Title: Études sur la Littérature française au XIXe siècle - Tome 1
Author: Alexandre Rodolphe Vinet
Release date: February 27, 2007 [eBook #20700]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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ÉTUDES SUR LA LITTÉRATURE FRANÇAISE AU XIXe SIÈCLE
Texte de l'édition posthume de 1848 revu et complété d'après les documents originaux et précédé d'une préface PAR PAUL SIRVEN, professeur à l'Université de Lausanne.
Publication de la Société d'édition Vinet, fondée le 23 avril 1908.
Ce premier volume des Études d'Alexandre Vinet sur la littérature française au XIXe siècle reproduit, pour l'ensemble des matières qui y sont contenues, le premier volume de l'édition de 1848 et de celle de 1857 qui n'est d'ailleurs qu'une réimpression. Les premiers éditeurs avaient fort judicieusement réuni en un seul tome tout ce que Vinet avait écrit ou publié sur deux auteurs dont les noms se présentent toujours associés l'un à l'autre. Nous n'avions rien à modifier à un plan qui continue à s'imposer. On trouvera donc ici le cours que Vinet professa à l'Académie de Lausanne en 1844 sur Madame de Staël et Chateaubriand, ainsi que les articles qu'il fit paraître de 1836 à 1844 sur divers ouvrages de Chateaubriand.
Pour l'établissement du texte nous avons comparé l'édition de nos prédécesseurs avec les matériaux dont ils s'étaient eux-mêmes servis[1] et nous avons rétabli le texte de Vinet dans son intégrité, partout où l'on s'était écarté. C'est ainsi, par exemple, que nous avons complété l'un des articles sur Chateaubriand où l'on avait fait une petite coupure; c'est ainsi que nous avons restitué au cours sur Madame de Staël quatre ou cinq mots et deux ou trois membres de phrase qui avaient disparu. Au sujet de la petite coupure faite à l'un des articles sur Chateaubriand nous n'avons pas grand'chose à dire; il s'agit d'une fin de paragraphe que nos prédécesseurs avaient élaguée parce que, Vinet ayant transporté dans son cours une partie de cet article, la dite fin de paragraphe ne se rattachait plus à rien. Nous l'avons recueillie en note[2]. On verra qu'il valait la peine de la recueillir. Elle contient en trois ou quatre lignes une profession de foi de Vinet critique. Pour ce qui est des quatre ou cinq mots et des deux ou trois membres de phrase du cours sur Madame de Staël, ils ont une histoire, et une histoire intéressante. Nous la conterons tout à l'heure. Avant d'y arriver il convient de rappeler brièvement dans quelles circonstances Vinet fut amené à professer le cours sur Madame de Staël et Chateaubriand, et à publier ses articles sur divers ouvrages de Chateaubriand.
Il appartenait à l'Académie de Lausanne depuis le 1er novembre 1837 en qualité de professeur de théologie pratique[3], lorsque, au commencement de l'année 1844, son collègue de littérature française, Charles Monnard, que des travaux historiques appelaient à Paris, lui demanda de le suppléer jusqu'à Pâques. Vinet accepta. Ce ne fut sans doute pas sans hésitation. Il était déjà très chargé; d'autre part sa santé n'était pas brillante. Mais il aimait les lettres; il les avait longtemps enseignées à Bâle; peut-être aussi n'était-il pas fâché «d'entrer en relations plus directes avec les étudiants de la Faculté des lettres et sciences jusqu'alors étrangers à ses cours[4].» Enfin, il trouverait sans doute dans ses leçons la matière de quelques articles pour le Semeur dont il était le collaborateur depuis longtemps. Il accepta.
Il écrivait à M. Henri Lutteroth[5] le 13 janvier:
«Mon ami Monnard part ce soir pour Paris; vous le verrez sans doute et je m'en réjouis. Je vous ai dit peut-être que je me suis chargé d'une partie de sa tâche académique. J'ai commencé avec un grand effroi et un grand plaisir, mais au milieu de vives souffrances qui ont, cette fois, une persévérance inquiétante. Je m'occuperai longuement de Madame de Staël et de M. de Chateaubriand. Le texte (résumé) de mes leçons doit être autographié; je vous l'enverrai si je trouve qu'il en vaille la peine[6].»
Nous avons dans l'Agenda[7] de 1844 quelques indications qui se rapportent au cours de littérature et qui méritent d'être consignées ici.
Tout d'abord l'horaire du professeur:
Du mois de janvier au mois d'avril 1844:
Lundi à 4 heures: littérature française.
Mardi à 10 heures: catéchétique.
Mercredi à 8 heures: prédication[8].
à 4 heures: littérature française.
Jeudi à 8 heures: prédication.
à 10 heures: catéchétique.
Vendredi à 10 heures: philosophie du christianisme.
Samedi à 10 heures: lecture et récitation.
On voit que Vinet était un homme occupé.
Il écrivait le 1er mars à M. Passavant[9]:
«Le fait est que je suis très chargé: je ne puis pas dire, malgré mes souffrances habituelles, que j'en aie trop pour mes forces; je ne me sens pas affaissé, mais il faut traiter au pas de course les plus grandes questions, brusquer les solutions, risquer le paradoxe et l'hérésie…[10]»
L'hérésie est sans doute pour le cours de philosophie du christianisme, et le paradoxe pour celui de littérature.
Revenons à l'Agenda:
7 janvier (dimanche).—Passé la journée à la maison; préparé mon cours de demain (littérature).
8 janvier.—Première leçon de littérature à l'Académie.
9 janvier.—Deux étudiants, MM. Baillif et Ogay sont venus me demander la permission d'autographier mes leçons de littérature.
15 janvier.—Troisième leçon de littérature: Sur l'influence des
Passions.
19 janvier.—Visite de M. Baillif, étudiant, pour me demander si je
consens à ce que mon cours soit imprimé: j'ai refusé.
Vinet refusa parce qu'il entendait sans doute se réserver pour le journal de M. Lutteroth. Il écrivait un mois plus tard à ce dernier (14 février):
«Je remets à M. Jaquet[11] pour vous les feuilles qui ont paru (autographiées) de mon cours de littérature française, c'est-à-dire du fragment de cours que je fais à l'Académie pendant l'absence de M. Monnard. J'avais un peu espéré que vous pourriez en un pressant besoin insérer dans le Semeur quelques unes de ces pages. J'en doute maintenant. En tout cas elles ne pourraient y paraître que revues et corrigées, à quoi je m'emploierais de mon mieux quand vous m'auriez désigné comme propre au Semeur telle ou telle portion du cours[12].»
Vinet tenait au Semeur; il savait que ce journal était lu non seulement par le public protestant français, mais aussi par un autre public, que Sainte-Beuve le suivait de près, que Chateaubriand, Victor Hugo ne le dédaignaient pas. Vinet désirait agir non seulement dans le cercle restreint de ses auditeurs vaudois et de ses coreligionnaires, mais aussi au dehors. Ambition très légitime.
Toutefois le Semeur ne publia rien. J'ignore pour quelle raison. Je suppose qu'il avait de la copie en abondance et sur des sujets plus actuels que Delphine ou l'Allemagne. Ce qu'il y a de sûr c'est que M. Lutteroth appréciait vivement les pages que Vinet lui adressait. Il songea même, à quelques temps de là, et à la requête de Mme Vinet, à chercher un libraire pour les publier en volume.
Voici la lettre que Mme Vinet lui écrivait le 8 avril 1844; elle est intéressante à plus d'un titre:
«Cher Monsieur,
»Permettez-moi de venir en l'absence de mon mari[13] vous parler d'une petite affaire d'intérêt. Je viens de chez Mme Olivier[14] où d'autres personnes se trouvaient: entre autres une de Genève; celle-ci dit que les autographies des leçons de mon mari faisaient bruit dans sa ville, et qu'il n'y avait pas de doute que quelqu'un ne s'en emparât, puisqu'on est tant à l'affût de ce qui est nouveau. Là-dessus on s'accorda à trouver que mon mari devait se hâter d'en faire un volume et que je devais aussi en écrire à M. Delay[15]. Il me semble plus sage de vous consulter là-dessus en vous priant d'en parler à tel libraire que vous voudrez. Je sais que mon mari a exprimé quelque regret de n'avoir pas tout de suite imprimé en partageant par chapitres, ou par leçons… M. Forel[16] croit qu'un volume de lui ferait beaucoup de bien… Vous savez comme mon mari est hésitant et timoré en affaires; il pourrait bien perdre à réfléchir un temps précieux… Je vous remets donc celle-là, monsieur, en vous demandant mille pardons de cette nouvelle importunité[17]…»
M. Lutteroth n'aurait pas eu de peine à trouver dès ce moment-là un éditeur pour le cours sur Mme de Staël et Chateaubriand—et cela eût empêché les Genevois de songer à s'en emparer, comme les en accuse l'excellente Mme Vinet,—mais il fallait l'assentiment de Vinet. Celui-ci le refusa.
«Je n'ai pu m'empêcher, écrivait-il à M. Lutteroth le 18 avril, de gronder un peu ma femme de vous avoir importuné. Il a toujours été, il est encore bien loin de ma pensée de transformer en livre les leçons que j'ai faites cet hiver. Je ne les crois pas dignes de l'honneur qu'on veut leur faire, et je suis persuadé que la trop favorable attente de mes amis serait amèrement trompée. Il faut pouvoir imprimer à force de talent ou de savoir le sceau de la nouveauté sur un sujet si familier à tout le monde et je ne crois pas y avoir réussi; je n'y ai pas même aspiré. D'ailleurs ces leçons ne forment pas un tout. Il faudrait y joindre celles que je prépare sur la littérature de la Restauration; attendons jusque-là du moins. Si l'on persiste alors à me conseiller d'imprimer, je me croirai obligé d'y penser plus sérieusement. Jusque-là, très chers, trop bons amis, pardonnez-moi de croire que votre amitié vous aveugle…»
Et Vinet revenait à son idée du Semeur:
«Il me semble d'ailleurs que l'insertion de quelques morceaux dans le Semeur sera une manière de sonder le terrain. On verra si les fragments font plaisir, et jusqu'à quel point. N'êtes-vous pas de mon avis[18]?»
M. Lutteroth ne se mit point en quête de l'éditeur que souhaitait Mme Vinet. D'autre part on chercherait vainement dans le Semeur «les fragments» que Vinet eût été heureux d'y insérer. Une lettre de Vinet à Lutteroth, du 10 juillet 1844, nous permet de croire que le directeur du Semeur lui avait fait entendre que ce cours ne serait pas à sa place dans le journal:
«Quant à mon cours de littérature, j'ai eu tort d'en parler; laissons tomber cela. Toute autre raison à part, je répugnerais à publier du vivant de M. de Chateaubriand un livre où il est mal traité[19].»
Au surplus, la Vie de Rancé venait de paraître. Vinet allait pouvoir parler de Chateaubriand à propos d'une actualité—comme on dit aujourd'hui—et non à propos des Martyrs, de l'Itinéraire, ou d'Atala, vieux de près d'un demi-siècle.
«Je reçois à l'instant la Vie de Rancé; je pense qu'il convient de s'en occuper tout de suite. Vienne un bon moment, ce ne sera pas une grande affaire. J'attendais sous ce titre autre chose que cela, mieux dans un certain sens; j'avais dans mon cours, pronostiqué, désiré du moins un René chrétien, mais enfin c'est toujours du Chateaubriand; cela se dévore[20].».
Vinet envoya à M. Lutteroth deux articles sur Rancé: nous en reparlerons. Il est temps de revenir au cours.
Agenda:
28 janvier (dimanche).—Préparé ma leçon de demain.
30 janvier.—Étudié l'Allemagne de Mme de Staël.
31 janvier.—Commencement d'une fièvre catarrhale: je suis sorti du lit, bien souffrant, pour donner ma leçon de littérature—très mal. En revenant je me suis remis au lit.
«Sa santé, dit à ce propos Eugène Rambert[21], pouvait l'empêcher de faire son cours, mais non de le bien faire. À l'auditoire il était toujours fort.»
3 février.—Visite de M. Chappuis[22]. Il me fait part de la demande adressée à l'académie de transporter mes leçons dans un autre local.
Il est probable que cette demande était motivée par l'affluence du public: on désirait une salle plus grande. Le cours, en effet, était très suivi. Vinet attirait et retenait ses auditeurs et par ce qu'il disait et par la manière dont il le disait. Les témoignages des contemporains sont unanimes.
«Tous estiment, dit encore Rambert, que même ses plus belles et plus authentiques leçons ne rendent pas sur le papier ce qu'elles étaient à l'auditoire. Il n'a été entièrement connu que de ses élèves. Nulle part la supériorité de sa riche nature ne s'est plus complètement déployée que dans les leçons du professeur. Là, pourvu de quelques notes tracées sur une carte, le maître commençait par une exposition du sujet de la leçon. Peu à peu la voix de l'orateur, toujours pénétrante, quoique un peu voilée au début, reprenait toute sa puissance et tout son charme, et si, dans ses improvisations, comme il arrivait le plus souvent, le professeur rencontrait sur son chemin quelques-unes de ces grandes idées, expression de tout son être, alors il se livrait sans réserve aux mouvements de son âme[23]…»
Edmond de Pressensé dit de même:
«Après un commencement un peu laborieux, soudain saisi par sa propre pensée dont la flamme rayonnait dans son regard, le professeur s'animait; sa voix grave, sonore, au timbre éminemment sympathique, prenait un accent ému, et ses idées toujours si abondantes se déversaient sur son auditoire dans une forme colorée et nuancée qui se prêtait à leur richesse… Rien ne peut donner l'idée de la hauteur d'éloquence à laquelle Vinet s'élevait parfois[24].»
On m'excusera de rapporter ces textes: ils sont à leur place dans la préface d'un volume composé—en grande partie—de leçons.
Un encore: je lis dans la Revue suisse de l'année 1844, à propos du cours:
«M. Vinet traite de la littérature française au commencement de ce siècle. C'est la première fois qu'il professe à Lausanne sur un sujet purement littéraire. La profondeur des vues, la beauté de la diction, l'esprit, la bonhomie et la grâce qui s'y joignent aux traits éloquents, tout cela attire à ce cours les étudiants et le public en foule[25].»
Suite de l'Agenda:
14 février.—Leçon (3e) sur l'Allemagne. 21 »—Achevé Madame de Staël. 4 mars.—Lettre de Madame de Staël.
(Il s'agit d'une lettre de Mme Auguste de Staël[26]. Vinet lui avait envoyé les feuilles autographiées de son cours. Mme Auguste de Staël lui écrit: «Je vous remercie de tout mon cœur des feuilles de votre cours[27].»)
4 mars.—Leçon sur Atala.
6 id.—Première leçon sur le Génie du Christianisme.
20 id.—Seconde leçon sur les Martyrs.
26 id.—Achevé d'écrire mes deux dernières leçons de
littérature.
29 id.—J'ai donné ma dernière leçon de littérature
française.
5 avril.—Corrigé la deuxième épreuve de ma dernière leçon
pour la Revue suisse.
Il s'agit de la leçon sur la littérature de la Restauration (voir "Conclusion: La littérature de la Restauration"). Elle se trouve dans le tome septième de la Revue suisse, telle qu'elle figure dans l'autographie, et telle qu'elle figure aussi dans le présent volume, à l'exception du dernier paragraphe (celui où le professeur prend congé de ses auditeurs). Sainte-Beuve lut cet article, où il était un peu question de lui. Il écrivit aussitôt à Vinet:
«Je viens de lire dans la Revue suisse votre discours sur l'histoire littéraire de la Restauration; j'oublie que vous m'y traitez trop bien, que vous m'y accordez trop d'attention; mais le but élevé, final, ne manque jamais et l'on achève la dernière page en regardant là haut[28].»
7 avril.—Corrigé l'épreuve de la leçon sur Corinne pour le Courrier suisse.
8 mai.—Achevé d'écrire mon cours précédent (de littérature) pour l'autographie.
19 juin.—Reçu les dernières pages de mon cours autographié.
Je ferai à propos de la note du 7 avril la même observation que j'ai faite à propos de celle du 5: Vinet a publié dans le Courrier suisse une leçon de son cours telle qu'elle figure dans l'autographie. Et ceci nous amène à nous demander si l'autographie n'a pas une valeur plus grande que celle que bien souvent on lui attribue. Que de fois j'ai entendu dire—et par des personnes qui connaissent à fond leur Vinet:—«Nous n'avons pas le texte authentique du cours sur Madame de Staël et Chateaubriand! Nous n'avons que des notes d'étudiants, revues sans doute par l'auteur, et sans doute un peu corrigées et complétées par lui, mais enfin ce n'est pas du Vinet!» Je me permets de n'être pas tout à fait de leur avis. On peut d'abord leur faire observer que Vinet a publié deux chapitres de son cours autographié, sans y rien modifier, et il en faut bien conclure que, pour deux chapitres au moins, nous avons dans l'autographie du Vinet parfaitement authentique et définitif. Et pour le reste, je les rends attentifs à la note du 8 mai: «Achevé d'écrire mon cours pour l'autographie.» Si cette note a un sens, elle ne peut avoir que celui-ci: à savoir que Vinet a lui-même rédigé son cours. Il l'a rédigé après l'avoir professé,—c'est entendu,—et en s'aidant des notes prises par ses étudiants,—c'est entendu encore,—mais il l'a bel et bien rédigé. Il écrivait à M. Lutteroth le 16 juin 1844:
«Quand toute mon autographie aura paru je vous enverrai ce qui vous manque. Je trouve toujours plus impossible d'écrire le cours que je fais maintenant[29]; il ne faut donc point songer à le joindre au premier dans le cas où on imprimerait celui-ci[30].»
Ce qui signifie qu'il ne peut rédiger ses leçons sur Lamartine, Hugo, etc., tandis que le premier cours, le cours sur Chateaubriand et Madame de Staël, doit être considéré comme prêt pour l'impression.
Mais alors, demandera-t-on, où est le manuscrit?—Le manuscrit a été perdu, répondrai-je, comme bien d'autres manuscrits de Vinet. Mais de ce que le manuscrit n'existe pas il ne faut pas déduire qu'il n'a jamais existé.
Je reconnais qu'il y a dans le cours sur Madame de Staël et Chateaubriand quelques pages où la suite des idées n'est pas suffisamment marquée et qui ressemblent plutôt à des notes incomplètes qu'à une rédaction achevée; mais il y en a extrêmement peu[31], et le plus souvent ce qui me frappe dans ce cours c'est le fini de l'expression. Le style est oratoire assurément—et c'est tout naturel, et il ne faut pas s'en plaindre—mais encore une fois c'est mis au point par Vinet, et en fait de Vinet authentique je ne vois pas ce qu'on pourrait demander de plus.
Il est dommage après cela que le manuscrit ait disparu.
Nous n'avons de manuscrits de Vinet relatifs à ce cours que trois ou quatre feuilles de notes sur Madame de Staël. C'est le plan de la première leçon du professeur sur l'auteur de Corinne; ce sont les papiers qu'il devait avoir sous les yeux quand il parlait de sa vie et de son caractère. Fort peu de chose, comme on voit—la plus grande partie de ce manuscrit est d'ailleurs un choix de citations—mais cela ne laisse pas d'être intéressant. L'auteur y a en effet rédigé en deux ou trois lignes sa pensée maîtresse. Elle est là, dépouillée de tous les développements qui devaient l'amener et la préparer à «l'auditoire»; et elle n'en est que plus frappante:
«Le bonheur de l'âme est trouvé; le bonheur extérieur a fui; ce bonheur qui n'est pas plus dans les passions ou dans la gloire que la voix de Dieu n'est dans la tempête.»
C'est là, je le répète, l'idée de la leçon (et même l'idée de tout le cours): c'est vers cette idée et vers cette image que l'orateur devait s'élever par degrés. Et, en effet, relisez le chapitre et vous verrez bien qu'il y «tend» constamment[32].
Les études sur Chateaubriand qui font suite au cours sont au nombre de quatre. Trois sont antérieures au cours; la dernière (Vie de Rancé) date de l'année même du cours. Elles ont paru toutes les quatre dans le Semeur.
Le Semeur avait été créé à Paris en 1831; «il se proposait d'aborder dans un esprit chrétien les sujets d'étude les plus divers, philosophiques, politiques, littéraires[33].» L'apparition du Semeur avait réjoui Vinet.
«Voilà, écrivait-il à M. Scholl[34] ce qui nous manquait. C'est une simple et belle idée que celle de montrer comment le christianisme envisage, traite et exploite les différentes sphères d'activité de la pensée humaine. Cela nous sort des généralités; cela donne à la religion droit de cité dans les sciences et dans les arts; on verra qu'on peut être chrétien et homme tout ensemble[35].»
Les fondateurs du journal ne pouvaient manquer de faire appel à la collaboration de Vinet; Vinet ne pouvait la refuser: le Semeur devint son organe. Peut-être aurons-nous l'occasion, dans la préface d'un autre volume, de donner quelques détails sur les débuts de Vinet au Semeur. Quand les articles qu'on trouvera dans le présent volume y parurent, Vinet n'en était plus à ses débuts: il appartenait depuis quelques années déjà à la rédaction du Semeur.
L'œuvre et la personne de Chateaubriand avaient toujours été pour lui un sujet de réflexions infinies. Ce n'est pas trop dire que de dire qu'il n'en dormait pas:
Agenda du 6 mai 1835:
Nuit agitée. Rêves si suivis et si laborieux que je me réveille la tête rompue. Je conversais avec M. de Chateaubriand. Je lui dis entre autres:
—Le génie est, sauf respect, semblable à la marmotte qui se nourrit de sa propre substance; mais elle ne le fait qu'en hiver, et le génie en toute saison[36]… etc…
Il est beau de converser en rêve avec M. de Chateaubriand; il vaut mieux toutefois converser autrement.
Vinet conversa par lettres avec M. de Chateaubriand.
Ce fut M. de Chateaubriand qui entama les hostilités.
Il écrivit une première lettre à Vinet, au sujet de l'article sur la littérature anglaise. Il se plaignait—très gentiment—que Vinet l'eût accusé d'injustice à l'égard du protestantisme:
«Vous avez pu remarquer, lui disait-il, qu'à la fin de mon chapitre sur la Réformation, je rends un éclatant hommage aux protestants d'aujourd'hui.»
Il se plaignait également que Vinet lui eût reproché «de chercher l'avenir dans des arrangements sociaux et non dans l'invisible.»
«Oserais-je aussi vous faire observer que quant à l'avenir du monde, je n'ai entendu parler que de l'avenir de la société; je sais fort bien que l'homme chrétien n'a d'avenir que dans une autre vie[36].»
Vinet répondit pour réparer ses omissions et pour désavouer tout ce qui aurait retenti dans le cœur de Chateaubriand comme un reproche injuste. Au surplus il se réjouissait de voir «l'espérance religieuse de Chateaubriand croître et verdir sur les débris des espérances humaines[37].»
Chateaubriand dut être touché par l'extrême modestie de son critique, et il dut sans doute aussi goûter l'expression poétique de Vinet.
S'il ne s'agissait pas de Vinet, c'est-à-dire de l'homme le plus sincèrement modeste qu'il y ait eu, on pourrait trouver cette modestie excessive, et si l'on ne se rappelait que la lettre de Vinet est de 1836, époque où l'on était naturellement éloquent, on pourrait trouver ce style un peu «figuré[38]».
Chateaubriand écrivit de nouveau à Vinet en 1844 à propos des articles sur la Vie de Rancé.
On lit dans l'Agenda de 1844:
27 mai.—Trouvé une lettre de M. Lutteroth, avec une incluse de M. de Chateaubriand.
5 juin.—Lettre de M. Lutteroth avec une incluse de M. Chateaubriand sur mon deuxième article (celui du 29 mai).
16 juin.—Répondu à M. de Chateaubriand.
26 juin.—Troisième lettre de M. de Chateaubriand en réponse à la mienne.
Des trois lettres de Chateaubriand dont il est ici question deux seulement nous sont parvenues.
Voici la première, qui fut écrite aussitôt après la publication du second article sur Rancé[39]:
Paris 28 mai 1844.
«Je ne suis point étonné, Monsieur, des opinions qui séparent un catholique d'un protestant. Je ne vous en dois pas moins des remerciements pour la politesse avec laquelle vous avez bien voulu parler de moi dans vos beaux articles insérés dans le Semeur. Je ne suis rien qu'un vieillard qui s'en va rendre compte à Dieu de sa vie. Je ne compte plus et je n'ai jamais mérité d'être compté.
»Agréez, Monsieur, de nouveau, avec mes remerciements empressés, l'assurance de ma considération très distinguée,
Voici maintenant la seconde (celle que Vinet appelle la troisième, mais qui est pour nous la seconde, puisque la véritable seconde a disparu). Cette lettre est une réponse. Vinet avait remercié Chateaubriand de ses deux épîtres. Il avait joint à ses remerciements une profession de foi qu'il est bon de rappeler:
«Je suis protestant, lui avait-il dit, mais dans un sens si abstrait, si peu historique, que je ne me sens étranger dans aucune enceinte lorsque j'y trouve cette foi en la divine charité… et cette bonne volonté, cette candeur du repentir, qui sont la consolation, la couronne et l'humble triomphe de notre existence foudroyée…
»… Mais veuillez, Monsieur, ne pas voir en moi le protestant seulement, c'est-à-dire peut-être l'adversaire, mais le chrétien, c'est-à-dire le frère. Ce mot seul peut exprimer tout ce qui se mêle d'affectueux à notre admiration[40]…»
À quoi Chateaubriand:
Paris 24 juin 1844.
«Oui, Monsieur, nous sommes frères: Voilà le grand mot chrétien; il dit tout; il va surtout à un homme qui, comme moi, touche à sa fin et qui ne demande aux hommes qu'un souvenir à travers Dieu, le père commun de tous les hommes. Vous verrez, Monsieur, ma simplicité dans l'étonnement où je me suis trouvé lorsque j'ai vu que Rancé faisait tant de bruit, quand j'avais cru que cet ouvrage passerait inaperçu[41]. Il contenait des erreurs qui vont disparaître dans la première (deuxième?) édition que l'on va en donner. Mais qui est-ce qui s'apercevra de mes corrections? qui est-ce qui se soucie de la conscience historique? Il suffit qu'il se trouve un homme comme vous, pour me consoler d'un travail auquel on n'attachera aucun prix.
»Agréez, Monsieur, je vous prie, mes remerciements les plus sincères et l'assurance d'une considération qui n'aura bientôt d'autre intérêt pour vous que l'intérêt qu'un souvenir prend dans la mort. Vous voyez, Monsieur, où j'en suis; je puis à peine signer[42].»
Vinet ne répondit pas à cette dernière lettre; il n'avait pas à répondre: il y aurait eu de sa part quelque indiscrétion à prolonger l'entretien. Toutefois il donna dans le Semeur du 28 août 1844 un court article sur la deuxième édition de la Vie de Rancé qui est bien une réponse, et celle, sans aucun doute, que Chateaubriand désirait. Vinet dans ses deux articles sur Rancé avait été assez dur pour Chateaubriand. Il faut ajouter que ses sévérités étaient justifiées. Chateaubriand d'ailleurs—on vient de le voir—avait fait des corrections à son œuvre en vue d'une seconde édition. Il avait tenu compte des avertissements de Vinet. Et si l'on veut bien lire entre les lignes de la lettre que nous venons de citer, on verra qu'il souhaitait que Vinet rendît publiquement justice à ses efforts. Vinet comprit; au surplus Vinet de son côté ne désirait qu'une chose, c'est qu'un auteur qu'il avait dû maltraiter lui fournît l'occasion d'un jugement plus doux. Dès que parut la deuxième édition de Rancé il s'empressa de la comparer à la première, et cette comparaison faite, d'envoyer au Semeur un article que M. de Chateaubriand dut lire avec plaisir.
Agenda:
19 août.—Collationné les deux éditions de la Vie de Rancé.
20 août.—Écrit un article sur la deuxième édition de la Vie de Rancé.
23 août.—Envoyé au Semeur l'article sur la deuxième édition de la Vie de Rancé.
Cet article n'a pas été publié intégralement dans les précédentes éditions de l'œuvre de Vinet. On n'en a recueilli que les premières lignes qu'on a mises en note au bas d'une des pages de la première étude sur Rancé. Nous le donnons dans son entier à la fin du présent volume.
J'en aurais fini avec les articles de Vinet sur Chateaubriand s'il ne me restait encore un point à signaler.
Le Semeur du 18 août 1832 contient un article de philosophie religieuse sur «le christianisme de M. de Chateaubriand dans ses Études historiques.»
Je m'étais demandé si cet article était de Vinet bien qu'il ne figurât ni dans les éditions antérieures, ni—ce qui est plus notable—dans une liste que M. Lutteroth a dressée de tous les écrits de Vinet que ses collaborateurs et lui avaient dû négliger.
J'avais quelques raisons d'attribuer cet article à Vinet: il est tout à fait dans sa manière; on y trouve le tour habituel de son style, ses images et surtout sa pensée.
L'auteur en effet y oppose deux conceptions différentes du relèvement de l'homme par le christianisme, l'une qui fait consister ce relèvement dans l'amélioration de son état moral et social, l'autre qui le met «dans le changement du cœur.» Or il est certain que bien souvent Vinet a reproché à Chateaubriand que son christianisme visât plutôt à transformer l'homme social qu'à faire renaître l'homme individuel. Voyez par exemple les dernières lignes de l'article sur la Littérature anglaise.
Voyez surtout un passage de l'Agenda qui est très significatif à cet égard. Il fait suite à celui que j'ai cité plus haut, et où Vinet raconte qu'il a conversé en rêve avec M. de Chateaubriand.
«Je l'interroge sur le christianisme des Études historiques: «Le christianisme, me dit-il, et le progrès social sont une même chose.»—Ce que j'ai contredit et rectifié.»
N'y a-t-il pas une analogie frappante, me disais-je, entre cette conversation rêvée sur le christianisme des Études historiques et l'article que j'ai sous les yeux et qui n'est point une rêverie?
J'inclinais donc très fortement à croire que l'article de 1832 était l'œuvre du rêveur de 1835.
Or il n'en est pas. Une lettre de M. Lutteroth à M. Samuel Chappuis (8 déc. 1848) l'attribue formellement à M. Bost[43]. M. Chappuis avait eu la même impression que moi: il s'était trompé; nous nous étions trompés. L'article est néanmoins à retenir, sinon dans son entier du moins dans les vingt ou trente lignes qui pourraient le mieux être de Vinet. Les voici:
«Quelquefois M. de Chateaubriand pose en fait que le Christianisme est l'œuvre de Dieu pour le relèvement de l'homme; mais explique-t-il bien ce que c'est que ce relèvement? Il me semble qu'il entend par là simplement l'amélioration de son état moral et social, de sa condition sur la terre, et non point sa réhabilitation dans un état primitif de conformité avec Dieu, de vie spirituelle et de sainteté. Ce qu'il appelle les bienfaits du Christianisme s'étend à l'humanité en général et se borne à la vie présente, c'est-à-dire à un ordre de choses temporaire et de courte durée pour chacun de ceux qui en font partie. À ses yeux le Christianisme opère en grand: c'est un levier pour les masses, un résultat pour les masses; les biens qu'il produit sont ses généralités comme l'abolition de l'esclavage, l'égalité morale et sociale de la femme, l'adoucissement des mœurs, etc. Choses qui ne sont que des conséquences éloignées de la conséquence immédiate de la foi chrétienne, le changement du cœur. Remarquons bien, car c'est là le trait saillant du Christianisme des Études, qu'en fournissant aux hommes des motifs et des moyens nombreux d'être bons pour ce monde et heureux dans ce monde, il les laisse étrangers à cette autre vie qui, de toutes manières, est la portion importante de leur existence, et qu'en excitant leur sympathie pour ce qui est beau et élevé, il les laisse complètement indifférents et froids à l'égard de Dieu en qui est la perfection de toute beauté et de toute grandeur.»
Il me paraît que les historiens de la pensée de Vinet devront tenir compte de ce «précurseur[44]».
J'en viens aux quatre ou cinq mots et aux deux ou trois membres de phrase du cours sur Madame de Staël qui ont une histoire. Cette histoire mérite d'être contée. Elle fera voir à quelles difficultés inattendues se sont heurtés les premiers éditeurs et comment ils s'en sont tirés.
Je recueille les éléments de mon récit dans un paquet de vieilles lettres qui ont été récemment données à la Faculté de théologie de l'Église libre du canton de Vaud: c'est la correspondance du comité d'Edition Vinet de 1848. Un de ses membres, M. Lutteroth, résidait à Paris où il préparait et surveillait l'impression des volumes. M. Lutteroth se tenait en rapports constants avec ses collègues de Lausanne, MM. Scholl, Chappuis, Forel et Ch. Secrétan.
Le 15 janvier 1848 M. Lutteroth, qui allait mettre sous presse le volume sur Madame de Staël et Chateaubriand, écrivait à M. Samuel Chappuis:
«Je crains—ceci bien entre nous—que la publication de certains passages relatifs à Madame de Staël n'afflige beaucoup sa famille: on me l'a fait comprendre; comme c'étaient des meilleurs amis de M. Vinet, je suis bien sûr qu'il y aurait eu égard, mais c'est plus malaisé pour d'autres que pour lui. Cette circonstance me donne quelque inquiétude.»
M. Samuel Chappuis répondit au nom des membres du comité de Lausanne que «l'observation méritait toute considération, qu'il importait d'examiner si la difficulté était sérieuse et comment on pourrait la lever.»
On chargea M. Scholl de voir la famille de Madame de Staël et de chercher avec elle les moyens de concilier les intérêts en présence. On ne voulait ni blesser la famille de Madame de Staël ni dénaturer le texte de Vinet, ni, surtout, laisser croire que Vinet avait pu dans son cours manquer à la bienséance et à la discrétion, ce que les lecteurs peu avertis n'auraient pas hésité à penser si l'on avait fait des coupures trop évidentes et des «raccords» trop pénibles. Ce qui rendait la tâche du négociateur particulièrement difficile, c'est la part financière que la belle-fille de Madame de Staël avait prise dans l'édition de l'œuvre de Vinet: elle la soutenait largement. On devait aussi songer à ne pas faire de la peine à Mme Vinet qui suivait avec sollicitude les travaux du comité et qu'un débat de cette nature aurait certainement chagrinée.
Le comité de Lausanne pensait que la difficulté n'était pas sérieuse et que M. Scholl triompherait aisément des scrupules de la famille. Il se trompait du tout au tout, et c'était M. Lutteroth qui avait raison d'éprouver quelque inquiétude. «Le terrain est extrêmement délicat», écrivait M. Scholl à M. Lutteroth après avoir vu Mme Auguste de Staël. M. Scholl comprit que les négociations seraient longues et laborieuses. Elles durèrent huit mois. Disons tout de suite que le comité défendit ligne par ligne les passages incriminés et qu'il n'accorda que de très légères corrections.
Il ne pouvait faire autrement. Même avec le grand désir d'entente dont il était animé, il ne lui était pas possible de souscrire aux vœux de la famille de Staël. L'essentiel des leçons de Vinet sur l'auteur de Corinne eût été sacrifié. Vinet avait parfaitement vu—ce que tout le monde voit aujourd'hui, et en partie grâce à lui—que l'œuvre de Madame de Staël s'explique tout entière «par le besoin d'affection dont la nature avait fait le plus vif de ses penchants», par l'éducation tendre et indulgente qu'elle reçut de son père et qui «exalta ce penchant», par la déception enfin que lui causa «un mariage malheureux». Supprimez ces trois points il ne reste plus rien des leçons de Vinet sur Madame de Staël. Elles s'écroulent par la base. Ce sont trois points d'appui. Or ce sont précisément ces trois points que la famille voulait supprimer.
Le comité refusa. Il refusa nonobstant les lettres pressantes de M.
Lutteroth et de M. Scholl. M. Lutteroth écrivait le 17 août 1848,
faisant allusion aux passages où il est question du mariage de Madame de
Staël:
«Ces mots me paraissent justifier la peine qu'on en ressent, et si
le comité n'y tient pas, je verrais avec plaisir qu'on accorde
quelques retranchements.»
M. Scholl communiquait au comité la copie d'un billet de Mme Auguste de
Staël à une de ses amies:
«Je suis au fond désolée de cette publication et gênée de me trouver complice. Rien ne pouvait m'être plus pénible que de voir paraître un volume de M. Vinet que je ne pourrai ni louer ni prêter, et dont le succès sera, à un certain degré, une souffrance. Notre chère Mme Vinet, à qui je n'ai pas dit—à beaucoup près—toute ma pensée, en souffre aussi.»
M. Scholl ajoutait:
«Ce billet vous prouvera qu'on a jugé trop favorablement des impressions de Madame de Staël sur la publication qui nous donne tant de mal. Vous y verrez qu'elles sont beaucoup plus pénibles que vous ne le pensiez, vous et ces Messieurs.» (À M. Chappuis, 6 octobre 1848.)
MM. Scholl et Lutteroth étaient assurément fondés à présenter les objections de Mme Aug. de Staël, et, dans une certaine mesure, à les appuyer. Ces objections étaient inspirées par un sentiment respectable. Mais ils allaient un peu loin sans doute quand ils concluaient que «ces retranchements seraient conformes à l'esprit de M. Vinet[45].» Vinet eût peut-être adouci quelques-unes de ses expressions, d'ailleurs fort douces—et cela n'eût point suffi,—mais il n'aurait pu faire les amputations demandées sans détruire son œuvre. Mieux eût valu ne rien publier. Il est infiniment vraisemblable que c'est à ce dernier parti qu'il se serait arrêté. Ses éditeurs n'avaient pas le choix. Ils ont fait exactement ce qu'ils devaient faire.
Je donne ici en deux colonnes la liste des suppressions demandées et les réponses du comité.
Suppressions demandées. Réponses du Comité.
Qu'une âme vive, qu'une raison Le Comité consent à active comme celles de Mme de supprimer cette phrase. Staël en aient moins aimé la morale du devoir et la religion positive, il ne faut pas s'en étonner.
Il (M. Necker) attendrit de bonne Le Comité supprime: heure cette jeune âme, l'accoutuma lui en donna au bonheur du cœur, lui en donna l'insatiable besoin. l'insatiable besoin, et dans l'extrême félicité de sa jeunesse prépara peut-être le malheur de sa vie entière.
La tendresse indulgente et expansive Le Comité maintient ce de M. Necker, des relations passage. délicieuses dont une admiration réciproque formait la base ou le trait dominant exaltèrent peut-être jusqu'à l'excès chez Mme de Staël le besoin d'affection dont la nature avait fait, je crois, le plus vif de tous ses penchants.
Le mariage de pure convenance, Le Comité supprime: c'est-à-dire de vanité, auquel, c'est-à-dire selon toute apparence, elle se soumit de vanité. par déférence était bien peu dans son caractère.
Nous n'avons d'autres Le Comité supprime: renseignements sur cette union profond que le profond silence qu'elle Le Comité supprime: et a gardé sur ce sujet dans ses introduit volontiers les écrits où elle répand toute son personnages qui âme et introduit volontiers les l'intéressent. personnages qui l'intéressent.
Ce silence parle assez haut Le Comité maintient. quand on se rappelle que l'amour dans le mariage était aux yeux de Mme de Staël l'idéal du bonheur en ce monde.
Sans insister sur ce point Le Comité supprime: délicat, disons seulement que délicat. toute la vie, tous les écrits de cette femme illustre trahissent et respirent un désappointement douloureux, une soif trompée…
Nous avons indiqué un premier Maintenu. malheur qui fut pour elle un de ces deuils muets qu'on porte dans l'âme et qu'on ne dépose jamais.
Bonaparte fut petit; Mme de Maintenu.
Staël ne mit peut-être pas assez
de dignité dans ses regrets.
Elle frappe à coups redoublés Le Comité accorde la
sur les passions; l'on serait suppression des mots:
tenté de croire qu'elle a ses l'on serait tenté de
propres injures à venger. croire qu'elle a ses propres
injures à venger.
Les amendements du comité de 1848 se réduisent donc à fort peu de chose. Quelques-uns même par leur apparente insignifiance font sourire. Par exemple Vinet avait écrit: «Sans insister sur ce point délicat.» Le comité supprime délicat. On est tenté de se demander si cette concession accordée à la partie adverse n'est pas une aimable plaisanterie. Point tant que cela—en y réfléchissant. Le comité conciliait. Il ne voulait rien sacrifier de la pensée de Vinet, mais il ne demandait pas mieux que de rayer tout mot capable d'éveiller chez le lecteur une curiosité fâcheuse. À ce point de vue il avait raison de supprimer délicat. Car dire qu'on n'insiste pas sur un point délicat cela revient excellemment à y insister; cela appelle l'attention sur la délicatesse du cas: c'est plein, ou cela paraît plein de sous-entendus. C'est ce qu'on appelle une prétérition et il n'y a rien de plus dangereux que des prétéritions, si ce n'est les parenthèses. J'enlève délicat, et mon petit bout de phrase redevient la transition la plus honnête du monde. Le lecteur passe sans s'arrêter. Et le tour est joué. Car précisément il ne fallait pas qu'il s'arrêtât. Le comité de 1848 connaissait le cœur humain.
Il faut ajouter que le comité de 1848 était d'autant plus fondé à se montrer intransigeant que personne avant Vinet, non pas même Sainte-Beuve, n'avait parlé de Madame de Staël avec plus de sympathie, plus de respect que le professeur lausannois. Si c'en était ici le lieu, j'aimerais à faire voir que Vinet aimait et vénérait dans l'auteur de l'Allemagne son premier professeur de littérature, et que c'est dans le fameux chapitre sur l'enthousiasme qu'il avait puisé dès ses débuts quelques-unes de ses idées. Mais en voici assez et même trop pour une simple introduction.
Paul Sirven.
Les notes suivies de la mention: (Ed.) sont tirées de l'édition de 1848.
Cours professé à l'Académie de Lausanne en 1844.
De la Littérature de l'Empire.
Une nuance de ridicule s'attache, dans bien des esprits, à ces mots: la Littérature de l'Empire. Cette impression s'explique, si elle ne se justifie pas. Ni l'originalité, ni une fécondité vigoureuse, n'ont caractérisé, dans son ensemble, la littérature de cette époque.
L'éloquence, réduite à la harangue officielle et vouée à l'adulation, répétait Pline le jeune après avoir ressuscité Démosthène. L'histoire, qui, pas plus que l'éloquence, ne se passe de liberté, savait trop bien qu'elle ne devait pas tout dire, sans bien savoir ce qu'elle devait taire; car les instincts du despotisme sont plus profonds et plus délicats que ceux de la servilité. Une philosophie illibérale dans ses principes continuait, après plus d'un demi-siècle, à être le symbole et le signe de ralliement des amis de la liberté; car la religion, en France, ayant pris parti pour le despotisme, l'esprit de liberté avait arboré les tristes couleurs du matérialisme, et à l'aurore du nouveau siècle, un despote, en contractant alliance avec la religion, avait resserré l'alliance du libéralisme avec l'incrédulité. Et quoi qu'il en soit, la seule philosophie qui fût debout, devait rallier les caractères indépendants, puisque enfin c'était une philosophie, c'est-à-dire l'esprit humain se professant libre; et c'est ainsi que des instincts généreux et une association arbitraire d'idées prolongeaient, au delà de toutes les bornes, la fortune d'une doctrine sans profondeur comme sans élévation. La poésie avait traversé sans se renouveler toutes les phases de la Révolution; elle vivait, ou plutôt elle se mourait, à l'ombre de la tradition et de l'autorité; elle n'était bientôt plus que l'écho d'un écho: plus d'indépendance dans les formes, plus de nouveauté dans l'inspiration, eût inquiété à bon droit un despotisme ombrageux, qui savait qu'il importe peu sous quelle forme et sur quel terrain la liberté éclate, pourvu qu'elle éclate. Les théories littéraires étaient timides et méticuleuses comme la littérature elle-même; à la religion du beau s'était substituée je ne sais quelle orthodoxie têtue, retranchée derrière quelques axiomes étroits et contestables. On poussait à l'absolu la maxime de Buffon, que «c'est le style qui fait vivre les ouvrages,» comme si le style y pouvait suffire sans les pensées, et comme si un grand style pouvait s'attacher à des pensées médiocres. En exaltant la puissance du style, on en avait abaissé la notion: on confondait le style avec la diction. La littérature s'en tint à des formes pleines d'élégance et de pureté; la sévérité un peu froide introduite dans les arts du dessin avait passé dans tous les autres. On fêtait le siècle de Louis XIV, on eût voulu le renouveler, et l'on ne faisait que prolonger, en poésie aussi bien qu'en philosophie, le dix-huitième siècle. Les génies novateurs étaient admirés avec crainte, suivis de loin, imités avec défiance; la poésie, comme un fleuve épuisé par les chaleurs de l'été, ne roulait plus dans son lit qu'une onde toujours plus mince; d'immenses événements semblaient l'oppresser plutôt que l'inspirer. Ce qui a manqué surtout à cette littérature, c'est la puissance de créer, c'est-à-dire d'individualiser. On cherchait de belles formes, mais quand on les cherche pour elles-mêmes et pour elles seules, on ne leur donne pour support, pour substance, que des généralités ou des abstractions; et comme la forme d'une idée est donnée par l'idée, de même que celle d'un vêtement par le corps qui doit le porter, une idée vague ne peut donner qu'une forme sans vie.
On peut signaler, au nombre des symptômes de langueur et de dépérissement de la poésie, la grande faveur du poème didactique, inventé, à ce qu'il semble, pour enluminer les éléments des sciences, pour enjoliver le lieu commun et pour cultiver la périphrase. L'époque a possédé des écrivains purs, élégants, nobles, ingénieux; elle a eu même, tranchons le mot, des poètes, des poètes plutôt qu'une poésie. La spontanéité, la puissance, l'individualité, ont manqué généralement; mais le sol conservait sa chaleur naturelle sous les neiges de cet hiver: et, qu'est-ce, après tout, que dix ans dans l'histoire d'une littérature? Ces dix ans, d'ailleurs, ont vu le déploiement de deux grandes renommées.
L'attitude de la critique littéraire mérite d'être notée. On ne saurait lui reprocher d'avoir pris absolument le change. Sévère envers Chateaubriand, elle l'était envers Delille. Elle encouragea peu les tentatives hardies, mais elle loua modérément les essais timides. Elle ne croyait pas à la nouvelle école, mais elle ne croyait plus à l'ancienne.
Les idées et les productions étrangères avaient, comme les denrées coloniales, rencontré une ligne de douanes. La publication d'une brochure de M. Schlegel sur la Phèdre de Racine fut un immense scandale. Tous les suppôts de la critique coururent sus à l'étranger malencontreux, et qui ne put mordre aboya. M. Schlegel avait bien des torts à la fois; mais l'un des plus graves était de remuer, à propos de poésie, des idées générales, et d'aborder la philosophie de l'art. Les idées générales, c'est la liberté même dans le domaine de la pensée, c'est la pensée prise au sérieux et dans toute sa portée: sans cette métaphysique si décriée, on n'arrive au fond de rien, on n'a la raison de rien; et comme la force elle-même se pique de raison, il se trouve que le despotisme fait aussi, au besoin, de la métaphysique. Mais en général, la recherche des principes répugne aux ennemis de la liberté en tout genre; on aime mieux les doctrines à mi-hauteur, les adages de la tradition, les proverbes du sens commun: tout cela convenait fort à cette époque et à l'homme qui la dominait; génie despotique par essence, qui voulait pour son règne la gloire des lettres, mais en despote, et qui eût voulu pouvoir la constituer par un décret ou la conquérir à coups de canon.
Les sciences florissaient; mais quelles que soient l'importance et la dignité des sciences, leur essor, non plus que celui des beaux-arts, n'est pas la mesure de la liberté de l'esprit humain ni le principe de sa vie. Les sciences, qui s'occupent des choses, sont moins profondément humaines que la littérature, qui a l'homme pour sujet et l'homme pour but.
Bercée, comme un enfant, aux chants de la victoire, au bruit confus des empires croulants, l'imagination s'était assoupie. On a dit d'une époque fameuse qu'elle fut, pour la France, une halte dans la boue; l'Empire fut pour la littérature une halte dans la gloire. Le présent, il est vrai, broyait des couleurs pour l'avenir et lui préparait de la poésie.
Néanmoins plusieurs paraissent juger trop sévèrement, sous le point de vue littéraire, la période de l'Empire. Une simple nomenclature des auteurs et des écrits de ces dix années, même en faisant abstraction de ses deux plus grands noms, ramènerait peut-être à une appréciation plus favorable.
Rappelons d'abord que les premières années de ce siècle trouvèrent, les uns debout, les autres encore vigoureux et féconds, plusieurs écrivains que le siècle précédent avait distingués à l'ombre des grands modèles. Si Laharpe et Saint-Lambert ne firent que saluer d'un regard éteint le siècle nouveau, Bernardin de Saint-Pierre, Ducis, Lebrun, Marie-Joseph Chénier, Fontanes, Parny, Volney, Maury, Suard, Morellet, Gaillard, Garat, Collin d'Harleville, Andrieux, lui payèrent tous un tribut plus ou moins riche; et son aurore fut le midi de quelques-uns d'entre eux. Des hommes nouveaux entrèrent dans la lice. La science nous donna de grands écrivains dans la personne de Cabanis, de Cuvier, de Laplace, de Fourcroy, de Lacépède. Si les affaires d'État présentaient à l'admiration publique peu de caractères élevés, elles mettaient en évidence de grands talents littéraires; cette époque est celle des Portalis, des Fontanes et des Régnault de Saint-Jean d'Angély. Le cardinal de Bausset célébrait Bossuet et Fénelon dans un style digne de leur temps. L'abbé Frayssinous ouvrait ses fameuses conférences, M. de Bonald, du sein de ses ténèbres, lançait des éclairs très vifs sur le mystère de la société. Étranger à la France, vivant loin d'elle, mais les yeux tournés vers elle, Joseph de Maistre la contraignait à le classer parmi ses plus habiles écrivains et parmi les agitateurs de la pensée publique. Ainsi que M. de Bonald, c'était vers un monde ancien, vers le monde de l'absolutisme ou du pouvoir paternel en politique et en religion, qu'il cherchait à entraîner son siècle, par l'abus audacieux des plus saintes vérités et par l'éclat d'une éloquence où la colère et l'onction trouvent leur place tour à tour. Deux autres écrivains, vivant comme lui hors de la France, Charles Villiers et M. Ancillon, honoraient la littérature française, et la guidaient, en poésie et en philosophie, vers des sources inconnues. Rameaux de l'arbre condillacien, mais cherchant plus haut que le tronc paternel une partie de leur nourriture, M. de Gérando écrivait l'histoire de la philosophie, M. Laromiguière sondait les éternels mystères de l'esprit humain; M. Destutt de Tracy, fidèle sans réserve aux traditions du maître, en développait, en appliquait les doctrines, en reproduisait dans son style la clarté froide et la sévère précision. M. Lacretelle racontait avec une élégance animée l'histoire du dix-huitième siècle, celle du seizième, et les annales de la Révolution à peine endormie dans les bras d'un grand capitaine. M. de Sismondi jetait de bonne heure, par d'importants travaux, les fondements de sa grande réputation d'historien. Renommé déjà comme poète, M. Michaud préparait, avec une laborieuse patience, un historien aux guerres saintes du moyen âge. Les concours d'éloquence académique redisaient souvent le nom de Victorin Fabre, par qui furent célébrés Corneille, Boileau, La Bruyère, le dix-huitième siècle, et qu'une retraite prématurée enleva à la gloire. Un nom destiné à la célébrité, celui de M. de Barante, retentissait peu encore, quoi qu'il fût déjà attaché au souvenir du plus beau Tableau de la littérature française au dix-huitième siècle. La critique littéraire, quoi qu'on puisse dire de sa tendance générale, ne craint pas encore l'oubli pour les noms d'Auger et de Ginguené, de Dussault, d'Hoffman, de Malte-Brun et du terrible Geoffroy, le cerbère du feuilleton. La critique savante n'était pas moins élégante que solide dans les écrits de M. Daunou, historien, publiciste, éditeur habile, et sous la plume de Thurot et de M. Boissonade. Moraliste ingénieux et paradoxal, auteur spirituel et fin, le duc de Lévis, intelligent témoin de son siècle, perpétuait les traditions élégantes de l'âge précédent et de l'ancienne monarchie. M. de Jouy tentait de donner à la France un Addison, et la plus grande faveur encourageait ce dessein hardi. Chénier et M. Lemercier professaient avec éclat la littérature. Le laborieux et savant Ginguené écrivait avec beaucoup de jugement et de goût l'histoire littéraire de l'Italie. Salluste trouvait en M. Mollevaut, Tite-Live, Tacite et Salluste encore en Dureau de la Malle, des traducteurs patients et habiles. Le roman s'enrichissait des ouvrages célèbres de Mesdames de Genlis, Cottin, de Flahaut (Souza), peut-être surpassés par deux ou trois opuscules de M. Xavier de Maistre. M. Aimé Martin imitait avec grâce et bonheur l'auteur des Études de la nature.
La poésie, constamment élégante, ne manqua pas toujours de charme ni de grandeur. Si Lebrun avait déposé sa lyre, Delille faisait admirer encore sa brillante fécondité. Ses succès et l'esprit du temps avaient encouragé la traduction en vers et la poésie didactique. Dans le premier de ces deux genres, il faut citer d'abord le traducteur d'Ovide et celui d'Anacréon, Saint-Ange et M. de Saint-Victor; après eux, Daru, ingénieux interprète d'Horace, M. Tissot, traducteur des Bucoliques, et M. Baour-Lormian, dont le vers moelleux et plein de mélodie rendit quelquefois avec bonheur l'expressive musique du Tasse. La poésie didactique s'honore d'Esménard, auteur du poème de la Navigation; de M. Michaud, qui chanta le Printemps d'un proscrit; de M. de Saint-Victor, dont les deux poèmes, l'Espérance et le Voyage du poète, renferment quelques-uns des plus beaux vers du siècle; de Chênedollé, qui trouva, pour célébrer le Génie de l'homme, des accents pleins de grandeur; de Legouvé, dont le poème sur le Mérite des femmes est resté tout entier dans tant de mémoires; de Millevoye, qui peignit avec bonheur l'amour maternel; de M. de Frénilly, auteur de quelques satires où les bons vers sont en nombre; de Parseval Grandmaison, habile versificateur, exerçant alors dans des compositions de peu d'étendue un talent qu'il réservait aux hasards de la grande épopée; de M. Soumet, qui n'était pas encore l'auteur de Clytemnestre et de ce grand poème où il célèbre avec autant de magnificence que de témérité la réconciliation de l'Antéchrist et le rachat de l'enfer; de M. Campenon, qui, après avoir décrit la Maison des champs, tenta avec succès l'épopée domestique dans son Enfant prodigue; de M. Berchoux, auteur spirituel et gai de la Gastronomie. Les concours académiques avaient créé une poésie qu'à défaut d'un nom meilleur nous appellerons épisodique, et qui, fort encouragée par le public, exerça quelques talents distingués.—Quelques-unes des belles épîtres de Chénier et des piquantes narrations d'Andrieux sont de cette même époque.
L'élégie, cultivée avec succès par Mesdames Dufresnoy et Victoire Babois, recevait de Millevoye un caractère nouveau et des couleurs variées. La carrière se ferma trop tôt devant ce poète, amoureux de la perfection, qui a peu écrit et beaucoup travaillé. C'est lui surtout, qui, sans système, mais avec réflexion, faisait doucement dériver la poésie vers des plages nouvelles où, prévenu par la mort, lui-même n'aborda pas.
Le tragique Ducis écrivait alors, dans la solitude, ses poésies fugitives pleines de négligence, d'énergie et de grâce; Arnault, Ginguené, M. Le Bailly marquaient leur place parmi les meilleurs fabulistes.
La tragédie, trop assujettie à d'anciennes traditions, n'est pourtant ni stérile ni sans honneur à une époque qui peut réclamer le Tibère de Chénier, les Templiers de Raynouard, l'Agamemnon de Lemercier, auteur de ce drame de Pinto, dans lequel il anticipait sur les hardiesses d'une époque plus tardive.
La comédie, ramenée par Andrieux et Collin d'Harleville au caractère de vérité franche que lui avait enlevé la manie analytique du dix-huitième siècle, trouva, à côté de ces deux habiles poètes, d'autres soutiens encore. Il suffit de nommer Picard, M. Roger, M. Étienne, auteur des Deux Gendres, M. Duval, qui eut des succès dans la comédie de caractère, plus encore dans le drame historique et dans la comédie anecdotique. On ne doit pas négliger de remarquer que la comédie de ce temps fut plus décente et plus morale qu'elle ne l'avait été à aucune autre époque.
Votre professeur[46] s'est renfermé dans les limites de cette espèce d'inventaire. Il a judicieusement réservé deux écrivains, dont les ouvrages ont inauguré une époque nouvelle, et ouvert les voies où tous les esprits se sont engagés avec plus ou moins d'empressement après la chute de l'empire. Vous avez déjà nommé ces deux écrivains qui se portaient en avant de la littérature contemporaine, l'un par un retour plein d'amour vers le passé, l'autre par un élan plein d'enthousiasme vers l'avenir: M. de Chateaubriand et Madame de Staël, un esprit poétique, une âme passionnée, qui créèrent dans le même temps, le premier un monde d'images, l'autre un monde de pensées.
Ils appartiennent sans doute à leur temps; ils en sont même plus que leurs contemporains, dont les écrits nous représentent le dix-huitième siècle échoué et laissé à sec sur les rivages du dix-neuvième. Ce temps, si vous l'aimez mieux, leur appartient, et c'est à bon droit qu'ils auraient pu dire à la littérature de l'Empire:
La maison est à nous, c'est à vous d'en sortir.
Mais, dans un autre sens, ils n'appartiennent pas à leur époque, puisqu'ils la devancent, puisqu'ils innovent tandis qu'elle imite, puisqu'ils marchent lorsqu'elle s'assied. Ils ont été les premiers à découvrir et à saluer l'avenir, et c'est pour cela même que nous les réservons pour le moment où cet avenir a commencé à devenir le présent.
Son caractère.
Madame de Staël, ayant devancé M. de Chateaubriand dans la vie et dans la mort, appelle nos premiers regards. Née à Paris en 1766, elle y mourut en 1817.
Sa vie se trouve partout. C'est son caractère que nous voudrions faire connaître. À quiconque aurait lu tous ses écrits, nous n'aurions plus rien à dire; il la connaîtrait, car elle y est tout entière, et aucune biographie morale, non pas même la belle notice de son amie Madame Necker de Saussure, ne peut valoir ni suppléer celle-là. Jamais auteur ne s'est uni plus étroitement à ses ouvrages, et n'y a laissé de soi-même une plus vive empreinte.
Les parents de cette femme célèbre exercèrent une grande influence sur son caractère, sur ses opinions et sur sa vie; mais M. Necker en sens direct et positif, et Madame Necker négativement.
Une sorte de roideur, qu'imprime quelquefois au caractère des femmes une jeunesse laborieuse et difficile, ne laissait pas assez voir dans Madame Necker l'affection mêlée au devoir, concourant avec le devoir. Fille de pasteur, et nourrie dans l'attachement au culte établi, sa religion, sans être précise, avait conservé le caractère d'une religion positive, c'est-à-dire d'une autorité extérieure devant laquelle, sans examen, elle agenouillait sa raison, l'oreille ouverte d'ailleurs à tous les échos de la philosophie du jour. [Qu'une âme vive, qu'une raison active, comme celle de Madame de Staël en aient moins aimé la morale du devoir et la religion positive, il ne faut pas s'en étonner[47].] Madame Necker, sans s'en douter, acheva dans l'esprit de sa fille ce que tant d'autres causes avaient trop bien commencé.
Nous verrons plus tard comment elle jugea, pendant longtemps, la religion chrétienne. Voyons dès à présent, quelles furent, du moins dans ses premiers écrits, ses vues sur l'essence de la morale. Ces lignes de son ouvrage sur les Passions méritent d'être lues avec attention:
«Il y a des vertus toutes composées de crainte et de sacrifices, dont l'accomplissement peut donner une satisfaction d'un ordre très relevé à l'âme forte qui les pratique; mais peut-être, avec le temps, découvrira-t-on que tout ce qui n'est pas naturel n'est pas nécessaire, et que la morale, dans divers pays, est aussi chargée de superstition que la religion. Du moins, en parlant de bonheur, il est impossible de supposer une situation qui exige des efforts perpétuels; et la bonté donne des jouissances si faciles et si simples, que leur impression est indépendante du pouvoir même de la réflexion. Si cependant l'on se livre à des retours sur soi, ils sont tous remplis d'espérance; le bien qu'on a fait est une égide qu'on croit voir entre le malheur et soi; et lors même que l'infortune nous poursuit, on sait où se réfugier, on se transporte par la pensée dans la situation heureuse que nos bienfaits ont procurée[48].»
Entre M. Necker et sa fille régnait, au contraire, la plus profonde sympathie. Ils furent de bonne heure amis intimes. Rien n'est à comparer au sentiment de Madame de Staël pour son père, pas même celui de Madame de Sévigné pour sa fille, si ce n'est sous le rapport de l'intensité. Ce sentiment, si voisin de l'adoration religieuse qu'il n'est guère possible de l'en distinguer, se composait d'une vraie piété filiale, d'une admiration enthousiaste et d'une amitié passionnée. Payé d'un large retour, ou plutôt prévenu par l'amour le plus empressé, le plus indulgent et le plus caressant, il attendrit de bonne heure cette jeune âme, l'accoutuma au bonheur du cœur, [lui en donna l'insatiable besoin,[49]] et, dans l'extrême félicité de sa jeunesse, prépara peut-être le malheur de sa vie entière. Pour juger de ce qu'était M. Necker aux yeux et pour le cœur de sa fille, quelques passages des écrits de Madame de Staël peuvent suffire; dans tous ses ouvrages elle a parlé de son père. On ne pourra lire ces passages, ni sans sourire, car les éloges sont outrés, ni sans s'attendrir, car cette affection est d'une vérité profonde:
«Ce livre (De l'Importance des opinions religieuses, par M. Necker), époque dans l'histoire des pensées, puisqu'il en a reculé l'empire; ce livre qui semble anticiper sur la vie à venir, en devinant les secrets qui doivent un jour nous être dévoilés; ce livre que les hommes réunis pourraient présenter à l'Être suprême comme le plus grand pas qu'ils aient fait vers lui[50].»
Il serait injuste de ne pas rappeler que Madame de Staël n'avait que vingt-deux ans lorsqu'elle écrivait ces lignes.
«Vous avez entendu parler de l'esprit et des rares talents de mon père; mais on ne vous a jamais peint l'incroyable réunion de raison parfaite et de sensibilité profonde, qui fait de lui le plus sûr guide et le plus aimable des amis. Vous a-t-on dit que maintenant l'unique but de ses étonnantes facultés est d'exercer la bonté, dans ses détails comme dans son ensemble? Il écarte de ma pensée tout ce qui la tourmente; il a étudié le cœur humain pour mieux le soigner dans ses peines, et n'a jamais trouvé dans sa supériorité qu'un motif pour s'offenser plus tard et pardonner plus tôt; s'il a de l'amour propre, c'est celui des êtres d'une autre nature que la nôtre, qui seraient d'autant plus indulgents qu'ils connaîtraient mieux toutes les inconséquences et toutes les faiblesses des hommes[51].»
«Ce qui se fait sentir plus particulièrement dans les ouvrages de M. Necker, c'est l'incroyable variété de son esprit. Voltaire est unique dans le monde littéraire par la diversité de ses talents; je crois M. Necker unique par l'universalité de ses facultés[52].»
«Personne n'a jamais, autant que mon père, donné l'idée, à tous ceux qui l'entouraient, d'une protection presque surnaturelle… Pendant les troubles de France, lors même que nous étions séparés, je me croyais préservée par lui; je n'ai jamais pensé qu'un grand malheur pût m'atteindre. Il vivait; j'étais sûre qu'il viendrait à mon secours, et que son éloquent langage et son vénérable ascendant m'arracheraient du fond des prisons, si j'y avais été jetée. En lui écrivant, je l'appelais presque toujours mon ange tutélaire. Je sentais ainsi son influence, et il me semblait que la responsabilité de mon sort le concernait plus que moi:—je comptais sur lui, comme réparateur de mes fautes; rien ne me paraissait sans ressources pendant sa vie: ce n'est que depuis sa mort que j'ai connu la véritable terreur, que j'ai perdu cette espérance de la jeunesse qui se fonde toujours sur ses forces pour tout obtenir. Mes forces, c'étaient les siennes; ma confiance, c'était son appui. Existe-t-il encore autour de moi, ce génie protecteur? me dira-t-il ce qu'il faut souhaiter ou craindre? me guidera-t-il dans mes démarches? étendra-t-il ses ailes sur mes enfants, qu'il a bénis de sa voix mourante; et puis-je assez recueillir de lui dans mon cœur, pour le consulter encore et l'entendre[53]?»
La tendresse indulgente et expansive de M. Necker, des relations délicieuses dont une admiration réciproque formait la base ou le trait dominant, exaltèrent peut-être jusqu'à l'excès chez Madame de Staël le besoin d'affection dont la nature avait fait, je crois, le plus vif de tous ses penchants. Le mariage de pure convenance, [c'est-à-dire de vanité,[54]] auquel, selon toute probabilité, elle souscrivit par déférence, était bien peu dans le sens de son caractère. Nous n'avons d'autres renseignements sur cette union que le [profond[55]] silence qu'elle a gardé sur ce sujet dans des écrits où elle répand toute son âme [et introduit volontiers les personnages qui l'intéressent[56]]. Ce silence parle assez haut, quand on se rappelle que l'amour dans le mariage était aux yeux de Madame de Staël l'idéal du bonheur en ce monde[57].
«Être deux dans le monde calme tant de frayeurs! Les jugements des hommes et de Dieu même semblent moins à craindre alors[58].»
Sans insister sur ce point [délicat[59]], disons seulement que toute la vie, tous les écrits de cette femme illustre, trahissent et respirent un désappointement douloureux, une soif trompée. Pour elle, l'affection et le bonheur n'étaient qu'une même chose, et sans doute l'absence du bonheur est le plus grand malheur pour une âme passionnée. L'infortune matérielle lui paraîtrait peut-être une favorable diversion. Je me représente quelquefois Madame de Staël dans une position précisément contraire à celle que lui fit la Providence, malheureuse par la fortune, heureuse par le cœur, et je me demande si cette dispensation, qui n'aurait pas atteint les sources de son talent, n'en aurait point changé la direction et diminué la valeur. L'infortune matérielle, fortifiant le cœur, donne souvent quelque âpreté au caractère et quelque rigidité à la pensée: les souffrances du cœur augmentent peut-être la personnalité, mais en ajoutant à la vie et à la pensée je ne sais quelle grâce douloureuse. Moins infortunés, bien des hommes de génie eussent été moins éloquents, et l'on sent partout, en lisant Madame de Staël, que ses peines l'ont inspirée.
Sa vie que l'indigent seul eût pu appeler fortunée, fut en effet douloureuse. Nous avons indiqué un premier malheur, qui fut pour elle un de ces deuils muets qu'on porte dans l'âme et qu'on ne dépose jamais. Mais on peut considérer le caractère même de cette femme extraordinaire, les événements publics et son talent même comme trois Parques fatales, qui tissèrent à l'envi la trame de son malheur.
Son caractère est retracé dans Delphine, chez qui l'impétuosité n'est pas plus généreuse, ou la générosité plus imprévoyante que chez Madame de Staël; mais ce que n'avait pas Delphine, et ce qu'avait, je crois, celle qui a raconté son histoire, c'était une activité inquiète, le besoin d'influer, et peut-être celui de paraître. Que de conditions de malheur dans la carrière d'une femme!
Les événements l'atteignirent dans ce qui lui restait de bonheur, en compromettant celui de ses amis. Elle ne vivait guère plus en elle qu'en eux, et se trouvait comme enveloppée dans leurs malheurs par les douleurs de la pitié. D'ailleurs, on a dit avec raison, que, fidèle à ses convictions politiques, elle ne triompha pourtant point lorsqu'elles triomphèrent, la compassion la jetant, à chaque nouvelle crise, dans le parti des vaincus: le jour même de la victoire, elle rompait avec les vainqueurs, parce qu'en révolution les vainqueurs sont sans pitié: or la pitié était sa religion.
Enfin, son talent même la rendit malheureuse en la rendant célèbre. La célébrité est peut-être, de tous les avantages que nous pouvons ambitionner, celui qui a le moins de rapport avec le bonheur; il n'en a point surtout avec les vrais intérêts d'une femme: on dirait que l'admiration qu'elle excite écarte d'elle l'affection, qu'elle devient quelque chose de moins qu'un être humain en devenant quelque chose de plus qu'une femme, et qu'elle doit avoir une part double dans la haine qu'éveillent presque toujours les grandes renommées. La célébrité isole une femme auteur, et l'exile pour ainsi dire dans sa gloire.
Il semblait que de rares qualités du cœur devaient ménager, en faveur de Madame de Staël, une exception à cette règle. Quelle ne fut pas sa générosité, même envers les écrivains qui l'avaient le plus maltraitée! Il n'en est pas un au talent duquel elle n'ait rendu hommage. Elle se rend cette justice, en en diminuant ingénieusement le mérite:
«Il me semble, dit-elle, que quand on s'est soi-même livré de tout temps à l'étude des lettres, on a sur les livres une sorte d'impartialité d'artiste, et je sais du moins qu'il m'arrive souvent de louer des écrivains qui m'ont personnellement attaquée, par cet amour pour le talent en lui-même qui l'emporte sur toute espèce de préventions[60].»
Devant une si noble et si universelle bienveillance, il semble que l'envie elle-même aurait dû désarmer; mais l'envie ne désarme jamais; elle a, pensez-y bien, ses propres souffrances à venger: et quelles souffrances plus cruelles que celles de l'envie?
On l'a, en conséquence, déchirée dans son talent, dans son caractère et dans ses mœurs. Espérons que le temps consommera la justice qu'on a commencé à lui rendre. Laissons dire à un cynique, qu'il reste toujours quelque chose de la calomnie, et croyons, avec le poète:
Que des préventions déchirant le bandeau
La vérité s'assied sur le bord d'un tombeau.
Madame de Staël a plus d'une fois déploré le malheur de la femme célèbre, et en le déplorant, elle a raconté son histoire. Elle a, sur ce sujet, des accents bien émus dans ce passage du livre sur la Littérature, où l'on dirait qu'elle ne plaint pas feulement, mais qu'elle blâme celle qui s'expose à de pareils dangers:
«Dès qu'une femme est signalée comme une personne distinguée, le public en général est prévenu contre elle. Le vulgaire ne juge jamais que d'après certaines règles communes, auxquelles on peut se tenir sans s'aventurer. Tout ce qui sort de ce cours habituel déplaît d'abord à ceux qui considèrent la routine de la vie comme la sauvegarde de la médiocrité. Un homme supérieur déjà les effarouche; mais une femme supérieure, s'éloignant encore plus du chemin frayé, doit étonner, et par conséquent importuner davantage. Néanmoins un homme distingué ayant presque toujours une carrière importante à parcourir, ses talents peuvent devenir utiles aux intérêts de ceux mêmes qui attachent le moins de prix aux charmes de la pensée. L'homme de génie peut devenir un homme puissant, et sous ce rapport, les envieux et les sots le ménagent; mais une femme spirituelle n'est appelée à leur offrir que ce qui les intéresse le moins, des idées nouvelles ou des sentiments élevés: sa célébrité n'est qu'un bruit fatigant pour eux.
La gloire même peut être reprochée à une femme, parce qu'il y a contraste entre la gloire et sa destinée naturelle. L'austère vertu condamne jusqu'à la célébrité de ce qui est bien en soi, comme portant une sorte d'atteinte à la perfection de la modestie. Les hommes d'esprit, étonnés de rencontrer des rivaux parmi les femmes, ne savent les juger, ni avec la générosité d'un adversaire, ni avec l'indulgence d'un protecteur; et dans ce combat nouveau, ils ne suivent ni les lois de l'honneur, ni celles de la bonté. Si, pour comble de malheur, c'était au milieu des dissensions politiques qu'une femme acquît une célébrité remarquable, on croirait son influence sans bornes alors même qu'elle n'en exercerait aucune; on l'accuserait de toutes les actions de ses amis; on la haïrait pour tout ce qu'elle aime, et l'on attaquerait d'abord l'objet sans défense avant d'arriver à ceux que l'on pourrait encore redouter.
Un homme peut, même dans ses ouvrages, réfuter les calomnies dont il est devenu l'objet: mais pour les femmes, se défendre est un désavantage de plus; se justifier, un bruit nouveau. Les femmes sentent qu'il y a dans leur nature quelque chose de pur et de délicat, bientôt flétri par les regards mêmes du public: l'esprit, les talents, une âme passionnée, peuvent les faire sortir du nuage qui devrait toujours les environner; mais sans cesse elles le regrettent comme leur véritable asile.
L'aspect de la malveillance fait trembler les femmes, quelque distinguées qu'elles soient. Courageuses dans le malheur, elles sont timides contre l'inimitié; la pensée les exalte, mais leur caractère reste faible et sensible. La plupart des femmes auxquelles des facultés supérieures ont inspiré le désir de la renommée, ressemblent à Herminie revêtue des armes du combat: les guerriers voient le casque, la lance, le panache étincelant; ils croient rencontrer la force, ils attaquent avec violence, et dès les premiers coups, ils atteignent au cœur.
Non seulement les injustices peuvent altérer entièrement le bonheur et le repos d'une femme; mais elles peuvent détacher d'elle jusqu'aux premiers objets des affections de son cœur. Qui sait si l'image offerte par la calomnie ne combat pas quelquefois contre la vérité des souvenirs? Qui sait si les calomniateurs, après avoir déchiré la vie, ne dépouilleront pas jusqu'à la mort des regrets sensibles qui doivent accompagner la mémoire d'une femme aimée?
Dans ce tableau, je n'ai encore parlé que de l'injustice des hommes envers les femmes distinguées: celle des femmes aussi n'est-elle point à craindre? N'excitent-elles pas en secret la malveillance des hommes? Font-elles jamais alliance avec une femme célèbre pour la soutenir, pour la défendre, pour appuyer ses pas chancelants[61]?»
La popularité de son père aggrava le mal; Madame de Staël avait déjà bien assez de torts aux yeux de l'envie; on lui compta, par surcroît, ceux de son père; car l'esprit de parti, parodiant insolemment le Dieu jaloux, a coutume de punir les mérites des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération.
La Révolution éclata. Madame de Staël, qui en avait salué l'avènement avec transport, en avait peut-être aussi pressenti les excès.
«N'effacez point, écrivait-elle six mois avant la convocation des États généraux, n'effacez point le sceau de raison et de paix que le destin veut apposer sur votre constitution; et quand l'accord unanime vous permet de compter sur le but que vous voulez atteindre, prétendez à la gloire de l'obtenir sans l'avoir passé[62].»
L'un des premiers soins de cette révolution qu'elle avait aimée et dont elle continua d'aimer le principe, fut de détruire le ministre qu'avait installé la liberté, et ce ministre était le père de Madame de Staël.
Elle courut des dangers personnels; elle usa d'un reste d'influence pour arracher à la proscription plusieurs de ses amis. Il fallut enfin céder à l'orage et chercher un asile en Angleterre. Deux ans qu'elle y passa l'attachèrent profondément à cette nation, à ses institutions, à sa littérature. Ses goûts et ses principes y trouvaient une égale satisfaction. Elle vit tout un peu en beau, et la trace de ses vives impressions se retrouve dans son dernier ouvrage, où sa confiance absolue dans la générosité britannique éveille quelquefois le sourire.
La pure littérature n'avait point de droit sur Madame de Staël au milieu des souffrances de son pays. C'est donc moins comme écrivain que comme défenseur d'une royale infortune et des intérêts de l'humanité qu'elle nous apparaît dans ses touchantes Réflexions sur le procès de la Reine et dans des Réflexions politiques dont la paix universelle était le but.
De retour en France, en 1795, elle vit se presser autour d'elle tout ce qu'il y avait à Paris d'hommes éminents et d'amis de la vraie liberté. Objet de la défiance et des inquiétudes du Directoire, elle eut pourtant assez de crédit pour satisfaire plusieurs fois son ardent besoin d'obliger. Sa voix, comme sa fortune, appartenait aux proscrits. Ce fut elle, avec Chénier, qui rendit à la France M. de Talleyrand, qui attendait de l'autre côté de l'Atlantique le premier signal de la fortune. La France, je crois, lui en sut peu de gré, et M. de Talleyrand ne se piqua pas, dit-on, d'être plus reconnaissant que la France.
À cette époque se rapportent les grands triomphes de Madame de Staël, je n'ose dire comme orateur, mais comme incomparable talent de conversation. Et ce même temps fut pour elle celui d'un découragement profond. Elle semblait désespérer de son pays et de l'avenir du monde, dans ces paroles écrites l'année même de son retour en France:
«On dit que le malheur hâte le développement de toutes les facultés morales; quelquefois je crains qu'il ne produise un effet contraire, qu'il ne jette dans un abattement qui détache et de soi-même et des autres. La grandeur des événements qui nous entourent fait si bien sentir le néant des pensées générales, l'impuissance des sentiments individuels, que, perdu dans la vie, on ne sait plus quelle route doit suivre l'espérance, quel mobile doit exciter les efforts, quel principe guidera désormais l'opinion publique à travers les erreurs de l'esprit de parti, et marquera de nouveau, dans toutes les carrières, le but éclatant de la véritable gloire[63].»
Ne croyez-vous pas voir un navire désemparé, qui flotte misérablement à tous les vents? Chose curieuse! ces lignes si graves servent de préface à deux ou trois petits romans. C'est un contraste et non une contradiction. L'auteur semble s'excuser de ne pas traiter des sujets plus sérieux; et la frivolité même de ses productions est un symbole et non une preuve de son découragement.
L'étoile de Bonaparte se levait alors. Il était déjà une puissance. Madame de Staël en était une aussi. Ces deux puissances se cherchèrent du regard, s'admirèrent mutuellement et se séparèrent presque aussitôt. Les opinions de Madame de Staël étaient libérales, et l'esprit, en tout cas, est une liberté. Bonaparte comprit qu'il n'y avait pas place en France, pour cette femme et pour lui. Un prétexte de la bannir fut aisément trouvé. En 1803 commencèrent les Dix ans d'exil de cette femme célèbre. Bonaparte fut petit, Madame de Staël ne mit peut-être pas assez de dignité dans ses regrets[64]. On sourit, mais non pas de plaisir, quand on voit le grand empereur fixer à quarante lieues le rayon à l'extrémité duquel, se portant d'ailleurs d'un point à l'autre de la circonférence, cette femme pourra résider, et quand cette femme, trop éprise de Paris, essaie de raccourcir le rayon, de rompre la ligne et d'entamer, comme un prétendant, le territoire occupé par un usurpateur. Sans contredit, Madame de Staël eut quelques-uns des défauts de son sexe, comme elle en avait les plus précieuses qualités; elle fit faire trop de bruit à sa disgrâce, et donna peut-être trop de part à un ressentiment légitime dans ses jugements sur celui qu'elle ne craignit pas d'appeler le moderne Attila.
Ses années d'exil, partagées entre le séjour de Coppet et des voyages en Allemagne, en Italie, en Russie, en Suède, en Angleterre, furent décisives pour la gloire de Madame de Staël. Delphine avait jeté un grand éclat; Corinne et l'Allemagne en jetèrent bien davantage et placèrent leur auteur à la tête de la littérature de son pays.
Quand la Restauration la ramena en France, elle avait trouvé dans un second et tardif mariage le bonheur auquel avaient aspiré ses jeunes années. Bien des circonstances se réunissaient pour le combler, et pour la confirmer dans l'utile pensée que le bonheur n'est pas plus dans les passions ou dans la gloire que la voix de Dieu n'est dans la tempête; mais lorsque ce bonheur moral, que des convictions épurées ennoblissaient de jour en jour, se leva pour elle, le bonheur extérieur, la santé, la vie s'enfuyaient à grands pas. Une maladie douloureuse enleva Madame de Staël à sa famille, à son pays et à ses espérances terrestres, le 14 juillet 1817.
Une âme ne se définit pas, quoiqu'on puisse la connaître et la juger; mais chacune se distingue par quelques traits saillants qui forment pour ainsi dire sa figure. Il n'est pas difficile de discerner ceux qui distinguent Madame de Staël. Benjamin Constant a bien caractérisé son illustre amie lorsqu'il a dit:
«Les deux qualités dominantes de Madame de Staël étaient l'affection et la pitié. Elle avait, comme tous les génies supérieurs, une grande passion pour la gloire; elle avait, comme toutes les âmes élevées, un grand amour pour la liberté: mais ces deux sentiments impérieux et irrésistibles, quand ils n'étaient combattus par aucun autre, cédaient à l'instant, lorsque la moindre circonstance les mettait en opposition avec le bonheur de ceux qu'elle aimait, ou lorsque la vue d'un être souffrant lui rappelait qu'il y avait dans le monde quelque chose de bien plus sacré pour elle que le succès d'une cause ou le triomphe d'une opinion[65].»
À ces deux traits je voudrais en ajouter un troisième: la foi à la vérité, je veux dire à la valeur intrinsèque, à la force de la vérité. Vertu rare, vertu religieuse, car elle suppose la religion, et la religion la suppose. C'est déjà presque une religion, puisque celui qui croit à la vérité, croit à quelque chose de plus haut que l'espace, que le temps et que les forces de l'univers. La vérité, c'est la pensée de Dieu, c'est Dieu dans les choses; or Madame de Staël est une de ces âmes qui ont le plus honoré la vérité comme vérité, et qui l'ont crue plus forte que tout ce qui est fort, qui ont senti qu'il est juste de se dévouer à elle. La conviction, lorsqu'elle se croyait dans le vrai, l'amour du vrai, quel qu'il fût, alors qu'elle doutait encore, l'effort constant vers la lumière, voilà ce que l'on retrouve à toutes les pages de ses écrits; voilà ce qui les rend tous sérieux; voilà ce qui la met au-dessus, au moins sous ce rapport important, de la plupart de ceux ou de celles qu'on aurait l'idée de lui comparer.
Premiers ouvrages de Madame de Staël.
Passons de la vie aux écrits de Madame de Staël; ce sera raconter sa vie une seconde fois.
Elle débuta, en 1788, par des Lettres sur les écrits et le caractère de J.-J. Rousseau. L'admiration enthousiaste est certainement le ton dominant de cet ouvrage, dont l'auteur avait à peine vingt-deux ans lorsqu'il parut. Bien des choses dans les opinions et dans la conduite de Rousseau devaient être plus sérieusement appréciées. On n'aime pas que l'auteur, en avouant que Rousseau fut ingrat, s'efforce de rendre son ingratitude intéressante; on approuve moins encore le jugement qu'elle porte sur la dernière action de Rousseau, je veux dire sur sa mort, qu'elle suppose avoir été volontaire. Les années et l'observation durent aussi modifier ses idées sur l'Émile; mais après tout, il y a lieu d'admirer, en plusieurs endroits, l'indépendance et la sûreté de son jugement. N'y a-t-il pas, dans cette observation sur les deux premiers ouvrages de Rousseau (Discours sur l'influence des Sciences et des Arts, et sur l'Inégalité), autant de bon sens que d'esprit?
«Peut-être aurait-il dû avouer, dit-elle, que cette ardeur de connaître et de savoir était aussi un sentiment naturel, don du ciel, comme toutes les autres facultés des hommes; moyens de bonheur, lorsqu'elles sont exercées; tourment, quand elles sont condamnées au repos. C'est en vain qu'après avoir tout connu, tout senti, tout éprouvé, il s'écrie: N'allez pas plus avant; je reviens, et je n'ai rien va qui valût la peine du voyage. Chaque homme veut être à son tour détrompé, et jamais les désirs ne furent calmés par l'expérience des autres[66].»
L'Héloïse, qu'elle admire avec transport, essuie pourtant de graves censures. On a dit souvent, après et sans doute avant La Rochefoucauld, que l'esprit est dupe du cœur, ce qui n'empêche pas que le cœur ne soit une lumière. C'est par le cœur que Madame de Staël a si bien déjoué les sophismes en actions, les pièges dont ce roman est semé. Une parole incisive relève, en ces parties du travail de Madame de Staël, la justesse et la noble fermeté de ses critiques.
On croira sans peine qu'elle applaudit aux vues politiques de Rousseau. Peu nous imposte; si elle avait tort, c'est à peu près avec tout le monde, et si elle avait raison, tant d'autres avant elle avaient vu comme elle! Ce dont il faut lui savoir gré, c'est d'avoir réservé une partie de son admiration aux esprits qui, marchant, pour ainsi dire, du même pas que le temps, excellent dans l'accommodement et la transaction; mais après cela, nous ne la blâmerons pas d'avoir senti le mérite et l'utilité de ces talents plus hardis, de ces génies plus abstraits, qui, prenant leur point de départ, non dans les faits actuels et contingents, mais dans les principes, qui sont les faits éternels, dirigent les esprits vers l'idéal en toutes choses, et en le leur faisant connaître, le leur font souhaiter. Le bien absolu, le vrai absolu doivent être offerts aux regards de l'humanité; on ne s'en rapproche qu'à mesure qu'on y croit et qu'on les contemple, et la foi à la perfection est une même chose que la foi à la vérité.
Madame de Staël, dans ce premier écrit, comme dans tous les autres, procède peu par voie de déduction, et n'affecte pas la marche dialectique. Elle affirme, mais avec puissance; elle démontre moins qu'elle ne fait voir; sa pensée est remarquable par l'intuition et la spontanéité, aussi bien que par la richesse. Elle atteint beaucoup de vérités par le sentiment, elle a plus qu'un autre ce qu'on peut appeler des traits de lumière. Je mets dans ce nombre les pensées suivantes:
«Il est des bienfaits si grands qu'ils donnent le besoin de la
reconnaissance[67].»
«On est vertueux quand on aime ce qu'on doit aimer:
involontairement on fait ce que le devoir ordonne[67].»
«Peut-être la morale perfectionne-t-elle plutôt qu'elle ne change,
guide-t-elle plutôt qu'elle ne ramène[67].»
Et qui est-ce donc qui ramène, puisque ce n'est pas la morale? Les faits sans doute; aussi la religion n'est-elle qu'un fait.
Toutes ces idées, chrétiennes à leur insu, font un pas vers la grande vérité. Tout ce qui est vrai est chrétien. Toutes les vérités sont dans le monde, et la grande vérité chrétienne est un centre qui leur est montré, un confluent où toutes ces vérités, séparées les unes des autres et impuissantes dans leur isolement, se dirigent comme autant de rivières pour se réunir et faire un tout. Lorsque cet ouvrage parut, on reprocha l'affectation au style de Madame de Staël. Qu'on l'eût accusée de témérité, à la bonne heure, quoique aujourd'hui nous n'en puissions guère juger; écrire de nos jours ainsi, ce serait presque écrire timidement. Mais le reproche d'affectation était souverainement injuste; personne n'est plus que Madame de Staël au-dessus de cette faiblesse; les imprudences de sa diction sont d'entraînement et non de calcul, et peut-être n'a-t-elle que trop écrit avec toute son âme et mis toute sa vie dans ses ouvrages. Non seulement elle n'a pas composé un livre, mais peut-être n'a-t-elle pas écrit une phrase qui n'ait été essentiellement une action.
Les Réflexions sur le procès de la Reine, écrites à Londres en 1793, sont pleines d'effusion, d'attendrissement et de simplicité. C'est un appel à la conscience et à la sensibilité. Mais ceux qui s'étaient attribué le droit de juger la reine avaient par là même résolu de la condamner, et la nation, spectatrice étonnée, n'avait plus ni voix ni mains, mais seulement des yeux. Le style de cette production est peu châtié. On y trouve des passages comme ceux-ci:
«Quoi! la mort terminerait une si longue agonie! quoi! le sort d'une créature humaine pourrait aller si loin en infortune! Ah! repoussons tous le don de la vie, n'existons plus dans un monde où de telles chances errent sur la destinée!.. Et depuis ce temps qu'est-il arrivé? Son courage et son malheur.»
Mais ces incorrections, où je reconnais l'empressement de la pitié et la précipitation du zèle, me plaisent comme la trace d'une larme généreuse, qui, en tombant sur un mot, l'aurait rendu illisible.
En 1794 parurent les Réflexions sur la paix, adressées à M. Pitt et aux Français. Cet écrit inspiré par la pitié n'est pas une complainte sur les maux de la guerre, mais une suite de considérations très positives et très solides sur l'intérêt commun qu'avaient à une prompte conclusion de la paix toutes les parties belligérantes. La finesse toute féminine des aperçus et des impressions se trouve mise au service d'une politique saine et parfaitement informée. M. Necker sans doute ne fut pas étranger à cet écrit, non plus qu'au suivant. Le sens exquis de Madame de Staël s'est pourtant une fois trouvé en défaut dans cet ouvrage: c'est lorsque, de la vanité naturelle aux Français, elle conclut l'impossibilité du rétablissement de la monarchie.
«Les Français, dit-elle, ont trop de vanité pour se soumettre à un chef; le roi se confondait avec la royauté: c'était le rang et non le talent qui le plaçait au-dessus de tous; mais celui qu'on choisirait, qu'on suivrait, qu'on croirait volontairement, serait par là même reconnu comme devant à ses talents sa supériorité sur les autres; et cet aveu n'est pas français[68].»
Il y a sans doute une vanité qui peut raisonner ainsi; il y en a une autre qui n'y regarde pas de si près! et d'ailleurs la vanité qui raisonne peut tout aussi bien conclure en faveur d'un chef honoré par ses talents qu'en faveur d'un roi qui n'a pour lui que sa naissance. Je conçois très bien un homme qui dit: Je repousse une supériorité de convention, mais je me soumettrai volontiers à une supériorité réelle, intrinsèque. Je conçois même qu'un troisième vienne et dise: «Je me soumettrai à tout ordre humain pour l'amour de Dieu.» (1 Pierre II, 13.)
L'année suivante, Madame de Staël écrivit des Réflexions sur la paix intérieure. Il ne s'agit plus ici que de la France et de la conciliation des partis dans cette grande république. L'auteur cherche des yeux et croit avoir trouvé des hommes qui sont d'un parti, sans être des hommes de parti. Elle s'adresse successivement «aux royalistes amis de la liberté et aux républicains amis de l'ordre,» c'est-à-dire, probablement, à des républicains qui sont fort peu républicains et à des royalistes qui ne sont guère royalistes. À une époque encore si ardente et si ébranlée, l'indifférence était possible plutôt que l'impartialité, et que peut-on obtenir de l'indifférence? Les hommes auxquels Madame de Staël faisait appel, où étaient-ils? Tous les partis ont leur populace: tous les partis auraient-ils leurs saints? Si jamais on écrit la vie de ces saints-là, elle ne remplira pas cinquante-trois volumes in-folio, comme le recueil des Bollandistes. Ils n'étaient pas assez nombreux en France pour réaliser les espérances de Madame de Staël; l'événement le prouva bien. Bonaparte, au 18 brumaire, fut le vrai médiateur entre les partis.
La lettre, hélas! était donc sans adresse, ou ne s'adressait à personne; mais elle n'en était pas moins excellente: d'aussi nobles, d'aussi justes idées, ne pouvaient pas être à jamais perdues; il se trouve toujours quelqu'un, tôt ou tard, pour ramasser la vérité. Entre les réflexions dont cet écrit se compose, l'événement a fait remarquer celle-ci:
«Les révolutions ont, comme les maladies dévorantes, des périodes inévitables. La France peut s'arrêter dans la république; mais pour arriver à la monarchie mixte, il faut passer par le gouvernement militaire.[69]»
Ceux qui pensent, comme moi, que l'auteur ne croyait pas bien fermement que la France pût s'arrêter dans la république, jugeront que, dans cet endroit, toute la vérité sur la destinée de la France était apparue à Madame de Staël.
Sa belle âme, qui se montre partout dans cet écrit, se déploie surtout dans ces lignes du dernier chapitre:
«Qu'on est las d'entendre parler de justice modifiée par les circonstances, de déprédations iniques qu'il n'est pas encore temps de réparer! Ah! le malheur est-il relatif, et peut-on suspendre aussi les irréparables effets de la douleur? Il est si peu de souffrances particulières utiles au bonheur public, que les ressources du génie suppléeraient heureusement à tous les moyens tirés du mal; et l'on se plaît à penser que les grandes facultés de l'esprit pourraient accomplir tous les vœux du cœur.
»Découvrez, rendez-nous le plaisir de l'admiration! Il y a trop longtemps que, dans la carrière du beau, l'homme n'a étonné l'homme; il y a trop longtemps que l'âme froissée n'éprouve plus la seule jouissance céleste restée sur cette triste terre, cet abandon complet d'enthousiasme, cette émotion intellectuelle qui vous fait connaître, par la gloire d'un autre, tout ce que vous avez vous-même de facultés pour juger et pour sentir[70].»
Nous avons déjà dit un mot d'un recueil de nouvelles ou de petits romans que Madame de Staël publia la même année. Ce que ce recueil offre de plus remarquable, c'est un Essai sur les fictions qui lui sert d'introduction. L'auteur repousse absolument les fictions merveilleuses et les allégories; elle admet les fictions qui se rattachent à l'histoire, lorsqu'elles ne font que la développer; mais elle condamne les romans historiques; aucun de ceux de Madame de Genlis n'existait encore, ce qui n'empêcha pas Madame de Genlis d'en vouloir à l'auteur qui, d'avance et sans le savoir, avait fait le procès à son système; enfin elle traite des fictions naturelles qui n'ont d'autre base que la vie humaine et d'autre vérité que la vraisemblance. Elle ne veut pas de romans spécialement philosophiques, parce que, dit-elle, tous les romans doivent l'être, et elle professe à cette occasion d'excellentes doctrines littéraires:
«On a fait, dit-elle, une classe à part de ce qu'on appelle les romans philosophiques; tous doivent l'être, car tous doivent avoir un but moral: mais peut-être y amène-t-on moins sûrement, lorsque dirigeant tous les récits vers une idée principale, l'on se dispense même de la vraisemblance dans l'enchaînement des situations; chaque chapitre alors est une sorte d'allégorie, dont les événements ne sont jamais que l'image de la maxime qui va suivre. Les romans de Candide, de Zadig, de Memnon, si charmants à d'autres titres, seraient d'une utilité plus générale, si d'abord ils n'étaient point merveilleux, s'ils offraient un exemple plutôt qu'un emblème, et si, comme je l'ai déjà dit, toute l'histoire ne se rapportait pas forcément au même but. Ces romans ont alors un peu l'inconvénient des instituteurs que les enfants ne croient point, parce qu'ils ramènent tout ce qui arrive à la leçon qu'ils veulent donner; et que les enfants, sans pouvoir s'en rendre compte, savent déjà qu'il y a moins de régularité dans la véritable marche des événements. Mais dans les romans tels que ceux de Richardson et de Fielding, où l'on s'est proposé de côtoyer la vie en suivant exactement les gradations, les développements, les inconséquences de l'histoire des hommes, et le retour constant néanmoins du résultat de l'expérience à la moralité des actions et aux avantages de la vertu, les événements sont inventés: mais les sentiments sont tellement dans la nature, que le lecteur croit souvent qu'on s'adresse à lui avec le simple égard de changer les noms propres.»
On ne lira point sans intérêt, à la suite de ce morceau, quelques réflexions sur les romans en général, et le parallèle de ce moyen d'instruction morale avec celui que présente l'histoire. Tout ce que dit Madame de Staël nous paraît d'une justesse parfaite aussi longtemps qu'il n'est question que des romans qui ne sont point romanesques. Il en est de pareils sans doute; il faudrait seulement savoir s'ils ne font pas exception, et si notre restriction n'atteint pas le genre à peu près tout entier. Vous comprenez bien, Messieurs, que romanesque, dans ma pensée, n'est pas synonyme d'intéressant, et que je veux bien qu'un roman, en m'instruisant, m'intéresse: j'y consens d'autant plus volontiers que je comprends qu'il serait moins instructif s'il était moins intéressant. C'est faire, à ce qu'il semble, une assez belle passe aux romanciers, et ils ne peuvent raisonnablement se plaindre de nous. Malheureusement, mundus cult decipi (le monde veut être trompé); ce que la plupart des lecteurs demandent à un romancier, c'est précisément ce que nous ne voulons pas qu'on leur donne; ils veulent qu'on les berce dans l'oubli de la vie, et ils préfèrent follement à l'écrivain qui la leur ferait aimer, celui qui la leur fait haïr, à celui qui met la poésie dans la réalité, celui qui la met ou plutôt qui la cherche ailleurs: je dis celui qui la cherche, puisque une poésie qui ne peut pas se rattacher à la réalité n'est pas une poésie véritable. Le goût du romanesque n'a peut-être pas créé le roman; mais sûrement il lui a fait la loi: c'est le romanesque que presque tout le monde cherche dans le roman, je dis même ceux qui se piquent le plus d'y chercher autre chose. Que conclure de tout ceci? Faut-il ne plus lire de romans? N'en faut-il plus faire? Permettez qu'en remplacement d'une réponse difficile, que je n'ai pas eu le temps de préparer, je vous lise quelques lignes… de quoi? d'un roman. S'il n'en existait que de pareils à ceux de l'auteur que je vais citer, peut-être la question tomberait-elle d'elle-même, ou n'aurait-elle jamais été soulevée. C'est de fort loin, c'est de Stockholm que nous viennent ces bons avis. Mlle Frédérique Bremer peut être comptée parmi les écrivains les plus ingénieux que la Suède possède aujourd'hui.
«Le roman distille la vie. De dix ans il fait un jour, et il concentre cent grains de blé dans une goutte d'alcool. C'est là son métier. La réalité procède autrement. Les grands événements, les tragédies de l'amour, y sont rares. Ils ne sont pas dans les règles de la vie ordinaire, mais dans l'exception. C'est pourquoi, ma chère enfant, ne restez pas là à les attendre: vous y perdriez votre temps et l'ennui vous prendrait. Ne cherchez pas au-dehors les richesses de la vie, créez-les dans votre propre sein. Aimez, aimez le ciel, la nature, la sagesse, aimez les bonnes gens qui vous entourent, et votre vie sera assez riche. Votre navire aérien s'emplira d'un air pur et vif, et vous portera peu à peu dans la patrie de la lumière et de l'amour.»
De l'Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations.
Réflexions sur le suicide.
J'arrive au premier des ouvrages considérables par l'étendue, au premier livre qu'ait écrit Madame de Staël. Il parut à Lausanne, en 1796, sous ce titre: De l'Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, et porte pour épigraphe ce vers de Virgile: Quæsivit cœlo lucem, ingemuitque reperta, (Il chercha dans le ciel la lumière et gémit de l'avoir trouvée.) Il n'est pas certain que l'auteur ait cherché la lumière dans le ciel; il ne fallait peut-être pas, pour trouver cette lumière-là, s'élever si haut; mais le reste de l'épigraphe est juste: ce livre est une plainte douloureuse, ou du moins la plainte y est l'accent de toutes les paroles de l'auteur, et même des paroles de consolation. Mais Madame de Staël n'a jamais écrit dans le seul but d'épancher son âme; cette personnalité, qui est peut-être la condition et l'inspiration de plus d'un genre de littérature, n'était pas dans la nature de Madame de Staël. La Bruyère avait dit: «Corriger les hommes est l'unique fin que l'on doit se proposer en écrivant;» Madame de Staël dit à son tour: «C'est pour les malheureux qu'il faut écrire,» et cette proposition si absolue peut servir de devise à plusieurs de ses écrits, si ce n'est à tous. Aux bornes d'une jeunesse qu'elle avait peut-être laissé dévorer par des sentiments trop impétueux, et à l'issue d'une révolution où elle avait vu toutes les passions se déchaîner contre le bonheur des particuliers et de la nation, elle sentit pour l'individu le besoin de maîtriser les passions, et pour le gouvernement le devoir de les diriger. C'est tout le plan de son livre, dont elle n'a écrit que la première moitié. Ainsi elle donnait à chaque partie son rôle, raisonnant avec l'individu comme si les passions pouvaient être domptées, avec les gouvernements comme si elles ne pouvaient pas l'être; marche tout à fait rationnelle, car la sagesse consistera toujours à demander à l'individu le vrai absolu et à la société le vrai relatif, quoique la société, à certains égards soit plus capable que l'individu de réaliser le vrai absolu. La sagesse de l'individu est de vouloir être parfait; la sagesse des gouvernements est de ne jamais oublier que les hommes sont imparfaits. Ainsi, selon le vœu de Madame de Staël, le gouvernement doit compter avec les passions de l'individu, et l'individu n'en doit point avoir. Elle n'a développé que la dernière de ces deux propositions.
Le livre de Madame de Staël en rappelle deux autres dont la doctrine diffère ou paraît différer de la sienne. Le P. Senault, de l'Oratoire, le précurseur de Bourdaloue, a écrit un traité, De l'usage des passions, où l'on apprend, entre autres choses, «qu'il n'y a point de passions qui ne puissent devenir vertus, et qu'il ne faut qu'un peu de conduite pour leur faire changer de condition;» mais Senault n'a en vue que les passions élémentaires ou abstraites, telles que l'amour et la haine, le désir et l'aversion (qu'il appelle la fuite), la hardiesse et la crainte, etc. Madame de Staël en veut aux passions concrètes ou complexes, qui impliquent un objet déterminé et ne sont, en définitive, qu'un sentiment d'amour ou de haine porté sur un objet particulier: son livre n'est donc, en aucun sens, une réfutation du livre de Senault. Il ne l'est pas davantage de celui d'Helvétius, qui, prenant comme elle les passions de l'homme au sens concret, conseille de les appliquer, autant qu'elles s'y peuvent appliquer, au bonheur de l'homme, à son bonheur matériel; car, en théorie, Helvétius n'en connaît point d'autre. Madame de Staël dédaignait trop une pareille doctrine pour songer à la réfuter. Au nom du bonheur, mais du bonheur moral, elle fait le procès à tout ce qu'on appelle communément passions; elle n'en excepte aucune; elle frappe à coups redoublés sur celles dont l'attrait est le plus touchant; [l'on serait tenté de croire,] à la voir si impitoyable [, qu'elle a ses propres injures à venger; en même temps[71]] on se rappelle involontairement ce mot d'une comédie: «N'en parlez donc pas tant, si vous ne l'aimez plus.» Il y a des colères pleines de tendresse, des haines pleines de regrets, et je doute que le chapitre sur l'amour convertisse personne, si ce n'est peut-être à l'amour. Ne croyez pourtant pas qu'il recèle la moindre arrière-pensée: il est écrit avec une bonne foi parfaite, et avec une verve de douleur inimitable. Toutes les passions ensemble, «cette force impulsive, dit-elle, qui entraîne l'homme indépendamment de sa volonté, voilà le véritable obstacle au bonheur individuel et politique[72].» Les passions sont notre unique mal, notre seul danger: car si l'on n'était pas né passionné, qu'aurait-on à craindre? Il n'en faut pas croire les déclamations et les lieux communs, répandus par des écrivains qui n'avaient pas, pour en parler, l'autorité de l'expérience.
«Des hommes froids, qui veulent se donner l'apparence de la passion, parlent du charme de la douleur, des plaisirs qu'on peut trouver dans la peine; et le seul joli mot de cette langue, aussi fausse que recherchée, c'est celui de cette femme, qui, regrettant sa jeunesse, disait: C'était le bon temps, j'étais bien malheureuse[73].»
C'est en vain qu'on les a crues nécessaires au mouvement de la vie; tout ce qu'il faut de mouvement à la vie sociale, tout l'élan nécessaire à la vertu existerait sans ce mobile destructeur. C'est en vain qu'on prétend qu'il faut consacrer nos efforts à diriger nos passions, non à les vaincre:
«Je n'entends pas, dit l'auteur, comment on dirige ce qui n'existe qu'en dominant; il n'y a que deux états pour l'homme: ou il est certain d'être le maître au dedans de lui, et alors il n'a point de passions; ou il sent qu'il règne en lui-même une puissance plus forte que lui, et alors il dépend entièrement d'elle. Tous ces traités avec la passion sont purement imaginaires; elle est, comme les vrais tyrans, sur le trône ou dans les fers[74].»
Puisque c'est le bonheur moral, le bonheur de l'âme, que l'auteur veut défendre contre les passions, et que ce bonheur, qui ne saurait être négatif, a pour condition essentielle le libre déploiement des forces bienfaisantes, on comprend ce dont l'auteur accuse avant tout les passions; c'est d'étouffer, d'opprimer ces éléments salutaires, qui sont la semence de nos vertus. Ce qui la frappe surtout, c'est le peu d'espace qui reste à la bonté dans un cœur que les passions ont abordé, et par là même envahi.
«Toutes les passions, certainement, n'éloignent pas de la bonté; il en est une surtout qui dispose le cœur à la pitié pour l'infortune; mais ce n'est pas au milieu des orages qu'elle excite que l'âme peut développer et sentir l'influence des vertus bienfaisantes. Le bonheur qui naît des passions est une distraction trop forte, le malheur qu'elles produisent cause un désespoir trop sombre pour qu'il reste à l'homme qu'elles agitent aucune faculté libre; les peines des autres peuvent aisément émouvoir un cœur déjà ébranlé par sa situation personnelle, mais la passion n'a de suite que dans son idée; les jouissances, que quelques actes de bienfaisance pourraient procurer, sont à peine senties par le cœur passionné qui les accomplit[75].»
L'auteur prend à partie chaque passion: l'amour de la gloire, l'ambition, la vanité, l'amour, le jeu, l'avarice, l'envie, la vengeance, l'esprit de parti; et sur chacun de ces sujets elle répand en abondance les observations justes, les pensées vives, les éclairs de philosophie et de sentiment. La Révolution française, dont les scènes les plus passionnées ont peut-être suggéré la pensée de ce livre, jette son reflet ardent sur un grand nombre des pages dont il est composé, et en font presque un ouvrage de circonstance. On peut citer le tableau de l'influence de la vanité dans les événements de la Révolution française[76]; le chapitre tout entier sur l'esprit de parti[77], étude admirable et qui, si elle n'épuise pas le sujet, en indique tous les points de vue les plus importants; enfin, la plus grande partie du chapitre où l'auteur, avec beaucoup de raison, range le crime au nombre des passions[78]; car le crime, à son tour, engendre le crime; né des passions, il devient lui-même l'objet d'une effroyable passion; il se complaît en lui-même, il se suffit, il s'enivre de sa propre sève et s'empoisonne avec son propre venin.
Le bonheur n'est pas dans les passions; mais où donc est-il? Nulle part, selon notre auteur.
«Les alchimistes seuls, s'ils s'occupaient de la morale, pourraient en conserver l'espoir; j'ai voulu m'occuper des moyens d'éviter les grandes douleurs[79].»
Ailleurs elle appelle la science du bonheur moral, «la science d'un malheur moindre[80].» Où sont-ils donc, les palliatifs de notre incurable infortune? Où trouverons-nous les ressources que nos passions, qui ne sont que notre moi indéfinitivement exagéré, n'ont pu nous offrir? L'amitié, les affections de famille, la religion, renferment-elles plus d'éléments de bonheur? Oui, il y a des gages de bonheur dans toutes les affections, pourvu que d'avance on renonce à toute sorte de réciprocité.
«Contentez-vous d'aimer, nous dit l'auteur; c'est là l'espoir qui ne trompe jamais[81].»
Quant à la religion positive, ou à la dévotion, comme elle l'appelle, elle n'en attend rien. Il est vrai qu'elle n'en connaissait que le fantôme. Nous reconnaîtrons tous le formalisme, mais nullement le christianisme, dans le passage suivant:
«Elle (la dévotion) est presque toujours destructive des qualités naturelles; ce qu'elles ont de spontané, d'involontaire, est incompatible avec des règles fixes sur tous les objets. Dans la dévotion, l'on peut être vertueux sans le secours de l'inspiration de la bonté, et même, il est plusieurs circonstances où la sévérité de certains principes vous défend de vous y livrer. Des caractères privés de qualités naturelles, à l'abri de ce qu'on appelle la dévotion, se sentent plus à l'aise pour exercer des défauts qui ne blessent aucune des lois dont ils ont adopté le code. Par delà ce qui est commandé, tout ce qu'on refuse est légitime; la justice dégage de la bienfaisance, la bienfaisance de la générosité, et contents de solder ce qu'ils croient leurs devoirs, s'il arrive une fois dans la vie où telle vertu clairement ordonnée exige un véritable sacrifice, il est des biens, des services, des condescendances de tous les instants, qu'on n'obtient jamais de ceux qui, ayant tout réduit en devoir, n'ont pu dessiner que les masses, ne savent obéir qu'à ce qui s'exprime[82].»
Ceci n'est pas une figure de fantaisie, c'est bien un portrait: nous connaissons l'original; mais il fallait à cette contrefaçon du christianisme opposer le christianisme lui-même, qui, en dernier résultat, est un amour, une passion, si j'ose m'exprimer ainsi, et qui, par là même, a le caractère d'infini qui manque à une dévotion calculatrice et méticuleuse. Au lieu de cela, l'auteur met en regard de ce fantôme une chimère, celle de la religion naturelle, exempte, à son avis, des défauts de la religion positive, mais que pourtant elle ne juge pas à propos de compter au nombre des ressources de l'humanité.
Nos ressources les plus assurées, suivant Madame de Staël, sont en nous, et dépendent tout entières de notre volonté. C'est la philosophie, l'étude et la bienfaisance. Il est bon de savoir ce que c'est que cette philosophie, et ce qu'elle promet. Lisons:
«La philosophie, dont je crois utile et possible aux âmes passionnées d'adopter les secours, est de la nature la plus relevée. Il faut se placer au-dessus de soi pour se dominer, au-dessus des autres pour n'en rien attendre. Il faut que, lassé de vains efforts pour obtenir le bonheur, on se résolve à l'abandon de cette dernière illusion, qui, en s'évanouissant, entraîne toutes les autres après elle. Le philosophe, par un grand acte de courage, ayant délivré ses pensées du joug de la passion, ne les dirige plus toutes vers un objet unique, et jouit des douces impressions que chacune de ses idées peut lui valoir tour à tour et séparément[83].»
On a beau se contenter d'un malheur moindre en guise de bonheur, la consolation qui nous est offerte sous le nom de philosophie est si triste qu'elle ne fait guère moins de peur que le malheur même. Et remarquez qu'il ne s'agit point ici de philosophie spéculative; on pourrait comprendre que la puissance de l'abstraction enlevât l'âme au sentiment d'une réalité douloureuse, et quelque passagère que fût cette diversion, elle serait quelque chose pour quelques hommes au moins; mais la philosophie dont on nous parle, qu'est-elle autre chose qu'un froid calcul et qu'une résignation sans amour? Ah! que Madame de Staël, si aimante et si peu philosophe dans le sens qu'elle donne à ce mot, aurait bien pu ajouter à ses tristes prescriptions les mots du poète:
Je vous donne un conseil qu'à peine je reçois.
Je l'aime bien mieux lorsqu'elle indique aux affligés, c'est-à-dire à tous les hommes, les consolations qui naissent de la bienfaisance; lorsque, à défaut de la religion, qu'elle ne connaît pas encore, elle inaugure, à la fin de son ouvrage, la religion de la pitié! Je parle de la pitié de l'homme pour l'homme: l'auteur ne devait connaître que plus tard l'adorable secret de la pitié d'un Dieu. Cette invocation à la pitié est touchante; elle dut l'être surtout alors; elle répondait au secret besoin des cœurs, fatigués de haïr. Elle était la seule conciliation possible entre les opinions encore intraitables, entre les partis encore armés jusqu'aux dents, entre des adversaires presque également coupables, presque également malheureux, qui tous, sans en excepter les plus criminels, avaient quelque chose à pardonner. Que Madame de Staël ait renfermé toute la morale dans la pitié, qu'elle ait cru à tort qu'un sentiment pouvait se commander, et qu'une plante pouvait croître sans racines, tout cela ne nous empêchera pas de bénir cet appel à la pitié qu'un cœur plein de pitié fait retentir au milieu de l'universelle douleur. Pourquoi vient-elle affaiblir une impression si douce en terminant son livre par cette observation:
«J'aurais pu traiter la générosité, la pitié, la plupart des questions agitées dans cet ouvrage, sous le simple rapport de la morale qui en fait une loi; mais je crois la vraie morale tellement d'accord avec l'intérêt général, qu'il me semble toujours que l'idée du devoir a été trouvée pour abréger l'exposé des principes de conduite qu'on aurait pu développer à l'homme d'après ses avantages personnels[84].»
Il n'y a ici que de l'imprudence dans l'expression; la pureté de l'intention, l'élévation du sentiment est irrécusable; mais on sent que la méthode philosophique manquait à ce noble esprit, et ce n'est pas là seulement qu'on le sent. Le livre, écrit d'inspiration, d'intuition pour ainsi dire, n'a pas été surveillé dans sa marche et dans son développement par l'esprit d'une analyse sévère. Il a une grande valeur littéraire, intellectuelle, sans avoir une grande valeur scientifique. On n'en tirera pas une doctrine, et l'intérêt qu'il excite sera peu différent de celui qui s'attache aux compositions lyriques, dont l'auteur est le véritable sujet.
Le style de ce livre est brillant, mais négligé. Causer ainsi, ce serait causer admirablement, mais ce ne serait pas toujours bien écrire. Madame de Staël fut quelque temps encore avant de bien savoir ce que c'est que le style écrit. Elle ne se serait pas pardonné plus tard, en dehors de la conversation, des phrases comme celles-ci:
«Quand les parents aiment assez profondément leurs enfants pour vivre en eux, pour faire de leur avenir leur unique espérance, pour regarder leur propre vie comme finie, et prendre pour les intérêts de leurs enfants des affections personnelles, ce que je vais dire n'existe point; mais lorsque les parents restent dans eux-mêmes, les enfants sont à leurs yeux des successeurs, presque des rivaux, des sujets devenus indépendants, des amis dont on ne compte que ce qu'ils ne font pas, des obligés à qui on néglige de plaire, en se fiant sur leur reconnaissance, des associés d'eux à soi, plutôt que de soi à eux; c'est une sorte d'union dans laquelle les parents, donnant une latitude infinie à l'idée de leurs droits, veulent que vous leur teniez compte de ce vague de puissance, dont ils n'usent pas après se l'être supposé, etc.[85]»
Mais j'avoue qu'en lisant ces pages entraînantes de verve, étincelantes d'esprit, on ne s'aperçoit guère de ces taches, à moins qu'on ait, comme moi, la désagréable mission de les signaler; il fallait presque, dans le temps, un peu de malveillance pour aider à les voir; l'éloquence couvrait tout, et l'on peut dire de l'auteur, comme de ce héros d'une tragédie moderne:
Ses fautes se cachaient dans l'éclat de sa gloire
Je m'aperçois d'une omission que je dois réparer, mais que je ne répare pas sans répugnance. Le suicide est excusé, presque approuvé, dans le livre sur l'Influence des Passions, comme il l'est, à propos de la mort de Rousseau, dans les Lettres de Madame de Staël sur ce grand écrivain. Je dois citer les passages:
«Il faut pour jamais renoncer à voir celui dont la présence renouvellerait vos souvenirs, et dont les discours les rendraient plus amers; il faut errer dans les lieux où il vous a aimée, dans ces lieux dont l'immobilité est là pour attester le changement de tout le reste; le désespoir est au fond du cœur, tandis que mille devoirs, que la fierté même, commandent de le cacher;… seule en secret, tout votre être a passé de la vie à la mort. Quelle ressource dans le monde peut-il exister contre une telle douleur? Le courage de se tuer[86]…
»On se demande pourquoi, dans un état si pénible (celui de l'homme en qui le crime est devenu une passion), les suicides ne sont pas plus fréquents, car la mort est le seul remède à l'irréparable? Mais de ce que les criminels ne se tuent presque jamais, on ne doit point en conclure qu'ils sont moins malheureux que les hommes qui se résolvent au suicide. Sans parler même du vague effroi que doit inspirer aux coupables ce qui peut suivre cette vie, il y a quelque chose de sensible ou de philosophique dans l'action de se tuer, qui est tout à fait étranger à l'être dépravé[87].»
Hâtons-nous de dire que, plus tard, Madame de Staël a fait plus que de désavouer ces doctrines: elle en a fait pénitence, elle s'en est accusée comme d'un tort, elles les a combattues de toute la force de sa conviction et de son talent dans ses Réflexions sur le suicide, publiées en 1812 et dédiées au prince royal de Suède. Comme je ne reviendrai pas sur cet écrit, je dirai ici que l'excellente doctrine que l'auteur y développe est peut-être compromise par l'absolution très arbitraire, à notre avis, qu'elle prononce sur Caton d'Utique[88]. Ce suicide, aux yeux de Madame de Staël, n'a pas le caractère de suicide; il l'a tout à fait à nos yeux, et nous ne comprenons pas comment, en laissant cette brèche ouverte, on peut se flatter d'empêcher que toute l'armée ennemie ne pénètre dans la place.
De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales.
Quatre ans après, c'est-à-dire en 1800, l'auteur du volume sur l'Influence des Passions en publia deux sous ce titre: De la Littérature considérée dans ses rapports avec les Institutions sociales. L'année suivante, M. de Chateaubriand publia le Génie du Christianisme. Ainsi donc, presque à la même époque, «apparaissent, à deux points opposés de l'horizon, deux symboles, deux drapeaux, plus apparentés qu'on ne le crut alors, et que ne l'étaient les hommes qui se rallièrent autour de chacun d'eux; car tous deux inauguraient le romantisme, et chacun plaçait la littérature à la lumière de l'une des deux constellations sous le regard desquelles l'esprit humain laboure son océan; la philosophie et la religion[89].» L'éclat que jeta dans le monde littéraire l'ouvrage de M. de Chateaubriand a un peu fait oublier la sensation produite dans le public par le livre de Madame de Staël: cette sensation pourtant fut vive et universelle. L'entreprise était hardie dans tous les sens; par la nouveauté des opinions, et par ce rapport avec les circonstances du temps, que nous appelons aujourd'hui actualité. Le nom et le talent de l'auteur lui répondaient de beaucoup de lecteurs et de beaucoup d'ennemis; mais il faut dire aussi que cet ouvrage, écrit dans un esprit de bienveillance, n'en était pas moins un manifeste. Il ferait sensation en paraissant aujourd'hui, mais comme œuvre littéraire, et par ses beautés seulement. Le lendemain du 18 brumaire, c'était autre chose, et quiconque se représente un peu vivement cette époque, imaginera sans peine à quel tumulte passionné devait donner lieu un ouvrage de Madame de Staël consacré au développement des propositions suivantes: La littérature est dans le rapport le plus intime et le plus essentiel avec la vertu, la liberté, la gloire et la félicité publiques. Une force de progrès déposée dans le sein de l'humanité, une loi de perfectionnement imposée à la destinée de l'espèce humaine, a partout, d'époque en époque, élevé à la fois le niveau des mœurs et celui de la littérature; ce progrès est indéfini; il est irrésistible; il est assuré à l'avenir comme il a été accordé au passé; il doit marcher de concert avec le progrès des institutions, c'est-à-dire avec l'affermissement du gouvernement républicain et des mœurs républicaines, et il aura pour caractère distinctif le triomphe du sérieux sur la plaisanterie et de l'esprit du Nord sur l'esprit du Midi. L'analyse est fidèle; mais comme de belles idées tirent leur intérêt du talent qui les développe, et comme les ouvrages de Madame de Staël brillent plus que d'autres par les beautés imprévues, cette analyse n'est propre qu'à donner une idée de l'émotion que durent exciter de pareils sujets traités par un pareil écrivain.
Le livre sur l'Influence des Passions pourrait avoir pour devise les mots du poète; Non ignara mali, miseris succurrere disco. Il est plein de douleur et de compassion; il porte l'empreinte du courage, mais il ne le communique pas. Le livre sur la Littérature est consacré à l'espérance, et néanmoins il est triste encore, parce qu'il a été inspiré par la vue des maux présents, et que c'est du plus profond de la nuit que l'auteur nous promet l'aurore et le jour. Elle appelle son temps «le siècle du monde le plus corrompu[90].»
«Nous sommes arrivés, dit-elle, à une période qui ressemble, sous quelques rapports, à l'état des esprits au moment de la chute de l'Empire romain et de l'invasion des peuples du Nord[91]. Les effets produits par la Révolution sont au détriment des mœurs, des lettres et de la philosophie[92].»
Son esprit est comme obsédé par les lugubres souvenirs de la Révolution et par l'effrayant aspect d'une société en pleine décomposition. Il est des temps où parler d'espérance, c'est en quelque sorte manquer de respect à la douleur et violer le deuil public. Une espèce de généreuse pudeur réprime l'élan de son imagination vers l'avenir. Pour suivre son dessein, elle a besoin d'un effort.
«Il faut, dit-elle, vaincre le découragement que font éprouver de certaines époques de l'esprit public, dans lesquelles on ne juge plus rien que par des craintes ou par des calculs entièrement étrangers à l'immuable nature des idées philosophiques… Il faut écarter de son esprit les idées qui circulent autour de nous, et ne sont, pour ainsi dire, que la représentation métaphysique de quelques intérêts personnels; il faut tour à tour précéder le flot populaire, ou rester en arrière de lui: il vous dépasse, il vous rejoint, il vous abandonne; mais l'éternelle vérité demeure avec vous… Mais souvent on hésite, souvent on se repent de ses opinions même, lorsque des hommes odieux s'en saisissent pour les faire servir de prétexte à leurs forfaits; et la vacillante lumière de la raison ne rassure point encore assez dans les tourmentes de la vie[93].»—«L'avouerai-je cependant? dit-elle ailleurs, à chaque page de ce livre où reparaissait cet amour de la philosophie et de la liberté, que n'ont encore étouffé dans mon cœur ni ses ennemis, ni ses amis, je redoutais sans cesse qu'une injuste et perfide interprétation ne me représentât comme indifférente aux crimes que je déteste, aux malheurs que j'ai secourus de toute la puissance que peut avoir encore l'esprit sans adresse, et l'âme sans déguisement[94].»
Madame de Staël nous a tout à l'heure indiqué une seconde cause de la défaveur qui devait s'attacher à son entreprise. Les hommes qui avaient couvert la France de deuil et de ruines l'avaient fait au nom d'un système, celui de la perfectibilité, et c'était ce même système que Madame de Staël donnait pour base à son nouvel ouvrage, qui n'est en effet qu'une application du dogme de la perfectibilité à l'histoire de la littérature. C'était précisément parce que le présent était sombre qu'elle sentait le besoin de parler d'avenir. Elle faisait, au nom de la perfectibilité, ce que d'autres, qu'on n'eût point blâmés, faisaient au nom de la religion. Toute religion est une espérance, et la religion de Madame de Staël était la perfectibilité, ou du moins elle s'était fait de cette opinion une religion. Il importait peu que le livre traitât de littérature ou de quelque autre sujet; c'était le dogme qui importait, et il se retrouvait tout entier dans cette application spéciale. Au reste, en toute circonstance, l'auteur jugeait utile d'ouvrir aux regards de l'humanité ces glorieuses perspectives.
«Il faut à toutes les carrières, dit-elle, un avenir lumineux vers lequel l'âme s'élance; il faut aux guerriers la gloire, aux penseurs la liberté, aux hommes sensibles un Dieu[95].»
Elle croyait d'ailleurs trouver dans la nature de l'esprit humain une authentique révélation du dogme qu'elle aimait:
«Ou l'esprit ne serait qu'une inutile faculté, ou les hommes doivent toujours tendre vers de nouveaux progrès qui puissent devancer l'époque dans laquelle ils vivent. Il est impossible de condamner la pensée à revenir sur ses pas, avec l'espérance de moins et les regrets de plus; l'esprit humain, privé d'avenir, tomberait dans la dégradation la plus misérable[96].»
Je crois bien que les victimes de la Révolution et les confidents du nouveau pouvoir qui s'élevait, étaient fort mal disposés pour la perfectibilité indéfinie, et que Madame de Staël, en faisant du maintien des institutions républicaines une des conditions ou un des éléments du progrès, ne leur recommandait pas précisément sa doctrine. Avec les meilleurs arguments et la meilleure méthode, elle ne les eût ni édifiés ni réduits au silence. Mais puisqu'elle établissait tout sur ce principe, à toute bonne fin il eût fallu l'affermir et premièrement le déterminer. L'enthousiasme n'est une méthode qu'en poésie lyrique, et il est des sujets où l'on ne doit rien sous-entendre. Esprit vif, spontané, intuitif au plus haut degré, accoutumé, si j'ose m'exprimer ainsi, à tirer en volant, Madame de Staël ne s'assujettissait pas à fixer d'abord dans une parfaite immobilité l'objet de son étude, afin de l'atteindre plus sûrement. Son immense talent de conversation influait sur ses livres, qui sont moins écrits que parlés. Cependant les précautions et la méthode étaient ici de rigueur. Quand on veut faire recevoir une doctrine qui, tombée par malheur entre des mains criminelles, en est sortie toute souillée de sang, il y faut un peu plus de façons; car on est trop sûr de n'en être pas cru sur parole, ni d'être compris à demi-mot. Hélas! on est beaucoup plus sûr de n'être pas même écouté.
Il y a, dans le sujet de la perfectibilité, trois points à déterminer: le sujet, le mode et l'objet; et je suis obligé de dire que Madame de Staël n'en détermine aucun.
Le sujet, pour parler avec l'école, c'est l'espèce humaine. Il eût mieux valu dire l'esprit humain ou la nature humaine; car le livre de Madame de Staël ne retrace réellement que les progrès de deux ou trois peuples: tout se passe dans les confins de l'Europe. Mais ne faisons pas à l'auteur une mauvaise querelle: l'échantillon doit suffire pour juger de la pièce; perfectible en Europe, l'esprit humain l'est sans doute ailleurs. Toutefois, comme l'auteur s'appuie sur les faits et déduit de l'histoire son dogme favori, on ne peut s'empêcher de remarquer que, dans certaines régions, les progrès de l'humanité sont si lents, ou ses élans séparés par de si longs intervalles, qu'on se sentirait tenté, pour ce qui concerne ces contrées, sinon à renoncer au système de la perfectibilité, du moins à le modifier d'une manière notable.
Quant au mode ou à la nature du fait, Madame de Staël ne s'explique point. S'agit-il d'un décret de la Providence, qui destine l'humanité au progrès, ou d'une force inhérente à la nature humaine et se développant spontanément? La première supposition écarterait du sujet bien des difficultés qui subsistent dans la seconde. C'est à cette dernière que l'auteur semble s'être arrêté. Mais alors il eût fallu répondre à plus d'une question. Le progrès a-t-il une loi constante et une force inépuisable? N'est-il jamais à la merci de causes ennemies? En est-il de ce mouvement comme des mouvements célestes, où Dieu, après l'impulsion donnée, n'a plus à mettre la main de nouveau? Si l'action du principe n'est pas imperturbable, comment peut-elle être continue? Madame de Staël veut bien avouer que du sixième au dixième siècle de l'ère chrétienne, l'espèce humaine n'a pas beaucoup avancé. L'histoire de ces temps est celle d'une longue et incessante décadence. Si l'on y remarque un progrès, c'est celui de la barbarie; et le même auteur veut constater un progrès d'Eschyle à Sophocle, et de Sophocle à Euripide! Les Romains, qui ont paru après les Grecs sur la scène du monde, leur sont par là même supérieurs: on dirait que toute question de prééminence n'est qu'une question de chronologie, et qu'entre hier et aujourd'hui il y a proportionnellement la même différence qu'entre un siècle et le siècle précédent. Je ne trouve dans le livre de Madame de Staël aucune de ces questions éclaircie: elles n'y sont pas même résolues uniformément; des faits plus ou moins favorables à la thèse sont allégués; aucune loi n'est indiquée. La perfectibilité ne s'y élève nulle part au caractère de doctrine.
Quant à l'objet, je veux dire quant à la question de savoir si tout est perfectible en nous, et ce qui l'est si tout ne l'est pas, même vague, même incertitude. Il y a trois sortes de perfectionnement: l'un relatif à la matière, l'autre à l'intelligence, le troisième à la volonté. Madame de Staël sous-entend le premier, qu'on peut se représenter, en effet, comme une conséquence nécessaire des deux autres; mais de ces deux derniers elle ne fait qu'un seul. Il est singulier que le même auteur, dans le même ouvrage où elle oppose si souvent les suggestions de la raison aux inspirations de la conscience et du cœur, ait fait dériver le bon moral du vrai intellectuel ou même du vrai esthétique, c'est-à-dire du beau:
«Chaque fois, dit-elle, qu'appelé à choisir entre différentes expressions, l'écrivain ou l'orateur se détermine pour celle qui rappelle l'idée la plus délicate, son esprit choisit entre ces expressions comme son âme devrait se décider dans les actions de la vie; et cette première habitude peut conduire à l'autre[97].»
Des pensées analogues se représentent souvent dans cet ouvrage, et l'on ne peut douter que la perfectibilité, dans la pensée de Madame de Staël, n'embrassât simultanément tous les genres de progrès. Il ne lui suffit pas de prévoir cette solidarité, elle croit l'avoir constatée:
«La puissance d'aimer, nous dit-elle, semble s'être accrue avec les autres progrès de l'esprit humain[98].»
Voilà pour ce qui regarde les faits accomplis; on a pu voir dans le livre sur l'Influence des Passions ce que l'auteur réserve à l'avenir. Nous y avons lu ces mots:
«Plus on laisse aller sa pensée dans la carrière future de la perfectibilité possible, plus on y voit les avantages de l'esprit dépassés par les connaissances positives, et le mobile de la vertu plus efficace que la passion de la gloire[99].»
L'unique preuve de ceci, c'est que la carrière de l'espèce humaine est une carrière de progrès, et que la vertu vaut mieux que la gloire. Cet argument a priori gagnerait quelque chose à être soutenu par des preuves de fait, et nous saurions gré à l'auteur de nous démontrer que dans le fond du cœur la génération présente vaut mieux que toutes celles qui l'ont précédée. M. de Chateaubriand, je l'avoue, n'est ni plus vrai ni plus sûr de son fait lorsqu'il nous dit «que le système de perfection, vrai pour tout ce qui est relatif à l'intelligence, est faux pour ce qui regarde les mœurs[100];» car, à certains égards, l'homme restant le même, les hommes peuvent devenir meilleurs; mais ni l'auteur du Génie du Christianisme, ni celui du livre sur la Littérature, n'ont regardé tout au fond: ils y auraient trouvé, de siècle en siècle, l'homme parfaitement égal à lui-même.
On pourrait encore demander compte à l'auteur du degré de cette perfectibilité, qu'elle appelle indéfinie, ce qui veut dire, tout le livre le suppose, qui ne doit avoir d'autres limites que celles du temps. On sait jusqu'où les apôtres de cette doctrine laissaient s'emporter leurs espérances. Ils oubliaient peut-être qu'une perfectibilité sans bornes de la société suppose une perfectibilité sans bornes de l'individu, chez qui pourtant elle est visiblement[101] limitée. Mais «trop de logique entraîne trop d'ennui;» je voulais montrer seulement que Madame de Staël a donné trop peu de précision et de rigueur à la doctrine fondamentale de son livre. Au reste, un seul exemple que je vais citer en aurait pu faire juger.
Il s'agit du christianisme. Il a son chapitre dans l'ouvrage de Madame de Staël, qui l'envisage, ce me semble, comme un grand et mémorable accident. Le christianisme fut, pour nous servir du langage des médecins, le succédané de la philosophie. L'auteur avoue qu'il aurait mieux valu ramener l'humanité à la vertu par la philosophie; mais il était impossible à cette époque d'influer sur l'esprit humain sans le secours des passions. Le christianisme, qui se sert des passions, vint à propos: lorsqu'il fut fondé, il était nécessaire au progrès de la raison.
Représentez-vous, dans une maison isolée, un homme dangereusement malade, qui a réclamé les soins d'un illustre médecin. Cet illustre médecin s'est trouvé beaucoup trop savant pour aller si loin porter les secours de son art à un malade obscur. Il ne vient donc point, et le pauvre homme va mourir, lorsque, par hasard, un passant vêtu de haillons demande l'hospitalité: on la lui accorde assez dédaigneusement; mais il se trouve que cet inconnu est possesseur d'un remède assuré contre la maladie dont souffre son hôte; il en parle; le désespoir prête l'oreille à tout; on essaye le remède, et le malade guérit. Merveilleux hasard! un empirique, un mège a guéri la maladie que l'Hippocrate de la contrée n'a pas même daigné traiter; mais c'est égal, c'est un ignorant, un homme de rien: le vrai médecin, l'homme nécessaire, c'est celui qui n'est pas venu et dont on s'est passé. Ainsi en est-il de la philosophie; c'est sa perfection qui la rend inutile: elle était trop au-dessus de l'humanité pour pouvoir lui faire du bien; il a fallu se rabattre sur le christianisme, qui n'est qu'un aventurier; il a guéri le malade, c'est vrai; mais il n'en est pas moins un aventurier, et la guérison est une aventure. J'en suis fâché, le raisonnement de l'auteur revient à cela, quoique le rapprochement que je viens de me permettre réponde bien mal à son respect sincère pour la religion chrétienne.
En effet, elle énumère loyalement, on pourrait dire avec complaisance, les bienfaits du christianisme; et en le faisant, elle nous conduit irrésistiblement à nous demander: Qu'aurait-il pu faire de plus s'il eût été vrai? ou, qu'aurait fait de plus une religion vraie? Mais je m'arrête à un autre point. Il est constant, de l'aveu de l'auteur, que l'impulsion de l'esprit humain, expirante, épuisée, a été renouvelée par le christianisme. C'est grâce à lui que les générations humaines ont repris leur marche vers l'avenir. Leurs progrès leur viennent de lui; mais lui-même, d'où venait-il? S'il n'est qu'un accident, que devient le dogme de la perfectibilité? et s'il est mieux qu'un accident, ayant fait d'ailleurs tout ce que l'auteur lui attribue, n'est-il pas divin?
On a pu reprocher à Madame de Staël le même vague, le même caractère approximatif de la pensée, sur plusieurs autres points; mais peut-être serait-il plus équitable de la remercier d'avoir indiqué, ne fût-ce que confusément, des idées neuves et fécondes. C'était beaucoup alors que d'entrevoir tout ce qu'elle a entrevu, et peut-être y a-t-il eu moins de mérite ensuite à préciser ces aperçus. Il n'en est pas moins vrai qu'à l'époque où parut son livre, peu de gens purent se rendre compte de la place qu'elle donnait dans son système à un de ses instincts, je veux dire à son goût pour la littérature du Nord, «vers laquelle, disait-elle, la portaient toutes ses impressions[102].» Elle ne s'était pas non plus assez bien expliqué à elle-même ce qu'elle entendait par la mélancolie pour pouvoir se flatter d'en faire, comme elle le prétendait, un principe littéraire. Il était même difficile que ce qu'elle en disait, étant si peu défini, n'éveillât pas le ridicule. Au fort même de la Terreur, on eût plaisanté en France sur ce «sentiment fécond en œuvres de génie, qui semble appartenir presque exclusivement aux climats du Nord[103];» sur cette poésie «qui se plaît au bord de la mer, au bruit des vents, dans les bruyères sauvages,» et «qui est le plus d'accord avec la philosophie[104].» On n'eût pas voulu croire que «ce que l'homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment douloureux de l'incomplet de sa destinée,» ni que «les idées philosophiques s'unissent comme d'elles-mêmes aux images sombres;» ni que cette noble mélancolie est «la majesté du philosophe sensible;» ni qu'à l'époque présente (c'est-à-dire au commencement du dix-neuvième siècle) «la mélancolie est la véritable inspiration du talent, et que l'écrivain qui ne se sent pas atteint par ce sentiment ne peut prétendre à une grande gloire comme écrivain; car c'est à ce prix qu'elle est achetée[105].» En 1800, c'était bien pis: la Terreur était déjà loin; la France s'enivrait de gloire et de plaisir; la vieille Gaule renaissait avec son esprit frivole et narquois. C'est à ce peuple, à qui la sécurité venait de rendre jusqu'à l'ivresse les inspirations de son ancienne gaieté, que Madame de Staël venait dire: «Heureux le pays où les écrivains sont tristes et les commerçants satisfaits, les riches mélancoliques et les hommes du peuple contents[106]!» Comment ceci fut accueilli, quel parti en tirèrent contre les opinions de Madame de Staël les écrivains dévoués au pouvoir, je n'ai pas besoin de le dire.
Si dans sa partie systématique le livre n'avait pas été assez médité, la partie historique n'avait pas pour base des études assez positives. Plus d'un jugement inexact compromit le sort de plus d'une idée juste. Madame de Staël avait admirablement deviné bien des choses; mais tout ne se devine pas. Elle employa plus d'une fois l'erreur à défendre la vérité. Sur le terrain des littératures antiques, elle devait errer quelquefois; on lui pardonna moins quelques erreurs sur des sujets modernes, où l'esprit de système semblait seul avoir pu l'écarter du vrai. En donnant pour père[107] à toute la poésie du Nord le barde Ossian, c'est-à-dire le très moderne Macpherson, elle fournit à la critique ennemie une de ces armes qui ne s'émoussent jamais.
On ne jugea pas moins sévèrement ce jugement si peu sévère sur les
Romains:
«Ce peuple qui aimait la liberté sans insubordination, et la gloire sans jalousie; ce peuple qui, loin d'exiger qu'on se dégradât pour lui plaire, s'était élevé lui-même jusqu'à la juste appréciation des vertus et des talents, pour les honorer par son estime; ce peuple dont l'admiration était dirigée par les lumières, et que les lumières cependant n'ont jamais blasé sur l'admiration[108].»
Presque toutes ces observations se rapportent à la première partie, à la partie historique du livre de Madame de Staël. La seconde est conjecturale, ou, si l'on veut, prophétique. C'est de beaucoup la plus riche en pensées justes, en vues fécondes, en pages éloquentes. C'est qu'ici l'auteur, sous l'apparence et même avec l'intention de présager ce qui sera, enseigne réellement ce qui doit être. Elle écrit sous forme de prédiction, la morale de la littérature. Or, malgré le vague et l'incertitude qui se sont révélés à nous dans ses principes, elle était moins exposée à errer sur la question de droit que sur celle de fait; le cœur chez Madame de Staël avait, et c'est beaucoup dire, bien plus d'esprit que l'esprit lui-même.
Du reste, voici plus précisément le sujet de cette seconde partie: la
France a conquis des institutions républicaines. Les conservera-t-elle?
En dépit de sa foi à la perfectibilité indéfinie, l'auteur n'ose pas y
compter.
«Faut-il conclure, dit-elle quelque part, que je croie à la
possibilité de cette liberté et de cette égalité? Je n'entreprends
point de résoudre un tel problème. Je me décide encore moins à
renoncer à un tel espoir[109].»
Quoi qu'il en soit, elle se place dans l'hypothèse du maintien de la liberté, et cherche ce que sera la littérature dans une république. Toutes choses à la fois, les mœurs, les relations sociales, la littérature, doivent s'épurer et s'ennoblir.
«Sous un gouvernement républicain, ce qu'il doit y avoir de plus imposant pour la pensée, c'est la vertu, et ce qui frappe le plus l'imagination, c'est le malheur[110].»
Elle attend de la République la proscription de cette fausse noblesse et de cette fausse élégance qui ont trop longtemps dominé, surtout au théâtre.
«La nature de convention, au théâtre, dit-elle, est inséparable de l'aristocratie des rangs dans le gouvernement: vous ne pouvez soutenir l'une sans l'autre[111].
Quant à la poésie d'imagination, «elle ne doit plus faire de progrès en France,» et cela même, à ses yeux, est un progrès.
«L'esprit humain (c'est elle qui parle) est arrivé dans notre siècle à ce degré qui ne permet plus ni les illusions, ni l'enthousiasme qui crée des tableaux et des fables propres à frapper les esprits. Maintenant on ne peut ajouter aux effets de la poésie qu'en exprimant, dans ce beau langage, les pensées nouvelles dont le temps doit nous enrichir[112].»
J'avoue que j'aimerais autant à me représenter l'esprit humain sous l'image de ce père de famille de l'Évangile qui tire de son trésor des choses anciennes et des choses nouvelles. Mais je ne veux pas faire semblant de ne pas comprendre Madame de Staël: elle n'en veut probablement ici qu'a la mythologie et aux allégories. Ce qu'elle ajoute le fait présumer:
«Les anciens, dit-elle, en personnifiant chaque fleur, chaque rivière, chaque arbre, avaient écarté les sensations simples et directes, pour y substituer des chimères brillantes; mais la Providence a mis une telle relation entre les objets physiques et l'être moral de l'homme, qu'on ne peut rien ajouter à l'étude des uns qui ne serve en même temps à la connaissance de l'autre[113].»
Cette littérature républicaine ne sera-t-elle pas terriblement sérieuse? Ne craignez rien, la gaieté y trouvera sa place; la raillerie même y jouera son rôle, mais elle s'adressera bien.
«Ce qu'on se plaît à tourner en dérision sous une monarchie, ce sont les manières qui font disparate avec les usages reçus; ce qui doit être l'objet, dans une république, des traits de la moquerie, ce sont les vices de l'âme qui nuisent au bien général… Dans les pays où les institutions politiques sont raisonnables, le ridicule doit être dirigé dans le même sens que le mépris[114].»
Madame de Staël s'intéresse surtout à l'avenir de l'éloquence. Elle commence par convenir que la Révolution a dégradé l'éloquence, comme tout le reste.
«La force dans les discours ne peut être séparée de la mesure. Si tout est permis, rien ne peut produire un grand effet… Dans un pays où l'on anéantit tout l'ascendant des idées morales, la crainte de la mort peut seule remuer les âmes. La parole conserve encore la puissance d'une arme meurtrière; mais elle n'a plus de force intellectuelle. On s'en détourne, on en a peur comme d'un danger, mais non comme d'une insulte; elle n'atteint plus la réputation de personne. Cette foule d'écrivains calomniateurs émoussent jusqu'au ressentiment qu'ils inspirent; ils ôtent successivement à tous les mots dont ils se servent, leur puissance naturelle. Une âme délicate éprouve une sorte de dégoût pour la langue dont les expressions se trouvent dans les écrits de pareils hommes. Le mépris des convenances prive l'éloquence de tous les effets qui tiennent à la sagesse de l'esprit et à la connaissance des hommes, et le raisonnement ne peut exercer aucun empire dans un pays où l'on dédaigne jusqu'à l'apparence même du respect pour la vérité… La force, en recourant à la terreur, a voulu cependant y joindre encore une espèce d'argumentation; et la vanité de l'esprit s'unissant à la véhémence du caractère s'est empressée de justifier par des discours les doctrines les plus absurdes et les actions les plus injustes. À qui ces discours étaient-ils destinés? Ce n'était pas aux victimes: il était difficile de les convaincre de l'utilité de leur malheur; ce n'était pas aux tyrans: ils ne se décidaient par aucun des arguments dont ils se servaient eux-mêmes; ce n'était pas à la postérité: son inflexible jugement est celui de la nature des choses. Mais on voulait s'aider du fanatisme politique, et mêler clans quelques têtes ce que certains principes ont de vrai avec les conséquences iniques et féroces que les passions savaient en tirer. Ainsi l'on créait un despotisme raisonneur mortellement fatal à l'empire des lumières… Les factions servent au développement de l'éloquence, tant que les factieux ont besoin de l'opinion des hommes impartiaux, tant qu'ils se disputent entre eux l'assentiment volontaire de la nation, mais quand les mouvements politiques sont arrivés à ce terme où la force seule décide entre les partis, ce qu'ils y adjoignent de moyens de parole, de ressources de discussion, perd l'éloquence et dégrade l'esprit, au lieu de le développer[115].»
Madame de Staël combat ensuite ceux qui croient impossible que l'éloquence renaisse, et ceux qui prétendent que le talent oratoire est dangereux au repos public. Elle répond aux premiers, «que comme les pensées nouvelles développent de nouveaux sentiments, les progrès de la philosophie doivent fournir à l'éloquence de nouveaux moyens[116].» Elle compte d'ailleurs beaucoup sur l'influence de la mélancolie. À la seconde objection elle réplique:
«Je crois qu'on pourrait soutenir que tout ce qui est éloquent est vrai… L'éloquence proprement dite est toujours fondée sur une vérité; il est facile ensuite de dévier dans l'application, ou dans les conséquences de cette vérité; mais c'est alors dans le raisonnement que consiste l'erreur. L'éloquence ayant toujours besoin du mouvement de l'âme, ne s'adresse qu'aux sentiments des hommes, et les sentiments de la multitude sont toujours pour la vertu. L'homme en présence des hommes ne cède qu'à ce qu'il peut avouer sans rougir[117].»
Sous l'influence du gouvernement républicain, que sera la philosophie que Madame de Staël comprend toujours dans la littérature? Oubliez, Messieurs, que, dans toute cette partie de son livre, l'écrivain tire des augures; traduisez en précepte chacune de ses prophéties, en simple vœu chacune de ses espérances; laissons même de côté la question de la république et l'idée de la perfectibilité: c'est le moyen d'être beaucoup plus satisfaits et de profiter davantage. Ainsi, quand elle vous parle d'une doctrine nouvelle, lisez: une doctrine meilleure. Cette doctrine meilleure, pour être un guide sûr de la vie humaine, «doit reposer sur deux bases: la morale et le calcul!»
«Mais il est un principe dont il ne faut jamais s'écarter: c'est que toutes les fois que le calcul n'est pas d'accord avec la morale, le calcul est faux quelque incontestable que paraisse au premier coup d'œil son exactitude.
On présente comme une vérité mathématique le sacrifice que l'on doit faire du plus petit nombre au plus grand: rien n'est plus erroné, même sous le rapport des combinaisons politiques. L'effet des injustices est tel dans un Etat qu'il le désorganise nécessairement.
Quand vous dévouez des innocents à ce que vous croyez l'avantage de la nation, c'est la nation même que vous perdez. D'action en réaction, de vengeance en vengeance, les victimes qu'on avait immolées sous le prétexte du bien général, renaissent de leurs cendres, se relèvent de leur exil; et tel qui restait obscur si l'on fût demeuré juste envers lui, reçoit un nom, une puissance, par les persécutions mêmes de ses ennemis. Il en est ainsi de tous les problèmes politiques… Il est toujours possible de prouver, par le simple raisonnement, que la solution de ces problèmes est fausse comme calcul, si elle s'écarte en rien des lois de la morale.
Sans la vertu, rien ne peut subsister; rien ne peut réussir contre elle. La consolante idée d'une Providence éternelle peut tenir lieu de toute autre réflexion; mais il faut que les hommes déifient la morale elle-même, quand ils refusent de reconnaître un Dieu pour son auteur[118].»
Oui, dirai-je à l'illustre écrivain; mais comment songeront-ils jamais à déifier la morale, ceux qui refusent de reconnaître un Dieu pour son auteur? Le premier n'est-il pas beaucoup plus difficile que le second? Et la seule manière de déifier la morale, n'est-ce pas d'en rapporter à un Dieu l'origine et la sanction? Mais c'est probablement ce que l'auteur a voulu dire, et cette énergique parole: Il faut que les hommes déifient la morale, est un de ces traits de lumière qui n'abondent nulle part comme chez Madame de Staël.
C'en est encore un bien vif, bien admirable, que celui-ci: «On ne trouve que dans le bien un espace suffisant pour la pensée[119].» Et en effet le bien est la vérité même, et la vérité naturellement est infinie. Elle se prolonge par elle-même, sans que rien la pousse et sans que rien puisse l'arrêter: l'erreur s'arrête court dès le premier pas, et elle ne se prolonge qu'artificiellement, à force de nœuds et de reprises.
Messieurs, il faut terminer et conclure. Si vous prenez le livre De la littérature sur le pied d'une prédication sur le texte de la perfectibilité indéfinie, vous savez dès à présent ce que vous en devez penser. Discutez, critiquez, renversez le système de l'auteur, mais respectez sa foi. Au fond, c'est la vôtre. Vous croyez à la perfectibilité, si vous croyez à la Révélation. La doctrine de Madame de Staël est trop absolue et manque de sanction; mais n'est-ce pas toujours une noble chose que l'espérance quand l'objet en est immatériel? et n'aurait-il pas cessé de désirer le bien, celui qui aurait cessé de l'espérer? Que Madame de Staël, après cela, ait fait du gouvernement républicain le caractère et la condition du progrès social, ce n'est pas vous, Messieurs, qui lui en saurez bien mauvais gré, lors même qu'elle aurait espéré de l'institution républicaine ce qu'il ne faut attendre d'aucune institution, je veux dire la restauration de la nature humaine. Combattons l'erreur, mais honorons l'enthousiasme. Ceux qui honorent le calcul seulement, calculent mal. La force de la société, la garantie de son avenir est dans l'enthousiasme, et quand l'enthousiasme aura tari au milieu d'elle, le calcul ne la sauvera pas.
Littérairement, l'ouvrage que nous venons d'étudier est le prospectus du romantisme. S'il ne s'agit pas absolument, comme le croit l'auteur, de faire mieux, il s'agit au moins de faire autrement, d'être nous-mêmes, d'écouter, en littérature, les mêmes voix, les mêmes inspirations, qui convoquèrent, sur les ruines de l'Empire romain, une société nouvelle, de faire place aujourd'hui aux deux éléments qui surent alors se faire place: l'élément chrétien et l'élément du Nord. Si Madame de Staël n'a fait qu'entrevoir, elle a tout entrevu, et si elle n'a pas donné à chaque chose son vrai nom, du moins elle a tout nommé. Cette mélancolie même, sujet d'inépuisables railleries, elle ne l'avait pas inventée, elle ne la mettait pas de son chef dans la littérature sincèrement moderne: elle y était depuis longtemps, elle y sera toujours. Le christianisme, partout où il n'a pas pénétré la vie, a fait un grand vide autour d'elle, et l'homme qui, au sein de la chrétienté, n'est pourtant pas chrétien, porte partout avec lui le désert. La perspective est lumineuse pour les uns, sombre pour les autres, grande et solennelle pour tous, et là où ne règne pas une joie ineffable, règne une ineffable tristesse. À cet égard, comme à plusieurs autres, le livre de Madame de Staël était implicitement vrai, si l'on peut s'exprimer ainsi, et contenait tous les germes de l'avenir littéraire que nous avons vu se développer depuis lors. J'ai dit ailleurs, et je me permets de répéter ici:
«Quoique le livre de Madame de Staël présente le commencement d'une foule de vérités, et qu'en échouant sur toutes les plages, elle ait partout signalé des terres nouvelles, son talent alors était moins fini, moins complet, trop obstrué peut-être de pensées inachevées, oppressé sous le poids des questions qu'elle soulevait à moitié, privé d'une idée simple qui servît de rendez-vous à toutes ses idées. Il y a, dans ce livre manqué, une sorte d'héroïsme intellectuel, qui ne fut guère apprécié alors; si le livre était mal conçu, il fut mal critiqué; il n'y avait qu'une manière de le bien critiquer, c'était de l'achever, de le refaire: le siècle s'en chargea; il a rendu compte à Madame de Staël de sa propre pensée; et alors même qu'il a semblé la contredire, elle a pu lui dire, en s'élevant avec lui au point de vue général de ses propres conceptions: C'est là ce que je pensais, voilà ce que je n'ai pu dire. Le malheur de l'écrivain fut de placer sous l'invocation de la philosophie du siècle défunt un ensemble d'idées, un avenir littéraire et social, sans nul rapport avec cette philosophie[120].»
La critique, en s'attaquant au livre de Madame de Staël, n'affecta pas l'excessive galanterie des temps chevaleresques. Si elle ne fut pas précisément déloyale, elle manqua de courtoisie. Je voudrais pouvoir faire au moins une exception, mais je ne le puis pas; disons-nous, pour nous consoler, que nous retrouvons plus tard, bien plus généreux et plus chevaleresque, l'illustre auteur du Dernier Abencerage: ce sera, si l'on veut, un argument en faveur de la perfectibilité. Néophyte, à cette époque, il avait quelques-unes des faiblesses des néophytes, et s'il existait quelque chose qu'on pût appeler la fatuité religieuse, l'idée en viendrait, je l'avoue, en lisant ces lignes de sa critique:
«Vous n'ignorez pas que ma folie à moi est de voir Jésus-Christ partout, comme Madame de Staël la perfectibilité… Vous savez ce que les philosophes nous reprochent, à nous autres gens religieux: ils disent que nous n'avons pas la tête forte[121].»
Quant à M. de Fontanes, homme aux habiles pressentiments, il avait à gagner ses éperons contre Clorinde, et il ne la ménagea point. Il fut poli, strictement poli; mais une brusquerie franche me plairait au prix de cette politesse-là. Les regards du pouvoir, dont il avait fait la dame de ses pensées, enflammaient son zèle, et ce n'est pas peut-être sans une inspiration supérieure qu'il écrivait ces mots, que son illustre ami n'aurait, je crois, jamais écrits:
«C'est des lieux élevés que doit partir la lumière: alors elle se distribue également (la métaphore, on le voit, a aussi ses bonnes fortunes), alors elle éclaire sans éblouir; c'est-à-dire qu'un gouvernement très instruit doit mener la foule[122].»
J'ignore si M. de Fontanes fut mortifiant par ordre ou sans ordre; mais il le fut en tout cas un peu plus qu'il n'eût fallu l'être, lorsque, faisant allusion au talent de conversation de Madame de Staël, il lui conseillait spirituellement de rechercher le seul succès auquel elle pourrait prétendre, et l'éconduisait avec des révérences de l'enceinte de la littérature, comme
De l'un de ces parvis aux hommes réservés.
Il avait pu lire cependant, à la fin du livre De la littérature, ces paroles aussi nobles que touchantes:
«D'autres bravent la malveillance, d'autres opposent à ses calomnies, ou la froideur, ou le dédain; pour moi, je ne puis me vanter de ce courage, je ne puis dire à ceux qui m'accuseraient injustement, qu'ils ne troubleraient point ma vie. Non, je ne puis le dire, et soit que j'excite ou que je désarme l'injustice, en avouant sa puissance sur mon bonheur, je n'affecterai point une force d'âme que démentirait chacun de mes jours. Je ne sais quel caractère il a reçu du ciel, celui qui ne désire pas le suffrage des hommes, celui qu'un regard bienveillant ne remplit pas du sentiment le plus doux, et qui n'est pas contristé par la haine, longtemps avant de retrouver la force qu'il faut pour la mépriser[123].»
Qu'est-ce donc que l'esprit de parti, si un tel langage ne parvient pas à le toucher?
Delphine.
«Vous le savez, Messieurs», disait M. Villemain à son auditoire, lorsque, dans la revue des ouvrages de Madame de Staël, il arrive à Delphine, «vous le savez, nous ne parlons jamais ici de romans[124].»
C'était esquiver spirituellement une difficulté qu'il ne m'est pas permis, à moi, d'éluder, ou plutôt qui, dans le point de vue où je me place et dans la position qui m'est faite, existe à peine pour moi. Delphine n'est peut-être pas un bon ouvrage, mais ce n'est pas une mauvaise action. Delphine est un anneau de la chaîne que forment ensemble, sous le point de vue moral ou psychologique, les écrits de Madame de Staël, et si l'auteur n'est pas moins que ses ouvrages l'objet de notre étude, il ne nous est pas permis de supprimer cet anneau. On peut, si l'on veut, me contester mes prémisses, me nier le droit de mêler la biographie, et surtout la biographie intime, à l'histoire littéraire; mais alors il faut que je renonce à comprendre les ouvrages de Madame de Staël, et par conséquent à les juger. On pourrait avec autant de raison m'interdire de caractériser l'époque et le peuple au milieu desquels un ouvrage a paru, de faire en quelque sorte la biographie de ce peuple et de cette époque; mais ce serait tout bonnement séparer l'histoire de la littérature de celle des idées et des mœurs: aujourd'hui nous ne le pouvons plus. Parlons donc de Delphine, quoique Delphine soit un roman, comme, dans une étude sur Jean-Jacques Rousseau, nous parlerions de la Nouvelle Héloïse.
Même dans ses ouvrages didactiques, Madame de Staël n'est pas sévèrement didactique; elle l'est moins encore dans ses compositions romanesques, quoique, au jugement de bien des gens, elle y ait mis trop de raisonnement et de philosophie. Au reste, quel qu'ait pu être chaque fois son but ou son intention, ce qu'elle a fait chaque fois, c'est de nous livrer, comme on dirait en style de gravure, une épreuve aussi nette que vive, une empreinte irrécusable de son état moral, compliqué à l'ordinaire de l'état moral de son époque. Chacun des livres de Madame de Staël est un portrait de cette femme célèbre; elle est profondément subjective, comme nous disons aujourd'hui, elle ne se sépare jamais, d'elle-même pour s'unir à son sujet, car elle-même et son sujet ne sont qu'un. Elle ne s'est élevée à l'objectivité, elle ne s'en est du moins approchée, que dans ses deux derniers écrits; mais on peut dire de tous les autres ce qu'un écrivain moderne a dit, avec plus ou moins de sérieux, d'un de ses propres ouvrages: «Ce livre est fait de mon âme, oui, de mon âme et de ma douleur[125].»
Le livre des Passions est surtout une plainte; celui de la Littérature est surtout un élan ou un effort d'espérance. Tout, dans ces ouvrages comme dans les suivants, porte le sceau d'une personnalité sans égoïsme, d'une douleur transformée en pitié. Madame de Staël a pu croire qu'elle enseignait, et peut-être, dans un sens, a-t-elle enseigné; mais, dans ses romans du moins, ses enseignements ne sont pas des conseils, et il y est dit bien plutôt ce qui est que ce qui doit être.
On prend, en général, dans le sens d'un conseil l'épigraphe de Delphine, empruntée aux Mélanges de Mme Necker: «Un homme doit savoir braver l'opinion, une femme s'y soumettre.» Si c'est un conseil, il n'est pas bon; et il est malheureux que Madame de Staël, la seule fois qu'elle cite sa mère, ait si mal choisi. Si l'opinion est bonne, nul homme ne doit la braver; si l'opinion est mauvaise, nulle femme ne doit s'y soumettre. Je n'invoque pas ici les enseignements et les inspirations du christianisme; j'aime beaucoup mieux citer un incrédule qu'un chrétien, quand cet incrédule a raison. Voici donc comment Chénier, dans son Tableau de la Littérature française, a jugé l'épigraphe de Delphine, et vraiment il dit si bien qu'on ne saurait mieux:
«Nous ne saurions, dit Chénier, admettre le principe qui sert de base à tout l'ouvrage. Non, l'homme ne doit point braver l'opinion, la femme ne doit point s'y soumettre; tous deux doivent l'examiner, se soumettre à l'opinion légitime, braver l'opinion corrompue. Le bien, le mal sont invariables: les convenances qui assujettissent les deux sexes diffèrent entre elles, comme les fonctions que la nature assigne à chacun des deux; mais la nature ne condamne pas l'un au scandale et l'autre à l'hypocrisie; elle leur donna la vertu, la raison, et toutes les convenances s'arrêtent devant ces limites éternelles[126].»
Retenez bien ceci: Il y a des convenances qui assujettissent les deux sexes, et qui, d'un sexe à l'autre, diffèrent entre elles; or nous verrons que le malheur de Delphine ne vient pas précisément de ce qu'elle brave l'opinion, mais de ce qu'elle méprise les convenances de son sexe, et même les devoirs qui sont communs à tous deux.
Mais je m'en tiens pour le moment, à constater le point de vue de l'écrivain. On a prétendu faire du livre de la fille un sermon sur le texte fourni par la mère. Je crois qu'on s'est trompé, à moins qu'on ait voulu dire que Madame de Staël représente dans Delphine le malheur auquel une femme s'expose quand elle prétend lutter contre l'arbitraire de la société, et dans Léonce le malheur que subit ou qu'apporte aux objets de son affection l'homme qui s'incline devant ce pouvoir inique; et tout le livre est bien moins un acte d'accusation contre cette femme et contre cet homme que contre la société. Mais je ne vais pas même jusque-là; je ne vois dans Delphine ni acte d'accusation ni cause plaidée, mais un tableau passionné de la condition malheureuse de la femme au milieu de la société moderne, où la vertu, c'est-à-dire, selon Madame de Staël, la bonté, a moins de chances de bonheur que l'égoïsme prudent.
Cette thèse n'est pas immorale, puisqu'elle n'est pas fausse. Si la vertu a les promesses de la vie présente, ces promesses les voici: «Il n'y a personne, dit le prince des justes, personne qui ait quitté sa maison et ses parents pour l'amour de moi, qui n'en reçoive dès à présent cent fois autant avec des persécutions.» (Marc, X, 30.) Mais il est dangereux, pour ne rien dire de plus, de mentionner les persécutions sans parler de tout le reste; il l'est davantage encore de présenter comme le martyre de la vertu les peines qu'attire l'imprudence et les douleurs qu'entraîne la passion. C'est le premier reproche qu'il faut faire à Delphine. Sans doute qu'elle brave l'opinion; mais plus souvent ce qu'elle affronte, ce sont les principes revêtus de l'autorité de l'opinion: faudra-t-il donc aller jusqu'à croire les principes moins certains et la vérité moins vraie, parce que, dans tel ou tel cas, ils coïncident avec l'opinion? et faudra-t-il traiter l'opinion qui a raison comme l'opinion qui a tort? En vérité je ne vois dans tout ce roman de Delphine qu'un seul incident qui se rapporte vraiment à l'épigraphe du livre; encore ne suis-je pas sûr de me rencontrer sur ce point avec l'opinion de tout le monde; mais enfin, en ma qualité d'homme, je me décide à la braver, et à dire que la conduite de Delphine avec Mme de R. me paraît belle et touchante, et que j'honore bien plus le mouvement qui inspire cette démarche que la réflexion prudente qui l'aurait supprimée. Mais je ne veux pas, Messieurs, que vous m'en croyiez; voici toute la scène:
«Nous attendions la reine dans le salon qui précède sa chambre, avec quarante femmes les plus remarquables de Paris: Mme de R. arriva: c'est une personne très inconséquente, et qui s'est perdue de réputation, par des torts réels et par une inconcevable légèreté. Je l'ai vue trois ou quatre fois chez sa tante Mme d'Artenas; j'ai toujours évité avec soin toute liaison avec elle, mais j'ai eu l'occasion de remarquer dans ses discours un fonds de douceur et de bonté: je ne sais comment elle eut l'imprudence de paraître sans sa tante aux Tuileries, elle qui doit si bien savoir qu'aucune femme ne veut lui parler en public. Au moment où elle entra dans le salon, Mmes de Saint-Albe et de Tésin, qui se plaisent assez dans les exécutions sévères, et satisfont volontiers, sous le prétexte de la vertu, leur arrogance naturelle; Mmes de Saint-Albe et de Tésin quittèrent la place où elles étaient assises, du même côté que Mme de R.; à l'instant toutes les autres femmes se levèrent, par bon air ou par timidité, et vinrent rejoindre à l'autre extrémité de la chambre Mme de Vernon, Mme du Marset et moi. Tous les hommes bientôt après suivirent cet exemple, car ils veulent en séduisant les femmes, conserver le droit de les en punir.
»Mme de R. restait seule l'objet de tous les regards, voyant le cercle se reculer à chaque pas qu'elle faisait pour s'en approcher, et ne pouvant cacher sa confusion. Le moment allait arriver où la reine nous ferait entrer, ou sortirait pour nous recevoir: je prévis que la scène deviendrait alors encore plus cruelle. Les yeux de Mme de R. se remplissaient de larmes; elle nous regardait toutes, comme pour implorer le secours d'une de nous; je ne pouvais pas résister à ce malheur; la crainte de déplaire à Léonce, cette crainte toujours présente me retenait encore; mais un dernier regard jeté sur Mme de R. m'attendrit tellement, que par un mouvement complètement involontaire, je traversai la salle, et j'allai m'asseoir à côté d'elle: oui, me disais-je alors, puisque encore une fois les convenances de la société sont en opposition avec la véritable volonté de l'âme, qu'encore une fois elles soient sacrifiées[127].»
Cette dernière phrase est de trop; je n'aime pas la véritable volonté de l'âme; la charité pouvait commander l'action de Delphine et la justifier; la charité signifie quelque chose, la véritable volonté de l'âme ne signifie rien, aussi longtemps qu'il n'est pas prouvé que cette volonté et celle de Dieu sont une même volonté; mais, quoi qu'il en soit de la phrase, l'action me paraît belle, et je n'y vois, pour ma part, aucune vraie convenance sacrifiée. Il est bien dommage que cette imprudence de Delphine soit la seule qu'on puisse absoudre. Toutes les fois qu'elle se compromet, c'est sans nécessité; ses mouvements ont toujours quelque chose de généreux et d'aimable, mais ces mouvements sont pour elle la suprême loi; il lui suffit, confiante qu'elle est dans la bonté de son naturel, de constater chaque fois la véritable volonté de son âme: on dirait que tout le reste est indifférent; je ne dis pourtant pas: tout jusqu'à la vertu; car elle prétend bien ne pas la sacrifier, puisque la vertu n'est pour elle que la continuité des mouvements généreux[128]. C'est ainsi qu'elle la définit; c'est la doctrine du livre, où elle se reproduit plusieurs fois et sous différentes formes: malheur donc à tous les principes, à tous les devoirs même, qui se trouveront sur le chemin d'un mouvement généreux! Encore faudrait-il s'assurer que le mouvement est généreux, et s'entendre sur ce mot de générosité. Je crois bien qu'en ménageant chez elle, à une femme mariée, un rendez-vous avec un homme qui n'est pas son époux, Delphine a dû paraître fort généreuse à cette coupable amie; mais il y a grandement à parier que cette complaisance de Delphine sera moins doucement qualifiée par le reste de l'univers; je doute même qu'on approuve le mouvement généreux qui porte Delphine à prendre à son compte la faute de Thérèse, et à vouloir passer pour une femme légère et pour une amante infidèle, afin que son amie ne passe pas pour une épouse perfide. Je me borne à cet exemple. D'autres que je pourrais citer achèveraient de prouver qu'aux yeux de Delphine, c'est-à-dire de l'auteur, l'espèce humaine se partage en deux classes, dont l'une obéit au premier mouvement, qui est toujours bon, et l'autre au second, qui est ordinairement mauvais. Il serait vraiment commode de pouvoir réduire toute la morale à une question de date aussi parfaitement simple.
Mais ce n'est pas tout, il s'en faut. Toute la suite des rapports de Delphine avec Léonce, depuis que Léonce est marié, exprime le mépris des convenances les plus sacrées; et l'auteur, au moyen d'un épisode amené fort à propos, l'histoire de M. et Madame de Lebensei, nous prépare, autant qu'elle peut, à juger ces rapports avec indulgence. Et pour que nous ne puissions pas nous méprendre sur l'intention qu'elle a eue en les retraçant, cette familiarité coupable d'une jeune femme avec un homme marié n'est point la cause des malheurs de Delphine; elle n'est jamais punie que du bien, jamais du mal qu'elle fait. Pour le coup, c'est trop; j'ai bien consenti à voir la vertu traitée comme le vice: c'est un spectacle que la société nous présentera longtemps encore; mais que la vertu seule soit punie, et que le vice ne soit jamais malheureux, je ne l'entends pas ainsi; l'humanité ne pourrait soutenir éternellement un pareil spectacle; il faut que l'intime liaison du malheur et du mal se révèle quelquefois à elle dans l'infortune des méchants:
Abstulit hunc tandem Rufini pœna tumultum
Absolvitque Deos[129].
Je ne demande pas qu'un caractère humain soit parfaitement conséquent; ce serait vouloir peut-être qu'il ne fût pas humain: mais quand un caractère est systématique, il ne doit sortir de sa ligne ni trop aisément, ni impunément, c'est-à-dire sans que cette déviation soit signalée et reprise. Que devient la candeur, la parfaite vérité du caractère de Delphine, quand elle presse Madame de Vernon mourante «de remplir les devoirs que la religion catholique prescrit aux personnes dangereusement malades? Vous donnerez, lui dit-elle, un bon exemple en vous conformant, dans ce moment solennel, aux pratiques qui édifient les catholiques; le commun des hommes croit y voir une preuve de respect pour la morale et la Divinité[130].» Il y a dans le monde mille exemples de cette inconséquence; les cœurs les plus droits ne sont pas au-dessus de cette espèce d'hypocrisie, et j'aimerais assez que Delphine eût ce tort, si on nous le donnait pour un tort.
Il n'y a rien à dire sur Léonce qui n'ait été dit cent fois. Je regrette pour lui l'ancien dénoûment. Cette mort tragique le relevait un peu; et vraiment il en était temps. Jusqu'alors, il nous avait impatientés jusqu'à l'irritation. Après tout, le caractère de Léonce est une exception, et l'art ne s'occupe pas des exceptions. Qu'il soit à la rigueur possible de réunir au courage personnel, et même à une certaine élévation d'esprit, la déférence la plus servile pour les convenances les plus arbitraires, je ne voudrais pas le nier; mais je ne tiens pas du tout à ce que la preuve se transforme en tableau. J'ai besoin d'ailleurs que Delphine à qui je m'intéresse, ne place pas trop mal ses affections; et même Delphine mise à part, je n'aime pas qu'on cherche à me persuader que les femmes les plus distinguées se contentent que l'homme qu'elles aiment soit beau, vaillant, spirituel, et lui font aisément grâce de tout le reste. L'amant de Corinne a du moins une perfection de plus: il est mélancolique; c'est toujours cela, et ce devait être beaucoup pour Madame de Staël; mais Léonce ne l'est pas, et tout ce qui peut s'ajouter à la liste de ses perfections, c'est une parfaite naïveté d'égoïsme, et la crainte la plus féminine de l'opinion et du qu'en dira-t-on. Il n'aime point dans sa maîtresse ce qu'elle a de vraiment aimable; il ne sait pas s'unir d'un premier mouvement à ses inspirations naïvement généreuses; c'est beaucoup s'il n'ajourne pas ses propres impressions, et si, pour approuver, il n'attend pas que tout le monde ait approuvé. Ainsi, dans la scène citée plus haut:
«À peine eus-je parlé à Madame de R. que je ne pus m'empêcher de regarder Léonce: je vis de l'embarras sur sa physionomie, mais point de mécontentement. Il me sembla que ses yeux parcouraient l'assemblée avec inquiétude pour juger de l'impression que je produisais, mais que la sienne était douce…—Ne m'avez-vous pas désapprouvée d'avoir été me placer à côté d'elle?—Non, répondit Léonce, je souffrais, mais je ne vous blâmais pas[131].»
Quand la Révolution arrive, s'il prend parti contre elle, ce qui est fort naturel, c'est sans conviction, sans enthousiasme, même sans esprit de parti, mais uniquement parce que cela convient. Il veut tour à tour, dans son immense et capricieuse personnalité, que Delphine se souvienne des bienséances pour l'amour de lui, et que, pour l'amour de lui, elle les oublie. Quand il affiche avec une sorte d'emportement sa passion pour elle, si c'est là en effet braver l'opinion, que devient le caractère que l'auteur lui a donné? Si, au contraire, l'opinion est si mauvaise qu'il n'a rien à craindre pour lui-même, que penser d'un homme qui déshonore de gaieté de cœur une femme charmante, parce que, pour son compte, il est à l'abri? Encore une fois, on se soucie peu de Léonce; mais on se soucie de Delphine, et on craint de l'aimer d'autant moins qu'elle aime davantage un homme si peu digne d'elle. On m'objectera Clarisse: pour toute réponse, je dirai: Relisez Clarisse. Elle a tort sans doute, et vous savez ce que disait Richardson à ceux qui lui reprochaient d'avoir fait mourir cette aimable fille: «Que voulez-vous? je n'ai pu lui pardonner d'avoir fui la maison paternelle;» mais, outre que l'expiation suit directement, que de droits cette infortunée, dans sa faute même, n'a-t-elle pas à notre pitié! On peut faire mieux encore; on peut m'objecter mille faits tout pareils, mille autres Léonces aimés par mille autres Delphines; je ne répondrai qu'un mot: J'ai besoin de haïr Léonce ou de l'aimer; l'un et l'autre se trouve impossible; et mon sentiment, repoussé de l'amour vers la haine et de la haine vers l'amour, finit par se fixer dans le dégoût. Si cette impression est celle de tout le monde, ni l'héroïne ni l'auteur n'y peuvent trouver leur compte.
En supposant que Delphine, par ses imprudences et par ses malheurs, confirme la seconde moitié de l'adage de Madame Necker, Léonce ne confirme pas l'autre. Ce n'est pas en s'asservissant à l'opinion, c'est bien plutôt en la bravant qu'il fait le malheur de Delphine. Le but de l'auteur, si l'auteur a eu réellement ce but, ne se trouve atteint que d'une seule manière, je veux dire par l'impatience et le déplaisir que ce caractère nous donne: si Léonce ne perd pas précisément sa cause auprès de la fortune, il la perd auprès du lecteur; mais ce n'est pas assez, on regrettera toujours que son caractère ou son système ne trouve pas une condamnation plus décidée dans les faits qui en résultent. Je me contenterai là-dessus d'une observation de fait. Léonce s'éloigne de Delphine après le fatal rendez-vous dont elle a voulu prendre sur elle toute la honte; c'est la grande péripétie du roman, puisque Léonce, dans son ressentiment, épouse Mathilde; c'est là, ou nulle part, qu'il aurait fallu faire ressortir les inconvénients de son caractère. Mais, en vérité, qui oserait lui dire: Delphine a manqué à des convenances frivoles, et vous ne devez pas, pour si peu, renoncer à elle? Pour si peu! un rendez-vous donné par Delphine à un autre que lui! Quand elle l'aurait donné à lui-même, le grief serait suffisant: que sera-ce quand il s'agit d'un autre? Pour cette fois, Léonce a raison; et il y aurait conscience à ne pas en tenir note, car c'est, je pense, la seule fois.
Mais quand tous les malheurs qui fondent sur les deux héros seraient la conséquence directe des erreurs opposées dont ils ont fait l'inspiration de leur conduite, l'enseignement qui ressortirait de cette conclusion est d'avance annulé par l'impression générale du roman. Madame de Staël a publié des Réflexions sur le but moral de Delphine, à plusieurs desquelles on peut souscrire; mais l'une de ces réflexions affaiblit singulièrement l'effet de toutes les autres:
«Les écrivains, comme les instituteurs, nous dit-elle, améliorent bien plus sûrement par ce qu'ils inspirent que par ce qu'ils enseignent[132].»
Nous sommes de cet avis, et si, au lieu d'améliorent on lit pervertissent ou égarent, la proposition n'en sera pas moins vraie. Il s'agit donc de savoir ce qu'inspire le roman de Delphine, ou bien, car cela revient au même, ce qui a inspiré Delphine. Madame de Staël ne serait-elle pas la première à convenir qu'à l'exception de ceux «qui ont passé le temps d'aimer et qui ne peuvent plus sentir de charme qui les arrête[133]», tout le monde conclura dans son cœur qu'il est beau d'aimer comme Delphine et d'être aimé comme Léonce? Quoique la langue de l'amour vieillisse encore plus vite que celle de la musique, et quoique Delphine et Léonce se parlent l'un à l'autre un idiome un peu suranné, l'intérêt subsistant de ce roman est pourtant dans leur passion réciproque; on s'y laisse entraîner, et l'on se soucie fort peu du reste. Coiffée de son épigraphe dogmatique, comme le serait d'un bonnet de nuit quelque Diane chasseresse ou Calypso dans son île, Delphine n'est pourtant qu'un roman, et je vous conseille de le prendre sur ce pied-là. Nos romanciers modernes font parler à l'amour un langage un peu différent; ils ont relégué les délicatesses du cœur au rang des fictions légales ou des métaphores: décidément ils n'aiment pas la métaphysique. Je n'ose dire ce qu'ils ont fait de l'amour; je puis dire ce qu'en avait fait l'auteur de Delphine: une religion, un enthousiasme, une extase. Elle avait tort, je l'avoue; le christianisme et la raison la condamnent également; mais nous sied-il d'être sévères? Après avoir supporté et loué tant de choses pires, soyons humbles dans la critique; mais disons pourtant que cet amour frénétique, cette passion chauffée à blanc du beau Léonce, n'est pas du tout d'un bon exemple; que Delphine, quoiqu'elle ait respecté les limites au delà desquelles commence le crime, est aussi coupable qu'elle est malheureuse, et que plusieurs scènes, mais surtout celle de l'église[134], sont d'un effet déplorable. Et pourtant cette scène elle-même, comparée à certaines situations inventées par Madame Cottin, garde encore quelque mesure dans l'emportement. Il y aurait de l'injustice à mettre au compte de l'auteur toutes les extravagances que débite Léonce, dont elle ne prétend pas se porter garant. Nous le laisserons donc tout à son aise s'écrier:
«L'univers et les siècles se fatiguent à parler d'amour; mais une fois, dans je ne sais combien de milliers de chances, deux êtres se répondent par toutes les facultés de leur esprit et de leur âme… Ton véritable devoir, c'est de m'aimer… Aime-moi, pour être adorée dans toutes les nuances de tes charmes… Crois-moi, il y a de la vertu dans l'amour, il y en a même dans ce sacrifice entier de soi-même à son amant, que tu condamnes avec tant de force, etc.[135].»
Léonce qui le dit, et je consens à lui en laisser toute la responsabilité. Mais qui prendra celle des paroles de Delphine? Seront-elles, comme celles de Léonce, nulles ou non avenues? et toute cette passion passera-t-elle pour une simple machine dans le roman? n'en sera-t-elle pas, après tout, l'intérêt principal, le sujet même? cherchera-t-on autre chose dans Delphine? cet amour insensé, n'est-ce pas Delphine même, Delphine tout entière?
Dans les drames consacrés à la peinture des passions ridicules, il y a toujours, dans un coin du poème, un Ariste, un Cléante, l'homme raisonnable de la pièce, qui intervient ou qui dit son mot en faveur du bon sens et du bon droit. Je le cherche dans Delphine; je cherche, ce qui est la même chose, une pensée qui serve à juger les personnes et les choses. Je ne la trouve point. La religion, cette règle de la vie, ce jugement de nos actions et de nos jugements mêmes, y paraît sous trois formes: dans Mathilde, comme un formalisme aride; dans Thérèse, comme une fougue d'imagination; chez Delphine, comme un déisme sans conviction et sans force. On peut lire, pour s'en convaincre, la lettre où elle prêche son amant[136]. Cette lettre, quoiqu'elle ait des beautés, semble avoir été écrite pour constater que Delphine ne trouve dans sa religion aucun point d'appui, aucun point d'arrêt, et que sa vie n'a d'autre gouvernail que la tempête. La parfaite spontanéité du sentiment, ou la craintive circonspection de l'égoïsme, voilà les deux sagesses entre lesquelles on vous donne le choix, voilà les deux maximes dont vous pouvez faire, selon votre caractère, la conclusion, la moralité de Delphine.
J'ai dit qu'il n'y a point d'Ariste dans ce drame: je me trompe, il y a M. Lebensei. Il prêche par son bonheur encore plus que par ses paroles, et ce bonheur, il a grand soin de nous l'apprendre, est le fruit d'un divorce.
Je suis las de tant de critiques. Disons maintenant que Delphine, avec toutes ses erreurs, est une des plus aimables, des plus touchantes créations du talent; que son caractère est exprimé avec autant de vérité que de charme; qu'il est impossible de ne pas aimer cette âme généreuse, qui ne vit que pour aimer et se dévouer; que tout son rôle, si l'on peut parler ainsi, est écrit avec la naïveté la plus éloquente; qu'aucun caractère n'est plus lié, plus un, mieux soutenu; qu'aucune fiction n'a jamais été plus vivante. Faut-il s'en étonner? L'auteur, en faisant parler Delphine, parlait elle-même; les événements étaient fictifs, le caractère ne l'était pas: ici donc la vérité n'a rien coûté.
Dire que le roman de Delphine étincelle d'esprit, c'est ne rien apprendre à personne, même à ceux qui ne l'ont pas lu. Il est peut-être moins superflu d'ajouter qu'aucun des ouvrages de Madame de Staël n'est écrit avec une verve plus facile et plus abondante. Si l'auteur n'avait pas encore toute la maturité de sa pensée, elle était en possession, je crois, de toute la plénitude de son talent. Il y a autant et peut-être plus d'esprit dans quelques autres de ses écrits; dans aucun il n'y a plus de puissance; le style n'est pas irréprochable; certaines expressions d'une métaphysique sentimentale prêtèrent à rire dans le temps; on s'amusa beaucoup, par exemple, de cet amour «qui est une autre vie dans la vie»; le style de Madame de Staël fut déclaré extravagant, inouï; nos excès ont tellement fait pâlir les siens, que ce style audacieux pourrait bien aujourd'hui passer pour timide.
À l'apparition de Delphine, dont l'action se rattachait à des événements contemporains, les chercheurs de clefs ne manquèrent pas. Que Madame de Staël eût prêté à Delphine son propre caractère, on ne pouvait guère en douter, et la supposition, en s'arrêtant au caractère, n'avait rien d'injurieux. On chercha l'original de Madame de Vernon, et on crut l'avoir trouvé. Madame de Vernon est la figure la plus originale et la plus finement tracée de toutes celles qui apparaissent dans l'action. Un égoïsme indolent, une dissimulation pleine d'abandon, la perfidie froidement adoptée comme système, de l'immoralité sans passion, le plus parfait naturel joint à la plus parfaite fausseté, le calcul le plus savant appliqué à l'immense intérêt de ne pas se sentir vivre, tout ce machiavélisme féminin fit penser à un homme qui, déjà alors, était jugé. Mais, sans compter que Madame de Vernon est touchante et noble à ses derniers moments, il y avait de l'indulgence envers M. de Talleyrand à vouloir le reconnaître sous les traits de Madame de Vernon, et si c'est à lui en effet que Madame de Staël a voulu faire penser, Madame de Staël a été bonne jusque dans la vengeance.
Il y a plus d'une sorte d'esprit dans ce roman, quoique l'élévation et le pathétique y dominent. Quelques passages peuvent donner l'idée de cette verve caustique dont Madame de Staël assaisonnait plus abondamment sa conversation que ses ouvrages. Je citerai une page, qui semblerait, si l'auteur s'arrêtait plus à propos, être empruntée à La Bruyère:
«Je me mis à causer avec un Espagnol que j'avais déjà vu une ou deux fois, et que j'avais remarqué comme spirituel, éclairé, mais un peu frondeur. Je lui demandai, s'il connaissait le duc de Mendoce.—Fort peu, répondit-il; mais je sais seulement qu'il n'y a point d'homme dans toute la cour d'Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir. C'est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre; ses épaules se plient, dès qu'il l'aperçoit, avec une promptitude et une activité tout à fait amusantes; et quand il se relève, il le regarde avec un air si obligeant, si affectueux, je dirais presque si attendri, que je ne doute pas qu'il n'ait vraiment aimé tous ceux qui ont eu du crédit à la cour d'Espagne depuis trente ans. Sa conversation n'est pas moins curieuse que ses démonstrations extérieures; il commence des phrases, pour que le ministre les finisse; il finit celle; que le ministre a commencées; sur quelque sujet que le ministre parle, le duc de Mendoce l'accompagne d'un sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une basse continue, très monotone pour ceux qui écoutent, mais probablement agréable à celui qui en est l'objet. Quand il peut trouver l'occasion de reprocher au ministre le peu de soin qu'il prend de sa santé, les excès de travail qu'il se permet, il faut voir quelle énergie il met dans ces vérités dangereuses; on croirait, au ton de sa voix, qu'il s'expose à tout pour satisfaire sa conscience; et ce n'est qu'à la réflexion qu'on observe que, pour varier la flatterie fade, il essaye de la flatterie brusque sur laquelle on est moins blasé. Ce n'est pas un méchant homme; il préfère ne pas faire du mal, et ne s'y décide que pour son intérêt. Il a, si l'on peut le dire, l'innocence de la bassesse; il ne se doute pas qu'il y ait une autre morale, un autre honneur au monde que le succès auprès du pouvoir: il tient pour fou, je dirais presque pour malhonnête, quiconque ne se conduit pas comme lui. Si l'un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à l'instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme une chose qui va de soi-même. Quand, par hasard, on lui demande s'il l'a vu, il répond: Vous sentez bien que dans les circonstances actuelles je n'ai pu… et s'interrompt en fronçant le sourcil, ce qui signifie toujours l'importance qu'il attache à la défaveur du maître. Mais si vous n'entendez pas cette mine, il prend un ton ferme et vous dit les serviles motifs de sa conduite, avec autant de confiance qu'en aurait un honnête homme, en vous déclarant qu'il a cessé de voir un ami qu'il n'estimait plus. Il n'a pas de considération à la cour de Madrid; cependant il obtient toujours des missions importantes: car les gens en place sont bien arrivés à se moquer des flatteurs, mais non pas à leur préférer les hommes courageux; et les flatteurs parviennent à tout, non pas comme autrefois, en réussissant à tromper, mais en faisant preuve de souplesse, ce qui convient toujours à l'autorité[137].»
On sait que c'est un des mérites de Madame de Staël que cette profusion d'idées justes, fines et vivement frappées qu'elle sème, comme en se jouant, dans le cours de ses récits et jusque dans les moments de passion. Il est presque puéril de citer; toutefois, je ne puis m'empêcher de transcrire, comme type de la manière de l'auteur, et plus encore comme échantillon du bon sens qui était à la base même de tant d'esprit, cette pensée qui me tombe sous la main:
«Sérieusement, c'est un rare mérite que celui qui est vivement senti même par les hommes vulgaires, et je crois toujours plus aux qualités qui produisent de l'effet sur tout le monde, qu'à ces supériorités mystérieuses qui ne sont reconnues que par des adeptes[138].»
L'ordre des temps que nous avons suivi jusqu'ici, nous invite à parler de l'écrit consacré par Madame de Staël à la mémoire de son père; mais il est impossible de séparer Delphine de Corinne, sa sœur, plus jeune de quatre années.
Corinne ou l'Italie.
Corinne ou l'Italie parut en 1807. Ce fut un des plus grands événements littéraires de l'époque. Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur les succès immenses, prodigieux, étourdissants; mais il ne faut pourtant pas toujours prendre à contre-sens un applaudissement universel; le triomphe du Cid n'eut pas de lendemain, et des acclamations unanimes ont leur autorité quand elles se prolongent. J'aime à voir, je l'avoue, ces impressions vives et spontanées gagnant de vitesse la critique, et prononçant sur l'ouvrage du génie un jugement sommaire et sans appel avant qu'elle ait eu, pour ainsi dire, le temps de tailler sa plume. Corinne triomphante eut ses insulteurs obligés; le peuple les écouta, le peuple s'imagina peut-être qu'ils avaient raison: c'était donc, se disait-on, un méchant ouvrage, car M. Dussault l'avait dit et d'autres l'avaient répété (Bonaparte lui-même, au dire de M. Villemain, écrivit dans le Moniteur une critique amère de Corinne); mais tandis qu'on la jugeait et la rejugeait, Corinne s'avançait au Capitole, où la critique elle-même, laissant un ingrat labeur, la suivit enfin lentement, entraînée par la multitude.
Je n'en parle pas, Messieurs, en enthousiaste. J'admire Corinne sans aveuglement; mais je ne puis m'empêcher de remarquer combien les impressions que reçoit le public d'une œuvre vraiment belle, sont plus profondes et plus durables que celles qu'il a pu recevoir d'une critique spirituelle et injuste qui a semblé d'abord entraîner tous les esprits. Rien ne peut, à la longue, soutenir un mauvais ouvrage; et rien, quand il y a un véritable public, ne peut empêcher le triomphe d'un bon ouvrage; il y a une justice dans le monde pour les écrits, si ce n'est pour les hommes; et tout ce qui est artificiel, arrangé, chute ou succès, ne dure pas. Quant aux louanges complaisantes ou aux critiques partiales, qui s'en soucie? qui s'en souvient? Force est pourtant qu'on s'en souvienne lorsqu'elles sont reproduites après de longues années, soit par conviction, ce qui est louable, soit par obstination, ce qui l'est moins. C'est ainsi que M. Dussault, critique d'ailleurs érudit et délicat, a trouvé à propos de réimprimer, onze ans après la publication de Corinne, les phrases que voici:
«Madame de Staël a cru devoir enrichir notre littérature de deux romans: le premier qu'elle a donné est, à mon avis, fort supérieur au second, et il n'est pas bon. Peut-être la femme de lettres à qui nous devons le Traité des Passions, et celui de la Littérature considérée dans ses rapports avec la morale et la politique, a-t-elle voulu, pour des productions d'un genre moins sublime, se rapprocher de son sexe, au-dessus duquel elle craignait de paraître trop élevée… Tibère appelait Livie un Ulysse en jupe: en changeant un peu ce mot, on l'appliqua à Madame de Staël, qui fut appelée un membre de l'Institut en jupe… Le roman de Delphine, mauvais en lui-même, est moins mauvais pourtant que celui de Corinne[139].»
On dit quelquefois, Messieurs, que l'urbanité s'en va; il me semble qu'elle a eu le temps de s'en aller et de revenir; car, à en juger par les lignes que je viens de vous lire, elle commençait déjà en 1809 à plier bagage.
Corinne, si vous vous en tenez au roman, est une variante de Delphine. Corinne c'est Delphine, artiste et poète, ajoutant au dévouement l'enthousiasme; Oswald, c'est Léonce, mieux élevé, ce me semble, plus digne, plus maître de lui-même, un Léonce anglais, avec la mélancolie de plus et la santé de moins; car, je suis presque fâché de le dire, lord Nelvil a été le premier héros de roman de l'espèce des poitrinaires. Il ne restait dès lors plus à inventer que l'homme incompris; mais Madame de Staël avait trop de bon sens pour inventer cela. La femme elle-même, dans ses deux romans, n'est point ce qu'on a appelé la femme incomprise: c'est la femme sortant d'une manière ou d'une autre, disons mieux, sortant par une supériorité quelconque du cercle d'occupations et d'intérêts où son sexe (ainsi du moins en juge l'auteur) doit, pour son bonheur, se tenir enfermé.
Le roman de Corinne, qu'on a voulu contraindre à dogmatiser, n'est pas plus dogmatique que celui de Delphine; il l'est peut-être moins encore, et n'est pas plus amer, c'est-à-dire qu'il ne l'est point. Il faut, quand on est femme, qu'on a du talent, choisir entre la gloire et le bonheur, entre le libre emploi de son talent et les intimes douceurs de la vie d'épouse et de mère. Il le faut; la nature le veut ainsi; la nature porte aussi, à sa manière, des lois contre le cumul, et les maintient sévèrement. Voilà ce que l'auteur s'est avoué en soupirant, et voilà ce qu'elle nous avoue; mais cet aveu, hélas! est d'une âme qui n'a pu se résoudre à choisir, et dont le cœur est également avide du bonheur que préparent les affections, et des émotions que donnent le talent et la gloire. C'est son propre cœur, et, dans un sens général, c'est sa propre destinée que Madame de Staël nous a révélée dans Corinne; elle n'a pas eu d'autre intention, et Corinne n'est point un traité, mais une œuvre d'enthousiasme et de douleur. Elle ne désavoue rien, ne condamne rien, distinctement du moins: Corinne a bien le droit d'être Corinne; mais elle ne peut prétendre au bonheur de Lucile. Voilà tout. Me trompé-je, Messieurs? Il me semble que l'extrême vérité, je dirais même la naïveté de cette histoire (car pourquoi beaucoup de naïveté serait-elle incompatible avec beaucoup d'esprit?), la rend plus instructive qu'elle ne le serait si l'auteur l'avait écrite avec le dessein prémédité de nous inculquer une doctrine.
Il fallait un nœud à ce drame, puisque enfin c'est un drame; et comment l'auteur aurait-il hésité? Le bonheur d'une femme, c'était, à ses yeux, l'amour dans le mariage; ce bonheur s'annonce ou se révèle à Corinne sous les traits de lord Nelvil: trompeuse apparition; Nelvil, c'est le malheur; car Nelvil, c'est la nature des choses, avec laquelle Corinne ne transige point et qui ne transige jamais. Le malheur doit venir à Corinne d'où vient aux autres la félicité; il faut donc que Nelvil paraisse fait et soit vraiment fait pour donner le bonheur à toute autre qu'à elle. Quelques personnes se récrieront peut-être: Oswald, depuis longtemps, est perdu dans leur opinion; c'est un égoïste, un homme sans cœur; je serais plutôt de l'avis du comte d'Erfeuil: lord Nelvil est simplement «un homme tout comme un autre»;—égoïste, dites-vous? Mais qu'un homme soit égoïste à l'égard de la femme qu'il aime, que son amour même soit de l'égoïsme, est-ce, à votre avis, une exception? et fallait-il qu'en sa qualité de héros de roman, Oswald fût quelque chose de plus qu'un homme? Je ne le pense pas. Il fallait seulement qu'il ne fût ni odieux, ni insipide. Il fallait qu'on pût comprendre l'amour qu'il inspire à Corinne; et, chose remarquable, il le lui inspire en grande partie par des qualités de caractère directement opposées à celles de cette femme de génie: c'est l'homme digne et mesuré qui plaît à la femme enthousiaste; c'est le caractère anglais qui captive l'imagination italienne. Du reste, avec quel art infini Madame de Staël n'a-t-elle pas marqué dans tout le cours du drame les points sur lesquels ces deux âmes se séparent, les divergences qui les rendraient malheureux dans le mariage, et la nuance imperceptible, mais bien réelle, qui distingue l'enthousiasme de l'amour? car le malheur ou la faute de Nelvil est de les avoir confondus. Après avoir relevé Nelvil de toutes les manières, après avoir mis les circonstances de moitié dans le tort de son infidélité, il fallait enfin le punir. L'auteur n'y a pas manqué, et le châtiment qu'elle lui inflige est celui précisément qui pouvait nous toucher et nous instruire. Après cela, Messieurs, personne n'est obligé d'aimer lord Nelvil. Pour moi, malgré tout son courage, toute sa bienfaisance, tout son mépris de la vie, je n'aime pas celui qui a fait le malheur de Corinne; mais il est peut-être plus juste de regarder Corinne et lui comme deux compagnons d'infortune, comme deux êtres qui ne pouvaient apporter en dot l'un à l'autre que le malheur avec l'amour, et l'auteur les a, ce me semble, assez bien enveloppés tous deux dans une même catastrophe.
Vous rappelez-vous, Messieurs, ces vers que dit Pyrrhus dans Andromaque:
L'un par l'autre entraînés, nous courons à l'autel,
Nous jurer, malgré nous, un amour immortel[140].
Ils me reviennent à la mémoire quand je lis Corinne. Il y a plus d'une victime dans ce roman, ou plutôt dans cette tragédie; ou s'il n'y en a qu'une, le sacrifice est involontaire de la part de celui qui en est l'instrument. Oswald est entraîné aussi bien que Corinne; la destinée est plus forte que tous deux, la destinée qui, après les avoir faits si semblables et si opposés l'un à l'autre, leur a ménagé une rencontre fatale. Je me sers de ce terme païen de destinée parce que ce drame, tel qu'il me paraît conçu, ne m'en suggère, ne m'en permet aucun autre. La fatalité, en effet, semble entraîner les personnages de ce roman, l'un vers la mort, l'autre vers un abîme de douleur. De deux régions différentes du monde moral, ces deux âmes se sont cherchées pour se donner mutuellement le malheur que chacune d'elles, on le dirait, ne pouvait recevoir d'aucun autre, ni de l'univers entier. Car si, avant de faire la rencontre de Corinne, Oswald est malheureux, c'est d'un malheur que le monde et le temps peuvent consoler; il est malheureux accidentellement; il ne l'est pas essentiellement et au fond de l'âme, bien que l'auteur l'ait fait mélancolique pour le rendre plus intéressant, et qu'elle nous dise, dans un langage bien nouveau pour le temps: «Oswald était timide envers sa destinée[141].» En un mot, Corinne ne pouvait pas lui dire comme Hermione à Oreste:
Tu m'apportais, cruel, le malheur qui te suit[142];
car le malheur ne le suit pas, le malheur n'est pas attaché à lui; il naît pour lui, comme pour Corinne, de son attachement à Corinne. Elle, «la prêtresse des muses[143],» l'âme ingénue et libre, amoureuse de l'idéal et certaine à jamais d'un généreux retour, quelle puissance inconnue envoie au-devant d'elle, au milieu de sa marche triomphale, celui qu'elle ne pourra s'empêcher d'aimer, et qu'elle ne réussira point à fixer? Cette puissance, qu'est-elle donc, si ce n'est la fatalité? Ce mot terrible se lit partout dans le roman de Corinne, là même où l'auteur ne l'a point écrit. Il sort aussi, comme de lui-même, des lèvres de la prêtresse; il est l'accent, la note dominante de ses plus belles inspirations:
«La fatalité, continua Corinne, avec une émotion toujours croissante (dans son improvisation au cap de Misène), la fatalité ne poursuit-elle pas les âmes exaltées, les poètes dont l'imagination tient à la puissance d'aimer et de souffrir? Ils sont les bannis d'une autre région, et l'universelle bonté ne devait pas ordonner toute chose pour le petit nombre des élus ou des proscrits[144].»
Corinne est donc une tragédie antique, avec cette circonstance moderne, que la tragédie est encore moins dans les événements extérieurs que dans l'âme des personnages, et que les obstacles qui s'opposent à leur bonheur sont d'un ordre nouveau que l'antiquité n'aurait pas compris. Les idées modernes, toutes plus ou moins relatives au christianisme, ont créé un bonheur exquis et d'exquises douleurs, dont les anciens n'avaient aucune idée. Même aujourd'hui tout le monde ne veut pas comprendre de telles souffrances; à bien des gens elles font pitié plutôt qu'elles n'inspirent de la pitié; et véritablement il ne faut pas trop s'en étonner: tant d'infortunes imaginaires nous ont volé notre compassion; nous avons vu, non seulement dans les livres, mais dans la vie, tant de chagrins bien mangeant, tant de désespoirs au teint blanc et rose, tant de beaux ténébreux et de belles affligées, qu'un bon et solide malheur, de l'espèce la plus vulgaire, eût infailliblement et radicalement consolés; nous nous sommes si bien convaincus que ces peines intimes n'étaient que les mille et mille caprices, les mille et mille contorsions d'un égoïsme vaniteux, que nous en sommes devenus, je le sens bien moi-même, un peu injustes envers les souffrances et les besoins des âmes supérieures. Conséquence fâcheuse et mauvais symptôme en même temps; car le bonheur intime de l'âme, la félicité morale, avant-goût de la céleste béatitude, n'est guère moins mystérieuse que l'infortune morale, et se rattache au même principe. Comment concevoir l'une si l'on ne conçoit pas l'autre? Et si l'une et l'autre nous sont inintelligibles, quel sens, quelle aptitude avons-nous pour cette vie supérieure où des idées pures sont au nombre des éléments du bonheur? Ayons pitié de Corinne, bien qu'elle ne souffre ni de la faim, ni de la soif, ni de la froidure, quoiqu'elle ne soit en butte ni à la calomnie, ni au mépris; plaignons-la de son talent qui l'isole, de sa gloire qui est un exil, de la supériorité même de son âme qui diminue pour elle, si mystérieusement, les chances d'être comprise et d'être véritablement aimée; plaignons-la à proportion qu'elle fait sourire les âmes froides; car «le vulgaire, c'est elle qui l'a dit, le vulgaire prend pour de la folie ce malaise d'une âme qui ne respire pas dans ce monde assez d'air, assez d'enthousiasme, assez d'espoir[145].»
D'ailleurs, dans les souffrances de Corinne, tout n'est pas transcendant et inaccessible. Un homme d'une sensibilité exquise, saint Paul, a dit un mot aussi profond qu'il est simple: «Quoique, en aimant davantage, je sois peut-être moins aimé[146]!»
Serait-il vrai qu'en aimant davantage on s'expose, on se condamne à être moins aimé, et que le confiant abandon de l'affection est comme un signal donné à l'ingratitude? Serait-ce là un des mystères du cœur humain et de la vie? Si cela était, Messieurs, il n'y aurait rien de plus tragique. Eh bien, c'est là une partie du tragique de Corinne. Le malheur de Corinne est d'aimer trop. Elle en sera moins aimée; et ce malheur, qui semble avoir ses racines au fond de la nature humaine, nous fait contempler dans cette œuvre, non seulement le martyre de la femme supérieure, et plus généralement le martyre du génie, mais aussi le martyre de l'amour. Révélation saisissante! L'amour est un sacrifice et non pas un marché; c'est comme un sacrifice que, dans ce monde malheureux, l'amour doit être pratiqué; aimer, c'est monter sur l'autel, c'est renoncer d'avance à toute réciprocité; on n'aime que quand on y renonce, et l'on ne goûte dans sa pureté l'ineffable bonheur d'aimer que lorsqu'on fait de l'amour toute la récompense de l'amour; et afin que ces vérités sublimes et tristes prennent en nous une vie, il est ordonné, selon l'expression et selon l'expérience de l'apôtre des nations, «qu'en aimant davantage, nous serons moins aimés.» Jusqu'où, Messieurs, ne sommes-nous pas conduits par ces considérations douloureuses? Où s'arrêteront-elles, où nous déposeront-elles, sinon au pied de cette croix où l'amour, abandonné du monde entier, triomphe dans cet abandon?
Corinne, cette touchante tragédie, n'est donc plus seulement la tragédie de la femme, ou la sublime complainte du talent et de la gloire; l'humanité en est le sujet et le héros, et l'amante de Nelvil représente cette puissance d'aimer qui est en même temps, comme elle a bien su nous le dire, une puissance de souffrir. Il y a même plus: si l'on prend l'ouvrage dans son ensemble et si l'on se pénètre de son esprit, Corinne est une élégie sur la condition de l'homme en ce monde. Ce n'était pas la première fois que l'illustre auteur chantait cet air lugubre, et ce ne fut pas la dernière. Parmi les écrivains qui ont agi avec puissance sur les âmes, il en est peu qui n'aient porté avec eux, jusqu'à la tombe, comme une couronne, mais souvent comme une couronne d'épines, quelque idée dont l'importance, ou la vérité, les avait suivis dès leur jeunesse: cette idée, pour Madame de Staël, c'était le malheur, le malheur sous toutes ses formes, mais surtout (ce qui montre, ce me semble, la naïveté de cette âme pourtant si élevée), surtout sous la forme de la mort, qu'elle déplore comme la suprême disgrâce de notre destinée, ou comme le comble de notre malheur. Ce qu'elle éprouve pour la mort, ce n'est pas tant de la crainte que de la haine; haine dont le caractère est en même temps sensitif et intellectuel, comme si la mort était à la fois un objet d'horreur pour ses sens, une affliction pour son cœur et un scandale pour toutes ses facultés.
Tout ce fardeau des douleurs humaines, c'est Corinne qui le porte dans le roman de Madame de Staël. Aristote, qui voulait dans le protagoniste de l'action tragique une bonté moyenne, aurait approuvé le personnage principal de cette belle tragédie. Le malheur de Corinne n'est point absolument immérité; mais loin que la plus légère nuance de mépris se puisse mêler à la pitié qu'elle inspire, on est forcé, en la plaignant, de l'honorer. Elle est si généreuse, elle est si douce, elle est si naïve, avec des talents et dans une position qui rendraient impérieuse ou exigeante une âme moins tendre! Elle a si peu d'orgueil! faut-il s'étonner qu'elle tombe noblement, et que l'excès même du malheur ne l'avilisse point? Le glaçon le plus brillant se résout en eau sale; il en est ainsi de l'orgueil quand il vient à dégeler: ce sont de nobles âmes, et surtout des âmes humbles, que celles qui, dans l'infortune, conservent tous leurs droits au respect.
C'est assez considérer sous un seul point de vue le beau livre de Madame de Staël. À l'envisager maintenant comme œuvre d'art, il me paraît fort supérieur à Delphine. La simplicité de la fable, si riche pourtant, mais d'une richesse intérieure, lui donne un rapport de plus avec les compositions les plus parfaites du même genre. On aime jusqu'au petit nombre des personnages qui prennent part à l'action, tous dessinés d'une main également ferme et délicate, et dignes de devenir des types. Je ne puis m'empêcher de distinguer ici les figures qui ont et qui devaient avoir moins de relief; Lucile Edgermond et sa mère, sa mère surtout; aucun portrait révèle-t-il une touche plus sûre? Que de traits expressifs dans cette figure où rien ne devait être appuyé! Quel tact et quelle mesure dans cette brillante esquisse du Français spirituel et mondain, représenté par le comte d'Erfeuil! Je voudrais faire remarquer tout ce qu'il y a de vérité psychologique dans le développement de la passion, dans le progrès de l'action, dont chaque moment principal correspond à une phase de la passion; mais ceci me porterait au delà des bornes qu'il faut que je respecte.
Parlons donc seulement encore de l'ordonnance du sujet, du plan du poème: j'ai prononcé le mot; le livre de Corinne est un poème: il en a la forme et le mouvement; il présente, dans la suite des événements, une sorte de rythme savant, qui manque à Delphine, ou plutôt que Delphine ne pouvait pas avoir. Je ne connais pas de poème qui entre en matière avec plus d'aisance et de grâce, ni dont le nœud se forme d'une manière plus dramatique et plus simple, ni dont l'intention et l'esprit se révèlent d'une manière à la fois plus ingénieuse et plus franche. Oswald, dessiné en quelques mots, entre en Italie; ses impressions sont rapidement retracées, son caractère moral est mis en relief par un épisode plein d'intérêt (l'incendie d'Ancône). Ainsi déjà connu, déjà pressenti, l'un des personnages est, en quelque sorte, présenté à l'autre par le poète; et comment? au Capitole, au milieu d'une fête triomphale dont Corinne est l'objet, au milieu d'un peuple enthousiaste, qui adore son génie, et parmi lequel (ici la fatalité commence) les regards de Corinne distinguent et vont tirer de la foule cet étranger, cet inconnu, exécuteur encore voilé de la sentence que le monde a portée de tout temps contre elle et contre ses pareilles. Ne voulons-nous pas, Messieurs, assister ensemble à cette grande scène?
«Au fond de la salle où elle fut reçue, étaient placés le sénateur qui devait la couronner et les conservateurs du sénat: d'un côté tous les cardinaux et les femmes les plus distinguées du pays, de l'autre les hommes de lettres de l'académie de Rome; à l'extrémité opposée, la salle était occupée par une partie de la foule immense qui avait suivi Corinne. La chaise destinée pour elle était sur un gradin inférieur à celui du sénateur. Corinne, avant de s'y placer, devait, selon l'usage, en présence de cette auguste assemblée, mettre un genou en terre sur le premier degré. Elle le fit avec tant de noblesse et de modestie, de douceur et de dignité, que lord Nelvil sentit en ce moment ses yeux mouillés de larmes; il s'étonna lui-même de son attendrissement: mais au milieu de tout cet éclat, de tous ces succès, il lui semblait que Corinne avait imploré, par ses regards, la protection d'un ami, protection dont jamais une femme, quelque supérieure qu'elle soit, ne peut se passer; et il pensait en lui-même, qu'il serait doux d'être l'appui de celle à qui sa sensibilité seule rendrait cet appui nécessaire[147].»
Je laisse le discours du prince de Castel-Forte, consacré à l'éloge de Corinne, ou du moins je n'en veux citer qu'un passage où il est évident que Madame de Staël s'est peinte elle-même, et si bien que je recueille ces lignes en vous invitant à les ajouter, comme complément nécessaire, à l'essai de biographie par lequel j'ai commencé cette étude:
«Corinne est sans doute la femme la plus célèbre de notre pays, et cependant ses amis seuls peuvent la peindre; car les qualités de l'âme, quand elles sont vraies, ont toujours besoin d'être devinées; l'éclat, aussi bien que l'obscurité, peut empêcher de les reconnaître, si quelque sympathie n'aide pas à les pénétrer… Son talent d'improviser ne ressemble en rien à ce qu'on est convenu d'appeler de ce nom en Italie. Ce n'est pas seulement à la fécondité de son esprit qu'il faut l'attribuer, mais à l'émotion profonde qu'excitent en elle toutes les pensées généreuses; elle ne peut prononcer un mot qui les rappelle, sans que l'inépuisable source des sentiments et des idées, l'enthousiasme, ne l'anime et ne l'inspire[148].»
C'est bien Madame de Staël peinte par elle-même. À son insu? Je n'ose le dire.
«Corinne se leva lorsque le prince Castel-Forte eut cessé de parler; elle le remercia par une inclination de tête si noble et si douce, qu'on y sentait tout à la fois et la modestie, et la joie bien naturelle d'avoir été louée selon son cœur. Il était d'usage que le poète couronné au Capitole improvisât ou récitât une pièce de vers, avant que l'on posât sur sa tête les lauriers qui lui étaient destinés. Corinne se fit apporter sa lyre, instrument de son choix, qui ressemblait beaucoup à la harpe, mais était cependant plus antique par la forme, et plus simple dans les sons. En l'accordant, elle éprouva d'abord un grand sentiment de timidité; et ce fut avec une voix tremblante qu'elle demanda le sujet qui lui était imposé.—La gloire et le bonheur de l'Italie! s'écria-t-on autour d'elle, d'une voix unanime.—Eh bien! oui, reprit-elle, déjà saisie, déjà soutenue par son talent, La gloire, et le bonheur de l'Italie! Et se sentant animée par l'amour de son pays, elle se fit entendre dans des vers pleins de charmes, dont la prose ne peut donner qu'une idée bien imparfaite.»
«Improvisation de Corinne, au Capitole.
»Italie, empire du Soleil; Italie, maîtresse du monde; Italie, berceau des lettres, je te salue. Combien de fois la race humaine te fut soumise, tributaire de tes armes, de tes beaux-arts et de ton ciel!
»Un dieu quitta l'Olympe pour se réfugier en Ausonie; l'aspect de
ce pays fit rêver les vertus de l'âge d'or, et l'homme y parut trop
heureux pour l'y supposer coupable.
»Rome conquit l'univers par son génie, et fut reine par la liberté.
Le caractère romain s'imprima sur le monde; et l'invasion des
Barbares, en détruisant l'Italie, obscurcit l'univers entier.
»L'Italie reparut, avec les divins trésors que les Grecs fugitifs rapportèrent dans son sein; le ciel lui révéla ses lois; l'audace de ses enfants découvrit un nouvel hémisphère; elle fut reine encore par le sceptre de la pensée; mais ce sceptre de lauriers ne fit que des ingrats.
»L'imagination lui rendit l'univers qu'elle avait perdu. Les
peintres, les poètes enfantèrent pour elle une terre, un Olympe,
des enfers et des cieux; et le feu qui l'anime, mieux gardé par son
génie que par le dieu des païens, ne trouva point dans l'Europe un
Prométhée qui le ravît.
»Pourquoi suis-je au Capitole? pourquoi mon humble front va-t-il recevoir la couronne que Pétrarque a portée, et qui reste suspendue au cyprès funèbre du Tasse? pourquoi,… si vous n'aimiez assez la gloire, ô mes concitoyens! pour récompenser son culte autant que ses succès!
»Eh bien, si vous l'aimez cette gloire, qui choisit trop souvent ses victimes parmi les vainqueurs qu'elle a couronnés, pensez avec orgueil à ces siècles qui virent la renaissance des arts[149]!»
Je supprime une suite de strophes où les plus grands poètes de l'Italie sont caractérisés. Corinne, rassemblant ensuite quelques grands noms d'artistes et de savants, s'écrie:
«Michel-Ange, Raphaël, Pergolèse, Galilée, et vous, intrépides voyageurs, avides de nouvelles contrées, bien que la nature ne pût vous offrir rien de plus beau que la vôtre, joignez aussi votre gloire à celle des poètes! Artistes, savants, philosophes; vous êtes comme eux enfants de ce soleil qui tour à tour développe l'imagination, anime la pensée, excite le courage, endort dans le bonheur, et semble tout promettre ou tout faire oublier.
»Connaissez-vous cette terre, où les orangers fleurissent, que les rayons des cieux fécondent avec amour? Avez-vous entendu les sons mélodieux qui célèbrent la douceur des nuits? Avez-vous respiré ces parfums, luxe de l'air déjà si pur et si doux? Répondez, étrangers, la nature est-elle chez vous belle et bienfaisante?
»Ailleurs, quand des calamités sociales affligent un pays, les peuples doivent s'y croire abandonnés par la divinité; mais ici nous sentons toujours la protection du ciel, nous voyons qu'il s'intéresse à l'homme, et qu'il a daigné le traiter comme une noble créature.
»Ce n'est pas seulement de pampres et d'épis que notre nature est parée, mais elle prodigue sous les pas de l'homme, comme à la fête d'un souverain, une abondance de fleurs et de plantes inutiles qui, destinées à plaire, ne s'abaissent point à servir.
»Les plaisirs délicats, soignés par la nature, sont goûtés par une nation digne de les sentir; les mets les plus simples lui suffisent; elle ne s'enivre point aux fontaines de vin que l'abondance lui prépare: elle aime son soleil, ses beaux-arts, ses monuments, sa contrée tout à la fois antique et printanière; les plaisirs raffinés d'une société brillante, les plaisirs grossiers d'un peuple avide, ne sont pas faits pour elle.
»Ici, les sensations se confondent avec les idées, la vie se puise tout entière à la même source, et l'âme, comme l'air, occupe les confins de la terre et du ciel. Ici le génie se sent à l'aise, parce que la rêverie y est douce; s'il agite, elle calme; s'il regrette un but, elle lui fait don de mille chimères; si les hommes l'oppriment, la nature est là pour l'accueillir.
»Ainsi, toujours elle répare, et sa main secourable guérit toutes les blessures. Ici l'on se console des peines même du cœur, en admirant un Dieu de bonté, en pénétrant le secret de son amour; les revers passagers de notre vie éphémère se perdent dans le sein fécond et majestueux de l'immortel univers[150].»
L'accent de la joie éveille mystérieusement celui de la plainte dans toutes les âmes et sur toutes les lyres. Des régions de l'art et de la nature, où tout est gloire, paix et joie, Corinne laisse tomber sur l'humanité un regard de tristesse, et les accords de sa lyre sont un instant comme voilés; mais la vie et l'espérance prennent bientôt le dessus, et la plainte meurt à son tour dans les extases de la jeunesse et du génie:
«Peut-être un des charmes secrets de Rome est-il de réconcilier l'imagination avec le long sommeil. On s'y résigne pour soi, l'on en souffre moins pour ce qu'on aime. Les peuples du Midi se représentent la fin de la vie sous des couleurs moins sombres que les habitants du Nord. Le soleil, comme la gloire, réchauffe même la tombe.
»Le froid et l'isolement du sépulcre sous ce beau ciel, à côté de tant d'urnes funéraires, poursuivent moins les esprits effrayés. On se croit attendu par la foule des ombres; et, de notre ville solitaire à la ville souterraine, la transition semble assez douce.
»Ainsi la pointe de la douleur est émoussée, non que le cœur soit blasé, non que l'âme soit aride, mais une harmonie plus parfaite, un air plus odoriférant, se mêlent à l'existence. On s'abandonne à la nature avec moins de crainte, à cette nature dont le Créateur a dit: Les lis ne travaillent ni ne filent, et cependant, quels vêtements des rois pourraient égaler la magnificence dont j'ai revêtu ces fleurs[151]!»
Madame de Staël aborde ici, et abordera deux fois encore dans le cours de l'ouvrage, une de ces régions que la critique littéraire, ou, si l'on veut, l'esthétique de son époque, avait sévèrement interdites à tous gens faisant profession d'écrire en prose. Ce que nous venons de lire, Messieurs, c'est de la prose poétique, s'il en fut jamais. Or, la prose poétique était, il y a trente ans, l'objet des prohibitions les plus sévères. L'auteur des Martyrs en avait beaucoup introduit en fraude, ou, pour mieux dire, à main armée, en se prévalant tout simplement de la raison du plus fort, qui, même en littérature, est quelquefois la meilleure. Un talent comme le sien pouvait tout obtenir, si ce n'est de faire rapporter la loi. Elle fut maintenue, et non sans quelque apparence de raison. La prose poétique, disait-on, qui a pu rendre quelque service à la langue, comme l'a fait aussi dans son temps la cadence étudiée du style de Balzac, n'est pourtant pas un genre vrai. Bien qu'il y ait de la poésie dans tout ce qui est littéraire, la prose est un point de vue de l'esprit, la poésie en est un autre, et s'il n'est pas raisonnable d'écrire en vers un traité d'économie politique, il ne l'est pas beaucoup plus de rédiger en prose une ode ou un dithyrambe. Dans le premier cas, la forme dépasse le fond, dans le second elle reste en deçà. Quand, l'état de votre âme est essentiellement prosaïque, ou, en d'autres termes, quand la prose domine dans votre pensée, écrivez bonnement en prose; quand la poésie est à la base de vos pensées, quand c'est le côté poétique des choses qui est votre objet même, écrivez franchement en vers. En vous bornant, dans ce dernier cas, à ce qu'on appelle prose poétique, vous en faites à la fois et trop et pas assez; trop, puisque vous forcez le caractère naturel de la prose; pas assez, parce que la nature de votre pensée ou de votre inspiration appelait l'appareil entier de la poésie, je veux dire les vers; vous restez dans un entre-deux qui n'a rien de décidé, rien de vrai. Il y aurait une objection à faire à cette théorie; cette objection serait sans réplique si elle était fondée: elle consisterait à dire que, dans notre langue, la poésie complète, la poésie revêtue de tous ses attributs, armée du rythme et des consonnances, est impraticable, que le français, en un mot, n'est pas fait pour les vers. Ceux que la lecture de Boileau, de Racine et de Jean-Baptiste Rousseau n'a pu convaincre du contraire, que disent-ils depuis que Béranger, Lamartine et Victor Hugo ont renouvelé les formes de la poésie versifiée? Je l'ignore; mais pour moi, qui ai vu éclore ces beaux talents modernes, je ne regardais pas, même avant eux, la poésie comme impossible, et je crois encore moins à cette impossibilité depuis qu'ils ont paru. Si la poésie française n'est pas impossible (opinion que la nouvelle école poétique a, je crois, rendue générale), pourquoi donc la poésie ne s'écrirait-elle pas en vers? Pourquoi M. de Chateaubriand… Ah! c'est ici le pas difficile à franchir! Car il semble bien prouvé que cet illustre écrivain, le premier de nos poètes vivants, n'aurait point obtenu ce titre, et serait demeuré inférieur à lui-même, s'il eût voulu n'écrire qu'en vers… Il faut s'arrêter ici et renvoyer au chapitre de ce grand chef de la poésie contemporaine la fin de cette discussion, inséparable de son nom et du souvenir de ses écrits. Ceci est donc une digression, faiblement autorisée peut-être par deux ou trois fragments de prose poétique, épars dans le roman de Corinne. Il est certain que ce genre de style, bon ou mauvais, ne peut pas compter Madame de Staël au nombre de ses patrons. Il n'est pas moins certain qu'à l'ouïe des beaux passages que je vous ai lus, nul de vous n'a été tenté de faire un procès à la prose poétique. Laissons la question pendante, nous la retrouverons.
Les critiques du temps n'approuvèrent pas tous que le roman fût compliqué d'un voyage, ou, disaient-ils encore, le voyage compliqué d'un roman; car ils ne savaient pas bien si Corinne était surtout un roman ou surtout un voyage. Vous en jugerez probablement, Messieurs, par votre impression comme j'en juge par la mienne. J'ai voulu être de l'avis de ces critiques, et je n'ai pu y parvenir. Corinne et l'Italie m'ont paru se refléter heureusement l'une dans l'autre. Corinne est l'Italie même ou l'idéal de l'Italie; parler de l'une, c'est parler de l'autre; et lorsque Corinne célèbre son pays, elle achève de se peindre elle-même. La passion et l'action vont leur train, s'il est permis de parler ainsi, à travers ces descriptions si vives et ces discussions animées, qui mettent si bien en relief le caractère et l'esprit des deux interlocuteurs, et l'Italie ne fait jamais oublier Corinne. Je pourrais même faire remarquer, si un examen aussi détaillé m'était permis, avec quel art, tout ensemble ingénieux et ingénu, l'auteur a su rattacher l'intérêt romanesque à l'intérêt descriptif, le roman à l'étude, la peinture du cœur humain à celle des lieux et des mœurs. Je crois, au reste, que c'est en France surtout que cette combinaison a rencontré le moins d'approbation; les étrangers l'ont plutôt admirée.
Avant l'exécution, l'idée aurait pu être condamnée par des esprits judicieux; mais, on a beau dire, il y a des choses dont il faut juger par l'événement, et quelque confiance qu'il puisse avoir aux bons conseils, un écrivain doit surtout en croire son génie.
Je pourrais, par un seul exemple, montrer, ou du moins faire comprendre, comment le voyage et le roman s'entr'aident, et comment, à mesure que les sujets se succèdent, Corinne reste le sujet principal. Cet exemple, c'est la seconde improvisation de Corinne, amenée d'une manière si touchante, et qui, destinée immédiatement à rassembler les souvenirs d'un lieu célèbre, n'en est pas moins un des endroits les plus pathétiques du roman:
«Quelques souvenirs du cœur, quelques noms de femmes réclament aussi vos pleurs. C'est à Misène, dans le lieu même où nous sommes, que la veuve de Pompée, Cornélie, conserva jusqu'à la mort son noble deuil; Agrippine pleura longtemps Germanicus sur ces bords. Un jour, le même assassin qui lui ravit son époux la trouva digne de le suivre. L'île de Nisida fut témoin des adieux de Brutus et de Porcie.
»Ainsi, les femmes amies des héros ont vu périr l'objet qu'elles avaient adoré. C'est en vain que pendant longtemps elles suivirent ses traces; un jour vint qu'il fallut le quitter. Porcie se donne la mort; Cornélie presse contre son sein l'urne sacrée qui ne répond plus à ses cris; Agrippine, pendant plusieurs années, irrite en vain le meurtrier de son époux: et ces créatures infortunées, errant comme des ombres sur les plages dévastées du fleuve éternel, soupirent pour aborder à l'autre rive; dans leur longue solitude, elles interrogent le silence, et demandent à la nature entière, à ce ciel étoilé, comme à cette mer profonde, un son d'une voix chérie, un accent qu'elles n'entendront plus.
»Amour, suprême puissance du cœur, mystérieux enthousiasme qui renferme en lui-même la poésie, l'héroïsme et la religion! qu'arrive-t-il quand la destinée nous sépare de celui qui avait le secret de notre âme, et nous avait donné la vie du cœur, la vie céleste? qu'arrive-t-il quand l'absence ou la mort isolent une femme sur la terre? Elle languit, elle tombe. Combien de fois ces rochers qui nous entourent, n'ont-ils pas offert leur froid soutien à ces veuves délaissées, qui s'appuyaient jadis sur le sein d'un ami, sur le bras d'un héros[152]!»
Qu'est-ce que tous ces souvenirs sinon un douloureux gémissement de Corinne elle-même, qui pleure d'avance le malheur dont elle porte le pressentiment dans son cœur, et que tant de présages lui annoncent?
Je ne serai guère que rapporteur, Messieurs, en ajoutant que, dans ce voyage ou dans ce roman de Corinne, la littérature est mieux jugée que les arts, les mœurs que la littérature, et la société mieux sentie ou mieux décrite que la nature. C'est ici le moment de le dire: le génie de Madame de Staël n'était pas éminemment plastique, sensible à la forme, attiré par les dehors ou l'apparence extérieure des choses. Tout cela n'est pour elle qu'un accessoire plus ou moins indifférent. S'il lui arrive de remarquer les objets extérieurs (je dis à dessein remarquer et non pas observer), c'est d'un regard prompt et sommaire qui ne prend de chaque objet que son caractère général et son rapport avec le cœur humain. Peut-être Madame de Staël avait-elle une sensibilité trop profonde, une âme trop émue, pour être artiste autant qu'un écrivain peut l'être. Elle goûtait trop la société, elle en faisait dépendre une trop grande partie de son bonheur, pour que le sentiment des objets extérieurs de la nature n'y perdît pas quelque chose. Il semble qu'elle ait parlé sans le vouloir d'elle-même dans ce passage où il est question d'Oswald:
«Son goût pour les arts ne s'était point encore développé; il n'avait vécu qu'en France, où la société est tout, et à Londres, où les intérêts politiques absorbent presque tous les autres: son imagination, concentrée dans ses peines, ne se complaisait point encore aux merveilles de la nature, ni aux chefs-d'œuvre des arts[153].»
Un mot, au commencement du livre, pourrait nous avertir de ce qui nous manque dans ce voyage en Italie: «Voyager, dit l'auteur, est, quoi qu'on en puisse dire, un des plus tristes plaisirs de la vie[154].»
C'était enchérir sur ce mot bien connu d'un homme du monde: «Voyager est le premier des plaisirs insipides.»
Pour Madame de Staël, voyager n'était pas le premier, même de ces plaisirs-là. Qui parle ainsi des voyages, n'a point d'yeux, ou les a tournés en dedans. Ceux de Madame de Staël étaient tournés ainsi.
Quoique l'amour de la nature ait été, pour certaines âmes, une passion dans toute la force du terme, c'est-à-dire une souffrance, on peut dire en général qu'il faut du calme pour jouir de la nature. L'âme agitée par la passion se nourrit d'elle seule, en se dévorant. C'est quand le calme renaît, qu'on regarde autour de soi, et qu'on se nourrit par les yeux des beautés harmonieuses de la nature et de l'art. Madame de Staël en est elle-même un exemple. Dans son livre de l'Allemagne, elle parle de la nature comme une personne qui l'a regardée; toujours pathétique, son style devient pittoresque; on sent que cette âme a trouvé du loisir: du loisir! mot heureux et doux, qui mêle ensemble dans notre esprit l'idée de repos et celle de liberté!
Madame de Staël et M. de Chateaubriand ont tous les deux vécu à Rome, ont tous les deux parlé de Rome. Il serait curieux de les comparer sur ce sujet. L'idée m'en est venue à propos d'un passage de Corinne qui trahit quelque réminiscence de la lettre à M. de Fontanes: on ne peut guère, en effet, lire impunément ces magnifiques pages. Ecoutons parler Corinne:
«L'aspect de la campagne, autour de Rome, a quelque chose de singulièrement remarquable: sans doute c'est un désert, car il n'a point d'arbres ni d'habitations; mais la terre est couverte de plantes naturelles, que l'énergie de la végétation renouvelle sans cesse. Ces plantes parasites se glissent dans les tombeaux, décorent les ruines, et semblent là seulement pour honorer les morts. On dirait que l'orgueilleuse nature a repoussé tous les travaux de l'homme, depuis que les Cincinnatus ne conduisent plus la charrue qui sillonnait son sein; elle produit des plantes au hasard, sans permettre que les vivants se servent de sa richesse. Ces plaines incultes doivent déplaire aux agriculteurs, aux administrateurs, à tous ceux qui spéculent sur la terre, et veulent l'exploiter pour les besoins de l'homme: mais les âmes rêveuses, que la mort occupe autant que la vie, se plaisent à contempler cette campagne de Rome, où le temps présent n'a imprimé aucune trace; cette terre qui chérit ses morts, et les couvre avec amour des inutiles fleurs, des inutiles plantes qui se traînent sur le sol, et ne s'élèvent jamais assez pour se séparer des cendres qu'elles ont l'air de caresser[155].»
Voici maintenant une partie de ce que dit M. de Chateaubriand sur cette même campagne de Rome:
«Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone dont parle l'Ecriture; un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol. On croit y entendre retentir cette malédiction du prophète; Venient tibi duo hæc subito in die una, sterilitas et viduitas. Vous apercevez çà et là quelques bouts de voies romaines, dans des lieux où il ne passe plus personne, quelques traces desséchées des torrents de l'hiver: ces traces vues de loin ont elles-mêmes l'air de grands chemins battus et fréquentés, et elles ne sont que le lit désert d'une onde orageuse qui s'est écoulée comme le peuple romain. À peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s'élèvent des ruines d'aqueducs et de tombeaux; ruines qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d'une terre composée de la poussière des morts et des débris des empires. Souvent, dans une grande plaine, j'ai cru voir de riches moissons; je m'en approchais; des herbes flétries avaient trompé mon œil. Parfois sous ces moissons stériles vous distinguez les traces d'une ancienne culture. Point d'oiseaux, point de laboureurs, point de mouvements champêtres, point de mugissements de troupeaux, point de villages. Un petit nombre de fermes délabrées se montrent sur la nudité des champs; les fenêtres et les portes en sont fermées; il n'en sort ni fumée, ni bruit, ni habitants. Une espèce de sauvage, presque nu, pâle et miné par la fièvre, garde ces tristes chaumières, comme les spectres qui, dans nos histoires gothiques, défendent l'entrée des châteaux abandonnés. Enfin l'on dirait qu'aucune nation n'a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale, et que ces champs sont tels que les a laissés le soc de Cincinnatus, ou la dernière charrue romaine.
»… Vous croirez, peut-être, mon cher ami, d'après cette description, qu'il n'y a rien de plus affreux que les campagnes romaines? Vous vous tromperiez beaucoup; elles ont une inconcevable grandeur; on est toujours prêt, en les regardant, à s'écrier avec Virgile:
Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus,
Magna virum!
»Si vous les voyez en économiste, elles vous désoleront; si vous les contemplez en artiste, en poète, et même en philosophe, vous ne voudriez peut-être pas qu'elles fussent autrement. L'aspect d'un champ de blé ou d'un coteau de vigne ne vous donnerait pas d'aussi fortes émotions que la vue de cette terre dont la culture moderne n'a pas rajeuni le sol, et qui est demeurée antique comme les ruines qui la couvrent[156].»
Il faut en venir à cette conclusion: l'auteur de Corinne est moins un coloriste habile qu'un penseur enthousiaste et un moraliste passionné. Et même en rendant toute justice à une composition pleine d'art, à un style dont la pureté égale presque l'éclat, en plaçant Corinne, sous ces rapports déjà, au nombre des monuments de la langue française, il faut bien constater la nature des plus vives jouissances dont ce livre nous ouvre la source. Il est surtout remarquable par la riche matière qu'il fournit à la méditation morale. À ne s'en tenir qu'à la donnée principale, à l'idée mère de l'ouvrage, à cette opposition fatale entre la gloire et le bonheur dans la destinée d'une femme, entre la libre impulsion de son génie et les lois immuables de la société, mais surtout (et nous remarquons ceci davantage parce qu'on l'a moins remarqué) entre le principe esthétique représenté par Corinne et le principe moral représenté par Oswald[157], quel ouvrage peut susciter à la fois des réflexions plus sérieuses et des rêveries plus touchantes? Et combien d'idées fortes, combien de vues profondes, combien d'observations fines et piquantes, jaillissent de toutes parts, se répandent sur tous les sujets, grâce à l'opulence de son esprit dont l'émotion renouvelle incessamment les trésors. Que de mots d'une vérité saisissante, d'une naïveté profonde, dans les scènes de passion! La nature prise sur le fait ne serait pas toujours si heureuse, et ne saurait être plus vraie. Ce mot de Corinne à Oswald: «Ah! c'est de mon bonheur que vous parlez, il ne s'agit déjà plus du vôtre[158]», n'est-il pas un de ceux qu'on ne peut trouver sans beaucoup d'âme unie à beaucoup d'esprit? Et combien d'autres je pourrais citer!
On a blâmé comme une extrême inconvenance la scène théâtrale où Corinne, déjà mourante, fait lire en public ses derniers vers par une jeune fille vêtue de blanc et couronnée de fleurs, tandis qu'elle-même, assise dans un coin de la salle, recueille ses dernières forces pour goûter ce dernier triomphe. Il y a de très bonnes raisons de l'en blâmer, et personne de nous n'est bien aise qu'elle prenne ainsi congé de la vie. Mais quand on a accepté l'ensemble de ce caractère, et tant de situations qui n'en sont que le développement, on peut encore accepter cette dernière scène, et ce qui serait intolérable, si l'on nous donnait Corinne pour chrétienne, ne l'est pas dans le caractère et dans les sentiments qu'on lui prête. La douleur même, dans cette nature toute poétique, prend la forme de la poésie. La mort, cette dernière action de la vie, aura chez elle le caractère de la vie entière. Madame de Staël a fait de son héroïne ce que l'antiquité avait fait du cygne:
«Les anciens ne s'étaient pas contentés de faire du cygne un chantre mélodieux: seul entre tous les êtres, qui frémissent à l'aspect de leur destruction, il chantait encore au moment de son agonie, et préludait par des chants harmonieux à son dernier soupir. C'était, disaient-ils, près d'expirer, et faisant à la vie un adieu triste et tendre, que le cygne rendait ces accents si doux et si touchants, et qui, pareils à un léger et douloureux murmure, d'une voix basse, plaintive et lugubre, formaient son chant funèbre[159].»
Il est vrai que la dernière composition de Corinne n'est pas un léger et douloureux murmure, mais ce sont des accents bien doux et bien touchants; leur charme peut m'avoir séduit; il en a séduit bien d'autres; toutefois il me semble que le reproche d'inconvenance ne doit pas les atteindre. Corinne, à ce moment suprême, ne se donne pas en spectacle à l'Italie; elle lui dit adieu dans un langage qui, pour être poétique, ne lui en est pas moins naturel.
Ce que j'aime bien moins dans ce roman, c'est l'épisode des premières amours de lord Nelvil. L'histoire de cette intrigue avec une femme du monde fait trop disparate dans cette histoire d'une grande passion; le roman déteint sur le poème; et cet attachement frivole, où il n'y a ni pureté ni enthousiasme, fait plus de tort à lord Nelvil, au moins poétiquement parlant, que son ingratitude envers Corinne.
Encore cette fois, j'ai peine à me séparer de mon sujet; il me semble que je vous dois encore la citation de quelques-unes de ces pensées fortes et de ces traits lumineux, perçants, qu'on rencontre à toutes les pages de Corinne; mais ce serait m'imaginer que vous n'avez pas lu Corinne ou que vous ne la lirez pas. Néanmoins ce qui porte si souvent chez Madame de Staël le caractère d'une révélation intérieure ou d'apparition de la vérité, mérite au moins qu'on l'indique. Corinne est toute brillante de cette sorte d'éclairs, et je n'en connais pas d'exemple plus digne d'être cité que ces paroles d'Oswald:
«Sans doute le repentir est une belle chose, et j'ai besoin, plus que personne, de croire à son efficacité; mais le repentir qui se répète fatigue l'âme; ce sentiment ne régénère qu'une fois. C'est la rédemption qui s'accomplit au fond de notre âme: et ce grand sacrifice ne peut se renouveler[160].»
Les moralistes les plus célèbres n'ont rien dit peut-être de plus profond; et si Madame de Staël n'était pas chrétienne à l'époque où elle écrivit Corinne, le mot n'en a que plus de prix.
Du caractère de M. Necker et de sa vie privée. De l'Allemagne.
Le morceau intitulé: Du caractère de M. Necker et de sa vie privée, parut en 1804, ainsi entre Delphine et Corinne. Nous l'avons laissé en arrière; il ne convient pourtant pas de le passer sous silence. À l'époque où il parut, bien des lecteurs furent peut-être plus frappés de l'exagération de l'éloge, que des beautés de l'ouvrage; le compte qu'il fallait tenir et qu'ils croyaient avoir tenu d'un deuil récent, ne les empêcha pas de se récrier sur bien des passages et sur le ton général de cet écrit. Ils ne pardonnaient pas à Madame de Staël d'avoir dit que «les facultés de M. Necker n'ont jamais eu d'autres bornes que ses vertus,» et que «son souvenir fera dans le dernier siècle une trace lumineuse, éthérée, une trace qui part de la terre et se continue dans le ciel,» ni surtout de s'être écriée, en parlant de la jeunesse de son père: «Ce temps où je me le représentais si jeune, si aimable, si seul! ce temps où nos destinées auraient pu s'unir pour toujours, si le sort nous avait créés contemporains[161];» observation, en effet, plus singulière qu'agréable, et que le souvenir de Madame Necker aurait pu faire supprimer. Mais les censeurs, à qui quelques phrases de ce genre fermaient les yeux sur ce que cet écrit a de touchant et de noble, étaient moins justes que les lecteurs qui n'en surent voir que les beautés, et il y a plus de risque à les suivre qu'a souscrire à ce jugement, un peu enthousiaste, de Benjamin Constant:
«Je viens de relire l'introduction qu'elle a placée à la tête des manuscrits de son père. Je ne sais si je me trompe, mais ces pages me semblent plus propres à la faire apprécier, à la faire chérir de ceux mêmes qui ne l'ont pas connue que tout ce qu'elle a publié de plus éloquent, de plus entraînant sur d'autres sujets; son âme et son talent s'y peignent tout entiers. La finesse de ses aperçus, l'étonnante variété de ses impressions, la chaleur de son éloquence, la force de sa raison, la vérité de son enthousiasme, son amour pour la liberté et pour la justice, sa sensibilité passionnée, la mélancolie qui souvent la distinguait, même dans ses productions purement littéraires, tout ici est consacré à porter la lumière sur un seul foyer, à exprimer un seul sentiment, à faire partager une pensée unique. C'est la seule fois qu'elle ait traité un objet avec toutes les ressources de son esprit, toute la profondeur de son âme, et sans être distraite par quelque idée étrangère. Cet ouvrage, peut-être, n'a pas encore été considéré sous ce point de vue: trop de différences d'opinions s'y opposaient pendant la vie de Madame de Staël. La vie est une puissance contre laquelle s'arment, tant qu'elle dure, les souvenirs, les rivalités et les intérêts; mais quand cette puissance est brisée, tout ne doit-il pas prendre un autre aspect? Et si, comme j'aime à le penser, la femme qui a mérité tant de gloire et fait tant de bien est aujourd'hui l'objet d'une sympathie universelle et d'une bienveillance unanime, j'invite ceux qui honorent le talent, respectent l'élévation, admirent le génie et chérissent la bonté, à relire aujourd'hui cet hommage tracé sur le tombeau d'un père par celle que ce tombeau renferme maintenant[162].»
Nous ne raconterons pas après Madame de Staël la piquante histoire du livre De l'Allemagne. Mais tous les livres ont une double histoire; leurs aventures (fata) à dater de leur publication n'ont pas plus d'intérêt, en ont moins peut-être, que les faits qui ont précédé et préparé leur apparition. Comment est venue à l'auteur la première idée de son œuvre, et comment cette œuvre s'est formée dans son esprit et sous sa main, c'est là ce que nous voudrions savoir, et ce que l'écrivain ne nous dira point, car il faudrait, à l'ordinaire, le lui apprendre à lui-même. Autant que nous pouvons l'entrevoir, le livre dont nous parlons était une entreprise de réaction contre le triple despotisme d'un homme en politique, d'une secte en philosophie, d'une tradition en littérature. C'était un de ces bateaux de sauvetage qu'au fort de la tempête on emploie courageusement au salut d'un équipage en détresse. Cet équipage, c'était la France, dont toutes les libertés, dans l'opinion de Madame de Staël, périssaient à la fois. Persuadée que les nations sont appelées à se guider alternativement, elle allait, cette fois, demander à l'Allemagne, à l'Allemagne humiliée et vaincue, le salut de la France. Cette œuvre, où il y avait plus de patriotisme que d'amour-propre national, reçut de la police de Bonaparte un caractère qu'elle ne devait pas avoir; le pilon du général Savary la frappa, en quelque sorte, d'anachronisme; l'hommage aux vaincus de 1810 devint un hommage aux vainqueurs, et Madame de Staël se trouva jetée, contre toutes ses habitudes, dans le parti du plus fort. Si l'orgueil triomphant n'avait pas consenti, selon l'expression du duc de Rovigo, à chercher des modèles chez l'étranger, l'orgueil blessé était moins disposé encore à demander des exemples au vainqueur. Quelque chose, néanmoins, de plus fort que l'orgueil, la force des choses, le mouvement général de la pensée, ménageait des succès certains, non seulement au livre, mais à l'entreprise de Madame de Staël. En compensation de l'à-propos que le pilon avait effacé, il y en avait un autre, et, en dépit de tout, les doctrines de cet ouvrage devaient être populaires. Elles le devinrent en effet, et l'on oublia presque entièrement que ce panégyrique de l'Allemagne avait dû faire retentir en Allemagne et dans toute l'Europe un appel à la résistance. La police de Bonaparte l'avait mieux compris, lorsque, après avoir exercé sur cet ouvrage la pénétration et la vigilance des censeurs, elle avait pris le parti de le détruire.
Il y a, plus ou moins, franchise du port pour les reproches qu'un écrivain distingué adresse à sa propre nation. Madame de Staël disait beaucoup de mal des Français dans ce livre sur l'Allemagne; mais en les reconnaissant pour le peuple le plus spirituel et le plus aimable de la terre, elle s'assurait le droit de lui nier tout le reste. Elle ne s'en est pas prévalue à la rigueur; mais il faut avouer qu'elle a traité fort sévèrement la nation qu'au fond du cœur elle aimait passionnément. En revanche, elle relevait, tout ce que le caractère allemand a de qualités solides et de mérite essentiel; mais les critiques qui tempéraient ces éloges, étaient de celles dont la vanité nationale ne prend pas aisément son parti; et chaque nation, même l'allemande, a sa vanité. J'ai quelque raison de croire qu'on lui pardonna difficilement, de l'autre côté du Rhin, des jugements comme ceux-ci:
«On a beaucoup de peine à s'accoutumer, en sortant de France, à la lenteur et à l'inertie du peuple allemand: il ne se presse jamais, il trouve des obstacles à tout; vous entendez dire en Allemagne c'est impossible, cent fois contre une en France. Quand il est question d'agir, les Allemands ne savent pas lutter avec les difficultés[163].
Les Allemands, à quelques exceptions près, sont peu capables de réussir dans tout ce qui exige de l'adresse et de l'habileté: tout les inquiète, tout les embarrasse[164].
Il y a dans ce pays plus d'imagination que de sensibilité[165].
On est plus irrité contre les Allemands, quand on les voit manquer d'énergie, que contre les Italiens, dont la situation politique a depuis plusieurs siècles affaibli le caractère. Les Italiens conservent toute leur vie, par leur grâce et leur imagination, des droits prolongés à l'enfance; mais les physionomies et les manières rudes des Germains semblent annoncer une âme ferme, et l'on est désagréablement surpris quand on ne la trouve pas. Enfin, la faiblesse du caractère se pardonne quand elle est avouée, et, dans ce genre, les Italiens ont une franchise singulière qui inspire une sorte d'intérêt, tandis que les Allemands, n'osant confesser cette faiblesse qui leur va si mal, sont flatteurs avec énergie et vigoureusement soumis[166].»
Telle est la part du blâme dans le jugement que porte Madame de Staël sur la nation allemande; les reproches sont sérieux et durent être sentis; mais, après tout, c'est une question de savoir si quelques Allemands n'eurent pas plus de peine à lui pardonner ses éloges que ses critiques.
À travers beaucoup de clameurs et le cliquetis des armes qui se croisaient pour et contre le livre nouveau, ce livre atteignit son but, au moins en ce qui concerne la littérature et les doctrines littéraires. Il concourut énergiquement avec le mouvement qui déjà commençait à entraîner les esprits. Il inaugura, en littérature, une ère nouvelle. Le livre De l'Allemagne fut, pour les jeunes talents et pour tous les jeunes esprits, comme un navire sur lequel ils purent s'approcher assez d'un nouveau rivage pour en recueillir les émanations enivrantes et les arômes inconnus. Cette littérature, quoique étrangère, quoique étonnante, semblait éveiller d'anciens souvenirs, et ranimer des impressions effacées. Cette Allemagne était une sœur oubliée, par qui des traditions de famille, perdues ailleurs, avaient été conservées. Et puis, elle semblait apporter la liberté dans l'art, en élargir l'enceinte, en multiplier les ressources, et la nouvelle génération, fatiguée d'un classicisme qui n'était plus que l'écho d'un écho, s'imagina (c'est une illusion de la jeunesse) en retrouvant la liberté, avoir tout retrouvé. En mal ou en bien, l'influence du livre de Madame de Staël fut capitale. Il mit fin à l'isolement de deux grandes nations voisines; il révéla, pour la première fois, l'Allemagne à la France. Tout le monde, en Allemagne, n'en voulut pas convenir; mais voici ce que Goethe a écrit dans sa vieillesse:
«Ce livre doit être considéré comme une puissante artillerie qui pratiqua dans cette espèce de muraille de la Chine que des préjugés surannés avaient élevée entre les deux peuples, une large brèche, si bien qu'au delà du Rhin, et bientôt au delà du canal, on s'informa plus exactement de nous, ce qui ne pouvait manquer de nous assurer une grande influence sur tout l'occident de l'Europe.»
Nous l'avons vu, Madame de Staël voulait emprunter à l'Allemagne pour enrichir la France. Le rejeton nouveau qu'elle aspirait à greffer sur l'arbre de la civilisation française, n'était autre chose que l'enthousiasme, dont il lui semblait que le principe était mort dans les cœurs français. Mais elle exécuta ce dessein en femme d'esprit, sans l'afficher, sans l'annoncer, sans y enchaîner sa pensée. Traitant sa nation comme un de ces malades pour qui un changement d'air est le premier remède, elle fit faire à l'esprit français le voyage d'Allemagne. Comme un guide plein de zèle, dont la propre curiosité est à peine encore satisfaite, et dont l'opinion n'est pas fixée sur tous les points, elle exposa l'Allemagne comme quelqu'un qui l'étudiait encore, quoique les grands traits de la physionomie de ce pays fussent déjà fortement dessinés dans sa pensée. L'ouvrage n'a rien de polémique ni d'agressif, rien même qui sente le parti pris et l'intention arrêtée; on n'y sent partout qu'une étude calme et désintéressée. Ceci n'est point un artifice. Madame de Staël n'a ni plus ni moins de préoccupation qu'elle n'en montre. Elle ne prêche pas l'enthousiasme allemand, elle ne prêche pas l'Allemagne, elle ne prêche rien. Sa candeur et son impartialité sont exemplaires. Elle veut avant tout faire connaître l'Allemagne à la France, dans son faible comme dans son fort, dans ce qui est bon à laisser comme dans ce qui est bon à prendre; et il faut bien le dire, Madame de Staël a trop d'esprit pour donner dans l'admiration niaise, est trop française aussi pour que tout lui plaise chez les Allemands. Elle croit sans doute que les peuples sont faits pour se guider mutuellement, que chacun possède quelque avantage qui lui est propre, et que l'Allemagne, dans le moment actuel, a quelque chose à donner à la France; mais si des relations plus suivies entre les deux peuples lui paraissent désirables, désirables surtout pour son pays, elle croit nécessaire avant tout qu'ils se connaissent bien l'un l'autre; elle n'a rien, pour le moment, plus à cœur, et aussi, dans ce portrait de l'Allemagne, est-elle sincère sans le moindre effort.
Mais est-elle vraie? A-t-elle bien vu, a-t-elle bien jugé l'Allemagne? Vous avez entendu l'opinion de Goethe; j'ignore si cette opinion est la plus générale; j'ai, pour ma part, rencontré plus de gens disposés à la contredire qu'empressés à la soutenir. La mauvaise humeur de plusieurs va jusqu'à savoir peu de gré à Madame de Staël de son intention même. Elle a loué, disent-ils, ce qu'il eût fallu blâmer; elle a blâmé ce qu'il fallait louer. Je m'étonnerais que son dessein eût été mieux accueilli. L'orgueil national, parfaitement égal à lui-même d'un pays à l'autre, et ne présentant de différences que celles de la forme ou de l'accent, empreint de fatuité en France, de dédain en Angleterre, en Allemagne de rudesse, l'orgueil national a constamment récusé les jugements de l'étranger. Rien de plus intraitable, de moins raisonnable qu'un orgueil qui peut dire: nous, et qui semble n'être exigeant que pour le compte d'autrui. Je le récuse à mon tour, et je crois bien faire. Après quoi, tout n'irait pas mal si l'insuffisance de mon savoir, ou, pour parler plus exactement, mon ignorance, ne me contraignait pas à me récuser moi-même. Mais ne puis-je, à défaut d'un jugement en forme que je ne me permets pas, vous dire au moins mes impressions?
Je ne reproche pas à Madame de Staël de n'avoir pas procédé par analyse. Cette méthode, qui paraît excellente parce qu'elle ne permet pas de rien omettre, a souvent le désavantage, en disant tout, de ne rien dire; j'entends rien d'intime, de singulier, de saisissant. L'individualité, personnelle et même nationale, reste en dehors de toutes les analyses, et ce n'est pas non plus la méthode des peintres. Voyez Saint-Simon: son unique méthode est de n'en point avoir, et sa confusion ressemble beaucoup plus à la vie qu'aucune analyse. La libre allure de Madame de Staël ne la sert guère moins bien. Il ne serait pas toujours facile de dire pourquoi tel sujet succède à tel autre; mais, quand on arrive à la fin, il reste une impression vive, celle que laisse la rencontre d'une personnalité distincte, de ce je ne sais quoi qui ne ressemble qu'à soi, et qu'aucun nom appellatif, qu'aucune épithète ne désignerait à notre gré. Est-ce l'Allemagne? Mais si ce n'est pas l'Allemagne, où donc un objet imaginaire aurait-il pris cette empreinte si vive d'individualité, cette physionomie si personnelle, où l'on sent, à ne pouvoir s'y tromper, que tout est homogène, que tout se tient, que tout s'enchaîne? Un poète du dix-huitième siècle a dit des écrivains de Port-Royal:
Ils ont eu l'art de bien connaître L'homme qu'ils ont imaginé[167].
Madame de Staël, à son tour, aurait-elle eu l'étrange secret de bien connaître une Allemagne qui n'existait pas? Le faux peut-il avoir cet air-là? peut-il faire cette impression? Nous n'en croyons rien. Pour autant que nous connaissons l'Allemagne, nous croyons que Madame de Staël l'a bien connue, l'a bien exprimée; mais nous ne croyons pas qu'elle l'ait approfondie.
L'époque où elle visita cette grande nation ne pouvait pas la lui manifester tout entière. Bien des germes, qui s'éveillèrent plus tard, sommeillaient. On peut dire, en un sens figuré, que Madame de Staël visita l'Allemagne en hiver, lorsqu'une neige épaisse couvrait et réchauffait le sol. Madame de Staël n'avait pas pu non plus pénétrer jusqu'au fond de la société; en tout pays, et peut-être en Allemagne plus qu'ailleurs, les hautes classes ne représentent qu'imparfaitement l'esprit national; elles ont quelque chose de cosmopolite et parfois d'étranger dans leur propre pays qui vous désappointe et vous déconcerte. Et au reste, ni la société vue à ses divers étages, ni la littérature contemporaine, ni les idées dominantes ne révèlent tout le secret de l'individualité nationale. Aucun peuple ne montre à la fois tout ce qu'il est; chaque moment ne révèle de lui qu'une partie. L'histoire du peuple, l'étude de sa langue sont, en tout temps, un complément d'information indispensable. Ceci, je l'avoue, suppose ce qui est en question pour plusieurs, savoir: qu'un peuple, aussi bien qu'un individu, est doué de l'identité personnelle, et que ses différents états, en se succédant, se rattachent à un moi constant et inaltérable. Il est vrai que je crois à cette identité, quoique je ne puisse méconnaître avec quelle rapidité le type moral d'une nationalité s'altère chez les individus expatriés, ou du moins chez leurs premiers descendants. Mais, sous des formes et dans des conditions différentes, l'identité morale d'une nation est aussi réelle que celle d'un individu; la véritable unité de son histoire est l'unité de son caractère, et sa langue, formée en même temps et d'un même effort que son caractère, en est à la fois le monument, le garant et la sauvegarde. C'est en interrogeant ces deux témoins que Madame de Staël aurait sondé le caractère et discerné la vocation de la race allemande; et des traits qui lui ont échappé auraient vivement attiré son attention. Je suis peu disposé à en croire sur parole l'exaltation patriotique de certains écrivains allemands, au dire desquels la nation aurait inventé tous les sentiments nobles et délicats dont s'honore et s'embellit la civilisation moderne. N'en ai-je pas vu qui transportaient sans façon au germanisme, religion de leur façon, tous les bienfaits dont l'Europe entière, cis et transatlantique, s'accorde à faire honneur au christianisme? Mais il n'est guère possible de méconnaître l'importance morale d'une race dont le mélange avec la race celtique et la race romaine a décidément, sous les auspices du christianisme, créé le moyen âge et les nationalités modernes. Si l'élément latin est partout, l'élément teutonique est partout aussi; mais sans doute c'est en Allemagne qu'il faut surtout le chercher. Et ce n'est pas assez de vanter, avec Madame de Staël, cette loyauté de caractère, qui répond, chez l'Allemand, à la générosité du Français, à la dignité de l'Anglais; il y a des traits plus distinctifs et plus profonds. Il en est qu'on ne peut presque nommer qu'au moyen de la langue allemande: c'est ce je ne sais quoi de généralement humain (allgemein menschlich) dans le caractère et surtout dans l'esprit, qui permet à l'Allemand de tout comprendre, qui l'autorise à dire avec le poète: Homo sum et nihil humani a me alienum puto, qui lui permet de se dépayser plus facilement que tout autre peuple, et l'assimile si rapidement à l'indigène du pays où il est transplanté. Ce qu'il y a de cosmopolite chez les différents peuples leur vient du christianisme et de l'Allemagne. L'Allemagne peut, sans aucune mauvaise allusion, être considérée en Europe comme l'Empire du milieu; elle l'est au point de vue moral comme au point de vue géographique.
Je ne relève qu'un trait; il en est d'autres sans doute: je voulais faire entendre seulement que l'étude de Madame de Staël n'a pas tout approfondi, ni même tout embrassé. Mais si son analyse du caractère allemand laisse à désirer quelque chose, elle a rendu avec un singulier bonheur la physionomie de cette nation, par où je n'entends pas seulement les dehors de la vie allemande, mais ses préjugés, ses habitudes intellectuelles et le mouvement de sa pensée. Quoiqu'elle ne ménage pas la vérité à ce peuple, on sent qu'elle le traite avec affection: la louange est sérieuse; le blâme tempéré, autant qu'il se peut, par l'enjouement. J'ai dit l'enjouement, et non l'ironie; car les Allemands, qui comprennent peu l'ironie, soit dit à leur honneur, la supportent mal, quand ils l'ont comprise.
Les conseils ressemblent trop aux censures pour être beaucoup mieux reçus; or tous ceux que renferme le livre De l'Allemagne ne sont pas à l'adresse des Français; plusieurs, et des meilleurs, sont adressés aux Allemands eux-mêmes. Madame de Staël avait à cœur de voir cette grande nation s'emparer de tous ses avantages, et s'assurer une influence nécessaire au salut de l'Europe entière. Il serait difficile de méconnaître cette pensée dans les passages suivants, où le conseil, en prenant la forme d'une simple observation de fait, a plus de discrétion, sans avoir moins de force:
«L'imagination, qui est la qualité dominante de l'Allemagne artiste et littéraire, inspire la crainte du péril, si l'on ne combat pas ce mouvement naturel par l'ascendant de l'opinion et l'exaltation de l'honneur. En France, déjà même autrefois, le goût de la guerre était universel; et les gens du peuple risquaient volontiers leur vie, comme un moyen de l'agiter, et d'en sentir moins le poids. C'est une grande question de savoir si les affections domestiques, l'habitude de la réflexion, la douceur même de l'âme, ne portent pas à redouter la mort; mais si toute la force d'un état consiste dans son esprit militaire, il importe d'examiner quelles sont les causes qui ont affaibli cet esprit dans la nation allemande. Trois mobiles principaux conduisent d'ordinaire les hommes au combat: l'amour de la patrie et de la liberté, l'amour de la gloire, et le fanatisme de la religion[168].»
Ces trois mobiles, selon Madame de Staël, ont perdu leur force en Allemagne, et n'en ont plus assez pour déterminer, à eux seuls du moins, la résolution qu'elle appelait de tous ses vœux, disons la chose comme elle est, l'énergique résistance à la France, dont l'auteur osait donner le signal, elle Française, dans un livre imprimé en France. Je ne veux pas supprimer la fin du chapitre:
«Les institutions politiques peuvent seules former le caractère d'une nation; la nature du gouvernement de l'Allemagne était presque en opposition avec les lumières philosophiques des Allemands. De là vient qu'ils réunissent la plus grande audace de pensée au caractère le plus obéissant. La prééminence de l'état militaire et les distinctions de rang les ont accoutumés à la soumission la plus exacte dans les rapports de la vie sociale; ce n'est pas servilité, c'est régularité chez eux que l'obéissance; ils sont scrupuleux dans l'accomplissement des ordres qu'ils reçoivent, comme si tout ordre était un devoir. Les hommes éclairés de l'Allemagne se disputent avec vivacité le domaine des spéculations, et ne souffrent dans ce genre aucune entrave; mais ils abandonnent assez volontiers aux puissants de la terre tout le réel de la vie. Ce réel, si dédaigné par eux, trouve pourtant des acquéreurs qui portent ensuite le trouble et la gêne dans l'empire même de l'imagination. L'esprit des Allemands et leur caractère paraissent n'avoir aucune communication ensemble: l'un ne peut souffrir de bornes, l'autre se soumet à tous les jougs; l'un est très entreprenant, l'autre très timide; enfin, les lumières de l'un donnent rarement de la force à l'autre, et cela s'explique facilement. L'étendue des connaissances dans les temps modernes ne fait qu'affaiblir le caractère, quand il n'est pas fortifié par l'habitude des affaires et l'exercice de la volonté. Tout voir et tout comprendre est une grande raison d'incertitude; et l'énergie de l'action ne se développe que dans ces contrées libres et puissantes, où les sentiments patriotiques sont dans l'âme comme le sang dans les veines, et ne se glacent qu'avec la vie[169].»
Ailleurs nous lisons, et ceci peut passer pour un conseil:
«L'esprit de chevalerie règne encore chez les Allemands, pour ainsi dire, passivement; ils sont incapables de tromper, et leur loyauté se retrouve dans tous les rapports intimes; mais cette énergie sévère, qui commandait aux hommes tant, de sacrifices, aux femmes tant de vertus, et faisait de la vie entière une œuvre sainte où dominait toujours la même pensée, cette énergie chevaleresque des temps jadis n'a laissé dans l'Allemagne qu'une empreinte effacée. Rien de grand ne s'y fera désormais que par l'impulsion libérale qui a succédé dans l'Europe à la chevalerie[170].»
Il ne tient plus qu'à l'Autriche de prendre pour un conseil le passage suivant:
«Il y a deux routes à prendre en toutes choses: retrancher ce qui est dangereux, ou donner des forces nouvelles pour y résister. Le second moyen est le seul qui convienne à l'époque où nous vivons; car l'innocence ne pouvant être de nos jours la compagne de l'ignorance, celle-ci ne fait que du mal. Tant de paroles ont été dites, tant de sophismes répétés, qu'il faut beaucoup savoir pour bien juger, et les temps sont passés où l'on s'en tenait en fait d'idées au patrimoine de ses pères. On doit donc songer, non à repousser les lumières, mais à les rendre complètes, pour que leurs rayons brisés ne présentent point de fausses lueurs. Un gouvernement ne saurait prétendre à dérober à une grande nation la connaissance de l'esprit qui règne dans son siècle; cet esprit renferme des éléments de force et de grandeur, dont on peut user avec succès quand on ne craint pas d'aborder hardiment toutes les questions: on trouve alors dans les vérités éternelles des ressources contre les erreurs passagères, et dans la liberté même le maintien de l'ordre et l'accroissement de la puissance[171].»
Mais de tous les conseils que les Allemands purent trouver dans ce livre, le plus caractéristique et le plus spirituellement donné est celui que développe le chapitre intitulé: Des étrangers qui veulent imiter l'esprit français. Etre soi-même était aux yeux de Madame de Staël la première condition de la force; être un autre que soi-même lui paraissait à bon droit un principe de faiblesse. Le travers de l'imitation, la recherche des qualités étrangères et des grâces qui n'ont de la grâce qu'à condition d'être naturelles, c'était, à son avis, un grand tort et un grand malheur; elle n'ajoute pas: une peine perdue et un grand ridicule, mais elle le fait bien sentir. Je cite quelques passages:
«Les étrangers, quand ils veulent imiter les Français, affectent plus d'immoralité, et sont plus frivoles qu'eux, de peur que le sérieux ne manque de grâce, et que les sentiments ou les pensées n'aient pas l'accent parisien.
»L'esprit allemand s'accorde beaucoup moins que tout autre avec cette frivolité calculée;… il a besoin d'approfondir pour comprendre; il ne saisit rien au vol, et les Allemands auraient beau, ce qui certes serait dommage, se désabuser des qualités et des sentiments dont ils sont doués, que la perte du fond ne les rendrait pas plus légers dans les formes, et qu'ils seraient plutôt des Allemands sans mérite que des Français aimables.
»L'Ascendant des manières des Français a préparé peut-être les étrangers à les croire invincibles. Il n'y a qu'un moyen de résister à cet ascendant: ce sont des habitudes et des mœurs nationales très décidées. Dès qu'on cherche à ressembler aux Français, ils l'emportent en tout sur tous.
»L'imitation des étrangers, sous quelque rapport que ce soit, est un défaut de patriotisme[172].»
Elle retourne contre lui-même, d'une manière piquante, le travers qu'elle veut détruire. Les Français peuvent être flattés qu'on les imite; mais l'imitation en elle-même leur déplaît; ce qu'ils demandent à l'étranger, ce n'est pas leur propre image, ce sont des mœurs originales et vraiment étrangères à leur égard:
«Les Français, hommes d'esprit, lorsqu'ils voyagent, n'aiment point à rencontrer, parmi les étrangers, l'esprit français, et recherchent surtout les hommes qui réunissent l'originalité nationale à l'originalité individuelle.»
Et elle ajoute:
«Il n'y a point de nature, point de vie dans l'imitation: et l'on pourrait appliquer, en général, à tous ces esprits, à tous ces ouvrages imités du français, l'éloge que Roland, dans l'Arioste, fait de sa jument qu'il traîne après lui: Elle réunit, dit-il, toutes les qualités imaginables, mais elle a pourtant un défaut, c'est qu'elle est morte[173].»
Rien n'était mieux d'accord avec ce conseil qu'un livre destiné tout entier à prouver que les Allemands, pour bien faire, n'avaient qu'à se ressembler, et qu'ils ne pouvaient que perdre à échanger, au cas qu'un tel échange soit possible, leurs qualités contre celles de toute autre nation. La majeure partie du livre aboutit à cette démonstration. Mais c'est surtout dans la littérature et dans la philosophie que Madame de Staël voit se manifester la supériorité de l'Allemagne. Ces deux parties de l'ouvrage n'ont pourtant pas été les mieux accueillies dans le pays à l'honneur duquel elles paraissent consacrées. Je suis bien loin de penser qu'elles ne laissent rien à désirer. On cherche dans la première des idées générales mieux circonscrites, mieux arrêtées. Ce que dit l'auteur de la poésie en général, du romantisme en particulier, a pu sembler très fort à l'époque où le livre parut, et doit paraître aujourd'hui bien vague. Ces choses, pourtant, ne parurent alors que trop précises à certains critiques du pays de l'auteur. Dire que le raisonnement combiné avec l'éloquence n'est point encore de la poésie[174], souscrire à ce principe de l'esthétique allemande qui ne veut point voir dans l'imitation de la nature, mais dans le beau idéal, le principal objet de l'art[175], c'était, à l'égard de la France, professer des nouveautés hardies, et jeter dans le sol de la littérature des germes féconds. Les appréciations des auteurs et des ouvrages sont spirituelles, délicates, et font preuve souvent d'une rare pénétration; les analyses sont pleines de mouvement et de vie, et les passages cités sont traduits avec un grand talent; le respect du génie, le naïf sentiment du beau, éclairent tous les pas de l'écrivain, et nulle part le préjugé français ne lui fait méconnaître des beautés véritables, ni l'engouement, la méprise de la nouveauté ou une docilité de néophyte ne lui fait prendre, comme à tant d'autres, quelque idole difforme pour une divinité. Après cela, il ne coûte rien d'avouer que tout le monde, dans un certain sens, en sait plus sur ces sujets que Madame de Staël n'en pouvait savoir alors. Nous en savons même un peu trop pour notre plaisir; et nous aurions raison d'envier à la génération que représentait Madame de Staël, la fraîcheur de ses impressions. Quoi qu'il en soit, ce qu'elle écrivit il y a trente ans était neuf alors; il y avait du mérite à le penser, et si les paradoxes de 1810 sont aujourd'hui des axiomes, il n'y a pas là, ce me semble, la matière d'une critique.
Il n'y a pas de justice non plus à reprocher à celui qui, le premier, met une idée en circulation, de ne lui avoir pas donné l'expression la plus rigoureuse, la formule la plus parfaite. Inventer n'est pas si commun qu'il ne faille faire grâce de quelque chose aux inventeurs. Je sais qu'on n'y est pas trop disposé, et qu'il faudrait, pour contenter certaines gens, avoir tout vu, tout prévu, n'avoir failli en rien. Je sais aussi que cette injustice finit par être utile, et que les ennemis d'une idée nouvelle sont ceux qui ont mission de la mûrir et de la perfectionner; mais il vaudrait toujours mieux ne pas arriver à la vérité par l'injustice. Toutefois, il est très vrai que les critiques passionnées, amères, étroites, dont le livre De l'Allemagne fut l'objet en France et en Allemagne, ont été, pour les doctrines de ce livre, autant de filtres où elles se sont épurées. Nous sommes tous, aujourd'hui, bien au delà de ces doctrines; aux moins hardis elles paraissent timides; la critique, l'esthétique ont obtenu de nouvelles bases, et si l'ouvrage de Madame de Staël ne les a pas fournies, ne les a pas indiquées, il a certainement obligé cette science et cet art à se constituer sur des principes nouveaux.
Ne dirons-nous rien de l'aménité charmante de Madame de Staël dans la critique? Certes, si dans ce périlleux métier la forme pouvait jamais emporter le fond, tant d'équité, tant de ménagement aurait dû faire tout passer. On dit que la brutalité vaut mieux; je n'en croirai rien jusqu'à la preuve, et la preuve est encore bien loin. Qu'on soit sans miséricorde pour le charlatanisme avéré, rien de mieux: mais je ne croirai jamais qu'il soit nécessaire de traiter le génie sans respect et sans ménagement. C'est surtout au milieu d'un peuple spirituel, accoutumé à entendre à demi-mot, que la brutalité serait inexcusable. Louer Madame de Staël de s'en être abstenue, ce serait lui faire injure; mais ce dont on peut la louer, c'est d'avoir su réunir à la plus parfaite sincérité la plus aimable douceur: Suaviter in modo, fortiter in re. Vous rappelez-vous de quelle manière elle critique l'épisode de Cidli et Semida dans le poème du Messie?
«Il faut l'avouer, dit-elle, il résulte un peu de monotonie d'un sujet continuellement exalté; l'âme se fatigue par trop de contemplation, et l'auteur aurait quelquefois besoin d'avoir affaire à des lecteurs déjà ressuscités, comme Cidli et Semida[176].»
Toutes les critiques ne comportent pas ces tours enjoués: mais dans le ton le plus sérieux, elle ne met jamais ni dureté, ni sarcasme. Il fallait bien que le reproche d'obscurité que Madame de Staël, en bonne Française, ne pouvait s'empêcher de faire aux écrivains allemands, trouvât sa place quelque part; mais pouvait-on y mettre à la fois plus de modération et de franchise que dans les passages suivants:
«Les lecteurs allemands considèrent un moindre degré d'obscurité comme la clarté même, et les écrivains ne donnent pas toujours aux ouvrages de l'art cette lucidité frappante qui leur est si nécessaire[177].»
«Les Allemands de la nouvelle école pénètrent avec le flambeau du génie dans l'intérieur de l'âme. Mais quand il s'agit de faire entrer leurs idées dans la tête des autres, ils en connaissent mal les moyens; ils se mettent à dédaigner, parce qu'ils ignorent, non la vérité, mais la manière de la dire. Le dédain, excepté pour le vice, indique presque toujours une borne dans l'esprit; car, avec plus d'esprit encore, on se serait fait comprendre, même des esprits vulgaires, ou du moins on l'aurait essayé de bonne foi[178]… Quand il s'agit de la métaphysique transcendante, aucun aperçu, quelque vague qu'il soit, n'est à dédaigner, tous les pressentiments peuvent guider, tous les à-peu-près sont encore beaucoup. Il n'en est pas ainsi des affaires de ce monde: il est possible de les savoir, il faut donc les présenter avec clarté. L'obscurité dans le style, lorsqu'on traite des pensées sans bornes, est quelquefois l'indice de l'étendue même de l'esprit: mais l'obscurité dans l'analyse des choses de la vie prouve seulement qu'on ne les comprend pas[179].»
«Les Allemands se plaisent dans les ténèbres; souvent ils remettent dans la nuit ce qui était au jour, plutôt que de suivre la route battue; ils ont un tel dégoût pour les idées communes, que, lorsqu'ils se trouvent dans la nécessité de les retracer, ils les environnent d'une métaphysique abstraite qui peut les faire croire nouvelles jusqu'à ce qu'on les ait reconnues. Les écrivains allemands ne se gênent point avec leurs lecteurs; leurs ouvrages étant reçus et commentés comme des oracles, ils peuvent les entourer d'autant de nuages qu'il leur plaît; la patience ne manquera point pour écarter ces nuages; mais il faut qu'à la fin on aperçoive une divinité; car ce que les Allemands tolèrent le moins, c'est l'attente trompée; leurs efforts mêmes et leur persévérance leur rendent les grands résultats nécessaires. Dès qu'il n'y a pas dans un livre des pensées fortes et nouvelles, il est bien vite dédaigné; et si le talent fait tout pardonner, l'on n'apprécie guère les divers genres d'adresse par lesquels on peut essayer d'y suppléer[180].»
À la lecture des pages où l'auteur rend compte à ses compatriotes de la philosophie des Allemands, le premier mot de la critique, je m'en souviens fort bien, fut celui-ci: Madame de Staël n'est point l'auteur de ces pages; et on les attribuait à des plumes très habiles et très compétentes; puis, comme il fallut bien les lui rendre, on se rabattit à dire: Elle n'y entend rien. On le dit surtout plus tard, quand on crut mieux connaître et que réellement on connut mieux la philosophie allemande. Mais on ne se souvient pas assez de ce qu'avait dit l'auteur, à la suite de son analyse de Kant:
«Je ne me flatte assurément pas d'avoir pu rendre compte, en quelques pages, d'un système qui occupe, depuis vingt ans, toutes les têtes puissantes de l'Allemagne; mais j'espère en avoir dit assez pour indiquer l'esprit général de la philosophie de Kant, et pour pouvoir expliquer dans les chapitres suivants l'influence qu'elle a exercée sur la littérature, les sciences et la morale[181].»
Ailleurs elle dit encore:
«En lisant le compte que je viens de rendre des idées principales de quelques philosophes allemands, leurs partisans trouveront avec raison que j'ai indiqué bien superficiellement des recherches très importantes[182].»
On voit où se réduisait l'ambition de l'auteur: elle voulait ajouter au portrait de l'Allemagne un dernier trait en disant quelle était la philosophie de ce pays; car si l'on a dit que la littérature est l'expression de la société, pourquoi ne le dirait-on pas de la philosophie, soit qu'on la considère comme une partie intégrante ou comme le résumé abstrait de la littérature? Pour atteindre ce but, ce qu'a fait l'auteur suffisait: elle était tenue de ne point défigurer les systèmes dont elle rendait compte; mais il y eût eu, ce me semble, de la pédanterie à exiger davantage. Si l'on se reporte à la date de 1810, si l'on se rappelle qu'à cette époque la philosophie de Kant, et celle-là seulement, n'était guère connue en France que de nom, et que Charles Villers avait seul pris les devants sur l'auteur du livre De l'Allemagne, dans un exposé de la philosophie de Kant publié en 1801, on sentira plus d'admiration pour le travail de Madame de Staël, que l'on ne sera frappé de ses lacunes et de ses imperfections.
Il serait injuste de reprocher à l'auteur de n'avoir jamais vu dans la philosophie un effet, mais toujours une cause, et la cause de tous les effets; car elle a dit bien clairement du sensualisme, et sans doute elle l'eût dit aussi de tout autre système: «Cette philosophie doit sans doute être considérée autant comme l'effet que comme la cause de la disposition actuelle des esprits[183];» mais il n'est pas injuste de dire qu'elle a beaucoup plus insisté sur le second de ces points de vue que sur le premier.
«Le système philosophique adopté dans un pays exerce une grande influence sur la tendance des esprits; c'est le moule universel dans lequel se jettent toutes les pensées; ceux même qui n'ont point étudié ce système se conforment sans le savoir à la disposition générale qu'il inspire[184].»
Cette phrase est le thème, ou l'idée fondamentale, de toute la partie du livre qui concerne la philosophie allemande. Le caractère de toute cette philosophie, aux yeux de Madame de Staël, était le spiritualisme; ce n'est pas encore le moment de voir si, même alors, cela était exactement vrai; et quant aux intentions, ou plutôt au plan qu'elle attribue au fondateur de la philosophie critique[185], c'est un secret qui reste entre Dieu et lui: mais en supposant que la doctrine allemande soit spiritualiste, il importe, d'un côté, de ne pas s'exagérer les conséquences pratiques, les résultats sociaux de cette doctrine, et d'un autre côté, d'en expliquer la genèse, de faire comprendre quelles causes ont amené ou déterminé le triomphe de cette théorie. Sous ces deux rapports, la troisième partie du livre De l'Allemagne me semble donner prise à des critiques fondées. Il était digne de l'auteur, et peut-être était-il en son pouvoir de mieux mesurer l'influence des doctrines, et d'en mieux raconter la naissance ou l'avènement.
On pourrait reprocher aussi à Madame de Staël d'avoir parlé d'une philosophie allemande comme s'il n'y en avait qu'une seule, comme si ce fleuve jaillissait tout entier d'une même source et roulait la même eau jusqu'à son embouchure, comme si les successeurs de Kant n'en étaient pas les adversaires plutôt que les continuateurs. Il y a bien quelque chose de commun entre eux; mais ce qui leur est commun ne suffit pas pour faire affirmer l'unité d'une philosophie, où rien, au contraire, ne frappe autant que le nombre et l'immensité des divergences. Madame de Staël elle-même n'est-elle pas obligée de nous signaler entre tel ou tel de ces systèmes des oppositions radicales? Et le seul principe d'unité qu'on aperçoive entre tous, à partir de celui de Kant, n'est-ce pas l'audace titanesque de la spéculation ou la froide intrépidité de la dialectique?
Ter sunt conati imponere Pelio Ossam.
Mais s'égaler les uns les autres en audace, ou, si l'on veut, en grandeur, aspirer tous ensemble à l'absolu, à l'infini, est-ce avoir une même philosophie? Madame de Staël, il est vrai, a cru démêler, entre tous les systèmes dont l'Allemagne se préoccupait alors, un trait d'unité moins vague et moins illusoire:
«Les Allemands, dit-elle, regardent le sentiment comme un fait, comme le fait primitif de l'âme, et la raison philosophique comme destinée seulement à rechercher la signification de ce fait[186].»
Les philosophies de l'Allemagne étaient-elles, en effet, si bien d'accord là-dessus? avaient-elles, comme de concert, fait cette réserve? Je n'en ai pas connaissance, et je crois plutôt que ce qui les caractérise toutes ensemble, c'est de ne rien réserver.
Madame de Staël n'aime tant les philosophes allemands que parce qu'elle les croit spiritualistes. Mais leur vol les avait, dès lors, emportés bien loin par delà les questions qui s'agitent entre les sectateurs de Condillac et ses adversaires, et ils abandonnent ces questions, avec quelque dédain, à ceux qui n'ont pu les suivre dans leur gigantesque essor: elles n'existent pas pour eux; il n'y a lieu pour la philosophie allemande, ni à être spiritualiste, ni à ne l'être pas: l'idéalisme est autre chose que le spiritualisme, et, à bien y regarder, ce qui porte ce dernier nom n'est pas moins compromis par l'idéalisme que par le matérialisme, par Hegel que par Condillac. Les Français pouvaient trouver leur compte à échanger le matérialisme contre une doctrine plus élevée; mais quel avantage espérer d'un échange entre Condillac et les nouveaux systèmes allemands, entre le matérialisme et le panthéisme, c'est-à-dire entre deux négations également absolues, également funestes?
Au reste, la philosophie allemande pouvait-elle devenir, deviendra-t-elle jamais la philosophie française? La philosophie, au moins dans la direction et dans la portée que lui ont données les nouveaux systèmes, se transporte-t-elle, comme la chimie, comme les mathématiques, comme les inventions des arts, comme la vérité? Quelques personnes ont osé se faire cette question, et j'ose la faire après elles.
À défaut de sa philosophie, demanderons-nous à l'Allemagne cet enthousiasme dont Madame de Staël semble faire l'apanage, la prérogative de cette grande nation? Sachons d'abord ce que c'est que cet enthousiasme; cherchons ce rameau d'or, au sujet duquel une autre Pythie semble nous dire aujourd'hui:
… Latet arbore opaca
Aureus et foliis et lento vimine ramus…
Ergo alte vestiga oculis, et rite repertum
Carpe manu[187].
Je vous préviens, Messieurs, que je n'attaque aucune des opinions de Madame de Staël. Je ne serais pas embarrassé de trouver dans son livre tous les éléments de l'opinion que je défends. Ces éléments, je voudrais les voir rassemblés, et certaines distinctions plus vivement accusées.
«L'enthousiasme, dit Madame de Staël, prête de la vie à ce qui est invisible, et de l'intérêt à ce qui n'a point d'action immédiate sur notre bien-être dans ce monde[188].»
La phrase que nous venons de lire peut passer pour une très bonne définition de l'enthousiasme. Je crois que ce qui subordonne toute notre vie à une pensée, à une poursuite dont l'objet ne promet rien à notre égoïsme, rien à nos passions, peut prendre le nom d'enthousiasme.
Mais il y a plusieurs enthousiasmes, comme il y a plusieurs religions; et de même que nous donnons le nom commun de religion à des cultes très différents dans leur objet, très opposés dans leur tendance, nous donnerons le nom d'enthousiasme à toute passion purement contemplative, quel qu'en soit l'objet, quelle qu'en soit la direction. Il n'y a presque rien qui ne puisse devenir l'objet de l'enthousiasme. L'enthousiasme correspond à l'infini; mais tantôt il s'adresse réellement à l'infini, tantôt il trompe son propre besoin, il donne le change à son propre principe, en prêtant aux objets finis le caractère et les privilèges de l'infini. L'Égypte déifiait un bœuf ou les légumes de ses jardins; à notre manière, nous faisons de même.
L'enthousiasme égaré à ce point peut-il encore mériter quelque estime? Est-il encore digne de son nom, qui signifie: un Dieu au dedans de nous? Une âme qui s'enthousiasme pour ce qui est vulgaire diffère-t-elle essentiellement d'une âme vulgaire? C'est une question. Je me sens disposé à la résoudre affirmativement. Je déplore de déplorables aberrations, une prodigalité si peu raisonnable; mais je ne puis, en thèse générale, refuser toute espèce de valeur à une passion qui n'a rien d'égoïste, rien au moins de grossièrement égoïste.
Mais on me permettra de préférer l'enthousiasme qui ne s'égare point à l'enthousiasme qui s'égare, l'enthousiasme qui s'élève à celui qui s'abaisse. J'irai plus loin: quoique l'un et l'autre révèlent la présence, dans l'âme, du même besoin, du même principe, je ne puis m'empêcher d'attribuer plus de valeur à l'âme capable du premier de ces enthousiasmes qu'à l'âme susceptible du second seulement, à l'être moral qui s'élance vers le véritable infini qu'à celui qui se précipite vers le fini déguisé en infini, à celui qui aspire à la vérité absolue qu'à celui qui s'éprend de la vérité relative, à l'homme qui s'enflamme pour le bon qu'à celui que consume l'amour du beau, à l'homme qui met le devoir au-dessus de la spéculation qu'à celui qui met la spéculation ou la pensée au-dessus de la matière. Je reconnais, après Pascal, trois ordres de grandeur, morale, intellectuelle, matérielle et je mesure entre la première et la seconde une distance infiniment plus grande qu'entre la seconde et la dernière.
Quelle différence y a-t-il quelquefois entre l'enthousiasme et la pédanterie? Pourriez-vous me le dire? Et encore ai-je bien soin d'écarter les éléments qui, en se mêlant à l'enthousiasme, le transformeraient en fanatisme.
Que l'Allemagne soit capable d'enthousiasme, dans l'application la plus élevée de ce mot, je le crois, et elle l'a prouvé. Que cet enthousiasme moral soit même un des traits distinctifs du caractère allemand, je ne prétends pas le nier. Mais il est plus certain que l'Allemagne se distingue entre les nations par cet enthousiasme spéculatif, cette ferveur d'abstraction, qui lui a fait donner par Madame de Staël le magnifique nom de patrie de la pensée[190]. C'est même, si j'ai bien lu ce beau livre, c'est de cet enthousiasme plutôt que de tout autre que Madame de Staël fait honneur à l'Allemagne; c'est de cet enthousiasme qu'elle voudrait doter son propre pays, et elle nous invite elle-même, sans le vouloir, à évaluer ce trait de caractère ou cette disposition de l'esprit.
Je l'ai déjà dit, quand je compare cette préoccupation avec celles qui ont pour objet la matière et pour principe l'égoïsme, j'honore ceux qui en sont atteints. Mais je voudrais savoir deux choses: cet enthousiasme intellectuel entraîne-t-il avec lui l'enthousiasme moral, y conduit-il nécessairement, a-t-il avec cette excellente préoccupation quelque affinité naturelle; et en second lieu, cet amour de l'abstraction, cette passion de la pensée élève-t-elle une barrière entre notre âme et l'égoïsme, je dis au moins l'égoïsme le plus grossier?
Messieurs, il serait souverainement injuste de ne pas avouer que la position du spéculatif est plus élevée que celle du matérialiste pratique, l'atmosphère où il respire, plus pure, et qu'un peuple de penseurs, si l'on pouvait concevoir un tel peuple, ne présenterait pas un aspect aussi affligeant, ne léguerait pas à l'histoire d'aussi sanglants souvenirs, que tel autre peuple plus vivement, plus exclusivement préoccupé de ce qu'on appelle les réalités de la vie. Mais n'allons pas plus loin, et ne confondons pas ce qui est profondément distinct.
Entre la vérité spéculative et la vie morale il n'y a pas la continuité que l'on suppose; la seconde n'est pas le prolongement de la première: elles resteraient éternellement séparées sans la médiation du sens moral, et le sens moral lui-même a besoin d'être restauré.
Il est permis, il est utile, dans les travaux de la pensée, de se dépréoccuper de tout, excepté des intérêts moraux. Faire abstraction des intérêts matériels, c'est simplifier la question sans la dénaturer; c'est l'épurer en quelque sorte. Mais se désintéresser même du bien dans la recherche du vrai, c'est renoncer à trouver le vrai, puisque le vrai est inséparable du bien. Le vrai sans le bien n'est pas vrai; le bien est la première vérité, le vrai par excellence, le vrai du vrai. Tout autre désintéressement nous enrichit de ce qu'il nous enlève, nous fait pour ainsi dire exister davantage; celui-ci, je veux dire celui qui affecte de ne pas voir dans le bien un intérêt et le suprême intérêt, celui-ci est un suicide.
Dans un écrit tout récent, Notice sur la vie et les écrits de Madame Necker de Saussure, je trouve, sur ce sujet, quelques lignes admirables, que je ne puis m'empêcher de vous citer:
«Non, la soif de la vérité n'est pas cette recherche insolente qui se dépouille de tout intérêt humain! peut-être même n'y a-t-il d'autre guide pour trouver la vérité que le désir et le besoin de s'y soumettre. Si l'âme n'est point inquiète du résultat, l'intelligence ne procède point avec rigueur: celui-là travaille ou trop mollement ou trop hardiment qui ne travaille point pour soi; aussi trouvez-vous toujours quelque chose d'inconsistant dans les théories purement spéculatives sur la destination de l'homme et sur les problèmes qui s'y rattachent. Dans ces efforts, la pensée n'a point de centre, et rien n'est régulièrement ordonné; on erre sur la foi d'une métaphysique orgueilleuse et incertaine: la pierre de touche de la vérité est dans les profondeurs d'une volonté droite: sans les lumières de l'esprit cette volonté peut errer, mais sans cette volonté l'esprit s'égare dans les questions en apparence les plus éloignées de la morale pratique. La résolution de vivre selon la règle et de se conformer aux lois divines prépare à les découvrir. Il faut se garder de prendre sous ce rapport l'indifférence pour le détachement: par le détachement on devient une pièce intelligente de l'ordre général; la curiosité frivole, au contraire, sous prétexte de désintéressement, erre à l'aventure sur une mer infinie, et c'est alors qu'il apparaît clairement que, pour trouver le vrai, il faut chercher le bien[191].»
L'habitude de nous livrer à nos goûts sensuels, la recherche exclusive des jouissances matérielles nous énerve et nous abrutit; c'est une abstraction aussi, et la plus funeste de toutes; mais ne sera-t-il pas permis de dire que l'abstraction qui fait taire les préoccupations de l'âme au profit de celles de l'esprit, énerve aussi à sa manière, et, dans un sens, nous abrutit. L'homme tout matière est méprisable, l'homme tout esprit est effrayant.
Quand la liberté prétend être plus qu'un moyen, tout est perdu en politique; quand l'art devient son propre but, tout est perdu en littérature: en morale pareillement, quand la pensée ne veut reconnaître la vie morale ni pour son point de départ, ni pour son terme. La doctrine de l'idée pour l'idée est plus fausse, s'il est possible, que celle de l'art pour l'art.
Il faut être préoccupé. La force d'un individu et d'un peuple n'est pas d'être dépréoccupé, mais d'être préoccupé. L'Allemagne en 1813 était préoccupée; elle se permettait ce qu'on a appelé plus tard des présuppositions; elle s'élevait au-dessus de cette béatitude philosophique, ou de ce quiétisme intellectuel, qu'on a appelé Voraussetsungslosigkeit; elle fut grande alors, parce qu'elle avait une grande passion. Individu ou peuple, on n'est jamais grand que par là. Ou par de grandes pensées? direz-vous. Oui, mais rappelez-vous que «les grandes pensées viennent du cœur[192].» Il reste, d'ailleurs, à prouver que l'abstraction épure l'âme à proportion qu'elle fait autour de l'esprit un vide parfait; il reste à prouver que ces spéculatifs, si dépréoccupés des intérêts moraux, sont dépréoccupés également de tout le reste, et qu'il ne reste dans leur âme aucune place pour les passions basses.
Si la pensée avait ses débauches, je dirais que l'Allemagne a fait débauche de la pensée, et que souvent, à force de penser, elle a oublié de vivre. Elle s'est fait illusion à elle-même; elle s'est crue d'autant plus sérieuse qu'elle pensait plus profondément; le vrai sérieux n'est pas là; il peut y avoir beaucoup de frivolité dans l'abstraction; la frivolité, pour être triste ou pesante, n'en est pas plus sérieuse; et une métaphysique creuse est une admirable enveloppe des pensées triviales et des sentiments vulgaires.
Les Français ont eu le malheur de nier l'immatériel; ils en sont venus à traiter de métaphysique la morale et le devoir, et il est bien vrai que la morale et le devoir, pris à leur principe, sont choses métaphysiques; ce qui n'autorise ni à les nier, ni à les mépriser. Mais je dirai néanmoins que les Français, à qui Madame de Staël prétendait inoculer l'enthousiasme, en avaient plus montré au dix-huitième siècle, je dis même au fort du dévergondage voltairien, lorsqu'ils poursuivaient la réalisation de la vérité dans le gouvernement et dans la civilisation, que les Allemands lorsque, nouveaux Ixions, ils poursuivaient au delà de tous les cercles de la pensée humaine le fantôme de l'absolu. Conclure, réaliser, n'est point contradictoire à l'enthousiasme; le tout est de bien conclure et de réaliser le vrai.
Trente ou quarante ans sont un jour dans la vie d'un grand peuple, et je ne crois pas qu'il faille, sur ces trente ans, juger l'Allemagne. Je ne saurais faire de la Voraussetzungslosigkeit, ou, si l'on veut, de l'objectivisme outré, un trait fondamental et ineffaçable de son caractère. Mais elle a violemment dérivé dans ce sens, et cette tendance lui a porté préjudice. Je n'en connais pas de manifestation plus significative que l'excessive admiration que Goethe a excitée, précisément à titre de génie indifférentiste ou objectif, et l'emportement avec lequel dans un temps on a renversé Schiller aux pieds de cette idole. Je ne puis souffrir qu'on aime tant celui qui n'a rien aimé ni rien haï, et qu'on veuille reconnaître le sceau du génie dans le scepticisme et l'impassibilité. Il y a une contradiction plus que bizarre à s'enthousiasmer pour l'absence même de l'enthousiasme. Aristote s'étonnait qu'on pût parler d'aimer Jupiter, et je m'étonne à mon tour qu'on puisse aimer ce Jupiter de la pensée et de l'art. Sans le haïr, je puis comprendre qu'on le haïsse, aujourd'hui surtout; car beaucoup des manifestations, dont l'Allemagne s'afflige et s'effraye, dérivent, au moins indirectement, de Goethe et de ses admirateurs.
Avoir démêlé dans la poésie de Goethe, comme l'a fait Madame de Staël, les germes du scepticisme et de l'indifférence qui devaient, plus tard, sous les auspices de ce grand poète, passer pour de la supériorité d'esprit, ce n'était peut-être pas vers 1806, et de la part d'un écrivain étranger, un petit mérite. Madame de Staël y met toute la réserve de l'amitié et du respect; mais ce n'est ni se montrer faible, ni frapper à côté, que de s'exprimer ainsi:
«Une question plus importante, c'est de savoir si un tel ouvrage (les Affinités de choix) est moral, c'est-à-dire, si l'impression qu'on en reçoit est favorable au perfectionnement de l'âme; les événements ne sont de rien à cet égard dans une fiction; on sait si bien qu'ils dépendent de la volonté de l'auteur, qu'ils ne peuvent réveiller la conscience de personne: la moralité d'un roman consiste donc dans les sentiments qu'il inspire. On ne saurait nier qu'il n'y ait dans le livre de Goethe une profonde connaissance du cœur humain, mais une connaissance décourageante; la vie y est représentée comme une chose assez indifférente, de quelque manière qu'on la passe; triste quand on l'approfondit, assez agréable quand on l'esquive, susceptible de maladies morales qu'il faut guérir si l'on peut, et dont il faut mourir si l'on n'en peut guérir.—Les passions existent, les vertus existent; il y a des gens qui assurent qu'il faut combattre les unes par les autres; il y en a d'autres qui prétendent que cela ne se peut pas; voyez et jugez, semble dire l'écrivain qui raconte, avec impartialité, les arguments que le sort peut donner pour et contre chaque manière de voir.
On aurait tort cependant de se figurer que ce scepticisme soit inspiré par la tendance matérialiste du dix-huitième siècle; les opinions de Goethe ont bien plus de profondeur, mais elles ne donnent pas plus de consolations à l'âme. On aperçoit dans ses écrits une philosophie dédaigneuse, qui dit au bien comme au mal: Cela doit être, puisque cela est; un esprit prodigieux, qui domine toutes les autres facultés, et se lasse du talent même, comme ayant quelque chose de trop involontaire et de trop partial; enfin, ce qui manque surtout à ce roman, c'est un sentiment religieux ferme et positif: les principaux personnages sont plus accessibles à la superstition qu'à la croyance; et l'on sent que dans leur cœur, la religion, comme l'amour, n'est que l'effet des circonstances et pourrait varier avec elles.
Dans la marche de cet ouvrage, l'auteur se montre trop incertain; les figures qu'il dessine, et les opinions qu'il indique ne laissent que des souvenirs vacillants; il faut en convenir, beaucoup penser conduit quelquefois à tout ébranler dans le fond de soi-même; mais un homme de génie tel que Goethe doit servir de guide à ses admirateurs dans une route assurée. Il n'est plus temps de douter, il n'est plus temps de mettre, à propos de toutes choses, des idées ingénieuses dans les deux côtés de la balance; il faut se livrer à la confiance, à l'enthousiasme, à l'admiration que la jeunesse immortelle de l'âme peut toujours entretenir en nous-mêmes; cette jeunesse renaît des cendres mêmes des passions: c'est le rameau d'or qui ne peut se flétrir, et qui donne à la Sibylle l'entrée dans les champs élyséens[193].»
Le compte que nous rend Madame de Staël des opinions d'autrui ne saurait être plus intéressant que celui qu'elle nous rend, chemin faisant, et même dans des chapitres particuliers, de ses propres opinions. Rien dans tout le livre n'est plus beau que ces chapitres, dont se compose à peu près toute la quatrième partie, annoncée sous ce titre: De la Religion et de l'Enthousiasme.
Ce sont ces chapitres surtout qui nous autorisent à dire que le livre De l'Allemagne marque le point de maturité et de la pensée et du talent de Madame de Staël. Le progrès a eu lieu sur tous les points, et jusque dans le style qui est plus riche et plus moelleux que dans Corinne même; toutefois c'est dans le domaine des convictions morales qu'un plus grand intervalle sépare Madame de Staël d'elle-même. Nous croyons avoir dit, en abordant l'étude de ses ouvrages, qu'on peut la voir, de l'un à l'autre, graviter vers le christianisme; mais nulle part la puissance qui l'attire vers ce centre de lumière, ne parait plus impérieuse. Il y a plus que le pressentiment, il y a déjà l'intelligence de la vérité chrétienne, et l'on serait tenté de dire les conséquences avant le principe, dans bien des passages de cette dernière partie. Ce que Madame de Staël connaissait alors, ce qu'elle acceptait du dogme chrétien, je ne le sais pas directement; je sais seulement que le dogme chrétien, ce qui fait que l'Evangile est l'Evangile, est implicitement professé par Madame de Staël, lorsqu'elle énonce des maximes, lorsqu'elle pose des principes dont l'Evangile n'est pas seulement la sanction, mais la base nécessaire et unique. En christianisme, vous le savez, le dogme est dans la morale, comme la morale est dans le dogme. Les dogmes sont des faits surnaturels, où s'exprime, se prononce une pensée morale; en sorte que, d'un bout à l'autre de la religion, tout est morale, y compris la morale. Il y a donc, plus que Madame de Staël ne l'a cru peut-être, du dogme, du christianisme, dans la dernière partie de son ouvrage; il y en a même plus que dans tel écrit entièrement et uniquement dogmatique; mais sans insister davantage là-dessus, constatons seulement, sur quelques points, l'heureuse différence qui se fait remarquer entre les anciennes opinions de Madame de Staël, et celle dont le livre De l'Allemagne renferme l'éloquente expression.
Vous vous rappelez quel jugement l'auteur portait, en 1796, sur les vertus religieuses. Aujourd'hui elle déclare que toutes les qualités de ce monde disparaissent à côté des vertus vraiment religieuses; elle va plus loin:
«Quelque effort qu'on fasse, dit-elle, il faut en revenir à reconnaître que la religion est le véritable fondement de la morale; c'est l'objet sensible et réel au dedans de nous, qui peut seul détourner nos regards des objets extérieurs. Si la piété ne causait pas des émotions sublimes, qui sacrifierait même des plaisirs, quelque vulgaires qu'ils fussent, à la froide dignité de la raison? Il faut commencer l'histoire intime de l'homme par la religion ou par là sensation, car il n'y a de vivant que l'une ou l'autre. La morale fondée sur l'intérêt personnel serait aussi évidente qu'une vérité mathématique, qu'elle n'en exercerait pas plus d'empire sur les passions qui foulent aux pieds tous les calculs; il n'y a qu'un sentiment qui puisse triompher d'un sentiment, la nature violente ne saurait être dominée que par la nature exaltée. Le raisonnement, dans de pareils cas, ressemble au maître d'école de La Fontaine; personne ne l'écoute, et tout le monde crie au secours[194].»
Elle n'oppose plus la religion à la philosophie:
«Les ouvrages composés dans le dix-septième siècle sont plus philosophiques, à beaucoup d'égards, que ceux qui ont été publiés depuis; car la philosophie consiste surtout dans l'étude et la connaissance de notre être intellectuel. Les philosophes du dix-huitième siècle se sont plus occupés de la politique sociale que de la nature primitive de l'homme; les philosophes du dix-septième, par cela seul qu'ils étaient religieux, en savaient plus sur le fond du cœur[195].»
Elle ne fait plus de la religion une spécialité propre à certains caractères ou à certaines circonstances:
«Il me semble qu'une des causes de l'affaiblissement du respect pour la religion, c'est de l'avoir mise à part de toutes les sciences, comme si la philosophie, le raisonnement, enfin tout ce qui est estimé dans les affaires terrestres, ne pouvait s'appliquer à la religion: une vénération dérisoire l'écarte de tous les intérêts de la vie; c'est pour ainsi dire la reconduire hors du cercle de l'esprit humain à force de révérences. Dans tous les pays où règne une croyance religieuse, elle est le centre des idées, et la philosophie consiste à trouver l'interprétation raisonnée des vérités divines[196].»
Vous vous rappelez quelle autorité, en morale, elle accordait au sentiment, ou à ce qu'elle appelait la véritable volonté de l'âme. Voici comment elle juge une doctrine semblable chez le philosophe Jacobi:
«Entre ces deux classes de moralistes, celle qui, comme Kant et d'autres plus abstraits encore, veut rapporter toutes les actions de la morale à des préceptes immuables, et celle qui, comme Jacobi, proclame qu'il faut tout abandonner à la décision du sentiment, le christianisme semble indiquer le point merveilleux où la loi positive n'exclut pas l'inspiration du cœur, ni cette inspiration la loi positive. Jacobi, qui a tant de raisons de se confier dans la pureté de sa conscience, a eu tort de poser en principe qu'on doit s'en remettre entièrement à ce que le mouvement de l'âme peut nous conseiller; la sécheresse de quelques écrivains intolérants, qui n'admettent ni modification ni indulgence dans l'application de quelques préceptes, a jeté Jacobi dans l'excès contraire[197].»
Mais vous verrez qu'elle fait une part équitable à chacun des éléments de la vérité:
«Il y a mille moyens d'être un très mauvais homme, sans blesser aucune loi reçue, comme on peut faire une détestable tragédie, en observant toutes les règles et toutes les convenances théâtrales. Quand l'âme n'a pas d'élan naturel, elle voudrait savoir ce qu'on doit dire et ce qu'on doit faire dans chaque circonstance, afin d'être quitte envers elle-même et envers les autres, en se soumettant à ce qui est ordonné. La loi, cependant, ne peut apprendre en morale, comme en poésie, que ce qu'il ne faut pas faire; mais en toutes choses, ce qui est bon et sublime ne nous est révélé que par la divinité de notre cœur[198].»
Vous savez qu'elle a parlé avec désespoir des maux inévitables de la vie, et surtout des vides cruels que la mort y creuse; vous savez qu'elle s'est emportée plus d'une fois à justifier le suicide. Écoutez-la maintenant parler de la résignation:
«Si l'on croit, au contraire, qu'il n'y a que deux choses importantes pour le bonheur, la pureté de l'intention et la résignation à l'événement, quel qu'il soit, lorsqu'il ne dépend plus de nous, sans doute beaucoup de circonstances nous feront encore cruellement souffrir, mais aucune ne rompra nos liens avec le ciel. Lutter contre l'impossible est ce qui engendre en nous les sentiments les plus amers; et la colère de Satan n'est autre chose que la liberté aux prises avec la nécessité, et ne pouvant ni la dompter, ni s'y soumettre[199].»
Elle demandait, vous vous en souvenez, de suprêmes consolations à la philosophie. Aujourd'hui vous l'entendrez déclarer:
«Si l'on était parvenu à tarir la source de la religion sur la terre, que dirait-on à ceux qui voient tomber la plus pure des victimes? que dirait-on à ceux qui l'ont aimée? et de quel désespoir, de quel effroi du sort et de ses perfides secrets l'âme ne serait-elle pas remplie!
» Non seulement ce qu'on voit, mais ce qu'on se figure, foudroierait la pensée, s'il n'y avait rien en nous qui nous affranchit du hasard. N'a-t-on pas vécu dans un cachot obscur, où chaque minute était une douleur, où l'on n'avait d'air que ce qu'il en fallait pour recommencer à souffrir? La mort, selon les incrédules, doit délivrer de tout; mais savent-ils ce qu'elle est? savent-ils si cette mort est le néant? et dans quel labyrinthe de terreur la réflexion sans guide ne peut-elle pas nous entraîner?
» Si un homme honnête (et les circonstances d'une vie passionnée peuvent amener ce malheur), si un homme honnête, dis-je, avait fait un mal irréparable à un être innocent, comment, sans le secours de l'expiation religieuse, s'en consolerait-il jamais? Quand la victime est là, dans le cercueil, à qui s'adresser s'il n'y a pas de communication avec elle, si Dieu lui-même ne fait pas entendre aux morts les pleurs des vivants, si le souverain médiateur des hommes ne dit pas à la douleur:—C'en est assez;—au repentir:—Vous êtes pardonné?—On croit que le principal avantage de la religion est de réveiller les remords; mais c'est aussi bien souvent à les apaiser qu'elle sert. Il est des âmes dans lesquelles règne le passé; il en est que les regrets déchirent comme une active mort, et sur lesquelles le souvenir s'acharne comme un vautour; c'est pour elles que la religion est un soulagement du remords.
» Une idée, toujours la même, et revêtant cependant mille formes diverses, fatigue tout à la fois par son agitation et par sa monotonie. Les beaux arts, qui redoublent la puissance de l'imagination, accroissent avec elle la vivacité de la douleur. La nature elle-même importune, quand l'âme n'est plus en harmonie avec elle; son calme, qu'on trouvait doux, irrite comme l'indifférence; les merveilles de l'univers s'obscurcissent à nos regards; tout semble apparition, même au milieu de l'éclat du jour. La nuit inquiète, comme si l'obscurité recelait quelque secret de nos maux, et le soleil resplendissant semble insulter au deuil du cœur. Où fuir tant de souffrances? Est-ce dans la mort? Mais l'anxiété du malheur fait douter que le repos soit dans la tombe, et le désespoir est pour les athées même comme une révélation ténébreuse de l'éternité des peines. Que ferions-nous alors, que ferions-nous, ô mon Dieu! si nous ne pouvions nous jeter dans votre sein paternel? Celui qui, le premier, appela Dieu notre père, en savait plus sur le cœur humain que les plus profonds penseurs du siècle[200].»
À mesure que son esprit se remplit de la vérité, il se vide de l'erreur: les illusions vulgaires, les opinions convenues font place à des convictions plus réfléchies et plus originales. À mesure qu'elle espère en Dieu, elle désespère de tout le reste; et la nature elle-même, cette œuvre de Dieu, ne suffit plus à la rassurer:
«Les accidents et les malheurs, dans l'ordre physique, ont quelque chose de si rapide, de si impitoyable, de si inattendu, qu'ils paraissent tenir du prodige; la maladie et ses fureurs sont comme une vie méchante qui s'empare tout à coup de la vie paisible. Les affections du cœur nous font sentir la barbarie de cette nature qu'on veut nous représenter comme si douce. Que de dangers menacent une tête chérie! Sous combien de métamorphoses la mort ne se déguise-t-elle pas autour de nous! Il n'y a pas un beau jour qui ne puisse recéler la foudre, pas une fleur dont les sucs ne puissent être empoisonnés, pas un souffle de l'air qui ne puisse apporter avec lui une contagion funeste, et la nature semble une amante jalouse prête à percer le sein de l'homme, au moment même où il s'enivre de ses dons.
»Comment comprendre le but de tous ces phénomènes, si l'on tient à l'enchaînement ordinaire de nos manières de juger? Comment peut-on considérer les animaux, sans se plonger dans l'étonnement que fait naître leur mystérieuse existence? Un poète les a nommés les rêves de la nature, dont l'homme est le réveil. Dans quel but ont-ils été créés? Que signifient ces regards qui semblent couverts d'un nuage obscur, derrière lequel une idée voudrait se faire jour? Quels rapports ont-ils avec nous? Qu'est-ce que la part de vie dont ils jouissent? Un oiseau survit à l'homme de génie, et je ne sais quel bizarre désespoir saisit le cœur, quand on a perdu ce qu'on aime, et qu'on voit le souffle de l'existence animer encore un insecte, qui se meut sur la terre, d'où le plus noble objet a disparu.
»La contemplation de la nature accable la pensée; on se sent avec elle des rapports qui ne tiennent ni au bien ni au mal qu'elle peut nous faire; mais son âme visible vient chercher la nôtre dans notre sein, et s'entretient avec nous. Quand les ténèbres nous épouvantent, ce ne sont pas toujours les périls auxquels ils nous exposent que nous redoutons, mais c'est la sympathie de la nuit avec tous les genres de privations et, de douleurs dont nous sommes pénétrés. Le soleil, au contraire, est comme une émanation de la Divinité, comme le messager éclatant d'une prière exaucée; ses rayons descendent sur la terre, non seulement pour guider les travaux de l'homme, mais pour exprimer de l'amour à la nature.
»Les fleurs se tournent vers la lumière, afin de l'accueillir; elles se referment pendant la nuit, et le matin et le soir elles semblent exhaler en parfums leurs hymnes de louanges. Quand on élève ces fleurs dans l'obscurité, pâles, elles ne revêtent plus leurs couleurs accoutumées; mais quand on les rend au jour, le soleil réfléchit en elles ses rayons variés comme dans l'arc-en-ciel, et l'on dirait qu'il se mire avec orgueil dans la beauté dont il les a parées. Le sommeil des végétaux, pendant de certaines heures et de certaines saisons de l'année, est d'accord avec le mouvement de la terre; elle entraîne dans les régions qu'elle parcourt la moitié des plantes, des animaux et des hommes endormis. Les passagers de ce grand vaisseau qu'on appelle le monde, se laissent bercer dans le cercle que décrit leur voyageuse demeure.
»La paix et la discorde, l'harmonie et la dissonance qu'un lien secret réunit, sont les premières lois de la nature; et, soit qu'elle se montre redoutable ou charmante, l'unité sublime qui la caractérise se fait toujours reconnaître. La flamme se précipite en vagues comme les torrents; les nuages qui parcourent les airs prennent quelquefois la forme des montagnes et des vallées, et semblent imiter en se jouant l'image de la terre. Il est dit dans la Genèse que le Tout-Puissant sépara les eaux de la terre des eaux du ciel, et les suspendit dans les airs. Le ciel est en effet un noble allié de l'Océan; l'azur du firmament se fait voir dans les ondes, et les vagues se peignent dans les nues. Quelquefois, quand l'orage se prépare dans l'atmosphère, la mer frémit au loin, et l'on dirait qu'elle répond, par le trouble de ses flots, au mystérieux signal qu'elle a reçu de la tempête[201].»
J'aurais voulu vous lire tout cet admirable chapitre De la douleur[202]; j'aurais pris plaisir à vous citer au moins cette double allocution, d'un philosophe et d'un chrétien, à J.-J. Rousseau; jamais la raison n'eut plus de grâce, et cela est, comme style, du premier mérite; mais pourquoi vous citer ce que vous lirez, ce que vous avez lu? Dans le reste de l'ouvrage, où tout est remarquable, certains chapitres sont plus souvent rappelés. Celui sur l'Esprit de conversation[203] est célèbre. Le chapitre sur Les Universités allemandes[204] est un recueil des vues les plus saines et les plus indépendantes sur l'éducation.
On a peine à croire que la discussion brillante que renferme le chapitre de L'intérêt personnel[205], n'ait pas été le jugement en dernière instance d'une insoutenable erreur. La fête d'Interlaken[206] épisode touchant et grave, si pittoresque, si local, sans y prétendre, et empreint de tant de calme et d'enthousiasme, n'est pas un des moindres ornements de cet ouvrage célèbre.
Je l'ai dit, le style de L'Allemagne est plus riche, plus coloré, plus chaud que celui des autres écrits de Madame de Staël. À travers une parfaite pureté grammaticale, il ne serait pas impossible d'y remarquer je ne sais quel germanisme, fort indépendant de la syntaxe et du choix des mots. Il y manque parfois (et la faute en est peut-être à la nature des sujets ou des questions) ce je ne sais quoi de nettement terminé et d'acéré, pour ainsi dire, qui caractérise l'expression française.
Dix années d'exil. Considérations sur les principaux événements de la
Révolution.
Le livre intitulé Dix années d'exil nous indique assez son sujet par son titre. Il comprend, ou plutôt il devait comprendre, dix années en deux périodes séparées.
«Le récit, dit M. Auguste de Staël, commence en 1800, c'est-à-dire deux ans avant le premier exil de ma mère, et s'arrête en 1804, après la mort de M. Necker. La narration recommence en 1810, et s'arrête brusquement à l'arrivée de ma mère en Suède, dans l'automne de 1812.»
Bonaparte occupe beaucoup de place dans ce livre, trop peut-être, au moins dans un sens. Si l'on est curieux de tout ce qui le touche, on sent pourtant que Madame de Staël pouvait faire mieux encore que de nous parler de lui; surtout elle pouvait en parler mieux. Elle l'avait, à certains égards, bien pénétré; mais sa généreuse haine pour celui qui était, à ses yeux, l'assassin de la liberté, lui a dicté des jugements que l'histoire ne recueillera pas. Elle-même, après la chute de Napoléon, n'eût pas écrit, et, si elle en eût eu le loisir, elle eût effacé de son livre les passages suivants:
«Le genre de supériorité de Bonaparte provient bien plus de l'habileté dans le mal que de la hauteur des pensées dans le bien[207].»
«Ce qu'il y avait d'évident à distance, c'était l'amélioration des finances, et l'ordre rétabli dans plusieurs branches d'administration. Napoléon était obligé de passer par le bien pour arriver au mal[208].»
«Il discuta chez lui fort tranquillement, le soir même, ce qui serait arrivé s'il eût péri; quelques-uns disaient que Moreau l'aurait remplacé; Bonaparte prétendait que c'eût été le général Bernadotte: Comme Antoine, dit-il, il aurait présenté au peuple ému la robe sanglante de César. Je ne sais s'il croyait en effet que la France eût alors appelé le général Bernadotte à la tête des affaires; mais ce qui est bien sûr au moins, c'est qu'il ne le disait que pour exciter l'envie contre ce général[209].»
Madame de Staël, qui ne refuse pas du génie à Bonaparte, aurait dû se rappeler qu'elle avait plus d'une fois signalé un rapport, une parenté entre le génie et la bonté. Elle aurait dû se demander, et d'avance on eût pu prévoir la réponse, si jamais homme a fait, de grandes choses sans avoir quelque enthousiasme. Une complète vulgarité morale n'a jamais abouti au grand.
La France, dans ce livre, n'est pas moins maltraitée que Bonaparte. C'était se prendre à forte partie; mais les nations, sur ce point, sont clémentes, quand l'agression ne vient pas du dehors. On n'a pas mauvaise grâce à louer son pays, car ce n'est pas tout à fait se louer soi-même; on a encore meilleure grâce à le censurer: cela donne un air modeste. La France est magnanime dans ce genre; on peut, quand on lui appartient, lui dire largement son fait. Madame de Staël le lui aurait dit dans tous les cas; elle l'injuriait parce qu'elle l'aimait et s'il est vrai que celui qui châtie bien aime, les passages suivants ne permettent pas de douter qu'elle n'aimât tendrement la France:
«En France, tout ce qu'on désire, c'est d'avoir une phrase à dire, avec laquelle on puisse donner à son intérêt l'apparence de la conviction[210].»
«On ne saurait trop le répéter, ce que les Français aiment en toutes choses, c'est le succès, et la puissance réussit aisément dans ce pays à rendre le malheur ridicule[211].»
«Les besoins de l'amour-propre, chez les Français, l'emportent de beaucoup sur ceux du caractère[212].»
Mais voici qui est plus fort. Le préfet de Genève, M. d'Eymar, ancienne connaissance de Madame de Staël, lui faisait parvenir, à Coppet, les bonnes nouvelles qu'il recevait de l'armée:
«Il m'eût été difficile, dit-elle à ce propos, de faire concevoir à
M. d'Eymar, homme fort intéressant d'ailleurs, que le bien de la
France exigeait qu'elle eût alors des revers[213].»
Vous n'aurez pas de peine à croire, Messieurs, qu'en effet cela eût été difficile, et je parie que vous vous sentez un fonds d'indulgence pour ce pauvre M. d'Eymar. Entre les préjugés du patriotisme, l'un des plus enracinés est de croire qu'il ne faut jamais souhaiter des revers à son pays; et telle est la force de ce préjugé qu'il n'y a pas de voyage à Gand qui eût pu coûter aussi cher à Madame de Staël qu'une telle manière d'entendre et de souhaiter le bien de son pays, si elle eût été homme au lieu de femme, et surtout homme d'État. Et pourtant, avait-elle tort?
Les Dix années d'exil sont racontées avec une vivacité, un naturel charmant. Les chevaux qui emportaient la spirituelle voyageuse, n'ont jamais, au plus fort de leur course, fait jaillir du pavé autant d'étincelles qu'il échappe de traits lumineux et de piquantes épigrammes à cette plume rapide, qui semble avoir, comme celle de Madame de Sévigné, la bride sur le cou. Ce style si aisé n'est point négligé, point incorrect. Tout est lumière et mouvement, et l'on n'aurait, au terme de la course, rien à regretter que de la voir interrompue, si cet exil, qui fut un voyage, avait un peu plus ce dernier caractère. Quand l'auteur veut bien voyager, le plaisir redouble; les plus agréables chapitres sont ceux où elle s'arrête à décrire. Tout le monde se rappelle la visite aux Trappistes de Fribourg, la course dans le Valais pour voir une cascade suisse qui, pour le moment, était en France, et la pénitence que subit l'imprudente voyageuse pour avoir de si peu dépassé ses limites «et tondu de ce pré la largeur de sa langue[214].» On doit se rappeler encore plus vivement le beau chapitre sur Moscou[215].
* * * * *
L'ami que j'ai l'honneur de suppléer dans cette chaire a beaucoup facilité ma tâche en se réservant, dans l'étude de la littérature contemporaine, le chapitre des historiens. Peut-être à ce compte suis-je dispensé de vous parler du dernier ouvrage de Madame de Staël, publié peu de temps après sa mort: les Considérations sur les principaux événements de la Révolution française; mais comme nous avons en vue, outre la connaissance des ouvrages, celle des écrivains, comme c'est à leur individualité intellectuelle et morale que nous désirons arriver à travers leurs écrits, nous ne pouvons guère, dans cette étude, garder un silence complet sur l'un des documents qui nous révèlent le mieux le génie propre et l'âme de Madame de Staël.
Gagnée de vitesse par la mort, Madame de Staël ne put mettre la dernière main à ses Considérations. Elle a décrit tout le cercle qu'elle voulait décrire; mais elle n'a donné tous ses soins, comme écrivain, qu'aux deux premières parties de cet ouvrage, et les lecteurs un peu exercés ont à peine besoin qu'on leur indique le moment où ce travail d'artiste a été subitement interrompu.—Comme œuvre d'art, et peut-être aussi comme œuvre d'histoire, le livre se ressent de la combinaison de deux desseins, dont le plus important, je ne veux pas dire le plus cher à l'auteur, déborde l'autre de beaucoup.
C'était d'abord la vie publique de M. Necker que Madame de Staël voulait écrire; c'est dans ce sens qu'elle travailla d'abord; on le reconnaît aisément; puis la Révolution elle-même, avec ses caractères principaux, ses conséquences probables, son avenir, vint élargir et pour ainsi dire forcer le cadre où elle avait compté se renfermer, et le résultat de ces ceux desseins superposés, c'est un livre sur la Révolution où un personnage, éminent sans doute, occupe beaucoup plus de place qu'il ne lui appartient. Au reste, quand la seconde pensée de Madame de Staël aurait été la première, la disproportion qui nous frappe serait peut-être la même. Il aurait fallu, pour l'éviter, qu'elle oubliât que M. Necker était son père, et une telle abstraction n'était pas à l'usage de Madame de Staël.
Ce livre, fort bien défini par son titre, n'est pas précisément une histoire: c'est une suite de réflexions sur les principaux événements, et de jugements sur les principaux personnages de la Révolution française, où s'entremêlent des détails curieux dans le genre des mémoires, et que termine une partie spéculative ou de raisonnement sur l'état présent et sur l'avenir de la France, sous la forme d'un parallèle avec l'Angleterre, dont Madame de Staël aurait voulu transporter dans son propre pays les institutions, les mœurs, et sans doute aussi les croyances.
Le livre des Considérations devait déplaire aux partis extrêmes. Il désavouait les excès, dogmatiques ou autres, de la Révolution, il en avouait le principe. Il renfermait d'ailleurs l'apologie, sans doute un peu absolue, d'un ministre que les partis les plus opposés rendaient responsable de leurs propres torts, et dont la destinée a prouvé que le juste-milieu peut avoir ses martyrs, comme sa conduite a fait voir que le juste-milieu est, bien plus souvent qu'on ne le pense, une opinion courageuse. L'examen des Considérations par M. Bailleul est la plus considérable, à tous égards, des critiques que ce livre a provoquées. Il n'est pas toujours juste; il a le tort de ne pas apprécier l'esprit et l'intention du livre qu'il examine; trop souvent il coule le moucheron, et plusieurs de ses assertions sont aussi hasardées pour le moins que celles dont il reproche à Madame de Staël l'excessive témérité; cet Examen toutefois renferme des observations fondées et des renseignements instructifs; mais, après tout, rien dans tout son livre, n'est meilleur que son épigraphe: Modo vir, modo femina[216]. Et en effet, les Considérations sont un livre d'homme écrit par une femme, un livre qui est à la fois homme par les pensées, féminin par les sentiments. Le fameux adage: Amicus Plato, sed magis amica veritas, n'a pas été inventé par une femme. Les affections générales, abstraites pour ainsi dire, sont moins à leur usage qu'au nôtre; leur vie, leur grâce, leur force même est dans les affections particulières. Le livre de Madame de Staël en porte la vive empreinte; l'amitié, la reconnaissance ont plus d'une fois, s'il est permis de parler ainsi, surpris la religion de son excellent esprit; et même en faisant de ce qui concerne M. Necker un cas réservé, la manière dont elle parle de l'Angleterre trahit beaucoup de préoccupation. Les plus candides, aujourd'hui, ne feraient pas du peuple britannique un peuple de Grandissons, ni de sa politique une espèce de morale en exemples; avec autant d'esprit qu'en avait Madame de Staël, il fallait être femme pour entretenir de pareilles illusions.—Je pense aussi que M. Bailleul n'a pas tout à fait tort quand il prétend que:
Madame de Staël généralise quelquefois des idées qu'on pourrait prendre pour de l'esprit dans un salon, sans qu'elles en fussent plus exactes, même en les réduisant à des cas particuliers. Il me semble, ajoute-t-il, qu'il y a beaucoup trop de cet esprit de conversation dans un ouvrage où tout devrait être profondément mûri[217].
Le reproche n'est pas injuste. Ces Considérations ressemblent quelquefois un peu trop à des conversations. On ne peut nier que le livre ne soit bien écrit, mais il est encore plus vrai de dire qu'il est bien parlé. La conversation admet, tolère pour le moins, les exagérations, et l'erreur est plus vénielle quand l'écriture n'est pas encore venue la fixer, et la presse la multiplier; mais quand on écrit, ou plutôt, comme Madame de Staël, qu'on grave dans un bronze immortel, tout prend un autre caractère, et tout doit être pesé, j'entends les opinions et les jugements, à la balance du sanctuaire. Je ne citerai qu'un exemple. Tous les jours, dans la conversation, on cite le mot de Mirabeau: «La petite morale tue la grande,» et l'on s'indigne. Mais qui transportera, comme fait Madame de Staël, cette maxime dans un livre, sera tenu de revoir le procès; et peut-être arrivera-t-il à purger cette phrase malencontreuse du machiavélisme qu'il est convenu d'y trouver. Madame de Staël qui la cite dans le sens convenu[218], aurait été, je n'en doute pas, heureuse d'apprendre que Mirabeau n'avait voulu dire que ce qu'a dit Saint-Simon en ces termes: «La charité générale, doit l'emporter sur la charité particulière.»
Après quoi, il faut bien avouer que cet esprit de conversation a répandu dans le livre de Madame de Staël mille traits d'une grâce originale qu'on regretterait de n'y pas trouver. Ce sont des propos de salon, mais de charmants propos, que les mots suivants:
«L'à-propos est la nymphe Égérie des hommes d'État[219].»
«La royauté ne peut-être conduite comme la représentation de certains spectacles, où l'un des acteurs fait les gestes pendant que l'autre prononce les paroles[220].»
«On dirait que la constitution anglaise, ou plutôt la raison, en France, est comme la belle Angélique dans la comédie du Joueur: il l'invoque dans sa détresse et la néglige quand il est heureux[221].»
«Une manière de vanité presque littéraire inspirait aux Français le
besoin d'innover à cet égard (de la constitution). Ils craignaient,
comme un auteur, d'emprunter les caractères ou les situations d'un
ouvrage déjà existant[222].»
«Nulle question insignifiante, nul embarras réciproque, ne condamnent ceux qui l'approchent (l'empereur Alexandre) à ces propos chinois, s'il est permis de s'exprimer ainsi, qui ressemblent plutôt à des révérences qu'à des paroles[223].»
«C'était un homme d'esprit et d'imagination, mais tellement dominé par son amour-propre, qu'il s'étonnait de lui-même, au lieu de travailler à se perfectionner[224].»
J'ai peut-être tort, ne pouvant multiplier les citations, de relever des traits plus spirituels que graves. Une gravité aisée et naturelle est pourtant le caractère des Considérations sur la Révolution française. À part quelques causeries et des anecdotes personnelles, que le genre de l'ouvrage n'excluait pas, ce livre a toute la dignité de l'histoire, et les pages narratives font regretter, par leur clarté animée et la rapidité du mouvement, que l'auteur n'ait pas raconté davantage. Le chapitre sur le 10 août[225], et un autre intitulé Anecdotes particulières[226], se recommandent sous ce rapport. L'ouvrage est aussi piquant que peut l'être un livre sérieux, et il l'est d'autant plus qu'il ne vise point à l'être. L'apparence d'affectation que pouvaient offrir aux contemporains les nouveautés du style de l'auteur, est tout à fait étrangère à ce dernier ouvrage, remarquable par le plus beau naturel. Je ne pense pas qu'aucun des livres écrits sur le même sujet ait donné de la Révolution française, considérée dans ses causes, dans ses principes et dans sa marche, une intelligence plus complète, une idée à la fois plus simple et plus lumineuse. Permettons donc, sans l'approuver, le ton et les formes de la causerie à l'écrivain dont cette liberté d'allure a si peu compromis et diminué la solidité.
Il est probable que, dans un livre plus écrit, plus grave de forme, certains jugements sur la France, les plus épigrammatiques du moins, auraient en vain réclamé une place. Nous avons déjà vu comment Madame de Staël traitait, même en public, cette «aimable et généreuse France,» cette «terre de gloire et d'amour,» et M. Bailleul a eu quelque raison de dire: «Au moins ne se plaindra-t-on pas que Madame de Staël nous corrompe et nous gâte par ses flatteries[227].» Les citations suivantes, Messieurs, vous permettront d'en juger:
«Il n'y a rien de si violent en France que la colère qu'on a contre
ceux qui s'avisent de résister sans être les plus forts[228].»
«Les Français n'apprennent, en politique, la raison que par la
force[229].»
«Il faudrait, en France, être toujours l'ami du parti battu, quel qu'il soit; car la puissance déprave les Français plus que les autres hommes[230].»
«Les Français sont bien aises d'être émus, et de rire de ce qu'ils sont émus; le charlatanisme leur plaît; ils aident volontiers à se tromper eux-mêmes, pourvu qu'il leur soit permis, tout en se conduisant comme des dupes, de montrer par quelques bons mots que pourtant ils ne le sont pas[231].»
Il y aurait un peu de simplicité à conclure de ces épigrammes que Madame de Staël n'aimait pas la France; l'amour dépité parle souvent le même langage que l'aversion; tout amour passionné a des accès de haine, l'invective est de son ressort; le blasphème est tout près de l'adoration: hæc omnia in amore insunt; mais ses injures brûlent, dévorent, et aucune ne flétrit. La France était pour l'auteur ce que Célimène est pour Alceste: ne trouvez-vous pas Madame de Staël et son amour pour la France dans ces charmants vers?
Non: l'amour que je sens pour cette jeune veuve
Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui treuve;
Et je suis, quelque ardeur qu'elle m'ait pu donner,
Le premier à les voir, comme à les condamner.
Mais, avec tout cela, quoi que je puisse faire,
Je confesse mon faible; elle a l'art de me plaire:
J'ai beau voir ses défauts, et j'ai beau l'en blâmer,
En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer;
Sa grâce est la plus forte[232].
Ne croyez-vous pas, Messieurs, entendre parler l'Europe, le monde entier? La France n'est-elle pas la Célimène de tous les peuples?
En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer;
Sa grâce est la plus forte.
Sans entrer dans des détails que nous devions nous interdire, nous avons fait la part de la critique dans le dernier ouvrage de Madame de Staël; ce serait faire bien mince te part de l'éloge que de désigner les Considérations sur la Révolution française comme le livre où Madame de Staël a mis le plus d'esprit, de cet esprit de bon aloi, aussi naturel que piquant, toujours doublé de bon sens, sérieux et moral jusque dans sa plus vive causticité. Ce qu'il faut surtout, admirer dans cet ouvrage, c'est, malgré quelques injustices involontaires, la généreuse équité des jugements, l'absence de tout esprit de parti, l'élévation et la sagesse des idées politiques, l'amour de la liberté et des institutions libérales, l'inspiration et presque l'enthousiasme du bon sens. On a, dans ces derniers temps, cherché l'intérêt des compositions historiques dans la subordination de tous les événements à quelque idée politique ou philosophique. Chaque auteur a son point de vue, et si l'histoire n'est pas encore le simple texte d'un sermon politique, elle a pris, de nos jours, un caractère dogmatique ou systématique qu'elle n'avait jamais eu. M. de Barante a eu beau faire; on ne raconte plus pour raconter, on raconte pour prouver, et non pas cent choses diverses, comme Voltaire par exemple, mais une seule vérité, proprement détachée de toutes les autres. Madame de Staël n'a d'autre point de vue que la morale: celui-là en vaut bien un autre; et ce sera longtemps encore le plus intéressant et le plus littéraire. C'est à ce point de vue qu'elle est redevable de la plupart des belles pensées dont elle a orné son livre. La supériorité de la morale sur le calcul au point de vue même du calcul, voilà l'idée qui revient sans cesse, dans une grande variété de formes et d'applications.
Combien de phrases de ce livre méritent de devenir les proverbes des gens de bien! Lorsque quelqu'un d'entre eux arrivera au pouvoir, qu'il se munisse, contre les miasmes délétères d'un climat naturellement malsain, ou contre les enchantements dont cette région est semée, d'un fébrifuge ou d'une amulette comme la maxime suivante:
«Il y a des circonstances, on doit en convenir, où les hommes les plus courageux n'ont aucun moyen de se montrer activement; mais il n'en existe aucune qui puisse obliger à rien faire de contraire à sa conscience[233].»
Ou comme celle-ci:
«Quel parti prendre, dira-t-on, quand les circonstances étaient défavorables à ce qu'on croyait la raison? Résister, toujours résister, et prendre son point d'appui en soi-même. C'est aussi une circonstance que le courage d'un honnête homme, et personne ne saurait prévoir ce qu'elle peut entraîner[234].»
Conclusion.
Après avoir tenté d'apprécier chacun des ouvrages de Madame de Staël, il nous reste à prendre nos conclusions sur l'œuvre entière, sur le talent, sur l'influence de cette femme célèbre.
On peut le dire sans exagérer: chacun des ouvrages de Madame de Staël fut un grand événement littéraire, et nul écrivain de la même époque, excepté M. de Chateaubriand, n'a si vivement préoccupé, si profondément remué le public français, ou, pour mieux dire, le public européen. L'écrivain qui, dans une carrière trop courte (car Madame de Staël est morte à cinquante et un ans), a produit le livre De la Littérature, Delphine, Corinne, l'Allemagne, les Considérations sur la Révolution française, n'avait pas moins de puissance que de flexibilité dans l'esprit. Il est inutile, peut-être même ridicule de se demander si ces ouvrages, paraissant aujourd'hui pour la première fois, produiraient la même sensation qu'à l'époque où ils virent le jour: quel est le chef-d'œuvre qui ne perdrait pas quelque chose à cette transposition, ou plutôt quel chef-d'œuvre d'une autre époque serait possible aujourd'hui dans tous ses caractères essentiels et dans tous les détails de sa forme! Ce que Napoléon a dit de César s'applique à tous les grands esprits: César eût été, en tout temps, le premier capitaine de ce temps-là, Dante le plus grand poète, Linné le plus grand naturaliste. Ils auraient eu le même génie, et ils auraient été de leur temps. Je ne nierai pas cependant qu'un certain temps et un certain talent ne se conviennent quelquefois plus particulièrement qu'une autre époque et le même talent; Napoléon lui-même, quarante ans plus tôt, venait trop tôt pour sa gloire: en était-il moins Napoléon? Il faut poser en principe qu'un homme peut avoir eu plus de dons qu'il ne lui a été permis d'en déployer; mais que toutes les forces qu'il déploie sont pourtant bien à lui; car les circonstances peuvent bien, pour ainsi dire, accoucher le génie, mais elles n'enfantent rien. Il faut donc, sans en rien rabattre, compter à Madame de Staël tout ce qu'elle a été; il faudrait même lui compter tout ce qu'en d'autres temps elle aurait pu être. Bien des statues restent enfouies dans le bloc, parce qu'il ne plaît pas au divin sculpteur de les en tirer, au moins dans ce monde; bien d'autres, à moitié, aux trois quarts taillées, demeurent engagées dans le marbre par quelqu'une de leurs extrémités ou par quelqu'un de leurs côtés, et il est peut-être permis de prendre aussi dans ce sens les paroles de l'apôtre: «Ce que nous serons n'a pas encore été manifesté[235].» Mais si vous comptez au méchant tous les crimes qu'il aurait commis, et au juste toutes les bonnes œuvres qu'il aurait faites, il faut compter au génie toute l'ampleur et la rapidité de l'essor qu'il eût pris dans un espace où il aurait pu déployer l'envergure entière de ses ailes.
Jamais, tant que notre langue subsistera, les ouvrages de Madame de Staël ne seront réduits à cette valeur en quelque sorte historique, où les écrits ne comptent presque plus que comme des jalons ou des colonnes milliaires dans la route de l'esprit humain et dans les annales de la littérature. Ils vivront d'une vie puissante et communicative, comme tout ce qui est vrai, profond et lumineux. Ils vivront de la même vie accordée à des écrits moins considérables, à de simples fragments, où l'âme immortelle a mis son immortalité:
Spirat adhuc amor,
Vivuntque commissi calores,
Æoliæ fidibus puellæ[236].
La forme la plus exquise, s'il était possible de la donner à une substance vile, grossière et sans consistance, et si le style n'était pas de la pensée encore, la forme la plus exquise ne préserve pas, n'éternise pas les écrits: la vérité seule naît viable, la vérité seule ne périt pas. C'est par leur profonde, par leur saisissante vérité que vivront les écrits de Madame de Staël. Comme écrivains, comme artistes, d'autres auteurs, même de son sexe, ont pu la surpasser; mais dans son sexe, ni dans l'autre, aucun ne l'emporte sur elle, peu même lui sont comparables, sous le rapport de l'élévation des sentiments, de la justesse et de la beauté des pensées; et à peine pourrait-on en citer un seul qui, dans la même droiture de jugement, ait donné l'exemple d'un courant de pensées aussi abondant, aussi facile, aussi continu.
La sensibilité et le bon sens sont peut-être ce qu'il y a de plus fondamental dans le talent de Madame de Staël. Ceci n'est pas une antinomie, ce n'est pas une antithèse. La sensibilité est bien plutôt un élément ou une condition du bon sens, qu'elle n'en est l'ennemie. Le bon sens (prenez garde au mot) est un sens, un sentiment, un sentiment juste de la réalité. Et sans le confondre avec la sensibilité, ne peut-on pas trouver étrange la maxime qui veut qu'on ait l'âme froide afin d'avoir l'esprit juste? Ne vaudrait-il pas autant nous dire que, pour bien juger des objets extérieurs, il faut avoir l'oreille pesante, la vue basse et la main gantée? La passion éblouit, la sensibilité éclaire; le cœur est une lumière. La prompte intelligence de Madame de Staël, ce don d'intuition qui ne m'a frappé chez aucun écrivain d'une manière aussi remarquable que chez elle, ces illuminations vives et soudaines, tiennent autant pour le moins à la sensibilité qu'au talent, à supposer que le talent soit autre chose qu'une sensibilité exquise. Quant au bon sens, nous avons relevé assez d'erreurs graves dans les écrits de Madame de Staël pour que cet éloge surprenne. Mais qu'on y réfléchisse. Bien d'autres causes que l'absence du bon sens peuvent expliquer de graves erreurs, spéculatives et pratiques. Selon les Écritures chrétiennes, nous sommes tous insensés, tous hors de sens, au moins sous un rapport. Nous bronchons tous en plusieurs manières, et néanmoins ce monde tout composé d'hommes privés de sens se divise en hommes qui ont du bon sens et en hommes qui n'en ont pas: qu'est-ce à dire? Qu'il faut distinguer les sphères. Il en est une où, sans manquer de bon sens, tout le monde se trompe, tout le monde déraisonne; et souvent, plus que d'autres, les esprits supérieurs, parce qu'ils abordent plus de questions et que le préjugé, cette cantilène avec laquelle on endort les enfants, ne leur suffit pas. Mais le bon sens, ce sentiment juste, ce tact de la réalité, ramène les esprits supérieurs et ne ramènerait pas les autres. L'âge, l'éducation, les circonstances générales, l'état des esprits, expliquent la plupart des erreurs de Madame de Staël; au fait, elle se trompait avec tout le monde, et un peu moins que tout le monde. Mais son admirable sincérité devait peu à peu venir en aide à son bon sens, et épurer son jugement. Rien n'est plus doux à contempler que le développement de sa pensée morale et la maturité progressive de toutes ses facultés. Rien de plus beau que cette coïncidence, cette sympathie mutuelle du christianisme et du bon sens. La vérité révélée est mille fois au-dessus du bon sens; mais la vérité est nécessairement d'accord avec le bon sens, et il est frappant de voir combien, le christianisme étant donné, le bon sens, en toutes choses, s'en accommode et s'y complaît.
J'appelle votre attention, Messieurs, sur ce développement logique, sur ce renouvellement soutenu, qui, sensible d'un ouvrage à l'autre des ouvrages de Madame de Staël, fait de l'histoire de ses écrits l'histoire d'une âme. Ce caractère est très important.
«Toute vie bien ordonnée est un acte logique, où chaque fait est la conclusion d'un raisonnement et la prémisse d'un autre. Les actions, dans une vie ordinaire, les ouvrages, dans une vie d'artiste ou d'écrivain, ne s'ajoutent pas seulement les uns aux autres, mais s'engendrent les uns les autres. Le vrai progrès consiste à se renouveler. Tout esprit qui s'arrête dans sa victoire n'a vaincu que pour les autres et non pour soi. Il n'a pas même vaincu pour les autres. Le public a aussi sa conscience, qui l'avertit qu'il n'y a pas progrès, qu'il n'y a pas vie, là où il n'y a pas renouvellement… L'élite des connaisseurs sent l'immobilité et démêle un principe de mort dans une suite de succès trop semblables les uns aux autres.
Il est des époques où l'on dirait que le talent naît vieux; car après quelques élans, il s'arrête, et se met à tourner sur lui-même. Peut-être ce phénomène n'a-t-il jamais été aussi commun qu'il l'est à présent; peut-être aucun âge n'a-t-il présenté autant de ces talents échoués, engravés, que la vague vient périodiquement battre et soulever à moitié, sans pouvoir les remettre à flot.
Comptez que, quand on est toujours le même, on n'est pas vrai; car le vrai est flexible et fécond; le vrai, c'est cette route royale qui rend maître de tout le pays quiconque a su la trouver. Le faux est une impasse dont on ne trouve l'issue qu'en revenant sur ses pas. Mais, notez-le bien, l'indifférence pour la vérité est une espèce et le principe du faux; le vrai, dans une âme, c'est la foi au vrai; c'est l'assentiment vif et spontané aux grandes vérités morales.
Est-il rien de plus triste que ces vies sans histoire, dont tous les faits rentrent l'un dans l'autre, et ne s'additionnent pas? Tout le monde a entendu parler de cet infortuné qui, dans un calcul d'où dépendait sa fortune et son honneur, disant toujours: un et un font un, et jamais un et un font deux, se crut ruiné, déshonoré, et perdit l'esprit. Eh bien! son rêve est notre histoire. Dans un grand nombre des vies littéraires de notre époque, un et un font un. Qu'on se représente, après cela, la vie d'un Racine. Quelle vie! que d'histoire dans cette vie! et quelle logique dans cette succession de chefs-d'œuvre[237]!»
On peut dire la même chose de Madame de Staël. Ses ouvrages, rangés dans l'ordre des temps, forment bien une série logique, une histoire; son talent s'est conservé, il a grandi, parce que son esprit et son âme ne sont pas enchaînés à leur point de départ.
L'esprit de Madame de Staël avait, dans un degré supérieur, une des grâces de l'esprit féminin: l'intuition immédiate. Tout, chez elle, semble saisi, enlevé de première vue. Elle affirme plus qu'elle ne démontre, mais ses affirmations valent des preuves. Cet esprit spontané, fécond, rapide, n'est pas fait pour la voie sûre, mais lente, de la déduction; il a ses procédés, qu'il ne peut guère échanger contre d'autres. Elle restera immobile au pied de l'obstacle, plutôt que de le tourner. Les formes, les artifices de la dialectique lui sont étrangers. Sa mécanique en est restée, si l'on peut s'exprimer ainsi, aux machines les plus primitives, les plus élémentaires, mais elle y applique une main habile et puissante.
Il me semble que peu d'écrivains ont eu l'honneur de voir autant de leurs idées passer du rang de paradoxes à la dignité d'axiomes. Il en est d'un grand nombre de ses pensées comme des comparaisons d'Homère, si belles en elles-mêmes, si neuves une fois, aujourd'hui si communes. C'est ainsi que nous sommes injustes malgré nous. Il est bon pourtant qu'on se rappelle que ces lieux communs ont été des nouveautés, des nouveautés hardies, et que leur justesse seule en a fait des banalités. Cela n'arrive sans doute pas aux idées qui sont tout ensemble nouvelles et fausses; en un sens, elles sont toujours nouvelles, toujours vertes; elles pourrissent, elles ne mûrissent pas. On est étonné, après quelques années, en relisant ces écrits, où l'on avait cru sentir tant de sève, de n'y trouver plus
Qu'un goût plat et qu'un déboire affreux.
Madame de Staël était faite pour trouver la vérité; car elle la cherchait, elle l'aimait. Elle l'aimait trop pour aimer le paradoxe, ou pour enchaîner son esprit à un système. On peut dire, en toute vérité, qu'elle n'eût de système sur aucun sujet. Ce que nous avons dit de son dernier ouvrage est vrai de tous; son idée fixe, son parti pris, en tout, c'est la morale. Elle croyait, comme son père, que «la morale était dans la nature des choses[238].» Elle croyait à un ordre moral, plus parfait, s'il est possible, et plus inviolable, que les lois du monde physique. Elle tendait, avec des moyens imparfaits, vers un système parfait, dont le triomphe était sa préoccupation habituelle, et quelquefois douloureuse. Cette force de conviction, cette attitude, on pourrait le dire, de lutte ou d'effort contre l'erreur et contre le mal, ce besoin de rectitude dans une âme passionnée, souvent aussi l'anxiété d'un esprit à qui, presque en même temps, la vérité se révèle et se dérobe, ont laissé leur empreinte sur le style de Madame de Staël. Je m'en suis expliqué ailleurs:
«On a reproché à Madame de Staël de la recherche et de l'effort; mais en a-t-on démêlé le principe secret? a-t-on remarqué que cette recherche est celle d'une intelligence altérée de vérité, avide de convaincre et d'être convaincue, et qui voudrait épuiser chaque idée? a-t-on vu que cet effort est un effort de l'âme? Madame de Staël écrivait trop avec toute son âme, et avec une âme remplie de trop de sérieux besoins, pour être parfaitement artiste: artiste! on ne l'est, dans toute la force du terme, qu'au prix d'un désintéressement trop grand peut-être pour que la conscience y puisse souscrire; c'est la paix de l'âme ou son indifférence qui fait l'artiste complet; et si Fénelon, par exemple, a pleinement joui de ce privilège, ce n'est pas seulement en vertu de son heureux génie, mais parce que dès l'entrée de sa carrière, le divin Donateur l'avait dispensé de chercher. D'autres sont artistes à d'autres conditions; à la condition de vouloir l'être, de vouloir l'être toujours, et de ne vouloir rien être de plus. Ils disposent de leurs idées, leurs idées ne disposent pas d'eux[239].»
Au reste, quelle qu'en soit la cause, Madame de Staël, que peu d'écrivains ont égalée en esprit, en pénétration, en philosophie instinctive, en sensibilité profonde et naïve, a été surpassée par plusieurs, et même par des écrivains de son sexe, pour ce qui tient à la flexibilité, à la richesse, à l'élégance poétique du style, et même en ce qui concerne la composition. Son grand talent de conversation lui a tendu un piège. On a dit avec raison que celui qui parle comme il écrit, écrivît-il à merveille, parle mal; il n'est pas moins vrai qu'écrire comme on parle, parlât-on le mieux du monde, ce n'est pas bien écrire. Cette sentence ne peut s'appliquer dans toute sa rigueur à Madame de Staël; mais il est certain que, pour elle, écrire c'est causer la plume à la main, et que la plupart de ses livres sont des conversations infiniment spirituelles. Madame de Staël ne savait pas faire un livre, et l'Allemagne même ne fait pas exception. J'aime à recueillir ici, quoique trop avare d'éloges, le jugement qu'a porté occasionnellement sur ce livre, en le considérant sous le rapport de la forme, feu M. Jouffroy, dans son Cours d'Esthétique:
«Opposez à ce livre (Télémaque) quelque ouvrage où l'auteur court, selon les caprices de l'intelligence, à travers mille idées différentes, toutes brillantes, toutes spirituelles, et qui toutes vous plaisent, vous aurez l'idée d'un livre qui exprime, qui traduit au dehors l'état passionné appliqué aux travaux de l'intelligence: lisez l'Allemagne de Madame de Staël, c'est un livre agréable; chaque chapitre est un sentiment particulier: mais d'un chapitre à l'autre on change de sentiment. Une inspiration produit le premier chapitre, une seconde inspiration le second. Cette variété plaît; mais cette variété n'est qu'agréable; c'est l'image de la sensibilité ou de la passion inspirant l'esprit ou le faisant parler. Le Télémaque au contraire est l'image de la raison ou de la détermination libre, dirigeant l'esprit vers un but unique par des moyens ordonnés et proportionnés… Il y a plus de plaisir à lire l'Allemagne que le Télémaque. Mais l'impression de ces ouvrages est différente; et la raison ne dit rien des ouvrages spirituels, rien des conversations spirituelles, sinon que ces conversations et ces ouvrages sont agréables. La raison dit des autres ouvrages et des autres conversations, que ces conversations sont belles, que ces ouvrages sont beaux; la raison y reconnaît la volonté libre et un projet conçu avec liberté[240].»
Madame de Staël était prévenue pour la conversation; et c'est le seul point, heureusement peu important, où je trouve quelque intolérance dans, ce génie essentiellement tolérant. «On a beau dire, a-t-elle écrit quelque part, l'esprit doit savoir causer[241].» Mais si c'était à condition de ne savoir pas écrire? Nous n'irons pas jusque-là; ce serait être encore plus absolu qu'elle-même. Bien causer n'empêche pas de bien écrire; mais Buffon, Rousseau, Montesquieu ne savaient pas causer; et je crois qu'il y a un genre de perfection dans le style, dont la recherche habituelle est peu en harmonie avec le talent de la conversation. Ajoutons, et Madame de Staël en est la preuve, qu'un très grand talent de conversation, et un exercice habituel de ce talent, ne préparent pas à bien écrire. Les deux talents ont été souvent réunis, ils sont quelquefois séparés.
Corinne seule, parmi les productions de Madame de Staël, me paraît une œuvre d'artiste. J'en ai parlé dans ce point de vue; et je m'explique ce mérite par la situation intellectuelle et morale de l'auteur, lors de la composition de ce roman. Corinne est le milieu dans la vie de Madame de Staël; le milieu entre la passion et la conviction, entre le trouble et le repos; elle a cessé de dogmatiser dans un sens, elle ne dogmatise point encore dans un autre. Elle ne se repose point dans l'indifférence, elle s'arrête dans la contemplation, dans la contemplation émue, si l'on peut ainsi parler. Rien, je le pense, n'est aussi favorable à la composition d'une œuvre d'art, à toutes les conditions de la littérature, et certainement Corinne s'en est ressentie.—Toutefois, c'est dans l'Allemagne, si je ne me trompe, et surtout dans la dernière partie de cet ouvrage, que Madame de Staël se montre surtout poète. On dirait, et véritablement je le crois, qu'en s'approchant des régions de la vérité suprême, et par conséquent du repos, elle a senti commencer en elle cet harmonieux concert de la sensibilité et de l'imagination, qui est proprement la poésie. Sans faire usage, comme dans Corinne, de la prose poétique, sans sortir du mouvement de la prose, elle chante et c'est peut-être pour la première fois. Lorsqu'on demandait à Schiller mourant (et c'est Madame de Staël qui nous l'a appris) comment il se trouvait: «Toujours plus tranquille,» répondit-il[242]. C'est la devise des dernières années et des derniers écrits de Madame de Staël: toujours plus tranquille; et si toujours plus de tranquillité ne signifie pas toujours plus de poésie, il est certain du moins que, sans une certaine tranquillité d'esprit, il n'y a point de poésie. Il est plus facile à la passion, à la douleur, d'arracher les cordes de la lyre que de les faire vibrer.
En somme, malgré tant d'éclat, d'esprit, de mouvement dans le style, et j'ajoute tant de naturel, quoi qu'aient pu dire, de sa prétendue affectation, des critiques superficiels, ce n'est pas comme écrivain que Madame de Staël occupe dans la littérature une place si éminente; ce n'est pas non plus comme poète, malgré tout ce qu'exhalent de parfum poétique certaines pages de ses derniers écrits; ce n'est pas même comme philosophe, malgré la justesse profonde et la grande portée d'un grand nombre de ses pensées; c'est plutôt, c'est surtout comme éloquent moraliste et comme peintre touchant du cœur humain. Il n'est sous ce rapport que peu d'écrivains qu'on puisse mettre à côté d'elle; et quoiqu'elle ait dit elle-même que jamais femme n'écrivit ni n'écrira un ouvrage vraiment supérieur[243], nous osons lui répondre: Il est vrai, ce n'est pas une femme qui a composé l'Iliade, ce n'est pas une femme qui a écrit le Discours sur les Révolutions du globe; mais c'est une femme qui a écrit Corinne.
L'Essai sur les Révolutions.
Nous avons maintenant à évoquer un autre grand nom; heureusement ce n'est pas des ombres du tombeau. Entré dans la vie bien peu d'années avant Madame de Staël, M. de Chateaubriand lui survit encore, et ne se survit point à lui-même.
«Le nom de Chateaubriand[244] se lie, dans l'esprit des hommes de mon âge, à des impressions qui, reçues dans la jeunesse, ne se peuvent plus effacer. Et combien d'autres, avec moi, ne contemplent pas dans leur mémoire, à travers vingt des plus grandes années qu'un homme ait pu vivre, ce génie solitaire, imprévu et mélancolique, arrivant à nous de l'exil et du désert, et lavant dans les larmes chrétiennes la poussière d'anciennes erreurs; ce fils qui, converti par la vie et la mort d'une mère, disait à la foule étonnée: J'ai pleuré et j'ai cru; détachant des saules la harpe de Sion, et charmant les bords de l'Euphrate du doux nom de Jérusalem; attendrissant, dans une prose égale aux plus beaux vers, une langue devenue âpre et dure sous l'influence des factions et de l'impiété, et voyant refleurir sous sa douleur le vieil arbre de la foi nationale? Il y a des choses qu'on se représente difficilement. Faites revivre, si vous le pouvez, la littérature de 1802; ressuscitez la mort; montrez-nous, après l'orage révolutionnaire, les talents sortant timidement de l'arche sous l'arc-en-ciel du 18 brumaire, les traditions de la fin du dix-huitième siècle se réveillant peu à peu, la civilisation nouvelle cherchant à se rattacher aux derniers anneaux d'une civilisation épuisée; l'élégance et la politesse du siècle de Louis XV représentées et remises en honneur par quelques vieillards ingénieux et quelques jeunes hommes, leurs respectueux disciples, dont plusieurs, par un plus généreux élan, se reportent jusqu'au siècle de Louis XIV comme au berceau de toutes les saines doctrines; le pouvoir nouveau souriant à une réaction qui pouvait ramener, avec la littérature du grand siècle, tout l'ensemble de ses idées et peut-être de ses institutions; de beaux talents enfin, mais les talents d'un autre âge, et point de génie suffisant à l'époque. C'est alors qu'apparaissent, à deux points de l'horizon, l'ouvrage de Madame de Staël sur la Littérature et le Génie du Christianisme.»
Nous avons parlé du premier de ces deux ouvrages, si remarquable, si riche d'aperçus, mais fondé sur un théorème très contestable, assez mal défini, sur des renseignements incomplets, rattachant les espérances de l'avenir aux doctrines d'une philosophie décrépite, et pour ainsi dire la vie à la mort. Sous plusieurs rapports, «M. de Chateaubriand fut mieux inspiré, et son talent en fut plus à l'aise. Après tant de dissertations et d'analyses, il sentit qu'il fallait chanter, et il chanta. Un monde nouveau ne peut s'ouvrir qu'au son de la lyre. La sienne chantait des beautés qui ne vieillissent pas, et qu'un long oubli, et tout récemment le martyre, avaient rajeunies. Dans sa religion, peu exacte sans doute, M. de Chateaubriand versait tous les trésors de ses souvenirs et de son individualité. À ces lecteurs avides auxquels il apportait un nouveau monde, lui-même apparaissait comme un monde. Dans le poème on cherchait le poète; on l'y trouvait, identifié par l'amour avec son magnifique sujet; on l'y trouvait tout ruisselant de la poésie de l'antiquité, du moyen âge, de la nature vierge, des vastes solitudes et des mélancoliques souvenirs. Tous ces éléments étaient liés dans l'unité de l'idée chrétienne, qui semblait, dans son livre, se soumettre et s'approprier toutes les parties du monde, de l'histoire et de la vie. Même des impressions trop tendres, trop passionnées pour s'accorder avec la sévérité évangélique, semblaient, par les pointes douloureuses dont l'auteur les avait armées, des aiguillons cachés sous le cilice, les pâtiments intérieurs d'une âme qui s'était donnée à Dieu toute palpitante de jeunesse et de vie. Dans tous les écrits publiés alors par M. de Chateaubriand, on retrouvait l'auteur du Génie du Christianisme; et partout les pièces de ce génie, comme d'une armure bien jointe, le recouvraient tout entier; nulle existence plus une, plus compacte et plus conséquente; et si, tout épris des traditions de la monarchie chrétienne, champion des théories patriarcales de M. de Bonald, profligateur des sciences physiques, dont le rapide essor, encouragé par le despotisme, le menaçait en secret, si M. de Chateaubriand laissait entrevoir dès lors tout son mépris pour le pouvoir absolu, ces manifestations ne l'accusaient point d'inconséquence: il voulait la monarchie, mais généreuse; et quel esprit élevé a pu jamais sympathiser avec un autre absolutisme que celui de Dieu!
Ainsi s'élevait alors, imparfaite, il est vrai, factice, je le veux encore, mais trouvant son lien dans une âme de poète, la grande unité intellectuelle de M. de Chateaubriand. Elle ne fut pas pour peu de chose dans l'impression que produisirent ses premiers ouvrages. On s'attacha à une existence toute d'une pièce et toute d'une teneur; toujours l'individualité apparaîtra comme une puissance; le scepticisme même et le désespoir ont besoin, pour nous intéresser, d'un caractère ou d'une idée qui les individualise. C'est par là que M. de Chateaubriand devint cher au cœur de tant de personnes en tout pays, et même de celles qui ne se faisaient aucune illusion sur la faiblesse de sa théologie et sur les écarts de son imagination. Je le répète, ces temps sont loin; mais lorsque le premier frimaire an IX (1801), M. de Fontanes insérait dans le Mercure la Prière des nautonniers à Notre-Dame de Bon-Secours, premières lignes qui révélaient au public l'existence de M. de Chateaubriand, se figure-t-on bien quelle secousse durent éprouver les esprits destinés à comprendre cette nouvelle poésie, et avec quelle avidité, un an plus tard, ils s'empressèrent vers l'oasis fertile que leur ouvrait le poème d'Atala?»
J'ai rappelé et j'ai essayé de retracer l'impression que firent en France quelques notes mélodieuses de cette lyre encore inconnue qui devait éveiller toutes les lyres; car l'auteur du Génie du Christianisme, de l'Itinéraire et des Études historiques s'annonça d'abord par des chants. J'ai mis un soin jaloux à signaler le premier fragment, les premiers mots qui révélèrent M. de Chateaubriand au public français. Il faut maintenant ajouter qu'on se trompait. Cet auteur n'était point un nouveau venu; ces quelques feuillets, arrachés à une grande composition, n'étaient point les prémices de son talent; en sorte que M. de Chateaubriand aurait pu dire à ceux qui le saluaient comme un étranger:
Et j'étais venu, je vous jure,
Avant que je fusse arrivé.
Il était venu, en effet, trois ou quatre ans auparavant, escorté de deux volumes in-octavo; mais personne ne s'en souvenait; personne n'avait ouï parler de l'Essai historique, politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française, imprimé en 1797 à Londres, où l'émigration avait jeté M. de Chateaubriand, et où le retenait sa mauvaise fortune. Lui-même ne se prévalut point du succès d'Atala et du Génie du Christianisme pour faire revivre le souvenir de l'Essai; s'il eût parlé de cet ouvrage, c'eût été pour le désavouer; il aima mieux, puisque cette production n'avait point été remarquée, l'abandonner à sa destinée. Il en avait bien le droit; ses ennemis politiques avaient-ils celui d'exhumer cet ouvrage, et d'en faire à la fois une fin de non-recevoir contre ses nouvelles opinions et un argument contre sa sincérité? Assurément non. Mais si le procédé n'était pas bon, le calcul n'était pas mauvais; cette tactique ne manque jamais de réussir, momentanément du moins; et c'est toujours autant; il ne sied pas à l'injustice de faire la dégoûtée; il est bien clair que l'éternité ne lui est pas assurée; le moment seul lui appartient, et le moment c'est déjà beaucoup. Un moment lui fut donc accordé; mais il est déjà loin de nous; et toute apologie, au sujet de l'Essai, est désormais superflue.
Mais il n'est pas superflu de parler de l'Essai; et puisque des attaques injustes ont obligé M. de Chateaubriand à réimprimer cet ouvrage dans toute la pureté du texte primitif, nous avons, ainsi qu'il arrive assez souvent, quelque obligation à l'injustice; car l'histoire intellectuelle et littéraire du plus grand écrivain de nos jours serait incomplète et obscure dans l'absence de ce document. Je dis plus: M. de Chateaubriand n'a point à rougir de cet ouvrage, que, dans les notes de l'édition de 1826, ses mains paternelles ont si cruellement flagellé; et, s'il faut dire tout ce que je pense, je trouve dans cette production si imparfaite, si inférieure, littérairement, à tout ce que l'auteur a publié depuis, j'y trouve un caractère, un mérite qui se laissent désirer, au moins c'est ainsi que j'en juge, dans ses productions subséquentes. Je m'en expliquerai plus tard.
Avant d'aller plus loin, partageons en quatre périodes le demi-siècle que la carrière littéraire de M. de Chateaubriand tient enfermé entre ses deux limites. À la première appartient uniquement l'Essai historique; la seconde, qui commence avec le Consulat et qui finit avec l'Empire, est toute littéraire, et comprend le Génie du Christianisme, les Martyrs, l'Itinéraire, Atala, René, le dernier Abencerage[245]; la troisième, qui coïncide avec la Restauration, est remplie par la politique et ne nous montre presque plus qu'à la tribune et dans les journaux le poétique auteur d'Atala et des Martyrs; la quatrième date de 1830, et ne finira sans doute qu'avec la vie de M. de Chateaubriand; le moment n'est pas venu de lui donner un nom; mais les travaux historiques y tiennent jusqu'ici la plus grande place. À les prendre toutes ensemble, l'auteur reste bien pour l'histoire littéraire ce qu'il est pour le public, pour le monde, un grand poète, un grand écrivain; peu importe, d'ailleurs, ce qu'il a cru être, ce qu'il a voulu être: mais on ne peut s'empêcher de remarquer qu'il semble n'avoir été exclusivement écrivain et poète que lorsqu'il n'a pu faire autrement, et que ses ouvrages les plus purement littéraires semblent n'avoir été pour lui, malgré la gravité des sujets, que l'occupation d'un loisir importun et l'amusement d'une halte forcée.
M. de Chateaubriand appartient à une époque où presque tous les hommes doués de grandes facultés ne pensent pas leur avoir donné un assez digne emploi, jusqu'à ce qu'ils aient pu les mettre au service de l'État ou aux gages de l'ambition. Il y a encore des hommes de lettres, il y en aura toujours; mais le pouvoir sera de plus en plus préféré à la gloire, ou, si mieux on l'aime, la gloire politique aux honneurs littéraires.
Vous raconter M. de Chateaubriand tout entier, ire per totum heroa, ce n'est pas mon dessein, ce n'est pas non plus ma mission. En tout cas, je ne suis point appelé à dépasser, dans mon étude, l'époque de la Restauration, et dans celle-là même, M. de Chateaubriand n'appellera probablement pas mes premiers regards. Ce qui m'est immédiatement dévolu, et je m'en réjouis, c'est la période littéraire et poétique de cette remarquable vie; mais je ne puis, je ne voudrais même pas éviter l'Essai historique; ce livre est, dans l'appréciation générale de cet homme illustre, une lumière, une clef dont nous sentirons tout le prix.
Le point de départ de M. de Chateaubriand, sa vie intérieure, l'état de son âme et de son esprit, avant l'époque où sa célébrité a commencé, nous seraient tout à fait inconnus sans l'Essai historique. Ce n'est pas que cet homme, qui a une si grande horreur du moi[246], ne nous ait beaucoup parlé de lui; mais on a beau être sincère, on ne peut s'empêcher de teindre son passé des couleurs d'un présent glorieux; les préoccupations actuelles ont un effet rétroactif; on aime (et, si c'est une faiblesse, M. de Chateaubriand lui a payé un large tribut), on aime à persuader aux autres, et d'abord à soi-même, que ce qu'on est aujourd'hui, on l'a toujours été, que ce qu'on pense, on l'a pensé toujours. À travers les inévitables désaveux dont M. de Chateaubriand a flétri l'Essai historique, ouvrage posthume en quelque sorte, mis en lumière fort longtemps après la mort morale du véritable auteur, on sent la prétention d'avoir été, sous les rapports essentiels, le même toujours. Les critiques et l'écrivain sont bien loin de compte: ceux-là seraient tentés d'écrire une histoire des variations de M. de Chateaubriand; celui-ci a écrit réellement, en se répandant abondamment dans ses écrits et surtout dans ses préfaces, un traité de la perpétuité de sa foi. Vingt-cinq ans après la publication du Génie du Christianisme, vous l'entendez déclarer «qu'il ne dément pas une syllabe de ce qu'il a écrit dans cet ouvrage[247].» Pas une syllabe! l'entendez-vous bien? et ce n'est pas un Dieu qui parle, c'est un pauvre mortel. Il était impossible d'en dire autant de l'Essai, diamétralement opposé dans ses doctrines au Génie du Christianisme: mais l'auteur croit du moins pouvoir affirmer que, si les erreurs religieuses et morales sont malheureusement trop nombreuses dans l'Essai, il n'y aperçoit pas, en politique, «un seul principe qui dévie de ceux qu'il professe aujourd'hui[248];» c'est-à-dire, après sa sortie du ministère: l'auteur a raison de ne pas dire: pas un seul principe différent de ceux qu'il professait hier. Accordons tout, et ajoutons que, lorsque les principes politiques professés dans l'Essai seraient moins purs, c'est-à-dire moins conservateurs, nous n'en ferions pas un crime à l'auteur, quelle que soit notre opinion, et nous n'en sentirions diminuée en rien l'estime que nous avons pour lui. Un homme de vingt-cinq ans, en 1797, pouvait bien n'être pas aussi mûr qu'on l'est de nos jours au même âge; et certes, n'avoir à cet âge et à cette époque, après une vie tumultueuse et dans une situation désespérée, rien que des opinions arrêtées, rien que des opinions saines, c'eût été presque un miracle; le miracle ne se présume jamais, et rien, dans les antécédents de ce jeune émigré, ne donnait lieu de l'attendre: il se fit plus tard.
Vous attachez au nom de Chateaubriand des idées que vous n'en voulez séparer à aucune époque de sa vie. Ce romantisme poétique et religieux, dont il est le plus ancien comme le plus illustre représentant, et dont il a l'air d'avoir été l'inventeur, vous voudriez le trouver dans l'imagination et dans les écrits de M. de Chateaubriand avant l'époque de la Révolution; mais avant la Révolution, ce romantisme n'existait pas, et c'est la Révolution elle-même qui lui a donné naissance. Il était bien étranger au dix-huitième siècle, malgré les tentatives de quelques écrivains, de Voltaire en particulier, pour consacrer littérairement les souvenirs nationaux. Zaïre, Adélaïde Du Guesclin, le Siège de Calais, œuvres romantiques en un certain sens, très classiques dans un autre, n'avaient pu prévaloir contre des influences fort différentes, que subissaient et que propageaient les auteurs mêmes de ces productions nationales. Tout ce qu'il y avait d'intelligent dans la noblesse française était préoccupé de Voltaire et de Rousseau. Pour ne pas parler du catholicisme, déserté alors et méprisé par les classes supérieures plus qu'il ne le fut jamais, peu de prestige s'attachait aux institutions et aux pouvoirs politiques, pour qui surtout les voyait de près. Si un ouvrage comme le Génie du Christianisme eût été possible alors, et je crois pouvoir le nier, il aurait été déchiré à belles dents par ceux-là mêmes qui, plus tard, en furent les preneurs intéressés, et même par plusieurs de ceux qui en furent les admirateurs sincères. Mais ce qui est plus certain, c'est que les éléments de cette inspiration nouvelle n'existaient point encore, et moins peut-être dans l'esprit du jeune chevalier de Chateaubriand, malgré son nom féodal et l'honneur qu'il avait de monter dans les carrosses du roi[249], que dans l'imagination de quelque écrivain roturier, solitaire, ruminant avec un amour tout désintéressé la naïveté des vieilles traditions et la poésie du moyen âge. Le jeune Chateaubriand n'y songeait guère plus que cet autre gentilhomme, ce descendant de l'illustre famille de Chastellux, qui, dans son livre de la Félicité publique, flétrissait sans réserve tout un passé où son âme généreuse avait vu le malheur de ses semblables bien plus que la gloire de ses aïeux. Quiconque se croyait de l'esprit, et c'était à peu près tout le monde, était philosophe, et philosophe n'est pas synonyme de romantique. L'impatience du mal, ou seulement du gothique et du suranné, avait donné à Voltaire la foule; le désir, si ce n'est l'espérance du bien, avait groupé autour de J.-J. Rousseau des sectaires enthousiastes. M. de Chateaubriand était du nombre de ces derniers.
Les calamités de la Révolution, en atteignant sa famille et lui-même, n'avaient point revêtu, à ses yeux, d'un charme poétique les antiquités nationales; esclave de l'honneur, comme il le fut toujours, il avait émigré; mais il n'avait pas toutes les opinions de son parti, il en avait moins encore l'enthousiasme et les passions, ou plutôt il n'était point de son parti, si ce n'est pour en partager la destinée et les périls. En 1797, M. de Chateaubriand en était encore à Rousseau; et, chose remarquable, il avait vu les sauvages impunément, il croyait encore aux sauvages. Du reste, s'il était allé en Amérique avec l'ambition des découvertes, il en avait fait plus d'une, à défaut de celles qu'il espérait; il avait découvert sur ce sol étranger une nouvelle nature, toute pleine de sauvages attraits, et en lui-même le talent de peindre la nature. Enchanté par une magie dont son maître Rousseau eût été heureux de subir l'empire, il revenait du désert américain avec le secret d'enchantements nouveaux, avec un philtre puissant dont lui-même ne connaissait pas encore toute l'énergie. Mais philosophe il était parti, philosophe il revint. Sceptique en religion, il ne l'était guère moins en politique. Plusieurs de la même caste que lui avaient, en 1789, salué de leurs acclamations la réforme sociale dont le Luther était un peuple tout entier; d'autres s'en étaient séparés dès l'entrée; il semble que M. de Chateaubriand ait eu alors d'autres préoccupations; 1791 est si près de 1793, que nous ne comprenons point, nous qui alors ne vivions pas, qu'on en fût encore à l'espérance ou du moins à la sécurité, et qu'en 1791[250] un gentilhomme français, un parent presque de Malesherbes, s'en allât, quand sa patrie cherchait, à travers le feu, un passage du présent vers l'avenir, s'en allât, disons-nous, chercher, à travers les glaces, le passage de la mer du Sud à l'Océan Atlantique. Curiosité intempestive, direz-vous peut-être; mais comme alors nul n'en jugea ainsi, c'est l'imprévoyance de l'époque qu'il faut admirer plutôt que celle de M. de Chateaubriand: on peut quelquefois, sans être hypocrite, ne pas discerner le temps où l'on vit.
Il est certain qu'un enthousiasme quelconque, celui de la liberté ou celui du royalisme, le lui aurait fait discerner; et l'ayant discerné, il ne serait point parti. Mais le scepticisme exclut l'enthousiasme et je l'ai dit, M. de Chateaubriand n'avait pas, en politique, des convictions fortes. Ce demi-scepticisme durait encore en 1797; les malheurs de son parti ne le lui avaient pas plus rendu cher qu'ils ne l'en avaient détaché, et ses infortunes personnelles l'avaient aigri, c'est à son honneur qu'il faut le dire, contre l'humanité plutôt que contre ses propres ennemis. Il y a, d'ailleurs, tout lieu de croire que ses relations particulières, avant de quitter la France, avaient été surtout avec des littérateurs, ainsi donc en pleine roture, et que le jeune homme élevé aux pieds de Malesherbes ne pouvait pas être un émigré bien fervent et bien pur. Quant à la littérature, pour s'assurer que M. de Chateaubriand était à cent lieues de la prétention d'en inventer une nouvelle, il n'y a qu'à voir dans l'Essai même quelles étaient ses admirations littéraires.
Mais, sans le jeter dans l'exaltation d'aucun parti, la contemplation des grands événements contemporains tourna ses pensées vers la politique. L'occasion fut le motif; la position détermina la pente; car d'ailleurs tous les sujets l'attiraient à la fois. «Que n'aimais-je point alors?» s'écrie-t-il quelque part dans l'Essai[251]. À l'entendre, on croirait que, sans les événements, dont l'influence fut impérieuse, les mathématiques ou les finances auraient réclamé et retenu tout entier le chantre des solitudes américaines[252]. Il échut en partage à la politique: alors, avec cette ardeur et cette capacité de travail qui l'ont toujours caractérisé, il se plongea dans l'étude de l'histoire, et, obligé de donner ses jours à des travaux mercenaires, il disputa ses nuits au sommeil pour épuiser le vaste sujet dont le titre de son ouvrage fait apprécier l'étendue aussi bien que la portée. L'ouvrage devait être composé de six livres; un seul a été publié, un seul peut-être fut écrit, et ce seul livre occupe deux grands volumes.
Quel était son dessein? Placé, par ses opinions, entre les royalistes et les républicains, et jugeant que ni les uns ni les autres ne sont de leur siècle, il veut les y ramener, comme dans le courant d'un fleuve
«qui nous entraîne, dit-il, selon le penchant des destinées, quand nous nous y abandonnons. Il me semble, ajoute-t-il, que nous sommes tous hors de son cours. Les uns (les républicains) l'ont traversé avec impétuosité, et se sont élancés sur le bord opposé. Les autres sont demeurés de ce côté-ci sans vouloir s'embarquer. Les deux partis crient et s'insultent, selon qu'ils sont sur l'une ou l'autre rive. Ainsi, les premiers nous transportent loin de nous dans des perfections imaginaires, en nous faisant devancer notre âge; les seconds nous retiennent en arrière, refusent de s'éclairer, et veulent rester les hommes du quatorzième siècle dans l'année 1796[253].»
Trente ans plus tard, l'auteur écrit à la marge:
«Dis-je aujourd'hui autre chose que cela?» Et il triomphe là-dessus. Il triompherait peut-être moins sur cette autre question: «Avez-vous, dans l'intervalle, toujours parlé, toujours pensé de même?»
Mais enfin, pour ramener ses lecteurs dans le courant des temps, qui est, en politique, le courant de la vérité, il le remonte laborieusement le long de ses rives; il retourne, par l'étude, au point de départ de toutes les histoires, pour s'embarquer là, et redescendre le cours du fleuve. Il est impossible, selon lui, de se faire une destinée indépendante des destinées générales; le courant général devenu plus large et plus fort, c'est-à-dire les intérêts collectifs, les ambitions générales, entraîne tout et nous brisera contre les écueils de son lit, si nous ne le connaissons pas. Après tout, nous ne sommes jamais certains d'éviter le naufrage; mais, dit l'auteur,
«il faut étudier la carte, afin qu'en cas de naufrage, on se sauve sur quelque île où la tempête ne puisse nous atteindre. Cette île-là est une conscience sans reproche[254].»
Ce n'est pas trop d'une si grande espérance pour entreprendre l'immense voyage que l'auteur va nous faire faire à travers l'histoire universelle. Mais à quoi bon le voyage, la carte et même le pilote, si le fleuve n'est pas navigable, en d'autres termes, si la société est impossible ou n'est qu'une déception, si, comme l'auteur se complaît à le répéter, il importe peu qui nous gouverne[255], si le monde n'est qu'un grand bois où les hommes s'entr'attendent pour se dévaliser, si le plus grand malheur des hommes c'est d'avoir des lois et un gouvernement, et si nous sommes forcés de conclure avec l'auteur:
«Mais il n'y a donc point de gouvernement, point de liberté? De liberté? Si: une délicieuse! une céleste! celle de la Nature. Et quelle est-elle, cette liberté que vous vantez comme le suprême bonheur? Il me serait impossible de la dépeindre; tout ce que je puis faire est de montrer comment elle agit sur nous. Qu'on vienne passer une nuit avec moi chez les sauvages, du Canada, peut-être alors parviendrai-je à donner quelque idée de cette espèce de liberté[256].»
C'est une grande chute; mais l'auteur, en tombant, a, comme l'ancien Brutus, embrassé sa mère; je veux dire que, s'il n'a pas trouvé ce qu'il cherchait, il a trouvé ce qu'il ne cherchait pas, son talent, son inspiration, sa muse. Cette scène chez les sauvages en fournit la preuve, que nous relèverons plus tard.
Il y a, du reste, bien d'autres contradictions, bien, d'autres disparates dans l'Essai historique; mais elles ne sont pas sans quelque charme, je l'avoue. Vous rappelez-vous, Messieurs, l'épigramme où un bibliomane s'applaudit d'avoir trouvé la bonne édition d'un livre, attendu que son exemplaire présente deux ou trois fautes d'impression qui ne sont pas dans la mauvaise? C'est ainsi à quelques fautes d'impression que se reconnaît assez souvent la bonne édition d'un homme. Le soin minutieux qui les fait disparaître, la correction parfaite, se paye quelquefois bien cher; la régularité s'achète quelquefois au prix de la vérité, et un peu d'incohérence vaut mieux qu'une unité factice. Mais elle ne vaut pas mieux, assurément, que l'unité vraie et naturelle; c'est à celle-là qu'il faut tendre, et les boutades amères de l'auteur de l'Essai l'en ont éloigné trop souvent.
On lui pardonnera moins facilement, quoiqu'il faille la lui pardonner aussi, la manie des rapprochements. Que l'homme soit toujours l'homme, que les mêmes causes produisent nécessairement les mêmes effets, et que par conséquent il n'y ait, dans un sens, rien de nouveau sous le soleil, aucune vérité n'est plus vraie, et peu sont aussi importantes: les leçons de l'expérience et la philosophie de l'histoire n'ont d'autre fondement que cet axiome. Mais l'exagération de cette vérité n'est pas moins préjudiciable que son oubli. Il est impossible que tout se répète, et le cours des temps, la Providence elle-même ou la liberté divine, introduisent dans les questions générales des éléments qu'il faut savoir discerner, sans quoi l'étude de l'histoire ne serait qu'un piège; et c'est même la promptitude intuitive et la sûreté de ce discernement qui a fait, en tout temps, la différence caractéristique entre les hommes d'État et les historiens. Le sens historique et le tact politique, qui semblent avoir tant de rapport entre eux, sont plus différents qu'on ne pense, et les affaires entrent pour une plus grande part que l'histoire dans la formation des grands hommes politiques. Il n'y a de constant et de parfaitement égal à soi-même que la morale, parce qu'il faut bien que l'immuable soit quelque part. À en croire l'Essai historique, chaque personnage, chaque événement même, que dis-je? chaque incident, aurait son Ménechme ou son Sosie dans l'histoire; il n'y aurait d'une révolution à l'autre que les noms de changés; la Providence, pareille à un écrivain sans fécondité, sans invention, n'aurait jamais su que se copier elle-même; l'individualité serait uniquement le produit des événements, et par conséquent la liberté en serait la proie; chaque révolution aurait, d'une nécessité inévitable, son Louis XVI, son Lafayette et son Dumourier, son Robespierre et son Tallien, et celle de France aurait dû, à son terme, avoir son Simonide dans la personne de M. de Fontanes. Vous comprenez, sans que je le dise, que l'auteur n'érige pas ces jeux d'esprit en théorie; mais cette théorie résulte nécessairement de son livre. Le système de perfectibilité, qu'il a tant raillé depuis, n'est pas plus propre que le sien à obscurcir les enseignements de l'histoire. Au reste, il faut en convenir, M. de Chateaubriand a fait, à cet égard, si bonne justice de lui-même qu'il n'a rien laissé à faire à ses plus zélés détracteurs. Comme je ne suis pas du nombre, j'ai hâte d'en finir sur ce point et de vous renvoyer aux «corrections fraternelles» que l'auteur s'est infligées à lui-même dans les notes de son Essai.
Sous le rapport de la composition, l'Essai est une œuvre bizarre. Les digressions, les hors-d'œuvre y abondent: les souvenirs personnels les plus étrangers au sujet s'y développent et s'y prélassent en toute liberté. Entres autres prétentions (car le livre en trahit de plus d'une espèce), l'auteur avait celle de la méthode et de la symétrie; il est curieux, après cela, de le voir s'écarter sans raison apparente, presque sans prétexte, pour nous raconter, fort agréablement sans doute, de longs épisodes de ses voyages, et jeter, au beau milieu de ses parallèles historiques, des conseils plus ou moins judicieux, et plus ou moins intelligibles, aux infortunés[257]. Il s'admoneste là-dessus fort sévèrement dans ses notes, sans avoir l'air de se douter que, sur cet article, il est relaps autant qu'on peut l'être. Mais cette irrégularité n'est point sans charmes, croyez-le bien. L'ouvrage perdrait peut-être plus qu'il ne gagnerait à être moins subjectif, moins individuel. On sent que la sévérité du dessein et du plan de l'écrivain comprimait un flot d'impressions et d'images, qui formaient, sans qu'il s'en doutât, la veine la plus abondante de son génie. À toute force, il voulait être philosophe lorsqu'il était poète; mais le poète, de temps en temps, reprenait ses droits, et ce n'était pas toujours sans la grâce de l'à-propos. J'en citerai pour exemple le chapitre sur Pisistrate:
«Après avoir erré sur le globe, l'homme, par un instinct touchant, aime à revenir mourir aux lieux qui l'ont vu naître, et à s'asseoir un moment au bord de sa tombe, sous les mêmes arbres qui ombragèrent son berceau. La vue de ces objets, changés sans doute, qui lui rappelle, à la fois, les jours heureux de son innocence, les malheurs dont ils furent suivis, les vicissitudes et la rapidité de la vie, raniment dans son cœur ce mélange de tendresse et de mélancolie, qu'on nomme l'amour de son pays.
»Quelle doit être sa tristesse profonde, s'il a quitté sa patrie florissante, et qu'il la retrouve déserte, ou livrée aux convulsions politiques! Ceux qui vivent au milieu des factions, vieillissant pour ainsi dire avec elles, s'aperçoivent à peine de la différence du passé au présent; mais le voyageur qui retourne aux champs paternels bouleversés pendant son absence, est tout à coup frappé des changements qui l'environnent: ses yeux parcourent amèrement l'enclos désolé, de même qu'en revoyant un ami malheureux après de longues années, on remarque avec douleur sur son visage les ravages du chagrin et du temps. Telles furent sans doute les sensations du sage Athénien, lorsqu'après les premières joies du retour, il vint à jeter les regards sur sa patrie[258].»
Quand l'Essai historique serait, sous le rapport de l'art, un tout à fait mauvais livre, il faut avouer que peu de gens étaient capables, en France et ailleurs, de faire un mauvais livre comme celui-là. Le travail de recherches qu'il suppose est considérable: l'érudition en est souvent curieuse; les jugements qu'il exprime, les vues qu'il expose, sont très souvent dignes d'un historien; et le style, dans ces moments-là, est digne de la pensée. L'imagination, dans ces pages vraiment historiques, colore modérément les objets, sans en dénaturer l'aspect: le style positif, sobre et sérieux, le style de la vie et de l'action paraît naturel à l'écrivain. Le genre sévère de l'histoire ne répudierait, je le crois, aucun des passages que je vais citer:
«Ainsi les Athéniens s'habituèrent par degrés au gouvernement populaire. Ils passèrent lentement de la monarchie à la république. Le statut nouveau était toujours formé en partie du statut antique. Par ce moyen on évitait ces transitions brusques, si dangereuses dans les États, et les mœurs avaient le temps de sympathiser avec la politique. Mais il en résulta aussi que les lois ne furent jamais très pures, et que le plan de la constitution offrit un mélange continuel de vérités et d'erreurs, comme ces tableaux, où le peintre a passé par une gradation insensible des ténèbres à la clarté; chaque nuance s'y succède doucement; mais elle se compose sans cesse de l'ombre qui la précède, et de la lumière qui la suit[259].»
«La Révolution française ne vient point de tel ou tel homme, de tel ou tel livre; elle vient des choses. Elle était inévitable; c'est ce que mille gens ne veulent pas se persuader. Elle provient surtout du progrès de la société à la fois vers la lumière et vers la corruption; c'est pourquoi on remarque dans la Révolution française tant d'excellents principes et de conséquences funestes. Les premiers dérivent d'une théorie éclairée, les secondes de la corruption des mœurs. Voilà le véritable motif de ce mélange incompréhensible des crimes entés sur un tronc philosophique; voilà ce que j'ai cherché à démontrer dans tout le cours de cet Essai[260].»
«Ainsi, au moment que le peuple commença à lire, il ouvrit les yeux sur des écrits qui ne prêchaient que politique et religion: l'effet en fut prodigieux. Tandis qu'il perdait rapidement ses mœurs et son ignorance, la cour, sourde au bruit d'une vaste monarchie qui commençait à rouler en bas vers l'abîme où nous venons de la voir disparaître, se plongeait plus que jamais dans les vices et le despotisme. Au lieu d'élargir ses plans, d'élever ses pensées, d'épurer sa morale, en progression relative à l'accroissement des lumières, elle rétrécissait ses petits préjugés, ne savait ni se soumettre à la force des choses, ni s'y opposer avec vigueur. Cette misérable politique, qui fait qu'un gouvernement se resserre quand l'esprit public s'étend, est remarquable dans toutes les révolutions: c'est vouloir inscrire un grand cercle dans une petite circonférence; le résultat en est certain. La tolérance s'accroît, et les prêtres font juger à mort un jeune homme qui, dans une orgie avait insulté un crucifix; le peuple se montre incliné à la résistance, et tantôt on lui cède mal à propos, tantôt on le contraint imprudemment; l'esprit de liberté commence à paraître, et on multiplie les lettres de cachet. Je sais que ces lettres ont fait plus de bruit que de mal; mais, après tout, une pareille institution détruit radicalement les principes. Ce qui n'est pas loi, est hors de l'essence du gouvernement, est criminel. Qui voudrait se tenir sous un glaive suspendu par un cheveu sur sa tête, sous prétexte qu'il ne tombera pas? À voir ainsi le monarque endormi dans la volupté, des courtisans corrompus, des ministres méchants ou imbéciles, le peuple perdant ses mœurs; les philosophes, les uns sapant la religion, les autres l'État; des nobles ou ignorants, ou atteints des vices du jour; des ecclésiastiques, à Paris la honte de leur ordre, dans les provinces pleins de préjugés, on eût dit d'une foule de manœuvres s'empressant à l'envi à démolir un grand édifice[261].»
Ces citations nous rapprochent de la question que nous avons posée en commençant, et à laquelle nous n'avons fait qu'une réponse provisoire en disant que l'auteur de l'Essai est presque également sceptique en politique et en religion. Je ne prétends pas qu'il le soit aussi absolument sur le premier point que sur le second; il incline vers la monarchie, tout en rendant hommage au principe de la Révolution; mais il est trop peu convaincu pour avoir beaucoup de zèle, et il faut bien le dire, il n'y a pas dans tout l'Essai la moindre trace d'enthousiasme monarchique, ni d'une foi politique d'aucune sorte. Il soulève d'une main incertaine les théories et les laisse retomber. C'est ainsi que, dans le second volume, il nous dit:
«Pour moi, qui, simple d'esprit et de cœur, tire tout mon génie de ma conscience, j'avoue que je crois en théorie au principe de la souveraineté du peuple; mais j'ajoute aussi que si on le met rigoureusement en pratique, il vaut beaucoup mieux pour le genre humain redevenir sauvage, et s'enfuir tout nu dans les bois[262].»
Peut-être faut-il chercher le dernier mot de l'Essai, pour ce qui concerne la politique, dans les passages suivants:
«Les gouvernements mixtes sont vraisemblablement les meilleurs, parce que l'homme de la société est lui-même un être complexe, et qu'à la multitude de ses passions, il faut donner une multitude d'entraves[263].»
«Il n'est point de révolution là où elle n'est pas opérée dans le cœur: on peut détourner un moment par force le cours des idées; mais si la source dont elles découlent n'est changée, elles reprendront bientôt leur pente ordinaire[264].»
«Et moi aussi je voudrais passer mes jours sous une démocratie telle que je l'ai souvent rêvée, comme le plus sublime des gouvernements en théorie; et moi aussi j'ai vécu citoyen de l'Italie et de la Grèce; peut-être mes opinions actuelles ne sont-elles que le triomphe de ma raison sur mon penchant. Mais prétendre former des républiques partout, et en dépit de tous les obstacles, c'est une absurdité dans la bouche de plusieurs, et une méchanceté dans celle de quelques-uns[265].»
Le passage suivant, s'il n'est pas une preuve du scepticisme politique de l'auteur, atteste du moins qu'à cette époque M. de Chateaubriand jugeait avec sa raison plutôt qu'avec ses passions les événements et tout l'ensemble de la Révolution française:
«Tout ce qui fait événement plaît à la multitude. On aime à être remué, à s'empresser, à faire foule; et tel honnête homme qui plaint son souverain légitime massacré par une faction, serait cependant bien fâché de manquer sa part du spectacle, peut-être même trompé s'il n'allait pas avoir lieu. Voilà la raison pour laquelle les révolutions où il a péri des rois éblouissent tant les hommes, et pour laquelle les générations suivantes sont si fort tentées de les imiter: lorsqu'on mène des enfants à une tragédie, ils ne peuvent dormir à leur retour, si l'on ne couche auprès d'eux l'épée ou le poignard des conspirateurs qu'ils ont vus. D'ailleurs il y a toujours quelque chose de bon dans une révolution, et ce quelque chose survit à la révolution même. Ceux qui sont placés près d'un événement tragique sont beaucoup plus frappés des maux que des avantages qui en résultent: mais pour ceux qui s'en trouvent à une grande distance, l'effet est précisément inverse; pour les premiers, le dénoûment est en action, pour les seconds en récit. Voilà pourquoi la révolution de Cromwell n'eut presque point d'influence sur son siècle, et pourquoi aussi elle a été copiée avec tant d'ardeur de nos jours. Il en sera de même de la Révolution française, qui, quoi qu'on en dise, n'aura pas un effet très considérable sur les générations contemporaines, et peut-être bouleversera l'Europe future[266].»
C'en est assez pour juger que le jeune écrivain était bien loin de l'enthousiasme, et peut-être même de la conviction en matière politique[267]. Quant à la religion, le scepticisme de l'auteur est évident; la croyance se réduit à ce qu'il y a de plus élémentaire dans le déisme, à un minimum au dessous duquel il n'y a plus rien. On en jugera par ce passage:
«Pardonne à ma faiblesse, Père des miséricordes! Non, je ne doute point de ton existence; et soit que tu m'aies destiné une carrière immortelle, soit que je doive seulement passer et mourir, j'adore tes décrets en silence, et ton insecte confesse ta Divinité[268].»
Il est sceptique, mais il n'est pas irréligieux; une religion sincère et cordiale est à ses yeux l'unique consolation des misères humaines, et les génies religieux lui paraissent les vrais bienfaiteurs de l'humanité:
«Épiménide ne traitait point de superstition ce qui tend à diminuer le nombre de nos misères; il savait que la statue populaire, que le pénate obscur qui console le malheureux, est plus utile à l'humanité que le livre du philosophe, qui ne saurait essuyer une larme[269].»
Ainsi que Rousseau son maître,
«la majesté des Écritures l'étonne, la sainteté de l'Évangile parle à son cœur.»
Il y a presque de l'adoration dans l'attendrissement avec lequel il s'incline devant
«le divin Auteur des Évangiles, qui ne s'arrête point, dit-il, à prêcher vainement les infortunés, qui fait plus, qui bénit leurs larmes, et boit avec eux le calice jusqu'à la lie[270].»
Mais il ne croit point à la vérité du christianisme; il l'attaque par tous les côtés, il répète avec complaisance toutes les objections du dix-huitième siècle, tout en disant:
«Je n'y suis pour rien; je rapporte les raisonnements des autres, sans les admettre; il est nécessaire de faire connaître les causes qui nous ont plongés dans la révolution actuelle; or, celles-ci sont d'entre les plus considérables[271].»
Et après vingt pages d'une polémique que son sujet ne lui demandait pas,
«il est bien fâché, dit-il, que son sujet ne lui permette pas de rapporter les raisons victorieuses avec lesquelles les Abbadie, les Houteville, les Bergier, les Warburton ont combattu leurs antagonistes[272].»
C'est-à-dire qu'il se croit obligé en conscience de propager l'erreur, son sujet l'y condamne; mais son sujet ne lui permet pas un mot en faveur de la vérité. Je me trompe, ce mot, le voici; est-il d'un homme qui regarde comme victorieuses les réponses des apologistes de la foi chrétienne? est-il d'un croyant ou d'un sceptique? vous en jugerez:
«Moi, qui suis très-peu versé dans ces matières, je répèterai seulement aux incrédules, en ne me servant que de ma faible raison, ce que je leur ai déjà dit: Vous renversez la religion de votre pays, vous plongez le peuple dans l'impiété, et vous ne proposez aucun autre palladium de la morale. Cessez cette cruelle philosophie; ne ravissez point à l'infortuné sa dernière espérance: qu'importe qu'elle soit une illusion, si cette illusion le soulage d'une partie du fardeau de l'existence; si elle veille dans les longues nuits à son chevet solitaire et trempé de larmes; si enfin elle lui rend le dernier service de l'amitié, en fermant elle-même sa paupière, lorsque, seul et abandonné sur la couche du misérable, il s'évanouit dans la mort[273].»
Si l'auteur de l'Essai ne croit pas à la religion, il croit encore bien moins aux prêtres; peut-être même sont-ce les prêtres qui l'empêchent de croire à la religion. Vous pourrez voir, par la citation suivante, quels sentiments cette classe de personnes inspirait au jeune émigré:
«Les prêtres des Grecs avaient un pouvoir considérable sur la masse du peuple; mais ils n'en exerçaient aucun sur les particuliers: les nôtres, au contraire, nous environnaient, nous assiégeaient. Ils nous prenaient au sortir du sein de nos mères, et ne nous quittaient plus qu'après nous avoir déposés dans la tombe. Il y a des hommes qui font le métier de vampires, qui vous sucent de l'argent, le sang et jusqu'à la pensée[274].»
Ce dernier mot a certainement de la puissance.
Mais si M. de Chateaubriand est monarchique dans l'Essai, comme il s'en vante trente ans après l'avoir publié, où donc est cette prétendue solidarité entre le christianisme et le gouvernement monarchique? Chacun s'en va de son côté, emportant un lambeau ou plutôt toute la vie de l'autre. Je parle ainsi en me plaçant au point de vue du Génie du Christianisme, et de tant d'autres écrits de M. de Chateaubriand, où l'on voit le trône et l'autel adossés l'un à l'autre, se servant l'un à l'autre de point d'appui. Rien de pareil dans l'Essai. Ou l'auteur n'est point persuadé de la nécessité de cette alliance, ou il s'en soucie assez peu. Il croit un peu à la monarchie, il ne croit point au catholicisme, et il confesse avec un égal abandon sa foi et son incrédulité, sans s'embarrasser, ce me semble, d'autre chose que de la vérité. Et c'est ici le moment de dire ce qui m'attache à ce livre, et ce qui me le fait préférer, sous un rapport, à tous les autres ouvrages du même écrivain: c'est qu'il est naturel. Remarquez que je parle du livre, et non du style, qui ne l'est peut-être pas toujours. Remarquez encore que j'ai dit naturel et non pas sincère, parce que je ne refuse à aucun des écrits du noble écrivain le mérite de la sincérité, tandis que je leur refuse, dans un certain sens, celui du naturel.
L'art a certainement sa place dans la vie; mais il n'a rien à voir dans la formation des convictions; les convictions relèvent uniquement de la science et de la conscience. Et bien! l'art, ou si on l'aime mieux, l'imagination, la poésie paraissent avoir eu leur part dans le système dont M. de Chateaubriand est devenu le représentant. Son christianisme (je veux dire celui de ses livres) est littéraire, sa politique est littéraire, et le lien qui unit cette politique et ce christianisme est littéraire aussi. Tout cela, fort sincère, je le crois, est une œuvre d'artiste. Sa vie même, sa personnalité, porte le même caractère; il l'a composée en poète, et de tous ses ouvrages c'est encore le meilleur. Mettre en question la sincérité, ne serait pas seulement injuste, mais déraisonnable; ce poème vivant, qui s'appelle M. de Chateaubriand, n'est si parfait que parce qu'il est sincère. M. de Chateaubriand n'a point d'ennemis; l'enthousiasme que son seul nom éveille a quelque chose d'affectueux, et il est une des rares exceptions à la règle fatale qui veut que ce qui s'ajoute à l'admiration soit retranché de l'affection, parce que l'admiration crée une distance, et que l'affection n'en connaît point. Mais que prouve l'universelle affection dont il est entouré, sinon qu'on le croit sincère? Il l'est, je crois, autant qu'un homme peut l'être; mais il n'en est pas moins, comme écrivain, comme homme, comme politique, l'œuvre d'un art exquis. Or il est un sens, au moins, où la nature et l'art forment une antinomie, où l'art ne vaut pas la nature. Ni l'homme, ni la conviction, qui est tout l'homme, ne doivent être une œuvre d'art. Un homme ne doit pas être un système, tout le monde en convient; mais il ne faut pas non plus qu'un homme soit un poème. Vous comprendrez peut-être, d'après cela, ma prédilection pour l'Essai. Tout n'en est pas vrai, je l'avoue; tout n'en est pas même naturel. L'auteur reproduit trop docilement l'attitude, l'accent et jusqu'aux gestes, si l'on peut dire ainsi, de son maître chéri; et quel est le jeune écrivain, quel est le jeune artiste, qui n'ait pas, à son début dans la carrière, subi à la rigueur l'empire d'un modèle? La Thébaïde n'est-elle pas un reflet de Corneille? L'Essai historique est la Thébaïde de M. de Chateaubriand; seulement on n'a jamais dit que la Thébaïde possédât en propre quelque mérite que les chefs-d'œuvre de Racine n'aient pas reproduit en le perfectionnant, et c'est ce que nous osons dire de l'Essai.
Il est unique dans la carrière de M. de Chateaubriand, au moins sous un rapport; il caractérise à lui seul toute une époque de sa vie; il est, entre toutes les œuvres qui ont illustré le nom de son auteur, une œuvre de solitude, et j'ajouterais d'indépendance, si je n'avais peur d'être mal compris, et s'il ne valait pas mieux supprimer une expression juste et qui complète ma pensée, que de donner lieu de douter de mon respect pour le plus noble caractère. C'est l'œuvre d'un solitaire, qui ne se sent engagé ni envers son passé, ni envers aucune opinion, et qui dit sa pensée, advienne que pourra. Dans d'autres écrits, il sera beaucoup moins lui-même qu'il ne croit l'être, dans celui-ci il est lui-même plus qu'il ne le veut. La Providence va lui donner une position, des amis, un parti, la gloire enfin, la gloire, ce grand et terrible engagement; écoutez-le donc avant que tout ceci lui vienne; écoutez le Chateaubriand de l'Essai avant le Chateaubriand des Martyrs; et faites quelquefois un pèlerinage pieux vers cette époque oubliée, où rien d'étranger, rien de factice, ne s'était encore ajouté à la pensée, à la nature même de ce beau génie.
Le style de l'Essai historique est défectueux à plusieurs égards; mais c'est déjà un style distingué. L'auteur qui, à propos de quelques néologismes et de quelques incorrections, s'administre de fort bons coups de férule, convient qu'il n'écrirait pas mieux aujourd'hui certaines pages de ce livre[275]. La vérité est que non seulement le fond de la diction est bon, mais qu'il serait beaucoup plus difficile, même avec du talent, d'en reproduire les beautés que d'en éviter les défauts. Les défauts du style de l'Essai sont de l'espèce de ceux qui s'enlèvent aisément parce qu'ils sont à la surface; pour les faire disparaître, un souffle souvent suffirait; les beautés sont engagées beaucoup plus avant dans cette diction aussi solide qu'elle est animée. Quant à ce qu'on pourrait appeler la manière de M. de Chateaubriand, ce je ne sais quoi qui ne se définit pas, mais qu'au premier coup d'œil on reconnaît, elle tient à tout un ensemble d'idées qui ne devaient qu'un peu plus tard former un tout dans son imagination; la fusion n'était pas consommée, et même plusieurs ingrédients se faisaient encore attendre. Il faut bien en convenir: ils se sont fondus l'un dans l'autre si admirablement, qu'on dirait presque d'une harmonie préétablie, et qu'on est tenté de se demander si, sous l'empire d'une autre combinaison, plus naturelle peut-être, le talent de M. de Chateaubriand aurait jamais été aussi complet, aussi libre. Cette question se présentera un peu plus tard, et nous chercherons à nous rendre compte de cette chimie toute poétique, toute merveilleuse, d'où l'on a vu sortir une individualité factice à la fois et naturelle, dont l'élément poétique est la véritable unité. Ici, remarquons seulement que si l'auteur de l'Essai ignorait de quels caractères nouveaux les opinions qu'il n'avait pas encore devaient enrichir son talent, il ignorait presque également ce qu'il possédait déjà, ce que la nature et les événements avaient déjà déposé dans le creuset mystérieux où devait se constituer son avenir littéraire. Il est certainement curieux de le voir, dans l'Essai, rencontrer souvent sa muse, et passer à côté d'elle sans la reconnaître et sans la saluer. Il répond cependant plus d'une fois aux signes affectueux qu'elle lui adresse; il s'essaye aux airs qu'il chantera plus tard; il parle déjà un langage dans lequel, en le dégageant de quelques mots disparates, il est aisé de reconnaître ce langage sans pareil qui va changer le nôtre; et cela est si vrai que quelques morceaux de l'Essai ont pu être transportés presque sans changement dans le Génie du Christianisme. Qui ne se rappelle ce début du chapitre intitulé: Spectacle général de l'Univers?
«Il est un Dieu; les herbes de la vallée et les cèdres de la montagne le bénissent, l'insecte bourdonne ses louanges, l'éléphant le salue au lever du jour, l'oiseau le chante dans le feuillage, la foudre fait éclater sa puissance, et l'Océan déclare son immensité. L'homme seul a dit: Il n'y a point de Dieu.
»Il n'a donc jamais celui-là, dans ses infortunes, levé les yeux vers le ciel, ou, dans son bonheur, abaissé ses regards vers la terre[276]?»
Le chapitre de l'Essai, intitulé Histoire du polythéisme, commençait en ces termes:
«Il est un Dieu. Les herbes de la vallée et les cèdres du Liban le bénissent, l'insecte bruit ses louanges, et l'éléphant le salue au lever du soleil; les oiseaux le chantent dans le feuillage, le vent le murmure dans les forêts, la foudre tonne sa puissance, et l'Océan déclare son immensité: l'homme seul a dit: Il n'y a point de Dieu.
»Il n'a donc jamais celui-là, dans ses infortunes, levé les yeux vers le ciel? Ses regards n'ont donc jamais erré dans ces régions étoilées, où les mondes furent semés comme des sables[277].»
Ici, l'auteur cesse de se servir d'original à lui-même. Les lignes qui suivent dans l'Essai, ne sont pas reproduites dans cet endroit du Génie du Christianisme; elles le sont, il est vrai, dans un autre, mais avec de grandes différences. Les voici, selon l'Essai:
«Pour moi j'ai vu, et c'en est assez, j'ai vu le soleil suspendu aux portes du couchant dans des draperies de pourpre et d'or. La lune, à l'horizon opposé, montait comme une lampe d'argent dans l'Orient d'azur. Les deux astres mêlaient au zénith leurs teintes de céruse et de carmin. La mer multipliait la scène orientale en girandoles de diamants, et roulait la pompe de l'Occident en vagues de roses. Les flots calmés, mollement enchaînés l'un à l'autre, expiraient tour à tour à mes pieds sur la rive, et les premiers silences de la nuit et les derniers murmures du jour luttaient sur les coteaux, au bord des fleuves, dans les bois et dans les vallées[278].»
L'auteur jugea plus tard, et avec raison, que l'occasion, l'idée actuelle ne comportait pas tout ce détail, que tout ce détail était trop curieux, et faisait hors-d'œuvre. Il le transporta autre part, sauf la céruse et le carmin, et bien d'autres choses encore, qu'on n'a pas manqué de reprendre plus tard, attendu que des défauts brillants sont plus faciles à imiter que des beautés solides.
Mais là même où l'auteur semble se copier, que de changements et quels judicieux changements?
Cette Nuit parmi les sauvages de l'Amérique, qui, dans l'Essai historique, doit faire l'office d'un argument en faveur de ce qu'il plaît à l'auteur d'appeler l'état de nature, cette nuit, avec l'intention et les sauvages de moins, vous la retrouvez dans le Génie du Christianisme. Accordons-nous encore le plaisir de ce rapprochement. Cette fois je commence par la première version, et sans doute par la moins correcte:
«La lune était au plus haut point du ciel: on voyait çà et là, dans de grands intervalles épurés, scintiller mille étoiles. Tantôt la lune reposait sur un groupe de nuages, qui ressemblait à la cime de hautes montagnes couronnées de neige; peu à peu ces nues s'allongeaient, se déroulaient en zones diaphanes et onduleuses de satin blanc, ou se transformaient en légers flocons d'écume, en innombrables troupeaux errants dans les plaines bleues du firmament. Une autre fois, la voûte aérienne paraissait changée en une grève où l'on distinguait les couches horizontales, les rides parallèles tracées comme par le flux et le reflux régulier de la mer: une bouffée de vent venait encore déchirer le voile, et partout se formaient dans les cieux de grands bancs d'une ouate éblouissante de blancheur, si doux à l'œil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n'était pas moins ravissante: le jour céruséen et velouté de la lune flottait silencieusement sur la cime des forêts, et, descendant dans les intervalles des arbres, poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. L'étroit ruisseau qui coulait à mes pieds, s'enfonçant tour à tour sous des fourrés de chênes-saules et d'arbres à sucre, et reparaissant un peu plus loin dans des clairières tout brillant des constellations de la nuit, ressemblait à un ruban de moire et d'azur, semé de crachats de diamants, et coupé transversalement de bandes noires. De l'autre côté de la rivière, dans une vaste prairie naturelle, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons où elle était étendue comme des toiles. Des bouleaux dispersés çà et là dans la savane, tantôt, selon le caprice des brises, se confondaient avec le sol, en s'enveloppant de gazes pâles, tantôt se détachaient du fond de craie en se couvrant d'obscurité, et formant comme des îles d'ombres flottantes sur une mer immobile de lumière. Auprès, tout était silence et repos, hors la chute de quelques feuilles, le passage brusque d'un vent subit, les gémissements rares et interrompus de la hulotte; mais au loin, par intervalle, on entendait les roulements solennels de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires.
»La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. Au milieu de nos champs cultivés, en vain l'imagination cherche à s'étendre, elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes: mais, dans ces pays déserts, l'âme se plaît à s'enfoncer, à se perdre dans un océan d'éternelles forêts; elle aime à errer, à la clarté des étoiles, aux bords des lacs immenses, à planer sur le gouffre mugissant des terribles cataractes, à tomber avec la masse des ondes, et pour ainsi dire à se mêler, à se fondre avec toute une nature sauvage et sublime[279].»
Voici la même scène dans le Génie du Christianisme. Comme aucun changement n'était commandé par l'intention du morceau, ni par la place qu'il occupe dans le texte, vous pouvez regarder comme purement littéraires, et de simple bon goût, toutes les corrections que l'auteur a faites:
«Un soir je m'étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte de Niagara; bientôt je vis le jour s'éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du Nouveau-Monde.
»Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'Orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel: tantôt il suivait paisiblement sa course azurée; tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'œil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.
»La scène sur la terre n'était pas moins ravissante: le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds, tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l'autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons: des bouleaux agités par les brises, et dispersés çà et là, formaient des îles d'ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès, tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte; au loin par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires.
»La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain, dans nos champs cultivés, l'imagination cherche à s'étendre; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes: mais dans ces régions sauvages, l'âme se plaît à s'enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu[280].»
Qu'on étudie ces deux morceaux, et qu'on dise si le: Inutiles falce ramos amputans, feliciores inserit, a jamais été mieux pratiqué[281].
Ces seuls morceaux auraient dû, ce me semble, faire remarquer l'Essai historique. Après Rousseau, même après Bernardin de Saint-Pierre, cela était nouveau, inattendu. Tous trois, ils étaient du nombre de ces mécontents sublimes qui semblent dire à la foule de ceux qui sont contents, ou qui prennent le monde comme il est, sans s'embarrasser de ce qu'il pourrait être: Ah! si vous saviez d'où je viens! si vous saviez ce que j'ai vu! Ils viennent, hélas! d'où nous venons tous, ils n'ont rien vu que ce que nous voyons; et toutefois, un immense regret, comme d'une richesse perdue, bien qu'ils aient toujours été pauvres, enivre leur âme de douleur et de poésie. Des deux premiers de ces écrivains, je puis l'affirmer sans preuve. Faut-il le prouver au sujet de M. de Chateaubriand? Il n'est pas de carrière plus brillante à la fois et plus mélancolique. L'auteur de l'Essai est né désabusé. Ce qu'il se montre dans ce premier ouvrage, il l'a toujours été; et le mot qu'il a laissé tomber dans la préface de ses Études historiques: «Je méprise aujourd'hui la vie que je dédaignais dans ma jeunesse[282],» est aussi vrai qu'il est sincère. Quoique M. de Chateaubriand ait beaucoup parlé de mélancolie, c'est réellement un génie mélancolique, de cette mélancolie qui intéresse et qui touche parce qu'elle est virile, et qu'elle n'affaiblit en rien le ressort de l'activité. Ce trait, chez le grand poète que nous étudions, est plus profond, plus primitif que tous les autres. Parmi les poètes, ce sont ceux-là surtout qui aiment et qui sentent la nature, comme ce sont aussi les époques fatiguées et sceptiques qui se retournent vers elle avec amour et se rejettent en pleurant sur son sein maternel. Mais Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre se consolent en lui contant leurs peines et en recevant d'elle comme une réponse de paix et de l'assurance. M. de Chateaubriand n'en aime pas plus la magnificence et la mélancolie; il l'aime parce qu'au milieu de ses enchantements, elle a de mystérieuses tristesses et d'ineffables soupirs. D'autres ont aimé la campagne, il aime le désert: Ce qui lui plaît de la nature, c'est la solitude, l'immensité, les aspects sauvages. Par la raison, je veux dire par une certaine force d'abstraction, il est capable de juger le passé, de croire à l'avenir; mais les ruines le touchent plus que les fondations nouvelles, et il est l'homme des souvenirs bien plus que des espérances. Des opinions nouvelles, une position prise ont dû donner à tout cela une teinte particulière, et M. de Chateaubriand a bien pu, à certains égards, prendre son imagination pour son cœur: à combien d'autres cela n'est-il pas arrivé? Mais au-dessous des opinions un peu factices, au-dessous, dirai-je, de cette représentation, si vous cherchez l'homme, vous le trouverez tel que j'ai dit: désabusé en tout temps, triste au fond, amer quelquefois, poète plutôt qu'enthousiaste, mais généreux, courtois, chevaleresque, par nature et sans nul effort. Si la chevalerie n'eût pas existé, il l'aurait inventée; et véritablement, elle s'est surpassée en lui.
Tout cela se laisse pour le moins entrevoir dans l'Essai. M. de Chateaubriand voudrait bien qu'on y entrevît aussi le catholique; mais cela lui paraît impossible, et il en fait son deuil. Pour moi, s'il n'était pas bizarre de prétendre mieux voir que l'auteur dans son œuvre, je dirais qu'il n'y a pas si loin de l'incrédule de l'Essai au croyant du Génie du Christianisme; car cet incrédule a des paroles de sympathie pour la foi sincère, et ce croyant a l'imagination plus religieuse que l'esprit. Quoi qu'il en soit, il y a entre l'Essai et le Génie du Christianisme, un fait qu'on appelle communément conversion.
Atala.
Je ne raconte pas la vie de M. de Chateaubriand; je n'en rappelle que ce qui est nécessaire à mon dessein. Sa mère, femme pieuse, était morte avec le regret d'avoir vu son fils, par la publication de l'Essai historique, donner des gages aux ennemis du catholicisme. Il sut, par une sœur également pieuse, et qu'il devait perdre bientôt après, quelles avaient été les dernières angoisses et les prières suprêmes d'une mère qu'il vénérait profondément. Quelque idée que je me fasse de la dogmatique de M. de Chateaubriand, je déclare que je ne suis pas de la force de ceux qui ont pu trouver ridicule le changement soudain de ses opinions à la nouvelle de cette mort, précédée, si on peut s'exprimer ainsi, d'une double agonie; je crois pieusement à ce qu'il nous raconte, oui, pieusement, parce que ce serait être non seulement injuste envers lui, mais impie envers l'humanité, que de ne pas le croire; et non seulement je ne suis pas étonné, mais je suis profondément touché lorsque, dans la préface du Génie du Christianisme, je l'entends dire, avec ce ton simple qui est celui de la vérité:
«Mes sentiments religieux n'ont pas toujours été ce qu'ils sont aujourd'hui. Tout en avouant la nécessité d'une religion, et en admirant le christianisme, j'en ai cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques institutions et des vices de quelques hommes, je suis tombé jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je fréquentais; mais j'aime mieux me condamner: je ne sais point excuser ce qui n'est point excusable. Je dirai seulement les moyens dont la Providence s'est servie pour me rappeler à mes devoirs.
»Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira sur un grabat, où ses malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume: elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère: quand la lettre me parvint au delà des mers, ma sœur elle-même n'existait plus; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort, m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles; ma conviction est sortie du cœur: j'ai pleuré, et j'ai cru[283].»
C'était en 1798, un an après la publication de l'Essai. Il est impossible de ne pas croire que, dès ce moment, M. de Chateaubriand conçut le dessein de son grand ouvrage et mit la main à l'œuvre. J'ose dire que cela est touchant, et d'autant plus que rien ne présageait que l'apparition de cet ouvrage dût coïncider avec le rétablissement des cultes chrétiens en France. Le christianisme, en 1798, était encore proscrit, et, selon les apparences, avait encore pour longtemps à l'être. Le dessein de M. de Chateaubriand était donc, il faut le dire, un dessein généreux, et son œuvre, qu'on a appelée une œuvre de circonstance, l'était en effet, mais dans le plus noble sens de ce mot. Lorsque les promesses du 18 brumaire et les sollicitations d'anciens amis, au nombre desquels était La Harpe, rappelèrent en France M. de Chateaubriand, son travail était déjà avancé; mais l'épisode d'Atala était seul en état de paraître. Or, cet épisode d'Atala, si l'on considère l'époque où il parut, et les idées dont il est plein, était le Génie du Christianisme en raccourci; le culte n'était pas encore rétabli, puisque dans la première édition de ce petit ouvrage, l'auteur rend hommage à un gouvernement, «qui ne proscrit, dit-il, aucune opinion paisible, et sous lequel il est permis de prendre la défense du christianisme[284].» Je ne dirai pas qu'il y avait du courage à défendre la cause de la religion (je crois qu'il y en avait); je ne tiens qu'à établir une chose, c'est qu'aucune espérance personnelle, aucun calcul intéressé, ne pouvaient se rattacher à la publication d'Atala et du Génie du Christianisme. On ne le nie pas, je crois, mais on n'y pense pas assez; et tout le monde doit être bien aise que M. de Chateaubriand ait fait à la fois un beau livre et une action honorable.
Toutefois, l'événement se préparait et se laissait pressentir. Ce peuple, à qui la soif de l'ordre et du repos venait de faire accepter avec enthousiasme tous les préliminaires de la monarchie, et qui, quoi qu'on en dise, ne s'y trompait pas, associait par habitude à l'idée de l'ordre rétabli celle des autels relevés. Le pouvoir et le culte, l'autorité politique et l'autorité religieuse, formaient un tout dans son esprit; et comme pour confirmer la justesse de cette association d'idées, ces deux autorités formaient aussi un tout dans la pensée des révolutionnaires obstinés, qui ne voulaient pas plus de concordat que de 18 brumaire. Ils avaient cru faire la Révolution contre ce culte précisément qu'il s'agissait de restaurer, et l'on sait la réponse du général Dumas à Bonaparte, qui lui demandait, lors des fêtes du Concordat, comment il trouvait tout cela: «Admirable; il n'y manque que trois cent mille hommes qui se sont fait tuer pour renverser ce que vous relevez.» On peut croire que cette objection toucha peu le Premier Consul, déjà empereur dans l'âme, et qui songeait d'avance à se rendre ancien en s'entourant de tout ce qui l'était. Il n'avait garde d'oublier le principal, et la religion ne fut pas seulement rendue à la liberté, mais livrée aux périls d'une position officielle. Cromwell eut, en apparence, cet embarras de moins; mais le culte épiscopal, dont les souvenirs étaient des prétentions, contribua sans doute à renverser la dynastie nouvelle, et fut pour beaucoup dans la restauration des Stuart. Au reste Cromwell, quand il eût voulu choisir entre les deux cultes, n'en était pas le maître; je ne sais si, à la longue, Bonaparte l'eût été davantage; mais il me semble qu'il calcula bien en rétablissant l'ancien culte et en se donnant, dans cette affaire, le mérite de l'initiative.
Atala, cependant, précéda d'une année environ, la restauration de l'ancien culte.—M. de Chateaubriand avait des amis chauds; on annonçait le nouvel écrivain; on l'élevait sur le pavois, avant même qu'il fût connu; on solennisa son avènement; vous savez tous, Messieurs, avec quel empressement M. de Fontanes faisait les honneurs du monde littéraire à ce néophyte de la gloire. Toutefois le petit livre eût pu se suffire à lui-même, et de fait,
Il ne dut qu'à lui seul toute sa renommée.
L'acclamation fut immense, les réclamations vives à proportion. Le parti philosophique, classique en littérature, incrédule en religion, révolutionnaire en politique, se sentait menacé dans tous ses intérêts à la fois, et les applaudissements qui accueillaient Atala lui disaient assez l'imminence d'un danger qui, assurément, n'était pas tout entier dans les pages de cette nouvelle. Mais le nombre des critiques et la violence de quelques-unes ne firent guère que constater l'immensité du succès.
Ce succès ne peut nous prévenir ni pour ni contre Atala. Nous ne sommes plus sous le charme. Essayons de juger ces prémices d'une nouvelle littérature, ce ballon d'essai au moyen duquel l'auteur du Génie du Christianisme interrogeait en quelque sorte l'état de l'atmosphère et la direction des vents.
Il serait facile encore aujourd'hui de faire la satire d'Atala, quoique l'auteur en ait fait disparaître les plus fortes taches. Ce petit poème était déjà à peu près dans l'état où nous le voyons, lorsque Chénier le critiqua. Chénier qui, dans son rapport, garde le plus inconcevable silence sur le Génie du Christianisme, se fait de loisir pour parler d'Atala, et sort, pour en parler, de la gravité officielle de son rôle de rapporteur dans l'affaire des prix décennaux. Il y a, dans cette étude malveillante d'un ouvrage d'imagination, beaucoup trop de cette critique verbale ou extérieure dont la facile et déloyale industrie aurait bon marché du sublime, et même surtout du sublime, puisqu'elle n'est qu'un appel à cet instinct de moquerie cynique dont nous portons tous peut-être le principe au dedans de nous[285]. On est à peu près sûr d'avoir pour soi les rieurs lorsqu'on a dit que le «Père Aubry est le chef de la Prière, qu'il est aussi l'homme des anciens jours, qu'il est de plus le vieux génie de la montagne, qu'il est encore le serviteur du grand Esprit, et qu'il n'en est pas moins l'homme du rocher[286].» On a fait rire, mais qu'a-t-on prouvé? Ce n'est pas que l'analyse de Chénier n'ait des parties judicieuses que nous adoptons; mais ce que nous n'adoptons pas, c'est l'esprit de cette analyse; nous nous rangeons plutôt, en matière de critique, du côté de M. de Chateaubriand, qui nous paraît avoir professé les bons principes dans une page charmante que voici:
«Il était utile, sans doute, au sortir du siècle de la fausse philosophie, de traiter rigoureusement des livres et des hommes qui nous ont fait tant de mal, de réduire à leur juste valeur tant de réputations usurpées, de faire descendre de leur piédestal tant d'idoles qui reçurent notre encens en attendant nos pleurs. Mais ne serait-il pas à craindre que cette sévérité continuelle de nos jugements ne nous fît contracter une habitude d'humeur dont il deviendrait malaisé de nous dépouiller ensuite? Le seul moyen d'empêcher que cette humeur prenne sur nous trop d'empire, serait peut-être d'abandonner la petite et facile critique des défauts, pour la grande et difficile critique des beautés. Les anciens, nos maîtres, nous offrent, en cela comme en tout, leur exemple à suivre. Aristote a consacré le XXIVe chapitre de sa Poétique à chercher comment on peut excuser certaines fautes d'Homère, et il trouve douze réponses, ni plus ni moins, à faire aux censeurs; naïveté charmante dans un aussi grand homme. Horace, dont le goût était si délicat, ne veut pas s'offenser de quelques taches: Non ego paucis offendar maculis. Quintilien trouve à louer jusque dans les écrivains qu'il condamne; et s'il blâme dans Lucain l'art du poète, il lui reconnaît le mérite de l'orateur: Magis oratoribus quam poetis annumerandus[287].»
Cependant je serai sévère et détaillé précisément pour qu'il soit bien prouvé que la perfection négative n'est à peu près de rien dans le succès d'une œuvre d'imagination, et pour faire connaître jusqu'où va le prestige du talent.
* * * * *
Pour ne pas juger trop sévèrement le sujet d'Atala, il est bon d'oublier que ce roman fait partie du Génie du Christianisme, et qu'il est destiné à résumer ce grand ouvrage. La fable n'en est point assez grave pour cela, et je serai compris sans m'expliquer davantage. Prenons donc Atala pour un roman comme un autre, et disons que le sujet n'en est pas sans intérêt; mais combien l'est-il moins que celui de Paul et Virginie, dont le souvenir a certainement préoccupé l'auteur! Atala est l'exagération, je n'ose pas dire la charge de Paul et Virginie. Ici la sainte, l'éternelle loi de la pudeur, là le respect d'un vœu prononcé par un autre; ici la mort préférée à l'ombre du mal, là le suicide, c'est-à-dire un crime réel prévenant un crime imaginaire: j'ai le droit de parler ainsi, puisque c'est au vœu coupable de sa mère, et non au devoir imprescriptible de la chasteté, que la jeune Indienne offre sa vie en sacrifice. À la lettre il est vrai qu'Atala elle-même a fait un vœu, mais ce vœu lui a été arraché par la violence. L'intérêt du dénoûment est préparé dans Paul et Virginie par l'aimable histoire de leur enfance et de leurs amours; on les connaît l'un et l'autre; on a vécu avec eux; chacun d'eux a un caractère, une physionomie morale. Chactas et Atala n'en ont point, non pas même celle de leur patrie; s'ils sont trop sauvages pour des prosélytes de la civilisation, ils sont trop civilisés pour des sauvages; leur langage mêle constamment et sans aucune mesure la naïveté des races primitives aux idées abstraites et générales des Européens du dix-neuvième siècle. Cette même Atala qui dit, en parlant de sa mère:
«Ensuite le chagrin d'amour vint la chercher, et elle descendit dans la petite cave garnie de peaux d'où l'on ne sort jamais[288],»
elle dira plus tard:
«Sentant une divinité qui m'arrêtait dans mes horribles transports, j'aurais désiré que cette divinité se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j'eusse roulé d'abîme en abîme avec les débris de Dieu et du monde[289].»
Chactas dit quelque part
«qu'il avait désiré de dire les choses du mystère à celle qu'il aimait déjà comme le soleil[290],» et que «le génie des airs secouait sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins[291];»
à la bonne heure, quoiqu'il soit étrange que l'homme qui a conversé avec Fénelon et qui reproduit si fidèlement le langage du Père Aubry, puisse encore s'exprimer ainsi: qu'il soit donc sauvage tant qu'il lui plaira; mais qu'après avoir parlé «de la chevelure bleue du génie des airs» il ne vienne pas nous dire, en parlant d'Atala
«qu'on remarquait sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné, dont l'attrait était irrésistible; qu'elle joignait à cela des grâces plus tendres, et qu'une extrême sensibilité, unie à une mélancolie profonde, respirait dans ses regards[292];»
surtout qu'il se garde bien de dire au missionnaire:
«Périsse le Dieu qui contrarie la nature[293]!»
Les hommes de la nature, comme on les appelle, ne parlent guère de la nature; ce mot même n'existe pas pour eux; c'est à peine s'il existait pour les Français du siècle de Louis XIV dans le sens que lui donne Chactas.
Après tout, la situation des deux amants, leur jeunesse, la nouveauté même de leur langage, font regretter un peu moins l'intérêt qui résulterait de caractères bien dessinés. Il est presque dommage que l'auteur ait essayé de combler cette lacune, au moins pour ce qui concerne Atala, dont il a voulu, d'une façon quelconque, marquer l'origine et la nature européennes[294]. Au lieu de peindre ce caractère, il le définit, et rien dans ses récits ne vient à l'appui de cette définition. C'est ainsi qu'il nous parle «de l'élévation de son âme dans les grandes choses, et de sa susceptibilité dans les petites[295];» c'est ainsi qu'Atala mourante s'accuse, bien injustement pour ce que nous en pouvons connaître, «d'avoir beaucoup tourmenté Chactas par son orgueil et par ses caprices[296].» Où donc l'auteur a-t-il pris cela? Je déclare, moi, qu'Atala me paraît la plus douce et la meilleure fille du monde; tout le récit en fait foi; et quand elle serait moins bonne enfant, qu'est-ce que cela nous fait si nous ne le voyons pas? En matière de poésie ou de roman, que les auteurs en soient bien avertis, le lecteur ne croit et ne sait que ce qu'il voit.
Il est presque inutile de remarquer que là où les caractères et les passions mêmes font défaut, il ne peut y avoir une véritable action. Ce défaut, dans Atala, est habilement dissimulé; mais une exacte analyse du roman, si nous osions nous la permettre ici, le mettrait à nu. L'aventure, outre ce qu'elle a de vulgaire au fond, est par trop sommaire, et peut-être n'y en a-t-il pas de meilleure critique que l'épisode de Velléda dans les Martyrs[297]. Je ne l'envisage que sous le rapport de l'art; mais, sous ce rapport, quelle différence, et que Velléda est à la fois plus pathétique et plus raisonnable qu'Atala!
Le livre a une prétention dogmatique; on ne lui en faisait pas une loi; mais sitôt qu'il l'annonce, on lui en demande compte. Eh bien! qu'enseigne-t-il par la bouche du Père Aubry, qui représente le vieillard de Paul et Virginie? Il nous enseigne d'abord qu'Atala pouvait être relevée de son vœu; elle l'a su trop tard; mais, hélas! dans le cas contraire elle l'aurait su trop tôt; en sorte que si l'ignorance a été funeste, la connaissance, d'une autre manière, l'eût été aussi: seulement, dans le second cas, elle ne serait pas morte. Voilà le premier chapitre de la sagesse du Père Aubry. Le second est un discours de consolation pour Atala qui se meurt. Ce que j'y vois de plus clair, c'est que la vie ne vaut pas la peine qu'on la regrette, que les plus heureux sont à plaindre, «que les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes,» que la déception est au fond de tout et même des affections les plus tendres, attendu «qu'il y a toujours quelques points par où deux cœurs ne se touchent pas, et que ces points suffisent à la longue pour rendre la vie insupportable,» et que si Atala savait ce que c'est que le mariage, elle aimerait mieux, pour peu qu'elle eût de jugement, mourir que de se marier[298]. On lui dit de plus quelques mots de la robe éclatante des vierges qu'elle va revêtir dans le séjour des élus. Ce qu'elle a fait pour cela, ce qui lui donne droit au bonheur céleste, il est difficile de le voir; son suicide apparemment ne sera pas un titre: qu'y a-t-il donc pour elle entre son crime et le ciel? la communion, l'extrême-onction, quelques formalités qu'elle accomplit ou plutôt qu'elle subit; il m'est impossible de voir autre chose. Quant aux idées, aux sentiments, aux actes moraux, dont ces actes extérieurs ne peuvent être que l'emblème, ou du moins qui seuls peuvent communiquer aux emblèmes une grâce, une vertu, on n'en dit mot. Tout cela sans doute est sous-entendu; mais, à l'époque où écrivait M. de Chateaubriand, était-il encore ou était-il déjà temps de sous-entendre? Non, il fallait s'expliquer. Il est vrai qu'alors on aurait eu un catéchisme au bout d'un roman, et l'auteur avait trop de goût pour terminer un roman par un catéchisme. Quelque chose de positif, cependant, ressort de cette histoire, et c'est l'ermite qui prend la peine de nous l'apprendre:
«Vous offrez tous trois, dit-il (la mère d'Atala, Atala elle-même et l'imprudent missionnaire qui dirigeait sa mère), un terrible exemple des dangers de l'enthousiasme et du défaut de lumière en matière de religion[299].»
La leçon sur l'enthousiasme sera dans tous les temps bien reçue; mais était-ce bien de celle-là que l'époque avait le plus pressant besoin?
On ne s'étonne guère que Chactas, ainsi catéchisé, ait différé pendant plus de cinquante ans la promesse qu'il a faite à son amante et au Père Aubry, de devenir chrétien; mais on s'étonne pourtant qu'il ne soit pas chrétien, parlant du christianisme comme il en parle. Est-ce peut-être que M. de Chateaubriand, voulant, pour l'agrément du lecteur, faire parler Chactas en sauvage, a, de son autorité privée, différé la conversion de cet idolâtre? Comment n'est-il pas chrétien, comment, du moins, est-il encore idolâtre, celui qui parle ainsi:
«C'est de ce moment, ô René, que j'ai conçu une merveilleuse idée de cette religion qui, dans les forêts, au milieu de toutes les privations de la vie, peut remplir de mille dons les infortunés; de cette religion qui, opposant sa puissance au torrent des passions, suffit seule pour les vaincre, lorsque tout les favorise, et le secret des bois, et l'absence des hommes, et la fidélité des ombres[300].»
Et ailleurs:
«Aussitôt le prêtre divin revêt une tunique blanche d'écorce de mûrier; les vases sacrés sont tirés d'un tabernacle au pied de la croix, l'autel se prépare sur un quartier de roche, l'eau se puise dans le torrent voisin, et une grappe de raisin sauvage fournit le vin du sacrifice. Nous nous mettons tous à genoux dans les hautes herbes; le mystère commence.
»L'aurore paraissant derrière les montagnes, enflammait l'Orient. Tout était d'or ou de rose dans la solitude. L'astre annoncé par tant de splendeur sortit enfin d'un abîme de lumière, et son premier rayon rencontra l'hostie consacrée, que le prêtre, en ce moment même, élevait dans les airs. Ô charme de la religion! Ô magnificence du culte chrétien! Pour sacrificateur un vieil ermite, pour autel un rocher, pour église le désert, pour assistance d'innocents sauvages! Non, je ne doute point qu'au moment où nous nous prosternâmes, le grand mystère ne s'accomplît, et que Dieu ne descendît sur la terre, car je le sentis descendre dans mon cœur[301].»
«Elle triomphait cette religion divine[302],»
s'écrie Chactas dans un autre moment. Ailleurs, il appelle encore Atala «une sainte[303].» Après la mort d'Atala, lorsque le missionnaire lui dit: c'est la volonté de Dieu:
«Je n'aurais jamais cru qu'il y eût tant de consolation dans ce peu de mots du chrétien résigné, si je ne l'avais éprouvé moi-même[304].»
Quoi qu'il en soit, ce Chactas qui prêche autant et mieux que le Père Aubry, n'est pas encore chrétien cinquante ans après une aventure qui lui est aussi vivement présente que les scènes de la veille. Il s'en étonne lui-même, et il a de quoi:
«Comment Chactas, s'écrie-t-il, n'est-il point encore chrétien? Quelles frivoles raisons de politique et de patrie l'ont jusqu'à présent retenu dans les erreurs de ses pères? Non, je ne veux pas tarder plus longtemps[305].»
Il fera fort bien. Mais comment M. de Chateaubriand veut-il que des gens qui ont aussi «des raisons de politique et de patrie» se croient obligés de se hâter plus que n'a fait Chactas? Et quelle utilité peut-il y avoir à nous représenter un homme qui a goûté la sublimité du dogme et de la morale chrétienne, et qui reste encore engagé dans les grossières superstitions d'une peuplade sauvage? Qu'il ne soit pas devenu chrétien, cela se conçoit encore; mais qu'il soit resté idolâtre, qui peut le comprendre?
Le même caractère hybride, incohérent, se montre partout, mais surtout dans la couleur du style, ou plutôt dans la promiscuité de plusieurs couleurs qui s'entremêlent sans se fondre. L'Orient et l'Occident, le présent et le passé, la naïveté du sauvage et la subtilité maladive de l'homme civilisé, ont jeté pêle-mêle dans le discours des principaux personnages du drame leurs expressions et leurs images. Cela n'est pas naturel, cela est faux; et pourtant, il faut le dire, cela se supporte. Tout n'est pas assorti, mais tout est si brillant, si mélodieux, si suave! Il y a tant de fraîcheur et d'éclat dans ces couleurs qui se heurtent; il y a tant de musique dans ce langage; cela est si splendide, si riche! L'auteur semble s'être monté, en toutes choses, au ton de cette nature transatlantique où tout ce qui est grand est énorme, où tout ce qui éclaire éblouit, où tout ce qui impose épouvante, où tout ce qui émeut enivre. La nature morale elle-même, les pensées des personnages, celle de l'auteur ont quelque chose, dans Atala, de l'inouï et du démesuré des déserts où le drame s'accomplit. Il semble que toutes les barrières soient tombées à la fois, et qu'une langue qui ne ressemble à aucune parce qu'elle ressemble à toutes, soit la langue naturelle d'un sujet et d'une scène où tout déconcerte nos idées ordinaires. Mais, cela va sans dire, il y a de l'art dans cette confusion; les disparates sont habilement sauvées; ce pêle-mêle s'organise, et une unité très artificielle finit par paraître un tout naturel et vrai. C'est qu'il est vrai dans l'âme de l'auteur; c'est qu'en lui l'impossible fusion s'est réellement opérée; voilà ce qui, en dépit de la réflexion, nous retient sous le charme; car il ne faut pas s'imaginer qu'il puisse y avoir le moindre charme dans ce qui est absolument faux.
Sur ce pied, bien des pensées, bien des détails de style, auxquels leur nouveauté donna un moment de succès, sont sans charme aujourd'hui. Rien n'est si voisin du précieux que la naïveté étudiée, et l'auteur d'Atala y tombe assez souvent; il y a plus, il a refusé constamment à la critique des changements qu'elle avait droit d'exiger. Si nous ne voyons plus dans Atala corrigée, le nez du Père Aubry aspirer naturellement vers la tombe, nous voyons d'édition en édition reparaître la fameuse phrase: «Orage du cœur, est-ce une goutte de votre pluie[306]?» La mère de la mère d'Atala la contraint encore d'épouser «le magnanime Simaghan, tout semblable à un roi, et honoré des peuples comme un Génie[307].» Atala mourante dit encore à son jeune ami: «Chactas, les rayons du soleil seront bien beaux au désert, sur ma tombe[308].» Le Père Aubry veut encore que «l'on s'étonne de la quantité de larmes que contiennent les yeux des rois[309],» et René voit encore aujourd'hui «des larmes au fond d'une histoire[310].»
L'auteur, en relisant son ouvrage, aurait dû s'apercevoir qu'il sortait de son rôle, ou plutôt qu'il entrait dans le rôle d'autrui, lorsque, en son propre nom, il dit à la fin d'Atala:
«Quant un Siminole me raconta cette histoire je la trouvai fort instructive et parfaitement belle, parce qu'il y mit la fleur du désert, la grâce de la cabane, et une simplicité à conter la douleur que je ne me flatte pas d'avoir conservées[311].»
Ce n'est pas dans ce style qu'un gentilhomme français, à la fin du dix-huitième siècle, a pu parler à des lecteurs français. Mais c'est avec raison qu'il ne se flatte point d'avoir conservé «cette simplicité à conter la douleur» que le Siminole avait mise dans son récit. C'est là sans doute qu'il fallait être simple, et c'est là peut-être qu'il l'est le moins. Il ne faut pas s'étonner que le style d'un sauvage soit figuré même dans la douleur; la métaphore est sa langue naturelle; mais un sauvage ému dira-t-il:
«Je répandis la terre antique sur un front de dix-huit printemps[312].»
Fallait-il lui prêter un langage aussi froid? Dans le petit chef-d'œuvre de l'abbé Prévost, on voit aussi un amant enterrer sa maîtresse; mais il n'est question ni de printemps ni de terre antique: «J'ouvris une large fosse, et j'y plaçai l'idole de mon cœur…» Mais je ne veux pas toucher à ce morceau pathétique, ne pouvant vous le lire tout entier. Qui voudra comparer ces deux pages l'une avec l'autre, connaîtra quelle est la force de la simplicité.
M. de Chateaubriand a été parmi nous l'introducteur de ce qu'on appelle aujourd'hui la couleur locale. En dépit de l'abus qu'on a fait du vrai accidentel ou historique aux dépens du vrai universel ou humain, nous lui en devons de la reconnaissance. Il faut même pardonner à l'inventeur d'avoir fait un peu étalage de cette nouveauté, et d'avoir cru que des noms barbares et inintelligibles, comme celui de chichicoué, étaient essentiels à la couleur locale. On ne peut s'empêcher pourtant de remarquer combien, dans ce même genre, l'auteur de Paul et Virginie a plus de mesure et de goût. Lui-même, avec une humilité feinte et malicieuse, n'a que trop bien critiqué son illustre émule. Un jour que, devant lui, on rapprochait le nom de M. de Chateaubriand du sien, il dit en souriant: «Oh! je n'ai qu'un tout petit pinceau, et M. de Chateaubriand a une brosse.» On préférera peut-être à ce mot, qui n'est pas précisément aimable, le mot tout simple qu'il dit un jour à un de nos compatriotes qui avait su mériter sa bienveillance[313]: «M. de Chateaubriand a l'imagination trop forte,» ce qui peut signifier: trop peu de nuances, un coloris trop peu ménagé. Il est sûr que Bernardin de Saint-Pierre tout ému qu'il était de cette luxuriante et, pour ainsi dire, de cette fougueuse nature des tropiques, a mieux su se contenir, et n'a pas fait, comme M. de Chateaubriand, entrechoquer les couleurs. Il est moins somptueux, sans paraître beaucoup moins riche, et les mornes de l'Île de France ne sont pas, après que nous l'avons lu, moins distinctement empreints dans notre souvenir que les forêts vierges d'Amérique, après la lecture d'Atala.
C'est, je crois, assez de critique. Après tout, si Atala subsiste, si elle a inspiré les peintres et les poètes, si elle est une figure de plus dans le nombre de ces figures immortelles dont le génie a composé un monde aussi vivant que le monde réel, il doit y avoir, de cela, quelques bonnes raisons que nous n'avons pas dites. Les meilleures, peut-être, sont celles qui se sentent et ne se disent pas; on a beau analyser, expliquer; le talent est une magie; c'est le je ne sais quoi dont Montesquieu, dans son petit traité du goût, a fait le complément et peut-être la couronne du talent; Atala, Chactas, le Père Aubry, sont des êtres vivants; toute cette histoire, avant de passer dans un livre, a eu sa réalité dans le cœur du poète; ces êtres, ces scènes, ces discours ne sont pas sortis des limbes glacés de l'abstraction; tout cela a vécu, tout cela est donc immortel. Atala n'est pas un pastiche, un enchaînement d'arabesques, un ingénieux caprice; il y a un souffle, une âme dans ce poème, et les êtres qu'il évoque ne sont pas de vaines ombres. Le critique le plus froid se sent lui-même entraîné, et il est déjà enivré, déjà hors de combat, qu'il proteste encore. Si tout était vrai dans les premières critiques d'Atala, s'il n'y avait rien à ajouter à ce qu'elles ont dit, croyez bien qu'Atala aurait disparu, et qu'on n'en parlerait plus que comme de l'erreur passagère d'un beau génie. Si M. de Chateaubriand a su imprimer à une combinaison factice le caractère de la vérité et une partie du charme de la nature, ce dangereux talent n'est-il pas un talent immense?
Tout, d'ailleurs, ne se réduit pas, dans cette affaire, au je ne sais quoi. Comme peintre magnifique des magnificences de la nature, M. de Chateaubriand trouverait à peine son égal et ne trouverait pas son pareil. Sa manière est aussi neuve que grande. Le sentiment qu'il a de la nature n'a rien du panthéisme, et n'y conduit pas; et par là il se distingue nettement d'une école moderne, qui ne serait pas fâchée de se réclamer de lui; l'âme du contemplateur reste maîtresse d'elle-même; elle se distingue de ce qu'elle admire, elle n'est pas fascinée par la nature, comme l'oiseau par le serpent; mais elle sent une âme, une vie dans la nature: si la nature ne sent rien, la nature exprime quelque chose; ces bruits, ces mouvements, ces couleurs, ces concerts ne sont pas vides de sens; il y a correspondance, intelligence inexplicable entre l'homme et le monde. Ce mysticisme, s'il faut le nommer ainsi, vaut bien la mythologie antique, qui fractionnait toutes les impressions, et mettait partout une fable ingénieuse à la place d'un mystère touchant. Il n'y a ni panthéisme ni mythologie dans ce passage bien connu, et il n'en est pas moins beau:
«Aucun bruit ne se faisait entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait dans la profondeur des bois: on eût dit que l'âme de la solitude soupirait dans toute l'étendue du désert[314].»
Ceci était nouveau dans notre langue, mais elle pouvait l'accepter; elle hésita un peu davantage à s'approprier l'image que voici:
«Le désert déroulait maintenant devant nous ses solitudes
démesurées[315].»
Démesurées a pu sembler hasardeux; mais dérouler ses solitudes nous paraît aussi beau que hardi.
Non comme preuve, assurément, mais comme ornement de ce discours critique, nous pouvons nous permettre de citer, quoique bien connu et gravé dans toutes les mémoires, un des plus beaux tableaux que renferme cette composition, qui n'est tout entière elle-même qu'un magnifique tableau de la nature. C'est l'orage dans la forêt:
«Cependant l'obscurité redouble: les nuages abaissés entrent sous l'ombrage des bois. La nue se déchire, et l'éclair trace un rapide losange de feu. Un vent impétueux sorti du couchant, roule les nuages sur les nuages; les forêts plient, le ciel s'ouvre coup sur coup, et à travers ses crevasses, on aperçoit de nouveaux cieux et des campagnes ardentes. Quel affreux, quel magnifique spectacle! La foudre met le feu dans les bois; l'incendie s'étend comme une chevelure de flammes; des colonnes d'étincelles et de fumée assiègent les nues qui vomissent leurs foudres dans le vaste embrasement. Alors le grand Esprit couvre les montagnes d'épaisses ténèbres; du milieu de ce vaste chaos s'élève un mugissement confus formé par le fracas des vents, le gémissement des arbres, le hurlement des bêtes féroces, le bourdonnement de l'incendie, et la chute répétée du tonnerre qui siffle en s'éteignant dans les eaux[316].»
Après Virgile, après Thompson, après tout le monde, ceci était nouveau. D'autres citations que je ne puis me permettre, achèveraient une preuve que ce morceau commence, c'est qu'il n'est rien de tel pour bien peindre que de bien voir, et pour voir que de regarder. Cela est fort trivial, et fort méconnu, comme beaucoup d'autres trivialités. Un seul exemple, et fort court, au moins pour me faire comprendre:
«Cependant une barre d'or se forma à l'Orient. Les éperviers erraient sur les rochers, et les martres rentraient dans le creux des ormes: c'était le signal du convoi d'Atala[317].»
Des détails comme ceux-là sont l'enseigne et le sceau de la réalité. La poésie de la nature ou, plus généralement, la poésie du phénomène a reparu quand on s'en est ressouvenu. L'observation poétique est autre chose que l'observation scientifique; mais à sa manière le vrai poète observe, et l'on peut dire que c'est un des côtés par où M. de Chateaubriand, si moderne à beaucoup d'égards, est un écrivain antique.
Un des côtés, non pas le seul. Dans la peinture, bien plus intéressante, de la nature vivante et surtout de la nature humaine, le sens ou, si l'on aime mieux, l'imitation originale de l'antiquité se révèle chez l'auteur d'Atala. Il faudrait remonter à Homère, à Virgile, au moins à Milton, pour retrouver le modèle ou l'inspiration de beautés comme celles-ci:
«La nuit s'avance: les chants et les danses cessent par degré; les feux ne jettent plus que des lueurs rougeâtres, devant lesquelles on voit encore passer les ombres de quelques sauvages; tout s'endort; à mesure que le bruit des hommes s'affaiblit, celui du désert augmente, et au tumulte des voix succèdent les plaintes du vent dans la forêt.
»C'était l'heure où une jeune Indienne qui vient d'être mère se réveille en sursaut au milieu de la nuit; car elle a cru entendre les cris de son premier-né, qui lui demande la douce nourriture. Les yeux attachés au ciel, où le croissant de la lune errait dans les nuages, je réfléchissais sur ma destinée[318].»
Cette jeune Indienne et son nouveau-né, dans cette situation, au milieu de cette scène, c'est l'antiquité même, sous les chauds reflets du dix-neuvième siècle.
Au fait, M. de Chateaubriand avait retrouvé ou réveillé l'antiquité dans les savanes ou sous les ombrages de l'Amérique. Non qu'elle soit là plutôt qu'ailleurs; mais c'est là qu'elle lui a donné rendez-vous. J'appelle antiquité cette ingénuité des premiers âges, cette enfance du genre humain, dont les anciens poètes ont trouvé autour d'eux des restes, que d'autres ont rêvée, et vers laquelle tout génie vraiment poétique se reporte avec amour, parce que la naïveté ressemble à la candeur. À côté de beaucoup de naïveté factice et de simplicité affectée, il y a de l'antiquité dans Atala; c'est, dans quelques-unes au moins de ses parties, l'œuvre la plus antique que notre époque ait vu éclore. Voilà le mot lâché; mais pour ne me faire de querelle avec personne, je me hâte de le rappeler, et je me borne à dire que si l'auteur nous a fait des sauvages et de leur vie une peinture assez romanesque[319], il a donné avec infiniment de bonheur un corps et une vie à une idée que nous aimons tous, à cette simplicité noble et à cette grâce ingénue dont nous faisons l'attribut des peuplades reculées que la civilisation poursuit sans avoir pu encore les atteindre. Nous savons bien tous que c'est un mensonge; mais nous sommes tous, en ce point, disciples de J.-J. Rousseau, après l'avoir réfuté; il nous faut l'âge d'or quelque part, et après l'avoir longtemps placé au bord de l'Illissus et sur les rives du Taygète, nous l'abritons par la pensée sous les ombrages américains jusqu'à ce que la hache du colon, en les abattant, ait fait envoler tous nos rêves avec les oiseaux de ces solitudes violées. Prolongez, ô poètes, multipliez vos innocentes impostures; vous êtes, pour longtemps encore, sûrs d'être écoutés: «Vienne encore un trompeur, nous ne tarderons guère.» Redites-nous donc, vous, l'un des plus touchants et des plus magnifiques, redites-nous la chanson d'Atala fugitive dans le désert.
«Le fleuve qui nous entraînait, coulait entre de hautes falaises, au bout desquelles on apercevait le soleil couchant. Ces profondes solitudes n'étaient point troublées par la présence de l'homme.
»Atala et moi nous joignions notre silence au silence de cette scène. Tout à coup la fille de l'exil fit éclater dans les airs une voix pleine d'émotion et de mélancolie; elle chantait la patrie absente:
»Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de l'étranger, et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs pères!
»Si le geai bleu du Meschacebé disait à la nonpareille des Florides: Pourquoi vous plaignez-vous si tristement? n'avez-vous pas ici de belles eaux et de beaux ombrages, et toutes sortes de pâtures comme dans vos forêts?—Oui, répondrait la nonpareille fugitive; mais mon nid est dans le jasmin; qui me l'apportera? Et le soleil de ma savane, l'avez-vous?
»Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de l'étranger, et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs pères!
»Après les heures d'une marche pénible, le voyageur s'assied tristement. Il contemple autour de lui les toits des hommes; le voyageur n'a pas un lieu où reposer sa tête. Le voyageur frappe à la cabane, il met son arc derrière la porte, il demande l'hospitalité; le maître fait un geste de la main; le voyageur reprend son arc et retourne au désert!
»Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de l'étranger, et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs pères!
»Merveilleuses histoires racontées autour du foyer, tendres épanchements du cœur, longues habitudes d'aimer si nécessaires à la vie, vous avez rempli les journées de ceux qui n'ont point quitté leur pays natal! Leurs tombeaux sont dans leur patrie, avec le soleil couchant, les pleurs de leurs amis et les charmes de la religion.
»Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de l'étranger, et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs pères[320]!»
L'Épilogue d'Atala renferme le plus grand nombre de ces beautés; il est d'un ton plus vrai que le reste de l'ouvrage, et peut-être en est-il, après tout, la plus belle partie. C'est là que se trouve l'épisode si connu de la jeune mère indienne qui vient de perdre son fils:
«Elle se leva, et chercha des yeux un arbre sur les branches duquel elle pût exposer son enfant. Elle choisit un érable à fleurs rouges, festonné de guirlandes d'apios, et qui exhalait les parfums les plus suaves. D'une main elle en abaissa les rameaux inférieurs, de l'autre elle y plaça le corps; laissant alors échapper la branche, la branche retourna à sa position naturelle, emportant la dépouille de l'innocence, cachée dans un feuillage odorant. Oh! que cette coutume indienne est touchante! Je vous ai vus dans vos campagnes désolées, pompeux monuments des Crassus et des Césars, et je vous préfère encore ces tombeaux aériens du sauvage, ces mausolées de fleurs et de verdure que parfume l'abeille, que balance le zéphir, et où le rossignol bâtit son nid et fait entendre sa plaintive mélodie[321].»
Le chant même du rossignol peut-il être plus doux que celui du poète, et la langue française, depuis Racine, depuis Quinault, fut-elle jamais plus mélodieuse? Pascal, l'inexorable Pascal, a dit une vérité dure: «On ne consulte que l'oreille parce qu'on manque de cœur[322].» Ceux-là, en effet, manquent de cœur qui ne consultent que l'oreille; mais le cœur lui-même se plaît à une expressive mélodie, et nous ne nous sentons pas le courage de reprocher à M. de Chateaubriand d'être le plus harmonieux des écrivains de notre langue, alors même qu'on nous prouverait qu'il a frayé la voie au charlatanisme d'une verbosité sonore. Il est certain que rien ne ressemble plus à la musique que la prose de M. de Chateaubriand, et que bien souvent en effet on l'écoute comme de la musique. Mais ce qu'il, faut dire ici pour n'avoir pas à le redire plus tard, c'est que la prose poétique date du roman d'Atala. C'est bien le cas, ou jamais, de se dire à soi-même, comme ce personnage de Molière:
Allons, ferme, mon cœur, point de faiblesse humaine[323].
Pour condamner une erreur dont Atala est le chef d'œuvre, il faut résister, je l'avoue, au plus doux enchantement. Il faut se dire bien des choses… je me trompe, une seule suffit. La prose poétique reste à M. de Chateaubriand comme un fief qui n'est réversible à personne et qui s'éteint après lui. Le réveil de la poésie a tranché la question. Béranger, Lamartine, Victor Hugo ont aboli la prose poétique. Elle n'est plus. Ils ont réduit la prose à la prose en la déchargeant de l'espèce de vice-royauté dont les circonstances l'avaient investie. Au lieu de chercher querelle à l'auteur d'Atala, il faut le remercier, car c'est sa prose qui a réveillé la poésie; il a sans doute inspiré les prosateurs, mais ses vrais disciples sont des poètes; les plus illustres procèdent ou relèvent de lui. La cause est jugée à la satisfaction de toutes les parties; au terme du combat, il n'y a que des vainqueurs.
Je ne puis m'empêcher de finir par une réflexion plus sérieuse. La veille, pour ainsi dire, du jour qui doit rendre une puissante nation au culte de ses pères, un grand ouvrage est annoncé, qui doit exposer les titres de cette religion au respect et à l'amour des humains. Pour donner d'avance une idée de cet ouvrage, pour essayer le goût du public, un épisode est détaché du livre. Le génie ou l'esprit du christianisme doit s'y résumer, s'y réfléchir du moins. Ce sera nécessairement une production chrétienne. Que ce fragment soit un poème, on s'en étonne, mais on y consent; le sujet, le contenu fait tout. Or, ce sujet, quel est-il? une aventure d'amour. Faut-il aller plus loin? faut-il dire quel est le nœud de l'action? faut-il articuler? C'est impossible. Étrange prologue, il faut l'avouer, d'un réveil religieux! surtout quand on considère qu'à part la rapide esquisse d'une civilisation naissant à l'ombre du christianisme, rien dans le poème n'est fait, je ne dirai pas pour faire aimer, mais pour faire comprendre cette religion divine. Quel est le peuple à qui l'on est réduit à parler religion de cette manière-là? Quelle sera la gravité de l'œuvre apologétique dont Atala est le spécimen? Ces questions sont naturelles; mais puisqu'il faut, pour aujourd'hui, les laisser pendantes, remarquons, sur la première, que rien ne prouve que le caractère ou la disposition du peuple ait déterminé le choix du fragment, et sur la seconde, que l'intention de l'auteur d'Atala a pu être plus sérieuse que son ouvrage, qu'il y a d'ailleurs, on le sait, des inconséquences heureuses, et qu'il se pourrait bien, après tout, que le livre fût plus grave que l'épisode et plus concluant.
Le Génie du Christianisme.
Le rétablissement des cultes chrétiens dans toute l'étendue de la République française date du 15 septembre 1801, jour où le Concordat fut promulgué. Cet événement sans exemple était issu d'un fait également inouï: la proscription de toute espèce de culte par une société politique, et l'athéisme élevé au rang de religion d'État. Le seul pays au sein duquel, de nos jours encore, on puisse voir un temple sans Dieu, ou, ce qui revient au même, un temple à tous les dieux, avait, dans un moment d'effroyable délire, mais d'un délire plus logique qu'on ne le pense, érigé insolemment en crime ce que les rois avaient, non moins insolemment, érigé en devoir. Cette apostasie solennelle, décrétée par quelques-uns, n'en était pas moins imputable à tous, selon le sens profond de cette parole de l'Écriture: «L'Éternel châtia le peuple pour avoir fait le veau d'or qu'Aaron leur avait fait[324].» Dans le même sens, il faut lui imputer la réparation offerte plus tard à Dieu et au genre humain par le chef de la République. L'acclamation fut universelle, et dans la joie unanime de tous les hommes religieux on vit disparaître, pour un moment, toutes les différences de secte. Ce n'était point de telle ou telle religion, c'était de la religion qu'on saluait le rétablissement, et de très bons protestants se réjouissaient de voir célébrer de nouveau la messe dans les temples qu'avaient profanés les fêtes de la Terreur et le culte de la Raison[325].
On peut supposer, sans faire injure à Bonaparte, que ses intentions n'étaient pas celles d'un apôtre. Le Concordat, que le pouvoir lui-même, dans ses proclamations, présentait comme un complément du 18 brumaire, était sans doute une œuvre politique. Les autels relevés remettaient la France dans la communion des peuples, où la seule promulgation de la liberté des cultes eût d'ailleurs suffi pour la replacer. Les croyances religieuses se recommandaient, de l'aveu même des orateurs du pouvoir, comme une police des consciences, et l'on peut juger quelle petite part on y faisait au principe, si religieux pourtant, de la spontanéité, lorsqu'on entend Portalis s'écrier: «La multitude est plus frappée de ce qu'on lui ordonne que de ce qu'on lui prouve[326].» Le même orateur, en montrant le christianisme uni à toutes les destinées de l'Empire français, entrait dans la pensée du nouveau pouvoir, qui cherchait, en quelque sorte, à se vieillir en se rattachant au passé, et qui n'ignorait pas que l'association des idées et des souvenirs est la vraie logique de la multitude. Toutes choses qui s'en sont allées ensemble peuvent revenir ensemble; il n'y avait pas loin de Domine salvos fac consules au Domine salvum fac regem. Le Concordat célébrait les fiançailles d'un mariage de raison entre la Révolution, dont la jeunesse commençait à se passer, et l'antique France représentée par son antique religion.
Plus pure que l'intention du Premier Consul, l'intention de M. de Chateaubriand n'était pas parfaitement simple. Il entendait bien aussi (car il l'a dit lui-même) ramener la France vers la monarchie par la porte du sanctuaire; mais loin de moi de supposer qu'il n'ait vu alors dans la restauration religieuse que le moyen d'une restauration politique. Il avait certainement de plus nobles pensées. Le triomphe du sentiment religieux était le vrai but de ses efforts. Il jugea que les circonstances étaient favorables à une apologie du christianisme, et sans doute il ne se trompait pas. Entre deux générations successives, la persécution avait jeté des siècles; Louis XVI, Madame Élisabeth, une légion de martyrs, séparaient l'époque consulaire de l'époque des abbés de cour; les derniers souvenirs du christianisme étaient héroïques. Sous la protection de ces souvenirs, on pouvait être écouté. Le moment, il est vrai, n'était pas encore venu de réclamer la foi; mais ne pouvait-on pas du moins réclamer la justice, la sympathie et l'admiration? ne pouvait-on pas parler de la beauté du christianisme à ceux qui ne voulaient point encore entendre parler de sa vérité?
M. de Chateaubriand a dit souvent, depuis lors, qu'une apologétique comme le Génie du Christianisme était celle que demandait l'époque et la seule qu'elle pût accepter.
Je pense qu'on ne peut pas plus le dire de cette époque que de toute autre où le besoin d'une apologétique a pu se faire sentir. Il n'en est aucune où l'on n'ait pu trouver de bonnes raisons pour se réduire, en fait d'apologétique, à un taux inférieur, et en conséquence pour commencer par les accessoires. En tout temps l'homme demande quelque chose de moins que la vérité, en reste volontiers aux préliminaires, et s'amuse, comme on dit, aux bagatelles de la porte.
Toutes les époques se valent quant à leur répugnance pour certaines doctrines, et toutes, par là même, sont également propres à les entendre et à les recevoir. Entre le paganisme et la religion de Jésus-Christ il y avait un abîme, et l'on peut dire aussi qu'il y avait un abîme entre Léon X et Luther. Ni les apôtres, ni les réformateurs ne se sont amusés à combler avec des fleurs un abîme que rien ne comble: ils l'ont franchi d'un élan; c'était la seule manière de le franchir.
S'il y avait une différence entre les époques, elle serait toute en faveur de celle qui vient à la suite d'une interruption absolue de tout culte religieux, lorsque d'ailleurs cette interruption n'a pas été assez longue pour ensevelir toute la génération qui fut élevée dans le culte aboli. Et supposé que cette génération ait disparu, supposé même, ce qui est impossible, qu'elle ait emporté avec elle tous les souvenirs et le sens de tous les monuments, le besoin religieux, qui n'a rien pour se satisfaire et auquel rien ne peut donner complètement le change, promet alors, humainement, un heureux succès à ceux qui se présenteront pour le satisfaire: la timidité et les réticences leur siéraient plus mal que jamais.
On ne saurait songer à se prévaloir de ces mots de saint Paul: «Je vous ai donné du lait au lieu de viande, que vous n'étiez pas en état de supporter[327];» car le lait dont parle saint Paul contenait déjà tous les éléments essentiels de la doctrine chrétienne, et l'apôtre n'eût jamais désigné sous ce nom un traité d'esthétique religieuse ou un essai de christianisme littéraire.
Mais, pour n'être pas la seule chose à faire, ce qu'a fait M. de Chateaubriand ne pouvait-il pas se faire? Les philosophes et les dévots, Voltaire et les juges de Calas s'étaient donné le mot pour affubler la religion d'un costume ridicule et d'un masque odieux. On en était venu à croire la religion barbare, ennemie des lettres, de la culture et des lumières. N'était-il pas à propos de montrer le contraire? de le montrer par un fait, je veux dire en tirant du sein de ce culte méconnu les éléments d'une belle œuvre d'art ou de littérature? Faire ce que fit M. de Chateaubriand, n'était-ce pas, en quelque sorte, aérer, parfumer une enceinte infectée? n'était-ce pas, pour le moins, répondre à ce noble vœu que Madame de Staël faisait entendre à la même époque: «Rendez-nous le plaisir de l'admiration[328]?» Oui, je crois qu'on le pouvait; mais à condition de ne pas mêler et confondre deux buts différents, à condition de ne pas ériger l'accessoire en principal, de n'attribuer au christianisme que ce qui lui appartient, de n'en pas dénaturer, de n'en pas dissimuler l'idée; car il ne saurait en être de la vérité comme de ces métaux précieux que l'alliage seul, espèce de mésalliance, rend propres aux usages des arts. Il fallait au bon but joindre les bons moyens; une bonne cause risque moins peut-être à manquer de défenseurs qu'à se voir mal défendue. À défaut des hommes, en effet, les choses viennent en aide à la vérité; à la longue, tout s'arme pour elle, et elle a moins à redouter, ce me semble, ce qui la nie que ce qui la compromet.
De fait, l'ouvrage de M. de Chateaubriand a-t-il été utile au sentiment religieux? A-t-il excité, développé les sentiments religieux? Il serait injuste de n'accepter, sur une telle question, que la réponse des faits; il pourrait y en avoir un grand nombre sans que leur rapport avec la cause qui les a produits fût assez manifeste pour permettre de les alléguer. Il suffit de pouvoir répondre à cette autre question: l'ouvrage a-t-il dû ou n'a-t-il pas dû produire les effets dont on parle? car il est mille occasions où il faut dire: Cette chose a été utile parce qu'elle était bonne, et non pas: Elle était bonne, car elle a été utile. Si cette réponse ne suffisait jamais, l'ordre moral, l'unité de la création, seraient de pures chimères.
Or, la question étant ainsi posée, on peut répondre, je crois, que ce qui, dans l'ouvrage de M. de Chateaubriand, se rapporte à la religion naturelle, et particulièrement à la téléologie (doctrine des causes finales), l'exposition des bienfaits sociaux du christianisme, et une partie de ce que l'auteur lui-même appelle la poétique chrétienne, a pu être utile en éclaircissant le double nuage de l'ignorance et du préjugé. Reste à savoir si les défauts du livre n'ont pas de nouveau épaissi ce nuage. Ce livre de religion eût bien mieux valu s'il eût renfermé un peu plus de religion et beaucoup moins de théologie.
Toujours est-il que la méthode préférée par l'auteur du Génie du Christianisme n'était ni la seule ni la meilleure. Dans un sens, quoi qu'en ait dit Fontenelle, c'est par le gros bout que la vérité entre le mieux, ou plutôt qu'elle entre. Cela ne nous empêchera pas de rendre justice à la pensée de M. de Chateaubriand; et si nous trouvons, à l'examen, qu'il en a trop fait pour une simple poétique, et trop peu pour une apologétique, nous devons plutôt lui savoir bon gré d'avoir dépassé son véritable dessein, que mauvais gré d'avoir manqué l'autre.
Je l'avouerai pourtant: il eût mieux valu s'en tenir au premier, ne le point dépasser, résonner comme une lyre, et ne point mêler aux sons de l'instrument divin le bruit de la lime et du marteau. Un poème, ainsi qu'une action, ainsi qu'une vie, ne se réfute pas. Chacun peut, en fermant les yeux, éviter la lumière; mais on ne saurait courber un rayon du soleil. Virtutem videant, s'écrie un poète: la vérité, la beauté, cette autre vérité, ne forment pas un vœu différent. Sans doute, M. de Chateaubriand a suivi ce conseil; l'exemple, dans son livre, est à côté et tout autour de la leçon; mais la leçon a gâté l'exemple; l'apologétique proprement dite a nui trop souvent à la poétique. Elles se seraient entr'aidées, si l'auteur eût pénétré, comme Milton, jusqu'au cœur de cette religion qu'il voulait faire aimer.
Un défaut principal du Génie du Christianisme, c'est l'oscillation perpétuelle de l'auteur entre deux desseins, dont il n'avoue qu'un seul. Le théologien et le peintre s'embarrassent mutuellement; ils échangent et confondent leurs arguments; on ne sait jamais très bien, et l'auteur lui-même a l'air de ne pas bien savoir s'il s'agit de la vérité du christianisme ou seulement de sa beauté: on dirait, quand la preuve fait défaut, que l'image est là pour faire le compte. Trop souvent, en se prolongeant, la ligne fléchit et dévie, et ce qui fut commencé dans une intention s'achève dans une autre. C'est ainsi qu'ayant didactiquement exposé le plus sublime à la fois et le plus touchant des mystères, l'auteur s'écrie:
«Si ce parfait modèle du bon fils, cet exemple des amis fidèles, si cette retraite au mont des Oliviers, ce calice amer, cette sueur de sang, cette douceur d'âme, cette sublimité d'esprit, cette croix, ce voile déchiré, ce rocher fendu, ces ténèbres de la nature, si ce Dieu enfin expirant pour les hommes, ne peut ni ravir notre cœur, ni enflammer nos pensées, il est à craindre qu'on ne trouve jamais dans nos ouvrages, comme dans ceux du Poète, des miracles éclatants, speciosa miracula[329].»
Si le sujet ou le but de l'ouvrage s'étend et se resserre tour à tour, on peut en dire autant de son objet, désigné dans le titre sous le nom de christianisme. Ce mot se trouve tantôt plus large, tantôt plus étroit que l'objet auquel on l'applique. Plus étroit, puisque, à la distance de quelques pages, l'auteur nous entretient de l'Extrême-onction[330] et des Migrations des oiseaux[331]; plus large, puisque, sous le nom de christianisme, il n'est question que du catholicisme, et non pas même du catholicisme officiel, solennellement épuré, mais du catholicisme sous une forme particulière, celle du moyen âge. Et même, en y regardant bien, vous douterez si ce n'est pas du moyen âge plutôt que du catholicisme que l'écrivain expose le génie. Tout ce qui, dans un certain temps, a existé avec le catholicisme, tout ce qui, de près ou de loin, en a subi l'influence, en a reçu les reflets, appartient de droit au sujet de son livre. Preuve en soient les pages charmantes et assez nombreuses qu'il a consacrées aux fêtes et aux cérémonies de la chevalerie:
«L'éducation du chevalier commençait à l'âge de sept ans. Du Guesclin, encore enfant, s'amusait, dans les avenues du château de son père, à représenter des sièges et des combats avec de petits paysans de son âge. On le voyait courir dans les bois, lutter contre les vents, sauter de larges fossés, escalader les ormes et les chênes, et déjà montrer dans les landes de la Bretagne, le héros qui devait sauver la France.
»Bientôt on passait à l'office de page ou de damoiseau, dans le château de quelque baron. C'était là qu'on prenait les premières leçons sur la foi gardée à Dieu et aux dames. Souvent le jeune page y commençait, pour la fille du seigneur, une de ces durables tendresses que des miracles de vaillance devaient immortaliser. De vastes architectures gothiques, de vieilles forêts, de grands étangs solitaires, nourrissaient, par leur aspect romanesque, ces passions que rien ne pouvait détruire, et qui devenaient des espèces de sort ou d'enchantement.
»Excité par l'amour au courage, le page poursuivait les mâles exercices qui lui ouvraient la route de l'honneur. Sur un coursier indompté, il lançait, dans l'épaisseur des bois, les bêtes sauvages, ou, rappelant le faucon du haut des cieux, il forçait le tyran des airs à venir, timide et soumis, se poser sur sa main assurée. Tantôt comme Achille enfant, il faisait voler des chevaux sur la plaine, s'élançant de l'un à l'autre, d'un saut franchissant leur croupe, ou s'asseyant sur leur dos; tantôt il montait tout armé jusqu'au haut d'une tremblante échelle, et se croyait déjà sur la brèche, criant: Montjoye et Saint Denis! Dans la cour de son baron, il recevait les instructions et les exemples propres à former sa vie. Là se rendaient sans cesse des chevaliers connus ou inconnus, qui s'étaient voués à des aventures périlleuses, qui revenaient seuls des royaumes du Cathay, des confins de l'Asie, et de tous ces lieux incroyables où ils redressaient les torts et combattaient les Infidèles.
»… À peine le nouveau chevalier jouissait-il de toutes ses armes, qu'il brûlait de se distinguer par quelques faits éclatants. Il allait par monts et par vaux, cherchant périls et aventures; il traversait d'antiques forêts, de vastes bruyères, de profondes solitudes. Vers le soir il s'approchait d'un château dont il apercevait les tours solitaires; il espérait achever dans ce lieu quelque terrible fait d'armes. Déjà il baissait sa visière, et se recommandait à la dame de ses pensées, lorsque le son d'un cor se faisait entendre. Sur les faîtes du château s'élevait un heaume, enseigne éclatante de la demeure d'un chevalier hospitalier. Les ponts-levis s'abaissaient, et l'aventureux voyageur entrait dans ce manoir écarté. S'il voulait rester inconnu, il couvrait son écu d'une housse, ou d'un voile vert, ou d'une guimpe plus fine que fleur-de-lys. Les dames et les damoiselles s'empressaient de le désarmer, de lui donner de riches habits, de lui servir des vins précieux dans des vases de cristal. Quelquefois il trouvait son hôte dans la joie: Le seigneur Amanieu des Escas, au sortir de table, étant l'hiver auprès d'un bon feu, dans la salle bien jonchée ou tapissée de nattes, ayant autour de lui ses écuyers, s'entretenait avec eux d'armes et d'amour, car tout dans sa maison, jusqu'aux derniers varlets, se mêlait d'aimer.
»Ces fêtes des châteaux avaient toujours quelque chose d'énigmatique; c'était le festin de la licorne, le vœu du paon, ou du faisan. On y voyait des convives non moins mystérieux, les chevaliers du Cygne, de l'Écu-Blanc, de la Lance-d'Or, du Silence; guerriers qui n'étaient connus que par les devises de leurs boucliers, et par les pénitences auxquelles ils s'étaient soumis.
»… Les entreprises solitaires servaient au chevalier comme d'échelons pour arriver au plus haut degré de gloire. Averti par les ménestriers, des tournois qui se préparaient au gentil pays de France, il se rendait aussitôt au rendez-vous des braves. Déjà les lices sont préparées; déjà les dames, placées sur des échafauds élevés en forme de tours, cherchent des yeux les guerriers parés de leurs couleurs. Des Troubadours vont chantant:
«Servants d'amour, regardez doulcement
Aux eschafaux anges de paradis,
Lors jousterez fort et joyeusement,
Et vous serez honorez et chéris.»
»Tout à coup un cri s'élève: Honneur aux fils des Preux! Les fanfares sonnent, les barrières s'abaissent. Cent chevaliers s'élancent des deux extrémités de la lice, et se rencontrent au milieu. Les lances volent en éclats; front contre front, les chevaux se heurtent, et tombent. Heureux le héros qui, ménageant ses coups, et ne frappant en loyal chevalier que de la ceinture à l'épaule, a renversé, sans le blesser, son adversaire! Tous les cœurs sont à lui, toutes les dames veulent lui envoyer de nouvelles faveurs, pour orner ses armes. Cependant des hérauts crient au chevalier: Souviens-toi de qui tu es le fils, et ne forligne pas! Joutes, castilles, pas-d'armes, combats à la foule, font tour à tour briller la vaillance, la force et l'adresse des combattants. Mille cris, mêlés au fracas des armes, montent jusqu'aux cieux. Chaque dame encourage son chevalier, et lui jette un bracelet, une boucle de cheveux, une écharpe. Un Sargine, jusqu'alors éloigné du champ de la gloire, mais transformé en héros par l'amour, un brave inconnu, qui a combattu sans armes et sans vêtements, et qu'on distingue à sa camise sanglante, sont proclamés vainqueurs de la joute; ils reçoivent un baiser de leur dame, et l'on crie: L'amour des dames, la mort des héraux, louenge et priz aux chevaliers[332].»
Est-ce que bien sérieusement, en nous faisant contempler avec lui
Aux eschafaux anges du paradis,
l'auteur a cru nous expliquer le vrai génie de la religion à laquelle Paul a donné son sang, Augustin ses veilles, et Pascal son éloquence?
Les exemples ne nous coûteraient que la peine de choisir; mais pour montrer que le christianisme de ce livre embrasse trop indifféremment la religion de la Bible et celle des légendes, il nous suffira de citer le passage suivant:
«Qui ne connaît Notre-Dame des Bois, cette habitante du tronc de la vieille épine, ou du creux moussu de la fontaine? Elle est célèbre dans le hameau par ses miracles. Maintes matrones vous diront que leurs douleurs dans l'enfantement ont été moins grandes depuis qu'elles ont invoqué la bonne Marie des Bois. Les filles qui ont perdu leurs fiancés, ont souvent, au clair de la lune, aperçu les âmes de ces jeunes hommes dans ce lieu solitaire; elles ont reconnu leur voix dans les soupirs de la fontaine. Les colombes qui boivent de ses eaux, ont toujours des œufs dans leur nid, et les fleurs qui croissent sur ses bords, toujours des boutons sur leur tige. Il était convenable que la sainte des forêts fît des miracles doux comme les mousses qu'elle habite, charmants comme les eaux qui la voilent[333].»
Est-ce là le christianisme, ou n'est-ce pas plutôt la mythologie qui a germé sur cette religion divine comme l'agaric sur le tronc décomposé d'un vieux chêne?
Accueillir tant d'éléments hétérogènes ou disparates, embrasser dans un même dessein les dogmes élémentaires du théisme et l'ensemble confus des superstitions catholiques, réunir, en les confondant trop souvent, le point de vue du beau et celui du vrai, c'était un moyen sûr d'enrichir son sujet, mais non pas d'y porter l'ordre et la clarté. Le plan du livre, malgré sa symétrie étudiée, trahit trop bien l'embarras, et l'on n'est pas étonné d'apprendre de l'auteur lui-même, qu'il a trois fois recommencé son ouvrage[334]. Un coup d'œil sur le plan accuse l'incertitude du dessein et le vice de la conception première.
L'auteur divise son ouvrage en quatre parties, qu'il faut réduire à trois. Dans la première, il expose et cherche à démontrer le dogme chrétien; dans la seconde, il développe le génie poétique et littéraire du christianisme; dans la troisième, il traite du culte, c'est-à-dire, dans le sens qu'il donne à ce mot, de toutes les institutions et de toutes les œuvres qui sont nées du christianisme.
La première partie porte successivement nos regards sur les mystères et les sacrements, sur la morale, sur les vérités (ou plutôt sur la vérité) des Écritures, sur l'existence de Dieu et sur l'immortalité de l'âme. Le principe qui a déterminé cet ordre de matières m'échappe tout à fait, et je ne saisis pas davantage le principe en vertu duquel le livre des Études de la nature se répète, en s'abrégeant, dans un livre sur le Génie du Christianisme.
La seconde partie, que l'auteur divise en deux, l'une sous le titre de Poétique du Christianisme, l'autre sous celui de Beaux-Arts et Littérature, embrasse, comme on le voit, toute l'esthétique de la religion chrétienne. Disputer ici sur les mots, et particulièrement sur l'acception toute nouvelle de celui de littérature, serait assez peu utile. Dans la Poétique du Christianisme, il est question d'abord des épopées, puis des caractères et des passions, ou de la poésie dans la sphère purement humaine; après quoi, l'auteur, considérant la poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels, entreprend le parallèle du merveilleux chrétien avec le merveilleux mythologique. Un autre parallèle, entre la Bible et Homère, termine cette partie de l'ouvrage.
Dans celle que l'auteur appelle la quatrième, et que j'appelle la troisième, M. de Chateaubriand étudie le culte chrétien, c'est-à-dire selon l'acception également nouvelle qu'il donne à ce mot, tout ce qu'il reste à envisager dans une religion quand on n'a plus à parler de ses doctrines ni de son esthétique. Depuis les cloches, par lesquelles il entre en matière, jusqu'à la politique chrétienne, par laquelle il finit, on peut comprendre combien d'objets divers s'offrent successivement à sa pensée. Les rites sacrés et spécialement ceux des funérailles, le clergé séculier et les ordres monastiques, l'œuvre des missions, et plus généralement toutes les œuvres de miséricorde chrétienne, enfin l'influence du christianisme sur les lois et les institutions, voilà, en peu de mots, la carrière parcourue par l'auteur dans cette dernière partie.
Tel est le cadre, plutôt que le plan, au moyen duquel M. de Chateaubriand fait, pour ainsi dire, tenir ensemble une multitude d'opuscules assez peu liés entre eux, une collection de tableaux d'un grand prix, tous plus ou moins relatifs à un même sujet.
Il faut, quand on lit le Génie du Christianisme, faire abstraction du plan et de l'ensemble, et prendre chaque partie, et même chaque chapitre séparément. Étudié de la sorte, l'ouvrage ne donne encore que trop de prise à la critique; mais qu'elles sont belles, qu'elles sont pures bien souvent, les perles que réunit comme en un collier, un fil si mince et si fragile!
Les premières de ces perles ne sont pas les plus brillantes ni les plus pures. Le livre (sur les mystères et les sacrements) par lequel l'auteur entre en matière, n'a guère d'autre valeur que celle que peut lui donner le talent de l'écrivain. Le livre suivant, qui traite de la morale du christianisme, est le plus faible de tout l'ouvrage: il en devait être le plus fort. Les deux ou trois chapitres dont il se compose sont absolument au-dessous du sujet.
On ne trouvera pas plus dignes du leur les livres où l'auteur cherche à établir la vérité de la cosmogonie de Moïse et du récit qu'il nous a conservé de la première transgression. Le vrai sujet, le dessein avoué de l'auteur, disparaît sous les ornements; on dirait qu'il cherche à le faire oublier. Ces disgressions, au reste, sont charmantes. Si l'histoire du serpent canadien, vaincu par la douceur de la musique, ne prouve absolument rien, si même elle est frivole en un lieu pareil, elle donne tant de plaisir qu'on la tient quitte du reste. Il en est de même du morceau sur le globe, jeune à la fois et vieux à sa naissance.
Il se peut qu'on ne le trouve point assez sérieux; mais que ne pardonne-t-on pas à des beautés comme celles que je vais reproduire:
«Il est vraisemblable que l'auteur de la nature planta d'abord de vieilles forêts et de jeunes taillis; que les animaux naquirent, les uns remplis de jours, les autres parés des grâces de l'enfance. Les chênes, en perçant le sol fécondé, portèrent sans doute à la fois les vieux nids des corbeaux et la nouvelle postérité des colombes. Ver, chrysalide et papillon, l'insecte rampa sur l'herbe, suspendit son œuf d'or aux forêts, ou trembla dans le vague des airs. L'abeille, qui pourtant n'avait vécu qu'un matin, comptait déjà son ambroisie par générations de fleurs. Il faut croire que la brebis n'était pas sans son agneau, la fauvette sans ses petits; que les buissons cachaient des rossignols étonnés de chanter leurs premiers airs, en échauffant les fragiles espérances de leurs premières voluptés.
»Si le monde n'eût été à la fois jeune et vieux, le grand, le sérieux, le moral disparaissaient de la nature, car ces sentiments tiennent par essence aux choses antiques. Chaque site eût perdu ses merveilles. Le rocher en ruine n'eût plus pendu sur l'abîme avec ses longues graminées; les bois, dépouillés de leurs accidents, n'auraient point montré ce touchant désordre d'arbres inclinés sur leurs tiges, de troncs penchés sur le cours des fleuves. Les pensées inspirées, les bruits vénérables, les voix magiques, la sainte horreur des forêts, se fussent évanouis avec les voûtes qui leur servent de retraites, et les solitudes de la terre et du ciel seraient demeurées nues et désenchantées, en perdant ces colonnes de chênes qui les unissent. Le jour même où l'Océan épandit ses premières vagues sur ses rives, il baigna, n'en doutons point, des écueils déjà rongés par les flots, des grèves semées de débris de coquillages, et des caps décharnés qui soutenaient, contre les eaux, les rivages croulants de la terre.
»Sans cette vieillesse originaire, il n'y aurait eu ni pompe, ni majesté dans l'ouvrage de l'Éternel; et, ce qui ne saurait être, la nature, dans son innocence, eût été moins belle qu'elle ne l'est aujourd'hui dans sa corruption. Une insipide enfance de plantes, d'animaux, d'éléments eût couronné une terre sans poésie. Mais Dieu ne fut pas un si méchant dessinateur des bocages d'Éden, que les incrédules le prétendent. L'homme-roi naquit lui-même à trente années, afin de s'accorder par sa majesté avec les antiques grandeurs de son nouvel empire, de même que sa compagne compta sans doute seize printemps, qu'elle n'avait pourtant point vécus, pour être en harmonie avec les fleurs, les oiseaux, l'innocence, les amours, et toute la jeune partie de l'univers[335].»
Si l'auteur, dans le cinquième livre (sur l'existence de Dieu) sort évidemment de son sujet, il faut avouer qu'il entre dans le vrai domaine de son talent. Si ces tableaux de la nature ne forment pas un ensemble, pas même une suite, chacun d'eux est la perfection du genre. L'auteur se souvient utilement de Bernardin de Saint-Pierre; mais jamais imitation, s'il y a imitation, ne fut plus originale. Ce sont deux talents dont chacun ne peut être comparé qu'à lui-même. Chacun d'eux a prouvé à sa manière tout ce que peuvent ajouter d'intérêt à la peinture des beautés de la création, l'observation exacte des détails et la présence de l'idée religieuse.
Je ne sais pourtant si l'éloquence de Bernardin de Saint-Pierre n'est pas, dans ces sujets-là, encore plus vraie et plus pénétrante, si des combinaisons plus simples ne sont pas aussi plus puissantes, s'il n'y a pas dans cette simplicité plus grande un plus grand savoir. Dans un parallèle entre ces deux talents descriptifs, Bernardin n'aurait, je le crois, rien à craindre du premier coup d'œil, et tout à espérer du second.
Le livre sur l'immortalité de l'âme renferme de belles idées, des arguments ingénieux, solides même, avec d'autres qui sont d'une logique très relâchée. Je ne sais ni quelles considérations avaient dicté à l'auteur, ni quelles considérations, un peu plus tard, lui firent supprimer la page au moins singulière où il fait honneur des exploits des armées républicaines au sentiment religieux[336]. Quoique ce morceau ait disparu, on ne peut s'empêcher d'en réveiller le souvenir, comme d'une des preuves les plus sensibles du caractère trop peu sérieux de l'ouvrage. Croira-t-on que M. de Chateaubriand ait pu méconnaître que l'enthousiasme politique est une religion, et en tient lieu momentanément à des individus et à des peuples entiers? A-t-il pu se méprendre sur l'état religieux et sur l'inspiration des soldats de la République? Et n'a-t-il pas craint de porter un défi trop rude à la conviction morale de ses lecteurs en leur demandant à plusieurs reprises: Étaient-ils des athées, ces héros, etc.? La question était bien mal posée; car il ne s'agissait point de savoir si ces hommes croyaient ou ne croyaient pas en Dieu; mais surtout elle était bien imprudente, et l'auteur, pour s'en convaincre, n'avait rien de mieux à faire que de se l'adresser à lui-même. Une rhétorique de cette espèce touche la multitude des hommes à la fois cultivés et irréfléchis, et l'on est forcé d'avouer que le Génie du Christianisme paraît trop souvent avoir été écrit pour cette multitude.
Dans ce même chapitre, intitulé: Danger et inutilité de l'Athéisme, on a fort admiré la mort de la femme athée:
«Le jour vengeur approche; le Temps arrive, menant la Vieillesse par la main. Le spectre aux cheveux blancs, aux épaules voûtées, aux mains de glace, s'assied sur le seuil du logis de la femme incrédule; elle l'aperçoit et pousse un cri. Mais qui peut entendre sa voix? Est-ce un époux? il n'y en a plus pour elle: depuis longtemps il s'est éloigné du théâtre de son déshonneur. Sont-ce des enfants? perdus par une éducation impie et par l'exemple maternel, se soucient-ils de leur mère? Si elle regarde dans le passé, elle n'aperçoit qu'un désert où ses vertus n'ont point laissé de traces. Pour la première fois, sa triste pensée se tourne vers le ciel; elle commence à croire qu'il eût été plus doux d'avoir une religion. Regret inutile! la dernière punition de l'athéisme dans ce monde est de désirer la foi sans pouvoir l'obtenir. Quand, au bout de sa carrière, on reconnaît les mensonges d'une fausse philosophie; quand le néant, comme un astre funeste, commence à se lever sur l'horizon de la mort, on voudrait revenir à Dieu, et il n'est plus temps: l'esprit abruti par l'incrédulité rejette toute conviction. Oh! qu'alors la solitude est profonde, lorsque la Divinité et les hommes se retirent à la fois! Elle meurt cette femme, elle expire entre les bras d'une garde payée, ou d'un homme dégoûté par ses souffrances, qui trouve quelle a résisté au mal bien des jours. Un chétif cercueil renferme toute l'infortunée: on ne voit à ses funérailles ni une fille échevelée, ni des gendres et des petits-fils en pleurs; digne cortège qui, avec la bénédiction du peuple et le chant des prêtres, accompagne au tombeau la mère de famille. Peut-être seulement un fils inconnu, qui ignore le honteux secret de sa naissance, rencontre par hasard le convoi; il s'étonne de l'abandon de cette bière, et demande le nom du mort à ceux qui vont jeter aux vers le cadavre qui leur fut promis par la femme athée[337].»
Cela est éloquent, cela est grand et terrible. On pourrait demander toutefois si ce n'est pas là l'histoire de la femme sans pudeur et sans mœurs plutôt que celle de la femme athée. Toutes les femmes de cette espèce sont athées, je le veux, mais dans le même sens que tous les hommes vicieux, Dieu, pour les uns et pour les autres, étant comme s'il n'était pas; mais l'auteur assurément ne l'a point entendu ainsi; il parle de la femme qui a réussi à se persuader qu'il n'y a point de Dieu, et qui arrange sa vie en conséquence; mais cette femme n'est qu'une exception infiniment rare, une monstruosité, et il n'y avait que peu d'intérêt, peu d'utilité, dans le sujet que traitait l'auteur, à s'arrêter à cette exception. Si ce morceau a de l'effet, c'est qu'on oublie la femme athée pour ne penser qu'à la femme libertine. Mais la femme athée sonnait mieux au titre et dans le cours de ce morceau; c'était une alliance de mots effroyable; l'auteur l'a donc préféré; là comme ailleurs il a cherché l'éclat aux dépens du vrai. J'en citerai un autre exemple: c'est celui de la mort du juste, peinture de fantaisie, ou plutôt peinture de convention, qui fait trop bien voir que l'auteur parlait de ce qu'il ne connaissait pas. C'est encore et toujours de la mythologie:
«Enfin le moment suprême est arrivé; un sacrement a ouvert à ce juste les portes du monde, un sacrement va les clore; la religion le balança dans le berceau de la vie; ses beaux chants et sa main maternelle l'endormiront encore dans le berceau de la mort. Elle prépare le baptême de cette seconde naissance; mais ce n'est plus l'eau qu'elle choisit, c'est l'huile, emblème de l'incorruptibilité céleste. Le sacrement libérateur rompt peu à peu les attaches du fidèle; son âme, à moitié échappée de son corps, devient presque visible sur son visage. Déjà il entend les concerts des séraphins; déjà il est prêt à s'envoler vers les régions où l'invite cette Espérance divine, fille de la Vertu et de la Mort. Cependant l'Ange de la paix, descendant vers ce juste, touche de son sceptre d'or ses yeux, fatigués, et les ferme délicieusement à la lumière. Il meurt, et l'on n'a point entendu son dernier soupir; il meurt, et longtemps après qu'il n'est plus, ses amis font silence autour de sa couche, car ils croient qu'il sommeille encore: tant ce chrétien a passé avec douceur[338]!»
Il est curieux de comparer ce tableau d'une sainte mort, tracé par un artiste, au même tableau tracé par un homme du métier, si je puis dire, ainsi, par un homme accoutumé à voir mourir. C'est Massillon que je vais citer. Massillon lui-même, sur ce sujet, eût pu être plus sobre, plus vrai; mais enfin combien, en le lisant, l'expérience du prêtre ne vous paraîtra-t-elle pas au-dessus de l'imagination du poète!
«Ah! aussi quand les ministres de l'Église viennent enfin annoncer à cette âme que son heure est venue, et que l'éternité approche; quand ils viennent lui dire au nom de l'Église qui les envoie: Partez, âme chrétienne; Proficiscere, anima christiana: sortez enfin de cette terre où vous avez été si longtemps étrangère et captive: le temps des épreuves et des tribulations est fini: voici enfin le juste Juge qui vient briser les liens de votre mortalité: retournez dans le sein de Dieu, d'où vous étiez sortie; quittez enfin un monde qui n'était pas digne de vous!… Quel bonheur pour vous d'être enfin quitte de toutes les misères qui nous affligent encore; de n'être plus exposée, comme vos frères, à perdre le Dieu que vous allez posséder; de fermer enfin les yeux à tous les scandales qui nous contristent, à la vanité qui nous séduit, aux exemples qui nous entraînent, aux attachements qui nous partagent, aux agitations qui nous dissipent! Quel bonheur de sortir enfin d'un lieu où tout nous lasse et tout nous souille, où nous nous sommes à charge à nous-mêmes, où nous ne vivons que pour nous rendre malheureux; et d'aller dans un séjour de paix, de joie, de sérénité, où l'on n'a plus d'autre occupation que de jouir du Dieu que l'on aime! Proficiscere, anima christiana.
»Quelle nouvelle de joie et d'immortalité alors pour cette âme juste! Quel ordre heureux! Avec quelle paix, quelle confiance, quelle action de grâces l'accepte-t-elle? Elle lève au ciel, comme le vieillard Siméon, ses yeux mourants, et regardant son Seigneur qui vient à elle: Brisez, ô mon Dieu, quand il vous plaira, lui dit-elle en secret, ces restes de mortalité, ces faibles liens qui me retiennent encore: j'attends dans la paix et dans l'espérance l'effet de vos promesses éternelles. Ainsi purifiée par les expiations d'une vie sainte et chrétienne, fortifiée par les derniers remèdes de l'Église, lavée dans le sang de l'Agneau, soutenue de l'espérance des promesses, consolée par l'onction secrète de l'Esprit qui habite en elle, mûre pour l'éternité, elle ferme les yeux avec une joie sainte à toutes les créatures; elle s'endort tranquillement dans le Seigneur, et s'en retourne dans le sein de Dieu d'où elle était sortie[339].»
La seconde partie nous introduit dans le vrai sujet du livre et dans ce qu'on peut appeler le système de l'auteur.
Il était intéressant autant que légitime de montrer que le christianisme n'a pas abruti l'espèce humaine, que même, en tant que le beau moral est un des éléments de la beauté d'une œuvre d'art, la religion chrétienne a enrichi la littérature et les arts de beautés nouvelles, qui lui sont exclusivement propres.
M. de Chateaubriand a tenté davantage; il ne s'en est pas tenu aux beautés morales; tous les genres de supériorité lui ont paru devoir être propres à la littérature chrétienne, et il a fait de cette supériorité générale une marque, un témoignage de la vérité de la religion.
Ce parallèle réclamait quelques précautions, quelques distinctions; car, d'une part, si l'on peut dire de tous les écrivains, de tous les artistes qui ont vécu avant Jésus-Christ, ou qui ne l'ont pas connu, qu'ils n'ont pas été chrétiens, on ne peut pas, d'emblée, qualifier de chrétiens tous les grands talents qui, depuis Jésus-Christ et dans le monde chrétien, ont cultivé la littérature et les arts. D'une autre part, il n'est pas très facile de démêler, parmi les éléments de supériorité d'un écrivain ou d'un artiste, ce qu'il doit à ses croyances, aux opinions chrétiennes qui sont l'atmosphère où il est plongé. Enfin, tout ce qui sort du domaine de la beauté morale est sujet à une grande diversité d'appréciations. Plusieurs fois déjà la passion de l'antiquité a jeté les littérateurs dans un système directement opposée celui de M. de Chateaubriand, et la littérature, par un effet de cet enthousiasme, est devenue païenne autant qu'elle pouvait l'être. C'est pourquoi, prise dans son caractère absolu, la thèse de M. de Chateaubriand est plus ou moins à la merci du goût individuel, et ne saurait devenir l'objet d'une conviction générale. Dans ce cas, il est périlleux de faire de la supériorité esthétique ou littéraire du christianisme un argument en faveur de sa vérité, à moins qu'on ne soit parvenu d'abord à faire préférer à toutes les autres les beautés dont il est la source.
La pédanterie de ce travail préliminaire était peu d'accord sans doute avec le véritable but de l'auteur, qui voulait parler surtout à l'imagination et au cœur. Mais l'inconvénient de cette méthode, ou de cette absence de méthode, se fait trop sentir dans les détails. Quel système que celui qui oblige M. de Chateaubriand à faire un historien chrétien de Philippe de Comines[340], plus païen que tous les païens ensemble, d'expliquer par le christianisme l'ordre et la clarté du style de Buffon[341], d'alléguer Versailles dans le chapitre de l'architecture chrétienne[342], et de nous prouver, en nous citant l'Armide du Tasse, que la poésie de la volupté ne nous manque pas plus que toutes les autres[343]? À quelle nécessité ne le réduit pas sa théorie, s'il faut absolument que tout ce qui nous plaît ou nous amuse dans les productions de l'antiquité trouve son pendant ou son équivalent dans nos mœurs, en sorte que nous ayons aussi notre mythologie, plus charmante que celle des Grecs? La droiture de sens et la loyauté de M. de Chateaubriand lui multiplient les embarras. Nul n'aime davantage et ne sent mieux l'antiquité; il y a d'ailleurs des faits trop évidents pour être contestés, ou même seulement dissimulés. Ainsi les publicistes de l'antiquité sont tous religieux; les nôtres ne le sont pas: d'où vient cela? Cela s'explique très bien, et à la décharge du christianisme, hors du système de l'auteur; mais dans son système, c'est un fait cruellement importun.
C'en est un encore assez incommode que la barbarie et le mauvais goût des âges qui ont précédé la Renaissance, et que cette Renaissance elle-même due à l'exhumation des littératures antiques. L'hypothèse de M. de Chateaubriand est trop étroite pour accueillir ce fait et pour absorber la difficulté qui en ressort.
En résumé, la démonstration qu'a tentée M. de Chateaubriand n'est qu'un tour de force ingénieux et pénible, qui donne lieu à l'auteur de développer un esprit fertile, une imagination brillante, mais qui tourne plus à sa gloire qu'à celle du christianisme. Encore est-il permis de croire que le Génie du Christianisme a dû son éclatante réputation à des vérités développées avec talent bien plus qu'à des erreurs défendues avec habileté.
L'entreprise était, en elle-même, peu digne de la religion.
«Si la divinité de la religion tenait à ses beautés poétiques, a dit M. Daru, ce serait douter de la religion que de nier son affinité avec la poésie. Mais, de bonne foi, pourrait-on se former sérieusement un semblable scrupule? et lorsqu'on élève sa pensée à ces méditations par lesquelles il a été permis à l'homme d'arriver jusqu'aux pieds de son Créateur, peut-on faire dépendre sa foi de quelques circonstances futiles? peut-on, en recevant les lois éternelles, compter pour quelque chose les avantages qu'elles prêtent à un art créé pour notre vanité, pour le plaisir d'un instant et la gloire d'un jour? Je ne sais si ceux à qui leurs lumières permettent de défendre une cause aussi grave avec des armes dignes d'elle, ont pensé que c'était servir la religion avec tout le respect qui lui est dû, que de la présenter sous des rapports purement humains et même frivoles [344].»
Ainsi pensait M. Daru de l'entreprise en général. Nous aurions à peine osé être aussi sévère. Les hommes religieux de l'époque trouvèrent sûrement que ce langage répondait à leurs impressions. Ils furent blessés surtout de voir prendre sur le pied d'une œuvre littéraire, et juger comme tel, le livre des révélations chrétiennes. Tous ne se plaignirent pas. Un calcul assez peu juste leur persuada qu'il fallait accepter sans réserves expresses ce défenseur inespéré de l'ancien culte. Un homme qui ne calculait pas, et qui, n'ayant pas craint de souhaiter la bienvenue, quoique protestant, à une apologie conçue au point de vue du catholicisme, ne devait pas craindre non plus de faire des réserves: notre excellent Gonthier réclama, dans le journal qu'il rédigeait alors, contre cet hommage trop peu respectueux:
«Quel que soit, dit-il, le triomphe des Écritures dans cette comparaison profane, elle nous paraît indigne de la religion de vérité; elle nous semblerait l'avilir, si elle pouvait être avilie, et nous croyons que cette doctrine sainte n'est pas descendue des cieux pleine de majesté et de pureté, pour entrer en lice avec les imaginations bizarres et corrompues des hommes[345].»
J'oserai aller plus loin. Le système de l'ouvrage que nous examinons est à contre-sens du dessein même de la religion, qui s'est bien gardée d'affecter cette supériorité, et qui a nettement séparé sa cause de celle de l'art, pour ne pas donner à ses enseignements un attrait mondain. Elle n'a pas affecté le contraire non plus; la vérité n'affecte rien; mais elle n'a pas voulu flatter une faiblesse trop commune, donner le change aux esprits, et distraire du vrai par le beau. Elle a choisi des moyens, des formes, un langage, non pas précisément où le vrai parût seul, puisque sous un certain rapport le vrai entraîne le beau, mais où le beau ne parût que comme entraîné par le vrai. Elle ne pouvait s'empêcher d'être sublime; mais elle ne s'est rien permis au delà, et elle a eu si peu d'égard aux exigences littéraires, qu'on pourrait croire souvent qu'elle les a volontairement bravées. Préoccupée du fond, elle n'a pas voulu se préoccuper de la forme au delà de ce que le fond exigeait impérieusement, et elle semble avoir dit, comme saint Paul: «Je n'ai pas soin de la chair pour satisfaire ses convoitises; je traite durement mon corps et je le tiens assujetti[346].»
Ici, je viens heurter contre la théorie qui suppose solidaires et même consubstantiels le bon, qui est la vérité en morale, et le beau, qui est la vérité en esthétique. Cette théorie, examinons-la rapidement.
Nous tombons tour à tour en deux erreurs opposées. Nous passons notre temps à séparer ce qui est uni, et puis à unir ce qui est séparé. Ne parlons ici que du second de ces travers. Sous prétexte que l'homme est un, nous voulons unir toutes choses en lui, et dans une proportion exacte. Nous disons: «Cela irait si bien» et nous avons raison; mais ce n'est point un argument, et les substances hétérogènes, restant hétérogènes, refusent de s'unir.
Le bon, qui est la vérité morale, a quelque chose de commun avec le beau, c'est d'être vrai. Mais il en est de la vérité prise dans sa totalité comme de la lumière. Une au sein de Dieu, qui est le soleil dont elle émane, elle se brise dans l'humanité comme sur un prisme; elle se divise en couleurs, dont chacune n'existe que par la lumière, n'est perceptible que par la lumière, mais dont aucune n'est la lumière. Il y a le vrai intellectuel, le vrai moral, le vrai esthétique ou le beau. Ils ne sont pas absolument sans rapport, mais ils sont distincts et indépendants. Le sens par lequel chacun d'eux se perçoit et se réalise est plus parfait chez quelques hommes, moins parfait chez d'autres. On veut bien avouer que la plus grande justesse d'esprit, la plus grande rigueur logique, ne conduit pas au vrai moral: pourquoi veut-on que le vrai moral conduise au vrai esthétique, et surtout qu'il y conduise seul? Pourquoi ne veut-on pas que le sens du vrai esthétique soit plus délicat et plus développé chez des hommes à qui le vrai moral est, comparativement, étranger? Le sentiment, le talent du beau est une des grâces de Dieu; mais pourquoi ne veut-on pas permettre à Dieu de laisser ce soleil, de même que l'autre, se lever sur les méchants comme sur les bons, et cette pluie tomber sur les justes et sur les injustes? Du même droit dont on fait chaque espèce de vérité solidaire de toutes les autres, on pourrait exiger que, dès ici-bas, le bonheur extérieur fût inséparable de la vertu comme il le sera certainement dans le ciel, que tous les êtres vertueux fussent beaux, que tous les vrais chrétiens fussent des Apollons. Je ne vois pas pourquoi l'on s'arrêterait en si beau chemin. Alors, sans doute, c'est par la vue que nous marcherions, et non plus par la foi.
Il est très vrai qu'arrivée à un certain degré, la corruption des mœurs entraîne celle du goût, je ne dis pas chez les individus, mais certainement dans les sociétés; jamais la restauration du goût ne sera celle des mœurs, alors même qu'il serait possible, lorsque le goût est perdu, de travailler à sa restauration avant d'avoir restauré les mœurs.
Il est très vrai encore que nous portons en nous le besoin d'unité; un instinct secret nous avertit que la vérité est une; mais ceux qui parlent et agissent dans la supposition de l'unité absolue, méconnaissent ou ignorent le mystère de la chute, qui a détruit l'unité intérieure de l'homme sur tous les points à la fois. Pourquoi distinguons-nous le droit et la morale, le délit et le péché, le croyant et le citoyen, et, pour nous élever encore plus haut, la liberté de l'homme et la souveraineté de Dieu? La chute seule explique ces dualités.
Je conclus: Aspirons au bon, cultivons le beau, mais ne les confondons pas l'un avec l'autre, et ne prétendons pas arriver à l'un par l'autre.
L'examen de ces questions eût dû, mentalement du moins, précéder le travail de M. de Chateaubriand et déterminer le caractère de son livre.
Du reste, en dehors du système, ou, si l'on veut, dans ce que le système a de vrai, que de choses exquises l'auteur n'a-t-il pas rencontrées! Il a été le premier peut-être à faire sentir ce que la poésie et les arts modernes doivent au christianisme en fait de beautés de l'ordre moral. Il a démêlé, signalé cet élément chrétien qui semblait avoir, ou peu s'en faut, échappé jusqu'alors à tous les regards. À l'exemple de Bernardin de Saint-Pierre, ou sous la même inspiration, il a rattaché la critique littéraire à ce qu'il y a dans l'âme humaine de plus profond et de plus intime. Avant eux, personne comme eux n'avait senti et jugé Racine et Virgile. Une esthétique judicieuse est sortie, par les soins de M. de Chateaubriand, d'une tentative qui l'était moins. Le Génie du Christianisme a renouvelé à la fois la critique et la poésie.
En dépit du système, qui d'ailleurs ne paraît que de loin en loin, et qui laisse leur vérité entière à presque tous les jugements pris au point de vue absolu, je veux dire tout parallèle mis à part, quelle n'est pas la valeur d'un volume presque entièrement composé de pages comme celles que je vais citer? La première fait partie du parallèle entre Zaïre et Iphigénie:
«Le Père Brumoy a remarqué qu'Euripide, en donnant à Iphigénie la frayeur de la mort et le désir de se sauver, a mieux parlé, selon la nature, que Racine, dont l'Iphigénie semble trop résignée. L'observation est bonne en soi; mais ce que le Père Brumoy n'a pas vu, c'est que l'Iphigénie moderne est la fille chrétienne. Son père et le Ciel ont parlé, il ne reste plus qu'à obéir. Racine n'a donné ce courage à son héroïne que par l'impulsion secrète d'une institution religieuse qui a changé le fond des idées et de la morale. Ici le christianisme va plus loin que la nature, et par conséquent est plus d'accord avec la belle poésie, qui agrandit les objets et aime un peu l'exagération. La fille d'Agamemnon, étouffant sa passion et l'amour de la vie, intéresse bien davantage qu'Iphigénie pleurant son trépas. Ce ne sont pas toujours les choses purement naturelles qui touchent: il est naturel de craindre la mort, et cependant une victime qui se lamente sèche les pleurs qu'on versait pour elle. Le cœur humain veut plus qu'il ne peut; il veut surtout admirer: il a en soi-même un élan vers une beauté inconnue, pour laquelle il fut créé dans son origine[347].»
Les observations suivantes sur Andromaque vous paraîtront-elles moins exquises?
«Lorsque la veuve d'Hector dit à Céphise, dans Racine:
Qu'il ait de ses aïeux un souvenir modeste;
Il est du sang d'Hector, mais il en est le reste:
qui ne reconnaît la chrétienne? C'est le Deposuit potentes de sede. L'antiquité ne parle pas de la sorte, car elle n'imite que les sentiments naturels; or, les sentiments exprimés dans ces vers de Racine, ne sont point purement dans la nature; ils contredisent au contraire la voix du cœur. Hector ne conseille point à son fils d'avoir de ses aïeux un souvenir modeste; en élevant Astyanax vers le Ciel, il s'écrie:
«Ô Jupiter, et vous tous, dieux de l'Olympe, que mon fils règne, comme moi, sur Ilion! faites qu'il obtienne l'empire entre les guerriers; qu'en le voyant revenir chargé des dépouilles de l'ennemi, on s'écrie: Celui-ci est encore plus vaillant que son père!»
»Énée dit à Ascagne:
… Et te, animo repetentem exempla tuorum,
Et pater Æneas, et avunculus excitet Hector[348].
À la vérité, l'Andromaque moderne s'exprime à peu près comme Virgile sur les aïeux d'Astyanax. Mais après ce vers:
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
elle ajoute:
Plutôt ce qu'ils ont fait, que ce qu'ils ont été.
»Or, de tels préceptes sont directement opposés au cri de l'orgueil: on y voit la nature corrigée, la nature plus belle, la nature évangélique. Cette humilité que le christianisme a répandue dans les sentiments, et qui a changé pour nous le rapport des passions, comme nous le dirons bientôt, perce à travers tout le rôle de la moderne Andromaque. Quand la veuve d'Hector, dans l'Iliade, se représente la destinée qui attend son fils, la peinture qu'elle fait de la future misère d'Astyanax a quelque chose de bas et de honteux; l'humilité, dans notre religion, est bien loin d'avoir un pareil langage: elle est aussi noble qu'elle est touchante. Le chrétien se soumet aux conditions les plus dures de la vie: mais on sent qu'il ne cède que par un principe de vertu; qu'il ne s'abaisse que sous la main de Dieu, et non sous celle des hommes; il conserve sa dignité dans les fers: fidèle à son maître sans lâcheté, il méprise des chaînes qu'il ne doit porter qu'un moment, et dont la mort viendra bientôt le délivrer; il n'estime les choses de la vie que comme des songes, et supporte sa condition sans se plaindre, parce que la liberté et la servitude, la prospérité et le malheur, le diadème et le bonnet de l'esclave, sont peu différents à ses yeux[349].»
Je ne puis m'empêcher de remarquer que les beautés signalées dans ces deux tragédies par M. de Chateaubriand sont encore plus morales que littéraires, et que sous une forme moins accomplie, moins flatteuse pour le goût, on peut les rencontrer, hors de la scène et des livres, aussi touchantes pour le moins.
Le parti pris par l'auteur ne l'a pas empêché de reconnaître, en plus d'une occasion, la supériorité des anciens sur les modernes. Que ne l'a-t-il expliquée! Mais enfin, le littérateur le plus dévot à l'antiquité n'eût pu louer plus dignement, n'eût pu élever plus haut Virgile, Sophocle et Homère. Quel commentaire que celui qui accompagne la traduction de la prière du roi Priam au meurtrier de son fils[350]! Puisque l'étendue de ce morceau m'empêche de le citer, laissez-moi vous lire ce parallèle entre Virgile et Racine; l'auteur de René nous laisse bien voir où penchait son cœur:
«Virgile est l'ami du solitaire, le compagnon des heures secrètes de la vie. Racine est peut-être au-dessus du poète latin, parce qu'il a fait Athalie; mais le dernier a quelque chose qui remue plus doucement le cœur. On admire plus l'un, on aime plus l'autre; le premier a des douleurs trop royales, le second parle davantage à tous les rangs de la société. En parcourant les tableaux des vicissitudes humaines, tracés par Racine, on croit errer dans les parcs abandonnés de Versailles: ils sont vastes et tristes; mais à travers leur solitude, on distingue la main régulière des arts, et les vestiges des grandeurs:
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes, Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes.
»Les tableaux de Virgile, sans être moins nobles, ne sont pas bornés à de certaines perspectives de la vie; ils représentent toute la nature: ce sont les profondeurs des forêts, l'aspect des montagnes, les rivages de la mer, où des femmes exilées regardent, en pleurant, l'immensité des flots:
Cunctæque profundum
Pontum adspectabant flentes[351].»
Il faudrait, Messieurs, vous lire presque en entier cette seconde partie du Génie du Christianisme, si l'on voulait vous citer tout ce qu'elle renferme d'appréciations justes et délicates, d'idées saines, d'excellente littérature. Je me bornerai à ce passage sur Tacite:
«Néanmoins Tacite doit être choisi pour modèle avec précaution; il y a moins d'inconvénients à s'attacher à Tite-Live. L'éloquence du premier lui est trop particulière, pour être tentée par quiconque n'a pas son génie. Tacite, Machiavel et Montesquieu ont formé une école dangereuse, en introduisant ces mots ambitieux, ces phrases sèches, ces tours prompts, qui, sous une apparence de brièveté, touchent à l'obscur et au mauvais goût.
»Laissons donc ce style à ces génies immortels qui, par diverses causes, se sont créé un genre à part; genre qu'eux seuls pouvaient soutenir, et qu'il est périlleux d'imiter. Rappelons-nous que les écrivains des beaux siècles littéraires ont ignoré cette concision affectée d'idées et de langage. Les pensées des Tite-Live et des Bossuet sont abondantes et enchaînées les unes aux autres; chaque mot, chez eux, naît du mot qui l'a précédé, et devient le germe du mot qui va le suivre. Ce n'est pas par bonds, par intervalles, et en ligne droite, que coulent les grands fleuves (si nous pouvons employer cette image): ils amènent longuement de leur source un flot qui grossit sans cesse; leurs détours sont larges dans les plaines; ils embrassent de leurs orbes immenses les cités et les forêts, et portent à l'Océan agrandi des eaux capables de combler ses gouffres[352].»
Le beau considéré dans les arts ramène naturellement l'auteur sur le théâtre de ses premiers triomphes. L'admirable coloriste, disons mieux, le grand peintre, reparaît avec toute sa puissance dans les charmants tableaux que nous allons suspendre devant vous:
«Les ruines ont ensuite des harmonies particulières avec leurs déserts, selon le style de leur architecture. À Palmyre, le dattier fend les têtes d'homme et de lion qui soutiennent les chapiteaux du temple du Soleil; le palmier remplace par sa colonne la colonne tombée, et le pêcher que les anciens consacraient à Harpocrate, s'élève dans la demeure du silence. On y voit encore une espèce d'arbre, dont le feuillage échevelé et les fruits en cristaux, forment, avec les débris pendants, de beaux accords de tristesse. Quelquefois une caravane, arrêtée dans ces déserts, y multiplie les effets pittoresques: le costume oriental allie bien sa noblesse à la noblesse de ces ruines; et les chameaux semblent en accroître les dimensions, lorsque, couchés entre les fragments de maçonnerie, ils ne laissent voir que leurs têtes fauves et leurs dos bossus.
»Les ruines changent de caractère en Égypte; souvent elles offrent dans un petit espace diverses sortes d'architecture et de souvenirs. Les colonnes du vieux style égyptien s'élèvent auprès de la colonne corinthienne; un morceau d'ordre toscan s'unit à une tour arabe, un monument du peuple pasteur à un monument des Romains. Des Sphinx, des Anubis, des statues brisées, des obélisques rompus, sont roulés dans le Nil, enterrés dans le sol, cachés dans des rizières, des champs de fèves et des plaines de trèfles. Quelquefois, dans les débordements du fleuve, ces ruines ressemblent sur les eaux à une grande flotte; quelquefois des nuages, jetés en onde sur les flancs des pyramides, les partagent en deux moitiés. Le chacal, monté sur un piédestal vide, allonge son museau de loup derrière le buste d'un Pan à tête de bélier; la gazelle, l'autruche, l'ibis, la gerboise, sautent parmi les décombres, tandis que la poule-sultane se tient immobile sur quelques débris, comme un oiseau hiéroglyphique de granit et de porphyre.
»La vallée de Tempé, les bois de l'Olympe, les côtes de l'Attique et du Péloponnèse, étalent les ruines de la Grèce. Là, commencent à paraître les mousses, les plantes grimpantes, et les fleurs saxatiles. Une guirlande vagabonde de jasmin embrasse une Vénus, comme pour lui rendre sa ceinture; une barbe de mousse blanche descend du menton d'une Hébé: le pavot croît sur les feuilles du livre de Mnémosyne: symbole de la renommée passée, et de l'oubli présent de ces lieux. Les flots de l'Égée, qui viennent expirer sous de croulants portiques, Philomèle qui se plaint, Alcyon qui gémit, Cadmus qui roule ses anneaux autour d'un autel, le cygne qui fait son nid dans le sein de quelque Léda, mille accidents, produits comme par les Grâces, enchantent ces poétiques débris; on dirait qu'un souffle divin anime encore la poussière des temples d'Apollon et des Muses; et le paysage entier, baigné par la mer, ressemble à un tableau d'Apelles, consacré à Neptune et suspendu à ses rivages[353].»
Mais ce qu'on a le plus remarqué, et ce qui méritait aussi le plus d'attention dans cette partie du Génie du Christianisme, ce sont les chapitres sur la poésie descriptive, dont la création appartient, selon l'auteur, à la religion chrétienne. Voici quelques fragments de cet ingénieux mémoire:
«Le plus grand et le premier vice de la mythologie était d'abord de rapetisser la nature et d'en bannir la vérité. Une preuve incontestable de ce fait, c'est que la poésie que nous appelons descriptive a été inconnue de l'antiquité; les poètes même qui ont chanté la nature, comme Hésiode, Théocrite et Virgile, n'en ont point fait de description, dans le sens que nous attachons à ce mot. Ils nous ont sans doute laissé d'admirables peintures des travaux, des mœurs et du bonheur de la vie rustique; mais, quant à ces tableaux des campagnes, des saisons, des accidents du ciel, qui ont enrichi la muse moderne, on en trouve à peine quelques traits dans leurs écrits.
»Il est vrai que ce peu de traits est excellent comme le reste de leurs ouvrages. Quand Homère a décrit la grotte du Cyclope, il ne l'a pas tapissée de lilas et de roses; il y a planté comme Théocrite, des lauriers et de longs pins. Dans les jardins d'Alcinoüs, il fait couler des fontaines et fleurir des arbres utiles; il parle ailleurs de la colline battue des vents et couverte de figuiers, et il représente la fumée des palais de Circé s'élevant au-dessus d'une forêt de chênes.
»Virgile a mis la même vérité dans ses peintures. Il donne au pin l'épithète d'harmonieux, parce qu'en effet le pin a une sorte de doux gémissement quand il est faiblement agité; les nuages, dans les Géorgiques, sont comparés à des flocons de laine roulés par les vents, et les hirondelles, dans l'Énéide, gazouillent sous le chaume du roi Évandre, ou rasent les portiques des palais. Horace, Tibulle, Properce, Ovide, ont aussi crayonné quelques vues de la nature; mais ce n'est jamais qu'un ombrage favorisé de Morphée, un vallon où Cythérée doit descendre, une fontaine où Bacchus repose dans le sein des Naïades.
»L'âge philosophique de l'antiquité ne changea rien à cette manière. L'Olympe, auquel on ne croyait plus, se réfugia chez les poètes, qui protégèrent à leur tour les dieux qui les avaient protégés. Stace et Silius Italicus n'ont pas été plus loin qu'Homère et Virgile en poésie descriptive; Lucain seul avait fait quelque progrès dans cette carrière, et l'on trouve dans la Pharsale la peinture d'une forêt et d'un désert qui rappelle les couleurs modernes.
»… Le spectacle de l'univers ne pouvait faire sentir aux Grecs et aux Romains les émotions qu'il porte à notre âme. Au lieu de ce soleil couchant, dont le rayon allongé, tantôt illumine une forêt, tantôt forme une tangente d'or sur l'arc roulant des mers; au lieu de ces accidents de lumière, qui nous retracent chaque matin le miracle de la création, les anciens ne voyaient partout qu'une uniforme machine d'opéra.
»Si le poète s'égarait dans les vallées du Taygète, au bord du Sperchius, sur le Ménale aimé d'Orphée, ou dans les campagnes d'Élore, malgré la douceur de ces dénominations, il ne rencontrait que des faunes, il n'entendait que des dryades: Priape était là sur un tronc d'olivier, et Vertumne avec les Zéphirs menait des danses éternelles. Des Sylvains et des Naïades peuvent frapper agréablement l'imagination, pourvu qu'ils ne soient pas sans cesse reproduits; nous ne voulons, point
… Chasser les Tritons de l'empire des eaux,
Ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux…
Mais enfin, qu'est-ce que tout cela laisse au fond de l'âme? qu'en résulte-t-il pour le cœur? quel fruit peut en tirer la pensée? Oh! que le poète chrétien est plus favorisé dans la solitude où Dieu se promène avec lui! Libres de ce troupeau de dieux ridicules qui les bornaient de toutes parts, les bois se sont remplis d'une Divinité immense. Le don de prophétie et de sagesse, le mystère et la religion semblent résider éternellement dans leurs profondeurs sacrées.
»… Il y a dans l'homme un instinct qui le met en rapport avec les scènes de la nature. Eh! qui n'a passé des heures entières, assis sur le rivage d'un fleuve, à voir s'écouler les ondes! Qui ne s'est plu, au bord de la mer, à regarder blanchir l'écueil éloigné! Il faut plaindre les anciens, qui n'avaient trouvé dans l'Océan que le palais de Neptune et la grotte de Protée; il était dur de ne voir que les aventures des Tritons et des Néréides dans cette immensité des mers, qui semble nous donner une mesure confuse de la grandeur de notre âme, dans cette immensité qui fait naître en nous un vague désir de quitter la vie, pour embrasser la nature et nous confondre avec son Auteur[354].»
Il est difficile de ne pas accorder à l'auteur qu'une certaine poésie descriptive était impossible sous le paganisme, et que la chute des divinités de l'Olympe a fait place, dans la nature, au vrai Dieu et à l'âme humaine: il y avait là, sans contredit, les conditions d'une poésie nouvelle. Mais on est forcé d'avouer que cette poésie a montré peu d'empressement à s'emparer de l'espace qui lui était ouvert. Telle que l'auteur l'entend, elle est assez nouvelle dans le monde chrétien; et il est remarquable que la grande littérature du grand siècle ne l'a pas même soupçonnée, si même elle ne l'a pas volontairement répudiée. Il semble donc que l'influence du christianisme ait été surtout négative, et qu'il faille s'expliquer par d'autres causes le développement moderne d'une poésie, étrangère, on peut le penser, au génie grec et latin. Évidemment, elle est trop moderne dans son entier développement pour qu'on puisse la croire née du christianisme sans le concours de quelque autre élément. Je ne sais si, en la réduisant à son principe, il ne faut pas la compter au nombre des attributs du génie septentrional, ou, si l'on veut, du génie romantique, ce qui est peut-être la même chose. Mais ce qui paraît moins douteux, c'est qu'elle ne se développe que dans certaines circonstances, dont le concours a pu être tardif.
«Sans vouloir nier que des peuples primitifs peuvent sentir, et peut-être mieux que nous, le charme auguste et la majesté de la création, il faut bien reconnaître qu'une certaine manière de sentir la nature est propre aux époques d'une excessive maturité. Un siècle civilisé jusqu'à en être malade se détourne volontiers de la vue de lui-même vers le spectacle du monde extérieur. Ses souffrances intimes lui font goûter dans cette contemplation une saveur particulière, que l'homme inculte ne connaît pas. L'impression des beautés naturelles n'est point aussi simple qu'on se l'imagine. Il n'y a que l'homme social qui soit en état de sentir la nature. L'impression qu'elle produit est le résultat d'un rapport, souvent d'un contraste. Et plus ce rapport, ou ce contraste, se multiplie en se subdivisant, plus l'impression que nous recevons de la nature est pénétrante et intime.
»Je prie le lecteur sensible aux beautés de la création d'analyser ce qu'il éprouve dans la muette profondeur d'une antique forêt, ou même seulement au coin de la cheminée d'un vieux château, lorsque le vent gémit dans les combles, comme une voix plaintive du passé; je le prie de se rendre compte des éléments dont se compose son plaisir à la vue de cette cime lointaine derrière laquelle s'est dérobé le soleil, et où de hauts sapins, comme une chevelure hérissée, se dessinent fantastiquement dans cette lumière dorée et pour ainsi dire liquide, dont la splendeur magique est le dernier reflet de l'astre voyageur; ou, si l'on veut, à la vue du lac paisible et ombragé de Lamartine, ou de cet autre lac, de ce diamant du désert, véritable héros d'un des romans de Fénimore Cooper;… je demande au contemplateur de se dépouiller de tout ce qu'il a apporté du monde social, en souvenirs, en regrets, en rêves et en espérances du cœur, et de nous dire ensuite ce qui reste. Plus on a cultivé son âme dans les commerces de la société, et surtout plus on en a souffert, plus enfin la société elle-même est souffrante et angoissée, plus la nature est riche, profonde, mystérieusement éloquente pour celui qui vient à elle du milieu ardent et tumultueux de la civilisation[355].»
René.
C'est dans cette même seconde partie, à la suite d'un livre sur le christianisme considéré dans ses rapports avec les passions du cœur humain, que l'auteur a placé l'histoire de René.
Que fait une histoire comme celle de René dans un livre intitulé le Génie du Christianisme? La question serait trop naïve. Que font, dans le même ouvrage, tant d'autres morceaux que je pourrais citer? Que font, dans un livre d'apologétique, les amours, très peu romanesques d'ailleurs, de deux sauvages dans le désert? En sommes-nous encore à nous étonner? Ne savez-vous pas que M. de Chateaubriand, préoccupé de la pensée d'emmieller les bords du vase, est allé, dans son zèle, un peu plus loin que les bords?
Il faut écouter l'auteur lui-même sur son dessein:
«Il est étonnant que les écrivains modernes n'aient pas encore songé à peindre cette singulière position de l'âme. Puisque nous manquons d'exemples, nous serait-il permis de donner aux lecteurs un épisode extrait, comme Atala, de nos anciens Natchez? C'est la vie de ce jeune René, à qui Chactas a raconté son histoire. Ce n'est, pour ainsi dire, qu'une pensée, c'est la peinture du vague des passions, sans aucun mélange d'aventures, hors un malheur envoyé pour punir René, et pour effrayer les hommes qui, livrés à d'inutiles rêveries, se dérobent aux charges de la société. Cet épisode sert encore à prouver la nécessité des abris du cloître pour certaines calamités de la vie, auxquelles il ne resterait que le désespoir et la mort si elles étaient privées des retraites de la religion. Ainsi le double but de notre ouvrage, qui est de faire voir comment le christianisme a modifié les arts, la morale, l'esprit, le caractère, et les passions même des peuples modernes, et de montrer quelle sagesse a dirigé les institutions chrétiennes, ce double but, disons-nous, se trouve également rempli dans l'histoire de René[356].»
Il est douteux que l'auteur ait pensé à tout cela en écrivant l'épisode de René pour en embellir le poème des Natchez; mais puisque cet épisode s'est trouvé propre à développer une idée morale et littéraire à la fois, que l'auteur du Génie du Christianisme devait rencontrer sur son chemin, c'est assurément tant mieux. Pourtant, s'il faut le dire, j'aimerais mieux le livre avec la préface de moins. Le poète avait admirablement senti son sujet; le philosophe, ce me semble, est moins heureux à l'expliquer. Cette expression nouvelle: le vague des passions, n'est-elle pas elle-même un peu vague? et l'auteur fait-il assez bien comprendre la part du christianisme dans la production d'un état moral sans nom dans l'antiquité? surtout montre-t-il bien les ressources du christianisme contre un mal qui n'est probablement que le symptôme ou l'aveu d'un mal plus profond? Il eût fallu, sur ces deux points, entendre Pascal, qui a répandu dans ses Pensées, sous une assez grande variété de formes, tous les éléments dont se compose René. Ce n'est pas lui qui a suggéré à M. de Chateaubriand le remède héroïque de la solitude claustrale, remède dont la nécessité, si elle était avérée, relèverait assez peu l'idée de la puissance intrinsèque du christianisme. L'auteur, du reste, ne tient pas trop à ce remède; car le Père Souël, l'organe avoué de la vérité chrétienne dans ce roman, n'en dit absolument rien. Il donne à René d'autres conseils, il lui prêche d'autres maximes, plus philosophiques, ce me semble, que chrétiennes. Tout ce qu'il dit est fort sensé, mais peu propre à nous faire comprendre quel est, en cette matière de thérapeutique morale, le vrai génie du christianisme. Un homme du monde n'eût guère parlé autrement[357]. La valeur pratique de cet ouvrage me paraît donc peu considérable, s'il faut la chercher tout entière dans ce discours du vieux prêtre. Mais, ce discours fût-il beaucoup meilleur, qu'est-ce qu'un discours? et quand est-ce qu'un discours a constitué la valeur morale d'un récit? Quand le discours est nécessaire, c'est preuve que le narrateur n'a pas su son métier. L'instruction doit ressortir des faits. Or, dans René, les faits ne prouvent rien. Le Père Souël a beau dire que la malheureuse passion et la mort d'Amélie sont le juste châtiment de la vie errante et inutile de René: cette observation peut être fort bonne au point de vue chrétien, au point de vue de la foi; mais tels que nous sommes, nous avons besoin de voir le malheur naissant du mal, et le pécheur puni par son péché. Dieu lui-même a voulu qu'il en fût ainsi; il a laissé volontairement à nos mauvaises œuvres la plus grande part dans l'exécution de la sentence prononcée contre elles; et rien ne nous empêche de croire ou plutôt tout nous entraîne à penser que la peine du mal, ici-bas et ailleurs, sera tout entière tirée du mal lui-même, en sorte que le dessein de miséricorde que Dieu a conçu en notre faveur se trouve accompli tout entier dans notre régénération ou dans notre délivrance intérieure, qui, elle-même, a pour principe la bonne nouvelle du pardon. Dieu, qui nous connaît et qui sait ce qui nous est nécessaire, a voulu que cette correspondance entre le mal et le malheur fût constante, et qu'elle ne pût point nous échapper, et sous mille formes, à mille différentes reprises, sa Parole a proclamé à l'homme la dispensation que le passage suivant formule avec tant d'énergie: «Ta malice te châtiera, et tes iniquités te reprendront, afin que tu saches et que tu voies, que c'est une chose mauvaise et amère que tu aies abandonné l'Éternel ton Dieu[358].»
Cette providence de Dieu doit servir de modèle et de règle à la providence, si j'ose la nommer ainsi, qu'exerce le poète dans le petit monde de sa création. Là aussi, pour entrer dans les vues de Dieu et pour nous satisfaire, il faut «que la malice fasse mourir le méchant[359],» ou, en d'autres termes, que les événements naissent des caractères; et je ne sais si l'on est assez frappé de la coïncidence de ce précepte littéraire, si généralement, si constamment professé par les maîtres, avec le principe de théodicée que nous venons de rappeler. Eh bien! je n'invoque ici que la vérité littéraire, et je réclame, en m'appuyant sur elle, contre la catastrophe de René, qui n'a aucune relation naturelle avec les torts du héros. C'est du milieu du nuage, et non des régions sereines du ciel, que la foudre devait partir. Est-ce à dire que, dans une narration fictive, il n'y ait place que pour le nécessaire (selon le langage d'Aristote) et que le vraisemblable ne doive jamais suffire? Les accidents de fortune indépendants de notre caractère, les malheurs indépendants de notre volonté, n'y peuvent-ils prendre aucune place? Oui, sans doute, ils le peuvent; mais c'est à condition qu'ils aident au développement des caractères ou à celui de l'idée à laquelle le poème est destiné à donner un corps. La catastrophe de René n'a aucun de ces avantages. Elle ne lui apprend pas que jusqu'alors il a été heureux et ingrat; elle ne le fait pas rougir de son injuste tristesse; elle ne le jette ni aux pieds de son maître ni sur le sein de son père; elle ne fait que changer sa mélancolie sombre en un morne désespoir; et l'inévitable, la seule conclusion de cette histoire, c'est qu'il est des infortunes pour lesquelles Dieu lui-même ne peut rien. Il est étrange d'avoir fait d'une histoire qui conclut ainsi, un épisode, un ornement du Génie du Christianisme; du christianisme qui nous défend de croire qu'il y ait aucun abîme sans fond, aucunes ténèbres que le rayon divin ne puisse percer, aucun vide que Dieu ne puisse combler, aucun tombeau qu'il ne puisse ouvrir. Le cœur humain est en révolte ouverte, éternelle, contre l'irréparable, qui, à le bien nommer, est la douleur des douleurs: l'Évangile seul ne connaît rien d'irréparable, et seul il a osé porter un démenti à cette parole terrible:
(Jupiter) diffinget, infectumque reddet,
Quod fugiens semel hora vixit[360].
Ce que la miséricorde anéantit n'a jamais été. Dieu, dans l'ineffable puissance de son esprit, nous fait dater d'où il lui plaît. Il sépare de nous ce qui fut nous-mêmes. Il crée un nouvel homme à qui l'ancien est étranger. Il n'est pour lui ni crime ineffaçable, ni restitution impossible, ni temps envolé sans retour, ni destruction, ni mort d'aucune espèce; le passé n'engloutit rien: tout ce que Dieu prend sous sa garde est éternel comme lui; et notre soif ne saurait, en y puisant toujours, tarir son intarissable richesse: nous ne périrons que faute d'y puiser, et nous ne manquerons à y puiser que faute d'y croire. René n'y croit point; c'est le tort de bien d'autres; ce peut avoir été le sien; mais était-ce là ce qu'il fallait nous montrer? est-ce là ce qu'on nous avait promis?
Il faut remettre à sa place l'histoire de René; il faut la rattacher au poème des Natchez dont primitivement elle faisait partie. Ce n'est plus dès lors qu'une admirable peinture d'un état moral d'autant plus digne d'être observé, que c'est dans un degré plus intense, avec un caractère plus aigu et sous une forme plus distincte, l'état de toute la société actuelle. Jamais le monde ne se remua davantage, ne parut emporté par de si grandes espérances, et jamais ennui plus profond ne fut aussi plus universel. René, Obermann, c'est le siècle; silencieux ou bruyant, le désespoir est partout.
L'homme, depuis sa déchéance, a deux barrières contre cet abîme; la foi d'abord, et le préjugé, qui est une espèce de foi. Mais quel doit être ce désespoir d'une génération qui est au-dessus des préjugés, car elle comprend tout, et au-dessous de la foi, car elle ne conclut point? Et comment ceux qui ont le moins de préjugés, le moins de foi, avec une imagination très ardente et une pensée très active, ne seraient-ils pas les représentants et les victimes privilégiées de cet ennui profond qui n'est qu'une forme ou un prélude du désespoir et dont la conclusion logique est le suicide?
Quand cette disposition se complique d'orgueil, et c'est le cas presque toujours, le mal en devient plus aigu, la catastrophe plus imminente.
Cet état est poétique, lorsque l'âme est restée capable d'affection, lorsqu'elle s'unit à quelque chose dans l'univers, lorsque, sans espoir de rien atteindre, elle embrasse tout, lorsque cette vieillesse de la pensée s'allie à quelque jeunesse de l'âme. Il résulte autant de poésie que de douleur de ce contraste entre deux âges dans le même individu.
Ainsi que toutes les créations poétiques, René ne se définit pas. On saisit, on peut nommer quelques traits généraux; mais René seul, en se montrant, se nomme tout entier. Le charme de cette personnalité tout idéale tient précisément à ce que l'analyse cherche en vain «cette dernière division des jointures et des moelles[361],» dont l'obscurité impénétrable est le caractère de toute vraie personnalité. Je ne prétends donc pas vous donner une idée complète de René en vous disant que c'est une âme qui demande tout à l'univers, tout aux autres et rien à soi-même; que toutes les limites importunent et pour qui la pensée même est une limite; qui vit d'impressions, et n'accepte la vie que comme une sorte de musique vague et mystérieuse; dont toute l'activité intérieure n'est qu'un rêve mélodieux, magnifique et triste; dont le malheur, arrangé avec un talent d'artiste, quoique sans préméditation, est de la poésie pure; un être qui résonne à tous les souffles, comme une harpe; qui n'en souffre pas moins; dont l'infortune est à la fois réelle et imaginaire, et qui se tuera peut-être, mais en rêvant, comme il fait tout le reste. De système, d'opinion, il n'en a point; de passion, moins encore; une passion le sauverait. L'auteur appelle la situation de René le vague des passions; on peut l'appeler ainsi, mais c'est plutôt la passion du vague. Faute d'attacher son cœur à quelque chose de ce qui est ou de ce qui peut être, ou, si l'on veut, en aspirant à tout sans rien choisir, sans rien saisir, René se dissout pour ainsi dire; il périt, accablé sous la multitude confuse de ses désirs; il meurt, tout à la fois, de trop et de trop peu de vie. C'est une victime de la poésie, non de la poésie exercée comme art, mais de la poésie restée à l'état d'instinct et ne laissant une place à rien de ce qui n'est pas elle.
C'est une situation dont René ne se rend compte nulle part; car du moment qu'il s'en rendrait compte, elle ne serait plus la même. Il la décrit ou plutôt il la révèle involontairement en racontant ses impressions, qui ne sont jamais que des impressions, germes obscurs, d'où la pensée, soigneusement captivée, n'éclot jamais. Mais on connaît le personnage, on l'a pénétré, on a vécu avec lui quand on a lu son histoire, presque toute composée de passages comme ceux-ci:
«Les dimanches et les jours de fête, j'ai souvent entendu, dans le grand bois, à travers les arbres, les sons de la cloche lointaine qui appelait au temple l'homme des champs. Appuyé contre le tronc d'un ormeau, j'écoutais en silence le pieux murmure. Chaque frémissement de l'airain portait à mon âme naïve l'innocence des mœurs champêtres, le calme de la solitude, le charme de la religion, et la délectable mélancolie des souvenirs de ma première enfance. Oh! quel cœur si mal fait n'a tressailli au bruit des cloches de son lieu natal, de ces cloches qui frémirent de joie sur son berceau, qui annoncèrent son avènement à la vie, qui marquèrent le premier battement de son cœur, qui publièrent dans tous les lieux d'alentour la sainte allégresse de son père, les douleurs et les joies encore plus ineffables de sa mère! Tout se trouve dans les rêveries enchantées où nous plonge le bruit de la cloche natale: religion, famille, patrie, et le berceau et la tombe, et le passé et l'avenir.
»Il est vrai qu'Amélie et moi nous jouissions plus que personne de ces idées graves et tendres, car nous avions tous les deux un peu de tristesse au fond du cœur: nous tenions cela de Dieu ou de notre mère[362]».
«Mais je me lassai de fouiller dans des cercueils, où je ne remuais trop souvent qu'une poussière criminelle. Je voulus voir si les races vivantes m'offriraient plus de vertus, ou moins de malheurs que les races évanouies. Comme je me promenais un jour dans une grande cité, en passant derrière un palais, dans une cour retirée et déserte, j'aperçus une statue qui indiquait du doigt un lieu fameux par un sacrifice. Je fus frappé du silence de ces lieux; le vent seul gémissait autour du marbre tragique. Des manœuvres étaient couchés avec indifférence au pied de la statue, ou taillaient des pierres en sifflant. Je leur demandai ce que signifiait ce monument: les uns purent à peine me le dire, les autres ignoraient la catastrophe qu'il retraçait. Rien ne m'a plus donné la juste mesure des événements de la vie, et du peu que nous sommes. Que sont devenus ces personnages qui firent tant de bruit? Le temps a fait un pas, et la face de la terre a été renouvelée[363].»
«Un jour j'étais monté au sommet de l'Etna, volcan qui brûle au milieu d'une île. Je vis le soleil se lever dans l'immensité de l'horizon au-dessous de moi, la Sicile resserrée comme un point à mes pieds, et la mer déroulée au loin dans les espaces. Dans cette vue perpendiculaire du tableau, les fleuves ne me semblaient plus que des lignes géographiques tracées sur une carte; mais tandis que d'un côté mon œil apercevait ces objets, de l'autre il plongeait dans le cratère de l'Etna, dont je découvrais les entrailles brûlantes entre les bouffées d'une noire vapeur.»
«Un jeune homme plein de passions, assis sur la bouche d'un volcan, et pleurant sur les mortels dont à peine il voyait à ses pieds les demeures, n'est sans doute, ô vieillards, qu'un objet digne de votre pitié; mais quoi que vous puissiez penser de René, ce tableau vous offre l'image de son caractère et de son existence: c'est ainsi que toute ma vie j'ai eu devant les yeux une création à la fois immense et imperceptible, et un abîme ouvert à mes côtés[364].»
«Je me trouvai bientôt plus isolé dans ma patrie que je ne l'avais été sur une terre étrangère. Je voulus me jeter pendant quelque temps dans un monde qui ne me disait rien et qui ne m'entendait pas. Mon âme, qu'aucune passion n'avait encore usée, cherchait un objet qui pût l'attacher; mais je m'aperçus que je donnais plus que je ne recevais. Ce n'était ni un langage élevé, ni un sentiment profond qu'on demandait de moi. Je n'étais occupé qu'à rapetisser ma vie, pour la mettre au niveau de la société. Traité partout d'esprit romanesque, honteux du rôle que je jouais, dégoûté de plus en plus des choses et des hommes, je pris le parti de me retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignoré[365].»
Hélas! j'étais seul, seul sur la terre! Une langueur secrète s'emparait de mon corps. Ce dégoût de la vie que j'avais pressenti dès mon enfance revenait avec une force nouvelle. Bientôt mon cœur ne fournit plus d'aliment à ma pensée, et je ne m'apercevais de mon existence que par un profond sentiment d'ennui.»
«Je luttai quelque temps contre mon mal, mais avec indifférence et sans avoir la ferme résolution de le vaincre. Enfin, ne pouvant trouver de remède à cette étrange blessure de mon cœur qui n'était nulle part et qui était partout, je résolus de quitter la vie[366].»
Il se pourrait qu'après la lecture de ces morceaux, on éprouvât pour René plus de sympathie que de pitié. Il y a sans doute un charme décevant, mais un charme bien puissant dans la peinture de cette situation. Le vague a toujours eu un faux air d'infini, et sous plus d'un rapport les limites nous font peur. Nous désirons tout ensemble et nous craignons de connaître, parce que si, dans un sens, la connaissance nous étend, dans un autre elle nous resserre. Le dernier mot, quel qu'il soit, nous fait peur, comme étant le dernier. Il nous semble, pour le moins, que la certitude fera disparaître la poésie, qui n'est autre chose que la spontanéité et la liberté de l'esprit humain; sous les notes de cette musique rêveuse, nous ne voulons lire aucunes paroles; que dis-je? il nous semble que le christianisme, avec ses lumineuses solutions, est venu inscrire notre vie dans un horizon clair, dur et froid, et nous lui en voulons, esprits énervés que nous sommes, d'avoir uni la précision à la grandeur. Il est peut-être digne de remarque que la même époque où le besoin de précision se prononce si vivement dans toutes les sphères de la science, ait vu éclore une poésie, précise aussi, je le veux, dans sa partie technique, mais toute pénétrée, au fond, de l'esprit de René. Elle se donne l'air d'aspirer à la certitude; mais, en cela, elle se ment à elle-même; elle feint une impatience qu'elle n'a pas; si le doute est une souffrance, elle aime cette souffrance, et l'état dont elle se plaint est si poétique qu'elle ne voudrait pas n'avoir plus à se plaindre.
J'insisterais moins sur le péril, si je sentais moins le charme. Ce charme est bien puissant. Il le serait beaucoup moins si l'auteur avait eu réellement l'intention qu'après coup il a imposée à son œuvre. Rien de plus spontané et, pour ainsi dire, de plus involontaire que René; c'est un moment dans la vie de l'écrivain; ou, ce qui revient au même peut-être, c'est un de ses rêves. Il n'invente pas une situation, il la subit. Rien n'a été conçu a priori, logiquement construit, rien ne sort de l'esprit, tout découle de l'âme. Ce que le contingent ou l'individuel a de saisissant ajoute ici son intérêt à celui du nécessaire et de l'universel; en un mot, René n'est pas tel ou tel caractère connu et classé, c'est René; son nom peut seul le définir. Joignez-y la noble aisance du langage, ce mouvement flexible et ressenti (c'est ainsi que Buffon caractérise celui du cygne sur les eaux), la mélodie des sons, et ce qu'on a heureusement appelé la mélodie des couleurs, l'extrême simplicité de la fable, enfin le pathétique terrible et douloureux du dénoûment, vous comprendrez sans peine que les quelques pages de René, quand M. de Chateaubriand n'en aurait point écrit d'autres, suffisent pour défendre son nom contre l'oubli. On peut avoir beaucoup vieilli, par les années et par le cœur; mais on aurait dépassé la vieillesse même, quand on pourrait relire sans émotion les paroles de Saint-Preux à Meillerie: «Julie, éternel charme de ma vie…» et cette page de René:
«Je ne sais ce que le ciel me réserve, et s'il a voulu m'avertir que les orages accompagneraient partout mes pas. L'ordre était donné pour le départ de la flotte; déjà plusieurs vaisseaux avaient appareillé au baisser du soleil; je m'étais arrangé pour passer la dernière nuit à terre, afin d'écrire ma lettre d'adieux à Amélie. Vers minuit, tandis que je m'occupe de ce soin, et que je mouille mon papier de mes larmes, le bruit des vents vient frapper mon oreille. J'écoute; et au milieu de la tempête, je distingue les coups de canon d'alarme, mêlés au glas de la cloche monastique. Je vole sur le rivage où tout était désert, et où l'on n'entendait que le rugissement des flots. Je m'assieds sur un rocher. D'un côté s'étendent les vagues étincelantes, de l'autre les murs sombres du monastère se perdent confusément dans les cieux. Une petite lumière paraissait à la fenêtre grillée. Était-ce toi, ô mon Amélie, qui, prosternée au pied du crucifix, priais le Dieu des orages d'épargner ton malheureux frère! La tempête sur les flots, le calme dans ta retraite; des hommes brisés sur des écueils, au pied de l'asile que rien ne peut troubler; l'infini de l'autre côté du mur d'une cellule; les fanaux agités des vaisseaux, le phare immobile du couvent; l'incertitude des destinées du navigateur, la vestale connaissant dans un seul jour tous les jours futurs de sa vie; d'une autre part, une âme telle que la tienne, ô Amélie, orageuse comme l'Océan; un naufrage plus affreux que celui du marinier: tout ce tableau est encore profondément gravé dans ma mémoire. Soleil de ce ciel nouveau, maintenant témoin de mes larmes, échos du rivage américain qui répétez les accents de René, ce fut le lendemain de cette nuit terrible qu'appuyé sur le gaillard de mon vaisseau, je vis s'éloigner pour jamais ma terre natale! Je contemplai longtemps sur la côte les derniers balancements des arbres de la patrie, et les faîtes du monastère qui s'abaissaient à l'horizon[367].»
L'attendrissement qu'on éprouve à la lecture de ce passage et de René tout entier, est-il bon? est-il salutaire? est-ce cette pitié épurée, spiritualisée, la seule que permet Aristote, d'accord, sans s'en douter, avec une plus haute sagesse? Il n'est pas besoin, Messieurs, que je réponde à votre place. Vous êtes tous, j'en suis sûr, de l'avis du Père Souël, et vous sauriez bien tourner contre le poète les reproches qu'il fait adresser à son héros. Il y a une mélancolie égoïste et vaniteuse, une tristesse selon le monde, qui conduit à la mort; l'auteur de René ne la rend-il pas intéressante, ne la fait-il pas aimer? C'est toute la question; je ne veux que l'avoir posée.
René, dit-on, a plusieurs frères dans le monde des créations littéraires: Werther est son aîné, Obermann et Adolphe ses cadets. Ils sont tous, je le crois, de la même famille; Obermann et René sont seuls de la même branche.
Ce qu'ils ont, tous quatre, de commun entre eux, est d'une nature très générale. Ils sont tous atteints de cette paresse de cœur, qui peut se joindre à une grande activité de l'esprit et du corps, et qu'on a raison de considérer comme une des plus profondes racines du mal moral. Ils n'ont ni la foi, qui lie à Dieu, ni le devoir, qui lie aux hommes, ni le préjugé, qui nous lie à nous-mêmes.
Mais, du reste, Werther n'est qu'un Saint-Preux allemand et bourgeois, amoureux d'une Julie à peu près irréprochable, et qui se tue après avoir découvert que cette femme qui ne peut être à lui, répond à son amour.
Werther a été dangereux, dit-on. Il faut qu'on nous l'assure. En tout cas, il ne l'est plus aujourd'hui. On se tue bien encore, mais on ne se tue plus par amour. C'est à d'autres passions qu'appartient désormais ce déplorable honneur. Valons-nous moins, valons-nous mieux, depuis que l'amour ne dispose plus de notre vie? Cette question ne serait pas sans intérêt.
Werther est d'une vérité parfaite, mais un peu commune. La pitié qu'il inspire est mêlée de peu de respect. Mais il aime de bonne foi, c'est un caractère simple, une âme bonne. On ne peut suivre sa vie et le cours de ses pensées sans être douloureusement ému. Son malheur est de n'avoir pas assez de force pour employer toute sa raison; car il a de la raison, il en a beaucoup. Je donnerais, pour ce qui me concerne, son histoire tout entière pour cette seule phrase sortie de sa bouche:
«Si nous avions le cœur ouvert à jouir chaque jour du bien que chaque jour nous apporte, nous serions par là-même en état de supporter notre mal à mesure qu'il nous est envoyé.»
Adolphe est un des livres les plus spirituels qu'on ait écrits. Cet esprit est celui de notre époque. Les grands hommes du grand siècle n'en avaient pas tant. Ils étaient plus profonds et plus riches que nous, quoique nous ayons un faux air de l'être davantage; mais décidément notre siècle a plus d'esprit monnayé, plus de cet esprit qui naît de la décomposition de toutes choses: ne sait-on pas qu'en se putréfiant certaines substances deviennent lumineuses? Le travail de décomposition qui multiplie les aspects et les reflets, vaut-il ces grandes vues, ces pensées simples, qu'on appelait alors de l'esprit et même du bel esprit?
L'esprit d'Adolphe est arrivé à l'autre côté de tout: beaucoup des plus sardoniques et des plus désabusés se trouveraient naïfs à côté de lui. On dit de certaines gens qu'on ne voudrait pas se trouver seul avec eux au coin d'un bois: on a peur aussi de se trouver seul avec un esprit comme celui-là, et la peur augmente avec le plaisir. Ce n'est pas, comme dans René, le personnage qui est dangereux, mais l'auteur. René nous gagne à sa maladie par le contact, par le simple regard; Adolphe, homme personnel et faible comme tant d'autres, n'excite ni sympathie ni enthousiasme; mais le livre entier est d'une tristesse sèche et d'une vérité dure qui font mal à l'âme. Corinne, dont Adolphe est une variante, n'est pas aussi douloureuse. Elle nous attendrit. Adolphe nous déchire. Quelque chose, après la lecture de Corinne, reste encore debout dans notre âme; après Adolphe, rien; et la devise de l'enfer de Dante pourrait servir d'épigraphe à cette histoire. C'est un terrible signe du temps, que des romans comme Adolphe soient nos véritables tragédies. Celles dont on nous affligeait jadis exerçaient notre pitié; à la lecture de celles-ci, c'est nous-mêmes que nous prenons en pitié, et, ce qui est pire, en dégoût; ce n'est plus sympathie, mais souffrance personnelle; toute espèce de foi ou d'espérance est morte; et l'impitoyable attention que l'écrivain a mise à écarter tout idéal, est une aggravation de peine à laquelle on ne se résout pas.
Au fait, si c'était un livre moral que celui qui ne laisse aucune place à l'espérance, Adolphe serait un livre moral. Ce n'était pas la première fois qu'on représentait cette alliance d'égoïsme et de sensibilité qui caractérise le héros de ce livre; cette combinaison se trouve impliquée dans une foule de créations poétiques ou romanesques; cette combinaison est le fond même des caractères passionnés: mais elle est à la base même du roman d'Adolphe; elle en est, sinon l'idée mère, du moins un élément principal; la rencontre d'un tel caractère avec une situation comme celle d'Ellénore doit produire les résultats que le livre a retracés; ou, si l'on veut, on dira qu'une femme comme Ellénore doit développer dans un homme comme Adolphe ce caractère complexe qui est celui de tant d'hommes, mais plus particulièrement le sien. C'était déjà, si ma mémoire ne m'est pas trop infidèle, l'idée de Caliste[368]: c'est aussi, avec des différences considérables, l'idée de Corinne: du côté de l'homme, la passion sans dévouement; du côté de la femme, l'abandon d'un dévouement absolu, ou sans la barrière du respect. Cette conception étant vraie serait morale, si l'on pouvait appeler moral ce qui a pour conclusion le désespoir, j'entends le désespoir moral.
Quoi qu'il en soit, Adolphe, c'est-à-dire l'homme sensible, mais égoïste, faible et sans principes, Adolphe n'est point René. C'est Obermann qui est René, mais René en prose. Le sermon du Père Souël leur conviendrait à tous les deux; seulement Obermann ne l'écouterait pas. René discute peu, Obermann discute sans cesse. René est mélancolique, Obermann est spéculatif. René a des impressions, Obermann a des opinions. L'un est emporté par la passion du vague, l'autre par l'indépendance de la pensée; il ne veut pas même être lié à sa pensée; il réclame hautement le droit de se contredire; il n'y a selon lui que les hommes sans sincérité qui ne se contredisent jamais. Dans le vague, ce qu'aime René, c'est l'immensité; ce que cherche Obermann, c'est la liberté. Tous deux sont épris de la nature, car elle captive les imaginations qu'aucun intérêt n'a fixées, ni contenues; mais Obermann cherche à s'agrandir avec la nature, René s'en laisse enivrer; l'admiration de l'un est plus contemplative, celle de l'autre est plus tendre. Obermann jouit, René est subjugué. René cherche une âme sympathique au sein de la nature; cette force vivante (natura naturans) est le seul dieu d'Obermann qui lui refuse tout autre nom. Obermann est ennuyé sans être triste; la tristesse, chez René, domine l'ennui: et, pour achever en deux mots, le second se fait aimer, tandis qu'on n'éprouve aucun sentiment pour le premier, et qu'on sent qu'il ne lui en est dû aucun. Le volume qui porte le nom d'Obermann n'est qu'une suite de pages remarquables, René est un livre. Il y a de l'art dans l'un, l'autre est une œuvre d'art. Enfin, Obermann peut renfermer numériquement plus de pensées, plus de vues; mais Obermann est l'œuvre d'un homme d'esprit, et René celle d'un talent consommé. L'un est une création immortelle, il n'y a nulle création dans l'autre.
Tous deux sont dangereux, un seul est mauvais: est-ce le mauvais qui est le plus dangereux? On a pu hésiter avant de répondre. Ceux qui auront la force de traverser Obermann arriveront peut-être à des convictions mieux fondées, plus affermies; mais le plus grand nombre ne le traverseront pas, et pour ceux-là il sera funeste. René, avec ce divin baume de poésie dont il ruisselle, guérira peut-être quelques-unes des plaies qu'il aura ouvertes. La rêverie, à tout prendre, vaut mieux encore que la sécheresse d'un scepticisme ergoteur.
Obermann devait être long, précisément parce que ce n'est pas un livre; toutefois j'ai peine à lui pardonner sa longueur. Ce n'est pas qu'un livre sur l'ennui ne puisse être très amusant, miss Edgeworth l'a prouvé; mais tout l'esprit du monde ne saurait empêcher que la description prolongée d'un ennui peint d'après nature ne soit une chose ennuyeuse. Je me rappelle à ce propos quelques vers assez peu connus sur Young, l'auteur des Nuits:
Que de l'homme si fier, sur son humble pelouse,
La majesté des cieux abaisse la hauteur,
J'en conviens; mais il faut être Anglais et docteur
Pour pleurer là-dessus deux volumes in-douze.
Passe encore de pleurer deux volumes in-douze, mais bâiller deux volumes in-octavo, en vérité c'est trop. L'ennui produit l'ennui; et tout l'esprit de l'auteur ne nous vaut qu'une commutation de peine; au lieu de l'ennui, c'est de l'impatience et presque de l'irritation. Je ne fais entrer pour rien dans cet inévitable effet l'affreuse saveur d'athéisme dont tout ce livre est saturé; mais c'est pourtant encore un grand défaut. Nul autre que Dieu ne peut faire un crime à qui que ce soit de n'être pas chrétien; mais l'irréligion absolue, l'impiété est un odieux travers. L'athéisme n'est pas mauvais seulement, il est fort laid, et par conséquent rien n'est moins littéraire. Encore peut-il se trouver de la poésie dans une impiété désespérée, furieuse; mais les négations froides et méprisantes de M. de Sénancour sont au-dessous de la prose elle-même.
On doit savoir gré d'une chose à l'auteur, c'est que, digne de peu de sympathie, il n'en réclame aucune. C'est quelque chose. On ne l'a pas pris au mot. On lui a accordé ce qu'il ne demandait point, on est allé jusqu'à l'enthousiasme. De l'enthousiasme pour Obermann, comprenez-vous cela? Mais il est de fait que l'égoïsme (ou l'égotisme si l'on veut), soutenu de quelque esprit et de beaucoup d'assurance, est à peu près sûr de nous plaire, à nous qui, dans la société, nous éloignons avec dégoût de ces parleurs dont l'égoïsme arrogant ne laisse jamais la parole au nôtre. Qu'au lieu de parler, ils écrivent, ils impriment; qu'ils élèvent leur bavardage à la dignité du volume; qu'ils répandent sur l'insipidité de leurs communications le sel de leur imagination, l'intérêt de la vérité, nous suivrons avec une attention palpitante jusqu'à l'histoire de leurs digestions; et chose merveilleuse, notre égoïsme même nous attache à la peinture du leur.
J'ai eu tort peut-être de pousser si loin le parallèle entre deux livres si inégaux. Je n'ajouterai pas à ce tort celui de vous parler de leurs imitateurs. Triste et nombreuse postérité! Que d'infortunés, que d'ennuyés sont venus, à l'instar d'Obermann et de René, faire appel à notre compassion! Bien vainement, il est vrai! Pourtant si l'on doit juger par l'ennui qu'ils répandent de celui qu'ils ont éprouvé, ils avaient droit à notre pitié.
Parlons plutôt d'un livre qui n'est guère moins admirable que René et qui, au point de vue d'une opposition directe, en est le pendant naturel. M. de Maistre, en écrivant le Lépreux, a d'autant mieux réfuté René qu'il n'y songeait pas, et que cette réfutation est une histoire, un tableau. René est un heureux qui cherche un malheur, et qui finit par le rencontrer, mais inutilement. Le Lépreux est un infortuné à qui tout manque, même un nom, et auquel, en fait d'infortune, rien n'a été refusé sinon l'impossible (car il est admirable que tandis que le cumul de toutes les félicités est absolument impossible, la réunion de toutes les infortunes ne l'est pas). Le Lépreux, ainsi que René, a une sœur, mais malheureuse du même malheur que lui; et pour qu'ils puissent sentir l'excès de leur disgrâce, ils sont privés de la vue et des consolations l'un de l'autre. Le Lépreux, à force de malheur, arrive, comme René, à force d'ennui, à la tentation du suicide. Ici rappelez-vous, Messieurs, un mot terrible du Père Souël à René: «S'il faut dire ici ma pensée, je crains que, par une épouvantable justice, un aveu sorti du sein de la tombe n'ait troublé votre âme à son tour.» C'est un mot sorti de la tombe, un mot de sa sœur morte, qui porte la consolation et fait naître la paix dans l'âme du Lépreux. Et comment? En le faisant rentrer et s'asseoir au foyer de cette religion divine qui ne connaît pas, qui nie hautement l'irréparable, et qui offre à l'homme dépouillé de tous les biens à la fois, la santé, la jeunesse, la beauté, la liberté, l'éternité de l'amour. Ces deux chefs-d'œuvre, René et le Lépreux sont inséparables dans ma pensée; René a pris dans le Génie du Christianisme la place qui appartenait au Lépreux, et il est pénible d'ajouter qu'on serait étonné, dans plus d'un sens, d'y rencontrer le Lépreux.
Le Génie du Christianisme. II.
La dernière partie du Génie du Christianisme, intitulée Culte, traite, sous ce titre beaucoup trop étroit, de toutes les manifestations et de toutes les œuvres de la religion chrétienne, en dehors du domaine de la littérature et des arts. Ce volume n'est pas exempt des défauts graves qui déparent les trois premiers. C'est toujours, sous le nom du christianisme, le catholicisme exclusivement. L'auteur ne porte point au compte de la religion chrétienne ce que les communions dissidentes ont produit de grand et de pur. Il avait réclamé Milton: il n'a garde de réclamer Guillaume Penn, Franke, Howard. En revanche il grossit de mille accessoires de hasard le trésor du catholicisme. Toute la couche de superstitions populaires dont la lente alluvion des temps a pu recouvrir le dogme catholique, lui est ajoutée sans discernement, sans hésitation; et ce n'est pas du christianisme seulement, mais du catholicisme lui-même, qu'on pourrait dire, en lisant ce volume:
Miraturque novas frondes et non sua poma[369].
Heureusement encore qu'il y a, dans cette dernière partie, peu de théologie proprement dite; car le peu qu'en a mis l'auteur est très superficiel et très hasardé. Voyez, par exemple, ce qu'il dit du sacrifice et sur quelle étrange pétition de principe il se fonde pour affirmer que le catholicisme lui seul a un culte:
«Il y a un argument si simple et si naturel, en faveur des cérémonies de la messe, que l'on ne conçoit pas comment il est échappé aux catholiques dans leurs disputes avec les protestants. Qu'est-ce qui constitue le culte dans une religion quelconque? C'est le sacrifice. Une religion qui n'a pas de sacrifice, n'a pas de culte proprement dit. Cette vérité est incontestable, puisque chez les divers peuples de la terre les cérémonies religieuses sont nées du sacrifice, et que ce n'est pas le sacrifice qui est sorti des cérémonies religieuses. D'où il faut conclure que le seul peuple chrétien qui ait un culte est celui qui conserve une immolation[370].»
Il serait singulier qu'un argument si simple et si naturel, au dire de l'auteur, fût échappé (ou plutôt eût échappé) à tous les controversistes catholiques, lui seul excepté. Peut-être qu'en effet il ne leur a point échappé, mais qu'ils ne l'ont pas trouvé si simple et si naturel. Ils ont pu affirmer la perpétuité de l'immolation; mais probablement ils auraient jugé imprudent de prétendre qu'un culte où le sacrifice personnel de Jésus-Christ est remplacé et continué par le sacrifice intérieur des âmes qui lui sont unies et soumises n'a point le caractère et la valeur d'un culte. Ils savaient mieux que l'illustre poète ce qu'on peut dire et ce qu'il faut taire, et nous avons souvent pensé qu'il y a eu autant de politique, pour le moins, que de conviction dans l'unanimité de leurs applaudissements[371].
Peut-être, en revanche, ne trouvèrent-ils rien de téméraire dans l'empressement avec lequel notre auteur relevait la magnificence extérieure de leur culte, dans son habileté à suppléer la conviction sérieuse et l'émotion du cœur par l'éblouissement, dans cette perpétuelle fantasmagorie dont ils tirent eux-mêmes un trop bon parti pour reprocher à M. de Chateaubriand l'usage qu'il en fait. Quant à nous, en rendant justice à tout ce qu'il y a de vrai, de touchant, de sérieux, de fortement ou de finement pensé dans cette dernière partie de l'ouvrage, nous accusons franchement l'écrivain d'y avoir multiplié les prestiges, d'avoir parlé à l'imagination beaucoup plus qu'à la raison, d'avoir fait bien moins ressortir la beauté morale que la beauté poétique des œuvres et des institutions dont il nous fait l'éloge. Après quoi, nous n'avons pas besoin d'un effort pour dire que les pages éloquentes ou charmantes abondent dans ce dernier volume, et que pour s'épargner des omissions injustes il faudrait tout citer. Ce n'est donc pas comme seuls dignes d'être distingués, mais comme nous ayant plus vivement frappé et se présentant le plus souvent à notre mémoire, que nous indiquons le chapitre sur les Tombeaux chrétiens[372], le morceau sur les sépultures de Saint-Denis[373], tout le livre des Missions[374] et notamment le chapitre plus séduisant que sincère sur les Missions du Paraguay[375], enfin cette belle page sur le Saint-Bernard, écrite par l'auteur sous sa meilleure inspiration et dans son ton le plus vrai, le meilleur. Donnons-nous le plaisir de la relire:
«Mais le voyageur des Alpes n'est qu'au milieu de sa course. La nuit approche, les neiges tombent; seul, tremblant, égaré, il fait quelques pas, et se perd sans retour. C'en est fait, la nuit est venue: arrêté au bord d'un précipice, il n'ose ni avancer, ni retourner en arrière. Bientôt le froid le pénètre, ses membres s'engourdissent, un funeste sommeil cherche ses yeux; ses dernières pensées sont pour ses enfants et son épouse! Mais n'est-ce pas le son d'une cloche qui frappe son oreille à travers le murmure de la tempête, ou bien est-ce le glas de la mort, que son imagination effrayée croit ouïr au milieu des vents? Non: ce sont des sons réels, mais inutiles! car les pieds de ce voyageur refusent maintenant de le porter… Un autre bruit se fait entendre; un chien jappe sur les neiges, il approche, il arrive, il hurle de joie: un solitaire le suit.
»Ce n'était donc pas assez d'avoir mille fois exposé sa vie pour sauver des hommes et de s'être établis pour jamais au fond des plus affreuses solitudes? Il fallait encore que les animaux même apprissent à devenir l'instrument de ces œuvres sublimes, qu'ils s'embrasassent, pour ainsi dire, de l'ardente charité de leurs maîtres, et que leurs cris sur le sommet des Alpes proclamassent aux échos les miracles de notre religion[376].»
Avec tous ses défauts, le Génie du Christianisme, dont la publication est le plus grand événement littéraire du demi siècle qui vient de s'écouler, est une œuvre littéraire d'une haute valeur. Elle restera pour prouver deux choses: la magie du talent et la puissance de l'individualité. Si je dis la magie du talent, c'est que ce mot de magie est le seul qui exprime bien la manière dont M. de Chateaubriand agit sur ses lecteurs. Le mot même de charme dont le sens primitif est exactement le même, est insuffisant. Lorsque, en dépit de la raison qui proteste, et du goût qui murmure, on se livre, sans savoir comment, aux imaginations de l'écrivain, lorsque, se sentant séduit, on sent aussi qu'on veut l'être, ou que du moins on diffère la résistance et l'on ajourne la victoire, lorsque, parfaitement dupe, on se l'avoue en souriant, car on est bien aise de l'être, il y a magie sans doute, et la véritable, la seule magie que l'homme puisse exercer. Mais ne croyez pas que l'homme puisse l'exercer sans l'avoir subie, et que l'on puisse être enchanteur à moins, d'abord, d'avoir été enchanté. Il n'est tel, pour tromper, qu'un honnête trompeur. Tel est, si vous me permettez de le dire, l'incomparable magicien que nous étudions. Honnête, qui l'est plus que l'auteur du Génie du Christianisme? Où faut-il chercher, si ce n'est en lui, le type du parfait honneur? Mais enfin, prendre des couleurs pour des raisons, son imagination pour sa conscience, et son esprit pour son cœur, mêler incessamment la question du vrai et celle du beau, s'enivrer de la poésie qu'exhalent les grands souvenirs et les grands spectacles, sans trop s'inquiéter des remontrances d'une raison très saine, au fond, et aussi solide qu'élevée, c'est ce que fait constamment l'auteur du Génie du Christianisme, et ce que les lecteurs les plus favorables ne peuvent s'empêcher de remarquer. M. de Chateaubriand a fait pour le christianisme ce qu'il a fait pour la Restauration; il les a dotés l'un et l'autre d'une poésie; mais la Restauration lui a plus d'obligation que le christianisme. Elle y gagnait tout: et heureuse eût-elle été si, belle des charmes que lui prêtait le splendide talent de son poète, elle eût voulu aussi être forte des conseils que lui offrait sa sagesse: mais que sait-on s'il pouvait la conseiller après l'avoir enivrée? Quant à la religion, elle y gagnait moins; et sans prétendre qu'elle y perdait tout, j'oserai bien dire qu'elle avait moins à gagner qu'à perdre à cette noble et magnifique parodie dont elle est l'objet dans le Génie du Christianisme. La vérité simple et touchante de quelques parties de ce grand ouvrage ne lutte pas avec avantage contre le fantastique et le faux qui, à notre avis, y dominent. Le livre renferme des choses graves; mais dans son ensemble, il manque de gravité. Il a mille beautés, il n'a pas, en général, celle qui lui est propre: et le jugement que nous portons ici est tout littéraire; car il ne s'agit point de décider si le christianisme est vrai, mais s'il y a convenance entre le christianisme, tel que chacun peut le connaître, et la manière dont M. de Chateaubriand en a tracé l'apologie; or ce jugement est du ressort de tous les lecteurs, et très indépendant de leurs convictions en matière de religion.
Mais enfin, vérité ou magie, conviction ou système, prose ou poésie, n'importe, le Génie du Christianisme forme, en un sens du moins, un tout bien lié, un tout compact, dont l'auteur lui-même est la vivante unité. Quelle que puisse être l'incohérence des éléments du système, ils se sont unis, fondus, ou plutôt merveilleusement organisés dans l'âme poétique de l'auteur. Ce qui, comme système, eût été discordant, est un, est harmonieux comme poème: le Génie du Christianisme est un poème; et c'est ici qu'il faut revenir sur cette puissance d'individualité dont je parlais il y a quelques moments. Un système, encore qu'il ait été conçu, construit par un seul homme, appartient dans un sens à tout le monde; car c'est une œuvre de logique, et la logique n'a rien d'individuel; mais cette sorte de système qu'on appelle un poème, n'appartient, ne peut appartenir qu'à une personne unique. C'est là que l'individualité doit triompher; d'elle seule dépend l'unité de l'œuvre: plus l'individualité est puissante, plus l'unité intérieure est forte, et cette unité intérieure est, au point de vue littéraire, la vérité même. Tout ce qui est assemblé du dehors, tout ce qui n'a pas été attiré du dedans par une sorte d'aimant moral, puis réuni, résumé par cette force vivante; tout ce qui, au lieu de croître comme une plante, a été construit comme un édifice, ne peut avoir, poétiquement, aucune vérité. Et en revanche (chose merveilleuse, triomphe éclatant de la personnalité humaine!) des éléments que la raison ne rapprochait pas, et dont la réunion manque de vérité objective, obtiennent une sorte d'unité et une sorte de vérité dans l'âme du poète, qui les lie les uns aux autres par des liens inconnus. M. de Chateaubriand n'a fait presque, sous des formes et sous des noms très divers, que des poèmes, parmi lesquels les plus involontaires ne sont peut-être pas les moins parfaits; et quoique jamais, à l'en croire, il n'ait été poète qu'en attendant mieux, jamais, en devenant quelque chose de mieux, il n'a cessé d'être poète. La poésie, dont il s'est bien gardé d'introduire indiscrètement le langage dans les affaires, l'a accompagné partout, a traversé avec lui toutes les situations: et sur ce rivage solitaire où l'a laissé, en se retirant, le flot de la politique, nous le retrouvons seul avec elle, seul, disons-nous, à moins qu'une foi mûrie par les années et l'adversité ne soit l'inspiration du livre nouveau qu'on nous promet[377], livre qui, dans ce cas, terminerait bien dignement la carrière qu'ouvrit, il y a quarante années, l'histoire de Chactas et d'Atala. Qu'il s'en défende ou non, M. de Chateaubriand est surtout poète, le poète qu'attendait le dix-neuvième siècle, le père de toute la poésie que notre siècle a vu éclore, celui dont le nom ne convient pas moins que celui d'Homère dans ces beaux vers de Rousseau:
À la source d'Hippocrène Homère ouvrant ses rameaux, S'élève comme un vieux chêne Entre de jeunes ormeaux[378].
Je m'abstiens de rechercher jusqu'à quel point et dans quel sens le livre de M. de Chateaubriand a pu modifier les convictions philosophiques des hommes de son temps. Il est plus facile et moins hasardeux d'apprécier l'influence littéraire de ce livre fameux. Avant tout, il a été, pour les poètes, pour les artistes, une riche palette, où les plus habiles n'ont pas été les moins empressés à venir tremper leur pinceau; il a, non pas le premier, mais avec le plus grand succès, donné l'exemple d'appliquer la couleur locale aux tableaux que l'imagination emprunte aux souvenirs de l'histoire; il a reporté avec empire les esprits aux sources du romantisme et de la poésie classique, vers le moyen âge et vers l'antiquité grecque; il a réveillé le goût des études historiques, en faisant entrevoir de combien de poésie, de combien d'émotions et de jouissances nous privaient nos préjugés en histoire: non pas qu'il soit lui-même exempt de préjugés, non pas que sa couleur soit toujours vraie; son moyen âge est de fantaisie; sa prédilection pour le passé n'est guère qu'une hallucination poétique, dont, sans se rétracter formellement, il a fait justice plus tard[379]; mais il a réveillé des souvenirs éteints, il a piqué la curiosité par la séduction, quelquefois trompeuse, de son coloris; la foule a, sur ses pas, remonté le courant des âges; la nation s'est informée de ses origines: ce poète a produit des historiens. Enfin, le Génie du Christianisme a modifié la langue elle-même; il l'a enrichie de mots et de formes, dont plusieurs étonnèrent à leur apparition, et furent ensuite couramment employés par ceux qu'ils avaient le plus étonnés. La langue littéraire de nos jours est tout étincelante des épithètes, des métaphores, des associations de mots, dont M. de Chateaubriand l'a dotée. Dans le style, il a répandu des teintes plus vives, et introduit, si j'ose parler ainsi, le spectacle. On avait jadis outré le mouvement; on a prodigué la couleur. La sobriété de l'ancien style français a disparu sans retour; mais le Génie du Christianisme a maintenu la grâce de ses mouvements, la fermeté de son attitude, la noble simplicité de ses allures. La phrase de M. de Chateaubriand, avec une intention musicale un peu trop marquée, un rythme quelquefois trop prononcé, est pourtant bien la phrase française, nette, prompte, élastique. Mais, au total, c'en est fait, je ne dirai pas de la candeur du dix-septième siècle, mais de la simplicité de diction du dix-huitième. Le Génie du Christianisme a créé une nouvelle tradition. L'esprit français saura bien, dans cette voie moderne, se restreindre et se réprimer; mais tout nous entraîne vers le luxe et vers la fantaisie, et si la langue de notre époque ressemblait à celle du grand siècle, elle ne ressemblerait pas au nôtre. La France du dix-neuvième siècle est bien toujours la France; mais c'est la France du dix-neuvième siècle que le poète semble avoir caractérisée d'avance lorsqu'il a dit, en parlant des coursiers de Phaëton:
Expatiantur equi, nulloque inhibente per auras
Ignotæ regionis eunt[380].
La transformation, le développement du talent de M. de Chateaubriand, entre l'Essai historique et le Génie du Christianisme, sont si extraordinaires qu'il n'y en a peut-être pas d'autre exemple. C'est presque une création, une seconde naissance, ou, si l'on veut, la découverte inopinée d'un monde inconnu. Ce phénomène, qui n'est pas commun à toutes les destinées littéraires, ne doit-il pas être accompagné d'une émotion indicible, telle qu'est l'émotion du penseur lorsqu'une grande vérité se révèle à lui dans toute la splendeur de son évidence, ou telle que Milton nous a représenté l'émotion de la mère des humains, lorsque, pour la première fois, elle se voit dans le miroir des eaux, sans s'y reconnaître encore:
As I bent down to look, just opposite
A shape within the watery gleam appear'd,
Bending to look on me; I started back,
It started back; but pleased I soon return'd,
Pleased it return'd as soon with answering looks
Of sympathy and love: there I had fix'd
Mine eyes till now, and pin'd with vain desire,
Had not a voice thus warn'd me: What thou seest,
What there thou seest, fair creature, is thyself.
Un autre ciel brillait dans l'eau calme et limpide.
Pour le voir je me penche, et plonge un œil avide
Dans l'onde où tout à coup une forme apparaît
Et se penche vers moi pour me voir. Inquiet,
Mon cœur a tressailli; je recule; elle-même
Recule en tressaillant; mais vers ces traits que j'aime
Un charme me rappelle; un charme aussi vers moi
La ramène à son tour; car ce n'est pas l'effroi,
C'est l'intérêt, l'amour, que son regard exprime.
Elle m'aime, je l'aime; et l'ardeur qui m'anime
À cet objet, vers qui s'élancent tous mes vœux,
En ce moment encore attacherait mes yeux,
Si bientôt une voix: Ô belle créature!
Ce que tu vois, dit-elle, ici, dans cette eau pure,
C'est toi-même[381].
(Paradis Perdu, livre IV.)
Les Martyrs.
Du Génie du Christianisme aux Martyrs, d'un poème à un autre poème, il ne faut pas attendre le même prodige, quoique dans cet intervalle, assurément, la pensée de l'auteur ne soit pas demeurée immobile. Il m'en coûte de ne pas relever pour vous, comme je l'ai fait pour moi-même avec un soin jaloux, tous les grains d'or, toute la poussière de diamant que M. de Chateaubriand a semée sur sa route. Je me condamne à passer sous silence les beaux articles dont il enrichit le Mercure, jusqu'à ce fameux article qui n'y parut point, et qui provoqua la brutale suppression du journal. C'est le pendant et c'était le présage du pilon où périt pour un temps le livre de l'Allemagne. Il faut avouer que Napoléon ne joignait pas toujours aux allures d'un grand homme les manières et les procédés d'un homme bien élevé. Comment n'avait-il pas peur de se trahir ou de se calomnier lui-même en frappant d'interdit des passages comme celui-ci (car dans cet article sur le Voyage en Espagne de M. de Laborde, ces lignes constituaient sans doute le corps du délit):
«La muse a souvent retracé les crimes des hommes; mais il y a quelque chose de si beau dans le langage du poète, que les crimes même en paraissent embellis: l'historien seul peut les peindre sans en affaiblir l'horreur. Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Bientôt toutes les fausses vertus seront démasquées par l'auteur des Annales; bientôt il ne fera voir, dans le tyran, déifié, que l'histrion, l'incendiaire et le parricide: semblable à ces premiers chrétiens d'Égypte, qui, au péril de leurs jours, pénétraient dans les temples de l'idolâtrie, saisissaient au fond d'un sanctuaire ténébreux la divinité que le Crime offrait à l'encens de la Peur et traînaient à la lumière du soleil, au lieu d'un dieu, quelque monstre horrible[382].»
Mais pourrais-je m'empêcher de mentionner au moins la Lettre écrite de Rome à M. de Fontanes, en 1804? Je ne pense pas que l'auteur ait rien écrit de plus parfait, et ce serait une étude également curieuse et profitable que celle des changements que cette lettre a subis, d'une édition à l'autre, sous le rapport du style. Cet examen justifierait le témoignage que l'auteur s'est rendu plus d'une fois, d'être difficile avec lui-même et amoureux de la perfection. Ce qu'il y a de beau, c'est que, sous toutes ces corrections, le premier jet, l'essor, la liberté des mouvements se retrouvent. Il me semble que les pages mêmes de René n'ont pas plus de grandeur, et ne sont pas imbues d'une mélancolie plus pénétrante. Heureusement il est presque inutile de citer. Cette lettre, on la sait par cœur. Combien de lecteurs se rappellent à peu près mot pour mot cette description du coucher du soleil à l'horizon romain:
«J'ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte-Mole, pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis lazuli et d'or pâle, tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d'une teinte violette ou purpurine. Quelquefois de beaux nuages comme des chars légers portés, sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendre l'apparition des habitants de l'Olympe sous ce ciel mythologique; quelquefois l'antique Rome semble avoir étendu dans l'Occident toute la pourpre de ses consuls et de ses Césars, sous les derniers pas du dieu du jour[383].»
Voici, dans un cadre plus resserré, dans l'enceinte d'une ruine, un tableau non moins exquis:
«Surpris par la pluie, au milieu de ma course, je me réfugiai dans les salles des Thermes voisins du Pœcile, sous un figuier qui avait renversé le pan d'un mur en croissant. Dans un petit salon octogone, une vigne vierge perçait la voûte de l'édifice, et son gros cep lisse, rouge et tortueux, montait le long du mur comme un serpent. Tout autour de moi, à travers les arcades des ruines, s'ouvraient des points de vue sur la campagne romaine. Des buissons de sureau remplissaient les salles désertes où venaient se réfugier quelques merles. Les fragments de maçonnerie étaient tapissés de feuilles de scolopendre, dont la verdure satinée se dessinait comme un travail en mosaïque sur la blancheur des marbres. Çà et là de hauts cyprès remplaçaient les colonnes tombées dans ces palais de la mort; l'acanthe sauvage rampait à leurs pieds, sur des débris, comme si la nature s'était plu à reproduire sur les chefs-d'œuvre mutilés de l'architecture, l'ornement de leur beauté passée. Les salles diverses et les sommités des ruines ressemblaient à des corbeilles et à des bouquets de verdure: le vent agitait les guirlandes humides, et toutes les plantes s'inclinaient sous la pluie du ciel[384].»
Ce séjour de Rome devait profiter à une grande composition dont M. de Chateaubriand portait déjà peut-être la pensée dans son esprit: je parle des Martyrs. Il en avait choisi le dessein et arrêté le plan vers 1806, lorsqu'il partit pour visiter la Grèce, l'Asie Mineure et la Palestine. L'ouvrage qui a réclamé tant de travaux et de fatigues parut en 1809.
La critique des Martyrs est facile. Il est même facile, sans exagérer aucune critique et ne blâmant que ce qui est blâmable, de donner de cet ouvrage une idée très fausse. Cela n'est pas seulement aisé, cela est inévitable. Il faudrait une habileté peu commune pour faire, au moyen d'une analyse, valoir les beautés d'un livre autant que cette analyse en a fait valoir les défauts. Mon espoir, en cette occasion, c'est que j'ai à parler d'un livre que tout le monde a lu ou que tout le monde lira.
Écoutons d'abord l'auteur sur son dessein:
«J'ai avancé, dans un premier ouvrage, que la Religion chrétienne me paraissait plus favorable que le Paganisme au développement des caractères, et au jeu des passions dans l'Épopée; j'ai dit encore que le merveilleux de cette religion pouvait peut-être lutter contre le merveilleux emprunté de la Mythologie: ce sont ces opinions, plus ou moins combattues, que je cherche à appuyer par un exemple.
»Pour rendre le lecteur juge impartial de ce grand procès littéraire, il m'a semblé qu'il fallait chercher un sujet qui renfermât dans un même cadre le tableau des deux religions, la morale, les sacrifices, les pompes des deux cultes; un sujet où le langage de la Genèse pût se faire entendre auprès de celui de l'Odyssée; où le Jupiter d'Homère vînt se placer à côté du Jéhova de Milton sans blesser la piété, le goût et la vraisemblance des mœurs.
»Cette idée conçue, j'ai trouvé facilement l'époque historique de l'alliance des deux religions[385].»
Vous le voyez, Messieurs, les Martyrs, dont le sujet est le triomphe de la religion chrétienne, étaient destinés à la faire triompher dans la littérature comme elle a triomphé dans le monde.
Laissons pour un moment le dessein de l'ouvrage, et voyons-en le sujet, ou plutôt voyons si le choix du sujet, si l'idée mère de la composition est convenable au dessein de l'auteur.
Il s'agit du Triomphe de la religion chrétienne[386], non dans l'avenir, mais dans le passé. Il y a dix-huit siècles que le christianisme triomphe: est-ce de ces dix-huit siècles que le poète va nous retracer l'histoire? Outre ce triomphe permanent, non interrompu, le christianisme triomphe à des moments et en des lieux déterminés, chaque fois que le repentir d'un pécheur donne sujet aux anges de se réjouir dans le ciel, et chaque fois aussi que les principes de l'incrédulité et du péché étant mis en balance avec ceux de la foi et de la morale, ces derniers l'emportent: eh bien! est-ce de quelques-unes de ces victoires, qui se comptent par milliers, ou plutôt qui ne se comptent point, que nous allons entendre l'histoire? Quelque beau que soit ce dessein, ce n'est pas celui de l'auteur. Non, il a découvert qu'à une certaine époque, savoir vers l'an 320 de notre ère, le christianisme a remporté une victoire définitive, nécessaire à son existence au même titre que peut l'être, dans la lutte d'un peuple avec un autre, une bataille gagnée; il s'agit d'une victoire sans laquelle l'avenir du christianisme sur la terre n'était pas assuré, et qui met fin péremptoirement à toute incertitude sur les desseins de Dieu. Cette victoire, vous l'avez compris, c'est l'adoption du christianisme par Constantin, «nouveau Cyrus qui mettra le trône des Césars à l'ombre des saints tabernacles, qui brisera les simulacres des Esprits de ténèbres, et ne permettra plus aux faux dieux d'élever leurs temples auprès des autels du Fils de l'homme;» c'est la disparition de l'idolâtrie; «car, dit le Père éternel à son fils dans le poème qui nous occupe, le moment, qui doit faire triompher votre croix, est arrivé[387].»
Le grand coup d'État qu'on attribue à Constantin, la promotion officielle du christianisme au rang de religion d'État, c'est ce que M. de Chateaubriand en 1809, et en qualité de poète, appelait le triomphe de la religion chrétienne. En 1830 c'est l'historien qui parle, et son langage a plus de réserve. Il constate que, sous Constantin, le pouvoir et la loi deviennent chrétiens; que les dissentiments religieux, qui n'avaient guère été parmi les fidèles que des démêlés domestiques méprisés ou contenus par l'autorité, se changèrent en querelles publiques; que, quand les persécutions du paganisme finirent, celles des hérésies commencèrent, et «qu'avec Constantin se forme l'Église proprement dite, c'est-à-dire une monarchie religieuse, au moyen de laquelle les évêques s'empareront des principaux actes de la vie civile, et deviendront les législateurs et les conducteurs des nations[388].» Ceci n'est pas tout à fait du style des Martyrs. Rien de plus naturel, d'ailleurs, que 1809 et 1830 diffèrent entre eux. Je ne dis pas, et M. de Chateaubriand lui-même ne dirait pas, que le poète et l'historien, à une même date, ont droit de différer entre eux; cela ressemblerait trop au mot du bon Père dans les Provinciales: «Je ne parlais pas en cela selon ma conscience, mais selon celle de Ponce et du Père Bauny[389].»
Chacun, du reste, en jugera selon ses lumières ou ses préjugés; mais je crois que je trouverai tout le monde de mon avis si je dis, qu'en supposant même que le système politique adopté par Constantin a été le triomphe de la religion chrétienne, ce triomphe, ayant eu lieu sous la forme d'un secours prêté à la vérité par la force temporelle et par la politique, peut bien être un sujet de méditation pour l'historien et de contemplation pour le penseur religieux, mais n'est pas éminemment propre à la poésie, qui cherchera plutôt ses sujets dans les catacombes que dans le cabinet d'un empereur. M. de Chateaubriand n'avait garde de l'ignorer; aussi, tout en maintenant à l'événement que nous venons de rappeler un nom trop magnifique selon nous, ce n'est pas cet événement qu'il raconte, mais le généreux dévouement de deux simples chrétiens dont la poésie lui a découvert les noms inconnus, ainsi que la part décisive qu'ils ont eue à cette grande révolution. Par cela même, le poète s'est rapproché de la vérité morale, mais malheureusement c'est pour s'en éloigner bientôt.
Que la muse lui ait dit à l'oreille ce que tous les historiens ont ignoré, rien de mieux; la muse sait bien des choses, et, à vrai dire, le secret dont elle lui fait part est le secret de Dieu. Comment, sans une inspiration quelconque, aurait-il pu savoir que le triomphe du christianisme sous Constantin, la métamorphose d'un culte persécuté en une religion d'État, avait pour condition et eut pour secrète cause le martyre d'un chrétien et d'une chrétienne, fiancés l'un à l'autre, et dont l'hymen a été solennisé dans l'arène des gladiateurs et sous l'ongle du tigre? Les deux victimes elles-mêmes ne savent point ce que vaut leur sacrifice, et personne apparemment ne peut le savoir mieux qu'elles; mais s'il est indiscret de questionner l'auteur sur ces renseignements, il ne l'est pas de lui demander compte d'autre chose, je veux dire de l'idée même qui se trouve à la base de cette invention.
Eudore et Cymodocée sont deux martyrs. J'accorde sans peine que les portes de l'enfer auraient prévalu contre l'Église, si l'Église, dans son propre sein, n'avait pas trouvé des martyrs. Mais ces martyrs eux-mêmes (et ici je ne parle pas en chrétien, je me place au point de vue de la philosophie), ces martyrs eux-mêmes sont un fruit, un produit du christianisme; ils témoignent encore plus de sa force que de la leur; leur force lui est empruntée; ils triomphent par lui plutôt que par eux; s'ils sont nécessaires au christianisme, ils le sont au même titre, de la même manière, que l'est à un agent libre l'instrument qu'il vient de créer pour ses desseins; en un mot, ils sont dans l'Église le moyen de tout et ne sont la cause de rien.
Et s'ils étaient les sauveurs du christianisme qui les a sauvés, c'est-à-dire les rédempteurs de l'humanité, ce serait tous ensemble, le martyre plutôt que les martyrs. Tous les martyrs sont égaux en face de l'œuvre supposée; ce que l'un a souffert ou fait de plus que l'autre importe peu, n'importe point. Il est impossible, en restant dans les limites de la condition humaine, de rien imaginer qui rende certains individus propres à cette œuvre, tandis que tous les autres ne le seraient pas. Serait-ce par une action directe sur les causes secondes? Mais l'auteur exclut absolument cette supposition. Serait-ce par le mérite du sacrifice? Mais comment le mérite serait-il inégal? Et de fait, en quoi Eudore et Cymodocée l'emportent-ils sur tant d'autres martyrs? Et pourquoi donc est-ce à leur dernier soupir
«que l'on aperçoit au milieu des airs une croix de lumière, semblable à ce Labarum qui fit triompher Constantin; que la foudre gronde sur le Vatican, colline alors déserte, mais souvent visitée par un Esprit inconnu; que l'amphithéâtre est ébranlé jusque dans ses fondements; que toutes les statues des idoles tombent, et que l'on entend, comme autrefois à Jérusalem, une voix qui dit: les dieux s'en vont[390]!»
Certes, il n'en fallait pas tant pour faire réfléchir les spectateurs; mais il ne paraît pas que ces signes extraordinaires aient changé en rien les dispositions du peuple romain; l'auteur aurait eu soin de le dire; et puis, encore une fois, on ne voit pas pourquoi le martyre d'Eudore et de Cymodocée a dû avoir, plus que tout autre, la vertu d'ébranler l'amphithéâtre, d'évoquer la foudre, et de peindre, en traits de lumière, le Labarum dans l'azur du ciel.
Le fils de Lasthénès et la fille de Démodocus périssent généreusement pour leur foi; mais ils ne font que ce qu'ont fait, alors et plus tard, tant d'autres chrétiens; rien, dans leur caractère, dans leur dignité personnelle, dans leurs souffrances, n'explique la différence tranchée que fait le poète, quant aux résultats, entre eux et le commun des martyrs. Les explications qu'il essaie sont faibles et, osons le dire, puériles[391].
Et maintenant admettons toutes les différences que l'on voudra; le sacrifice d'Eudore et de Cymodocée ne peut avoir jamais qu'une valeur humaine; pour lui en donner une autre, il faudrait les sortir l'un et l'autre de l'humanité. Or, c'est une valeur et une vertu surhumaines, je veux dire une valeur intrinsèque, une puissance immédiate que l'auteur attribue à leur sacrifice. Ils ne vont pas seulement ébranler l'incrédulité par le spectacle de leurs vertus et de leur martyre; ils ne vont pas seulement encourager leurs frères au même dévouement; ils ne vont pas seulement prêter à l'Éternel qui le leur rendra. Ils sont, eux et non pas d'autres, eux, à l'exclusion de tous autres, l'holocauste demandé, l'hostie entière dont Dieu a besoin, la victime dont l'immolation désarmera son courroux. Il est vrai que, selon l'auteur, cette victime ne viendra digne de Dieu qu'en vertu des souffrances et des mérites du sang de Jésus-Christ[392]; mais cette précaution oratoire ne sauve rien; il n'en reste pas moins vrai qu'ils sont ce que Jésus-Christ a été, qu'ils ont des mérites à communiquer, qu'ils peuvent acquitter la dette du monde; il n'en est pas moins vrai que, s'ils sont médiateurs, tous peuvent l'être, que tous les martyrs sont des hosties, et que Jésus-Christ n'est plus que le premier des martyrs.
Or, toute préoccupation orthodoxe mise de côté, et ne prenant les Martyrs que sur le pied d'une œuvre littéraire, ne pouvons-nous pas dire que le poème pèche contre la vérité relative, qui est en littérature comme en politique, la vérité absolue? Que l'on croie au christianisme ou que l'on n'y croie pas, il faut le prendre tel qu'il est, et une altération aussi grave n'offense guère moins les incrédules que les croyants.
La beauté d'ailleurs, je dis simplement la beauté, d'un poème fondé sur les mystères du christianisme, tiendra toujours à la conservation intacte, sévère des bases de cette religion. En poésie, tout le monde est orthodoxe. On peut n'aimer pas la religion chrétienne, ni les ouvrages dont elle fournit le sujet; mais on aime encore moins les inventions qui la diminuent et l'affaiblissent.
Il résulte encore de la donnée sur laquelle tout le poème repose, qu'il n'y a pas de véritable dénoûment. Le poète peut bien s'écrier en finissant: «Les dieux s'en vont[393];» on n'en voit rien. La liaison entre la mort d'Eudore et la conversion de Constantin échappe tout à fait: on n'y croit que d'autorité, ce qui en poésie ne suffit pas; et quand on verrait cette liaison, quand on y croirait, le mal est que la conversion même de Constantin, ou la conversion de l'État romain, n'est pas non plus aux yeux de tout le monde un dénoûment. Ceci soit dit indépendamment de toutes les opinions qu'on peut avoir sur l'utilité religieuse de cette révolution.
Il me semble qu'on peut déjà pressentir que le style souffrira de la nature même du sujet. Pour distinguer du reste des martyrs deux personnages que rien n'en distingue essentiellement, il faudra, dans l'absence des choses, recourir aux mots. Le prestige des mots sera nécessaire; l'emphase sera de rigueur. La lecture des Martyrs ne réalise que trop un tel pressentiment.
Le sujet admis, il faut reconnaître que l'action plaît par la clarté, par une ordonnance heureuse et par une simplicité que l'auteur a su concilier avec beaucoup de richesse, ou du moins avec beaucoup de variété. Il lui en a coûté, je l'avoue, quelques invraisemblances et des anachronismes trop flagrants, pour réunir dans sa fable tant de personnages et tant de souvenirs; mais, à une ou deux près, ces licences me paraissent vénielles, et l'important c'est que l'action n'est point embarrassée par toute cette diversité. Au mérite que je viens de reconnaître, l'action ou la fable des Martyrs joint-elle celui de l'intérêt? Cette question en suppose d'autres, que l'auteur lui-même propose à notre examen: celle du merveilleux, celle des passions, celle des caractères, celle des mœurs; car c'est de tout cela que se compose ou que dépend l'intérêt d'une action: tout ce qui reste en dehors de ces éléments, ce sont les situations; les situations, c'est l'action même décomposée et réduite à ses caractères extérieurs: or, qui ne comprend que l'intérêt des situations résulte, en grande partie, des caractères, des passions, des mœurs, même du merveilleux s'il y en a dans le sujet, du style enfin non moins que de tout le reste? Sans contredit, le poème des Martyrs présente des situations fortes, déploie des scènes, qui, en tout état de cause, seraient pathétiques. On peut citer, comme exemples, le séjour de Cymodocée chez Hiéroclès, mais surtout la scène vraiment terrible, où Eudore, tout près du moment de rendre témoignage, est tenté d'abjurer. Voici cette scène:
«Ces hommes (des chrétiens condamnés aux supplices de l'amphithéâtre) ces hommes, qui devaient bientôt abandonner la vie, continuaient à tenir entre eux des discours pleins d'onction et de charité: lorsque de légères hirondelles se préparent à quitter nos climats, on les voit se réunir au bord d'un étang solitaire, ou sur la tour d'une église champêtre; tout retentit des doux chants du départ; aussitôt que l'aquilon se lève, elles prennent leur vol vers le ciel, et vont chercher un autre printemps et une terre plus heureuse.
»Au milieu de cette scène touchante, on voit accourir un esclave: il perce la foule; il demande Eudore; il lui remet une lettre de la part du juge. Eudore déroule la lettre; elle était conçue en ces mots:
«—Festus juge, à Eudore chrétien, salut:
«Cymodocée est condamnée aux lieux infâmes. Hiéroclès l'y attend. Je t'en supplie par l'estime que tu m'as inspirée, sacrifie aux dieux; viens redemander ton épouse: je jure de te la faire rendre pure et digne de toi.»—
»Eudore s'évanouit; on s'empresse autour de lui; les soldats qui l'environnent se saisissent de la lettre; le peuple la réclame; un tribun en fait lecture à haute voix; les évêques restent muets et consternés; l'assemblée s'agite en tumulte. Eudore revient à la lumière; les soldats étaient à ses genoux, et lui disaient:
«Compagnon, sacrifiez! Voilà nos aigles au défaut d'autels.»
»Et ils lui présentaient une coupe pleine de vin pour la libation. Une tentation horrible s'empare du cœur d'Eudore. Cymodocée aux lieux infâmes! Cymodocée dans les bras d'Hiéroclès! La poitrine du martyr se soulève; l'appareil de ses plaies se brise, et son sang coule en abondance. Le peuple, saisi de pitié, tombe lui-même à genoux, et répète avec les soldats:
«Sacrifiez! Sacrifiez!»
»Alors Eudore d'une voix sourde:
«Où sont les aigles?»
»Les soldats frappent leurs boucliers en signe de triomphe, et se hâtent d'apporter les enseignes. Eudore se lève; les centurions le soutiennent; il s'avance au pied des aigles; le silence règne parmi la foule; Eudore prend la coupe; les évêques se voilent la tête de leurs robes, et les confesseurs poussent un cri: à ce cri la coupe tombe des mains d'Eudore, il renverse les aigles, et se tournant vers les martyrs, il dit: «Je suis chrétien[394]!»
Enquérons-nous maintenant de ce qui rehausse l'intérêt des situations, et de ce qui constitue presque entièrement l'intérêt général de l'action. Je commence par le merveilleux parce qu'il est essentiel au sujet des Martyrs, et parce qu'il nous conduit à parler des mœurs. Ces deux objets forment ensemble ce qu'on pourrait appeler l'ordre d'idées, la philosophie qui domine tout l'ouvrage; ils en constituent l'intérêt spéculatif. Toute composition repose sur une base pareille, qui prend, dans certains cas, la forme du merveilleux.
Il est clair que M. de Chateaubriand n'a pas prétendu qu'on ne cherchât que dans son ouvrage l'idéal de l'antiquité mythologique. Si donc il nous semblait qu'il lui a fait tort, qu'il n'en a pas assez relevé les avantages, nous serions bien libres d'en appeler: Homère, Virgile, Ovide sont toujours là. Mais nous ne serons pas tentés d'en appeler dans le cas contraire; car l'auteur n'a pas pu avoir la pensée de faire valoir cette antiquité plus qu'elle ne vaut, et si, dans son poème, la mythologie grecque nous paraît séduisante, ce sera sans doute parce qu'elle l'est en effet; si même, par impossible, elle nous paraissait supérieure au merveilleux chrétien, il faudrait en conclure ou qu'elle l'est en effet, ou que l'auteur ne connaît pas bien le merveilleux qu'il veut nous faire goûter. Or, ce qui paraissait impossible est arrivé: M. de Chateaubriand a plaidé la cause du merveilleux chrétien, et a gagné celle du merveilleux mythologique. C'est mon sentiment, et je serais bien trompé si, après la lecture des Martyrs, ce n'était pas aussi le vôtre.
Faut-il s'en étonner? Dès qu'il s'agit de merveilleux, le paganisme vaut mieux. Il y a, dans le paganisme, proportion constante entre le signe et la chose signifiée, entre l'idée et le symbole. La comparaison de l'idée païenne avec le symbole païen ne fait jamais naître dans l'esprit la pensée de l'insuffisance et de la vanité de ce dernier. La métaphysique et la morale du paganisme sont telles que le symbole n'atteint que trop aisément à leur niveau. Le sublime même, dans cette religion, est à hauteur d'appui; il est relatif en quelque sorte: dans la nôtre, il est absolu. Au sens convenu du mot, il n'y a point de merveilleux dans notre religion, bien qu'elle soit merveilleuse; on ne peut pas, du moins, inventer un merveilleux après le sien qui est de l'histoire. Les miracles n'en sont pas un ornement, mais une partie intégrante, un moyen, une force. Les images employées dans les Prophètes et dans l'Apocalypse n'ont ni l'intention ni le caractère littéraire; elles sont sublimes plutôt que poétiques; faut-il le dire? leur bizarrerie volontaire semble destinée à les exclure du domaine de la poésie, et à les préserver ainsi de toute profanation.
En dépit de tous les chefs-d'œuvre, et même de celui de Milton, la sentence de Boileau demeure vraie à nos yeux:
De la foi d'un chrétien les mystères terribles
D'ornements égayés ne sont point susceptibles[395].
Au lieu de terribles, mettez redoutables ou vénérables; au lieu d'égayés, mettez poétiques ou brillants; la pensée, plus intelligible pour nous, sera restée la même, et plus vous y réfléchirez, plus elle vous semblera vraie. On aura beau parler, comme l'a fait M. de Chateaubriand dans son grand ouvrage, du merveilleux chrétien, des machines poétiques du christianisme; la nature des choses est plus forte que toutes les suppositions. La beauté du dogme chrétien est tout intérieure, toute morale; elle est intraduisible; c'est un texte qui ne se lit que dans l'original; la seule mythologie dont notre religion soit susceptible, c'est le mysticisme.
Mais quand ces questions resteraient indécises, ce qui ne l'est pas, ce qui demeure constant, c'est que dans l'épopée des Martyrs, tout ce qui fait allusion à la mythologie grecque est charmant, et tout, ou presque tout ce qui tient au merveilleux chrétien, est mauvais. Admettez qu'il y a un merveilleux chrétien: celui des Martyrs n'est pas, ne saurait être le véritable, et les non-croyants ne seront pas sur cet article d'un autre avis que les croyants.
J'ose dire qu'on ne peut lire qu'avec une sorte de pudeur souffrante la description du Paradis dans les Martyrs. La magnificence ne remplace pas la majesté. Décrire les béatitudes et la gloire du ciel, c'est donner des bornes à ce qui n'en a point, et chaque élan est une chute. «Les paroles grossières que la Muse est forcée d'employer, nous trompent[396],» dit l'auteur; non, elles ne sauraient nous tromper, elles nous choquent, elles nous blessent; l'idée de profanation et de parodie revient sans cesse à l'esprit et serre le cœur. Il y a, en outre, une confusion de la matière et de l'esprit, du sens propre et du sens figuré, qui nous déconcerte et nous fatigue. L'impression générale est froide, triste; on en veut à l'auteur d'avoir tenté l'impossible, et loin de chercher à se souvenir, on voudrait presque oublier.
Ne croyez pas, Messieurs, mais lisez; lisez tout le livre, ou du moins les passages suivants:
«Des jardins délicieux s'étendent autour de la radieuse Jérusalem. Un fleuve découle du trône du Tout-Puissant; il arrose le céleste Éden, et roule dans ses flots l'Amour pur et la Sapience de Dieu. L'onde mystérieuse se partage en divers canaux qui s'enchaînent, se divisent, se rejoignent, se quittent encore, et font croître, avec la vigne immortelle, le lis semblable à l'Épouse, et les fleurs qui parfument la couche de l'Époux. L'Arbre de vie s'élève sur la Colline de l'encens; un peu plus loin, l'Arbre de science étend de toutes parts ses racines profondes et ses rameaux innombrables: il porte, cachés sous son feuillage d'or, les secrets de la Divinité, les lois occultes de la nature, les réalités morales et intellectuelles, les immuables principes du bien et du mal.
»… Ce sont eux (les chœurs des anges) qui soupirent dans les antiques forêts, qui parlent dans les flots de la mer, et qui versent les fleuves du haut des montagnes. Les uns gardent les vingt mille chariots de guerre de Sabbaoth et d'Élohé; les autres veillent au carquois du Seigneur, à ses foudres inévitables, à ses coursiers terribles, qui portent la peste, la guerre, la famine et la mort. Un million de ces Génies ardents règlent les mouvements des astres, et se relèvent tour à tour, dans ces emplois magnifiques, comme les sentinelles vigilantes d'une grande armée.
»… C'est dans cette extase d'admiration et d'amour, dans ces transports d'une joie sublime, ou dans ces mouvements d'une tendre tristesse, que les Élus répètent ce cri de trois fois Saint, qui ravit éternellement les cieux. Le Roi prophète règle la mélodie divine; Asaph, qui soupira les douleurs de David, conduit les instruments animés par le souffle; et les fils de Coré gouvernent les harpes, les lyres et les psaltérions qui frémissent sous la main des Anges. Les six jours de la création, le repos du Seigneur, les fêtes de l'ancienne et de la nouvelle Loi sont célébrés tour à tour dans les royaumes incorruptibles.
»… Là surtout s'accomplit, loin de l'œil des Anges, le mystère de la Trinité. L'Esprit qui remonte et descend sans cesse du Fils au Père, et du Père au Fils, s'unit avec eux dans ces profondeurs impénétrables.
»Les Essences primitives se séparent, le triangle de feu disparaît: l'Oracle s'entrouvre, et l'on aperçoit les Trois Puissances. Porté sur un trône de nuées, le Père tient un compas à la main; un cercle est sous ses pieds; le Fils, armé de la foudre, est assis à sa droite; l'Esprit s'élève à sa gauche, comme une colonne de lumière. Jéhova fait un signe: et les temps rassurés reprennent leur cours[397].»
En vain on nous opposerait les images bibliques; car ou ce ne sont plus que des images, ou ces images ont une telle gravité, elles accusent une si haute indifférence pour l'effet littéraire, il est si clair qu'elles n'aspirent pas à peindre, mais seulement à signifier, que l'idée ne vient pas même de les mesurer à leur objet. En vain encore on nous rappellerait Milton. Son exemple n'a pas absous l'entreprise, mais s'en est fait pardonner l'audace par le caractère moral, pathétique, profondément sérieux de son merveilleux. Dans le Ciel et dans l'Enfer de ce grand poète, on sent l'original, et dans les Martyrs la copie.
Fénelon seul a parlé des demeures bienheureuses aussi dignement qu'il peut être donné à l'homme d'en parler. Encore a-t-il déguisé sous le nom d'Élysée le nom trop saint de Paradis. Il n'aborde pas le mystère de la divine essence; il se borne à peindre le bonheur des créatures glorifiées, et n'emploie d'autre merveilleux que celui de l'âme: il se contente d'être sublime. En quelques endroits l'auteur des Martyrs a suivi ses traces; mais si haut qu'il s'élève alors, il reste au-dessous de son modèle. On ne peut refuser de l'admiration à ce passage où le poète cherche à se faire une idée de la béatitude des justes:
«Les élus sont incessamment dans l'état délicieux d'un mortel qui vient de faire une action vertueuse ou héroïque, d'un génie sublime qui enfante une grande pensée, d'un homme qui sent les transports d'un amour légitime, ou les charmes d'une amitié longtemps éprouvée par le malheur[398].»
Fénelon avait dit:
«Ils sont, sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de cœur où est une mère qui revoit son cher fils qu'elle avait cru mort; et cette joie, qui échappe bientôt à la mère, ne s'enfuit jamais du cœur de ces hommes[399].»
Il me semble que M. Villemain a bien jugé les conceptions de Fénelon et celles de M. de Chateaubriand, lorsqu'il a dit, à propos du premier:
«Mais lorsque, délivré de ces affreuses peintures (les supplices du Tartare), il peut reposer sa douce et bienfaisante imagination sur la demeure des justes, alors on entend des sons que la voix humaine n'a jamais égalés, et quelque chose de céleste s'échappe de son âme enivrée de la joie qu'elle décrit. Ces idées-là sont absolument étrangères au génie antique; c'est l'extase de la charité chrétienne; c'est une religion toute d'amour, interprétée par l'âme douce et tendre de Fénelon; c'est le pur amour donné pour récompense aux justes, dans l'Élysée mythologique. Aussi, lorsque de nos jours un écrivain célèbre a voulu retracer le paradis chrétien, il a dû sentir plus d'une fois qu'il était devancé par l'anachronisme de Fénelon; et, malgré les efforts d'une riche imagination, et l'emploi plus facile et plus libre des idées chrétiennes, il a été obligé de se rejeter sur des images moins heureuses, et il n'a mérité que le second rang[400].»
Il faut oser l'avouer: si l'on prend, dans les Martyrs, les passages qui se rapportent aux croyances mythologiques, et qu'on les oppose à l'ensemble du merveilleux chrétien tel que nous l'étale ce poème, le choix, même pour des chrétiens, ou plutôt pour des chrétiens surtout, ne saurait être un seul moment incertain. On préférera la mythologie, pastiche à la vérité, mais pastiche adorable; on se surprendra, j'en suis sûr, à regretter les enchantements de la fable; on écartera avec aversion la tristesse rude du moyen âge et ses superstitions presque toutes funèbres; l'on se rejettera avec abandon[401] vers ces fictions ingénieuses et riantes d'une époque et d'un peuple à qui la poésie tenait lieu de religion, et l'on croira entendre la poésie soupirer ces regrets de Monime, exilée comme elle:
Si tu m'aimais, Phœdime, il fallait me pleurer
Alors que, m'arrachant du doux sein de la Grèce,
Dans ce climat barbare, on traîna ta maîtresse[402].
Ce ne sont pas là de bonnes impressions, je vous l'avoue; mais cet aveu renferme une critique, sinon du poème des Martyrs, du moins de toute la partie de ce livre consacrée au développement du merveilleux chrétien. Ce qui recommande le christianisme, c'est sa doctrine, ce sont ses mœurs; et à ce dernier égard, les Martyrs ont droit à des éloges, puisqu'ils font ressortir la supériorité des mœurs chrétiennes sur celles du paganisme. Ceci me conduit à envisager l'ouvrage de M. de Chateaubriand sous le rapport de la peinture des mœurs.
Les mœurs, au point de vue de la composition poétique, se composent des croyances et des opinions comme des habitudes. Dans le sujet des Martyrs, toutes ces choses n'en font qu'une, puisqu'il ne s'agit pas de peindre deux peuples, mais deux religions.
Rien de plus grand, rien de plus beau qu'un tel contraste. Il est glorieux à l'auteur d'avoir entrepris, dans les plus vastes proportions, la peinture d'une situation qui n'eut et n'aura jamais de pareille dans les annales du monde. Aucun grand talent ne s'en était avisé jusqu'à lui. Quel qu'ait pu être le succès, cet honneur lui reste. Mais l'exécution est-elle heureuse? est-elle avouée par l'histoire, par le goût, par la religion?
On a reproché aux Martyrs quelques anachronismes trop flagrants. Eudore meurt, pour le plus tard, en 313, et on lui donne pour amis de jeunesse Augustin né en 354, Jérôme né en 331, et pour adversaire Symmaque, né en 350, à qui l'on fait débiter devant le trône de Dioclétien le plaidoyer qu'il prononça en 389 devant Théodose, en faveur du culte de la Victoire, c'est-à-dire lorsque le christianisme avait franchi, sous Constantin, sous Gratien et sous Théodose, les trois degrés qui le séparaient du trône. On avance de plus d'un siècle l'apparition de Pharamond, de Mérovée, et l'invasion de la Gaule. Mais qu'est-ce que tout cela? qu'est-ce qu'un anachronisme de deux siècles auprès d'une erreur de compte qui, rapprochant et confondant des faits séparés par trois mille années, rend contemporains, en quelque façon, Homère et Bossuet?
M. de Chateaubriand fait le polythéisme, sous Dioclétien, de plusieurs siècles trop jeune, et le christianisme de plusieurs siècles trop vieux.
Ce que nous disons du christianisme, ou plutôt du catholicisme des Martyrs, est évident pour quiconque n'est pas entièrement étranger à l'histoire de l'Église. Un grand nombre des choses que l'auteur fait croire et pratiquer à ses héros, on ne les a crues et pratiquées que plus tard. Je ne m'arrêterai pas à le prouver. Quant au paganisme, je doute que, dans ses plus beaux temps, il ait obtenu la foi implicite, il ait présenté l'aspect d'unité, dont il plaît à l'auteur de le décorer sous Dioclétien. Il ne tient pas compte non plus de l'interfusion des deux religions, du mélange et du commerce inévitable de leurs sectateurs, de l'influence qu'ils exerçaient les uns sur les autres. Des documents circonstanciés nous manquent sur tous ces faits; mais cette absence de renseignements peut-elle donner au poète la liberté d'inventer au rebours de la vraisemblance? le raisonnement ne lui enseigne-t-il pas ce qui fut, ou, pour le moins, ce qui ne fut pas, ce qui ne put pas être? et ne nous suffit-il pas à nous-mêmes pour déclarer que l'image du monde romain, telle que l'auteur nous la trace, est fausse en ce qui concerne la situation respective et le rapport des deux religions?
M. de Chateaubriand a-t-il au moins gagné quelque chose à n'être pas vrai? C'est bien peu probable. Le faux, en cette affaire, ne peut pas mieux valoir que le vrai. Mais écoutons sur ce point un critique aussi bien informé qu'il était possible de l'être. C'est Benjamin Constant, dans un article du Mercure:
«Cette lutte du théisme, non pas contre le polythéisme, car le polythéisme n'existait plus en réalité, mais contre des formes vieillies, qui ne commandaient aucun respect, et que l'autorité, bien qu'elle eût pour but de les maintenir, ne pouvait s'astreindre à ménager; cette lutte, dis-je, serait le sujet d'un ouvrage, dont rien encore, à ma connaissance, ne donne l'idée.
»J'ai toujours été surpris que l'illustre auteur des Martyrs ne l'eût pas conçue. Si, au lieu de revêtir de couleurs poétiques ce qui n'était pas, il eût appliqué son beau talent à peindre ce qui était, il eût tiré de son sujet un bien autre parti, même sous le rapport de la poésie. Il ne fallait pas opposer la religion d'Homère, religion qui avait disparu depuis bien des siècles, au catholicisme de Bossuet; c'était commettre un anachronisme de quatre mille ans, et présenter comme simultanées deux choses, dont l'une n'existait plus, et l'autre pas encore.
»Ce polythéisme dégénéré, plus différent de la religion des beaux temps d'Athènes que des superstitions des hordes sauvages, n'aurait pas offert au peintre habile que j'ai indiqué, des sujets de tableaux moins frappants, et ces tableaux auraient eu, sur les autres, l'avantage de la nouveauté.
»Aux gracieuses processions des canéphores avaient succédé les courses tumultueuses des prêtres isiaques, derniers auxiliaires et alliés suspects d'un culte expirant, tour à tour repoussés et rappelés par ses ministres désespérant de leur cause. Les cérémonies ordinaires, qui ne suffisaient plus à la superstition devenue barbare, étaient remplacées par le hideux taurobole, où le suppliant se faisait inonder du sang de la victime. De toutes parts pénétraient dans les temples, malgré les efforts des magistrats, les rites révoltants des peuplades les plus dédaignées. Les sacrifices humains se réintroduisaient dans ce polythéisme, et déshonoraient sa chute, comme ils avaient souillé sa naissance. Les dieux échangeaient leurs formes élégantes contre d'effroyables difformités. Ces dieux, empruntés de partout, réunis, entassés, confondus, étaient d'autant mieux accueillis que leurs dehors étaient plus bizarres. C'était leur foule que l'on invoquait; c'était de leur foule que l'imagination voulait se repaître. Elle avait soif de repeupler, n'importe de quels êtres, ce ciel qu'elle s'épouvantait de voir muet et désert[403].»
Après cela, certes, on peut s'étonner de voir le paganisme hellénique reparaître, dans le poème des Martyrs, avec toute cette verte et riante fraîcheur qu'il n'eut peut-être jamais que dans les chants des poètes.
Lisez, en regard des sinistres tableaux que Benjamin Constant vient de suspendre devant vous, lisez cette description des fêtes de Délos:
«Tandis que nous méditions sur les révolutions des empires, nous vîmes tout à coup sortir une Théorie du milieu de ces débris. Ô riant génie de la Grèce qu'aucun malheur ne peut étouffer, ni peut-être aucune leçon instruire! C'était une députation des Athéniens aux fêtes de Délos. Le vaisseau Déliaque, couverts de fleurs et de bandelettes, était orné des statues des dieux; les voiles blanches, teintes de pourpre par les rayons de l'aurore, s'enflaient aux haleines des zéphirs, et les rames dorées fendaient le cristal des mers. Des Théores penchés sur les flots répandaient des parfums et des libations; des vierges exécutaient sur la proue du vaisseau la danse des malheurs de Latone, tandis que des adolescents chantaient en chœur les vers de Pindare et de Simonide. Mon imagination fut enchantée par ce spectacle qui fuyait comme un nuage du matin, ou comme le char d'une divinité sur les ailes des vents[404].»
Voyez encore ces détails, qui semblent empruntés au quatrième livre de l'Odyssée:
«Le noble Ancée, descendant d'Agapénor qui commandait les Arcadiens au siège de Troie, donna l'hospitalité à Démodocus. Les fils d'Ancée détachent du joug les mules fumantes, lavent leurs flancs poudreux dans une eau pure, et mettent devant elles une herbe tendre, coupée sur le bord de la Néda. Cymodocée est conduite au bain par de jeunes phrygiennes qui ont perdu la liberté; l'hôte de Démodocus le revêt d'une fine tunique et d'un manteau précieux; le prince de la jeunesse, l'aîné des fils d'Ancée, couronné d'une branche, immole à Hercule un sanglier nourri dans les bois d'Erymanthe; les parties de la victime destinées à l'offrande sont recouvertes de graisse, et consumées avec des libations sur des charbons embrasés. Un long fer à cinq rangs présente à la flamme bruyante le reste des viandes sacrées; le dos succulent de la victime, et les morceaux les plus délicats sont servis aux voyageurs[405].»
Écoutez ce discours d'Euryméduse, nourrice de Cymodocée:
«Ô ma fille, s'écrie-t-elle, quelle douleur tu m'as causée! J'ai rempli l'air de mes sanglots. J'ai cru que Pan t'avait enlevée. Ce dieu dangereux est toujours errant dans les forêts; et, quand il a dansé avec le vieux Silène, rien ne peut égaler son audace. Comment aurais-je pu reparaître sans toi devant mon cher maître! Hélas! j'étais encore dans ma première jeunesse, lorsque me jouant sur le rivage de Naxos, ma patrie, je fus tout à coup enlevée par une troupe de ces hommes qui parcourent l'empire de Téthys à main armée, et qui font un riche butin! Ils me vendirent à un port de Crète, éloigné de Gortynes de tout l'espace qu'un homme, en marchant avec vitesse, peut parcourir entre la troisième veille et le milieu du jour. Ton père était venu à Lébène pour échanger des blés de Théodosie contre des tapis de Milet. Il m'acheta des mains des pirates: le prix fut deux taureaux qui n'avaient point encore tracé les sillons de Cérès. Dans la suite, ayant reconnu ma fidélité, il me plaça aux portes de sa chambre nuptiale. Lorsque les cruelles Ilithyes eurent fermé les yeux d'Épicharis, Démodocus te remit entre mes bras, afin que je te servisse de mère. Que de peines ne m'as-tu pas causées dans ton enfance! Je passais les nuits auprès de ton berceau, je te balançais sur mes genoux; tu ne voulais prendre de nourriture que de ma main, et quand je te quittais un instant, tu poussais des cris[406].»
C'est une charmante ironie que ce discours, une piquante parodie de l'héroïque bavardage des guerriers d'Homère; mais si vous le prenez au sérieux, qu'est-ce autre chose qu'un agréable pastiche et un énorme anachronisme?
Il faudrait transcrire tout le personnage de Démodocus, ses actions aussi bien que ses discours. Le bonhomme, qui n'a guère que trente-sept ans si mes calculs sont justes, et dont l'auteur fait à son gré un vieillard, a passé sa vie à rêver; il n'a rien vu, rien entendu, et ne connaît d'autre monde que celui d'Homère. Certes, si le paganisme avait jamais eu des croyants de cette force, il subsisterait encore. Voici comme, vers le milieu du quatrième siècle de l'ère chrétienne, s'exprime ce prêtre d'Homère:
«Demain, aussitôt que Dicé, Irène et Eunomie, aimables Heures, auront ouvert les portes du jour, nous monterons sur un char[407]…»
«Votre fils vous a sans doute appris ce qu'il a fait pour ma fille, que les Faunes avaient égarée dans les bois[408].»
Encore si c'était un laïque qui parlât! mais c'est un prêtre. Du temps de Cicéron, deux augures ne pouvaient se rencontrer sans rire. Est-ce que depuis lors la foi mythologique avait reconquis jusqu'aux prêtres? Cela serait merveilleux.
Je laisse les allusions mythologiques: que Démodocus ait conservé la religion de ses ancêtres, il ne peut pas avoir toutes leurs opinions, tout leur langage; et d'où sort-il donc pour parler constamment d'un ton qui appartient évidemment à l'enfance du monde?
«Nous cherchons le riche Lasthénès, que ses grands biens font passer pour un homme très heureux[409].»
«J'aurais dû reconnaître Eudore à sa taille de héros, moins haute cependant que celle de Lasthénès, car les enfants n'ont plus la force de leurs pères[410].»
Je veux que Démodocus soit préoccupé; il ne l'est pas au point d'ignorer la nouvelle secte dont le culte a rendu désert le temple des dieux mythologiques. Ses étonnements sans fin sont risibles, il faut l'avouer, et je ne puis supporter que, chez Lasthénès, qu'il sait chrétien, «il saisisse une coupe» au commencement du repas et se dispose «à faire une libation aux Pénates de Lasthénès[411].»
Je ne souffre guère avec plus de patience le passage suivant:
«Démodocus n'avait presque rien compris au récit d'Eudore; il ne trouvait là ni Polyphème, ni Circé; et dans cette harmonie nouvelle, il avait à peine reconnu quelques sons de la lyre d'Homère[412].»
Les poètes pouvaient bien encore, par tradition, chercher Polyphème et Circé; mais on n'en était plus à s'étonner de ne les pas rencontrer partout. On ne croirait pas qu'aucune parole évangélique, aucune allusion aux dogmes nouveaux ne fût jamais parvenue aux oreilles de Démodocus.
Mais c'est peut-être dans l'entrevue d'Eudore et de Cymodocée que la donnée de l'auteur pèche [le plus] par son manque de vérité historique, ou, si l'on veut, par son invraisemblance. Il faut citer tout ce morceau:
«À ces cris, le chien aboie, le chasseur se réveille. Surpris de
voir cette jeune fille à genoux, il se lève précipitamment.
»—Comment! dit Cymodocée confuse et toujours à genoux, est-ce que
tu n'es pas le chasseur Endymion?
»—Et vous, dit le jeune homme non moins interdit, est-ce que vous
n'êtes pas un Ange?
»—Un Ange! reprit la fille de Démodocus.
»Alors l'étranger, plein de trouble:
»—Femme, levez-vous, on ne doit se prosterner que devant Dieu.
»Après un moment de silence, la prêtresse des Muses dit au chasseur:
»—Si tu n'es pas un dieu caché sous la forme d'un mortel, tu es sans doute un étranger que les Satyres ont égaré comme moi dans les bois. Dans quel port est entré ton vaisseau? Viens-tu de Tyr si célèbre par la richesse de ses marchands? Viens-tu de la charmante Corinthe où tes hôtes t'auront fait de riches présents? Es-tu de ceux qui trafiquent sur les mers, jusqu'aux colonnes d'Hercule? Suis-tu le cruel Mars dans les combats; ou plutôt n'es-tu pas le fils d'un de ces mortels jadis décorés du sceptre, qui régnaient sur un pays fertile en troupeaux, et chéri des dieux?
»L'étranger répondit:
»—Il n'y a qu'un Dieu, maître de l'univers; et je ne suis qu'un homme plein de trouble et de faiblesse. Je m'appelle Eudore; je suis fils de Lasthénès. Je revenais de Thalames, je retournais chez mon père; la nuit m'a surpris: je me suis endormi au bord de cette fontaine. Mais vous, comment êtes-vous seule ici? Que le ciel vous conserve la pudeur, la plus belle des craintes après celle de Dieu!
»Le langage de cet homme confondait Cymodocée. Elle sentait devant lui un mélange d'amour et de respect, de confiance et de frayeur. La gravité de sa parole et la grâce de sa personne formaient à ses yeux un contraste extraordinaire. Elle entrevoyait comme une nouvelle espèce d'hommes, plus, noble et plus sérieuse que celle qu'elle avait connue jusqu'alors. Croyant augmenter l'intérêt qu'Eudore paraissait prendre à son malheur, elle lui dit:
»—Je suis fille d'Homère aux chants immortels.
»L'étranger se contenta de répliquer:
»—Je connais un plus beau livre que le sien.
»Déconcertée par la brièveté de cette réponse, Cymodocée dit en elle-même:
»—Ce jeune homme est de Sparte[413].»
Il est superflu de faire remarquer tout ce que cette scène, si bien conçue d'ailleurs, si poétiquement ordonnée, présente de forcé et de faux. Ce n'est pas cette seule fois que le goût du contraste a égaré l'auteur. Vous ne le trouverez ni plus vrai, ni plus naturel, lorsqu'il fait dire à Cymodocée, à la suite du récit d'Eudore: «Mon père, je pleure comme si j'étais chrétienne[414].» À la rencontre d'un trait pareil, on est tenté de demander à Cymodocée:
Est-ce vous qui parlez, ou si c'est votre rôle?
Il faut avouer qu'elle en sait trop dans ce moment, ou que plus tard elle en sait trop peu. Voici un trait moins supportable encore, où nous voyons tout à la fois Eudore soutenir assez mal son personnage, et Cymodocée se souvenir trop du sien:
«Quoi, Cymodocée, vous voudriez devenir chrétienne, je donnerais un pareil ange au ciel, une pareille compagne à mes jours!»
Cymodocée baissa la tête et répondit:
«Je n'ose plus parler avant que tu n'aies achevé de m'enseigner la
pudeur[415]»
Si le vieux Démodocus était présent, je m'imagine qu'il dirait encore une fois à Cymodocée:
«Ô fille d'Épicharis, craignons l'exagération qui détruit le bons
sens[416]!»
et peut-être trouverait-il étrange que sa fille, élevée par lui dans le culte de toutes les vertus qui font la parure des vierges, demande des leçons de pudeur à ce jeune soldat qu'elle connaît de la veille. Ici encore, c'est le rôle que nous rencontrons, le personnage, plutôt que la nature, et cette substitution n'est que trop fréquente dans les Martyrs. L'auteur a donné de grands, de beaux traits, à ses personnages chrétiens; mais leur christianisme est trop plein de phrases et de scènes à effet. Ils posent toujours et ne se reposent jamais. Pas un moment, pas un mot n'est perdu pour la représentation. Il n'y a qu'une seule chose qu'ils ne représentent presque jamais: c'est la simplicité, la mesure parfaite, qui distinguaient les chrétiens de l'âge apostolique. Cet âge, à la vérité, était déjà loin; mais en fait d'anachronisme, nous eussions préféré celui-ci à tout autre; et d'ailleurs, croit-on que les mœurs chrétiennes, à l'époque de Dioclétien, n'avaient pas plus de bonhomie et de laisser aller? Qui pourrait, si ce n'est un Louis XIV, vivre en représentant toujours; convertir ses actes et ses mouvements les plus familiers en gestes roides, solennels; parler toujours comme un livre; au lieu de converser, controverser toujours; être, en un mot, sublime sans relâche? Je dis mal; car celui qui serait le plus sublime, serait aussi le plus naturel, et il n'a manqué peut-être à l'auteur, pour faire descendre ses héros de cette hauteur conventionnelle, que d'avoir élevé sa propre pensée à toute la hauteur de leurs principes et de leur foi.
M. de Chateaubriand a mieux réussi dans la peinture des mœurs purement nationales que dans celle des mœurs religieuses ou résultant des croyances. Le livre VI des Martyrs, le livre de Pharamond et de Mérovée, mérite ou plutôt inspire une admiration sans réserve. Il est impossible de n'être pas ravi de cette poésie également franche et idéale, où la liberté des mouvements s'allie à la magnificence des couleurs, où chaque ligne vous élève, vous entraîne, ou pas un mot n'offense le goût, ne sort du naturel. Mais je renonce à expliquer, et même à exprimer toute mon admiration pour ces pages célèbres, qui sont peut-être ce que M. de Chateaubriand a écrit de plus vrai dans le genre élevé. J'aime mieux rappeler qu'elles ont décidé la vocation, ou du moins éveillé les instincts d'un historien illustre. Laissons-le parler lui-même:
«En 1810, dit M. Augustin Thierry, j'achevais mes classes au collège de Blois, lorsqu'un exemplaire des Martyrs, apporté du dehors, circula dans le collège. Ce fut un grand événement pour ceux d'entre nous qui ressentaient déjà le goût du beau et l'admiration de la gloire. Nous nous disputions le livre; il fut convenu que chacun l'aurait à son tour, et le mien vint un jour de congé, à l'heure de la promenade. Ce jour-là, je feignis de m'être fait mal au pied, et je restai seul à la maison. Je lisais, ou plutôt je dévorais les pages, assis devant mon pupitre, dans une salle voûtée qui était notre salle d'études, et dont l'aspect me semblait alors grandiose et imposant. J'éprouvai d'abord un charme vague, et comme un éblouissement d'imagination; mais quand vint le récit d'Eudore, cette histoire vivante de l'Empire à son déclin, je ne sais quel intérêt plus actif et plus mêlé de réflexion m'attacha au tableau de la ville éternelle, de la cour d'un empereur romain, de la marche d'une armée romaine dans les fanges de la Batavie, et de sa rencontre avec une armée de Franks.
»J'avais lu dans l'Histoire de France à l'usage des élèves de l'École militaire, notre livre classique: Les Francs ou Français, déjà maîtres de Tournay et des rives de l'Escaut, s'étaient étendus jusqu'à la Somme… Clovis, fils du roi Childéric, monta sur le trône en 481, et affermit par ses victoires les fondements de la monarchie française. Toute mon archéologie du moyen âge consistait dans ces phrases et quelques autres de même force que j'avais apprises par cœur. Français, trône, monarchie, étaient pour moi le commencement et la fin, le fond et la forme de notre histoire nationale. Rien ne m'avait donné l'idée de ces terribles Franks de M. de Chateaubriand parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, de ce camp retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands bœufs, de cette armée rangée en triangle où l'on ne distinguait qu'une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus. À mesure que se déroulait à mes yeux le contraste si dramatique du guerrier sauvage et du soldat civilisé, j'étais saisi, de plus en plus vivement; l'impression que fit sur moi le chant de guerre des Franks eut quelque chose d'électrique. Je quittai la place où j'étais assis, et, marchant d'un bout à l'autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé:
»—Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée.
»Nous avons lancé la francisque à deux tranchants; la sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie; le corbeau nageait dans le sang des morts; tout l'Océan n'était qu'une plaie: les vierges ont pleuré longtemps.
»Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée.
»Nos pères sont morts dans les batailles; tous les vautours en ont gémi: nos pères les rassasiaient de carnage! Choisissons des épouses dont le lait soit du sang, et qui remplissent de valeur le cœur de nos fils. Pharamond, le bardit est achevé, les heures de la vie s'écoulent; nous sourirons quand il faudra mourir!—
»Ainsi chantaient quarante mille Barbares. Leurs cavaliers haussaient et baissaient leurs boucliers blancs en cadence; et à chaque refrain ils frappaient, du fer d'un javelot, leur poitrine couverte de fer[417].
»Ce moment d'enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir. Je n'eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi; mon attention ne s'y arrêta pas; je l'oubliai même durant plusieurs années; mais, lorsque, après d'inévitables tâtonnements pour le choix d'une carrière, je me fus livré tout entier à l'histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision. Aujourd'hui, si je me fais lire la page qui m'a tant frappé, je retrouve mes émotions d'il y a trente ans. Voilà ma dette envers l'écrivain de génie qui a ouvert et qui domine le nouveau siècle littéraire. Tous ceux qui, en divers sens, marchent dans les voies de ce siècle, l'ont rencontré de même à la source de leurs études, à leur première inspiration; il n'en est pas un qui ne doive lui dire comme Dante à Virgile
«Tu duca, tu signore, e tu maestro[418].»
L'action d'un poème tire son plus vif intérêt des caractères et des passions. M. de Chateaubriand n'a pas eu tort d'avancer dans sa poétique chrétienne que les caractères (il entend par là l'empreinte diverse que reçoit l'âme humaine des diverses relations que l'homme peut former sur la terre) sont redevables au christianisme de plus de profondeur et d'élévation[419]; avec une égale raison, il a soutenu que le christianisme, en soumettant les passions au frein d'une règle divine[420], en créant même ce qu'on pourrait appeler une passion divine[421], a multiplié, dans la peinture des sentiments du cœur, les contrastes et les nuances, préparé des spectacles intéressants dont l'antiquité n'avait pas pu avoir l'idée, et rendu le tableau de la vie humaine à la fois plus varié, plus dramatique et plus moral. Cette partie de son livre en est la plus belle peut-être, et sans aucun doute la plus originale et la plus neuve. Il ne s'est pas contenté des preuves qu'il avait données dans le Génie du Christianisme; il a voulu, dans les Martyrs, en administrer de nouvelles; il a voulu, en marchant prouver le mouvement.
Au fait, ce qu'il appelle les caractères, c'est ce que, dans la plupart des poétiques, on a coutume d'appeler les mœurs; sujet que nous avons abordé en examinant la manière dont il a mis en parallèle les deux religions. Le caractère chrétien et le caractère païen sont les caractères généraux que l'auteur étudie; tous les autres n'en sont que des subdivisions. Je n'ai point à parler du caractère païen, dont il a rattaché la peinture à une conception fantastique et arbitraire du paganisme vieillissant. Tous les contours sont effacés, noyés dans une vapeur brillante; la physionomie ne se discerne pas; et le caractère, si c'en est un, est purement négatif. Aucun personnage, dans le poème, si ce n'est la foule, ne représente cette résistance tenace du polythéisme à la religion nouvelle, ni ces efforts désespérés pour galvaniser un cadavre, efforts dont Benjamin Constant nous donne quelque idée dans le passage que j'ai cité. Au moins ne trouvons-nous pas cette personnification dans le très débonnaire et beaucoup trop tolérant Démodocus. L'auteur, même avec beaucoup moins de talent, ne pouvait manquer absolument l'autre caractère, le caractère chrétien. Mais il y a, dans la peinture qu'il en fait, tantôt quelque chose de tendre et de théâtral, tantôt une simplicité étudiée, que personne ne peut prendre pour le beau idéal de l'enthousiasme religieux, ni pour la couleur vraie des âges héroïques du christianisme.
Ce que l'auteur, dans sa théorie, appelle les caractères naturels (père, fils, époux), est assez faiblement dessiné; les caractères sociaux sont accusés avec plus de vigueur; mais au total, il ne semble pas que M. de Chateaubriand ait appliqué à la peinture des caractères toute sa puissance, ni toutes les ressources du christianisme. Je ne parle point de ce qu'on appelle communément des caractères, c'est-à-dire des caractères individuels; les personnages principaux du poème ont peu d'individualité; il est peu de figures qui restent dans l'imagination; et si l'on me demandait quelles sont celles dont je me souviens le mieux, et qui sont, pour moi, les plus vivantes, je serais obligé de confesser que c'est celle de Démodocus dans la simplicité de sa tendresse paternelle, et celle de ce vieux descendant des Cassius, dérobé à la gloire de son nom par le nom chrétien de Zacharie et par la condition d'esclave. Ici, pour le coup, le christianisme se présente à nous dans la sublime simplicité de son génie.
Il y avait place, dans les Martyrs, pour toutes les passions; et en effet toutes celles dont la poésie peut tirer parti, s'y déploient, s'y entrelacent, le christianisme, directement ou indirectement, les compliquant toutes. La mise en scène est excellente. Le jeu des acteurs n'y répond pas toujours. L'auteur, qui affecte une grande simplicité de formes, n'est point, dans le fond, assez simple. Il n'est parfait, selon nous, que dans l'épisode de Velléda[422], où peut-être il ne l'est que trop. La prêtresse gauloise est admirablement tragique; Eudore, chrétien par le remords, lorsqu'il ne l'est plus par l'obéissance, ne réalise pas sans quelque bonheur l'idée de cette lutte entre la chair et l'esprit, dont la lutte entre les deux cultes n'était que la forme doctrinale ou symbolique. On sent pourtant, même au sujet d'Eudore, que la poésie intérieure du christianisme est moins familière à l'auteur que la poésie extérieure. Pour pénétrer dans cette sphère, il eût fallu quelque chose de la science morale et du talent de Massillon. Les amours de Cymodocée et d'Eudore ont du charme et de la tendresse; mais le développement et la profondeur se laissent trop désirer. Cymodocée ne devait être, ce nous semble, ni une Rébecca, ni une Rachel; on est trop vite au fond de cette histoire; elle est trop simple, trop unie; et la conversion de Cymodocée est réellement trop prompte. Elle se convertit à Eudore bien plutôt qu'à l'Évangile: j'avoue que la chose a pu se passer ainsi, mais le lecteur a droit de demander mieux; et quand il s'est mis dans l'esprit que l'amour est la vraie religion de Cymodocée, il peut bien être touché du martyre de cette jeune femme, mais il n'en reçoit pas l'impression que l'auteur a voulu produire. Comparez Cymodocée avec Pauline. La conversion de cette dernière, toute soudaine qu'elle est, n'en est pas moins d'une haute et sublime vraisemblance; et nous en sommes d'autant plus touchés que les préférences de son cœur, nous le savons, n'étaient pas pour Polyeucte; aussi notre émotion est pure et noble, autant que vive et tragique, lorsque Pauline dit à son père:
Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières;
Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,
M'a dessillé les jeux, et me les vient d'ouvrir.
Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée;
De ce bienheureux sang tu me vois baptisée;
Je suis chrétienne enfin[423].
Il était difficile de peindre la passion chez Hiéroclès sans se hasarder bien près du domaine de l'horrible. L'auteur a respecté des limites sacrées; il a été énergique sans être repoussant. Je ne relève, comme exception, qu'un seul trait, détaché d'une scène dont j'ai déjà cité un fragment. Hiéroclès triomphe lorsqu'il voit Cymodocée en son pouvoir. «La réprobation, dit l'auteur, parut tout entière sur le visage de Hiéroclès. Un sourire contracte ses lèvres, et des gouttes de sang tombent de ses yeux[424].» Quand ce dernier trait serait physiologiquement vrai, je ne l'en repousserais pas moins; mais j'ai bien peur que cette physiologie ne soit encore du merveilleux.
Que dirons-nous du style, dernier élément, si l'on veut, mais élément nécessaire de l'intérêt dans une fiction poétique? Il n'est pas de style plus grand, plus nerveux, plus vrai que celui de certaines parties de ce poème, et pour magnifique, il l'est partout. Mais il faut bien que la pensée et son expression suivent la même fortune. Où la pensée n'est pas vraie, le style ne saurait l'être; le style n'est-il pas la pensée elle-même? Une vérité de convention appelle un style de convention. C'est trop souvent celui des Martyrs. L'admirable candeur de style des écrivains du dix-septième siècle n'est plus sans doute à l'usage des nôtres, et ce n'est guère que par voie de contraste que M. de Chateaubriand, dans ses ouvrages les plus parfaits, en éveille le souvenir; mais ce contraste n'est dans aucun de ses écrits plus vivement marqué que dans les Martyrs. Il est moins froid dans ses compositions historiques, ou même purement didactiques, que dans l'ensemble de ce poème. Les Martyrs touchent peu; c'est, je crois, ce que la réflexion fait dire à tous les lecteurs. Cela est magnifique, souvent gracieux; cela n'est presque jamais intime. Ce langage, suspendu entre la prose et la poésie, aspirant tour à tour à descendre vers l'une, à monter vers l'autre, n'était peut-être pas du meilleur exemple; et l'on comprend qu'à une époque où il n'y avait que deux sortes d'événements, les batailles et les livres nouveaux, l'innovation que consacrait le livre des Martyrs ait vivement ému les esprits. La critique tout entière se trouva de l'avis de M. Daru, qui, dans un rapport mémorable sur le Génie du Christianisme, avait dit gaiement: «En fait de poème en prose, je suis obligé de confesser mon incrédulité, mon impiété[425].» Tout le monde ne fut pas si gai. L'air sérieux est aussi un air bon à prendre. M. Daru parlait de son incrédulité; les autres parlèrent, ou peu s'en faut, de leur foi. On fulmina du haut du Parnasse, comme du haut d'un Vatican littéraire, une bulle d'excommunication contre l'auteur des Martyrs, hérésiarque en littérature. Sauf la solennité quasi tragique de cette bulle d'un nouveau genre, on n'avait pas tort, ce me semble. Le style des Martyrs n'est admirable que le genre admis; mais le genre, quoi qu'en dise l'auteur, qui se couvre assez mal à propos de l'autorité du Télémaque, le genre n'était pas bon. La forme des vers eût mis l'auteur dans le vrai, non seulement de l'expression, mais peut-être aussi de la pensée. Le public, en France du moins, se pique d'attacher aux questions de forme et d'art la même importance que la critique; il les évoque, il les discute; mais en définitive, le public juge par ses impressions plutôt que par ses systèmes; des éditions nombreuses ont multiplié et perpétué plus d'une œuvre dont tout le monde a dit: Elle ne vivra point; et maint auteur vingt fois immolé a pu dire à ses critiques:
Les gens que vous tuez se portent assez bien[426].
Les Martyrs, au fait, ne se portent pas très mal; ils vivent sans doute, et vivront longtemps: pourtant ils n'ont pas obtenu et n'occupent pas même aujourd'hui dans l'opinion le même rang que le Génie du Christianisme; et le public n'a pu s'empêcher d'applaudir, mais n'a pas souscrit sans réserve à ces belles strophes de M. de Fontanes:
Chateaubriand, le sort du Tasse
Doit t'instruire et te consoler;
Trop heureux qui, suivant sa trace,
Au prix de la même disgrâce,
Dans l'avenir peut l'égaler!
Contre toi, du peuple critique
Que peut l'injuste opinion?
Tu retrouvas la Muse antique
Sous la poussière poétique
Et de Solime et d'Ilion.
Du grand peintre de l'Odyssée
Tous les trésors te sont ouverts;
Et dans ta prose cadencée,
Les soupirs de Cymodocée
Ont la douceur des plus beaux vers.
Aux regrets d'Eudore coupable,
Je trouve un charme différent;
Et tu joins, dans la même fable,
Ce qu'Athène a de plus aimable,
Ce que Sion a de plus grand[427].
En critiquant les Martyrs, nous nous sommes exactement renfermé dans les termes de la critique littéraire. Mais il est impossible, et, de nos jours, il est moins permis que jamais de s'en tenir à ce point de vue. Personne, aujourd'hui, ne fait abstraction de ce qui, dans une œuvre d'art, tient aux questions les plus graves. Chacun juge les écrits dans le sens de sa philosophie, et vous savez quelle est la mienne. J'oserai donc, en finissant, et toute question littéraire écartée, m'expliquer sur la place qui me paraît appartenir aux Martyrs dans la littérature religieuse.
Ces grands traits de la doctrine et de l'histoire du christianisme qui ont fait l'admiration de tous les temps et de tous les partis, le caractère d'héroïsme et d'abnégation de ceux qui ont été ses représentants et ses défenseurs aux époques de persécution, la pureté morale dont il a donné, dans l'universelle corruption des mœurs, l'exemple le plus éclatant, tout cela revit dans le poème de M. de Chateaubriand, et s'y reproduit souvent dans sa grandeur, quelquefois même dans sa simplicité. Une idée encore plus caractéristique, celle de la pénitence chrétienne ou de la puissance du repentir, a fait plus que d'apparaître fugitivement à la pensée de l'auteur, puisqu'elle lui à fourni le sujet même de son ouvrage. Il a pu ainsi réveiller en faveur du christianisme, dans un certain nombre d'âmes, un sentiment d'admiration dont le monde avait perdu l'habitude; il a pu rattacher à l'idée de la foi chrétienne des idées qui en étaient depuis longtemps séparées, repousser loin d'elle le ridicule et le mépris, la rendre imposante pour l'imagination, honorable pour le sens moral. Voilà les impressions que le poème des Martyrs a pu produire sur les gens du monde. Mais dans toutes les communions, les personnes religieuses ont jugé que l'auteur était demeuré sur la porte du sanctuaire, où quelques accents et quelques reflets du vrai avaient pu arriver jusqu'à lui, mais qu'il n'avait pas franchi le seuil; qu'il avait mieux décrit certains phénomènes qu'il n'en avait pénétré le principe; que les mystères de la vie spirituelle lui avaient trop souvent échappé; surtout, qu'il avait pris trop souvent, et ici l'influence catholique est manifeste, le signe pour la chose signifiée, l'éclat extérieur pour la force intime, la pompe pour la majesté, trop accrédité une religion d'images et de prestiges, en un mot, réduit le christianisme à n'être qu'une poésie, j'ai dit presque une mythologie.
«Représentez-vous cette admirable mythologie de la Grèce, dans laquelle, à l'inverse du panthéisme oriental, la divinité, subdivisée sans fin, était incorporée, enchaînée dans la multiplicité variée des êtres créés, et où soustraite, pour ainsi dire, au domaine de l'infini et de l'invisible, pour habiter dans le visible et le fini, elle retenait la pensée loin, bien loin de la sphère mystérieuse où nous devons aspirer sans cesse. La Grèce avait vidé le ciel et l'éternité, pour peupler d'habitants divins ses monts, ses vallées et ses forêts; elle avait rapetissé l'univers, mais elle l'avait rempli de vie et d'enchantements; tout, dans ses conceptions, était devenu purement humain, mais avec toute la beauté dont l'humanité pure est susceptible; c'était comme l'apothéose de l'humanité par l'humanisation du divin. La pensée était cernée de toutes parts; toutes les issues par où elle eût pu s'échapper vers la Divinité étaient gardées par une divinité; toute cette religion était calculée contre la religion; la religion était supplantée par la poésie. Je ne sais quoi de serein, de lumineux, de transparent, entourait l'existence humaine; le sérieux de la vie se perdait dans une distraction d'autant plus dangereuse qu'elle avait les apparences du sérieux; tout ce qu'il y a de grandeur purement humaine fleurissait dans cette brillante lumière; il s'y trouvait de tout et même de la religion; oui, la religion y apparaissait quelquefois, noble et solennelle, mais humaine encore, sans véritable gravité, sans infini; jamais, en un mot, depuis que le monde existe, l'humanité n'avait si habilement donné le change à ses besoins les plus profonds; notre polythéisme moderne est grossier en comparaison. Tout ce poétique système, qui se réduisait à l'usurpation du beau sur le bon, fut, pour de nombreuses générations d'hommes, comme ce magique lotus qui, selon les fables mêmes des Grecs, faisait oublier la patrie.
«Mais quel art, ou quel malheur, de planter le lotus sur les rives mêmes de la patrie, en face de ses saintes montagnes! Distraire l'âme de ses plus chers intérêts par la peinture de ces intérêts eux-mêmes! endormir la religion dans des cantiques! écarter le sérieux par sa propre image! absorber la vie dans la poésie[428]!» terrible puissance! funeste magie! les Martyrs, le Génie du Christianisme n'ont-ils rien fait de semblable? Je n'oserais le dire si vous deviez m'en croire sur parole; mais ces œuvres d'un immense talent, ces monuments d'une intention généreuse, ils sont là; vous les connaissez, vous pouvez les lire; lisez et jugez.
Itinéraire de Paris à Jérusalem. Aventures du dernier Abencerage. Les
Natchez. Écrits politiques et Études historiques. Conclusion.
Aucun des sujets traités jusqu'alors par M. de Chateaubriand ne l'avait mis ou ne l'avait trouvé dans une position aussi simple, aussi dégagée de tout élément conventionnel, que celle qu'il prend dans l'Itinéraire. Ce charmant ouvrage, qui peut renfermer des erreurs, mais où il n'y a point de défauts, a pour sujet son auteur lui-même, et c'en est peut-être le principal attrait. Quelques beaux poèmes qu'ait pu faire M. de Chateaubriand, aucun ne saurait, aux yeux affectueux du lecteur, valoir le poème de sa vie, et quelques héros qu'il invente, aucun ne pourra jamais nous attacher plus que lui. Ses idées sont grandes fort souvent; mais ses impressions nous intéressent plus que ses idées; et les impressions d'un homme, c'est lui-même. Je ne parle donc point de cette carrière noblement aventureuse qu'il a plus d'une fois racontée, et qui garde encore pour nous, après tous ces récits, quelque chose du charme attaché au mystère. Je ne veux voir que les sentiments de cet homme, ses émotions, sa physionomie morale, cet amour du grand, du noble et du beau, qui, chez lui, se mêle à tout et domine tout, cet étrange et agréable composé du gentilhomme, du rêveur et de l'érudit, du champion de la légitimité et du chevalier de la liberté. Je vois un homme des anciens jours et des jours nouveaux, impliqué dans les affaires de ce monde, et néanmoins solitaire, et pour achever par ce trait, un homme dont l'illustre pauvreté s'est accoutumée à demander à son incomparable talent autre chose encore que la gloire. L'attrait qu'inspire cette personnalité si neuve, si accentuée, est peut-être ce qui nous attache le plus à la lecture de l'Itinéraire, où elle se développe librement. Aucun décorum d'aucune espèce ne la restreint ni ne la dissimule. Le langage toujours noble, souvent poétique, se permet cette fois l'élégante familiarité, le fin sourire, et ce que dans le monde on appelle exclusivement de l'esprit. La pompe en quelque sorte officielle du Génie du Christianisme fait place dans l'Itinéraire à une simplicité pleine de distinction:
Projicit ampullas et sesquipedalia verba[429].
L'écrivain n'en est pas moins grand pour cela, peut-être l'est-il davantage; il n'est rien de tel, pour être sublime, que de l'être à son corps défendant. M. de Chateaubriand, dans ce noble pèlerinage, se voyait en présence des deux spectacles d'où jaillissait pour lui la plus abondante poésie: celui de la nature et celui du passé, les sites et les ruines: c'est dire assez de quelles beautés l'Itinéraire est semé. Je dis semé, parce que l'Itinéraire n'est point un voyage sentimental, un recueil d'impressions; mais ce qu'on appelait autrefois une relation, et que l'érudition, la discussion même y tiennent une grande place. Ce mélange, de très bon goût parce qu'il est naturel, est un des charmes de cette lecture, où l'économie de la richesse n'est pas moins remarquable que la richesse elle-même. Tout est ménagé, varié, fondu avec un bonheur qui s'expliquerait par un art très délicat, s'il ne s'expliquait pas encore plus naturellement par un bon sens parfait. Si les Martyrs nous ont valu l'Itinéraire, nous n'avons guère de plus grande obligation à cette brillante épopée.
L'Itinéraire tout entier est intéressant; mais il est permis, je crois, de préférer au voyage de la Palestine celui de la Grèce. Si l'on détachait du premier quelques pages incomparables, personne, je crois, n'hésiterait à reconnaître que l'auteur a mieux parlé des ruines de Sparte et d'Athènes que de cette Palestine, dernier but de son pèlerinage.
Nous lui devons peut-être aussi le diamant de la plus belle eau parmi tous ceux qui font étinceler le diadème poétique de M. de Chateaubriand; car c'est à son retour de l'Orient, qu'il recueillit sous les remparts de Tunis et parmi les ruines de l'Alhambra les souvenirs et les inspirations d'où naquit, encore sous l'Empire, l'histoire du dernier Abencerage. René, œuvre plus spontanée, René, qui n'est qu'un soupir, mais le soupir de tout un siècle, et dont l'extrême simplicité est une merveille de plus, mérite peut-être le premier rang parmi ces quatre épisodes où l'auteur a résumé son génie. Mais entre tous les écrits de M. de Chateaubriand rien ne fait naître l'idée d'une plus grande perfection, rien n'est plus touchant que l'Abencerage. Il n'appartenait peut-être qu'à un seul homme de peindre avec une idéalité aussi ravissante ce moyen âge qui eut sans doute aussi sa poésie. Les poètes en savent là-dessus un peu moins, dit-on, mais aussi un peu plus que les historiens, et ceux-ci, pour voir toute la vérité des choses, ont besoin de la poésie. L'esprit de chevalerie et de religion du moyen âge, et surtout du moyen âge espagnol, est élevé dans les Aventures du dernier Abencerage à sa plus haute, à sa plus parfaite expression. Il y a là un écho du Cid, plutôt modifié qu'affaibli. Si Corneille a des accents qui n'appartiennent qu'à lui, l'auteur de l'Abencerage en a que Corneille lui-même eût pu lui envier. Ces deux religions, ces deux chevaleries, ces deux civilisations en présence, l'une en deuil de sa gloire, l'autre enivrée de son triomphe, tant d'estime mêlée à tant de haine, l'amour jeté par un hasard funeste entre ces passions farouches, l'honneur comme une nouvelle et inexorable fatalité condamnant à un veuvage éternel deux cœurs que tout unit, mais que la religion sépare, cette héroïque douleur, capable d'arracher à sa victime la vie plutôt qu'un soupir, ce mot déchirant et sublime: «Retourne au désert[430]!» dénoûment prévu et presque désiré de cette noble tragédie, tout cela inondé, si l'on peut parler ainsi, de l'ardente lumière d'un ciel méridional, tout cela est d'une beauté à la fois tendre et sévère, à laquelle on ne résiste point. La lecture est achevée; l'âme rêve longtemps encore; elle s'unit par la pensée à cette solitude, à ce deuil immortel des deux amants; mais elle porte presque envie à de si nobles douleurs, et peut-être a-t-elle compris que le sacrifice est la suprême, l'unique beauté de la vie humaine. Je n'essaye pas de louer le style. Qu'il me suffise de dire que dans cette diction, si spontanée et si savante à la fois, la pureté égale l'éclat, et qu'à cet égard le dernier Abencerage marque le moment où, selon l'expression de Boileau, l'auteur est monté au comble de son art. Tous les brillants défauts du style de M. de Chateaubriand appartiennent à une époque antérieure; ce poétique roman n'en offre aucun vestige.
Les Natchez, qui parurent beaucoup plus tard, n'en appartiennent pas moins à la jeunesse de l'auteur. On sait qu'Atala et René étaient, dans l'origine, deux épisodes de la composition aussi vaste qu'irrégulière où M. de Chateaubriand, une première fois, avait tenté le poème en prose. L'oubli n'était point fait pour cette œuvre dans laquelle on ne saurait méconnaître la richesse ni même la puissance. L'emploi bizarre du merveilleux, et d'un double merveilleux, mêlé à des événements trop modernes et à des noms trop connus, est une des choses qui nuisent le plus à l'intérêt de ce poème, où l'on admire des caractères bien conçus, de beaux contrastes de mœurs et des scènes vraiment pathétiques.
Le Génie du Christianisme, les Martyrs, l'Itinéraire, le dernier Abencerage et les Natchez ne nous ont pas fait connaître M. de Chateaubriand tout entier. Le despotisme impérial l'avait donné à la littérature, la Restauration devait le rendre à des études plus austères. Lui-même, au milieu de ses veilles poétiques, s'était prescrit d'autres labeurs et une autre gloire:
«Ô Muse, s'écriait-il vers la fin des Martyrs, je n'oublierai point tes leçons! Je ne laisserai point tomber mon cœur des régions élevées où tu l'as placé. Les talents de l'esprit que tu dispenses s'affaiblissent par le cours des ans; la voix perd sa fraîcheur, les doigts se glacent sur le luth; mais les nobles sentiments que tu inspires peuvent rester quand tes autres dons ont disparu. Fidèle compagne de ma vie, en remontant dans les cieux laisse-moi l'indépendance et la vertu. Qu'elles viennent ces Vierges austères, qu'elles viennent fermer pour moi le livre de la Poésie, et m'ouvrir les pages de l'Histoire. J'ai consacré l'âge des illusions à la riante peinture du mensonge: j'emploierai l'âge des regrets au tableau sévère de la vérité[431].»
Il a pourtant fallu, afin que cette promesse s'accomplît, qu'une antique dynastie eût, pour la seconde fois, fatigué la fortune. Durant toute la Restauration, l'histoire, à laquelle l'auteur des Martyrs semblait avoir voué sans réserve la maturité de son âge, n'obtint de lui qu'un à compte. Les Quatre Stuarts, où la manière de Voltaire se marie à celle qui ne peut être désignée que par le nom de Chateaubriand, sont un morceau brillant et impartial, où l'imagination ne paraît guère que pour embellir un incorruptible bon sens. Mais, dans cette période d'une vie très active, la politique prend le dessus. Le premier pas de M. de Chateaubriand dans cette nouvelle carrière n'en fut peut-être pas le plus heureux. L'auteur lui-même a condamné plus tard la violence de ce pamphlet sur Bonaparte et les Bourbons, dont la verve entraînante et l'éclat prestigieux valurent une victoire aux Bourbons encore exilés[432]. On n'a pas non plus oublié ce Rapport fait au Roi pendant les Cent-Jours, où les plus indifférents ne lurent pas sans émotion ces paroles d'une magnifique éloquence:
«Dieu a ses voies impénétrables et ses jugements imprévus. Il a voulu suspendre un moment le cours des bénédictions que Votre Majesté répandait sur ses sujets. De ces Bourbons qui avaient ramené le bonheur dans notre patrie désolée, il ne reste plus en France que les cendres de Louis XVI! Elles règnent, Sire, en votre absence; elles vous rendront votre trône comme vous leur avez rendu un tombeau[433].»
Les Réflexions politiques empruntèrent, pour accabler les anciens juges de Louis XVI, quelques-uns des accents et quelques-unes des formes de l'éloquence antique. On put démêler dans la Monarchie selon la Charte l'originalité politique de l'auteur, que son affection littéraire pour le passé n'empêchait pas de comprendre l'avenir, et qui chercha vainement à le faire comprendre à ses augustes et aveugles protégés.
Partout où un loyalisme de convention n'entraîne pas l'illustre pamphlétaire à prendre des images pour des raisons, il est remarquable par la droiture du jugement, par la simplicité de la logique et la netteté populaire de la parole. Toujours distingué, toujours noble, il possède le langage des affaires comme il en a l'intelligence. Lui-même a dit quelque part:
«Mon style politique, quel qu'il soit, n'est point l'effet d'une combinaison. Je ne me suis point dit: Il faut, pour traiter un sujet d'économie sociale, rejeter les images, éteindre les couleurs, repousser les sentiments. C'est tout simplement que mon esprit se refuse à mêler les genres, et que les mots de la poésie ne me viennent jamais quand je parle la langue des affaires[434].»
Il ne fait ici que se rendre justice. Ses pamphlets, ses discours, et plus encore ses dépêches lorsqu'il fut ministre, offrent, à peu de réserves près, d'admirables modèles du style politique, tel que le veulent et tel que l'ont fait les nations libres. Cet homme du moyen âge est en même temps un homme moderne; il a toutes les pensées de son siècle, sans en partager tous les enivrements. C'est pourtant lui qui a écrit les Mémoires sur la vie du duc de Berry; et pourquoi non? Il avait rêvé l'alliance de la légitimité et de la liberté, et ne croyait même la seconde en sûreté qu'à l'ombre de la première. Il sut trop tard comment l'entendait la légitimité.
Une disgrâce éclatante contribua peut-être à le remettre dans le vrai. Toujours fidèle, il fit de l'opposition par fidélité, et crut défendre la monarchie en défendant les libertés publiques; 1827 le vit à la brèche dans la lutte engagée entre la presse et la censure; malgré lui pourtant, ses efforts l'associaient au parti qui, bien avant 1827, rêvait 1830, et qui, le jour même de la bataille, porta en triomphe dans les rues de Paris l'ami désolé de la dynastie qui succombait. Vers la même époque, ses chaleureux plaidoyers en faveur de la Grèce avaient accoutumé à voir en lui l'homme de la liberté; car la liberté est solidaire d'elle-même, et on ne la défend pas, on ne la sauve pas sur un point sans la défendre et la sauver sur tous. Fut-il, dans sa carrière politique, toujours équitable, toujours impartial? Ne donna-t-il jamais rien à des ressentiments légitimes? Ne mit-il jamais dans ses actes la poésie qu'il se vante avec raison de n'avoir pas mise dans son langage? Messieurs, il n'est question entre nous que de littérature, et je me borne à signaler l'excellence littéraire des écrits politiques par lesquels M. de Chateaubriand a rempli presque en entier les quinze ans de son existence écoulés sous la Restauration.
Plus tard, vous le verrez, après quelques luttes avec la nouvelle monarchie, après un magnifique chant de deuil et quelques pamphlets virulents, remplir enfin, mais à l'ordre de la mauvaise fortune, la promesse que, dans le dernier livre des Martyrs, il avait faite à la Muse de l'Histoire. Les Études historiques nous révélèrent, en 1830, que de longs, de sérieux travaux avaient rempli beaucoup de ces heures qu'on eût pu croire livrées sans réserve aux préoccupations et aux luttes de la politique. Vous ne trouvez plus ici les préventions du Génie du Christianisme; le catholique a presque disparu; le sceptique n'est pas bien loin, mais on retrouve le poète et l'on salue l'historien. Monument d'ailleurs inachevé, tronqué, où rien, si ce n'est le style, n'a reçu les derniers soins de l'ouvrier, où le porphyre massif émerge du milieu des gravois, où des colonnes hautaines attendent en vain l'entablement qui leur fut promis. Vous savez aussi quelles circonstances ont fait, plus tard, du chantre des Martyrs le traducteur du Paradis Perdu, traducteur dont la respectueuse fidélité est touchante à nos yeux, moins pourtant que la nécessité d'un pareil travail au terme de cette brillante carrière: la cité moderne a élevé des Panthéons, elle n'a pas encore fondé des Prytanées. Le livre sur le Congrès de Vérone, où tant de choses font sourire, où tant d'autres émeuvent la pensée, ravissent l'imagination, ce poème involontaire à l'occasion d'une controverse politique, a suivi d'assez près la poétique version de l'Homère anglais. Puissions-nous ne pas attendre vainement et ne pas attendre longtemps la Vie de Rancé, ce René chrétien qui nous est promis! et puisse-t-elle ne pas terminer la liste, trop courte à notre gré, des productions de M. de Chateaubriand!
* * * * *
Pour nous résumer sur cet illustre écrivain, pour saisir et nommer cette combinaison mystérieuse, cette confusio divinitus ordinata qui constitue l'individualité, il faudrait, Messieurs, avoir le secret du duc de Saint-Simon en ce qui concerne les mœurs, ou de M. Sainte-Beuve en ce qui regarde la vie intellectuelle et littéraire. L'individualité se sent, elle peut se peindre, elle ne se définit point, et les opérations les plus intimes, les plus involontaires de la vie organique ne se dérobent pas plus obstinément à nos analyses. Comme la définition ne vous suffirait pas, et que je ne suffirais pas moi-même au procédé que le sujet réclame, je me bornerai à constater les jugements portés sur ce grand personnage littéraire par des autorités plus compétentes que la mienne.
Il me semble qu'on reconnaît chez M. de Chateaubriand un esprit étendu, mais plus juste cependant et plus solide qu'étendu. Ceux qui lui ont refusé la justesse n'ont pas pris garde que les erreurs de son jugement tiennent bien moins à un travers de l'esprit qu'à l'incomplet de ses systèmes et à la grandeur de son imagination: le fond de l'esprit, pour ainsi parler, demeure excellent; il y a du Voltaire dans la vivacité de son bon sens. Il possède une rare intelligence, qui n'a peut-être d'autres bornes que ses répugnances; mais cette intelligence n'est pas du génie; M. de Chateaubriand n'est pas créateur en fait de pensée; et il ne paraît pas probable qu'aucune de ces grandes idées sur lesquelles, de siècle en siècle, vivent les sociétés humaines, doive porter sa marque et son nom. Il a l'imagination noble et magnifique, plutôt que puissante et féconde. Elle se plaît aux vastes perspectives, soit dans le temps, soit dans l'espace: mais elle est précise dans la grandeur; elle s'applique aux faits particuliers, au concret, à l'histoire, dans tous les sens du mot; elle se nourrit de souvenirs et de réalité.
Madame de Staël a peut-être plus d'esprit que M. de Chateaubriand; mais elle en a quelquefois plus qu'elle n'en peut porter: l'érudition de M. de Chateaubriand lui aide à porter le sien. Tout ce qu'il reproduit a une forme arrêtée et vit par le détail; il n'en est pas ainsi de Madame de Staël, qui ne connaît à fond que l'âme et les relations sociales. Madame de Staël enlève d'un regard les contours de chaque fait, M. de Chateaubriand le détache soigneusement du sol; elle médite, il étudie; il compte les livres pour beaucoup, elle au contraire pour peu de chose. Ce dédain du particulier et du concret ne fait pas les artistes; aussi l'auteur de Corinne l'est-elle beaucoup moins que l'auteur des Martyrs; mais si elle a moins enchanté l'imagination, elle a exercé sur les esprits une action plus profonde et plus décisive. Elle a semé plus d'idées; elle a, dans ce qui est, dans ce qui se passe sous nos yeux, une part plus grande à réclamer. La vie humaine les a tous deux étonnés, comme elle étonne tous les esprits au-dessus du vulgaire; mais l'étonnement de Madame de Staël a été plus profond, plus sérieux; son regard a pénétré plus avant, et par là même, chose étonnante, la femme philosophe a fini par mieux comprendre la religion que celui qu'on pourrait appeler le défenseur en titre et le lauréat du christianisme.
Tous deux, en littérature, ont poussé leurs contemporains dans des voies nouvelles, mais elle dans un sens plus général, M. de Chateaubriand dans une direction plus nationale, plus française; l'une est plus allemande, l'autre est plus latin; l'une est trop étrangère au sentiment de l'antiquité, l'autre parmi les écrivains de son temps est le plus touché et le plus intelligent de la beauté antique; Madame de Staël enfin est trop dominée par sa sensibilité et met trop en toutes choses toute son âme pour être librement artiste; M. de Chateaubriand, doué de plus d'imagination que de sensibilité, est pourvu de l'un et de l'autre dans des proportions singulièrement favorables aux exigences de l'art.
Tout deux ont innové en fait de langage; leurs ouvrages sont les origines de la langue que nous parlons: ils sont tous deux pour nous comme une jeune antiquité: mais les innovations de Madame de Staël répondent mieux aux besoins de la pensée et du sentiment, celles de M. de Chateaubriand aux vœux de l'imagination. La langue de Madame de Staël n'est pas aussi simple qu'elle est vraie; celle de M. de Chateaubriand, avec un plus grand air de simplicité, a quelque chose de plus factice et de plus prémédité; sa parole est arrangée avec un art infini, mais elle est arrangée; et toutefois elle ne manque pas de vérité subjective, l'auteur étant un ou s'étant fait un avec son langage. Il a réveillé, vivifié les mots par des acceptions nouvelles, par des combinaisons imprévues, dont le motif, pour l'ordinaire, est plein de poésie: il a consacré la simplicité des tours, l'aisance et le naturel des mouvements; c'est par les mots surtout qu'il exerce du prestige; nul n'en a de plus beaux; et souvent une familiarité de bon goût relève à propos le grandiose et la fierté des images. J'ai parlé ailleurs de chevalerie; cette langue qu'il a trouvée est, par excellence, la langue de l'antique honneur, et l'on sent qu'elle siérait dans la bouche des preux.
À considérer dans ses rapports avec les sons la langue de M. de Chateaubriand, c'est une mélodie un peu vague, mais ravissante, dont il semble avoir recueilli les modulations principales au bord mélancolique des mers et dans les clairières des vieilles forêts. La prose, ni peut-être les vers, n'avaient point jusqu'alors tant ressemblé à la musique; il y avait du moins peu d'exemples d'une aussi suave harmonie, et certains effets pouvaient passer pour entièrement nouveaux.
On a trop joui de cette harmonie pour oser dire, comme on l'aurait dû peut-être, qu'elle est quelquefois un peu trop marquée; on a moins épargné le luxe et la bizarrerie des images, dont plusieurs, soit que l'auteur les ait dès lors supprimées ou maintenues, sont encore aujourd'hui citées comme de vraies énormités; mais il est bon de dire qu'elles sont toutes empruntées à ses premiers ouvrages et qu'il a porté aussi sur ce point, comme sur les autres, cet amour de la perfection, ce soin du détail, qui le distinguent noblement à une époque de fécondité négligente et de littérature facile.
La littérature de la Restauration.
L'étude des deux grands talents auxquels nous devons Corinne et René ne devait être que l'introduction du cours qui vous était promis; l'histoire littéraire de la Restauration en était le véritable sujet. L'introduction s'est prolongée jusqu'à ne laisser que quelques moments, les derniers du semestre, à ce qui eût dû le remplir presque tout entier. Je ne veux pas me retirer avant d'avoir au moins franchi le seuil.
La période de la Restauration pourrait se diviser en deux ou trois périodes suffisamment distinctes; la littérature, dans ces quinze années, a traversé plusieurs phases: je ne saurais, dans ce rapide coup d'œil, songer à les distinguer. Je m'en tiendrai donc aux caractères les plus généraux de cette époque importante.
Je remarque seulement que si la Restauration date de 1814, la littérature qui lui doit son nom ne remonte pas tout à fait si haut. On peut dire que cet âge littéraire ne commence réellement que vers 1820.
La France, en 1814, se vit appelée à faire à la fois trois expériences: celle de la paix, après vingt ans de guerre; celle du régime constitutionnel, après douze ans de despotisme, précédés de dix années de convulsions politiques; celle enfin d'une libre communication avec l'étranger, lorsque les barrières qu'avaient élevées la guerre, la politique et le préjugé, tombèrent avec le pouvoir impérial, qui ne les avait pas toutes élevées, mais qui les avait maintenues.
Les loisirs de la paix sont féconds pour l'esprit humain. Après une longue guerre qui, telle qu'un hiver glacial, arrête le développement de tous les germes, la paix est un printemps. Les premières années de la Restauration française ont laissé cette impression dans l'esprit de tous les contemporains, et ce réveil de tant de forces cachées pouvait adoucir à la nation le sentiment d'un désastre immense et d'une humiliation profonde. L'esprit humain n'en était pas à ne savoir que faire. Un si vaste terrain était resté en friche! Les sciences qui ont pour objet les phénomènes du monde matériel et l'appréciation de leurs forces, les beaux-arts aussi, dans un certain sens, avaient pu fleurir sous l'Empire; un despotisme intelligent, un despotisme enté sur la gloire, a besoin des unes et des autres; d'ailleurs, les sciences physiques enlèvent l'homme à la contemplation de lui-même, et le langage des arts est une parole inarticulée, moins redoutable par là même que la parole des livres.
La littérature et les sciences morales avaient à réclamer leur part des bénéfices de la paix. Ce n'était pas la liberté seule qui leur avait manqué, c'était le loisir, autre liberté. Sous l'Empire, les grands spectacles de la vie extérieure détournaient l'attention des spectacles dont l'âme est le vrai témoin. Rassasiée de gloire militaire, la grande nation n'avait point encore à demander de nobles consolations au développement, non moins glorieux, des forces morales. Le malheur et la paix devaient la rendre à ces tendances bienfaisantes. Elle s'y livra avec ardeur, et, dans une voie encore mal éclairée, elle marcha d'abord à tâtons, si l'on peut s'exprimer ainsi, mais elle marcha.
En même temps que d'un état de tranquillité, si nouveau pour elle, la France faisait l'essai du régime constitutionnel, la liberté lui venait avec la paix: c'était de quoi regretter moins la gloire! La liberté politique, qui est, pour une nation, le droit d'intervenir dans ses propres destinées, fut réellement pour la France la compensation, on peut même dire le fruit de ses infortunes récentes. Cette charte octroyée était moins sans doute, de la part de ceux qui l'octroyaient, une vraie libéralité qu'un «fruit de l'avarice[435],» pour nous servir d'une expression de l'Écriture; mais le principe du moins était posé, et la gloire n'était plus là pour lui nier ses conséquences. Les formes représentatives ne pouvaient plus, comme sous Bonaparte, être absolument dérisoires. La puissance de la parole devait, quoique resserrée dans de certaines limites, venir en aide à la puissance du droit. Il y avait une tribune, il y avait une presse libre, c'est-à-dire, tout au moins, l'avenir de la liberté. Cet avenir sans doute était au prix du courage et de la constance; le courage et la constance ne manquèrent point; le talent surgit de toutes parts; et des voix éloquentes, dans tous les partis à la fois, éveillèrent des échos depuis longtemps endormis. La nécessité même pour les adversaires de la liberté, de descendre sur le terrain de la discussion publique et d'en appeler à l'opinion, renfermait en germe tout ce qu'on persistait à nier, tout ce qu'on s'obstinait à refuser. Ainsi, le voulant ou ne le voulant pas, tous concouraient à consacrer le nouveau système; et peut-être que les échecs de la liberté assuraient son triomphe en le retardant.
Lainé et de Serre, Foy, Constant et Royer-Collard donnèrent, sous les nuances les plus diverses, de beaux exemples d'éloquence parlementaire. S'il n'y avait pas de place pour l'orateur tragique dont Cicéron a conçu l'idée et que la Révolution française avait plus d'une fois réalisé, l'intérêt dramatique, la véhémence, la gravité ne manquèrent pas à ces illustres débats, qui, pour l'imagination de l'Europe entière, succédaient sans désavantage aux grandes batailles de l'Empire. En dehors du parlement, une polémique opiniâtre affilait cette arme de la parole, qui ne peut recevoir tout son tranchant que de la vivacité des luttes politiques. Sous le nom de journaux, d'autres tribunes s'étaient élevées, où l'esprit français, obligé de tourner bien des difficultés, déployait, comme en se jouant, sa merveilleuse souplesse et les ressources d'un idiome dont la richesse ostensible n'est rien, dont la richesse cachée est immense. Plus d'une fois, par un retour bizarre de la fortune, le royalisme fut appelé à faire de l'opposition. Tel fut le caractère du Conservateur à son origine; tel fut toujours celui du Censeur et de la Minerve. Plus incisif, plus violent, dans sa froide et spirituelle ironie, Paul-Louis Courier donnait un heureux imitateur à l'auteur des Provinciales, dans une sphère bien différente et avec une moindre vérité d'accent. Contre un pouvoir qu'elle soupçonnait de tout, qu'elle accusait de tout, l'opposition libérale prenait toutes les formes. On allait chercher, en plein dix-huitième siècle, Voltaire, Rousseau, Diderot, pour qu'ils eussent à dire son fait à la contre-révolution. On donnait une vogue factice à des écrits qui ne correspondaient à l'époque que par leur vieille opposition à tout ce que le parti du passé essayait de ressusciter. C'est l'époque, aujourd'hui presque fabuleuse pour nous, de ces réimpressions volumineuses et indigestes des écrivains du siècle dernier.
À peine avait-il été question de religion sous Bonaparte, qui, en relevant de sa main consulaire les autels démolis, n'avait pas relevé le sentiment religieux. Il avait trop obtenu de l'Église pour que l'Église pût à son tour beaucoup obtenir de la nation. L'émigration, devenue dévote en vieillissant et à qui la doctrine du droit divin rendait le catholicisme précieux, jeta la religion comme un filet sur le peuple français, qu'elle crut aussi affamé d'avoir un Dieu que Paris, sous Mayenne, l'avait été de voir un roi. Le trône et l'autel devant se prêter un mutuel appui, une nouvelle Ligue fut constituée, une ancienne milice sortit de dessous terre; la prédication mêla effrontément la religion éternelle à la politique du jour; le génie de l'Inquisition secoua ses torches mal éteintes, et la liberté religieuse fut ouvertement menacée. Cette nouvelle tendance devait avoir sa littérature. Elle eût aimé à se parer du nom de Chateaubriand, mais l'esprit pacifique et bienveillant du Génie du Christianisme lui convenait peu. Un bonheur inouï lui donna Joseph de Maistre et l'abbé de Lamennais, esprits violents, dont la ferveur trempée de fiel faisait de la philosophie au profit de l'ignorance, du pyrrhonisme dans l'intérêt de la foi, de la démagogie pour le compte du pouvoir absolu, et traversait à grands pas la vérité pour arriver à l'erreur. Tandis qu'une telle cause rencontrait de si grands talents, l'opposition, née indifférente ou sceptique, n'avait rien pour lui barrer le passage que des négations stériles ou un rationalisme glacé. Le grand ouvrage de Benjamin Constant sur la Religion livrait à un juste mépris les contempteurs du sentiment religieux, mais refusait à ce sentiment toute forme absolue, immuable, c'est-à-dire divine. Le protestantisme se ranimait; menacé par le prosélytisme romain, il faisait acte de prosélytisme; il usait de son droit pour le constater: ses œuvres, il est vrai, n'étaient pas des livres; mais par ses soins le livre par excellence se multipliait de jour en jour. Le saint-simonisme surgissait alors, grotesque et poétique, avec ses pensées d'organisation, son mysticisme matérialiste et sa hiérarchie, comme pour attester à la fois notre inextinguible besoin d'une religion, notre impuissance à nous en donner une, et la vanité d'une théocratie dont Dieu n'est pas le fondateur.
On pourrait se méprendre cependant sur le caractère de l'opposition pendant cette mémorable période, et quelques remarques paraissent ici nécessaires.
Un caractère aride et négatif fut trop évidemment l'esprit de cette opposition chez la masse de ceux que les idées nouvelles avaient entraînés dans leur orbite. Ce que l'Allemagne appelle l'esprit philistin, esprit qui se compose de préventions aveugles, d'imbéciles dédains, de crédulité haineuse, d'ignorance pédantesque, de sottise sentencieuse et de plate forfanterie, couvrit souvent d'un vernis de ridicule une cause embrassée et défendue par les plus nobles esprits. La défiance exaltait la défiance, l'injustice aiguisait l'injustice, et les préjugés bourgeois luttaient d'étroitesse et d'égoïsme avec les préjugés aristocratiques. Nier, toujours nier, était le système et la tactique de ces hommes pour qui la suprême sagesse est tout entière enfermée dans les axiomes d'un rationalisme grossier. Ce serait néanmoins, comme je l'ai dit ailleurs, calomnier une époque glorieuse que de lui refuser l'instinct de l'ordre moral et un esprit noblement conservateur. Des espérances de plus d'une sorte, des intentions bien diverses se rattachèrent à des œuvres dont le principe était respectable; ces œuvres doivent être jugées par leur principe, et n'y voir que des espèces de barricades morales, ce serait méconnaître la nature humaine, et condamner dans son esprit tout le travail d'une grande nation. Si nous devons honorer, chez plusieurs des hommes dont le parti a succombé en 1830, le culte des souvenirs et la religion de la fidélité, n'honorerons-nous pas aussi, dans le parti opposé, les nobles partisans de la liberté dans l'ordre, du progrès dans le calme, et du perfectionnement de la politique dans l'affermissement de la morale? Il y a, dans les œuvres de ce parti, tout un côté philanthropique et généreux, toute une activité étrangère à la politique, qu'il faut se garder de méconnaître. La religion seule, j'en conviens, y avait trop peu de part, ou une part trop douteuse, et ce fut là, même politiquement, un véritable malheur.
On ne parlait alors que de conspirations. On parlait surtout de celle du pouvoir contre la liberté. Vraie ou supposée, elle en suscita mille autres. Plusieurs d'entre elles ont laissé sur l'échafaud et sur le pavé des traces sanglantes; mais, de fait, la nation entière conspirait; la Révolution, se croyant menacée dans son principe et dans ses résultats, s'était déclarée en permanence; on ne parvint jamais à lui persuader qu'on n'en voulait point aux faits accomplis et qu'elle s'armait contre des fantômes: elle voyait, avec quelque raison, dans les principes combattus, les résultats menacés; elle n'en était déjà plus à se défier; retranchée derrière la Charte, elle attendait résolument le jour du combat. Son plus grand malheur fut d'avoir, comme il arrive à tous les partis, de funestes auxiliaires; mais ceux-là même accélérèrent le dénoûment en donnant à la contre-révolution des prétextes pour se hâter et le courage de tout oser.
L'intérêt si vif de cette lutte laissait néanmoins une large place aux préoccupations littéraires; toute une littérature se rattachait aux craintes et aux espérances de la nation, aux passions mêmes et aux préjugés des partis. M. de Chateaubriand, comme poète des vieux âges nationaux, ne trouvait que de faibles imitateurs ou de méchants copistes, dont la main débile agitait assez inutilement aux yeux de la multitude l'oriflamme et le drapeau blanc. Le peuple avait plus près de lui une poésie selon son cœur. Hier encore debout, l'Empire était déjà antique; sa gloire, née de la Révolution, appartenait tout entière à la génération nouvelle: l'ancienne n'avait rien à en revendiquer, ni, pensait-on, rien à lui opposer. Bonaparte, nouveau Prométhée, n'était pas encore l'homme de l'histoire, qu'il était déjà celui de la poésie. Le peuple ne se souvenait plus de l'avoir haï; et les pères, dont son ambition avait dévoré la postérité, se glorifiaient, en pleurant, d'avoir donné leurs enfants à l'immortel capitaine qui, désormais, aux yeux de l'orgueil national, personnifiait la France. La Restauration, révolution à rebours, avait eu aussi ses proscrits, son émigration; plusieurs des hommes de la République et de l'Empire se consumaient dans l'exil, et l'exil les avait grandis. C'est le propre des révolutions d'accélérer la fuite des temps et d'appliquer la rouille de l'antiquité sur de modernes souvenirs; or toute antiquité est de la poésie. De grandes vicissitudes équivalent à de grandes distances dans l'espace et dans la durée; et tous les lointains parlent à l'imagination. C'est par là sans doute, mais bien plus encore par la persévérance de son héroïsme, que la Grèce ébranla si puissamment les âmes, et séduisit à sa cause, c'est-à-dire à celle de la liberté, les adversaires mêmes de toute révolution. Ce fut un grand coup porté à leur cause, en même temps qu'une abondante source d'émotions poétiques ouverte pour le monde entier. Cette lutte presque sans exemple forçait les uns à croire à la liberté, les autres à l'héroïsme, plusieurs à la Providence, tous à quelque autre chose qu'à la matière et à la force; cette espèce de foi est mieux que de la poésie, mais c'est aussi de la poésie.
Un peu d'enthousiasme était bien nécessaire à une époque où la profanation des choses saintes avait aboli le respect, et où les succès flagrants de l'hypocrisie avaient fait, comme à l'ordinaire, surabonder l'impiété. Ceux qui ont pu observer cette époque malheureuse, attestent que la soif du gain et des jouissances matérielles avait fait en peu d'années d'effrayants progrès, tant il est vrai qu'en mal comme en bien le pouvoir fait toujours l'éducation des peuples. Mais gardons-nous d'oublier que des esprits éminents et de nobles cœurs s'appliquaient à entretenir le feu sacré. La littérature de la Restauration rendit sous ce rapport d'importants services. Elle manifesta, elle accrédita des tendances très élevées. Le spiritualisme alors, sous les auspices de M. Royer-Collard, se faisait jour dans la philosophie. La chaire académique, qui, dans un pays tel que la France, devient si facilement une tribune, popularisait tour à tour une science grave, une critique libérale, une spéculation étroitement liée aux plus grands intérêts de la nature humaine. C'est alors que le pouvoir persécutait, sans s'en douter, ses héritiers présomptifs dans la personne de trois simples professeurs: MM. Guizot, Cousin et Villemain. Il n'osa que plus tard s'attaquer aux journaux, dont quelques-uns, en groupant autour d'eux les principales notabilités littéraires, avaient ouvert une ère toute nouvelle dans l'histoire de la littérature périodique. Là aussi les doctrines religieuses, qui consacrent la liberté au service du devoir, avaient trouvé de fidèles organes; là s'élaboraient de nouvelles théories littéraires, sous les auspices de MM. P. Dubois, Magnin et Sainte-Beuve; là se laissaient deviner le nom déjà célèbre de M. Guizot, le nom sans tache et déjà vénéré de M. de Broglie: la gravité, la mesure ne faisaient que mieux ressortir, dans ces importantes publications, la force des convictions et d'une imperturbable espérance. Les innovations littéraires s'y discutaient, s'y préparaient, s'y consommaient en quelque sorte. Sur ce terrain seulement on se permettait la passion; sur tout autre on était plus calme; on l'était, ce semble, davantage à mesure qu'approchait le dénoûment, et la Revue française, qui continua le Globe avec les mêmes tendances et les mêmes éléments de succès, put prendre pour épigraphe: Et quod nunc ratio est, impetus ante fuit.
La liberté entière des communications avec l'étranger est la troisième expérience que fit la France dans les années de la Restauration. Longtemps avant que les études de Madame de Staël eussent fait faire à l'esprit français le voyage de l'Allemagne, M. de Chateaubriand l'avait fait aborder en Angleterre. Mais les loisirs de la paix, l'épuisement manifeste de la littérature classique, le besoin, si l'on peut dire ainsi, d'air et d'espace, furent les vrais médiateurs. C'est le lieu de rappeler le Cours de littérature dramatique de Schlegel, traduit en français par Madame Necker de Saussure, le livre de M. de Sismondi sur les littératures du Midi, celui de Ginguené sur la littérature italienne, les travaux de M. Fauriel sur les poésies de la Grèce moderne, et les utiles extraits de la Bibliothèque universelle. Ce n'était pas assez de l'Occident: l'Inde même et la Chine étaient explorées. De nombreuses traductions, celle, particulièrement, des théâtres étrangers, suffisaient à peine à cette avidité d'impressions nouvelles. L'influence de deux écrivains, tous deux appartenant à cette nation que la France ne rencontrait plus qu'en lieu tiers et sur des champs de bataille, Walter Scott et lord Byron, exercèrent sur la littérature française une influence incalculable. La poésie tout objective de l'un, toute subjective de l'autre, jeta les uns dans l'imitation minutieuse des mœurs et dans la puérilité du costume, les autres dans un lyrisme exclusif, tous dans des nouveautés qui faisaient horreur aux derniers sectateurs du classicisme aux abois. En quelque manière, c'était aussi une littérature étrangère que cette littérature antique de la France, vers laquelle nous reportèrent les travaux savants et systématiques de M. Raynouard et les fouilles habiles de M. Sainte-Beuve dans notre Pompéi littéraire, l'âge décrié de Ronsard.
La nouvelle école s'attaquait surtout au théâtre, ou, pour mieux dire, au drame tragique: elle avait résolu d'en finir, non seulement avec Legouvé et Luce de Lancival, mais avec Racine. Quant à la comédie, qui dut alors de bons ou de brillants ouvrages à Picard, à Casimir Delavigne, et une façon nouvelle à l'industrieux talent de M. Scribe, on sait qu'elle suit les révolutions des mœurs plutôt que celles des systèmes littéraires. La tragédie classique tint bon pourtant quelque temps encore. On eût dit que tandis que les novateurs répétaient leur rôle, leurs devanciers achevaient le leur. Longtemps on disputa plus encore que l'on n'agit; on procédait par systèmes; on délibérait une poésie comme on délibère une loi nouvelle, une construction, un emprunt: les vainqueurs, comme il arrive souvent, ne savaient pas très bien que faire de leur victoire. De belles œuvres, élégantes de forme, légèrement émancipées, honoraient, dans sa défaite, le système expirant. Tous les partis applaudissaient les Vêpres siciliennes, le Paria, Clytemnestre, Marie Stuart. On tardait encore à réaliser les théories que Benjamin Constant avaient développées dans la préface de Wallenstein; mais trois ans avant la clôture de cette période devait paraître la préface de Cromwell.—Hernani la suivit de près.
Hors du théâtre, la jeune secte se donnait carrière. On composait, pour la lecture, des drames dont l'histoire avait fait tous les frais et où la poésie n'était pour rien. M. Vitet dialoguait spirituellement l'histoire dans sa trilogie sur la Ligue. M. Mérimée, l'homme de la vérité inexorable, esprit à la fois exquis et dur, ne se donnait pas le souci d'accommoder aux exigences de la scène les drames saisissants ou amèrement comiques qu'il empruntait tour à tour au seizième siècle et aux plus récents souvenirs. Othello, l'Othello de Shakespeare, venait, sous la conduite de M. de Vigny, disputer la scène à son équivoque pseudonyme, le vieil Othello de Ducis.
Ces faits, d'ailleurs, se rapportent aux derniers temps de la Restauration. L'ancienne littérature et la vieille dynastie épuisaient ensemble leur fortune, et si la première succomba plus tôt, elle jouit néanmoins d'un assez long sursis. Il n'en est pas moins vrai que la fermentation de la nouvelle sève date des premiers temps. Un événement littéraire d'une grande portée, dans le sens de la renaissance, fut la publication des Poésies d'André Chénier. Antique pour la forme et païen pour le fond, il ne paraissait pas avoir, avec le moment de son apparition posthume, tous les genres de convenances; mais sa langue poétique était nouvelle autant qu'admirable; il ouvrait, en versification, des sentiers inconnus; sa poésie retrempée avec amour aux sources helléniques, était unique alors de sève et de fraîcheur. On ne copia point cette merveilleuse copie des anciens; mais on lui mendia ses secrets de diction; on se préoccupa des curiosités de la forme; on revint, par un détour, à cette menue esthétique, à ce goût du détail, qu'on avait tant condamnés; l'art eut ses mystères, ses adeptes, ses initiations, ses conciliabules intimes, sous le nom profane de cénacle: c'est l'époque de la dévotion en littérature, et des engouements d'école. Tout cela, à coup sûr, ne fut pas inutile; ceux qui discutaient étaient artistes, et la préoccupation excessive de la manière n'éteignit pas l'inspiration.
Toutefois quelques-uns des plus illustres de l'époque demeurèrent étrangers à ce travail de discussion, et ne l'avaient pas attendu pour prendre un parti. Béranger, avec sa poétique concision, ses drames concentrés dont les actes sont des couplets, son pathétique contenu et puissant, sa touche à la fois épicurienne et stoïque, son vers lentement épuré, d'où s'échappent tour à tour l'éclair foudroyant de l'éloquence et la flèche aiguë de la satire, Béranger n'était d'aucune école; aucune aussi ne le reconnaît pour chef; l'auteur du Roi d'Yvetot, de la Sainte Alliance des peuples, des Bohémiens et du Juif errant reste encore aujourd'hui solitaire et unique comme il l'était en commençant; seul aussi, ou presque seul, il a été adopté par le peuple.
Quelques chants nationaux de Casimir Delavigne approchèrent de la popularité; mais, à l'exception d'un petit nombre de vers, la voix du peuple ne lui servit guère d'écho. Classique avec intelligence, dernier représentant de cette élégance ingénieuse et poétique à laquelle étaient réservées de bien rudes atteintes, Casimir Delavigne, dont le talent, d'un éclat pur et charmant, est au moins aussi sûr de la postérité que beaucoup d'autres plus fêtés, avait précédé de quelques pas et suivait alors d'un peu loin le mouvement novateur; et, à cet égard, son souvenir éveille peut-être assez naturellement celui de M. Villemain, dont les écrits sont l'objet, je ne dirai pas d'une moindre, mais d'une moins affectueuse admiration.
Un autre, plus célèbre aujourd'hui, dont Chateaubriand et Byron avaient averti le talent, ne devait rien non plus à l'école nouvelle, rien à aucune école, mais tout à la seule et incomparable félicité de son génie. Je chantais, a-t-il dit lui-même,
Je chantais, mes amis, comme l'homme respire,
Comme l'oiseau gémit, comme le vent soupire,
Comme l'eau murmure en coulant[436].
Rien jusqu'alors n'avait donné l'idée de tant de facilité, d'un flot si large et si doucement entraîné; et cette noble mélancolie, cette mélodie suave, cette magnificence dont M. de Chateaubriand, à l'aurore du siècle nouveau, avait doté la prose française, M. de Lamartine était le premier à les transporter dans les vers. En poésie, l'amour ne connaissait pas encore d'Elvire; l'élégie, plus passionnée qu'enthousiaste, n'avait chanté que des Éléonores. On connut par les Méditations le charme de cet amour en deuil, de cet amour mystique, idéal, mêlé à la religion, trop voisin peut-être de l'adoration religieuse. Lamartine était lyrique, il ne devait jamais être que lyrique; mais il l'était comme nul encore ne l'avait été, il l'était avec une individualité pénétrante et douce, aussi distincte, dans sa douceur, qu'une voix, parmi les hommes, peut l'être d'une autre voix. Ce fut un long cri de surprise et d'admiration lorsque, pareilles à un vol d'oiseaux à l'aile d'opale et d'azur, les premières notes de cette voix inconnue se répandirent dans les airs, lorsqu'on recueillit, à peine tombés d'une bouche d'or, des vers comme ceux-ci:
Ô lac! rochers muets! grottes! forêt obscure!
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir!
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.
Qu'il soit dans le zéphir qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise: Ils ont aimé[437].
Les vers suivants, d'un caractère différent, n'étaient pas moins nouveaux dans leur genre ni moins ravissants:
Ah! si jamais ton luth, amolli par tes pleurs,
Soupirait sous tes doigts l'hymne de tes douleurs,
Ou si, du sein profond des ombres éternelles,
Comme un ange tombé tu secouais tes ailes,
Et prenant vers le jour un lumineux essor,
Parmi les chœurs sacrés tu t'asseyais encor,
Jamais, jamais l'écho de la céleste voûte,
Jamais ces harpes d'or que Dieu lui-même écoute,
Jamais des séraphins les chœurs mélodieux
De plus divins accords n'auraient ravi les cieux!…
Roi des chants immortels reconnais-toi toi-même!
Laisse aux fils de la nuit le doute et le blasphème;
Dédaigne un faux encens qu'on t'offre de si bas,
La gloire ne peut être où la vertu n'est pas.
Viens reprendre ton rang dans ta splendeur première,
Parmi ces purs enfants de gloire et de lumière,
Que d'un souffle choisi Dieu voulut animer,
Et qu'il fit pour chanter, pour croire et pour aimer[438].
Ce n'est pourtant pas par la séduction d'un exemple heureux, mais par des causes plus profondes et plus générales qu'il faut expliquer l'abondance, je pourrais dire le débordement du lyrisme, dans la littérature poétique de la Restauration. La poésie lyrique, et, pour mettre mon langage encore plus près de la vérité, la poésie égoïste, sous le nom flatteur de poésie intime, a conquis dès lors un espace démesuré. Tout, jusqu'aux genres avec lesquels le lyrisme est incompatible, est devenu lyrique et subjectif. Prétendrions-nous exclure ou déprécier la poésie lyrique? Elle a sa place au soleil; elle est au fond de toute poésie; elle est, dans un sens, la poésie à son état le plus élémentaire. Mais la valeur, la vocation poétiques d'une époque où le lyrisme pénètre partout et remplace toute autre poésie, nous semblent, s'il faut le dire, assez contestables. Quand l'individu, je ne dis point l'homme, se fait l'unique sujet de ses chants, c'est que la vie, dans l'ensemble et la variété de ses manifestations, ne parle plus à l'âme; et il ne faudrait pas trop s'étonner si cette époque se rencontrait avec celle où la philosophie nie l'individualité, nie en quelque sorte les êtres, et ne reconnaît dans l'univers d'autre réalité que celle des idées. Au reste, nous avons ici à constater le fait, et non à l'expliquer.
Il y avait, d'ailleurs, compensation. Tandis que les uns s'acharnaient à l'invisible, d'autres, non moins ardents, cherchaient la couleur. Un talent vigoureux, obstiné, laborieux, les engageait dans cette voie. Il est vrai que son matérialisme poétique s'unissait en lui fort souvent à des émotions d'une vérité naïve et saisissante. Ce n'était pas là ce que le vulgaire des imitateurs pouvait lui prendre: ils s'attachèrent donc à sa forme et la parodièrent. Il sut les passionner, et bien d'autres encore, pour une maxime qu'aucun des grands âges littéraires n'a professée: l'art pour l'art; maxime qui ferait périr l'art si l'art pouvait périr. Mais si la poésie elle-même y gagnait peu, son instrument s'y perfectionna, la langue poétique en ressortit plus riche, plus industrieuse et plus hardie.
On approchait du moment où l'axiome d'un révolutionnaire fameux: «De l'audace, de l'audace, et encore de l'audace!» allait devenir toute la poétique des talents de second ordre. Une révolution politique devait donner le signal à l'émeute littéraire. Mais jusqu'en 1830, certaines limites furent, d'un consentement tacite, reconnues et respectées. C'était sans doute, même au point de vue littéraire, un grand malheur que l'affaiblissement des convictions morales, et quelques restes de préjugés les remplaçaient assez mal; mais ce ne fut que plus tard que ces préjugés mêmes s'évanouirent et que toute unité disparut. La Restauration ne consomma point cette vaste ruine. Les traditions du sens moral, maintenues jusqu'à un certain point dans cette littérature, lui donnent une valeur, lui conservent un attrait, dont la littérature de l'époque suivante ne s'est que trop dépouillée. On ne se croyait pas encore obligé, pour intéresser des hommes, de cesser d'être homme. Une commotion prochaine, dans l'ordre politique, devait ouvrir une brèche à la cohue de toutes les fantaisies, au pêle-mêle de tous les délires.
Quoi qu'il en soit, en deçà de 1830 la littérature poétique n'a pas à rougir d'elle-même puisqu'elle a vu, dans tout leur éclat ou dans tout leur charme, le talent exquis de l'auteur du Paria et de l'École des Vieillards, et le talent non moins exquis, mais plus populaire de Béranger; puisque cette époque a entendu les premiers et les plus beaux sons de la lyre de Lamartine, et l'éclatante harmonie des Odes de Victor Hugo; puisqu'elle a recueilli les accents épurés de l'auteur d'Éloa, et les intimes confidences du livre des Consolations; puisqu'elle a vu naître ces charmants vers de Madame Tastu, qu'ont su s'approprier les mémoires les plus rebelles; puisque le Voyage de Grèce, si plein d'une vive fraîcheur, les colères poétiques de Némésis, enfin les vers belliqueux, et sonores comme une armure, du poème de Napoléon en Égypte, appartiennent aussi à l'époque de la Restauration.
La Restauration eut donc des poètes, et même quelques grands poètes. Les habiles prosateurs ne lui manquèrent pas. Et pour ne parler d'abord que des genres les moins sévères, nous n'oublierons pas que cette même période revendique plusieurs des romans de Madame de Souza, le Lépreux de M. de Maistre, Adolphe de Benjamin Constant, et toutes les charmantes fantaisies de Charles Nodier, cet écrivain artiste, qui a orné de tant de moulures délicates une langue déjà si parfaite, ce défenseur, si classique dans la forme, de toutes les excentricités du romantisme.
J'ai déjà nommé des écrivains plus graves, par le ton du moins et par la nature des sujets qu'ils ont traités. Nous avons vu le génie colérique et impérieux de Joseph de Maistre éclater dans les premières années de cette période, par les fameuses Soirées de Saint-Pétersbourg; l'éloquence moins onctueuse que passionnée, plus sacerdotale qu'évangélique, mais admirable en tout cas, de l'abbé de Lamennais, se mettre au large dans le livre encore plus fameux sur l'Indifférence; et l'esprit généralisateur, sceptique et fin de Benjamin Constant développer ses ressources au profit du spiritualisme et aux dépens des croyances positives, dans son grand ouvrage sur la Religion.
Nous n'aurons garde d'oublier l'auteur d'Antigone et de l'Essai sur les Institutions sociales, le poétique et onctueux Ballanche, religieux en politique, idéaliste en religion, mais avec ces préoccupations sociales dont l'idéalisme français ne consent point à se séparer. En redescendant vers les régions littéraires, nous trouvons M. Villemain, plus littéraire que son siècle, se hasardant néanmoins avec bonheur au delà de cette région natale, dont il ne perdra jamais, si loin qu'il aille, l'exquise pureté d'accent. Les Fragments de M. Cousin et la traduction de Platon doivent être comptés aussi parmi les richesses vraiment littéraires de cette époque; et la science elle-même les a augmentées de plusieurs beaux écrits, parmi lesquels le premier rang appartient sans doute à ceux de Georges Cuvier.
Mais les travaux historiques devaient surtout illustrer la Restauration. De toutes les formes d'opposition politique, aucune peut-être n'était plus sûre, et, indépendamment de toute intention polémique, l'heure était venue. Depuis que Voltaire, dans l'Essai sur les mœurs, avait indiqué la voie, elle n'avait été que peu fréquentée. Elle devait l'être alors; la liberté de penser était acquise; les circonstances prêtaient aux études historiques un intérêt puissant; les événements avaient renouvelé, multiplié les points de vue; après l'histoire convenue, on voulait enfin l'histoire sérieuse; tout, dans ce genre, était ou semblait à refaire. Le tableau animé, rapide et spirituel qu'avait tracé Lacretelle du dix-huitième siècle et de la Révolution, le grand et beau récit des Croisades par M. Michaud, avaient maintenu, même sous l'Empire, une place honorable aux travaux historiques; grâce à eux, la tradition n'avait pas été interrompue: mais que de sujets, que de questions sollicitaient les esprits investigateurs et les plumes éloquentes! Sur les confins de l'Empire et de la Restauration, c'est encore M. de Lacretelle que nous trouvons, avec son histoire si agréablement, quelquefois si vivement narrée des Guerres de religion au seizième siècle, et Lémontey, avec ses recherches neuves et piquantes sur l'Établissement monarchique de Louis XIV; plus tard viendra son instructive et spirituelle Histoire de la régence du duc d'Orléans. M. de Barante se fait chroniqueur dans son Histoire des ducs de Bourgogne, laissant, dit-il, parler les faits, laissant les temps se raconter eux-mêmes, mais leur soufflant tout bas tout ce qu'ils doivent dire. M. Guizot, appliquant son attention sévère et sa raison rigide à l'examen des grands faits sociaux, écrit, après Voltaire, mais avec un savoir plus épuré et dans une direction plus humaine, l'histoire de l'esprit humain. M. Thierry, s'inspirant des chroniques sans les copier, retrace les destinées des races, et crée dans le domaine de l'histoire un intérêt nouveau, que fait valoir son style sérieux, ému, naïvement éloquent. M. Thiers et M. Mignet, deux grands talents et très divers, tout en rendant hommage au principe de la Révolution, appliquent à son histoire la doctrine de la nécessité, et mêlent d'une manière étrange le fatalisme et l'enthousiasme. Moins écrivain que publiciste, M. de Sismondi poursuit sous une inspiration libérale son immense et précieux travail sur l'Histoire des Français. Écrivain surtout, mais digne de sa mission nouvelle, M. Villemain passe de la littérature à l'histoire, en retraçant avec une élégance grave et une spirituelle précision les destinées de l'Angleterre sous Cromwell. En dehors des préoccupations de la science et de la politique, M. de Ségur écrit ou chante l'Histoire de la campagne de Russie. Une grande voix nous arrive des solitudes de l'Océan; Napoléon, à son tour, raconte sa vie et son règne; il s'interprète lui-même, et, poète à sa manière, élève jusqu'à l'idéal ses desseins et son caractère. Bien d'autres travaux sans doute mériteraient de n'être pas oubliés.
Tout près de l'histoire, nous trouvons ces Mémoires si souvent relus, où la simplicité sans pareille de Madame de la Rochejaquelein atteint quelquefois au sublime; l'histoire de l'Espagne sous Napoléon, dans le roman d'Alonzo, où plus d'une fois la touche brillante et noble de M. de Salvandy rappelle assez vivement celle du Génie du Christianisme; enfin, cette Correspondance d'Orient, commencée avant, finie après 1830, par un écrivain plus fidèle que tout autre aux traditions de cette élégance naturelle et facile, de cette pureté de langue et de goût dont le dix-huitième siècle, au milieu de beaucoup d'erreurs, ne s'était pas départi.
En résumé, ces années ont été laborieuses et fécondes. Elles ont élargi, et même, de quelques côtés, elles ont rouvert le champ de la discussion en politique, de l'investigation en métaphysique, en morale et en religion. Elles ont poussé dans ces différentes arènes des esprits sérieux, des esprits ardents et, si elles ont plutôt signalé des points de vue nouveaux qu'elles n'ont établi quelque vérité nouvelle ou consolidé quelque grand principe, on peut dire qu'elles ont rendu hommage à la dignité de la nature humaine par la gravité des questions qu'elles ont soulevées. Réintégrée de la veille, l'histoire a étonné par la fermeté de sa marche, la hardiesse de son essor, la riche variété de ses travaux et de ses méthodes. Beaucoup d'hommes spirituels, instruits et diserts, quelques hommes véritablement éloquents, ont honoré la nouvelle tribune. La controverse politique a créé un nouveau genre de littérature et enrichi la langue dans le sens de son vrai génie. C'est dans le même sens que, sous la plume de quelques excellents poètes, cette langue a exercé sa souplesse et constaté sa fécondité. Avec plus de préméditation, d'autres, en la froissant trop souvent, en ont pour ainsi dire multiplié les plis et adouci l'apprêt. Ils se sont piqués d'être plus naïfs, plus immédiats, plus intimes surtout, que leurs prédécesseurs; ils l'ont été quelquefois; mais, à tout prendre, la littérature qu'ils ont créée ne l'a pas emporté par le naturel sur celle qu'ils aspiraient à remplacer: plus réels peut-être, ils n'ont pas toujours été plus vrais. Depuis longtemps on réclamait pour la littérature un caractère plus national; elle ne l'a pas reçu alors; elle a été, à certains égards, moins française ou plus hybride que jamais. La préoccupation d'une mission sociale a, vers la fin de cette période, recouvert d'une croûte de pédanterie quelques-uns des plus beaux talents. Mais ce qu'on ne peut refuser aux poètes de la Restauration, c'est d'avoir, en plus d'un sens, émancipé la poésie, et d'avoir remué, souvent avec bonheur, une très grande variété de souvenirs, de sujets, d'idées et de formes.
L'événement de 1830, en agitant les esprits jusqu'au fond, en ajoutant au scepticisme dans toutes les âmes, a modifié d'une manière grave l'état de la littérature. Il l'a, ou précipitée dans des voies toutes nouvelles, ou engagée plus avant que personne n'osait le prévoir dans la carrière des aventures. Il n'y a là, je suis porté à le croire, ni halte ni progrès, mais plutôt écart et tumulte. Tout excès provoque une réaction; quelques faits qui se passent sous nos yeux l'attestent jusqu'à un certain point: cet esprit de mesure, dont, à défaut de bon sens, le goût, cet autre bon sens, prend quelquefois la défense, a trouvé des représentants, ou plutôt il n'en a jamais manqué; mais les cris avaient couvert les voix. On revient, on se rassied, on s'interroge; mais où est la base de toute vérité littéraire? où est le bon sens moral? où est la fraîcheur et l'intégrité des convictions? où est cette vie raisonnable et saine de l'esprit et du cœur, cette foi simple aux éléments du vrai, qui, certainement, guidait ou retenait la littérature du grand siècle, et qui, au fort de leurs égarements, ne manqua pas entièrement aux écrivains de l'époque suivante? C'est ce que je me demande en finissant; c'est sur quoi, Messieurs, je vous laisse. À ne l'envisager qu'au point de vue de la littérature et de l'art, cette question vaut qu'on l'examine; mais je vous rends la justice de croire que vous la considérez de plus haut, et que la dignité, l'avenir, les intérêts éternels de la nature humaine, vous touchent, en ceci, bien plus que la littérature.
J'ai fini, Messieurs, ou plutôt je m'arrête; car je n'ai point fini. Pendent opera interrupta. Mais le moment de nous séparer est arrivé. Je ne descendrai pourtant point de cette chaire sans vous avoir dit combien, dans l'accomplissement d'une tâche qui m'a paru de jour en jour plus difficile, j'ai été soutenu, encouragé par votre attention, dans laquelle il me serait impossible, sans une trop grande présomption, de ne pas reconnaître quelque amitié pour moi. C'est un souvenir fort doux à joindre à l'agréable sentiment d'avoir été appelé à suppléer auprès de vous mon honorable et précieux ami, M. le professeur Monnard. Heureux me trouvé-je, et presque fier, d'avoir concouru à ménager d'utiles loisirs à celui dont la persévérance et le talent préparent un historien à notre patrie et un monument à notre littérature nationale.
Vinet n'était pas appelé par le sujet du Cours qui précède à dépasser l'époque de la Restauration. Aussi s'est-il à peu près borné à désigner par leurs titres les ouvrages de Chateaubriand postérieurs à 1830. L'appréciation qu'il a faite, comme critique, des écrits qui appartiennent à la dernière des quatre périodes dans lesquelles il a partagé cette vaste carrière littéraire, est donc le complément nécessaire des Études sur Chateaubriand.—Éditeurs.
Essai sur la littérature anglaise et Considérations sur le génie des hommes, des temps et des révolutions.
2 volumes in-8°.—1836.
L'Essai sur la Littérature anglaise a rempli tout à la fois et trompé notre attente. Nous dirons d'abord comment il l'a trompée. Nous comptions sur un ouvrage entièrement nouveau de M. de Chateaubriand; et il se trouve qu'une assez grande partie de ces deux volumes est reprise textuellement sur les anciens ouvrages de l'illustre écrivain. Il se fait son propre plagiaire, et redemande aux Quatre Stuart, aux Études historiques, et même au Mercure de 1802, de splendides lambeaux qu'il recoud négligemment à son œuvre nouvelle. Déjà dans les Études historiques nous avions retrouvé des passages de ses précédents écrits. Il n'est pas besoin d'assurer qu'on les rencontre avec plaisir; mais ce plaisir même accuse l'auteur, qui est beaucoup trop riche pour que l'avarice lui soit permise. Et, comme si ce n'était pas assez d'emprunter au passé, il emprunte à l'avenir; il s'est réservé, pour en enrichir son Essai, plusieurs fragments des mémoires qui doivent paraître après sa mort. Personne aujourd'hui ne s'en plaindra; car personne, avec assurance, ne peut s'envisager comme acquéreur présomptif des Mémoires d'outre-tombe; qui de nous peut savoir s'il n'aura pas sa tombe en deçà du mausolée qui attend (et puisse-t-il l'attendre longtemps!) l'auteur d'Atala, de René et des Martyrs?
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier?
Quant à ceux qui, sur les cendres du poète et peut-être sur les nôtres, liront ces mémoires si désirés[440], ce sera leur affaire de se plaindre, s'ils veulent, d'avoir dans leur bibliothèque deux fois les mêmes choses sous des titres différents; pour nous, jouissons de ce qu'on nous donne, sans l'avoir promis, au lieu de nous plaindre de ce qui fut promis et n'a pas été donné. C'est à l'auteur lui-même à consulter sur sa méthode «la conscience qu'il met à tout[441];» mais cette méthode est susceptible d'être jugée sous un autre point de vue, qui est du ressort de la critique littéraire.
Le propriétaire d'un château, pris au dépourvu, détache de toutes les salles de son manoir ce qu'elles ont de plus beau en tapisseries, en cristaux, en peintures, pour en orner à la hâte l'appartement d'un hôte royal. C'est ainsi qu'on improvise une fête: est-ce ainsi que l'on fait un livre? Un vrai livre se compose-t-il de pièces de rapport, de fragments adroitement assortis, et l'adresse sied-elle au génie? Elle ne remplace pas même le travail. Elle ne saurait donner à une composition historique ni l'unité, ni la profondeur, ni la proportion, ni cette plénitude et cette continuité de vie, qui sont le caractère des œuvres auxquelles la patience a présidé. La patience, quoi qu'en ait dit Buffon, n'est pas le génie; mais le génie, privé du secours de la patience, n'atteint point sa propre hauteur. Aucune grande gloire littéraire, que je sache, ne repose sur une œuvre fragmentaire. Il ne s'agit pas d'étendue matérielle: René, détaché de son cadre, fait son chemin vers la postérité. On ne demande pas non plus une régularité pédantesque: on sait bien que le génie a ses allures, et l'individualité est en proportion de l'intelligence. Peu importe même l'unité extérieure et la symétrie: une œuvre informe a pu quelquefois receler une unité substantielle et puissante. Mais un dessein pris, puis abandonné, une œuvre s'ajoutant à une autre œuvre pour faire masse, tous les sujets se donnant rendez-vous dans un même sujet, des parties traitées avec amour, d'autres avec nonchalance, tout cela, quelle que soit la beauté des parties, tout cela ne forme point un monument. M. de Chateaubriand était probablement de notre avis lorsqu'au prix d'un labeur dont la durée même entretenait son inspiration, il nous donnait le Génie du Christianisme et les Martyrs.
Quoi qu'il en soit, ceux qui, sur le titre de l'ouvrage, s'attendaient à une histoire complète ou à un examen systématique de la littérature anglaise, verront leur attente frustrée, d'une part, et dépassée de l'autre. Bien hardi qui voudra, après M. de Chateaubriand, parler encore de Shakespeare et de Milton; le concours est fermé; le Génie de la critique ne reçoit plus de nouveaux mémoires sur ces deux poètes; il peut dire, lui aussi, que son siège est fait. Mais le silence de M. de Chateaubriand est-il une consécration comme sa parole? et lui, dont un mot rendra immortels des noms obscurs, lui, qui, sur la route poudreuse de la gloire, relève généreusement des pèlerins exténués et les fait asseoir auprès de lui sur son char, aura-t-il le même pouvoir contre la renommée qu'en faveur de l'obscurité? Cette histoire donc reste incomplète, non pas tant par l'oubli de quelques faits que par l'absence de quelques couleurs; car il y a des noms qui teignent l'histoire; ces noms, omis par l'auteur, d'autres qui n'obtiennent de lui qu'une mention négligente, enfin des faits plus étendus, plus collectifs, et qui font masse dans l'histoire également passés sous silence, toutes ces choses ne sont pas remplacées au profit du sujet par la biographie de Luther[442] et par le séjour de M. de Chateaubriand à la préfecture de police[443]. Je crois qu'on en conviendra sans peine.
Parlons maintenant d'un autre désappointement qui, je l'avoue, pouvait être évité, puisqu'il pouvait être prévu[444]… Ce M. de Chateaubriand que nous avions tous appris par cœur, non point ses ouvrages seulement, mais lui-même; ce M. de Chateaubriand est mort, sachez-le bien; la date, je l'ignore. Celui dont on parle aujourd'hui, c'est son fils, ou son frère; c'est dans tous les cas son égal; et si vous ajoutez son vainqueur, je me tairai; car cela est possible, et cela ne me paraît pas certain. Mais enfin, c'est un autre. On dirait parfois que c'est le même être, mais disjoint, inconsistant, séparé de sa jeunesse comme on l'est d'une illusion, renfermant même à cette heure deux hommes en soi, qui ne s'entendent pas, et dont l'un oppose ses opinions aux affections de l'autre; l'indépendance du premier embarrassée de la fidélité du second; l'homme du présent et l'homme du passé; en un mot, on dirait le même homme, mais déconcerté. C'est aux amis du premier Chateaubriand à demander au second ce qu'il a fait de son frère; c'est au moraliste à nous rendre compte du phénomène; c'est aux hommes de l'art à nous dire ce que la littérature a gagné ou perdu à cette transformation.
Ce qui a persisté à travers ces vicissitudes de la pensée et de la forme, ce qui ne vieillit pas chez M. de Chateaubriand, c'est le poète. Voilà la véritable unité de ce génie brisé; voilà, pour employer une de ses expressions, la grande ligne qui n'a pas fléchi dans sa vie. C'est à la fois la beauté et le défaut de cette existence si remarquable. Le poète s'est presque toujours mis à la place de l'homme. En d'autres grands écrivains on peut discerner l'homme et le poète comme deux êtres indépendants; ailleurs ils font ensemble un tout indivisible; chez M. de Chateaubriand, on dirait que le poète a dérobé tout l'homme, que la vie, même intérieure, est un pur poème; que cette existence entière est un chant, et chacun de ses moments, chacune de ses manifestations, une note dans ce chant merveilleux. Loin de nous de porter la moindre atteinte au caractère élevé de M. de Chateaubriand! Mais nous croyons sérieusement que dans cette nature poétique tous les sentiments, comme tous les principes et tous les intérêts, se tournent trop tôt en poésie et se hâtent trop de sortir de la retraite où ils auraient dû se consolider et mûrir, pour aller s'épanouir dans l'atmosphère de l'imagination; nous croyons que tout ce que M. de Chateaubriand a été dans sa carrière, il l'a été en poète, et que sa vie en est devenue, si l'on peut s'exprimer ainsi, la plus sincère des fictions. La plus parfaite des compositions de M. de Chateaubriand, c'est celle qui ne peut s'imprimer ni s'exprimer, c'est sa vie; il n'est pas poète seulement, il est un poème entier; la biographie de son âme formerait une épopée. N'y a-t-il pas une race de génies qui vivent moins au milieu des choses que parmi les idées des choses; qui, de même que le dialecticien se nourrit des notions des êtres, se nourrissent de leurs images; en un mot, qui ont rêvé qu'ils vivaient plutôt qu'ils n'ont vécu[445]? Cette manière d'exister enlève un homme au-dessus de toutes les bassesses: et qui songerait à en chercher dans le chantre des Martyrs? Mais on se demande si elle constitue une vie profonde, vraiment sérieuse, vraiment humaine? La poésie elle-même ne perd-elle rien à se détacher si entièrement de la réalité dont elle procède, et à se poser ainsi solitaire dans des hauteurs aériennes? La main divine qui, dans le principe, a coordonné la poésie et la vie, a-t-elle permis qu'on pût être si purement poète sans aucun dommage pour la poésie elle-même? Sans contredit, la poésie est le plus haut désintéressement de la pensée; mais serait-il vrai que l'on est poète à proportion que l'on vit avec moins d'intensité, moins de réalité? et l'idéal du génie poétique serait-il la transformation de l'homme en idée? Ces questions, ce nous semble, devraient une fois être examinées[446].
À présent que j'ai dit mon avis sur la forme du livre et sur le mode de composition adopté par l'auteur, il peut m'être permis de parler de l'enchantement avec lequel j'ai lu ces pages, qui peut-être ne forment pas un livre, mais au moins le plus magnifique et le plus varié des albums. En cherchant à me rendre compte de mon plaisir, je trouve parmi les éléments dont il se compose, la joie de l'étranger, qui, au milieu d'une foule parée et bruyante où tous les visages lui sont inconnus, et dans l'espèce de serrement de cœur qui a dû le saisir au milieu de ce vaste désert d'hommes, tout à coup rencontre une figure familière, un compatriote, un ami, et, à cet aspect inespéré, soulageant par un soupir sa poitrine oppressée, court au-devant de cet ami, s'attache à son bras, ne le quitte plus, et circule avec aisance, avec une sorte de fierté, parmi ces groupes animés, qui tous naguère étaient morts pour lui. Cette foule, c'est la littérature du jour, se rattachant presque toute à des sentiments que je ne comprends pas, à des pensées dont la périlleuse excentricité m'effraye, à tout un ordre d'idées factices, arbitraires, au milieu desquelles je ne puis respirer. Je quitte ces hauteurs vertigineuses, et, me tenant au manteau de l'illustre poète, je descends avec lui (si c'est descendre) sur le terrain du bon sens et de la nature. Ô bords connus et bénis, région lumineuse et accessible, où les plus larges et les plus sûrs chemins ont été formés par les pas des plus illustres génies de tous les temps; région d'Homère, de Virgile, de Milton, terres des grandes intelligences et des simples d'esprit, domaine inaliénable de l'humanité, qu'avec ravissement j'aborde sur tes rives! et que je rends de grâces au poète qui m'en a rappris le chemin!
Attachez-vous comme moi aux traces de ce guide, vous qui, saisis de vertige, au milieu de la poésie et des romans du jour, avez désappris l'ancienne nature sans pouvoir entièrement vous faire à la nouvelle. Voici un poète, et le premier de ceux que nous possédons, que la vigueur de son génie et l'habitude de la souveraineté ont préservé des entraînements de la multitude. Qu'il ait, à quelques égards, payé le tribut à son époque, je ne vous le nierai pas; que sur des sujets graves il professe de graves erreurs, j'en conviens à regret; mais avec lui du moins vous ne marchez pas sur des nuages: sa nature, à lui, c'est la nature où s'abreuvaient, où s'inspiraient les maîtres des maîtres, les écrivains éternels, les modèles de tous les siècles; ses erreurs mêmes ont de la vérité, parce qu'elles sont naturelles; tant d'autres erreurs du jour n'ont pas même ce mérite! Vous pourrez arriver à d'autres conclusions que lui, mais n'ayez pas peur d'être divisés sur les croyances élémentaires; il est resté d'accord, lui, avec l'humanité; il est, en dépit, ou plutôt à cause même de sa haute individualité, à l'unisson de la voix universelle; il a toujours le bon sens du génie, et souvent le génie du bon sens; et dans les hauteurs où nous entraîne sa belle imagination, vous ne sortez pas un moment de la lumière; votre âme poétique n'est pas obligée, pour le suivre, de laisser en arrière votre vraie âme, votre âme d'homme; la substance de ses créations est humaine, intelligible, réelle; il ne demande pas, pour être compris et goûté, une autre nature, une autre âme, que celle dont l'homme a été pourvu dans tous les temps; et le mysticisme sensualiste, l'idéalisme transcendant, l'égoïsme humanitaire de notre âge, ne nous serviraient de rien pour entrer dans sa pensée.
Que mes lecteurs, s'ils ne s'associent pas à cette effusion de reconnaissance, me la pardonnent du moins: j'avais besoin de m'y livrer; et je l'ai fait, je puis le dire, sans avoir l'idée de nier tant de grands talents, par conséquent tant de portions de vérité, que renferme la littérature de notre époque. Ce qu'ils ont de vérité, je dis de vérité païenne (car je ne prétends point parler ici de la vérité suprême), ce qu'ils ont de vérité les sauvera; mais il n'y a pas moyen de supposer que la postérité adopte, sur la recommandation du style, ce qui n'aboutit par aucun point à la nature humaine; cette nature déchue n'accepte que trop d'erreurs; mais elle n'accepte que celles qu'elle peut rattacher à son propre fonds, à ses inaltérables données.
Avant d'aller au fond même des idées, nous trouvons dans le style de l'Essai ce caractère de vérité que nous regrettons chez tant d'écrivains de nos jours. Ce n'est pas qu'un style parfaitement pur ne puisse revêtir de grandes erreurs; mais comptez que ces erreurs au moins sont intelligibles, qu'elles sont humaines; elles touchent à des vérités; elles ne sont probablement que des vérités déplacées. La vérité a deux contraires: l'erreur et le non-sens; l'erreur est quelque chose, le non-sens n'est rien; il ne peut soutenir la parole, il la laisse défaillir, elle ne peut pas plus se tenir debout qu'un vêtement que rien ne supporte; on ne saurait donner une expression juste à ce qui ne signifie rien; ce sont les formes de l'idée qui déterminent celles du langage. Ce qui ne peut pas être ne peut se penser; et ce qui ne peut se penser ne saurait se dire. La langue n'a rien préparé pour des usages qu'elle n'a pas dû prévoir; et ce n'est qu'à force de se défigurer et de se faire violence, qu'elle peut donner l'apparence de l'être à ce qui n'est rien. Elle est joyeuse, au contraire, d'avoir à vêtir une réalité intellectuelle ou morale; elle a des signes pour tout ce qui a droit d'être désigné; ou, si elle est prise au dépourvu par quelque idée nouvelle, elle a bientôt trouvé dans son propre fonds le nouveau signe qu'on lui demande. Demandez-lui pour des besoins réels, «elle ne tardera guères.» C'est ainsi qu'elle court avec empressement au devant de la pensée de M. de Chateaubriand: pensée humaine, c'est ce qu'il lui faut; très individuelle sans doute, mais c'est ce qu'elle aime; car elle se sent plus forte avec les forts. Certes, le style de M. de Chateaubriand est bien à lui; il y a telle phrase, tel tour, telle image qui ne peuvent appartenir qu'à lui, et qui renferment pour ainsi dire son nom. Quel autre nom que le sien peut signer un passage comme celui-ci: «De tels génies (tels que celui de Shakespeare) occupent le premier rang; leur immensité, leur variété, leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d'abord pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, comme il y a quatre ou cinq races d'hommes, dont les autres ne sont que des nuances ou des rameaux. Donnons-nous garde d'insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres puissants; n'imitons pas Cham le maudit; ne rions pas si nous rencontrons nu et endormi, à l'ombre de l'arche échouée sur les montagnes d'Arménie, l'unique et solitaire nautonnier de l'abîme[448].»
Mais avec quelle facilité retentit dans notre esprit ce magnifique langage! que ces expressions trouvent bien dans notre imagination leur place toute prête! que l'esprit où elles ont pris naissance est bien, malgré sa grande supériorité, proche parent du nôtre! On ne peut cependant dissimuler que cette vérité de style ne s'élève pas jusqu'à la candeur; ce style a un peu trop la conscience de ses effets; il cherche au delà de ce qu'il trouve: il est quelquefois ambitieux; mais M. de Chateaubriand ne serait pas de son siècle si, outre la vérité qui le distingue, il avait encore la candeur. Elle est possible encore dans la vie, elle ne l'est plus dans le langage. Chez les écrivains du siècle de Louis XIV, le soin des choses allait avant tout; les choses, pour ainsi dire, entraînaient les mots, et l'ensemble dominait les détails. La phrase était subordonnée au paragraphe, le mot à la phrase; on ne détachait rien, on ne cherchait pas les saillies, mais plutôt le niveau. Les accents n'étaient pas multipliés sur les pensées. Que si quelque image extraordinaire survenait, elle était née du fond même du sentiment et de l'idée, qui soulevait pour un moment, mais sans secousse, le niveau du discours, et puis le laissait se rétablir doucement[449]. Certes les beaux mots ne manquent pas dans Bossuet; mais il semble qu'alors ils étaient plus sentis que remarqués: ils entraient pour leur part dans l'effet général de la composition, le rendaient plus sensible à certains endroits, en résumaient la force: on leur savait gré d'être venus en leur lieu; mais je ne vois pas que la critique du temps en ait tenu registre. Ce n'est point que les critiques minutieux manquassent alors; mais ils avaient peu d'autorité dans la haute littérature, et les curiosités de diction qu'ils relevaient et recommandaient, ne sont pas les mêmes que nous admirons. Ainsi une foule de beaux traits passèrent comme inaperçus jusqu'à nous, qui les avons en quelque sorte découverts.
Mais cette simplicité, cette innocence du génie n'est pas le seul trait qui caractérise nos illustres devanciers. En toute manière, leur style était tempérant et chaste. Ils restaient volontiers en deçà de l'expression qui eût épuisé leur pensée. Ils laissaient quelque chose à faire au lecteur. Ils ne mettaient jamais en dehors tous les moyens d'expression. Je ne dirai pas que leur style était contenu; cela supposerait un calcul dont il n'y a chez eux nulle trace. Mais un admirable instinct les avertissait, d'une part, que la beauté est incompatible avec la profusion ou la violence, et de l'autre, que la force d'une impression est d'autant plus grande qu'elle est en partie l'ouvrage de celui qui la reçoit; de là l'effet remarquable de leurs écrits: nous nous sentons associés à l'auteur, qui veut bien nous admettre à compléter sa pensée; notre rôle est en partie actif, et cette action même prévient la fatigue, résultat inévitable d'impressions continuelles, contre lesquelles on ne peut réagir. On sent bien que je ne parle pas ici de ce style de réticences, autre ambition d'effets, autre source de fatigue; je ne parle que de la retenue, de la discrétion dans l'expression; et j'en appelle, pour me faire comprendre, au style de Lesage, dans Gil Blas, modèle de mesure, de calme et d'une réserve du meilleur goût. Ce n'est qu'assez tard, au reste, que ce style prodigue et qui jette tout en dehors, est devenu le style dominant. Qu'on lise Buffon, trop légèrement accusé d'emphase, pour quelques passages où la solennité est bien à sa place: que d'endroits, dans cet auteur, où je me dis: Quoi! pas plus de dépense! une expression si tranquille! du pittoresque et de l'expressif juste ce que l'objet tout seul en amène! Il n'y a rien, ce semble, au delà de la justesse et de la clarté; mais je ne sais comment il se fait que l'objet est vu, senti, et que l'imagination a reçu de cette peinture si modeste, de cette espèce de camaïeu, un ébranlement aussi puissant que du tableau le plus chaudement coloré. Il est certain que l'effort ne doit pas être confondu avec la force; et lorsqu'il ne trahit pas la faiblesse de l'écrivain, il accuse l'endurcissement des lecteurs. Dans tous les arts, la préférence donnée à la vigueur des couleurs sur la pureté des formes annonce que l'humanité ou qu'un peuple est bien loin des beaux jours de sa jeunesse.
Sans absoudre M. de Chateaubriand de toute complicité dans cette tendance, je conseille pourtant à nos héros de la métaphore et du néologisme d'observer avec quelle résignation l'illustre auteur des Martyrs se sert de la langue de tout le monde, et quelles grâces il en obtient sans lui rien extorquer. La phrase de Voltaire n'est pas plus svelte et plus agile que la sienne, ni d'une plus exquise simplicité. Je m'attends qu'on dira que c'est faute d'art. En vérité, si l'art est dans le système opposé, il faut avouer qu'il récompense bien mal ses adeptes! Mais, au fait, c'est que l'art est aussi près que possible de l'instinct et du bon sens. Il en est l'application réfléchie à tout ce qui fait la matière de la poésie et de l'éloquence. À la longue il ne nous laisse plus voir en lui qu'un bon sens ennobli, dont la délicatesse, tournée en habitude, n'exige plus ni calcul ni réflexion; c'est une noble attitude, un port élégant, qui ne coûte et ne trahit pas plus de calcul et d'effort que la contenance grossière et lourde de l'homme du vulgaire. Un tel art ne fut point étranger à l'éloquence naïve d'un Bossuet, aux effusions tendres d'un Fénelon. Je crains qu'on ait de nos jours remplacé ce bel art par l'industrie. On a, en fait de style, des tours de force, des sauts périlleux: il n'y avait rien de périlleux dans l'art des hommes du grand siècle. M. de Chateaubriand est donc fort bien venu à dire et à démontrer qu'écrire est un art. C'est le temps de le rappeler à tant d'artisans qui se croient artistes.
En général, tout ce qui, dans l'Essai, concerne les doctrines littéraires est, pour le fond et pour la forme, au-dessus des éloges que nous en pourrions faire. Là se retrouve encore ce caractère de vérité auquel nous avons applaudi. Partout on sent le maître, l'homme qui, s'étant peu à peu désabusé de toutes les fausses beautés, conserve pour les véritables la ferveur du premier amour, qui n'applique pas sur l'enthousiasme des jeunes gens les glaces d'une imagination épuisée, mais qui, tout jeune encore par le génie, et dans la plénitude de sa force, a droit de se faire écouter des jeunes et des forts.
On nous saura gré de quelques citations, que nous regrettons de ne pouvoir multiplier:
«Persuadons-nous qu'écrire est un art; que cet art a des genres; que chaque genre a des règles. Les genres et les règles ne sont point arbitraires; ils sont nés de la nature même: l'art a seulement séparé ce que la nature a confondu; il a choisi les plus beaux traits sans s'écarter de la ressemblance du modèle. La perfection ne détruit point la vérité; Racine dans toute l'excellence de son art, est plus naturel que Shakespeare, comme l'Apollon, dans toute sa divinité, a plus les formes humaines qu'un colosse égyptien.
»La liberté qu'on se donne de tout dire et de tout représenter, le fracas de la scène, la multitude des personnages, imposent, mais ont au fond peu de valeur; ce sont liberté et jeux d'enfants. Rien de plus facile que de captiver l'attention et d'amuser par un conte; pas de petite fille qui sur ce point n'en remontre aux plus habiles. Croyez-vous qu'il n'eût pas été aisé à Racine de réduire en actions les choses que son goût lui a fait rejeter en récit?… Il n'a retranché de ses chefs-d'œuvre que ce que des esprits ordinaires y auraient pu mettre. Le plus méchant drame peut faire pleurer mille fois davantage que la plus sublime tragédie. Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie, les larmes qui tombent au son de la lyre d'Orphée; il faut qu'il s'y mêle autant d'admiration que de douleur: les anciens donnaient aux Furies mêmes un beau visage, parce qu'il y a une beauté morale dans le remords[450].»
«Soutenir qu'il n'y a pas d'art, qu'il n'y a point d'idéal; qu'il ne faut pas choisir, qu'il faut tout peindre; que le laid est aussi beau que le beau: c'est tout simplement un jeu d'esprit dans ceux-ci, une dépravation du goût dans ceux-là, un sophisme de la paresse dans les uns, de l'impuissance dans les autres[451].»
«La vérité du théâtre et l'exactitude du costume sont beaucoup moins nécessaires à l'art qu'on ne le suppose. Le génie de Racine n'emprunte rien de la coupe de l'habit; dans les chefs-d'œuvre de Raphaël, les fonds sont négligés et les costumes inexacts… L'exactitude dans la représentation de l'objet inanimé est l'esprit de la littérature et des arts de notre temps: elle annonce la décadence de la haute poésie et du vrai drame: on se contente des petites beautés, quand on est impuissant aux grandes; on imite, à tromper l'œil, des fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant une fois descendu à cette vérité de la forme matérielle, on se trouve forcé de la reproduire; car le public, matérialisé lui-même, l'exige[452].»
«Pleine et entière justice étant rendue à des suavités de pinceau et d'harmonie, je dois dire que les ouvrages de l'ère romantique gagnent beaucoup à être cités par extraits: quelques pages fécondes sont précédées de beaucoup de feuillets arides. Lire Shakespeare jusqu'au bout sans passer une ligne, c'est remplir un pieux mais pénible devoir envers la gloire et la mort: des chants entiers de Dante sont une chronique rimée dont la diction ne rachète pas toujours l'ennui. Le mérite des monuments des siècles classiques est d'une nature contraire: il consiste dans la perfection de l'ensemble et la juste proportion des parties[453].»
«Le Génie enfante, le Goût conserve. Le Goût est le bon sens du Génie… Ce toucher sûr, par qui la lyre ne rend que le son qu'elle doit rendre, est encore plus rare que la faculté qui crée. L'Esprit et le Génie diversement répartis, enfouis, latents, inconnus, passent souvent parmi nous sans déballer, comme dit Montesquieu: ils existent en même proportion dans tous les âges; mais, dans le cours de ces âges, il n'y a que certaines nations, chez ces nations qu'un certain moment où le Goût se montre dans sa pureté; avant ce moment, après ce moment, tout pèche par défaut ou par excès. Voilà pourquoi les ouvrages accomplis sont si rares; car il faut qu'ils soient produits aux heureux jours de l'union du Goût et du Génie. Or, cette grande rencontre, comme celle de quelques astres, semble n'arriver qu'après la révolution de plusieurs siècles, et ne durer qu'un instant[454].»
Il ne m'appartient pas de juger les jugements que porte M. de Chateaubriand sur la littérature anglaise. Je les crois justes en général, et le plus souvent empreints de cette impartialité supérieure qui prend sa source dans l'intelligence et dans la sympathie. Ce don de s'identifier avec l'esprit de l'étranger suppose une puissance de généralisation assez rare, qui comprend tout parce qu'elle domine tout. Bien qu'éminemment Français, M. de Chateaubriand, avec son génie largement humain, a dû pénétrer et sentir le génie anglais. Je ne sais pourtant si quelques traits ne lui en ont pas échappé. A-t-il compris, a-t-il fait ressortir ce qu'une religion qui n'est pas la sienne a communiqué de spécial à la poésie anglaise? A-t-il bien vu que la religion individuelle (c'est le vrai nom du protestantisme) a dû donner à la poésie, qui est son écho, des caractères analogues à ceux du culte, qui est son expression immédiate? La poésie du dedans, je veux dire du cœur et de la maison, cette poésie recueillie, à la fois intime et précise, familière et sérieuse, qui ne s'élève au-dessus du niveau de la vie qu'autant qu'il faut pour n'être pas confondue avec la vie, cette poésie, beaucoup moins naturelle aux pays de la religion romaine, a produit sous le ciel voilé de la Grande-Bretagne des richesses dont il eût été intéressant de mesurer l'étendue et de faire connaître le caractère.
Si M. de Chateaubriand est vrai en littérature, il l'est encore sous le rapport plus important de la morale. La vérité morale n'a chez lui d'autres limites que celles de ses connaissances religieuses. Tout ce qu'on peut, dans l'horizon de la lumière naturelle, reconnaître et professer de vrai, il le reconnaît et le professe. Nul n'a plus que lui ce bon sens du cœur qui résiste à toutes les subtilités de l'esprit de système. Plusieurs de celles dont notre siècle malade avorte tous les jours, il les signale, il les arrête, et, vaines ombres, les chasse avec son caducée dans l'empire des ténèbres. D'un mot il termine ces procès d'idées que notre épuisement moral a pu seul faire traîner en longueur. Voici un exemple de ces justices sommaires:
«Le caractère de notre siècle est de systématiser tout, sottise, lâcheté, crime: on fait honneur à la pensée de bassesses ou de forfaits auxquels elle n'a pas songé, et qui n'ont été produits que par un instinct vil ou un dérèglement brutal: on prétend trouver du génie dans l'appétit d'un tigre. De là ces phrases d'apparat, ces maximes d'échafaud, qui veulent être profondes, qui, passant de l'histoire ou du roman au langage vulgaire, entrent dans le commerce des crimes au rabais, des assassins pour une timbale d'argent, ou pour la vieille robe d'une pauvre femme[455].»
Où M. de Chateaubriand cesse quelquefois d'être vrai, c'est dans l'appréciation de certains faits religieux. Il y a deux ordres de vérités, auxquelles correspondent deux organes, dont on peut avoir l'un sans posséder l'autre. Cet admirable bon sens de l'esprit et du cœur, qui fait l'auteur si excellent juge en d'autres matières, n'est pas à la hauteur des questions religieuses. La simplicité du cœur y voit plus clair que le génie. Ne craignons pas de le dire: c'est une vérité païenne qui brille dans l'auteur de l'Essai; nous la goûtons, toute païenne qu'elle est, puisqu'elle est vérité; mais, de même qu'un flambeau qui brillait dans la nuit, et qui, en face du soleil, ne semble jeter que de la fumée, cette vérité devient ténèbres à côté de la vérité chrétienne. Je ressens de la peine à faire l'application de ces idées à l'auteur du Génie du Christianisme; mais ma répugnance n'est rien contre des faits, que je ne puis effacer et que je ne dois pas dissimuler. Et qu'importe encore que les erreurs dont je me plains se trouvent comme enchâssées dans des assertions contre le protestantisme, où je suis né et où je demeure par choix? Ces erreurs anti-protestantes sont avant tout anti-chrétiennes; et si on voulait bien me supposer, sur le fait du protestantisme, la moitié seulement de la dépréoccupation que j'ai réellement, j'espérerais me faire écouter et croire en établissant que le mauvais vouloir dont cette communion chrétienne est aujourd'hui l'objet, tient précisément à ce qu'elle manifeste présentement de substance chrétienne, de même que la faveur dont le protestantisme a joui, ou plutôt dont il a été flétri, sous la Restauration, tenait aux éléments païens qui s'étaient mêlés à lui et dont on le croyait entièrement composé.
C'est que le protestantisme pour les uns est un parti, pour les autres une religion; c'est qu'il est à la fois païen et chrétien; c'est qu'il n'est, à proprement parler, qu'un espace ménagé à la liberté de conscience, et où peuvent s'abriter également la foi et l'incrédulité. Mais dans les consciences délicates, une grande liberté emporte une grande responsabilité; le sentiment de cette responsabilité crée en elles une vie religieuse plus spontanée, plus individuelle, plus intense que dans aucun autre système. La liberté est la patrie des croyances sérieuses, fortes et conséquentes. Là, le christianisme est l'affaire de chacun; là, je l'avoue, ne cesse point miraculeusement l'attrait des formes et le prestige de l'autorité; mais l'homme y est incessamment averti de l'insuffisance de l'autorité et des formes; elles lui refusent l'asile qu'il leur demande, et, si l'on peut parler ainsi, le repoussent incessamment vers sa conscience et vers l'Évangile. À côté de ce que le rationalisme a de plus insipide et de plus languissant, vous trouvez ce que la foi positive a de plus savoureux et le zèle le plus actif. Le catholique, s'il veut, donne charge à l'Église de croire pour lui; le protestant, sujet à la même tentation, est continuellement rappelé à l'usage de sa propre liberté par l'usage qu'il en voit faire dans sa communion. Mille questions se lèvent et se posent devant lui; il ne peut ni les ignorer, ni en renvoyer la solution à une autorité qui n'existe pas, ou que nul n'est tenu de reconnaître. La liberté, pour lui, est bien moins un droit qu'un devoir. Admirable renversement des idées vulgaires! Idée qui réveille sans cesse les consciences, qui combat la pesanteur de la chair, qui ne permet pas dans l'Église protestante un long engourdissement, ni une décadence irrémédiable, et, dans nos temps en particulier, y produit des effets qui commencent, même au dehors, à devenir sensibles.
En ce même temps, un certain goût de catholicisme s'est éveillé en France, et l'une des causes de ce réveil est précisément la peur que fait le christianisme sérieux qu'on voit s'avancer sous les livrées de la Réforme. Le monde jette au devant d'elle son vieux rival; les païens modernes se font un bouclier, un rempart du catholicisme auquel ils ne croient pas; ils l'opposent, faute de mieux, au christianisme qui s'approche; ils évoquent la poésie des souvenirs contre la réalité d'une puissante espérance; ils insultent le protestantisme, leur allié de la veille; ils lui cherchent des crimes et surtout des ridicules; ils défigurent son histoire; ils travestissent ses croyances; ils tentent d'avilir ses héros. C'est une preuve que les éléments chrétiens auxquels le protestantisme sert d'enveloppe se sont fait jour, se prononcent, et sont reconnus.
La prédilection de M. de Chateaubriand pour le catholicisme est d'une date plus ancienne et d'une meilleure espèce; néanmoins ses jugements sur la Réforme ont souvent pour principe une vue incomplète ou erronée des principes de la religion chrétienne. Je n'en donnerai pas pour exemples des assertions comme celle-ci: «que le pasteur protestant abandonne le nécessiteux sur son lit de mort[456].» Quelque énormes que soient de pareilles erreurs, une prévention purement catholique a pu les dicter. Encore moins voudrais-je rapporter à un manque de connaissance chrétienne la manière peu satisfaisante dont l'auteur explique pourquoi les beaux temps de la littérature anglaise sont postérieurs à ceux de la Réforme, véritable anomalie dans son système[457]; mais les opinions que je vais relever prennent leur source ailleurs que dans les préjugés du catholique de naissance.
L'auteur des Études historiques avait traité Luther de moine envieux et barbare[458]; depuis lors il a fait meilleure connaissance avec le grand homme qu'il avait heurté dans les ténèbres; le noble cœur de M. de Chateaubriand s'est ému de sympathie à la rencontre de son pareil; il a effacé ces épithètes injurieuses; il n'a pas résisté à l'attrait que lui inspirait Luther, orateur, poète, père de famille, tendre ami, et bon homme à la façon des grands hommes; il ne peut s'empêcher, tout en le jugeant avec rigueur, de serrer la main de cet adversaire qu'il serait tenté d'aimer; et cependant il ne connaît encore de Luther que ce que M. Michelet a bien voulu nous en apprendre. Pour ce qui concerne la personne de Luther, je n'en demande aujourd'hui pas davantage à M. de Chateaubriand, qui, mieux informé, sera un jour plus complètement juste. Mais c'est au nom d'un plus grand que Luther, que je réclame contre les jugements suivants. Dans le premier il s'agit du voyage de Luther à Rome:
«Le pape, en se faisant prince à la manière des autres princes… avait renoncé à ce terrible Tribunat des peuples, dont il était auparavant investi par l'élection populaire. Luther ne vit pas cela; il ne saisit que le petit côté des choses: il revint en Allemagne, frappé seulement du scandale de l'athéisme et des mœurs de la cour de Rome[459].»
Rien de plus sévère en intention; mais, de fait, on n'a jamais rien dit de plus honorable pour Luther. C'est dire qu'il ne vit les choses qu'en chrétien, et par leur côté spirituel. Il les vit donc comme Jésus-Christ les aurait vues. Il ne vit pas, ou plutôt, il ne voulut pas voir des intérêts de hiérarchie, des questions d'institutions, mais l'Évangile, vie et condition de toute institution chrétienne. Il donna moins d'attention aux sociétés passagères des hommes qu'à l'homme lui-même et à ses intérêts éternels. Il savait apparemment que la vérité dans les institutions ne manque pas quand une fois on a la vérité dans les idées; c'est le centre qu'il vit malade, et au centre qu'il voulut porter remède. La vue la plus chrétienne était aussi la vue la plus philosophique, et il en est toujours ainsi, car la vraie religion est l'unique philosophie. C'est donc au grand côté des choses que s'attacha ce grand cœur. En s'attachant à l'autre, il aurait laissé tout au plus la réputation d'un politique; il ne voulut être que chrétien: sa réputation et son influence y ont-elles gagné ou perdu? Quoi qu'il en soit, il faut prendre acte du reproche de M. de Chateaubriand: ce reproche est une apologie sans réplique des intentions et de l'œuvre de Luther. Mais n'est-il pas triste que l'auteur du Génie du Christianisme ne sache point encore quelles choses le christianisme tient pour petites, et quelles il appelle grandes?
Nous lisons ailleurs:
«Luther ne voulut rien céder à Zwingli, à Bucer et à Œcolampade qui le suppliaient de s'entendre avec eux; ils lui auraient donné la Suisse et les bords du Rhin… Un homme à grandes conceptions, désirant changer la face du monde, se serait élevé au-dessus de ses propres opinions; il n'aurait pas arrêté les esprits qui cherchaient la destruction de ce que lui-même prétendait détruire. Luther fut le premier obstacle à la réformation de Luther[460].»
Je prie l'auteur d'observer que tout ce qui est dit ici de Luther, se pourrait dire à meilleur titre de notre Seigneur Jésus-Christ. Si s'élever au-dessus de sa foi est le propre des grandes conceptions, Jésus-Christ n'en a eu que de petites. Car plutôt que de se mettre au-dessus de ses opinions, c'est-à-dire de la vérité dont il était dépositaire et dont l'abandon lui eût valu des hommages et une popularité immense, Jésus-Christ aima mieux mourir. Il paraît, ou que Jésus-Christ a fait peu de cas des grandes conceptions, ou qu'il a jugé petites celles qui paraissent grandes à M. de Chateaubriand. N'est-il pas possible que Jésus-Christ, et Luther à son exemple, aient estimé que la plus grande des conceptions est de préférer la vérité à toutes choses? Je dis la vérité, puisque pour chacun de nous, notre opinion ou notre conviction est la vérité. Ce principe de conduite est la gloire distinctive des âges chrétiens. L'histoire moderne lui doit ses principaux caractères et son plus grand intérêt, et depuis longtemps la conscience générale rend hommage à ce désintéressement qui met une pensée à plus haut prix qu'un empire. Comment se ferait-il que les grandes conceptions fussent d'un côté et le désintéressement de l'autre, que ce qui fait la force de l'âme fît la faiblesse de l'esprit, et que ce qui est généreux fût insensé? Comment supposer que le divorce du vrai et de l'utile soit dans la nature des choses et dans le dessein de Dieu, et qu'il y ait contradiction entre les œuvres d'une même sagesse et les dons d'une même main? M. de Chateaubriand abjurait-il son génie lorsqu'il refusait la fortune plutôt que de la devoir à l'assassin du dernier Condé? Aucun de ses ouvrages, selon moi, ne renferme une plus grande conception. Non, la vérité et le bien ne sont pas séparés. L'Évangile n'est pas un astre sinistre pour la société; et Luther, en renonçant au protectorat de l'Europe plutôt qu'à une seule de ses convictions, a fait œuvre de bonne politique en même temps que d'abnégation. Le bien social résulte de nos sentiments plutôt que de nos spéculations; et il est assez prouvé qu'en politique aussi bien qu'en littérature «les grandes pensées viennent du cœur[461].»
Le reproche est donc un hommage; et quand M. de Chateaubriand ajoute que Luther arrêta les esprits qui cherchaient la destruction de ce que lui-même prétendait détruire, l'assertion est gratuite et en contradiction avec ce qui précède. De quel droit imputer à Luther de n'avoir détruit qu'une partie de ce qu'il condamnait? et comment est-il permis de le supposer, après qu'on a dit qu'il ne sut pas s'élever au-dessus de ses opinions? Ces deux reproches se détruisent mutuellement; et si M. de Chateaubriand daigne un jour étudier l'histoire et les doctrines d'une secte pour laquelle il témoigne trop de mépris, il verra que l'élément négatif, mis en saillie par les rationalistes, n'est point le caractère des réformateurs ni l'esprit de leur œuvre. La religion de Luther est très positive, nullement rationaliste; elle s'appuie sur des miracles, elle est hérissée de mystères, elle réclame l'infini en morale, et peut-être elle est plus effrayante pour l'homme naturel que le catholicisme lui-même.
«La Réformation, dit l'auteur, éclata au sujet de quelques aumônes destinées à élever au monde chrétien la basilique de Saint-Pierre. Les Grecs auraient-ils refusé les secours demandés à leur piété, pour bâtir un temple à Minerve[462]?»
Les hommes du seizième siècle qui refusaient l'aumône à Léon X n'étaient pas des Grecs; c'étaient des chrétiens; ils avaient puisé leurs principes dans la Bible et non dans Hésiode. Mais je dis plus, les Grecs auraient pu refuser au nom de Minerve des secours qui devaient tourner à la honte de cette déesse. Je veux que Jésus-Christ eût besoin de la basilique de Saint-Pierre: l'eût-il voulue, l'eût-il acceptée au prix qu'elle a coûté? Cette basilique l'honore-t-elle autant que le trafic des indulgences le déshonorait? Léon X, en bâtissant Saint-Pierre, démolissait l'Évangile, temple spirituel de la chrétienté, que ne sauraient remplacer mille et mille basiliques. Ce n'est pas contre Saint-Pierre, mais contre la plus criminelle des hérésies, que s'éleva la voix de Luther. Il avait vu vendre la pourpre romaine, et l'avait supporté: il ne put souffrir qu'on voulût vendre le ciel. C'est l'esprit du christianisme qui paraît dans la protestation dont il fut l'organe: quel esprit paraît donc dans ceux qui la lui reprochent?
Qu'on ne dise pas que nous nous faisons ici, contre des opinions catholiques, le champion des opinions protestantes. Les critiques que nous faisons, un catholique pourrait les faire. Rien n'est loin de nos principes et de notre caractère comme l'exclusivisme de secte, à moins qu'on n'appelle de ce nom l'attachement aux principes fondamentaux du christianisme, reçus en commun par tout ce qu'il y a d'hommes sérieux et croyants dans les deux communions. Nous ne jouissons pas de trouver des erreurs dans un écrivain qui nous inspire autant d'intérêt que d'admiration; nous en éprouvons au contraire un vif déplaisir. Nous voudrions voir ce talent sans égal, ce roi des talents de notre âge, montrer à la génération qui l'admire le chemin de toutes les vérités. Ce chemin serait celui de l'avenir.
L'avenir! avec quel courage, mais avec quelle tristesse le noble vieillard attache ses regards vers cet Orient où chaque jour voit s'élever de nouveaux groupes d'étoiles! Aucun de ces astres n'est le soleil, et c'est le soleil qu'il attend, soleil qui ne doit pas, il le sait trop bien, briller sur ses cheveux blanchis; son avenir à lui, comme sa résignation amère se plaît à le répéter, c'est la tombe et l'oubli. Cette pensée inonde son livre, mêle l'auteur à tous ses sujets, perce jusque dans son élégant et spirituel badinage, s'échappe en jets subits de ses plus calmes spéculations. Il semble, pour ce qui le concerne, avoir abdiqué l'espérance; il n'espère plus que pour l'humanité, mais de cette espérance, dit-il, «incorruptible au malheur, plus forte et plus longue que le temps, et que le chrétien seul possède[463].»
Les regards du chrétien se portent, comme tous les regards, vers ce désert qui nous sépare de la terre promise; il frémit d'espoir et de terreur à la vue de ces brûlantes solitudes, où «la nuée, et lumineuse et sombre,» n'a pas encore distinctement paru. Cette époque éveille son attention au plus haut degré, car dans l'histoire du monde il n'en est point de pareille. Jamais attente si universelle, si grave, si anxieuse, ne s'empara d'aucun siècle. Jamais la pensée de l'avenir ne fut tellement présente à tous les esprits, même aux plus vulgaires, même aux plus légers. Jamais vaisseau n'entreprit sous des auspices plus redoutables une plus périlleuse navigation. Le souffle se tait dans les airs; l'âme du monde moral semble retenir son haleine; le navire paraît appelé à labourer à force de rames une mer de plomb; les croyances ont été laissées sur le rivage; l'humanité a dit à la matière: «Fais-nous des dieux qui marchent devant nous»[464]; et ces dieux, comme ceux des peuples antiques, sont de bois, de métal, d'eau et de feu. Mais le chrétien a bonne espérance. Tout cela n'est point l'avenir, mais la condition de l'avenir, le procédé de la rénovation; la matière prépare à l'esprit un nouveau monde, à la vérité un nouveau sol, à l'Évangile une nouvelle scène, où il déploiera, dans l'immutabilité de ses principes, la féconde variété de ses formes et de ses moyens. Il n'est permis au chrétien ni de se réjouir sans trembler, ni de trembler sans se réjouir.
Mais je cherche dans les convictions de M. de Chateaubriand ce qui peut justifier, ce qui peut nourrir son espérance. Je le cherche, et, s'il faut le dire, je ne le trouve pas. Sa religion semble avoir brisé contre les événements et les opinions des trente dernières années, toutes les saillies, tous les contours précis qui font la puissance d'une religion positive. À force de contact avec les théories sociales, elle a fini par devenir une de ces théories. L'auteur transporte le royaume du ciel sur la terre, il confond le résultat avec le but, et quelques applications terrestres de la vérité avec la vérité même. Et si l'on observe quels sont les résultats et les applications qu'il espère de l'avenir, leur nature même donne lieu de douter qu'il ait bien saisi le côté organisateur et social de l'Évangile. La «démocratie chrétienne,» voilà pour lui le dernier fond de la perspective. Mais si, comme on ne peut le nier, le christianisme a fait de la famille l'unique base de la société civile, c'est dans l'esprit de la famille chrétienne que la société doit être reconstituée; or la famille n'est pas une démocratie. La démocratie, regardée aujourd'hui comme l'état définitif et normal de la société, n'est peut-être qu'une crise importante, un état transitoire que la société doit subir. L'épithète de chrétienne n'y fait rien; dans une pareille alliance de mot, le substantif dévore son adjectif.
Quoi qu'il en soit de ces idées, et quoi qu'on veuille penser de la démocratie chrétienne, c'est beaucoup plus loin, beaucoup plus haut, que doit se porter, d'un premier essor, l'espérance du chrétien; et ce n'est pas dans des arrangements sociaux, quelque parfaits qu'on les imagine, que nous voudrions voir M. de Chateaubriand chercher l'avenir. Qu'il se soucie d'abord de ce qui est invisible et éternel: le reste viendra de soi-même. «À qui cherche le règne de Dieu et sa justice, toutes choses seront données par-dessus[465].» On ne prendra pas ceci, nous l'espérons, pour une opinion protestante, et ce n'est pas comme telle que nous la recommandons à l'illustre écrivain; car pour l'accepter, il ne faut qu'être catholique, et c'est tout ce que nous demandons de lui.
Le Paradis Perdu de Milton.
Traduction nouvelle.
2 volumes in-8°—1836.
C'est de la traduction de Milton que j'ai à rendre compte; mais je ne crois manquer ni à mon sujet ni au traducteur en m'occupant d'abord de Milton même et de son ouvrage. Parler du bonheur que je viens de goûter à longs traits en lisant le Paradis Perdu, c'est, je l'espère, remercier à son gré celui à qui j'en suis redevable; c'est lui dire, ce que mille autres voudraient lui dire, que son noble but n'est pas manqué, que son œuvre a porté coup, qu'il a remis un grand homme en possession de notre admiration, ou, pour mieux dire, notre admiration en possession d'un grand homme; que son enthousiasme a des complices, que son culte a des prosélytes. Oh! du côté de M. de Chateaubriand, je ne suis pas en peine; mais, il faut en convenir, j'aurais eu peine, en tout cas, à me détourner de mon dessein. Comment sortir de la société de Milton, et d'une société que son traducteur a su nous rendre si intime, et ne parler point de Milton lui-même? Comment avoir lu le Paradis Perdu, et ne parler que de l'œuvre du traducteur? C'est un événement qu'une telle lecture; c'est une époque qu'une telle publication; et quand on attache à un livre de grandes espérances littéraires, et morales, il est impossible de ne pas le dire, et de le dire sans l'expliquer.
Est-ce donc que le Paradis Perdu n'était pas connu parmi nous, du moins en français? Soyons justes, et reconnaissons que cet ouvrage a été plus heureux en traducteurs que beaucoup de poèmes étrangers: le travail de Dupré de Saint-Maur, celui de Racine, celui de M. Mosneron sont dignes d'estime et de mémoire. Mais, malgré cela, qui est-ce qui lisait Milton? Bien peu de personnes sans doute. À différentes époques, après avoir un moment occupé la scène, il est rentré dans une ombre majestueuse, repliant, comme le magnifique oiseau que Buffon a célébré, «repliant ses trésors et les cachant à qui ne sait point les admirer.» Toute époque, tout état social ne sont pas propres à apprécier et sentir Milton; les éloges les mieux motivés des meilleurs critiques ne créent pas un sens de plus dans les âmes, et vous avez beau, hommes de cœur et d'art, dire et crier votre secret, malgré vous il est en sûreté; car on ne peut vous entendre. Je rappellerai seulement ce que tenta, il y a une trentaine d'années, pour l'honneur de Milton et de la poésie, un des plus excellents critiques et des plus oubliés, peut-être, qu'ait eus notre presse périodique, M. Delalot, littérateur savant, grand écrivain, mais qui, de même que Milton, n'avait point eu l'heur de venir en son temps. Cet homme, d'un goût exquis, dont la critique était à la fois de la philosophie et du sentiment, passionné avec intelligence pour le beau antique et pour le beau chrétien, d'une sévérité courageuse parce que l'intention en était pure, libre d'esprit de coterie et d'esprit de contradiction, et ne sachant point pour tout secret
De la gloire des morts accabler les vivants,
M. Delalot était tombé on ne peut plus à propos ou moins à propos tout au travers des triomphes de Delille[467]. On l'applaudirait aujourd'hui, on l'écouterait comme le virum quem de l'Énéide: alors on ne le comprit pas même; et ses admirables analyses du Paradis Perdu ne purent faire mesurer la distance qui séparait le vrai Milton du Milton de l'abbé Delille. Quoique cette brillante traduction n'ait jamais passé pour fidèle, c'est par elle seulement que la plupart des lecteurs français connaissent le Paradis Perdu. À cette version, qu'il faut tenir pour non avenue, autant du moins que de très beaux vers peuvent passer pour non avenus, M. de Chateaubriand fait succéder sa traduction à lui, moins flatteuse, moins parée,
Mais fidèle, mais fière, et même un peu farouche[468].
C'est un grand événement en littérature, parce que les temps ont changé, parce que le sens qui manquait à toutes les époques où on a tenté de naturaliser Milton en France s'est développé dans bon nombre de natures; enfin, parce que M. de Chateaubriand est pour quelque chose dans l'événement. N'eût-il donné à cette œuvre que son nom, c'était déjà beaucoup en faveur du Paradis Perdu; ainsi protégé, il faudra bien que Milton soit lu; et s'il est lu, comment veut-on que je ne me livre pas, pour l'époque présente, à quelque espérance?
Une des ambitions de la poésie de notre siècle est de remonter au primitif. Les jeunes gens qui l'essaient ne se doutent pas qu'ils sont trop vieux pour cette œuvre; ils ne sentent pas les soixante siècles qui pèsent sur eux; et comment en secouer le poids? C'est le grand secret de Milton; il n'a vécu tous ces siècles que pour s'en approprier l'expérience; ces siècles ne pèsent pas sur lui, ils le soutiennent; ils ne le font pas faible, mais fort. Remontant le courant des âges, il arrive à la source d'où ils ont jailli; il ne fait pas du primitif, il est primitif; le chantre d'Adam est lui-même l'Adam de la poésie; il s'assied au berceau du monde, se pénètre des impressions les plus neuves de l'homme naissant, s'approprie la simplicité de sa pensée et de ses sentiments, de ses vertus et de ses remords, retrouve et fait saillir à travers les lignes superposées et entrelacées de l'humanité actuelle, les lignes grandes et profondes de l'humanité originelle, s'inspire, homme des derniers temps, de toutes les impressions d'Éden,
Et sur sa lyre virginale
Chante au monde vieilli ce jour, père des jours[469].
Je ne saurais assez dire combien ce mérite, ou ce bonheur, me paraît immense. Il a toujours assigné le premier rang, la royauté, parmi les poètes, à ceux qui l'ont possédé. Un coup d'œil superficiel pourrait faire priser plus haut ces traits délicats, ces ombres multipliées, dont s'est chargée peu à peu la surface de l'âme; on y croit sentir plus de pénétration, plus de finesse. Mais, à quelque haut prix qu'il faille mettre ce talent, tout d'observation, comment le comparer à cette divination qui retrouve les premières bases de tout ce que nous éprouvons, à cette puissance qui, nous séparant de tous les siècles que nous avons vécus, nous reporte d'un élan jusqu'à notre point de départ, à cette éloquence qui nous rend les vraies voix, les sons primitifs de notre nature, l'accent majestueux et ingénu de l'homme, alors que pour la première fois il rencontra son Auteur dans l'Univers et soi-même dans sa conscience? Sous ce rapport, le vieil Homère lui-même est moderne auprès de Milton; et qu'est-ce donc de tous les autres? Tous les autres n'ont été grands, chacun dans sa mesure, qu'à proportion qu'ils se sont rapprochés du type originaire de l'humanité; c'est ce type qui doit être ou vu ou poursuivi par tout poète; c'est dans ce limpide cristal qu'il doit se contempler pour se peindre, puisque le poète n'est, en réalité, que le peintre de soi-même; ce sont de telles images qu'il faut présenter au siècle qu'on veut régénérer dans l'art; c'est Milton que doivent lire ces esprits échauffés, adustes, que des modèles moins purs, et la vie réelle, calcinent toujours davantage. Et, qu'on y prenne garde, ce n'est pas pour apprendre à faire du primitif, ce qui est la chose du monde la moins primitive, mais pour être profond et vrai, dans le sens et dans le point de vue que le siècle a déterminé. Rien de plus touchant qu'une poésie qui réunit l'intelligence de son temps avec le sentiment de la simplicité première de la vie humaine. Ce contraste fait le charme des plus aimables productions de la littérature moderne.
Les caractères principaux de la nature humaine, les situations les plus fondamentales de la vie ont été représentés dans leur simplicité native par quelques-uns des grands poètes de tous les temps; mais on ose dire que, comparés à Milton, ils n'ont attaqué leur sujet qu'obliquement et par des faces plus ou moins étroites. Des traits énergiques et purs dessinent chez eux, par quelque côté important, le sexe et l'âge, la grandeur et la misère, la joie et la douleur, quelquefois même l'homme, séparé de toutes ces circonstances, et considéré dans sa seule opposition avec tout ce qui n'est pas lui. Mais je suis fort aveuglé si l'Homère biblique, l'auteur du Paradis Perdu, n'a pas été le plus heureux à extraire la racine (qu'on me pardonne cette expression), la racine de chacune des conditions diverses de l'existence humaine. Chez lui, ce n'est pas de profil, c'est en face, c'est dans leur plus grande largeur que chacune est sculptée à nos regards. Les types sont complets, accessibles, éclairés de toutes parts; les lignes non interrompues se rejoignent par leurs extrémités; l'image est aussi pleine qu'elle est ingénue; l'homme, non pas abstrait, mais primordial, élémentaire, est retrouvé; nous avons, au profit de tous les collationnements qu'il nous plaira d'essayer, l'editio princeps de l'humanité. Qu'on arrête son attention sur ce double exemplaire de l'homme et de la femme, mais de la femme surtout, image nécessairement plus saillante, parce qu'elle est une variété de l'homme, en qui elle trouve son terme de comparaison, tandis que l'homme ne le trouve que hors du monde visible; qu'on étudie cet Adam et cette Ève, et qu'on dise s'il y manque une seule des données dont se compose invariablement le caractère des deux sexes dans tous les âges et les lieux; qu'on dise si chacun de leurs actes, chacun des mots qu'ils prononcent, n'est pas typique et parfaitement absolu; si chacune de leurs manifestations n'enveloppe pas dans toutes les dimensions tout le sexe auquel elles se rapportent; si chacune n'est pas l'histoire anticipée de tout ce sexe; si toutes ces expressions réunies ne sont pas l'histoire prophétique et perpétuelle de toute la société! C'est ici véritablement qu'Addison a pu s'écrier;
Cedite, Romani scriptores, cedite Graii[470]!
Ne laissons pas d'ailleurs égarer notre hommage; n'hésitons pas à admirer, derrière Milton, un plus grand poète que tous les Romains et tous les Grecs, et que Milton lui-même. Jamais, sans les premiers chapitres de la Genèse, un si prodigieux mérite n'aurait honoré une production humaine, de même, hélas! que, si Milton n'eût pas existé, jamais le Paradis Perdu n'aurait existé. Du moins, à partir du moment où nous sommes, il est bien certain qu'il ne s'écrirait jamais plus!
Ce sujet, il est vrai, pourrait tenter encore bien des esprits et des esprits de plus d'une espèce; mais il n'appartient ni au mysticisme, ni au rationalisme, ni même à l'orthodoxie, dans les conditions où notre âge la retient, d'entrer dans ce sujet par la plus large porte, comme Milton y est entré. Cette entreprise réclame un courage poétique que je ne vois nulle part, et qui peut-être est éteint pour jamais. Consolons-nous par admirer ce que nous ne pouvons plus répéter ni reproduire. Un poète de nos jours, soit pieux, soit incrédule, abordant le même sujet, nous représenterait, je crois, sous les noms d'Adam et d'Ève, un homme et une femme, ou peut-être l'homme et la femme, mais non pas Adam et Ève. En faire à la fois la plus vive individualité et la plus haute généralisation, c'est aujourd'hui un problème insoluble aux plus habiles. Je le répète: le courage poétique, ou, si vous l'aimez mieux, l'ingénuité poétique, manque pour cette œuvre. La peur de l'inconséquence, de l'anachronisme, de l'anticipation, cette logique superficielle qui est devenue la forme de tous les esprits, s'y oppose désormais invinciblement. Le temps de ces créations est passé. Il n'appartient à aucun génie individuel de s'insurger en plein contre le génie universel. La direction de l'esprit et peut-être de la poésie moderne, est précisément inverse de celui qui inspira le Paradis Perdu. Le vent qui partait de l'Orient souffle aujourd'hui de l'Occident. Dans la poésie d'autrefois, l'âme cherchait à se faire jour par des images; l'invisible, à leur aide, se rendait visible, l'abstrait palpable, et, sur les traces du langage humain, qui n'est tout entier qu'un vaste poème dans ce même sens, la poésie matérialisait tout dans le seul dessein de rendre tout sensible, de même que, dans une sphère infiniment plus haute, la religion s'était faite anthropomorphiste pour être humaine, et la Divinité même s'incarnait afin de nous sauver. Aujourd'hui tout devient forme abstraite, ombre, fantôme; des corps et des substances il ne reste que les contours; l'individualité s'absorbe dans l'idée, le concret dans l'abstrait, l'être dans sa notion. C'est l'esprit de la poésie du dix-neuvième siècle; et s'il faut apporter un exemple (que M. Quinet nous permette de le citer à propos de Milton), c'est l'esprit d'Ahasvérus et de Napoléon. Je ne saurais indiquer de meilleur type de cette nouvelle tendance. Vous y verrez les réalités compactes se résoudre en brouillard perméable, les existences en rêves, et les idées s'emparer de la place des choses. C'est la poésie prise à l'envers, je ne veux pas dire à rebours. J'apprécie ces conceptions, j'éprouve quelques tressaillements poétiques au sein de cet univers désolé; mais je rentre avec bonheur de cette nuit sublime dans la lumière sublime de Milton, ainsi que du sein du panthéisme dans la religion de Jésus-Christ. Je n'ai pas besoin de dire qu'il y a dans ce rapprochement quelque chose de plus qu'une figure de rhétorique. Ahasvérus et Jocelyn sont dans leur sphère ce que le Paradis est dans la sienne. Le panthéisme donc a deux Milton pour un. C'est bien différent. Mais bon nombre de lecteurs sont gens à préférer Adam à Jocelyn, quoique le chef de l'humanité ne sache pas même épeler le mot d'humanitarisme, et Ève à tous les personnages d'Ahasvérus, quoiqu'elle ne pleure pas des larmes de granit.
Je n'espère pas que la lecture de Milton change tout d'un coup la direction des esprits et fasse brusquement rebrousser la poésie vers ses antiques voies:
Je penserais plutôt que les ruisseaux
Feraient aller à contremont leurs eaux.
Mais l'art a quelques conditions immuables, parce qu'il y a dans l'homme lui-même, vrai moule de l'art, des caractères également immuables. Toujours l'homme appréciera ce qui donne de la saillie et du relief aux choses qui en sont naturellement privées; toujours le poète sera tenu d'être peintre, aussi bien qu'il est obligé d'être musicien. La poésie aura toujours à résoudre dans sa sphère le même problème que la foi, rendre l'absent présent et l'invisible visible. Des contours précis, fermes, arrêtés, seront toujours demandés aux figures que le poète évoquera du sein de sa fantaisie. Ce sera toujours sa tâche et son triomphe d'animer, et de transfigurer dans une lumière vive, les êtres dont il emprunte l'idée au monde réel. Sous ce rapport, et autant que chose pareille peut être l'objet d'une étude, quelle étude que celle de Milton! Quand il n'aurait eu d'autre objet que de résoudre une question littéraire, eût-il pu jamais mieux s'y prendre? Chercher son sujet, ses personnages, son action, dans la région du mystère, sur les bords de l'infini, au sein même de l'infini; s'enfoncer dans la région de l'absolu, isolée des souvenirs et de tout caractère local, historique ou conventionnel, ne disposer sur la terre que de deux êtres humains et puiser le reste de son personnel (si l'on ose ainsi parler) dans le sanctuaire de la Divinité et dans le fond de l'abîme infernal; faire tourner tout son poème sur un dogme, et sur le plus obscur comme sur le plus redoutable des dogmes de la religion; et de ces éléments, dont un poète moderne n'aurait extrait qu'un traité de théologie ou une élégie métaphysique, tirer une épopée plus vivante, plus riche en vraies individualités que toutes les épopées, un drame plus rempli de mouvement que tous les drames, en un mot le poème à la fois le plus plastique (comme on aime à dire) et le plus intime: c'est le fait du génie le plus extraordinaire qui se soit jamais appliqué à la poésie. De timides observances n'ont pas retenu Milton; il n'a pas craint ou il a bravé les étonnements du rationalisme littéraire, que son siècle, à la vérité, lui permettait de redouter moins; un esprit semblable à celui qui nous a valu, à la même époque, le Pèlerinage du Chrétien, élevait Milton au-dessus de ces petites considérations. Comme Bunyan n'a pas eu peur de quelques rudesses ou incohérences allégoriques, Milton, voulant donner à son poème de la couleur et de la substance, et à ses idées une physionomie saisissable, ne s'est pas fait faute de mettre à contribution tous les siècles au profit du «grand jour où naquirent les jours;» de faire refluer à la source des temps tout ce que les temps ont enfanté dans leur cours; d'animer les idées de ce premier jour par des allusions logiquement impossibles; d'emprunter des images à la mythologie même, plutôt que de demeurer abstrait et incorporel. Toute réserve de droit étant faite à la critique, à laquelle j'abandonne, sans y regarder, mille choses dans le Paradis Perdu, je dis seulement qu'il s'agissait pour le poème d'être ou de ne pas être, et que, sans les anachronismes et les anticipations dont je parlais plus haut, le Paradis Perdu ne pouvait pas être. Ce ne sont pourtant pas ces défauts qui font ses beautés; ils ont seulement ouvert une place à ces beautés; ils ont mis le poète au large, et lui ont permis de faire éclater, dans les différentes parties de sa composition, ce génie vraiment poétique, cet esprit de création et de vie qui le distingue si éminemment. Envisageons sous ce rapport les descriptions, les caractères et les discours du Paradis Perdu.
Tout l'art du style est compris sous ces trois chefs; sur quoi on peut observer en passant que Milton est le plus complet des écrivains. Il serait même difficile de dire dans lequel de ces talents il excelle davantage; il suffit de savoir qu'il est à la hauteur du plus grand comme du moindre des trois. Le moindre, on voudra bien en convenir, c'est la description des objets physiques, des scènes de la nature visible. Mais tel est le degré où Milton a porté ce talent, que, n'en eût-il possédé aucun autre, sa place serait marquée parmi les maîtres. Quelle netteté, quel ordre dans la composition de ses tableaux, quelle précision sans dureté dans son dessin, quelle individualité dans chacun de ses tableaux! Bien loin d'être du lieu commun, c'est presque de l'anecdote; que d'air circule entre ses figures! quelle lumière les enveloppe! lumière poétique toutefois, qui embrasse doucement les formes, qui les caresse sans les étreindre, qui ne les éclaire pas seulement, mais les colore et les glorifie, et qui partout les imprime si fortement dans l'imagination du lecteur, que le souvenir de la réalité serait à peine plus vif que celui de l'image. Comme si cette lumière lui était attachée à lui-même, il la porte là-même où toute lumière semble étrangère et impossible, et c'est bien de lui qu'on peut dire, en lui empruntant son énergique langage: qu'il rend les ténèbres visibles[471]; ce qu'un sens percevrait moins bien, un autre le recueille; ce qui se refuse à l'impression des sens, il l'offre au regard de l'âme; plus rarement, néanmoins; tant il est habile à parler à l'imagination, tant il répugne à des traits vagues, tant il lui suffit peu de remplacer la figure des objets par leur physionomie! C'est dans la peinture des êtres animés et moraux que la physionomie l'emporte décidément sur la figure: Adam et Ève, Satan, ses pairs et les archanges, sont plutôt exposés à l'âme qu'aux yeux, et encore en ceci Milton se montre digne de son art. Lorsqu'il vous entraîne avec lui dans des lieux ou dans des situations dont la nature actuelle et la vie humaine ne peuvent nous donner l'idée, il rapproche de nous ces objets par d'heureuses allusions aux objets qui nous sont connus, par des comparaisons prises dans la sphère de nos connaissances ou de nos souvenirs. De mystérieuses horreurs, des combinaisons inouïes, mais essentielles à son sujet, se trouvent soudainement éclairées par le reflet de quelque image terrestre et humaine. Et l'art le plus fin, ou plutôt le goût le plus exquis, lui enseigne alors des contrastes inattendus et magiques. Très ordinairement les scènes orageuses de l'enfer ont pour terme de comparaison, au moins sur une de leurs faces, une des paisibles merveilles de la nature, ou quelque agréable tradition de l'histoire des hommes. Comme aussi bien ce serait une impossibilité à la fois et un contre sens d'appareiller les horreurs de la terre à celles de l'enfer, Milton ne le tente point; mais il cherche au-dessus des ombres du Tartare, sous la voûte de notre ciel, quelque objet qui soit propre, en même temps, à éclairer, à humaniser, pour ainsi dire, l'objet infernal, et à procurer à l'âme épouvantée une douce diversion:
«Ainsi se terminèrent les sombres et douteuses délibérations des Démons se réjouissant dans leur chef incomparable. Comme quand du sommet des montagnes, les nues ténébreuses, se répandant tandis que l'aquilon dort, couvrent la face riante du ciel; l'élément sombre verse sur le paysage obscurci la neige ou la pluie: si par hasard le brillant soleil, dans un doux adieu, allonge son rayon du soir, les campagnes revivent, les oiseaux renouvellent leurs chants, et les brebis bêlantes témoignent leur joie qui fait retentir les collines et les vallées[472].»
N'attendez pas de Milton l'inconcevable confusion du propre et du figuré, de l'image et de l'idée, du mystique et du matériel, dans les allégories religieuses. Il pourra, en de telles fictions, vous paraître bizarre, sauvage, révoltant, mais il ne veut pas scinder vos impressions, déconcerter vos facultés; terrible et gracieux, il sera toujours aussi net, aussi décidé, que peut le comporter un sujet tel que le sien: vous pourrez, tour à tour, vous attacher tout entiers à l'image, ou tout entiers à l'idée; mais vous ne serez pas au même instant disputés et tiraillés par toutes les deux, et obligés de compléter l'impression de l'une par l'impression de l'autre. Bien loin d'en excepter la terrible allégorie de la Mort et du Péché[473], je la citerais bien plutôt en preuve; elle affronte le problème avec la dernière audace et le résout avec la dernière puissance. Depuis le jour où Homère composa d'un triple carreau la foudre de Jupiter, jamais l'allégorie religieuse n'avait rien tenté de si grand, ni rien exécuté de si parfait.
Il est presque inutile de parler des caractères. La difficulté semblait immense, la puissance a paru plus grande encore que la difficulté. Plus les personnages étaient au-dessus ou en dehors des conditions communes des héros d'épopée, et plus leur nature et leur position les éloignaient du lecteur, plus Milton les en a rapprochés. Non seulement Adam et Ève, mais chacun des Anges déchus, chacun des Anges fidèles, sont plus humains (dans le sens où ils devaient être humains) qu'aucun des personnages de l'Iliade et de la Jérusalem. Aucun n'est uniquement le nom propre d'un caractère ou d'une passion; chacun est personnel et vivant. La logique qui détermine leurs actes et leurs paroles n'est pas celle de leur fonction générale dans le drame, mais de leur situation; elle n'appartient pas à l'auteur, mais à chacun d'eux et à chacun de leurs moments. Ils font ce qu'ils doivent faire, ils disent ce qu'ils doivent dire, mais toujours autrement et mieux que vous n'eussiez prévu; tout est dramatique, tout respire la réalité; en même temps qu'ils sont logiquement nécessaires, ils sont contingents, historiques; leur existence individuelle est un fait qui prend place dans votre mémoire. Ainsi, à l'intérêt philosophique et religieux, le seul que vous demandiez d'avance à cet immortel poème, se joint incessamment l'intérêt dramatique le plus vif. Les personnes qui ont lu le Paradis Perdu savent de combien d'exemples je pourrais appuyer cet éloge; mais des citations ne sont pas essentielles à mon but.
Pour donner à ces personnages tant de saillie, il fallait nécessairement les faire parler. Le vieil adage: «Parle que je te voie», est pleinement applicable aux compositions poétiques; et non seulement le lecteur, mais le poète lui-même, a besoin d'entendre ses personnages pour les voir. C'est dans leurs discours qu'ils se révèlent au poète, qu'ils se révèlent à eux-mêmes. Toute épopée où le poète ne cède pas très souvent la parole aux créatures de sa fantaisie, n'est point épique, par cela seul qu'elle n'est point dramatique. La parole seule, depuis la naissance des choses, a mis en évidence le monde intérieur et prononcé au dehors les traits de l'humanité. Les historiens antiques le savaient bien; et ce n'est pas pour faire de la rhétorique, mais pour faire entrer leurs lecteurs et entrer eux-mêmes dans les passions de leurs personnages, qu'ils les font discourir aussi souvent que l'occasion le comporte. Mézeray n'est nulle part si intelligent historien que dans ses harangues fictives. Alors, sous le nom d'éloquence, c'est faire œuvre de poésie; car l'éloquence, ainsi transposée, n'est plus seulement de l'éloquence; être éloquent pour le compte d'autrui c'est être poète. Il en est de l'éloquence et de la poésie, se substituant ainsi l'une à l'autre, comme d'un seul et même arbre, dont les racines élevées en l'air s'épanouiraient en rameaux, et dont les branches enfoncées dans le sol deviendraient à leur tour les racines de l'arbre. C'est le caractère d'un génie sincèrement poétique, ayant foi en son œuvre, que de faire souvent parler les personnages qu'il a inventés; c'est au contraire, en poésie, une preuve de petite foi que de remplacer ces discours directs par des résumés en forme oblique, et, ce qui est pis encore, par des définitions et des analyses. Milton, poète positif, n'a eu garde d'entrer dans une si fausse voie. Aussi, quelle vie, quelle agitation, quel remuement dans cette vaste composition! Mais ne vous contentez pas de ce coup d'œil général: voyez chacun de ses discours.
Milton est bien grand quand il parle en son propre nom; mais combien davantage lorsqu'il cède la parole à ses héros! J'ai lu tous ces discours, je les ai étudiés: l'intérêt en est inégal, selon la situation et selon la personne de l'orateur; mais la perfection est égale dans tous. Ce poète, qui a ses défauts, mais qui, à la différence d'Homère, ne sommeille jamais, a, jusqu'à la fin de son poème, fait parler ses personnages avec une suprême convenance; et, dans le moindre de leurs discours, il a mis ce qui constitue essentiellement l'éloquence, et ce qui fait la première vertu du style, le mouvement.
Pour apprécier l'importance relative de cette qualité du style, remarquons seulement qu'elle ressortit directement à l'âme, et à l'âme seule. D'autres beautés peuvent être le fait de l'imagination et de l'esprit: l'âme seule communique au style le mouvement, qui est toute l'éloquence. L'âme elle-même est un mouvement; un corps immobile ne cesse pas d'être un corps: l'âme, sans action, ne se conçoit pas, n'est rien: comment donc, dans le style, aurait-elle une meilleure expression que le mouvement? Aussi est-ce par la présence et par le degré de cette précieuse qualité, que vous pouvez, dans un auteur, dans toute une littérature, constater et mesurer la part de l'âme dans la création littéraire. Horace n'avait-il pas le sentiment de cette vérité, lorsqu'il disait dans son Art poétique:
Ordinis hæc virtus erit et venus, aut ego fallor,
Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici.
Cette maxime est susceptible d'un sens vulgaire et d'un sens beaucoup plus élevé. L'art de faire venir chaque idée en son lieu logique, afin que la pensée du lecteur arrive sans encombre au terme de l'ouvrage, c'est le nécessaire de l'art: ce n'est pas le fait du génie. Dire à présent ce qu'à présent il faut dire, c'est tour à tour accélérer ou ralentir son cours, c'est resserrer et relâcher à propos le tissu de la parole, c'est marcher ou par une pente insensible ou par de brusques élans; c'est frayer sa route par de doux méandres ou par d'anguleux détours; mais quoi? par pur caprice, et pour l'amour de la variété? non, certes, mais pour reproduire ce qui se passe dans l'âme sous l'impression d'un intérêt puissant, d'une vive passion ou de l'enthousiasme. C'est là, selon nous, la beauté royale du style[474]. Effacez toutes ces métaphores, émoussez tous ces traits d'esprit, aplanissez, jusqu'à l'aplatir, cette diction saillante; si le mouvement reste, vous avez conservé l'âme de votre discours. Ce n'est pas à dire que le mouvement soit au prix du sacrifice de toutes ces choses: il les produit de lui-même, elles ne sauraient le produire; de même qu'un fleuve féconde des rives et les couvre de verdure et de fleurs, tandis que ces fleurs et cette verdure ne peuvent rien sur son cours. Qu'il me soit permis de ne pas quitter sitôt une image dont la réalité est tout près de moi et m'a donné souvent à penser. Aux lieux où j'écris ces lignes, presque sous mes yeux, un fleuve illustre change tout d'un coup la direction de son cours[475]; après avoir longtemps coulé de l'Est à l'Occident, il courbe soudainement vers le Nord la masse entière de ses eaux; verra-t-il de plus beaux rivages? il l'ignore, et que lui importe? qu'importe de laver les pieds de marbre de quelque villa ou les racines de quelque tertre fleuri, au fleuve puissant qui, par la seule inflexion de son cours, va imposer aux siècles sa loi, déterminer l'histoire d'un monde, créer des nationalités distinctes, et tracer entre des peuples une barrière morale et politique bien plus profonde que ses eaux? Or, c'est ici, c'est à mes pieds, que s'opère la critique inflexion de ce fleuve tout historique, dont le nom seul évoque mille souvenirs; cette pensée, où je m'enfonce, et toutes les pensées qu'elle suscite, ne sont-elles pas faites pour absorber les impressions que tenterait sur mes sens l'aspect de ces bords heureux et fleuris?
Le mouvement dans le style est un des principaux caractères des littératures d'où l'âme n'a pas encore fait retraite. On peut, à d'autres époques, imiter à grands frais le mouvement, l'exagérer dans mille morceaux d'une rhétorique convulsive, qui ne ressemblent pas plus à l'éloquence que les secousses du galvanisme ne reproduisent le mouvement flexible et ressenti de la vie. Des traits, des images et des soubresauts, ce n'est pas encore du style, et le teint ardent et apoplectique d'une poésie matérialiste est bien différent des couleurs d'une vie saine. Quel délice de quitter cette éloquence au milieu de laquelle l'âme s'agite et ne marche pas, et de retourner vers Montaigne, Sévigné, Racine et Milton; noms bien divers, génies bien différents, mais qui ont écrit avec leur âme, et dont l'âme, si je puis dire ainsi, coule et circule dans leurs écrits! Les lire, c'est vivre avec eux; malheur à l'écrivain avec qui ses lecteurs ne vivent pas! Certes, Milton est beau de bien des manières; son expression est tour à tour majestueuse, profonde, gracieuse, naïve, mais ses paroles ne sont pas plus belles que les intervalles de ses paroles; ce n'est pas dans ses phrases seulement, c'est entre ses phrases que je l'admire; et la plus sublime de ses images n'est pas plus sublime que tel passage, telle transition, tel détour de sa parole dans les discours dont il a semé son poème.
L'excellence particulière de la poésie de Milton, celui de ses caractères que j'ai surtout voulu mettre en saillie, c'est d'être une poésie positive. Je l'appelle ainsi par opposition à cette poésie d'abstraction, de négation ou d'exception, qui n'est que trop généralement la poésie de notre époque. La poésie de Milton affirme; elle exprime des êtres; elle individualise, elle incarne ses idées; elle est pleine de courage, elle a foi en elle-même. Serait-il inutile de présenter un tel modèle aux poètes contemporains? sont-ils trop au-dessous d'une telle poésie, ou peut-être se jugent-ils trop au-dessus d'elle? S'ils en reconnaissent la prodigieuse supériorité, s'ils la saluent de leurs acclamations, rien n'est perdu; et nous pouvons regarder l'épopée de Milton comme la piscine de la poésie nouvelle. Dans tous les cas, il ne faut pas se lasser d'élever l'enseigne du vrai et du beau, ne fût-ce que pour avertir et consoler, dans quelque endroit de la confuse mêlée, quelque fidèle éperdu et découragé; et quant aux autres…
Virtutem videant[476]…
Dans un prochain article, où je me propose d'envisager le Paradis perdu sous le point de vue religieux, j'aurai l'occasion de montrer ce qu'a donné de positif à cette poésie le Christianisme positif de l'auteur. Ceci nous mènerait aujourd'hui trop loin. Je me contente d'avoir fait[477] ressortir quelques-uns des caractères généraux qui m'ont le plus frappé dans ce chef-d'œuvre. Je ne me suis que trop étendu sur ces sujets, qui ne constituent néanmoins qu'une faible partie du tribut de louange que nous devons à Milton. Mais comment se détacher sans regret d'une telle contemplation? Comment enfermer ses admirations dans de justes limites? L'impression que fait une telle lecture est très semblable à celle que nous recevons des grands spectacles de la nature; l'œil ne se détache qu'avec peine des sublimes tableaux de l'océan, lorsque la tempête y creuse des vallées, et qu'à ses tonnerres profonds répondent les tonnerres du ciel. Dans ces aspects majestueux, dans ces signes visibles de la puissance, l'âme s'obstine à chercher l'invisible. Ainsi mon regard restait fixé sur cet océan de poésie dont une main plus qu'humaine semblait agiter les flots. Ce n'était plus Milton que j'entendais dans les rugissements de l'abîme et dans les hymnes des Séraphins; il n'était plus lui-même qu'un phénomène comme ceux qu'il retrace, qu'une merveille comme celles qu'il a chantées; et au sujet du poète, je m'écriais avec le poète lui-même: «Puissant Créateur, je t'admire dans tes ouvrages et dans les ouvrages de tes ouvrages[478]!»
On n'a jamais mis en doute que le dessein de l'auteur du Paradis Perdu n'ait été profondément sérieux. Il a songé moins à orner son sujet de poésie, qu'à honorer la poésie en l'appliquant à son sujet, il a voulu ramener l'art à son origine, à son premier emploi, et pour ainsi dire sur son terrain natal. Il n'a pas envisagé la poésie comme un simple accessoire, un palliatif de son dessein. Elle n'a pas été pour lui, comme pour le Tasse, le miel dont on enduit les bords d'une coupe amère; pour lui, la poésie fait partie de la boisson même; elle est l'expression naturelle et intime de la vérité qu'il veut raconter; elle ne s'y ajoute pas, elle en ressort, elle en émane; sœur de la foi, de l'espérance et de l'amour, elle n'est pas une grâce, elle est une vertu; elle s'abreuve du moins aux mêmes sources que la vertu; et le poète, comme poète, a pu invoquer l'Esprit saint. À ce point de vue, on n'a pas à craindre de voir ou le dessein subordonné à la forme, ou la forme sacrifiée au dessein; l'art et la foi sont ici étroitement unis; le poète et le chrétien s'inspirent mutuellement; et les préoccupations morales ou philosophiques qui ont perdu tant d'œuvres d'art, et les vues d'art qui ont aminci et profané tant de hauts desseins, se donnent la main dans la plus parfaite intelligence. Aucune épopée, aucun drame, ne présente au même degré cet imposant caractère.
Mais il faut le dire aussi, jamais l'accord ne fut plus naturel entre la poésie et la foi. Milton, à la vérité, pouvait seul tirer le Paradis Perdu des premiers chapitres de la Genèse; mais il l'en a tiré tout entier; il n'y a dans son poème ni une donnée, ni un fait important, ni un caractère principal, dont l'indication première n'appartienne à l'auguste tradition que Moïse a recueillie; en sorte que, dans un sens, peu de poètes ont eu moins à inventer; et néanmoins, ou plutôt à cause de cela même, peu de poètes ont paru plus originaux. Milton ne le paraît pas seulement: il l'est sans doute; mais il l'est surtout pour avoir su se donner sans réserve à son sujet, pour s'être énergiquement associé à cette originalité divine, pour en avoir accepté toutes les conditions et toutes les conséquences, avec la soumission exacte de l'orthodoxe, animée par la liberté créatrice du poète. Toutes les principales conceptions du Paradis Perdu paraissent le simple prolongement des grandes lignes commencées dans la Bible; prolongement dirigé par cette haute logique du génie toujours sanctionnée et jamais prévue par le bon sens. Et c'est parce qu'il ne change rien à ces prémisses qu'il est original. Tout ce qu'il en retrancherait, tout ce qu'il y ajouterait de son propre fonds le jetterait dans le vague et dans le lieu commun. Quiconque a médité les premiers chapitres de la Genèse a dû se convaincre qu'on n'en pouvait tirer un chef-d'œuvre épique qu'à la condition, acceptée par Milton, de s'identifier toute la substance de ce grand récit, d'en aspirer tout l'esprit, d'y croire pieusement, d'en faire la base de sa vie. À ce prix seulement, tous les éléments de poésie qui y sont engagés sortent de l'ombre et se révèlent.
En dehors de ce système de fidélité biblique, il n'y avait pour le poète qu'un abîme, où se perdait toute figure décidée, tout caractère historique, toute personnalité. Le sujet serait devenu métaphysique entre les mains des sages, extravagant sous les plumes audacieuses; car, en sortant de la sphère des abstractions, que mettre à la place de ces grandes scènes, sinon des extravagances? Pour voir ce qu'en cette matière le poète a dû au chrétien, cherchez quelle est, de l'édifice biblique où s'est abrité son génie, la pierre qu'on peut détacher sans que tout le poème croule, ou du moins sans qu'une de ses masses s'en détache et le laisse mutilé? Répugnez-vous aux manifestations personnelles de la Divinité? il n'y a plus de poème. Préférez-vous à Satan et à ses cohortes les erreurs et les passions funestes à notre fragilité? vous enlevez tout un drame, un drame immense, où ces passions mêmes que vous voudriez mettre en scène trouvent l'expression la plus vive dont elles soient susceptibles et que l'art leur ait jamais donnée. Refusez-vous l'histoire de la création de la femme? au lieu de donner de sa position, de ses rapports avec l'homme, une raison à la fois religieuse et poétique, vous vous réduisez à la force des choses, à la constitution respective des deux sexes, à l'intérêt de la famille et de la société, en un mot à copier avec plus ou moins d'élégance l'ouvrage du docteur Roussel[480]. Arrachez-vous du poème l'arbre de science qui donne la mort? que mettrez-vous à la place? et, quoi qu'il vous plaise d'y mettre, comment faire cadrer votre invention avec le caractère de tous les autres faits, si vous les avez conservés? Que voulez-vous substituer au surnaturel et au révélé, sinon l'absurde, l'incohérent et le bizarre? S'il est possible que vous évitiez ces écueils, il est encore plus sûr que vous aurez évité la poésie.
Comme ces plantes qui, plongeant leurs racines en pleine terre, prennent du sol maternel tout l'espace qu'elles veulent, le poème de Milton est planté en plein christianisme; il est le développement d'une religion tout à fait positive[481]. À l'avis même de quelques personnes, le poète a trop hardiment développé l'anthropomorphisme biblique; il a abusé de quelques données, dont il ne fallait s'autoriser qu'avec discrétion; on lui oppose Klopstock, qui, dans un sujet pris à la même région, est demeuré aussi spiritualiste que le comportaient la poésie, qui veut des images, et le langage humain qui, dans son application aux choses de l'esprit, n'est qu'une image perpétuelle. On fait observer que l'auteur du Messie se garde bien de prodiguer les discours du Très-Haut, qu'il en est au contraire saintement avare; que, pour les épargner, sans refuser toutefois un organe à la pensée divine, il a placé au-dessus de tous les anges, et le plus près possible de l'essence incréée, un être nommé Éloa, qui, dans les occasions où un certain développement de discours est nécessaire, devient l'interprète et la voix de l'Éternel; on observe enfin que lorsque Dieu lui-même se fait entendre, c'est en un petit nombre de paroles solennelles, que préparent et annoncent un appareil de circonstances également solennelles, et dont l'impression, ressentie dans toute l'étendue des cieux, fait tressaillir tous les mondes.
Attentif à cette objection, j'ai, pour en apprécier la force, consulté l'impression qui me reste de quelques passages correspondants de Milton et de Klopstock; et j'ai trouvé, chose paradoxale au premier regard, que le spiritualisme de l'un produisait sur mon âme un effet moins religieux, moins conforme à l'intention du poète, que l'anthropomorphisme de l'autre. J'ai senti ce qu'un spiritualisme trop raffiné, trop exigeant, peut avoir de commun avec le rationalisme. J'ai présumé que, sous le voile du respect, Klopstock s'était caché à lui-même le besoin de répondre aux tendances d'une époque prévenue contre toute la partie historique et sensible qui distingue la religion positive du déisme pur. En y réfléchissant davantage, je suis venu à penser qu'il y a plus d'une manière de dégrader, en les humanisant, les choses divines; qu'on peut faire Dieu homme par la pensée comme par la parole et par l'action; et qu'aussitôt que la poésie le sort de son silence et de son repos, elle le fait devenir «comme l'un de nous[482]»; qu'il n'y a donc de choix qu'entre deux genres d'anthropomorphisme, ou, si l'on veut, de profanation; et que la profanation, le danger sont moindres à prêter à la Divinité l'action humaine qu'à lui attribuer la pensée humaine. Les franches et hardies représentations de la Bible m'ont semblé moins aventureuses, puisqu'il est impossible d'y voir autre chose que de simples formes, que cet effort nécessairement impuissant, mais qui n'en convient pas et qui veut être pris au sérieux, cet effort, dis-je, de l'âme humaine pour comprendre et exprimer l'âme divine. La distance me paraissait d'autant plus grande qu'elle aspirait à disparaître; la représentation d'autant moins rationnelle qu'elle prétendait à l'être davantage. Il y a même plus: poussé dans cette voie par le poète, on enchérit involontairement sur lui; on veut faire quelques pas de plus dans l'infini; on s'épuise en infructueux, élans, dont le premier effet est d'oppresser l'âme, de fatiguer l'esprit, et le second d'éloigner de nous la perception de la Divinité. Il en est d'un semblable procédé comme d'une série de chiffres qu'on prolongerait indéfiniment; après un certain nombre, l'esprit, à qui toute mesure, tout moyen de comparaison échappe, cesse d'y rien connaître; il se voit toujours à la même distance de l'infini; et dans ce sens il n'a pas fait un seul pas; mais il s'est éloigné, à perte de vue, de toute mesure appréciable, de toute idée distincte.
Après cela, je m'empresserai de reconnaître que le génie contemplatif du poète allemand atteint dans le sens de la profondeur aussi loin que celui du poète anglais dans le sens de la hauteur. Je dirais, si le mot s'y prêtait, qu'il a au plus haut degré l'imagination des choses intérieures. Klopstock, c'est Milton retourné en dedans, et creusant autour des racines de ce même arbre dont le chantre du Paradis se plaît à étaler le magnifique feuillage. Il n'a peut-être été donné à personne de dire, sur le monde intérieur, d'aussi grandes choses que Klopstock; et l'on croit, à l'entendre, qu'il a eu pour guide et pour maître ce même Éloa, cet être sublime dont «chaque pensée est belle comme l'âme entière de l'homme alors qu'il s'abîme dans des pensées dignes de son immortalité[483].» Mais si la profondeur des pensées de Klopstock ne peut s'expliquer que par le caractère individuel de son génie et par une piété qui avait passé de son cœur dans son esprit, il n'en est pas moins vrai, à nos yeux du moins, que sa tendance à tout spiritualiser lui était commandée par son siècle, qui n'était plus assez naïvement croyant pour se prêter aux formes des fictions miltoniennes; d'ailleurs, en de pareils sujets, c'est toujours en creux plutôt qu'en relief que le génie allemand aime à graver ses idées.
Pour moi, la question revient toujours à savoir s'il convient, s'il est permis de traduire en épopée les histoires toutes saintes dont Dieu lui-même est l'écrivain et le sujet; et comme je ne veux point traiter cette question, il ne me resterait, après avoir déclaré ma préférence pour le système de Milton, qu'à examiner si l'exécution est aussi respectueuse, aussi édifiante, que le dessein pouvait le comporter. J'ose répondre affirmativement. Une fois qu'on aura concédé au poète, au moins par hypothèse, le droit de faire parler le Très-Haut, on reconnaîtra qu'il était impossible de mettre plus de réserve dans cette hardiesse, plus de révérence dans cette liberté. Puisqu'il faut le dire, Dieu, dans la splendeur des cieux que Milton a osé nous ouvrir, enseigne formellement la théologie; mais c'est la théologie de Dieu. Ses discours sont le pur extrait des Écritures divines. La forme peut sembler plus moderne, l'exposition du dogme plus systématique qu'elles n'apparaissent dans la Bible; mais le fond est biblique au dernier degré. Rien d'anxieux d'ailleurs, rien de péniblement littéral dans cette orthodoxie chrétienne professée de si haut; l'expression, toujours large, pleine, libre, respire la souveraineté de Celui dont la pensée est la substance même de la vérité, et dont la parole est vraie par cela seul qu'elle est sa parole. On sentira, je crois, ces caractères dans le passage suivant, que j'abrège à regret:
«Ô mon FILS! en qui mon âme a ses principales délices, FILS de mon sein, FILS qui est seul mon VERBE, ma Sagesse et mon effectuelle Puissance, toutes tes paroles ont été comme sont mes Pensées, toutes, comme ce que mon Éternel dessein a décrété: l'Homme ne périra pas tout entier, mais se sauvera qui voudra; non cependant par une volonté de lui-même, mais par une grâce de moi, librement accordée. Une fois encore je renouvellerai les pouvoirs expirés de l'Homme, quoique forfaits et assujettis par le péché à d'impurs et exorbitants désirs. Relevé par MOI, l'Homme se tiendra debout une fois encore, sur le même terrain que son mortel Ennemi; l'homme sera par MOI relevé, afin qu'il sache combien est débile sa condition dégradée, afin qu'il ne rapporte qu'à MOI sa délivrance, et à nul autre qu'à MOI.
»J'en ai choisi quelques-uns, par une grâce particulière élus au-dessus des autres: telle est ma Volonté. Les autres entendront mon appel; ils seront souvent avertis de songer à leur état criminel, et d'apaiser au plus tôt la Divinité irritée, tandis que la grâce offerte les y invite. Car j'éclairerai leurs sens ténébreux d'une manière suffisante, et j'amollirai leur cœur de pierre, afin qu'ils puissent prier, se repentir, et me rendre l'obéissance due: à la prière, au repentir, à l'obéissance due (quand elle ne serait que cherchée avec une intention sincère), mon oreille ne sera point sourde, mon œil fermé. Je mettrai dans eux, comme un guide, mon Arbitre, la CONSCIENCE: s'ils veulent l'écouter, ils atteindront lumière après lumière; celle-ci bien employée, et eux persévérant jusqu'à la fin, ils arriveront en sûreté.
»Ma longue tolérance et mon Jour de Grâce, ceux qui les négligeront et les mépriseront ne les goûteront jamais; mais l'Endurci sera plus endurci, l'Aveugle plus aveuglé, afin qu'ils trébuchent et tombent plus bas. Et nuls que ceux-ci je n'exclus de la miséricorde[484].»
La réalisation poétique d'une autre personne, du Fils éternel, ne poussait pas le poète contre le même écueil, mais contre des difficultés plus grandes peut-être en leur espèce. Le plus habile des poètes, le plus haut des génies doit se résigner d'avance à ne point représenter en effet Celui qui nous en a lui-même défiés dans ces mémorables paroles: «À qui feriez-vous ressembler le Dieu fort, et quelle ressemblance lui donnerez-vous[485]?» Ici le sentiment d'une impuissance absolue et la certitude qu'elle sera universellement reconnue, procurent au poète une sorte de repos d'esprit; mais ce repos, cette résignation lui font défaut lorsqu'il s'agit de produire à l'imagination le Dieu-homme, Celui dont l'ineffable beauté demande pourtant à être figurée, à devenir sensible; Celui en qui notre espérance veut voir, même au sein de la gloire céleste, avant l'accomplissement des temps, avant la naissance de l'univers, un frère en même temps qu'un Dieu; Celui-là, en un mot, qu'il faut faire parler tout à la fois en Dieu et en homme. C'est là, ou je me trompe fort, que la divination poétique rencontre sa limite; c'est là que le poète doit rejeter sa lyre et croiser en silence ses mains sur sa poitrine, à moins que son ouvrage, ainsi que Milton l'affirme du sien, «ne soit celui de la Divinité qui chaque nuit l'apporte à son oreille.» Et véritablement, ont-elles pu tomber de moins haut, des paroles comme celles-ci, qu'on ne peut lire, si l'on a un cœur, qu'on ne peut même transcrire, sans un indicible saisissement? C'est la réponse du Fils éternel à l'appel que son Père vient d'adresser à tous les cieux en faveur de l'homme tombé:
«Mon PÈRE, ta parole est prononcée: L'HOMME TROUVERA GRÂCE. La Grâce ne trouvera-t-elle pas quelque moyen de salut, elle qui, le plus rapide de tes messagers ailés, trouve un passage pour visiter tes créatures, et venir à toutes, sans être prévue, sans être implorée, sans être cherchée? Heureux l'Homme si elle le prévient ainsi! Il ne l'appellera jamais à son aide, une fois perdu et mort dans le péché: endetté et ruiné, il ne peut fournir pour lui ni expiation, ni offrande.
»Me voici donc, MOI pour lui, vie pour vie; je m'offre: sur MOI laisse tomber ta colère; compte-MOI pour HOMME. Pour l'amour de lui, je quitterai ton sein, et je me dépouillerai volontairement de cette gloire que je partage avec TOI; pour lui je mourrai satisfait. Que la MORT exerce sur MOI toute sa fureur; sous son pouvoir ténébreux je ne demeurerai pas longtemps vaincu. Tu m'as donné de posséder la vie en moi-même à jamais; par TOI je vis, quoiqu'à présent je cède à la MORT; je suis son dû en tout ce qui peut mourir en moi…
»Ici, ses paroles cessèrent, mais son tendre aspect silencieux parlait encore, et respirait un immortel amour pour les hommes mortels, au-dessus duquel brillait seulement l'obéissance filiale. Content de s'offrir en sacrifice, il attend la volonté de son PÈRE[486].»
Tout ce qui est dit ailleurs du Messie, et tout ce qu'il dit, respire cette même sublime tendresse. La contempler, la dépeindre semble être le délice du poète, l'objet de son travail, le prix de ses peines. La parole manquerait plutôt sur ses lèvres que la plus suave onction à sa parole, pour exprimer cette charité par qui le monde est sauvé, par qui la vie retrouve un sens, par qui tout est accompli.
«Ainsi jugea l'homme Celui qui fut envoyé à la fois Juge et Sauveur: il recula bien loin le coup subit de la mort annoncé pour ce jour-là: ensuite ayant compassion de ceux qui se tenaient nus devant lui, exposés à l'air qui maintenant allait souffrir de grandes altérations, il ne dédaigna pas de commencer à prendre la forme d'un serviteur, comme quand il lava les pieds de ses serviteurs; de même à présent comme un père de famille, il couvrit leur nudité de peaux de bêtes, ou tuées, ou qui, de même que le serpent, avaient rajeuni leur peau. Il ne réfléchit pas longtemps pour vêtir ses ennemis; non seulement il couvrit leur nudité extérieure de peaux de bêtes, mais leur nudité intérieure, beaucoup plus ignominieuse, il l'enveloppa de sa robe de justice et la déroba aux regards de son PÈRE[487].»
Descendons maintenant sur la terre avec le poète; ou même descendons plus bas que la terre; car ces êtres mystérieux, ces anges tombés qui se vengent sur l'homme de leur propre infidélité, ne peuvent être dans le poème que les diverses images de l'humanité pécheresse, se glorifiant dans sa chute, se faisant un empire de son péché; ce serait même, si un tel sujet ne se refusait également à l'art et à la pensée, ce serait l'homme dans la perfection du péché. Mais cette effroyable perfection que la pensée peut concevoir d'une manière abstraite et que l'imagination ne saurait se représenter, l'art la répudie; l'absolu, en aucun genre, n'est de son domaine; il ne peint que le relatif, le limité, le composé; du moins c'est uniquement à des objets de cette nature qu'il peut demander la matière d'une composition suivie et graduée. Milton n'a pu faire de ses démons que des hommes; chacun d'eux est un vice humain, mais élevé à son idéal. Ne pouvant présenter dans la personne de nos premiers parents que le péché dans son germe et à son début, il a réservé les anges de l'abîme pour la peinture d'une dépravation accomplie, qui en est venue à s'avouer à elle-même, qui s'applaudit de ce qu'elle est, qui, surabondante, répand de son superflu, se fait la providence de tout mal, et exerce au milieu des créatures intelligentes l'épouvantable royauté du péché. Au fond le mal qui éclate dans les anges pervers n'est pas d'une autre nature que celui qui se manifeste en nous, et n'a pas un autre principe; il n'était pas possible à Milton d'attacher deux notions à l'idée du péché, qui, dans tous les êtres où il règne, n'est qu'une tentative de se faire Dieu à la place de Dieu même; il ne pouvait échapper à la nécessité de donner au péché dans les démons les mêmes caractères et les mêmes conséquences qu'au péché dans la vie humaine; ainsi ce mot profond: «méchant, et par conséquent faible[488],» qu'il applique à Satan, est emprunté à la connaissance de notre nature; mais Satan et ses pairs nous représentent ce que serait le péché dans un monde de péché, où nul exemple, nulle influence d'un genre opposé, n'en réprimeraient l'expansion illimitée; on y voit ce que devient le mal dans l'atmosphère du mal, ne respirant de tous côtés que ce qui est identique à sa propre substance; atmosphère où le pécheur, selon l'énergique expression du poète, finit par ressembler parfaitement à son péché[489].
Tels sont, chez Milton, les princes de l'abîme; mais comment ne pas remarquer que celui qu'ils ont mis à leur tête et qui dirige tous leurs mouvements, Satan, est le seul qui laisse entrevoir quelque autre émotion que celle du péché, quelque autre joie que celle du mal? Il ne suffit pas, pour expliquer cette anomalie, de remarquer que la poésie du personnage et le drame de son caractère tiennent presque tout entiers à ce conflit intérieur: Milton lui-même n'accepterait pas cette apologie; il y a de ce contraste une raison plus profonde; et le génie de Milton veut ici un éloge, non des excuses. C'est parce qu'il reste dans l'âme de Satan un recoin lumineux, une place pour le remords et même pour la pitié, qu'il est digne du poste qu'il occupe. Quelque chose en lui se révolte contre sa déchéance; il a un profond souvenir, un regret amer du ciel; ce regret se tourne en rage; et cette rage est son titre dans le royaume des démons. Il y a des démons plus dégradés, plus vils, mais nul n'est capable de haïr comme lui; et cette haine le relève; car il y a quelque chose encore au-dessous de la haine: c'est l'égoïsme; la haine est du moins un sentiment, l'égoïsme est l'absence de tous les sentiments, l'égoïsme est la mort vivante; il est, quand l'occasion s'en présente, plus impitoyable, plus féroce que la haine; il est l'enfer dans l'enfer; mais quand l'égoïsme et la haine sont en concurrence pour le gouvernement de l'enfer, c'est la haine qui doit l'emporter. Or, Satan hait parce qu'il est encore capable de quelque sentiment; Satan hait parce qu'il est encore capable de lumière; par la haine il achève et consacre son éternelle perdition; en creusant l'abîme de la race humaine, il approfondit le sien d'autant; et son effroyable vœu: «Plutôt être le premier dans l'enfer que d'obéir dans le ciel[490],» il le verra accompli, mais dans un sens mille fois plus terrible qu'il ne l'a conçu.
Le croira-t-on? un seul trait, dans le Paradis Perdu, demeure exclusivement aux démons: ils s'acharnent, dans les loisirs de l'enfer, à sonder les mystères de l'existence et les secrets incommunicables de la Divinité.
«En discours plus doux encore (car l'éloquence charme l'âme, la musique les sens), d'autres assis à l'écart sur une montagne solitaire, s'entretiennent de pensées plus élevées, raisonnent hautement sur la Providence, la Prescience, la Volonté et le Destin: Destin fixé, Volonté libre, Prescience absolue; ils ne trouvent point d'issue, perdus qu'ils sont dans ces tortueux labyrinthes. Ils argumentent beaucoup du mal et du bien, de la félicité et de la misère finale, de la passion et de l'apathie, de la gloire et de la honte: vaine sagesse! fausse philosophie! laquelle cependant peut, par un agréable prestige, charmer un moment leur douleur ou leur angoisse, exciter leur fallacieuse espérance, ou armer leur cœur endurci d'une patience opiniâtre comme d'un triple acier[491].»
Il n'y a rien à ajouter à ce passage, où Milton a fait des spéculations d'une philosophie aride et téméraire l'amusement de l'enfer et un moyen d'endurcissement pour les démons eux-mêmes.
Au reste, c'est dans le poème seulement que ce trait demeure propre aux démons: nous aussi, au risque d'être foudroyés, nous nous livrons au même désir de regarder dans l'arche. Milton n'a pas pu davantage les caractériser entre tous les êtres en leur donnant un invincible besoin de propager le mal qui est devenu en quelque sorte leur substance. Ce prosélytisme du péché se voit aussi parmi les hommes. Le mal, comme le bien, est expansif; cela tient à son essence même. Il y a des exceptions dans le détail; mais dans l'ensemble la règle se retrouve; il y a généralement, de la part des pécheurs, un effort constant de convertir le monde à leur péché et à leur misère; et je me demande, dans la supposition qu'il existât au-dessous de l'humanité une autre classe d'êtres intelligents et moraux, si nous ne serions pas les démons de cette autre humanité.
Il résulte de toutes ces observations que ce n'est qu'à force de génie que Milton a pu donner aux princes de l'enfer une physionomie qui leur appartienne en propre; l'impression toute spéciale que nous en recevons n'est qu'une illusion; nous croyons avoir vu des démons et nous avons vu des hommes. Il aurait fallu plus que du génie pour imprimer à ces êtres un caractère qui leur fût intrinsèque et exclusivement propre. Ce caractère existe, puisque la Bible ne nous représente nulle part les démons comme susceptibles de réconciliation et de salut; une destinée qui n'est qu'à eux nous fait conclure, sans nous la révéler, une condition, une nature, qui n'est aussi qu'à eux. Nous n'en savons ici-bas, ni n'en saurons jamais davantage: il est inutile de le tenter; car, dans ce genre, les conjectures les plus spécieuses seraient des suppositions téméraires.
C'est bien assez des mystères de notre propre destinée! Le plus sombre, le plus redoutable ne sera point éclairci pour nous, du moins aussi longtemps que nous serons détenus dans les liens de cette chair corruptible. Nous sommes tombés; tout le témoigne, et même la conduite et les tendances de ceux que cette doctrine exaspère; mais pourquoi, mais comment sommes-nous tombés? Ici la lumière lutte sans fin avec les ténèbres. Le dernier mot nous échappe toujours; mais tous ceux qui le précèdent, nous les savons. Personne ne les a mieux dits que l'auteur du Paradis Perdu. Personne n'a ramené le problème de notre déchéance à des termes plus simples et plus grands, ni tracé d'une main plus sûre la limite entre l'usage innocent de la liberté humaine et son premier abus. Observez que, dans la forme d'une exposition systématique, la tâche était comparativement aisée. Le philosophe, en se récusant aussi bien que le poète sur le côté de la question qui reste éternellement voilé, pouvait sans trop de peine nous montrer dans la création d'un moi distinct du moi divin, l'occasion et le point de départ du péché. Il pouvait nous dire qu'un être pourvu du sentiment du moi est par là même complet comme Dieu, et vaut plus que tous les mondes à la fois, lesquels, étant en Dieu, ne s'additionnent point à lui, tandis que Dieu et l'homme, ou plutôt Dieu et un homme, s'additionnent et font deux.
Or, se servir du moi pour faire avec mérite ce que l'univers fait sans mérite, je veux dire pour se rejoindre volontairement au moi divin et s'absorber en lui, là étaient la tâche et le danger, là était le triomphe de l'homme ou sa perdition. D'un côté, sans l'existence du moi créé en face du moi incréé, point d'harmonie dans l'être des choses, point de réel accord, puisqu'accord suppose dualité; et Dieu, s'il est permis de s'exprimer ainsi, Dieu restait incomplet, comme la lumière sans le regard, comme l'espace sans la matière, comme une équation à terme unique. On oserait dire, si l'on ne craignait d'être mal compris, que le second moi était une condition constitutive du premier, et que, dans un sens moral, l'homme fait partie de Dieu. En aucun cas, il importe bien de le remarquer, l'éternelle harmonie ne pouvait être troublée à son centre; le péché même ne l'a point compromise dans ce sens; l'ordre est irrévocablement garanti; et même aux yeux des créatures il sera manifeste lorsque Dieu aura, suivant sa promesse, «réuni toutes choses en Christ[492].» Mais la circonférence pouvait être agitée d'un trouble qui ne devait pas retentir au centre dans lequel tous les rayons arrivent rectifiés. Si, en Dieu même, la gloire et la paix ne sont jamais altérées, parce que, par rapport à lui, tout désordre est réparé en même temps que commis, ou que tout désordre devient ordre à ce point de vue suprême, le désordre n'en est pas moins réel, intrinsèque, à l'endroit où il a lieu, et ce désordre, quelle que soit la variété de ses formes, revient toujours à ceci: le moi relatif se faisant absolu.
Tout péché est une expression, une forme de cette idée. Telle est, au point de vue métaphysique, la formule du problème. Il s'en déduit deux vérités, que le christianisme oppose, l'une au panthéisme, l'autre au matérialisme. L'une de ces vérités défend l'individu contre le panthéisme; car l'individu se compte avec Dieu même, et, n'y eût-il pour toute créature, pour tout monde, qu'un individu humain, il obtiendrait le regard de Dieu et le fixerait, aussi bien que doit le fixer, à notre avis à tous, l'ensemble du monde actuel; d'où il résulte que chaque homme dans le monde est l'objet de l'attention de Dieu. D'une autre part, le moi n'ayant de valeur qu'en tant qu'il est relatif et qu'il se reconnaît pour tel, il n'en a plus dès qu'il se fait absolu, et perd, par l'irréligion qui est l'égoïsme radical, toute espèce de signification; non seulement l'athéisme, mais l'athée lui-même est un non-sens, une non-valeur.
Telle est la théologie morale de Milton, et la théorie qu'exprime, ou plutôt que fait vivre sa narration du premier péché. C'est en poète qu'il l'enseigne, c'est par des faits qu'il l'expose. La direction philosophique de la pensée de Milton frappe à toutes les pages de son poème; c'en est même un des caractères distinctifs; mais par philosophie même, il s'est abstenu ici de toute abstraction métaphysique; et avec quel bonheur de poésie n'a-t-il pas fait ressortir ces grands traits, ces lignes primitives de notre vie morale, qui sont la traduction vivante et la substance palpable des théories que nous venons de rappeler. Quelle admirable union de la vérité générique avec la vérité individuelle et pour ainsi dire anecdotique! Ce sont deux hommes, deux pécheurs bien distincts entre tous les millions d'hommes et de pécheurs qui se sont succédés sur la terre; c'est Adam, c'est Ève, comme vous êtes Paul, comme je suis Pierre; mais c'est en même temps l'homme, dans toute la généralité de son être, dans toute la suite de ses générations, dans toute la majesté de sa collective infortune.
Je ne puis entreprendre l'analyse de cette partie du poème, la plus importante cependant et la plus digne d'intérêt. Mais je prie le lecteur de s'y arrêter avec une attention sérieuse, pour y étudier sa propre histoire, pour s'y retrouver lui-même. La complication que la vie sociale et la civilisation ont apportée dans notre existence morale, éloigne la plupart des hommes, même les plus sérieux, de toute méditation sur les premiers éléments de leur vie intérieure; leur attention s'arrête, bien loin du tronc, dans l'entrelacement confus des rameaux; le rapport de l'homme avec l'homme, ou avec telle situation donnée, distrait le regard d'un rapport plus grand et d'une idée plus simple; on remonte plus rarement à ce point où l'homme, isolé de toute relation contingente et temporaire, se montre en contact avec l'idée morale dans toute sa généralité, avec l'infini, avec Dieu. C'est dans Milton que peut aller se chercher, dans la simplicité de son existence, celui qui ne s'est pas encore trouvé dans la Bible, dont Milton n'a fait que développer les données. L'homme avant la chute, l'homme après la chute; l'homme ignorant et innocent, l'homme enveloppé par son péché de la plus terrible des lumières; la vertu naissant avec le péché; la lutte succédant à la paix; la tranquille possession du royaume faisant place à ce nouvel ordre où la possession, selon la parole évangélique, n'est promise qu'à la violence, à la violence des soupirs, des prières et des sacrifices; enfin la bénigne chaleur de la miséricorde fécondant au sein de notre nature la semence amère du repentir, et l'homme, humble conquérant de son héritage, d'un meilleur Éden que celui qu'il a perdu; le tableau sommaire de l'humanité, de la société, telles que le péché les a faites, et telles que la vérité les remue et les modifie: voilà les vérités que développe et qu'anime, profond tour à tour, sublime et délicat, mais vrai et sérieux toujours, le biblique génie de notre grand poète. Toute l'humanité revit et se rend compte d'elle-même dans les entretiens du couple malheureux et béni; en frémissant de leurs dangers, en s'effrayant de leur chute, en s'associant à leur indicible désespoir, on oublie et on se rappelle tour à tour que c'est sur soi-même que l'on s'épouvante et s'attendrit; et même, s'oubliât-on entièrement dans l'intérêt qu'inspirent ces deux êtres en qui nous sommes renfermés, on fait involontairement, de la pensée et du cœur, tout le chemin qu'on leur a vu faire; leur repentir, leur espérance, leur consolation deviennent les nôtres; et c'est les yeux humides et tournés vers le même asile invoqué par eux, qu'on lit cette touchante conclusion, dont on voudrait faire sa propre histoire:
«Que pouvons-nous faire de mieux que de retourner au lieu où il nous a jugés, de tomber prosternés révérencieusement devant lui, là de confesser humblement nos fautes, d'implorer notre pardon, baignant la terre de larmes, remplissant l'air de nos soupirs poussés par des cœurs contrits en signe d'une douleur sincère et d'une humiliation profonde[493]?»
Si l'espace, dont j'ai été prodigue, me permettait d'autres détails, je relèverais encore comme une partie essentielle du système religieux exposé par le poète, les grands traits dont il a dessiné la vie humaine et ses principales relations, telle que Dieu la veut et l'a fondée. Il ne serait pas inutile d'opposer cette pure image à toutes les idées dont le scepticisme moderne a défiguré, et, si j'osais le dire, barbouillé la face de la vie humaine. La parole, la famille, le travail, la loi, ces grandes bases de l'ordre social, cette constitution immuable de l'humanité, reparaissent ici dans leurs véritables conditions, dans la candeur de leur forme primitive. L'esprit se rafraîchit, l'âme se retrempe à l'aspect de ces vérités graves et douces, qu'on ne peut s'empêcher, dès la première vue, de reconnaître et de saluer. Le siècle, qui a compliqué les choses les plus simples et renié les instincts les plus puissants, a besoin de remonter vers Éden, et de retrouver dans les leçons du poète le vrai type de tant d'institutions altérées, de tant de rapports faussés, de tant de vérités obscurcies. Je ne veux indiquer qu'un seul trait, mais l'un des plus importants de ce plan premier et définitif de la vie humaine: c'est la position respective, les rapports et les obligations mutuelles de l'homme et de la femme: c'est surtout cet idéal de la femme si défiguré dans nos mœurs. La singulière combinaison d'idolâtrie et de mépris que nous appelons galanterie, pourra faire juger austère, sauvage même, la manière dont Milton a déterminé le rôle et les attributions de la femme: mais quiconque pourra dégager un moment son esprit des liens de l'habitude, reconnaîtra la vérité, c'est-à-dire l'intention divine, dans ce tableau tout à la fois sévère et enchanteur, et ne doutera pas que la famille ne doive être reconstituée à l'image de cette première société, dont Milton nous a fait voir, sous les berceaux d'Éden, la constitution primitive et la religieuse félicité.
Maintenant (et c'est par cette question que nous voulons terminer), quelle est l'impression finale que laisse dans l'âme la lecture du Paradis Perdu? Cette question obtiendra de deux classes différentes de lecteurs, deux réponses directement opposées. C'est un poème triste, sur un sujet sombre, diront les uns; et ils auront pour caution Despréaux qui n'a su voir dans le poème de Milton
Que le diable toujours hurlant contre les cieux[494],
quoique l'invocation à la lumière et l'hymne à l'amour conjugal ne ressemblent guère à des hurlements.
D'autres, et nous sommes du nombre, diront que les chants de Milton ont éveillé dans leur âme des chants d'espérance et l'ont enveloppée de lumière et d'azur. Cet effet ne tient pas, on peut bien le croire, à quelques parties riantes, à quelques recoins éclairés de cet immense tableau. Cette impression accidentelle, isolée, aurait été bientôt effacée par d'autres impressions; et même elle ne serait propre qu'à rehausser l'amère saveur du dénoûment, puisqu'enfin cette gloire et cette paix ne se montrent que pour disparaître et que le sujet total du poème est douloureux: ce paradis qu'on nous montre est un paradis perdu! Jours de repos et d'harmonie, jours de sainte beauté, de pieuse joie, concert de toutes les créatures et de toutes les forces en toute créature! vous n'appartenez plus à la terre, qui voit des épines croître sous une rosée de sang à la place des fleurs immortelles que cultivaient les regards de la complaisance divine! La joie que laisse dans l'âme la lecture de Milton coule d'une autre source et porte un autre caractère: cette joie est une consolation; et la vraie joie, sur cette terre de péché, fut-elle jamais autre chose?
Pour qui ne sent pas ou qui ne s'avoue pas le besoin d'être consolé, Milton est triste sans doute. Il est tout éclatant de joie, pour qui porte dans son âme un besoin si juste, si vrai, et, j'ajoute, si noble.
Malheureux qui ne l'a jamais éprouvé! Malheureux qui se croit heureux! qui sans s'en apercevoir ni s'en désoler, vit loin du seul principe de la véritable vie! qui consent à une vie sans signification et sans but! qui ne lui donne d'autre sens qu'elle-même! qui vit pour vivre et non pour mourir!
Je ne vous parle pas des accidents de la vie, de ces étreintes de la douleur qui tôt ou tard arrête au passage toute destinée et la presse cruellement dans ses bras de fer. Contre cette puissance du malheur il n'y a force, ni tempérament stoïque, ni armure de doctrine qui ne se sente faible, et qui tôt ou tard ne demande quartier; toute force a sa limite, laquelle dépassée, la chute est d'autant plus dure qu'elle a été plus retardée, et l'abattement d'autant plus grave qu'il était moins prévu. Il n'a été donné à personne de s'appuyer éternellement sur soi seul, et le désespoir est le dernier asile des forts.
Je parle du malheur qui a engendré tous les autres, et qui, à peine sont-ils nés, les arme chacun, contre l'âme humaine, de leurs pointes les plus cruelles. Je parle du péché!
Reconnu ou non reconnu, il existe, ce malheur et, sous mille formes, il sévit contre la famille humaine. Plaie ouverte et vive des individus et des peuples, poison des institutions et des arts, lèpre de la terre, héritage des siècles, maladie dans la société, infortune dans le bonheur, mort dans la vie, il obtient un dernier triomphe lorsqu'il parvient à nier ses fruits. C'est à quoi, par mille moyens, il tend sans cesse et ne réussit que trop. L'homme, qui dans le détail se plaint si volontiers et se fait de ses larmes une coupe d'enivrement, l'homme se roidit contre la pensée d'un malheur radical, dont il porte en lui le principe et non le remède, dont il est à la fois l'auteur et la victime. Il ne veut pas être tombé; il se croit debout; il s'en réjouit. Ainsi pensant, quel plaisir trouverait-il en un livre qui, voulant le consoler de sa chute, a dû tout premièrement le supposer vaincu ou tombé?
Pour des lecteurs ainsi disposés, Milton est triste sans doute. Il offre la consolation à ceux qui veulent de la joie. Il ne sait, lui, point d'autre joie que celle de la délivrance, de la guérison, du salut, et tout cela implique l'esclavage, la maladie et la mort. Ces tristes images, offertes en face, leur obscurcissent, leur voilent toutes les autres; et il semblerait que Milton qui n'a pris sa lyre que pour bénir, n'en ait tiré pour eux que des anathèmes.
Mais celui qui a bien voulu reconnaître de quoi l'homme est fait, de quoi la vie se compose, celui-là n'a garde d'en juger ainsi, et le chef-d'œuvre de l'auguste aveugle l'affecte tout différemment. Celui qui trouve, dans le Paradis Perdu comme dans la Bible, un but donné à sa vie, une lumière versée dans ses ténèbres et dans les ténèbres du genre humain, celui qui, s'estimant déchu, se sent glorieusement relevé, celui-là ressent à la lecture du Paradis Perdu une joie grave et sainte, mais délicieuse, car le paradis perdu est pour lui le paradis retrouvé.
On parle des teintes sombres que le puritanisme, c'est-à-dire l'orthodoxie chrétienne de Milton, a répandues sur son poème. Veut-on dire par là que la poésie et la littérature mondaines soient naturellement plus gaies que la poésie et la littérature chrétiennes? Entend-on que le monde respire la joie, et l'Évangile la tristesse? Chrétien et triste, mondain et joyeux, sont-ils des synonymes? Car la critique que j'ai rapportée renferme bien tout cela. Quant à moi, je déclare que, depuis que je suis en état d'observer, rien ne m'a autant frappé dans la société que la distribution de la joie et de la tristesse. J'ai vu, en général, l'abattement, les idées noires, l'humeur morose, la misanthropie, du côté où l'Évangile n'est pas; c'est à l'autre bord que j'ai trouvé la sérénité, le contentement et la paix[495]. Mais sur quel bord s'amuse-t-on davantage? Ah! posons bien la question: où s'applique-t-on mieux à conjurer l'ennui, à organiser des ligues contre la tristesse, à étourdir la douleur, à sortir l'âme d'elle-même? J'en conviens: c'est dans le monde. Mais s'il était un monde où l'on n'eût pas besoin de tout cela, un monde où le bonheur fût tellement indigène et natif que tout ce que l'on invente ailleurs pour l'appeler ne fût propre, là, qu'à le bannir et à le détruire, un monde où ces amusements auraient pour effet de distraire l'âme, non de ses chagrins, mais de son bonheur: dans lequel de ces deux mondes, je vous prie, serait la joie, et dans lequel la tristesse? Le monde où l'on s'amuse le plus est nécessairement le plus triste; et puisque la littérature n'est que le monde écrit, la littérature chrétienne doit être moins triste que l'autre; et c'est, quoi qu'on en pense d'après un vers mal compris de Boileau, c'est à la première à égayer la seconde[496]. Or, quel est le caractère de cette seconde littérature? Elle en a deux, dira-t-on: elle est tour à tour sérieuse et plaisante. Je dis que, la plupart du temps, un caractère commun de tristesse enveloppe et confond ces deux caractères. Que la littérature sérieuse tourne facilement à la tristesse, c'est ce dont le monde conviendra sans peine, lui qui ne voit dans le sérieux qu'un synonyme adouci de la tristesse, et comme un crépuscule de cette nuit morale. Pénible et important aveu! puisque le sérieux consiste à voir les choses comme elles sont et à les apprécier selon leur nature intime. Le chrétien, qui ne le définit point autrement, n'a garde d'en faire le synonyme de la tristesse; parce que lui, et lui seul, ne trouve en définitive que des sujets de joie à voir les choses telles qu'elles sont; mais l'homme du monde, qui ne peut qu'y perdre sa gaieté et sa paix précaire (trêve prolongée à tout prix mais non trêve de Dieu!), l'homme du monde répugne au sérieux dans ses conversations et dans ses lectures; il vous avertit charitablement d'éviter les pensées trop sérieuses, trop noires; ou bien transportant le mot, pour ne le pas perdre, il l'applique exclusivement aux calculs de l'intérêt ou aux travaux de la science; et, sur ce nouveau terrain, il en fait cas et le recommande.
Mais il y a, dit-on, une littérature gaie. Gaie! est-ce de cette gaieté qui naît sans effort d'un cœur content, et qui est comme le timbre naturel d'une existence harmonieuse! de cette gaieté qui n'étourdit, ne trouble, ni n'égare? Ah! répandez-la autour de vous, cette bonne gaieté, et m'en donnez ma part! Mais si elle n'est que l'écho bizarre de nos discordances intérieures, si elle n'a d'aliment, d'occasion que nos travers, si elle a pour principe caché la haine et le mépris, convenez-en, quoique le cœur le plus honnête et l'âme la plus heureuse s'y puissent laisser surprendre, quoique le mal ait une face ridicule à l'aspect de laquelle un rire passager est naturel et même innocent; convenez-en, cette gaieté n'est pas fort gaie à son principe, et j'en appelle à ceux qui, comme moi, ne se sentent jamais plus tristes qu'au sortir d'un de ces livres qu'on appelle gais par excellence. Qui donc, après avoir lu Candide, et avoir ri (car on peut très bien ne point lire Candide, mais non pas l'avoir lu sans rire), s'est senti plus content de soi et des autres, plus serein, plus bienveillant? Les auteurs qui nous font le plus rire, ont ri moins que nous; et les personnages de leurs fictions ne nous égayent souvent que de leurs terreurs, de leurs angoisses et de leurs colères.
Entre ces deux caractères de sérieux et de gaieté, c'est-à-dire bien souvent entre ces deux tristesses, il y a, dans la littérature des scènes, des tableaux, des fictions intermédiaires, qui rafraîchissent l'âme; mais, encore une fois, si la littérature est l'expression de la société, comment serait-elle plus joyeuse que la société qui ne l'est pas, et dont toute l'activité, tout le développement, les espérances mêmes, sont marqués au coin du malaise et de l'anxiété? S'il y a des lectures d'un caractère différent, s'il y a une littérature à la fois sérieuse et sereine, animée et calme, c'est celle au milieu de laquelle brille le chef-d'œuvre de Milton. Ce poème, fondé sur la pensée chrétienne que la joie ne peut naître pour l'homme que du sein des larmes, nous présente le bonheur aux seules conditions possibles; et s'il nous défie d'en obtenir d'autres, s'il se rattache et nous ramène à de terribles souvenirs, ces souvenirs rehaussent la joie chrétienne en la rendant plus grave; et quoi qu'il en soit, ces souvenirs sont des faits, des réalités, qui ne s'effaceront pas devant nos illusions, des faits dont la trace subsiste dans la vie et dans les consciences, dont les conséquences se retrouvent sans cesse, et qui opprimeront de leur poids les hommes du monde jusqu'à ce que la main qui a soulevé de dessus tant d'âmes ce terrible fardeau, s'abaisse aussi sur eux pour les en délivrer.
Il y aurait de la présomption à demander pardon du retard de cet article, auquel peut-être personne, excepté nous, ne songeait plus. Contentons-nous donc de remplir un devoir qui sera d'autant plus méritoire qu'on nous en saura moins de gré. Cette satisfaction, du reste, ne sera pas la seule: il s'y joint le plaisir de traverser encore une fois, sur les pas de l'auteur des Martyrs, les magnificences du Paradis; quelques moments en la société de Milton et de M. de Chateaubriand sont doux à passer, quels que soient l'occasion de la rencontre et le sujet de l'entretien.
Ce sujet peut sembler aride. Le mot de traduction n'éveille pas des idées bien fraîches ni une attente bien vive. Qu'est-ce que l'examen d'une traduction sinon une critique toute de détails, l'œuvre monotone du vanneur qui, en nettoyant son blé, s'environne de poussière? Mais le secret d'une bonne traduction suppose quelquefois des qualités si élevées de l'âme, des procédés si délicats de l'esprit, il y a, dans certains cas, si peu de différence entre traduire et produire, qu'un intérêt sérieux et vif peut s'attacher à la critique d'un ouvrage de ce genre.
La théorie de la traduction embrasse d'autres théories; il y a un génie de la traduction comme il y a un génie de la poésie, de la philosophie et de la science. La connaissance intime de deux langues à la fois et de leurs rapports n'est pas une chose si commune ni si subordonnée qu'on le pense; soumettre l'une à tout ce que l'autre a créé dans son indépendance, et donner à cette servitude toutes les grâces de la liberté, n'est pas le fait d'un esprit vulgaire, lorsque c'est le génie qu'il s'agit de traverser d'une rive à l'autre; enfin une pleine et intelligente fidélité est nécessairement au prix d'une foule de connaissances précises, avec lesquelles l'excellent traducteur serait, s'il le voulait, critique profond et bon historien. Peut-être le temps viendra où tout prétendant à la gloire littéraire fera ses premières armes dans le champ clos de la traduction, pour arracher à une lutte obstinée les secrets de sa propre langue, pour se guérir à l'avance d'une trompeuse facilité, pour voir son idiome natal, trop connu, et comme flétri par une longue familiarité, reverdir entre ses mains, et lui donner l'utile plaisir de l'étonnement.
Tout écrivain qui a débuté par cet exercice, lui a sûrement dû beaucoup, et la langue, de son côté, a de grandes obligations aux excellents traducteurs. Même la divergence et la contrariété des systèmes sur la traduction (et nul art n'a enfanté autant de systèmes) a profité à la littérature, soit par leur discussion, soit par leur application. Déjà l'on peut croire qu'une question n'est pas superficielle et pauvre de substance, qui occupe et qui divise beaucoup d'esprits éminents. Traduire ne saurait être une chose petite si elle tient de fort près à de grandes choses et si elle intéresse de grands esprits. Et qui ne sentirait pour cette œuvre un respect indépendant de toute réflexion, lorsqu'il voit l'auteur du Génie du Christianisme en occuper ses années les plus mûres et en honorer son talent!
M. de Chateaubriand a aussi son système sur la traduction; système dont l'idée première et générale se recommande au premier abord. Ce système est celui de la littéralité. En jugeant la littéralité sur son but, nous la trouvons fidèle au vœu de la nature, qui a marqué tous les êtres du sceau de l'individualité, et en a fait la condition de toute grâce et de toute puissance. Le respect pour l'individualité est devenu, jusqu'à l'excès même, la religion de l'art, à la même époque (chose bien singulière!) où l'individualité se voit proscrite par la politique et par la philosophie. Comme tous les caractères d'une même époque tendent à s'assortir les uns avec les autres, et que tout ce qui vit ensemble aspire à former un tout, il y a sans doute une secrète harmonie entre ces deux faits, et l'historien de notre époque sera tenu d'en rendre raison. Bornons-nous à constater l'un de ces faits, qui est flagrant sur la scène, dans l'histoire, et, plus qu'ailleurs, dans la traduction. L'ancienne manière de traduire semblait avoir en vue d'effacer partout l'individualité, de ramener tous les êtres du même genre à la simple communauté de leur genre, et de les réduire comme on fait des fractions en arithmétique, à un même dénominateur. Ainsi se dépeuplait, s'appauvrissait ce monde si varié; ainsi s'aplanissait le terrain si richement accidenté de la nature humaine. Nous l'entendons aujourd'hui bien autrement; mais si le but est légitime, et nettement aperçu, on erre quelquefois sur les moyens.
Pour nous en tenir à la traduction, la littéralité, c'est-à-dire le respect de la lettre, a pour base une simple méprise. La lettre de l'écrivain original n'a pas nécessairement ou plutôt n'a jamais sa pareille dans la lettre dont le traducteur dispose. Sans doute on ne peut qu'admirer, en général, l'étonnante correspondance qui règne entre les langues les plus diverses, quant à la dissection des idées, et même quant aux moyens de les désigner. L'unité de l'esprit humain a bien de quoi nous frapper, quand nous le voyons, d'une langue à l'autre, partager le champ de la pensée en compartiments égaux et correspondants, et surtout, inventer partout, pour l'expression des idées morales et intellectuelles, des métaphores analogues. On n'a peut-être ni assez remarqué, ni assez étudié ce fait; mais on l'a bien reconnu; on se l'est même tacitement exagéré, lorsqu'on a cru pouvoir traduire la lettre d'un écrivain. Quelle que soit l'analogie mutuelle de tous les langages dans leur système de décomposition de la pensée, aucune langue pourtant, superposée à une autre, n'y coïncide parfaitement; les compartiments ne recouvrent pas toujours, d'un idiome à l'autre, exactement la même étendue; tel mot en déborde un autre, tel autre est débordé; et même les faits métaphysiques et moraux n'ont pas toujours en deux langues rencontré des images correspondantes; enfin, dans les langues parentes et voisines, un mot matériellement identique, prend, d'un côté à l'autre du détroit ou du fleuve, deux valeurs assez différentes pour pouvoir, dans certains cas, influer fortement sur le sens, et pourtant trop peu différentes pour qu'on ne soit pas induit bien souvent par cette ressemblance décevante à rendre le mot par son pareil. Tous ces faits réclament contre le système de la traduction littérale, et la condamnent d'avance à être de toutes les traductions la plus infidèle.
Je parle du littéralisme absolu; car il y a, entre deux langues, à quelque distance qu'on les aille prendre, une masse de rapports suffisante pour nous autoriser, nous obliger même, à essayer d'abord de la littéralité; toutes les fois qu'elle est possible, elle est nécessaire; mais à quelle condition est-elle possible, si ce n'est à la condition de rendre, avec la pensée de l'écrivain, l'écrivain lui-même, je veux dire son intention, son âme, ce qu'il a mis de soi dans sa parole, et ensuite de satisfaire par la pureté du langage, sinon les méticuleux puristes, du moins les hommes d'une oreille exercée et d'un goût délicat? C'est dans ce sens que j'explique cette phrase de M. de Chateaubriand: «Une traduction interlinéaire serait la perfection du genre, si on lui pouvait ôter ce qu'elle a de sauvage[498],» c'est-à-dire qu'elle serait la meilleure si elle était possible. Elle ne l'est donc pas? pourquoi, sinon à cause de son excessive littéralité? La même impossibilité s'étend à toutes les traductions qui, sans être interlinéaires, présentent plus ou moins le même caractère. À ce titre la nouvelle traduction de Milton est aussi une traduction impossible; le système avoué par M. de Chateaubriand autoriserait tout seul et d'avance cette opinion; mais la preuve en ressort d'une foule de passages de ce remarquable travail.
Avant d'administrer cette preuve, je crois devoir déclarer que je préfère ce système, tout impossible qu'il est, à celui que nous avons vu en faveur il y a peu d'années encore, système de corrections et d'amendements, de suppressions même, en un mot d'aplanissement de tout ce qui, soit en bien soit en mal, faisait saillie chez l'écrivain, bien réellement alors trahi par son traducteur, selon l'expressif proverbe des Italiens. Il n'y a pas encore dix-sept ans que les éditeurs savants d'une Jérusalem délivrée en vers français professaient qu'un traducteur ne doit être fidèle qu'aux beautés de son original, et louaient leur patron d'avoir fait disparaître des strophes entières du Tasse, et réduit à un sommaire succinct le long discours de l'un des héros du poème[499]. Nous voulons, nous, que la traduction soit fidèle aux défauts mêmes de son original, quand ces défauts font partie de son caractère; qu'elle soit bizarre où il est bizarre, et qu'elle ne se pique pas d'être claire où lui-même a voulu être obscur. Si le traducteur sent le besoin d'inventer, qu'il invente à son aise et franchement, qu'il soit poète et non traducteur; comme traducteur, son sujet, son idéal, sa vérité c'est l'écrivain même qu'il reproduit; il travaille sur ce fonds comme son modèle a travaillé sur la nature; il s'enferme dans les limites de ce génie individuel; il ne voit rien au delà; son mérite n'est pas de paraître à travers son modèle, mais de s'absorber en lui. Lorsque Milton appelle Adam, «le meilleur des hommes qui furent ses fils,» Ève, «la plus belle des femmes qui naquirent ses filles[500],» il dit deux fois une singulière chose, qu'il serait bien aisé de corriger, et qui n'a d'ailleurs aucune importance, mauvaise ni bonne; répétez-la néanmoins après lui; quoique chaque locution irrégulière ne soit pas une partie de Milton, toutes ensemble, ou par leur caractère, ou par leur fréquence, appartiennent au portrait de son génie: et vous demande-t-on autre chose qu'un portrait?
Mais M. de Chateaubriand est allé plus loin. Il faut le dire: il a remis en question toute la langue française, cette langue à laquelle il devait se sentir lié par tant d'obligations mutuelles; il l'a livrée à Milton; il lui en a fait, pour ainsi dire, les honneurs avec une liberté sans exemple. Certes, on pouvait lui ouvrir sur cette langue un crédit assez étendu, et même lui savoir gré de quelques néologismes, et de quelques tours inusités: il y en a de très heureux dans sa traduction, et la pédanterie seule s'en pourrait scandaliser; mais on dirait qu'il a voulu être anglais dans la traduction d'un ouvrage anglais; et toutefois ce n'était pas la langue de Milton, c'était Milton moins sa langue qu'on lui demandait. Cette critique n'a garde d'envelopper les tours insolites que Milton a recherchés à bon escient parce qu'ils étaient insolites; qu'il ait eu tort ou raison de les créer, son interprète a eu raison de les reproduire; je ne parle que des façons de parler que la langue anglaise imposait à Milton, et qu'elle n'imposait point à son traducteur; je parle surtout de celles qui n'apportent dans notre langue aucune grâce nouvelle. C'est faire tort à la fois aux deux idiomes: car les mêmes tours, naturels et coulants en anglais, deviennent en français des contorsions pénibles du style, qu'on met sur le compte du poète original sans en décharger celui de son interprète. Je ne saurais voir, je l'avoue, aucune grâce, aucune énergie particulière, par conséquent aucune nécessité, dans des phrases comme celles-ci: «Leurs menaçants bras» (I, 431); «il leur en dit la cause suggérée» (I, 383); «dans leur mauvaise demeure préparée» (I, 469); «de régner il est le plus digne» (I, 481); «une compagnie je ne t'ai pas destinée» (II, 105); «mes yeux il ferma» (II, 105); «une action hardie tu as tentée» (II, 209). Je n'ai pu même me laisser gagner à la satisfaction que paraît trouver M. de Chateaubriand à avoir rendu la forme (la forme, mais non l'effet) de l'inversion par laquelle débute Milton: «La première désobéissance de l'homme… chante, Muse céleste!» (I, 7.) Cette transposition du régime direct est une des formes dont le génie de notre langue s'éloigne avec le plus de répugnance! et de telles répugnances sont des raisons contre lesquelles il n'y a point de raison. Clarté, euphonie, noblesse ou énergie du tour dans un cas donné, rien ne prévaut contre cette antipathie.
S'il y a, du reste, une superstition qui se conçoive de la part de M. de Chateaubriand, c'est la superstition de la fidélité; d'ailleurs de pareilles locutions, si elles offensent la langue, ne nuisent pas au sens; et cette barbarie de diction (je parle en grammairien) a du moins le mérite, en nous isolant de notre langue, de nous isoler de tout ce qu'elle nous représente, de tout ce monde dont elle est l'expression. Mais ce qu'on a peine à concevoir, c'est que presque partout où le normand perce à travers le saxon dans l'idiome de Milton, partout où un mot français se présente, le traducteur, comme ravi de cette rencontre, et comme si elle suspendait ses fonctions de traducteur, s'empare de ce mot, et le reproduise identiquement dans sa version, alors même que ce mot, jadis français, n'est plus reconnu par notre langue actuelle, et, ce qui est plus fâcheux et plus fréquent, alors même qu'il n'a point conservé en Angleterre la même nuance de signification que parmi nous. C'est ainsi que vain attempt (I, 8) devient une vaine attente; Adam, au lieu d'être pâle, devient blanc parce qu'en anglais il est blank (II, 205); acts of zeal recorded (I, 372) est traduit par des actes de zèle recordés; quoique le traducteur sût fort bien, même sans en être averti par le nexe, que recorded signifie enregistrés, chose bien différente du fait tout intérieur que désigne en français le mot recorder. Unopposed (I, 415) rendu par inopposé, transporte au sujet une épithète qui ne convient qu'à l'objet. Apt (II, 80) ne peut sans impropriété se traduire par apte devant les mots à s'égarer. On ne peut croire que Milton, en faisant summon (II, 94) les poissons de la mer, ait eu l'idée qui s'exprime en français par semoncer. Lorsqu'il a dit event perverse (II, 162), a-t-il eu, a-t-il communiqué à ses lecteurs anglais, l'idée (si c'est une idée) que présentent les mots événements pervers? Est-ce bien à Milton qu'il faut imputer d'avoir appelé Ève impératrice de ce monde beau? et ne l'eût-il pas nommée, s'il eût écrit en français, souveraine de ce bel univers (Empress of this fair world) (II, 176)? M. de Chateaubriand transporte franchement dans notre langue, qui en sera étonnée, le mot co-partner, fourni par son original (II, 198); ce n'est plus traduire, c'est transcrire. Dirai-je que, par simple égard à la ressemblance des sons, compeers (I, 315), dans la traduction nouvelle, est traduit par compères? Je doute cependant que les deux mots aient la même couleur dans les deux langues.
La littéralité affecte la traduction d'une manière bien plus profonde et plus générale. Elle ne tient compte, elle ne rend compte que d'un des éléments de la diction, et lui sacrifie tous les autres. Or, la phrase ne se compose pas seulement de mots rangés dans un certain ordre; elle enferme d'autres éléments plus subtils, plus intimes, non distribués par blocs, mais répandus dans la substance du discours comme les sucs dans la plante, comme le sang dans le corps humain. Le son des mots, le mouvement de la phrase, le caractère de l'expression sont des choses qui dépendent de l'idiome, et dont l'effet pourtant doit, autant que possible, se retrouver dans la traduction. Cet effet même est souvent plus essentiel que l'idée proprement dite; ou plutôt l'idée, l'intention de l'écrivain ne se trouve entière que dans ces accessoires. Combien de vers que la nuance de l'expression, l'harmonie et le mouvement de la phrase, ont fait vivre dans toutes les mémoires! vers d'inspiration et de génie, échos vivants de la nature, et dont nous ne pouvons concevoir, à en juger par une traduction littérale, ni le charme natif ni la célébrité! En poésie, le simple son est une idée, souvent toute l'idée du poète; et ces idées vivent et se perpétuent comme vit dans le souvenir des peuples une touchante mélodie sans accompagnement de mots et de notions distinctes. Ou nous devons renoncer à traduire de semblables vers, puisque des idées ne sauraient traduire des sons, ou bien il faut recourir à un autre système de traduction que le littéralisme. À vrai dire, je penche pour la première opinion; car enfin ces vers sont de la musique, et la musique ne se traduit pas.
Mais en beaucoup de cas, ce qui, dans une phrase ou dans un vers, va au delà des mots et de leur syntaxe, est autre chose et bien mieux que de la musique; ce sont des idées, c'est l'âme de l'écrivain, c'est sa vie; faire le sacrifice de tout cela, c'est le sacrifier lui-même; or, comment espérer que deux langues correspondront si merveilleusement l'une à l'autre, qu'une version littérale transportera dans l'une tous les effets, toutes les vertus de l'autre? Une telle rencontre serait un prodige. Jusqu'à un certain point, cette rencontre a lieu. Un instinct mystérieux a appris au peuple, dans toutes les langues, à revêtir d'un caractère imitatif les noms des objets qui parlent à l'imagination; et ceux dont elle est semblablement frappée par tout pays ont en général des désignations semblables. Le génie de l'onomatopée fait correspondre sur certains points tous les idiomes. Chaque langue aussi se prête à certains tours qu'on peut appeler onomatopées de syntaxe; un même instinct conduit à de mêmes effets. Dans ces cas, la traduction littérale satisfaisant à tout doit être préférée à toute autre. Mais combien de fois la rencontre n'a pas lieu!
M. de Chateaubriand paraît croire, au contraire, que la fidélité verbale est le moyen et le gage de toutes les autres, et qu'avec la phrase grammaticale on détache nécessairement du sol la phrase oratoire ou poétique. Nous aurions besoin de le voir pour le croire. L'illustre écrivain s'offre à nous fournir ce genre de preuve… «En citant (dans l'Essai) quelques passages du Paradis Perdu, je me suis légèrement éloigné du texte: eh bien! qu'on lise les mêmes passages dans la traduction littérale du poème, et l'on verra, ce me semble, qu'ils sont beaucoup mieux rendus, même pour l'harmonie[501].» Mais nous osons croire qu'il est dans l'illusion, et qu'il applique à l'ensemble de son travail ce qui est vrai de certains morceaux où la sublimité de la pensée jointe à l'extrême simplicité de l'expression assurait à une version littérale tous les avantages dont la traduction est susceptible. Il y a, en effet, chez les poètes de premier ordre, et particulièrement chez Milton, des passages où la poésie est tellement dans la pensée, dans les choses, que l'expression ne compte pour rien dans l'effet poétique, et que le mot, après avoir apporté l'idée, se retire humblement de la scène. Là, on ne regrette ni la langue de l'original, fût-elle de beaucoup supérieure à celle du traducteur, ni ses vers, si le traducteur a écrit en prose; un sens net est tout ce que l'on demande; de même que la clarté, selon Vauvenargues, orne les pensées profondes, la simplicité orne les pensées sublimes. Mais ces endroits, en tout poème, sont rares; et presque partout l'expression a plus d'importance, et contribue au dessein du poète dans une proportion plus forte et d'une manière plus intime. Alors, sans doute, il faut la reproduire, je dis l'expression non les mots, et cette nécessité est incompatible avec le système littéral. S'il n'en était pas ainsi, pourquoi y aurait-il, dans la traduction de M. de Chateaubriand, tant de phrases où l'oreille cherche en vain un lieu de repos, une coupe naturelle, une forme déterminée, toutes choses qui ne paraissent pas avoir manqué à Milton dans les passages correspondants? pourquoi si souvent les tons semblent-ils heurtés, les éléments de la phrase incohérents et disloqués, la phrase entière laborieusement assemblée? Je ne réclame point cette facilité molle, ce coulant de diction, cette rondeur de contours dont on a tant abusé; une dureté énergique vaut mieux; il faut rompre les habitudes classiques de notre oreille, la déconcerter quelquefois; et je ne méconnais point que la prose du traducteur présente souvent, sous cette forme abrupte, des fiertés de style du plus grand effet.
Je n'ai parlé jusqu'ici que des inconvénients directs de la littéralité. Ses inconvénients indirects sont bien plus considérables. J'entends par là ceux qui résultent de la disposition d'esprit où ce système place nécessairement le traducteur. Quel système que celui qui, réduisant l'art d'écrire à sa partie en quelque sorte mécanique, vous isole de votre talent, et vous oblige à transporter d'une langue à l'autre le génie d'autrui comme une lettre close! Il y a des messages qu'on ne rend bien, des missions qu'on ne saurait accomplir à moins d'en avoir le secret, d'en posséder l'esprit; or ce secret, cet esprit, quelque capable qu'on soit de le pénétrer, on finit, dans le système du littéralisme, par ne les plus voir; la seule fatigue qu'on éprouve nécessairement à remuer cette glèbe des mots, convertit en mécanisme involontaire une œuvre qui devrait être tout intellectuelle; on cesse de vivre avec son modèle; aux endroits les plus sublimes, on cesse de le sentir; aux endroits les plus clairs, on ne le comprend plus; les mots eux-mêmes, qui si souvent trouvent leur explication dans le contexte, refusent de donner leur vrai sens; et cessant d'être averti par cette intuition vive du sujet qui ranime incessamment l'attention, on prête à l'écrivain des intentions qu'il n'eut jamais et jusqu'à des contre-sens. Le traducteur libéral associé par la sympathie à son original, uni tout à la fois à sa pensée et aux signes de sa pensée, ressemble à cet officier suédois qui, chargé d'un ordre pour un corps d'armée, et remarquant en chemin une nouvelle disposition de l'ennemi, prit sur lui de changer l'ordre dont il était porteur, et, au lieu d'une défaite qu'il eût commandée à ses compagnons, leur apporta la victoire. L'interprète littéral n'aperçoit aucun mouvement chez l'ennemi, s'en tient à son ordre, et tombe dans les contre-sens, qui sont les défaites d'un traducteur.
Si nous disions que M. de Chateaubriand s'est réduit dans la traduction à l'office de manœuvre, et que d'architecte il est devenu maçon, personne ne voudrait nous croire; et aussi n'aurions-nous point dit vrai. Mais si la vivacité, la fraîcheur de son génie l'ont préservé en général de cette servitude, si dans l'ensemble de son travail on sent un commerce de cœur à cœur entre Milton et lui, cette même vie qui le distingue si éminemment lui a rendu plus pénible, plus oppressive qu'à tout autre, l'obligation qu'il s'était imposée.
Servi siam, si, ma servi ognor frementi[5021].
Tantôt de ses bras garrottés, il atteint et enserre Milton, et se ranime dans cet embrassement; mais tantôt aussi, las et rebuté, on voit que sa pensée l'emporte loin de son œuvre; et qui sait vers quelles hauteurs, vers quelles créations s'égarait ce brillant esprit, tandis que sa plume repassait machinalement sur les traces de Milton, comme une charrue dans les sillons d'une autre charrue! Nous voudrions, quand paraîtra quelque nouvel Abencerage, quelque autre Velléda, savoir la date précise de ces fictions et des images dont elles seront décorées; il serait piquant de les voir, comme des fleurs d'entre des ronces, éclore d'entre deux lignes de la traduction de Milton, et peut-être nous montrer leur berceau dans un passage fautif, dans une erreur d'interprétation, dans un nuage étendu par le traducteur sur la clarté de son modèle.
Il est impossible de s'expliquer autrement que par la fatigue des inexactitudes tellement sensibles qu'il ne faut que peu de connaissances pour les apercevoir et point de talent pour les éviter. C'est par pure distraction que M. de Chateaubriand a pu traduire par le meilleur le mot goodliest qui signifie le plus beau, et qui, dans l'endroit en question (I, 254), ne peut même pas signifier autre chose. Il savait bien aussi que, dans thy gay legions (I, 310), gay signifie brillantes plutôt qu'élégantes. Il n'a pu voir aucune raison de traduire stood at my head a dream par cette phrase bizarre: à ma tête se tint un songe (II, 89), aussi inintelligible en français qu'elle se dit couramment en anglais, et dont l'image pouvait si bien trouver dans notre langue son équivalent. On lit, tome II, page 99: quel vrai délice peut s'assortir? ce qui n'a pas de sens; qu'est-ce en effet qu'un délice qui s'assortit? C'est qu'il y a ellipse en anglais; quelle société peut s'assortir, quel vrai délice (peut-il y avoir)? From her seat (II, 196), signifie de dessus ses fondements, et non sur ses fondements; le mot et l'idée le veulent également. Arracher, donné en traduction de pluck (I, 349), est également repoussé par le dictionnaire et par le sens. Ces mots remarquables: the hot hell that always in him burns, though in mid heaven (II, 166) sont traduits: l'enfer qui brûle toujours en lui quoique dans un demi-ciel, l'usage de la langue et le besoin de l'idée réclament au lieu de demi-ciel le milieu du ciel; mots qui trouvent un beau commentaire dans ce passage du livre II:
«Quoi! glorifier son trône en murmurant des hymnes, chanter à sa divinité des alléluïa forcés!… Telle sera notre tâche dans le ciel, telles seront nos délices! Oh! combien ennuyeuse une éternité ainsi consumée en adorations offertes à celui qu'on hait[503].»
Pour nous résumer (et sans doute il en est temps), le système de fidélité verbale est bon et vrai sauf l'excès. Tout les faits bien examinés, il est rationnel de partir des mots et de la phrase de l'original comme de l'hypothèse la plus vraisemblable; ainsi procède celui qui cherche à se rendre compte des phénomènes naturels; et il en est d'une hypothèse qui explique toutes les parties d'un fait, comme d'une forme qui conserve toutes les parties de la pensée et toutes les intentions de l'écrivain; cette hypothèse et cette forme se vérifient à cette épreuve. Il y a seulement lieu de regretter que le traducteur de Milton ait exagéré un principe vrai; mais on se tromperait si l'on prêtait d'avance à l'ensemble de son ouvrage la physionomie un peu étrange et l'attitude un peu roide des passages que nous avons cités. Si plusieurs fois dans chaque page la diction étonne, effraye même par son âpreté, si quelques passages sont pénibles à lire, si le rythme est trop souvent négligé et l'euphonie trop souvent bravée, l'impression générale qui reste de cette lecture absout le traducteur, je ne dis pas son système. Car, de fait, les beautés, la vie de ce Milton français, je les impute à M. de Chateaubriand plutôt qu'à sa méthode. C'est moins peut-être pour l'avoir suivie que pour l'avoir abandonnée à propos, qu'il a entretenu dans sa prose la flamme de la poésie de Milton. Et du reste, qui pouvait mieux que lui arracher à cette méthode tout ce qu'elle ne donne qu'à regret, tout ce qu'à d'autres traducteurs elle aurait absolument refusé? Ce qui est sûr, quant à nous du moins, c'est qu'à travers ce langage hérissé de barbarismes volontaires, on a eu commerce avec le génie de Milton, on a éprouvé de fort près sa présence, on croit l'avoir vu, non à travers le voile d'une traduction, mais à travers le milieu d'un air diaphane et pur. Aucune traduction de ce poème ne nous avait donné une aussi vive conscience d'avoir lu Milton lui-même; aucune n'avait assuré à ce chef-d'œuvre un aussi grand pouvoir sur notre imagination et sur notre cœur; dans aucune il ne nous avait paru si grand!
Mais quand la traduction de M. de Chateaubriand ne produirait point cet effet, dont, pour notre part, nous avons à cœur de rendre témoignage, et quand il aurait étouffé le feu de son poète, nous ne laisserions pas de célébrer, même dans son erreur, cette dévotion du génie au génie. Nous ne laisserions pas d'admirer cette religion du beau et du vrai qui tient par des fibres secrètes à la racine de toute religion. Nous aimerions à signaler dans le talent, qui est une royauté, cette abdication d'un nouveau genre, ce respect qui ne saurait se rassasier d'obéissance, et qui, dans une servitude générale, se crée encore, comme à plaisir, une seconde servitude. Tant de journées consumées dans le plus rude labeur, qui mérite et ne se promet pas la gloire, sont une leçon pour tant d'hommes qui écrivent et qui ne travaillent pas. On parle de l'enthousiasme de la jeunesse: mais où est, parmi nos jeunes gens, un tel enthousiasme, une telle abnégation? N'eût-il fait que leur en donner l'exemple, et dût cette nouvelle traduction de Milton passer comme tant d'autres (et certes elle restera), la littérature, la poésie, la religion auraient de grandes obligations à M. de Chateaubriand. C'est pour nous un besoin de les reconnaître; et une douceur de penser que nous exprimons la pensée de mille autres, qui se sont abreuvés en silence à la source que M. de Chateaubriand a rouverte pour eux, et le remercient en silence des nobles et saintes jouissances qu'ils doivent à son courageux travail.
Congrès de Vérone. Guerre d'Espagne. Négociations. Colonies espagnoles.
2 volumes in-8°.—1838[504].
Tout le monde ne s'attendait pas que l'auteur, quel qu'il fût, de la guerre de 1823, en viendrait réclamer l'honneur. C'était bien assez de l'absoudre, et peu de gens peut-être y étaient disposés. M. de Chateaubriand nous apprend aujourd'hui que cet événement lui appartient[505]; il s'en glorifie; il paraît compter sur l'approbation générale; mais loin de vouloir surprendre, comme on dit, la religion de ses juges, il les met en état, en leur communiquant sans réserve toutes les pièces du procès, de prononcer contre lui. Ce n'est peut-être pas un modèle d'humilité que cet ouvrage, mais c'est un modèle de loyauté. Sous ce rapport, nous ne devons à l'auteur que des éloges, et des remerciements pour l'exemple qu'il donne.
Quant aux éloges que l'auteur réclame ouvertement pour ce grand acte de sa vie politique[506], nous hésiterions davantage à les lui décerner, s'il pouvait nous appartenir d'énoncer une opinion et même d'en avoir une sur la question que ce livre vient de poser. De bon cœur, nous ferions cortège à Scipion montant au Capitole pour remercier les dieux; mais notre indécision nous retient en bas, heureux pourtant si nous voyons la foule accompagner Scipion. Après cet aveu, nous sommes au moins tenu de donner la raison de nos doutes. M. de Chateaubriand ne dit rien qui nous permette de croire qu'il ait, de 1822 à 1838, essentiellement changé de principes, ni varié dans ses jugements sur les hommes et sur les races. Je dis depuis 1822, je ne voudrais pas dater de plus loin; deux ans plus haut je rencontrerais ces fameux Mémoires sur le duc de Berry, entre lesquels et les opinions du nouveau livre, il y a, ce me semble, un intervalle immense. Mais si, de l'époque de ces Mémoires à celles du congrès de Vérone, les opinions de l'auteur étaient déjà devenues ce que nous les voyons aujourd'hui, si dès 1822, l'auteur eût pu écrire ces lignes, aussi admirables de pensée que d'expression:
«Durée de race, si salutaire aux peuples monarchiques, ne serait-elle pas redoutable aux rois? Le pouvoir permanent les enivre; ils perdent les notions de la terre; tout ce qui n'est pas à leurs autels, prières prosternées, humbles vœux, abaissements profonds, est impiété. Leur propre malheur ne leur apprend rien; l'adversité n'est qu'une plébéienne grossière qui leur manque de respect, et les catastrophes ne sont pour eux que des insolences. Ces hommes, par le laps du temps, deviennent des choses; ils ont cessé d'être des personnes; ils ne sont plus que des monuments, des pyramides, de fameux tombeaux[507].»
Je le répète, si M. de Chateaubriand pensait ainsi en 1822, comment a-t-il pu entreprendre la guerre d'Espagne? comment n'a-t-il pas vu que son succès armait infailliblement cette race incorrigible et cette cour aveuglée contre les libertés publiques, et que c'était la Révolution française, je dis dans ses résultats légitimes et consacrés, que c'était la Charte, en un mot, qu'il allait étouffer dans la Péninsule?
S'il était vrai, comme le lui écrivait M. de Villèle, «en opposition avec les déclamations soldées de quelques journaux, que cette guerre fût repoussée par l'opinion la plus saine et la plus générale[508],» ce fait même ne devenait-il pas une objection? et puisque cette désapprobation anticipée de la nation ne tenait pas à la défiance du succès, l'espoir du succès donnait-il l'espoir de réconcilier l'opinion, sans laquelle, après tout, on ne peut rien dans un État libre?
Il est d'ailleurs des succès dangereux et des victoires qui embarrassent. «C'est bien coupé, disait à Henri III sa mère Catherine; à présent il faut coudre.» Avait-on pourvu à cette couture si importante? en avait-on prévu l'énorme difficulté? S'il y avait en Espagne, pour l'établissement d'un ordre nouveau, des éléments convenables et disponibles, a-t-on su se les approprier? S'ils n'existaient pas, pourquoi entrer dans une carrière sans issue? Quel a été pour l'Espagne le résultat de la guerre d'Espagne? Tout le monde le sait maintenant, et vraiment il semble que tout le monde eût pu le prévoir, et surtout l'homme qui nous dit aujourd'hui: «En fait de prévision et de conception indépendante, personne ne peut nous en remontrer[509].»
Je sais qu'on oppose une fin de non-recevoir. On a été chassé du ministère au moment d'assurer les résultats de l'entreprise. Seul on eût pu achever ce qu'on avait seul conçu et entrepris. Mais ceux qui jugent que l'œuvre était essentiellement vicieuse se donneront peu de peine, je crois, pour conjecturer les moyens que l'on comptait employer pour la rendre bonne.
L'éloquence de l'auteur est grande; mais les faits sont encore plus éloquents; et il est douteux qu'elle puisse arracher des esprits une conviction qui s'y est enracinée: c'est que, s'il est vrai que le mauvais succès de cette guerre eût immédiatement perdu ses auteurs, le bon succès de cette expédition ne devait pas, à la longue, leur être moins fatal. Les Bourbons devaient périr par la prospérité comme par l'adversité; car il y a des dispositions avec lesquelles tout nuit; ce ne sont pas les circonstances qui sauvent, mais la sagesse. Le Trocadéro a préparé la chute, Alger l'a consommée.
C'est ainsi qu'on pense aujourd'hui, et c'est ainsi qu'on pensait alors. Il se pourrait que M. de Chateaubriand, bien qu'il nous dise que les deux hommes qui sont en lui n'ont entre eux aucune communication[510], n'eût pas tellement surveillé le poète que celui-ci n'eût séduit l'homme d'État; et nous savons quelle est la séduction d'une telle poésie! Nous l'avons dit ailleurs: le poète est le vrai moi de M. de Chateaubriand[511]. Et si, dans un sens, il est très vrai que la communication qu'il nie n'existe pas en effet, c'est-à-dire si le style du poète n'a jamais passé dans les dépêches du ministre, si ces documents sont autant, quoique autrement, admirables que les productions littéraires de leur auteur, on comprend cependant qu'il y a une poésie de conception, d'espérance, de conduite, qui peut pénétrer dans les entreprises, et leur imprimer son caractère, sans l'accompagnement littéraire du rythme et des métaphores.
Il faudrait pourtant rendre grâces à la poésie si l'on devait à son intervention, même illégale, quelques-uns des caractères qui ont signalé cet acte mémorable de la vie publique de notre auteur. Mais ce n'est pas à elle, c'est à une source plus élevée, que nous devons rapporter et les intentions de M. de Chateaubriand en commençant la guerre, et ses nobles quoique inutiles efforts pour épargner à l'Espagne des réactions sanglantes et honteuses. Que n'a-t-il pu au moins épargner à la dynastie qu'il voulait sauver par la gloire, la honte de ces sales discussions qui suivirent la guerre d'Espagne, et mirent au jour tant de turpitudes cachées! À des pouvoirs que l'opinion repousse, la boue est plus fatale que le sang.
Le plaidoyer de l'illustre écrivain n'a donc pas porté dans notre esprit une pleine conviction; nous ne sommes pas sûr que le grand acte dont il se glorifie n'ait pas été une grande erreur. Mais nous nous ferions tort à nous-même en ne convenant pas que ce même livre, et notamment dans sa partie diplomatique, donne une haute idée de M. de Chateaubriand comme homme d'intelligence et même comme homme d'action. Était-il fait pour tenir, en des temps difficiles, le gouvernail d'un État? son génie eût-il suffi à quelqu'un de ces moments capitaux où le pilote, en pesant sur sa barre, imprime un nouveau cours à toutes les affaires humaines, et attache un avenir séculaire à la destinée d'une race ou d'une institution? Est-il, en un mot, un génie en politique, ou seulement un très grand esprit? Il est au moins, et bien certainement, un très grand esprit. Ce livre nous paraît plein de jugements vrais, de vues saines et grandes. Et rien n'empêcherait d'en tirer, si je puis dire ainsi, tous les éléments d'un grand ministre, si des jugements et des vues pouvaient jamais former, par leur réunion, cet empirisme sublime qui est le génie même, et qui ne semble pouvoir être ni composé ni décomposé. C'est dans les actes mêmes et dans leurs résultats que se constate le génie politique, génie si différent de celui de l'historien, que le plus grand homme d'État peut fort bien être historien médiocre, et le plus grand historien, politique malhabile. Ce n'est pas que M. de Chateaubriand n'ait raison de s'élever contre le préjugé qui tend à éloigner des affaires les hommes de pensée; la pensée ne rend pas impropre à l'action; toutefois le génie de l'action reste un génie à part.
En politique pas plus qu'en morale, le succès n'est le vrai juge des actions, ni la vraie mesure de notre valeur. Ce que les uns appellent fortune et les autres Providence, conserve son droit dans les affaires humaines, et, pour l'exercer à coup sûr, se tient hors de l'atteinte de toute prévision humaine, de celles mêmes du génie. Le génie n'est pas toujours heureux, et les faits, comme l'a dit ailleurs M. de Chateaubriand, les faits ont leur iniquité! Pourquoi le génie, qui est la vertu de l'intelligence, jouirait-il d'une immunité refusée à la vertu, qui est le génie de la conscience? Malheureusement l'iniquité des hommes est encore plus grande que celle des faits; ils révèrent des succès immérités, et presque toujours, à leurs yeux, les revers sont justes; il faut, pour être réputé génie, être heureux, et commencer par l'être. Qu'un homme, né ministre, arrive aux affaires en un moment fatal, et qu'il faille, par la force des circonstances, que son premier coup soit un va-tout, un revers l'arrête au début, le rejette dans l'inaction et dans l'ombre; et s'il compte, pour s'en tirer, sur la postérité, il faut qu'il soit né confiant!
* * * * *
Quoi qu'il en soit, ce livre est une belle œuvre d'historien et de politique; mais quand elle ferait, sous ces deux rapports, moins d'honneur à M. de Chateaubriand, quel honneur ne fait-elle pas à son talent d'écrivain! Nous ne croyons pas que, dans aucun de ses ouvrages, il ait répandu plus de beautés, ni des beautés plus vraies et plus diverses. La verve et la perfection de la forme ne sont point ici aux dépens l'une de l'autre; toutes les deux sont à la fois portées au plus haut degré, et semblent dériver l'une de l'autre. Le style propre à M. de Chateaubriand ne nous a jamais paru plus accompli que dans cette dernière production; nous devrions dire les styles, car il y en a plusieurs, et dans chacun il est presque également parfait. L'homme d'État dans ses éloquentes dépêches, l'historien-poète dans ses vivants tableaux, le peintre des mœurs dans ses sarcasmes mordants et altiers, se disputent le prix et nous laissent indécis dans l'admiration. Dans le dernier genre pourtant, l'auteur, de loin à loin, glisse vers des tons moins purs. Ceci, par exemple, ne plaira pas à tout le monde:
«Le comte de Bernstorff était ministre des affaires étrangères à Berlin lorsque nous étions ministre plénipotentiaire de France auprès de cette cour. Sa femme, grande et belle, rappelait cette ambassadrice de Danemark auprès d'Anne d'Autriche… Le comte de Bernstorff, qui, au lieu de la Danoise, n'avait avec lui à Vérone que la goutte, voyait déjà la France rendue à son énergie militaire et songeait que cette France était frontière de la Prusse[512].»
La grande réputation de M. de Chateaubriand semble se rattacher à ses premières productions; on a l'air de croire que l'auteur d'Atala et des Martyrs n'a fait que se continuer. C'est une erreur. Son talent n'a cessé, depuis lors, d'être en voie de progrès; à l'âge de soixante-dix ans, il avance, il acquiert encore, autant pour le moins et aussi rapidement qu'à l'époque «de sa plus verte nouveauté.» Ce n'est plus cette imagination s'enivrant d'elle-même, se berçant dans ses propres créations, enchantée autant qu'enchanteresse, satisfaite de son travail pourvu qu'elle eût tiré de toutes choses, et même de la douleur, des images et des accords. Ce talent, à mesure que la pensée et la passion s'y sont fait leur part, a pris une constitution plus ferme; la vie et le travail l'ont affermi et complété; sans rien perdre de sa suavité et de sa magnificence, le style s'est entrelacé, comme la soie d'une riche tenture, à un canevas plus serré, et ses couleurs en ont paru tout ensemble plus vives et mieux fondues. Tout, jusqu'à la forme de la phrase, est devenu plus précis, moins flottant; le mouvement du discours a gagné en souplesse et en variété; une étude délicate de notre langue, qu'on désirait fléchir et jamais froisser, a fait trouver des tours heureux et nouveaux, qui sont savants et ne paraissent que libres. Le prisme a décomposé le rayon solaire sans l'obscurcir; et les couleurs qui en rejaillissent éclairent comme la lumière. Aucune de ces vertus et de ces grâces de style ne manque aux passages suivants:
«Sous la Restauration… la légitimité constitutionnelle ne paraissait à aucun esprit ému le dernier mot de la république ou de la monarchie. On sentait sous ses pieds remuer dans la terre des armées ou des révolutions qui venaient s'offrir pour des destinées extraordinaires. M. de Villèle était éclairé sur ce mouvement; il voyait croître les ailes qui, poussant à la nation, l'allaient rendre à son élément, à l'air, à l'espace, immense et légère qu'elle est. M. de Villèle voulait retenir cette nation sur le sol, l'attacher en bas; nous doutons qu'il en eût la force. Nous voulions, nous, occuper les Français à la gloire; essayer de les mener à la réalité par des songes: c'est ce qu'ils aiment[513].»
»Si la Légitimité a disparu glorieusement, la personne légitime s'est-elle retirée égale en gloire à la Légitimité? Tombé tout armé dans un fleuve après la bataille de Pescare, déjà recouvert par les flots, Sforze éleva deux fois son gantelet de fer au-dessus des vagues: est-ce le gantelet de Robert-le-Fort qui s'est montré à la surface de l'abîme, dans le naufrage de Rambouillet[514]?»
Du reste, rien de ce qui dota d'un charme si nouveau les premiers écrits de M. de Chateaubriand, rien de ce qui créa, à l'aurore de ce siècle, son individualité littéraire, ne s'est perdu à travers les phases diverses de son âme et de sa destinée. Il n'a pas cessé d'être en commerce avec la nature et la solitude; «il a mis, comme il le dit lui-même, sa main dans le siècle, son intelligence au désert[515];» parmi les bruits lointains d'une bataille gigantesque qui va décider du sort de l'Europe et de sa propre destinée, il a des oreilles pour le son d'une horloge de village et pour le gloussement d'une poule d'eau; sans disparate il mêle ces souvenirs au souvenir de Waterloo et de Napoléon; et s'agit-il de raconter son expulsion du ministère, il débute ainsi:
«Le 6 au matin, nous ne dormions pas; l'aube murmurait dans le petit jardin; les oiseaux gazouillaient: nous entendîmes l'aurore se lever; une hirondelle tomba par notre cheminée dans notre chambre; nous lui ouvrîmes la fenêtre: si nous avions pu nous envoler avec elle[516]!»
Ces alliances ne semblent permises qu'à M. de Chateaubriand; au fond, elles le sont à tout le monde; il est permis à tout le monde d'être soi-même, d'être vrai; elles sont charmantes sous sa plume, parce qu'elles existaient d'abord dans son âme, où se rencontrent et s'entrebaisent les goûts du solitaire et les préoccupations de l'homme social; supposez avec l'intention du même style une âme différente, et vous aurez une composition où les couleurs se heurtent au lieu de se fondre:
Chacun, pris dans son air, est agréable en soi; Ce n'est que l'air d'autrui qui peut déplaire en moi[517].
À tout prendre pourtant, il y a du faire dans la manière de M. de Chateaubriand, comme il y en a dans toute la littérature actuelle. L'effet, et même le prestige, sont cherchés jusque dans les écrits les plus simples; cette recherche est avouée, et c'est la seule ingénuité qui nous reste. Il y avait, chez les écrivains du grand siècle, plus d'art que chez les nôtres, et moins d'artifice. Les plus grandes beautés de nos écrits sont plus ou moins des beautés faites; et puisque néanmoins, je les appelle beautés, j'entends bien que la nature y a sa part, et qu'il ne s'y trouve ni faux ni affectation. Mais enfin, et cela était inévitable, nous sommes dès longtemps, sous le rapport du style, sortis de l'âge d'innocence; et la simplicité d'intention n'est plus de notre temps. Heureux et rare est l'écrivain qui peut faire encore quelque illusion là-dessus; il faut croire qu'il a commencé par se la faire à soi-même. Si, dans son beau morceau sur Charles X à Prague, M. de Chateaubriand, homme, s'était retourné, je crois bien qu'il aurait aperçu derrière lui l'écrivain l'accompagnant d'un pas furtif; mais sûrement l'homme croyait bien être seul lorsqu'il écrivait ces lignes touchantes:
«La dernière fois que je vis les proscrits de Rambouillet, c'était à Buschtirad, en Bohême. Charles X était couché; il avait la fièvre: on me fit entrer de nuit dans sa chambre: Une petite lampe brûlait sur la cheminée: Je n'entendais dans le silence des ténèbres que la respiration élevée du trente-cinquième successeur de Hugues Capet. Mon vieux roi! votre sommeil était pénible; le temps et l'adversité, lourds cauchemars, étaient assis sur votre poitrine. Un jeune homme s'approcherait du lit d'une jeune fille avec moins d'amour que je ne me sentis de respect en marchant d'un pas furtif vers votre couche solitaire. Du moins, je n'étais pas un mauvais songe comme celui qui vous réveilla pour aller voir expirer votre fils! Je vous adressais intérieurement ces paroles que je n'aurais pu prononcer tout haut sans fondre en larmes: «Le ciel vous garde de tout mal à venir! Dormez en paix ces nuits avoisinant votre dernier sommeil! assez longtemps vos vigiles ont été celles de la douleur. Que ce lit de l'exil perde sa dureté en attendant la visite de Dieu! Lui seul peut rendre légère à vos os la terre étrangère.[518]»
Les premiers chapitres de l'ouvrage sont trop pleins de ces beautés que nous appelons faites. Le trait, la sentence, l'allusion rapide, semblable à la flèche du Parthe, une concision qui n'est pas toujours de la précision, nuisent, dans ces chapitres, si remarquables d'ailleurs, à la beauté de l'ensemble. Il y a trop d'étincelles, trop de chocs; les idées se heurtent contre les idées, plutôt qu'elles ne se suivent et s'enchaînent. Enfin, s'il m'est permis de le dire, telle pensée se pose fièrement, qui, peu solide au fond et peu importante, devrait se contenter d'une attitude plus modeste, et y gagnerait:
«Ferdinand se retrancha dans cette retraite des Hiéronymites (l'Escurial), pour essayer de là une sortie sur la société; mais caché parmi ces architectures saintes et sombres, il n'avait point la hauteur, la mine, la sévérité, la taciturne expérience, la croyance invincible de ces dosserets rigides, de ces pilastres sacrés: hermites de pierre qui portaient la religion sur leurs têtes. Il ne pouvait, lui mort ressuscité, étendre, assis dans son cercueil, ses bras de poussière à rencontre de l'avenir[519].»
Cela est-il assez simple pour être vraiment beau?
«Il éloigne son directeur, Don Victor Saez. Saez était habile, mais il avait parlé bas à la grille du tribunal de la Pénitence, oubliant que le Forum est aujourd'hui le confessionnal des nations[520].»
Cela est-il assez clair pour être vraiment beau?
«La foule court chez les opposants, dans le dessein de les massacrer; Morillo dissipe la foule, et la première législature des Cortès finit. Cette terre de misère avait pourtant été foulée par Annibal; elle avait vu la pudique aventure de Scipion et donné naissance à Trajan[521].»
Ceci n'est plus de l'art, c'est du prestige et de la déception. Derrière cette antithèse et ces grands noms, il n'y a rien. Eh! qui donc empêche qu'une terre foulée par un conquérant, témoin, dans les temps anciens, de l'action généreuse d'un étranger, qu'une terre, enfin, qui a donné un grand homme au premier des trônes, ne devienne plus tard, et n'ait été même alors, une terre de misère! Il n'y a que M. de Chateaubriand à qui la critique passe de pareils caprices. Elle semble lui avoir dit, comme disait autrefois au grand Condé ce commis aux barrières: «Monseigneur, les lauriers ne payent point.» Elle s'aperçoit bien que le héros passe de la contrebande, que le grand homme se joue; mais «ce sont jeux de prince»; on en sourit et l'on se tait.
«La session s'ouvrait à Madrid, le 1er mars 1822, alors qu'ambassadeur, nous assistions aux séances du parlement britannique, ou que nous racontions dans la première partie de nos Mémoires nos courses chez les sauvages[522].»
Ici encore, il faut sourire et se taire.
Cet amour du trait n'a-t-il pas égaré la plume de l'auteur lorsqu'il a écrit ces lignes, à mon avis peu dignes de lui:
«Goiffieux, particulièrement désigné, quitta Madrid. Bientôt arrêté, il pouvait se taire ou tromper: on lui demanda son nom, il répondit: Goiffieux, premier lieutenant dans la Garde. Il dédaigna de se sauver par un mensonge: il était français[523].»
Est-ce que, par hasard, un Français ne ment jamais? est-ce que, chez d'autres nations, on a moins de dédain pour le mensonge? En bonne foi, quelle impression recevrait l'auteur de phrases comme celles-ci, rencontrées chez Goethe, chez Byron, ou chez tel autre:
Il dédaigna de se sauver par un mensonge: il était allemand.
Il dédaigna de se sauver par un mensonge: il était anglais.
Il dédaigna de se sauver par un mensonge: il était hongrois,
valaque, moldave, etc.; et autant d'etc. qu'il y a de nations?
Dans quel idiome cette vanterie n'est-elle pas aussi légitime et aussi risible qu'en français? et quand c'est à un grand homme qu'elle échappe, quand il en fait la finale triomphante d'un récit, qui peut souffrir de voir le génie devenu peuple, et le poète abandonnant sa lyre pour la grosse caisse d'une musique de régiment[524]?
Mais ne laissons pas enlever par cette étude littéraire toute notre attention et tout l'espace qui nous reste. Voyons de plus grands objets. Ce livre a un caractère moral, et peut être jugé comme une action. C'est par ce jugement que nous voulons finir.
Il serait ridicule de prétendre qu'un ouvrage tout apologétique n'eût pas pour sujet principal l'homme qui l'a écrit pour sa propre défense. Il ne serait pas moins inutile de nier que l'habitude de M. de Chateaubriand de s'introduire dans tous ceux de ses ouvrages où il y a place pour lui, et de parler abondamment de soi-même, est prise par le public en très bonne part, et que l'égotisme de Montaigne lui-même n'est pas plus agréable ni plus agréé. Faut-il faire, pour ma part, ma confession entière? Rien, dans les écrits de M. de Chateaubriand, n'intéresse mon imagination autant que lui-même. Il est personnellement la plus poétique de ses créations; sans artifice et sans déguisement, il s'est peu à peu idéalisé; son existence est une œuvre d'art, au même sens qu'on peut le dire, sans injure, des productions du génie le plus sincère; en un mot, le poète est devenu poème; le nom de Chateaubriand remue, dans le sein de la génération actuelle, au moins autant de poésie que celui d'Eudore ou de Chactas, et l'Itinéraire en contient au moins autant que les Martyrs et Atala.
Il reste pourtant à se demander si ce plaisir est sans danger, je ne dirai pas pour celui qui le donne, mais au moins pour ceux qui le reçoivent. On aime à approuver, de confiance, les motifs qui font surabonder le moi dans les écrits de M. de Chateaubriand (le moi ou le nous, peu importe; ce dernier n'a que la bizarrerie et l'inélégance de plus); mais que ce moi prolongé et retentissant soit de bon exemple, ceci peut faire question. On a dit, il est vrai, que chacun est plein de soi-même, et qu'entre ceux qui dissimulent cette plénitude et ceux qui l'avouent il n'y a que la différence de la franchise, à l'avantage des derniers. Jamais la vérité, si c'est là une vérité, n'aurait été plus accommodante pour nos faiblesses. Cette franchise, du moins, ferait brèche aux bienséances, s'il est encore vrai, comme du temps de Pascal, «que la civilité humaine cache et supprime le moi humain[525];» cette suppression ferait partie de la politesse, et, à notre avis, non seulement de celle des mœurs, mais de celle de l'esprit. Elle fait, d'ailleurs, partie de la morale; car, en attendant que «la charité chrétienne» ait, suivant l'expression du même Pascal, «anéanti le moi humain[526],» la morale naturelle conseille de le réprimer. Il n'est pas douteux, en effet, qu'un sentiment ne s'enracine par son expression répétée, et que les effusions quotidiennes de l'égoïsme et de la vanité ne fortifient ces passions, à peu près comme un exercice fréquent fortifie la partie du corps qui le subit. Pour anéantir le moi humain (noble but, chacun l'avoue), il est utile de commencer par le cacher, par le supprimer dans le discours. D'ailleurs, morale et religion à part, il ne faut pas qu'on se fasse illusion: le moi perpétuel a de la grâce chez Montaigne et chez M. de Chateaubriand, et cette grâce couvre tout; un dessein philosophique chez l'un, la poésie chez l'autre, enveloppent la disgrâce naturelle de l'égotisme; ôtez ce prestige, réduisez la chose à ce qu'elle est chez tout le monde et en soi, que vous reste-t-il, qu'une habitude désagréable à tous, et contre laquelle tous sont secrètement ligués? Croyez-vous que ces grands écrivains ne l'aient pas su? Ce n'est qu'à coup sûr, et avec la certitude de plaire, qu'ils se sont mis en scène; car ils n'ignoraient pas apparemment ce que tout le monde sait, combien un moi pèse à un autre moi. Encore n'est-on pas sûr, avec toute la grâce possible, d'en conserver toujours dans l'emploi de ce monosyllabe infortuné; les plus heureux y ont quelquefois échoué; le plaisir de parler de soi, l'un des plus entraînants, emporte au delà des limites les mieux connues: lisez le Congrès de Vérone; le moi y est rare, mais son synonyme y déborde; et l'on souffre de rencontrer sous une plume aussi délicate que celle de l'auteur des phrases comme celle-ci: «Il nous était impossible de mettre aussi entièrement de côté ce que nous pouvions valoir, d'oublier tout à fait que nous étions le restaurateur de la religion et l'auteur du Génie du Christianisme[527].» Une simple et grave considération rend superflue ici toute discussion de fait: c'est que jamais il n'appartint à un homme de se dire le restaurateur de la religion, ni peut-être à personne de lui donner ce titre. De la part d'autrui l'hommage serait exorbitant et vaudrait une apothéose; et de l'autre part, que serait-ce donc?
Au reste, il est bien superflu de le dire, et nous aurions voulu que M. de Chateaubriand, tout le premier, s'en fût dispensé, son moi est très immatériel, son moi, c'est l'avenir de son nom; le reste, on doit l'en croire quoiqu'il l'affirme trop souvent[528], le reste il n'en a cure. Hélas! à la vue des mœurs littéraires de notre époque, on se laisse tenter à quelque indulgence pour cette faiblesse d'un grand cœur. Il y avait, relativement, du bon dans cette prétention de nos anciens auteurs à l'immortalité. C'était, en soi, quelque chose de plus élevé que le gaspillage que nous voyons faire aujourd'hui de la vie et du talent; c'était une manière de lier les siècles aux siècles; c'était enfin un gage de perfection dans les travaux de l'art. Aujourd'hui le talent semble dire: Mangeons et buvons, car demain nous mourrons. Avec tout son poétique dédain pour une terre où tout passe, M. de Chateaubriand vit beaucoup dans la postérité, beaucoup dans l'opinion du genre humain; et nous lui devons cette justice: l'honneur est placé dans son estime plus haut que la gloire. Mais cet honneur lui-même est-il donc le tout de l'homme et pardonnera-t-on aisément à un illustre vieillard, dont l'autorité pèse du double poids de l'âge et de la gloire, pardonnera-t-on à un Français s'adressant à des Français, de substituer l'honneur, leur dangereuse idole, à la vertu, qui, seule honorable devant Dieu, constitue elle seule le véritable honneur? Dans un sens relatif, l'honneur est quelque chose; et l'on veut du bien à l'homme qui maintient des traditions chevaleresques dans un siècle cupide. Mais quelle proportion de cette chevalerie du caractère et des mœurs avec l'ensemble et la profondeur de la vie humaine! Comme elle la pénètre superficiellement! Qu'elle la touche par peu de points! Que les rencontres de l'honneur avec la conscience sont accidentelles et passagères! Quelle boussole dont l'aiguille tourne avec le vaisseau même, et montre le pôle partout! Quelle morale que celle qui prescrit, selon les temps, les conduites les plus opposées, et dont la moindre variation des mœurs déplace le centre! Quelle morale, enfin, que celle qui exclut l'humilité, et qui, dans la profession même du christianisme, cherche un refuge pour l'orgueil! M. de Chateaubriand déclare qu'il a la petitesse d'être chrétien[529]; il se félicite d'avoir rendu hommage au «seul pouvoir devant lequel on peut se courber sans s'avilir[530].» Pourquoi prendre la religion par cet unique côté, et faire du christianisme la consolation et l'indemnité de l'orgueil? Mais c'est peu de chose auprès de ce qu'on lit ailleurs; et si l'on ne savait que toute vie a ses inconséquences, et qu'à l'œuvre tout système faillit plus ou moins, ne faudrait-il pas croire que l'honneur mondain est la seule religion du ministre qui nous déclare qu'en cas de non succès il se serait jeté dans la Seine[531], et de l'homme qui a pu écrire ces mots:
«Il serait mieux d'être plus humble, plus prosterné, plus chrétien. Malheureusement nous sommes sujet à faillir; nous n'avons point la perfection évangélique. Si un homme nous donnait un soufflet, nous ne tendrions pas l'autre joue: cet homme, s'il était sujet, nous aurions sa vie ou il aurait la nôtre; s'il était roi[532]…»
Tout ne déplaît pas dans ces paroles; on en aime du moins la franchise; mais cette franchise, que nous apprend-elle?
L'honneur n'avait-il donc pas répandu assez de sang, semé assez de ruines, corrompu assez d'idées, déraciné assez de principes? N'avait-il pas compromis assez profondément le caractère national? N'avait-il pas, tout au moins, assez montré en morale sa vacuité, son étroitesse et son impuissance? En qualité d'historien, de politique et d'homme, M. de Chateaubriand n'avait-il pas eu mille occasions et mille moyens de bien connaître cet imposteur, et devions-nous nous attendre qu'aux limites de sa vie on le verrait ramener aux autels de Baal la foule qu'il pouvait désabuser? Quel ministère il vient de se conférer, et de quelle responsabilité il charge sa noble tête! Que dira-t-il d'outre-tombe à ceux qui ne l'écouteront pas alors avec moins d'avidité que nous? Je l'ignore; mais, en deçà de la tombe, «averti par ses cheveux blancs,» et n'étant pas plus que Bossuet réduit au silence par «une voix qui tombe,» et par «une ardeur qui s'éteint[533],» il nous doit d'autres renseignements, purs comme sa profession de foi, et graves comme son âge. Ce n'est pas dans le sens de la foule, mais à l'encontre de ce torrent, que doit marcher cet homme fort, afin de la faire rebrousser vers les témoignages de l'Éternel. Qu'il ne joigne pas à l'étonnante jeunesse de son talent la jeunesse plus étonnante des sentiments et des opinions; mais qu'après avoir reconnu la vanité de tant de choses, il reconnaisse encore et foule aux pieds cette dernière vanité. Eh! quelle vénération pourrait entourer son tombeau et s'attacher à sa mémoire, si le chant du cygne avait été un hymne idolâtre, et si ses derniers accents, qui devaient appartenir au devoir, avaient affermi sur ses bases le simulacre du faux honneur? Cette substitution funeste de l'honneur à la vertu, cette équivoque perfide, le mal du peuple français depuis des siècles, espérons qu'elle n'obtiendra pas, des paroles suprêmes du plus illustre de nos écrivains, une consécration solennelle et des gages de perpétuité.
Vie de Rancé.
1 vol. in-8°.—1844.
Qui de nous, ayant gardé quelque chose de son jeune amour pour les grâces du langage et pour les merveilles du talent, n'a pas senti son cœur battre un peu plus vite à l'annonce, à l'apparition d'un nouvel ouvrage de M. de Chateaubriand? Qui de nous, sachant qu'il était question d'une Vie de Rancé ne l'a pas d'avance écrite en son esprit telle qu'il lui semblait que devait l'écrire l'auteur de René, le chantre des Martyrs? Or, cette histoire du réformateur de la Trappe, la voici. Prenez, et dévorez. C'est ce que j'ai fait, moi qui vous parle, moi qui m'étais annoncé à moi-même, sous ce titre de Vie de Rancé, l'histoire d'un René chrétien, que le premier René ne rendait que trop nécessaire. Je n'ai rien sauté, je vous en réponds, heureux si j'avais pu prendre mes mesures pour faire durer le plaisir; car j'ai vu que le livre était plus court, beaucoup plus court que je n'eusse voulu, et je me trouve à cette heure tout triste et tout étonné d'avoir déjà fini. C'est vous dire que la jouissance a été vive, c'est sans doute vous raconter ce qui vous est arrivé à vous-même si vous avez lu Rancé. Et maintenant que dois-je vous dire? Apprenez d'abord l'histoire du livre. Le Père Séguin, de Carcassonne, à la mémoire de qui il est dédié par «son très humble et très obéissant serviteur Chateaubriand,» dont il dirigeait la conscience, le Père Séguin, mort l'an dernier à quatre-vingt-quinze ans, a demandé, a imposé ce travail à son illustre pénitent. Par pure obéissance, non par goût, le grand écrivain a repris sa plume, et tracé la vie du dernier des moines célèbres: le tour du Père Lacordaire n'est pas encore venu. Il en est résulté le volume dont je dois vous rendre compte, et dont je risque fort de vous parler trop tard, si vous êtes aussi avide que moi de lire tout ce qui tombe de cette plume d'or.
Le sujet, la circonstance, faisaient prévoir, je vous l'avoue, un livre plus complètement grave. Le Père Séguin serait peut-être un peu surpris de la manière dont ses ordres ont été remplis. Il ne se doutait peut-être pas que toute la chronique galante du règne de Louis XIII dût y passer, et qu'on ne pût arriver à la cellule de l'abbé de la Trappe sans passer par les cabinets de Julie d'Angennes et par la chambre à coucher du duc de Montbazon. Rancé, dans sa jeunesse, était de ce monde-là, et cette jeunesse, passionnément folle, devait sans doute être racontée; mais je m'imagine qu'à la lecture de tant de détails piquants, où Rancé n'est pour rien, le Père Séguin eût remercié M. de Chateaubriand de l'excès de son zèle et l'eût prié de se ménager. Tout le monde, je le crains, n'aura pas les scrupules qu'aurait eus le bon religieux, et beaucoup de gens aimeront plus que tout le reste ce que sans doute il eût aimé le moins. Il faut bien en convenir, cela est admirablement débité; rien de plus spirituel, rien d'aussi brillant, rien surtout d'aussi vivant que ce tableau de la Société française à l'avant-scène du règne de Louis XIV. Mais la suite étant très grave, grave même de ton, j'aime à le reconnaître, ce commencement fait disparate, et l'on sent trop que l'auteur joue avec son sujet, ou plutôt se joue de son sujet. Un boudoir ne saurait servir de péristyle à un temple. Que vous semble des lignes suivantes, à les rencontrer dans l'introduction d'un livre commandé par un prêtre sur la vie d'un anachorète?
«On n'aimait pas, à l'hôtel de Rambouillet, les bonnets de coton. Montausier n'eut la permission d'en user qu'en considération de ses vertus. Les femmes portaient, le jour, une canne comme les châtelaines du quatorzième siècle; les mouchoirs de poche étaient garnis de dentelle, et l'on appelait lionnes les jeunes femmes blondes. Rien de nouveau sous le soleil[535].»
«Le vieux duc de Montbazon ayant lu que saint Paul était un vaisseau d'élection, croyait que le saint voyageait dans un grand navire nommé Élection, et il disait à la reine: Madame, laissez-moi aller; ma femme m'attend. Dès qu'elle entend un cheval, elle croit que c'est moi[536].»
Il y a d'autres passages plus étonnants, que le respect du sujet aurait pu faire écarter. L'auteur le devait à son héros, peut-être à lui-même. Un vieillard est un anachorète, j'ai dit presque un prêtre. On peut le remercier de joindre à la gravité beaucoup de grâce; mais, du sanctuaire où sa vieillesse le retire, on ne s'attend pas à voir sortir de périlleuses gaités[537].
Une fois le genre admis, le langage y peut répondre; ce n'est pas une faute de plus. Ce qui endommage l'œuvre, ce ne sont pas certains mots, mais certaines choses. Il est naturel de parler comme on pense. L'auteur est donc bien le maître d'appeler la cousine de Louis XIV un grand hurluberlu[538], de déclarer que le duc de Saint-Simon écrit à la diable pour l'immortalité[539], et de dire du laid Pélisson, aimé par une laide qui lui demandait le secret: que Pélisson avait trop de goût pour parler de çà[540]. Ce style n'est pas précisément grave; et comme la gravité ne va point sans la simplicité, il n'y a point non plus de gravité dans des phrases comme celles-ci, qui sont à la véritable éloquence de la diction ce que le parfum de la tubéreuse est à celui de la rose:
«Le volage fardeau que ne put soulever ni son bras ni sa conscience[541].» (Il s'agit de la maîtresse de M. de Montbazon, que ce vieux duc essaya de jeter par la fenêtre.)
«On rencontrait sur toutes les routes des fuyards du monde; Rancé, à ses risques et périls, les allait recueillir; il rapportait dans un pan de sa robe des cendres brûlantes, qu'il semait sur des friches, pour engraisser les déserts avec des débris de passions[542].»—«On élargissait dans la bourse du peuple la déchirure par où devait passer la France[543].»—«Voltaire naissait; cette désastreuse mémoire avait pris naissance dans un temps qui ne devait point passer[544].»
Le sujet ne réclamait point de telles beautés; peut-être même qu'elles n'étaient indispensables en aucun sujet. L'auteur a montré, dans ce même livre, qu'il savait parler cette langue du dix-septième siècle, qui mettait à la disposition de l'écrivain (c'est l'auteur lui-même qui le dit) la force, la précision et la clarté, en laissant à l'écrivain la liberté du tour et le caractère de son génie[545].» La moitié de l'ouvrage est écrite dans cette langue: pourquoi M. de Chateaubriand ne l'a-t-il pas exclusivement préférée? pourquoi ces dissonances? pourquoi ces disparates étranges? Cette confusion de tous les tons est-elle au moins de bon goût?
Que l'auteur, à l'occasion de la vie de Rancé, ait raconté d'autres vies, retracé d'autres caractères, remué la cendre de tout un siècle, nous n'aurons garde de nous en plaindre. Outre que le courage nous manquerait pour supprimer ces délicieuses pages sur Marcelle de Castellane[546], et ces pages non moins délicieuses sur les longues correspondances, transportées d'un précédent ouvrage de M. de Chateaubriand dans celui-ci[547], ce jugement d'un sens si droit et d'une sévérité si juste sur le cardinal de Retz[548], et même cette excursion à Belgrave-Square[549], à propos de Chambord, qui lui-même est cité à propos d'un prieuré que Rancé possédait à quelque distance de ce château royal, nous reconnaissons que le portrait ressort mieux dans son cadre, et que placer tour à tour cette grande figure de Rancé au point de vue de son siècle et du nôtre, c'est donner à une peinture l'énergie d'un relief. On se plaît, d'ailleurs, dans ces épisodes, à voir ce froid bon sens de M. de Chateaubriand, ce bon sens tout français, se mêler à l'éclat d'une fantaisie éternellement jeune. Nul n'est plus sévère envers les vieux âges que l'enchanteur qui en a ressuscité, avec tant de bonheur, les glorieux souvenirs. Il ne lui en coûte rien de faire main basse sur nos admirations les plus chères: Voltaire est moins désabusé. Combien de réputations réduites, chemin faisant, à leur portion congrue! Combien de jugements de convention réformés en passant! Grand justicier, qui vous permîtes jadis tant de rêves, n'aurez-vous donc nulle pitié des nôtres? Faut-il absolument que nous écrivions avec vous, au bas du portrait de Madame de Sévigné: «Légère d'esprit, inimitable de talent, positive de conduite, calculée dans ses affaires, ne perdant de vue aucun intérêt[550]?» En vérité, c'est une épitaphe; l'épitaphe de notre amour: l'admiration seule nous reste.
On pourrait multiplier les exemples de ce bon sens prompt et vif qui est naturel à M. de Chateaubriand. S'il s'est trompé souvent, si d'autres, non moins sensés, ont erré comme lui, c'est que le bon sens, nécessaire en tout, ne suffit pas à tout. Au fait, ce n'est pas ordinairement faute de bon sens qu'on se trompe; et, pour ne parler que du jugement sur les personnes, la plupart des gens sont assez justes quand ils n'ont rien de mieux à faire; malheureusement ils trouvent presque toujours qu'il y a quelque chose de mieux à faire. M. de Chateaubriand, hâtons-nous de le dire, ne fait pas de la justice un pis aller, ni de son admirable bon sens une nue propriété. Choses et gens sont mis à leur place avec une grande sûreté de coup d'œil. De beaucoup d'exemples qui m'ont frappé, je ne citerai qu'un seul. L'auteur dit un mot de l'Édit de Nantes à propos de sa révocation, et ce mot le voici: «Cet édit établissait l'unité dans l'État[551].» Maintes gens ont dit, et disent encore, de la Révocation ce que M. de Chateaubriand affirme de l'Édit. Si l'on pense aux préventions de l'illustre écrivain contre la Réforme, qu'il ne connaît pas, qu'il ne comprend pas; si l'on se rappelle tout le mal qu'il en a dit dans ses derniers ouvrages, on admirera cet élan de bon sens, si j'ose ainsi dire, qui le porte d'un seul pas au-dessus des préventions des catholiques et des réformés eux-mêmes; car les réformés, quelque besoin qu'ils aient eu de cette vérité, ne lui sont guère plus favorables que les catholiques. Qu'ils méditent, les uns et les autres, le mot qui vient de tomber de si haut.
La liberté que s'accorde M. de Chateaubriand de se faire occasion et prétexte de tout, nuit assez à son livre comme livre, pour que nous relevions avec empressement tout le parti qu'il en tire pour l'instruction et le plaisir du lecteur. Ce sont de riches indemnités que ces jugements d'une si vive, d'une si éclatante justesse, sur les choses et les hommes de notre temps. La littérature actuelle est irrévocablement jugée dans ces quelques mots: «Ce sont,» dit-il en parlant d'un ouvrage de Madame de Tencin, «ce sont là d'autres ressorts que les inventions forcenées et les idées difformes qui font maintenant des contorsions dans les ténèbres[552].» On ne trouvera pas que l'admiration et l'amitié aient suborné le juge dans ce passage sur M. de Lamennais:
«Rancé obtint une audience de congé du saint Père. Pourvu d'une bénédiction, il partit au mois d'avril, et il était accompagné du jugement du pontife qui condamnait l'étroite observance. Ainsi il en est arrivé de nos jours à l'auteur de l'Indifférence en matière de religion: caressé à son départ du Vatican, il était suivi du rescrit qui le jetait hors de l'Église. Mais l'abbé de Lamennais, repoussé par la réforme, a continué de croire qu'elle s'accomplirait; une voix, est-il persuadé, partira on ne sait d'où; l'Esprit de sainteté, d'amour, de vérité, remplira de nouveau la terre régénérée.
»Voilà ce que pense l'immortel compatriote dont je pleurerais en larmes amères tout ce qui pourrait nous séparer sur le dernier rivage. Rancé, qui s'accotait contre Dieu, acheva son œuvre; l'abbé de Lamennais s'est incliné sur l'homme: réussira-t-il? L'homme est fragile et le génie pèse. Le roseau, en se brisant, peut percer la main qui l'avait pris pour appui[553].»
À propos des femmes qui cultivèrent les lettres sous Louis XIV, l'auteur rapproche notre époque de celle-là, «dont nous n'avons, dit-il, rien à regretter[554].» Je le crois bien vraiment, n'eussions-nous à opposer à l'auteur de Zaïde que l'auteur de Corinne. Mais René, nous le savons de reste, a toujours été assez peu préoccupé de Corinne sa sœur. M. de Chateaubriand n'a jamais été injuste envers Madame de Staël, mais jamais juste non plus. En vain le siècle entier a marié ces deux gloires; l'une des deux a méconnu l'autre. À travers des éloges sincères, on sent l'éloignement ou tout au moins le défaut de sympathie. Un autre nom résume pour l'auteur le triomphe littéraire des femmes de notre époque. Il semble qu'une ancienne opposition, honorable pourtant des deux parts, a laissé dans l'âme de celui des deux qui survit un souvenir qu'il ne veut pas réveiller, et l'on dirait qu'il n'a pas encore entendu
La voix du genre humain qui les réconcilie[555].
Qu'on me pardonne l'expression d'un regret, non d'un blâme. Après tout, si M. de Chateaubriand supprime un nom qu'il eût dû prononcer, il attache à celui qu'il prononce un jugement où l'admiration n'exclut pas la sévérité:
«Madame Sand l'emporte sur toutes les femmes qui commencèrent la gloire de la France. L'art vivra sous la plume de l'auteur de Lélia. L'insulte à la rectitude de la vie ne saurait aller plus loin, il est vrai, mais Madame Sand fait descendre sur l'abîme son talent, comme j'ai vu la rosée tomber sur la mer Morte. Laissons-la faire provision de gloire pour le temps où il y aura disette de plaisirs. Les femmes sont séduites et enlevées par leurs jeunes années; plus tard elles ajoutent à leur lyre la corde grave et plaintive sur laquelle s'expriment la religion et le malheur. La vieillesse est une voyageuse de nuit: la terre lui est cachée; elle ne découvre plus que le ciel[556].»
Voilà qui est grave et affectueux. Dire que «l'insulte à la rectitude de la vie ne saurait aller plus loin» que dans les écrits de Madame Sand, c'est avoir tout dit; c'est avoir payé en bon argent le droit d'adresser à cette femme célèbre les paroles tendres et consolantes que nous venons de lire; mais qu'est-ce que cette «provision de gloire qu'il faut faire pour le temps où il y aura disette de plaisirs?» Oh! le cruel faux ton dans cette religieuse harmonie! Pourquoi donc illuminer du jour blafard et trompeur de la gloire cette nuit sublime où l'on ne voit que le ciel? Pourquoi ramener du firmament vers la poussière ce regard auquel vous donniez pour unique champ la voûte constellée? Provision de gloire! Donc provision de fumée et de vanité. Quelles épargnes pour la saison de la disette!
Celui qui écrit ces lignes est sensible, trop sensible peut-être au charme du talent. Il n'admire pas seulement, il aime ceux qui lui procurent, aux dépens de leur repos, de leur bonheur souvent, ces joies de l'intelligence, les plus grandes après celles de la charité. Le génie est comme l'enfant bien aimé de toute l'humanité, qui se sent rajeunir et renaître en lui; et chacun de nous, ravi de ses nobles grâces, veut à son tour le porter et le presser sur son cœur. Chacun de nous se sent pour lui, qui nous domine tous, l'indulgence, la faiblesse d'un père, et tout père frappe à côté. Qu'il est difficile de ne pas beaucoup pardonner à un grand talent! Mais ce n'est pas un homme, c'est une femme qui a fait Lélia et Jacques, et qui, les ayant faits, ne les a pas désavoués. Il y a là quelque chose qui épouvante, et l'épouvante flétrit le cœur. On peut, sous de certaines conditions, se sentir faible pour l'homme de talent, qui dans ses écrits, a poussé aussi loin qu'il se peut l'insulte à la rectitude de la vie; la femme qui a multiplié cette insulte et ne s'en est point repentie, n'inspire pas ce sentiment, elle mérite seulement la plus tendre compassion; mais ce sentiment même commande, à son égard, un langage plus triste et plus sévère que ne l'est, dans cet endroit, celui du biographe de Rancé.
Je tourne, vous le voyez, autour de mon sujet, comme M. de Chateaubriand s'amuse autour du sien. Ou plutôt, car il faut être juste même envers soi, je me défais peu à peu de tout ce qui n'est pas de mon sujet, pour m'y donner ensuite librement. Il est temps d'aborder la Vie de Rancé. Que ce ne soit pas sans avoir dit que cette nouvelle production de l'auteur d'Atala est pleine de grâce, de magnificence et d'enchantements. Ce talent unique n'a eu que deux saisons; son été n'est pas même un hiver des tropiques: c'est un été de nos climats, avec ces teintes chaudes et mûres qui manquent au plus beau printemps. J'ai parlé du style et j'y reviendrai; il n'est point irréprochable; la sévérité du goût ne s'alarme guère moins de certaines hardiesses que la gravité du sujet. Encore l'auteur sait-il bien à quel point, l'excès étant admis, il faut s'arrêter dans l'excès: ses néologismes sont le plus souvent heureux; on pardonnerait, même à d'autres qu'à lui, les effluences, les retracements, les aplanissements du ciel, les clartés allenties du soleil, et jusqu'aux susurrements de la sandale; on aimera même, je le parie, qu'il ait dit dans son avertissement: «Jadis j'ai pu m'imaginer l'histoire d'Amélie[557];» mais voyez-vous d'ici les imitateurs? entendez-vous les néologismes baroques succédant aux néologismes gracieux? M. de Chateaubriand a cru peut-être qu'il n'y avait plus rien à ménager, et que, pour si peu, on ne crierait pas à la barbarie. Aussi ne le ferons-nous pas. M. de Chateaubriand barbare! Ah! soyons tous barbares comme lui.
Le livre de M. de Chateaubriand n'est pas un livre et ne veut pas être jugé comme tel. C'est une brillante et vagabonde causerie du soir, entre amis: l'auteur n'a-t-il pas le droit de voir dans ses lecteurs autant d'anciens amis? La causerie même, surtout quand elle s'écrit, reconnaît certaines règles, que l'incomparable causeur eût pu observer mieux; mais je ne me sens pas le courage d'appliquer à cette causerie, par cela seul qu'elle forme un volume, les règles de ce genre plus ou moins officiel qu'on appelle un livre. À ce point de vue, où je ne veux point me placer, il y aurait beaucoup à dire sur le décousu, la marche entrecoupée et bondissante, les mille et mille boutades de ce style irrégulier auquel M. de Chateaubriand ne nous avait pas encore accoutumés. Je m'en tiens à mes précédentes observations, et je ne cherche plus dans cette Vie de Rancé que la vie même de Rancé.
À travers la foule des personnages épisodiques, combien de fois l'avons-nous perdu de vue! Le voilà sorti enfin de cette brillante mêlée; voilà que la mémoire de l'auteur s'apaise; ces figures, évoquées coup sur coup, se retirent l'une après l'autre; il se fait une solitude autour de celui qui sera bientôt le héros de la solitude et autour de l'auteur lui-même, que nous avons vu jusqu'à ce moment obéir à toutes les rencontres et «voler à tout sujet.» Le charmant désordre, qui pourtant, tout charmant qu'il est, finirait par fatiguer, a décidément cessé; la Trappe, déjà en vue, recueille les pensées de l'auteur: le style, avec tout le reste, va s'en ressentir.
Au fait, le véritable intérêt de cette histoire date de ce moment. Rancé, unique dans sa pénitence, est semblable à mille et mille autres dans sa dissipation. Sa mondanité eut-elle peut-être un caractère propre, original? Nous n'en savons rien. Connut-il les belles passions? Voir mourir d'une mort affreuse et dans une impénitence encore plus effroyable la complice de ses égarements, ne fut-il pas suffisant, je ne dis pas à la conversion, mais au changement de Rancé? Faut-il y joindre les regrets, les désespoirs d'un incurable amour? Pour ma part, je ne le crois pas; mais en tout cas, les indices nécessaires pour élever la passion de Rancé au-dessus des attachements vulgaires, nous ont été refusés par son silence. M. de Chateaubriand est effrayé de ce silence. «Cet empire, dit-il, d'un esprit sur lui-même fait peur. Rancé ne dira rien, il emportera toute sa vie dans son tombeau. Il faut trembler devant un tel homme[559].» Mais peut-être n'avait-il rien à dire, rien du moins de ce qui se peut dire; peut-être aussi un mot de Rancé, relatif à l'époque de ses égarements, donne la clef de ce silence: «Tout ce que je lisais et entendais du péché ne servait, dit-il, qu'à me rendre plus coupable[560].» Le récit de nos fautes est un dangereux discours. La personnalité, au moins, y trouve beaucoup trop son compte. Le silence absolu de Rancé, plus sublime à nos yeux qu'effrayant, est tout à fait dans l'esprit de la pénitence, telle que devait la concevoir et se la prescrire un caractère tel que le sien. Si Rancé avait parlé, Rancé probablement n'eût pas été l'homme que nous savons, le réformateur de la Trappe, et M. de Chateaubriand n'eût pas raconté sa vie.
M. de Chateaubriand insiste.
«Ce qu'il y a d'inexplicable, dit-il, ce qui serait horrible si ce n'était admirable, c'est la barrière infranchissable qu'il a placée entre lui et ses lecteurs. Jamais un aveu; jamais il ne parle de ce qu'il a fait, de ses erreurs, de son repentir. Il arrive devant le public sans daigner lui apprendre ce qu'il est; la créature ne vaut pas la peine qu'on s'explique devant elle: il renferme en lui-même son histoire, qui lui retombe sur le cœur[561].»
Il n'y a pas dans le silence de Rancé le dédain que l'auteur suppose; se confesser au public n'est pas de stricte obligation; il ne faut point voir ici le péché qui se cache, mais la personnalité qui s'efface. Elle peut se montrer d'une manière touchante: voyez saint Paul; elle peut se voiler d'une manière sublime: voyez saint Jean. Rancé, écrivant, n'est plus un homme, mais une voix: la voix, tout ensemble, de l'humanité et de l'éternité.
Ce qui me paraît plus regrettable que les confessions de Rancé, c'est l'histoire des pensées qui le jetèrent si avant dans les voies de la mortification. Mais, là-dessus, même silence, ou peu s'en faut. On croit sentir dans les impressions qu'il remporta d'une chambre de mort, moins de douleur encore que d'effroi. Le nom de Madame de Montbazon se mêle, on nous l'assure, aux premiers cris de sa terreur; mais la terreur domine. Ce «lac de feu» au milieu duquel il voit, dans une vision terrible, «s'élever à demi-corps une femme dévorée par les flammes[562],» ce qu'il dit lui-même des premiers temps de son réveil, où il vit, «à la naissance du jour (du jour de la grâce probablement) le monstre infernal avec lequel il avait vécu[563];» la «frayeur prodigieuse» dont il dit qu'il fut saisi à cette terrible vue, et dont il ne croit pas «qu'il revienne de sa vie[564],» tout cela laisse, à ce qu'il me semble, peu de part à la tendresse humaine dans le changement de vie de l'abbé de Rancé; le héros de roman, le personnage élégiaque, échappe quoi que l'on fasse: il ne reste, et c'est tant mieux peut-être pour lui et pour nous, que le pécheur consterné, s'efforçant d'anticiper par des souffrances volontaires, et par une vie aussi pareille que possible à la mort, sur la justice du Juge éternel.
M. de Chateaubriand a grande envie de croire à la fameuse histoire de la tête de mort; mais il y réussit à peine; encore moins parvient-il à nous y faire croire. Outre la faiblesse des preuves, j'ose dire qu'avec cette tête de Madame de Montbazon dans sa cellule, Rancé n'est plus le Rancé que nous connaissons. Le fait, s'il était vrai, supposerait chez lui quelque chose de romanesque et de tendre, que tout, dans sa vie de pénitent et de réformateur, contredit hautement; eût-il voulu d'ailleurs exproprier le tombeau, disputer à la mort quelque chose de ses droits, et conserver la tête de sa maîtresse lorsqu'il se dépouillait de ses lettres et de son portrait? Le personnage de Rancé manque-t-il pour cela de poésie? Non assurément; rien de ce qui est grand n'en peut manquer; mais c'est une autre poésie que celle des Héroïdes de Colardeau.
J'ai parlé de grandeur, et non de vérité. Le christianisme de Rancé ne représente qu'un côté de la vérité; mais l'erreur, parce qu'elle est toujours vraie en partie, est capable de grandeur. C'est sans doute, comme le dit M. de Chateaubriand, mettre le cynisme dans la religion que de commander, comme ce moine de la Trappe, que notre corps soit jeté à la voirie, et ce furieux mépris de la matière est, en religion, un malentendu également grossier et funeste. C'est donc mauvais, mais ce n'est pas petit. Eh bien! ce moine résumait, sous une forme brutale, horrible, toute la pensée et toute l'œuvre de Rancé. C'est jusqu'au suicide, exclusivement, qu'il a poussé la haine de la matière et de la vie. Mourir est le premier et le dernier mot de sa philosophie chrétienne. Je n'ai garde de m'en étonner. Ce qui m'étonne, ce que je ne puis assez admirer, c'est que ce mot, aussi, n'ait pas été le premier et le dernier de l'enseignement apostolique. Toutes les religions, toutes les philosophies n'avaient su que maudire la matière ou la diviniser. Au milieu de l'effroyable et universelle corruption des mœurs, l'ascétisme outré semblait commandé à la religion nouvelle. Ne voulant pas chercher ses moyens de succès dans l'extrême licence (le polythéisme d'ailleurs ne lui laissait rien à faire dans ce genre), elle devait les chercher dans l'extrême rigueur. Elle n'a fait ni l'un ni l'autre. Elle a osé, d'un même coup, d'un même mot, dompter et réhabiliter la chair. Que d'autres admirent uniquement la force du christianisme, c'est sa modération qui me paraît miraculeuse; c'est sa modération qui me révèle sa force et m'atteste sa divinité. Ce point de vue a peu occupé l'apologétique: il le méritait pourtant, et il est grand temps qu'il l'obtienne.
Au reste, c'est dans l'emportement contraire à cette modération qu'il faut chercher Rancé: il y est tout entier. Rien de plus simple, à partir de là, que cette existence, cette pensée, cette œuvre:
«Rancé, dit M. de Chateaubriand, a beaucoup écrit; ce qui domine chez lui est une haine passionnée de la vie… Il enseigne aux hommes une brutalité de conduite à garder envers les hommes; nulle pitié de leurs maux. Ne vous plaignez pas, vous êtes faits pour les croix, vous y êtes attachés, vous n'en descendrez pas; allez à la mort, tâchez seulement que votre patience vous fasse trouver quelque grâce aux yeux de l'Éternel… Cette doctrine… n'est attendrie que par quelques accents de miséricorde qui s'échappent de la religion chrétienne. On sent comment Rancé vit mourir tant de ses frères sans être ému, comment il regardait le moindre soulagement offert aux souffrances comme une insigne faiblesse et presque comme un crime. Un évêque avait écrit à Rancé sur une abbesse qui avait besoin d'aller aux eaux; l'abbé lui répond:
«Le mieux que nous puissions faire, quand nous voyons mourir les autres, est de nous persuader qu'ils ont fait un pas qu'il nous faut faire dans peu, qu'ils ont ouvert une porte qu'ils n'ont point refermée. Les hommes partent de la main de Dieu, il les confie au monde pour peu de moments; lorsque ces moments sont expirés, le monde n'a plus droit de les retenir, il faut qu'il les rende. La mort s'avance, et l'on touche à l'éternité dans tous les instants de la vie. On vit pour mourir; le dessein de Dieu, lorsqu'il nous donne la jouissance de la lumière, est de nous en priver. On ne meurt qu'une fois, on ne répare point par une seconde vie les égarements de la première: ce que l'on est à l'instant de la mort, on l'est pour toujours.»
«Dans toutes ces pensées, extraites de ses différentes œuvres et recueillies par Marsollier, on ne retrouve que des redites de la même idée; c'est toujours dur, mais admirablement exprimé[565].»
On comprend que Rancé, penchant par caractère où nous venons de voir qu'il penchait, «n'ait vu point d'autre porte à laquelle il pût frapper pour retourner à Dieu que celle du cloître[566];» c'est lui-même qui le dit. Cette idée, d'ailleurs, était une des idées, et, si l'on en croit M. de Chateaubriand, une des bénédictions de l'époque. La vivacité des esprits, attisée par la Fronde, alla se dépenser dans l'armée et dans les monastères; la gloire et la religion furent les dérivatifs de la liberté: «À l'abri derrière ses guerriers et ses anachorètes, la France respira[567].» Mais cette porte ou ce port de la vie cénobitique, Rancé fut quelque temps avant de pouvoir y pénétrer. Il trouva d'abord, on peut le croire aisément, l'obstacle au dedans de lui; plus tard, ce fut chez ses amis, chez les directeurs mêmes de sa vie. Il faut lire dans l'auteur ces délibérations et ces combats. Nous disons volontiers avec lui:
«Ces endroits de nos anciennes mœurs reposent. On aime à assister aux conversations de l'abbé de Rancé sur la légitimité des biens qu'on peut ou qu'on ne peut pas retenir, sur ce qu'il est permis de garder, sur ce qu'on est obligé de rendre, sur le compte de ses richesses que l'on doit à Dieu. Ces scrupules de conscience étaient alors les affaires principales; nous n'allons pas à la cheville du pied de ces gens-là[568].»
Je dis à mon tour: Ces endroits du livre reposent, font du bien. On aime à se rappeler encore celui-ci:
«Le repentir vous isole de la société et n'est pas estimé à son prix. Toutefois l'homme qui se repent est immense; mais qui voudrait aujourd'hui être immense sans être vu[569]?»
«En voulant se réduire à la pauvreté, Rancé, dit l'auteur, éprouvait les difficultés qu'on rencontre à s'enrichir[570].» Il les surmonta. Débarrassé de ses biens, il alla prendre possession de la pauvreté, en prenant possession de la Trappe, dont il était, depuis son enfance, abbé commendataire. La maison et la règle, tout n'était que débris; «les moines eux-mêmes, dit l'auteur, n'étaient que des ruines de religieux[571].» Hommes et choses, il fallait tout rebâtir. Tout fut rebâti. De nouveaux moines vinrent de Perseigne à la Maison-Dieu; et c'est alors seulement que Rancé, sortant de ses incertitudes, conçut le dessein de devenir abbé régulier, d'abbé commendataire qu'il était. C'était tout simplement mettre la vérité à la place de la fiction. Croira-t-on qu'un tel dessein ait pu rencontrer des résistances? Louis XIV avait ses raisons pour maintenir, autant que possible, les bénéfices en commende: cette manière de se faire libéral du bien d'autrui accommodait sans doute le grand roi. Au lieu de dire à Rancé: Soyez en effet ce dont vous portez le nom, l'État, l'époux de l'Église, lui dit: Ne soyez point ce que vous devez être; et l'on défendit comme un principe le mépris de tous les principes. Il fut enfin permis à Rancé de remplir son devoir, mais sans que cela pût tirer à conséquence, et il fut réservé qu'après lui l'abbaye retournerait en commende.
Après un roi qui ne veut pas qu'un abbé remplisse les devoirs de sa charge, vient un pape qui s'oppose à la réforme d'un couvent. Entre la commune et l'étroite observance, le pontife décide en faveur de la première, et fait une règle du relâchement de la règle. Deux voyages de Rancé à Rome «pour réclamer, dit l'auteur, non de l'argent, mais la misère[572],» furent inutiles.» La fureur d'être pauvre et de disparaître semblait à Rome les Petites-Maisons ouvertes[573].» C'était peu d'être tout simplement éconduit, Rancé fut joué. «Pourvu d'une bénédiction, il partit au mois d'avril, et il était accompagné du jugement du pontife qui condamnait l'étroite observance[574].» Il se trouva maître cependant, la suite le prouve, de régler la Maison-Dieu selon l'esprit de ces mots énergiques dont il a fait le préambule des constitutions de son abbaye: «Quiconque voudra y demeurer n'y doit apporter que son âme: la chair n'a que faire là-dedans[575].»
Le récit de ces deux séjours à Rome est à la fois un excellent morceau d'histoire et un piquant tableau de mœurs. La poésie s'y mêle, en dépit du héros, volontairement insensible aux souvenirs et aveugle aux merveilles de l'antique métropole du monde. Rancé ne voit rien, mais son historien regarde pour lui. L'écrivain, selon sa coutume, se fait une place dans son livre:
«Ô Rome, te voilà donc encore! Est-ce ta dernière apparition? Malheur à l'âge pour qui la nature a perdu ses félicités! Des pays enchantés où rien ne vous attend, sont arides: quelles aimables ombres verrais-je dans les temps à venir? Fi! des nuages qui volent sur une tête blanchie[576].»
Au reste, que Rancé ne voie rien de la poésie de Rome, et qu'il n'en ait point rapporté, nous voyons, nous, celle qu'il y a portée. Son indifférence pour Rome, sa seule présence à Rome, ne sont-elles pas de la poésie? Et l'auteur n'a-t-il pas quelque droit de s'écrier: «Il n'y a peut-être rien de plus considérable dans l'histoire des chrétiens que Rancé priant à la lumière des étoiles, appuyé contre les aqueducs, des Césars, à la porte des catacombes[577]?»
Si Rancé eût été un barbare, il eût été inutile de signaler son indifférence. Mais Rancé était un très bel esprit. Son style n'est pas seulement un des plus beaux du dix-septième siècle, c'est le style d'un homme d'imagination. Qu'on lise, si l'on en veut la preuve, les passages transcrits par M. de Chateaubriand, pages 193 à 199 de son livre, et que nous voudrions bien transcrire à notre tour. Quand l'art se présenta à Rancé sous le nom de religion, il n'eut garde de l'éconduire. «Dans l'église de son monastère, il remplaça, et il eut tort, dit M. de Chateaubriand, il remplaça par un beau groupe cette Vierge de peu de prix qui, sur la cime des Alpes, rassérène les lieux battus des tempêtes[578].» Rancé put renoncer à toutes les élégances de la vie; convoqué à l'assemblée générale de son ordre, à Paris, il put «se rendre au lieu de la réunion dans une charrette comme un mendiant; affectation, dit M. de Chateaubriand, dont il ne put débarrasser sa vie[579];» mais on ne se défait pas à volonté des élégances de l'esprit, autre luxe de la vie; on ne se sépare pas plus aisément de celles des mœurs, et je ne connais aucune chose plus agréable ni beaucoup d'aussi touchantes que la parfaite distinction des manières dans une sainte grossièreté de l'existence matérielle. Ce trait n'a point échappé à l'auteur:
«L'abbé de Prières voulut parler à Rancé; celui-ci alla le trouver à quatre lieues de Paris: le grand conspirateur de solitude le charma; car l'abbé Le Bouthillier (Rancé) avait des bienséances difficiles à distinguer de la véritable humilité: un éclair de la vie passée de l'homme du monde plongeait dans les rudesses de la Foi[580].»
Quoi qu'il en soit, cette barbarie préméditée alla, chez l'abbé de Rancé, aussi loin que la volonté pouvait la mener. On ne peut guère s'empêcher d'être ce qu'on est; mais ce que l'on a fait pendant un temps, on peut s'empêcher de le faire. Rancé, commentateur d'Anacréon à douze ans, tête puissante à qui tous les travaux de l'intelligence étaient un jeu, se défendit à lui-même et proscrivit dans sa communauté toute culture de l'esprit. Il fit usage de tout ce qu'il avait d'érudition pour prouver, contre Mabillon, que l'érudition ne convenait pas aux moines. C'est un charmant épisode que l'histoire de cette polémique de Rancé avec le bon et vénérable bénédictin, écrivant, pour les jeunes moines de Saint-Maur, l'apologie des études qui ont tant honoré leur communauté. Je ne sais qui des deux l'emporta dans la lutte; Mabillon avait bien de la raison, Rancé bien de l'esprit; mais je crois que le second avait, pour s'effrayer de la culture des lettres, quelques motifs que le premier n'avait pas: le monde, qui n'eût repris Rancé par aucun autre endroit, eût pu le reprendre par là, et je dirais, si je l'osais, qu'il aimait trop les lettres pour les haïr médiocrement. Voici, à deux pas de l'épisode, quelques mots bons à recueillir:
«Il se laissa entraîner… à rassembler ces discours. Ainsi se trouva formé peu à peu le traité qu'il intitula: De la sainteté et des devoirs de la vie monastique… Une copie tomba entre les mains de Bossuet, qui exigea que l'ouvrage fût rendu public. Rancé avait jeté l'ouvrage au feu, et on en avait retiré des cahiers à demi brûlés. Par une de ces lâchetés communes aux auteurs, Rancé avait repris les débris de l'incendie, et les avait retouchés; une de ces copies postflammes était parvenue à Bossuet[581].»
Ah! si Rancé, dans toute la maturité de son christianisme, succomba pourtant à l'une de ces lâchetés communes aux auteurs, ou au commun des auteurs, ne vous étonnez pas qu'il ait réduit ses moines aux plus grossiers travaux; la gloire de l'esprit et du bien dire est un des plus terribles démons.
Je n'entre pas dans le détail des réformes consommées à la Trappe par l'abbé de Rancé. On les connaît, et l'auteur est là pour les réciter à merveille à qui ne les connaît pas. Bornons-nous à dire que tout, dans le système de Rancé, revient à retrancher de la vie physique et intellectuelle tout ce qu'on en peut retrancher sans la détruire. Ce qu'il faisait comme abbé dans son couvent, il le faisait dans d'autres communautés à titre de directeur ou de conseiller. Nous citerons ici une de ces consultations, et pour elle-même et pour les réflexions dont l'auteur l'accompagne:
«L'abbesse d'une célèbre abbaye de Paris ayant lu l'ouvrage De la sainteté et des devoirs de la vie monastique, ne voulut plus consentir qu'on introduisît la musique dans son couvent: elle en écrivit à Rancé; l'abbé répondit: «La musique ne convient point à une règle aussi sainte et aussi pure que la vôtre; est-il possible que vos sœurs soient si aveugles… qu'elles ne s'aperçoivent pas qu'elles introduiraient un abus dont elles doivent avoir un entier éloignement!»
«Rancé était de l'avis des magistrats de Sparte: ils mirent à l'amende Terpandre pour avoir ajouté deux cordes à sa lyre. Les nonnes persistèrent; le monde rit de ces discordes qui pensèrent renverser une grande communauté. Le ciel mit fin aux divisions, comme Virgile nous apprend que l'on apaise le combat des abeilles: un peu de poussière jetée en l'air fit cesser la mêlée. Il survint aux religieuses qui voulaient chanter, des rhumes: elles reconnurent que la main de Dieu s'appesantissait sur elles. Rancé, du reste, avait raison: la musique tient le milieu entre la nature matérielle et la nature intellectuelle; elle peut dépouiller l'amour de son enveloppe terrestre ou donner un corps à l'ange: selon les dispositions de celui qui les écoute, ses mélodies sont des pensées ou des caresses[582].»
Il n'y a pas de solitude pour la gloire. La réputation que Rancé s'était faite par sa réforme et par ses nombreux écrits, le répandait dans le monde et presque dans le siècle, tout cloîtré qu'il était. L'homme qui écrit ne peut jamais dire:
Sine me, liber, ibis in Urbem[583].
Il y accompagne toujours son livre, s'il ne l'y a précédé par la pensée. Écrire pour le public, c'est déjà sortir de chez soi. On n'est pas libre non plus, quand on porte le poids d'une certaine autorité, de rester neutre dans les questions qui s'agitent. Il s'en éleva, du temps de Rancé, où chacun dut voter. Le parti dominant, quand il se sent très fort ou très menacé, ne se contente pas du silence. Rancé dut s'excuser de n'avoir pas parlé contre les jansénistes; qui ne les attaquait pas les aimait, et Rancé, en effet, se sentait du goût pour eux. Il se renfermait d'ailleurs, à leur égard, dans un système de tolérance auquel Bossuet le fit renoncer. Il faut voir, dans quelques belles pages, recueillies par M. de Chateaubriand, comment il se défendait de les juger et se justifiait de n'avoir point, ni le premier, ni le dernier, jeté la pierre contre eux. Il finit pourtant par la jeter à son tour.
On peut, avec tout cela, observer le vœu de pauvreté, mortifier sa chair, mais tout cela rompt la clôture. À l'époque singulière dont nous parlons, les couvents étaient dans le monde. La religion était affaire d'État plus que toute autre chose, et la clôture souvent, au lieu de vous cacher, vous mettait en vue. Que n'était-ce point de la Trappe et de son nouveau fondateur? «Le monde, dit l'historien de Rancé, accourait à la Trappe; la cour, pour voir le vieil homme converti, pour en rire ou pour l'admirer; les savants, pour causer avec le savant; les prêtres, pour s'instruire aux leçons de la pénitence[584].» Je ne répéterai pas tous les noms que je trouve cités; celui d'un M. Thiers, personnage érudit et plaisant, «qui se moquait de tout, même lorsqu'il était sérieux, et dont le choix eût été bientôt fait si on lui eût proposé d'être Rabelais ou roi de France[585],» importe assez peu ici, quoiqu'il ait écrit la Sauce Robert et l'Histoire des perruques. Mais on n'oubliera pas que la Trappe fut un lieu de pèlerinage pour deux majestés, l'une debout, l'autre tombée, Bossuet et Jacques II. Saint-Simon, qui, si j'ai bonne mémoire, hâtait la conclusion d'une affaire d'honneur, c'est-à-dire se dépêchait de se battre pour aller s'édifier auprès de son illustre ami M. de la Trappe, n'est pas un des hôtes les moins mémorables de ce château-fort de la pénitence. L'extravagant et ingénieux Santeuil passe, sous la conduite de l'auteur, à peu de distance du monastère. Une seconde galerie de portraits fait pendant à celle par laquelle s'ouvre le volume; mais cette fois la figure de Rancé domine. On est bien aise d'apprendre que cette solitude incessamment violée, ce silence devenu une rumeur, une clameur, l'affligent et l'effrayent.
«Les hommes, dit-il, ne se lasseront-ils jamais de parler de moi? Ce serait une chose bien douce d'être tellement dans l'oubli que l'on ne vécût plus que dans la mémoire de ses amis,»—«cris de tendresse, dit l'auteur, qui rarement échappent à l'âme fermée de Rancé[586].»
Quand il meurt, accablé de travail plutôt que vaincu du temps, on éprouve un double soulagement, car il y a une double délivrance: la mort l'affranchit à la fois du monde et de la solitude.
L'auteur, lui, n'est pas soulagé. Son esprit oscille, d'une ligne à l'autre, entre l'admiration et la pitié: il y a dans cette destinée de main d'homme quelque chose qui l'embarrasse:
«Rancé habita trente-quatre ans le désert, ne fut rien, ne voulut rien être, ne se relâcha pas un moment du châtiment qu'il s'infligeait. Après cela put-il se débarrasser entièrement de sa nature? ne se retrouvait-il pas à chaque instant comme Dieu l'avait fait? Son parti pris contre ses faiblesses a fait sa grandeur; il avait composé de toutes ses faiblesses punies un faisceau de vertus[587]…»
Et plus loin:
«Cette vie ne satisfait pas, il y manque le printemps: l'aubépine a été brisée lorsque ses bouquets commençaient à paraître. Rancé s'était proposé de courir le monde pour chercher des aventures. Qu'eût-il trouvé[588]?…»
«Les hommes qui ont vieilli dans le désordre pensent que, quand l'heure sera venue, ils pourront facilement renvoyer de jeunes grâces à leur destinée comme on renvoie des esclaves. C'est une erreur; on ne se dégage pas à volonté des songes; on se débat douloureusement contre un chaos où le ciel et l'enfer, la haine et l'amour, l'indifférence et la passion se mêlent dans une confusion effroyable. Vieux voyageur alors, assis sur la borne du chemin, Rancé eût compté les étoiles en ne se fiant à aucune, attendant l'aurore qui ne lui eût apporté que l'ennui du cœur et la disgrâce des années. Aujourd'hui il n'y a plus rien de possible, car les chimères d'une existence active sont aussi démontrées que les chimères d'une existence désoccupée… Pour un homme comme Rancé, il n'y avait que le froc; le froc reçoit les confidences et les garde; l'orgueil des années défend ensuite de trahir le secret, et la tombe le continue[589].»
Il y aurait bien des réflexions à faire sur ce peu de lignes. Que de vérités! que d'erreurs! Ne dirait-on pas que l'auteur aussi «se débat douloureusement contre un chaos?» Ce livre est bien de notre temps, car il ne conclut pas. Il est bien d'une époque où, comme il le dit lui-même, «l'esprit humain n'a plus la force de se tenir debout[590].» Pourtant un instinct élevé, ou plutôt une lumière plus élevée que tous les instincts, dicte à l'écrivain quelques jugements fermes, hardis, dignes d'un autre âge. Il y a de l'indépendance, et mieux que de l'indépendance, dans ce remarquable passage:
«Qu'un homme soit rédimé au prix des plus grands malheurs, son rachat vaut mieux que tous ces malheurs; qu'une révolution renverse un État ou en change la face, vous croyez qu'il s'agit des destinées du monde? Pas du tout: c'est un particulier, et peut-être le particulier le plus obscur, que Dieu a voulu sauver: tel est le prix d'une âme chrétienne[591].»
Comment l'homme qui a écrit ces lignes a-t-il pu nous parler ensuite du froc qui reçoit les confidences, et de l'orgueil qui les garde[592]?
Nous croyons que, dans sa manière de comprendre la religion et la vie, Rancé erra grandement, et nous ne prétendons pas le justifier en ajoutant qu'il erra avec toute une église, avec un siècle tout entier; mais nous aimons un esprit «qui avait la force de se tenir debout.» Nous lui envions sa décision, sa conséquence et sa foi. Un mot de Rancé, cité deux fois dans ce livre, nous a vivement frappé et s'enfonce dans notre mémoire:
«La Trappe durera ce qu'elle doit durer. Si, dans les âges supérieurs, on s'était conduit par cette considération qu'il n'y a rien qui ne soit sujet à la décadence, où en serait aujourd'hui le champ de Jésus-Christ[593]?»
Tout l'homme ne se révèle-t-il pas à vous dans cette seule phrase? N'y a-t-il pas là toute une philosophie? Ce n'est pas assurément celle de notre temps. Qui ne calcule en effet sur la décadence? Qui ose dire: «La Trappe durera ce qu'elle doit durer?» Qui, d'un cœur tranquille, oppose la liberté à la nécessité? Qui va en avant, les yeux fermés, sur la foi de Dieu et des principes? Mais laissons ces questions, et revenons au livre de M. de Chateaubriand.
L'histoire de Rancé est l'histoire d'un moine, d'un moine dont l'impitoyable logique a poussé l'idée claustrale à ses dernières conséquences. Ne fut-il rien de plus? Ses écrits (nous avons la confusion de dire que nous ne les connaissons pas) ne renferment-ils que cela? Nous avons peine à le croire, et nous voudrions les voir analysés. Rancé, nous l'espérons, y gagnerait. Il est déjà bien grand dans sa biographie, grand de caractère et d'esprit, et présentant, jusque dans les erreurs de son zèle, un type suprême de cette loi de justice et de ce besoin d'expiation, qui, sous les formes les plus diverses, se manifeste ou se trahit chez les hommes les plus divers. Tout le monde remerciera M. de Chateaubriand de l'obéissance pieuse qui lui a fait ajouter quelques pages admirables à toutes les admirables pages que nous lui devons déjà; tout le monde se sentira triste de la tristesse dont cet ouvrage est pénétré, tristesse sans larmes, désenchantement amer, qui ne daigne demander à la terre ni consolation ni pitié, mais qui, nous aimons à le croire, a su les chercher ailleurs. Tout le monde enfin, bon nombre de lecteurs du moins, regretteront que l'auteur n'ait pas donné à son ouvrage le mérite de l'unité de ton. Il l'eût facilement obtenu en imposant une règle à la richesse de sa mémoire, en évitant ou en ne cherchant pas certains rapprochements. Le talent a plus de charges que d'immunités; toutes les pensées, tous les sujets, ne sont pas également dignes d'une plume éloquente; les grâces de la parole sont pudiques et fières; elles craignent les mésalliances; et quand je rencontre dans cette Vie de Rancé, certains traits, certaines anecdotes, je ne puis m'empêcher de dire, avec un anachorète cité par l'auteur lui-même: «Ce n'est pas pour cela que les abeilles volent le long des ruisseaux pour ramasser un miel si doux.»
Il est impossible de le taire; cette vie de Rancé n'est pas celle que nous attendions et celle dont, par avance, nous nous étions réjouis. Nous ne demandions pas à l'écrivain un nouveau chef-d'œuvre; nous demandions au vieillard quelques-unes de ces paroles qui ne sont pas encore du ciel, mais qui ne sont plus de la terre: ce sujet, que nous avions cru de son choix, les faisait espérer; il nous les devait. Il y a des paroles sérieuses dans ce livre, mais ce livre n'est pas sérieux, et ce n'est pas pour les lecteurs seulement que nous en avons du regret. Un sceau peut-être est posé pour jamais sur ces lèvres d'or; s'il en est ainsi, à la bonne heure; à défaut des paroles que nous n'entendrons plus, puisse le silence être béni!
Vie de Rancé.
Deuxième édition, revue, corrigée et augmentée.
1 vol. in-8°. Paris, 1844[594].
Le soin que nous avons pris de collationner d'un bout à l'autre les deux éditions de la Vie de Rancé nous a donné la preuve de l'attention accordée par l'illustre auteur aux vœux de la critique. On ne pouvait entrer plus franchement ni davantage abonder dans le sens de la principale observation à laquelle a donné lieu la Vie de Rancé. Déférence respectable et touchante! Il est peut-être encore plus beau de se réformer ainsi que de n'avoir pas eu à se réformer. «Cette envie, pour nous servir ici des expressions d'un héros, ne prend guère aux victorieux et aux barbes grises;» mais elle est naturelle à un noble esprit.
Des pages entières de la première édition ont disparu dans la seconde; mais de plus belles, de meilleures en ont pris la place: feliciores inserit. De ce nombre sont celles sur le P. de Chaumont, missionnaire qui emportait au bout de l'univers une lettre de l'abbé de la Trappe, comme une relique assez puissante pour conjurer les tempêtes. Comment ces images n'auraient-elles pas entraîné encore une fois sur les plaines de l'Océan et vers le pays du soleil l'antique pèlerin de la Syrie, l'aventureux compagnon des courses désolées de René? Tout un vol de souvenirs et de rêves s'échappe avec une harmonieuse confusion du sein de cette imagination toujours jeune et toujours émue, de même qu'au lever du jour mille oiseaux à l'aile dorée s'envolent du milieu d'une feuillée murmurante:
«Ainsi les mers et les naufrages entrent à la Trappe, comme le siècle de Louis XIV y était entré par des bois où l'on entend à peine un son. La manière dont les hommes de ce temps voyaient le monde ne ressemblait pas à celle dont nous l'apercevons aujourd'hui. Il ne s'agissait jamais pour ces hommes d'eux-mêmes; c'était toujours de Dieu qu'ils parlaient. Ces souvenirs que Rancé envoyait aux océans par un missionnaire se rattachaient à son arrière-vie, lorsqu'il avait songé à cacher ses blessures parmi les pasteurs de l'Himalaya. Tous les rivages sont bons pour pleurer. Il aurait vu, s'il avait suivi ses premiers desseins, ces rizières abandonnées quand l'homme qui les sema est passé depuis longtemps; il aurait suivi des yeux ces aras blancs qui se reposent sur les manguiers du tombeau de Tadjmahal; il aurait retrouvé tout ce qu'il eût aimé dans son jeune âge, la gloire des palmiers, leur feuillage et leurs fruits; il se serait associé à cet Indien qui appelle ses parents morts aux bouches du Gange, et dont on entend la nuit les chants tributaires qu'accompagnent les vagues de la mer Pacifique[595].»
Quels tableaux vis-à-vis des noirs ombrages de la Maison-Dieu!
Versailles à peine est plus différent.
Laissons au lecteur le plaisir de chercher lui-même dans l'ouvrage et de découvrir jusque dans les moindres interstices des jeunes pousses d'une verdure si vive. Bornons-nous à remarquer encore que la Vie de Rancé, qui forme aujourd'hui quatre livres au lieu de trois, paraît mieux divisée, et qu'en plusieurs endroits la matière est distribuée avec plus de soin. Le caractère général du style est demeuré le même; à certains égards nos remarques subsistent: nous n'y reviendrons pas; il nous plaît mieux de dire qu'une seconde lecture nous a rendus attentifs à des beautés qui, la première fois, nous avaient presque échappé. Ce sont de belles pages que celles qui retracent les derniers moments de Rancé; l'auteur savait bien que la simplicité est l'ornement de la grandeur; et quand il a mêlé ses pensées au récit de cette scène auguste, elles ont été dignes du sujet. On peut avoir des doutes sur cette phrase assurément bien hardie: «Il n'y avait personne pour porter la main sur le cœur de ce christ;» mais qui n'aimerait la réflexion suivante:
«Cette famille de la religion autour de Rancé avait la tendresse de la famille naturelle et quelque chose de plus; l'enfant qu'elle allait perdre était l'enfant qu'elle allait retrouver; elle ignorait ce désespoir qui finit par s'éteindre devant l'irréparabilité de la perte. La foi empêche l'amitié de mourir: chacun en pleurant aspire au bonheur du chrétien appelé; on voit éclater autour du juste une pieuse jalousie, laquelle a l'ardeur de l'envie, sans en avoir le tourment[596].»
[1: Ces matériaux sont 1° pour le cours une autographie préparée et revue par Vinet, 2° pour les articles, le journal où ceux-ci ont paru: Le Semeur. Nous avons pu utiliser pour cette édition l'exemplaire du cours autographié qui appartenait à Vinet, et qui est aujourd'hui à la bibliothèque de la Faculté de théologie de l'Église libre du canton de Vaud.]
[2: Voir plus loin le 2e article dans "Chateaubriand—Études historiques et littéraires". Nous avons aussi complété un court article de Vinet sur la deuxième édition de Rancé. Il en sera question plus loin.]
[3: Il avait été «installé» en même temps que Sainte-Beuve, qui professa, comme on sait, une année à Lausanne. Il y donna son Port Royal.]
[4: Rambert: Alexandre Vinet. 3e édition Tome II, 194.]
[5: Henri Lutteroth, directeur du Semeur.]
[6: Inédit.]
[7: On sait que Vinet notait sur un agenda toutes ses occupations de la journée. Il y notait aussi parfois ses réflexions sur divers sujets.]
[8: Il s'agit des exercices homilétiques, dirigés par le professeur.]
[9: Théophile Passavant, ancien pasteur, à Bâle.]
[10: Lettres de Vinet, II, 228.]
[11: Auguste Jaquet, conseiller d'État du canton de Vaud.]
[12: Inédit.]
[13: Vinet était absent ce jour-là; il était au Châtelard, sur Clarens, depuis le 4 avril; il rentra à Lausanne le 16.]
[14: Mme Juste Olivier, femme du poète.]
[15: Libraire à Paris.]
[16: Alexis Forel, membre du Grand Conseil du canton de Vaud.]
[17: Inédit.]
[18: Inédit.]
[19: Inédit.]
[20: Inédit.]
[21: Alexandre Vinet. 3e édition. Tome II, 210.]
[22: Samuel Chappuis, professeur à la faculté de théologie de l'académie de Lausanne.]
[23: Rambert, ouv. cité, II, 211.]
[24: Cité par Rambert, ouv. cité, II, 211.]
[25: Revue Suisse, VII, 133.]
[26: Adèle, née Vernet, veuve du baron Auguste de Staël, qui était fils de Mme de Staël.]
[27: Lettres de Vinet, II, 224.]
[28: Ibid, II, 236.]
[29: Il s'agit d'un cours sur les poètes. Nous en reparlerons.]
[30: Inédit.]
[31: Voir plus vers la fin du "Chapitre premier—L'Essai sur les révolutions", un passage sur la mélancolie de Chateaubriand qui n'est pas très clair.]
[32: Sainte-Beuve: «À partir de 1811, en regardant au fond de la pensée de Madame de Staël nous y découvrirons par degrés le recueillement que la religion procure, la douleur qui mûrit, la force qui se contient, et cette âme jusque-là violente comme un Océan, soumise aussi comme lui, et rentrant avec effort et mérite dans ses bornes. Nous verrons enfin, au bout de cette route triomphale, comme au bout des plus humblement pieuses… nous verrons une croix…» Portraits de femmes. (L'article est de mai 1835.)]
[33: Rambert, ouv. cité, I, 264.]
[34: Charles Scholl, pasteur à Lausanne.]
[35: Rambert, ouv. cité, I, 264.]
[35: Ibid, I, 329.]
[36: 27 octobre 1836.—Lettres de Vinet, I, 462.]
[37: 5 novembre 1836.—Lettres de Vinet, I, 464 et suiv.]
[38: Quelques jours auparavant, Vinet avait fait passer dans le Semeur du 2 novembre 1836 (Tome V, page 352) le petit article suivant:
«À Monsieur le Rédacteur du «Semeur»,
»Le terme de vérité païenne dont j'ai fait usage en rendant compte de quelques-unes des idées de l'Essai de M. de Chateaubriand sur la littérature anglaise, a pu être pris par quelques personnes dans un sens bien éloigné de mon intention. J'appelle vérité païenne ce que l'homme peut mettre de vérité dans ses pensées et dans ses écrits sans le secours du christianisme, ce que la nature enseigne à l'humanité, et la méditation aux Socrate et aux Platon. En tous cas cette vérité c'est la vérité; il n'y en a pas deux, l'une vraie et l'autre fausse; et il ne saurait y avoir d'opposition entre elles non plus qu'entre le soleil et l'aurore. Seulement la vérité païenne est bornée; à une certaine distance de son foyer ses rayons pâlissent et meurent. J'ai regretté que l'auteur de l'Essai appliquât cette lumière trop courte à des questions dont une autre lumière (la lumière de la Parole divine) peut seule éclairer les profondeurs. Mais en parlant d'une vérité païenne, je n'ai garde de transporter cette épithète à l'auteur lui-même; je le crois catholique sincère, fort éloigné de toute intention païenne, et prêt à toutes sortes de sacrifices pour le culte que son génie a protégé dans les mauvais jours.—Je donne cette explication dans mon propre intérêt, afin qu'un mot mal compris ne fasse pas mal comprendre mon intention, pleine de respect, et j'oserai ajouter d'affection.
»Agréez, etc…»
J'ai pensé qu'il était utile de reproduire cette page de Vinet, sinon dans le corps du volume, du moins dans la préface. Je dois ajouter que c'est M. Philippe Bridel qui me l'a signalée, et je profite de cette occasion pour ajouter que c'est également à l'inépuisable et prévenante obligeance de M. Philippe Bridel que je dois de connaître la plupart des documents que j'ai utilisés dans cette préface.]
[39: Inédit.]
[40: Lettres de Vinet, II, 240 (texte rétabli d'après une meilleure copie). Cette lettre est du 16 et non du 10 juin 1844.]
[41: Il y a peut-être quelque exagération dans tout ceci. Je doute fort de la «simplicité» de Chateaubriand. J'en doute d'autant plus que j'ai sous les yeux une lettre de Chateaubriand à son éditeur, que le Journal de Genève vient de reproduire, et qui montre bien que l'auteur de Rancé n'était pas si «simple» que cela. La voici:
«Nous voilà en vente, mon cher Monsieur, et jusqu'à présent l'affaire se présente bien. Si vous n'avez pas trop tiré, il y aurait de l'avantage à pouvoir faire, le plus tôt possible, une seconde édition. Je suis à même de faire entrer dans cette seconde édition des morceaux que j'avais retirés de la première et qui font des vides assez remarquables pour les hommes accoutumés à lire. Veuillez donc me dire où vous en êtes, et s'il serait bon d'annoncer bientôt une seconde édition. Si la première n'a pas été tirée à un trop grand nombre, on pourrait arrêter le tirage et annoncer une seconde édition à laquelle j'ai une douzaine de pages à ajouter. Un mot de réponse à tout cela, s'il vous plaît. Vous savez l'ancien adage: Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. On dit chez vous qu'on ne sait pas encore quand vous revenez, mais j'ai toujours grande envie de vous voir.
»À vous, à vous.
Cette lettre adressée par Chateaubriand à l'éditeur Delloye au sujet de l'apparition de la Vie de Rancé est datée de Paris, 9 mai 1844.]
[42: Inédit.]
[43: Ami Bost, pasteur, né à Genève.]
[44: Un autre article sur Chateaubriand (Des derniers écrits politiques de M. de Chateaubriand) qui a paru dans le Semeur, du 23 janvier 1833, et qu'on serait aussi tenté d'attribuer à Vinet,—mais moins,—est de Guillaume de Félice, pasteur à Bolbec, plus tard professeur à la Faculté de théologie de Montauban.]
[45: M. Lutteroth à M. Ch. Secrétan.]
[46: M. Monnard, professeur ordinaire de littérature française à l'Académie de Lausanne, absent pendant le semestre d'hiver 1844, et dont M. Vinet s'était chargé de continuer le cours.]
[47: Passage supprimé dans les deux éditions antérieures. Voir la Préface.]
[48: De l'Influence des Passions, section III, chapitre IV, De la Bienfaisance.]
[49: Passage supprimé dans les deux éditions antérieures. Voir la Préface.]
[50: Lettres sur les écrits et le caractère de J.-J. Rousseau. Lettre III.]
[51: Delphine, Ve partie, lettre XVII.]
[52: Introduction aux manuscrits de M. Necker.]
[53: Ibid.]
[54: Passage supprimé dans les deux éditions antérieures. Voir Préface.]
[55: Mot supprimé dans les éditions antérieures.]
[56: Passage supprimé dans les éditions antérieures. Voir Préface.]
[57: De l'Allemagne, IIIe partie, chap. XIX. Le titre de ce chapitre est: De l'amour dans le mariage.]
[58: Lettres sur les écrits et sur le caractère de J.-J. Rousseau. Lettre VI.]
[59: Mot supprimé dans les éditions antérieures.]
[60: Introduction aux manuscrits de M. Necker.]
[61: De la Littérature, IIe partie, chap. IV.]
[62: Lettres sur les écrits et le caractère de J.-J. Rousseau. Lettre IV.]
[63: Préface de Mirza.]
[64: Sur ce passage voir la Préface du présent volume.]
[65: Mélanges de littérature et de politique.]
[66: Lettres sur les écrits et le caractère de J.-J. Rousseau. Lettre Ire.]
[67: Lettre II.]
[68: Ire Partie, chap. Ier.]
[69: Ibid.]
[70: IIe Partie, chap. II]
[71: Les passages entre crochets ont été supprimés dans les éditions antérieures. Voir Préface.]
[72: Introduction.]
[73: Section III, chap. Ier]
[74: Introduction.]
[75: Section III, chap. IV.]
[76: Section Ire, chap. III, vers la fin.]
[77: Section Ire, chap. VII.]
[78: Section Ire, chap. VIII.]
[79: Conclusion.]
[80: Ibid.]
[81: Section II, chap. II.]
[82: Section II, chap. IV.]
[83: Section III, chap. II.]
[84: Conclusion, dernier paragraphe.]
[85: Section II, chap. III.]
[86: Section Ire, chap. IV.]
[87: Section Ire, chap. VIII.]
[88: Section III.]
[89: Vinet se cite ici lui-même. Voir Semeur, tome V, page 260.]
[90: IIe Partie, chap. V.]
[91: Ibid.]
[92: IIe Partie, chap. Ier.]
[93: Ibid.]
[94: IIe Partie, conclusion.]
[95: Ibid.]
[96: IIe Partie, chap. 1er.]
[97: Discours préliminaire.]
[98: Ire Partie, chap. I.]
[99: Section Ire, chap. Ier.]
[100: Essai sur les Révolutions, Ire partie, chap. XIV. Édition des Œuvres complètes. Tome Ier, page 89, note a (1826). Voici la même affirmation dans le texte de 1797: «Le vice et la vertu, d'après l'histoire, paraissent une somme donnée qui n'augmente ni ne diminue; les sciences, au contraire, des inconnues qui se dégagent sans cesse. Que devient le système de perfection?» IIe Partie, chap. LVI.]
[101: Les éditions antérieures et le manuscrit de Vinet portent invisiblement. La correction visiblement s'impose.]
[102: Ire Partie, chap. XI.]
[103: Ire Partie, chap. X.]
[104: Ire Partie, chap. XI.]
[105: IIe Partie, chap. V.]
[106: Ire Partie, chap. XV.]
[107: Ire Partie, chap. XI.]
[108: Ire Partie, chap. VII.]
[109: IIe Partie, chap. Ier.]
[110: IIe Partie, chap. V.]
[111: Ibid.]
[112: Ibid.]
[113: Ibid.]
[114: Ibid.]
[115: IIe Partie, chap. VIII.]
[116: Ibid.]
[117: Ibid.]
[118: IIe Partie, chap. VI.]
[119: IIe Partie, chap. IX.]
[120: Semeur, tome V, page 260.]
[121: Lettre à M. de Fontanes, sur la deuxième édition de l'ouvrage de Madame de Staël. (Œuvres complètes de Chateaubriand, tome XIV.)]
[122: Articles insérés dans le Mercure de France en 1800, et réimprimés dans les Œuvres de M. de Fontanes, tome II.]
[123: IIe partie, chap. IX. Conclusion.]
[124: Tableau de la Littérature au dix-huitième siècle. LXe Leçon. (Tome IV, page 382.)]
[125: M. Quinet, parlant d'Ahasvérus. Il a dit: et de mon désespoir. (Ed. antér.)]
[126: Tableau de la Littérature française, chap. VI.]
[127: Ire Partie, lettre XXX.]
[128: IIe Partie, lettre XXVII.]
[129:
Le malheur de Rufin a dessillé mes yeux;
Son châtiment absout les dieux.
]
[130: IIe Partie, lettre XLII.]
[131: Ire Partie, lettre XXX.]
[132: Dernier paragraphe.]
[133: La Fontaine.]
[134: IIIe Partie, lettre XLIX.]
[135: IIIe Partie, lettres VII, Ire et XXIX.]
[136: IIIe Partie, lettre XIV.]
[137: Ire Partie, lettre X.]
[138: Ire Partie, lettre XVI.]
[139: Annales littéraires, tome III, pages 166-169.]
[140: Andromaque. Acte IV, scène V.]
[141: Livre Ier, chap. Ier.]
[142: Andromaque. Acte V, scène III.]
[143: Livre II, chap. Ier et IV.]
[144: Livre XIII, chap. IV.]
[145: Ibid.]
[146: Deuxième Épître aux Corinthiens, chap. XII, v. 15.]
[147: Livre II, chap. Ier.]
[148: Livre II, chap. II.]
[149: Livre II, chap. III.]
[150: Ibid.]
[151: Ibid.]
[152: Livre XIII, chap. IV.]
[153: Livre Ier, chap. V.]
[154: Livre Ier, chap. II.]
[155: Livre V, chap. Ier.]
[156: Œuvres complètes, tome VII. Voyage en Italie. Lettre à M. de Fontanes. (Rome, le 10 janvier 1804.)]
[157: Voyez Livre IV, chap. IV, à la fin, où cette opposition éclate d'une manière dramatique:«L'éloquence de Corinne excitait l'admiration d'Oswald, sans le convaincre; il cherchait partout un sentiment moral, et toute la magie des arts ne pouvait jamais lui suffire. Alors Corinne se rappela que, dans cette même arène, les chrétiens persécutés étaient morts victimes de leur persévérance; et montrant à lord Nelvil les autels élevés en l'honneur de leurs cendres, et cette route de la croix que suivent les pénitents, au pied des plus magnifiques débris de la grandeur mondaine, elle lui demanda si cette poussière des martyrs ne disait rien à son cœur.—Oui, s'écria-t-il, j'admire profondément cette puissance de l'âme et de la volonté contre les douleurs et la mort: un sacrifice, quel qu'il soit, est plus beau, plus difficile, que tous les élans de l'âme et de la pensée. L'imagination exaltée peut produire les miracles du génie; mais ce n'est qu'en se dévouant à son opinion, ou à ses sentiments, qu'on est vraiment vertueux: c'est alors seulement qu'une puissance céleste subjugue en nous l'homme mortel.—Ces paroles nobles et pures troublèrent cependant Corinne; elle regarda lord Nelvil, puis elle baissa les yeux; et bien qu'en ce moment il prît sa main et la serrât contre son cœur, elle frémit de l'idée qu'un tel homme pouvait immoler les autres et lui-même au culte des opinions, des principes, ou des devoirs dont il aurait fait choix.»]
[158: Livre XV, chap. Ier, vers la fin.]
[159: Buffon.]
[160: Livre X, chap. V.]
[161: Œuvres complètes de Madame de Staël. Tome XVII, pages 4, 5 et 7.]
[162: Mélanges de littérature et de politique, par Benjamin Constant. Pages 171-172.]
[163: Ire Partie, chap. II.]
[164: IIe Partie, chap. II.]
[165: Ire Partie, chap. IV.]
[166: IIIe Partie, chap. XI.]
[167: Saint-Lambert.]
[168: Ire Partie, chap. II.]
[171: Ire Partie, chap. II. Madame de Staël ajoute en note: «Je n'ai pas besoin de dire que c'était l'Angleterre que je voulais désigner par ces paroles.»]
[170: Ire Partie, chap. IV.]
[171: Ire Partie, chap. VI.]
[172: Ire Partie, chap. IX.]
[173: Ibid.]
[174: IIe Partie, chap. II.]
[175: IIe Partie, chap. IX.]
[176: IIe Partie, chap. XII.]
[177: IIIe Partie, chap. IX.]
[178: IIIe Partie, chap. VIII.]
[179: IIIe Partie, chap. XI.]
[180: Ire Partie, chap. Ier.]
[181: IIIe Partie, chap. VI.]
[182: IIe Partie, chap. VII.]
[183: IIIe Partie, chap. IV.]
[184: Ibid.]
[185: «La philosophie matérialiste livrait l'entendement humain à l'empire des objets extérieurs, la morale à l'intérêt personnel, et réduisait le beau à n'être que l'agréable. Kant voulut rétablir les vérités primitives et l'activité spontanée dans l'âme, la conscience dans la morale, et l'idéal dans les arts.» (IIIe Partie, chap. VI.)]
[186: IIIe Partie, chap. Ier]
[187:
Sous le feuillage épais se cache un rameau d'or,
Dans cette obscurité cherchez, cherchez encor,
Et cueillez hardiment.
(Énéide, liv. VI.) ]
[189: IVe Partie, chap. XI.]
[190: Observations générales.]
[191: Notice sur la vie et les écrits de Madame Necker de Saussure, en tête de l'édition in-12 de l'Éducation progressive, publiée par M. Paulin. Paris, 1844, page XI.]
[192: Vauvenargues.]
[193: IIe Partie, chap. XXVIII.]
[194: IIIe Partie, chap. XIV.]
[195: IIIe Partie, chap. III.]
[196: Ibid.]
[197: IIIe Partie, chap. XVI.]
[198: Ibid.]
[199: IVe Partie, chap. V.]
[200: IVe Partie, chap. VI.]
[201: IVe Partie, chap. IX.]
[202: IVe Partie, chap. VI.]
[203: Ire Partie, chap. XI.]
[204: Ire Partie, chap. XVIII.]
[205: IIIe Partie, chap. XII.]
[206: Ire Partie, chap. XX.]
[207: Ire Partie, chap. IV.]
[208: Ire Partie, chap. V.]
[209: Ibid.—Je lis encore dans les Considérations sur la Révolution française une phrase trop semblable à celles que je viens de citer: «On a pu quelquefois agir en conversation sur Bonaparte contre son intérêt même, il y en a des exemples; mais c'est un des hasards de son caractère sur lequel on ne saurait compter.» (Ve Partie, chapitre IV.)]
[210: Ire Partie, chap. VII.]
[211: Ire Partie, chap. X.]
[212: Ire Partie, chap. XVIII.]
[213: Ire Partie, chap. IV.]
[214: IIe Partie, chap. III.]
[215: IIe Partie, chap. XIV.]
[216: Ovide.]
[217: Examen critique des Considérations de Madame de Staël sur les principaux événements de la Révolution française; 2 vol. in-8°. Paris, 1822. Tome Ier, page 300. (C'est la deuxième édition; la première est de 1818.)]
[218: IIe Partie, chap. Ier.]
[219: Ire Partie, chap. XX.]
[220: Ire Partie, chap. XIX.]
[221: Ire Partie, chap. XX.]
[222: IIe Partie, chap. II.]
[223: Ve Partie, chap. IV.]
[224: IIIe Partie, chap. XXV.]
[225: IIIe Partie, chap. IX.]
[226: IIIe Partie, chap. XXV.]
[227: Examen critique des Considérations de Madame de Staël sur les principaux événements de la Révolution française.]
[228: IIe Partie, chap. XI.]
[229: IIe Partie, chap. XXI.]
[230: IIe Partie, chap. II.]
[231: IVe Partie, chap. Ier.]
[232: Le Misanthrope. Acte Ier, scène Ire.]
[233: Ve Partie, chap. V.]
[234: IIe Partie, chap. XXII.]
[235: 1 Jean III, 2.]
[236: Horace. Odes, livre IV, ode IX. (L'amour respire encore avec tous ses feux dans les tendres sons du luth de Sapho.)]
[237: Vinet se cite lui-même. Voir Semeur, tome VIII, pages 89-91. (Edit.)]
[238: Considérations sur la Révolution française, IIe partie, chap. XX.]
[239: Semeur, tome VI, page 177.]
[240: Cours d'Esthétique, XXXVIIIe Leçon.]
[241: De l'Allemagne, IIe Partie, chap. VII.]
[242: Ibid.]
[243: De la littérature, Ire Partie, chap. VIII.]
[244: Voir le Semeur, Tome V, page 260.—Je me permets de me citer moi-même, n'ayant rien à changer, quant au fond, à ce que je disais alors. (1836.)]
[245: Cette nouvelle a été composée sous l'Empire.]
[246: Voir la Notice en tête de l'Essai: «Je n'en ignore pas les défauts; le moi y revient souvent…»—Voir aussi, dans la nouvelle édition, la première Note critique: «Le moi que l'on retrouve partout dans l'Essai m'est d'autant plus odieux aujourd'hui que rien n'est plus antipathique à mon esprit.»—C'est sans doute ce qui a tant multiplié le nous dans les ouvrages de M. de Chateaubriand.]
[247: Préface de la nouvelle édition de l'Essai, dans les Œuvres complètes, tome Ier, page XLIII.]
[248: Nouvelle édition de l'Essai, tome II, page 203, note a.]
[249: Préface de l'Essai dans les Œuvres complètes, page IV, note b.]
[250: Selon les biographes qui font naître M. de Chateaubriand en 1772, il n'aurait eu que dix-neuf ans à son départ pour l'Amérique; cela seul me ramènerait à l'opinion commune, qui le fait naître la même année que Bonaparte, Canning et Cuvier, c'est-à-dire en 1769. À ce compte, il avait vingt-huit ans, et non vingt-cinq, lorsqu'il écrivit l'Essai; ce qui me paraît aussi plus probable en soi.]
[251: IIe Partie, chap. XXII. (Œuvres complètes, tome II, page 228, note a.)]
[252: Voir dans l'édition des Œuvres complètes, tome Ier, pages 172, 201, 218, et tome II, pages 132, 221 et 247.]
[253: Ire Partie. Introduction.]
[254: Ire Partie. Exposition (dans l'Introd.).]
[255: IIe partie, chap. IX.]
[256: IIe Partie, chap. LVI.]
[257: IIe Partie, chap. XIII: Aux infortunés. (C'est le titre du chapitre.)]
[258: Ire Partie, chap. IX.]
[259: Ire Partie, chap. V.]
[260: IIe Partie, chap. XXV, en note.]
[261: IIe Partie, chap. XLIII.]
[262: IIe Partie, chap. III.]
[263: Ire Partie, chap. VI.]
[264: Ire Partie, chap. XIX.]
[265: Ire Partie, chap. LXX.]
[266: IIe Partie, chap. XIX.]
[267: «Peut-être la vraie sagesse consiste-t-elle à être, non pas sans principes, mais sans opinions déterminées.» (Introduction, en note.)]
[268: IIe Partie, chap. XXXI.]
[269: Ire Partie, chap. V.]
[270: IIe Partie, chap. XIII.]
[271: IIe Partie, chap. XLIII.]
[272: IIe Partie, chap. XLVII.]
[273: Ibid.]
[274: IIe Partie, chap. XLVIII.]
[275: Édition des Œuvres complètes. Préface, page XLIX. Voir aussi, tome Ier, pages 86, 197, 286, 300, et tome II, pages 33, 49, 83, 170, 213, 249, 255, 303 et 334, les notes critiques.]
[276: Génie du Christianisme, Ire Partie, livre V, chap. II.]
[277: Essai historique, IIe Partie, chap. XXXI.]
[278: IIe Partie, chap. XXXI.]
[279: Essai historique, IIe Partie, chap. LVII et dernier.]
[280: Génie du Christianisme. Ire Partie, livre V, chap. XII.]
[281: Horace, Épodes. Ode II.—Le fond de la fameuse description du Niagara se trouve dans une note de l'Essai. (IIe Partie, chap. XXIII.)]
[282: Études historiques. Avant-propos.]
[283: Il y a plusieurs préfaces du Génie du Christianisme; ce morceau se trouve dans la première, recueillie, avec les autres, dans le tome XV des Œuvres complètes; M. de Chateaubriand le cite lui-même dans la préface de la nouvelle édition de l'Essai historique. (Ed.)]
[284: Voir la première préface d'Atala dans les Œuvres complètes, t. XV.]
[285:
Es liebt die Welt das Glänzende zu schwärzen,
Und das Erhab'ne in den Staub zu zieh'n.
Schiller.
]
[286: Tableau historique de l'état des progrès de la littérature française depuis 1789, par M.-J. de Chénier. Paris, 1818. Page 220. Cet ouvrage est le rapport demandé par Napoléon et composé par Chénier pour la classe de l'Institut à laquelle il appartenait. La première édition n'a été tirée qu'à peu d'exemplaires pour les membres de l'Académie française. Elle est moins complète que les suivantes. (Imprimerie Impériale, in-4°.) Ces détails sont nécessaires pour justifier le renvoi à l'ouvrage cité (Ed.)]
[287: Œuvres complètes. Tome XXI, page 342, dans un morceau sur les Annales littéraires, de M. Dussault.]
[288: Œuvres complètes, tome XVI, page 70.]
[289: Ibid. Page 97.]
[290: Ibid. Page 35.]
[291: Ibid. Page 40.]
[292: Ibid, page 33.]
[293: Ibid, Page 94.]
[294: Atala est fille d'un Espagnol.]
[295: Œuvres complètes, tome XVI, Page 62.]
[296: Ibid, Page 110.]
[297: Les Martyrs. Livres IX et X.]
[298: Pages 103-108. Le discours du vieillard à Paul, dans Paul et Virginie, quoique plus beau que celui du Père Aubry, n'est guère plus restaurant; on y trouve même des insinuations qui manquent de délicatesse. Les deux vieillards sont donc, je l'avoue, des consolateurs fâcheux; mais au moins le vieillard déiste donne ses consolations pour ce qu'elles valent (et il se rend justice, car Paul n'est point consolé), tandis que le vieillard catholique surfait prodigieusement, et s'il ne convertit pas Chactas, il le console.]
[299: Œuvres complètes, tome XVI, Page 103.]
[300: Ibid, Page 44.]
[301: Ibid, Page 84.]
[302: Ibid, Page 110.]
[303: Ibid, Page 113.]
[304: Ibid, Page 115.]
[305: Ibid, Page 114.]
[306: Ibid, Page 69.]
[307: Ibid.]
[308: Ibid, Page 102.]
[309: Ibid, Page 104.]
[310: Ibid, Page 128.]
[311: Ibid, Page 125.]
[312: Page 121. On lit dans les éditions plus modernes, la terre du sommeil; en sorte qu'il n'y a plus d'antithèse. C'est toujours autant de gagné; mais ce n'est pas encore simple.]
[313: M. Piguet, Mélanges de Littérature. Lausanne, 1816. Page 288.]
[314: Œuvres complètes, tome XVI, Page 41.]
[315: Ibid, Page 57.]
[316: Ibid, Page 67.]
[317: Ibid, Page 119.]
[318: Ibid, Page 54.]
[319: Voyez, entre autres, le vote philanthropique des matrones dans le conseil des chefs. (Page 49.) Cooper, je crois, a mieux connu les sauvages et les a peints non moins poétiquement dans les Puritains d'Amérique.]
[320: Œuvres complètes, tome XVI, Page 62.]
[321: Ibid.]
[322: Pensées, II, XVII, 115.]
[323: Le Tartufe, acte IV, scène III.]
[324: Exode XXXII, 35.]
[325: On se fera une idée juste et vive de l'impression qu'avait produite cet événement sur les hommes religieux de toutes les communions, en parcourant les trois petits volumes de la Voix de la Religion au XIXe siècle, journal publié à Lausanne, en 1802 et 1803, par M. Gonthier et quelques-uns de ses amis.]
[326: Discours de Portalis sur l'organisation des cultes. (15 germinal, an X.)]
[327: Première Épître aux Corinthiens, chap. III, verset 2.]
[328: Réflexions sur la paix intérieure. IIe Partie, chap. II.]
[329: Ire Partie, livre Ier, chap. IV.]
[330: Ire Partie, livre Ier, chap. XI.]
[331: Ire Partie, livre V, chap. VII.]
[332: IVe Partie, livre V, chap. IV.]
[333: IIIe Partie, livre V, chap. VI.]
[334: Voir la première préface, dans les Œuvres complètes, tome XV, page XVI.]
[335: Ire Partie, livre IV, chap. V.]
[336: «Enfin de nos jours même et sous nos propres yeux, est-ce des athées qui ont abaissé la cime des Pyrénées et des Alpes, effrayé le Rhin et le Danube, subjugué le Nil, fait trembler le Bosphore, qui ont vaincu aux champs de Fleurus et d'Arcole, aux lignes de Weissenbourg et au pied des Pyramides, dans les vallées de Pampelune et dans les plaines de la Bavière, qui ont mis sous leur joug l'Allemagne et l'Italie, le Brabant et la Suisse, les îles de la Batavie et celles de la Grèce, Munich et Rome, Amsterdam et Malte, Mayence et le Caire? Est-ce des athées qui ont gagné plus de soixante batailles rangées, et pris plus de cent forteresses, qui ont rendu vaine la coalition de huit grands empires, et fait trembler les souverains des Indes derrière toutes les solitudes de l'Asie? Est-ce des athées qui ont accompli tant de prodiges? ou bien est-ce les paysans chrétiens, de braves officiers qui avaient pratiqué toute leur vie les devoirs de la religion? On ne voit pas que ces grands esprits qui ne pouvaient s'abaisser jusqu'à croire en Dieu, se souciassent beaucoup d'aller aux combats. Qu'il eût été beau pourtant de voir une armée d'incrédules aux prises avec ces Cosaques qui pensent monter au ciel en mourant sur le champ de bataille!»]
[337: Ire Partie, livre VI, chap. V.]
[338: Ire Partie, livre Ier, chap. XI.]
[339: La mort du pécheur et la mort du juste. (Sermon pour le jour des morts.) Deuxième partie.]
[340: IIIe Partie, livre III, chap. VII.]
[341: IIIe Partie, livre IV, chap. V.]
[342: IIIe Partie, livre 1er, chap. VII.]
[343: IIe Partie, livre 1er, chap. II.]
[344: Rapport sur le Génie du Christianisme, fait par ordre de la classe de la langue et de la littérature française, par M. le comte Daru. (Séance du 30 janvier 1811.)]
[345: La Voix de la Religion au XIXe siècle. Lausanne, 1802. Tome III, page 117.]
[346: Première Épître aux Corinthiens, chap. IX, verset 27.]
[347: IIe Partie, livre II, chap. VIII.]
[348: Que le souvenir des exemples donnés par les aïeux enflamme le fils d'Énée et le neveu d'Hector.]
[349: IIe Partie, livre II, chap. VI.]
[350: IIe Partie, livre II, chap. IV.]
[351: IIe Partie, livre II, chap. X.]
[352: IIIe Partie, livre III, chap. III.]
[353: IIIe Partie, livre V, chap. IV.]
[354: IIe Partie, livre IV, chap. Ier.]
[355: M. Vinet se cite ici lui-même. Voir Semeur, tome XI, page 335. (Ed.)]
[356: Génie du Christianisme. IIe Partie, livre III, chap. IX, dans les anciennes éditions seulement.]
[357: «Rien, dit-il au frère d'Amélie, rien ne mérite, dans cette histoire, la pitié qu'on vous montre ici. Je vois un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît, et qui s'est soustrait aux charges de la société pour se livrer à d'inutiles rêveries. On n'est point, monsieur, un homme supérieur, parce qu'on aperçoit le monde sous un jour odieux. On ne hait les hommes et la vie, que faute de voir assez loin. Étendez un peu plus votre regard, et vous serez bientôt convaincu que tous ces maux dont vous vous plaignez sont de purs néants. Mais quelle honte de ne pouvoir songer au seul malheur réel de votre vie, sans être forcé de rougir! Toute la pureté, toute la vertu, toute la religion, toutes les couronnes d'une sainte rendent à peine tolérable la seule idée de vos chagrins. Votre sœur a expié sa faute; mais, s'il faut ici dire ma pensée, je crains que, par une épouvantable justice, un aveu sorti du sein de la tombe n'ait troublé votre âme à son tour. Que faites-vous seul au fond des forêts où vous consumez vos jours, négligeant tous vos devoirs? Des saints, me direz-vous, se sont ensevelis dans les déserts? Ils y étaient avec leurs larmes, et employaient à éteindre leurs passions le temps que vous perdez peut-être à allumer les vôtres. Jeune présomptueux qui avez cru que l'homme se peut suffire à lui-même! La solitude est mauvaise à celui qui n'y vit pas avec Dieu; elle redouble les puissances de l'âme, en même temps qu'elle leur ôte tout sujet pour s'exercer. Quiconque a reçu des forces doit les consacrer au service de ses semblables; s'il les laisse inutiles, il en est d'abord puni par une secrète misère, et tôt ou tard le ciel lui envoie un châtiment effroyable.» (Œuvres complètes, tome XVI, page 189.)]
[358: Jérémie II, 19.]
[359: Psaume XXXIV, 22.]
[360:
Défendre à ce qui fut d'avoir jamais été
Est au-dessus de la Divinité.
Horace. Odes, livre III, ode XXIX.
]
[361: Hébreux IV, 12.]
[362: Œuvres complètes, tome XVI, page 144.]
[363: Ibid, Page 149.]
[364: Ibid, Page 152.]
[365: Ibid, Page 156.]
[366: Ibid, Page 164.]
[367: Ibid, Page 186.]
[368: Roman de Madame de Charrière.]
[369: Géorgiques. Livre II; 83: Il voit avec étonnement ce feuillage nouveau pour lui et ces fruits qui ne sont pas les siens. [P. S.]]
[370: IVe Partie, livre Ier, chap. V.]
[371: Cette unanimité n'est pourtant pas absolue. M. de Boulogne, ancien prélat, fit bien entendre, en louant le Génie du Christianisme, qu'il ne le jugeait pas exempt d'inadvertances fâcheuses ni de graves erreurs. (Annales littéraires et morales, an XI. Premier cahier. Le morceau de M. l'abbé de Boulogne sur le Génie du Christianisme a été recueilli, parmi les Remarques critiques auxquelles celui-ci a donné lieu, dans le tome XV des Œuvres complètes de Chateaubriand.)]
[372: IVe Partie, livre II, chap. VI.]
[373: IVe Partie, livre II, chap. IX.]
[374: IVe Partie, livre IV.]
[375: IVe Partie, livre IV, chap. IV.]
[376: IVe Partie, livre III, chap. V.]
[377: La Vie de Rancé.]
[378: Odes, Livre III, ode VI.]
[379: Voyez, par exemple, quelques pages au commencement du Voyage en Amérique.]
[380: Ovide, Métamorphoses. II, 202: Les coursiers s'écartent de leur route, et comme personne ne les retient, ils s'élancent dans des régions inconnues. [P. S.]]
[381: Henri Lecoultre fait remarquer que ces vers ne se trouvent pas, comme on pourrait le supposer, dans la traduction du Paradis perdu de Delille; il les attribue, avec beaucoup de vraisemblance, à Vinet lui-même. (P. S.)]
[382: Œuvres complètes, tome XXI, page 306. (Juillet 1807.)]
[383: Œuvres complètes, tome VII, page 239.]
[384: Ibid, page 248.]
[385: Préface de la première et de la seconde édition des Martyrs.]
[386: C'est le second titre des Martyrs. (Ed.)]
[387: Les Martyrs, livre III.]
[388: Études historiques. Étude seconde. Ire Partie. Il faut lire ces lignes afin d'avoir toute la pensée de l'auteur.]
[389: Cinquième Provinciale.]
[390: Livre XXIV.]
[391: Par surcroît, l'auteur les met dans la bouche de Dieu même. Liv. III.]
[392: Livre III.]
[393: Livre XXIV.]
[394: Livre XXII.]
[395: Art poétique. Chant III.]
[396: Livre III.]
[397: Ibid.]
[398: Ibid.]
[399: Télémaque, livre XIX.]
[400: Notice sur Fénelon, dans les Discours et Mélanges littéraires, p. 406.]
[401: Rejecit se in eum quam familiariter. (Andria, actus I, scena I.)]
[402: Mithridate, acte V, scène II.]
[403: Mercure de France, du 31 mai 1817.—Voir sur le même sujet, dans les Mémoires de l'Académie des sciences morales et politiques (Tome Ier, savants étrangers, 1841, page 769), le Mémoire de M. Filon sur l'état religieux et moral de la société romaine à l'époque de l'apparition du christianisme.]
[404: Livre IV.]
[405: Livre II.]
[406: Livre Ier.]
[407: Ibid.]
[408: Livre II.]
[409: Ibid.]
[410: Ibid.]
[411: Ibid.]
[412: Livre V.]
[413: Livre Ier.]
[414: Livre V.]
[415: Livre XII.]
[416: Livre Ier.]
[417: Livre VI.]
[418: Récits des temps mérovingiens. Préface.]
[419: Génie du Christianisme, IIe Partie, livre II, chap. Ier.]
[420: IIe Partie, livre III, chap. Ier.]
[421: IIe Partie, livre III, chap. VIII.]
[422: Livres IX et X.]
[423: Polyeucte, acte V, scène V.]
[424: Livre XX.]
[425: Rapport fait à l'Institut par M. le comte Daru. (Œuvres complètes, tome XV, page 296.)]
[426: Le Menteur, acte IV, scène II.]
[427: Stances adressées à M. de Chateaubriand, après les Martyrs. 1810. (Œuvres de M. de Fontanes, tome Ier, page 92.)]
[428: M. Vinet se cite lui-même. Voir Semeur, tome V, page 261. (Ed.)]
[429: Horace, Art Poétique: «Elle rejette les phrases ampoulées et l'orgueil des grands mots.» (P. S.)]
[430: Œuvres complètes, tome XVI, page 268.]
[431: Les Martyrs, livre XXIV.]
[432: Œuvres complètes. Tome XXIV. Préface des Mélanges politiques. Page XI.]
[433: Œuvres complètes. Tome XXIV, page 301.]
[434: Préface des Ouvrages politiques. Œuvres complètes. Tome XXIII, page IX.]
[435: II Corinthiens IX, 5.]
[436: Nouvelles Méditations Poétiques. Méditation cinquième: Le Poète mourant.]
[437: Méditations Poétiques. Méditation treizième: Le Lac.]
[438: Méditations Poétiques. Méditation seconde: L'Homme. À Lord Byron.]
[439: Semeur, 17 août 1836 (Tome V, pages 259 et suiv.).]
[440: Cette prévision s'est réalisée pour l'auteur lui-même: Vinet est mort le 4 mai 1847; Chateaubriand, le 4 juillet 1848. (Ed.).]
[441: Remarques en tête du Paradis perdu, page VII.]
[442: Tome Ier, pages 161-198.]
[443: Tome II, page 205.]
[444: Ici nous supprimons, comme l'ont fait les précédents éditeurs, tout un développement que Vinet a reproduit textuellement, mais en le divisant en quatre morceaux, dans son cours. Voici l'ordre dans lequel il faut lire ces quatre morceaux, si l'on veut reconstituer l'ensemble: 1° Le nom de Chateaubriand. 2° Ainsi donc, presque à la même époque. 3° Quoique le livre de Madame de Staël. 4° M. de Chateaubriand fut mieux inspiré. (P. S.)]
[445: «Ces chantres sont de race divine; ils possèdent le seul talent incontestable dont le ciel ait fait présent à la terre. Leur vie est à la fois naïve et sublime; ils célèbrent les dieux avec une bouche d'or; et sont les plus simples des hommes; ils causent comme des immortels ou comme de petits enfants; ils expliquent les lois de l'univers et ne peuvent comprendre les affaires les plus innocentes de la vie; ils ont des idées merveilleuses de la mort, et meurent sans s'en apercevoir, comme des nouveaux-nés.» (René.)]
[446: Ici encore se trouvait, dans l'article de Vinet, un développement qui est reproduit dans le cours, à l'exception: 1° des deux lignes suivantes (au commencement): «Sans chercher à les résoudre (ces questions), nous revenons au grand écrivain qui nous en a fourni l'occasion, et nous essayons de dire quelle impression générale nous reste au sortir de ses écrits. Représentez-vous cette admirable mythologie, etc.»; 2° du passage suivant (à la fin): «Absorber la vie dans la poésie comme une mythologie de l'âme! terrible puissance que subit d'abord celui qui en dispose! Ne serait-ce point celle qu'a exercée le génie de M. de Chateaubriand? N'a-t-il pas distrait, et, si j'osais le dire, amusé les âmes? Son sérieux n'est-il pas trop souvent, avec toute la sincérité qu'on ne peut lui refuser, un sérieux de poète? N'a-t-il point été poète trop exclusivement? Comme poète, il a rendu des oracles que l'humanité répétera en chœur; mais n'a-t-il pas tenu l'humanité à distance d'oracles plus sûrs? Ne l'a-t-il pas trop souvent retenue dans l'image des choses? Je ne lis jamais philosophe, historien, dogmatiste politique, sans m'adresser ces questions. Je les adresse à mes lecteurs.» (P. S).]
[447: Semeur, 26 octobre 1836 (Tome V, pages 336 et suiv.).]
[448: Tome Ier, page 324.]
[449: «À ces bonnes gens il ne fallait d'aiguë et subtile rencontre: leur langage est tout plein, et gros d'une vigueur naturelle et constante; ils sont tout épigramme; non la queue seulement, mais la teste, l'estomach et les pieds. Il n'y a rien d'efforcé, rien de traisnant; tout y marche d'une pareille teneur.» (Montaigne, Essais, livre III, chap. V.)]
[450: Tome Ier, page 266.]
[451: Tome II, page 253.]
[452: Tome Ier, page 256.]
[453: Tome Ier, page 285.]
[454: Tome Ier, page 291.]
[455: Tome Ier, page 195.]
[456: Tome Ier, page 201.]
[457: Tome Ier, page 203.]
[458: Œuvres complètes, tome V ter, page 265.]
[459: Tome Ier, page 163.]
[460: Tome Ier, page 185.]
[461: Vauvenargues.]
[462: Tome Ier, page 202.]
[463: Tome II, page 397.]
[464: Exode XXXII, 1.]
[465: Évangile selon saint Matthieu VI, 33.]
[466: Semeur, 30 novembre 1836. (Tome V, n° 48.)]
[467: Il s'agit sans doute ici des articles signés Ch. D. (Charles Delalot), publiés en 1804 dans le Mercure de France, sur une nouvelle édition du Paradise Lost, et en 1805 sur la traduction de Delille. À la même époque, cinq articles remarquables et sévères sur cette traduction, signés de la lettre S, parurent dans le Journal des Débats, Nos des 21, 22, 24, 27 décembre 1804, et 6 janvier 1805. Le critique s'arrête au chant VIII; il promettait une suite qu'il n'a pas donnée. La signature S a été celle de Guairard et de Lasalle. (Ed.)]
[468: Phèdre. Acte II, scène V.]
[469: Méditations Poétiques. Méditation troisième: La Poésie sacrée.]
[470: Properce. Livre II, élégie XXXIV. Ce vers sert d'épigraphe au premier des articles d'Addison sur le Paradis Perdu dans le Spectateur. (N° 267, 5 janvier 1712.) (Ed.)]
[471: Darkness visible. Livre I, vers 63. (Ed.)]
[472: Livre II, Tome Ier, page 115.]
[473: Livre II, Tome Ier, page 129.]
[474: D'où naît, sinon de la magie du mouvement, le délicieux frisson qu'on éprouve quand on arrive à ces passages célèbres: «Julie, éternel charme de ma vie…»—«Soleil de ce monde nouveau, tant de fois témoin de mes larmes?…» Cependant il ne faut pas confondre le mouvement continu du style avec les mouvements dont le niveau du style peut-être accidenté. Les mouvements ne sont pas même toujours des formes du mouvement, mais un simple changement dans l'allure de la phrase. Leur multiplicité épuise le style, dont le mouvement est la vie. Mais ils ont aussi leur virtus et leur venus, surtout dans la langue oratoire. Rien n'est plus heureux que d'avoir tourné le récit en exhortation dans cette phrase si connue: «Avez-vous un secret important, versez-le hardiment dans ce noble cœur, etc,» Il n'y a pas de figure plus belle.]
[475: Le Rhin.—Vinet a écrit ces pages à Bâle. (Éd.)]
[476: Perse. Satire III, vers 38.]
[477: Les éditeurs, qui ne marquaient pas la division de cette étude en deux articles, ont remplacé la phrase ci-dessus (de: «Dans un prochain article…» à «Je me contente d'avoir fait»), par ces mots: «Je me suis borné jusqu'ici à faire.» P. S.]
[478: Livre Ier. (Tome Ier, page 169.)]
[479: Semeur, 25 janvier 1837. (Tome VI, n° 4.) Dans un premier article on a étudié le Paradis perdu comme ouvrage littéraire; ici c'est sous le point de vue religieux qu'on se propose de le considérer.]
[480: Pierre Roussel, médecin de la Faculté de Montpellier, philosophe, associé de l'Institut, né en 1742, mort en 1802. Vinet fait allusion à son Système physique et moral de la femme, 7e édition 1820. P. S.]
[481: Quelques-uns demanderont si le christianisme du Paradis Perdu est aussi exact qu'on pourrait le supposer. On reproche à Milton son silence sur la troisième personne de la Trinité; et il est très vrai qu'au livre III, à l'endroit où le PÈRE et le FILS sont successivement adorés, l'Esprit n'est pas même mentionné. La lacune est sensible et peut paraître significative. Observons toutefois que l'Esprit est nommé et invoqué au début même de l'ouvrage; que la seule mention qui soit faite de l'Esprit de Dieu dans le premier chapitre de la Genèse a été fidèlement reproduite par le poète (livre VII, pages 17 et 21); que son action est dans le cours du poème cent fois reconnue, rappelée, invoquée; qu'enfin, au livre XII, on lit ces paroles: «Du ciel il enverra aux siens un Consolateur, la Promesse du Père, son Esprit qui habitera en eux, et écrira la loi de la foi dans leur cœur, opérant par l'amour pour les guider en toute vérité.»
On dit encore que la divinité du Fils, la coéternité de la Parole avec Dieu n'est pas explicitement déclarée dans le Paradis Perdu; que, tout au contraire, le poète assigne une date, un jour parmi les jours à la naissance ou à la procession du Fils éternel. «Ce jour, dit le Père infini (livre V, page 375), ce jour, j'ai engendré celui que je déclare mon Fils unique, et sur cette sainte montagne, j'ai sacré celui que vous voyez maintenant à ma droite.»
D'une autre part nous lisons (livre V, page 395): «Penses-tu que toi et toutes les créatures angéliques réunies en une seule égalent son Fils engendré? Par lui, comme par sa Parole, le Père Tout-Puissant a fait toutes choses, même toi et tous les esprits du ciel…» Et, au même livre, page 399: «Alors tu apprendras, en gémissant, à connaître celui qui t'a créé, quand tu connaîtras celui qui peut t'anéantir.»
Par une nécessité dont chacun peut se rendre compte, et qui me paraît invincible, le Fils de Dieu, encore dans le ciel, est déjà le Fils de l'homme. Nous sommes transportés de la région de l'Éternité dans le domaine du temps; et déjà dans notre pensée, l'incarnation a eu lieu. Aussitôt qu'on veut l'accommoder à l'épopée des faits éternels, ces faits prennent un caractère de successivité, et les mots qui les expriment impliquent cette notion. La Bible elle-même, écrite dans le langage des hommes, c'est-à-dire du temps, n'a point échappé à cette nécessité. Le mot de Parole s'y soustrait, mais il éloigne l'idée de personnalité: le nom de Fils la fait reparaître, mais il emporte l'idée de naissance; celui de procession renferme, en la dissimulant la même notion; quoi qu'il en soit, la Bible, s'exposant de front à l'objection, a dit ouvertement: «Tu es mon Fils, je t'ai engendré aujourd'hui.» (Ps. II, 7; Hébr. I, 10.) Milton seulement a multiplié la difficulté, en écrivant un poème tout entier sur une idée pour laquelle il est difficile de trouver une seule phrase correcte. Mais sans examiner s'il n'était pas trop hardi de tailler ce sujet en épopée, et sans rechercher si le poète a fait tout ce qu'il pouvait pour rendre irrécusables tous les attributs de Celui qu'il appelle «la Divinité filiale,» empressons-nous d'affirmer que le poème entier respire l'adoration du Fils.]
[482: Genèse III, 22.]
[483: Messie, I, 293.]
[484: Livre III. (Tome Ier, pages 179-181.)]
[485: Esaïe XL, 18.]
[486: Livre III. (Tome Ier, pages 183-187.)]
[487: Livre X. (Tome II, pages 255-257.)]
[488: Livre IV. (Tome Ier, page 303.)]
[489: Livre IV. (Tome Ier, page 301.)]
[490: Livre Ier. (Tome Ier, page. 27.)]
[491: Livre II. (Tome Ier, pages. 121-123.)]
[492: Épître aux Éphésiens, chap. I, verset 10.]
[493: Livre X. (Tome II, pages 331-333.)]
[494: Art Poétique, Chant III.]
[495: Bien entendu chez les chrétiens de cœur, renouvelés dans la charité. Le christianisme de spéculation, qui n'est pas devenu une vie de l'âme, le christianisme de secte et de parti, le fantôme en un mot du christianisme, n'égaye pas, il rend triste plutôt. Dans le divin système de l'Évangile, l'amour naît de la joie, et l'amour à son tour enfante la joie. Il n'y a de bonheur que dans un cœur qui aime.]
[496:
Et si Renaud, Argant, Tancrède et sa maîtresse
N'eussent de son sujet égayé la tristesse.
C'est-à-dire varié l'uniformité. Tristesse se prenait souvent dans cette acception au dix-septième siècle. Bossuet a dit que la manière d'écrire de Calvin est plus triste que celle de Luther; cela signifie uniforme, nue, austère. Dans ce sens, un sujet religieux d'où l'on exclurait les figures humaines et les scènes de la nature, serait triste assurément.]
[497: Semeur, 15 avril 1837.]
[498: Essai sur la littérature anglaise. Avertissement. (Tome Ier, page 8.)]
[499: La Jérusalem délivrée, traduite en vers français par M. Baour-Lormian. Édition publiée par Didot le jeune, avec une notice par M. J.-A. Buchon. Paris, 1819.—Voir les notes.]
[500: Livre IV. (Tome Ier, page 255.)]
[501: Remarques.—Il nous sera pourtant permis de ne pas préférer à cette phrase: «Ce sont des soupirs et des prières; je vous les présente, moi qui suis votre prêtre,» celle-ci: «ces soupirs et ces prières que, mêlés à l'encens dans cet encensoir d'or, moi, ton prêtre, j'apporte devant.» (Livre XI, tome II, page 339.—Essai, tome II, page 148.)]
[502: Alfieri.—Nous sommes des esclaves, c'est vrai, mais des esclaves frémissants. (P. S.)]
[503: Livre II. (Tome Ier, page 95.)]
[504: Semeur, 18 juillet 1838. (Tome VII, pages 225 et suiv.)]
[505: Tome Ier, page 73.]
[506: «Nous ne craignons pas d'assurer que les esprits politiques nous en feront un mérite, comme homme d'État, dans l'avenir.» (Tome Ier, page 73.)]
[507: Tome II, page 440.]
[508: Tome Ier, page 165.]
[509: Tome Ier, page 271.]
[510: Tome II, page 412.]
[511: Voir le 2e article sur "Le paradis perdu de Milton".]
[512: Tome Ier, page 117.]
[513: Tome II, page 415.]
[514: Tome II, page 439.]
[515: Tome II, page 449.]
[516: Tome II, page 389.]
[517: Boileau. Épître IX. Éloge du vrai.]
[518: Tome II, page 440.]
[519: Tome Ier, page 37.]
[520: Tome Ier, page 38.]
[521: Tome Ier, page 52.]
[522: Tome Ier, page 55.]
[523: Tome Ier, page 63.]
[524: Ce trait pourrait donner lieu à une remarque plus sérieuse. Dédaigner de mentir parce qu'on est français, c'est respecter en soi la famille politique dont on fait partie, et je n'y vois pas de mal, bien au contraire. Mais si l'on ne s'interdit le mensonge que par dédain et parce qu'on est français, je trouve les intérêts de la vérité fort mal garantis. Il serait donc bon de donner à la véracité une base plus morale et plus large. Le vice n'est pas une chose qu'il suffise de dédaigner, et le dédain ne nous viendra pas toujours en aide. Le sentiment que nous devons au mal c'est la haine, et il faut que cette haine soit le contrecoup de l'amour, j'entends de l'amour pour le bien et pour Dieu. Pour tout commentaire à cette pensée, voici une anecdote que j'emprunte aux Lettres de La Beaumelle: «Brousson (ministre huguenot) passa dans le Béarn, et, le 19 septembre 1698, fut rencontré à Oleron par des soldats, qui le relâchèrent sur ce qu'il leur protesta qu'il n'était point celui qu'ils cherchaient. À peine eut-il fait vingt pas, que, touché de repentir, il retourna vers eux, et leur dit: Mes amis, il n'est pas permis de mentir pour sauver sa vie: je suis Claude Brousson, ministre de l'Évangile de vérité. Il fut conduit à Pau… et subit le supplice de la roue.»]
[525: Pensées, II, XVII, 81.]
[526: Ibid.]
[527: Tome II, page 414.]
[528: Tome Ier, pages II, 397, etc.]
[529: Tome II, page 430.]
[530: Tome II, page 451.]
[531: Tome II, page 188.]
[532: Tome II, page 415.]
[533: Bossuet, Oraison funèbre du Prince de Condé.]
[534: Semeur, 22 mai 1844. (Tome XIII, pages 163 et suiv.)]
[535: Livre Ier, page 13.]
[536: Livre Ier, page 46.]
[537: Voir, à la fin de ce volume, l'article sur la deuxième édition de Rancé. (P. S.)]
[538: Livre III, page 167.]
[539: Livre III, page 170.]
[540: Livre III, page 172.]
[541: Livre Ier, page 38.]
[542: Livre III, page 191.]
[543: Livre III, page 264.]
[544: Livre III, page 278.]
[545: Livre III, page 217.]
[546: Livre Ier, page 50.]
[547: Livre III, page 220. Ce morceau se trouve déjà dans l'Essai sur la littérature anglaise, tome II, pages 324-328.]
[548: Livre II, pages 120-129.]
[549: Livre II, page 76.]
[550: Livre II, page 125.]
[551: Livre III, page 213.]
[552: Livre II, page 65.]
[553: Livre II, page 135.]
[554: Livre Ier, page 16.]
[555: M.-J. Chénier. Épître à Voltaire.]
[556: Livre Ier, page 16.]
[557: Avertissement, page VIII.]
[558: Semeur, 29 mai 1844. (Tome XIII, pages 170 et suiv.)]
[559: Livre II, page 62.]
[560: Livre II, page 69.]
[561: Livre III, page 216.]
[562: Livre II, page 68.]
[563: Livre II, page 69.]
[564: Ibid.]
[565: Livre III, pages 216-219.]
[566: Livre II, page 101.]
[567: Livre II, page 90.]
[568: Livre II, page 83.]
[569: Livre III, page 275.]
[570: Livre II, page 86.]
[571: Livre II, page 98.]
[572: Livre II, page 112.]
[573: Livre II, page 116.]
[574: Livre II, page 135.]
[575: Livre II, page 141.]
[576: Livre II, page 114.]
[577: Livre II, page 133.]
[578: Livre II, page 140.]
[579: Livre II, page 111.]
[580: Livre II, page 107.]
[581: Livre III, page 192.]
[582: Livre III, page 229.]
[583: Ovide. Tristes, livre Ier, élégie Ire.—Mon livre, tu iras à Rome sans moi. (P. S.)]
[584: Livre III, page 256.]
[585: Livre III, pages 256-258.]
[586: Livre III, page 252.]
[587: Livre III, page 231.]
[588: Livre III, page 269.]
[589: Livre III, page 270.]
[590: Livre III, page 187.]
[591: Livre III, page 267.]
[592: Livre III, page 270.]
[593: Livre III, pages 239 et 245.]
[594: Semeur, 28 Août 1844. (Tome XIII, page 276.)]
[595: Vie de Rancé, deuxième édition, page 218.]
[596: Vie de Rancé, deuxième édition, page 280.]