Title: Benjamin Constant
Author: Hippolyte Castille
Release date: January 19, 2007 [eBook #20398]
Most recently updated: January 1, 2021
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at DP Europe
(http://dp.rastko.net); produced from images of the
Bibliothèque nationale de France (BNF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr
Au dix-neuvième siècle.
PAR
(L'auteur et l'éditeur se réservent le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.)
1857
IMPRIMERIE DE L. TINTERLIN ET Cº,
RUE Ne-DES-BONS-ENFANTS, 3.
Benjamin Constant
«Tout en ne m'intéressant qu'à
moi, je m'intéressais faiblement
à moi-même. Je portais
au fond de mon cœur un besoin
de sensibilité dont je ne
m'apercevais pas, mais qui, ne
trouvant point à se satisfaire,
me détachait successivement
de tous les objets qui, tour à
tour, attiraient ma curiosité.
Cette indifférence sur tout s'était
encore fortifiée par l'idée
de la mort.»
(Benjamin Constant, Adolphe.)
Un soir, en décembre 1830, une foule immense s'engouffra dans la triste rue de marbriers et de fossoyeurs qui meneau cimetière du Père-Lachaise. Paris, ses hautes maisons et ses tours grises se perdaient dans la nuit. [4]Il pleuvait. Mais la foule émue, qui s'acheminait si tard vers la funèbre colline de l'Est, ne sentait ni la pluie, ni le froid.
Des étudiants et des ouvriers traînaient, par ce servile instinct des multitudes heureuses de s'atteler au char de la célébrité, le cadavre d'un illustre acteur de la vie publique. Comme dans les images qui représentent les funérailles de Werther, on voyait des gens armés de torches, les uns à pied, les autres à cheval. L'émeute mortuaire qui se fait autour des cercueils politiques, la bière qui s'était trouvée trop grande pour le corbillard, le pavé glissant, les cris de Vive la liberté! avaient retardé le convoi.
De sorte que ce fut avec une mise en scène tout à fait théâtrale que le Méphistophelès de la démocratie, M. Benjamin Constant, fut apporté à sa dernière demeure.
M. de La Fayette prononça un discours, où l'éloge de la liberté se mêlait à l'éloge du tribun décédé. La terre se referma ensuite sur ce pauvre corps tourmenté, pendant quarante ans, par tant de passions plus [5]ou moins factices et par tant de vanités de l'esprit et du cœur.
La France, au dix-neuvième siècle est, quoi qu'elle en pense, plus malade de son imagination que de son génie. À l'heure où j'écris, l'activité tourne au positif et paraît se concentrer avec une énergie singulière dans les questions d'intérêt matériel. Mais toute la première moitié du siècle offre un caractère fort différent.
Ce n'est qu'à dater du règne de Louis-Philippe que la transformation commence. Encore rencontre-t-on, à cette époque, une pléiade d'utopistes qui prouve que l'imagination, pour avoir pris des aspects systématiques, survit encore. Elle cherche à survivre, en dépit de la matière envahissante, dans un romantisme économique qui rivalise avec le débordement de vers et de feuilletons dont notre adolescence fut inondée.
Les choses ont changé. Adolphe aujourd'hui ne se nomme plus Benjamin Constant; il se nomme tout simplement Monsieur Million, banquier, déjeune en imagination de la tête de Rothschild et ne fait de victimes qu'à la Bourse.
M. Benjamin Constant traversa les trois[6] phases révolutionnaires, militaire et parlementaire qui préparent l'ère encore inconnue vers laquelle nous marchons, et que, jusqu'à présent, on a surnommée l'ère industrielle.
Henri-Benjamin Constant de Rebecque fut un Flamand qui naquit à Lausanne, le 25 octobre 1767. Ses aïeux ont guerroyé au seizième siècle, sous Charles-Quint et sous Henri IV. C'était une famille d'Aire-sur-la-Lys, bonne petite ville de l'Artois, qui dort paisiblement entre ses hautes et pittoresques fortifications. Cette famille était devenue protestante au seizième siècle.
Il perdit sa mère en naissant. Son enfance manqua de ces impressions tendres qui, chez les hommes d'imagination, sont surtout nécessaires, parce qu'elles assouplissent l'orgueil et l'égoïsme de leur personnalité. Son père était un colonel suisse au service des états-généraux de Hollande.
Le privilège de porter des armes, l'éclat barbare du costume, l'absolu dans l'obéissance comme dans le commandement, engendre chez les militaires une sécheresse[7] d'esprit, un scepticisme, un matérialisme de bonne humeur qui n'est pas ce qu'il y a de mieux pour l'éducation de la jeunesse. Le militaire est toujours, dans sa propre pensée, un peu conquérant, un peu irrésistible, et persuadé, avant tout, de la raison de la force. Aussi reste-t-il fort léger en matière de sentiment.
Lisez les maximes du père d'Adolphe sur les femmes et les conseils qu'il donne à son fils. Cela vous aidera beaucoup à comprendre le cœur de Benjamin Constant.
Mais chez un capitaine de troupes suisses à la solde étrangère, ces principes se doublent d'un positivisme genevois et d'une impassibilité de gendarme qui comblent la mesure.
Le père de M. Benjamin Constant avait conservé le flegme flamand de ses ancêtres. Il y joignait un mélange d'ironie et de timidité qui tuèrent, dans l'âme de son fils, la facilité de l'abandon; une des plus précieuses facultés, en ce qu'elle aide à supporter la vie et crée des sympathies.
L'abandon est comme la grâce, un don[8] inestimable, un des précieux joyaux des fées qu'on nomme l'amabilité.
Nous l'avons déjà vu dans Talleyrand, ces enfants sans mère et que le caractère de leur père prive des épanchements du jeune âge, atteignent souvent, dès l'enfance la plus tendre, une déplorable précocité. Le père et le fils s'observaient. Quelquefois l'émotion les gagnait. Ils étaient sur le point de se jeter dans les bras l'un de l'autre. Mais le père, gourmé dans sa dignité, empêché par cette timidité qui envahit quiconque se déshabitue d'être affectueux, attendait que son fils fît le premier pas. Et le fils, bridé par l'apparente froideur du père, se tenait à distance.
Tous deux devinrent à ce commerce contraints, ironiques, réservés dans leurs sentiments et superficiels dans leur langage.
À douze ans le jeune Benjamin Constant était un petit homme, c'est-à-dire un petit monstre d'esprit, d'impertinence, d'expérience, de rectitude dans le style. Son père n'était pas partisan de l'éducation de collège. Il lui donna des précepteurs; mais la plupart échouaient contre l'indocilité de leur écolier.[9]
L'un d'eux pourtant, c'est M. Benjamin Constant qui l'a rapporté, réussit à lui enseigner quelque chose.
«Il me proposa, dit-il, de nous faire à nous deux une langue qui ne serait connue que de nous.»
Cette proposition enflamma l'imagination du jeune Benjamin Constant.
On se met à l'œuvre et on commence par inventer un alphabet. C'était le précepteur qui traçait les lettres de la langue nouvelle. Après les lettres vint un dictionnaire. Quel charme de ranger ces mots de son invention sous des lois grammaticales! On apprend vite quand la passion s'en mêle.
Bientôt la langue à deux, la langue inconnue, se trouva complète, riche, colorée, pleine d'une grandeur, d'une magnificence, d'une grâce à faire pâlir tous les idiomes vulgaires.
Cette langue, c'était du grec!
Selon la propre expression de M. Benjamin Constant lui-même, son précepteur avait réussi à lui faire apprendre le grec en le lui faisant inventer.[10]
Dans une lettre, fort curieuse, écrite de Bruxelles, 17 novembre 1779, par le jeune Benjamin Constant à sa grand'mère, lettre citée par la plupart de ses biographes, la précocité dont nous parlions plus haut, apparaît dans toute sa sécheresse.
La première partie de cette lettre, dans laquelle il reproche à sa grand'mère sa paresse d'écrire et l'oubli qu'elle fait de lui, est un chef-d'œuvre de raison et de sensibilité. Mais l'arrangement et l'ordre des idées ont quelque chose de si parfait, qu'on dirait d'une épître dictée par un professeur ou par un père.
Mais, après avoir continué à l'avenant sur ses études: qu'il s'accuse de négliger, il arrive à cette phrase: «Je voudrais qu'on pût empêcher mon sang de circuler avec tant de rapidité et lui donner une marche plus cadencée. J'ai essayé si la musique pouvait faire cet effet: je joue des adagio et des largo qui endormiraient trente cardinaux.»
Un poëte nerveux, une célébrité surmenée par les tiraillements de l'amour-propre, les[11] efforts de l'imagination, les irritations de la lutte, raisonneraient-ils leurs sensations avec plus d'analyse?
Après un trait de grâce maniérée et d'esprit, car cet enfant a déjà de l'esprit; «je crois, ma chère grand'mère, ajoute-t-il, en parlant de sa légèreté, que le mal est incurable et qu'il résistera à la raison même; je devrais en avoir quelque étincelle, car j'ai douze ans et quelques jours; cependant je ne m'aperçois pas de son empire: si son aurore est si faible, que sera-t-elle à vingt-cinq ans?»
Ne le croyait-on pas déjà à la tribune de la Chambre des députés? Voici maintenant l'homme du monde et l'observateur.
«Savez-vous, ma chère grand'mère, que je vais dans le monde deux fois par semaine! J'ai un bel habit, une épée, mon chapeau sous le bras, une main sur la poitrine, l'autre sur la hanche; je me tiens droit et fais le grand garçon tant que je puis. Je vois, j'écoute, et jusqu'à ce moment je n'envie pas les plaisirs du grand monde; ils ont tous l'air de ne pas s'aimer beaucoup.[12]
Voici maintenant le joueur.—Je note chaque point de cette lettre, parce que nous retrouverons tout cela chemin faisant, dans l'homme fait, dans le vieillard.
«Cependant, continue-t-il, le jeu et l'or que je vois rouler me causent quelque émotion; je voudrais en gagner pour mille besoins que l'on traite de fantaisie...»
Cet apprenti, déjà si avancé des salons du grand monde, fut enlevé la même année à ses dangereuses contemplations, et placé par son père à l'université d'Oxford. Il n'y apprit que la langue anglaise. Oxford est pour les Anglais le couronnement d'une instruction solide et déjà complète.
Son père rentra en Allemagne et le mit à l'université d'Erlangen.
En même temps qu'il poursuivait ses études, introduit à la cour de la margrave de Baireuth, il continuait de fréquenter le monde.
M. Benjamin Constant a donné une idée de ces petites cours dans son roman d'Adolphe, lorsqu'il parle de ces princes allemands qui gouvernent avec douceur un pays de[13] peu d'étendue, protègent les savants et les artistes, et, par orgueil aristocratique, s'entourent de courtisans très-nobles et très-imbéciles.
«Je fus accueilli dans cette cour, dit Adolphe, avec la curiosité qu'inspire naturellement tout étranger qui vient rompre le cercle de la monotonie et de l'étiquette.»
D'Erlangen, il alla achever ses études à Edimbourg, où il se lia avec des whigs qui, depuis, ont fait du bruit dans le monde: la fréquentation de Graham, de Wilde, d'Erskine, de Makintosh, dut laisser des traces dans son esprit.
Nous le retrouvons ensuite à Paris, en 1787. Il a vingt ans. C'est pour lui l'époque critique, l'époque des passions. Ici se nouent presque tous les fils de cette existence si uniforme par les événements qui la composent, si tourmentée pourtant, comme Benjamin Constant l'a fait observer lui-même.
À Paris, d'après son propre aveu, il mena une vie folle. Il logeait dans la maison Suard, où il rencontrait des gens de lettres très-avancés dans la carrière et fortement[14] empreints de la philosophie du dix-huitième siècle, les Morellet, les Lacretelle, les La Harpe, les Marmontel.
Les fréquentations de la maison du professeur Stewart, à Oxford; celles de la maison Suard, à Paris, lui laissèrent deux empreintes qu'il conserva toujours; l'empreinte du whig et celle du voltairien. La cour de Brunswick ajoutera une troisième nuance à cette capricieuse individualité: le germanisme.
L'ensemble de ces choses constitua certainement une bonne partie de son originalité extérieure.
Un des compagnons de cette vie folle et ruineuse de toutes les manières, était ce Laclos, qu'on rencontre au début de la vie politique des principaux acteurs de la comédie de quinze ans. Laclos est mêlé, comme par une malice du diable, aux origines de la politique du Palais-Royal. Il tient la plume dans les premières escarmouches de la monarchie parlementaire qui tend à se faire jour. Il a été le premier confident et le premier instrument de cette politique qui a[15] amené le triomphe de la classe moyenne en France, et qui a prétendu personnifier l'ordre, le mérite et la vertu.
C'est durant ce premier séjour à Paris, que M. Benjamin Constant rencontra chez M. Necker une femme-auteur qui occupa assez longtemps son imagination, Mme de Charrière. Il ne paraît pas qu'il ait alors connu Mme de Staël, absente sans doute à l'époque de ce court séjour.
Mme de Charrière, Hollandaise de naissance, qui a vécu en Suisse, et dont la vraie place était à Paris, a écrit de jolies nouvelles. M. Sainte-Beuve a publié une partie de sa Correspondance avec Benjamin Constant. Cette Correspondance nous montre Mme de Charrière sous l'aspect d'une femme du dix-huitième siècle, c'est-à-dire douée de beaucoup de liberté d'esprit, d'une intelligence supérieure, bonne femme, mais bizarre, paradoxale, et poussant trop loin l'analyse des sentiments pour ne pas se heurter à l'épicuréisme et à la mort.
Les lettres de M. Benjamin Constant, beaucoup plus nombreuses, aident[16] singulièrement à la compréhension de cette nature complexe, qui échappe si aisément au crayon.
Le futur tribun de la Restauration s'y montre tel qu'il exista sous la pompe du langage, sous les grands mots dont fut bernée la jeunesse de nos pères. On l'y voit avec ce mélange d'égoïsme et de sensibilité, qu'il a si bien décrit lui-même, ironique et tendre, saturé du mépris des hommes, indifférent au vice et à la vertu, mélancolique, paresseux, violent, voilant l'aridité du fonds sous l'éclat de la forme, mobile, incertain, sans foi religieuse ni philosophique, démocrate par humanité peut-être, mais beaucoup aussi par une sorte d'esprit satanique à la Byron; blasé, ennuyé, âme marchant avec l'idée constante et décourageante de la mort, sans effroi ni appétition de ce qui peut exister par de-là le tombeau.
Mme de Charrière avait connu Benjamin Constant au sortir de l'enfance. À dater de leur rencontre à Paris, cette liaison devint plus vive. Mme de Charrière avait alors quarante-cinq ans, et Benjamin Constant entrait[17] dans sa vingtième année. Il était alors fort amoureux d'une demoiselle Jenny Pourrat, qui l'éconduisait doucement et prudemment, ne se souciant point d'un pareil mari. Et, selon toute apparence, Mme de Charrière n'en était encore vis-à-vis de lui qu'au rôle d'amie indulgente avec laquelle un jeune homme parle raison.
Cependant M. de Constant le père, peu satisfait de la conduite de son fils, le rappela près de lui à Bois-le-Duc, afin de l'obliger à choisir une carrière.
L'amour, l'ennui, la contrariété et surtout ces coups de tête que Benjamin Constant prenait si souvent pour du désespoir, s'en mêlant, au lieu d'aller à Bois-le-Duc, il partit pour l'Angleterre avec trois chemises, quelques bas, une paire de pantoufles en guise de souliers et trente et un louis en poche.
Il arrive à Douvres, et le voilà courant à pied le pays, couchant dans les auberges de villages et quelquefois dans une simple cabane, se faisant en imagination un poëme d'aventure et de misère comme Jean-Jacques Rousseau et Goldsmith. Mais tout est[18] factice dans Benjamin Constant. Il sait bien qu'à Londres il a des amis riches et puissants; qu'une lettre, un avis, un mot, et sa bourse est remplie. Comme un curieux au sommet d'une tour bordée d'un solide garde-fou, il regarde en riant l'abîme et se donne le plaisir d'avoir peur.
«Ah! que je vais être heureux cet automne, s'écrie-t-il, avec du linge blanc, une voiture et un habit sec et propre!»
À travers ses pérégrinations il entretient sa confidente de mille projets fantastiques, de rêves d'agriculture en Amérique, etc., etc. Une lettre du père qui promet son pardon à la condition qu'on reviendra au logis, et qu'on acceptera un emploi de chambellan à la Cour du duc de Brunswick.
Le 3 octobre, à huit heures du soir, M. Benjamin Constant, qui venait de traverser à pied le canton de Vaud, arrivait à Colombiers et frappait à la porte de Mme de Charrière. Il partit le lendemain pour Lausanne. Mais, peu de jours après, il revint auprès de son amie et passa deux mois à se refaire de ses fatigues, moitié malade, moitié bien[19] portant, dans une douce convalescence, dans de longues causeries, dans ce milieu de petits soins qu'une femme amoureuse et sur son dernier déclin sait si bien prodiguer au jeune homme dont elle désire se faire aimer.
L'amour vint en effet, amour maladif, bizarre, et portant en soi-même, par la disproportion d'âge de l'amant et de la maîtresse, un prompt germe de mort.
Mme de Charrière n'en laissa pas moins une impression durable chez M. Benjamin Constant. Car, pendant huit années, il continua de lui écrire à intervalles irréguliers il est vrai.
Mais dès son arrivée à la Cour de Brunswick, il est aisé de voir au ton de cette correspondance que Mme de Charrière est déjà revenue à son modeste rôle de confidente, et qu'elle en accepte avec résignation les muettes douleurs.
D'abord ce sont des railleries sur la Cour du duc de Brunswick, sur ses bals: «Vous ne tanze pas, monsieur le baron?»—«Non, Madame.»—«Der herr kammerjunker[20] danzen nicht.»—Nein, Eure Excellenz.»—«Votre Altesse Sérénissime aime beaucoup la danse.»—Votre Altesse Sérénissime dansera-t-elle encore?»—«Votre Altesse Sérénissime est infatigable.»
Mais voici qu'une blonde Wilhelmine console Benjamin Constant de la stupidité de la noblesse brunswickoise et hambourgeoise. À qui fait-il part de cette consolation? À Mme de Charrière. Il se marie. À qui confie-t-il ses joies conjugales? À Mme de Charrière.
Bientôt il s'aperçoit que sa Wilhelmine aime un Brunswickois quelconque. Benjamin Constant a de l'esprit, il s'en fait une arme. Mais Wilhelmine a du caractère. Un divorce dénoue cette situation. Mais tout en divorçant Benjamin Constant soupire. Il l'aime, sans doute? Lui, aimer, non pas; cela ne dépend pas de lui, et il n'en est pas capable. Mais il a besoin d'émotion; n'en pouvant trouver de vraies, il s'en crée de fausses. Trop d'imagination unie à une grande sécheresse de cœur et à un irrémédiable fonds de légèreté et de scepticisme[21] expliquent cette agitation dans le vide. Peu d'hommes ont mis autant d'art à se rendre malheureux sans pouvoir même se bien convaincre de ce malheur.
Il est très-singulier qu'à travers cette existence de gentilhomme; d'amoureux à la Werther et de joueur, car il contracta de bonne heure cette fatale passion, M. Benjamin Constant ait conçu l'idée d'écrire un livre sur les religions. Il y a des sujets endémiques comme certaines maladies. La fin du dix-huitième siècle s'occupa beaucoup de polytheïsme. C'était encore une façon de prêter des armes à la philosophie contre l'église.
C'est à dix-neuf ans que lui vint la première pensée d'écrire ce livre. Et, selon son propre aveu, il n'avait alors aucune des connaissances nécessaires pour écrire quatre lignes raisonnables sur un pareil sujet. Tout en faisant sa cour à Mme de Charrière, il griffonnait des lieux communs sur des cartes à jouer et assemblait des faits. À la fin de sa vie, il en réunit vingt ou trente mille, qu'il pouvait faire manœuvrer dans[22] un sens ou dans un autre «comme des soldats,» disait-il. Ce qui faisait plus d'honneur à son esprit qu'à ses convictions.
M. Benjamin Constant s'était marié en 1789: en 1793, le divorce était consommé. «Hymen! Hymen! Hymen! quel monstre!» s'écriait-il six jours avant la décision.
Détesté de l'aristocratie de Brunswick, supportant impatiemment ses fonctions de gentilhomme ordinaire (il disait: «gentilhomme fort extraordinaire»), son divorce ne put lui rendre que plus odieux un pareil séjour.
Il se sentit atteint du mal du pays et revint à Lausanne.
Déjà depuis quelques années son esprit se dirigeait vers la politique, et bientôt cet esprit si mobile va se fixer dans cette direction. À s'en rapporter aux premières expressions de la pensée qui apparaît sans masque dans cette correspondance tout à fait intime, «je crois, comme vous, qu'on ne voit au fond que la fourbe et la fureur, dit-il, en parlant de la démocratie. Mais j'aime mieux la fourbe et la fureur[23] qui renversent les châteaux forts, détruisent les titres et autres sottises de cette espèce, mettent un pied légal sur toutes les rêveries religieuses, que celles qui voudraient conserver et consacrer ces misérables avortons de la stupidité barbare des Juifs, entée sur la férocité ignorante des Vandales.»
Et, plus loin, il ajoute ces mots qui l'expliquent bien mieux que tous les commentaires biographiques:
«Le genre humain est né sot et mené par des fripons; c'est la règle; mais entre fripons et fripons, je donne ma voix aux Mirabeau et aux Barnave, plutôt qu'aux Sartine et aux Breteuil...»
Le vice secret de M. Benjamin Constant est là tout entier. Il fut démocrate sans croyance à la démocratie; choisissant entre deux friponneries celle qui satisfait le mieux à l'ironie de son caractère et à ses instincts littéraires.
Que deviendrait une nation faite à l'image d'un tel homme? Il est clair qu'elle ne serait plus menée par des fripons de génie. Elle offrirait bientôt l'exemple[24] du scepticisme impuissant écrasé par la force brutale.
De tels hommes, il faut avoir le courage de le dire, malgré l'admiration dont leurs talents les ont rendus l'objet, sont les pires dissolvants qui puissent se glisser au cœur d'un grand peuple. Si les Français n'y prennent garde, l'aveugle adoration du talent les mènera vers l'abîme où périt jadis la démocratie athénienne.
«Lisez de Thou, lisez Tacite, ne vous alambiquez l'esprit sur rien, répondait madame de Charrière à ce malade de la pensée obligé de s'avouer à lui-même son impuissance.
«Je m'accroche aux circonstances pour justifier mes défauts, disait-il. Quand on est actif, on l'est dans tous les états, et quand on est aussi paresseux et décousu que je suis, on l'est aussi dans tous les états. Adieu. Répondez-moi une bonne longue lettre. Envoyez-moi du nectar, je vous envoie de la poussière, mais c'est tout ce que j'ai. Je suis tout poussière. Comme il faut finir par là, autant vaut-il commencer aussi par là.»
Toujours l'idée de la mort à côté de l'idée[25] du doute. Et quelle lassitude! quelle satiété se mêle à ce désabusement qui aurait pu servir de modèle à certains héros poétiques de l'école dangereuse de lord Byron et de M. de Musset!
«Je suis, dit ce Manfred ou ce Rolla, parvenu à ce point de désabusement que je ne saurais que désirer, si tout dépendait de moi, et que je suis convaincu que je ne serais dans aucune situation plus heureux que je ne le suis. Cette situation et le sentiment profond et constant de la brièveté de la vie, me fait tomber le livre ou la plume des mains, toutes les fois que j'étudie... Nous n'avons pas plus de motifs pour acquérir de la gloire, pour conquérir un empire ou pour faire un bon livre, que nous n'en avons pour faire une promenade ou une partie de whist.»
Et pourtant cet homme, qui se croit tout poussière, qui a un sentiment si constant de la brièveté de la vie (ce qui devrait lui inspirer le désir de la remplir par des actes utiles), est toujours en chasse de chimères, de vanités et de passions amoureuses dans[26] lesquelles il n'apporte pas plus de foi d'ailleurs que dans ses doctrines politiques et religieuses.
En arrivant à Lausanne, dans la plus belle saison de l'année, en juin 1793, M. Benjamin Constant éprouva un sentiment de bien-être moral aisé à comprendre chez un homme de tant d'indépendance, il se sentait à la fois débarrassé de l'habit de haute domesticité et de l'épaisse atmosphère de la petite cour béotienne de Brunswick. Il respirait l'air natal dans le plus pittoresque pays du monde.
Comme s'il eût voulu tout à fait dépouiller le vieil homme, il débuta au retour par une brouille avec Mme de Charrière. Elle était à cet âge où le demi-jour lui-même, où les mensonges de la toilette et des lumières, ne permettent plus d'illusions. Les larmes n'ont plus d'empire alors. Et la tristesse, dénuée des grâces touchantes que lui prête la jeunesse, ne fait que rendre plus rigides ces lignes sévères de la vieillesse, qui font honte à l'amour et obligent au respect.
Au printemps de la vie, l'Amour, alors[27] même qu'il est prêt à choir, s'accroche dans sa chute à tant de rameaux verts et fleuris, qu'il ne tombe qu'après de longues péripéties. Mais, à l'âge que venait d'atteindre Mme de Charrière, les ruptures vont vite. Le jeune homme qui s'est laissé prendre à ces amours de vieilles femmes, fuit bien vite avec une secrète confusion.
La correspondance continua longtemps encore, mais c'était jeu de beaux esprits bien plus que commerce amoureux.
La famille de M. Constant ne comprit rien à son caractère, qui, depuis quelques années, s'était développé, mais développé dans le sens d'une ironie dont ces bonnes âmes n'avaient pas le secret. Il y a des gens heureux et médiocres pour qui ces maladies de l'esprit ne sont même pas appréciables. Ces sages et ces praticiens de la vie domestique haussent les épaules à l'aspect de ces êtres factices et incompris qui leur font un peu l'effet d'enfants indisciplinés ou de comédiens, à moins qu'ils ne les prennent pour des débauchés ou des aigrefins.
La famille atténue la rigueur[28] un peu obtuse de ces jugements. Aussi M. Benjamin Constant fut-il seulement considéré, ainsi que le dit M. Sainte-Beuve, «comme un très-jeune homme sans conséquence.»
Les Lausannais et les émigrés français furent plus sévères. M. Benjamin Constant se moqua des uns et des autres, afficha un républicanisme railleur, oscilla encore pendant un an, à cause des instances de sa famille, entre Brunswick et la liberté, et revint à Lausanne désespérer les bonnes gens du canton.
C'est pendant ce séjour, en 1794, que M. Benjamin Constant fit la connaissance de Mme de Staël. Chacun sait que les bleues se détestent comme des poitrinaires. Peut-être que le spectacle de leur propre maladie, chez les infortunées affligées du mal d'écrire, leur rappelle trop visiblement leur condition. La jalousie aussi joue son rôle, et ce serait une chose frémissante à penser que dix bleues enfermées dans une même cellule.
Mme de Charrière, sans se douter qu'un jour Mme de Staël lui succèderait dans l'imagination de M. Benjamin Constant, avait jeté[29] sur lui des préventions contre celle qu'elle nommait l'ambassadrice. Mais les préventions causent quelquefois le contraire de ce qu'on en pourrait attendre. La grâce et l'esprit, dans un objet contre lequel nous sommes prévenus, nous surprennent agréablement. La prévention ne saurait tenir contre des qualités réelles, et notre mobile esprit passe souvent alors d'un extrême à l'autre.
À la première rencontre que M. Benjamin Constant fit de Mme de Staël, le 30 septembre 1794, à Coppet, il commence à trouver que Mme de Charrière a jugé un peu sévèrement cette femme remarquable. Ce n'est pas uniquement une machine parlante, comme l'a charitablement insinué sans doute Mme de Charrière. Il remarque en elle de l'imprudence sans doute, de l'activité par tempérament, beaucoup de paroles, mais de la bonté, de la confiance, de l'abandon, de la bonne foi.
Trois semaines après c'est bien autre chose. La mine est chargée et l'explosion éclate. De quel visage Mme de Charrière en dut-elle recevoir le choc, quand, doublement vieillie[30] par la douleur et par l'âge, elle lut les lignes suivantes que M. Benjamin Constant lui adressait le 21 octobre à propos de Mme de Staël:
«J'ai rarement vu une réunion pareille de qualités étonnantes et attrayantes, autant de brillant et de justesse, une bienveillance aussi expansive et aussi cultivée, autant de générosité, une politesse aussi douce et aussi soutenue dans le monde, tant de charme, de simplicité, d'abandon dans la société intime. C'est la seconde femme que j'ai trouvée qui m'aurait pu tenir lieu de tout l'univers, qui aurait pu être un monde à elle seule pour moi: vous savez quelle a été la première. Mme de Staël a infiniment plus d'esprit dans la conversation intime que dans le monde; elle sait parfaitement écouter, ce que ni vous ni moi ne pensions; elle suit l'esprit des autres avec autant de plaisir que le sien; elle fait valoir ceux qu'elle aime avec une attention ingénieuse et constante, qui prouve autant de bonté que d'esprit. Enfin, c'est un être à part, un être supérieur tel qu'il s'en rencontre peut-être[31] un par siècle, et tel que ceux qui l'approchent, le connaissent et sont ses amis, doivent ne pas exiger d'autre bonheur.»
Ce n'est point un observateur impartial, on le comprend de reste. Il est conquis. C'est un amoureux.
Ici l'amour et la politique vont marcher de front, car partout où se trouve le salon mobile de Mme de Staël, la politique occupe une large place[1].
Il est assez curieux d'y observer l'attitude de M. Benjamin Constant, saisie au vif dans une lettre écrite par un émigré à Mme de Charrière. Arrivé à Paris en 1795, M. Benjamin Constant s'était logé rue du Colombier. «J'ai cru voir dans ce choix un souvenir sentimental,» dit le correspondant de Mme de Charrière.
M. Benjamin Constant venait de faire ses débuts politiques par la publication de sa première brochure.
On devine ce que peut être sous le directoire l'homme, qui, le 14 [32]octobre 1794, écrivait à Mme de Charrière: «Je suis devenu tout à fait Tallieniste.» Si Tallien pouvait représenter quelque chose, c'était la crapule et rien de plus. Il l'a bien prouvé à table et ailleurs. Dans une ou deux conversations que je me souviens d'avoir eu dans ma jeunesse avec le vieil Ouvrard, j'en ai plus appris sur le ménage Tallien qu'il n'en faut pour fixer mes doutes, s'il m'en pouvait rester, sur la moralité des Thermidoriens.
Le correspondant de Mme de Charrière nous dépeint M. Benjamin Constant, sous la figure de ce qu'on nommait alors un muscadin. Pour les airs et le costume, se rappeler les gravures du temps. Comme à Lausanne il est fort silencieux. «On ne le prend pourtant pas pour un sot.» Il est lié avec l'auteur des Mémoires d'un détenu, Riouffe, un des hableurs qui se vantaient d'avoir rétabli l'ordre social, parce qu'ils avaient ramené la France aux mauvaises mœurs du règne de Louis XV.
Ses autres amis sont Chénier, Daunou et le petit Louvet; Adolphe et Faublas.
Au salon de Mme de Staël, Talleyrand, de retour en France, occupait le premier[33] rang et tendait les fils de ses intrigues.
C'est dans ce monde du Directoire que brille M. Benjamin Constant. Parisien d'esprit et de droit, car il s'est fait naturaliser Français en vertu de la loi du 15 décembre 1790, qui accordait les droits civiques aux protestants issus de famille expulsées jadis pour cause de religion.
Ce grand monde parisien, et surtout le salon de l'ambassadrice, le correspondant de Mme de Charrière a le courage de le lui écrire: «lui vaut mieux que le petit cabinet de Colombier.»
Il s'en excuse et ajoute: «Vous ne serez pas fâchée contre moi, n'est-ce pas? Si vous n'étiez pas si sauvage, que vous voulussiez rassembler dans votre cabinet vingt-cinq personnes, que l'un fût girondin, l'autre thermidorien, l'autre platement aristocrate, l'autre constitutionnel, un autre jacobin, dix autres rien, alors j'aimerais à voir Constant écouté de tous à Colombier et goûté par tous. Le salon d'ici lui va mieux. S'il n'y passait que deux heures par jour, il serait pour lui la meilleure étude. Mais, hélas! il y passe[34] dix-huit heures, il ne vit plus que dans ce salon, et le salon le fatigue, il n'en peut plus. Sa santé se délabre, son physique si grêle souffre déjà...» Adolphe se voûte, pense à la retraite et soupire après les heures paisibles des petites principautés allemandes. Il s'endort à déjeuner en mangeant des cerises avec Riouffe.
La première brochure avait pour titre: De la Force du Gouvernement actuel et de la nécessité de s'y rallier. Le Moniteur l'imprima avec un éloge mêlé pourtant de quelque réserve. M. Benjamin Constant était trop assidu auprès de Mme de Staël, pour qu'on ne le soupçonnât pas d'appartenir à la faction qui s'opposait à la réélection des deux tiers de la convention.
M. Loëve-Weimar, dont il faut ici suivre les indications, publiées dans un article de la Revue des Deux-Mondes du 1er février 1844, prétend que M. Benjamin Constant écrivit trois articles contre ces décrets. M. de Loménie met ces articles en doute et déclare n'avoir pu les retrouver s'ils existent.
La situation politique de M. Benjamin[35] Constant nous paraît mieux expliquée dans l'article d'un de ses amis et contemporains, M. Pagès (de l'Ariége)[2].
La faiblesse du Directoire donnait naissance à des situations mal définies: «Le club de Clichy luttait contre la révolution tout entière. Le club constitutionnel de Salm luttait à la fois contre les hommes de la terreur et contre ceux du royalisme. Les haines s'envenimèrent.» Les Jacobins avaient le club du Manége.
À ces nuances, il faut ajouter celle des adversaires de la réélection des deux tiers de la convention citée plus haut. Cette nuance créait un schisme dans le club de Salm, dont M. Benjamin Constant fut le secrétaire. Mais les nuances de ce genre qui ne peuvent servir que d'appoint aux réactions, sont promptement emportées par le courant contre-révolutionnaire.
Le club constitutionnel de l'hôtel de Salm, essayait de réaliser au profit de la République la politique du juste-milieu. Dans le[36] fond, par leurs mœurs, par la tournure de leur esprit, les républicains de l'hôtel de Salm inclinaient purement et simplement vers la monarchie constitutionnelle.
En publiant des brochures portant pour titre: Des effets de la Terreur, dans un moment de réaction politique, il est évident qu'on contribue soi-même à accélérer le mouvement de ces réactions.
Personne, aujourd'hui, excepté les historiographes consciencieux, ne feuillette ces écrits de circonstance. Ils passeraient aujourd'hui pour des lieux communs. Le style de tribune (défaut ordinaire des écrivains orateurs) dans lequel ils sont conçus, n'est point de nature à les sauver de l'oubli.
Ces divers opuscules ont été publiés en 1829 sous le titre de Mélanges littéraires et politiques.
Le coup d'État du 18 fructidor permit de juger le caractère politique de M. Benjamin Constant. Il n'y a pas de meilleure pierre de touche pour les caractères, dans la vie publique, que les événements de ce genre.
Dans un discours prononcé au club de[37] Salm, il articula des paroles qu'il contredit plus tard, mais dans lesquelles il donnait alors son approbation au coup d'État. Cela n'était pas très-conséquent avec le libéralisme de ses opinions. Rien de plus fréquent d'ailleurs que cette inconséquence chez les libéraux. La haine de la révolution, si mal comprise pendant longtemps, les rejetait dans toutes les circonstances périlleuses du côté du despotisme.
Avant le 18 fructidor, la ligne politique de M. Benjamin Constant, par cela même qu'elle était douteuse, l'exposait aux récriminations et aux attaques de tous les partis. Il eut un duel avec un journaliste nommé Sibuet. Le duel faisait aussi partie de la politique du temps. Il reparaît de temps en temps en France dans le monde politique et littéraire, où il semble se concentrer; ce qui prouve uniquement que l'amour-propre est plus développé dans les classes intellectuelles qu'ailleurs.
La réaction allait grand train. M. Benjamin Constant reprit alors ce rôle de frondeur qui n'a peut-être pas été sans utilité en[38] France à diverses époques de notre histoire, mais qu'il n'en faut pas moins considérer comme un ingrédient politique dangereux aussi peu conforme au génie de la monarchie qu'à celui d'une démocratie égalitaire et gouvernementale comme la démocratie française.
Au tribunat, dont il fit partie après le 18 brumaire, M. Benjamin Constant essaya de faire de l'opposition parlementaire comme s'il eût été à la chambre des communes ou à l'assemblée constituante. Mais les temps étaient changés. Par un abus de pouvoir qui faisait pressentir la grande dictature militaire sous laquelle la France allait tomber, Bonaparte épura (Mme de Staël disait écréma) le tribunat.
Depuis soixante ans, en France, les événements ont si complétement dominé les hommes et violé si manifestement le droit apparent et la justice écrite, que ces événements n'ont souvent été compris ni par ceux qui les accomplissaient ni par ceux qui les subissaient. De telle sorte, qu'au point de vue individuel, ils sont restés[39] crime pour celui qui les a commis, vertu pour qui s'y est opposé. Ce sont les destinées de la Révolution qui, en vue d'un droit et d'une justice supérieurs, poursuit sa marche à travers les institutions presqu'aussitôt brisées qu'elles ont été créées.
La phase militaire de la Révolution ne fut comprise que comme l'expression de l'ambition et du génie d'un homme superposant sa volonté à la loi. C'était n'en voir que le côté mesquin et humiliant.
Le salon de Mme de Staël ne vit que ce côté-là. Avec tout l'esprit qui s'y trouvait, on ne s'y éleva pas jusqu'à cette pensée altière et républicaine: que les grands hommes sont de fragiles instruments engendrés par et dans la mesure des situations, pour la déduction logique des faits antérieurs. Ce sont les anneaux apparents de la chaîne historique des nations. Mais quoique leur utilité soit incontestable, il n'est pas moins certains pour quiconque médite l'histoire des sociétés humaines, que ces hommes ne sont pas individuellement indispensables. Les idées se développent sous la loi[40] d'une harmonie pareille à celle qui conduit les astres et les mondes, les peuples marchent sous l'inspiration de cette loi du développement des idées et les grands hommes qui dépassent çà et là les multitudes et qui semblent les guider, ne les guident pas plus que le bœuf qui prend la tête du troupeau ne guide le troupeau chassé par un être supérieur: le bouvier, c'est-à-dire l'homme.
Mais il est utile pourtant à la marche des affaires humaines, à sa régularisation, que certains hommes prennent les devants et se précipitent les premiers dans les voies de la Providence.
Dans le salon de Mme de Staël, devenu l'asile des tribuns éliminés, on fit de l'esprit sur le grand homme; on croisa vaillamment la parole contre le sabre, ce qui était plus courageux que prudent et qu'intelligent, peut-être. Il y a des instants ou la parole est à la hache et au glaive. L'esprit doit alors laisser passer, avec cette pensée que le sang humain ne coule pas en vain et qu'il a son éloquence plus retentissante que les chuchotteries d'un cercle élégant[41] réuni autour d'une cheminée de boudoir.
Les hommes comme Napoléon qui vont si furieusement à la destinée, s'impatientent du moindre obstacle. Le salon de Mme de Staël fut dispersé comme un petit amas de feuilles sèches sous le vent d'ouest.
M. Benjamin Constant, qui venait de publier sa brochure intitulée les Suites de la contre-révolution de 1660 en Angleterre, s'aperçut, mais trop tard, que le modérantisme tout aussi bien que l'anarchie conduit au despotisme. Cet inconséquent alla en compagnie de la femme avec laquelle il avait contracté une liaison si orageuse, transporter son joli bagage d'humour et d'esprit de salon, dans une petite cour littéraire de l'Allemagne, la cour de Goëthe et de Schiller, je veux dire celle de Weimar.
La bonne Allemagne, pays des rêves, des légendes, des longs loisirs, était un asile tout à fait convenable à ces gens qui firent tant de dépense d'écritures et de paroles.
Là, M. Benjamin Constant traduisit Wallenstein en vers détestables. Mais où tourner ce surcroît d'inquiétudes et de besoin[42] d'activité que la politique absorbe si bien? Il fallut hélas! le décharger sur les choses de la vie intime.
Ne pouvant plus faire d'opposition au gouvernement, il en faisait à sa maîtresse. Et quelle opposition! M. Benjamin Constant, si malheureux une première fois en ménage, s'était imaginé de songer à une union nouvelle.
Il voulut épouser Mme de Staël malgré elle. Épouser Corinne, quelle fantaisie! quelle audace! quelle imprudence! combien un tel projet est loin du sens commun!
Après les douleurs qui sont la fin ordinaire de ces unions illégitimes, M. Benjamin Constant chercha des consolations dans un second mariage. Il épousa en 1808 Mme de Hardenberg avec laquelle il a vécu à Goettingue en bonne intelligence, quoique les derniers orages de sa rupture avec Mme de Staël ne fussent pas encore terminés.
Pendant ce temps de repos et de convalescence du cœur, M. Benjamin Constant travailla à son grand ouvrage sur la religion.[43] Ce livre, qui l'occupa toute sa vie et que la postérité lira peu, lui fut du moins fort utile de son vivant. Cela lui faisait une occupation quand il était souffrant, lorsqu'il avait éprouvé des revers en amour ou au jeu. M. Benjamin Constant, l'esprit tout plein du sentiment de la vanité des passions, rentrait alors chez lui et disait: «Travaillons à mon livre sur les religions.»
Cet ouvrage se ressentait lui-même des passions de l'auteur. Versatile, sec et bien inférieur à ce que le génie littéraire moderne a créé en ce genre sous la plume éloquente des Lamennais, des Châteaubriant ou sous la logique des Maistre et des Bonald. C'est un livre du passé, un livre de l'ancien régime mal accommodé au régime nouveau. Ce livre commencé le front haut, avec toute l'impudence philosophique imaginable, a l'air, en finissant, d'un vieux libertin qui cherche à se convertir.
À côté de ces graves travaux, se succèdent vers la même époque de la vie de M. Benjamin Constant plusieurs œuvres littéraires; notamment le roman d'Adolphe.[44]
Ce petit roman, remarquable par l'analyse des sentiments, n'est cependant pas, selon nous, digne du succès considérable qu'il a obtenu. Le style en est clair, mais décoloré. L'impression générale qui résulte du livre n'est pas de nature à élever l'esprit ou le cœur. Un sentiment d'aride tristesse est à peu près tout ce qui reste au lecteur à la dernière page de ce livre. Son mérite le plus positif est purement moral. L'auteur déduit avec une expérience visible le danger des unions illégitimes, particulièrement entre personnes d'âge disproportionné.
Dans la préface de la troisième édition d'Adolphe, M. Benjamin Constant parle avec un dédain plus apparent que réel de ce livre dont il n'a pas révélé le secret. «Sans la presque certitude qu'on voulait en faire une contrefaçon en Belgique, dit-il, et que cette contrefaçon, comme la plupart de celles que répandent en Allemagne et qu'introduisent en France les contrefacteurs belges, serait grossie d'additions et d'interpolations auxquelles je n'aurais point eu de part, je ne me serais jamais occupé de cette anecdote,[45] écrite dans l'unique pensée de convaincre deux ou trois amis, réunis à la campagne, de la possibilité de donner une sorte d'intérêt à un roman dont les personnages se réduiraient à deux, et dont la situation serait toujours la même.»
Si tel était l'unique but de l'auteur, il faut avouer que ce but ne valait pas la peine d'écrire.
D'autres personnes prétendent qu'Adolphe est une manière de confession dans laquelle M. Benjamin Constant a versé le secret de ses douleurs et de ses fautes à propos de sa rupture avec Mme de Staël.
Ici s'établit une petite controverse entre les biographes et les commentateurs de M. Benjamin Constant. Les uns prétendent que le personnage d'Ellenore n'est autre que Mme de Staël. D'autres font observer avec quelque raison que dans cette liaison ce fut Mme de Staël et non M. Benjamin Constant qui, par le refus de sa main, provoqua une rupture; ce qui ne serait guère conforme au personnage d'Ellenore.
M. de Loménie va plus loin, il donne le[46] nom de la personne qui servit de modèle au romancier; ce fut, à ce qu'il prétend, une Anglaise, Mme Lindsay, avec laquelle M. Benjamin Constant eut une liaison passagère.
Ce fut à peu près vers la même époque, qu'outre sa traduction de Wallenstein, M. Benjamin Constant écrivit un autre ouvrage en vers intitulé: Florestan ou le sage de Soissons. C'était une satire contre ses ennemis politiques. Les vers de M. Benjamin Constant ne feront pas oublier sa prose.
Nous préférons nous arrêter un instant à un autre ouvrage qu'il publia pendant ses années d'exil, en 1813, sous ce titre: De l'esprit de conquête et de l'usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne.
En dehors même des circonstances qui lui donnèrent un succès d'opposition presqu'européen, cet écrit se distingue par des qualités assez solides pour le faire survivre aux causes politiques qui l'ont engendré. C'est une étude sérieuse sur le danger du régime militaire appliqué aux affaires civiles,[47] et sur l'impossibilité de rien fonder sur l'usurpation.
La lecture de cet écrit est fortifiante pour l'esprit. Le style en est ferme, clair, viril; la pensée en est droite, élevée, modérée, satisfaisante. Telle était la brochure politique à l'époque où il existait encore en France des publicistes sérieux.
Pendant son séjour en Hanovre, il avait eu quelques entretiens avec Bernadotte, dangereuse fréquentation pour un proscrit. Elle fit médire de M. Benjamin Constant. Nous disons médire parce qu'on supposa un moment qu'il eût favorisé Bernadotte dans ses vues sur le trône de France.
Rentré à la première Restauration avec M. Auguste de Staël, M. Benjamin Constant soutint le gouvernement de Louis XVIII dans une série d'articles qu'il publia du 15 avril 1814 au 19 mars 1815, dans le Journal des Débats.
À cette dernière date, l'Empereur était déjà à Fontainebleau et Louis XVIII montait en voiture. Or, le dernier article de M. Benjamin Constant était[48] une protestation fort vive contre le retour de Napoléon. Il terminait en jurant qu'il n'aurait pas l'infamie de se traîner d'un pouvoir à l'autre. Il se retira ensuite chez le consul américain, gagna Nantes et revint à Paris neuf jours après.
En moins d'un mois le serment fut oublié. Adolphe n'avait pas plus de fidélité envers les républiques, les monarchies et les empires qu'à l'égard des femmes.
L'empereur l'avait fait appeler, et après une conversation qui sans doute convainquit ce récalcitrant, il le mit au conseil d'État.
Dans une lettre écrite à un de ses amis, M. Benjamin Constant explique sa conduite par la magie du retour de Napoléon Ier, par l'assentiment universel du peuple et de l'armée, par la mansuétude du maître envers ses adversaires les plus animés, par son retour sincère aux principes libéraux.
Ceci n'explique pas grand'chose.
Faut-il, d'un autre côté, s'en rapporter à M. Loëve-Weimar? Est-ce par amour pour Mme de Récamier et pour vaincre les résistances de la belle royaliste, que M. Benjamin[49] Constant se compromit d'une façon aussi éclatante? Hélas! il n'est guère permis d'en douter.
À quarante-huit ans, Adolphe n'était pas guéri des maladies de l'imagination; quoique chez lui le cœur n'ait peut-être jamais été bien sérieusement engagé; le besoin de désespoir, le goût de l'excessif qui tourmentaient cet homme blasé, le trompaient sur ses propres sentiments.
S'il a, d'ailleurs, été sérieusement épris, sa passion, pour arriver sur le tard de la vie, n'en dut être que plus ardente. L'infortuné Jean-Jacques Rousseau l'a bien prouvé.
Le journal la Presse a commencé la publication des lettres de M. Benjamin Constant à Mme de Récamier. Mais cette publication n'a pas été continuée. Un procès l'a interrompue.
Le peu que nous connaissons de ces lettres est éclairé d'une belle flamme amoureuse, d'un style pareil à une flambée de sarments.
Mais la vraie passion existe-t-elle dans ce[50] foyer pétillant de toutes les étincelles de l'esprit? Je n'oserais l'assurer.
L'amour et la politique, c'est trop à la fois. La politique est le dernier amour et ne souffre point de partage. C'est pourquoi les femmes ont l'instinctive horreur de la politique. M. Benjamin joua toute sa vie avec l'amour et avec la politique; il leur demanda des émotions comme il en demandait aux cartes et aux dés.
Combien les peuples, avant de prodiguer leur admiration et leur confiance aux hommes célèbres, devraient s'enquérir jusqu'à quel point ils en sont dignes!
Que penser, par exemple, d'un homme de quarante-huit ans qui, au moment où son pays, plongé dans les plus vastes complications qui aient jamais menacé l'existence d'un peuple, écrit à sa maîtresse: «Au milieu de tout cela, j'ai le chagrin de n'être occupé que de vous seule. Le monde croulerait, que je ne songerais qu'à vous.»
Son pays est menacé d'un incendie général. Les rois se disputent le trône, et l'étranger, prêt à fondre sur la France comme sur[51] une proie, épie l'heure d'une défaillance. M. Benjamin Constant en profite pour presser la dame de ses pensées de lui accorder le plus de temps possible. Il se pose d'avance en victime, afin de se donner les grâces du supplice, comme si les rois étaient assez fous pour couper ces têtes sonores et légères, qu'ils savent bien être la propriété de tous les pouvoirs qui veulent s'en servir sans trop compter sur elles.
Mme de Récamier, beauté froide et spirituelle, contemplait sans s'émouvoir cette manœuvre à la Werther, qui ne seyait pas beaucoup à un homme de l'âge de M. Benjamin Constant. «Dans sa jeunesse, dit M. Pagès (de l'Ariége), inexpérimenté et timide, il échouait souvent devant cet esprit de finesse que la coquetterie donne aux femmes. Il demandait de l'amour, on lui offrait de l'amitié, et il entrait en fureur contre toutes les femmes qui ne disputaient avec lui que sur un synonyme.»
Sauf la timidité, dont il avait eu le temps de se guérir, la situation était à peu près la même.[52]
L'article du 19 mars fut donc le résultat de cette tactique amoureuse. Il spéculait sur le danger. «J'ai besoin de ma tête, disait-il; je l'expose pour une cause que vous aimez.»
Après l'article, il parle de gaieté sur l'échafaud, pourvu qu'on l'aime.
Mais il manqua son effet, et l'Empereur envoya ce vieux fou travailler à l'acte additionnel.
Dans ses Mémoires sur les Cent-Jours, M. Benjamin Constant expliqua sa conduite. Mais on prouve tout ce que l'on veut. C'est une affaire de dextérité d'esprit et de style. Ce qui est plus difficile, c'est de convaincre. Il ne convainquit personne... pas même sa maîtresse, qui peut-être le méprisait un peu plus que le public.
Alors, l'amant éconduit parle de sombre carrière. On dirait qu'il a flairé le romantisme. Il ne demande plus que de l'amitié. Après Waterloo, il sent venir l'insulte et le gentilhomme—ce qu'il y a de plus réel en lui—se redresse un peu. Mais combien tout cela est peu viril![53]
Sa défection lui a, du moins, servi à une chose, c'est à le ramener dans le sentier national. «Vous verrez, écrit-il à Mme de Récamier, ce que seront les Bourbons, doublés des Cosaques pour la seconde fois!»
Dans cette débâcle de 1815, M. Benjamin Constant vit Mme de Krudner. Cette rencontre mystique acheva de mettre le désarroi dans ses idées. Il tomba dans une sentimentalité religieuse assez originale de la part d'un sceptique de cette force.
Ici commence, pour M. Benjamin Constant, un de ces retours d'agitations qui venaient le surprendre bien tard. Il les affronta, d'ailleurs, avec l'énergie, le courage et l'entrain d'un vaillant homme.
Réfugié d'abord en Angleterre, où il publia son roman d'Adolphe, il rentra en France en 1816. On le dénonçait aux fureurs de la réaction; on le provoqua, on l'attaqua même en pleine rue, à Saumur. Il se battit en duel avec M. de Montlosier. Malade à ne pouvoir marcher, il eut aussi un duel avec M. Barbier des Essarts. Il se battit dans un fauteuil.
La carrière politique de M. Benjamin[54] Constant fut mieux remplie sous les Bourbons qu'elle ne l'avait été précédemment. Envoyé à la Chambre par le collège électoral de la Sarthe, en 1818, il prit place dans les rangs de l'opposition constitutionnelle.
Il parla et écrivit beaucoup en faveur de la liberté. Ses discours ont été réunis en deux volumes intitulés, un peu prétentieusement peut-être, Cours de politique constitutionnelle.
Il écrivit un Traité de la doctrine politique et des moyens de rallier les partis en France, vaste sujet toujours élaboré, toujours inefficace. Il prêtait aussi le concours de sa plume élégante et souple à la Minerve.
En même temps qu'il prodiguait ainsi les ressources de son esprit, ne pouvant plus livrer ses forces épuisées aux travaux de l'amour, il les abandonnait au démon du jeu. Un repaire, bien connu alors sous la dénomination de Cercle des Étrangers, voyait chaque nuit apparaître ce grand et précoce vieillard à ses tapis verts chargés d'or.
Accablé de maux, épuisé, en proie aux chirurgiens, il venait de subir une[55] redoutable opération, quand survint la révolution de juillet. «Il se joue ici une partie où nos têtes servent d'enjeu, apportez la vôtre,» lui écrit M. de Lafayette.
Il part, tout sanglant encore du bistouri, et arrive en chaise à porteurs à l'Hôtel-de-Ville.
Louis-Philippe lui donna deux cent, d'autres disent trois cent mille francs. M. Benjamin les accepta pour les remettre à M. Lafitte, à qui il les avait empruntés.
Quelque sincérité qu'il ait pu mettre dans les paroles qu'il adressa à Louis-Philippe, en le prévenant que dans sa pensée la liberté passait avant la reconnaissance, il est triste de voir un homme d'État réduit par ses vices à de pareilles extrémités.
M. Benjamin Constant mourut la même année, le 8 décembre, dans sa soixante-troisième année.
Malgré ses fautes, son nom est resté presque populaire. Il aimait la jeunesse. La jeunesse de la Restauration ne détestait ni les viveurs, ni les libertins, ni les joueurs, pourvu qu'ils eussent d'éloquentes paroles[56] n faveur de la liberté. Elle se plaisait à contempler cette tête encadrée avec je ne sais quelle négligence d'artiste et de grand seigneur, de longs cheveux blonds et rares. Elle aimait ce visage sur lequel toutes les passions avaient laissé comme un reflet de nos agitations publiques.
Ces hommes du monde révolutionnaire rappelaient à la France, humiliée sous le joug clérical et monarchique, de grands jours écoulés. Elle leur passait leurs vices, leurs faiblesses, et saluait en eux l'ombre de la Révolution!