entends qu'on m'écoute.

—Ah! même la musique de danse…

—Oui, Monsieur, le plaisir des jambes n'a rien à revoir avec celui des lèvres, autrement dit de la conversation qui ne sert qu'à brouiller les figures, étouffer la musique, estropier la mesure. Dans ce salon tout le monde riait, parlait, criait, si bien que je ne m'entendais plus: je croyais avoir affaire à des sauvages ou à des fous. Dame! ça m'a chauffé les oreilles. Je me suis arrêté tout court et j'ai refusé net de jouer. «Dansez maintenant, ai-je dit, comme dame Fourmi à la frivole Cigale; trémoussez-vous, belles». Et j'ai remis mon violon dans sa boîte. On m'a supplié d'abord, les plus jolis minois m'ont fait des risettes; mais stoïque, mais Romain jusqu'au bout, je suis demeuré inflexible. Le maître de la maison s'est fâché tout rouge, m'a saisi par le bras et m'a poussé à la porte.

Oui, on m'a jeté à la porte! s'écria M. Benoit que ce souvenir rendait encore frémissant.»

Mon père, tout interloqué de cette confidence, se donna bien garde d'insister davantage.

Mon professeur de musique ne vint pas à la soirée.

Voici du reste la dernière aventure qui mit le comble à ses méfaits. M. Benoit, ayant travaillé chez un facteur de pianos dans sa jeunesse, était aussi bon accordeur que bon professeur. Mais ne voulant marcher sur les brisées de personne, il laissait cette clientèle à l'accordeur qui passait régulièrement tous les trois mois.

Il advint cependant qu'une année, au moment des vacances, notre piano devint faux tout à coup. Nous devions être nombreux à la maison, faire de la musique et danser de temps en temps. Ma mère demanda à M. Benoit de lui rendre le léger service d'accorder notre piano. M. Benoit y consentit de bonne grâce. C'était un simple accord, puisque le piano était au diapason et qu'il ne lui manquait pas une corde. Après avoir terminé son accord, M. Benoit demanda plumeau et brosse pour enlever la poussière qui, disait-il, s'était glissée à l'intérieur du piano. Nous finissions de déjeuner, on était au dessert, ma mère pria M. Benoit de venir manger quelques fruits et prendre une tasse de café, additionnée d'un verre de fine champagne; ce qu'il accepta avec empressement.

Mon père rencontra M. Benoit le lendemain…

«Combien vous dois-je, lui dit-il?» M. Benoit sembla éluder la question.

—Mais rien, presque rien, cela se retrouvera une autre fois.

—Non, non, vous avez devant vous un débiteur qui ne demande qu'à s'acquitter, reprit mon père, en souriant.

—Eh bien, puisque vous le voulez absolument, ce sera vingt-cinq francs.

Mon père, comme ma mère la première fois, trouva cette réclamation fort exagérée. Mais M. Benoit tint bon et voulut lui prouver, en termes techniques que les profanes ne pouvaient guère comprendre, qu'il avait fait une réparation considérable.

À son passage à la maison, mon père consulta notre accordeur ordinaire qui estima l'accord, cinq francs et l'époussetage, cinq autres francs.

Mon père offrit quinze francs, mais M. Benoit ne voulut pas démordre de ses prétentions et menaça de l'huissier s'il ne recevait illico ses vingt-cinq francs.

Quand on l'entendait jouer de la guitare ou du piano, il vous empoignait. On s'intéressait à lui, on lui cherchait des positions, on lui en trouvait: le malheureux ne savait pas les conserver. Lorsque la Folie avait fait tinter ses grelots et le Plaisir ses flonflons, aucune considération ne l'arrêtait plus; voici peut-être sa plus jolie escapade.

Je l'ai connu vieux, mais il avait été jeune… (Monsieur de La Palisse n'aurait pas dit mieux). Donc à cette époque, on lui avait fait obtenir une place dans une ville de province. Avec ses leçons et les concerts qu'il organisait de temps en temps, on voyait poindre pour lui des jours heureux. Surcroît de bonheur: il avait été nommé organiste d'une petite paroisse suburbaine. Ah! bien oui! Y pensez vous! N'avoir jamais eu d'autre maître que son caprice et soudain dépendre d'un chef de bureau tous les jours de la semaine et d'un bon curé le dimanche, c'était deux chaînes au lieu d'une qu'il se rivait à perpétuité.

Un certain dimanche, les petits camarades avaient organisé une partie de campagne. Les voitures avaient été commandées pour dix heures et demie dernière limite, et mon professeur devait les rejoindre aussitôt la grand'messe finie; mais quand bien même l'organiste l'eût menée à fond de train en écourtant toutes les antiennes, il lui était impossible d'arriver à l'heure. Ce retard l'agaçait. Il dormit mal, cherchant un moyen de concilier son devoir et son plaisir. À la fin de la nuit, il eut soudain une idée géniale, une idée triomphante; il se leva promptement et se dirigea vers l'église. Une seule porte donnait accès à l'escalier de la tribune et à celui de l'horloge. En sa qualité d'organiste M. Benoit avait une clef de cette porte; vers cinq heures et demie il se croisa avec le sacristain qui venait de sonner l'Angélus, il entra à l'église où il n'y avait encore personne, grimpa dans la tour de l'horloge et avança prestement les aiguilles d'une heure.

À neuf heures moins un quart, les cloches étaient en branle sonnant la grand'messe. Chacun chez soi fit la même réflexion, et tout en se disant: comment se fait-il que ma pendule soit en retard d'une heure? se hâta de s'apprêter pour courir à la messe. Au sortir de la dite messe, quand chacun se raconta sa petite histoire, qui était la même, y compris le clergé, les chantres, le bedeau, les enfants de chœur et les paroissiens, on s'aperçut que ce n'était pas toutes les pendules et montres de la paroisse qui s'étaient détraquées à la fois, mais que c'était l'horloge seule qui avait avancé d'une heure, et l'on comprit le coup de pouce donné aux aiguilles par l'organiste. Celui-ci avait tout à la fois concilié son devoir et son plaisir: il avait tenu l'orgue toute la grand'messe et il était arrivé juste à l'heure du rendez-vous. Malheureusement, le curé et les fabriciens ayant éventé le truc réprouvèrent cette façon d'agir; le pauvre musicien fut remercié et perdit ainsi la grosse corde de son arc.

Il lui aurait fallu une vie d'aventures, voire même une roulotte bariolée pour courir de bourg en ville, parader, recueillir des bravos. Incapable de se plier aux exigences d'une vie modeste mais assurée, il eût de beaucoup préféré vivre dans l'imprévu, connaître les jours de liesse et d'abstinence, le gîte à la belle étoile et les hôtels somptueux. Chaque soir de cette existence uniforme et de la même couleur, il se serait volontiers écrié comme je ne sais quel poète. «Me voilà donc encore débarrassé d'un jour!»…

Il s'était ensuite rejeté sur les concerts, mais hélas!…

Le plus mirifique de ses concerts eut un sort aussi désastreux. Il jouait à ce moment un morceau intitulé La Retraite, son triomphe sur la guitare, instrument grêle et sans ressources s'il en fut, et cependant, sous ses doigts merveilleux, on croyait entendre les fifres et les tambours, et l'on voyait, si l'on peut s'exprimer ainsi, la Retraite se rapprocher, arriver, passer, s'éloigner. Au moment le plus brillant du morceau, une des cordes casse; il la remet en maugréant. À peine est-elle remise que deux autres partent à la fois. C'en était trop; l'artiste furieux pousse un juron formidable et, jetant sa guitare à terre, trépigne dessus. C'était un instrument de prix, une guitare parfaite, presque impossible à remplacer… Le public montra son mécontentement, on entendit à la porte des chut! chut! des bravos ironiques se croisèrent avec des coups de sifflet, il y eut tumulte. Les plus raisonnables se levèrent pour s'en aller; les mécontents voulurent qu'on rendît l'argent. Bref, c'est au milieu de ce brouhaha inexprimable que les concerts de mon professeur prirent fin.

Il se rendait au bureau à l'heure de son caprice; au bout d'un mois son chef savait à quoi s'en tenir sur ses services; au bout de deux mois, il le remerciait.

On pouvait considérer ce pauvre M. Benoit comme une épave de la vie. Il avait essayé de bien des métiers et n'avait réussi à rien. Il revenait à ses leçons qui lui permettaient de vivoter, mais ne mettaient guère de beurre sur son pain. Ce sont ses goûts nomades dans sa jeunesse et son amour de la pêche plus tard qui l'avaient perdu.

Il s'en allait l'été au milieu des grandes herbes, à l'ombre d'un vieux saule, jeter sa ligne et suivre d'un regard rêveur la mince ficelle et sa pensée vagabonde qui toutes les deux s'en allaient à la dérive; c'était pour lui le nec plus ultra du plaisir solitaire. Comme cela il manquait beaucoup de leçons. C'est avec la plus parfaite bonhomie qu'il disait à ses élèves: «Demain, je ne pourrai pas vous donner de leçon, je vais à la pêche, mais, après-demain, je vous en donnerai deux…» On reconnaîtra que ce système nouveau ne pouvait convenir ni aux parents, ni aux enfants: c'était une énormité qu'il proposait là sans l'avoir jamais comprise.

D'ailleurs, il s'était toujours énergiquement refusé à donner des leçons aux jeunes qui travaillaient pour devenir à leur tour professeurs de musique: «Leur donner des leçons! s'écriait-il. Élever des petits chiens pour me mordre; jamais!»

Le 10 octobre au soir.

J'ai achevé ce matin une robe merveilleuse, qui m'a pris tous mes moments de loisir pendant les vacances; cette jupe sans pareille, qui renferme entre ses plis les oracles du Destin, va revêtir une poupée, que dis-je? une magicienne cabalistique qui doit prédire les temps présents, futurs et surtout passés. Elle va tirer la bonne aventure à tous, grands et petits, mais particulièrement aux jeunes filles. Ma sibylle, ne s'étant jamais occupée de mariage pour son propre compte, s'intéresse vivement à l'hymen des autres et promet monts et merveilles. Dorénavant tous les jeunes gens ne rencontreront plus que des perles pour femmes, et les jeunes filles, des phénix pour maris.

Hier soir au dîner, ma chère famille a fêté mes seize ans. J'ai reçu de jolis souvenirs, et mon frère aîné avait préparé un brillant feu d'artifice qu'on a tiré après avoir mangé le traditionnel gâteau aux bougies. Cette fois il y en avait seize; un nombre déjà respectable, comme dit grand-père.

Après déjeuner, pour nous distraire une dernière fois, nous avons couru les champs et ramassé des champignons de toute espèce. Vraiment, il est affreux de penser que dans ces végétations, si variées de formes et de couleurs, nées de quelques gouttes de rosée et d'un rayon de soleil, se glissent trop souvent les principes d'une mort terrible. Nous avions beaucoup de cèpes et beaucoup étaient mauvais; les cèpes qui poussent à l'ombre des grands bois sont généralement bons, mais ceux qui viennent dans les prairies sont souvent de la pire espèce, malgré leur apparence trompeuse. Ils ont la même forme et la même couleur que les autres; mais, dès qu'on les ouvre, instantanément, au contact de l'air, la partie intérieure, dure et compacte, qui doit toujours rester blanche, prend une teinte vert-de-grisée, qui s'étend et se fonce jusqu'au noir. Il faut, autant que possible, chercher les différentes espèces à la place qui leur est propre: le cèpe, dans les bois; le champignon rose à la mine engageante et jamais trompeuse, dans les prairies; le gros potiron qui sent la farine, aux champs labourés. Rien d'amusant comme la cueillette de ces énormes cryptogames qui remplissent tout de suite les paniers. En main, ils ont la forme du parapluie de Robinson Crusoë dans son île déserte; mais de loin, on dirait le toit pointu d'une cabane en miniature. Quant aux mousserons, je crois qu'ils se plaisent également à l'ombre et au soleil; mais je ne me hasarde pas à les ramasser, à cause des traîtres qui se faufilent si facilement parmi les bons.

À deux heures, maman nous a rappelés pour voir quelques connaissances qui venaient nous dire adieu.

Les deux ou trois premières visites ne m'ont guère amusée, on a d'abord parlé de la pluie et du beau temps… Ah! vraiment l'on ne saura jamais ce que cette sempiternelle et monotone lamentation contre le temps rend de services à la société; cette jérémiade permanente fait les trois quarts et demi des frais dans les visites banales et tire bien des personnes d'embarras.

«Mon Dieu, que vous êtes aimable, dit-on, d'avoir affronté, pour venir me voir, ce soleil torride (si c'est l'été), ce froid de Sibérie (si c'est l'hiver), et les doléances vont leur train, la glace et la neige, la poussière et la boue, le ciel bleu et les nuages, le froid et le chaud, le vent et la pluie, enfin tous les divers états atmosphériques alimentent la conversation de ceux qui ne savent que dire. La petite ville qu'on habite donne aussi matière à la causerie. N'a-t-elle pas le privilège, peu enviable, d'être tout à la fois ville ou campagne, suivant l'appréciation de ses habitants? Chacun la juge à sa manière. L'hiver, c'est une bourgade ouverte à tous les frimas il est vrai, mais fermée à toute espèce de plaisir, et si l'on tient à s'amuser, il faut aller chercher la grande ville qui mène joyeuse vie. En revanche, et chose toute particulière, à peine le printemps est-il de retour, à peine les rayons ont-ils succédé aux neiges, à peine mai a-t-il fait craquer l'écorce des pousses nouvelles et bourgeonner tous les arbres que, par une métamorphose subite, la petite ville, qui n'était tout à l'heure que la campagne, redevient ville avec tous les inconvénients de l'été: pas le moindre petit coin d'ombre ou le plus léger zéphyr; on souffre de la chaleur, la poussière est intolérable, et l'on court au fond des bois ou au bord de la mer.

Ma conclusion est qu'il y a beaucoup d'esprits mal faits qui n'aiment l'hiver que pendant l'été et vice versa.

En revanche la dernière visite m'a fort intéressée. Ah! nous en avons appris de belles sur la tempête de l'autre jour, elle a fait des siennes! Le bateau sauveteur de Saint-Marc n'existe plus! Il s'est perdu en voulant sauver deux navires en détresse! Qui eût pu croire que nous ne le reverrions pas et qu'il n'avait plus que quelques jours à vivre, lorsque ces temps derniers nous allions le visiter et l'admirer. Ce beau bateau insubmersible, construit dans les grands chantiers de la Seyne, près Toulon, si bien gréé, si bien préparé à la lutte, nous semblait toujours devoir être vainqueur. Les courants l'ont entraîné entre deux rochers où la mer, le menant et le ramenant sans cesse avec furie, l'a broyé en miettes. Grâce à leur ceinture de liège, les dix marins qui le montaient ont pu se soutenir sur l'eau plusieurs heures, et attendre ainsi qu'on vînt les secourir. Il était grand temps pour quelques-uns d'entre eux, épuisés et presque sans connaissance; enfin, personne n'a péri, non plus que les deux bâtiments signalés en souffrance secourus par le Pouliguen.

Quant aux aimables Parisiens déjà nommés, ils ont terminé leur saison balnéaire par un exploit digne d'eux et qu'ils n'oublieront pas, j'en suis sûre. Voulant profiter de tous les genres de plaisir que peut offrir la mer, ils ont rêvé d'emporter les émotions d'un naufrage, sans cependant courir aucun danger. Pour cela, ils se sont entendus, après force insistances mêlées d'or, avec le patron de l'un des bateaux pilotes qui circulent continuellement dans nos parages pour diriger, à l'entrée comme à la sortie du port de Saint-Nazaire, les grands vaisseaux ignorant le chenal. Ces bateaux sont d'une solidité à toute épreuve, montés par des gens aguerris aux emportements de la mer et dont le métier même ne consiste qu'à les affronter perpétuellement. Donc, le soir de la dernière tempête, nos trois élégants ont obtenu la permission de monter à bord de l'un de ces bateaux et d'y passer la nuit. En effet, l'obscurité profonde, les rugissements de la tempête, les paquets d'eau qui déferlaient sur le pont, le roulis qui forçait à se cramponner aux cordages, rien ne manquait au programme. La position était émouvante et critique, nos Parisiens étaient tranquilles quand même, rassurés par la solidité du bateau et les capacités de l'équipage. Ils tenaient donc tout ce que leur imagination fantaisiste avait pu rêver; mais ce qu'ils n'avaient pas prévu, ils l'ont eu cependant, c'était de faire véritablement naufrage. Voilà ce qui est arrivé. Vers minuit, la mer est devenue si mauvaise que le bateau a chassé sur ses ancres, ce qui n'arrive presque jamais; on cite peu d'exemples de bateaux pilotes sombrant, cela, cette fois, s'est produit, le bateau a été entraîné à la dérive vers une pointe de rochers où il n'a pas tardé à talonner et à faire eau de toutes parts. Tous les malheureux qui le montaient n'ont eu que le temps de se sauver sur ce rocher, heureusement plus haut que le flux et de s'y cramponner de leur mieux. Ils ont attendu là, six mortelles heures, au milieu des flots qui les enveloppaient et les frappaient de tous côtés, le retour du jour pour sortir de l'abîme… Il faut avouer que ces beaux messieurs ont été servis trop à souhait; car ce n'était plus seulement en imagination, mais bien en réalité qu'ils avaient éprouvé toutes les émotions d'un naufrage. Ils pouvaient périr à ce jeu dangereux, ils en ont été quittes pour la peur; mais ils ont rapporté, en plus de leurs souvenirs, un gros rhume et force douleurs rhumatismales; ce que voyant et ressentant surtout, ils sont partis le jour même, jurant, un peu tard, comme dans la fable, qu'on ne les y reprendrait plus.

À quatre heures, il a fallu terminer les paquets et les malles. Nous partons tous demain matin. Ah! mon Dieu, qu'il est donc triste de se quitter! et, quand on y réfléchit, la vie n'est qu'une longue suite d'adieux. Adieu à la gaieté de l'enfance, adieu aux illusions de la jeunesse, adieu aux joies plus douces de l'âge mûr, adieu à la santé, au bonheur, à la vie! La mort, cette grande désenchanteresse de l'existence, c'est le terme de tout…

J'ai rangé soigneusement ma chambre, renfermé tous les jolis bibelots de mes étagères, pris la clef de mon secrétaire et de mon armoire, voilé mon petit oratoire et abrité d'une mousseline blanche les portraits qui me sont chers, celui surtout de mon bien-aimé père, si tôt enlevé à notre affection. Ah! oui, que de tristesses dans un départ! On laisse toujours une partie de soi-même aux lieux préférés qu'on quitte; le cœur anxieux se demande si on les reverra…

Et puis, j'ai emballé mes livres de classe dans ma grande caisse de voyage, ces livres que, hélas! je n'ai pas ouverts une seule fois pendant les vacances, même ceux d'histoire et de géographie que j'aime tant; ils sont restés oisifs au fond du dernier casier. Mes cahiers sont immaculés et devant leurs feuillets blancs, le blanc, couleur de l'innocence et de la sérénité, j'éprouve les troubles du remords; ces cahiers, je les voudrais noirs, raturés, remplis jusqu'à la dernière feuille des analyses, narrations, résumés que j'avais à faire et que je n'ai pas faits. Voilà, j'ai dit bonsoir à tous les devoirs de vacances, je me suis moquée d'eux et je suis l'attrapée maintenant. Chaque jour, je les remettais au lendemain, en leur tirant ma plus gracieuse révérence, et aujourd'hui qu'il est trop tard pour les commencer, je ne vois rien encore à faire de plus pour eux! Cependant la plume, mon démon familier, n'a pas chômé.

Qu'imaginer? Que devenir? Comment rentrer au pensionnat les mains vides des devoirs à faire et l'esprit vide des leçons à apprendre? Par quel moyen me tirer de cet embarras? Penser mélancoliquement à toutes ces choses n'y remédie point… Ah! mon Dieu, quelle heureuse idée m'arrive… c'est une inspiration du Ciel… Mon journal sera mon sauveur, et pourtant, j'avais rêvé de le garder pour moi toute seule… Mais, bah! quand on a fait un mauvais pas par sa propre faute, il faut tâcher de s'en tirer. Je vais le présenter à mes chères maîtresses, d'ailleurs si bonnes, si indulgentes, et je suis sûre qu'elles voudront bien l'accepter. Ce long devoir de littérature va, d'un même coup, acquitter la dette obligatoire de tous les devoirs de vacances.

Adieu, mon charmant home, je te quitte, la conscience allégée par cette douce espérance.

Signé: HENRIETTE.

Voilà comment ce modeste journal a commencé son chemin. Il a été lu en classe pendant l'ouvrage manuel; puis il a été prêté aux amies d'Henriette, qui l'ont timidement fait sortir du pensionnat. C'est ainsi qu'il est arrivé jusqu'à moi. En fermant ce gros cahier, mes yeux se sont machinalement abaissés sur la couverture, et, comme Henriette, je l'ai trouvée si jolie que je ne puis m'empêcher, en finissant, de transcrire ses réflexions à ce sujet; cette couverture est bleue, ayant en tête la Vierge Marie portant l'enfant Jésus:

«J'aime tout ce qui parle du Ciel, je t'aime bien, jolie couverture de mon cahier, tu es bleue et tu me rappelles la céleste couleur. Et qu'elle est belle, cette Vierge au regard chaste et pur! que j'aime à la voir, à la contempler! Grâces vous soient rendues, ô vous qui avez placé au frontispice d'un cahier une madone, alors que tant d'autres nous arrivent avec une couverture froide, inanimée, gravée de traits insignifiants ou même de folies. Les enfants de Marie peuvent plus que l'aimer, cette feuille aux couleurs de la Vierge; il leur est permis de la presser sur leurs lèvres, car l'effigie est celle de la Reine des Cieux. Oui, je t'aime, charmante couverture de mon journal, avec ton Enfant-Dieu, ta Madone, tes étoiles et tes anges. Je voudrais, ô Vierge! que ton image fût retracée autant de fois qu'il y a de grains de sable sur les plages, de gouttes d'eau dans l'Océan, d'astres au firmament, parce que je sais que ton sourire angélique peut toucher tous les cœurs, parce que je sais que ton amour t'a faite la Mère de tous les hommes, leur consolation, leur espérance et leur salut!»

HENRIETTE

SECONDE PARTIE

QUELQUES-UNS DES DEVOIRS D'HENRIETTE

LES DIX COMMANDEMENTS D'UNE PENSIONNAIRE

Sitôt que la cloche ouïras,
Saute de ton lit prestement.
Au lavabo tu parleras
Mais tout bas et très rarement.
À la chapelle te rendras
Pour la messe dévotement.
Et puis au réfectoire iras
Pour y manger fort sobrement.
Pendant la classe tu feras
Tes devoirs scrupuleusement.
De tes compagnes souffriras
Les défauts bien patiemment.
Sous la charmille tu feras
Mille et un complots d'agrément.
À l'étude tu rentreras
Pour travailler assidûment.
Et le soir tu te coucheras
L'esprit orné, le cœur content.
Jusqu'aux vacances passeras
Ainsi chaque jour mêmement.

PREMIER DEVOIR

DE LA CONVERSATION DES SALONS D'AUJOURD'HUI ET DE CEUX D'AUTREFOIS

Avec les gens d'esprit, l'esprit vient de lui-même.
Causer avec les sots, donne une peine extrême.

Qu'est ce que la conversation?

La conversation, c'est le rapprochement de deux âmes, le frottement de deux intelligences ou simplement l'échange de pensées légères et frivoles, de menus propos alimentés par les nouvelles du jour et, faut-il l'avouer, par les pailles du prochain.—La conversation est l'une des principales récréations de l'esprit; son charme se compose de tout et de rien, de nuances délicates et de couleurs vives, de mots emporte-pièce et de douces joyeusetés, d'expressions hardies et de phrases mélodieuses.

Dans ce duo où l'esprit et le cœur sont appelés à faire leur partie, si l'esprit doit régner, le cœur seul doit gouverner; et ici, je ne parle pas du tête à tête qui à lui seul renferme toutes les attractions, non seulement, quand c'est l'amour qui préside, mais même aussi l'amitié. Je parle de la conversation en général. Oui, il faut que le cœur gouverne l'esprit pour l'empêcher d'être méchant, s'il il en est autrement, cela ne s'appelle plus causer, mais médire, calomnier.

«L'Allemand disserte avec profondeur, l'Anglais discute avec flegme, l'Espagnol s'exprime avec emphase, l'Italien pérore avec volubilité, le Français seul sait causer». Causer, c'est aborder tous les sujets sans avoir l'air de les prendre corps à corps, c'est mêler l'enjouement à la sagesse, c'est habiller le simple bon sens de cette courtoisie et de cette politesse qui le rendent séduisant; c'est glisser l'avis judicieux au milieu d'une phrase légère ou plaisante; causer, c'est savoir allier la raison sans rien de vulgaire à la finesse, à l'élégance sans négligence ou prétention; causer, c'est avoir sa manière de dire, son esprit à soi, tout en gardant le désir de faire valoir celui des autres. Avoir de l'esprit et faire de l'esprit sont deux choses bien différentes. Il arrive trop souvent que l'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a.

Causer avec facilité et grâce ce n'est pas dire beaucoup, mais bien dire; cet amour excessif du toujours parler, de trop parler, entraîne à beaucoup de sottises. Il y a des personnes qui ne connaissent ni point, ni virgule dans leur causerie et dont la langue marche comme les baguettes d'un tambour. Elles voient tout, savent tout, connaissent tout, elles éclaireraient le soleil, et en attendant elles sont le catéchisme ambulant de la conversation, avec demandes et réponses toujours prêtes. Il n'y a rien de fatigant comme ces relations-là. Ah! si l'on osait comme on leur réciterait la fable de l'abbé Reyrac:

«Naguère un grand parleur tant jasait, tant jasait
Qu'enfin las de l'entendre et ne pouvant le suivre
Un aveugle attentif, estimant qu'il lisait
Lui dit: «Monsieur, pour Dieu, brûlez ce mauvais livre!»

Et puis dans ces intempérances de langage; ces excès de paroles qui sortent des lèvres comme un flot mal contenu, il est difficile de rester bon, indulgent, généreux, de ne pas exercer sa langue contre le prochain. Combien d'ennemis on se fait ainsi sans y prendre garde? Une saillie amère est le poison de l'amitié. Heureuses les natures d'élite qui ont tant et tant d'esprit à leur service qu'elles restent toujours spirituelles sans jamais être méchantes…

La conversation a deux écueils qu'il faut éviter avec un égal soin, le pédantisme et la négligence. Pour éviter le pédantisme, il faut parler en bons termes, mais toujours avec naturel et simplicité. Fuyons cette faiseuse de couronnes et de pompons, la Prétention comme l'appelle un vieil auteur qui nous la dépeint: dorée, parée, coquette et ennuyeuse à faire mourir. Évitons la faiblesse de vouloir répéter un bon mot passé inaperçu, c'est gâter un trait heureux que de forcer les autres à l'admirer; mêlons les fruits aux fleurs, l'utile à l'agréable et au lieu de nous appesantir sur les choses, effleurons-les avec grâce, suivant le précepte du naïf La Fontaine:

«Qu'il faut de tout aux entretiens
C'est un parterre où Flore épand ses biens,
Sur différentes fleurs l'abeille se repose
Et fait du miel de toute chose»

Ces deux derniers vers sont charmants, ils se prêtent à une comparaison toute chrétienne, dont l'honneur appartient au bon saint François de Salle qui l'a employée fréquemment.

Sans doute, il ne faut pas être aussi puriste, qu'un prince de Beauvau qui eût préféré se casser le bras, que de donner une entorse à ses phrases; cependant, il faut éviter avec attention la négligence. Celle-ci, laisse la phrase incorrecte, inachevée, obscure, se contente de comparaisons douteuses, remplace les expressions choisies par des expressions vulgaires, les mots propres par des mots vicieux et de terroir si l'on peut s'exprimer ainsi. Elle ôte enfin la clarté, la beauté et l'élégance à notre langue.

Boufflers disait que les hommes sont aussi jaloux sur le chapitre de l'esprit, que les femmes sur celui de la beauté. Il est certain que, pour tout le monde, hommes ou femmes, la conversation est le trône de l'esprit; la beauté éclipsée s'incline devant cette supériorité et n'est plus que sa vassale. La matière cède à l'intelligence car la beauté sans esprit, c'est une fleur sans parfum, c'est la statue superbe à laquelle manque l'étincelle de vie. La beauté séduit, mais c'est l'esprit qui retient—voilà pourquoi les femmes spirituelles, sans être jolies, inspirent des affections beaucoup plus durables que les femmes très belles seulement. La beauté reste une, elle est toujours la même, «l'ennui naquit dit-on de l'uniformité», tandis que l'esprit sait se multiplier à l'infini, se plier à toutes les exigences, prendre toutes les formes et, comme le phénix, renaître de ses cendres pour paraître toujours jeune et nouveau. Quelle cruelle déception, lorsque, sous ses dehors enchanteurs qui semblent tant promettre, on ne trouve qu'une tête creuse, un cœur vide, une âme languissante, rien enfin.

Les personnes distinguées par l'esprit et le cœur, toutes déshéritées qu'elles puissent être des biens physiques, trouvent un grand dédommagement dans la conversation; les qualités morales se traduisent toujours par quelque côté, l'âme se révèle alors dans ses plus nobles aspects. Que de fois nous avons entendu dire: C'est incroyable! cette personne est laide et cependant, dès qu'elle parle, elle devient presque jolie. On pourrait répéter ce que Mme de Sévigné avec sa grâce habituelle disait du visage de la Princesse Henriette d'Orléans: «Sa figure ne lui sied point, mais son esprit lui sied à ravir.» La physionomie reflète l'âme, les yeux parlent avec les lèvres, les imperfections des traits disparaissent sous le feu du regard. La chaleur de la parole, l'animation du visage et cette transfiguration qui vous étonne et vous charme tout à la fois: c'est l'œuvre de l'esprit.

Savoir tenir un salon n'est pas chose aussi commode qu'on pourrait le croire. Il n'y a pas de culture plus difficile ni plus délicate que celle des personnes. Pour les fréquenter, souvent les réunir et les grouper, autour de soi, il faut, non seulement de l'esprit, mais surtout beaucoup de tact et une connaissance approfondie du cœur humain. Ce rôle qui incombe à la maîtresse de maison, consiste à maintenir la conversation dans de justes bornes, la rendre agréable et intéressante en détournant les discussions amères. C'est encore à elle de ménager les susceptibilités de tous, en retenant les antagonistes sur un terrain impartial, en conciliant par un mot heureux les natures les plus contraires et les idées les plus opposées; en adoucissant, en calmant l'ardeur des polémiques religieuses et des controverses politiques; et, tout cela sans trop retenir le dé pour elle-même. On le sait les causeurs aiment à causer. Ils aiment à parler de ce qui les intéresse, à faire valoir leurs connaissances, à semer leurs bons mots, à raconter leurs anecdotes. Ce va-et-vient de la pensée, ces joutes pacifiques de l'esprit font naître des entretiens aussi faciles qu'agréables, aussi éloignés de la banalité que du commérage. Quelle moisson charmante peut alors cueillir une maîtresse de maison. Parmi tous les bouquets apportés par chacun, parmi toutes ces couronnes effeuillées dans son salon ne peut-elle pas, abeille industrieuse, choisir et conserver les fleurs et les parfums qui lui conviennent le mieux.

Sans doute il y a encore quelques salons où l'on sait causer, où l'on sait apprécier toutes les jouissances de l'esprit, où la conversation demeure attachante et variée, vive et spirituelle. Dans ces milieux intelligents et sympathiques, où des personnes faites pour s'entendre et se comprendre se doivent mutuellement la moitié de leur esprit, les heures s'échappent comme en un songe d'or. Cependant nous sommes loin des brillants salons du XVIIIe siècle. Toutes les illustrations du moment s'y donnaient rendez-vous, accourant avec empressement auprès des femmes vraiment supérieures, qui régnaient alors par la grâce et le charme de leur esprit. Elles avaient fait de la conversation un art véritable. Que nous sommes loin de cette exquise politesse, (la politesse est sœur de la charité), de cette gracieuse urbanité, de ce tact parfait des convenances, qualités typiques des salons d'autrefois.

Les salons des XVIIIe et XVIIe siècles, inaugurés à l'Hôtel Rambouillet sont restés célèbres. Sous le Directoire Mme de Staël et plus tard Mme Récamier à l'Abbaye-au-Bois, comme deux astres radieux, attirèrent autour d'elles une pléiade de beaux esprits et d'hommes distingués. C'est à cette époque que La Harpe, toujours prétentieux, prononça ce mot resté inoublié. Il se trouvait à table entre Mme de Staël et Mme Récamier. «Ah! s'écria-t-il, sentencieusement, ma place est la meilleure, je suis assis entre l'esprit et la beauté.» Phrase assez malheureuse, au demeurant, puisqu'elle enlevait à l'une ce qu'elle donnait à l'autre.—À quoi Mme de Staël répondit avec sa vivacité ordinaire. «Je suis très flattée, voilà la première fois qu'on fait ce compliment à mon visage»—ce qui laissait ainsi, autant d'esprit que de beauté à Mme Récamier.

Le salon de Mme Tallien fut aussi très suivi, et quoique Napoléon n'ait jamais voulu l'admettre, à la cour elle n'en donnait pas moins le ton et avait une grande influence sur la société parisienne.

Sous la Restauration, on savait encore causer et se réunir pour goûter les plaisirs délicats de l'esprit, mais à l'heure présente qui s'occupe de ces plaisirs-là?… La politique qui se glisse partout, escortée de passions mesquines, a tout désuni. Les esprits les plus élevés ne sauraient rien semer sur cette terre aride, dans ce domaine dont ils ne peuvent même pas sortir, puisque la conversation revient par une pente presqu'involontaire, vers ce qui préoccupe le plus.

Lorsqu'il y a divergence d'idées, la contrainte toujours, l'antagonisme souvent, refroidissent les mieux disposés et ôtent toute espèce de charme aux entretiens; ici, on peut dire: qui n'est pas avec moi est contre moi.

Bien plus, ces questions brûlantes passionnent les adversaires, on ne dit plus ce que l'on pense sans éclat, sans tapage, avec mitaines et patins, suivant l'expression de Saint-Simon; on s'échauffe, on s'emporte même pour faire valoir ses arguments; on s'entête de plus en plus dans sa manière de voir et finalement, on se quitte, sans s'être converti le moins du monde et fort mécontent les uns des autres, chacun plus convaincu que jamais, que lui seul a raison. Tout s'apaise en ce monde, sauf les querelles politiques, car, à peine éteintes, le moindre souffle les fait renaître de leurs cendres et flamber de plus belle.

Les relations ébranlées par toutes sortes de tiraillements politiques, en face d'un présent qui n'est pas gai et d'un avenir plus sombre encore, les relations dis-je deviennent de jour en jour plus rares et plus difficiles; d'ailleurs qui a le temps de causer, le télégraphe, le téléphone et surtout les cartes postales ont remplacé la jolie lettre des épistolières du temps jadis, dont Mme de Sévigné reste la reine. La vie enfiévrée qu'on mène maintenant nous dévore, c'est à peine si on a le temps de penser, et former un salon qui rappelât ceux dont nous venons de parler, reste aujourd'hui un rêve à peu près irréalisable. Notre époque troublée ne les reverra pas.

SECOND DEVOIR

LE FACTEUR DES POSTES

L'univers est l'immense scène où chacun est appelé à remplir son rôle. Il y a longtemps qu'on a dit cela pour la première fois et que Rabelais se sentant mourir ajoutait: «Tirez le rideau, la comédie est jouée.»

Eh bien! parmi tous ces acteurs du monde civilisé, combien y en a-t-il dans la grande machine administrative, dont les services quotidiens passent presqu'inaperçus?

Je n'en citerai qu'un exemple, le Facteur des Postes. Avons-nous jamais pensé que cet agent d'un service si parfaitement fait aujourd'hui, que cet agent modeste, exact, discret, dont personne ne s'occupe, est cependant le grand distributeur de tous les événements, le porteur de toutes les joies et de toutes les douleurs de ce monde? À la ville, où l'existence se dévore si vite, où l'on ne sait même pas l'heure à laquelle vient le facteur, c'est à peine si l'on a le temps de songer à son arrivée, car à coup sûr on n'a jamais celui de l'attendre. Le courrier est remis au concierge ou dans la boîte appendue au bas de l'escalier, cette petite boîte froide, rangée au milieu de plusieurs autres ne dirait rien sans le nom qui l'étiquète. À la campagne, c'est tout différent; à la campagne où l'on a le loisir, si l'on peut s'exprimer ainsi, de s'écouter penser, de se sentir vivre, on connaît l'heure exacte de l'arrivée du facteur.

L'hiver, la lecture qu'il apporte tient compagnie au coin du feu et fait passer agréablement les longues soirées; l'été, on aime à aller à sa rencontre, à faire une petite promenade sur la route qui doit l'amener, ou à l'attendre tranquillement assis à l'ombre du grand bois qu'il traversera bientôt. On est aise alors de prendre son courrier, le jour surtout où il apporte les journaux favoris, où l'on attend la Mode par exemple. Ah! ce jour-là combien de belles châtelaines se montrent impatientes d'effleurer de leurs doigts mignons, de tenir dans leurs petites mains aristocratiques, ce code de l'élégance et du bon goût. On est donc charmée de recevoir soi-même son courrier, catalogues, journaux, revues, faire-part: ici un simple coup d'œil suffit pour reconnaître la nature de ces derniers. Le pli tout blanc, c'est l'annonce d'un mariage, liseré de noir il est, hélas! le triste signe du deuil; autrefois un filet, bleu ou rose encadrant une jolie lettre satinée annonçait l'arrivée d'un cher bébé peut-être ardemment désiré depuis longtemps.

Puis, vient enfin le tour des lettres que le facteur tire d'une case à part. Elles sont généralement la meilleure partie du courrier, le côté intime, car la correspondance tient une grande place dans la vie; elle anime la solitude, rapproche même les antipodes en reliant tous les peuples et tous les pays, mais elle unit surtout ceux qui s'aiment et, par la plus douce des illusions, fait, pendant quelques minutes, disparaître l'éloignement. Oui, dans ce petit carré de papier, dans ce chiffon blanc, saupoudré de noir qu'un souffle emporterait et qu'on appelle une lettre, il y a la pensée toujours, et parfois le sentiment, le cœur, l'âme tout entière de la personne qui l'a écrite. Qui de nous n'a pas attendu, au moins, une fois dans sa vie, avec désir ou crainte, l'arrivée du courrier? Qui de nous n'a pas tendu une main anxieuse au porteur de notre secret, à ce facteur qui, chaque jour en tient tant d'autres entre ses mains.

«Jamais roi, peut-être, dans toute la pompe de son cortège n'est désiré comme ce voyageur obscur, poudreux ou mouillé, toujours en route, toujours pressé.»

Sait-on qu'un facteur rural fait en moins de quatre ans le tour du monde?[4]

Pour le bon paysan de la campagne, le facteur rural est le messager fidèle qui s'intéresse aux événements; il est même quelquefois prié de lire la lettre qu'il apporte, et après avoir accepté le verre de vin ou la bolée de cidre, qui doit le réconforter l'hiver et le rafraîchir l'été, il décachète solennellement l'enveloppe, pendant que toute la maison se groupe autour de lui pour l'entendre. Si les nouvelles sont heureuses, les yeux brillent, le sourire dénoue toutes les lèvres et le facteur prend sa part à la joie générale; si au contraire la lettre ne contient que des tristesses, si elle annonce que le fils qui fait son tour de France est tombé malade, oh! alors, le facteur trouve de bonnes paroles pour les rassurer; c'est lui qui apportera, il en est certain, la lettre de la convalescence, et, un peu plus tard, celle de la guérison. Comment ne s'identifierait-il pas à l'existence de tous ces braves gens? Il les connaît par leur nom, les rencontre souvent, fait leurs petites commissions à la ville et, après s'être occupé de leurs affaires, consent à engager, pendant deux ou trois minutes, un brin de conversation pour leur apprendre les nouvelles du pays. Il est aussi le porteur consciencieux de l'épargne péniblement amassée par la tendresse filiale ou maternelle et qui doit secourir l'enfant resté au loin sans travail, ou la mère souffrante à son foyer. C'est encore lui, qui remet directement à la jeune fille rougissante, la lettre de son fiancé que le sort a pris, mais qui reviendra fidèle…, et cette dernière lettre d'amour, toute rayonnante d'espoir et de bonheur, cette dernière lettre qui doit annoncer le retour, le facteur la prendra encore dans sa boîte, plus vaste que celle de Pandore qui ne contenait que l'Espérance. Oui, plus vaste, puisque la sienne contient tout…, la mort et la vie, le bien et le mal, l'espérance et les regrets, l'amour et la haine, tous les sentiments qui remplissent les âmes, toutes les pensées qui, après avoir circulé dans l'esprit, viennent circuler dans l'espace. Oui, cette boite contient tous les fils qui font mouvoir les plus illustres comme les plus simples acteurs du théâtre de la vie, tous les événements grands et petits, toutes les nouvelles politiques, où la raison cherche en vain à découvrir la vérité.

Honneur donc au facteur qui remplit scrupuleusement ses fonctions, modestes sans doute, et cependant si nécessaires. Moderne juif-errant, il reprend à chaque aurore, sans murmure, de bonne grâce et pour un bien faible salaire, sa course fatigante que rien n'arrête, ni les frimas de l'hiver, ni les soleils de l'été.

* * * * *

Il est impossible d'assigner une date certaine à l'origine de la Poste: elle remonte, au moins, à l'époque des conquêtes d'Alexandre.

L'institution des Postes, telle que nous la comprenons de nos jours, ne paraît pas avoir été connue des Anciens, mais ils employèrent les oiseaux et les chiens comme messagers et Bergier, dans son Histoire des grands chemins de l'Empire romain, dit que Cyrus introduisit l'usage des chars à quatre roues, attelés de quatre chevaux pour transporter les dépêches du gouvernement et que, de la mer Egée jusqu'à la ville de Suze, capitale du royaume des Perses, on comptait cent onze gîtes ou maisons de l'une desquelles à l'autre il y avait une journée de chemin. Sous les Romains, ce fut au temps d'Auguste, dit Suétone, qu'on employa les relais pour la rapidité des communications. Les Empereurs envoyaient leurs lettres par la voie des Postes Assises sur les routes militaires, si bien réglées et policées, qu'il n'était pas besoin au prince souverain de courir par les parties de son empire sans sortir de la ville de Rome, celui-ci pouvait gouverner la terre par ses lettres, missives, édits, ordonnances et mandements; lesquels n'étaient pas plutôt écrits, qu'ils étaient, par la voie des Postes, emportés aussi promptement que si des oiseaux en eussent été les messagers.

Dès ce temps-là, on employait la cryptographie, c'est-à-dire l'art d'écrire en signes conventionnels et particuliers, connus seulement de ceux qui s'en servaient, à l'aide d'une clef en permettant la lecture.

Lorsque deux personnes ont un intérêt majeur à cacher le contenu des lettres qu'elles s'adressent, les moyens employés, ordinairement, pour s'écrire, ne peuvent plus servir. Aussi pour arriver à correspondre d'une manière plus ou moins sûre, capable de déjouer les investigations d'une personne étrangère ou d'un ennemi, se sert-on alors de la cryptographie.

Donc, la science cryptographique remonte à la plus haute antiquité; l'histoire nous apprend, qu'en plusieurs occasions, le prophète Jérémie se servit de caractères secrets pour sa correspondance, et on sait que les Romains, les Grecs, les Carthaginois, les Perses et les Phéniciens usèrent de ces moyens, et parfois très utilement. Polybe, Plutarque, Suétone, Aulu-Gelle, Jules l'Africain nous ont laissé de précieux renseignements à ce sujet.

Pour correspondre secrètement, les Anciens se servaient de planchettes ou de dés percés de vingt-quatre trous, (représentant les lettres de l'alphabet) au travers desquels, un fil passait dans un certain ordre et aidait à deviner la signification du texte qui s'y trouvait caché; il suffisait, en effet, que le correspondant, recevant la dépêche, sût à l'avance la lettre convenue pour chaque trou. Connaissant cette clé, il lui était alors facile d'opérer le déchiffrement.

Ce procédé a été inventé par Tenéas, le tacticien, qui en parle dans ses commentaires, sur la défense des places (IVe siècle avant Jésus-Christ). Il est loin d'être inviolable et fait partie de la catégorie des systèmes, dits de substitution simple, dans lesquels la même lettre est toujours remplacée par le même signe.

Tenéas indique aussi divers autres moyens que l'on employait de son temps.

Les États chinois et quelques autres pays lointains n'ont pas de postes régulières, l'État n'a pas là-bas le monopole et aucune entreprise n'est chargée de ce service.

Chacun est libre d'ouvrir des «boutiques pour lettres» et d'essayer à ses risques et périls du transport des correspondances.

Cela ne veut pas dire que le service postal y soit plus mal fait qu'ailleurs.

À Shang-Haï, par exemple, il n'y a pas moins de 200 boutiques pour lettres où l'on rivalise de zèle pour être agréable au public.

La taxe de chaque lettre varie suivant la distance à parcourir. Cette taxe varie aussi suivant que l'enveloppe contient ou ne contient pas de valeurs.

On croit généralement en France que l'institution des Postes ne remonte qu'à Louis XI, c'est une erreur; Charlemagne est le premier souverain qui se soit occupé de cet important service. Il institua pour les besoins de l'empire un corps de courriers qui se nommaient Cursores et il permit à l'Université d'entretenir un certain nombre de messagers pour faire communiquer les étudiants avec leurs familles. Pendant les guerres qui suivirent la mort du grand empereur, le service des Postes fut interrompu et même abandonné et ce fut en effet Louis XI qui procéda à la réorganisation des Postes par l'édit qu'il rendit à Doulens au mois de juin de Tannée 1464. Ses successeurs continuèrent l'œuvre commencée. Les rois Charles VIII, Charles IX, Henri III s'en occupèrent particulièrement. Louis XIII créa les charges de Maîtres des courriers et contrôleurs généraux des postes et des relais. Ces maîtres coureurs, nos maîtres de postes, reçurent des rois de nombreux privilèges qu'ils conservèrent jusqu'en 1790. Sous Louis XI, les Postes n'avaient été établies que pour le service du roi, et ce n'est que plus tard que les particuliers obtinrent la permission de faire porter leurs lettres par les courriers du gouvernement. Jusque-là, et pendant des siècles, les Français ne correspondaient entre eux que par l'entremise des messagers que l'Université de Paris expédiait à des époques indéterminées et à son profit, dans les principales villes du royaume. Sous Louis XIV, ceux qui étaient chargés de distribuer les lettres en fixaient le prix à leur gré et le percevaient à leur profit. À partir de 1676, sous le ministère de Louvois, les Postes furent affermées; en 1791, l'État se chargea lui-même de l'exploitation. La taxe régulière des lettres date du commencement du siècle, mais elle variait suivant la distance qu'elles avaient à parcourir. C'est à partir de 1848 seulement que l'affranchissement des lettres devint uniforme par toute la France. La petite poste de Paris fut inventée en 1759 par M. de Chamousset, conseiller d'État. On commença le service le 1er juin 1760 au grand ébahissement des Parisiens, et le premier jour, M. de Chamousset suivit en chaise à porteurs les distributeurs de lettres pour voir s'ils faisaient bien leur nouveau métier. Oh! si M. de Chamousset pouvait revenir, c'est lui à son tour qui serait ébahi, non seulement, du service si complet des postes actuelles, mais surtout des merveilles du service télégraphique et téléphonique.

Pendant longtemps le transport des lettres se fit dans une malle attachée sur le dos d'un cheval, car les routes étaient alors à peu près impraticables aux voitures; c'est en souvenir de cet usage que la voiture des courriers fut appelée la malle. En 1818 on remplaça les anciennes malles-postes par de nouvelles, plus nombreuses, moins lourdes et mieux aménagées et en 1828 un service spécial fut créé pour les campagnes. Jusqu'à cette époque, les lettres restaient quelquefois huit et dix jours dans un bureau par suite de la lenteur des communications. À partir de cette année 1828, cinq mille facteurs ruraux furent chargés de parcourir les trente mille communes ne possédant pas encore de bureaux de poste. Depuis les améliorations ont été continuelles; ils sont légions maintenant les facteurs qui portent en France bon an, mal an 500 millions de lettres, sans compter les journaux, les cartes de visite, les circulaires, catalogues et imprimés de toutes sortes et les cartes postales! Ah! les cartes postales c'est par milliards qu'elles parcourent le monde, l'Allemagne à elle seule en expédie chaque année 1 milliard, accompagné de plusieurs millions.

La législation des postes fut d'abord très sévère. En 1471 un employé fut pendu pour avoir intercepté deux lettres. Un décret de 1742 formula la peine de mort, contre tout employé qui décachèterait une lettre pour s'en approprier les valeurs. Comme on le voit, on n'y allait pas de main-morte dans ce temps-là. Aujourd'hui les peines se sont fort adoucies et l'on n'a plus besoin de ces menaces pour obtenir la probité et l'exactitude des employés.

Le budget des postes est un des rares budgets qui rapporte plus qu'il ne coûte, quoique les dépenses s'élèvent à plus de 150 millions. Cela se comprend, quand on pense au nombre de lettres qui s'expédient toute l'année et particulièrement pendant le mois de janvier. Et les cartes de visite donc! elles tombent en avalanches, c'est le cas de le dire, car ces petits cartons glacés qui s'envoient par millions sont trop souvent à l'unisson du cœur des recevants et des envoyants.

On avait entrepris une campagne contre l'usage des cartes de visite.

—Vieux jeu, disaient les uns.

—Mauvais ton, ajoutaient les autres.

Mais, on a eu beau dire et beau faire, cet usage prévaut toujours.

C'est par milliards que s'expédient lettres, cartes de visite, cartes postales, catalogues, et échantillons, revues et journaux, puisqu'on évalue au moins à douze milliards le nombre d'objets transportés annuellement par le service des postes sur toute la surface du globe. On ne compte pas les cartes de visite, bien entendu, ce serait un travail de Romains on les pèse; on a reconnu qu'il faut environ 275 cartes pour 1 kilog.

Celui qui, de tous les souverains, reçoit le plus de lettres, c'est le
Pape.

Il arrive au Vatican quotidiennement plusieurs milliers de lettres et journaux. Pour l'expédition de ces affaires on emploie dans le palais papal 35 secrétaires et scribes. Sa Sainteté ne lit que les lettres les plus importantes.

Le Président des États-Unis reçoit à peu près 1,400 lettres et de 3 à 4.000 journaux et livres par jour.

Le roi d'Angleterre a également un courrier important: environ 1.000 lettres et 2 à 3.000 journaux et livres par jour.

L'empereur d'Allemagne reçoit quotidiennement 1.000 lettres et de 3 à 4.000 journaux et livres. Guillaume II n'ouvre que les lettres recommandées qu'il classe lui-même. Il dicte ses réponses personnellement à ses secrétaires et signe chaque lettre de sa main.

La correspondance du Czar est moins importante. Elle se compose à peu près de 600 lettres par jour, et celle du roi d'Italie en compte 300.

La reine Wilhelmine reçoit de 100 à 150 lettres par jour.

TROISIÈME DEVOIR

LES TIMBRES-POSTE

«Mesdemoiselles, nous a dit ce matin notre maîtresse, il est tout naturel qu'après avoir parlé du facteur des postes, vous parliez aussi des timbres-poste. Voilà le sujet de votre prochain devoir trouvé; cherchez, furetez, à vous de le rendre à la fois instructif et intéressant.»

Après ce préambule, nous nous sommes toutes mises à piocher. Voici notre devoir collectif. Chacune de nous ayant apporté son petit bagage de renseignements, notre maîtresse nous a engagées à les réunir pour faire un travail plus complet.

On nomme philatélistes les collectionneurs de timbres-poste et philatélie leur douce manie. Ce mot rébarbatif vient du grec:

Philos, ami, amateur, et atelès (en parlant d'un objet), franc, libre de charge ou d'impôt, affranchi. Substantif ateleia. Philatélie signifie donc: amour de l'étude de tout ce qui se rapporte à l'affranchissement.

C'est un peu tiré par les cheveux, mais il en est souvent ainsi avec les mots qui sont formés de racines grecques.

La première origine des timbres-poste en France est très curieuse.

L'histoire de ces petits carrés de papier, dont plus d'un a fait le tour du monde, remonte au XVIIe siècle ainsi que le prouve l'extrait ci-dessous de la Gazette de Loret.

En France, sous Louis XIV, quand le roi était éloigné du lieu où la cour résidait, les personnes de sa suite se procuraient des marques qu'elles apposaient sur les lettres destinées à Paris, pour les faire recevoir et porter par les courriers de Sa Majesté.

Un collectionneur, M. Feullet de Conches, possède une lettre envoyée à Paris, écrite à Mlle de Scudéry par Pélisson Fontanier et sur laquelle se trouve ce genre de timbre-poste.

Voici d'ailleurs le règlement du 18 août de 1654:

«On fait assavoir à tous ceux qui voudront escrire d'un quartier de Paris à un autre que leurs lettres, billets ou mémoires seront portés et diligemment rendus à leur adresse, et qu'ils en auront promptement réponse, pourvu que lorsqu'ils escriront, ils mettent à leurs lettres un billet qui portera port payé, parce que l'on ne prendra d'argent; lequel billet sera attaché à la dite lettre, ou en toute autre manière qu'ils trouveront à propos, de telle sorte néanmoins que le commis puisse voir et l'oster aysément.»

Ainsi que le dit Loret, le prix de ce billet d'affranchissement était d'un sou tapé. Le règlement se termine ainsi: «Les commis commenceront à porter les lettres le dix-huit août 1654. On donne ce temps afin que chacun ay le loisir d'acheter des billets.»

La Gazette de Voss nous apprend qu'en 1650 déjà, mais seulement pendant très peu de temps, la poste anglaise mit à la disposition du public des enveloppes timbrées, idée qui fut ensuite, en 1818, remise en pratique dans l'île de Sardaigne, mais aussi seulement pendant peu de temps. Ces enveloppes sardes devenues rarissimes, sont payées par les collectionneurs au poids du diamant.

C'est à partir de 1840, que l'usage des timbres-poste s'est introduit d'une façon générale d'abord en Angleterre (1840), au Brésil (1843), à Genève (1844), aux États-Unis (1846), en Russie (1848), en France (1849), en Prusse (1850), etc.

Avant 1866, il existait à l'usage des différents États de l'Allemagne jusqu'à 177 timbres-poste; aujourd'hui en dehors des timbres de l'empire il n'y a plus que la Bavière et le Wurtemberg où l'on se serve de timbres particuliers; la Bavière spécialement tient à conserver ce privilège en mémoire de ce fait que cet État a le premier en Allemagne adopté, en 1849, l'usage des timbres-poste.

C'est donc en 1849 qu'eut lieu la première émission de deux timbres chez nous. Ces deux timbres étaient à l'effigie de la République, l'un de 20 centimes pour l'intérieur, il était noir. L'autre de 1 fr. pour l'étranger, il était rouge.

En 1852, nouveaux timbres-poste de 10 centimes (bistre) et de 25 centimes (bleu) avec la tête de Louis Napoléon Bonaparte. En 1853, on vit apparaître le timbre de 40 centimes. En 1855, on nous donna celui de 5 centimes, et en 1860, celui de 1 centime.

Un changement s'opéra dans les timbres français en 1863: Napoléon III y fut représenté la tête couronnée de lauriers. Vint, hélas! le 4 septembre de 1870, on remit en usage le timbre de 1849 à l'effigie de la République et jusqu'en 1876 il ne subit que de petites variations, depuis il a été créé plusieurs types nouveaux. On assure que pour la Semeuse, dernier modèle, 700 concurrents se sont présentés et 3 modèles seulement ont obtenu des prix.

C'est en Amérique que l'on trouve la plus grande variété de timbres. Ils représentent habituellement le portrait d'un des grands hommes des United States. Selon la valeur, le portrait varie: avec le timbre d'un centime, on a l'effigie de Franklin; avec un autre, celui de Washington; avec un autre encore, celui de Jefferson, et ainsi de suite. Il n'en faudrait pas conclure cependant que les Américains estiment leurs gloires nationales à la valeur de leurs timbres.

D'autres timbres des États-Unis représentent l'image de Christophe Colomb sur sa Caravelle la Santa Maria; tous les timbres commerciaux, en nombre incalculable, sont aux effigies variées.

Les États-Unis, lors de l'exposition de Buffalo, ont émis une série de timbres donnant les divers modes de locomotion à l'aurore du XXe siècle.

Le 1 centime vert, représente un bateau à vapeur des grands lacs de l'Amérique du Nord. Dans le timbre de 2 centimes rose, nous voyons un train express aux longues et confortables voitures filer à toute vapeur à travers une plaine à perte de vue. Voici le 4 centimes brun-rouge, avec un coupé automobile, arrêté devant le capitole de Washington. Le 5 centimes bleu ciel, nous présente un magnifique pont d'une seule arche, jeté sur les chutes du Niagara; tandis que le 8 centimes violet nous fait assister au passage d'un grand vapeur à travers une écluse.

Enfin, dans le 10 centimes brun clair nous voyons un transatlantique, dont les deux grosses cheminées lancent des torrents de fumée, fendre les vagues furieuses de l'Océan.

Cette puissante République révèle qu'elle émet chaque année 4 milliards et demi de timbres-poste, et un mathématicien (les mathématiques se fourrent partout) constate que ce nombre colossal de timbres collés bout à bout sur la ligne de l'équateur, formeraient un ruban faisant sept fois le tour du monde, et, capable peut-être d'affranchir le poids total de la terre, si on pouvait la faire entrer en une boîte aux lettres.

Aucune souveraine n'a été autant collée en effigie sur les enveloppes que Her gracious Majesty Victoria. En effet, il n'est point de colonie anglaise qui n'ait donné à l'indigène le portrait de la Reine Victoria, comme signe d'affranchissement… de ses lettres.

Ces États qui pendant 60 ans, depuis 1840 ne connurent que des timbres de la reine Victoria, les gravent aujourd'hui à l'effigie de son fils et successeur, le roi Edouard VII.

L'Angleterre, ayant à célébrer le cinquantenaire de Rowland Hill, l'inventeur du timbre-poste, lui en consacra un.

Avant que sir Rowland Hill inventât la poste à 2 sous, on se servait peu d'enveloppes, car un papier enfermé dans un autre, si mince qu'il fût entraînait doubles frais.

L'emploi des enveloppes ne se répandit qu'à partir de la taxe uniforme.

La première machine à les fabriquer a été imaginée par Edwin Hill, frère de Rowland Hill, et c'est à elle que succéda, plus tard, la machine de la Rue pour les plier.

L'Amérique du Sud tient le premier rang pour la beauté de ses timbres. Ceux du Pérou représentent soit un lama, soit un soleil aux rayons resplendissants, soit encore les armes du pays. Le Guatemala a deux bien jolies figures de timbres gravées avec une finesse qu'on ne s'attendrait guère à rencontrer chez des peuples aussi commerçants: une tête d'Indienne empreinte de tristesse, mais non sans charme, et un magnifique ara perché sur une colonne à demi-brisée.

La Nouvelle-Galles du Sud a frappé aussi un timbre pour faire connaître au monde le centenaire de sa fondation; Hong-Kong et Shang-Haï, le cinquantenaire de la leur; le Monténégro, pour rappeler l'anniversaire de l'introduction de l'imprimerie dans la principauté, a fait un timbre.

Le Portugal a frappé un timbre à la gloire de Christophe Colomb; l'Espagne, à propos du troisième centenaire de Velasquez, reproduisit sur les siens les chefs-d'œuvre du maître. La Belgique, à l'occasion de la grande exposition d'Anvers, fit également un timbre.

Le portrait du Shah, que nous donnent les timbres de Perse, prouve qu'avec le Coran, comme avec le Ciel, il est des accommodements; on sait que la loi musulmane défend aux Croyants de faire représenter leur image.

Dans les États de l'Hindoustan et au Japon, les timbres ne portent que des inscriptions sur papier de couleur.

Cependant Mut-Suhito, l'empereur du Japon, lors de la célébration de ses noces d'argent avec l'impératrice Haruko, émit un timbre-poste spécial, valable seulement ce jour-là. Ces timbres peu nombreux puisqu'il n'y en eut qu'une seule émission ont une largeur de 3 centimètres 1/2. Leur valeur est de 2 et de 3 sen. Les uns sont rouges, les autres bleus. Au milieu, il y a le soleil, emblème de Louis XIV, entouré de l'exergue anglais: Impérial Wedding 25 anniversary (25e anniversaire des noces impériales.) À droite et à gauche du soleil se tiennent deux flamants, et en haut et en bas, on lit en anglais et en japonais les mots: Empire de Japon. Ces premiers timbres, lors de leur apparition en Europe, ont été, tout de suite, cotés très haut par les amateurs.

L'Égypte, elle-même avec son timbre au Sphinx et à la Pyramide, nous offre un pittoresque que la France n'a plus.

Nos colonies ont depuis quelques années sur leurs timbres une allégorie plus gracieuse que celle des timbres de la métropole: une femme, tenant un drapeau déployé, s'appuie sur l'écusson portant pour inscription la Valeur, tandis qu'on aperçoit un vaisseau filant à l'horizon.

Nous avons encore un autre timbre artistique, mais toujours pour nos colonies; c'est celui de la toute petite colonie d'Obock. Il représente au premier plan, un chameau monté par un indigène près duquel se trouve un autre indigène, armé d'un bouclier. Un troupeau de chameaux s'aperçoit à l'horizon.

Ce timbre pittoresque, destiné à affranchir les lettres pour les endroits périlleux, coûte 10, 25 et 50 francs.

En aucun pays, croyons-nous, le sens artistique ne produirait mieux que la France, dont les graveurs sont renommés.

Comme on vient de le voir, dans beaucoup de pays les timbres rappellent des faits importants de leur histoire. Il n'en est pas de même chez nous. L'État païen, que nous subissons, a préféré nous donner un Mercure ou une Minerve rococos qui n'ont rien de national.

Quand aurons-nous donc une série de timbres, nous donnant soit l'effigie de Jeanne d'Arc, soit les principaux faits de l'histoire de France? Mais, hélas! cela viendra-t-il? Saint Michel ferait aussi très bien sur un timbre.

En excluant l'idée religieuse, on exclut forcément ce qui est le plus élevé, et l'on est réduit à de plates allégories, à de grosses femmes au type banal représentant la Loi, la Justice, la Vertu même, ou à des emblèmes formant bric à brac: des bonnets de Mercure avec des ailes et des serpents, des épis, des coqs ou des canons.

Les faits historiques qui montreraient une victoire ne conviendraient pas aux relations internationales; il serait intolérable que la Prusse nous envoyât Sedan gravé sur ses timbres-poste.

Ici encore, la solution est du côté des choses de Dieu; mais, peut-être préférera-t-on toujours, à cette radieuse vérité, les vieilles ornières de la routine.

D'abord, par respect pour les planches actuelles et la forme des roulettes, on a rendu le format des timbres obligatoire, et il ne se prête guère aux conceptions des artistes.

En définitive, les timbres beaux ou laids, aux jolies figurines, comme aux modèles les plus insignifiants ne coûtent rien, comparativement à ce qu'ils rapportent.

Voici quelques détails sur la fabrication des timbres-poste.

L'impression se fait au moyen de plaques d'acier gravées, dont chacune porte 200 empreintes. On emploie un papier d'un grain particulier.

Deux hommes garnissent les plaques d'encre de couleur et les passent à un troisième qui, aidé par une ouvrière, imprime les feuilles au moyen d'une grande presse à main. Trois de ces petites équipes travaillent constamment et l'on peut faire fonctionner 10 presses si c'est nécessaire.

Quand les feuilles imprimées sont sèches, on les porte dans un autre atelier pour être gommées. La gomme dont on fait usage, s'obtient en délayant dans de l'eau de la poudre de pommes de terre, ou autres végétaux, que l'on a fait sécher. Il faut rejeter la gomme arabique, à cause de son action sur le papier.

On enduit les feuilles une à une en les plaçant sur une tablette et en appliquant la gomme avec une grande brosse. Un châssis métallique sert à préserver les bords de la feuille. Cela fait, on opère un second séchage au moyen d'un courant d'air, et après avoir mis les feuilles de timbres entre des feuilles de carton, on les soumet à l'action de la presse hydraulique. Une ouvrière partage alors les feuilles avec des ciseaux en deux moitiés, contenant chacune cent timbres. L'usage des ciseaux est préférable à celui d'une machine qui pourrait endommager les timbres. Les feuilles passent enfin à la perforatrice, qui entoure chaque timbre d'une ceinture de petits trous très rapprochés, Pour cela, l'ouvrière prend une machine se composant de deux cylindres dont le supérieur est garni de pointes, qui jouent le rôle de poinçon et correspondent à des trous pratiqués dans le cylindre inférieur.

On commence par faire les rangées de trous séparant les timbres dans le sens de la longueur, puis, avec une seconde perforatrice, on fait les rangées transversales.

En dernier lieu, les feuilles achevées sont mises en paquets, étiquetées et emmagasinées. Si un paquet est défectueux, on le brûle immédiatement. Le comptage est répété onze fois pendant la durée des opérations, et avec tant de soin, qu'on a rarement à constater la perte d'une seule feuille.

Les souverains ne sont point indemnes des petites manies du commun des mortels, entre autres, de celle des collections.

Ainsi, l'empereur d'Allemagne collectionne des autographes de grands capitaines. Les rois de Suède et de Roumanie collectionnent également des autographes. Le czar Alexandre III avait l'une des plus belles collections connues de timbres-poste. Le roi de Serbie rassemble aussi des timbres, tandis que le prince de Galles s'était formé un vrai musée de pipes, et sa mère, la reine Victoria, une étonnante collection de dés à coudre. La reine Marguerite d'Italie a des collections de gants et de souliers portés par des souveraines.

Après tout, puisqu'on collectionne des tableaux, des émaux, des ivoires, des cannes, des pipes, de vieux chapeaux, de vieux souliers, des boutons et même de vieux tessons que leur antiquité rend vénérables, pourquoi ne collectionnerait-on pas aussi de vieux timbres-poste?

Modeste et timide d'abord, la philatélie prit naissance vers 1856; mais deux ans après, son extension s'affermissait; collectionner des timbres devenait à la mode, et, dès 1858, les Parisiens, à leur suite nombre de Français, se mirent à réserver les timbres qu'ils recevaient de l'étranger, à les coller sur des livres géographiquement divisés, et ensuite, à en faire l'échange, puis la vente et la revente.

Alors, on ne trouvait point à acheter comme aujourd'hui de mirifiques albums classés, étiquetés, comme on en rencontre partout, on collait de son mieux les timbres recueillis sur des pages blanches qu'on calligraphiait ensuite.

Vint, hélas! la guerre terrible de 70 qui arrêta net, chez nous, l'essor de la philatélie, comme elle arrêta tant de choses. En 1876-77, la collectionnomanie des timbres-poste reparut. Elle a beaucoup prospéré depuis. On fait des échanges, et les jeunes gens, et jeunes filles assaillent de demandes tous les amis des amis de leurs amis, pour que ceux-ci mettent de côté, à leur intention, les timbres qui ornent leur correspondance.

Certains timbres, sont naturellement plus rares les uns que les autres. Ceux-ci sont épuisés, ceux-là n'ont pas été recueillis à temps et ont disparu, il n'en reste que quelques rares exemplaires dans le monde entier. Il advient alors ce qu'il advint jadis des tulipes en Hollande: on les payait à prix d'or. De sorte que s'il y a des timbres qui se vendent entre 5 et 10 centimes à la poignée, il s'en rencontre aussi, dont la valeur atteint, du fait de leur rareté, 500, 1 000, 2.000, 3.000, 10.000 francs!

Les timbres ont leur bourse comme l'or et les billets de banque.

La bourse des timbres se tient au carré Marigny.

On évalue à 12 millions le chiffre des transactions, auxquelles donne lieu annuellement la philatélie. Paris compte pour 2 millions à lui seul.

Deux sociétés de philatélistes existaient d'abord à Paris.

L'une se composait surtout d'amateurs, c'était la Société Française de
Timbrologie
; l'autre était formée de marchands, c'était la Société
Philatélique
. Elles ont fusionné depuis, font très bon ménage et
comptent, au moins, cinq cents membres.

En France, les marchands de timbres furent longtemps imposés pour des sommes minimes, comme débitants de vieux papiers. Depuis, le fisc a ouvert l'œil sur leurs florissantes affaires et les a imposés comme marchands de curiosités en boutique. Ceux-ci se sont récriés. Mais le fisc a riposté par un argument irrésistible: chez un marchand de vieux papiers ordinaires, plus le papier est vieux, moins il est cher; chez vous, c'est tout le contraire, son prix augmente à mesure qu'il est plus vieux… Donc vous vendez bien réellement de la curiosité.

Et les marchands de timbres paient à présent un impôt… imposant.

Le timbre-poste est un personnage important, en raison de la place que lui font les collectionneurs, en nombre considérable, même, en ne comprenant que les gens sérieux.

La France compte actuellement 60.000 collectionneurs. C'est le pays du monde civilisé où il y en a le moins. En Allemagne, on évalue à 100.000 le nombre des philatélistes; en Angleterre, ils sont 150.000; en Amérique, plus de 500.000.

Le nombre des timbres rares diffère à l'infini, variant suivant la valeur que leur donnent les collectionneurs, et du désir qu'ils ont de les posséder.

Les timbres les plus rares, les plus chers, sont nécessairement les timbres anciens, qu'on ne retrouve plus: ceux de l'Ile Maurice, d'Hawaï, de Moldo Valachie. Deux timbres de Maurice, le bleu et le rouge au millésime de 1847, ont été payés, marché conclu d'avance, 45.000 francs.

À côté de ces timbres précieux, on trouve acheteurs, au prix de 1000 à 1500 francs, pour ceux de la Réunion, 1852 et 1853. Viennent ensuite parmi les plus rares et les plus précieux de nos timbres français, celui de un franc, orangé, non oblitéré de 1849, qui vaut 250 francs; oblitéré il ne vaut plus que 60 francs. Pourquoi? Un autre timbre, celui de 15 centimes, teinté bistre sur rose par erreur, au lieu d'être teinté bistre sur blanc vaut 75 francs couramment. Les timbres fabriqués en province pendant la guerre et qui furent simplement lithographiés, valent de 75 à 100 francs; ceux de la Guyane anglaise, 1848, sont cotés de 100 et 800 francs, suivant la couleur. Ne sont déjà plus rares, ceux dont le cours varie entre 20 et 100 francs.

Peut-être que le plus rarissime de tous les timbres et le plus cher est celui de la Guyane anglaise de 1856, carmin. On n'en connaît qu'un exemplaire. Il est chez M. Tapling, en Angleterre, et vaut net 40,000 francs[5]. Ce n'est pas moi qui l'achèterai.

L'Ile Maurice a la gloire d'exercer la patience et d'exciter la cupidité des timbrophiles qui recherchent son timbre, émission de 1850, avec Post-office comme légende. Sa valeur courante dépasse 1,500 francs à l'heure actuelle.

Le Hawaï première émission, avec chiffres au lieu de dessins, vaut mille francs s'il est bien conservé.

La magnifique collection de M. Philippe de Ferrary, duc de Galliéra, président respecté à la Société Française des Timbrologues est estimée 2 millions 500.000 fr.

Le duc de Galliéra est donc le premier philatéliste du monde et la Providence des marchands de timbres-poste. Il augmente, et renouvelle incessamment de merveilleuses collections, à la mise en ordre desquelles sont employés deux secrétaires compétents, dont le traitement, le logement, l'entretien lui reviennent à 20,000 francs par an.

Il a environ 15,000 types de timbres dont la valeur varie de 0 fr. 01 à 15.000 francs:

—Et, ajouterait Galino, ils ont tous servi! Que serait-ce s'ils étaient neufs?

Détail typique: s'ils étaient neufs, ils vaudraient beaucoup moins!

La collection Tapling, léguée au Musée Britannique aurait, dit-on, une valeur de plus d'un million.

La collection du roi d'Angleterre, Edouard VII vaut environ 1 million.

Le tsar Nicolas II cherche, à grand prix, la conquête des rares timbres qui manquent à son musée; jusqu'à présent il n'a pu se procurer celui de l'Ile Maurice, tiré en rouge et bleu, dont il n'existe que 200 exemplaires. La collection du tsar de Russie vaudrait environ 750.000 fr.

Les prix payés pour une collection sont parfois surprenants. Certaines sont évaluées de 3 à 400.000 francs.

Un M. Donatis qui collectionnait, avec la même passion, les tableaux de maîtres et les timbres-poste, a vendu cette dernière collection 65000 fr.

MM. Caillebotte ont retiré en Angleterre de leur collection, la somme de 200.000 fr.

Le directeur de la Compagnie d'assurances la «Providence» a vendu la sienne cinquante et quelques mille francs. Celle de M. Arthur de Rothschild est aujourd'hui vendue: elle valait environ 150.000 francs.

Quant à M. Sharpe, un Anglais, il a tout simplement bâti un palais pour loger ses timbres; aussi, l'appelle-t-on le Palais des Timbres. Ces timbres ne sont pas renfermés dans des albums, comme il est d'usage, M. Sharpe, lui, a eu l'idée assez originale, d'en tapisser les murs, les plafonds et les portes de sa maison.

Bien plus, il en a collé sur les différents meubles de son salon: la table du milieu, la bibliothèque, le canapé et toutes les chaises sont recouverts de timbres provenant à peu près de tous les pays du globe. Dans cette pièce, le plafond est orné des portraits de la reine Victoria et du prince de Galles, deux fois grands comme nature, en timbres de diverses couleurs. Là aussi se trouve une reproduction de la tour Eiffel.

Le propriétaire a mis un quart de siècle à recueillir cette collection, aujourd'hui évaluée à 40.000 livres sterling ne comprenant pas moins de 7 millions de timbres, sinon très rares, du moins fort curieux dans leur ensemble.

C'est le cas de parler ici de la robe de bal d'une élégante Américaine (on sait que les Américains ont l'esprit inventif et qu'ils sont passés maîtres en excentricité.) Donc, cette dame s'était fait faire une robe en mousseline toute simple, tout unie, qu'elle a fait ensuite entièrement recouvrir de timbres-poste collés avec art. En graduant les nuances et variant les couleurs, on est arrivé à dessiner des festons, des guirlandes, des arabesques d'un effet tout nouveau et d'une saisissante originalité. Cette robe inédite était un véritable chef-d'œuvre, qu'on a d'autant plus admiré, qu'elle ne devait plus reparaître et pour cause; valses et polkas, pendant la durée du bal, lui ayant enlevé quelques douzaines de timbres-poste.

Les timbres-poste n'ont qu'à bien se tenir, depuis quelques années, ils ont rencontré sur leur route une rivale redoutable: la carte postale illustrée. J'avoue que cette dernière me paraît mille fois plus séduisante, le timbre-poste ne m'a jamais dit grand chose, mais la carte postale, quelle différence! N'est-ce pas charmant, l'été, à l'ombre des grands arbres, l'hiver, au coin du feu, de pouvoir parcourir, sans fatigue aucune, le monde entier, connaître les admirables beautés de la nature, ses glaciers et ses torrents, ses montagnes altières, ses océans et ses grands lacs, ses bois profonds et ses forêts inextricables peuplés d'oiseaux merveilleux et de fauves rugissants, en un mot tous ses sites enchanteurs. Voir les plus beaux palais, les cathédrales, les mosquées, se rendre compte des plus grandes et des plus belles villes du monde; n'est-ce pas le rêve le plus séduisant auquel l'imagination puisse s'abandonner?

Ce dessin, qu'on reçoit sur la carte fragile,
Rappelant un pays, rappelant une ville
Pour moi me semble encor augmenter de valeur,
Par son mot d'amitié, le souvenir du cœur.

C'est par millions, chaque année, que les cartes illustrées voyagent. Comme on a fait des expositions de timbres, on est arrivé à faire des expositions de cartes postales illustrées provenant du monde entier.

En France, comme ailleurs, les collectionneurs deviennent légions.

En attendant que la jolie carte postale détrône le timbre-poste, ce qui n'arrivera probablement jamais, voici une excellente méthode pour posséder une collection de timbres sans bourse délier. Ce moyen ingénieux nous vient d'un Anglais; toujours pratiques nos voisins.

Ce bon bourgeois de Londres avait promis à son neveu, dans un jour de générosité, de lui donner ce qu'il voudrait pour le récompenser de ses succès scolaires, espérant qu'il lui eut demandé un objet sans grande valeur: une montre d'argent, une épingle de cravate ou une boîte de peinture. Le neveu, plus ambitieux, demanda une collection de timbres et une belle, tant qu'à faire.

L'oncle qui comptait faire un cadeau de quelques schellings, une guinée au plus, fut un moment fort perplexe. Soudain, il répondit, tu l'auras.

Le lendemain il se rendait au bureau du Times et faisait insérer l'annonce suivante: Mariage. Une jeune personne âgée de 25 ans, brune, jolie, ayant 800,000 francs de dot et 2 millions à revenir, épouserait un honnête homme, même sans fortune. Les lettres seront reçues, jusqu'à la fin du mois, à l'adresse H-C Million au bureau du journal. Dès le lendemain les lettres commencent à pleuvoir à l'adresse indiquée, on était au 2 du mois, elles continuèrent ainsi pendant 30 jours; il en arriva plus de 25 000 et de toutes les parties du monde.

Voilà comment, pour le prix d'une simple annonce, notre Anglais put réunir une des plus jolies et des plus complètes collections de timbres.

Avis aux amateurs.

QUATRIÈME DEVOIR

NOS RÉCRÉATIONS CET HIVER

Pour nous réchauffer, nous dansons nos rondes, sur de nouvelles chansons empruntées à la troisième classe. Une de nos maîtresses a eu l'ingénieuse idée d'arranger sur des airs connus soit un trait d'histoire, soit une leçon de géographie. C'est vraiment n'est-ce pas, une façon tout à fait commode de s'inoculer la science en chantant et dansant. Voici quelques spécimens de ces chansons… nouveau genre; elles sont loin d'être de la poésie, mais marquent le rythme et font sauter en mesure.

Nous avons un professeur (bis)
Toujours de joyeuse humeur, (bis)
Il aime beaucoup l'histoire;
Pour charmer son auditoire,
Il nous traduit ses leçons
En de joyeuses chansons.

REFRAIN

Et les enfants de son temps, Sans travailler sont savants (bis)

Avec un tel professeur (bis)
Tout va donc à la vapeur; (bis)
On se lance dans l'espace
Sans même quitter sa place,
Et du pôle à l'équateur
Nous apprenons tout par cœur.

À la classe de français (bis)
Il a le plus grand succès, (bis)
En expliquant les principes,
Et l'accord des participes,
Par mille aimables propos
Il charme tous nos travaux.

L'arithmétique, à son tour, (bis)
A des droits à notre amour; (bis)
Le calcul joue un grand rôle,
Du méridien jusqu'au pôle,
On mesure la longueur
Sans faire un trop grand labeur.

Des beaux arts ce professeur (bis)
Est un grand admirateur; (bis)
Quant à la littérature,
Sa mémoire toujours sûre,
Lui souffle fort à propos
Des sujets toujours nouveaux.

De même l'Anglais nous plaît, (bis)
Et chacun le reconnaît; (bis)
Dame! il traduit à merveille
Shakespeare et le grand Corneille,
Et parle si bien français,
Qu'il s'étonne d'être Anglais…

Puis, chaque jeudi matin, (bis)
Après le cours de dessin, (bis)
Il explique la physique
Et la machine électrique,
Quand il permet d'approcher
Toutes brûlent d'y toucher.

* * * * *

LE TOUR DU MONDE

AIR: Oui le temps, le temps
Met les crinolines à la mode:

REFRAIN.

Oui le temps, le temps, le temps,
C'est le trésor de l'enfance:
Employons tous ses instants,
Oui, profitons du temps.

1

On nous a dit qu'à la Retraite
L'on peut s'instruire en s'amusant,
Vraiment, la méthode est parfaite,
Chacun peut devenir savant;
   En dansant une ronde,
   Nous pouvons parcourir
   Tous les pays du monde
   Dans un train de plaisir.

2

L'Europe, l'Asie et l'Afrique
Composent l'Ancien Continent,
Colomb découvrit l'Amérique,
En navigant vers l'Occident;
   Quant à l'Océanie
   L'illustre Magellan
   Fut y perdre la vie;
   Honneur au dévouement!

3

Commençons donc le tour du monde
Comme ce grand navigateur,
Voyageons sur terre et sur l'onde,
Du pôle jusqu'à l'Equateur:
   L'Europe la première
   Doit fixer nos esprits,
   Par elle la lumière
   Vient aux autres pays.

4

En Europe, voyez la France
Dont la capitale est Paris,
Cent fois plus belle que Florence,
Elle charme nos yeux ravis;
   Rome est en Italie,
   Lisbonne en Portugal,
   Pétersbourg en Russie,
   Très loin du mont Oural.

5

Londres se voit en Angleterre,
En Irlande, voyez Dublin;
Munich, Augsbourg sont en Bavière;
En Prusse, visitez Berlin;
   Stockholm est en Norvège,
   Copenhague aux Danois;
   Dans ce pays de neige,
   L'hiver a bien six mois.

6

En Belgique voyez Bruxelles
Et les chefs-d'œuvre des Flamands;
Admirez ses belles dentelles
Et ses superbes monuments.
   Si vous aimez l'Histoire,
   En Grèce il faut courir:
   Athènes de sa gloire
   Garde le souvenir.

7

Madrid, la reine des Espagnes,
Nous offre ses riches palais;
Si vous préférez les montagnes:
Voyez la Suisse et ses chalets,
   Le beau lac de Genève
   Nous arrête un instant;
   Un doux zéphir se lève,
   Nous voguons en chantant.

8

Constantinople nous rappelle
Le Turc esclave des Sultans;
Vienne, en Autriche, nous appelle;
Consacrons-lui quelques instants.
   La fidèle Hongrie
   Réclame enfin son tour,
   Avec la Roumanie,
   Ce royaume d'un jour.

COURS DES FLEUVES

LA SEINE

AIR: Un jour maître Corbeau:

1

La Seine comme on sait naît dans la Côte-d'Or,
À Chatillon ce fleuve est bien petit encor,
Il arrose en passant Bar, Troyes, Nogent, Méry,
Melun, Corbeil, Paris, Mantes et les Andelys.

REFRAIN

Sur l'air du Tra, la la la (bis) Sur l'air du tra, deri, dera tra la la.

2

Il passe par Elbœuf, puis il arrose Rouen,
Ensuite Caudebec, dans un pays charmant,
Le Havre sur la droite un port très commerçant;
À Honfleur il se perd dans la Manche en courant.

3

L'Aube, la Marne, l'Oise, sont les affluents
De la Seine et vraiment ils sont très importants;
À gauche, voyez l'Eure et si vous remontez,
Le Loing et puis l'Yonne vous rencontrerez.

LE RHONE
MEME AIR

1

Le Rhône prend sa source, en Suisse au mont Furca,
Genève en son beau lac, bientôt le recevra,
Il arrose Seyssel, Lyon, Vienne, puis Tournon,
Valence, puis Viviers et la ville du Pont.

(Sur l'air du Tra)

2

Le Rhône baigne aussi la ville d'Avignon,
Puis il voit sur ses bords Beaucaire et Tarascon,
Arles lui dit adieu, car il finit son cours,
Et le golfe du Lion l'engloutit pour toujours.

3

Le Rhône, dans sa course, a plus d'un affluent;
La Saône à mon avis est le plus important.
L'Ain, l'Ardèche, le Gard, l'Arve, l'Isère aussi,
La Drôme et la Durance et nous aurons tout dit.

La Loire et la Garonne ont aussi leur chanson maintenant passons à un spécimen d'histoire.

GUERRE DE CENT ANS

1

Je vais vous conter l'histoire
De la guerre de Cent ans:
Sous nos drapeaux la victoire
Était bien rare en ce temps;
Sur l'Anglais nos chevaliers
L'emportaient par la vaillance,
Mais ils manquaient de prudence,
Tous ces valeureux guerriers.

2

La cause de cette guerre,
Fut qu'un vassal trop puissant
Avait conquis l'Angleterre,
Pour nous c'était menaçant,
Ce redoutable voisin,
Oui, ce terrible Guillaume,
Non content de son royaume,
Voulait encore le Vexin.

3

Léonore de Guyenne
Mécontenta son époux,
Qui renvoya la vilaine,
Dans son trop juste courroux;
Avec elle, elle emporta
Son beau duché d'Aquitaine,
La Gascogne et la Guyenne;
Et Louis VII le regretta.

4

Léonore épouse ensuite
Un Plantagenet d'Anjou,
Qui devint roi par la suite,
Et lui porte le Poitou;
Lui qui possédait déjà
Tout le beau pays du Maine,
Avec la riche Touraine.
Quel vassal nous aurons là!

5

Sur la couronne de France
L'Anglais croit avoir des droits:
Bientôt la guerre commence
Sous le premier des Valois.
À l'Écluse, il est battu,
À Crécy, désastre immense,
À Calais pas plus de chance,
À Poitiers tout est perdu.

6

Ce temps ne fut pas sans gloire,
Car dans le pays Breton,
Beaumanoir eut la victoire
Sur trente Anglais de renom.
Ah! ce combat glorieux,
Dans les malheurs de la France,
Fut un signe d'espérance;
Honneur à ces trente preux.

7

Jean II malgré sa bravoure,
Dut se rendre au Prince Noir.
Mais de respect il l'entoure,
Le félicitant d'avoir
Si vaillamment combattu,
Dans la terrible mêlée.
Honneur, en cette journée,
Au vainqueur, comme au vaincu.

8

L'Anglais fort de nos défaites
Envahit notre pays,
Avec tambours et trompettes
Il vient menacer Paris;
Mais il en fut pour ses frais,
Car le sage roi de France
Lui fit forte résistance,
Sans sortir de son palais.

9

Alors un grand capitaine,
Aussi brave que malin,
Bientôt nous tire de peine:
C'est l'illustre Duguesclin.
Il fait reculer l'Anglais,
Et punit son insolence
Trois ports lui restent en France,
Bordeaux, Bayonne et Calais.

10

Hélas! il meurt dans sa gloire,
En assiégeant un château,
Mais avec lui la victoire
Semble descendre au tombeau:
Les Anglais vont de nouveau
Souiller le sol de la France,
Charles six est en démence,
Et la Reine est Isabeau!

11

Après un affreux désastre,
Par un indigne traité,
On voit Henri de Lancastre
Roi de France proclamé;
Mais le Ciel vient au secours
Du jeune Dauphin de France:
Jeanne d'Arc enfin s'avance
Et l'Anglais fuit pour toujours.

12

Qu'il est beau de voir en guerre,
Cette humble fille des champs,
Entrer avec sa bannière,
Dans la cité d'Orléans;
À Patay, l'on voit plier
Talbot, l'Anglais intrépide;
Et la bergère timide,
Fait le guerrier prisonnier.

13

Mais la perfide Angleterre,
À Compiègne, peut saisir
Notre héroïque bergère,
Et la condamne à périr.
Ah! devant un tel malheur,
Faut-il que le roi de France
Ait gardé lâche silence!
Était-ce d'un noble cœur?

14

Enfin s'achève la guerre,
Par deux combats glorieux.
Nous lançons sur l'Angleterre
Cent autres guerriers fameux;
Le combat de Formigny,
Grâce à notre artillerie,
Nous rendit la Normandie,
Et fit oublier Crécy.

15

De Castillon la victoire
Rend la Guyenne aux Français,
C'est là que tombe avec gloire
Le célèbre Achille Anglais,
Enfin nous avons la paix.
Après cette affreuse guerre,
Il ne reste à l'Angleterre
Que la ville de Calais.

CINQUIÈME DEVOIR

UNE LETTRE DE NOUVEL AN

Le 30 décembre au matin, une charmante personne venait d'entrer dans un compartiment de seconde classe; c'était Mademoiselle La Lettre.

Qui eut vu ce beau matin de décembre Mademoiselle La Lettre l'eut trouvée charmante, elle était vraiment gentille avec sa robe rose; une fine pensée d'un joli dessin fermait son enveloppe satinée et perlée. Dans un compartiment de seconde classe, du chemin de fer de l'Ouest, elle avait été confiée, aux soins d'un vieux Monsieur en habit vert, qui portait brodé en lettres d'argent sur sa casquette le mot «Postes»; il lui plaisait sans doute médiocrement car Mademoiselle La Lettre se renfonça dans son coin et se mit à rêver.

Que pensait-elle? Elle se disait: Où je vais, comme je serai bien reçue! Quels transports, quelle folle joie à mon arrivée; lorsqu'on reconnaîtra l'écriture qui me recouvre, quel empressement à me décacheter! et que d'heureux je vais faire avec ce petit chiffon bleu, qu'on appelle billet de banque, caché dans les plis de ma robe. Il doit acheter l'établi de menuisier du petit Henri, la belle poupée que convoite Marie et les jouets mignons de la petite Margot; j'irai de main en main, jusque dans la menotte rose de Bébé, qui voudra aussi toucher ma précieuse personne.

Mademoiselle La Lettre fut tirée de ses douces pensées par le brusque arrêt du train, on la fit descendre, puis on la plaça dans une grande voiture qui la conduisit au meilleur hôtel, sans doute, elle vit écrit sur la façade «Hôtel des Postes».

Un grand nombre de personnes remplissaient les couloirs et les salles; on la dirigea vers un compartiment où beaucoup de sa race étaient déjà réunies; une foule de freluquets, cartons de visite, quelques-uns parfumés, tous plus brillants les uns que les autres sous leurs cache-poussière, rivalisaient de banalité et de sotte fierté. Des notes et factures, des traites à l'air rébarbatif, des journaux hardis et bavards, des annonces, des catalogues s'entassaient dans un compartiment voisin.

Mademoiselle La Lettre ennuyée de leur babil se tourna d'un autre côté, un bruit sec et cadencé s'y faisait entendre. Il était produit par l'arrivée d'un long Monsieur maigre, couvert d'un pardessus bleu, traversé de longues bandes grises; il vint se placer devant Mademoiselle La Lettre qu'il devait trouver à son goût; puis tournant la tête à droite et à gauche, sans doute pour se faire présenter, et ne trouvant personne il prit le parti de le faire lui-même. «Sir Télégraph morse, esquire, dit-il, après avoir incliné et relevé la tête, ainsi qu'un loquet de porte, sioujet de la graciouse Queen Victoria». À ce nom il souleva son chapeau, et s'assit auprès de notre gentille connaissance.

Mademoiselle La Lettre, une petite babillarde, (un défaut bien commun à presque toutes les jeunes personnes) lui demanda s'il venait de loin, et quelles nouvelles il apportait. «Je venais du ville de London, lui répondit l'Anglais, je étais bieaucoup en retard, une stioupide employé avait retardé moi, six minoutes à Calais, je annonçais à oune Company, que lé caissier il avait emporté lé caisse.» Puis plus gourmé que jamais il tira son chronomètre et compta les secondes. Mademoiselle La Lettre ne savait plus comment reprendre la conversation, quand un employé vint chercher Sir Télégraph morse, esquire, et le fit partir brusquement pour des quartiers lointains.

Mademoiselle La Lettre réfléchissait; quelle différence entre les nouvelles qu'elle apportait et celles de cet Anglais! Le malheur, se disait-elle, frappe brusquement, tandis que la joie est expansive, il lui faut de longues lignes pour s'exprimer.

Elle fut de nouveau arrachée à ses pensées par un bourdonnement nasillard, précédé de coups de sonnette; c'était un mélange confus de paroles, parmi lesquelles elle entendit s'engager un marché: «500 buffles, disait une voix.—10000 dollars, répondait une autre.—Vendez, payez 50 actions Central américain vermont Company. Vite, plus vite.» Mademoiselle La Lettre apprit que c'était un Américain, sir Téléphone qui était en conversation. Or, comme elle était curieuse, nous l'avons déjà dit, elle lui adressa la parole. «Sir Téléphone, quelles nouvelles d'Amérique?» Le Yankee se détourna brusquement, la regarda de haut en bas: «Rien, dit-il, time is money», puis il disparut dans un bourdonnement.

Ah! se dit encore Mademoiselle La Lettre, tous ces gens-là sont absorbés par les affaires; ils ne pensent qu'à l'argent et ne servent que la cause de l'intérêt, il n'y a rien qui vienne du cœur sous l'enveloppe de cet Anglais, pas plus que dans la voix de cet Américain; moi au contraire, je suis l'interprète de l'âme, je porte tantôt la joie, tantôt la consolation où je me rends. À moi seule sont confiés les chères pensées et le souvenir.»

Toute joyeuse, Mademoiselle La Lettre conduite par un nouvel employé, partit pour sa destination, pour le Sweet-home où elle se savait impatiemment attendue. Comme elle l'avait espéré, elle apportait, dans les plis de sa robe soyeuse, la joie qui bientôt se refléta dans tous les yeux.

SIXIÈME DEVOIR

L'ÉRECTION D'UN CALVAIRE

Je viens d'assister à une belle et touchante cérémonie qui me laissera les impressions les plus fortes et les plus durables: l'érection d'un calvaire.

À l'époque tourmentée où nous vivons, où la guerre à Dieu est hautement déclarée, où une secte impie voudrait faire de la France, qui s'intitulait jadis la Fille aînée de l'Église, un foyer d'athéisme, cette consécration de la Croix nous est apparue comme une grande manifestation de Foi.

Honneur donc à tous ceux qui ont concouru à cette fête religieuse; honneur aux cent soixante porteurs, à ces médaillés du Christ, se faisant gloire de la livrée sacrée et du précieux fardeau qui leur était confié; honneur aux chefs qui ont dirigé les chants et les beaux morceaux de musique, dont l'exécution a concouru à l'éclat de cette belle fête; honneur à tous ceux qui composaient le cortège, depuis les fabriciens, les dignitaires entourant le brancard de pourpre frangé d'or où reposait le christ, jusqu'aux plus humbles et aux plus petits qui l'accompagnaient processionnellement à travers les rues pavoisées et fleuries.

Honneur à l'artiste bas-breton, Yves Hernot, de Lannion, dont le ciseau a su tracer sur le granit les traits douloureux de Jésus mourant. Il faut croire pour être inspiré! c'est le secret des innombrables chefs-d'œuvre du moyen-âge; les plus incrédules sont bien forcés de le reconnaître, la Religion, dans tous les temps, a été la grande inspiratrice des Arts.

Honneur enfin à ce magnifique élan religieux de notre ville, elle s'abrite avec fierté sous l'étendard de la croix. Hélas! trop de cités, aveuglées par l'esprit de parti, par une haine impie, insensée, oubliant que seul le Christ est venu apporter au monde la Liberté, l'Égalité et la Fraternité, arrachent la Croix protectrice, partout où elle se trouve: dans les écoles, dans les tribunaux, dans les hôpitaux, aux carrefours des chemins.—Non, la Bretagne n'est ni matérialisée, ni déchristianisée; la preuve en est dans cette foule immense de plus de 4.000 personnes venues de toutes parts, de la ville et des environs, et qui ont écouté dans le silence et le recueillement la parole chaleureuse, pénétrante du missionnaire.—Devant ce nouveau monument de nos immortelles croyances, il a parlé avec cette éloquence de la Foi qui remue tous les cœurs. Dans un langage noble, élevé, s'inspirant des sublimes pensées de saint Chrysostome et de sainte Thérèse, il nous a dépeint les ineffables mystères de la Croix et l'inépuisable amour du Fils de Dieu pour les hommes. Tous les saints rendent un suprême hommage à ce Signe sacré du salut.

«La croix, dit saint Damascène, est notre bouclier, notre défense et notre trophée contre le Prince des ténèbres; elle est le signe dont nous sommes marqués, afin que l'ange exterminateur ne nous frappe point. Elle relève ceux qui sont tombés, elle soutient ceux qui sont debout, elle fortifie les faibles, elle gouverne les pasteurs, elle est le guide de ceux qui commencent, et la perfection de ceux qui achèvent; la santé de l'âme et le salut du corps, la destruction de tous les maux, la cause et l'origine de tous les biens, la mort du péché, l'arbre de la vie, et la racine de notre félicité.»

«Gravons, dit saint Ephrem, au-dessus de nos portes, comme sur nos fronts, sur notre bouche, sur notre poitrine, le signe vivifiant de la Croix; revêtons-nous de cette impénétrable armure des chrétiens, car la Croix est la victoire de la mort, l'espérance des fidèles, la lumière du monde, la clef du Ciel.»

Saint Jean Chrysostome en termes admirables dit encore: «La Croix est l'espérance des chrétiens, la résurrection des morts, le bâton des aveugles, l'appui des boiteux, la consolation des pauvres, le frein des riches, la confusion des orgueilleux, le tourment des méchants, le bouclier contre l'enfer, l'instruction des jeunes, le gouvernail des pilotes, le port de ceux qui font naufrage et le mur des assiégés. Elle est la mère des orphelins, la défense des veuves, le conseil des justes, le repos des affligés, la garde des petits, la lumière de ceux qui habitent dans les ténèbres, la magnificence des rois, le secours de ceux qui sont dans l'indigence, la liberté des esclaves, la sagesse des simples et la philosophie des sages. La Croix est la prédiction des prophètes, la prédication des apôtres, la gloire des martyrs, l'abstinence des religieux, la chasteté des vierges, et la joie des prêtres.

«Elle est le fondement de l'Église, la destruction des idoles, le scandale des Juifs, la ruine des impies, la force des faibles, la médecine des malades, le pain de ceux qui ont faim, la fontaine de ceux qui sont altérés et le refuge de ceux qui sont dépouillés.»

Voici ce qu'est la Croix: la plus haute expression d'une volonté surnaturelle avide de sacrifice. Ah! cette égalité que tant de gens réclament à grands cris, le christianisme la leur montre chaque jour. Qu'ils viennent à ses fêtes religieuses et ils la trouveront au pied des autels, au pied de la croix, c'est là seulement que se rencontre la véritable égalité, celle des âmes qui, oubliant les rangs qu'elles occupent dans le monde viennent s'agenouiller devant le même Dieu, attendant avec la même Foi, la même soumission, les mêmes espérances, la récompense de leurs actions ici-bas: cette part de l'Éternité bienheureuse promise à ceux qui combattent le bon combat.

La Croix, c'est l'autel de l'immolation par excellence, c'est la rançon du genre humain, c'est la source de toutes les grâces. Élevons donc nos regards vers le divin Crucifié au lieu de les laisser errer sur les choses passagères de la vie; ne prenons pas l'exil pour la patrie, l'envers du ciel pour le beau côté, la terre pour le paradis. Le calice de l'existence est un mélange de déceptions et de regrets, d'amertumes et de souffrances; la joie parfume ses bords à peine quelques instants. Eh bien! lorsque, épuisés de cette bataille de la vie qui recommence à chaque aurore, nous nous sentons sans force et sans armes, ne nous décourageons pas, laissons-nous doucement aller à la dérive de la Providence, nos soucis, nos agitations, nos inquiétudes se calmeront et nous retrouverons la paix.

Désormais tous les chrétiens qui passeront auprès de cette croix superbe inclineront leur front. Elle mesure, avec le piédestal, environ 8 mètres de hauteur; le christ un peu plus grand que nature, est taillé dans un seul bloc de ce beau granit, de Kersanton, qui défie le temps. Qu'elle reste là, toujours, comme un enseignement. Elle dira dans son éloquence muette aux générations futures qui viendront la saluer à leur tour: «Gardez la Foi de vos Pères.» Et je termine ma narration en répétant le cri poussé par la multitude enthousiasmée lorsque l'image du Sauveur s'est élevée dans l'espace:

«Vive! Vive le Christ! Vive la Croix!»

SEPTIÈME DEVOIR

QUELQUES PENSÉES D'HENRIETTE

La vie est comme le rosier, qui, offrant ses fleurs l'été, n'a plus l'hiver que des épines.

Hélas! nous mourons moralement bien des fois dans la vie, mais n'est-ce pas la manière que Dieu prend pour nous en détacher petit à petit; autrement la secousse serait trop brutale; si nous étions parfaitement heureux ici-bas nous ne penserions pas au bonheur du Ciel et ne voudrions plus mourir!…

La vieillesse, n'ayant plus d'avenir, se réfugie dans le passé; elle vit de ses souvenirs, comme la jeunesse vit de ses espérances.

Croire, c'est opposer la conviction au doute, c'est arracher le désespoir au cœur et y planter l'espérance.

Chaque jour est un pas fait vers l'Éternité.

Que notre Charité s'inspire des préceptes du Maître plein de douceur et de bonté; accompagnons nos aumônes d'un regard bienveillant, d'une parole amie. Ne soyons pas comme ces gens généreux qui répandent leurs bienfaits de la plus mauvaise grâce du monde.

Qu'est-ce que le temps? C'est l'étoffe dont la vie est faite. Travaillons, employons bien notre temps, utilisons cette vie de la terre que Dieu nous prête, afin d'acquérir cette vie ineffable, que Dieu donne pour toujours au Ciel.

La mort de ceux qu'on aime et le chagrin usent plus que les années.

La mort, ce grand inconnu de l'au-delà, le terme suprême, est la fin de tout, l'empoisonnement à petit feu, à petites doses des joies de la vie.

Sans les espérances infinies d'une vie meilleure, d'une vie supérieure en Dieu, celle-ci ne vaudrait pas la peine d'être vécue. Mais Dieu est là, et comme l'a dit Mme Craven: la vie est toujours belle pour quiconque y cherche autre chose que son propre bonheur.

Il n'y a plus de respect humain, c'est fini de cette chose bête. On se montre ce qu'on est. Le chrétien ne rougit plus, mais se glorifie du Christ. Oui, le respect humain est mort et bien mort, Dieu merci. Le respect mondain existe encore et existera toujours, mais il ne s'occupe guère que des usages et de la mode et cela est de médiocre importance, au point de vue de l'âme et de l'Éternité.

La mémoire, «ce portefeuille de l'intelligence», comme l'appelle
Montaigne, est avant tout un don naturel.

La vie est un beau et doux rêve qui n'aboutit trop souvent qu'à d'amères et décevantes réalités.

Une femme sans esprit est une fleur sans parfum.

La vie, hélas! n'est pour personne une moisson de roses.

Le bonheur est comme une liqueur exquise, deux ou trois gouttes de vinaigre suffisent à la corrompre, de même deux ou trois gouttes d'amertumes suffisent pour empoisonner les félicités de l'existence.

Vouloir traverser la vie sans s'appuyer sur Dieu, c'est faire fausse route et prendre le chemin qui conduit à l'abîme.

La Vie en elle-même est une belle personne; le fâcheux est qu'elle soit trop souvent mal costumée, si mal fagotée même, qu'elle finit par devenir tout à fait désagréable.

L'obéissance est une grande qualité très rare chez les petits enfants et peut-être, plus rare encore, chez les grands enfants, devenus hommes.

Le monde n'a de stable que son instabilité.

Vouloir expliquer les mystères de la vie et de la mort, vouloir pénétrer les secrets de la création, vouloir comprendre l'éternité et sonder l'infini, vouloir creuser le passé où se sont ensevelies tant de générations humaines, tant de civilisations évanouies, c'est commencer la grande étude des problèmes qui n'ont pas de solution ici-bas.

Croire, c'est chasser la haine du cœur pour la remplacer par l'amour; c'est mettre dans sa coupe, le baume à la place du fiel; c'est déposer ses désirs dans la main de son père et soumettre son âme à sa volonté sainte et parfaite. Croire, c'est apaiser le tumulte des passions, dans une paix profonde; c'est mettre la consolation à côté du chagrin et l'espérance amie, auprès du désespoir. Croire, c'est voir, au delà de la mort, l'indestructible vie et remplacer le doute par la certitude et la confiance. C'est opposer la saine et consolante doctrine du Christ, aux philosophies babeliennes de l'antiquité et aux théories aussi fausses que décevantes du rationalisme moderne. C'est porter la lumière au milieu des ténèbres.

Croyons! Aimons! Prions!

HUITIÈME DEVOIR

AVE MARIA

Il est une fleur bien aimée de Marie, originaire des Cieux, mais cependant acclimatée sur la terre. Ce fut un ange qui le premier l'offrit à la Vierge de Nazareth, Ave Maria, fleur mystérieuse, nul soleil de la terre ne pouvait t'épanouir, et nul aquilon ne pourra te faner. Je t'ai cueillie lorsque je bégayais à peine, Ave Maria, et chaque jour encore je t'effeuille; Ave Maria c'est le salut de bienvenue, le cantique des Anges et des hommes. Ave Maria, fleur durable des divins jardins, les chœurs angéliques en tressent à jamais d'éternelles couronnes, et lorsque Gabriel, l'offrit à Marie, il lui annonçait l'Enfant-Dieu, cette rose mystique de grâce et de bénédiction qui devait fleurir d'abord et mourir ensuite pour nous. Ave Maria.

Ah! quand viendra-t-il ce jour, où dépouillant son enveloppe mortelle, notre âme s'ouvrira à l'éternelle lumière? Quand viendra-t-il ce jour, où, délivrés des tentations, des inquiétudes, des misères de cette vie, nous pourrons franchir ton enceinte, ô Jérusalem céleste! Quand nous mêlerons-nous à la foule bienheureuse des élus? Nous croyons et elle voit, nous espérons et elle possède, nous sommes dans la tristesse, elle est dans la joie, nous souffrons, elle jouit, nous craignons, elle est dans l'assurance, nous combattons, elle triomphe.

Ah! quand viendra-t-il ce jour de l'éternel repos! Ave Maria.

NEUVIÈME DEVOIR

LA TOUSSAINT ET LE 2 NOVEMBRE

Au moment où j'écris ce devoir les cloches font retentir leur carillon joyeux; c'est aujourd'hui la Toussaint, l'une des quatre grandes fêtes reconnues par le Concordat.

Le Christianisme, en triomphant des faux dieux, ferma leurs temples et brisa leurs idoles.

Vers l'an 608, le pape Boniface IV fit ouvrir et purifier le Panthéon que Marcus Agrippa, favori d'Auguste, avait bâti à Jupiter Vengeur. Il voulait par là, suivant Pline, faire sa cour à l'empereur qui venait de remporter la victoire d'Actium, sur Antoine et Cléopâtre. On nomma ce monument Panthéon parce que, suivant Dion, la figure arrondie de ce temple représentait les Cieux, appelés par les païens: Résidence de tous les dieux, et c'est là l'étymologie du mot grec Panthéon.

Le pape dédia donc ce nouveau temple chrétien à la sainte Vierge et à tous les martyrs, après y avoir fait transporter vingt-huit chariots de leurs ossements. Puis, il ordonna que tous les ans, au jour de cette dédicace, on fît à Rome une grande solennité en l'honneur de la Mère de Dieu et des glorieux confesseurs qui avaient rendu témoignage, au milieu des supplices, de la divinité de son Fils.

Telle fut la première origine de la fête de tous les Saints.—Le pape Grégoire IV, étant venu en France l'an 837, sous le règne de Louis le Débonnaire, la fête de tous les Saints s'y introduisit et fut bientôt presque universellement adoptée.—Le pape, Sixte IV, en 1580, lui donna une octave, ce qui la rendit encore plus importante.

L'Église a été portée à l'institution de cette fête pour plusieurs raisons: d'abord, pour glorifier tous les Saints, surtout ceux restés inconnus; ensuite, pour les présenter comme un modèle et un encouragement à tous les fidèles qu'elle invite à leur rendre hommage le même jour. C'est le tribut de respects, de louanges, d'invocations et de prières que l'Église militante de la terre rend à l'Église triomphante du Ciel. Le Ciel, c'est donc le but où doivent tendre tous les désirs, c'est le bonheur parfait et éternel; aucune langue ne peut exprimer la douceur de ses béatitudes. Le Roi Prophète n'en parle qu'avec étonnement: O Seigneur! O mon Dieu! que les délices que vous avez réservées à ceux qui vous craignent sont abondantes et excessives! Saint Paul, après Isaïe, assure que ces biens sont si éminents, que l'œil n'a jamais rien vu, que l'oreille n'a jamais rien entendu et que le cœur de l'homme n'a jamais rien conçu qui leur soit comparable. Saint Augustin dit, dans le même sens, que cette splendeur, cette beauté, cet éclat sont au-dessus de tous les discours et de toutes les pensées des hommes. Aucune parole humaine ne peut répondre à Son excellence. Sainte Catherine sortant d'une extase où elle avait entrevu le Ciel, s'écriait:

«J'ai vu des merveilles! j'ai vu des merveilles!»

Sainte Thérèse après ses ravissements, n'écrit-elle pas dans le Livre de sa Vie: «Les choses que je contemplais étaient si grandes, si admirables, que la moindre suffirait pour transporter une âme et lui inspirer un suprême mépris, pour tout ce qui se voit ici-bas. La vue de ces choses délicieuses me causait un plaisir si exquis et embaumait mes sens d'un contentement si suave, que je n'ai point de paroles pour les exprimer.»

La Toussaint, cette solennité instituée pour rappeler la félicité et la gloire des bienheureux, semble cependant toujours voilée de tristesse et de regrets. L'Église, tout à l'heure, va songer à la commémoration des défunts; elle va quitter ses vêtements blancs de fête et revêtir ses habits de deuil; ses autels vont se draper de noir, ses cloches vont tinter lentement le glas funèbre! elle va commencer l'office des Morts. Ce matin, elle implorait pour elle-même le secours des saints; ce soir, elle offre ses supplications et ses vœux pour les âmes du Purgatoire. Ce matin, elle prenait part à l'allégresse des élus; ce soir, elle pleure et s'afflige, en pensant à ceux qui souffrent. Il est bien naturel qu'après avoir reconnu les délices ineffables dont les saints jouissent dans le paradis, elle fasse tous ses efforts pour en augmenter le nombre.

Le culte des Morts est le culte de l'âme.

N'est-ce pas Lamennais qui a dit: La prière rend l'affliction moins douloureuse et la joie plus pure; elle mêle à l'une je ne sais quoi de fortifiant et de doux, et à l'autre, un parfum céleste.

La mort n'est-ce pas la fin de toutes les choses terrestres et finies.
Sur ces tombes, image du néant, la Religion plane, la Foi se lève pour
nous parler de Résurrection, l'Espérance infinie nous montre l'Éternité.
Ah! la douleur qui ne croit pas, est sans consolation.

Car ici, tous doivent arriver un jour, héros du sacrifice et de la Charité, héros de l'amour et du devoir, génies sublimes, grands artistes, hommes d'État, grands capitaines, écrivains, poètes, tous un jour viennent au cimetière, dormir leur dernier sommeil; c'est là le rendez-vous général.

«Ils ont passé sur cette terre; ils ont descendu le fleuve du temps; on entendit leur voix sur les bords et puis l'on n'entendit plus rien. Où sont-ils? qui nous le dira? Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur.» Ainsi s'exprimait dans son admirable page intitulée: Les Morts, le célèbre et malheureux auteur des Pages d'un Croyant. Oui, le culte des Morts est sacré; les honorer, c'est faire acte de foi en la vie éternelle. Aussi est-ce une grande douceur et un grand soulagement pour ceux qui croient, qui aiment et qui espèrent, de prier pour les morts.

Le protestantisme s'est retranché cette consolation, il ne reconnaît pas cette communion des âmes qui nous rattache et nous unit encore après la mort à ceux que nous avons aimés pendant la vie; rien n'est cependant plus suave au cœur que ces preuves d'affection qui vont les rechercher au-delà des mondes, rien n'est plus doux, plus consolant que ce culte pieux, que tous les chrétiens en général et chaque famille en particulier rend à la mémoire de ceux qui ne sont plus!

Nous voyons dans le livre IIe des Machabées que cela se faisait dans la loi ancienne. Judas Machabée, après une sanglante bataille, envoya douze mille drachmes d'argent à Jérusalem, afin que l'on y fît des sacrifices, pour le soulagement de ceux qui avaient péri dans le combat. L'auteur de ce livre, qui vivait environ deux cents ans avant Jésus-Christ, fait cette réflexion:

«C'est donc une pensée sainte et salutaire de prier pour les Morts, afin qu'ils soient absous de leurs péchés.»

Toutes les liturgies des Apôtres prescrivent cet office de piété. Saint Clément, pape, saint Denis l'Aréopagite, saint Irénée, Tertullien, saint Cyprien, et presque tous les autres pères qui les ont suivis en parlent fort clairement. Saint Augustin, en maints endroits de ses écrits, traite expressément de la prière pour les morts.

Cependant l'Église est restée plusieurs siècles sans avoir fixé un jour destiné à secourir en général les âmes du Purgatoire. On priait bien pour elles en commun à chaque messe, en songeant aux plus délaissées, celles pour lesquelles on n'offrait point d'oblations particulières, mais il n'y avait rien d'arrêté pour cela. On trouve dans Amolarius Fortunatus, qui a si excellemment écrit sur les offices du temps de Louis le Débonnaire, un Office entier des Défunts, d'où l'on a conclu que leur mémoire annuelle était établie dès cette époque. Mais cela n'est nullement prouvé et l'on incline à penser que cet office ne se disait qu'en particulier aux obsèques de chacun. C'est à saint Odilon, abbé de Cluny, que l'Église est redevable de cette institution; il ne l'avait établie que pour les monastères de son Ordre, mais les Souverains Pontifes approuvèrent tellement une si juste dévotion, qu'ils jugèrent à propos de l'étendre à toute l'Église; c'est de là qu'est venue la lugubre solennité du 2 novembre. Dans tout l'univers catholique, elle se célèbre avec une piété touchante. La capitale de l'Autriche, Vienne, la ville du plaisir par excellence, fait trêve ce jour-là à sa gaieté habituelle. Dans tous les cimetières, les tombes sont illuminées et ornées de fleurs nouvelles, couronnes et bouquets. Dans le peuple, on est convaincu que toute personne assez hardie pour traverser ce jour-là un cimetière, à minuit, y rencontrerait une longue procession de fantômes, à la suite desquels marchent toutes les personnes qui doivent mourir dans l'année. Un drame, intitulé Le Meunier et sa Fille, représente tous les ans à Vienne, la veille de la Toussaint, cette légende populaire: le long cortège funèbre parcourt continuellement la scène et pendant toute la représentation ce ne sont que larmes, soupirs et sanglots. L'Espagne et l'Italie ne sont pas moins empressées à rendre hommage à leurs morts. En Italie, ce sont les illuminations qui dominent dans l'ornementation des tombes. Les cimetières italiens sont la dernière expression des pompes humaines. Ils se composent de vastes galeries, encombrées de monuments remarquables, la plupart en marbre blanc. Les pauvres sont déposés en lignes régulières dans le champ attenant aux galeries. Chaque mort est marqué d'une pierre ou stèle (toutes sont semblables) hexagonale, en marbre gris, haute de deux pieds et précédée de lanternes au même niveau. Le jour de la Toussaint, des milliers de bougies sont allumées par des mains amies et placées dans ces lanternes; personne ne voudrait manquer à cette pieuse tradition. Pauvres morts, cela veut dire que les vivants veillent et ne vous oublient pas. Dans toutes les villes de France comme dans les plus simples hameaux, même spectacle touchant. À Paris, dès le matin, les cimetières se remplissent de monde, et le soir, lorsque les grilles se sont fermées sur le vide et le silence, il reste derrière la foule comme une vague traînée de parfums et une longue jonchée de fleurs.

Les Parisiens, riches ou pauvres, viennent visiter leurs morts.

Oui, le Parisien léger, sceptique, frondeur, qui a tout chansonné ou plaisanté, a gardé, intact et respecté, le culte des morts. C'est par centaines de mille que se comptent, dans la capitale, les visiteurs du 1er et du 2 novembre. Toute tombe a ses souvenirs et, si quelqu'une reste oubliée, la brise lui apporte ses soupirs, les herbes folles et libres un manteau de verdure, l'oiseau, son ramage, prière au Créateur.

Ce néant, ces cendres, cette poussière parlent un langage très éloquent, mais, hélas! qui n'est pas toujours écouté, car si l'égalité règne dessous la terre, l'orgueil vit quand même dessus.

Les grands et les riches de ce monde, veulent encore rester grands et riches dans la mort et l'attester par le faste et l'élégance de leurs tombeaux.

Le jour de la Toussaint, la foule nombreuse qui circule toute la journée dans ces champs de l'éternel repos, fait preuve de respect et de recueillement. Sans doute, il y a bien des promeneurs, des curieux cherchant là les émotions d'un spectacle nouveau, mais l'ensemble des visiteurs accomplit un pieux pèlerinage. Les toilettes sombres, les robes noires et les voiles de crêpe rappellent que le 2 novembre, est le grand anniversaire du deuil et de l'affliction.

Bien des femmes aux visages pâles, aux yeux rougis par les larmes, les mains jointes, agenouillées sur la terre humide, s'absorbent dans une muette et douloureuse méditation.

Bien des âmes désolées viennent là, se souvenir et prier, pendant que le ciel d'hiver gris et morne, comme s'il s'associait à l'angoisse générale, répand une glaciale tristesse sur ce jour qui fait saigner les cœurs, en mêlant tout à la fois aux peines présentes de la vie, les regrets du passé!

Ah! c'est à la porte de tous les cimetières qu'on devrait inscrire cette épitaphe lue sur une tombe. «Ici le repos, là-haut le bonheur».

DIXIÈME DEVOIR

LE CULTE DES MORTS

M. Félix Duquesnel écrit à ce sujet:

Tous les peuples, depuis l'antiquité la plus profonde, ont eu le culte des morts.

Tous, il est vrai, ne l'ont pas pratiqué de même manière, car les rites des funérailles sont divers, et empruntent leurs caractères particuliers aux croyances religieuses du peuple qui les accomplit. Mais partout, sous les formes différentes, se retrouvent toujours deux sentiments dominateurs, le respect de la mort et la notion de l'immortalité de l'âme.

Qu'il s'agisse du premier ou du dernier de la nation, du plus illustre ou du plus humble, l'attitude de la foule reste semblable, parce que la sensation est toujours la même, et se traduit par le recueillement instinctif, le retour sur le passé, et l'appréhension de l'au-delà.

C'est, d'ailleurs, une recherche curieuse à faire que celle de la forme des funérailles en général, et, en particulier, des funérailles solennelles, aussi bien chez les peuples de l'antiquité, que dans le monde moderne, avec les usages et les particularités symboliques qui les accompagnent.

* * * * *

Chez les Égyptiens, les corps étaient embaumés. L'embaumement était, dans la vieille Égypte, un art merveilleux; les prêtres le pratiquaient avec une si étonnante habileté que leurs «momies» ont traversé des milliers d'années, et sont parvenues intactes jusqu'à nous. Tout le monde n'avait pas droit à ce privilège de conservation. Il fallait être un mort irréprochable pour entrer dans le laboratoire des prêtres et, d'abord, sortir victorieux du préalable jugement hiératique. Tous avaient le droit de déposer contre le mort, et celui-ci jugé criminel, son corps nu était abandonné en pâture aux fauves, tandis qu'absous, il avait droit aux solennelles funérailles.

Les Hébreux pratiquaient aussi l'embaumement; mais chez eux,—moins habiles que les Égyptiens, qui avaient été leurs maîtres,—l'embaumement était l'exception réservée aux seuls riches et puissants. Les corps des citoyens pauvres ou de classes moyennes étaient mis en terre après avoir été enveloppés d'une toile, qu'on appelait le «lin vif» vraisemblablement un tissage d'amiante.

La cérémonie funèbre, précédant l'enterrement, consistait surtout en chants mortuaires, hymnes et psaumes, dont s'accompagnaient les lamentations des parents. L'usage de pleureurs et pleureuses payés, qui d'ailleurs, s'est continué jusqu'à nous, au moins chez certains peuples et dans certaines provinces, date des Hébreux, qui le transmirent aux Romains.

Chez les Hébreux,—bien que très grand fût le respect des morts—ceux qui avaient assisté à l'enterrement étaient considérés comme «impurs», et tenus, comme tels, de se purifier par des ablutions. Il ne faut pas, d'ailleurs, voir dans ce rite, qui paraît singulier, une irrévérence vis-à-vis de la mort, mais simplement une de ces nombreuses précautions hygiéniques, très en usage dans le monde israélite, dont le culte à la fois paternel et préservateur avait souci, non seulement du salut de l'âme, mais aussi de la préservation sanitaire du corps.

En Perse, où la notion de l'immortalité de l'âme est dogmatique, le corps était considéré comme une dépouille impure et méprisable; comme elle ne devait pas souiller de son contact, un des «éléments» qui étaient la base de la religion de Zoroastre,—l'eau, la terre, le feu, et l'air,—elle n'était donc ni noyée, ni enterrée, ni brûlée, mais abandonnée à la voracité des animaux sauvages, qui se chargeaient de la faire disparaître.

Aujourd'hui encore les prières des prêtres ayant ouvert, à l'âme, les portes dorées du Paradis, le rite funèbre devient une réjouissance, et les parents et amis célèbrent, par des repas, des chants et des danses, la délivrance de l'esprit, vainqueur de la matière.

En Grèce, le culte des morts et la cérémonie des funérailles prenaient une grâce singulière. Chez ce peuple élégant, la poésie dominait le rite et s'en emparait. Avant même que la mort eut donné la froide rigidité au cadavre, déjà les femmes lavaient le défunt, l'oignaient d'huile parfumée, le couronnaient de fleurs, le revêtaient de la robe de lin blanc, et l'exposaient sur le lit funèbre, paré de branches de laurier-thym, de laurier-rose et de myrte. La famille en pleurs veillait auprès du défunt, que les amis venaient visiter, jusqu'au moment où, enlevé par des porteurs, il était conduit au bûcher, s'il était brûlé, au champ de repos, s'il était enterré.

S'il y avait incinération, les cendres étaient recueillies dans une urne, que conservait précieusement la famille;—si on confiait la dépouille à la terre, on la déposait dans une sorte de tombe, formée de briques ou carreaux de terre cuite. On y plaçait des gâteaux de miel, pour attendrir Cerbère, le chien à trois, têtes, gardien de l'enfer, et le rendre favorable; dans la bouche du mort, on mettait une pièce d'argent destinée à payer le passage du Styx, au batelier Caron, avare et farouche, qui ne travaillait pas gratis, et laissait errer les ombres, sur les bords du fleuve sacré si elles n'acquittaient pas le péage.

Plus solennelles, plus compliquées encore, étaient les funérailles romaines, avec leur cortège de musiciens, d'histrions, de bouffons, ayant pour mission de distraire l'assemblée, de lui faire paraître le temps moins long, et d'empêcher qu'elle ne s'ennuyât à suivre le convoi.

Les cérémonies duraient plusieurs jours, elles donnaient lieu à des sacrifices, et aussi à des repas, voire à des jeux et à des combats de gladiateurs. Là aussi, la mort était considérée comme une douleur pour ceux qui restaient, mais comme une délivrance pour celui qui abandonnait la vie.

Pour avoir une idée de ce que pouvait être la magnificence des grandes funérailles romaines, il faut lire le récit de celles de César, elles se prolongèrent pendant plus de dix jours!

* * * * *

Dans l'ancienne Gaule, les funérailles des chefs, sans avoir une pompe égale à celles des imperators romains, présentaient aussi une grande magnificence; la coutume était d'ensevelir le défunt, avec ses armes et ses bijoux, dans un cercueil de pierre, ainsi que parfois nous le révèlent les fouilles.

Le repas de famille et d'amis qui suivait les funérailles était alors d'obligation et on vidait des coupes au «souvenir» et au «salut» du défunt. Cette coutume existe encore, en France, dans les campagnes et surtout dans le nord et l'ouest. Elle a, d'ailleurs, sa raison d'être, puisque c'est un réconfort pour les amis, parents et voisins, venus de loin, pour accompagner le défunt à sa demeure dernière.

À partir de Clovis, premier roi chrétien, les funérailles royales devinrent conformes à la liturgie chrétienne, mais furent toujours entourées d'un grand luxe et se ressentirent encore des coutumes de l'antiquité.

Il y avait même un usage des plus singuliers qui s'est continué jusque vers le douzième siècle, celui d'exposer, pendant quarante jours, dans le palais, couchée sur un lit de parade, l'effigie en cire du roi défunt, revêtue des habits royaux les plus riches, sceptre en main et couronne en tête.

Pendant la période carlovingienne, les funérailles royales atteignirent le maximum de leurs richesses; on cite, entre autres, celles de Lothaire II, mort en 986. S'il faut en croire les chroniqueurs, elles coûtèrent plusieurs millions: «On éleva au fils de Louis d'Outremer,—dit l'un d'eux,—un lit magnifique, en or massif; son corps fut enveloppé d'un vêtement de soie, recouvert d'une robe de pourpre, ornée de pierres précieuses et brodée en or fin. Le lit, porté par les grands du royaume, était précédé des évêques et du clergé, tenant les évangiles et la croix. Au milieu d'eux, marchaient, poussant des gémissements, ceux qui portaient la couronne royale, le glaive, le globe et le sceptre. Les chevaliers suivaient chacun à leurs rangs, et le défilé dura plusieurs heures.»

Les chroniques ont conservé et nous ont transmis le détail des funérailles royales. Il en est, comme on le voit, dont le luxe fut inouï, d'autres sont plus curieuses encore, par les combinaisons symboliques dont elles furent le prétexte, par la complication des cérémonies qui les accompagnèrent. Certaines eurent les allures d'un véritable spectacle, témoin celles du roi Charles IX, qui coûtèrent un million, dont moitié fut payée par le trésor royal, moitié par celui de la ville de Paris.

* * * * *

Les dernières funérailles officielles de grand apparat furent celles du roi Louis XVIII, célébrées à Paris, ou mieux à Saint-Denis, le 23 septembre 1824.

Un cérémonial très compliqué, qui semble d'un autre âge, y fut réglé et mis en œuvre par le protocole de la maison royale; on vit les hérauts d'armes, les grands officiers de la maison jeter dans le caveau, où avait été descendu le cercueil, les insignes de leurs offices: épées, gantelets, et aussi la main de justice, le sceptre, la couronne; le roi d'armes prononça les traditionnelles paroles de succession: «Le roi est mort. Vive le roi!»

Depuis, aucune occasion d'obsèques royales ne s'est présentée en France, puisque les divers souverains qui se sont succédé aux Tuileries n'y moururent pas, ni Charles X, ni Louis-Philippe, ni Napoléon III, morts en exil.

ONZIÈME DEVOIR

NOËL

Noël est la fête des fêtes. La fête qui rappelle les légendes les plus exquises et des coutumes ravissantes, les plus poétiques de toutes.

Heureux les enfants, heureux ceux qui croient à toutes ces légendes naïves!—N'est-ce pas Jean-Jacques Rousseau lui-même qui a dit, en parlant des petits: «Ils ne savent qu'aimer, ils refusent de croire aux vérités désolantes, leur erreur vaut mieux que le savoir des sages.»

L'année touche à sa fin, et le sombre hiver accompagne ses derniers jours…

La nuit est descendue depuis plusieurs heures sur la terre enveloppée de frimas. La neige immaculée recouvre les champs de son immense tapis, le givre habille de brillantes dentelles les arbres dépouillés de leur parure d'été. Le ruisseau, alourdi d'un épais manteau de glace, ne murmure plus sa douce chanson. Les oiseaux eux-mêmes sont sans voix et les fleurs sans parfums. La nature sommeille et semble engager, par son exemple, toutes les créatures au repos. Il est bientôt minuit… Au loin, l'âpre rafale du nord pousse vers l'horizon de grands nuages noirs qui s'agitent comme des géants, et les étoiles se détachent des sombres profondeurs du firmament, avec cette scintillation particulière aux pays froids. Il est bientôt minuit et cependant on veille; dans les maisons éclairées les oreilles attentives écoutent les bruits extérieurs; encore quelques instants, et le gai carillon des églises va se faire entendre. Dans les cités opulentes, comme dans les plus modestes bourgs, partout, à la ville et à la campagne la voix solennelle des cloches va inviter l'univers chrétien à la fête des fêtes qui se prépare… La grande nuit de Noël est commencée… cette nuit à jamais sainte et bénie, où le Ciel est venu faire alliance avec la terre, où Dieu, publiant ses splendeurs et sa gloire, est descendu pour sauver le monde.

Cette nouvelle a mis la joie sur tous les fronts et dans tous les cœurs. Palais et chaumières ont fraternisé du même bonheur et des mêmes espoirs. Ce soir, au moment du souper, l'aïeul des humbles toits a mis dans l'âtre la bûche traditionnelle qui doit pendant plusieurs jours réjouir les regards de tous, et réchauffer ses membres fatigués. Les jeunes filles, pour célébrer cette belle fête, ont retrouvé les chants naïfs, les joyeux noëls du vieux temps, et le petit enfant de toutes les demeures, avant de regagner sa couchette, a furtivement caché dans la cheminée son joli soulier ou son modeste sabot, se doutant bien d'avance que le petit Jésus, son frère, viendrait y loger quelques douceurs. Il s'est endormi plein d'espérance, voyant en rêve le bel arbre de Noël tout couvert de feuillages et de fleurs, de jouets et de bonbons, et qui doit demain faire tant d'heureux.

Ah! ce petit enfant s'endormant dans la nuit, le cœur rayonnant d'une douce attente, n'est-il pas l'image du monde enseveli dans les ténèbres depuis des siècles, et qui tressaille d'impatience à la venue du Messie promis? Tous ces beaux présents accompagnés de souhaits heureux et de bonnes paroles qu'apporte l'arbre de Noël, ne sont-ils pas un touchant symbole des présents que le Ciel veut faire à la terre et que le Christ apporte aux hommes? Il ne veut pas leur offrir des biens passagers, ni des joies éphémères, non, ses dons sont plus élevés que tout cela; il vient leur offrir son amour et sa vie qui doivent régénérer les âmes. Il vient apporter à tous, grands et petits, riches et pauvres, heureux et malheureux, les grâces de la vie éternelle. Il y a dix-neuf siècles que ce miracle d'amour s'accomplissait.

Revenons maintenant aux grandes traditions du Christianisme et écoutons ce qu'elles nous apprennent sur cet ineffable mystère.

Nous sommes à Bethléem, ville très peuplée de la Judée, et, de plus, encombrée, en ce moment d'étrangers amenés par l'édit de César-Auguste, ayant commandé le dénombrement de ses sujets.

Joseph, charpentier à Nazareth, de la tribu de Juda, se voit donc forcé de venir à Bethléem pour obéir aux ordres de l'empereur. Il est accompagné de son épouse Marie, et tous deux, n'ayant pu trouver de place dans les hôtelleries de la ville, à cause de leur peu de ressources, sont obligés de chercher un refuge en dehors de l'enceinte de ses murs.

Mille ans auparavant, David, roi, avait construit une forteresse à Bethléem, qui avait été son berceau; c'est là qu'il avait mené paître les troupeaux de son père et que Samuel l'avait sacré roi. Cette forteresse, tombée en ruines, servait d'asile aux voyageurs et à leurs bêtes de somme. Les bergers s'y mettaient aussi quelquefois à couvert avec leurs animaux. C'est dans cette grotte souterraine que Joseph et Marie (exténuée de lassitude, elle n'avait que quatorze ans) trouvèrent un abri contre les rigueurs de la saison.

«Les renards ont leurs trous et les oiseaux du ciel, qui sont les familles les plus vagabondes, ont leurs nids»; seul, le Fils de Dieu, le Roi des rois, n'aura pas un lieu où reposer sa tête; «car il est dit que tout ce qui peut confondre l'orgueil humain sera rassemblé dans le spectacle de sa naissance.»

L'heure solennelle est arrivée, il naît.

La grotte sombre, qui sert d'étable, échappe à la rayonnante clarté du ciel d'Orient. Une poutre mal équarrie supporte comme une colonne la voûte naturelle. Dans cette obscurité l'enfant brille comme un astre, cette lumière manifeste sa divinité: c'est lui qui éclairera le monde. Un long voile effleure son visage, c'est celui de sa mère, masquée jusqu'aux yeux à la façon des Juives. Hélas! sa pauvre mère n'a ni douce laine, ni fin duvet pour recevoir son fils bien-aimé, il aura pour berceau une crèche garnie d'un peu de paille et de foin. Ses membres délicats vont être réchauffés par l'haleine des animaux, suivant ce passage d'Isaïe: «Le bœuf a reconnu son Maître, et l'âne, la crèche de son Seigneur.»

Il y avait aux environs de Bethléem des bergers qui veillaient la nuit pour garder leurs troupeaux; ils demeuraient à mille pas de la ville, dans la tour d'Ader, bâtie au milieu des champs où Jacob conduisait ses bestiaux. Soudain, ils se virent entourés d'une éclatante lumière, ce qui les remplit de crainte; mais un ange parut aussitôt et leur dit: «Ne craignez point; je viens vous annoncer une nouvelle qui donnera de la joie à tout le peuple; Notre Sauveur est né aujourd'hui, et voilà la marque à laquelle vous le reconnaîtrez: un enfant revêtu de langes et couché dans une crèche.» Les bergers dociles furent à la crèche et adorèrent Dieu[6].

Dans le même temps, des Mages, c'est-à-dire des savants, des grands du monde, des rois, partis de l'Extrême-Orient pour venir en Judée, quittèrent leurs États sans que rien les arrêtât, ni les longueurs de la route, ni les fatigues du voyage. Ils suivaient une étoile mystérieuse qui, les guidant, les amena à la grotte de Bethléem où les bergers venaient de s'agenouiller, là aussi, sans délibérer, sans raisonner, devant ce faible enfant, ils croient et ils adorent à leur tour.

Ah! c'est que ce faible enfant, qui naît humble, pauvre, ignoré, vient accomplir des choses merveilleuses parmi les hommes. Il sera la lumière véritable qui doit éclairer le monde, et sera appelé le Soleil de justice et de vérité.

C'est que ce pauvre enfant qui vient se revêtir de toutes les infirmités de la nature humaine, c'est Dieu, c'est le Sauveur qui va commencer le grand ouvrage de la Rédemption. C'est que cet humble enfant, qui sera nommé le Prince de la paix, et qui choisit pour naître le règne de César-Auguste, le plus tranquille de tous les règnes, vient pour écraser l'orgueil qui a perdu les anges et égaré le monde, l'orgueil, une perverse imitation de la nature divine, ainsi que le définit saint Augustin. Il vient inaugurer le règne de l'humilité, de la charité, du renoncement à soi-même et apprendre aux hommes à devenir doux et humbles de cœur.

Cette morale est le renversement de toutes les croyances païennes et la régénération du genre humain. Oui, c'est Dieu qui vient s'attendrir et pleurer, non sur ses misères, mais sur les nôtres, et qui se fait petit enfant, parce qu'il veut être aimé, dit saint Pierre Chrysologue, et par sa faiblesse, solliciter nos cœurs; il nous engage, par cette touchante invitation, à venir à lui, comme les bergers et les mages allèrent à Bethléem, l'âme remplie de foi, d'adoration et d'amour.

Au commencement du sixième siècle, saint Hormisdas, pape, du haut de la chaire de saint Pierre, disait aux fidèles: «Le voilà celui qui est Dieu et homme, c'est-à-dire la force et la faiblesse, la bassesse et la majesté; celui qui, étant couché dans une crèche, paraît au Ciel dans sa gloire. Il est dans le maillot, et les mages l'adorent; il naît parmi les animaux, et les anges publient sa naissance, la terre le rebute, et le Ciel le déclare par une étoile; il a été vendu, et il nous rachète. Attaché à la croix, il donne le royaume éternel; infirme qui cède à la mort, puissant que la mort ne peut retenir, couvert de blessures et médecin infaillible de nos maladies, rangé parmi les morts et qui donne la vie aux morts, qui naît pour mourir et qui meurt pour ressusciter, et qui par sa naissance et sa mort est venu délivrer les hommes de la tyrannie du démon.»

Du reste, pour faire connaître cette naissance divine, prédite depuis tant de siècles, et qui était l'accomplissement de toutes les promesses faites par Dieu à nos pères, aux patriarches, aux prophètes, à Noé, à Abraham, à Jacob, à Moïse, à David, à Isaïe, le Ciel ne fit pas seulement des prodiges à Bethléem et en Judée, saint Pierre Damien rapporte que le roi Romulus, ayant dit, en bâtissant la ville, qu'un palais qu'il faisait construire ne tomberait point qu'une vierge n'enfantât, cet édifice s'écroula la nuit même où Jésus-Christ parut au monde. Vers le même temps le célèbre Apollon de Delphes, au rapport de Snidas, devint muet et cessa de rendre des oracles.

Auguste l'ayant pressé de déclarer la raison de son silence, il répondit qu'un enfant hébreu, maître des dieux, lui fermait la bouche et le forçait de se confiner dans les enfers. Nicéphore ajoute que ce prince, étant retourné à Rome, fit dresser, à cause de cela, un autel dans le Capitole, avec cette inscription: «Autel du premier-né de Dieu.» D'autres auteurs écrivent que le même empereur aperçut, dans les nues, une vierge tenant un enfant entre ses bras.

Quant à la grotte sacrée de Bethléem, quoi qu'aient pu tenter les infidèles et les païens, elle a traversé les siècles en faisant leur étonnement et leur admiration.

Cette grotte nue, obscure, froide; cette caverne plutôt, au sol inégal, aux parois raboteuses, mais sanctifiée par la plus éclatante des merveilles, Châteaubriand nous la décrit ainsi dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem:

«La sainte grotte, dit-il, est irrégulière, parce qu'elle occupe l'emplacement irrégulier de l'étable et de la crèche. Elle a trente-sept pieds et demi de long (environ 12 mètres 37), onze pieds trois pouces de large (environ 3 mètres 78) et neuf pieds de haut (environ 2 mètres 97).

«Les parois de ce roc sont revêtues de marbre et le pavé est également d'un marbre précieux. Ces embellissements sont attribués à l'impératrice sainte Hélène. Ce sanctuaire ne tire aucun jour du dehors et se trouve éclairé par la lumière de trente-deux lampes envoyées par différents chrétiens.

Au fond de la grotte, du côté de l'orient, est la place où naquit le Rédempteur des hommes. Cette place est marquée par un marbre blanc, incrusté de jaspe et entouré d'un cercle d'argent radié en forme de soleil. On lit ces mots alentour: Hic de Virgine Maria Jesu Christus natus est (c'est ici que Jésus-Christ est né de la Vierge Marie).

Une table de marbre qui sert d'autel est fixée au flanc du rocher et s'élève au-dessus de l'endroit où le Messie naquit. Cet autel est éclairé par trois lampes dont la plus belle a été donnée par notre roi Louis XIII.»

La crèche n'est pas de niveau avec le reste de la grotte et on y descend par deux degrés. C'est un enfoncement creusé dans la paroi du rocher; sa longueur est de quatre pieds, sa largeur, de deux; la voûte en est peu élevée et le bas est soutenu par une colonne de marbre qui remplace plusieurs pierres données à certaines églises. L'une d'elles, assez considérable, fut transportée à Rome, et de nos jours encore, on la vénère dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure; elle est encastrée dans l'autel de la crypte de la magnifique chapelle du Saint-Sacrement.

Mais revenons à la crèche creusée dans le rocher. Elle était revêtue de petites planches en bois formant la mangeoire proprement dite. Soigneusement recueillies, ces planches, berceau de l'Enfant-Dieu, furent apportées à Rome au VIIe siècle. La châsse qui les contient, en cristal monté sur un cadre d'argent incrusté d'or et de pierres précieuses, est due à la générosité de Philippe IV, roi d'Espagne. Cette châsse splendide reste renfermée dans un coffre de bronze, à trois serrures différentes et n'est exposée qu'une fois par an à la vénération publique, le jour de Noël.

Jadis, l'empereur Adrien, en haine du christianisme, fit élever au-dessus de la grotte un temple à Adonis, espérant que cette profanation en abolirait le souvenir; mais les païens eux-mêmes montraient ce lieu avec respect, disant: «C'est ici que le Dieu des chrétiens a voulu naître.» Plus tard, les persécutions ayant cessé, on bâtit à la place du temple impie une magnifique église, autour de laquelle se groupèrent plusieurs couvents, saint Jérôme peut être regardé comme le fondateur de ces pieux établissements. Il invitait tout le monde à faire ce pèlerinage et à y choisir sa demeure. Il y attira sainte Paule et sainte Eustochie, qui assemblèrent des religieuses autour d'elles, comme lui avait assemblé des religieux. C'est alors que sainte Paule, remplie de dévotion, s'écriait devant cette caverne précieuse: «C'est ici le lieu de mon repos, parce que c'est la patrie de mon Dieu.»

Pendant deux siècles, depuis la première croisade, si chaleureusement prêchée par Pierre l'Ermite, l'an 1096, jusqu'à la huitième et dernière, en 1270, et où saint Louis, roi de France, mourut sous les murs de Tunis, les saints lieux furent continuellement conquis par les Croisés et repris par les infidèles, finalement restés maîtres de la Palestine, tout en respectant l'objet de notre foi.

Il est à remarquer qu'on célèbre trois messes en la solennité de Noël (dont le nom vient ou de l'abréviation d'Emmanuel, Dieu avec nous, ou de la corruption de natalis dies, jour natal), ainsi que l'explique le pape saint Grégoire: «L'une à minuit, par rapport à la naissance temporelle de Jésus-Christ en l'étable de Bethléem, qui s'est faite selon un prophète, lorsque toute la nature était dans un profond silence et que la nuit était au milieu de sa course; l'autre au point du jour, par rapport à sa résurrection, qui s'est faite vers le lever du soleil; la troisième en plein jour, par rapport à sa naissance éternelle, qui a été sans ténèbres et dans une splendeur inaccessible.»

L'usage des trois messes prit d'abord naissance à Rome à cause des 3 stations indiquées par les papes pour le service divin. La première à Sainte-Marie Majeure pour la nuit, la deuxième à Saint-Athanase pour le point du jour et la troisième à Saint-Pierre pour la messe du jour.

À notre tour anéantissons-nous devant le Verbe éternel, humilions nos fronts; nous n'avons point pour chanter sa grandeur et ses perfections infinies la harpe d'or des séraphins, les actes d'amour des anges ou les adorations des saints; notre langage borné ne pourrait traduire les extases du paradis.

Louange à Marie, dont la divine maternité est le principe de notre salut! Gloire à Dieu, au plus haut des Cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté, l'éternité bienheureuse sera leur récompense!

* * * * *

Les réjouissances de la fête de Noël remontent aux temps les plus reculés de l'Église. C'est une des fêtes les plus anciennes du christianisme. Les historiens religieux ne sont pas absolument d'accord sur la date exacte de son institution. Suivant les uns, c'est l'évêque Télesphore qui l'établit en l'année 138; mais on célébrait alors l'anniversaire de la naissance du Christ à des époques variables, tantôt au mois de janvier, tantôt au mois de mai. C'est dans le cours du quatrième siècle que Cyrille, évêque de Jérusalem, demanda au pape Jules Ier d'ordonner une enquête parmi les docteurs d'Orient et d'Occident sur le véritable jour de la nativité de Jésus-Christ. Les théologiens consultés s'accordèrent pour désigner, le 25 décembre, ou plutôt le jour correspondant, car le calendrier grégorien n'existait pas encore, et c'est depuis lors que la fête de Noël est restée fixée à cette époque.

L'Église a conservé cette coutume; mais les cérémonies de Noël ont subi, suivant les temps et les pays, de notables modifications, le seul trait qui leur soit resté commun, c'est qu'elles ont toujours exprimé la réjouissance; toutefois, cette gaieté s'est traduite d'une façon plus ou moins originale.

Au moyen-âge, dans l'Église d'Occident, la fête était représentée par des jeux scéniques; des personnages récitaient des compositions religieuses autour de la crèche où reposait l'Enfant Jésus. Joseph et Marie, assis à ses côtés, jouissaient en silence de la gloire de leur divin fils. Ce spectacle, innocent d'abord, ne tarda pas à dégénérer en des bouffonneries qui rappelaient d'assez près la fête des fous; c'est alors que l'autorité ecclésiastique le supprima. Cependant quelques églises en conservèrent les traces dans un office appelé l'office des pasteurs. Le peuple chantait les noëls, cantiques versifiés en patois ou en langue vulgaire, dont quelques-uns étaient remarquables à force de simplicité et de naïveté. Il y a à peine un siècle, à Valladolid, dans la dévote et catholique Espagne, on représentait encore, au milieu des églises les mystères de la Nativité.

Les personnages qui étaient en scène portaient des masques grotesques et des habits d'un goût douteux. Ils étaient accompagnés par les castagnettes, les tambours de basque, les guitares et les violons. Puis tout à coup, les femmes et les jeunes filles entraient en danse, portant à la main des cierges allumés. En quelques endroits, on faisait collation pour être mieux en état de supporter les fatigues de la nuit.

C'est de là que sont venus les réveillons dont l'habitude subsiste encore, quoique bien amoindrie, aujourd'hui.

Ils commencèrent au moyen-âge. Dans ce repas, la gaieté, jusqu'alors contenue, se donnait un libre cours; si Noël tombait un vendredi, le pape autorisait l'usage de la viande en signe d'allégresse et aussi, prétendent quelques théologiens, parce qu'en ce jour «le Verbe s'est fait chair». Dans les familles on bénissait la bûche de Noël, que l'on arrosait de vin et autour de laquelle on se livrait à des libations. C'est dans cette coutume sans doute qu'il faut voir l'origine de l'arbre de Noël, si fêté en Alsace et dont on retrouve l'usage en la plupart des pays chrétiens.

Au treizième siècle, d'après les plus vieilles chroniques françaises, on donnait à ses amis, pour les fêtes de Noël, des gâteaux appelés niueles et un poulet rôti; on chantait, dit sainte Palaye, des cantiques appelés noëls, où la naissance du Christ, l'adoration des mages et des bergers, étaient célébrées dans un langage naïf.

Chaque province avait ses noëls. Ceux de La Monnoye, en patois bourguignon, ont beaucoup de réputation. Leur auteur, un poète et un érudit, mort au commencement du siècle dernier, avait recueilli ces poésies populaires pour se délasser de travaux plus sérieux. Elles forment aujourd'hui la meilleure part, sans contredit, de son bagage littéraire. Lorsque les noëls de La Monnoye parurent en 1701, ils acquirent promptement une célébrité telle qu'on chantait les refrains partout, même à la cour où les beaux seigneurs s'amusaient à parler le patois bourguignon. Comme les couplets étaient spirituels et assez malins, en dépit de leur apparente naïveté, l'autorité ecclésiastique s'émut; elle crut voir dans le succès de ces noëls une raillerie des choses saintes et une tendance à l'impiété.

Le recueil de La Monnoye fut déféré à la censure de la Sorbonne, qui eut le bon esprit de l'absoudre.

La bûche de Noël ou tréfoir donnait lieu à une fête de famille; on appelait la bénédiction du ciel sur la maison. La distribution du pain de Calandre avait le même but.

Cette fête marquait si bien l'allégresse universelle que le mot de Noël devint synonyme de réjouissance. Aux entrées des rois et dans toutes les solennités, le cri de Noël! Noël! retentissait sur les places publiques.

Dans le midi de la France, la fête de Noël est l'objet de manifestations spéciales rappelant le souvenir de certains usages païens. La veille de Noël, au lieu de jeûne et de mortifications, on ouvre la fête par un grand souper. La table est dressée devant le foyer où pétille, couronné de lauriers, le cariguié, vieux tronc d'olivier desséché que l'on a conservé toute l'année avec soin pour cette solennité. Avant de s'asseoir à table, on procède à la bénédiction du feu, pratique qui sent terriblement l'idolâtrie. Le plus jeune enfant de la famille s'agenouille devant le feu et le supplie, en répétant les paroles consacrées que lui souffle son père ou un des anciens du village, «de bien réchauffer pendant l'hiver les pieds frileux des petits orphelins et des vieillards infirmes, de répandre sa clarté et sa chaleur dans toutes les mansardes prolétaires, de ne jamais dévorer l'éteule du pauvre laboureur, ni le navire qui porte les marins dans les mers lointaines.» Puis il bénit le feu, c'est-à-dire qu'il l'arrose d'une libation de vin cuit, à laquelle le cariguié incandescent répond par des crépitations joyeuses. Puis on se met à table. Après le souper, on se réunit en cercle autour du cariguié et l'on chante des noëls jusqu'à minuit, l'heure à laquelle on se rend en masse à la première messe.

Les protestants ne fêtent pas moins la Noël que les catholiques. Calvin cependant, par réaction contre la multiplicité des fêtes, avait voulu qu'à Genève celle de Noël fût remise au dimanche suivant. Mais l'antique usage a prévalu, et c'est peut-être en Angleterre dans un pays protestant, que la fête de Noël a le plus de solennité, sous le nom de fête de «Christmas».

DOUZIÈME DEVOIR

LA FÊTE DES ROIS

«De grand matin
J'ai rencontré le train
De trois grands rois qui partaient en voyage;
De grand matin
J'ai rencontré le train
De trois grands rois le long du grand chemin».

Parlons de cette fève souveraine qui donne la royauté pendant quelques heures, et apporte des instants de plaisir et de douce joie à la famille et aux amis, réunis autour du gâteau.

La fête des Rois se célèbre avec plus d'enthousiasme depuis quelques années; le Français à l'esprit toujours frondeur, aime à crier: Vive le Roi! en République.

Dans toutes les familles on achète le traditionnel gâteau ou la modeste galette à la fève. Riches et pauvres, petits et grands tiennent à se donner un reflet de royauté, l'espace d'une soirée au moins—car le titre de Roi a conservé tout son prestige.

Aussi a-t-on vu de temps en temps parmi les bijoux les plus en vogue de nouvel an, tantôt l'épingle petit Pierre en souvenir de Mme la duchesse de Berry; le cœur vendéen de Charette, tantôt l'Étendard Jeanne d'Arc, la broche Blanche de Castille et le collier François Ier. Après cela on a fabriqué un bijou royaliste d'un nouveau genre, une fève en or émaillé, fleurdelisé s'ouvrant en breloque sur le portrait l'un des membres de la famille royale.

Vraiment la Mode, qui ne craint pas, elle, d'être détrônée, est une maligne souveraine se glissant partout, que vous en semble? Mais revenons à la fête qui nous occupe.

Certains écrivains prétendent que la cérémonie du Roi de la Fève tire son origine des Saturnales se célébrant à Rome aux calendes de janvier. En ce jour, les maîtres du monde, ces vertueux pères conscrits, voulaient bien admettre à leur table sur le pied d'égalité, image fortunée de l'âge d'or, disaient leurs poètes parasites, les esclaves, pâture habituelle des lions de l'amphithéâtre. Caprice dérisoire, gentillesse féroce, car le cirque et les mines se rouvraient le lendemain.

Dans ces repas romains, on portait un gâteau divisé en autant de parts qu'il y avait de convives; un enfant, représentant Apollon et caché sous la table, était consulté par ces mots; Phœbe Domine? par corruption de Fabæ Domine, seigneur de la fève; et chacun des assistants désignés par lui recevait sa part des mains de l'amphitryon.

Le Roi du festin était, chez les Romains, un convive ayant autorité sur les autres pour animer la fête; parfois cette royauté se tirait au sort avec les dés.

Les ordonnances de l'élu du festin consistaient à commander de boire plus ou moins, de chanter, d'improviser ou de réciter des vers, de jouer à tel ou tel jeu.

Les Romains eux-mêmes tenaient cet usage des Grecs, qui en usaient de la sorte pour l'élection de leurs magistrats. C'est par allusion à cette coutume que Pythagore disait: A Fabis abstine (ne vous mêlez pas du gouvernement). Ses disciples, après sa mort, ayant altéré sa doctrine, traduisirent sans plus de façon: Ne mangez pas de fèves. C'est sans doute dans ce sens qu'Horace, continuant leur erreur, dit: Faba Pythagoris amica.

Il est possible que la religion, tout en s'emparant des temples païens, se soit aussi assimilé, en les épurant, les usages druidiques, scandinaves et romains enracinés dans les populations; mais cependant tout porte à croire que la Fête des Rois a une origine essentiellement religieuse. Les Pères de l'Église et les grandes traditions bibliques sont là pour nous le rappeler.

À la naissance du Christ, trois Rois Mages, guidés par une étoile mystérieuse, vinrent à la crèche de Bethléem adorer l'Enfant-Dieu[7].

Ils étaient trois sans compter leur suite, Gaspard, Balthazar et Melchior, représentant, au pied du Messie, les trois branches de l'humanité: Melchior, les descendants de Sem; Gaspard, ceux de Cham, et Balthazar, ceux de Japhet; ils venaient de l'Orient de la partie qu'on nomme Arabie Heureuse, Ces trois souverains qui s'agenouillent aux pieds de l'Enfant divin, c'est la richesse inclinée devant la pauvreté; la force devant la faiblesse; et c'est aussi le symbole de la barbarie qui se soumet à la puissance nouvelle, à l'idée de justice et de fraternité.

Ces hommes illustres sont appelés Mages dans l'Évangile, non qu'ils fussent des enchanteurs ou des magiciens suivant une signification du mot mage, mais parce qu'ils étaient très savants dans les choses naturelles et doués d'une grande sagesse. Mage, était le nom que les Perses et la plupart des peuples d'Orient donnaient à leurs docteurs, comme les Hébreux les appelaient scribes; les Égyptiens, prophètes; les Grecs, philosophes; et, les Latins, sages. L'Église leur donne aussi le titre de Roi, qui semble fondé sur ces paroles: Les Rois de Tharse et des Îles offriront des présents. Les Rois d'Arabie et de Saba apporteront des dons.

Ces Mages franchissent donc les obstacles à la lueur d'une étoile mystérieuse qui les guident. Cette étoile disparaît lorsqu'ils entrent à Jérusalem, la cité où règne le tout-puissant Hérode, mais elle se rallume à la porte de la ville pour les diriger vers Bethléem. Rien de plus bref que ce texte, mais sur ce canevas l'imagination populaire va exécuter des broderies merveilleuses.

C'est ici le cas de rappeler ce qu'on lit à ce sujet dans la Légende Dorée: d'après ce récit, le voyage dura 12 jours, du 25 décembre au 6 janvier, et pendant ce laps de temps les voyageurs ne prirent ni repos, ni nourriture ils n'en éprouvèrent pas une seule fois le besoin. Plus ils approchaient, plus l'étoile brillait, elle avait la figure d'un enfant, et c'était la même, aperçue par les bergers. L'astre, sa mission terminée, disparut dans un puits, où la Vierge Marie allait puiser de l'eau. La légende ajoute que lorsque les fidèles approchent et se penchent sur l'orifice du puits, on leur couvre la tête d'un linge, alors, celui qui est digne de voir aperçoit l'étoile se promener à fleur d'eau d'une paroi à l'autre du puits, selon le mouvement dont les astres accomplissent leurs cours célestes; mais le miracle ne s'opère que pour ceux qui ont le cœur pur.

À peine entrés dans la grotte, les Rois Mages se prosternèrent devant l'enfant jusqu'à terre; ils le reconnurent pour le vrai Dieu, l'adorèrent avec respect et lui offrirent leurs trésors: de l'or pour honorer sa royauté, de l'encens pour faire hommage à sa divinité; de la myrrhe pour rendre témoignage de sa vie passible et mortelle.

Le premier des Mages, Melchior, était un vieillard ayant de longs cheveux blancs et une longue barbe, il offrit au nouveau-né l'or, symbole de la royauté. Cet or n'était autre que les trente pièces frappées par Terah, père d'Abraham; Joseph les avait passées au trésorier de la reine de Saba pour le prix des parfums qui servirent à embaumer le corps de Jacob, et la reine de Saba en fit présent à Salomon.

Le second Mage, Gaspard, était un jeune homme imberbe, aux fraîches joues: il présenta l'encens, offrande qui signifiait que Jésus était Dieu.

Le troisième Balthazar, était un homme de quarante ans, portant toute sa barbe; il offrit la myrrhe, signe que le Fils de l'homme devait mourir.

En échange de ces présents, les Mages reçurent un des langes de Jésus, que la Vierge leur donna pour qu'il leur servît à attester les prodiges qu'ils conteraient de leur voyage. Les Égyptiens ayant mis en doute leur parole, les Mages leur proposèrent une épreuve. On apprêta un grand feu, où les infidèles jetèrent leurs livres qui furent aussitôt dévorés; mais les Mages y ayant jeté à leur tour le lange de Jésus, on le vit s'élever doucement sur les flammes et, quand elles se furent éteintes, retomber intact sur les cendres.

Les Mages partirent laissant leur âme et leur cœur dans cette étable, où ils avaient compris la voie, la vérité et la vie.

Il leur fallut bien des mois pour faire au retour le chemin qu'à l'aller ils avaient fait en 12 jours tant leurs pays étaient lointains et tant avait été grand le miracle de leur voyage. Rentrés chez eux dans les Indes, ils se firent apôtres et renversèrent les idoles de Mithra. Ils ne furent toutefois baptisés que plus tard par saint Thomas, apôtre des Indes.

Après la mort et la résurrection de Notre-Seigneur, étant allé dans le pays des Mages saint Thomas les trouva encore pleins de santé. Il leur apprit tout ce qui s'était passé en Judée, concernant le Messie, les instruisit des mystères de la Religion, les baptisa et les fit prêtres, afin qu'ils pussent à leur tour évangéliser les nations; ils firent alors vœu de pauvreté et furent consacrés évêques des pays dont ils étaient rois.

Dieu leur fit la grâce de les rappeler à lui presque en même temps. Le jour de Noël de l'année 69, les saints personnages connurent qu'ils allaient bientôt mourir, et cette nouvelle leur vint de leur étoile. Le matin du 1er janvier, Melchior, âgé de 130 ans, s'éteignit le premier et fut enseveli par les deux survivants. Six jours après, Balthazar, âgé de 109 ans, pendant qu'il célébrait l'office de l'Épiphanie, fut tué à l'autel d'un coup de lance par un païen. Comme on plaçait son corps dans la tombe de Melchior, le mort fit un mouvement pour donner place auprès de lui à son compagnon de sépulture. Six jours se passèrent; ce fut au tour de Gaspard de mourir quoiqu'il n'eût environ que 90 ans.

Quand le cortège funèbre eut conduit le dernier Mage au mausolée où dormaient les premiers, on vit les portes s'ouvrir et les deux morts se lever debout de chaque côté pour accueillir leur frère. Leurs saintes dépouilles furent plus tard transportées de la Perse à Constantinople, par les soins de l'impératrice Hélène et déposées dans l'auguste basilique de Sainte-Sophie. Elles furent ensuite apportées à Milan où elles restèrent plus de 600 ans dans l'église Eustorgienne; l'an 1163, l'empereur Frédéric Barberousse ayant pris et saccagé la ville de Milan, les reliques des Rois Mages furent emportées par de pieuses mains en Allemagne, à Cologne, où, depuis lors, elles sont conservées précieusement[8]. L'Église Grecque donne à la fête des Rois Mages le vénérable et mystérieux nom de Théophanie qui signifie apparition divine. Les Orientaux appellent encore cette solennité les Saintes Lumières, en mémoire du baptême que, dans les premiers temps du christianisme, on conférait ce jour et aussi en mémoire du baptême de N.-S. dans le Jourdain. On sait que le baptême est appelé dans les Pères: illumination, et ceux qui l'ont reçu: illuminés.

La fête de l'Épiphanie, instituée pour perpétuer le souvenir de la venue des Mages à Bethléem, était célébrée autrefois avec beaucoup de solennité.

On regardait comme une heureuse chance d'être roi de la fève, et suivant
Montluc, il était d'usage de s'aborder au début de l'année par ces mots:
«Je suis aussi ravi de vous avoir rencontré que si j'étais roi de la
fève.»

À toutes les époques de la monarchie française les Empereurs, les Rois, les Princes se faisaient un devoir d'assister à cette fête solennelle. En ce jour, le roi très chrétien de France venant à l'offrande déposait de l'or, de l'encens et de la myrrhe, comme un tribut à Notre-Seigneur.

Au moyen-âge, les fidèles présentaient les mêmes dons et quelquefois des fèves; bénites par le prêtre ils les remportaient ensuite dans leurs maisons comme un gage de bonheur pour eux et leurs familles. Cet usage a disparu depuis longtemps, seule la coutume du gâteau, inspirée aussi par la piété naïve des âges de foi, a survécu.—«Pour honorer la royauté des Mages, on élisait au sort, dans chaque famille, un roi pour cette fête de l'Épiphanie. Dans un festin animé d'une joie pure et qui rappelait celui des noces de Galilée, on rompait un gâteau et l'une des parts, celle qui recelait une fève, servait à désigner le convive, auquel était échue cette royauté d'un moment. Deux portions du gâteau étaient détachées pour être offertes à l'Enfant Jésus et à Marie en la personne des indigents qui se réjouissaient aussi, en ce jour du triomphe du Roi humble et pauvre. Les joies de la famille se confondaient encore une fois avec celles de la religion. Les liens de la nature, de l'amitié, du voisinage se resserraient autour de cette table des Rois, et si la faiblesse humaine pouvait apparaître quelquefois dans l'abandon du festin, l'idée chrétienne n'était pas loin et veillait au fond des cœurs.

Heureuses encore aujourd'hui les familles au sein desquelles la fête des Rois se célèbre avec une pensée chrétienne!» Au sens absolu du mot, c'était une fête morale, dont le but devait être de ramener les fidèles à des pensées d'humilité; il était à coup sûr dans le vrai ce vieux chroniqueur du temps de saint Louis disant, qu'on avait institué cette fête «pour faire une leçon annuelle aux Roys de la terre de recognoistre Dieu comme plus grand et plus puissant Roy qu'ils ne le sont».

Vers le XVe siècle, en France chaque maison avait son gâteau et son roi, et pour imiter en tout les us de la cour on donnait à ce roi, auquel toute la famille était tenue d'obéir, des officiers. Rien d'ailleurs, sauf le cri de: le Roi boit, poussé simultanément chaque fois qu'il portait la coupe à ses lèvres, ne le distinguait des autres convives, ses sujets. L'oubli de ce cri sacramentel était immédiatement puni. On barbouillait de noir la face du délinquant, sans doute en mémoire du page éthiopien figurant à la suite du roi Balthazar à l'adoration de la crèche.

Au siècle suivant, au lieu d'un Roi, on créait à la Cour de France une Reine, la veille de l'Épiphanie au souper, et le lendemain, le monarque en personne menait cette reine en grande pompe à la messe. L'Estoile, dans son Journal de Henri III, raconte le fait avec une naïveté qui ravit: «Le roi, en souvenir des présents des rois mages, apportait à l'offrande trois boules, deux de cire, l'une recouverte d'une feuille d'or, l'autre saupoudrée d'encens, et la troisième faite de cette gomme odorante que l'on nomme myrrhe.

La Reine de la fève allait à son tour à l'offrande immédiatement après Sa Majesté à qui elle faisait la révérence en allant à l'autel et en revenant.

La messe finie, cette reine éphémère, superbement vêtue, revenait au
Louvre accompagnée du roi et de la reine et au bruit des fanfares.

On raconte que le valet de chambre du cardinal Fleury, par une délicate flatterie, réunit, le jour des rois à la table de son maître, onze convives plus âgés que le cardinal qui était nonagénaire, de sorte que ce fut au ministre qu'échut l'honneur de tirer le gâteau comme étant le plus jeune.

Voilà comment le cardinal Fleury à 92 ans remplit les fonctions de l'enfant du festin.

La Révolution qui ne se contentait pas de détruire les grandes choses et s'occupait aussi des petites, la Révolution, qui avait aboli les rois et les reines sur les jeux de cartes et décrété, en date du 22 vendémiaire an II, de faire retourner les plaques de cheminées ayant des armes, des couronnes ou des fleurs de lis, s'imagina également de faire interdire le gâteau des Rois. En cette ère de démence 1793, on dénonça et on poursuivit les pâtissiers qui firent et vendirent des gâteaux des rois cette année-là.

Voici le curieux compte-rendu de la délibération de la Commune à ce sujet.

«Le président ayant montré un gâteau confisqué, on applaudit et aussitôt un arrêté est pris contre les confectionneurs et les mangeurs; il commence ainsi:

«Considérant que les pâtissiers qui font des gâteaux à la fève ne peuvent avoir de bonnes intentions, que même plusieurs particuliers en ont commandé sans doute dans l'intention de conserver l'usage superstitieux de la fête des ci-devant rois (mages), nous, réunis au conseil, interdisons, sous peine de haute trahison, la confection et la vente des dits gâteaux.»

Partout en Europe, du nord au midi, on célèbre les Rois.—En Allemagne particulièrement cette fête donne lieu à une foule de scènes semi-religieuses dont le peuple, protestant ou catholique, est très friand, et rappelant un peu nos représentations des mystères, au moyen-âge.

Ce sont généralement les enfants pauvres qui jouent le rôle des Rois mages; c'est la misère qui met entre leurs mains un sceptre en bois et qui attache à leurs fronts une couronne de papier d'argent. L'un d'eux porte toujours au bout d'un bâton une grande étoile dorée qu'il fait scintiller de son mieux en l'agitant continuellement. Ainsi équipés, aussi pittoresquement que possible et prenant leur rôle au sérieux, ils s'en vont à plusieurs lieues à la ronde pendant toute une semaine donner leur représentation et recueillir des offrandes.

Partout ils sont bien reçus. À peine entrés dans la demeure, les habitants se groupent autour d'eux. Ils chantent alors quelque ballade, quelque légende naïve, et terminent par leurs vœux à l'assemblée.

«Aux maîtres et maîtresses de la maison, nous souhaitons une belle table en or, avec un beau plat d'argent dessus et un bon poisson frit dedans.

Nous souhaitons à l'aïeul de longs jours; à l'enfant, des jouets, des bonbons et qu'il soit sage; à la jeune fille, un fiancé fidèle et à la jeune femme un berceau de soie où sera couché un beau petit enfant comme Jésus dans sa crèche.»

Au bout de ces récits ils disent Amen. Chacun leur remet son obole, puis, ils tirent une longue révérence pleine de dignité, comme il convient à des rois qui prennent congé et s'en vont sous d'autres toits chercher de nouveaux Kreutzers.

En France, dans quelques provinces, ces antiques traditions se sont aussi conservées. Nous lisons:

«Encore en Normandie, en plein dix-neuvième siècle, le voyageur qui traverse à minuit, la veille des Rois, ces riches campagnes, voit danser et courir dans les ténèbres, aussi loin que sa vue peut s'étendre, des milliers de feux; c'est le moment, en effet, où chaque fermier, suivi de sa famille ou de sa mesnie, comme on disait au vieux temps, chacun armé d'une gouline, ou torche de paille enflammée au bout d'une perche, secoue en courant autour des pommiers une pluie d'étincelles sur les branches, afin de les rendre fertiles. Des tronçons des goulines entassés, on fait un feu de joie, autour duquel on danse; puis la cérémonie s'achève à table, en face de l'âtre pétillant, autour d'un énorme gâteau et de force brocs de cidre.

Dans certaines parties de la Beauce, la fête des Rois a conservé le caractère religieux et naïf des âges écoulés. Là, les habitants n'ont presque rien changé à leur cérémonial d'autrefois, relativement au gâteau, et le Parisien du boulevard Montmartre qui assisterait à une de ces réunions se croirait transporté en plein moyen-âge.

Au commencement du souper, on nomme un président, c'est presque toujours la personne la plus âgée et la plus respectée parmi les convives. Avant d'entamer le gâteau traditionnel, un enfant, le plus jeune garçon de la famille, monte sur la table. Puis le président coupe une première tranche de gâteau et demande à l'enfant: «Pour qui ce morceau?» L'enfant répond: «Pour le bon Dieu.» Cette part, en effet, est mise de côté et sera donnée au premier pauvre qui se présentera. D'habitude, il ne se fait pas attendre, presque toujours ils sont trois ou quatre au dehors, hommes et femmes, épiant à travers les fentes de la porte et attendant l'occasion d'exprimer leur demande. Quand le moment est venu, l'un d'eux chante sur un ton dolent:

«Honneur à la compagnie
De cette maison;
Nous souhaitons année jolie
Et biens en saison,
Nous sommes d'un pays étrange,
Venus en ce lieu,
Pour demander à qui mange
La part du bon Dieu.»

Il s'interrompt alors pour crier: «La part à Dieu, s'il vous plaît!»
Puis tous chantent en chœur:

«Les Rois! les Rois! Dieu vous conserve.
À l'entrée de votre souper
S'il y a quelque part de galette,
Je vous prie de nous la donner.
Puis nous accorderons nos voix
Bergers, bergerettes.
Puis nous accorderons nos voix,
Sur nos hautbois.»

L'enfant apporte alors aux pauvres la tranche de gâteau réservée en disant: «Voilà la part à Dieu.»

Mais cet usage ne se borne pas à la seule Normandie et à la seule Beauce; dans l'Angoumois, par exemple, on fait dans les campagnes la même cérémonie avec de légères variantes. Il est même probable que les habitants du littoral jusqu'à Bayonne, se livraient aussi autrefois à des danses nocturnes, remplacées depuis par le gâteau des rois. En fait de joie, les Aquitains et les Gascons ne le cèdent à peuple qui vive.»

Eh bien! nous aussi, Bretons fidèles aux vieilles coutumes, prenons part à la joie générale. Le gâteau est servi, la fève s'est révélée, trinquons ensemble: Le Roi boit.

Vive le Roi!

TREIZIÈME DEVOIR

LE CARÊME ET LE MERCREDI DES CENDRES

Parlerons-nous du carnaval? Non.

Les Quarante Heures qui commencent le dimanche gras pour finir le mardi soir auraient suffi pour le mettre en fuite: d'ailleurs, le carnaval, ce fringant cavalier, que jadis on nous représentait poudré d'or, habillé de soie, pimpant et souriant, ce carnaval dont les échos bruyants retentissaient dans presque toutes les villes de France est bien déchu de ses antiques splendeurs. Ses paillettes frétillantes et ses flonflons légers, ses grelots carillonnants et ses masques mystérieux, tout cela a fait à peu près son temps.

Nous avons encore les batailles de fleurs et de confettis, projectiles inoffensifs que la mode protège, mais nous n'avons plus comme nos pères la folie du plaisir—la lutte pour la vie a tué l'insouciance—de plus, nous sommes piqués de la tarentule politique et cette vilaine bête-là nous a joué et nous jouera bien des mauvais tours que l'aimable carnaval n'a jamais connus. Ajoutons à cela la fièvre de l'or et des jouissances, une maladie tout à fait fin de siècle qui ne nous ramènera pas à l'âge d'or, cette ère de bonheur n'a dû exister précisément que parce qu'on n'avait pas besoin d'or pour vivre heureux—et l'on comprendra pourquoi le caractère des Français, nés gais et spirituels, a fini par devenir morose.

La cérémonie des cendres attire toujours une grande affluence de pieux fidèles—chacun vient, s'identifiant à l'esprit de l'Église et aux prières du prêtre, incliner son front et recevoir les cendres de la pénitence.

C'est aujourd'hui, suivant l'expression de saint Bernard, que commence le saint temps de carême, temps de combat et de victoire pour les chrétiens, par les armes du jeûne et de la pénitence. Saint Augustin dit que le jeûne établi dans l'Église est autorisé et par le Nouveau et par l'Ancien Testament. Dans le Nouveau, Jésus-Christ a jeûné 40 jours et 40 nuits. Dans l'Ancien, Moïse et Elie ont jeûné un pareil nombre de jours de suite. C'est pour cela sans doute, ajoute ce saint docteur, que Jésus-Christ parut entre Moïse et Elie à la transfiguration, afin de marquer plus authentiquement ce que l'apôtre dit au Sauveur: que la loi et les prophètes lui rendent témoignage. On ne pouvait prendre dans toute l'année un temps plus convenable pour le jeûne de Carême que celui aboutissant à la passion de Notre-Seigneur. De plus, l'Église, mère prévoyante, s'occupant aussi bien des intérêts temporels que spirituels de ses enfants, a pensé avec raison qu'à l'époque du printemps une nourriture moins succulente et plus mesurée, ne pouvait être que très favorable à la santé.

Pendant ce saint temps de Carême, le chrétien doit travailler plus consciencieusement encore à la réforme de lui-même, mener une vie plus régulière et plus remplie de bonnes œuvres. Il doit s'abstenir des danses, des festins, des spectacles, et en général de tous les plaisirs bruyants.

Les anciens, pendant les jours de deuil et de jeûne, n'usaient ni de bains, ni de parfums; ils entendaient beaucoup plus sévèrement que nous les austérités de la pénitence. Notre-Seigneur ne veut d'exagération en rien, il recommande avant tout la pureté et la simplicité d'intention.

«Prenez, chrétiens, dit saint Ambroise, des manières aisées, ouvertes, une expression gaie et contente. Dieu demande que vous agissiez sans affectation, sans vanité, sans fard, sans hypocrisie, afin que vous ne paraissiez pas vendre votre jeûne pour ainsi dire. Il ne faut pas que ce soit une tristesse et un chagrin de travailler à votre salut en prenant un air sombre et pleureur, qui dise que vous jeûnez et faites pénitence.»

La délicatesse des constitutions ne permet plus aujourd'hui les jeûnes rigoureux suivis dans la primitive Église, mais la mortification se présente sous tant de formes, dans l'ordre moral surtout, qu'il est aisé pour l'âme pieuse de la mettre continuellement en pratique. Renoncer à un désir très permis, réprimer une impatience, pardonner une offense du fond du cœur, retenir un bon mot, qui ferait preuve d'esprit mais blesserait le prochain, sont des actes de mortification très agréables au Ciel.—Que de gens sont obligés de vivre en dehors de leurs goûts. Eh bien, qu'ils se donnent le mérite du renoncement à eux-mêmes, et d'un parfait abandon aux desseins de Dieu, ils en trouveront leur récompense dès ici bas, dans la paix et la sécurité que cette soumission volontaire leur procurera en attendant les récompenses éternelles.

Depuis des siècles, les Cendres sont regardées comme le symbole de la pénitence et la preuve sensible des regrets et de l'affliction: Je m'accuse moi-même, dit Job parlant au Seigneur, et je fais pénitence dans la poussière et dans la cendre. Thamar, voulant témoigner sa douleur, met de la cendre sur sa tête. Les Israélites, effrayés à l'approche d'Holopherne, offrent des sacrifices à Dieu, la tête couverte de cendre, Mardochée consterné à la nouvelle du malheur qui menace toute sa nation, se revêt d'un sac et se couvre la tête de cendre. Jérémie dans ses lamentations parle des vieillards qui par esprit de pénitence se sont couvert la tête de cendre. Daniel joint au jeûne et à la prière, la cendre pour apaiser le Seigneur irrité contre son peuple. Le roi de Ninive, craignant les châtiments du Ciel, descend de son trône, se couvre d'un sac et s'asseoit sur la cendre. Les Machabées accompagnent leurs jeûnes solennels de la cérémonie des cendres, et ils s'en couvrent la tête.

Les théologiens chrétiens de l'Égypte recommandaient dès les premiers temps la pratique du jeûne: saint Clément d'Alexandrie croit que le démon, qui persécute ceux vivant dans la bonne chair, inquiète moins les gens maigres et vivant dans l'abstinence.

Le jeûne par motif de religion est de toute antiquité. On l'observait dans l'Inde, en Assyrie, en Phénicie, en Égypte. Dans ce dernier pays, suivant Hérodote, pendant les jours de jeûne et pendant les sacrifices offerts aux dieux, les assistants se flagellaient mutuellement. Les Grecs et les Romains avaient prescrit des jeûnes solennels en l'honneur de certaines divinités. La pratique du jeûne était très répandue parmi les anciens peuples de l'Amérique. Des habitants de Saint-Domingue se préparaient par des jeûnes solennels à la récolte de l'or. Les mandarins chinois prescrivent des jeûnes publics pour obtenir la pluie et le beau temps. On défend alors aux bouchers de débiter de la viande; ces jeûnes s'observent scrupuleusement. Les mahométans de toutes les sectes jeûnent pendant la lune du Ramazan, parce qu'ils prétendent que le livre du Coran fut dicté à Mahomet à cette époque. De brillantes illuminations ornent les minarets des mosquées pendant toutes les nuits de cette lune.

En 789 l'empereur Charlemagne prononça la peine de mort contre quiconque n'observerait pas les austérités du carême. Les temps sont bien changés aujourd'hui, il est avec le ciel des accommodements et les austérités du carême sont bien légères, grâce à quelques redevances imposées au profit de l'Église.

Dans la nouvelle loi, la cérémonie des Cendres n'a pas été moins en usage que dans l'ancienne: Jésus-Christ, reprochant à ceux de Corozaïm et de Berzaïde leur endurcissement et leur indocilité, dit que, si les miracles qui ont été faits chez eux avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, ces villes eussent fait pénitence avec le sac et la cendre. Les anciens conciles ont toujours joint les cendres à la pénitence. Saint Ambroise dit que la cendre doit distinguer le pénitent et saint Isidore, évoque de Séville, dit que ceux qui entrent en pénitence reçoivent des cendres sur leur tête pour connaître qu'en suite du péché ils ne sont que poussière et que cendre, suivant l'expression même de Dieu.

À l'époque des pénitences publiques, les grands coupables se présentaient à la porte de l'église, le mercredi des Cendres ou les premiers jours de carême, revêtus d'un sac, les pieds nus, attendant les cendres dans la douleur et la contrition. Jadis aussi, nos rois très chrétiens, les reins ceints d'une corde et la tête couverte de cendres, s'en allaient processionnellement dans les différentes églises de la capitale, pour demander à Dieu le succès de leurs armes ou la cessation d'un fléau.

Aujourd'hui malheureusement cette loi de la pénitence est bien oubliée dans certaines grandes villes où l'on attend le carême pour commencer le Carnaval. Quel relâchement! Comme le dit saint Augustin, les hommes, étant tous pécheurs, doivent tous être pénitents. C'est ce sentiment d'humilité qui porte tous les fidèles, même les plus innocents, à recevoir les cendres: les princes, comme leurs sujets, les prêtres, les évêques, les cardinaux, comme le pape lui-même. La seule distinction respectueuse que l'on fasse pour Sa Sainteté, c'est de lui imposer les cendres en silence, et sans lui rappeler les mémorables paroles que Dieu adressa à Adam au moment de sa désobéissance, et par lesquelles le prêtre commence la cérémonie des Cendres. «Souvenez-vous, hommes, que vous êtes poussière et que vous retournerez en poussière.» Après cela, les paroles de l'Église sont toutes de pardon et de bénédiction «parce que Dieu a plus de miséricorde encore que l'homme n'a de méchanceté». L'Église termine en exhortant tous les chrétiens d'une manière pathétique et dans le sens du prophète Joël, à rendre utile et salutaire la cérémonie des Cendres.

Ne vous réformez pas seulement au dehors, disent les Pères de l'Église; c'était un usage fort ordinaire autrefois de déchirer ses habits dans les transports du deuil et de la douleur. On en voit cent exemples dans l'Écriture sainte, mais cela au demeurant ne remonte pas les âmes, non plus que de se frapper la poitrine et de se jeter le front dans la poussière. Dieu ne se contente pas des marques extérieures de pénitence. Il faut les accomplir avec l'esprit de foi qui les rend efficaces. La réception des cendres est un acte d'humilité, conformez-vous y, mais pensez que Dieu exige, avant tout, une confession sincère, des regrets intérieurs, un cœur contrit et repentant.

Nous empruntons aux Anciens Conciles la manière dont on mettait en pénitence les grands pécheurs à la cérémonie du mercredi des Cendres. «Tous les pénitents se présentaient à la porte de l'église couverts d'un sac, les pieds nus et avec toutes les marques d'un cœur contrit et humilié. L'évêque ou le pénitencier leur imposait une pénitence proportionnée à leurs péchés. Puis ayant récité les psaumes de la pénitence on leur imposait les mains, on les arrosait d'eau bénite et on couvrait leurs têtes de cendres.» Voilà quelle était la cérémonie du jour des Cendres pour les pécheurs publics dont les fautes énormes avaient eu du retentissement et causé du scandale.

Les cendres qu'on distribue aux fidèles à l'ouverture de la
Sainte-Quarantaine sont le résidu, par la combustion, des rameaux,
bénits et portés processionnellement l'année précédente, le jour de
Pâques Fleuries, et dont les restes ont été soigneusement conservés.

Quelques écrivains disent que cette cérémonie fut instituée au concile de Bénévent l'an 1091; d'autres, au contraire, font remonter cette institution au pape saint Grégoire le Grand.

QUATORZIÈME DEVOIR

LE RAMEAU BÉNIT

Que je t'aime déjà, petit rameau bénit. Ce matin, lorsque je t'ai détaché de la forêt de verdure qui encombrait les abords de l'église, tu m'étais encore indifférent; mais à présent tu m'es cher, parce que le prêtre a fait descendre sur toi les bénédictions du Ciel, et que je t'ai porté à la suite des fidèles sur les voies triomphales du clergé.

Au jour des Rameaux, la procession se fait hors de l'église, qui reste fermée, pendant ce temps-là, pour figurer le Ciel, fermé à l'homme pécheur, jusqu'à la mort de Jésus-Christ. Avant de rentrer dans l'église, on s'arrête à la porte, pour chanter l'hymne Gloria laus, chant de joie en l'honneur de Jésus-Christ, à l'occasion de son entrée triomphante dans Jérusalem.

Cette hymne paraît avoir été composée pour la cérémonie de ce jour, par Théodulphe, évêque d'Orléans, au IXe siècle. L'histoire rapporte même que Louis le Débonnaire, assistant à la procession, à Angers, le dimanche des Rameaux, entendant chanter cette hymne, en fut si touché, qu'il fit mettre en liberté et rétablir dans son siège l'évêque d'Orléans, ayant encouru sa disgrâce. Chaque strophe de cette hymne est chantée, par des enfants ou par des clercs, en dedans de l'église, qui est, en ce moment surtout, la figure du Ciel, dont le péché nous a exclus; après chacune des strophes suivantes, la première est répétée, en dehors de l'église, par le clergé et par le peuple; figure de l'Église militante, qui semble vouloir mêler sa voix à celle de l'Église triomphante, pour chanter les louanges de Jésus-Christ, son Roi et son Sauveur.

Après le chant de cette hymne, le sous-diacre, et en plusieurs endroits le célébrant lui-même, frappe à la porte de l'église, avec le bâton de la croix, pour signifier que le Ciel, fermé aux hommes par le péché, leur a été ouvert par la croix et la mort de Jésus-Christ. C'est pour rendre cette allégorie plus sensible, que le célébrant, en frappant à la porte de l'église, chante en latin les paroles d'un Psaume exprimant le désir de voir la porte du temple s'ouvrir, pour laisser entrer le Roi de gloire. Après cette cérémonie, les portes de l'église s'ouvrent; et la procession rentre, en chantant une antienne contenant le récit de l'entrée triomphante de Jésus-Christ dans Jérusalem.

Le dimanche des Rameaux est donc l'un des plus solennels de l'année.

«Dites à la fille de Sion (c'est-à-dire à la ville de Jérusalem, dont la montagne de Sion fait partie—les Hébreux donnant souvent aux villes le nom de fille), dites-lui: voici votre Roi qui vient à vous, dans un esprit de douceur et de conciliation.»

Et la multitude prodigieuse, accourue à Jérusalem pour célébrer la fête de Pâques, sortit pour aller au-devant du divin Maître, l'accompagnant de ses hommages et de ses bénédictions. Les uns étendaient leurs vêtements sur son passage, les autres jonchaient de feuillages les rues qu'il devait parcourir pour se rendre au Temple. Ni Salomon, qui en fut le fondateur, ni les pontifes, qui y officiaient avec tant d'éclat, nul autre avant Jésus n'avait jamais reçu pareil honneur. Toute la foule, portant des palmes et des branches d'olivier à la main, criait: «Hosanna au fils de David; béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.» Car Jésus-Christ avait accompli un miracle, dont les habitants de Jérusalem avaient été les témoins, et qui s'était répandu dans toute la Judée. Il avait ressuscité Lazare, cet homme mort et descendu au tombeau depuis quatre jours. Voilà le prodige que le peuple avait admiré et qui lui avait donné une si haute idée de la puissance du Christ. Ce n'étaient que transports de joie et acclamations de toutes parts, et personne, à cet instant n'aurait pu croire que, cinq jours après, ces chants d'allégresse se changeraient en cris de mort!

Voilà cependant bien le peuple, toujours le même, mobile, changeant, alors, comme aujourd'hui. Oui, un souffle suffit pour faire déborder la marée du flot populaire… et détourner son cours… les masses sans réflexion, sans raisonnement suivant l'impression du moment, s'élevant et s'abaissant avec la même facilité, se laissent entraîner presque à la même heure dans les directions les plus contraires.

Mais les prophéties faites depuis quatre mille ans devaient s'accomplir, et il fallait que le Fils de Dieu mourût pour racheter le monde.

Dans la primitive Église, le dimanche des Rameaux porta différents noms. On l'appela souvent le dimanche d'indulgence, à cause de la réconciliation solennelle des pénitents publics et le baptême des catéchumènes ayant lieu ce jour-là; actuellement il n'en a conservé que deux, qui sont le dimanche des Rameaux et celui de Pâques Fleuries «à cause des fleurs dont on faisait autrefois des bouquets qu'on portait sur de hautes tiges à la procession et que l'Église avait bénites avec les rameaux d'arbres.»

Pascha floridum, d'où les Espagnols ont donné le nom de Floride à cette contrée de l'Amérique, parce qu'ils l'avaient découverte le jour de Pâques Fleuries, l'an 1543.

Tout le monde connaît la légende de Pâques fleuries qui commence à Noël. Ce jour-là ou plutôt ce soir-là, dans certaines localités de Bretagne et de Normandie, des jeunes filles en quête d'un mari s'en vont, en secret, couper en revenant de la messe de minuit, un petit rameau de pommier, à cette époque bien gris, bien desséché, qu'elles placent, avec toutes sortes de précautions, dans une fiole pleine d'eau et qu'elles suspendent devant la fenêtre de leur chambrette, pour que le rameau précieux et mystérieux reçoivent le plus possible d'air et de soleil pouvant lui rendre quelques instants la vie. Si un seul bouton vient à poindre et à s'épanouir sur la tige avant Pâques, la jeune fille à laquelle la branche appartient est certaine d'entrer en ménage avant la fin de l'année; si la floraison est générale, ce qui est excessivement rare, l'heureuse propriétaire jouira en ce monde d'un bonheur parfait, et cueillera sur sa route une abondante floraison de joie et de plaisir. C'est ce qui s'appelle une pâque fleurie. Il va sans dire que les partisanes de sainte Catherine n'ont jamais vu verdir le moindre bourgeon.

Dans certaines villes, on ne se contente pas, pour la solennité des Rameaux, de quelques brins de buis, d'une tige de romarin ou d'une branche de laurier. À Paris, ces simples rameaux rapportent environ six cent mille francs chaque année; ils donnent, pendant quelques jours un aspect particulier aux halles que le buis et le romarin, expédiés de la Normandie, de la Bretagne et des Cévennes, remplissent de leurs amères senteurs. Pour parler comme le chemin de fer qui les apporte il en passe là, de 50 à 60 tonnes chaque année et il n'y en a jamais assez. Tous les petits camelots de la rue se transforment en marguilliers installés à la porte des églises. Le métier est bon, car la botte de 50 centimes débitée brin par brin rapporte 2 à 3 francs; et c'est ainsi que ces rameaux vendus aux halles de Paris produisent environ 600.000 francs par an.

À Rome surtout, la fabrication des palmes, faites avec art, devient pendant une semaine un commerce important; s'il y a des rameaux depuis 10 centimes, pour que chacun puisse avoir le sien, il y a aussi des palmes qui se vendent jusqu'à 20 francs et même plus. À Saint-Pierre de Rome, les palmes du clergé sont conservées jusqu'au carême suivant; on les brûle alors et leur résidu sert à la cérémonie des Cendres, présidée solennellement par le Saint-Père, à la chapelle Sixtine.

Une seule famille a le droit, dans la ville éternelle, de fabriquer ces rameaux, si nombreux pendant la semaine sainte, et voici à quel événement elle doit ce privilège:

Lorsque Sixte V fit élever par l'architecte Fontana l'obélisque de porphyre rouge sans hiéroglyphe et d'un seul morceau (c'est le plus grand travail de cette pierre qu'on connaisse), dont le fils de Sésostris avait orné en Égypte le temple du Soleil, et qui, enlevé d'Héliopolis par Caligula, était venu ensuite embellir les jardins de Néron, lorsque le pape dis-je, fit élever ce magnifique obélisque sur la place Saint-Pierre, défense formelle, sous peine de mort, fut faite au peuple de prononcer un seul mot. On craignait que ses exclamations n'eussent troublé les ingénieurs ou empêché leurs ordres d'arriver jusqu'aux ouvriers.

Tout à coup, au moment décisif, quand le monument est presque dressé, les cordes se relâchent, elles mollissent et menacent, en s'allongeant, de laisser retomber cette aiguille, haute de 24 mètres et du poids de 500,000 kilogrammes; elle va se briser sur le pavé et broyer de ses éclats des centaines de personnes.

Tous les yeux sont fixes et les poitrines haletantes; l'anxiété est à son comble… Soudain, au milieu du silence général, une voix puissante s'écrie: «Acqua, acqua alle funi. De l'eau, de l'eau aux cordes.» Cette idée, émise par un jeune marin est un trait de lumière; les cordes sont inondées, elles se raffermissent, elles se resserrent, le travail peut être continué, et quelques minutes après, l'obélisque triomphant vient s'asseoir sur ses quatre lions d'airain, au milieu de cette place superbe où tant de siècles doivent le contempler.

Ce jeune marin de San Remo, près Gênes, s'appelait Guillemo Bresca; le pape le fit appeler et lui demanda quelle récompense il désirait pour l'immense service qu'il venait de rendre. Bresca n'en voulut pas d'autres que celle de pouvoir fabriquer seul, à Rome, les palmes des Rameaux. Depuis cette époque, lui et ses descendants ont toujours joui de ce monopole.

Rameaux verdoyants où le palmier et l'olivier se mêlent à tant d'autres feuillages, soyez vénérés. Que chaque fidèle vous emporte dans sa chambre et vous place au fond de son lit, près du bénitier que vos fleurs délicates parfumeront d'une odeur toute suave et céleste!

Cher petit rameau que je tiens entre mes mains, ta vue fait naître dans mon cœur les plus douces pensées; viens, rameau bénit, faire alliance de protection avec le bénitier qui contient la goutte d'eau sainte qui, soir et matin, descend sur nos fronts pour purifier nos âmes… Toujours tu as porté bonheur, et en ce moment même, tu me rappelles cette branche d'olivier que la colombe rapporta autrefois vers l'arche, en signe de paix. Tu me fais souvenir encore de ces palmiers superbes qui ombrageaient Jérusalem et demeurèrent sacrés; selon la remarque d'un Père de l'Église, le palmier s'éleva pendant plusieurs siècles sur les ruines de la cité déicide, et, par un trait de la Providence, échappa seul aux ravages des Romains.

Dans bien des pays existe encore cette pieuse coutume de suspendre aux petits lits des enfants, comme un talisman de bonheur, le rameau bénit qui appelle sur eux la protection du Ciel, et nous apparaît comme un abrégé de toutes nos croyances.

Rameaux précieux, tes branches embaumées sont un appel à nos âmes qui doivent aussi fleurir pour la vertu et s'épanouir en bonnes œuvres. Il est rapporté, dans une touchante et pieuse légende, que les rameaux des prédestinés reverdissent dans leur tombe. Oui, leur fraîche verdure parle du Ciel; elle symbolise à nos regards l'espérance des chrétiens, appelés à conquérir la vie éternelle.

QUINZIÈME DEVOIR

LE VENDREDI SAINT

Hier, Jeudi Saint, nous avons eu sortie l'après midi, toutes les élèves sont allées visiter les sépulcres, généralement très beaux. En voyant l'affluence des fidèles dans les chapelles et dans les églises on se dit, avec une profonde joie au cœur, que la Foi n'est pas morte dans notre douce France, et cependant que ne tente-t-on pas pour l'affaiblir, l'ébranler, l'arracher même des consciences? Voilà plusieurs années qu'on a commencé et l'œuvre néfaste se continue toujours. Aujourd'hui, hélas! d'après l'odieux arrêté du ministre de la marine, on a proscrit l'hommage rendu à Dieu le Vendredi-Saint, à bord de tous nos navires.

On sait que, le jour du Vendredi-Saint, les bâtiments de nos escadres mettaient leurs pavillons en berne. Cette tradition n'était pas spéciale à la marine de guerre, elle est générale dans la marine de commerce et même de plaisance. Mais à présent, les francs-maçons ont découvert que cet usage hautement clérical, constitue, non seulement une insulte à la liberté de conscience, mais encore un outrage à la République. Non, il y avait point danger pour la République parce que, un jour par an, le pavillon était amené à mi-mât sur nos navires de guerre, et cet usage, loin d'offenser la conscience de nos marins, était, au contraire, absolument conforme à leurs sentiments religieux et à leurs aspirations de croyants.

C'est égal, les sectaires auront beau faire et dire, ils passeront avec leurs stupides théories et nous verrons un jour cette tradition séculaire reprendre ses droits.

Le Vendredi-Saint me rappelle une petite historiette que j'ai entendu quelquefois raconter à mon vieil oncle Edmond, qui, jadis, sillonna les mers, quand il était capitaine au long cours. Alors il était fort jeune et débutait dans la carrière comme second à bord d'un grand navire de commerce du Havre, naviguant en ce moment aux confins de l'Atlantique.

Je laisse parler mon oncle.

«Le Jeudi-Saint, je fus trouver mon capitaine et lui demandai quel genre de vivres il faudrait distribuer le lendemain à l'équipage en ce jour anniversaire de la mort de Notre-Seigneur, jour que tous les chrétiens respectent; parfois même, ceux qui se posent en libres-penseurs.

Mon capitaine était franc-maçon. À cette époque les FF [symbole franc-maçon: trois points] n'avaient pas pour but de déchristianiser la France.

La franc-maçonnerie était alors une société de secours mutuels, une association philanthropique consistant à l'exercice de la bienfaisance, l'étude de la morale universelle et la pratique de toutes les vertus. Les adeptes devaient donc se reconnaître comme frères et s'entr'aider en quelque lieu qu'ils se trouvassent, à quelque nation, à quelque rang qu'ils appartinssent. On comprend que beaucoup de marins faisaient partie de la franc-maçonnerie qui leur rendait tant de services à l'étranger, particulièrement en cas de naufrage.

À ma question le capitaine me répondit. Nous ne pouvons pas forcer à faire maigre les hommes dont le service en mer est toujours pénible, n'ayant d'ailleurs rien de passable à leur offrir.

—Cependant, capitaine…

Le capitaine m'interrompit. «Oui, oui, je sais que vous êtes un fervent catholique. Eh bien! soit; consultez les hommes, et que chacun dise s'il veut faire gras ou maigre.

Je me rendis donc au gaillard d'avant où nos hommes prenaient leurs repas du soir: «Matelots, leur dis-je, vous savez que demain est un grand jour de deuil pour tous les chrétiens. Moi, je vous engage à faire maigre, mais vous êtes absolument libres de manger ce que vous voudrez.»

Tous répondirent sans hésitation: «Nous ferons maigre.»

Cette réponse me fit plaisir, je la portai de suite à mon capitaine et lui demandai ce qu'on servirait aux officiers.

«Les officiers seront libres aussi, répondit-il, quant à moi je reconnais que cela m'est un peu indifférent, mais n'importe, faisons un petit arrangement. Voilà bien des jours que nous ne pêchons rien qui vaille; eh bien! tendez vos grosses ligne d'arrière et, si vous prenez un beau poisson je m'engage à faire maigre toute la journée…

J'avoue que, le soir en jetant hameçons et harpons, je dis tout bas et bien dévotement une petite prière à Marie, l'Étoile des mers, la Protectrice des marins.

Le lendemain j'étais de quart de 4 heures à 8 heures du matin. Vers 6 heures, j'entends soudain un bruit insolite, je regarde et j'aperçois un gros poisson qui se débattait et frappait fortement le navire de sa queue. Je cris, comme c'est l'habitude dans ces agréables circonstances: «Bonne pêche! bonne pêche!» Les hommes du quart arrivent en courant l'un d'eux armé d'une longue gaffe dont le crochet était très aigu. Le poisson faisait force résistance. Il fallut six hommes pour le haler à bord. Le capitaine, entendant tout ce mouvement et persuadé que nous avions fait une belle capture, arrive à son tour. En effet, c'était un poisson appelé par les marins tazar, nom nullement scientifique, l'un des meilleurs de la haute mer; sa longueur était de 1m 60.

Il y avait de quoi régaler tout l'équipage, officiers et marins:

«Que dites-vous de ma pêche? dis-je au capitaine qui souriait.

—Que je vous félicite, et que je n'ai qu'une parole.

—C'est très bien, mon capitaine, mais, ce qui serait encore mieux, ce serait de reconnaître que ce beau poisson, qui, pour nous, est monté du fond de l'abîme, comme la manne en Égypte tombait du haut du ciel, nous vient aussi de Dieu.

C'est la récompense qu'il nous envoie pour n'avoir pas voulu enfreindre sa loi et avoir respecté le grand deuil du Vendredi Saint.»

Et mon oncle termine toujours sa petite narration, en se frottant les mains d'un air de conviction satisfaite, et ajoute: «Voilà comment l'équipage de notre navire, notre navire ce point perdu dans l'immensité des mers, sut rendre à notre Sauveur, ce jour-là, les honneurs qui lui sont dus.»

SEIZIÈME DEVOIR

LA PREMIÈRE COMMUNION

Je viens de passer une semaine bien agréable à la maison. Notre excellente supérieure, à la demande de maman venue me chercher, m'a octroyé la permission d'assister à la première communion de mon jeune frère. Le temps a favorisé ces grandes solennités, et demain, sous l'égide d'une bonne religieuse, je retournerai à mon cher couvent.

J'ai donc assisté à la première communion et à la confirmation du collège Saint-Sauveur, et le dimanche suivant à la paroisse, aux hommages rendus à Jeanne d'Arc.

La première communion, c'est la fête par excellence de l'enfance. Comme elle émeut délicieusement les âmes. Elle apporte comme un parfum de pureté et d'innocence charmant tous les âges, l'âge mûr et même la vieillesse. Chers enfants, on aime à vous contempler, votre lèvre est souriante, votre regard radieux. Le bonheur s'épanouit sur tous ces frais visages, que les soucis de l'existence, le poids des années n'ont point encore flétris.

La parole du Seigneur leur appartient aussi:

«Laissez venir à moi les petits enfants»; et plus tard, à toutes les étapes de la vie, la vision de ce beau jour évoque les plus suaves pensées. On se rappelle cette félicité sans mélange, à laquelle ne s'ajouta jamais l'arrière-goût d'amertume qui se retrouve au fond de toutes les joies humaines. Ce souvenir est plus doux qu'aucun autre.

Les pompes religieuses du collège Saint-Sauveur sont particulièrement belles et recueillies. La procession de la première communion, qui est en même temps celle du Très Saint-Sacrement, puisqu'elle a toujours lieu le jeudi de la Fête-Dieu, se déroule le soir, à la lueur des étoiles et à la lumière des cordons de feux, étincelant de tous les côtés. La procession serpentant sous les grands cloîtres, souvenir d'un passé lointain, a quelque chose de particulièrement imposant et grandiose.

Chaque année, sans se répéter jamais, maîtres et élèves savent varier les décors et leur donner un nouvel attrait. Une magnifique mosaïque, tapis de fleurs et de flammes, revêtait cette fois la cour d'honneur. Les reposoirs étaient fort beaux, celui des grands surtout. C'était un monument donnant l'illusion complète d'un vaste portique de cathédrale.

La rentrée solennelle de la procession est d'un effet saisissant. La chapelle constellée de lumières ressemble à un firmament d'étoiles. Les chants se mêlent à la voix majestueuse de l'orgue, et la dernière bénédiction, descendant sur tous les fronts inclinés, retentit dans le cœur comme un écho tombé des Cieux.

Après la première communion au collège, nous avons eu la confirmation à la paroisse. Monseigneur a dû être satisfait. Une grande partie de la population s'était rendue à sa rencontre pour lui souhaiter la bienvenue. La petite cité Redonnaise, cette fille de l'antique abbaye fondée sur les bords de la Vilaine, par saint Conwoïon il y a mille ans, cette petite ville, hameau d'abord, qui grandit sous l'égide protectrice des moines et dont les développements suivirent ceux du monastère, avait bien fait les choses.

L'église était décorée avec goût et élégance. Le groupement des oriflammes militantes, le jeu des lumières réfléchies dans le cristal des lustres, les fleurs et les verdures formaient un ensemble charmant. Le soleil, un peu voilé le matin, s'est éclairci dans l'après-midi; et la procession, cette longue file de robes blanches et de pantalons noirs, avec ses oriflammes et ses bannières, s'est déroulée à travers les rues, sous un ciel rayonnant.

Enfin, hier dimanche, M. le Curé nous avait convié à rendre nos hommages à Jeanne d'Arc. L'église avait gardé ses belles décorations, faisceaux de drapeaux, guirlandes de verdure, lustres éblouissants. Les chants et l'excellente musique des Frères rehaussaient encore l'éclat de cette fête.

Oui, la France a senti passer le souffle des grands, des sublimes dévoûments, à l'évocation de cette jeune bergère, inspirée par Dieu. Elle accomplit, l'humble fille des champs, des prodiges qui étonnèrent ses contemporains et qui nous étonnent encore.

Oui, la vraie France de Clotilde et de Clovis, de Geneviève et de Charlemagne, de Louis IX, de Blanche de Castille, la France, fille aînée de l'Église, se lève pour acclamer l'héroïque libératrice du pays.

Autour de cette vaillante et chrétienne figure devraient se grouper tous les Français. Les plis de son étendard victorieux ne devraient abriter qu'un parti, celui de la Patrie. Les anti-patriotes qu'on nomme juifs et francs-maçons ne l'entendent pas ainsi. Ils ne veulent pas s'incliner devant cette gloire si pure!

Victor Hugo a dit: «Tout homme qui écrit un livre, ce livre c'est lui; qu'il le sache ou non, qu'il le veuille ou non, cela est. De toute œuvre quelle qu'elle soit, chétive ou illustre se détache une figure, celle de l'écrivain. C'est sa punition s'il est petit, c'est sa récompense s'il est grand.» L'homme est comme l'écrivain, il écrit sa propre histoire par la voie qu'il suit et par la vie qu'il mène. Ah! se sont-ils fait assez chétifs, assez petits tous ces hommes qui nient les vertus et les gloires de Jeanne d'Arc, uniquement parce qu'elle fut chrétienne, parce qu'elle fut grande aussi, par sa foi et par sa fidélité à cette religion du Christ, qui seule relève et ennoblit l'humanité.

Jeanne, la France entière a gardé ta mémoire;
Dans la gloire, apparais sur un trône immortel.
Jeanne, nous t'acclamons, c'est un chant de victoire
Qui passe frémissant aux quatre coins du ciel!
Ton âme est avec nous, le sublime génie
Qui t'inspira nous reste, et ce précieux legs,
À travers le temps plane encor sur la Patrie,
Vierge de Domrémy, patronne des Français.
Puis après le triomphe et les apothéoses,
Où la gloire à ton front met l'auréole d'or,
L'Église t'a donné, sacrant toutes ces choses,
La palme de ses saints pour te grandir encore!

DIX-SEPTIÈME DEVOIR

LES PROCESSIONS

Ces belles pompes religieuses du catholicisme observées par les uns, honorées par les autres et toujours respectées, datent d'une très haute antiquité. On peut les faire remonter à la cérémonie de la translation de l'Arche d'Alliance, célébrée en grandes pompes parmi le peuple d'Israël. La bible cite encore la procession de Josué autour des murs de Jéricho et celle, pendant laquelle le roi David dansa devant l'Arche. Ces solennités n'étaient que la figure des manifestations extérieures et pieuses que nous appelons aujourd'hui: processions.

Nous ne parlerons pas ici des processions païennes des Grecs et des Romains; en l'honneur des dieux de l'Olympe ils en faisaient de très solennelles à diverses époques de l'année.

En France, les processions religieuses du Moyen-Age étaient plus nombreuses que de nos jours, mais beaucoup, ayant alors dégénérées en mascarades grotesques, l'Église dut en supprimer un grand nombre.

Elles sont encore fréquentes en Italie, en Espagne, en Portugal et en
Belgique.

On distingue les processions commémoratives, votives, de bénédictions, d'intercessions, d'honneur, à stations, d'actions de grâce, de pèlerinages, de translation et enfin de pénitence. À ce propos, on peut rappeler le trait suivant. Un de nos rois, faisant un jour une procession de ce genre à travers sa bonne ville de Paris, pieds nus et les reins ceints d'une corde, rencontra le bourreau emmenant un pauvre diable à Montfaucon. «Sire, s'écria le malheureux, ayez pitié de moi!

—Soit, dit le roi en s'arrêtant, il faut donner aux coupables le temps de se repentir; bourreau, tu ne pendras cet homme, que lorsqu'il aura dit, à haute voix, son acte de contrition.» Et le roi continua sa marche.

Une demi-heure après, l'aide du bourreau accourait à toutes jambes. «Sire, le condamné a déclaré qu'il ne dira jamais tout haut son acte de contrition et comme on ne peut le pendre qu'après; le bourreau est fort embarrassé. Que faire?»

Le roi réfléchit un instant, puis souriant répondit: «Un roi n'a que sa parole, je fais grâce au condamné.»

La fête des Rogations vient du mot rogare, prier, elle fut instituée en 474 par saint Mamert, évêque de Vienne, en Dauphiné, dans le but d'attirer la protection de Dieu sur les biens de la terre; elle consiste en processions autour des champs, pendant lesquelles le prêtre bénit la terre, en appelant sur elle les grâces du Ciel. On la célèbre pendant les trois jours qui précèdent l'Ascension.

Ce fut le pape saint Grégoire le Grand qui institua la grande litanie ou procession de saint Marc, l'an 590 lorsque la colère de Dieu se faisait sentir dans Rome où la peste[9] jetait partout le deuil. Ce grand saint, voulant apaiser le Seigneur, justement irrité, ordonna des processions générales ou prières publiques, durant trois jours. C'est ce qu'on appelle litanies septénaires, parce que le saint pape ayant rangé tous les fidèles en sept chœurs différents, les fit partir en même temps de sept églises, comme autant de processions. La confiance que ce grand pape avait en la puissante protection de la sainte Vierge, et, en l'intercession des saints ne fut pas vaine; le saint pasteur portait l'image de la sainte Vierge, celle que l'on croit communément avoir été peinte par saint Luc. Lorsqu'il fut près du môle d'Adrien, on vit un Ange qui mettait l'épée dans le fourreau, et dès lors le fléau de Dieu cessa; le château bâti à la place où se fit l'apparition a été nommé, en mémoire de cet événement, le Château Saint-Ange. L'on croit que ces processions ou litanies furent instituées le 25 avril, jour de la saint Marc, c'est pourquoi l'Église en fait l'anniversaire tous les ans en ce jour.

La fête de l'Assomption a été fondée en l'honneur de l'élévation de la sainte Vierge au Ciel. On la célèbre le 15 août. Cette fête existait dès le Ve siècle mais le vœu de Louis XIII ajouta beaucoup en France à sa solennité.

Autrefois, la Fête-Dieu, cette belle fête de l'institution de l'Eucharistie, longtemps continuée sous le nom de Pâques, en mémoire du grand Sacrifice de la Croix, comprenait les trois mystères de l'Eucharistie, de la Passion et de la Résurrection; le Jeudi Saint lui demeura consacré.

Ecoutons ce que dit le P. Eymard à ce sujet: «Les autres fêtes célèbrent un mystère de la vie de Notre-Seigneur, elles honorent Dieu, elles sont belles et fécondes en grâces pour nous. Mais enfin, elles ne sont qu'un souvenir, qu'un anniversaire d'un passé déjà lointain, qui ne revit que dans notre piété. Ici c'est un mystère actuel: la fête s'adresse à la personne vivante et présente parmi nous de Notre-Seigneur. On n'y expose pas des reliques ou des emblèmes du passé, mais, l'objet même de la fête qui est vivant. Aussi, dans le pays où Dieu est libre, voyez comme tout le monde proclame sa présence, comme on se prosterne devant lui. Les impies même tremblent et s'inclinent: Dieu est là.»

DIX-HUITIÈME DEVOIR

LA FÊTE DIEU

I

Cette fête si attrayante n'apparut qu'assez tard, dans le cycle liturgique.

La grande fête du Saint-Sacrement, que tout le monde catholique célèbre avec tant de solennité, remonte seulement au XIIIe siècle.

Jusqu'au XIe siècle on portait bien à la procession des Rameaux et dans plusieurs églises d'Angleterre et de Normandie, la Sainte Eucharistie renfermée dans un ciboire; mais ce rite n'avait d'autre but que de reproduire la scène de Jésus entrant à Jérusalem, au jour des Palmes et non à rendre à Jésus, considéré dans son sacrement, les honneurs publics et éclatants de nos processions modernes.

«C'est une sainte fille, âgée de seize ans, la bienheureuse Julienne du Mont Cornillon, religieuse hospitalière près de la ville de Liège, qui fut choisie par Dieu pour provoquer l'institution d'une fête annuelle en l'honneur du Très Saint-Sacrement. Dans sa cellule, l'amour de Jésus-Christ la tourmente et l'embrase; elle pleure sur l'aveuglement des hommes qui le méconnaissent, et rien ne peut la consoler, parce qu'elle voit le Dieu qu'elle adore outragé sur les autels où sa bonté le fait habiter… Dans ses saints regrets, dans ses ardentes prières, des extases la ravissent au-dessus de la terre. Elle a alors une singulière vision s'offrant à elle en chacune de ses oraisons. Il lui semble voir la lune pleine dans tout son éclat, mais avec une petite échancrure. Cette vision étrange la poursuit partout, elle la retrouve dans son sommeil comme dans sa prière. Pendant deux ans, elle fait de vains efforts pour chasser cette image; elle craint même que ce ne soit une tentation et adresse à Dieu beaucoup de prières pour en être délivrée.

Enfin le Ciel daigne lui découvrir la signification de ce mystère: un jour qu'elle priait avec une angélique ferveur, il lui fut dit intérieurement que cette lune représentait l'Église et que cette petite échancrure marquée sur son disque désignait l'absence d'une solennité dans le cycle de la liturgie, celle du Saint-Sacrement.

«Je veux, dit Notre-Seigneur à Julienne, qu'une fête spéciale soit établie en l'honneur du Sacrement de mon Corps et de mon Sang. Et c'est toi, ajouta-t-il, que je choisis pour faire connaître la nécessité de cette fête et pour t'en occuper la première.

—Seigneur, répondit la pauvre fille, moi, la dernière de vos créatures, que puis-je pour une pareille œuvre? Daignez vous adresser à des saints, à des savants et me délivrer de cette inquiétude.

—C'est toi qui commenceras, reprit le Sauveur, et des personnes humbles continueront.»

La jeune fille encouragée, fortifiée par le Dieu qu'elle aime et qu'elle adore, se sent tout autre; sa timidité s'est évanouie, elle élèvera sa voix jusqu'au souverain Pontife.

Trop longtemps son humilité a retenu ses révélations. Son cœur, sa conscience lui disent qu'il ne faut plus hésiter. Elle s'adresse d'abord à Jean de Lausanne, chanoine de Saint-Martin, homme d'une grande vertu et le prie de consulter lui-même sur ce point les docteurs les plus éclairés. Plusieurs théologiens sont bientôt mis au courant de ces visions; parmi eux se trouve, un archidiacre de Liège, Jacques Pantaléon de Troyes qui fut depuis évoque de Verdun, patriarche de Jérusalem, et enfin pape sous le nom d'Urbain IV; puis l'évoque de Cambrai, le chancelier de l'église de Paris et un provincial des Jacobins de Liège, Hugues, nommé cardinal à cause de sa haute piété et de son profond savoir. Tous ces saints et savants personnages entendirent la recluse leur redire ses extases et ses révélations; ils appuyèrent fortement sa pensée et son constant désir, pendant qu'ils agissaient auprès de la cour de Rome. Julienne était si convaincue qu'une fête solennelle serait instituée en l'honneur du Saint-Sacrement qu'elle donna elle-même le plan de l'office de cette solennité.

Le Pontife Urbain IV déjà disposé à entrer dans ses vues y fut principalement déterminé par un miracle arrivé à Bolsena, dans le patrimoine de Saint-Pierre, près d'Orvieto, où il avait sa résidence.

Un prêtre, assailli de doutes sur la présence réelle de Jésus dans l'Hostie, célébrait la messe dans l'église de Sainte-Christine à Bolsena. Au moment de rompre l'Hostie sainte, il la vit, ô prodige, prendre l'aspect d'une chair vive d'où le sang s'échappait goutte à goutte. Bientôt l'abondance du sang fut telle, que le corporal en fut tout empourpré; plusieurs purificatoires, avec lesquels le prêtre essayait d'étancher cet écoulement mystérieux, se remplirent instantanément de taches de sang.

Le prêtre, qui maintenant ne doutait plus, ne put dans sa terreur, achever le saint sacrifice. Il enveloppa, dans le corporal ensanglanté, l'Hostie changée en chair, quitta l'autel et se rendit à la sacristie. Durant le trajet de grosses gouttes de sang s'échappaient encore des linges sacrés et tombaient aux yeux des fidèles sur le pavé du sanctuaire.

Le Souverain Pontife, Urbain IV, se trouvait alors à Orviéto, à 6 milles de Bolsena. Le prêtre fut sans délai se prosterner à ses pieds, confessa ses doutes, et le miracle éclatant qu'ils avaient provoqué. Urbain députa aussitôt à Bolsena deux grandes lumières de l'Église se trouvant en ce moment près de lui, saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure.

La vérité du miracle ayant été attestée, le Pontife chargea l'évêque d'Orviéto d'aller chercher solennellement à l'Église de Sainte-Christine l'adorable Hostie, le corporal et les autres linges imbibés du sang précieux. Lui-même, avec tout le cortège des cardinaux, des prélats et une foule immense vint au-devant du Très Saint-Sacrement, jusqu'à un quart de mille environ de la ville. Les enfants et les jeunes gens portaient des palmes et des branches d'olivier, on chantait des hymnes et des cantiques; le pape reçut à genoux le trésor sacré et le porta triomphalement jusqu'à la cathédrale de Sainte-Marie d'Orviéto. Ce fut la première procession solennelle du Très Saint-Sacrement. C'est alors que le pape fit paraître la bulle qui instituait la fête du Très Saint-Sacrement, ordonnant qu'elle fut célébrée avec la solennité des fêtes de premier ordre.

L'office de cette fête, composé sur l'inspiration de Julienne, est resté propre au diocèse de Liège et à quelques églises limitrophes. L'office universel, rédigé sur l'ordre d'Urbain IV, est un chef-d'œuvre écrit par l'un des plus grands génies que la terre ait portés, saint Thomas d'Aquin.

On doit placer ici, le poétique récit de Denys le Chartreux: «Urbain IV, nous dit-il, aurait fait venir à ses pieds saint Thomas et saint Bonaventure, les deux gloires de l'école du moyen-âge et leur aurait enjoint de composer chacun de son côté un office du Saint-Sacrement. Au jour indiqué, les deux religieux viennent soumettre leur œuvre au jugement du Pontife. Frère Thomas commence: à mesure qu'il déroule ses merveilleux cantiques, ses leçons et ses répons, frère Bonaventure, les mains cachées sous son habit, déchire page par page le manuscrit qui contient son travail. Quand vint son tour de parler il dit au pape: «Très Saint Père, tandis que j'écoutais frère Thomas, il me semblait entendre le Saint-Esprit. Dieu seul peut avoir inspiré d'aussi belles pensées et j'aurais cru commettre un sacrilège, si j'avais laissé subsister mon faible ouvrage à côté de beautés si merveilleuses. Voici ce qu'il en reste.» Et entr'ouvrant sa robe de bure il laissa tomber à ses pieds les fragments du manuscrit qu'il venait de mettre en pièces.

Le pape ne sut ce qu'il devait le plus admirer, ou du chef-d'œuvre de prières de Thomas, ou du chef-d'œuvre d'humilité de Bonaventure.

Plus tard, nous avons vu Santeuil, poète latin, compositeur de plusieurs hymnes, assurément très pénétré du mérite de ses œuvres, déclarer qu'il les aurait données toutes pour une seule des strophes de saint Thomas d'Aquin.

Urbain IV étant mort l'année qui suivit la publication de sa bulle, les luttes intestines des Guelfes et des Gibelins absorbèrent en grande partie ses successeurs. Quarante ans se passèrent ainsi.

Nous voyons cependant, dès 1246, Robert de Torote, évêque de Liège, ordonner à son clergé de célébrer dans tout le diocèse une fête du Saint-Sacrement, le jeudi après l'octave de la Pentecôte.

Il n'eut ni le temps, ni la joie de voir l'exécution de son décret, il mourut cette année même; mais, en 1247, les chanoines de Liège organisèrent, pour la première fois, la célébration de cette fête. Pendant plus d'un demi-siècle la fête du Très Saint-Sacrement ne dépassa guère les limites du diocèse de Liège. Dieu éprouve ses saints; la pieuse recluse du Mont Cornilion ne fut pas plus heureuse que l'évêque de Liège, elle mourut avant d'avoir vu réalisé le désir de toute sa vie.

La volonté du pontife Urbain IV est aujourd'hui bien remplie; le catholicisme n'a pas de fêtes plus chères aux cœurs des peuples que la Fête-Dieu. Cette fête, conçue par une des humbles de la terre, entraînera les rois, les magistrats, les guerriers pour assister à ses pompes et le jour que l'humble fille aura appelé de ses vœux deviendra l'un des plus beaux de l'année chrétienne.

II

Quelle fête charmante et superbe à la fois! c'est le propre des pompes de l'Église catholique de charmer le regard en touchant le cœur.

L'âme, se sentant apaisée, reposée, s'épanouit au souffle de la foi et de l'amour, c'est si bon de croire à la grande et longue vie de l'éternité.

C'est pendant ce mois de juin, radieux et ensoleillé, que l'Église célèbre la Fête-Dieu. Tout ce qui chante et sourit, tout ce qui brille et embaume dans la nature semblent s'unira l'homme pour rendre hommage au Maître Souverain. La piété embaume les âmes comme les fleurs parfument les airs.

Est-il plus beau spectacle que celui de la créature, faisant escorte à son Créateur, du chrétien suivant son Dieu, qui traverse les rues et les places au milieu de son peuple assemblé qu'il vient bénir?

Les villes et les hameaux sont en liesse et préparent avec ardeur la grande solennité. Les bourgs ont les arches de verdure et les rustiques autels, les jonchées de feuillage et de fleurs champêtres embellissant les chemins. Les villes ont les riches tentures aux crépines d'or enguirlandant les maisons, les tapis de mousse et de fleurs recouvrant les rues, les envolées de roses effeuillées se mêlant aux flots d'encens qui montent devant le Saint-Sacrement. Les cloches carillonnent à travers l'espace, rappelant à tous que c'est le bon Dieu qui vient répandre ses grâces. Les musiques se font entendre et alternent avec les pieux cantiques que chantent de leurs voix fraîches et pures les longues théories des jeunes garçonnets en habits du dimanche et les jeunes filles en blanches toilettes. Le suisse apparaît à son tour avec son habit chamarré de broderies, sa hallebarde, son tricorne et ses mollets des fêtes carillonnées…

Les bannières rutilantes des saints et les reliques précieuses sont portées avec respect par les hommes, la statue et les images de la Vierge, par les jeunes filles. Toutes les oriflammes sont déployées et les effets de lumière dans ce fouillis, où le métal chatoie dans le velours et le satin, éblouissent le regard.

Enfin, le Très Saint-Sacrement paraît dans son ostensoir d'or, ruisselant de pierreries, porté sous un dais de drap d'or, empanaché de plumes blanches, et qu'accompagnent de gros cierges lumineux, tenus par les membres de la fabrique.

Les angelots, couronnés de roses, vêtus de soie et de dentelle, les enfants de chœur en soutanes violettes et rouges revêtues d'aubes transparentes et brodées, les diacres en dalmatiques et le clergé dans ses chapes d'apparat, les magistrats en robes rouges, fourrées d'hermine, les facultés dans leurs costumes chamarrés, l'armée avec ses uniformes galonnés présentent un imposant cortège[10].

Le peuple recueilli suit en foule pendant que toutes les fenêtres ouvertes se remplissent de fidèles respectueux, agenouillés, jetant aussi des fleurs pour prendre part à cette grande manifestation en l'honneur du Christ.

Oui, on peut le dire, les rues pavoisées, enguirlandées, plantées d'arbres verts et de colonnes de mousseline blanche, se sont métamorphosées en voies triomphales.

Les reposoirs sont là, attendant la divine Eucharistie. En général ils sont faits avec beaucoup de goût, pieuse concurrence bien permise, n'est-ce pas? et de tous ces beaux autels élevés par la piété, on ne sait auquel donner la préférence. Ils sont attrayants puisque tous sont appelés à recevoir pendant quelques instants le Dieu d'amour qui veut bien résider parmi nous.

C'est un éblouissement, c'est une fête pour les yeux que ces cortèges, que ces autels où dominent la pourpre et l'or.

«L'or qui est la lumière…
La pourpre qui est le sang et la vie!»

La Religion n'a-t-elle pas été à tous les âges la grande inspiratrice du beau.

Ici, ce sont des temples de verdure et de fleurs, des autels richement décorés de vases magnifiques, de candélabres dorés, d'anges adorateurs inclinés sur les degrés de l'autel éblouissant de lumières, Là, le décor est plus simple et peut-être plus grandiose, c'est un amoncellement de rochers qui s'escaladent les uns les autres, étoiles de la sombre verdure des sapins recouvrant une modeste grotte, comme celle de Bethléem, où le Seigneur s'arrêtera un instant.

Je revois encore dans ma pensée un reposoir qui m'avait vivement frappée; sévère dans ses grandes lignes, il évoquait le passé païen, évanoui sous la main toute puissante du Christ, et la croix sainte s'élevant à la place des idoles. Il représentait un coin aride des landes bretonnes; des pierres debout ou couchées sur la bruyère éternelle, la croix plantée sur des rocs sauvages; et l'autel, s'élevant sur cette terre druidique, avait quelque chose de saisissant. De chaque côté, trois grands menhirs se dressaient comme les gardiens du sanctuaire, précédé d'un grand dolmen très réussi.

Chateaubriand dépeint ainsi la belle cérémonie de la Fête-Dieu:

«Quel chrétien ne s'est surpris un jour à contempler comme dans un rêve le beau et consolant spectacle d'une procession se déroulant lentement solennellement à travers les rues enguirlandées et fleuries?

Où va-t il, ce Dieu dont les puissances de la terre proclament ainsi la majesté?

Il va reposer sous des tentes de lin, sous des arches de feuillages, sur des autels de fleurs qui lui représentent, comme aux jours de l'ancienne alliance, des temples innocents et des retraites champêtres.»

La Bretagne, toujours croyante, tient à ses processions qu'elle nomme encore «la fête du Sacre», et pour cette fête elle déploie toute la magnificence du culte catholique, dans l'exaltation suprême d'une Toute-Puissance voilée par l'immensité du mystère qui fait rêver, sourire ou pleurer.

«Rêve, pour l'esprit humain qui se heurte devant l'incompréhensible, tant la sublimité nous frappe tant l'inconnu nous étreint.

«Pleurs, pour le croyant, pour celui que saisit un attendrissement immense, souffle venu de l'invisible, quand, au milieu d'un profond silence, une bénédiction descend d'en haut dans le geste auguste de la croix, tracé par l'ostensoir d'or.

«Sourire… pour l'incrédule et pour l'impie qui ne veulent admettre que ce que saisit la pauvre raison humaine dans son étroitesse de vue et de jugement.

«Enlever le mystère à l'homme, c'est mettre des bornes à ce qu'il a de plus noble et de plus beau: l'âme.

«La Fête-Dieu, c'est l'apothéose, d'une religion immuable et forte dans son éternelle sécurité.»

Les athées et les ennemis du Christ, les sans-Dieu n'arriveront pas à détruire l'usage déclaré par le saint Concile de Trente «tout-à-fait conforme à la piété» de porter avec une religieuse solennité la divine Hostie dans les rues et les places publiques.

Depuis deux mille ans bientôt, ils ont usé leurs dents et leurs ongles sans entamer le bois sacré de la croix, et ceux qui les suivront dans cette triste besogne ne réussiront pas davantage!

III

NOTES SUR LES PROCESSIONS

Les modernes athées et francs-maçons sont plus intransigeants que les révolutionnaires du siècle dernier: voici à ce sujet quelques détails curieux. On verra que les ancêtres, dont se réclament les jacobins contemporains, n'avaient pas osé braver les justes revendications des catholiques parisiens, qui, en pleine Révolution, s'autorisaient des maximes de liberté religieuse inscrite dans les Droits de l'homme pour affirmer leur foi.

Ces notes, exhumées naguère des archives de la police secrète de Paris (Archives Nationales de la Seine F. I. C.), ont été rédigées par le citoyen Dutard, avocat, et adressées au célèbre Garat, ministre de l'Intérieur de mars à août 1793. Ce Dutard était un partisan résolu du nouveau régime, mais son exaltation révolutionnaire ne lui avait pas enlevé une certaine probité politique, et il était intelligent.

Dès le 25 mai, Dutard écrivait au ministre: «La Fête-Dieu approche. Rappelez-vous, citoyen ministre, qu'à cette époque, l'an passé, Pethion, le dieu du peuple, fut accueilli à coups de pierres par les sans-culottes de la section des Arcs pour avoir déclaré dans une ordonnance (Pethion était en 1792 maire de Paris), qu'on serait libre de travailler ou de ne pas travailler… Rappelez-vous que ce jour-là, des hommes qui, par opiniâtreté ou irréligion n'avaient pas tapissé leurs maisons, reçurent de bons coups de bâton… Je ne sais si ce n'est pas une infamie stupide et aveugle de la part des représentants de ce même peuple qui contrarient absolument tous les goûts et les penchants dont cent années de révolution ne sauraient le délivrer.»

Les processions dont le citoyen Dutard, agent principal de la police secrète, se faisait le défenseur, eurent, donc lieu dans la plupart des paroisses sans trouble aucun, ni sans manifestations hostiles, et cela le jeudi 30 mai, ne l'oublions pas, la veille même de la terrible insurrection du 31 mai 1793, qui faillit anéantir la Convention sous les canons du fameux Henriot, commandant de la garde nationale et des sections.

Le 31 mai, le citoyen Dutard adressait à Garat le rapport suivant dont le style ne vise certes pas à l'élégance, mais qui du moins laisse entrevoir une parfaite sincérité:

«Mes premiers regards se sont portés, en ce jour de la Fête-Dieu, vers les processions et cérémonies de ce jour. Dans plusieurs églises j'ai vu beaucoup de peuple et surtout les épouses des sans-culottes. On avait la procession intra muros. Mais, ailleurs, la cérémonie se fit comme de coutume au dehors.

«J'arrive dans la rue Saint-Martin, près de Saint-Merry; j'entends un tambour et j'aperçois une bannière. Déjà dans tout le quartier on savait que la paroisse Saint-Leu allait sortir en procession.

«J'accourus au-devant; tout y était modeste. Une douzaine de prêtres à la tête desquels était un vieillard respectable, le doyen, qui portait le rayon sous le dais[11]. Un suisse de bonne mine précédait le cortège; une force armée de douze volontaires à peu près, sur deux rangs, devant et derrière. Une populace nombreuse suivait dévotement.

«Tout le long de la rue, tout le monde s'est prosterné. Je n'ai pas vu un seul homme qui n'ait ôté son chapeau. Lorsqu'on a passé devant le poste de la section Bon-Conseil, toute la force armée s'est mise sous les armes.

«Quand le tambour qui précédait et les gens qui suivaient ont annoncé la procession, quel a été l'embarras de nos citoyennes de la halle! Elles se sont concertées à l'instant pour voir s'il n'y avait pas moyen de tapisser avant que la procession passât. Une partie se sont prosternées d'avance à genoux, et enfin, lorsque le bon Dieu a passé, toutes, à peu près, se sont prosternées. Les hommes ont fait de même. Des marchands ont tiré des coups de fusil en l'air. Plus de cent coups ont été tirés. Tout le monde approuvait la cérémonie et aucun que j'ai entendu ne l'a désapprouvée.

«C'est un tableau bien frappant que celui-là. J'ai vu dans des physionomies les images parlantes des impressions qui se sont fait si vivement sentir au fond de l'âme des assistants. J'y ai vu le repentir, le parallèle que chacun fait forcément de l'état actuel des choses avec celui d'autrefois. J'ai vu la privation qu'éprouvait le peuple par l'abolition d'une cérémonie qui fut jadis la plus belle de l'Église. J'y ai vu aussi les regrets sur la perte des profits que cette fête et autres valaient à des milliers d'ouvriers. Quelques personnes avaient les larmes aux yeux. Les prêtres et le cortège m'ont paru fort contents de l'accueil qu'on leur a fait partout.

«J'espère, citoyen ministre, que vous ne laisserez pas cet article sur votre cheminée.»

Les gens de la Révolution avaient si bien compris les magnificences du culte catholique et l'attachement des foules pour cette mise en scène des pompes chrétiennes qu'ils s'ingéniaient à les imiter sous forme de «fêtes civiques», dont ils confiaient à David le soin de dessiner l'ordonnance, et à Méhul, celui de composer la musique.

Qu'étaient-ce ces promenades de la déesse Raison à travers Paris—avec hymnes, bannières, thuriféraires, enfants semant des roses, «jeunes vierges» drapées de blanc,—sinon de véritables processions laïques, avec stations sur des reposoirs qui s'appelaient l'autel de la Nature, l'autel de la Patrie, ou l'autel de la Liberté? Postiches honteux des esprits dévoyés d'alors.

Le philosophe Diderot, l'ami des d'Alembert, des Jean-Jacques Rousseau et des Voltaire qui par leurs théories mensongères et désolantes préparèrent en sourdine la Révolution, Diderot disait: «Je n'ai jamais vu cette longue file de prêtres en habits sacerdotaux, ces jeunes acolytes vêtus de leurs aubes blanches, ceints de leurs larges ceintures bleues et jetant des fleurs devant le Saint-Sacrement, cette foule qui les précède et qui les suit dans un silence religieux, tant d'hommes le front prosterné contre terre, je n'ai jamais entendu ce chant grave et pathétique entonné par les prêtres et répondu affectueusement par une infinité de voix d'hommes, de femmes, de jeunes filles et d'enfants sans que mes entrailles en aient été émues, en aient tressailli et que les larmes m'en soient venues aux yeux.»

Napoléon Ier, lui aussi, savait ce qu'il faisait quand il rétablissait les processions de la Fête-Dieu, et qu'il décidait que l'armée y figurerait dans une large mesure.

Certes, ce ne devait pas être un spectacle ordinaire que celui de ces grognards, escortant le Bon Dieu—comme ils disaient—avec leurs lourds shakos à grands plumets, avec leurs vieilles moustaches roussies au feu des batailles, leur teint qu'avait bronzé le hâle des marches du Caire à Berlin, leurs glorieux uniformes «troués, usés par la victoire». Voici ce que le journal le Moniteur imprimait le 15 juin 1805:

«Hier, pour la première fois depuis la Révolution, a eu lieu la procession de la Fête-Dieu, avec le concours d'une partie de la garnison de Paris et la présence de représentants de tous les corps constitués et de toutes les administrations de l'État.

«On évalue à plus de trois cent mille le nombre des curieux qui se sont pressés sur son passage.

«Aucun désordre ne s'est produit.

«Partout régnaient un recueillement et une joie universels.»

Charles X se faisait un devoir et un honneur, entouré des princes du sang, des officiers de sa maison, des ministres et de tous les dignitaires de la cour en grande tenue, en frac écrasé de broderies de suivre à pied et tête nue, le très Saint-Sacrement pendant toute la durée de la procession. Cet exemple du souverain et de la famille royale, suivi par tout le peuple, donnait à cette imposante manifestation de la Foi un éclat ignoré de nos jours.

Et lorsque, du haut d'un reposoir le Benedicat vos omnipotens Deus! tombait des lèvres du prêtre sur les soldats qui présentaient les armes et sur la foule agenouillée, un doux frémissement agitait tous les cœurs, et la Foi remplissait les âmes, courbées sous la bénédiction du Ciel.

Les personnes qui assistèrent jadis à ces fêtes magnifiques n'en ont jamais perdu le souvenir.

On n'en est plus là actuellement! hélas! cette guerre à la Religion est insensée et misérable.

Depuis qu'on a arraché le Christ des écoles, des hôpitaux et des prétoires, on a trouvé aussi que la sortie du Très Saint-Sacrement à travers les rues, même une seule fois par an, gênait la circulation et que le Bon Dieu n'avait plus qu'une chose à faire, c'était de se renfermer dans ses églises comme dans une prison et de n'en plus sortir.

Oui, c'est en temps de République, c'est-à-dire de Liberté, d'Égalité et de Fraternité, qu'on défend de suivre Celui qui est venu inaugurer ici-bas le règne des petits et des pauvres, et apprendre à tous les hommes la fraternité évangélique, la seule possible.

Des pygmées s'insurgeant contre leur Créateur! Quelle satanique démence! Aujourd'hui il faut aller chez les Musulmans et même chez les sauvages pour voir la Fête-Dieu et se réconforter le cœur.

Dans les villes turques où se trouve un grand établissement catholique tel que sœurs religieuses hospitalières, sœurs de Saint Vincent de Paul, école des Frères, la procession a le droit de sortir et le peuple musulman la respecte. À Brousse, la Fête Dieu s'appelle Gul-Baïram, la Fête des Roses et les Broussiottes s'empressent, sinon de la suivre, du moins de la contempler avec admiration.

Ce qui les frappe surtout, ce sont les couronnes de roses que portent les jeunes filles de l'école des Sœurs de Saint-Vincent de Paul et la profusion de fleurs qu'elles jettent sur le parcours de la procession, d'où le nom de fête des roses: Gul-Baïram.

Un missionnaire, qui enseigne la religion du Christ chez les peuples lointains, racontait ainsi la dernière Fête-Dieu à laquelle il a assisté. «J'ai dit qu'on ne voit rien de précieux à cette procession, la simple nature y prête toutes ses beautés, car sur les fleurs et les branches des arbres qui composent les arcs de triomphe sous lesquels le Saint-Sacrement passe, on voit voltiger des oiseaux de toutes couleurs, attachés par les pattes à des fils si longs qu'ils paraissent avoir toute leur liberté et être venus d'eux-mêmes pour mêler leur gazouillement aux chants des musiciens et de tout le peuple.

D'espace en espace, on voit des tigres et des lions enchaînés, afin qu'ils ne troublent point la fête et de très beaux poissons qui se jouent dans de grands bassins remplis d'eau; en un mot toutes les espèces de créatures vivantes y assistent comme par députation pour y rendre hommage à l'Homme-Dieu dans son auguste Sacrement.

On fait aussi entrer dans cette décoration les choses dont on se régale dans les grandes réjouissances, les prémices de toutes les récoltes pour les offrir au Seigneur et le grain qu'on doit semer afin qu'il lui donne sa bénédiction. Le chant des oiseaux, le rugissement des lions, le frémissement des tigres, tout s'y fait entendre sans confusion et forme un concert unique…

Dès que le Saint Sacrement est rentré dans l'église, on présente aux missionnaires les choses comestibles qui ont été exposées. Ils en font porter aux malades ce qu'il y a de meilleur, le reste est partagé à tous les habitants de la bourgade…

Ces simples apprêts plaisent au divin Maître aussi bien que les magnificences déployées dans nos contrées civilisées, parce que c'est la même foi, le même amour, qui inspirent les uns et les autres.

DIX-NEUVIÈME DEVOIR

L'ASSOMPTION

I

L'esprit humain se trouble au nom de Vierge-Mère,
L'orgueil de la raison en demeure ébloui;
De la vertu d'En-Haut, ce chef-d'œuvre inouï,
Pour leurs vaines clartés, est toujours un mystère:
La foi, dont l'humble vol perce au-delà des cieux,
Pour cette vérité trouve seule des yeux;
Seule, en dépit des sens, la connaît, la confesse;
Et le cœur, éclairé par cette aveugle foi,
Voit avec certitude et soutient sans faiblesse
Qu'un Dieu, pour nous sauver, voulut naître de toi!

P. CORNEILLE (1665.)

La fête de l'Assomption, célébrée depuis le Ve siècle, prit une grande solennité, à partir du jour où Louis XIII consacra par un vœu solennel sa personne, son royaume et ses sujets, à la très Sainte Vierge en 1637.

La procession eut lieu pour la première fois le 15 août 1638 à l'issue des vêpres dans toutes les églises de France. Le roi qui se trouvait ce jour-là à Abbeville assista à cette procession à l'église des Minimes, où il avait reçu le matin même la sainte Communion. Depuis cette époque la déclaration de Louis XIII fut plusieurs fois renouvelée par ses successeurs et la procession, en dépit des impies, a continué de se faire chaque année.

Le sépulcre où la Vierge ne passa que quelques instants, puisque son corps ne connut jamais les corruptions du tombeau, était au bourg de Gethsémani, en la vallée de Josaphat. Mais sous les empereurs Vespasien et Tite, ce lieu fut tellement saccagé par les armées de ces princes qui prirent Jérusalem, que les fidèles de cette époque ne purent retrouver ensuite le sépulcre de Marie. C'est pourquoi saint Jérôme fait mention des tombeaux des patriarches et des prophètes visités par sainte Paule et sainte Eustochée, et ne parle nullement de celui de la Vierge. Il ne fut découvert que longtemps après, mais, alors, il était si chargé de ruines, qu'il fallait descendre soixante degrés pour y parvenir. Bède écrit aussi que, de son temps, les pèlerins de Terre Sainte pouvaient aller le voir entaillé dans le roc.

La mort de la Vierge Marie est la consommation de tous les mystères de sa vie. C'est sa véritable Pâque, après avoir satisfait aux nécessités de la nature humaine, par sa mort elle entre dans la vie glorieuse et immortelle, devenant ainsi semblable à Jésus ressuscité.

L'auguste Marie, après l'Ascension de son Fils et la descente du Saint Esprit, demeura encore 23 ans et quelques mois sur la terre, c'est-à-dire jusqu'à la 72e année de son âge et la 57e année du Sauveur.

«On s'est demandé pourquoi Jésus-Christ qui avait tant de respect et d'amour pour sa mère ne l'emmena pas avec lui, lorsqu'il monta au Ciel et pourquoi il la laissa au milieu des calamités d'ici-bas.

«C'est que Marie avait une grande mission à remplir dans le monde. Elle devait devenir pour l'Église naissante la mère qui élève, la maîtresse qui instruit, le modèle qui forme et sert d'exemple, elle devait devenir enfin la reine qui soutiendra l'Église contre les persécutions des Juifs et des Gentils. C'est elle qui encouragera les Apôtres, découvrira aux Evangélistes tous les détails de la vie cachée de son Fils, qui fortifiera les premiers Martyrs, inspirera aux Vierges et aux Veuves l'amour de la pureté. On ne saurait croire combien sa présence a aidé les Evangélistes dans l'érection de ce merveilleux et éternel monument qu'est le Christianisme.»

Quelques Pères de l'Église, par respect, n'ont donné au décès de Marie que le nom de sommeil, tant sa mort fut douce, mais il est reconnu qu'elle est morte suivant les conditions de la chair.

De même que Jésus donna l'exemple de la plus héroïque et généreuse des morts violentes, Marie donna l'exemple de la plus sainte et la plus douce des morts naturelles.

Les traditions rapportent que Notre-Seigneur lui envoya quelque temps auparavant un des premiers anges de sa Cour pour lui annoncer que le moment de sa récompense était proche. On croit que ce fut l'ange Gabriel; celui qui lui avait déjà annoncé l'incarnation du Verbe divin et à qui, selon saint Ildefonse «la charge de tout ce qui lui appartenait avait été donnée». Comme depuis l'Ascension du Sauveur la Vierge Marie soupirait après le bonheur de lui être réunie, on comprendra avec quelle joie elle accueillit ce Messager du Ciel. Elle était alors à Jérusalem dans la maison du Cénacle où tant de mystères de notre religion se sont accomplis et qu'on a depuis érigée en église sous le nom de Sainte Sion.

La Vierge y priait à son oratoire comme dans l'humble maison de Nazareth et l'on croit que sa réponse fut la même qu'au jour de l'Annonciation. «Voici la Servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole.» Marie avertit ensuite saint Jean de ce qui arriverait bientôt et, cette triste nouvelle s'étant répandue, les apôtres, les patriarches, les saints, les disciples, les convertis au Christ vinrent en foule à Jérusalem, pour voir une dernière fois la Mère de leur Dieu. Les fidèles pieux étaient accourus portant des flambeaux allumés, des parfums de grand prix et mêlèrent leurs larmes et leurs regrets à ceux de la troupe apostolique. Marie les consola par un discours admirable, leur promit son assistance et sa protection, les assurant que jamais elle n'abandonnerait ceux qui, dans la sincérité de leur âme, se confieraient à elle. C'était le testament de son âme. Pour ce qui était des choses de la terre, s'en étant détachée depuis longtemps ou même ne les ayant jamais possédées, elle léguait à deux saintes filles qui l'assistaient les quelques vêtements qu'elle portait. Le jour annoncé arriva bientôt. Marie n'était nullement malade et, quoi qu'elle eût 72 ans, son visage ne portait aucun signe de vieillesse et avait conservé son ancienne beauté; «on y voyait même un nouvel éclat qui prouvait bien que l'âme qui y logeait se ressentait déjà de l'approche de l'Éternité». Il ne faut donc point croire qu'elle fut alitée et qu'on l'entoura des soins qu'on rend ordinairement aux malades.

Le moment de son passage étant arrivé, Jésus-Christ, son Fils Bien-Aimé, selon les témoignages de saint Jean Damascène, de Métaplisaste et de Nicéphore, descendit du Ciel sur terre avec sa Cour céleste pour recevoir son Esprit bienheureux. La Sainte Vierge lui rendit alors la plus parfaite adoration qu'il ait jamais reçue sur la terre. «Que votre volonté soit faite, dit-elle, il y a longtemps, mon Fils et mon Dieu, que je soupire après vous; mon bonheur est de vous suivre et d'être où vous êtes, pour toute l'Éternité.»

Les anges entonnent alors un cantique céleste qui fut entendu de tous les assistants quoique tous ne vissent pas Notre-Seigneur.

Durant cette mélodie divine, l'humble Marie s'incline modestement sur sa couche, dans la position où elle voulait être ensevelie répétant ces mots: «Qu'il me soit fait selon votre parole», auxquels elle ajouta, ceux que son Fils avait prononcés sur la croix:

«Je remets, Seigneur, mon esprit entre vos mains.»

Ainsi, les mains jointes, les yeux élevés vers son Bien-Aimé, le visage tout embrasé d'amour, elle lui remet son âme pour être transportée au Paradis.

L'assemblée, qui avait assisté à la mort de la Sainte Vierge, gardait un religieux silence. Le chagrin oppressait tous les cœurs, les larmes, coulaient; après les premiers moments donnés à une légitime douleur, les apôtres entonnèrent des hymnes et des cantiques en l'honneur de Dieu et de sa divine Mère.

Des malades ayant obtenu la faveur de baiser les membres de Marie se relevèrent guéris: des aveugles recouvraient la vue, des sourds, l'ouïe; des muets, la parole; des boiteux, l'usage de leurs jambes.

Les apôtres et les saintes femmes s'occupèrent ensuite de la sépulture.

Les deux saintes filles, qui s'étaient attachées à Marie étant venues pour embaumer le corps de leur reine, furent prises d'un grand saisissement en voyant des rayons de flammes sortir de son cœur. Sa couche était si lumineuse, qu'elles ne purent entrevoir son corps. Elles coururent vers les apôtres pour leur dire ce qui se passait, ceux-ci comprirent par là que ce corps sacré ne devait être ni découvert, ni touché par personne; on l'enveloppa dans un linceul sans avoir ôté ses vêtements et on l'emporta au bourg de Géthsémani, dans la vallée de Josaphat.

Jamais pompes funèbres ne furent aussi saintes. Les apôtres portaient eux-mêmes le cercueil. Les fidèles les accompagnaient en procession, tenant des flambeaux à la main. Les Juifs, quoique très montés contre les Chrétiens, ressentirent une telle impression de crainte et de respect, qu'ils ne songèrent point à troubler cette cérémonie.

Les Saints Pères sont unanimes à reconnaître que les anges accompagnaient de leurs harmonies célestes ce cortège sacré; une odeur délicieuse embaumait les lieux par où il passait. Les malades rencontrés sur la route furent guéris instantanément et plusieurs juifs se convertirent en voyant tant de prodiges. Enfin, le corps de Marie, ce trésor inestimable, fut déposé avec un profond respect dans le sépulcre qui lui avait été préparé et on le recouvrit d'une grosse pierre afin que celle, qui avait si bien imité les vertus de Jésus-Christ, lui ressemblât encore dans l'humilité de sa sépulture. Après la cérémonie, les fidèles retournèrent à Jérusalem, mais les apôtres, se relevant l'un l'autre, ne quittèrent pas le chevet sacré de leur Reine, près duquel les Anges veillaient aussi. Juvenal, patriarche de Jérusalem, nous apprend en son discours à l'empereur Marcien et à l'impératrice Pulchérie son épouse, qu'ils y demeurèrent encore trois jours. Au bout de trois jours, saint Thomas, le seul des Apôtres, qui n'eût pas été présent aux obsèques sacrées de la Vierge, arriva de l'Ethiopie, où son zèle ardent pour la conversion des âmes l'avait conduit. Ayant appris ce qui s'était passé, il désira encore une fois revoir le visage de son auguste Reine. Les autres Apôtres trouvèrent fort à propos de lui donner cette consolation ne doutant pas que ce retard ne fût mystérieux et ménagé par Dieu pour quelque grand motif, encore inconnu. Ils s'assemblèrent donc autour du sépulcre et, après quelques prières, enlevèrent la pierre; mais leur étonnement fut grand: un parfum incomparable s'échappait du tombeau vide, ne contenant plus que le linceul et les vêtements de la Vierge. Ils virent bien que personne sur la terre ne pouvait avoir enlevé ces pieux restes, la pierre n'avait pas été touchée et eux-mêmes étaient restés là, veillant à sa garde. Marie était ressuscitée, son âme avait repris sa dépouille mortelle pour remonter aux Cieux. Ce tombeau était donc vide comme celui de Notre-Seigneur, trois jours après sa mort, c'est pourquoi l'Église célèbre la fête de l'Assomption qui signifie élévation en corps et en âme de la Vierge au Ciel.

II

O toi qu'un regard touche
Laisse descendre de ta bouche
Un langage délicieux.
O Rose entr'ouvre tes corolles,
Et tes parfums et tes paroles
Nous feront respirer les Cieux.

Quelle plume pourrait rendre dignement le triomphe de Marie entrant au Ciel. Nous en avons une belle et sensible figure dans l'arche-d'alliance; cette arche sainte et figurée qui renfermait les tables de la loi, faite d'un bois incorruptible, et revêtue d'or très pur. David la fit transporter dans la ville de Jérusalem entourée des prêtres, des lévites, de tout le peuple, faisant résonner l'air de leurs musiques, de leurs chants d'allégresse, de leurs acclamations de joie. Nous en avons encore une autre figure dans la magnificence avec laquelle la reine de Saba vint visiter Salomon. Il est dit qu'elle arriva à Jérusalem, au milieu d'un nombreux cortège avec des richesses infinies en pierres précieuses et parfums. Marie aussi n'est-elle pas entrée au Ciel, entourée du brillant cortège des anges et chargée de richesses infinies, c'est-à-dire du trésor inestimable de ses vertus.

«Qu'est-ce qui pourra jamais déclarer les merveilles de l'Assomption de Marie? car autant elle a reçu de grâces sur la terre au-dessus de toutes les créatures, autant elle a reçu dans le Ciel de gloire particulière au-dessus de tout ce qu'il y a de créé.»

Ne peut-on appliquer à Marie ces magnifiques louanges du Cantique des Cantiques. «Qui est celle-ci qui s'élève, répandant partout des parfums de myrrhe, d'encens, de cinname et de toutes sortes de senteurs exquises»; ces parfums, ne sont-ce pas ceux de son âme: son humilité, sa modestie, sa dévotion, sa ferveur, sa persévérance, sa miséricorde?

«Quelle est celle-ci qui voit germer sous ses pieds des étoiles?

«Quelle est celle qui s'avance comme l'aurore qui commence à poindre, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, terrible comme une armée rangée en bataille.»

Dans cette comparaison nous voyons l'éclat de sa pureté, l'éminence de sa science et de sa sagesse, la grandeur de son amour pour Dieu, et l'ardeur de son zèle pour le salut des âmes, qui la rend redoutable à toutes les puissances du monde et de l'enfer.

«Qui est celle-ci qui monte du désert toute comblée de délices et appuyée sur son Bien-Aimé?» Il nous explique par là sa parfaite ressemblance avec son fils et les douceurs ineffables de leur union.

Dans les livres saints et en suivant l'interprétation des docteurs de l'Église, ce doux nom de Marie est comparé à l'huile répandue, parce que, de même que l'huile adoucit les plaies et guérit les blessures du corps, de même le nom si doux de Marie guérit les plaies de l'âme, adoucit les angoisses du cœur, calme toutes les tristesses de l'existence.

Plusieurs filles ont amassé de grandes richesses, ô Marie, mais vous les avez toutes surpassées parce que vous avez été humble et cachée comme un jardin fermé, comme une fontaine scellée. Vous serez appelée la cité de Dieu, la Sainte Sion, la Jérusalem céleste, la Reine du Ciel et de la terre. Votre demeure est dans la plénitude des Saints et comme s'écriait un éloquent prédicateur, ne trouvant plus d'expressions pour peindre vos vertus surhumaines: «À vous seule, vous résumez tout le Paradis!»

Le catholicisme, ami des pompes religieuses, de tout ce qui charme les yeux et touche le cœur, a consacré à Marie le mois de mai, ce gracieux mois de mai que fleurit le printemps.

C'est dans le plus beau règne de la nature, dans le règne brillant et embaumé des fleurs, que l'on a trouvé ses emblèmes.

C'est pourquoi les jeunes filles ornent avec joie ses autels et courent en foule à ses fêtes. Elles recherchent son amour, racontent sa gloire et chantent son nom si doux.

Marie! quel nom suave et délicieux. Ne renferme-t-il pas l'anagramme du doux mot aimer?

Doux est le murmure du ruisseau, traversant la prairie.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce est la plainte de la vague harmonieuse, bercée par le zéphir.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Doux est l'accord de la lyre éolienne, à travers le feuillage.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce est la rosée du Ciel qui se répand sur la terre et fait naître la fleur.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Doux est le parfum du lis immaculé et de l'humble violette.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce est l'exquise senteur de la rose de Jéricho.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce est la plainte de la brise, caressant le palmier verdoyant de
Cadès.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce et immaculée est la cime des neiges éternelles.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Doux est au fond des bois les gazouillements de l'oiseau.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce est au cerf altéré l'onde claire de la source.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Doux est le chant de la colombe gémissant au bord de son nid.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce, était aux Israélites, la Manne du désert!

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Doux est aux lèvres altérées le fruit de la vigne.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Doux est au prisonnier le rayon de soleil éclairant son cachot.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce est au cœur du marin l'étoile qui le guide sur la mer orageuse.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce est la voix de la femme égrainant les notes perlées de son gosier d'or.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce est la contemplation du ciel semé d'astres lumineux.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce est au cœur de la mère la voix de l'enfant qui l'appelle.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce est l'espérance, au cœur du voyageur dans le désert.

Plus doux est ton nom, ô Marie!

Douce est à l'âme l'extase que fait naître ton amour.

Aussi doux est ton nom, ô Marie!

Marie, ô nom divin, étoile du Pécheur.

Rose du paradis, baume plein de fraîcheur,

Qui parfume le monde et qui révèle aux âmes,

La femme la plus sainte entre toutes les femmes!

III

«Marie, dit sainte Brigitte[12], est la fleur des fleurs. Cette fleur incomparable qui était éclose à Nazareth, couvrit le Liban de ses grâces et de ses parfums. Elle s'est élevée au-dessus de toute hauteur, parce que la Reine du Ciel surpasse en dignité, en pouvoir et en beauté toutes les créatures.»

«Marie, dit encore Auguste Nicolas, est la fleur de grâce de toute la création. C'est en cette fleur virginale qu'a pris naissance le Fruit divin. Sans elle, le Fils de Dieu et le genre humain ne se rencontraient pas, et toute l'économie du plan divin était rompue.»

Marie a su inspirer tous les arts: les musiciens et les poètes ont accordé leurs lyres, l'éloquence et l'architecture y ont puisé leurs meilleures inspirations, les sculpteurs ont transformé la pierre et le marbre, le peintre, emporté sur l'aile de son génie est arrivé au faîte des plus admirables conceptions.

«Poètes, peintres et sculpteurs, s'écrie un pieux écrivain, Marie est pour nous le bel idéal de la virginité, de la maternité, le bel idéal de la femme, le type parfait et divin de la beauté créée.» C'est elle que Raphaël et Michel Ange, Fra Angelico, Titien et tant d'autres ont méditée et contemplée avec le génie de la foi; artistes modernes, prenez aussi vos palettes, vos ciseaux et vos lyres en l'honneur de la Mère de Dieu, l'étude de sa beauté a inspiré dans le passé bien des chefs-d'œuvre et doit en inspirer encore jusqu'à la consommation des siècles. Ce sujet est inépuisable.

HYMNE À LA VIERGE

Oui, pour toi, divine Merveille
Qui nous donna le Créateur,
La terre joyeuse et vermeille
S'éveille et chante en ton honneur:

Le lis superbe des vallées
Dans son éclatante blancheur,
L'eau claire des sources voilées
Cachant dans l'herbe sa fraîcheur,

La rose entrouvrant ses corolles,
Le soleil brillant dans l'air pur,
Le flot berçant nefs et gondoles
Mollement, sur son sein d'azur,

L'oiseau dans son tendre ramage
Chantant un hymne au Créateur,
La brise ondulant le feuillage.
Cueillant les parfums de la fleur;

La fraîche oasis qui se cache
Dans les déserts mystérieux;
L'éclair perçant qui se détache
Lançant ses traits capricieux,

Le Ciel, dans ses nuits les plus belles,
Roulant des milliers d'univers
Qui reflètent leurs étincelles
Aux centuples miroirs des mers;

L'hiver, au long manteau d'hermine
Pressant le sol entre ses bras,
L'ornant de la dentelle fine
De son givre et de ses frimas;

Le printemps accordant sa lyre,
Habillant la fleur, l'arbrisseau,
Partout envoyant son sourire
Pour saluer le renouveau;

Secouant sa blanche fourrure,
La terre prenant à la fois,
Et sa verdoyante ceinture,
Et sa couronne de grands bois;

L'été, la campagne féconde,
Ouvrant l'écrin de son trésor,
Semant sur sa tunique blonde,
Bluets coquets et boutons d'or;

L'automne apportant ses corbeilles
Riches de fleurs, de fruits dorés,
De pampres aux grappes vermeilles,
De feuillage aux reflets pourprés;

Les merveilles de la nature,
Œuvre de la divinité
Ne sont qu'une faible peinture
De ton adorable beauté!

O Marie, ô reine divine,
Devant l'éclat de tes grandeurs
Si la terre humblement s'incline
Pleins d'espoir s'élèvent les cœurs

Car ta bonté plus grande encore
Toujours présente à notre appel,
Sait, dans les âmes, faire éclore
Les roses des jardins du ciel;

L'humilité, la patience
La Foi, l'Espoir, la Charité:
Voilà, dans leur sublime essence,
Les fleurs de l'immortalité!

O toi qui comptes sur la terre
Les pleurs qui tombent de nos yeux;
Vierge, sois toujours notre mère,
Ouvre-nous la porte des Cieux.

Qu'à l'heure suprême, notre âme,
Entrant dans l'immortalité
Près de toi, comme un trait de flamme,
S'envole pour l'Éternité!

[1: Saint Vincent Ferrier, donnant une mission à Rennes, fit élever sur la place principale un trône à la sainte Vierge autour duquel il convoquait, chaque jour, tous les enfants de la cité. Après des chants et des prières adressés par ces petits anges de la terre à la Reine du Ciel en faveur des pauvres pécheurs, il les renvoyait comme autant d'apôtres, à la conquête des âmes de leurs parents. L'histoire rapporte que, de tous les habitants de la ville, pas un ne résista à la grâce, obtenue, sans doute, en grande partie, par la prière des enfants.]

[2: Aujourd'hui les comptoirs de pâtisserie de Vannes sont aussi propres qu'élégants et les gâteaux excellents.]

[3: Depuis que ces lignes ont été écrites, cette fontaine, composée aujourd'hui de trois magnifiques bassins, est devenue monumentale.

Ces trois vasques, avec toutes les pierres qui forment la base du monument, ont été détachées d'un même bloc de granit trouvé isolé dans un repli de terrain, sur la lande de Sainte-Anne. C'est un granit bleu, veiné de blanc comme du marbre, et d'une dureté extraordinaire.

Chaque vasque a près de deux mètres de diamètre et le poids total dépasse 7000 kilog. Elles ont été travaillées sur place, dans la carrière qui se trouve à un quart de lieue de la basilique. Aussi l'embarras a-t-il été grand lorsqu'il a fallu les transporter jusqu'à la fontaine.

Un camion qu'on avait fait venir ad hoc a cédé sous le poids, et s'est trouvé hors de service dès le premier effort. On a chargé ensuite la première vasque sur un second camion beaucoup plus solide. Mais, quand il s'est agi d'ébranler la masse, les sept chevaux attelés ont pu la remuer à peine. Alors sont arrivés les élèves du Petit Séminaire. On attache de longs câbles au lourd chariot, et 200 jeunes gens, s'alignant le long des cordes, entraînent la masse sans effort et comme en se jouant.

Les trois vasques sont ainsi traînées tour à tour hors de la carrière, et les élèves ont voulu les amener eux-mêmes jusqu'à la fontaine miraculeuse, les uns faisant cortège, les autres attelés en grappes aux câbles immenses, tous rythmant leur marche sur le chant des cantiques.

C'était une entrée vraiment triomphale.]

[4: En voici la preuve:

Un facteur rural, faisant en moyenne 30 kilomètres par jour, accordons-lui un jour de repos par mois et huit jours de congé par an, marche donc pendant 345 jours.

Ce qui fait, à 30 kilomètres par jour, 10.350 kilomètres par an. Or, le grand cercle de la terre étant de 40.000 kilomètres, il en résulte que le pauvre piéton a fait en quatre ans, avec toutes ses charges, un peu plus que le tour de la terre.

Faire le tour de la terre à pied pour moins de 3000 fr., ce n'est pas cher!]

[5: Il y a malheureusement dans la philatélie une ivraie nouvelle poussant parmi le bon grain. Signe incontestable de succès! À côté des marchands en boutique, sont sortis de terre des courtiers marrons qui vendent de faux timbres. Ceux-là n'ont pas de domicile légal. Ils trompent sciemment la naïveté publique et, détail bien français, alors que dans les autres pays, les tribunaux les châtient lorsque leur escroquerie est surprise en flagrant délit, la loi française se déclare impuissante à exercer contre eux la moindre poursuite.

En Angleterre, en Allemagne, un monsieur qui vous vendrait un timbre faux pour un timbre authentique serait condamné, comme s'il s'agissait d'un tableau faussement attribué à un peintre qui n'en serait nullement l'auteur. En France, le parquet se refuse à instruire. Cet escroc n'a pas commis de délit, il a simplement mis dedans son client. Il paraît que la loi française ne dit pas que mettre dedans son client constitue une escroquerie. Elle a bien tort.]

[6: Ces trois bergers devaient représenter auprès du Messie les trois rois descendus des trois fils de Noé. Ils sont honorés comme saints sous les noms de Jacob, Isaac et Joseph. Jusqu'au milieu du IXe siècle, leurs corps reposèrent dans l'église que sainte Hélène avait fait construire sur l'emplacement même de la tour d'Ader. Mais à ce moment l'église tombait en ruines et leurs précieuses reliques furent transférées à Jérusalem et y restèrent jusqu'en 960.

À cette époque, un chevalier espagnol les obtint et les rapporta dans son pays. Depuis lors, elles sont vénérées à l'église Saint-Pierre et Saint-Ferdinand, dans la ville de Ledesma.

Perpétuée d'âge en âge par les monuments écrits ou sculptés, la tradition des trois bergers ressuscite, pour ainsi dire, chaque année dans Rome la ville par excellence des traditions. Au commencement de l'Avent, les pifferari ou bergers de la Sabine descendent de leurs montagnes et viennent, dans leur pauvre mais pittoresque costume de bergers italiens, annoncer dans la Ville Éternelle, au son d'une musique champêtre, la prochaine naissance de l'Enfant de Bethléem. Quoiqu'en nombre considérable, ils marchent toujours trois de compagnie, jamais plus: un vieillard, un homme fait, un adolescent qui représentent les trois races humaines et les trois âges de la vie.]

[7: Le docteur Sepp qui au lieu d'isoler la vie de Jésus-Christ, comme on le fait trop souvent, la rattache ou plutôt démontre qu'elle tient à l'histoire de l'univers, qu'elle a laissé des traces ineffaçables dans le ciel et sur la terre, le docteur Sepp donne sur la nature de l'étoile des Mages l'explication scientifique d'après Kléber et les meilleurs astronomes des temps modernes.]

[8: Une légende raconte que l'étoile merveilleuse qui guida les Mages reparaît dans sa course à travers l'infini tous les 800 ans.

En 1604, les astronomes observèrent la conjonction des trois planètes Saturne, Jupiter et Mars. Une nouvelle étoile apparut tout-à-coup entre Mars et Saturne au pied du Serpentaire. Cette étoile avait la grandeur des étoiles fixes, presque, celle de Saturne, de Jupiter ou de Mars. Elle brillait d'un feu extraordinaire et semblait inonder le Ciel d'une lumière colorée. Cette conjonction présentait un magnifique spectacle: aucun astre ne donnait un éclat pareil à celui de ces deux planètes, si rapprochées l'une de l'autre que leurs lumières paraissaient n'en faire qu'une. Leur conjonction s'était faite l'an 1603, dans le signe des Poissons, dans le trigone de l'eau. Puis quand elle passa dans le trigone de feu du Bélier; au printemps suivant, Mars approcha à son tour, puis le Soleil, Mercure et Vénus, et au mois de septembre, ce nouveau corps lumineux avait acquis un éclat vraiment incomparable. Il brillait comme une étoile de première classe avec les trois planètes Saturne, Jupiter et Mars.

Saturne et Jupiter mettant 794 ans, 4 mois et 12 jours à parcourir le zodiaque, ces conjonctions dans le trigone de feu ont donc lieu à peu près tous les huit cents ans. Six périodes de huit cents ans se sont ainsi écoulées depuis la création de l'homme; ce sont comme six jours climatériques de l'humanité. Il n'en reste plus qu'un à parcourir.

Le premier jour, d'Adam à Enoch (3200 ans avant J.-C.); le second, d'Enoch au déluge (2490 ans avant J.-C.); le troisième jour, du déluge à Moïse (1600 avant J.-C.); le quatrième, de Moïse à l'ère des Grecs, des Babyloniens, des Romains au temps d'Isaïe (800 ans avant J.-C.); le cinquième jour s'étend de Jésus-Christ à Charlemagne (808 ans après J.-C.); le sixième, pendant lequel a vécu Kepler, qui a observé la conjonction de 1604, de Charlemagne à la prétendue Réforme (1600 après J.-C.); le septième jour, qui est le nôtre, finit en 2400 après J.-C.

Dieu mit six jours ou six périodes à l'œuvre de la création et le 7e jour il se reposa. L'homme vivra aussi 7 époques ou 7 jours climatériques après quoi il se reposera à son tour dans l'éternité.»]

[9: On tombait mort en éternuant; de là ces paroles: Dieu vous bénisse, c'est-à-dire, Dieu vous garde.]

[10: Aujourd'hui la magistrature, les facultés, l'armée, les fonctionnaires de tout ordre n'ont plus le droit d'assister en corps aux processions du culte catholique; c'est à peine s'ils peuvent les suivre comme simples particuliers.]

[11: Archives Nationales, F. I. C., Seine, 1793.]

[12: On sait qu'au Ve siècle sainte Brigitte eut l'idée de composer un chapelet de dix dizaines d'Ave Maria, reliées entre elles par le Credo. Ce chapelet, à la portée de tout le monde, était destiné à remplacer le chapelet qu'au IVe siècle saint Grégoire de Nazianze avait eu l'idée d'offrir à la Vierge; c'était une couronne de fleurs mystiques, composée de prières savantes, extraites des Pères de l'Église, mais un peu trop savantes pour le peuple.

Il y a différents chapelets, par exemple le chapelet apostolique, c'est-à-dire le chapelet du Pape qui n'a qu'une dizaine. Le chapelet le plus répandu est celui de saint Dominique composé de cinq dizaines d'Ave Maria, précédée chacune du Pater et suivie du Gloria. La récitation de trois de ces chapelets forme ce qu'on est convenu d'appeler le rosaire.]