The Project Gutenberg eBook of Le fils du Soleil (1879) This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Le fils du Soleil (1879) Author: Gustave Aimard Release date: April 17, 2007 [eBook #21124] Language: French Credits: Produced by Rénald Lévesque *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FILS DU SOLEIL (1879) *** Produced by Rénald Lévesque LE FILS DU SOLEIL PAR GUSTAVE AIMARD [NOTE du transcripteur: Extrait du quotidien Canadien-Français _La Patrie_ où cet ouvrage a été publié en feuilleton dans les éditions du 20 octobre au 1 décembre 1879.] ______ PREMIERE PARTIE ____ I.--LE CONSEIL La Patagonie est aussi inconnue aujourd'hui qu'elle l'était lorsque Juan Diaz de Solls et Vincente Yanez Pinzon y débarquèrent en 1508, seize ans après la découverte du Nouveau-Monde. Les premiers navigateurs, involontairement ou non, ont couvert ce pays d'un voile mystérieux que la science et des relations fréquentes n'ont pas encore entièrement soulevé. Le célèbre Magalës (Magellan) et son historien le chevalier Pigafetta, qui touchèrent ces côtes en 1520, furent les premiers qui inventèrent ces géants patagons si haut que les Européens atteignaient à peine à leur ceinture, ou grands de plus de neuf pieds et ressemblant à des cyclopes. Ces fables, comme toutes les fables, ont été acceptées pour des vérités, et, au siècle dernier, devinrent le thème d'une très-vive polémique, entre les savants. Aussi donna-t-on le nom de Patagons (grands pieds) aux habitants de cette terre qui s'étend du versant occidental des Andes à l'océan Atlantique. La Patagonie est arrosée, dans toute sa longueur, par le Rio-Colorado au N., et le Rio-Négro à l'E.-S.-E. Ces deux fleuves, par les méandres de leurs cours, rompent agréablement l'uniformité du terrain aride, sec, sablonneux, où croissent seulement des buissons épineux, et dispensent la vie à la végétation non interrompue qui court le long de ses rives. Ils s'enroulent autour d'une vallée fertile ombragée de saules et tracent deux profonds sillons au milieu d'une terre presque unie. Le Rio-Négro coule dans une vallée cernée par de hautes falaises coupées à pic, que les eaux viennent battre encore. Là où elles se sont retirées, elles ont laissé des terrains d'alluvion revêtus d'une végétation éternelle, et ont formé des îles nombreuses peuplées de saules et contrastant avec l'aspect triste des falaises nues des coteaux. Les singes, les grisons, la moufette, le renard, le loup rouge parcourent incessamment et dans tous les sens les déserts de la Patagonie, en concurrence avec le cougouar, lion d'Amérique, et les imbaracayas, ces chats sauvages si féroces et si redoutables. Les côtes fourmillent de carnassiers amphibies, tels que les otaries et les phoques à trompe. Le quya, caché dans les marais, jette dans les airs son cri mélancolique; le guaçuti, le cerf des Pampas, court léger sur les sables, pendant que le guanaco, ce chameau américain, s'accroupit rêveur sur le sommet des falaises. Le majestueux condor plane à travers les nues, en compagnie des dégoûtants cathartes, urubus et auras, qui, comme lui, rôdent autour des falaises du littoral pour y disputer des restes de cadavres aux voraces caracaras. Voilà quelles sont les plaines de la Patagonie! Monotone solitude, vide, horrible et désolée! Un soir du mois de novembre, que les indiens _Aucas_ nomment _kèkil-kiyen_, le mois d'émonder, un voyageur monté sur un fort cheval des pampas de Buenos-Ayres, suivait au grand trot un de ces milles sentiers tracés par les Indiens, inextricable dédale qu'on retrouve sur le bord de tous les fleuves d'Amérique. Ce voyageur était un homme de trente ans au plus, vêtu du costume, semi-indien semi-européen, particulier au gauchos. Un _poncho_, de fabrique indienne, tombait de ses épaules sur les flancs de son cheval, et ne laissait voir que les longues _Paienas_ chiliennes qui Lui montaient au-dessus du genou. Un _laço_ et des _bolas_ pendaient de chaque côté de sa selle, et il portait en travers devant lui une carabine rayée. Son visage, à demi-caché par les larges ailes de son chapeau de paille, avait une expression de courage brutal et de méchanceté; ses traits étaient comme modelés par la haine. Son nez long et recourbé, surmonté de deux yeux assez rapprochés, vifs et menaçants, lui donnait une lointaine ressemblance avec un oiseau de proie; sa bouche pincée se plissait d'une façon ironique, et ses pommettes saillantes indiquaient l'astuce. On reconnaissait un Espagnol à son teint olivâtre. L'ensemble de cette physionomie, encadrée par des cheveux noirs en désordre et une barbe touffue, inspirait la crainte et la répulsion. Les épaules larges et les membres fortement attachés dénotaient chez cet homme, qui paraissait d'une haute taille, une vigueur et une souplesse peu communes. Arrivé à un endroit où plusieurs sentiers se croisaient comme un écheveau indébrouillable, l'inconnu s'arrêta afin de se reconnaître, et, après un moment d'hésitation, il appuya sur la droite et prit une _sente_ qui s'éloignait de plus en plus des rives du Rio-Colorado qu'il avait suivies jusque-là. Il entra dans une plaine dont le sol, brûlé par le soleil et parsemé de petits cailloux roulés ou de graviers, n'offrait à la vue que de maigres buissons. Plus l'inconnu s'enfonçait dans ce désert, plus la solitude d'allongeait dans sa morne majesté, et le bruit seul des pas de son cheval troublait le silence de la plaine. Le cavalier, peu sensible à ces beautés sauvages, se contentait de reconnaître avec soin et de compter les _pozos_, car dans ces pays absolument privés d'eau, les voyageurs ont creusés des réservoirs où l'eau s'amasse en temps de pluie. Après avoir passé deux de ces pozos, l'inconnu aperçut au loin des chevaux entravés à l'amble devant un misérable _toldo_. Aussitôt un cri retentit, et en moins d'une minute les chevaux furent détachés; trois hommes sautèrent en selle et se précipitèrent à fond de train pour reconnaître le voyageur qui, indifférent à cette manoeuvre, continua sa route sans faire le moindre geste pour se mettre sur la défensive. --Eh! _compadre_, où allez-vous ainsi? demanda l'un d'eux en barrant le passage à l'inconnu. --Canario! Julian, répondit celui-ci, as-tu donc vidé une outre d'aguardiente ce soir? Tu ne me reconnais pas? --Mais c'est la voix de Sanchez, si je ne me trompe. --A moins qu'on ne m'ait volé ma voix, mon brave ami, c'est moi, le vrai Sanchez. --Caraï! sois le bien venu s'écrièrent les trois hommes. --Le diable m'emporte si je ne te croyais pas tué par un de ces chiens d'Aucas; il y a dix minutes, j'en parlais à Quinto. --Oui, appuya Quinto, car voilà huit jours que tu es disparu. --Huit jours; mais je n'ai pas perdu mon temps. --Tu nous contera tes prouesses. --Pardieu! seulement nous avons faim, mon cheval et moi, après deux jours de jeûne. --Ce sera vite fait, dit Julian: nous voilà arrivés. Les quatre amis, tout en causant, avaient continué leur route; en ce moment ils mirent pied à terre devant le _toldo_, où ils entrèrent, après avoir entravé les chevaux et mis de la nourriture devant celui du nouveau venu. Ce toldo comme on le nomme dans le pays, était une cabane de dix mètres de long et de large, couverte en roseaux, construite avec des pieux fichés en terre et reliés par des courroies. Dans un coin quatre piquets, surmontés de bancs de bois et de cuir, servaient de lit aux habitants de ce lieu, où il était difficile de s'abriter contre le vent et la pluie. Au milieu du toldo, devant un bon feu dont l'épaisse fumée effaçait presque tous les objets, chacun s'assit sur un caillou. Quinto retira un morceau de guanaco qui rôtissait et planta la broche en terre. Les quatre compagnons ôtèrent leur long couteau de leur polena et mangèrent de grand appétit. Ces hommes étaient des _bomberos_. Depuis la fondation du Carmen, dernière forteresse de la colonie espagnole, on avait reconnu, à cause du voisinage des Indiens, la nécessité d'avoir des éclaireurs pour surveiller leurs mouvements et donner l'alerte au moindre danger. Ces éclaireurs forment un espèce de corps d'hommes, les plus braves et les plus habitués aux privations de la pampa. Quoique leurs services soient volontaires et leur profession périlleuse, les bomberos ne manquent pas, car on les paie généreusement. Sentinelles perdues, embusquées aux endroits où les ennemis, c'est-à-dire les Indiens, doivent nécessairement passer, ils s'éloignent quelquefois de vingt et vingt-cinq lieues de l'établissement. Nuit et jour ils vont à travers les plaines, guettant, écoutant, se cachant. Dispersés le jour, ils se réunissent au coucher du soleil, osant rarement allumer du feu qui trahiraient leur présence, jamais ils ne dorment tous ensemble. Leur bivouac est un camp volant, leur chasse les nourrit. Ils sont à cette vie étrange et nomade; aussi y acquièrent-ils une finesse d'ouïe presque égale à celle des Indiens; les yeux exercés reconnaissent-ils la moindre trace sur l'herbe ou le sable légèrement foulés. La solitude a développé en eux une sagacité merveilleuse et un rare talent d'observation. Les quatre bomberos réunis dans le toldo étaient les plus renommés de la Patagonie. Ces pauvres diables soupaient gaiement en se chauffant devant un bon feu, joie rare pour des hommes entourés de dangers et qui ont une surprise à redouter à toute heure. Mais les bomberos semblaient ne s'inquiéter de rien, quoique sachant de les Indiens ne leur font jamais de quartier. Le caractère de ces hommes est singulier: courageux jusqu'à la cruauté, ils ne tiennent ni à la vie des autres ni à la leur; si l'un de leurs compagnons meurt victime d'un Indien ou d'une bête féroce, ils se contentent de dire: il a eu une _mala suerte_ (mauvaise chance.) Véritables sauvages, vivant sans affection et sans foi aucune, ils sont un type particulier dans l'humanité. Ces éclaireurs étaient frères et se nommaient Quinto, Julian, Simon et Sanchez. Leur habitation, deux fois ruinée par les Indiens Aucas, avait enfin été brûlée de fond en comble dans une dernière invasion; leur père et leur mère avaient succombé dans des tortures atroces; deux de leurs soeurs avaient été violées par les chefs et tuées; la plus jeunes nommée Maria, enfant de sept ans à peine, avait été emmenée en esclavage, et depuis ils n'en avaient plus eu de nouvelles, ignorant si elle était vivante ou morte. Les quatre frères dès lors s'étaient faits bomberos en haine des Indiens, et par vengeance, et ils n'avaient qu'une tête et qu'un coeur. Depuis neuf ans, leurs prodiges de courage, d'intelligence, d'astuce seraient trop longs à raconter. Nous les retrouverons, d'ailleurs, mêlés à ce récit. Dès que Sanchez, qui était l'aîné, eut terminé son repas, Quinto éteignit le feu, Simon monta à cheval pour faire sa ronde aux environs; puis les deux frères curieux des nouvelles que Sanchez apportait, s'approchèrent de lui. --Quoi de nouveau, frère? demanda Julian. --Avant toute chose, répondit l'aîné, qu'avez-vous fait, vous autres, depuis huit jours? --Ce ne sera pas long, fit Quinto: rien! --Bah! --Ma foi! oui, rien. Les Aucas et les _Pehuenches_ deviennent d'une timidité ridicule; si cela continue, nous leur enverrons des robes comme à des femmes. --Oh! soyez tranquilles, dit Sanchez, ils n'en sont pas encore là. --Qu'en sais-tu? reprit Quinto. --Après? fit Sanchez sans répondre. --Voilà tour, nous n'avons rien vu, rien entendu de suspect. --Vous en êtes sûrs? --Pardieu! nous prends-tu pour des imbéciles? --Non, mais vous vous trompez. --Hein? --Cherchez bien dans votre mémoire. --Personne n'a passé, te dis-je, reprit Julian avec assurance. --Personne? --A moins que tu ne comptes comme étant quelqu'un la vieille femme Pehuenche qui, ce soir, a traversé la plaine sur un mauvais cheval et nous a demandé le chemin de Carmen. --Cette vieille femme, dit Sanchez en souriant, sait ce chemin-là aussi bien que vous et moi. Canario! votre candeur m'amuse. --Notre candeur! s'écria Quinto en fronçant le sourcil; Nous sommes donc des niais, alors? --Dam! cela m'en a tout l'air. --Explique-toi. --Vous allez comprendre. --Cela nous fera plaisir. --Peut-être. La vieille Indienne Pehuenche, qui, ce soir, a traversé la plaine sur un mauvais cheval et vous a demandé le chemin de Carmen, dit Sanchez en répétant par raillerie les mots de Julian, savez-vous ce que c'est? --Malepeste! une atroce guenon dont la figure effroyable épouvanterait le diable. --Ah! vous croyez? Eh bien! vous n'y êtes pas le moins du monde. --Parle, ne joue pas avec nous comme un cougouar avec une souris. --Mes enfants, cette guenon Pehuenche c'était... --C'était. --_Neham-Outah._ Neham-Outah (l'ouragan) était le principal Ulmen des Aucas. Sanchez aurait pu parler longtemps sans être interrompu par ses frères, tant cette nouvelle les avait atterrés. --Malédiction, s'écria enfin Julian. --Mais comment le sais tu? demanda Quinto. --Vous imaginez-vous que je me sois amusé à dormir pendant huit jours, mes frères? Les Indiens, à qui vous voulez envoyer des robes, se préparent dans le plus grand silence à vous donner un furieux coup de cornes. Il faut se méfier de l'eau qui dore et du calme qui dissimule la tempête. Toutes les nations de la haute et de la basse Patagonie, et même de l'Araucanie, se sont liguées pour tenter une invasion, massacrer tous les blancs et détruire le Carmen. Deux hommes ont tout fait, deux hommes que vous et moi connaissons de longue date. Neham-Outah et Pincheira, le chef des _Araucanes_. Ce soir, grande réunion des députés des nations _Aucas, Pehuenches, Tehuelches, Araucanes, Puelches_, où l'on doit définitivement convenir du jour et de l'heure de l'attaque, distribuer les postes aux différentes tribus et arrêter les dernières mesures pour le succès de l'expédition. --Caraï! exclama Julian; pas un instant à perdre! Que l'un de nous se rende à franc-étrier au Carmen pour instruire le gouvernement du danger qui menace la colonie. --Non, pas encore! Ne soyons pas si pressés et tâchons de connaître les intentions des Indiens. Le _quipus_ a été envoyé partout et les chefs qui se trouveront au rendez-vous sont Neham-Outah, Lucaney, Pincheira, Le Mulato, Chaukata, Gaykilof, Vera, Matipan, Killapan et autres, en tout vingt. Vous voyez, je suis bien informé. --Où se réuniront-ils? --A l'arbre de Gualichu. --Diable! ce n'est point chose aisée de les surprendre en pareil lieu. --Morbleu! c'est impossible, dit Quinto. --Où manque la force, mettons la ruse. Voici Simon qui revient. Eh bien! rien de nouveau? --Tout est tranquille, dit-il en mettant pied à terre. --Tant mieux! nous pouvons agir alors, reprit Sanchez. Écoutez-moi, mes frères. Vous avez confiance en moi, n'est-ce pas? --Oh! s'écrièrent les trois hommes. --Dans ce cas, vous me suivrez? --Partout. --Vite! à cheval, car moi aussi je veux assister à l'assemblée indienne. --Et tu nous conduis?... --A l'arbre de Gualichu. Les quatre hardis compagnons se mirent en selle et partirent au galop. Sanchez avait sur ses frères une supériorité que ceux-ci reconnaissaient; de sa part, rien ne les étonnait, tant ils étaient accoutumés à lui voir accomplir ces merveilles. --Comptes-tu t'introduire seul au milieu des chefs? demanda Julian. --Oui, Julian; au lieu de vingt, ils seront vingt-et-un, voilà tout, ajouta Sanchez avec un sourire railleur. Les bomberos piquèrent des deux et disparurent dans les ténèbres. II.--LE PRESIDIO Longtemps après la découverte du Nouveau-Monde, les Espagnols fondèrent en Patagonie, en 1710, un _Presidio_ situé sur la rive gauche du Rio-Négro, à sept lieues de son embouchure, et nommé _Nuestra senora del Carmen_ ou bien encore _Patagones_. L'Ulmen Negro, principal chef des Puelches campés dans le voisinage du Rio-Négro, accueillit favorablement les Espagnols, et, moyennant une distribution faite aux Indiens d'une grande quantité de vêtements et de toutes sortes d'objets à leur usage, il leur vendit le cours de cette rivière depuis son embouchure jusqu'à San Xavier. De plus, par la volonté de l'Ulmen Negro, les indigènes aidèrent les Espagnols à élever la citadelle qui devait leur servir d'abri, et prêtèrent ainsi leurs bras à leur propre servitude. A l'époque de la fondation du Carmen, le poste consistait seulement en un fort, bâti sur la rive nord, au sommet d'une falaise escarpée qui domine la rivière, les plaines du sud et la campagne environnante. Sa forme est carrée: il est construit de murs épais en pierre et flanquée de trois bastions, deux sur la rivière à l'est et à l'ouest et le troisième sur la plaine. L'intérieur renferme la chapelle, le presbytère et le magasin aux poudres; sur les autres côtés se prolongent des logements spacieux pour le commandant, le trésorier, les officiers, la garnison et un petit hôpital. Toutes ces constructions hautes d'un rez-de-chaussée seulement, sont couvertes de tuiles. Le gouvernement possède, en outre, au dehors, de vastes greniers, une boulangerie, un moulin, deux ateliers de serrurerie et de menuiserie et deux _estancias_ ou fermes approvisionnées de chevaux et de têtes de bétail. Aujourd'hui le fort est presque ruiné; les murailles, faute de réparations, croulent de toutes parts; seuls les bâtiments d'habitation sont en bon état. Le Carmen se divise en trois groupes deux au nord et un au sud de la rivière. Des deux premiers, l'un, l'ancien Carmen, ou le Presidio proprement dit, est placé entre le fort et le Rio-Négro sur le penchant de la falaise et se compose d'une quarantaine de maisons, différentes d'ordres et de hauteur et formant une ligne irrégulière qui suit le cours des eaux. Autour d'elles s'éparpillent de misérables cabanes. Là est le centre du commerce avec les Indiens. L'autre groupe de la même rive, appelé _Poblacion-del-Sur_, est à quelques centaines de pas du fort vers l'est; il en est séparé par des dunes mouvantes qui masquent entièrement la volée des canons. La Poblacion forme une vaste place carrée, autour de laquelle s'étend une centaine d'habitations, neuves pour la plupart, d'un seul étage, qui sont couvertes en tuiles et qui servent de demeure à des agriculteurs, à des fermiers et des _pulperos_ (marchands d'épiceries et de liqueurs). Entre les deux groupes, il y a plusieurs maisons éparses et semées ça et là le long de la rivière. Le village de la rive sud, qu'on nomme Poblacion-del-Sur, est composé d'une vingtaine de maisons alignées sur un terrain bas et sujet aux inondations. Celles-ci, plus pauvres que celles du nord, sont le refuge des _gauchos_ et des estancieros. Quelques pulperos, attirés par le voisinage des Indiens, y ont aussi établi leur commerce. L'aspect général en est triste: à peine quelques arbres croissent-ils de loin en loin et seulement sur le bord du fleuve, témoignant de l'existence que leur donne à regret un sol ingrat. Les rues sont pleines d'un sable pulvérulent qui obéit au vol du vent. Cette description d'un pays complètement inconnu jusqu'à présent était indispensable pour l'intelligence des faits qui vont suivre. Le jour où commence cette histoire, vers deux heures de l'après midi, cinq ou six gauchos, attablés dans la boutique d'un pulpero, discutaient vivement en avalant à longs traits de la _chicha_ dans des _couïs_ (moitié de calebasse qui servent de tasses) qui circulaient à la ronde. La scène se passait à la Poblacion-del-Sur. --Canario! s'écria un grand gaillard maigre et efflanqué qui avait la mine et la tournure d'un effronté coquin; ne sommes-nous pas des hommes libres? Si notre gouverneur le senor don Luciano Quiros s'obstine à nous rançonner de la sorte, Pincheira n'est pas si loin qu'on ne puisse s'entendre avec lui. Quoique chef Indien aujourd'hui, il est de race blanche sans mélange, et caballero jusqu'au bout des ongles. --_Calla la voca_ (tais-toi), Chillito, reprit un autre, tu ferais mieux d'avaler ta chicha que de lâcher de pareilles sottises. --Je veux parler, moi, fit Chillito, qui s'humectait le gosier plus que les autres. --Ne sais-tu pas que, autour de nous, dans l'ombre qui nous épient et que des oreilles s'ouvrent pour recueillir nos paroles et en profiter? --Allons donc! dit le premier en haussant les épaules; tu as peur, toi, Mato. Je me soucie des espions comme d'une vieille bride. --Chillito! --Quoi! n'ai-je pas raison? Pourquoi don Luciano nous veut-il tant de mal? --Vous vous trompez, interrompit un troisième en riant: le gouverneur, au contraire, veut votre bien, et la preuve, c'est qu'il vous le prend Le plus possible. --Ce diable de Pavito a de l'esprit comme un coquin qu'il est, s'écria Chillito en riant aux éclats. Bah! après nous la fin du monde! --En attendant, buvons, dit le Pavito. --Oui reprit Chillito, buvons; noyons les soucis. D'ailleurs, don Juan Perez n'est-il pas là pour nous aider au besoin? --Encore un nom qui doit rester dans ta gorge, ici surtout! exclama Mato en frappant le comptoir d'un poing irrité. Ne peux-tu retenir ta langue, chien maudit? Chillito fronça le sourcil, et, regardant son compagnon de travers: --Prétendrais-tu me faire la leçon, par hasard? Canario! tu commences à me remuer le sang. --Une leçon! pourquoi pas, si tu le mérites? répondit l'autre sans s'émouvoir. Caraï! depuis deux heures, tu bois comme une éponge, tu es plein comme une outre et tu extravagues comme une vieille folle. Tais-toi, entends-te, ou va dormir. --_Sangre de Cristo!_ hurla Chillito, en plantant vigoureusement son couteau dans le comptoir. Tu m'en rendras raison. --Par ma foi! une saignée te fera du bien, le bras me démange de te donner une _navajeda_ sur ta vilaine frimousse. --Vilaine frimousse! as-tu dit? Et Chillito se précipita sur Mato qui l'attendait de pied ferme. Les autres gauchos se jetèrent entr'eux pour les empêcher de se joindre. --La paix! la paix! caballeros, au nom de Dieu ou du diable! fit le pulpero. Pas de dispute chez moi: si vous avez envie de vous chamailler, la rue est libre. --Le pulpero a raison, dit Chillito, Allons! viens, si tu es un homme. --Volontiers. Les deux gauchos, suivis de leurs camarades, s'élancèrent dans la rue. Quant au pulpero, debout sur le seuil de sa porte, les mains dans ses poches, il sifflotait un air de danse en attendant la bataille. Chillito et Mato, qui déjà avaient ôté leurs chapeaux et s'étaient salués avec affectation, après avoir enroulé autour de leur brans gauche leur _poncho_ en guise de bouclier, tirèrent de leur polena leurs longs couteaux, et, sans échanger une parole, ils se mirent en garde avec un sang-froid remarquable. Dans ce genre de combat, l'honneur consiste à toucher son adversaire au visage; un coup porté au-dessous de la ceinture passe pour une trahison indigne d'un vrai caballero. Les deux adversaires, solidement plantés sur leurs jambes écartées, le corps affaissé, la tête en arrière, se regardaient fixement pour deviner les mouvements, parer les coups et se balafrer. Les autres gauchos, la cigarette de maïs à la bouche, suivaient le combat d'un oeil impassible et applaudissaient le plus adroit. La lutte se soutenait de part et d'autre avec un succès égal depuis quelques minutes, lorsque Chillito, dont la vue était sans soute obstruée par de copieuses libations, arriva une seconde en retard à la parade et sentit la pointe du couteau de Mato lui découdre la peau du visage dans toute sa longueur. --Bravo! bravo! s'écrièrent à la fois tous les gauchos; bien touché! Les combattants reculèrent d'un pas, saluèrent l'assistance, rengainèrent leurs couteaux, s'inclinèrent l'un devant l'autre avec une sorte de courtoisie, et, après s'être serré la main, ils rentrèrent bras dessus bras dessous dans la pulperia. Les gauchos forment une espèce d'hommes à part, dont les moeurs sont complètement inconnues en Europe. Ceux du Carmen, en grande partie exilés pour crimes, ont conservé leurs habitudes sanguinaires et leur mépris de la vie. Joueurs infatigables, ils ont sans cesse les cartes en main; le jeu est une source féconde de querelles où le couteau joue le plus grand rôle. Insoucieux de l'avenir et des peines présentes, durs aux souffrances physiques, ils dédaignent la mort autant que la vie, et en reculent devant aucun danger. Eh bien! ces hommes, qui abandonnent souvent leurs familles pour aller vivre plus libres au milieu des hordes sauvages, qui de gaieté de coeur et sans émotion versent le sang de leurs semblables, qui son implacables dans leurs haines, ces hommes sont capables d'ardente amitié, de dévouement et d'abnégation extraordinaires. Leur caractère offre un mélange bizarre de bien et de mal, de vices sans frein et de véritables qualités. Il sont tour à tour et à la fois paresseux jours, querelleurs, ivrognes, cruels, fiers, témérairement braves et dévoués à un ami ou à un patron de leur choix. Dès leur enfance, le sang coule sous leurs mains, dans les estancias, l'époque de la _mantaza del ganado_ (abattage des bestiaux), et ils s'habituent ainsi à la couleur de la pourpre humaine. Du reste, leurs plaisanteries sont grossières, comme leurs moeurs: la plus délicate et la plus fréquente est de se menacer du couteau sous le prétexte le plus frivole. Pendant que les gauchos, rentrés après la querelle chez le pulpero, arrosaient la réconciliation et noyaient dans des flots de chicha le souvenir de ce petit incident, un homme enveloppé dans un épais manteau et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux, entra dans la pulperia sans souffler mot, s'approcha du comptoir, jeta autour de lui un regard en apparence indifférent, alluma une cigarette au brasero, et avec une piastre qu'il tenait à la main, il frappa trois coups secs sur le comptoir. A ce bruit inattendu, qui ressemblait à un signal, les gauchos, qui causaient vivement entre eux, se turent comme saisis par une commotion électrique. Chillito et Mato tressaillirent essayant du regard de soulever les plis du manteau qui cachait l'étranger, tandis que Pavito détournait un peu la tête pour dissimuler un sourire narquois. L'inconnu jeta sa cigarette à demi consumée, et se retira du bouge en silence comme il était venu. Un instant après, Chillito, qui s'essuyait la joue, et Mato, feignant tous deux de se rappeler une affaire importante, quittèrent la pulperia. Le Pavito se glissa le long du mur jusqu'à la porte et courut sur leurs talons. --Hum! grommela le pulpero, voilà trois gredins qui me font l'effet de manigancer quelque chienne de besogne, où toutes les têtes ne resteront pas sur toutes leurs épaules. Ma foi, ça les regarde. Les autres gauchos, complètement absorbés par leur partie de _monte_, et penchés vers les cartes, n'avaient pour ainsi dire pas pris garde au départ de leurs camarades. L'inconnu, à une certaine distance de la pulperia, se retourna. Les deux gauchos marchaient presque derrière lui et causaient négligemment comme deux oisifs qui se promènent. Où était le Pavito? il avait disparu. Après avoir fait un signe imperceptible aux deux hommes, l'étranger se mit en marche et suivit un chemin qui, par une courbe insensible, s'éloignait du cours de la rivière et s'enfonçait peu à peu dans les terres. Ce chemin, à la sortie de la Poblacion, tournait par un coude assez raide et se rétrécissait tout à coup en un sentier qui, comme tous les autres semblait se perdre dans la plaine. A l'angle du sentier passa, près des trois hommes, un cavalier, qui, au grand trot, se dirigeait vers le village; mais préoccupés sans doute par de sérieuses pensées, ni l'étranger, ni les gauchos ne le remarquèrent. Quant au cavalier, il lança sur eux un coup d'oeil rapide et perçant, et ralentit l'allure de son cheval, qu'il arrêta à quelques pas de là. --Dieu me pardonne! se dit-il à lui-même, c'est don Juan Perez, ou c'est le diable en chair et en os! Que peut-il avoir à faire par là en compagnie de ces deux bandits qui m'ont l'air de suppôts de Satan? Que je perde mon nom de José Diaz, si je n'en ai pas le coeur net et si je ne me mets à leurs trousses! Et il sauta vivement à terre. Le senor José Diaz était un homme de trente-cinq ans au plus, d'une taille au-dessous de la moyenne et un peu replet; mais, en revanche, la carrure des ses larges épaules, et ses membres trapus indiquaient sa force musculaire. Un petit oeil gris, vif et pétillant d'intelligence et d'audace éclairait sa physionomie ouverte et franche. Son costume, sauf un peu plus d'élégance, était celui des gauchos. Dès qu'il eut mis pied à terre, il regarda autour de lui, mais personne à qui confier sa monture, car, au Carmen, et surtout dans la Poblacion-del-Sur, c'est presque un miracle de rencontrer en même temps deux passants dans la rue. Il frappa du pied avec colère, passa la bride dans son bras, conduisit son cheval à la pulperia, d'où les gauchos venaient de sortir, et le confia à l'hôte. Ce devoir accompli, car le meilleur ami d'un Hispano-Américain est son cheval, Diaz revint sur ses pas avec les précautions les plus minutieuses, comme un homme qui veut surprendre et n'être point aperçu. Les gauchos avaient de l'avance sur lui et disparaissaient derrière Une dune mouvante, au moment où il tournait le coude de chemin. Néanmoins, il ne tarda pas à les revoir gravissant un sentier raide qui aboutissait à un bouquet de bois touffu. Quelques arbres avaient poussé dans ces sables arides, par hasard ou par caprice de la nature. Sûr désormais de les retrouver, Diaz marcha plus lentement, et, pour se donner une contenance en cas de surprise, ou écarter de lui tout soupçon, il alluma une cigarette. Les gauchos, par bonheur, ne se retournèrent pas une seule fois et pénétrèrent dans le bois à la suite de l'homme que Diaz avait reconnu pour être don Juan Perez. Lorsque, à son tour, Diaz arriva devant la lisière du bois, au lieu d'y entrer immédiatement, il fit un léger circuit sur la droite, puis, se courbant vers le sol, il commença à ramper des pieds et des mains avec la plus grande précaution, afin de n'éveiller par aucun bruit l'attention des gauchos. Au bout de quelques minutes, des voix arrivèrent jusqu'à lui. Il leva alors doucement la tête, et dans une clairière, à dix pas de lui environ, il vit les trois homme arrêtés et causant vivement entre eux. Il se releva de terre, s'effaça derrière un érable et prêta l'oreille. Don Juan Perez avait laissé retomber son manteau, l'épaule appuyée contre un arbre, les jambes croisées, et il écoutait avec une impatience visible ce que lui disait en ce moment Chillito. Don Juan Perez était un homme de vingt-huit ans, beau, d'une taille élevée et bien prise, pleine d'élégance et de noblesse dans tous ses mouvements, avec cette attitude hautaine que donne l'habitude de commander. Des yeux noirs grands et vifs illuminaient l'ovale de son visage, deux yeux comme chargés d'éclairs et dont il était presque impossible de supporter le regard et la fascination étranges. Les narines mobiles de son nez droit semblaient s'ouvrir aux passions vives; une froide raillerie s'était incrustée dans les coins de sa bouche, belle de dents blanches et surmontée d'une moustache noire. Le front était large, la peau bistrée par les ardeurs du soleil, la chevelure longue et soyeuse. Cependant malgré toutes ces prodigalités de la nature, son expression altière et dédaigneuse finissait par inspirer une sorte de répulsion. Les mains de don Juan étaient parfaitement gantées et petites; son pied, un pied de race, se cambrait dans des bottes vernies. Pour le costume, qui était d'une grande richesse, il était absolument pareil par la forme à celui des gauchos. Un diamant d'un prix immense serrait le col de sa chemise, et le fin tissu de son poncho valait plus de cinq cents piastres. Deux ans avant l'époque de ce récit, don Juan Perez était arrivé au Carmen inconnu de tout le monde, et chacun s'était demandé: d'où vient-il? de qui tient-il sa fortune princière? où sont ses propriétés? Don Juan avait acheté, dans la colonie, une estancia, située à deux ou trois lieues de Carmen, et, sous prétexte de défense contre les Indiens, il l'avait fortifiée, entourée de fossés et de palissades et munie de six pièces de canon. Il avait ainsi muré sa vie et déjoué la curiosité. Quoique son estancia ne s'ouvrit jamais devant aucun hôte, il était accueilli par les premières familles du Carmen, qu'il visitait assidûment, pour soudain, au grand étonnement de tous, il disparaissait pendant des mois entiers. Les dames avaient perdu leurs sourires et leurs oeillades, les hommes leurs questions adroites pour faire parler don Juan. Don Luciano Quiros, à qui son poste de gouverneur donnait droit à la curiosité, ne laissa pas d'avoir quelques inquiétudes au sujet du bel étranger, mais, de guerre lasse, il en appela au temps qui déchire tôt ou tard les voiles les plus épais. Voilà quel était l'homme qui écoutait Chillito dans la clairière, et tout ce que l'on savait sur son compte. --Assez! fit-il avec colère en interrompant le gauche; tu es un chien et un fils de chien. --Senor! dit Chillito qui redressa la tête. --J'ai envie de te briser comme un misérable que tu es. --Des menaces! à moi! s'écria la gaucho pâle de rage et dégainant son couteau. Don Juan lui saisit le poignet de sa main gantée, et le lui tordit si rudement qu'il laissa échapper son arme avec un cri de douleur. --A genoux! et demande pardon, reprit le gentilhomme; et il jeta Chillito sur le sol. --Non, tuez-moi plutôt. --Va, gueux, retire-toi, tu n'es qu'une bête brute. Le gaucho se releva en chancelant; Le sang injectais ses yeux, ses lèvres étaient blêmes, tout son corps tremblait. Il ramassa son couteau et s'approcha de don Juan, qui l'attendait les bras croisés. --Eh bien! oui, dit-il, je suis une bête brute, mais je vous aime, après tout. Pardonnez-moi ou tuez-moi, ne me chassez pas. --Va-t'en. --C'est votre dernier mot? --Oui. --Au diable, alors! Et le gaucho, d'un mouvement prompt comme la pensée, leva son arme pour se frapper. --Je te pardonne, reprit don Juan qui avait arrêté le bras de Chillito; mais, si tu veux me servir, sois muet comme un cadavre. Le gaucho tomba à ses pieds et couvrit ses mains de baisers, semblable au chien qui lèche son maître dont il a été battu. Mato était resté témoin immobile de cette scène. --Quel pouvoir a donc cet homme étrange pour être aimé ainsi! murmura José Diaz toujours caché derrière un arbre. III.--DON JUAN PEREZ Après un court silence, don Juan reprit la parole. --Je sais que tu m'es dévoué, et j'ai en toi une entière confiance, mais tu es un ivrogne, Chillito, et la boisson conseille mal. --Je ne boirai plus, répondit le gaucho. Don Juan sourit. --Bois, mais sans tuer ta raison. Dans l'ivresse, comme tu l'as fait tantôt, on lâche des mots sans remède plus meurtriers que le poignard. Ce n'est pas le maître qui parle ici, c'est l'ami. Puis-je compter sur vous deux? --Oui, dirent les gauchos. --Je pars; vous ne quittez pas la colonie et soyez prêts à tout. Surveillez particulièrement la maison de don Luis Munoz au dehors et au dedans. S'il arrive quelque chose d'extraordinaire à lui ou sa fille dona Linda, vous allumerez immédiatement deux feux, l'un sur la falaise des Urubus, l'autre sur celle de San-Xavier, et au bout de quelques heures vous aurez de mes nouvelles. Chacun de mes ordres si incompréhensible qu'il soit, me promettez-vous de l'exécuter avec promptitude et dévouement. --Nous le jurons! --C'est bien. Un dernier mot! Liez-vous avec le plus de gauchos que vous pourrez: tâchez, sans éveiller le soupçon qui ne dort jamais que d'un oeil, de réunir une troupe d'homme déterminés. A propos, méfiez-vous de Pavito: c'est un traître. --Faut-il le tuer? demanda Mato. --Peut-être serait-ce prudent, mais il faudrait s'en débarrasser adroitement. Les deux gauchos se lancèrent un regard à la dérobée; don Juan feignit de ne pas les voir. --Avez-vous besoin d'argent? --Non, maître. --N'importe! prenez cela. Il jeta dans la main de Mato une longue bourse en filet; un grand nombre d'onces d'or étincelaient à travers les mailles. --Chillito, mon cheval. Le gaucho entra dans le bois et reparut presque aussitôt, tenant en bride un magnifique coureur sur lequel don Juan s'élança. --Adieu, leur dit-il, prudence et fidélité! Une indiscrétion vous coûterait la vie. Et, ayant fait un salut amical aux deux gauchos, il donna de l'éperon dans les flancs du cheval et s'éloigna dans la direction du Carmen. Mato et Chillito reprirent le chemin de la Poblacion-del-Sur. Dès qu'ils furent à une certaine distance, dans un coin de clairière s'agitèrent les broussailles, d'où s'avança par degrés une tête pâlie par la peur. Cette tête appartenait au Pavito, qui, un pistolet d'une main et son couteau de l'autre, se dressa sur ses pieds en regardant autour de lui d'un air effaré et en murmurant à mi-voix: --Canario! me tuer adroitement! nous verrons, nous verrons. Santa Virgen del Pilar! quels démons! Eh! eh! on a raison d'écouter. --C'est le seul moyen d'entendre, dit quelqu'un d'un ton railleur. --Qui va là? s'écria le Pavito, qui fit un bond de côté. --Un ami, reprit José Diaz qui sortit de derrière l'érable et joignit le gaucho, auquel il serra la main. --Ah! ah! capataz (majordome) soyez le bienvenu. Vous écoutiez donc aussi? --Tudieu! si j'écoutais? J'ai profité de l'occasion pour m'édifier sur don Juan. --Eh bien? --Ce caballero me parait un assez ténébreux scélérat: mais, Dieu aidant, nous ruinerons ses trames pleines d'ombre. --Ainsi soit-il! --Et d'abord, que comptez-vous faire? --Ma foi! je l'ignore. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Me tuer adroitement! Mato et Chillito sont bien les plus hideux sacripants de la pampa. --Caramba! je les connais de longue date; à cette heure ils m'inquiètent médiocrement. --Mais moi? --Bah! vous n'êtes pas encore mort. --Je n'en vaux guère mieux. --Auriez vous peur, vous le plus hardi chasseur de panthère que je sache? --Une panthère n'est, après tout, qu'une panthère, on en a raison avec une balle; mais les deux gaillards que don Juan a lâchés après moi sont des démons. --C'est vrai; donc allons au plus pressé. Don Luis Munoz dont je suis le capataz, est mon frère de lait, c'est vous dire que je lui suis dévoué à la vie à la mort. Don Juan ourdit contre la famille de mon maître quelque infernal complot que je veux faire échouer. Etes-vous décidé à me prêter main-forte? Deux hommes peuvent beaucoup qui, à eux deux, n'ont qu'une seule volonté. --Franchise pour franchise, don José, reprit le Pavito après un instant de réflexion. Ce matin, j'aurais refusé; ce soir, j'accepte, car je ne risque plus de trahir les gauchos mes camarades. La position est changée. Me tuer adroitement! Vrai Dieu, je me vengerai! Je suis à vous, capataz, comme mon couteau est à sa poignée, à vous corps et âme, foi de gaucho! --A merveille! fit don José; nous saurons nous entendre. Montez à cheval et allez m'attendre à l'Estancia: j'y retournerai après le coucher du soleil, et là, nous dresserons le plan de contre-mine. --D'accord. De quel côté vous dirigez-vous? --Je me rends chez don Luis Munoz. --A ce soir, alors! --A ce soir! Ils se séparèrent. Le Pavito, dont le cheval était caché à peu de distance, galopa vers l'estancia de San-Julian, dont José était le capataz, tandis que celui-ci descendait à grands pas le chemin de la Poblacion. Don Luis Munoz était un des plus riches propriétaires du Carmen, où sa famille s'était établie depuis la fondation de la colonie. C'était un homme d'environ quarante-cinq ans. Originaire de la vieille Castille, il avait gardé le beau type de cette race, type qui sur son visage se reconnaissait aux grandes lignes vigoureusement accusées, avec un certain air de majesté fière auquel ses yeux un peu tristes ajoutaient une expression de bonté et de douceur. Resté veuf, après deux courtes années de mariage, don Luis avait enfermé dans son coeur le souvenir de sa femme comme une relique sacrée, et il croyait que c'était l'aimer encore que de se vouer tout entier à l'éducation de leur fille Linda. Don Luis habitait, dans la Poblacion du vieux Carmen, à peu de distance du fort, une des plus belles et des plus vastes maisons de la colonie. Quelques heures après les événements que nous avons rapportés, deux personnes étaient assises auprès d'un brasero dans un salon de cette habitation. Dans ce salon, élégamment meublé à la française, un étranger, en soulevant la portière, aurait pu se croire transporté au faubourg Saint-Germain: même luxe dans les tapisseries, même goût dans le choix et l'arrangement des meubles. Rien n'y manquait, pas même un piano d'Erard chargé de partitions d'opéras chantés à Paris; et, comme pour mieux prouver que la gloire va loin et que le génie a des ailes, les romanciers et les poètes à la mode encombraient un guéridon de Boule. Là tout rappelait la France et Paris; seul, le brasero d'argent, où achevaient de se consumer des noyaux d'olives, indiquait L'Espagne. Des lustres garnis de bougies roses éclairaient cette magnifique retraite. Don Luis Munoz et sa fille Linda étaient assis auprès du brasero. Dona Linda, âgée de quinze ans à peine, était admirablement belle. L'arc de jais de ses sourcils, tracés comme avec un pinceau, relevait la grâce de son front un peu bas et d'une blancheur mate; ses grand yeux bleus et pensifs, frangés de longs cils bruns, contrastaient harmonieusement avec ses cheveux d'un noir d'ébène qui se bouclaient autour d'un col délicat, et où des jasmins odorants se mouraient de volupté. Petite comme toutes les Espagnoles de race, sa taille cambrée était d'une finesse extrême; jamais pieds plus mignons n'avaient foulé, en dansant, les pelouses buenos-ayriennes, jamais main plus délicate n'était tombée dans la main d'un amoureux. Sa démarche, nonchalante comme celle de toutes les créoles, avait je ne sais quels mouvements ondulés pleins de désinvolture et de _salero_, comme on dit en Espagne. Son costume, d'une charmante simplicité, se composait d'un peignoir de cachemire blanc brodé de larges fleurs en soie de couleurs vives, serré aux hanches par une torsade. Un voile de maline était négligemment ajusté sur ses épaules. Ses pieds, emprisonnés dans des bas de soie à côtés, étaient chaussés de pantoufles naines roses et bordées de duvet de cygne. Dona Linda fumait un mince cigarillo de maïs, tout en causant avec son père. --Oui, père, disait-elle, aujourd'hui est arrivé au Carmen un navire de Buenos-Ayres, chargé des plus jolis oiseaux du monde. --Eh bien! _chica_ (petite)? --Il me semble que mon cher petit père, fit-elle avec une admirable moue, n'est guère galant, ce soir. --Qu'en savez-vous, mademoiselle? répondit don Luis en souriant. --Comment! vrai! s'écria-t-elle en bondissant de joie sur un fauteuil et en frappant ses mains l'une contre l'autre, vous auriez pensé?... --A vous acheter des oiseaux? Vous verrez demain votre volière peuplée de perruches, d'aras, de bengalis, de colibris, enfin plus de quatre cents, vilaine ingrate! --Oh! que vous êtes bon, mon père, et que je vous aime! reprit la jeune fille en jetant ses bras autour du cou de don Luis et en l'embrassant à plusieurs reprises. --Assez! assez! follette! Vas-tu m'étouffer avec tes caresses? --Que faire pour reconnaître vos prévenances? --Pauvre chère, je n'ai que toi à aimer désormais. --Dites donc à adorer, mon excellent père, car c'est de l'adoration que vous avez pour moi. Aussi je vous aime de toutes les forces aimantes que Dieu a mises dans mon âme. --Et pourtant, dit Luis d'un ton doux de reproche, tu ne crains pas, méchante, de me causer des inquiétudes. --Moi? demanda Linda avec un tressaillement intérieur. --Oui, vous, vous, fit-il en la menaçant tendrement du doigt. Tu me caches quelque chose. --Mon père! --Allez, ma fille, les yeux d'un père savent lire jusqu'au fond d'un coeur de quinze ans, et, depuis quelques jours, si je ne me trompe, je ne suis plus seul dans ta pensée. --C'est vrai, répondit la jeune fille avec une certaine résolution. --Et à qui rêves-tu ainsi, petite fille? dit don Luis en cachant son inquiétude sous un sourire. --A don Juan Perez. --Ah? cria le père d'une voix étranglée, et tu l'aimes? --Moi? Non, répondit-elle. Ecoutez, mon père, je ne veux rien vous cacher. Non, continua-t-elle en posant la main sur son coeur, je n'aime pas don Juan Perez; cependant, il occupe ma pensée; pourquoi? je ne saurais le dire; mais son regard me trouble et me fascine; sa voix me cause un sentiment de douleur indéfinissable. Cet homme est beau, ses manières sont élégantes et nobles, il a tout d'un gentilhomme de haute caste, et pourtant quelque chose en lui, je ne sais quoi de fatal, me glace et m'inspire une répulsion invincible. --Tête romanesque! --Riez, moquez-vous de moi; mais, dit-elle avec un tremblement de voix, vous avouerai-je tout, mon père? --Parle avec confiance. --Eh bien! j'ai un pressentiment que cet homme me sera funeste. --Enfant, reprit don Luis en lui baisant au front, que peut-il te faire? --Je l'ignore, mais j'ai peur. --Veux-tu que je ne le reçoive plus. --Gardez-vous-en bien; ce serait hâter le malheur qui me menace. --Allons, tu perds la tête et te plais à te créer des chimères. Au même moment un domestique annonça don Juan Perez que entra dans le salon. Le jeune homme était vêtu à la dernière mode de Paris; l'éclat des bougies rayonna sur son beau visage. Le père et la fille tressaillirent. Don Juan s'approcha de dona Linda, la salua avec grâce et lui offrit un superbe bouquet de fleurs exotiques. Elle remercia d'un sourire, prit le bouquet, et, presque sans le regarder, le posa sur un guéridon. On annonça successivement le gouverneur, don Luciano Quiros, accompagné de tout son état-major, et deux ou trois famille, en tout une quinzaine de personnes. Peu à peu la réunion s'anima, on causa. --Eh bien! colonel, demanda don Luis au gouverneur, quelles nouvelles de Buenos-Ayres? --Notre grand Rosas, répondit le colonel qui étouffait dans son uniforme, a encore battu à plates coutures les _sauvages unitaires_ d'Oribe. --Dieu soit loué! peut-être cet avantage nous procurera-t-il un peu de tranquillité dont le commerce a besoin. --Oui, reprit un colon, les communications deviennent si difficiles que ar terre on ne peut plus rien expédier. --Est-ce que les Indiens se remueraient? demanda un négociant inquiet de ces paroles. --Oh! interrompit le gros commandant, il n'y a pas de danger: la dernière leçon qu'ils ont reçue a été rude, ils s'en souviendront longtemps, et de longtemps ils n'oseront envahir nos frontières. Un sourire presque invisible passa sur les lèvres de don Juan. --En cas d'invasion, les croyez-vous capables de troubler sérieusement la colonie? --Hum! reprit don Luciano, en somme, ce sont de pauvres hères. Le jeune homme sourit de nouveau d'une façon amère et sinistre. --Monsieur le gouverneur, dit-il, je suis de votre avis; je crois que les Indiens feront bien de rester chez eux. --Pardieu! exclama le commandant. --Mon dieu, mademoiselle, dit don Juan en se tournant vers dona Linda, serait-ce trop exiger de votre grâce que de vous prier de chanter le délicieux morceau du _Domino noir_ que vous avez si bien chanté l'autre jour? La jeune fille, sans se faire prier, se mit au piano, et d'une voix pure chanta la romance du troisième acte. --J'ai entendu à Paris cette romance par madame Damoreau, ce rossignol envolé, et je ne saurais dire qui de vous ou d'elle y apporte plus de goût et de naïveté. --Don Juan, répondit dona Linda, vous avez trop longtemps vécu en France. --Pourquoi donc, mademoiselle? --Vous en êtes devenu un détestable flatteur. --Bravo! gloussa le gouverneur avec un gros rire. Vous le voyez, don Juan, nos créoles valent les Parisiennes pour la vivacité de la repartie. --Incontestablement, colonel, reprit le jeune homme; mais laissez-moi faire, ajouta-t-il avec un accent indéfinissable, je prendrai bientôt ma revanche. Et il enveloppa dona Linda dans un regard dont elle frissonna. --Don Juan, demain, je l'espère, demanda le gouverneur, vous assisterez au _Te Deum_ chanté en l'honneur de notre glorieux Rosas? --Impossible, colonel; ce soir même, je pars pour un voyage forcé. --Allons bon! encore une de vos excursions mystérieuses? --Oui, mais celle-là ne sera pas longue et bientôt je serai de retour. --Tant mieux! --_Quien sabe?_ (Qui sait?) murmura le jeune homme d'une voix sinistre. Dona Linda, qui avait entendu ces dernier mots, ne fut pas maîtresse de son effroi. Les visiteurs prirent congé les uns à la suite des autres. Don Juan Perez était enfin seul avec ses hôtes. --Senorita, dit-il en faisant ses adieux, je pars pour un voyage où je courrai sans nul doute de grands dangers. Puis-je espérer que vous daignerez, dans vos prières, vous souvenir du voyageur? Linda le regarda un instant en face, et, avec une rudesse qui ne lui était pas naturelle, elle répondit: --Senor Caballero, je ne puis prier pour la réussite d'une expédition dont je ne connais pas le but. --Merci de votre franchise, mademoiselle! reprit don Juan sans s'émouvoir; je n'oublierai point vos paroles. Et après la politesse d'usage il se retira. --Le Capataz de San-Julian, don José Diaz, demande à parler, pour affaire importante, au senor don Luis Munoz. --Faites entrer, répondit don Luis au domestique, qui avait si longuement annoncé le capataz. Toi, Lindita, viens auprès de moi, sur ce canapé. Don Juan était extrêmement agité lorsqu'il sortit de la maison; il se retourna et darda son regard de vipère sur les fenêtres du salon où se dessinait la silhouette mobile de dona Linda. --Orgueilleuse fille, dit-il d'une voix sourde et terrible, je te punirai bientôt de tes dédains. Puis, s'enveloppant dans son manteau, il se dirigea d'un pas rapide vers une maison située à peu de distance et qui au Carmen lui servait de pied à terre. Il y frappa deux coups; la porte s'ouvrit et se referma sur lui. Vingt minutes après, cette porte se rouvrait, pour livrer passage à deux cavaliers. --Maître, où allons-nous? demanda l'un. --A l'arbre de Gualichu, répondit l'autre, qui ajouta tout bas: chercher la vengeance. Les deux cavaliers s'enfoncèrent dans l'obscurité et le galop furieux de leurs chevaux fut vite perdu dans les profondeurs du silence. IV.--L'ESPION. Généralement, les nations australes ont une divinité, ou pour mieux dire, un génie quelquefois bienfaisant, le plus souvent hostile; leur culte est moins de la vénération que de la crainte. Ce génie est nommé _Achekemat-Kanet_ par les Patagons, _Quecubu_ par las Aucas, et _Gualichu_ par les Puelches. Et, comme ces derniers ont plus particulièrement parcouru le territoire où se trouve l'arbre sacré, ils ont perpétué le nom de leur génie du mal en le donnant à l'arbre auquel ils attribuent la même puissance. La croyance à Gualichu remonte, dans les Pampas, à la plus haute antiquité. Ce dieu méchant est tout simplement un arbre rabougri qui, mêlé à d'autres arbres, n'aurait point attiré l'attention, tandis que, seul et comme égaré dans l'immensité des plaines, il sert de repère au voyageur fatigué d'une longue route dans ces océans sablonneux. Il s'élève à une hauteur de trente à trente-cinq pieds, tout tortueux, tout épineux, et s'arrondit en une large coupe formée par son tronc vermoulu, où hommes et femmes entassent leurs présents, tabac, verroteries, et pièces de monnaie. Il est âgé de plusieurs siècles et appartient aux espèces d'acacias que les Hispano-Américains désignent sous le nom d'_algarrobo_. Les hordes errantes des Indiens, frappées sans doute de la solitude de cet arbre au milieu des déserts, en ont fait l'objet de leur culte. En effet, ses branches sont couvertes d'offrandes diverses d'une certaine valeur; là un poncho, là une mante, plus loin des rubans de laine ou des fils de couleur; de toutes parts, sur les épines, des rameaux sont accrochés des vêtements plus ou moins altérés et déchirés par le vent, ce qui donne à l'arbre sacré l'aspect d'une friperie. Aucun Indien, Patagon, Puelche, Aucas, ou Tehuelche n'oserait passer sans y laisser quelque chose; celui qui n'a rien coupe des crins de son cheval et les attache à une branche. L'offrande la plus précieuse et la plus efficace, selon les Indiens est celle de leur cheval; aussi, le grand nombre de chevaux égorgés autour de l'arbre atteste-t-il leur culte. La religion des nations australes, tout primitive et épargnée par la conquête, ne tient nul compte de l'être moral et ne s'arrête qu'aux accidents de la nature, dont elle fait des dieux. Ces peuplades cherchent à se rendre favorables les déserts, où la fatigue et la soif amènent la mort, et les rivières qui peuvent les engloutir. Au pied même de l'arbre de Gualichu, quelques heures après les événements déjà racontés, une scène étrange se passait, rendue plus étrange encore par l'épaisseur des ténèbres et par un orage qui s'approchait. De gros nuages noirs roulaient lourdement dans l'espace; le vent soufflait par rafales avec des sifflements aigus, et de larges gouttes de pluie tombaient sur le sable. Autour de l'arbre sacré, les Indiens avaient improvisé un village composé d'une quarantaine de _toldos_ élevés à la hâte et sans ordre. Devant chaque toldo pétillait un feu clair, auprès duquel trois ou quatre femmes indiennes accroupies se chauffaient sans quitte de l'oeil les chevaux entravés qui mangeaient la provende d'_alfalfa_. Un feu immense, semblable à un bûcher, flamboyait à quelques pas de l'arbre de Gualichu, et était entouré d'une vingtaine d'Indiens, debouts et silencieux, plongés dans cette immobilité automatique et contemplative qui leur était habituelle, et leurs grands costumes de guerre faisaient penser qu'ils se préparaient à une importante cérémonie de leur culte. Soudain un coup de sifflet aigu fendit l'air et annonça l'arrivée de deux cavaliers. L'un d'eux mit pied à terre, jeta la bride de son cheval à son compagnon et s'avança dans le centre formé par les guerriers. Cet homme portait l'uniforme d'officier de l'armée chilienne. --Salut mes frères! dit-il en regardant autour de lui; que Gualichu les protège. --Salut à Pincheira! répondirent les Indiens. --Tous les chefs sont-ils réunis? reprit-il. --Tous, fit une voix, excepté Neham-Outah, le grand _Toqui_ (chef suprême) des Aucas. --Il ne peur tarder; attendons. Le silence se fut à peine rétabli qu'un second coup de sifflet retentit et que deux nouveaux cavaliers entrèrent dans le cercle de lumière projeté par les flammes. Un seul homme descendit de cheval. Il était de haute taille, d'une mine fière, et il était vêtu du costume des guerrier aucas, la nation indienne la plus civilisée et la plus intelligente de toute l'Amérique du Sud. Ce sont eux qui, presque sans armes, repoussèrent Almagro et ses soldats cuirassiers, en 1855, qui triomphèrent du malheureux Valdivia et qui, toujours combattus par les Espagnols, n'en furent jamais vaincus. Les Aucas Offrirent un refuge aux Incas sans asile que Pizarro traqua comme des bêtes fauves et qui, pour prix de leur hospitalité, introduisirent chez ces Indiens leur civilisation avancée. Peu à peu les deux peuples se mélangèrent et leur haine contre les Espagnols s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Le guerrier qui venait d'entrer dans le conseil des chefs indiens, était un des types les plus parfaits de cette race indomptable: tous ses traits portaient le caractère distinctif de ces fiers Incas, si longtemps les maîtres du Pérou. Son costume différent de celui des Patagons, qui emploient des peaux de bête, se composait de tissus de laine broché d'argent. Un _chamal_ ou _chaman_ bleu lui entourait le corps depuis la ceinture, où il s'attachait par un ruban de laine, jusqu'à la moitié des jambes, semblable en tout au _chilipa_ des gauchos qui ont emprunté aux Indiens ce vêtement et le poncho court rayé de bleu et de rouge. Ses bottes, armées d'éperons d'argent et habilement cousues avec des tendons d'animaux étaient faites de cuir tanné de _quemul_ (espèce de lama). Ses cheveux se divisaient derrière sa tête en trois queues, réunies à l'extrémité par un pompon de laine, tandis que, par devant, le reste de sa chevelure était relevé et attaché par un _kéca_ ou ruban bleu qui, après trois tours, retombait sur le côté et se terminait par de petits morceaux d'argent roulés en tuyaux. Son front était ceint d'un cercle massif, espèce de diadème large de trois doigts, au centre duquel étincelait un soleil incrusté dans des pierreries. Un diamant d'une énorme valeur pendait à chacune de ses oreilles, son manteau de peaux de guanacos qui retombait jusqu'à terre, était retenu sur ses épaules par une torsade en soie, et d'agrafait avec un diamant. Deux revolvers à six coups luisaient à sa ceinture; à sa hanche droite, s'appuyait un _machete_, sabre court à lame très-large; Il tenait à la main un fusil Lefaucheux. Aussi ce guerrier fit-il à son arrivée, une vive sensation parmi les chefs: tous s'inclinèrent respectueusement devant lui en murmurant avec joie: --Neham-Outah! Neham-Outah! Le guerrier sourit avec orgueil et prit place au premier rang des chefs. --Le _nacurutu_ (bubo magelanique) a chanté deux fois, dit-il; l'orfraie du Rio-Négro jette son cri lugubre; la nuit touche à sa fin; qu'ont résolu les chefs des grandes nations? --Il serait utile, je crois, répondit un des Indiens, d'implorer pour le conseil la protection de Gualichu. --L'avis de mon frère Metipan est sage. Qu'on prévienne le _matchi_. Pendant qu'un chef s'éloignait pour prévenir le matchi ou sorcier, un autre chef sortit du cercle, s'approcha de Neham-Outah, lui parla tout bas à l'oreille et revint à sa place. Le toqui des Aucas, qui avait baissé la tête affirmativement, porta la main à son machete et s'écria d'une voix haute et menaçante: --_Yek youri, yak miti_ (un traître est parmi nous); attention, guerriers! Un frémissement de colère parcourut les rangs de l'assemblée; chaque Indien regarda à ses côtés. --_Lar hary mutti_ (il faut qu'il meure)! s'écrièrent-ils tous ensemble. --_Achiéh_ (c'est bien), répondit Neham-Outah. Ces mots, échangés en langue indienne que nous reproduisons littéralement, devaient arriver comme un vain son à l'oreille du traître, car le dialecte aucas n'est pas généralement compris par les Espagnols. Cependant, un homme vêtu comme les autres chefs indiens, et protégé par l'ombre, bondit tout à coup loin du cercle et poussant à trois reprises différentes le glapissement rauque de l'_urubus_ (espèce d'oiseau de proie) il s'adossa au tronc même de l'arbre de Gualichu, et, les jambes écartées, le buste en avant, les revolvers au poing, il attendit. Cet homme était Sanchez le bombero. Une muraille vivante, une centaine d'Indiens, se dressait en armes devant lui et le menaçait de toutes parts. Sanchez, à qui la fuite était impossible, fronça les sourcils, serra les dents et écuma de rage. --Je vous attends, chiens! cria-t-il. --_Chew! chew!_ en avant! en avant! hurlaient les Indiens. --Silence! fit Neham-Outah d'une voix rude; je veux l'interroger. --A quoi bon? reprit Pincheira avec une expression haineuse. C'est un de ces rats de la Pampa que les Espagnols appellent bomberos; je le reconnais. Tuons-le, d'abord. --Un bombero! hurlèrent de nouveau les Indiens. A mort! à mort! --Silence! dit Neham-Outah; qui ose interrompre? Au commandement du maître, le silence se rétablit. --Qu'as-tu? demanda le toqui au bombero. --Et toi? répondit Sanchez en ricanant et en se croisant les bras, sans toutefois lâcher ses pistolets. --Réponds si tu ne veux mourir: tu es en mon pouvoir. --Un brave n'appartient qu'à lui; il a toujours la ressource de se faire tuer. --Peut-être --Essayes de me prendre. --Rends-toi, il ne te sera fait aucun mal. --Un bombero ne se rend jamais. --Pourquoi t'es-tu introduit parmi nous? --Canario! je suis venu pour assister à vos jongleries indiennes et pour connaître le but de cette réunion nocturne. --Vous êtes franc, au moins, j'y aurai égard. Allons! la résistance Serait inutile, rendez-vous. --Etes-vous fou, mon maître? --Chew! dit aux indiens Neham-Outah bouillant de colère. Ceux-ci s'élancèrent. Deux coups de pistolet retentirent et deux Indiens se tordirent sur les sable. Pendant que les autres hésitaient, Sanchez, replaçant ses revolvers à sa ceinture, sait son machete. --Place! s'écria-t-il. --A mort! répétèrent les guerriers. --Place! place! Et Sanchez se précipita sur les Indiens, frappant à droite et à gauche d'estoc et de taille. Neham-Outah se jeta au devant de lui avec un rugissement de lion blessé. --Ah! ah! fit le bombero; mon brave chef au soleil de diamant, à nous deux! Tout à coup trois coups de feu partirent derrière les Indiens, et trois cavaliers se ruèrent sur eux, semant sur leur passage l'épouvante et la mort. Les Indiens, ne sachant combien d'ennemis combattaient contre eux, crurent, grâce à l'obscurité et au nombre des morts, avoir affaire à un renfort considérable et commencèrent à se disperser dans toutes les directions, hormis les plus résolus qui tinrent bon et continuèrent à résister aux assaillants. On comptait parmi eux Neham-Outah, Pincheira et quelques chefs renommés. Les trois bomberos, appelés par le glapissement rauque de Sanchez, s'étaient hâtés vers leur frère; ils l'aidèrent à se mettre en selle sur son cheval qu'ils lui avaient amené. --Ah! criait-il, sus! sus! aux Indiens! Neham-Outah lui asséna un coup de machete auquel l'Espagnol riposta par un coup de taille qui balafra le visage de son adversaire. Le toqui poussa un cri, non de douleur, mais de rage. --Eh! lui dit le bombero, je te reconnaîtrai, si jamais nous nous rencontrons, car tu portes mes marques. --Misérable! fit le chef, en déchargeant sur lui un de ses pistolets. --Ah! murmura à son tour Sanchez qui s'affaissa sur sa selle. Il serait tombé si Julian ne l'eût retenu. Il m'a tué, reprit le blessé d'une voix entrecoupée. Courage, frères! ne leur laissez pas mon corps. Les trois bomberos, soutenant leur frère au milieux d'eux, redoublèrent d'ardeur pour l'entraîner loin d'une perte inévitable; mais comment fuir? Les Indiens, le premier mouvement de panique passé, purent compter leurs ennemis, ils revinrent à la charge et menaçaient de les accabler par leur nombre. La position était horrible. Sanchez, qui avait gardé son sang froid, comprit que ses frères allaient se perdre pour lui, et, sacrifiant sa vie pour les sauver, il leur cria: --Fuyez! laissez-moi seul ici: dans quelques minutes je serai mort. --Non, répondirent-ils en faisant cabrer leurs chevaux pour parer les coups, nous vous sortirons de là où nous périrons ensemble. Sanchez, qui connaissait ses frères, n'ignorait pas que leur résolution était inébranlable. Le combat se livrait, en ce moment, à deux mètres de l'arbre de Gualichu. Sanchez, pendant que ses frères se défendaient partout à la fois, se laissa glisser sur le sol; et, lorsque les bomberos se retournèrent, le cheval était privé de son cavalier, Sanchez avait disparu. --Il est mort, que faire? dit Julian désespéré. --Lui obéir, puisque nous n'avons pu le sauver, répondit Simon. --En avant donc! Et tous les trois, ensanglantant les flancs de leurs chevaux, ils bondirent au plus épais des Indiens. Le choc fut terrible. Cependant, quelques secondes plus tard, mis hors de danger par leur audace incroyable, les bomberos fuyaient comme le vent dans trois directions différentes en poussant des cris de triomphe. Les Indiens reconnurent l'inutilité d'une poursuite à travers les sables; ils se contentèrent de relever leurs blessés et de compter les morts, en tout une trentaine de victimes. --Ces Espagnols sont de véritables démons, quand ils s'y mettent, dit Pincheira qui se souvint alors de son origine. --Oh! lui répondit Neham-Outah ivre de fureur, si jamais je leur appuie le pied sur la poitrine, ils expieront les maux dont ils flagellent ma race depuis des siècles. --Je vous suis tout dévoué, reprint Pincheira. --Merci, mon ami! L'heure venue, je vous rappellerai votre promesse. --Je serai prêt, mais à présent quels sont vos desseins? --Cette balafre que cet enragé m'a taillée dans le visage me force à mettre le feu aux poudres le plus tôt possible. --Faites, vive Dieu! et finissons-en avec ces Espagnols maudits. --Vous haïssez donc bien vos compatriotes? --J'ai le coeur indien, c'est tout dire. Je vous procurerai bientôt l'occasion d'assouvir votre haine contre eux. --Dieu vous entende! --Mais les chefs se sont de nouveau rassemblés autour du feu du conseil; frère, venez. Neham-Outah et Pincheira approchèrent de l'arbre de Gualichu où les Indiens s'étaient groupés, immobiles, silencieux et calmes, comme si rien n'eut troublé leur réunion. V.--LE MATCHITUM Les Indiens, en relevant leurs morts avaient vainement cherché le cadavre de l'homme blanc; ils se persuadèrent que ses compagnons l'avaient enlevé. Ceux-ci, au contraire, se reprochaient amèrement d'avoir abandonné aux mains des païens le corps de leur frère. En effet, qu'était devenu Sanchez? Le bombero était un de ces hommes de fer, qu'une forte volonté mène à leur but et que la mort seule peut abattre. Il voulait donc assister au conseil des chefs, dont il soupçonnait la haute importance, et, au lieu de jeter sa vie en pâture dans une lutte inégale, il trouva le coup de pistolet de Neham-Outah le prétexte qu'il guettait. Comme le temps pressait, il avait feint d'être blessé à mort, et ses frères et ennemis avaient été dupes de son stratagème. Dès qu'il se fût laissé glisser en bas de son cheval, à la faveur de l'ombre de la mêlée, il avait pu, soit en rampant comme une couleuvre, soit en sautant comme un cougouar, grimper et se cacher dans le tronc creux de l'arbre de Gualichu. Là il se tapit sous un amas informe d'objets offerts par la dévotion des Indiens et fut aussi en sûreté que dans la forteresse du Carmen. Du reste, en hardi chasseur qui a toujours le temps de se faire tuer, il n'avait point lâché ses armes. Son premier soin fut de s'envelopper le bras sans respect pour Gualichu, dans un morceau d'étoffe afin d'arrêter le sang de sa blessure: puis il s'arrangea de son mieux au fond de sa cachette, la tête un peu en dehors pour avoir les yeux sur la scène qui allait se passer. Tous les chefs étaient déjà réunis. Lucaney, ulmen des Puelches, prit la parole. --L'Espagnol qui a osé s'introduire parmi nous pour violer le secret de nos délibérations est mort; nous sommes seuls; commençons la cérémonie. --Il sera fait selon le désir de mon frère l'ulmen des Puelches, répondit Neham-Outah. Où est le sage matchi? --Ici, reprit un grand homme efflanqué, sec et maigre, dont le visage était bariolé de dix couleurs différentes et qui était habillé en femme. --Que le sage matchi approche et accomplisse les rites! --Un _matchitum_ est nécessaire, dit le matchi d'une voix solennelle. On fit immédiatement les préparatifs usités pour cette conjuration. Deux lances furent plantées l'une à droite, l'autre à gauche de l'arbre sacré; à gauche d'elles on suspendit un tambour et un vase rempli de boisson fermentée; douze autres vases, contenant la même liqueur, furent rangés circulairement d'une lance à l'autre. On apporta on mouton et un poulain garrottés, qui furent déposés près des vases, et deux vieilles femmes se placèrent à côté des tambours. Les préparatifs terminés, le matchi se tourna vers Neham-Outah. --Pourquoi l'ulmen des Aucas demande-t-ile le matchitum? dit-il. Métipan s'avança d'un pas hors du cercle. --Une haine héréditaire a longtemps séparés les Aucas et les Pehuenches, fit Métipan. L'intérêt de toutes les grandes nations veut la fin de cette haine. Kezilipan, non aïeul, ulmen des Pehuenches, enleva une esclave blanche appartenant à Medzelipulzi, toqui des Aucas, et arrière grand'père de Neham-Outah. Devant les chefs assemblés, devant la face du ciel, je viens dire à Neham-Outah, le descendant de Yupanqui, le fils du Soleil, que mon aïeul a mal agi avec le sien, et je suis prêt, pour éteindre toute discorde passée, présente et future, à lui remettre ici une esclave blanche, jeune, belle et vierge. --J'abjure devant Gualichu répondit Neham-Outah, la haine que ma nation et moi avions jurée à la tienne. --Gualichu nous approuve-t-il? demanda Métipan. Le matchi sembla réfléchir profondément. --Oui, reprit-il, la protection de Gualichu vous est acquise Qu'on amène l'esclave blanche; peut-être exigera-t-il qu'elle lui soit livrée à lui-même au lieu d'appartenir à un homme. --Que sa volonté soit faite! dirent les deux ulmenes. Deux guerriers conduisirent une jeune fille de dix-sept ans environ et la placèrent entre les deux lances, le visage tourné vers l'arbre de Gualichu. A sa vue, Sanchez sentit par tout son corps une sueur froide et je ne sais quel frisson; un nuage voilà ses yeux. --D'où me vient cette émotion étrange! se murmura le bombero à lui-même. Les grands yeux noirs de la jeune fille, dont la taille se pliait comme un roseau, avaient une expression de douceur et de tristesse. Elle était vêtue à la mode des femmes pehuenches. Le quedeto de laine s'enroulait autour de son corps, assujetti sur ses épaules par deux épingles d'argent, et sur ses membres par un kepike ou une ceinture de soie large de six pouces et serrée par une boucle. Les deux coins d'un pilken carré, comme un manteau, s'attachaient sur la poitrine par un topu orné d'une magnifique tête en or. Elle avait au cou deux échepels (colliers) de verroterie, et à chacun des ses bras quatre _charrecur_ de perles de verre et de grains d'argent soufflé. Ses longs cheveux noirs se divisaient au milieu de la tête en deux queues tressées et guirlandées de rubans bleus qui flottaient sur ses épaules et se terminaient par de petits grelots. Elle était coiffée d'une luchu ou bonnet conique de perles de verre de couleur bleue et rouge. A cette gracieuse apparition, les Indiens, qui sont très-friands de femmes blanches, ne purent, malgré leur impassibilité naturelle, retenir un murmure d'admiration. Sur un signe du matchi, la cérémonie commença. Les deux vieilles Indiennes battirent le tambour, pendant que les assistants, guidés par le sorcier, entonnèrent une chanson symbolique en dansant autour de la captive. La danse cessa avec le chant; puis le matchi alluma un cigare, en huma la fumée et vint en parfumer par trois fois l'arbre, les animaux et la jeune fille, dont il découvrit aussitôt la poitrine. Il y appliqua sa bouche et se mit à sucer jusqu'à en exprimer le sang. La pauvre enfant faisait des efforts surhumains pour ne pas crier. Les danses, accompagnées de chant, recommencèrent, et les vieilles femmes tapaient sur leurs tambours à tour de bras. Sanchez, plein de compassion pour l'innocente victime de la superstition des Indiens, eut envie de voler à son secours. Cependant, le matchi, les joues gonflées, s'échauffait peu à peu; ses yeux s'injectaient de sang, il sembla possédé du démon et devint tout-à-fait furieux; il se démenait et se tordait comme un épileptique. Dès lors la danse s'arrêta, et Metipan, d'un coup de machete, ouvrit les flancs du poulain, en arracha le coeur tout palpitant encore et le donna au sorcier, que en suça le sang et s'en servit pour faire une croix sur le front de la jeune fille. Celle-ci, en proie à un effroi inexprimable, tremblait de tous ses membres. L'orage, qui se promettait menaçant dans les nues, éclata enfin. Un éclair blafard sillonna le ciel, le tonnerre courait avec des roulements terribles, et une rafale de vent tourbillonna sur la plaine et balaya les toldos, dont elle dispersa au loin les débris. Les Indiens s'arrêtèrent, consternés par l'orage. Tout à coup une voix formidable, qui paraissait sortir de l'arbre de Gualichu, jeta ces mots sinistres: --Retirez-vous, Indiens! ma colère est déchaînée contre vous. Laissez ici cette misérable esclave blanche en expiation de vos crimes. Fuyez! et malheur à ceux qui détourneront la tête! malheur! malheur! Un éclair livide et un violent coup de tonnerre servirent de péroraison à ce discours. --Fuyons!... s'écria le matchi terrifié et prêt à croire à son Dieu. Mais, profitant de cette intervention inattendue pour affermir son propre pouvoir, il continua: --Fuyons, mes frères!... Gualichu a parlé à son serviteur, malheur à ceux qui résisteront à ses ordres! Les Indiens n'avaient pas besoin de cette recommandation de leur sorcier: une terreur superstitieuse leur donnait des ailes; ils se précipitèrent en tumulte du côté de leurs chevaux, et bientôt le désert retentit de leur course folle. Les alentours de l'arbre de Gualichu furent abandonnés. Seule, la jeune fille la poitrine encore découverte, gisait évanouie sur le sol. Lorsque tout fut calme dans la Pampa, lorsque le bruit du galop des chevaux se fut perdu dans le lointain, Sanchez avança doucement la tête hors de l'arbre, scruta de l'oeil les profondeurs noires de la nuit, et, rassuré par le silence, il s'élança vers la jeune fille. Pâle comme un beau lis abattu par la tempête, les yeux fermés, la pauvre enfant ne respirait plus. Le bombero la souleva dans ses bras nerveux et la transporta tout près de l'arbre sur un amas de peaux d'un toldo renversé. Il la posa avec précaution sur cette couche moins dure; sa tête se pencha insensible sur son épaule. Groupe étrange, au milieu de cette plaine dévastée, troublée par la foudre et illuminée d'éclairs! Tableau touchant! cette jeune et charmante créature et ce rude coureur des bois! La douleur et la pitié étaient peintes sur le visage de Sanchez. Lui, dont la vie n'avait été qu'un long drame, qui n'avait nulle croyance dans le coeur, qui ignorait les doux sentiments et les secrètes sympathies, lui, le bombero, le tueur d'indiens, il était ému et sentait quelque chose de nouveau se remuer dans ses entrailles. Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues bronzées. --Serait-elle morte, ô mon Dieu? Le nom de Dieu, qui ne lui servait qu'à blasphémer, il le prononça presque avec respect. C'était une sorte de prière, un cri de son coeur. Cet homme croyait. --Comment la secourir! se demandait-il. L'eau qui tombait par torrents finit par ranimer la jeune fille, que, entr'ouvrant les yeux, murmura d'une voix éteinte: --Où suis-je? que s'est-il donc passé? --Elle parle, elle vit, elle est sauvée! s'écria Sanchez. --Qui est là? reprit-elle en se relevant à peine. A la vue du sombre visage du bombero, elle eut un mouvement d'effroi, referma les yeux et retomba accablée. --Rassurez-vous, mon enfant, je suis votre ami. --Mon ami? que signifie ce mot? Y a-t-il des amis pour les esclaves? Oh! oui, continua-t-elle, parlant comme dans un rêve, j'ai bien souffert. Pourtant, autrefois, il y a longtemps bien longtemps, je me souviens d'avoir été heureuse, hélas! mais la pire infortune, c'est un souvenir de bonheur dans l'infortune. Elle se tut. Le bombero, comme suspendu à ses lèvres, écoutait et la contemplais. Cette voix, ces traits!... Un vague soupçon entra dans le coeur de Sanchez. --Oh! parlez, parlez encore, reprit-il en adoucissant la rudesse de sa voix. Que vous rappelez-vous de vos jeunes années? --Pourquoi, dans le malheur, songer aux joies passées. A quoi bon! ajouta-t-elle en secouant la tête avec découragement. Mon histoire est celle de tous les infortunés. Il fut un temps où, comme les autres enfants, j'avais des chants d'oiseaux pour bercer mon sommeil, des fleurs qui, au réveil me souriaient, j'avais aussi une mère qui m'aimait, qui m'embrassait, qui m'embrassait... Tout cela a fui pour toujours. Sanchez avait relevé deux perches couvertes de peaux pour la mieux abriter contre l'orage, qui s'apaisait par degrés. --Vous êtes bon, vous; vous m'avez sauvée. Cependant, votre bonté a été cruelle: que ne me laissiez-vous mourir! Mort, on ne souffre plus. Les Pehuenches vont revenir, et alors... Elle n'acheva pas et se cacha la tête dans ses mains en sanglotant. --Ne craignez rien, senorita; je vous défendrai. --Pauvre homme! seul contre tous! Mais, avant ma dernière heure, écoutez, je veux soulager mon coeur. Un jour, je jouais sur les genoux de ma mère; mon père était auprès de nous avec mes deux soeurs et mes quatre frères, homme résolus qui n'en auraient pas redouté vingt. Eh bien! les Pehuenches sont accourus, ils ont brûlé notre estancia, car mon père était fermier; ils ont tué ma mère et... --Maria! Maria! s'écria le bombero, est-ce bien toi? Est-ce toi que je retrouve? --C'est le nom que me donnait ma mère. --C'est moi, moi, Sanchez, Sanchito, ton frère! fit le bombero rugissant presque de joie et la serrant contre sa poitrine. --Sanchito! mon frère! Oui, oui, je me souviens, Sanchito! je suis... Elle tomba inanimée entre les bras du bombero. --Misérable que je suis! je l'ai tuée. Maria! ma soeur chérie, reviens à toi ou je meurs! La jeune fille rouvrit les yeux et se jeta au cou du bombero en pleurant de joie. --Sanchito! mon bon frère! ne me quitte pas, défends-moi; ils me tueraient. --Pauvrette, ils passeront sur mon corps avant d'arriver à toi. --Ils y passeront donc, exclama une voix railleuse derrière la tente. Deux hommes parurent, Pincheira et Neham-Outah. Sanchez tenant enlacée dans son bras gauche sa soeur demi-morte de frayeur, s'adossa contre un des pieux, tira son machete et se mit résolument en défense. Neham-Outah et Pincheira, trop éclairés pour être dupes de la voix mystérieuse de Gualichu et se laisser à la panique générale, avaient toutefois fui avec leurs compagnons; mais sans être vus, ils avaient tourné bride d'un commun accord, curieux de connaître le mot de cette énigme et l'auteur de cette mystification. Il avaient assisté derrière le frère et la soeur à toute la conversation. --Mais, dit Pincheira en riant, vous vous portez assez bien pour un mort, il me semble? Il parait canario! qu'il faut vous tuer deux fois pour être sûr que vous n'en reviendrez pas. Soyez tranquille, si mon ami vous a manqué je ne vous manquerai pas, moi. --Que me voulez-vous? répondit Sanchez. Livrez-moi passage. --Non pas, reprit Pincheira, ce serait d'un trop fâcheux exemple. Et tenez, ajouta-t-il en prêtant l'oreille, entendez vous ce galop de chevaux? Votre affaire est claire: voici nos _mosotones_ qui nous rejoignent. En effet, le bruit d'une cavalcade s'approchait de minute en minute, et aux pâles lueurs de l'aube, on distinguait dans le lointain de vagues silhouettes de nombreux cavaliers. Sanchez comprit qu'il était perdu. Il baisa une dernière fois le front blanc de sa soeur évanouie, la déposa derrière lui, fit le signe de la crois et se prépara à mourir en brave. --Allons! dit Neham-Outah, finissons-en; on dirait que ce misérable a peur de la mort. --Dépêchons, fit Pincheira, j'entends nos hommes, et, si nous ne nous hâtons, on nous ravira notre proie. --Vous ne croyiez pas dire si vrai, senor Pincheira, s'écria Julian en apparaissant suivi de ses deux frères. Voyons lesquels tueront les autres! --Merci, mes vaillants frères, dit Sanchez joyeux. --Malédiction! jura Pincheira. Ces diables sont donc partout? --Je ne veux pas qu'il m'échappe! murmura Neham-Outah, qui se mordit les lèvres jusqu'au sang. --Fi donc, caballeros! cria Julian avec ironie. En garde, défendez-vous comme des hommes ou je vous tue comme des chiens. Les fers se croisèrent, et la lutte s'engagea avec une fureur égale des deux part. Un sourire d'ironie contracta le visage bruni des frères de Sanchez, tandis que Pincheira frappait du pied avec impatience. Le chef Indien continua sans prendre garde à ces marques d'improbation. VI.--NEHAM-OUTAH C'était une lutte à mort qui se préparait entre les bomberos et les Indiens, ces ennemis irréconciliables; et, en cette circonstance, l'avantage semblait devoir rester aux quatre frères. Maria revenue de son évanouissement, le coeur oppressé, regrettait de s'être réveillée. Après le premier choc, Neham-Outah recula d'un pas, baissa son arme, fit signe à Pincheira de l'imiter et, les bras croisés sur sa poitrine, il s'avança vers les bomberos. --Arrêtez! cria-t-il. Ce combat n'aura pas lieu; il ne convient pas à des hommes de se disputer, au prix de la vie, la possession d'une femme. --Le sang d'un homme est précieux. Emmenez votre soeur, mes braves gens, je vous la donne; qu'elle soit heureuse avec vous! --Notre soeur! s'écrièrent les trois jeunes gens étonnés. --Oui, dit Sanchez. Mais quelles sont les conditions à notre retraite? --Aucune, répondit noblement le chef. La générosité de Neham-Outah était d'autant plus désintéressée que les bomberos, aux premiers rayons du soleil levant, aperçurent une troupe de près de mille Indiens bien équipés peints et armés en guerre, qui s'était avancée silencieuse et les entourait comme d'un cercle. --Devons-nous, demanda Sanchez, nous fier à votre parole, et n'avons nous aucun piège à redouter? --Ma parole, répondit l'ulmen avec hauteur, est plus sacrée que celle d'un blanc. Nous avons, comme vous, de nobles sentiments, plus que tout autre peut-être, ajouta-t-il en désignant du doigt une ligne rouge qui lui traversait le visage. Nous savons pardonner. Vous êtes libres, et nul n'inquiétera votre retraite. Neham-Outah suivait sur la physionomie des bomberos le vol de leurs pensées. Ces derniers se sentaient vaincus par la magnanimité du cher, qui sourit d'un air de triomphe en devinant leur étonnement et leur confusion. --Mon ami, dit-il à Pincheira, qu'on donne à ces hommes des montures fraîches. Pincheira hésita. --Allez! fit-il avec un geste d'une grâce suprême. Le Chilien, à demi-sauvage, subissant malgré lui la supériorité de Neham-Outah, obéit, et cinq chevaux d'un grand prix et tout harnachés furent amenés par deux Indiens. --Chef, dit Sanchez d'une voix légèrement émue, je ne vous remercie pas de la vie, car je ne crains pas la mort, mais, au nom de mes frères et au mien, je vous rends grâce pour notre soeur. Nous n'oublions jamais ni une injure ni un bienfait. Adieu! peut-être aurai-je un jour l'occasion de vous prouver que nous ne sommes pas ingrats. Le chef inclina la tête sans répondre. Les bomberos, groupés autour de Maria, le saluèrent et s'éloignèrent au petit pas. --Enfin, vous l'avez voulu, dit Pincheira, qui haussa les épaules avec dépit. --Patience! répondit Neham-Outah d'une voix profonde. Pendant ce temps-là, un immense bûcher avait été allumé au pied de l'arbre de Gualichu où les Indiens, dont les craintes superstitieuses s'étaient dissipées avec les ténèbres, s'étaient de nouveau réunis en conseil. A quelques pas en arrière des chefs, les cavaliers Aucas et Puelches formèrent un redoutable cordon autour du conseil, tandis que des éclaireurs patagons fouillaient le désert pour éloigner les importuns et assurer le secret des délibérations. A l'Orient, le soleil dardait ses flammes; le désert aride et nu se mêlait à l'horizon sans bornes; au loin les Cordillères dressaient la neige éternelle de leurs sommets. Tel était le paysage, si l'on peut parler ainsi, où, près de l'arbre symbolique, se tenaient ces guerriers barbares revêtus de bizarres costumes. A ce aspect majestueux, l'on se rappelait involontairement d'autres temps, et d'autres climats, quand, à la clarté des incendies, les féroces compagnons d'Attila couraient à la conquête et au rajeunissement du monde romain. Neham-Outah prit la parole au point où la discussion avait été interrompue par t'intervention imprévue du bombero. --Je remercie mon frère Metipan, dit-il du don de l'esclave blanche. Dès ce jour nos discordes cessent; sa nation et la mienne ne seront plus qu'une seule et même famille, dont les troupeaux paîtront pacifiquement les mêmes pâturages, et dont les guerriers dormiront côte à côte dans le sentier de la guerre. Le matchi alluma ensuite une pipe, en tira quelques bouffées et la présenta aux deux chefs, qui fumèrent l'un après l'autre, se la passant jusqu'à ce que tout le tabac fut consumé; puis la pipe fut jetée au feu par le matchi. --Gualichu, dit-il gravement, a entendu vos paroles. Jurez que votre alliance ne se rompra que lorsque vous pourrez fumer de nouveau dans cette pipe déjà réduite en cendres. --Nous te le jurons! Les deux ulmenes se placèrent réciproquement la main gauche sur l'épaule droite, étendirent la main droite vers l'arbre sacré et se baisèrent sur la bouche en disant: --Frère, reçois ce baiser. Que mes lèvres se dessèchent et que ma langue soit arrachée, si je trahis mon serment! Tous les chefs indiens vinrent, l'un après l'autre, donner le baiser de paix aux deux ulmenes, avec des marques de jour d'autant plus vives qu'ils savaient combien cette haine leur avait coûté de malheurs et combien de fois elle avait compromis l'indépendance des peuplades indiennes. Quand les ulmenes eurent repris leur place au feu du conseil, Lucaney s'inclina devant Neham-Outah. --Quelles communications mon frère voulait-il faire aux grands ulmenes? Nous sommes prêts à l'entendre. Neham-Outah parut se recueillir un instant, puis, promenant sur l'assemblée un regard assuré: --Ulmenes des Puelches, des Araucanes, des Pehuenches, des Huiliches et des Patagons, dit-il, depuis bien des lunes mon esprit est triste. Je vois avec douleur nos territoires de chasse envahis par les blancs, diminuer et se resserrer de jour en jour. Nous dont les innombrables peuplades couvraient il y a à peine quelques siècles, la vaste étendue de la terre comprise entre les deux mers, nous sommes aujourd'hui réduits à un petit nombre de guerriers qui, craintifs comme des lamas, fuient devant nos spoliateurs. Nos villes sacrées, nos derniers refuges de la civilisation de nos pères les Incas, vont devenir la proie de ces monstres à face humaine qui n'ont d'autre Dieu que l'or. Notre race dispersée disparaîtra peut-être bientôt de ce monde qu'elle a si longtemps possédé seule et gouverné. Traquées comme de vils animaux, abruties par l'eau de feu, décimées par le feu et les maladies, nos hordes errantes ne sont plus que l'ombre d'un peuple. Notre religion, nos vainqueurs la méprise, et ils veulent nous courber devant le bois du Crucifié. Ils outragent nos femmes, tuent nos enfants et brûlent nos villages. Vous tous, Indiens qui m'écoutez, le sang de vos pères s'est-il appauvri dans vos veines, répondez, voulez-vous mourir esclaves ou vivre libres? A ces mots prononcés d'une voix mâle, pénétrante et relevés par un geste d'une suprême noblesse, un frémissement parcourut l'assemblée; les front se relevèrent fièrement et tous les yeux étincelèrent. --Parles, parlez encore! s'écrièrent à la fois les ulmenes électrisés. Le grand ulmen sourit avec orgueil et continua: --L'heure est enfin venue, après tant d'humiliations et de misères, de secouer le joug honteux qui pèse sur nous. D'ici à quelques jours, si vous le voulez, nous rejetterons les blancs loin de nos frontières et nous leur rendrons tout le mal qu'ils nous ont fait. Depuis longtemps je surveille les Espagnols, je connais leurs tactiques, leurs ressources; pour les réduire à néant, que nous faut-il? de l'adresse et du courage... Les Indiens l'interrompirent par des cris de joie. --Vous serez libres, reprit Neham-Outah. Je vous rendrai les riches vallées de vos ancêtres. Ce projet, depuis que je suis un homme, fermente au fond de mon coeur, et il est devenu ma vie. Loin de moi et loin de vous, la pensée que j'ai intention de m'imposer à vous comme chef et grand toqui de l'armée! Non, vous devrez choisir votre chef librement, et, après l'avoir élu, lui obéir aveuglément, le suivre partout et passer avec lui à travers les périls insurmontables. Ne vous y trompez pas, guerriers, notre ennemi est fort, nombreux, bien discipliné, aguerri et surtout il a l'habitude de nous vaincre. Nommez un chef suprême, nommez le plus digne, je marcherai sous ses ordres avec joie. J'ai dit: _ai-je bien parlé, hommes puissants?_ Et, après avoir salué l'assemblée, Neham-Outah se confondit dans la foule des chers, le front tranquille, mais le coeur dévoré d'inquiétude et de haine. Cette éloquence, nouvelle pour les Indiens, les avait séduits, entraînés et jetés dans une sorte de frénésie. Peu s'en fallait qu'ils ne considérassent Neham-Outah comme un génie d'une essence supérieure à la leur, et, qu'ils ne courbassent les genoux devant lui pour l'adorer, tant il avait frappé droit à leur coeurs. Pendant assez longtemps, le conseil fut en proie à un délire qui tenait de la folie. Tous parlaient à la fois. Lorsque cette agitation se calma, les plus sages d'entre les ulmenes discutèrent l'opportunité de la prise d'armes et les chances de succès; enfin, les avis furent unanimes pour une levée de boucliers en masse. Les rangs, un moment rompus, se reformèrent, et Lucaney, invité par les chefs à faire connaître l'avis du conseil, prit la parole: --Ulmenes des Aucas, des Araucanes, des Pulches, des Pehuenches, des Huiliches et des Patagons, écoutez! écoutez! écoutez!... Cejourd'hui, dix-septième jour de la lune de Kekil-Kleven, il a été résolu par tous les chefs dont les noms suivent: Neham-Outah, Lucaney, Chaukata, Gaykilof, Vera, Metipan, Killapan, Le Mulato, Pincheira et autres moins puissants, représentant chacun une nation ou une tribu, réunis autour du feu du conseil, devant l'arbre sacré de Gualichu, après avoir accompli les rites religieux pour nous rendre favorable le mauvais esprit, il a été résolu que la guerre était déclarée aux Espagnols, nos spoliateurs. Comme cette guerre est sainte et a pour objet la liberté, tous, hommes, femmes, enfants, doivent y prendre part, chacun dans la limite de ses forces. Aujourd'hui même, le _quipus_ sera expédié à toutes les nations Aucas. Un long cri d'enthousiasme arrêta Lucaney, qui continua bientôt après: --Les chefs, après mûre délibération, ont choisi pour toqui suprême de toutes les nations, avec un pouvoir sans contrôle et illimité, le plus sage, le plus prudent, le plus digne de nous commander. Ce guerrier est le chef des Aucas, dont la race est si ancienne, Neham-Outah, le descendant des Incas, le fils du Soleil. Un tonnerre d'applaudissements accueillit ces dernières paroles. Neham-Outah s'avança au milieu du cercle, salua les ulmenes et dit d'un ton superbe: --J'accepte, ulmenes, mes frères: dans un an vous serez libres ou je serai mort. --Vive le grand toqui! cria la foule. --Guerre aux Espagnols, reprit Neham-Outah; mais guerre sans trève ni merci, véritable battue de bêtes fauves, comme ils sont accoutumés à nous la faire. Souvenez-vous de la loi des pampas: oeil pour oeil, dent pour dent. Que chaque chef expédie des quipus aux guerriers de sa nation, car, à la fin de cette lune, nous réveillerons nos ennemis par un coup de tonnerre. Allez et ne perdons pas de temps. Ce soir à la quatrième heure de la nuit, nous nous réunirons à la passée du Guanaco pour élire les chefs secondaires, compter nos guerriers et fixer le jour et l'heure de l'attaque. Les ulmenes s'inclinèrent sans répondre, rejoignirent leur escorte et ne tardèrent pas à disparaître dans un tourbillon de poussière. Neham-Outah et Pincheira restèrent seuls. Un détachement immobile veillait sur eux. Neham-Outah, les bras croisés, la tête penchée vers la terre et les sourcils froncés, semblait plongé dans de profondes réflexions. --Eh bien! lui dit Pincheira, vous avez réussi? --Oui, répondit-il, la guerre est déclarée; je suis chef suprême, mais je tremble devant une si lourde tâche. Ces hommes primitifs comprennent-ils bien? sont-ils mûrs pour la liberté? Peut-être n'ont-ils pas assez souffert encore! Oh! si je réussis! --Vous m'effrayez, mon ami; quels sont donc vos projets? --C'est juste, mais vous êtes digne d'une telle entreprise. Je veux, entendez-moi bien, je veux... Au même moment un Indien, dont le cheval, ruisselant de sueur, semblait souffler du feu par les narines, arriva auprès des deux ulmenes, devant lesquels, par un prodige d'équitation, il s'arrêta court, comme s'il eût été changé en statue de granit; il se pencha à l'oreille de Neham-Outah. --Déjà! s'écria celui-ci. Oh! pas un instant à perdre! mon cheval, vite! --Que se passe-t-il donc? lui demanda Pincheira. --Rien qui vous intéresse, mon ami. Ce soir, à la passée du Guanaco, vous saurez tout. --Vous partez ainsi seul? --Il le faut. A ce soir. Le cheval de Neham-Outah hennit et partit comme un éclair. Dix minutes plus tard, tous les Indiens avaient disparus, et autour de l'arbre de Gualichu régnaient la solitude et le silence. VII.--LES COUGOUARS. La conversation de don Luis Munoz avec don José Diaz se prolongea fort avant dans la nuit. Dona Linda s'était retirée dans sa chambre. --Merci, José, mon ami! dit don Luis en finissant. Ce don Juan Perez n'a jamais plu à ma fille ni à moi; ses façons mystérieuses et l'air de son visage repoussent l'affection et inspirent la méfiance. --Que comptez-vous faire? demanda le capataz. --Je suis fort embarrassé; comment lui fermer ma porte? Quel prétexte aurais-je? --Non Dieu! dit José, peut-être nous effrayons-nous trop vite. Ce gentilhomme est sans doute, ni plus ni moins, qu'un amoureux fantasque. Dona Linda est dans l'âge d'aimer, et sa beauté attire don Juan. Vous n'en voulez pas pour gendre, rien de mieux; mais l'amour est, dit-on, une étrange chose, et, un jour ou l'autre... --J'ai des intentions sur ma fille. --C'est différent. J'y songe, ce cavalier ténébreux, qui sait? ne serait-il pas un agent secret du général Oribe, qui guetterait le Carmen, pour être à peu de distance de Buenos-Ayres? C'est, je crois, la vérité; ces recommandations aux gauchos, ces absences inattendues dont on ignore le but, ce n'est que la politique, et don Juan est tout simplement un conspirateur. --Pas davantage. Veillez sur lui. --En cas d'attaque et de prise d'armes du général Oribe, mettons-nous en sûreté. L'estancia de San-Julian est voisine du fort San-José et de la mer; allons-y dès le point du jour. Là, loin du danger, nous attendrons l'issue de ces machinations, d'autant plus en sûreté qu'un navire, mouillé en face de l'estancia, sera à mes ordres et nous conduira à la moindre alerte, à Buenos-Ayres. --Cette combination rompt toutes les difficultés; à la campagne vous n'aurez plus l'ennui des visites de don Juan. --Caramba! tu as raison, et je vais ordonner les préparatifs du départ. Ne t'éloigne pas; j'ai besoin de ton aide. Tu viens avec nous. Don Luis se hâta de réveiller les domestiques et les _peones_ (serviteurs indiens civilisés) qui dormaient à double paupière. On emballa les objets précieux. Aux premières lueurs de l'aube, qui fut étonné? Ce fut dona Linda, quand une jeune mulâtresse, sa camériste, lui apprit la résolution subite de son père. Dona Linda, sans faire une seule observation, s'habilla et serra ses bagages. Vers huit heures du matin, José Diaz que son frère de lait avait envoyé avec une lettre au capitaine de sa goëlette appareillée devant le Carmen et chargée de marchandises brésiliennes, rentra dans l'habitation et annonça que le capitaine allait mettre à la voile et serait le soir même ancré devant San-Julian. La cour de la maison ressemblait à une hôtellerie. Quinze mules, pliant sous les ballots, piétinaient impatientes de partir, pendant qu'on disposait le palanquin de voyage pour dona Linda. Une quarantaine de chevaux harnachés, réservés aux domestiques, étaient attachés dans les anneaux scellés dans le mur. Quatre ou cinq mules devaient servir de montures aux servantes de la jeune fille, et deux esclaves noirs tenaient en main deux superbes coureurs qui piaffaient et rongeaient leurs freins d'argent en attendant leurs cavaliers, don Luis et son capataz. C'était un tohu-bohu, un vacarme assourdissant de cris, de rires et de hennissements. Dans la rue, la foule, où étaient mêlés Mato et Chillito, regardait avec curiosité ce départ, glosant et commentant, étonnée que don Luis choisit pour séjourner à la campagne une époque aussi avancée de l'année. Chillito et Mato s'esquivèrent. Enfin, vers huit heures et demie du matin, au milieu du silence, les _arrieros_ (conducteurs de mules) se placèrent à la tête de leurs mules; les domestiques se mirent en selle, armés jusqu'aux dents, et dona Linda, vêtue d'un charmant costume de voyage, descendit du perron de la maison et se glissa, rieuse et légère, dans la palanquin, où elle se pelotonna comme un bengali dans un nid de feuilles roses. Sur un signe du capataz, les mules, attachées à la queue les unes des autres défilèrent. Don Luis se tourna vers un vieux nègre qui, le chapeau à la main, se tenait respectueusement près de lui. --Adieu, _tio_ Lucas, lui dit-il je te confie la maison; je te laisse Mono et Quinto. --Votre Seigneurie peut compter sur ma vigilance, répondit le vieillard. Que Dieu bénisse Votre Seigneurie, ainsi que la _nina_ (demoiselle). J'aurai bien soin de ses oiseaux. --Merci, tio Lucas, dit le jeune fille en se penchant hors du palanquin. La cour était déjà vide. Le vieux nègre d'inclina, content des éloges de ses maîtres. L'orage de la nuit avait entièrement balayé le ciel qui était d'un bleu mat; le soleil, déjà assez haut sur l'horizon, répandant à profusion ses chauds rayons, tamisés par les vapeurs odoriférantes du sol; l'atmosphère était d'une transparence inouïe; un léger souffle de vent rafraîchissait l'air, et des troupes d'oiseaux, brillants de mille couleurs, voletaient çà et là. Les mules, qui suivaient le grelot de la _yegua madrina_ (la jument marraine), trottaient aux chansons des arrieros. La caravane marchait gaiement à travers les sables de la plaine, soulevant la poussière autour d'elle, et ondulant, comme un long serpent, dans les détours sans fin de la route. A l'avant-garde, José Diaz commandait dix domestiques qui exploraient les environs, surveillaient les buissons et les dunes mouvantes. Don Luis, un cigare à la bouche, causait avec sa fille. Sur les derrières, vingt hommes résolus fermaient la marche et protégeaient le convoi. Dans les plaines de la Patagonie, un voyage de quatre heures, comme celui du Carmen à l'estancia de San-Julian, exige autant de précautions que chez nous un voyage de deux cents lieues: les ennemis sont partout embusqués et prêts au pillage et au meurtre, et il faut se mettre en garde contre les gauchos, les Indiens et les bêtes fauves. Depuis longtemps déjà les blanches maisons du Carmen avaient disparu derrière les plis sans nombres du terrain, lorsque le capataz, quittant la tête de la caravane, accourut au galop auprès du palanquin. --Quoi de nouveau? demanda don Luis. --Rien, répliqua José. Cependant, Seigneurie, regardez, continua-t-il en étendant le bras dans la direction du Sud-Ouest. --C'est un feu. --Tournez maintenant vos yeux vers l'Est-Sud-Est. --C'est un autre feu. Qui diable a allumé ces feux sur ces pointes escarpées et dans quel but? --Je vais vous le dire. Cette pointe est la falaise des Urubus. --En effet. --Celle-ci est la falaise de San-Xavier. --Eh bien? --Eh bien! comme un feu ne s'allume pas de lui-même, comme il y a quarante degrés de chaleur, comme... --Tu en conclus? --J'en conclus que ces feux ont été allumés par les gauchos de don Juan et que ce sont des signaux. --Tiens! tiens! tiens! mon ami, c'est très-logique, et tu as peut-être raison. Mais, que nous importe? --Par ces signaux, don Juan Perez apprend que don Luis Munoz et sa fille dona Linda ont quitté le Carmen. --Tu m'avais parlé de cela, je crois? Je me moque que don Juan connaisse mon départ. Un cri soudain se fit entendre, et les mules s'arrêtèrent sur leurs jarrets tremblants. --Que se passe-t-il là-bas? demanda José. --Un cougouar! un cougouar! crièrent les arrieros épouvantés. --Canario! c'est vrai, dit le capataz; seulement, il n'y en a pas un, mais deux. A deux cents mètres à peu près, en avant de la caravane, deux cougouars (le felis discolor de Linnée, ou lion d'Amérique) se tenaient en arrêt, l'oeil fixé sur les mules. Ces animaux, jeunes encore, étaient de la grosseur d'un veau; leur tête ressemblait beaucoup à celle d'un chat, et leur robe, douce et lisse, d'un fauve argenté, était mouchetée de noir. --Allons! s'écria don Luis; découplez les chiens, et en chasse! --En chasse! répéta le capataz. On délia une douzaine de molosses qui, aux approches du lion, hurlaient tous ensemble. On rassembla les mules, on forma un grand cercle au centre duquel fut placé le palanquin. Dix domestiques eurent la garde de dona Linda; don Luis resta auprès d'elle pour la rassurer. Chevaux, cavaliers et chiens se ruèrent à l'envi sur les bêtes féroces avec des hurlements, des cris et des aboiements capables d'effrayer des lions novices. Les nobles bêtes, immobiles, flagellaient leurs flancs de leur forte queue et aspiraient l'air à pleins poumons, puis elles s'élancèrent et se mirent à fuir en bondissant. Une partie des chasseurs avaient couru en ligne droite pour leur couper la retraite, tandis que d'autres, penchés sur leurs selles et gouvernant leurs chevaux avec le genou, brandissaient leurs terribles bolas et les lançaient de toutes leurs forces sans arrêter les cougouars qui, furieux, se retournaient contre les chiens et les envoyaient à dix pas d'eux glapir de douleur. Cependant les molosses, habitués de longue main à cette chasse, épiaient l'occasion favorable, se jetaient sur le dos des lions et enfonçaient les dents dans leur chair, mais ceux-ci, d'un coup de leur griffe meurtrière, les balayaient comme des mouches et reprenaient leur cours effarée. L'un d'eux, entravé par les bolas, entouré de chiens, roula sur le sol en faisant voler le sable sous sa griffe crispée et en poussant un hurlement effroyable. Don Luis l'acheva par une balle qu'il lui planta dans l'oeil. Restait le second cougouar qui était encore sans blessure et qui, par ses bonds, déroutait l'attaque et l'adresse des chasseurs. Les molosses, fatigués, n'osaient l'approcher. Sa fuite l'avait conduit à quelque pas de la caravane; tout à coup il se détourna sur la droite, sauta par-dessus les mules et tomba en arrêt devant le palanquin. Dona Linda, pâle comme une morte, l'oeil éteint, joignit instinctivement les mains, recommanda son âme à Dieu et s'évanouit. Au moment où le lion allait se précipiter sur la jeune fille, deux coups de feule frappèrent en plein poitrail. Il fit volte-face devant son nouvel adversaire, qui n'était autre que le brave capataz, et qui, les pieds écartés et fortement appuyés sur le sol, le fusil à l'épaule, immobile comme un bloc de pierre, l'oeil fixé sur le lion, attendait le monstre. Le cougouar hésita, lança un dernier regard sur sa proie gisante dans le palanquin et s'élança en rugissant sur José, qui lâcha de nouveau la détente. Le quadrupède se tordit sur le sable; le capataz, son machete en main, courut vers lui. L'homme et le lion roulèrent ensemble, mais bientôt un seul des combattants se releva, ce fut l'homme. Dona Linda était sauvée. Son père la serra avec joie contre sa poitrine; elle rouvrit enfin les yeux, et, sachant à quel dévouement elle devait la vie, elle tendit la main à don José. --Je ne compte plus les fois que, mon père et moi, vous nous avez sauvés. --Oh! senorita! répondit le digne homme en lui baisant le bout des doigts. --Tu es mon frère de lait, et je ne puis m'acquitter envers toi que par une amitié éternelle, dit don Luis. Vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers les domestiques, prenez les peaux des lions. Linda, devenus tapis, ils ne t'effraieront plus j'imagine. Personne n'égale l'habilité d'un Hispano-Américain pour écorcher les animaux; en un instant, les deux lions, au-dessus desquels déjà planaient et tournoyaient les urubus et les vautours des Andes, furent dépouillés de leurs peaux. L'ordre se rétablit dans la caravane, qui se remit en route, et une heure après arriva à l'estancia de San-Julian, où elle fut reçue par le Pavito et tous les peones de l'habitation. VIII.--LES BOMBEROS Les bomberos, accompagnés de Maria, s'enfoncèrent dans le désert. Leur course dura quatre heures et les conduisit sur les bords du Rio-Négro, dans une de ces charmants oasis créées par le limon du fleuve et semée de bouquets de saules, de nopals, de palmiers, de chirimoyas, de citronniers et de jasmins en fleurs, dans les branches desquels un peuple d'oiseaux variés de plumage et de voix gazouillaient à plein gosier. Sanchez saisit Maria dans ses bras robustes, l'enleva de dessus sa selle et la posa doucement sur le gazon. Les chevaux se mirent à brouter en paix les jeunes pousses des arbres. --Voyons, comment as-tu retrouvé notre soeur? dit Simon. Le frère aîné, comme s'il n'eût pas entendu, ne répondit pas, et, les yeux fixés sur la jeune fille, il écoutait chanter en lui une voix intérieure; il croyait revoir le portrait vivant de sa mère, et il se disait tout bas: --Même regard doux et tendre à la fois! même sourire empreint de bonté! Pauvre mère! pauvre soeur. Maria, fit-il à haute voix, te rappelle-tu bien tes grands frères qui t'aimaient tant? --Ah çà! s'écria Julian en frappant du pied avec mauvaise humeur, ce n'est pas juste cela, frère; tu nous tiens là le bec dans l'eau comme une volée de canards et tu confisques à ton profit les gentillesses de cette enfant. Si elle est réellement notre Maria tant regretté, parle, caraï! Nous avons autant que toi le droit de l'embrasser, et nous en mourons d'envie. --Vous avez raison, répondit Sanchez; pardon frères: la joie rend égoïste. Oui, c'est notre chère petite soeur, embrassez la. Les bomberos ne se le firent pas répéter, et sans demander la moindre explication à Sanchez, ils se disputaient à qui la dévorerait de caresses. La jeune fille émue, et que les Indiens n'avaient point accoutumée à de pareils bonheurs, se laissait aller à l'ivresse de la joie. Pendant qu'ils se livraient à leurs transports, Sanchez avait allumé du feu et préparé un repas substantiel composé de fruits et d'une cuisse de guanaco. On s'assit, on mangea de bon appétit. Sanchez raconta ses aventures à l'arbre de Gualichu, sans omettre un seul détail. Son récit dura longtemps, parfois interrompu par les jeunes gens qui riaient de tout leur coeur des péripéties tragi-comiques de la scène entre le matchi et Gualichu. --Sais-tu, lui dit Quinto, tu as été un dieu. --Un dieu qui a bien failli devenir immortel plus tôt qu'il n'aurait voulu, répliqua Sanchez car je sens que j'aime la vie depuis que j'ai retrouvé la chica. Enfin, la voilà! bien fin qui viendra la reprendre. Cependant nous ne pouvons la garder avec nous et l'associer à notre existence nomade. --C'est vrai, dirent las autres frères. --Que faire? demanda Julian tristement. --La pauvre soeur mourrait, dit Sanchez; nous ne pouvons en faire une bombera, ni la traîner à notre suite dans nos hasards, ni la laisser seule. --Je ne serai jamais seule avec vous, mes bons frères. --Notre vie est au bout d'une balle indienne. La peur que tu ne retombes entre les mains des Aucas ou des Puelches me trouve; si tu restais avec nous, mêlée à nos dangers, je deviendrais lâche et je n'aurais plus le courage d'accomplir mon devoir de bombero. --Depuis dix ans que nous rôdons dans la pampa, dit Julian, nous avons rompu avec toutes nos anciennes connaissances. --Mais, observa Quinto, nous cherchons un abri sûr? j'ai une idée. --Laquelle? --Vous rappelez-vous le capataz de l'estancia de San-Julian? Comment se nomme-t-il déjà? --Don José Diaz. --C'est cela même, reprit Quinto. Il me semble que nous avons un peu sauvé la vie à lui et à son maître, et que tous deux nous doivent une fameuse chandelle. --Don Luis Munoz et son capataz, dit Simon sans nos carabines, laissaient leur peau à ce démon de Pincheira, qui voulait les faire écorcher vifs. --Voilà notre affaire: Quinto a raison. --Don Luis passe pour un homme serviable. --Il a, je crois, une fille qu'il aime tendrement; il comprendra donc la peine où nous sommes. --Oui; mais, fit Julian, nous ne pouvons pas aller au Carmen. --Allons à l'estancia de San-Julian; c'est l'affaire d'une heure et demie. --Partons, dit Sanchez, Simon et Quinto resteront ici; Julian et moi accompagnerons la chica. Embrasse tes deux frères, Maria. En route, Julian! Vous deux, veillez bien, et attendez-nous au coucher du soleil. Maria fit un dernier signe d'adieu à ses deux frères, et, escortée de Julian et de Sanchez, elle galopa vers San-Julian. Vers trois heures, ils aperçurent à cinquante pas l'estancia, où Don Luis Munoz et sa fille étaient arrivés depuis deux heures à peine. L'estancia de San-Julian, sans contredit la plus riche et plus forte position de toute la côte de Patagonie, d'élève sur une presqu'île de six lieues de tour, couverte de bois et de pâturages où paissent en liberté plus de dix mille têtes de bétail. Entourée par la mer qui lui forme une ceinture de fortifications naturelles, la langue de terre de l'isthme, large de huit mètres au plus, était bouchée par une batterie de cinq pièces de gros calibre. L'habitation, qu'enveloppaient de hautes murailles crénelées et bastionnées aux angles, était une espèce de forteresse capable de soutenir un siège en règle, grâce à huit pièces de canon qui, braquées aux quatre bastions, en défendait les approches. Elle se composait d'un vaste corps-de-logis élevé d'un étage avec les toits en terrasses, ayant dix fenêtres de façade et flanqué de deux ailes. Un grand perron, garni d'une double rampe en fer curieusement travaillée et surmontée d'une _varandah_, donnait accès dans les appartements meublés avec ce luxe simple et pittoresque particulier aux fermes espagnoles de l'Amérique. Entre l'habitation et le mur d'enceinte percé en face du perron et fermé par une porte de cèdre de cinq pouces d'épaisseur que doublaient de fortes lames de fer, s'étendait un vaste jardin anglais, touffu et accidenté. L'espace laissé libre derrière la ferme était réservé pour les parcs ou _corrales_ où chaque soir l'on renfermait les bestiaux et à une immense cour où tous les ans l'on abattait le bétail. Cette maison était blanche, gaie et riante. Le faîte en apparaissait au loin à moitié caché par les branches des arbres qui la couronnaient de vert feuillage. Des fenêtres du premier étage la vue planait d'un côté sur la mer et de l'autre sur le Rio-Négro qui, comme un ruban d'argent se déroulait capricieusement dans la plaine et se perdait dans les lointains bleuâtres de l'horizon. Depuis la dernière guerre avec les Indiens, guerre qui remontait à dix années, et pendant laquelle l'estancia avait failli être surprise par les Aucas, on avait construit sur le toit du principal corps de logis un _mirador_ où se tenait jour et nuit une sentinelle chargée de veiller et d'avertir au moyen d'une corne de boeuf de l'approche des étrangers. Du reste, un poste de six hommes gardait la batterie de l'isthme dont les canons étaient prêts à faire feu à la moindre alerte.. Aussi, les bomberos étaient-ils encore assez éloignés de l'estancia, que déjà leur venue avait été signalée, et que don José Diaz, accompagné de Pavito, se tenait derrière la batterie pour les interroger dès qu'ils seraient à portée de voix. Les bomberos connaissaient la consigne, qui est commune à tous les établissements espagnols, surtout sur les frontières, où l'on est exposé aux déprédations continuelles des Indiens. Arrivés à une vingtaine de pas de la batterie, les deux hommes s'arrêtèrent et attendirent. --Qui vive? cria une voix. --Amis, répondit Sanchez. --Qui êtes-vous? --Bomberos. --Bien. Que demandez-vous! --Le senor capataz don José Diaz. --Eh! mais, s'écria José lui-même, c'est Sanchez. --Oui, oui, don José dis Sanchez, et je vous ai tout de suite reconnu; mais la consigne est la consigne. Voici mon frère Julian pour vous servir. --Comme nous l'avons déjà fait, don José, sans reproche, fit Julian d'un ton goguenard. --C'est juste. Qu'on baisse le pont-levis. Les bomberos entrèrent, et immédiatement le pont levis fut relevé derrière eux. --Caraï! quelle agréable surprise, mes amis! dit le capataz. Vous êtes d'une rareté désespérante. Venez chez moi, et, en buvant un _trago_ (coup), vous me conterez ce qui vous amène, une sérieuse affaire, si je vous connais bien. --Très-sérieuse, en effet, répondit Sanchez. --Pavito, dit José, restez ici; je vais à l'estancia. Et le capataz monta à cheval et se plaça à côté de Sanchez. --Dites-donc, caballero, sans indiscrétion, quelle est cette jeune fille vêtue à l'indienne? C'est une blanche, n'est-ce pas? --C'est notre soeur, capataz. --Votre soeur, non Sanchez? Plaisantez-vous? --Dieu m'en garde! --J'ignorais que vous eussiez une soeur, pardonnez-moi, je ne suis point sorcier. Les cavaliers étaient arrivés. Le capataz mit pied à terre. Les bomberos l'imitèrent et le suivirent dans une grande salle du rez-de-chaussée, où une femme d'un certain âge et d'une belle santé était occupée à égrener du maïs. C'était la mère de don José, la nourrice de don Luis. Elle accueillit les arrivants d'un sourire de bonne humeur, leur offrit des sièges et alla cher un pot de chicha qu'elle posa devant eux. --A votre santé, senores! dit le capataz après avoir rempli jusqu'aux bords les gobelets d'étain. Le soleil est chaud en diable et cela égaie des voyageurs de se rafraîchir. --Merci! dit Sanchez qui avait vidé son verre. --Voyons, qu'avez-vous à me conter? Parlez librement, à moins, ajouta don José, que ma mère ne vous gêne. Dans ce cas, la digne femme passerait dans une chambre voisine. --Non, fit vivement Sanchez, non! que la senora reste, au contraire: ce que nous avons à dire, tout le monde peut l'entendre, votre mère surtout; nous venons au sujet de notre soeur. --C'est égal, soit dit sans vous offenser, senor Sanchez, interrompit le capataz, vous avez tort de garder cette enfant avec vous car elle ne peut partager tous les périls de votre vie endiablée; n'est-ce pas, mère? La vieille dame fit un signe affirmatif, et les deux frères échangèrent un regard d'espérance. --Vous en ferez ce que vous voudrez, reprit don José; chacun est le maître dans ce monde d'arranger sa vie à sa guise, pourvu que ce soit honnêtement. Mais voyons votre affaire. --Votre avis, don José, dit Sanchez, nous comble de joie. Vous êtes un homme de bon conseil et de bon coeur. Et, sans plus tarder, il lui raconta l'histoire singulière de Maria. Pendant la fin du récit, sa Diaz avait quitté la salle sans être remarquée par son fils ni par les bomberos. --Vous êtes un brave homme Sanchez, s'écria don José. Oui, le diable m'emporte! quoique, en général, les bomberos passent pour d'assez mauvais compagnons. Vous m'avez bien jugé et je vous remercie d'avoir pensé à moi. --Vous acceptez? fit Julian. --Un moment, sapristi! laissez-moi achever, reprit le capataz en remplissant les verres: à votre santé! à la santé de la senorita! Je suis un pauvre diable, moi, et garçon par dessus le marché; ma protection serait compromettante pour une jeune fille; les langues sont malignes ici comme partout, et, quoique je vive avec ma mère, une excellente femme, une méchante parole est vite lâchée. Senores, la réputation d'une jeune fille est comme un oeuf; on ne le raccommode pas quand il est fêlé. Vous comprenez? --Que faire? murmura Sanchez découragé. --Patience, compadre! je ne puis rien moi-même; mais canario! don Luis Munoz, mon maître, est bon, il m'aime, il a une fille qui est charmante; je plaiderai auprès de lui la cause de votre soeur. --La cause est gagnée, mon ami, dit don Luis que Diaz avait averti de la démarche des bomberos. Dona Linda, qui accompagnait son père, avait été très-émue des malheurs de Maria; une bonne action lui avait tenté le coeur, et elle avait prié son père de se charger de la soeur des bomberos qu'elle voulait garder auprès d'elle. Julian et Sanchez ne savaient comment exprimer leur reconnaissance au senor Munoz. --Mes amis, dit celui-ci je suis heureux de m'acquitter envers vous. Nous avons un vieux compte ensemble, n'est-ce pas, José? et si ma fille a encore son père, c'est à vous qu'elle le doit. --Oh! senor! firent les deux jeunes gens. --Ma fille Lindita aura une soeur, et moi, au lieu d'une fille, j'en aurai deux. Tu le veux bien, Lindita? --Je vous en remercie, mon père, répondit-elle en faisant mille caresses à Maria. Ma chère enfant, ajouta-t-elle, embrassez vos frères et suivez-moi dans mon appartement; je vais vous donner moi-même les choses de première nécessité, et avant tout vous débarrasser de ce costume de païenne. --Voyons, voyons, petite fille! dit dona Linda en l'entraînant; ne pleurez pas ainsi, vous les reverrez; essuyez vos yeux, je veux que vous soyez heureuse, entendez-vous! Allons, souriez bien vite, ma mignonne, et venez. --Merci, encore une fois, don Luis, dit Sanchez; nous partons tranquilles. --Au revoir, mes amis. Sanchez et Julian, légers de corps et d'âme, sortirent de l'estancia et croisèrent sur leur passage un cavalier qui au grand trot, se dirigeait vers le perron. --C'est singulier, fit Sanchez. Où ai-je vu cet homme? Je l'ignore; mais, à coup sûr, je le connais. --Vous connaissez don Juan Perez? demanda le capataz. --Je ne sais si tel est le nom de ce caballero, ni qui il est, ni même où je l'ai vu; cependant, je puis assurer qu'il y a peu de temps que nous nous sommes rencontrés. --Ah! --Adieu, don José, et merci! dirent les deux bomberos en lui serrant la main. IX.--UNE VISITE. Une heure avant l'arrivée des bomberos à l'estancia, un visiteur s'était présenté qui avait été accueilli avec empressement par don Luis et sa fille. Ce visiteur, âgé de vingt-huit ans, d'une taille élégante, avait les manières du grand monde et une physionomie fine et spirituelle. Il se nommait don Fernando Bustamente. Il appartenait à l'une des familles les plus riches et les plus considérables de Buenos-Ayres. La mort de ses parents l'avait, dans ce pays où l'or est si commun, doté d'une fortune de plus de cinq cent mille piastre de rentes, c'est-à-dire environ deux millions et demi. La famille de don Fernando et celle de don Luis, toutes deux originaires d'Espagne et liées l'une à l'autre par d'anciennes unions, avaient toujours vécu sur le pied de la plus grande intimité. Le jeune homme et la jeune fille avaient été élevés ensemble. Aussi, quand son beau cousin était venu lui faire ses adieux, en lui annonçant son départ pour l'Europe, où il devait voyager quelques années pour compléter son éducation et se former aux façons élégantes, dona Linda, alors âgée de douze ans, avait-elle éprouvé un vif chagrin. Depuis leur enfance, et comme à leur insu, ils s'aimaient avec ce doux et naïf entraînement de la jeunesse qui ne songe qu'au bonheur. Don Fernando était parti, emportant avec lui son amour, et Lindita avait gardé le sien dans son coeur. Depuis quelques jours à peine, le jeune homme était de retour à Buenos-Ayres, et, après avoir visité en touriste les villes les plus renommées de l'univers civilisé, il s'était hâté de mettre ordre à ses affaires, puis il avait frété une goëlette et avait fait voile pour le Carmen, brûlant du désir de retrouver celle qu'il aimait et qu'il n'avait pas vue depuis trois années, sa Lindita, cette jolie enfant qui sans doute, pensait-il, était devenue une belle jeune fille et une femme accomplie. Au Carmen, il trouva la maison de don Luis vide, et, sur le renseignement de Tio Lucas, le vieux nègre, il courut à franc étrier jusqu'à l'estancia de San-Julian. La surprise et la joie de don Luis et sa fille furent extrême. Lindita fut surtout heureuse, car tous les jours elle pensait à Fernando et le voyait à travers ses souvenirs, mais en même temps elle ressentit au coeur je ne sais quelle commotion pleine de volupté et de douleur. Fernando s'en aperçut, il comprit qu'on l'aimait encore, et son bonheur égala celui de dona Linda. --Allons, allons, mes enfants, dit le père en souriant, embrassez-vous, je vous le permets. Dona Linda tendit à Fernando son front rougissant qu'il effleura respectueusement de ses lèvres. --Qu'est-ce que c'est que ce baiser-là? reprit don Luis: voyons pas d'hypocrisie! embrassez-vous franchement, que diable! Toi, Lindita, ne fais pas ainsi la coquette, parce que tu es une belle fille et qu'il est beau garçon; et vous, Fernando, qui tombez ici comme une bombe sans crier gare, croyez-vous, s'il vous plaît, que je n'aie pas deviné pour qui vous veniez de faire plusieurs centaines de lieues sur mer? Est-ce pour moi que vous accourez de Buenos-Ayres et du Carmen? Vous vous aimez, embrassez-vous gentiment, comme deux amoureux et deux fiancés, et, si vous êtes sages, on vous mariera dans quelques jours. Les jeunes gens attendris par ces bonnes paroles et cette joyeuse humeur, se jetèrent dans les bras du digne homme pour y cacher leur émotion. --Mes enfants, le Rubicon est franchi; soyons tout à la joie de nous revoir après une séparation si longue, la dernière, car nous voici réunis pour toujours. --Oui! pour toujours! répétèrent les jeunes gens. --Puisque voilà l'enfant prodigue, tuons le veau gras. Don Fernando, vous resterez ici et ne retournerez au Carmen que pour vous marier. Cela vous convient-il? --Oui, dit Fernando en regardant amoureusement Lindita, à condition que ce sera bientôt, mon père. --Voilà bien les amoureux! ils sont pressés, impatients. Chacun son tour; j'ai été comme cela, j'étais heureux alors. Nos enfants nous remplacent, et le bonheur des vieillards est fait avec leur bonheur. Alors commença entre les trois personnages une de ces douces et intimes causeries où se mêlaient les souvenirs du passé et la certitude d'un bonheur prochain, badinage du coeur et de l'esprit. Ils furent interrompus par Diaz qui entra au salon. Don Fernando se rendit dans sa chambre; Linda et son père suivirent la vieille dame auprès des bomberos. Don Luis, surpris et irrité de l'arrivée inopinée de don Juan Perez, résolut de se débarrasser de lui et d'en finir avec cet homme mystérieux. --Vous ne m'attendiez pas de sitôt? dit don Juan en sautant de son cheval et saluant le maître du logis. --Je ne vous attendais pas du tout, d'autant moins qu'hier, si j'ai bonne mémoire, vous nous aviez parlé d'un voyage. --Il est vrai, reprit-il en souriant; mais sait-on la veille ce qu'on fera le lendemain? Ainsi, vous-même, continua-t-il en suivant don Luis au salon, hier, vous ne songiez nullement à quitter le Carmen. --Mon Dieu, vous le savez, nous autres estancieros, nous sommes souvent forcés, d'un moment à l'autre, à l'improviste, de nous rendre sur nos propriétés. --Même chose m'arrive: je suis, comme vous, pour quelque temps contraints de vivre en gentilhomme campagnard. --Ainsi vous habitez votre estancia? --Oui, nous voilà voisins, vous serez condamné à ma présence, à moins que... --Vous serez toujours reçu chez moi. --Vous êtes mille fois aimable, dit don Juan en s'asseyant dans un fauteuil. --Peut-être, j'en ai peur, n'aurai-je pas longtemps l'honneur de votre voisinage. --Et pourquoi? --Il est possible qu'avant huit jours je retourne au Carmen. --Vous n'êtes donc venu ici qu'en passant? --Pas précisément. Je comptais rester quelques mois ici, comme vous le disiez tout à l'heure, sait-on bien la veille ce qu'on fera le lendemain? Les deux interlocuteurs, tels que des duellistes habiles, avant d'engager le fer et de se porter des coups décisifs, se tâtaient réciproquement par des feintes vite parées. --Me sera-t-il permis de présenter mes hommages à dona Linda? demanda don Juan. --Elle ne tardera pas à venir. Figurez-vous, mon cher voisin, que, par un concours de circonstances extraordinaires, nos venons de nous charger d'une jeune fille d'une rare beauté qui dix ans, a été l'esclave des Indiens, et que ses frères nous ont amenée, voici une heure à peine, après l'avoir miraculeusement sauvée des mains des païens. --Ah! fit don Juan d'une voix étouffée. --Oui, continua don Luis sans remarquer l'émotion du jeune homme. Elle se nomme Maria, je crois; elle parait fort douce; vous connaissez ma fille, elle en raffole déjà, et en ce moment elle est en train de la débarrasser de ses affublements indiens et de la vêtir d'une façon présentable. --Fort bien, mais êtes-vous sûr que cette femme soit ce qu'elle semble être? Les Indiens sont fourbes, vous ne l'ignorez pas, et cette... --Maria. --Cette Maria est peut-être une espionne indienne. --Dans quel but? --Que sais-je? Peut-on compter sur rien? --Vous vous trompez, don Juan; je puis me fier aux hommes qui me l'ont amenée. --Surveillez-la, croyez-moi. --Mais elle est Espagnole. --Cela ne prouve rien. Voyez Pincheira, n'est-ce pas un ancien officier de l'armée chilienne? Aujourd'hui le voilà chef d'une des principales nations patagones, et c'est le plus crues adversaire des Espagnols. --Pincheira, c'est autre chose. --A votre aise, dit don Juan; je souhaite que vous ayez raison. Comme don Juan prononçait ces mots, dona Linda parut, accompagnée de don Fernando. --Don Juan, dit l'estanciero, j'ai l'honneur de vous présenter don Fernando Bustamente; et à vous, don Fernando, don Juan Perez. Les deux hommes d'inclinèrent l'un devant l'autre en se lançant un regard incisif comme une lame d'épée. --Je crois, dit don Juan, avoir eu déjà le plaisir de rencontrer monsieur. --Bah! ce n'est pas en Amérique, à coup sûr, car voilà trois ans que don Fernando l'a quitté. --En effet, don Luis, c'est à Paris. --Votre mémoire est fidèle, monsieur, répondit son Fernando; nous nous sommes trouvés ensemble chez la marquise de Lucaney. --J'ignorais votre retour en Amérique. --Depuis quelques jours, je suis arrivé à Buenos-Ayres; ce matin, j'étais au Carmen, et me voilà! --Déjà ici! ne put s'empêcher de dire don Juan. --Oh! fit avec intention le père de Linda, cette visite un peu Brusque était si naturelle que ma fille et moi l'avons pardonnée de grand coeur à don Fernando. --Ah! murmura don Juan pour répondre quelque chose, car il comprit qu'il avait devant lui un rival. Dona Linda, nonchalamment étendue sur un canapé, suivait la conversation avec anxiété, tout en jouant avec un éventail qui tremblait dans sa main. --J'ose espérer, monsieur, dit don Juan avec courtoisie, que nous renouerons ici la connaissance incomplète commencée dans les salons de madame Lucaney. --Mon Dieu! se hâta de répondre don Luis pour couper la parole à don Fernando, le senor Bustamente est malheureux de perdre cette bonne fortune que vous lui offrez si gracieusement; mais, aussitôt son mariage, il compte voyager en compagnie de sa femme, puisque aujourd'hui c'est la mode dans un certain monde. --Son mariage! fit don Juan avec un étonnement parfaitement joué --Vous l'ignoriez? --Oui. --Etourdi que je suis! le bonheur me fait perdre la tête, je suis comme ces deux enfants; veuillez m'excuser. --Monsieur! --Certainement. N'êtes-vous pas un de nos meilleurs amis? Nous n'avons rien de caché pour vous. Don Fernando Bustamente épouse ma fille. Oh! c'est une union projetée depuis longtemps. Don Juan Perez pâlit: un voile sanglant passa devant ses yeux; il ressentit au coeur une angoisse horrible et crut qu'il allait mourir. Dona Linda suivait curieusement sur son visage ses secrètes pensées; mais, sentant que tous les yeux étaient fixés sur lui, le jeune homme fit un effort surhumain, et d'une voix douce et sans émotion apparente, il dit à la jeune fille: --Soyez, mademoiselle, heureuse... comme je le désire. Le premier souhait, dit-on, est efficace; acceptez le mien. --Je vous remercie, monsieur, répondit dona Lina, trompée par l'accent de don Juan. --Quant à vous, senor Bustamente, votre bonheur va faire bien des jaloux, car vous nous enlevez la perle la plus précieuse du riche écrin de la république argentine. --Je m'efforcerai, senor, d'être digne d'elle; je l'aime tant! --Ils s'aiment tant! fit le père avec une bonhomie cruelle. Les jeunes amoureux s'envoyèrent un regard humide d'amour, plein d'espérance et de bonheur. Ni les derniers mots de don Luis, ni le regard des deux fiancés ne furent inaperçus par don Juan, que, sans en laisser rien paraître, reçut ce double coup de poignard et cacha sa douleur sous un sourire. --Pardieu! mon voisin, reprit le père, vous assisterez, ce soir, au repas de fiançailles, et vous nous abandonnerez votre soirée. --Impossible, senor; d'importantes affaires m'appellent à mon estancia, et, à mon grand regret, je vous quitte. --Si, cependant, ma fille se joignait à moi... --Je refuserais la senorita. --Vous entendez, mon père; ni vous ni moi n'obtiendrons rien. --Si moi-même, dit don Fernando, j'osais... --Vous me rendez confus mais, sur l'honneur, il faut que je parte. Le sacrifice que je fais en ce moment est d'autant plus pénible pour moi, ajouta-t-il avec un sourire sardonique, que le bonheur fuit presque toujours aussi vite qu'il est rare à atteindre, et que c'est folie de n'en point profiter. --Moi, dit dona Linda en regardant don Fernando, je ne crains plus le malheur à présent. Perez ouvrit sur elle ses yeux où passa une expression indéfinissable, et il répondit en hochant la tête: --Puissiez-vous dire vrai, senorita, mais je sais un dicton français... --Lequel? --«Entre la coupe et les lèvres, il y a encore place pour un malheur.» --Oh! le vilain dicton! s'écria Linda un peu troublée. Mais je ne suis pas française, moi, et je n'ai rien à redouter. --C'est juste, mademoiselle. Et don Juan, sans ajouter un mot, salua et s'élança hors du salon. --Eh bien! mon ami, reprit l'estanciero, que pensez-vous de cet homme? --Il a le regard profond comme un abîme, sa parole est acérée; et, je ne sais pourquoi, je ne sais pourquoi, je suis sûr qu'il me hait. --Moi aussi, je le hais, reprit Linda qui avait tressailli. --Peut-être vous aimait-il, Linda. Peut-on vous voir sans vous aimer? --Qui vous assure qu'il ne médite pas un crime? --Pour cette fois, senorita, vous allez trop loin, c'est un gentilhomme. --_Quien sabe?_ répondit-elle en se rappelant ces paroles de don Juan qui l'avait déjà fait frissonner. X.--PAR MONTS ET PAR VAUX. Au sortir de l'estancia de San-Julian, don Juan Perez était en proie à une de ces colères froides et concentrées que s'amassent lentement dans l'âme et éclatent enfin avec une force terrible. Ses éperons ensanglantaient son cheval qui hennissait douloureusement et redoublait sa course furibonde. Où allait-il ainsi? Il ne le savait pas lui-même; peu lui importait d'ailleurs, il ne voyait plus, n'entendait plus; il roulait dans son cerveau des projets sinistres, et franchissait torrents et ravins sans s'inquiéter du galop de son cheval. Seul, le sentiment de la haine grondait en lui. Rien ne rafraîchissait son front brûlant, ses tempes battaient à rompre, et un tremblement nerveux agitait tout son corps. Cet état de surexcitation dura plusieurs heures; son cheval avait dévoré l'espace. Enfin, brisé de fatigue, le noble animal s'arrêta soudain sur ses genoux fléchissants et roula sur le sable. Don Juan se releva en jetant autour de lui un regard égaré. Il lui avait fallu cette rude chute pour remettre un peu d'ordre dans ses idées et le rappeler à la réalité: une heure de plus d'une telle angoisse, il serait devenu fou furieux ou serait mort d'apoplexie foudroyante. La nuit était venue. D'épais ténèbres pesaient sur la terre; un silence funèbre régnait dans le désert où le hasard l'avait conduit. --Où suis-je? dit-il en cherchant à s'orienter. Mais la lune, cachée par les nuages, se répandait aucune clarté; le vent soufflait avec violence; les branches des arbres s'entrechoquaient, et dans les profondeurs de ce désert, les hurlements des bêtes fauves commençaient à mêler les notes graves de leurs voix aux rauques miaulements des chats sauvages. Les yeux de don Juan essayaient en vain de percer l'ombre. Il s'approcha de son cheval étendu sur le sol et râlant sourdement; pris de pitié pour le compagnon de ses courses aventureuses, il se pencha vers lui, passa à sa ceinture les revolvers contenus dans les arçons, et, détachant une gourde pleine de rhum suspendue à la selle, il se mit à laver les yeux, les oreilles les narines et la bouche de la pauvre bête, dont les flancs haletaient, que ce secours sembla rendre à la vie. Une demi-heure se passa ainsi. Le un peu rafraîchi, s'était relevé, et, avec k'instinct qui distingue sa race, il avait découvert une source voisine où il s'était désaltéré. --Tout n'est pas perdu encore, murmura don Juan, et peut-être parviendrai-je bientôt à sortir d'ici, car là-bas, on m'attend, il faut que j'y sois! Mais un rugissement profond résonna à courte distance, répété presque sur-le-champ dans quatre directions différentes. Le poil du cheval s'était hérissé et don Juan avait tremblé. --Malédiction! s'écria-t-il, je suis à un abreuvoir de cougouars. En ce moment, à dix pas de lui, il aperçut deux yeux qui brillaient comme des charbons ardents et qui le regardaient avec une fixité étrange. Don Juan était un homme d'un courage éprouvé, audacieux et téméraire à l'occasion; mais seul dans cette morne solitude, au milieu d'une nuit noire, entouré de bêtes féroces comme un cercle fatal, il sentit malgré lui la peur l'envahir, il respirait avec effort, ses dents étaient serrées, une sueur glacée inondait son corps, et il fut sur le point de se laisser choir. Ce découragement rapide disparut devant une volonté forte, et don Juan, soutenu par l'instinct de la conservation et par l'espérance si ancrée dans le coeur de l'homme, se prépara à une lutte inégale. Le cheval poussa un hennissement de frayeur et se sauva dans les sables. --Tant mieux! pensa le cavalier; il échappera peut-être. Un effroyable concert de cris et de hurlements s'éleva de toutes parts au bruit de la fuite du cheval, et de grandes ombres passèrent en bondissant auprès de don Juan. Un tourbillon de vent courut dans le ciel; la lune éclaira le désert de sa lueur triste et blafarde. Non loin, le Rio-Négro coulait entre deux rives escarpées et don Juan vit s'étendre à perte de vue les masses compactes d'une forêt vierge, chaos inextricable de rochers entassés pêle-mêle et de fissures d'où surgissaient des bouquets d'arbres. Çà et là, des lianes s'enchevêtraient les unes dans les autres, décrivaient les paraboles les plus bizarres, et n'arrêtaient leurs ramifications qu'à la rivière. Le sol, composé de sable et de ces détritus qui abondent dans les forêts américaines, fuyait sous le pied. Don Juan se reconnut alors. Il se trouvait à plus de quinze lieues de toute habitation, engagé dans les premiers plans d'une immense forêt, la seule de la Patagonie, et que la hardiesse d'aucun pionnier n'avait osé explorer, tant ses sombres profondeurs semblaient révéler d'horreur et de mystères. Auprès de la forêt, jaillissait d'entre les rochers une source limpide, dont les bords étaient foulés par de nombreuses traces de griffes de bête fauves. Cette source leur serait, en effet, d'abreuvoir, quand, au soleil couché, elles quittaient leurs tanières pour chercher leur pâture et se désaltérer. De plus, témoignage vivant de cette supposition, deux magnifiques cougouars, mâle et femelle, arrêtés sur la rive, surveillaient d'un oeil inquiet les jeux de leurs petits. --Hum! fit don Juan, voilà de dangereux voisins. Et machinalement il détourna les yeux. Une panthère allongée sur un roc dans la position d'un chat aux aguets fixait sur lui des yeux enflammés. Don Juan, bien armé, suivant la coutume américaine, avait une carabine d'une justesse remarquable, qu'il avait posée auprès de lui appuyé droite sur un rocher. --Bon! dit-il, la lutte sera sérieuse, au moins. Il épaula son fusil, mais, au moment où il allait faire feu, un miaulement plaintif lui fit lever la tête. Une dizaine de _pajeros_ et de _subaracayas_ (chats sauvages de haute taille), perchés sur des branches d'arbres, le regardaient en dessous, tandis que plusieurs loups rouges tombaient en arrêt à quelques pas de lui. Posés sur les rocs environnants, une foule de vautour d'urubus et de caracaras, l'oeil à demi éteint, semblaient attendre l'heure de la curée. Don Juan s'élança sur une pointe, et de là, s'aidant des mains et des genoux, il gagna après des difficultés inouïes, une espèce de terrasse naturelle, située à vingt pieds du sol. L'affreux concert formé par les habitants de la forêt, qu'attirait à la suite des uns des autres la subtilité de leur odorat, croissait de plus en plus et dominait le bruit même du vent qui faisait rage dans les ravins et les clairières de la forêt. La lune s'effaça encore derrière les nuages, et don Juan se retrouva dans sa première obscurité, mais, s'il ne distinguait pas auprès de lui les bêtes féroces, il les devinait et les sentait presque, il voyait leurs prunelles flamboyer dans l'ombre et entendait leurs cris qui se rapprochaient toujours. Il appuya fortement ses pieds sur le sol, ajusta un revolver. Quatre coups de feu furent suivis de quatre râlements d'agonie et du bruit produit de branche en branche par la chute des chats sauvages blessés. Cette attaque souleva une rumeur sinistre; les loups rouges se jetèrent en hurlant sur les victimes qu'ils disputèrent aux urubus et aux vautours. Un bruissement dans les feuilles des arbres arriva à l'oreille du vaillant chasseur, et une masse impossible à distinguer clairement fendit l'espace et vint s'abattre en rugissant sur la plate-forme. De la crosse de son fusil, comme d'une massue, il frappa dans les ténèbres, et la panthère, le crâne ouvert, roula du haut en bas du rocher. Il entendit une bataille monstrueuse que les cougouars et les chats sauvages livraient à la panthère blessée, et, ivre de son triomphe et de son danger même, il lâcha deux coups de pistolet dans la foule d'ennemis acharnés qui se tordaient au-dessous de lui. Soudain tous ces animaux, cessant leur lutte comme d'un commun accord, sautèrent sur l'homme, leur ennemi commun, et leur rage se tourna contre le rocher ou sommet duquel don Juan semblait les défier tous. Ils grimpèrent, bondirent sur les anfractuosités du roc. Les chats sauvages arrivèrent les premiers; à mesure que don Juan les renversait, d'autres sautaient sur lui, et il sentait ses forces et son énergie diminuer peu à peu. Cette lutte d'un homme seul contre une foule de bêtes féroces avait je ne sais quoi de grandiose et de poignant. Don Juan, comme dans un cauchemar, se débattait en vain contre des nuées d'assaillants toujours renaissants; sentait sur son visage l'haleine chaude et fétide des chats sauvages et des loups rouges, pendant que les rugissements des cougouars et les miaulements railleurs des panthères emplissaient ses oreilles d'une effroyable mélodie qui lui donnait le vertige. Des centaines d'yeux scintillaient dans l'ombre, et parfois les lourdes ailes des vautours et des urubus fouettaient son front baigné d'une sueur froide. En lui tout sentiment intime du moi s'était évanoui, il ne pensait plus; sa vie, pour ainsi dire, était devenue toute physique; ses mouvements étaient automatiques, et son bras se levait et se baissait pour frapper avec la rigide régularité d'un balancier. Déjà, plusieurs griffes s'étaient profondément enfoncées dans ses chairs; des chat sauvages l'avaient saisi à la gorge, et il avait été forcé de lutter contre eux corps à corps pour leur faire lâcher prise; son sang coulait de vingt blessures, non mortelles à la vérité, mais l'heure approchait que la force humaine ne peut dépasser, où don Juan serait tombé de son rocher et aurait péri sous la dent des bêtes fauves. A cette seconde solennelle où tout allait lui faillir, un cri suprême s'élança de sa poitrine, cri d'agonie et de désespoir d'une expression terrifiante, et qui fut répercuté au loin par les échos, dernière protestation de l'homme fort qui s'avoue vaincu, et qui, avant de tomber, appelle son semblable à son secours ou implore l'aide de Dieu. Il cria. Un cri répondit au sien! Don Juan, étonné et n'osant compter sur un miracle dans un désert où nul être humain n'avait encore pénétré, se crut sous l'impression d'un rêve ou d'une hallucination; pourtant, rassemblant toute sa voix dans sa poitrine et sentant se rallumer l'espérance dans son âme, il jeta un second cri plus éclatant, plus vibrant que le premier. --Courage! Cette fois ce n'était pas l'écho qui lui répondait. Courage! Ce seul mot lui arriva sur l'aile du vent, faible comme un soupir. Semblable au géant Antée, Juan, se redressant, sembla reprendre des forces et renaître à la vie qui lui échappait déjà. Il redoubla ses coups contre ses innombrables ennemis. Plusieurs chevaux galopèrent dans le lointain; des coups de feu illuminèrent les ténèbres de leur lueur passagère, et des hommes, ou plutôt des démons, se ruèrent à l'improviste au plus épais des bêtes fauves, dont ils firent un carnage horrible. Tout à coup don Juan, attaqué par deux chats tigres, roula sur la plate forme en se débattant avec eux. Les bêtes féroces avaient fui devant les nouveaux venus, qui se hâtèrent d'allumer des feux afin de les tenir à distance le reste de la nuit. Deux de ces hommes, armés de torches incandescentes, se mirent à la recherche du lutteur, dont les cris de détresse avaient appelé leur secours. Il gisait sans connaissance sur la plate-forme, entouré de dix ou douze chats sauvage morts et tenant entre ses doigts raidis, le cou d'un pajero étranglé. --Eh bien! Julian, dit une voix, l'a-t-on trouvé? --Oui, répondit-il, mais il parait mort. --Caraï! ce serait dommage reprit Sanchez, car c'est un fier homme. Où est-il? --Là, sur le rocher. --Pouvez-vous le descendre avec l'aide de Quinto? --Rien d'aussi facile. --Hâtez-vous, au nom du ciel, dit Sanchez: chaque minute de retard pour lui est peut-être une année de vie qui s'envole. Quinto et Julian soulevèrent don Juan par les pieds et par la tête et, avec des précautions infinies, le transportèrent, de la forteresse improvisée où il avait si longtemps combattu, auprès de l'un des feux, sur un lit de feuilles préparé par Simon. --Canario! s'écria Sanchez à l'aspect misérable du jeune homme; le pauvre diable, comme ils l'ont arrangé! Il était temps de le secourir. --Croyez-vous qu'il va en réchapper? continua Quinto avec intérêt. --Il y a toujours espoir, dit sentencieusement Sanchez, quand la vie n'est pas éteinte. Voyons-le donc. Il se pencha vers le corps de don Juan, tira son poignard luisant, lui mit la lame devant les lèvres. --Pas le moindre souffle! fit le bombero en hochant la tête. --Ses blessures, sont sérieuse? demanda Quinto. --Je ne crois pas. Il a été accablé de lassitude et d'émotion; il ne tardera pas à ouvrir les yeux, et, dans un quart d'heure, si bon lui semble, il pourra se remettre en selle. C'est sûrement lui, ajouta Sanchez à demi-voix. --D'où te vient son air soucieux, frère? --C'est cet homme, malgré son costume européen et toute l'apparence d'un blanc, ressemble... --A qui? --Au chef indien contre lequel nous nous sommes battus à l'arbre de Gualichu et auquel nous devons le salut de Maria. --Tu te trompes sans doute? --Pas le moins du monde, frères, répliqua l'aîné avec autorité Caché dans le creux de l'arbre, j'ai pu à loisir considérer ses traits qui sont gravés dans ma mémoire. D'ailleurs, je le reconnaîtrais à cette balafre que j'ai imprimée sur son visage avec mon sabre. --C'est vrai, dirent les autres étonnés. --Que faire? --Que signifie ce déguisement? --Dieu seul le sait, reprit Sanchez; mais il faut le sauver. Les bomberos, comme tous les coureurs des bois, vivant loin des établissements, sont obligés de panser eux-mêmes leurs blessures, et ils acquièrent une certaine connaissance pratique de la médecine pour employer les remèdes les plus simples en usage parmi les Indiens. Sanchez, aidé de Julian et de Simon, lava les plaies de don Juan avec de l'eau et du rhum, mouilla ses tempes et lui introduisit de la fumée de tabac dans les narines. Le jeune homme poussa un soupir presque insensible, remua légèrement et enfin ouvrit les yeux qui regardèrent sans voir. --Il est sauvé! dit Sanchez. Laissez maintenant agir la nature, c'est le meilleur médecin que je connaisse. Don Juan se souleva sur un coude, passa la main sur son front, comme pour retrouver la mémoire et la pensée, et d'une voix faible: --Qui êtes-vous? fit-il. --Des amis, monsieur; ne craignez rien. --Je suis rompu, j'ai les membres brisés. --Il n'en est rien, monsieur; à part la fatigue, vous vous portez aussi bien que nous. --Je le souhaite, braves gens; mais par quel miracle êtes-vous arrivés à temps pour me délivrer? Le miracle, c'est votre cheval qui l'a fait: sans lui, vous étiez perdu. --Comment cela? demanda don Juan, dont la voix s'affermissait de plus en plus et qui déjà était parvenu à se mettre debout. --Voici la chose. Nous sommes bomberos. Le jeune homme eut une espèce de tressaillement nerveux qu'il réprima soudain. --Nous sommes bomberos; nous surveillons, la nuit surtout, les mouvements des Indiens. Le hasard nous avait amenés de ce côté. Votre cheval s'enfuyait, ayant à ses trousses une bande de loups rouges; nous l'avons débarrassé de ces carnivores. Ensuite, comme il nous a paru peu probable qu'un cheval tout sellé se trouvât seul dans cette forêt où personne n'ose s'aventurer, nous nous sommes mis à la recherche du cavalier. Votre cri nous a guidés. --Comment m'acquitter envers vous? dit don Juan en tendant la main à Sanchez. --Vous ne me devez rien, monsieur. --Mais... --Voici votre cheval, caballero. --Mais je voudrais vous revoir, dit-il avant de partir. --Inutile: vous ne me devez rien, vous dis-je, reprit Sanchez qui tenait la bride du cheval. --Que voulez-vous dire? insista don Juan. Le bombero, répondit Sanchez, paie aujourd'hui la dette contractée hier avec Neham-Outah, l'ulmen des Aucas. Le visage de don Juan se couvrit d'une pâleur affreuse --Nous somme quittes, chef, continua Sanchez en lâchant la bride. Quand le cavalier eut disparu dans l'obscurité, Sanchez se tourna vers ses frères. --Je ne sais pourquoi, leur dit-il un soupir de soulagement, mais je suis heureux de ne plus rien devoir à cet homme. XI.--LES NANDUS A l'estancia de San-Julian, les heures s'écoulaient doucement, entremêlées de causeries et de bonheur. Don Luis s'associait à la joie de ses deux enfants. Don Juan Perez, depuis la nouvelle officielle du mariage de dona Linda, n'avait reparu ni à San-Julian, ni au Carmen, au grand étonnement de tout le monde. Maria, douce et naïve, était devenue l'amie de Linda, presque une soeur. Les rires frais et sonores des jeunes filles égayaient les échos de l'habitation et faisaient rêver le capataz qui, à la vue de la soeur des bomberos, avait senti son coeur se tourner vers elle, comme l'héliotrope vers le soleil. De loin, don José, semblable à une âme en peint, rôdait autour de Maria pour l'entrevoir à la dérobée. Tout le monde, dans l'estancia, s'était aperçu de l'amour du brave homme, qui, seul, malgré ses gros soupirs, n'y comprenait rien. On osait se moquer de lui, sans le blesser toutefois, et rire de ses façons singulières. Un jour, par une fraîche matinée de novembre, peu après le lever du soleil, tout s'agitait à l'estancia de San-Julian. Plusieurs chevaux, tenus en main par des esclaves noirs, hennissaient d'impatience au pied du perron; les domestiques couraient çà et là, et don José, revêtu de ses plus beaux habits, attendait l'arrivée de son maître. Enfin, don Luis et don Fernando parurent en compagnie des deux jeunes filles. A la vue de Maria, le majordome sentit la joie lui monter du coeur au visage; il se redressa, frisa d'un doigt coquet sa moustache retroussée et lança à sa bien aimée une oeillade tendre et respectueuse. --Bonjour, José, mon ami, lui dit cordialement don Luis. Eh! eh! je crois que la chasse sera bonne. --Je pense de même, Seigneurie; le temps est superbe. --As-tu choisi, au moins, des chevaux bien doux pour ma fille et sa compagne? --Oh! Seigneurie, répondit le capataz, je les aim moi-même lacés dans le corral; je vous réponds d'eux sur ma tête. De vrais chevaux de dames, des agneaux. --Nous sommes tranquilles, dit dona Linda; nous savons que don José nous gâte. --Allons! à cheval et partons! --Oui, la route est longue d'ici à la plaine des Nandus (espèce d'autruche), reprit José en caressant Maria de l'oeil. La petite troupe, une vingtaine de personnes bien armées, se dirigea du côté de la batterie où le Pavito baissa le pont-levis. --Redoublez de vigilance, dit le capataz au gaucho. --N'ayez crainte, senor José. Bonne chance à vous et à l'honorable compagnie ajouta le Pavito en agitant son chapeau en l'air. --Relevez le pont, Pavito. --Qui entrera dans l'estancia, capataz, sera plus fin que vous et moi. En Patagonie, à quelque distance des rivières, toutes les plaines se ressemblent: du sable, toujours du sable, et çà et là quelques buissons rabougris, tel était le chemin jusqu'à la plaine des Nandus. Don Luis avait convié son gendre à une chasse à l'Autruche, et, comme on pense, Linda avait voulu être de la partie. La chasse à l'Autruche est un des grands divertissements des Espagnols de la Patagonie et de la république Argentine, où elle se trouvent en grande quantité. Les Autruches vivent d'ordinaire par petites familles de huit à dix, disséminées sur les bords des marais, des étangs et des rivières; elles se nourrissent d'herbes fraîches. Fidèles au coin natal, elles ne quittent guère le voisinage de l'eau, et au mois de novembre, elles vont déposer dans les endroits les plus sauvages de la plaine leurs oeufs, au nombre de cinquante ou soixante, qui, la nuit seulement sont couvés par les mâles et par les femelles. L'incubation arrivée à terme, l'oiseau casse avec son bec les oeufs non fécondés qui se couvrent aussitôt de mouches et d'insectes, nourriture des petits. Un trait caractéristique des moeurs de l'autruche, c'est une extrême curiosité. Dans les estancias où elles vivent à l'état domestique, il n'est pas rare de les voir se faufiler au milieu des groupes et regarder les gens qui causent. Dans la plaine, leur curiosité leur est souvent funeste, car elles viennent reconnaître sans hésiter tout ce qui leur paraît étrange. Voici, à ce sujet une bonne histoire indienne. Les cougouars se couchent à terre, lèvent leur queue en l'air et l'agitent vivement dans tous les sens. Les autruches, attirées par la vue de cet objet inconnu, s'approchent naïves. On devine le reste; elles deviennent la proie des rusés cougouars. Les chasseurs, après une marche assez rapide de près de deux heures, étaient arrivés à la plaine des Nandus. Les dames mirent pied à terre sur les bords d'un ruisseau, et quatre hommes, la carabine sur la cuisse, restèrent auprès d'elles. Les chasseurs échangèrent leurs montures contre les coursiers que des esclaves noirs avaient menés en bride sans cavaliers, puis ils se divisèrent en deux troupes égales. La première, commandée par don Luis, s'enfonça dans la plaine en décrivant un demi-cercle de manière à pousser le gibier vers un ravin situé entre deux dunes mouvantes. La seconde troupe, ayant à sa tête le héros de la fête, don Fernando, s'échelonna sur une ligne de front et forma l'autre moitié du cercle. Ce cercle, par la marche des cavaliers, allait se rétrécissant, lorsqu'une dizaine d'autruches se montrèrent dans un pli du terrain; mais le mâle, placé en sentinelle, par un cri aigu comme le sifflet d'un contre-maître, prévint la famille du danger. Les autruches s'enfuirent en ligne droite rapidement et sans regarder en arrière. Tous les chasseurs s'élancèrent au galop sur leurs traces. La plaine jusque-là silencieuse s'anima. Les cavaliers poursuivaient de toute la vitesse de leurs chevaux les malheureux oiseaux, et sur leur passage soulevaient des flots d'une poussière fine. A douze ou quinze pas du gibier, galopant toujours et piquant de l'éperon le flancs de leurs montures, ils se penchaient en avant, faisaient tournoyer autour de leur tête les terribles bolas et les jetant à toute volée après l'animal. S'ils manquaient leur coup, ils ils se courbaient de côté, rasaient la terre et sans ralentir leur course, ramassaient les bolas qu'ils lançaient de nouveau. Plusieurs familles d'autruches s'étaient levées. La chasse prit alors les proportions d'une joie délirante. Cris et hurrahs retentissaient; les bolas sifflaient dans l'air et s'enroulaient autour du cou, des ailes et des jambes des autruches qui, ahuries et folles de terreur, faisaient mille feintes et mille zigzags pour se soustraire à leurs ennemis, et qui, par des coups d'aile à droite et à gauche, s'efforçaient de piquer les chevaux avec l'espèce d'ongle dont le bout de leur aile est armé. Quelques coursiers épouvantés se cabrèrent et, embarrassés par trois ou quatre autruches qui entravèrent leurs jambes, entraînèrent leurs cavaliers dans leur chute. Les oiseaux, profitant du désordre, se sauvèrent du côté où les chasseurs les attendaient. Là, ils tombèrent sous une pluie de bolas. Chaque chasseur descendait de cheval, tuait la victime, lui coupait les ailes en signe de triomphe et reprenait sa course avec une nouvelle ardeur. Autruches et chasseurs fuyaient et galopaient rapides comme le pampero, le vent des pampas. Une quinzaine d'autruches jonchaient la plaine. Don Luis donna le signal de la retraite. Les oiseaux qui n'avaient pas succombé se hâtèrent des pieds et des ailes vers des abris sûrs. Les morts furent ramassés avec soin, car l'autruche est une excellent mets, et que les Américains préparent, surtout avec la chair de la poitrine, un plat renommé par sa délicatesse et sa saveur exquise qu'ils appellent _picanilla_. Les esclave allèrent à la recherche des oeufs, fort estimés aussi, et ils en recueillirent une excellente moisson. Quoique la chasse n'eut duré qu'une heure, les chevaux, las, suaient te soufflaient; aussi la rentrée à l'estancia s'effectua-t-elle lentement. Les chasseur arrivèrent un peu avant le coucher du soleil. --Eh bien! demanda Luis au Pavito, il ne s'est rien passé d'important en mon absence. --Rien, seigneur, reprit Pavito. Un gaucho, disant venir du Carmen pour affaire pressée, a insisté pour être introduit et parler à don Fernando Bustamente. Ce gaucho, devant qui le Pavito n'avait eu garde de baisser le pont-levis, était son cher et loyal ami Mato, qui devait le tuer _adroitement_. Mato s'était retiré de fort mauvaise humeur sans vouloir dire les motifs de sa visite. --Que pensez-vous de la venue de ce gaucho, don Fernando? demanda don Luis, dès qu'ils furent installés au salon. --Rien qui m'étonne, répondit don Fernando. On dispose en ce moment ma nouvelle habitation au Carmen, et sans doute on a besoin de mes ordres. --C'est possible. --Je presse les ouvriers, mon père; j'ai si grande hâte d'être marié, que je tremble que mon bonheur ne m'échappe, dit don Fernando. --Moi aussi, dit dona Linda, dont le visage s'empourpra. --Voyez-vous la petite futée! dit don Luis. Ces coeurs de jeunes filles, ça travaille sans qu'on s'en doute. Patience, mademoiselle, encore trois jours! --Mon bon père! s'écria Lindita en cachant dans le sein de don Luis son visage baigné de larmes de joie. --Oh! alors, je pars demain pour le Carmen, d'autant plus que j'attends de Buenos-Ayres des papiers indispensables pour notre union, pour notre bonheur, ajouta Fernando en regardant sa bien-aimée. --C'est cela, dit-elle demain de grand matin, pour être de retour après-demain avant midi, n'est-ce pas? --Demain soir je serai ici: puis-je rester loin de vous ma chère Lindita? --Non, don Fernando, non, je vous en prie, je ne veux pas que vous reveniez demain soir. --Pourquoi donc? répondit le jeune homme un peu piqué de ce propos de sa fiancée. --Mon Dieu! je ne sais pourquoi moi-même, mais j'ai peur quand vous traversez la pampa, seul, en pleine nuit. Oh! continua-t-elle à un geste de don Fernando, je vous connais brave, trop brave même. Les bandits gauchos abondent dans la plaine. N'exposez pas une vie qui m'est si chère, qui déjà n'est plus à vous, Fernando, et écoutez le conseil d'un coeur qui n'est plus à moi. --Merci, Lindita. Pourtant je n'ai personne à craindre en ce pays, où je suis inconnu. Du reste, je ne quitte jamais l'estancia sans avoir l'air d'un brigand d'opéra-comique, tant je suis bariolé d'armes. --N'importe, reprit dona Linda, si vous m'aimez... --Si je vous aime, interrompit-il avec passion. --Si vous m'aimez, vous devez souffrir de mes inquiétudes et... m'obéir. --Allons! allons! dit don Luis en riant; sur mon âme, tu es folle, Lindita, et tes romans t'ont troublé la cervelle: tu ne rêves plus que brigands, embuscades et trahisons. --Que voulez-vous, mon père? est-ce ma faute? Le pressentiment d'un malheur prochain m'agite; je ne veux rien livrer au hasard. --Ne pleure pas, ma fille chérie, dit le père à Linda, qui fondit en larmes. Embrasse-moi; j'ai tort. Ton fiancé et moi, nous ferons tout ce que tu voudras. Es-tu contente? --Est-ce bien vrai? reprit dona Linda qui pleurait en souriant. --Oh! senorita! s'écria Fernando d'un ton de tendre reproche. --Vous me rendez toute heureuse. Je ne demande qu'une chose: que José Diaz vous accompagne. --Comme il vous plaira. --Vous me le promettez? --Je vous le jure. --Là, fit gaiement don Luis; tout est pour le mieux, petite fille. Je te soupçonne, Lindita, d'être un peu jalouse et de craindre qu'on ne t'enlève ton fiancé? --Peut-être! dit-elle avec malice. --Cela s'est vu, répliqua le père en goguenardant. Ains, don Fernando, vous partez demain? --Au lever du soleil, pour éviter la trop grande chaleur; et, comme je n'ai pas l'espérance de vous revoir avant mon départ, je prends congé de vous à l'instant même. --Embrassez-vous, mes enfants; quand on se quitte, surtout si l'on s'aime, il faut toujours s'embrasser comme si l'on ne devait plus se retrouver que dans l'autre monde. --Mon père, dit Lindita, vous avez des idées... --C'est pour rire, ma chère enfant. --Bon voyage, don Fernando, et à après-demain! --A après-demain. Le lendemain, au soleil levant, don Fernando Bustamente sortit de l'habitation. Au bas du perron, le capataz et deux esclaves l'attendaient. Involontairement, le jeune homme, avant de piquer des deux, tourna la tête du côté de la chambre de sa bien-aimée, dont la fenêtre s'ouvrit soudain. --Adieu! dit dona Linda avec une certaine émotion dans la voix. --Adieux! non! répondit Fernando en lui envoyant un baiser, au revoir! --C'est juste, fit-elle, au revoir. Le capataz soupira fortement; sans doute il pensait à Maria, et se disait que don Fernando était bien heureux. Don Fernando, le coeur serré sans en comprendre la cause, fit un dernier signe à sa fiancée et ne tarda pas à disparaître au milieu des arbres. Dona Linda le suivit longtemps des yeux, longtemps du coeur, et dès qu'elle fut seule, elle sentit la tristesse l'envahir, elle pleura et sanglota amèrement. --Mon dieu! mon Dieu! s'écria-t-elle; protégez-le? XII.--LA PASSÉE DES GUANACOS Sur les rives du Rio-Négro, à vingt-cinq lieues environ du Carmen, s'élevait la _tolderia_ ou village de la passée des Guanacos. Cette tolderia, simple camp provisoire comme tous les villages des Indiens, dont les moeurs nomades ne comportent pas d'établissements fixes, se composait d'une centaine de _chozas_ ou cabanes irrégulièrement groupées les unes auprès des autres. Chaque choza était construite d'une dizaine de pieux plantés en terre, haut de quatre à cinq pieds sur les côtés et de six à sept au milieu, avec une ouverture vers l'orient pour que le maître de la choza put, au matin, jeter de l'eau en face du soleil levant, cérémonie par laquelle les Indiens conjurent Gualichu de ne pas nuire à leur famille pendant le cours de la journée. Ces chozas étaient revêtues de peaux de chevaux cousues ensemble, toujours ouvertes au sommet afin de laisser un libre essor à la fumée des feux de l'intérieur, feux qui égalent en nombre les femmes du propriétaire. Chaque femme doit avoir un feu pour elle seule. Les cuirs qui servaient de murs extérieurs étaient préparés avec soin et peints de différentes couleurs. Ces peintures égayaient l'aspect général de la tolderia. Devant l'entrée des chozas, les lances des guerriers étaient fichées dans le sol. Ces lances, légères et faites de roseaux flexibles, hautes de seize à dix-huit pieds et armées à leur extrémité d'un fer long d'un pied, forgé par les Indiens eux-mêmes, poussent dans les montagnes du Chili, près de Valdivia. La joie la plus vive semblait animer la tolderia. Dans quelques chozas, des Indiennes, munies de ces fuseaux qui leur viennent des Incas, filaient la laine de leur troupeaux; dans d'autres, des femmes tissaient ces ponchos si renommés pour leur finesse et la perfection du travail, devant des métiers d'une simplicité primitive, autre héritage des Incas. Les jeunes gans de la tribu, réunis au centre de la tolderia, au milieu d'une vaste place, jouaient au _eilma_, jeu singulier, fort aimé des Aucas. Les joueurs tracent un vaste cercle sur le sol, y entrent et se rangent sur deux lignes vis-à-vis les uns des autres. Des champions de chacune d'elles, une balle remplie d'air dans la main; ceux-ci dans la main gauche, ceux-là dans la droite, jettent leur balle en arrière de leur corps de manière à la ramener en avant. Ils lèvent la jambe gauche, reçoivent le projectile dans la main et le renvoient à l'adversaire qu'ils doivent atteindre au corps sous peine de perdre un point. De là mille contorsions bizarres du vis-à-vis qui, pour éviter d'être touché, se baisse ou saute. Si la balle sort du cercle, le premier joueur perd deux points et court après elle. Si, au contraire, le second est frappé, il faut qu'il saisisse la balle et la relance à son adversaire, qu'il doit toucher sous peine de perdre lui-même un point. Celui qui suit, au côté opposé du cercle, recommence, et ainsi jusqu'à la fin. On comprend quels éclats de rire accueillent les postures grotesques des joueurs. D'autres Indiens, plus mûrs d'âge, jouaient gravement à une espèce de jeu de cartes avec des carrés de cuir enluminés de figures grossières de différents animaux. Dans une choza plus vaste et mieux peinte que les autres chozas de la Tolderia, l'habitation du _carasken_ ou premier chef, dont les lances garnies à la base d'une peau colorée ne rouge étaient la marque distinctive du pouvoir, trois hommes assis devant un feu mourant causaient insouciants des bruits du dehors. Ces hommes étaient Neham-Outah, Pincheira et Churlakin, l'un des principaux ulmenes de la tribu et dont la femme était accouchée, le matin même, d'un garçon, ce qui était cause des grandes réjouissances des Indiens. Churlakin prit les ordres du grand chef pour les cérémonies usitées en pareil cas, le salua avec respect et sortit de la choza, où il reparut bientôt suivi de ses femmes et de tous ses amis, dont l'un tenait l'enfant dans ses bras. Neham-Outah se plaça entre Pincheira et Churlakin, en tête de la troupe, et il se dirigea vers le Rio-Négro. Le nouveau-né enveloppé dans ses langes de laine, fut plongé dans l'eau du fleuve; puis on revint dans le même ordre à la choza de Churlakin, à l'entrée de laquelle gisait une jument grasse renversée et attachée par les quatre pieds. Un poncho fut placé sur le ventre de l'animal, et les parents et les amis y déposèrent l'un après l'autre les présents destinés à l'enfant, éperons, armes, vêtements. Neham-Outah, qui avait consenti à servir de parrain, plaça le nouveau-né au milieu des dons; et Churlakin ouvrit les flancs de la jument, lui arracha le coeur et, tout chaud encore, il le passa à Neham-Outah qui s'en servit pour faire une croix sur le front de l'enfant, en lui disant: «tu te nommeras Churlakincko.» Le père reprit son fils, et le chef, élevant le coeur sanglant, dit à haute voix à trois reprises différentes: --Qu'il vive! qu'il vive! qu'il vive! Puis, il recommanda à Gualichu, le génie du mal, le priant de le rendre brave, éloquent, et il termina l'énumération de ses voeux par ces mots: --Surtout qu'il ne soit jamais esclave! La cérémonie accomplie, la jument fut coupée par morceaux, on alluma de grands feux, et tous les parents et amis prirent place à un festin qui devait durer jusqu'à la disparition complète de la jument immolée. Churlakin se préparait à s'asseoir et à manger comme ses convives; mais, sur un signe de Neham-Outah, il suivit le grand chef dans sa choza, où ils reprirent leurs sièges devant le foyer. Pincheira était avec eux. Sur un geste de Neham-Outah, les femmes sortirent, et lui, après un court recueillement, il prit la parole: --Mes frères, vous êtes mes fidèles, et devant vous mon coeur s'ouvre comme une chirimoya (fruit qui ressemble à la goyave), pour vous laisser voir mes plus secrètes pensées. Vous avez peut-être été étonnés de n'avoir pas été, cette nuit, comptés au nombre des chefs choisis par moi pour agir sous mes ordres? Les deux chefs firent un signe de dénégation. --Vous n'avez ni douté de mon amitié, ni supposé que je vous ai retiré ma confiance? Loin de là! Je vous réserve tous deux à de plus importantes entreprises qui exigent des hommes sûrs et éprouvés. Vous, Churlakin, montez à cheval sans délai, voici le quipus. Et il remit à l'ulmen une petite bûche de bois de saule, longue de dix pouces et large de quatre, fendue au milieu et contenant un doigt humain. Ce morceau de bois entouré de fil, était frangé de laine rouge, bleue, noire et blanche. Churlakin reçut avec respect le quipus. --Churlakin, reprit Neham-Outah, vous me servirez de _chasqui_ (héraut), non pas parmi les nations patagones des pampas, dont les caraskenes, les ulmenes ou apo-ulmenes ont assisté à la solennelle réunion de l'arbre de Gualichu, quoique vous puissiez communiquer avec elles sur votre chemin, mais je vous envoie spécialement vers les nations et les tribus dispersées au loin et vivant dans les bois, tels que les Ranqueles, les Quérandis, les Moluchos, les Picunches, auxquels vous présenterez le quipus. De là, vous rabattant sur le grand _chace_ (désert), vous visiterez toutes les tribus Charruas, Bocobis, Tohas et Guaranis, qui peuvent mettre environ vingt-cinq mille guerriers sous les armes. Cette tâche est difficile et délicate. Voilà pourquoi je vous la confie comme à un autre moi-même. --Mon frère peut être tranquille, dit Churlakin: je réussirai. --Bien! reprit Neham-Outah, sur la laine noire, j'ai fait dix-neuf noeuds pour indiquer que mon frère est parti d'auprès de moi le dix-neuvième jour de la lune; sur la blanche, vingt-sept jours les guerriers seront réunis en armes sur l'île de Chole-Hechel, à la fourche du Rio-Négro. Les chefs qui consentiront à sa joindre à nous feront un noeud sur la laine couleur de sang; ceux qui s'excuseront noueront ensemble la laine rouge et la laine bleue. Mon frère a-t-il compris? --Oui, répondit Churlakin. Quand faut-il partir? --Tout de suite; le temps presse. --Dans dix minutes, je serai loin du village, dit Churlakin qui salua les deux chefs et sortit de la choza. --A nous deux! maintenant, fit amicalement Neham-Outah dès qu'il se trouva seul avec Pincheira. --J'écoute. Le chef suprême, quittant alors les manières composées et le langage d'un ulmen, usa des façons européennes avec une aisance surprenante, et, laissant de côté le dialecte indien, il s'adressa à l'officier chilien dans le plus pur castillan qu'on parle du Cap Horn à Mazatlan. --Mon cher Pincheira, lui dit-il, depuis deux ans que je suis de retour d'Europe, je me suis attaché la plupart des gauchos du Carmen, gens de sac et de corde, bandit, exilés de Buenos-Ayres pour crimes, je le sais; mais je puis compter sur eux et ils me sont tout dévoués. Ces hommes ne me connaissent que sous le nom de don Juan Perez. --Je ne l'ignorais pas, dit Pincheira. --Ah! fit Neham-Outah en lançant un regard soupçonneux au Chilien. --Tout se sait dans la pampa. --Bref, reprit Neham-Outah, l'heure est venue où je dois récolter ce que j'ai semé parmi ces bandits, qui nous serviront contre leurs compatriotes par la connaissance de leur tactique espagnole, par leur adresse à se servir des armes à feu. Des raisons trop longues à vous déduire m'empêchent de m'occuper des gauchos. Vous, présentez-vous en mon nom. Ce diamant, ajouta-t-il en retirant une bague de son doigt, sera votre passeport. Ils sont avertis; et, en le leur montrant, ils vous obéiront comme à moi-même. Ils se réunissent dans une pulperia borgne de la Poblacion-del-Sur au Carmen. --Je vois cela d'ici; qu'aurais-je à faire avec ces gaillards-là. --Une chose bien simple. Tous les jours un homme dévoué, un gaucho nommé Chillito, vous transmettra mes ordres et vous apprendra ce qui se passe parmi nous. Il s'agit donc de tenir ces bandits en haleine, et, au jour que je vous désignerai, vous formerez une révolte dans le Carmen. Cette révolte nous donnera le temps d'agir au dehors, pendant qu'une partie de vos gens battra la campagne et nous débarrassera, s'il est possible, de ces enragés de bomberos qui surveillent nos manoeuvres dans la pampa, et qui sont presque aussi fins que nos Indiens. --Diable! dit Pincheira; voilà du fil à retordre. --Vous réussirez, sinon par amitié pour moi, du moins en haine des Espagnols. --Pour ne pas tromper votre attente, je ferai plus qu'un homme ne peut faire. --Je le sais, et vous en remercie, mon cher Pincheira. Mais de la prudence et de l'adresse! On se doute de nos projets, on nous épie. Pour parler le langage des Indiens, c'est un travail de taupe que je vous confie: il faut creuser sous le Carmen une mine qui engloutisse tout, en éclatant. --Caraï! dit Pincheira en serrant chaleureusement la main de Neham-Outah, vous aimez un homme comme je les aime. Comptez sur moi, sur mon amitié, surtout sur ma haine. --Nous serons tous vengés, ajouta Neham-Outah. --Satan vous entende! --A l'oeuvre donc! Mais auparavant quittez votre costume d'officier chilien. Grimez-vous le mieux possible, car votre visage est connu au Carmen. --Oui, reprit Pincheira, et dans une heure vous-même ne me reconnaîtrez pas; je vais me vêtir en gaucho, c'est moins compromettant. Adieu! --Un mot encore! --Dites. --Chaque nuit, l'homme que je vous enverrai prendra avec vous rendez-vous dans un endroit différent, afin de déjouer les espions. --C'est convenu. --Adieu. --Pincheira sortit de la choza, et le chef indien le suivit un instant des yeux. --Va! dit-il, bête féroce à laquelle je jette un peuple en pâture! Va! misérable instrument de projets dont tu ne comprends pas la grandeur! ajouta-t-il en promenant ses regards sur les Indiens; ils sont en fête, ils jouent comme des enfants et ne se doutent pas que je vais les rendre libres. Mais il est temps que je songe moi-même à ma vengeance. Et il s'éloigna de la choza, sauta sur un cheval qu'un Indien tenait en bride et à fond de train s'élança du côté du Carmen. Au bout d'une heure il s'arrêta sur les bords du Rio-Négro, descendit de cheval, s'assura par un coup d'oeil qu'il était seul, détacha une valise en cuir attachée à sa selle et entra dans une grotte naturelle située à quelques pas. Là, il se dépouilla lestement de ses vêtements, revêtit un riche costume européen et se remit en route. Ce n'était plus Neham-Outah, le chef suprême des nations indiennes, mais don Juan Perez, le mystérieux Espagnol. Son allure aussi, par prudence, était changée, et son cheval, d'un pas tranquille, le portait au Carmen. Arrivé à peu près à l'endroit où, la veille, les bomberos, emmenant leur soeur, avaient fait halte pour se consulter entr'eux, il mit de nouveau pied à terre, s'assit sur l'herbe et tira d'un magnifique cigarera, en paille tressée de panama, un cigare qu'il alluma avec la placidité apparente d'un promeneur qui se repose à l'ombre et admire les beautés du paysage. Pendant ce temps-là le pas de plusieurs chevaux troubla la solitude de la pampa, et d'une voix rauque entonna ce refrain indien bien connu sur cette frontière: El mebin mi neculantey Tilqui mapu meunt Anca ma guida meunt Ay! guineckry ni pello menckey! «Je suis allez mon Néculan dans le pays de Telqui. Oh! coteaux humides qui l'ont changé en ombres et en mouches.» --Oh! oh! déjà le chant du maukawis! (espèce de caille) dit don Juan à voix haute. --Le chant du maukawis n'annonce-t-il pas le lever du soleil? demanda la voix. --Tu as raison, Chillito, reprit don Juan; nous sommes seuls; tu peux venir, ainsi que ton compagnon qui, je le suppose, est ton ami Mato. --Vous avez deviné, Seigneurie, dit Mato en tournant une dune mouvante. --Fidèles à notre parole, dit Chillito, nous arrivons à l'heure et au lieu désignés. --C'est bien, mes braves, merci! Approchez-vous; restez à cheval. Vous m'êtes dévoués tous deux? --Jusqu'à la dernière goutte de sang, Seigneurie, dirent les deux gauchos. --Et vous ne méprisez pas l'argent? --L'argent ne peut jamais nuire qu'à ceux qui n'en ont pas, répondit sentencieusement Chillito. --Quand il est honorablement gagné, appuya Mato avec une grimace de singe. --C'est convenu, repartit le jeune homme. Il s'agit de cinquante onces. Les deux bandits eurent un petit frisson de joie, leurs prunelles de chat-tigre étincelèrent. --Caraï! firent-ils. --Cela vous va-t-il? --Pardieu! cinquante onces! Ce sera difficile sans doute? --Peut-être. --N'importe. --Il y aura mort d'homme. --Tant pis pour lui, dit Chillito. --Cela vous va toujours? --Plus que jamais, grommela Mato. --En ce cas écoutez-moi avec attention, dit don Juan Perez. DEUXIÈME PARTIE. I.--LE PAMPERO. Durant tout le cours de leur voyage, qui dura deux heures, don Fernando et don José n'échangèrent pas une seule syllabe, au grand étonnement du capataz, don Fernando songeait à son bonheur prochain, un peu couvert d'ombre par la tristesse de ses adieux et les pressentiments de dona Linda. Ces inquiétudes vagues, dès qu'il fut arrivé au Carmen, se dissipèrent comme les brouillards du matin devant le soleil. Le premier soin de Fernando fut de visiter la maison où il devait conduire dona Linda après la bénédiction nuptiale. Quoique le confort n'existe pas dans l'Amérique du Sut, c'était un palais féerique encombré de toutes les splendeurs du luxe. Un peuple d'ouvriers français, anglais, et italiens, réunis avec des difficultés inouïes, travaillaient sans relâche sous les ordres d'un habile architecte pour donner la dernière main à cette création des _Mille et une Nuits_, qui déjà avait englouti des sommes considérables et qui, dans quarante-huit heures, pouvait recevoir ses nouveaux hôtes. Au Carmen, on ne parlait que du palais de don Fernando Bustamente; la foule curieuse, qui affluait devant les portes, racontait des merveilles de cette demeure princière. Don Fernando, satisfait de voir son rêve accompli, sourit en pensant à sa fiancée, et, après avoir complimenté les ouvriers et l'architecte, il se rendit chez le gouverneur, où l'appelaient de graves intérêts. Le commandant fit un gracieux accueil au jeune homme, dont il avait beaucoup connu le père. Cependant Fernando, malgré la bienveillance courtoise de don Luciano Quiros, crut voir sur son visage la trace d'une contrariété secrète. Le gouverneur était un brave et loyal soldat, qui avait rendu des services dans la guerre de l'indépendance et auquel, en guise de retraite, le gouvernement de Buenos-Ayres avait confié le commandement du Carmen, poste qu'il occupait depuis quinze années. Courageux, sévère et juste, le colonel tenait en respect les gauchos par le supplice du _garrot_ et déjouait les continuelles tentatives des Indiens, qui venaient jusqu sous les canons du fort essayer de voler des bestiaux et de faire des prisonniers et surtout des prisonnières. Doué d'une intelligence médiocre, mais soutenu par sa propre expérience et par l'estime de tous les honnêtes gens de la colonie, il ne manquait pas d'une certaine énergie de caractère. Au physique, c'était un grand et gros homme, à la face rubiconde et bourgeonnée, plein du contentement de lui-même, qui s'écoutait parler et pesait soigneusement ses paroles comme si elles eussent été d'or. Don Fernando fut étonné de l'inquiétude qui dérangeait la placidité habituelle du visage du colonel. --C'est, dit ce dernier en serrant cordialement la main au jeune homme, c'est un miracle dont je remercie nuestra senora del Carmen que de vous voir ici. --Dans quelques jours vous ne m'adresserez plus ce reproche, répondit don Fernando. --Ainsi, c'est pour bientôt? fit don Luciano qui se frotta les mains. --Mon dieu! d'ici à quatre jours, je l'espère, je serai marié. Aujourd'hui je suis venu au Carmen donner le coup d'oeil du maître aux derniers préparatifs de mon mariage. --Tant mieux! reprit le commandant, je suis enchanté que vous vous fixiez auprès de nous. Don Fernando, votre fiancée est la plus jolie fille de la colonie. --Merci pour elle, colonel! --Et vous passez la journée au Carmen? --Oui; demain de bonne heure je compte retourner à l'estancia. --Dans ce cas, vous déjeunez avec moi, sans façon, n'est-ce pas? --Volontiers. --Parfait, dit le commandant qui frappa sur un timbre. Un esclave noir parut. --Monsieur déjeune avec moi. A propos, don Fernando, j'ai là un gros paquet de papiers à votre adresse qui est arrivé hier soir de Buenos-Ayres par un exprès. --Dieu soit loué! je craignais un retard. Ces papiers sont indispensables pour mon mariage. --Tout est pour le mieux, reprit don Luciano. Le jeune homme mit le paquet dans la poche de son habit. L'esclave noir rouvrit la porte. --Sa Seigneurie est servie, dit-il. Un troisième convive les attendait dans la salle à manger. Ce personnage était le major Blumel, vieil Anglais, long, sec, maigre et formaliste qui, depuis vingt ans, commandait en second au Carmen. Don Luciano et le major avaient guerroyé ensemble dans leur jeunesse et ils s'aimaient fraternellement. Le major et don Fernando se connaissaient un peu. On s'assit après les politesses d'usage, devant une table abondante et délicate, et, au dessert, la conversation, qui avait souffert de l'appétit des convives, devint tout à fait amicale. --Ah çà! demanda don Fernando, don Luciano? Vous n'avez pas votre gaîté de tous les jours. --Il est vrai, fit le commandant en humant un verre de xérès de la Frontera, je suis triste. --Triste, vous? Diable, vous m'inquiétez; si je ne vous avais pas vu déjeuner d'aussi bon appétit, je vous croirais malade. --Oui, répondit le vieux soldat avec un soupir, l'appétit va bien. --Qui peut alors vous chagriner? --Un pressentiment, dit le commandant d'un ton sérieux. --Un pressentiment! répéta don Fernando, qui se souvenait des dernières paroles de dona Linda. --Un pressentiment! appuya le major. Moi aussi je suis inquiet malgré moi: il y a je ne sais quoi dans l'air. Un danger est suspendu au dessus de nos têtes; d'où viendra-t-il? Dieu le sait. --Oui, reprit don Luciano, Dieu le sait, et, croyez-moi, don Fernando, il donne des avertissements aux hommes en danger. --Le major Blumel et vous, deux vieux soldats braves comme leur épée, n'ayez point peur de votre ombre; ainsi, quelles sont vos raisons? --Aucune, dit le colonel; cependant... --Allons! allons! don Luciano, dit gaiement Fernando, vous avez ce que la major appelle _blue devils_, des diables bleus. C'est une espèce de spleen produit par les brouillards de l'Angleterre et une maladie dépaysée dans cette contrée pleine de soleil. Un conseil, colonel! faites-vous saigner, buvez frais, mangez salé, et dans deux jours les brumes de votre imagination se seront dissipées, n'est-ce pas, major? --Je le souhaite, répondit le vieil officier en secouant la tête. --Bah! reprit Fernando, la vie est déjà si courte, à quoi bon l'attrister par des chimères? --Sur la frontière, on n'est sûr de rien. --Les Indiens sont devenus des agneaux. --Seigneurie, dit au gouverneur un esclave qui entr'ouvrit la porte, un bombero, arrivé à toute bride demande à être introduit. Les trois convives se regardèrent. --Qu'il entre! fit le colonel Des pas lourds résonnèrent dans les salles attenantes, et le bombero parut. C'était Sanchez. Il avait bien en ce moment l'apparence d'un porteur de mauvaise nouvelles: il semblait sortir d'un combat; ses vêtements en lambeaux étaient tachés de sang et de boue; une pâleur inaccoutumée lui couvrait le visage; harassé de la rapidité de sa course, il s'appuya sur sa carabine. --Tenez, lui dit don Fernando ce verre de vin vous remettra. --Non, répondit Sanchez en repoussant le verre; ce n'est pas de vin que j'ai soif, mais de sang. Le bombero essuya du revers de sa main son front baigné de sueur, et, d'une voix brève et saccadée qui porta la terreur dans l'âme des trois hommes: --Les Indiens descendent, dit-il. --Vous les avez vus? demanda le major. --Oui, fit-il sourdement. --Quand? --Ce matin. --Loin d'ici? --A vigt lieues. --Combien sont-ils? --Comptez les grains de sable de la pampa, vous aurez leur nombre. --Oh! s'écria le colonel, c'est impossible; les Indiens ne peuvent ainsi du jour au lendemain organiser une armée. La terreur vous aura troublé. --La terreur! fi donc! répondit le bombero d'un air de dédain. Dans le désert, nous n'avons pas le temps de la connaître. --Mais enfin, comment viennent-ils? --Comme un ouragan, brûlant et pillant tout sur leur passage. Ils forment un demi-cercle dont les deux extrémités vont se rapprochant de plus en plus du côté du Carmen. Ils agissent avec une certaine méthode, sous les ordres d'un chef aguerri et habile, sans nul doute. --Ceci est grave dit le commandant. Le major hocha la tête. --Pourquoi nous prévenir si tard? dit-il au bombero. --Ce matin, au lever du soleil, mes trois frères et moi avons été enveloppés par deux ou trois cents Indiens qui semblèrent sortir subitement de terre. Quelle lutte! nous nous sommes défendus comme des lion; Simon est mort, Julian et Quinto sont blessés, mais nous avons échappé, enfin, et me voilà! --Rejoignez votre poste au plus vite; on vous donnera un cheval frais. --Je pars. --Eh bien! dit Luciano quand Sanchez se fut retiré, que pensez-vous de nos pressentiments, don Fernando? Mais où allez-vous? demanda-t-il au jeune homme qui s'était levé. --Je retourne à l'estancia de San-Julian, que les Indiens ont peut-être attaquée. Oh! dona Linda! --San-Julian est fortifié et à l'abri d'un coup de main. Cependant, tâchez de ramener don Luis et sa fille au Carmen, où ils seront plus en sûreté. --Merci, colonel! j'y tâcherai. Vous, soyez ferme devant les ennemis. Vous le savez, les Indiens ne tendent jamais que des surprises, et, dès qu'ils voient leurs projets découverts ils s'esquivent. --Dieu vous entende! --Au revoir, messieurs, et bonne chance! dit le jeune homme en serrant la main au deux vieux soldats. Don José Diaz, qui attendait don Fernando dans la cour, dès qu'il l'aperçut, accourut vers lui. --Eh bien! lui dit le capataz, vous savez la nouvelle, les Indiens descendent. --On vient de me l'apprendre. --Qu'allons-nous faire? --Retourner à l'estancia. --Hum! don Fernando, ce n'est guère prudent: les Indiens nous barrent sans doute le passage. --Nous leur passerons sur le corps. --Pardieu! c'est évident, mais si vous êtes tué? --Bah! dona Linda m'attend. --Comme il vous plaira, répondit le capataz. Tout est prêt pour le départ; les chevaux sont là, tout sellés. Partons! --Merci, José; vous êtes un brave homme, dit Fernando en lui serrant la main. --Je le sais bien. --En selle! Don Fernando et don José, escortés de deux esclaves, traversèrent au pas la foule des oisifs rassemblés devant la porte du fort afin d'apprendre les nouvelles; puis ils descendirent au grand trot la pente assez raide qui conduit de la citadelle au vieux Carmen, et ils galopèrent enfin vers San-Julian. Ils n'avaient pas remarqué les gestes de plusieurs hommes à mine suspecte qui, depuis leur départ, les suivaient à distance et causaient vivement entre eux. Le temps était à l'orage, le ciel était gris et bas; les oiseaux de mer tournoyaient en sifflant. L'air semblait sans mouvement; un profond silence planait sur la solitude; un nuage blanchâtre et léger comme la neige se forma dans le sud-ouest: il avança, et ses proportions grandirent de minute ne minute. Tout annonçait l'approche du _pampero_, ce simoun des prairies. Les nuées s'amassèrent; la poussière s'éleva et courut en colonnes épaisses, suspendues entre le ciel et la terre. Les nuages enveloppèrent la plaine comme d'un manteau, dont les tourbillons soulevèrent à chaque instant les plis, et que les éclairs découpèrent çà et là. Des bouffées d'air embrasé traversèrent l'espace, et soudain des bouts de l'horizon la tempête accourut furieuse, balayant la pampa avec une violence irrésistible. La lumière fut obscurcie par des masses de sable; d'épaisses ténèbres couvrirent la terre, et le tonnerre mêla ses éclats terribles aux mugissements de l'ouragan. D'énormes morceaux se détachèrent des hautes falaises et roulèrent avec fracas dans la mer. Les voyageurs étaient descendus de leurs montures et sur le bord de la mer ils s'étaient abrités derrière des rochers. Quand le plus fort de l'orage fut passé, ils se remirent en route. Don Fernando et José marchaient silencieux côte à côte, pendant que les deux esclaves avancés d'une vingtaine de pas, tremblaient de voir paraître les Patagons. L'orage avait un peu diminué d'intensité; le pampero avait porté plus loin sa furie; mais la pluie tombait à torrents, et les éclairs et la foudre se succédaient sans interruption. Les cavaliers ne pouvaient guère continuer leur route et risquaient à chaque seconde d'être renversés de leurs chevaux qui se cabraient effrayés. La terre et le sable détrempés par la pluie, n'offraient pas une seule place où les pauvres bêtes pussent poser les pieds avec sécurité; elles trébuchaient, renâclaient et menaçaient de s'abattre. --Nous avons beau faire, dit le capataz, il est impossible d'aller plus loin; je crois qu'il vaut mieux nous arrêter de nouveau et nous abriter sous ce bouquet d'arbres. --Allons! reprit don Fernando avec un soupir de résignation. La petite troupe se dirigea vers un bois qui bordait la route. Ils n'étaient plus qu'à une quinzaine de pas, lorsque quatre hommes, le visage couvert de masques noirs, s'élancèrent au galop hors du bois et se ruèrent en silence contre les voyageurs. Les esclaves roulèrent en bas de leurs chevaux, atteints de deux coups de feu que leur avaient tirés les inconnus, et se tordirent dans les convulsions de l'agonie. Don Fernando et José Diaz, étonnés de cette attaque subite de la part d'hommes qui ne pouvaient être des Indiens, car ils portaient le costume des gauchos, et leurs mains étaient blanches, mirent immédiatement pied à terre, et, se faisant un rempart du corps de leurs chevaux, ils attendirent, la carabine à l'épaule, le choc de leurs adversaires. Des balles furent échangées de part et d'autres, et un combat acharné s'engagea, combat inégal et silencieux! Un des assaillants, le crâne fendu jusqu'aux dents, tomba; un autre eut la poitrine traversée par l'épée de don Fernando. --Eh bien! mes maîtres, leur criait-il, en avez-vous assez? ou bien l'un de vous veut-il faire connaissance avec ma lame? Vous êtes des niais, c'est dix qu'il fallait venir pour nous assassiner. --Et quoi! ajouta le capataz, vous renoncez déjà? Vous n'êtes guère adroits pour des coupe-jarrets, et celui qui vous paie aurait dû mieux choisir. En effet, les deux hommes masqués avaient reculé; mais aussitôt quatre hommes, également couverts d'un masque, apparurent, et tous les six se précipitèrent sur les deux espagnols qui attendirent de pied ferme. --Diable! nous vous avions calomniés, pardon! Vous connaissez votre métier, dit don José en déchargeant à bout portant un pistolet dans le groupe de ses adversaires. Ceux-ci, toujours muets, ripostèrent et la lutte recommença avec une nouvelle furie. Mais les deux braves Espagnols, dont les forces étaient épuisées et dont le sang coulait, tombèrent à leur tour sur les cadavres des deux autres assaillants qu'ils sacrifièrent à leur rage avant de succomber. Dès que les inconnus virent Diaz et don Fernando sans mouvement, ils poussèrent un cri de triomphe. Sans s'inquiéter du capataz, ils prirent le corps de don Fernando Bustamente, le placèrent en travers sur l'un de leurs chevaux, et à toute bride d'enfuirent dans les détours de la route. Sept cadavres jonchaient la terre. Après les assassins arrivèrent les vautours qui planaient et tournoyaient au-dessus des victimes, et mêlaient leurs rauques cris de joie au bruit de l'ouragan. II.--L'ÉTAT DE SIÈGE. --Le coup est rude, dit le gouverneur après le départ de don Fernando; mais, vive Dieu! les païens trouveront à qui parler, Major, prévenez les officiers de se réunir tout de suite en conseil de guerre, afin d'aviser aux moyens de défenses. --A la bonne heure! répondit le major, je suis content de vous: vous redressez fièrement la tête, et je vous retrouve enfin, mon ami. --Ah! mon cher Blumel, le pressentiment d'un malheur abat le courage, tandis que le danger si grand qu'il soit, dès que nous l'avons en face de nous, cesse de nous causer de l'effroi. --Vous avez raison, fit le major, qui sortit pour s'acquitter de la commission de son chef. Les officiers de la garnison, au nombre de six, sans compter le colonel et le major, se furent bientôt réunis chez le gouverneur. --Asseyez-vous, caballeros, leur dit-il. Vous n'ignorez pas sans doute le motif de cette convocation. Les indiens menacent la colonie; une ligue puissante s'est formée entre les Patagons. De quelles forces disposons-nous? --Les armes et les munitions ne nous manquent pas, répondit le major; nous avons ici plus de deux cents milliers de poudre, des pistolets, des sabres et des lances à foison; nos canons sont abondamment fournis de boulets et de mitraille. --Bien. --Malheureusement, reprit le major, les soldats... --Combien en avons-nous? --L'effectif devait être de 170; mais la mort, les maladies et les désertions l'ont réduit à 80 à peine! --Quatre-vingt! fit le colonel en secouant la tête; en présence d'une invasion formidable, comme il s'agit de la défense commune, ne pouvons-nous pas obliger les habitants à se mettre sous les armes? --C'est leur devoir, dit un des officiers. --Il faut, continua don Luciano, qu'une force imposante couronne nos murailles. Voici donc ce que je propose. Tous les esclaves noirs seront enrôlés et formés en compagnie; les négociants feront un corps à part; les gauchos, bien montés et bien armés défendront les approches de la ville et feront des patrouilles au dehors pour surveiller la plaine. Nous réunirons ainsi 700 hommes, nombre suffisant pour repousser les Indiens. --Vous savez, colonel, objecta un officier, que les gauchos sont de mauvais drôles et que pour eux la moindre perturbation est un prétexte de pillage. --Aussi, seront-ils chargés de la défense extérieure. Ils camperont en dehors de la colonie; et, pour diminuer parmi eux les chances de révolte, on les dispersera en deux compagnies, dont l'une parcourra les environs, tandis que l'autre se reposera. En les tenant ains en haleine, nous n'aurons rien à redouter. --Quant aux créoles et aux étrangers, dit le major, il sera bon, je crois, de leur intimer l'ordre de rentrer toutes les nuits au fort pour les armer en cas de besoin. --Parfaitement. On doublera aussi les bomberos pour parer à une surprise, et des barrières seront élevées à l'entrée de la ville, afin de nous garantir des Indiens. --Si tel est votre avis, colonel, interrompit le major, un homme va être expédié aux estancieros qui, avertis de l'approche de l'ennemi par trois coups de canon tirés du fort, se réfugieront au Carmen. --Faites, major. Ces pauvres gens seraient impitoyablement massacrés par les sauvages. Il faudra aussi prévenir les habitants des deux villes que toutes les femmes, quand les païens seront en vue, doivent se retirer dans le fort, si elle ne veulent pas tomber aux mains des Indiens. Dans le dernière invasion, vous vous le rappelez, ils en ont enlevé plus de deux cents. Maintenant, messieurs, il nous reste à faire bravement notre devoir et à nous confier à la volonté de Dieu. Les officiers se levaient et se préparaient à prendre congé de leur chef, quand un esclave annonça un nouveau bombero. --Introduisez-le; et vous, caballeros, veuillez vous rasseoir. L'éclaireur était Julian, le frère de Sanchez. Parti quatre heures plus tard de l'endroit où ils étaient embusqués, Julian était arrivé une heure à peine après son frère. La promptitude de sa course indiquait la gravité des nouvelles qu'il apportait. Il avait gardé son air narquois, quoique son visage fût pâle, ensanglanté et noir de poudre. Ses habits lacérés, le bandeau qui enveloppait le sommet de sa tête, son bras en écharpe et surtout quatre chevelures qui pendaient à sa ceinture témoignaient qu'il avait passé sur le ventre des Indiens pour arriver au Carmen. --Julian, lui dit le gouverneur, votre frère sort d'ici. --Je le sais, colonel. --Vos nouvelles sont-elles pires que les siennes? --C'est selon la façon de les prendre. --Qu'entendez-vous par ces paroles? --Dam! reprit le bombero en se dandinant légèrement; si vous aimez votre tranquillité, je ne viens pas vous rassurer; si vous sentez le besoin de monter à cheval et de voir de près les Patagons, vous pourrez vous en passer la fantaisie, et ce que j'ai à vous dire vous fera infiniment de plaisir. Malgré la gravité des circonstances et l'anxiété des auditeurs, ils sourirent de la singulière argumentation de Julian. --Expliquez-vous, lui dit le gouverneur. --Dix minutes après le départ de mon frère, répliqua le bombero, je furetai dans des buissons que j'avais vu s'agiter d'une manière insolite. Je découvris un nègre, blême sous sa peau noire et auquel la frayeur semblait avoir coupé la langue. Enfin il se décida à parler. Il appartenait à un pauvre vieillard, nommé Ignacio Bayal, l'un des deux seuls hommes échappés au massacre des habitants de la péninsule de San José, lors de la dernière invasion des Patagons. L'esclave et le maître cherchaient du bois, lorsque ceux-ci apparurent à peu de distance. L'esclave avait eu le temps de se blottir dans un terrier de _biscacha_, mais le vieillard était tombé sous les coups des sauvages qui le criblèrent de pointes de lances et de _bolas perdidas_. Je rassurai le nègre, mais aussitôt; j'aperçus une multitude d'Indiens qui chassaient devant eux des prisonniers et des bestiaux, qui sur leur passage mettaient tout à feu et à sang et marchaient rapidement sur le Carmen. L'estancia de Punta-Rosa et celle de San-Blas sont à cette heure un monceau de cendres, qui sert de tombeau à leurs propriétaires. Voilà mes nouvelles, Seigneurie; faites-en ce que vous voudrez. --Et ces chevelures sanglantes? demanda le major en désignant les trophées humains qui pendaient à la ceinture du bombero. --C'est une affaire personnelle, fit Julian avec un sourire. Par amitié pour les Indiens, j'ai préféré leur prendre leur chevelure que leur laisser ma tête. --Peut-être n'est-ce qu'une troupe de pillards des pampas qui vient voler du bétail et qui se retirera avec son butin. --Hum! dit Julian en hochant la tête, ils sont trop nombreux, trop bien équipés et ils s'avancent avec trop d'ensemble. Non, colonel, ce n'est pas une escarmouche, c'est une invasion. --Merci, Julian! dit le gouverneur, je suis content de vous. Retournez à votre poste et redoublez de vigilance. --Simon est mort, colonel, c'est vous dire combien mes frères et moi nous aimons les Indiens. Le bombero se retira. --Vous le voyez, messieurs, dit don Antonio, le temps presse. Que chacun aille à son devoir! --Un instant! fit le major Blumel, j'ai encore un avis à émettre. --Parlez mon ami. --Nous sommes comme perdus sur ce coin de terre et éloignés de tout secours; nous pouvons être assiégés dans le Carmen et bloqués par la famine. Je demande, dans les circonstances impérieuses où nous sommes, qu'on expédie une barque à Buenos-Ayres, pour peindre notre situation et demander du renfort. --Que pensez-vous, messieurs, de l'avis du major? demanda le colonel en promenant un regard interrogateur sur les officiers. --Excellent, colonel! répondit l'un d'eux. --Ce conseil va être exécuté sur-le-champ, reprit don Luciano. Maintenant, messieurs, vous pouvez vous retirer. On organisa la défense du fort et de la ville avec une rapidité inconcevable, pour qui connaît l'indolence espagnole; le danger donnait du courage aux timides et redoublait l'ardeur des autres. Deux heures plus tard les bestiaux étaient rentrés et parqués dans la ville, les rues barricadées, les canons mis sur pied, et les femmes et les enfants renfermés dans les bâtiments attenant au fort. Une barque cinglait vers Buenos-Ayres, et cent cinquante hommes déterminés s'étaient retranchés dans la Poblacion-del-Sur, dont ils avaient crénelé les maisons. Le gouverneur et la major Blumel se multipliaient, encourageant là les soldats, aidant ici les travailleurs et donnant de l'énergie à tous. Vers trois heures de l'après-midi, un vent assez violent s'éleva tout à coup qui amena du sud-ouest une fumée épaisse, occasionnée par l'embrasement de la campagne et voilant au loin les objets. Les habitants du Carmen furent dévorés d'inquiétude. Tel est le stratagème simple et ingénieux dont se servent les nations australes pour favoriser leur invasion sur le territoire des blancs, cacher leurs manoeuvres et dissimuler le nombre à l'oeil perçant des bomberos. La fumée, comme une muraille flottante, séparait les Indiens du Carmen, et, à cause de la clarté des nuits, ils avaient choisi la pleine lune. Les éclaireurs, malgré les flots de fumée qui protégeaient l'ennemi, arrivaient au galop les uns après les autres, et ils annoncèrent que pendant la nuit ils seraient devant le Carmen. En effet, les hordes indiennes, dont le nombre croissait sans relâche, couvraient toute la plaine, et s'avançaient avec une rapidité effrayante. Par ordre du gouverneur, on tira les trois coups de canon d'alarme. Alors on vit accourir en foule les estancieros, qui traînaient à leur suite leurs bestiaux, leurs meubles, et qui, à l'aspect de leurs maisons incendiées et de leurs riches moissons détruites, versaient des larmes de désespoir. Ces pauvres gens campèrent où il plut à Dieu, dans les carrefours de la ville, et, après avoir conduit leurs femmes et leurs enfants dans le fort, ceux qui avaient l'âge viril prirent les armes et s'élancèrent aux barrières et aux barricades, résolus à venger leur ruine. La consternation et la terreur étaient générales. Partout des pleurs et des sanglots étouffés. La nuit vint sur ces entrefaites ajouter à l'horreur de cette situation et envelopper la ville de son crêpe funèbre. De nombreuses patrouilles sillonnaient les rues, et, par intervalles de hardis bomberos glissait furtivement dans l'obscurité pour guetter les approches du péril prochain. Vers deux heures du matin, au milieu d'un silence désolé, on entendit un bruit léger, de minute en minute, et tout à coup, comme par enchantement les Aucas couronnèrent le sommet des barricades de la Poblacion-del-Sur, et, agitant des torches enflammées, ils poussèrent leur cri de guerre. Un instant, les habitants crurent la ville prise; mais le major Blumel, qui commandant ce poste, était engarde contre les ruses des Indiens. Au moment où les Aucas se préparaient à escalader les barricades, éclata une vive fusillade qui les rejeta en bas des retranchements. Les Argentins s'élancèrent à la baïonnette. Ce fut une mêlée effroyable, d'où s'échappaient des cris d'agonie, des malédictions et le sourd cliquetis du fer contre le fer. Ce fut tout, les Espagnols regagnèrent leur positions, les Indiens disparurent, et la ville, naguère rougie par la clarté des torches, retomba dans l'ombre et le silence. Le coup de main des Indiens avait échoué. Ils allaient ou se retirer ou bloquer la ville. Mais, au point du jour, toutes les illusions des habitants se dissipèrent; l'ennemi n'avait pas songé à la retraite. Spectacle navrant! la campagne était dévastée; on apercevait encore au loin les feux mourants des incendies. Là, une troupe de cavaliers aucas entraînait des chevaux; ici, des guerriers la lance debout, épiaient les mouvements des habitants de la ville; derrière eus, des femmes et des enfants chassaient des bestiaux qui poussaient de longs beuglements; puis, çà et là, des prisonniers, hommes, femmes et enfants conduits à coups de bois de lance, tendaient vers la ville leurs bras suppliants; les Patagons plantaient des piquets et élevaient de nombreux toldos; enfin, à perte de vue, de nouveaux indiens débordaient sur la plaine et de tous côtés. Les plus anciens soldats du fort, témoins des guerres précédentes, s'étonnaient de l'ordre de l'ennemi dans sa marche serrée. Les toldos étaient habilement groupés; l'infanterie exécutait avec précision des mouvements qui, jusqu'alors, lui avaient été inconnus, et, chose inouïe, qui stupéfia le colonel et le major, ce fut de voir les Aucas tirer une parallèle autour de la place et élever presque instantanément des retranchements en terre qui les mirent à l'abri du canon. --_Sangre de Dios!_ s'écria le colonel, un traître est parmi ces misérables: jamais ils n'ont fait la guerre ainsi. --Hum! murmura le major en mordant sa moustache grise; si Buenos-Ayres n'envoie pas de secours, nous sommes perdus. --Oui, mon ami, nous y laisserons notre peau. --Et ceux qui arrivent dans la plaine... Mais que signifie le son de cette trompette? Quatre Ulmenes, précédés d'un Indien qui portait un drapeau blanc, étaient arrêtés à demi-portée de canon de la première barrière de la Poblacion-del-Sur. --Ils semblent, dit le colonel, demander à parlementer. Me croient-ils assez niais pour donner dans le piège? Major, un coup de canon à mitraille dans ce groupe de païens pour leur apprendre à nous traiter comme des imbéciles. --Nous aurions tort, colonel. Sachons ce qu'ils veulent. --Mais qui de vous sera assez fou pour se risquer au milieu de ces bandits sans foi ni loi? --Moi, si vous le permettez répondit simplement le major. --Vous! s'écria don Luciano étonné. --Oui, moi. Des malheureux ont été confiés à notre garde et à notre honneur. Je ne suis qu'un homme; ma vie importe peu à la défense de la ville; je suis vieux, colonel, et je vais essayer de sauver les habitants du Carmen. Le gouverneur étouffa un soupir, serra affectueusement la main de son vieil ami: --Allez, lui dit-il d'une voix émue, et que Dieu vous protège! --Merci! répondit le major Blumel. III.--MARIA En quittant le Carmen, Sanchez avait senti le souvenir de sa soeur s'éveiller dans sa pensée; et, pour prévenir don Luis Munoz de l'invasion des Indiens, il s'était lancé à toute bride vers l'estancia de San-Julian où, grâce à la vitesse du cheval frais que le gouverneur lui avait donné, il était arrivé sans encombre. Tout était tranquille à San-Julian, la sentinelle placée en vedette sur le mirador n'avait rien aperçu d'inquiétant dans le lointain. Le Pavito, en l'absence du capataz, veillait à la batterie, comme un bon chien de garde. --Où est don José, demanda le bombero. --Au Carmen, en compagnie de don Fernando Bustamente, répondit le gaucho. --Quoi, ils ne sont pas encore de retour? --Non. --Conduisez-moi auprès de don Luis. L'estanciero reçut à merveille le bombero et fit appeler sa soeur, qui arriva avec dona Linda. --Qui vous amène si vite, Sanchez? --Une raison fort grave, don Luis, répondit-il après avoir à plusieurs reprises embrassé Maria. Mais voyez donc, seigneurie! est-elle jolie dans ce nouveau costume! Embrasse-moi encore, petite soeur. --N'êtes-vous venu que pour dévorer cette enfant de caresses! dit en souriant don Luis; donnez-vous-en à coeur joie, mon brave ami. --Cela suffirait presque, reprit Sanchez, dont les yeux se remplirent de larmes. Hélas! notre famille diminue de jour en jour. Enfin, ajouta-t-il en changeant de ton, quelque amitié que j'aie pour ma soeur, ce n'est pas seulement pour elle que je suis ici. Mais tenez, seigneurie, je mens, c'est pour elle, pour elle seule! en apparence pour vous. J'arrive du Carmen. --Du Carmen! fit involontairement dona Linda. --Oui, senorita, répondit le bombero, comme s'il eût deviné la pensée secrète de la jeune fille, et j'y ai vu don Fernando Bustamente. Dona Linda rougit comme une cerise et se tut. --Et qu'alliez-vous faire au Carmen? demanda don Luis. --Prévenir Son Excellence le colonel don Luciano Quiros que les Indiens sont entrés sur le territoire de la république, pillant et incendiant tout sur le chemin. --Une invasion! fit don Luis avec un tressaillement intérieur. --Oh mon Dieu! s'écrièrent les deux jeunes filles en joignant les mains avec un mouvement de frayeur. --Oui, Seigneurie, une invasion innombrable et terrible. Le gouverneur avait, je me suis rappelé ma soeur et je suis venu. --Vous êtes un brave garçon, Sanchez, lui dit l'estanciero, en lui tendant la main; vous n'êtes pas un frère pour Maria, vous êtes une mère. Mais n'ayez crainte! l'estancia est plus sûre que le Carmen. --Je l'ai vu dès mon arrivée, seigneurie, et cela m'a ôté un rude poids qui pesait sur ma poitrine, je vais donc, le coeur dispos et presque joyeux, rejoindre mes deux frères.--Simon est mort dans la lutte;--le même sort nous attend, mais Maria est heureuse, je puis mourir en paix. --Oh! mon bon Sanchez, s'écria Maria qui se jeta en pleurs dans ses bras: ne dois-tu pas vivre pour moi qui t'aime? --Allons, ne pleure pas, petite, et adieu! Je retourne dans la plaine. --Adieu! dit l'estanciero, c'est un mot triste, Sanchez; au revoir! --Seigneurie, reprit le bombero, nous ne disons jamais: au revoir! à nos amis. Il embrassa tendrement sa soeur toujours en larmes, sortit de l'appartement, remonta sur son cheval et repartit au galop. --Mon père, dit vivement dona Linda, est-ce que nous allons demeurer à l'estancia durant l'invasion des Indiens? --Mon enfant, c'est l'abri le plus sûr. --Mais, don Fernando? ajouta-t-elle avec une câlinerie charmante. --Il viendra nous rejoindre. --Oh! non, fit-elle brusquement; y songez-vous mon père? Les chemins sont impraticables et infestés d'Indiens; je ne veux pas qu'il tombe dans une embuscade de païens. --Comment faire? --Lui envoyer un exprès qui lui ordonne de ma part de rester au Carmen, ou, s'il tient absolument à revenir, de prendre une chaloupe; sur le fleuve les Indiens n'oseront pas l'attaquer. Ecrivez-lui, mon père. J'ajouterai quelques lignes à votre lettre; il ne voudra pas déplaire à sa femme. --Sa femme! fit le père en souriant. --Ou peu s'en faut, puisque je l'épouse dans deux jours. Vous allez écrite tout de suite, n'est-ce pas, cher père? --Je n'ai de volontés que tes caprices. Enfin, ajouta-t-il d'un air résigné. Il se plaça devant un bureau en palissandre et écrivit. Linda, appuyée sur sa chaise en souriant, lisait par dessus son épaule. Dès que don Luis eut fini, il se tourna vers sa fille bien-aimée. --Eh bien! lui dit-il êtes-vous contente, petite curieuse? --Oh! mon père! fit-elle en lui prenant la tête à deux mains et la baisant au front. Puis, par un mouvement plein de grâce amoureuse, elle ôta la plume des doigts de son père et traça quelques mots au bas de la lettre, quand au dehors retentit un grand bruit mêlé de gémissements. --Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle comme frappée au coeur et pâlissant. Elle se précipita sur le perron et aperçut le Pavito et Sanchez qui portaient un homme enveloppé dans un manteau. Des femmes silencieuses l'entouraient, tandis que d'autres personnes s'empressaient auprès de dona Diaz, prête à s'évanouir. --Quel est ce corps? demanda dona Linda d'une voix brève et saccadée. --C'est mon fils, cria la mère désolée. --Don Juan Perez, répondit Pavito. --Et don Fernando? fit la jeune fille. --Disparu! articula Sanchez. Elle tomba à la renverse, demi-morte; son père la reçut dans ses bras. Les deux hommes entrèrent dans le salon. Voici ce qui s'était passé. Sanchez, à peu de distance de l'estancia, avait failli être désarçonné par un écart subit de son cheval. Tiré de ses rêveries par l'effroi de sa monture, le cavalier chercha des yeux quelle en était la cause. Qu'on juge de sa surprise! sur la place, qui semblait avoir été le théâtre d'une lutte sérieuse, la terre détrempée gardait l'empreinte des pieds de plusieurs chevaux; des armes y avaient été abandonnées, et sept cadavres gisaient pêle-mêle au milieu des mares de sang et de boue. --Eh quoi! pensa Sanchez, les Indiens sont déjà venus par ici? Puis il ajouta: --Comment n'ont-ils pas dépouillé leurs victimes? Il mit pied à terre et s'approcha des corps, qu'il regarda avec attention, et qu'il tâta et souleva l'un après l'autre. --Il s'est passé quelque chose qui n'est pas naturel, fit le bombero. Deux nègres! Oh! s'écria-t-il en venant auprès des gauchos, quels sont ceux qui portent des masques? Oh! oh! est-ce que, au lieu d'une embuscade ce serait un crime, et au lieu d'une attaque indienne une vengeance espagnole. Voyons un peu! Il arracha du visage des quatre gauchos les lambeaux de laine qui servaient à les déguiser. --Ma foi! je ne les connais pas. Qui peuvent être ces misérables? Au même moment, ses yeux se tournèrent, ses yeux tombèrent sur un dernier corps caché par un épais buisson, sous lequel il était allongé. --Celui-ci n'est pas vêtu de la même manière. Ce doit être un des caballeros attaqués par les brigands. Voyons-le, peut-être me mettra-t-il sur la trace de cette aventure. Il poussa un cri en reconnaissant le capataz de l'estancia de San-Julian, don Juan Diaz. Il se pencha sur lui, le prit dans ses bras, le déposa doucement sur la route, le dos appuyé sur le rocher. --Pauvre capataz! brave et bon! Mais, si je ne me trompe, je sens un reste de chaleur. Vive Dieu! je voudrais qu'il ne fût pas mort. Alors le bombero lui ouvrit ses habits, et aperçut à la poitrine trois blessures sans gravité; il se hâta de les bander avec soin: les chairs étaient à peine entamées. Sanchez se frottait les mains en signe de contentement, lorsqu'il découvrit au crâne une quatrième plaie sur laquelle les cheveux s'étaient collés et avaient arrêté le sang. Il lava la blessure, coupa aux alentours les cheveux avec son poignard, imbiba d'eau et de sel une compresse qu'il posa sur la palie, et la noua autour de la tête. Le capataz poussa un faible soupir et remua imperceptiblement. --Caraï! s'écria Sanchez ravi; il est sauvé: les blessures au crâne, quand elles ne tuent pas sur le coup, se guérissent en huit jours. Peu à peu le blessé sembla revenir à la vie et ouvrit enfin ses yeux, qui regardèrent vaguement. --Eh! mon brave, vous sentez-vous mieux? Canario! vous revenez de loin, savez-vous? Le capataz fit un petit signe de tête. --Attendez! continua Sanchez. Et il lui introduisit dans la bouche le goulot de la _bota_ d'aguardiente que les bomberos portent toujours à l'arçon de leur selle. Diaz fit la grimace, mais bientôt se résignant, il but la liqueur que son médecin lui entonnait de bon gré mal gré. Au bout de quelques minutes ses yeux brillèrent de leur éclat accoutumé, et un léger incarnat colora ses joues. --Merci! dit-il en repoussant la bota de la main. --Vous parlez, donc vous vivez, capataz! Pouvez-vous causer?... --Oui. --Sans danger pour vous, au moins? --Oui. --Et d'abord, me reconnaissez-vous? --Vous êtes Sanchez le bombero, dit le blessé en souriant. --Je suis un ami. --Que vous amis dans ce piteux état? --Je ne sais pas. --Hum! combien étaient-ils? --Je l'ignore. --Hein! et pourquoi vous ont-ils ainsi arrangé? --Je ne sais pas. --Je ne sais pas! je l'ignore! Tout cela n'est pas très clair; et, si vous n'en dites jamais davantage, il est douteux que vous compromettiez vos assassins. D'où veniez-vous? du Carmen? --Nous avons quitté ce matin le Carmen pour nous... --Un instant, s'il vous plaît! vous avez dit _nous_, n'est-ce pas? --Oui, nous. --Qui cela, nous? --Don Fernando Bustamente, moi et deux esclaves noirs. --Bien. A quel endroit vous êtes-vous séparé de don Fernando? --Je ne me suis pas séparé de don Fernando. --Ah bah! --Nous étions ensemble, lorsque des bandits masqués sont sortis tout à coup de ce bois et nous ont attaqués. Nos nègres ont été tués à la première décharge. Don Fernando et moi, nous nous sommes adossés contre un arbre, derrière nos chevaux, je me suis battu, et... je n'en puis dire davantage. --Ce coup à la tête vous a renversé; il y avait, pardieu! de quoi assommer un boeuf; mais vous avez la tête dure, et bien vous en a pris, car vous en reviendrez. Ainsi, vous n'avez pu reconnaître vos assassins? --Non. --Venez un peu les regarder avec moi. Pouvez-vous marcher? --Je le crois. --Essayez. José Diaz se leva avec difficulté et fit quelques pas en trébuchant. --Donnez-moi le bras dit Sanchez. Le capataz, soutenu par le bombero, examina le visage des gauchos. --Je reconnais celui-ci fit-il en désignant du doigt un cadavre, c'est Mato. Je sais maintenant quel est l'auteur du guet-apens. --Caraï! tant mieux! Mais le corps de don Fernando n'est pas là. --Dieu soit loué! s'écria le capataz; il se sera échappé, nous le retrouverons, à l'estancia. --Non, dit Sanchez. --Comment, non! --J'en arrive, je l'aurais vu. --Où est-il? --Ah! voilà! je dirais comme vous: je ne sais pas, ou, si vous l'aimez mieux, je l'ignore. --Je vais vous y conduire au petit pas: votre tête n'est point encore recousue, et une course rapide envenimerait la plaie. --N'importe, il faut que je m'y rende avec la rapidité du vent. --Vous voulez vous tuer, alors? --Cela m'est égal. Vous aimez don Luis Munoz et sa fille n'est-il pas vrai? --Caraï! si je les aime! je donnerais mon sang pour eux. --Il s'agit du bonheur, peut-être de la vie de dona Linda. Vous voyez que la mienne n'est rien. --C'est vrai, fit le bombero d'un ton de conviction. --Ainsi, vous consentez? --Je consens. --Merci! Un mot encore! Si je meurs en route, vous direz à dona Linda que l'assassin... --Que l'assassin? dit Sanchez voyant que l'autre s'interrompait. --Mais non, reprit le capataz, c'est inutile, Dieu ne permettra pas que je meure avant de l'avoir vue. --Comme il vous plaira! Partons. --Rapidement, n'est-ce pas? --Comme la foudre. Il remonta à cheval, plaça devant lui le capataz, qui n'avait point de monture et qui d'ailleurs était trop faible pour se tenir en selle; puis lâchant la bride et jouant de l'éperon, il s'envola avec la vélocité du cheval-fantôme de la ballade allemande. Devant la porte de l'estancia, le cheval de Sanchez manqua des quatre pieds à la fois et tomba mort. Mais le bombero, qui avait prévu cet accident, se retrouva debout sur ses jambes et tenant dans ses bras son ami le capataz, que les secousses de cette course infernale avaient fait évanouir une seconde fois. Le Pavito aida le bombero à porter jusqu'à la maison le pauvre don José Diaz. Dona Linda, avait repris ses sens, s'obstina, malgré les prières de son père, à rester auprès du blessé. Elle lui prodigua ses soins, lui versa dans la bouche quelques gouttes d'un puissant cordial, et attendit le retour à la vie du capataz. --Pardon! senorita, pardon! lui dit-il dès qu'il eut rouvert les yeux et qu'il l'eut aperçue; je n'ai pu le sauver: mes forces m'ont trahi. --Je n'ai rien à vous pardonner, Diaz, répondit la jeune fille, qui avait tout appris par Sanchez. Au contraire, mon ami, je vous remercie de votre dévouement. Un mot seulement! Lorsque vous êtes tombé, don Fernando combattait toujours auprès de vous? --Oui, senorita. --Ce n'est donc qu'après votre chute qu'il a péri sous le nombre. --Non, don Fernando n'est point mort. --Qui vous le fait supposer? --Une chose toute simple: s'il avait été tué, son corps serait resté étendu à côté du mien. Quel intérêt, en effet, aient les assassins à cacher un cadavre, lorsqu'ils en abandonnaient sept au milieu de la route? S'ils avaient voulu cacher leur crime, un trou est vite creusé dans le sable. --C'est vrai, murmura dona Linda. Il vit encore. Mais savez-vous d'où vient ce crime? --Oui, senorita. --Et?... Le capataz montra d'un coup d'oeil les personnes qui encombraient le salon. Dona Linda comprit, et d'un geste congédia l'assistance. Sanchez voulut suivre les autres. --Restez, lui dit-elle. Vous pouvez parler devant mon père, don Sanchez et sa soeur. Quel est l'homme qui vous a attaqués. --Permettez, senorita. Je ne dis pas positivement qu'il se trouvât au milieu des assassins, car je ne l'ai pas vu, mais c'est certainement lui qui les a lâchés contre nous et qui de loin les dirigeait. --Oui, Diaz; il était la tête, et ces dix ou douze bandits n'étaient que des bras. --C'est cela même. Parmi les morts j'ai reconnu le cadavre d'une de ses âmes damnées, du gaucho Mato, que j'ai surpris l'autre jour conspirant avec lui contre vous. Un sourire amer plissa un instant les lèvres pâlies de la jeune fille. --Me direz-vous son nom, enfin? s'écria-t-elle en frappant du pied avec colère. --Don Juan Perez! --Je le savais! fit-elle avec un accent de dédain superbe. Oh! don Juan! don Juan! Cet homme, où le trouver à cette heure? Où est-il? Oh! je donnerais ma fortune, ma vie, pour être face à face avec lui. Est-ce donc pour assassiner impunément ses rivaux que cet homme mystérieux... Elle ne put achever. Elle fondit en larmes et tomba dans les bras de don Luis en s'écriant avec des sanglots entrecoupés: --Mon père! mon père! qui me vengera? --Senorita, dit Sanchez, l'homme dont vous parlez est bien difficile à atteindre. --Vous le connaissez, don Sanchez? fit-elle en se redressant. --Oui, répondit-il. Mais vous, senorita, le connaissez-vous? --On dit que c'est un riche Espagnol. --On se trompe. --Auriez-vous pénétré le mystère dont il s'environne? --Oui. Chacun se rapprocha de Sanchez. --Cet homme que vous appelez don Juan Perez, se nomme Neham-Outah; c'est un des principaux chefs des Indiens Aucas. Un Indien! s'écria la jeune fille avec stupeur. --Oui, mais un de ces Indiens de couleur blanche, qui descendent des Incas et se prétendent fils du Soleil. --Prenez garde, Lindita, dit Maria, Neham-Outah est terrible... --Il ne me reste donc qu'à mourir, soupira la pauvre fiancée qui tomba sur un fauteuil. Maria la contempla un moment avec un regard mêlé de douleur, de compassion, de tendresse, s'approcha d'elle et lui posa doucement la main sur l'épaule. A cet attouchement imprévu, dona Linda tressaillit et se retourna. --Que me veux-tu, pauvre enfant? lui demanda-t-elle tristement. --Sauver don Fernando, s'il est vivant, répondit Maria d'une voix calme et ferme. --Toi. --Moi. Lorsque j'étais sans asile, ne m'avez vous pas ouvert votre maison et votre coeur. Vous souffrez, et à mon tour je viens vous dire: Me voici. --Mais que pourras-tu faire, mon amie? --C'est mon secret. Je connais les Indiens; je sais comment il faut se conduire avec eux; je parle leur langage. Seulement, jurez-moi que d'ici à trois jours vous ne sortirez pas de l'estancia et que vous ne chercherez par aucun moyen à savoir ce qu'est devenu votre fiancé. Dona Linda regarda Maria, dont l'oeil étincelait d'un feu clair et limpide; sus ses traits respirait je ne sais quelle grâce virile; sur ses lèvres roses se jouait un sourire si doux et si tranquille, qu'elle se sentit subjuguée et malgré elle l'espérance rentra dans son coeur. --Merci! reprit Maria. Adieu, Lindita! dans trois jours vous aurez des nouvelles de votre fiancé ou je serai morte. IV.--L'INVASION. Donnons maintenant quelques explications sur l'expédition indienne, et sur les préparatifs et dispositions ordonnées par Neham-Outah au moment de tenter le siège du Carmen. --Si vous réussissez dans cette affaire, avait dit don Juan aux deux gauchos après leur avoir donné l'ordre d'enlever don Fernando Bustamente, vous aurez encore cinquante onces d'or; mais n'oubliez rien et veillez. Chillito et Mato, restés seuls, se partagèrent les onces avec des transports de joie. Don Juan était remonté à cheval et s'était rendu au Carmen, où il avait passé plusieurs jours dans sa maison, à l'insu de tout le monde. Pendant son séjour, à deux reprises différentes il avait eu, sous divers déguisements, des entrevues avec Pincheira dans la Poblacion-del-Sur, le rendez-vous habituel des gauchos. Chaque nuit trois ou quatre mules chargées de ballots étaient sorties, sous l'escorte d'Indiens, et s'étaient dirigées du côté des Andes. Enfin, une nuit, après un long entretient avec Pincheira, don Juan quitta le Carmen à son tour, sans même que sa présence dans la ville eût été soupçonnée. A six lieues du Carmen, il trouva Mato et Chillito qu'il tança vertement pour leur mollesse à exécuter ses ordres. Il leur recommanda d'agir le plus promptement possible. Le lendemain, jour de la chasse aux Nandus, Mato s'était présenté à la porte de l'estancia que Pavito avait refusé d'ouvrir. En s'éloignant des deux bandits, don Juan gagna la grotte naturelle, où une fois déjà nous l'avons vu changer de vêtements. Là, il se revêtit de ses ornements indiens, et, suivant les bords du Rio-Négro, il galopa vers l'île du Chole-Hechel, où il avait donné rendez-vous aux détachements de guerre des tribus de toutes les nations patagones et araucaniennes. Le nuit avait le charme des plus délicieuses nuits d'Amérique. L'air frais et embaumé par les parfums pénétrants des fleurs qui s'épanouissaient par touffes sur les rives du fleuve, portait l'âme vers la rêverie. Le ciel, d'un bleu profond et sombre, était comme brodé d'étoiles, au milieu desquelles scintillait l'éblouissante croix du Sud que les Indiens appellent _Parou-Chayé_. La lune dorait le sable de sa douce lumière, jouait dans le feuillage des arbres et dessinait sur les dunes du rivage des formes fantastiques. Le vent soufflait mollement à travers les branches où la hulotte bleue jetait par intervalles les notes mélodieuses de son chant plaintif. Çà et là, dans le lointain, on entendait le rugissement grave du cougouar, le miaulement saccadé de la panthère et les rauques abois des loups rouges. Neham-Outah, enivré par cette belle nuit d'automne, ralentit le pas de son cheval et laissa son esprit aller à la dérive. Le descendant de Manco Capac et de Mama-oello, ces premiers Incas du Pérou, voyait passer et repasser devant sa pensée les splendeurs de sa race, éteintes depuis la mort de Tupac-Amaru, le dernier empereur péruvien, que les soldats espagnols avaient assassiné. Son coeur se gonflait d'orgueil et de joie en songeant qu'il allait reconstituer l'empire de ses pères. Cette terre, qu'il foulait aux pieds, était la sienne; cet air qu'il respirait, c'était l'air de la patrie. Il marcha longtemps ainsi, voyageant dans le pays des rêves. Les étoiles commencèrent à pâlir dans le ciel; l'aube traçait déjà une ligne blanche qui par degré se colora de teintes jaunes et rougeâtres, et, à l'approche du jour, l'air fraîchissait. Neham-Outah, réveillé comme en sursaut par la rosée glaciale de la pampa, ramena en frissonnant les pans de son manteau sur son épaule et repartit au galop, en lançant un regard vers le ciel et en murmurant: --Mourir, ou vivre libre! Mot sublime dans la bouche de cet homme! Riche, jeune et beau, il eût pu rester à Paris, où il avait étudié, y vivre en grand seigneur et cueillir à mains pleines toutes les joies de ce monde. Mais non, sans pensée ambitieuse et sans compter sur la reconnaissance humaine, il voulait délivrer sa patrie. Vers huit heures du matin environ, Neham-Outah s'arrêta devant une immense tolderia, en face de l'île de Chole-Hechel. En cet endroit, le Rio-Négro a sa plus grande largeur: chacun des bras formés par l'île peut avoir à peu près quatre kilomètres. L'île, qui s'élève au milieu des eaux, longue de quatre lieues et large de deux, est un vaste bouquet d'où s'exhalent les plus suaves odeurs et où chantent d'innombrables oiseaux. Eclairée ce jour-là par les rayons d'un splendide soleil, l'île semblait avoir été déposée sur le fleuve comme une corbeille de fleurs, pour le plaisir des yeux et le ravissement de l'imagination. Aussi loin que la vue s'étendait dans l'île, sur les deux rives du fleuve, on apercevait des milliers de toldos et de chozas, pressés les uns contre les autres, et dont les couleurs bizarres brillaient au soleil. De nombreuses pirogues, faites de peaux de cheval cousues ensemble et rondes pour la plupart, ou creusées dans des troncs d'arbres, sillonnaient le fleuve dans tous les sens. Neham-Outah confia son cheval à une femme indienne et s'engagea au milieu des toldos. Devant leurs ouvertures flottaient au vent les banderoles de plumes d'autruche des chefs. Dès son arrivée, il avait été reconnu; on se rangeait sur son passage, on s'inclinait respectueusement devant lui. La vénération que les nations australes ont conservée aux descendants des Incas s'est changée en une sorte d'adoration. Le soleil d'or et de pierreries qui ceignait son front semblait allumer la joie le plus vive dans tous les coeurs. Arrivé au bord du fleuve, une pirogue de pêcheur le passa dans l'île, où un toldo avait été préparé pour lui. Lucaney, averti par des sentinelles qui guettaient sa venue, se présenta devant Neham-Outah, ou moment où il mit pied à terre. --Le grand chef, dit-il en s'inclinant est le bienvenu parmi ses fils. Mon père a-t-il fait un bon voyage? --J'ai fait un bon voyage, je remercie mon frère. --Si mon père le permet, je vais le conduire à son toldo. --Marchons, dit le chef. Lucaney s'inclina une seconde fois et guida le grand chef à travers un sentier tracé au milieu des buissons, ils arrivèrent bientôt à un toldo de couleurs éclatantes, vaste et propre, le plus beau de l'île en un mot. --Mon père est chez lui, dit Lucaney en soulevant le poncho qui en fermait l'ouverture. Neham-Outah entra. --Que mon frère me suive! fit-il. Le rideau de laine retomba sur les pas des deux ulmenes. Cette habitation, semblable aux autres, contenait un feu, auprès duquel Neham-Outah et Lucaney s'accroupirent. Ils fumèrent en silence pendant quelques minutes, puis le grand chef s'adressa à Lucaney. --Les ulmenes, et les apo-ulmenes et les caraskenes de toutes les nations et de toutes les tribus sont-ils réunis dans l'île de Chole-Hechel, comme j'en avais donné l'ordre? --Ils sont tous réunis, répondit Lucaney. --Quand se rendront-ils dans mon toldo? --Les chefs attendent le bon plaisir de mon père. --Le temps est précieux. Il faut qu'à _l'enuit'ha_ (petite nuit), nous ayons parcouru vingt lieues. Que Lucaney prévienne les chefs! --L'ulmen se leva sans répondre et sortit. --Allons! fit Neham-Outah dès qu'il fût seul, le sort en est jeté! Me voici dans la position de César, mais, vive Dieu! comme lui, je franchirai le Rubicon. Il se leva, en proie à de profondes réflexions, et marcha de long en large dans le toldo pendant près d'une heure. Un bruit de pas se fit entendre; le rideau se souleva et Lucaney parut. --Eh bien? lui demanda Neham-Outah. --Les chefs sont là. --Qu'ils entrent! Les ulmenes, soixante au moins, revêtus de leurs plus riches habits, peints et armés en guerre, passèrent silencieusement l'un après l'autre devant le grand chef, le saluèrent, baisèrent le bas de sa robe et se rangèrent autour du feu. Une troupe de guerriers aucas, au dehors, éloignait les curieux. Neham-Outah, malgré son empire sur lui-même, ne put retenir un mouvement de fierté. --Que mes frères soient les bienvenus! dit-il. Je les attendais avec impatience. Lucaney combien de guerriers avez-vous rassemblé? --Deux mille cinq cents. --Chaukata? --Trois mille. --Métipan? --Deux mille. --Véra? --Trois mille sept cents. --Killapan? --Mille neuf cents. Neham-Outah inscrivait au fur et à mesure sur son carnet les chiffres énoncés par les ulmenes qui, après avoir répondu, venaient se ranger à sa droite. --Lucaney, reprit-il, le détachement de guerre de Pincheira est-il ici? --Oui, mon père. --Combien compte-t-il de guerriers --Cinq mille huit cents. --Mulato, combien en avez-vous? --Quatre mille. --Guaylikof? --Trois mille sept cents. --Tranamel? --Trois mille cinq cents. --Killamil? --Six mille deux cents. --Churlakin? --Cinq mille six cents. --Quelles sont les nations qui ont accepté le quipus et envoyé leurs guerriers au rendez-vous? --Toutes! répondit Churlakin avec orgueil. --Mon coeur est satisfait de la sagesse de mon fils. Quel est l'effectif de ces huit nations? --Vingt-neuf mille sept cent soixante hommes commandés par les ulmenes les plus braves: Vicomte, Eyachu, Okenel, Kesné, Oyami, Thuepec, Volki et Amanehec. --Bien, dit Neham-Outah. Les chefs Aucas et Araucanes, qui sont ici, ont amené vingt-trois mille sept cent cinquante guerriers. Comptons aussi un renfort de cinq cent cinquante gauchos ou déserteurs blancs, dont le secours nous sera fort utile. L'effectif total de l'armée est de quatre-vingt-quatorze mille neuf cent-cinquante hommes, avec lesquels, si mes frères ont confiance en moi, avant trois mois nous aurons chassé à jamais les Espagnols et reconquis notre indépendance. --Que notre père commande, nous obéirons. --Jamais armée plus grande et plus forte n'a menacé la puissance espagnole depuis la tentative de Tahi-Mari contre le Chili. Les blancs ignorent nos projets, je m'en suis informé moi-même au Carmen. Ainsi notre invasion subite sera pour eux comme un coup de foudre et les glacera d'épouvante. A notre approche ils seront déjà à demi vaincus. Lucaney, avez-vous distribué à tous les guerriers qui savent s'en servir, les armes que je vous ai expédiées du Carmen? --Un corps de trente-deux mille hommes est armé de fusils, de baïonnettes, et abondamment muni de poudre et de balles. --C'est bien, Lucaney, Churlakin et Métipan resteront auprès de moi et m'aideront à communiquer avec les autres chef. Maintenant, ulmenes, apo-ulmenes et caraskenes des nations unies, écoutez mes ordres et qu'ils se gravent profondément dans vos coeurs; toute désobéissance ou lâcheté serait immédiatement punie de mort. Il se fit un silence solennel, Neham-Outah promena sur l'assemblée un regard calme et fier. --Dans une heure, continua-t-il, l'armée se mettra en marche par troupes serrées. Un corps de cavalerie protégera chaque détachement d'infanterie. L'armée s'allongera en une ligne de vingt lieues, qui pivotera et se concentrera sur le Carmen. Tous les chefs incendieront la campagne sur leur passage, afin que la fumée, poussée par le vent, dissimule, comme un épais rideau, nos manoeuvres et notre marche. Les moissons, les estancias et toutes les propriétés des blancs seront brûlées et égalées au sol. Le bétail ira grossir le butin à l'arrière-garde. Pas de grâce pour les bomberos qui seront tués sur le champ. Killipan, avec douze mille cavaliers et dix mille fantassins, commandera l'arrière-garde, auquel se joindront les femmes en âge de combattre; il marchera à six heures derrière le principal corps d'armée. Souvenez-vous que les guerriers doivent s'avancer par masses compactes, et non pas à l'aventure. Allez et hâtez-vous; il faut que demain à _l'ennif'ha_ nous soyons devant le Carmen. Les chefs s'inclinèrent et défilèrent en silence hors du toldo. Quelques minutes plus tard, une grande animation régnait dans l'immense camp des Indiens. Les femmes abattaient les toldos et chargeaient les mules; les guerriers se rassemblaient au son des instruments de musique; les enfants laçaient et sellaient les chevaux; enfin, on se hâtait pour le départ. Peu à peu le désordre cessa. Les rangs se formèrent, et plusieurs détachements d'ébranlèrent dans diverses directions. Neham-Outah, monté sur le sommet d'une colline et accompagné de ses trois aides de camp, Lucaney, Churlakin et Métipan, suivait avec une lorgnette les mouvements de l'armée, qui, en une demi-heure, n'était plus en vue. Déjà la plaine était en feu et voilait l'horizon d'une fumée noirâtre. Neham-Outah descendit de la colline et vint au rivage où les quatre ulmenes se jetèrent dans une pirogue qu'ils manoeuvrèrent eux-mêmes. Ils atteignirent bientôt la terre ferme. Là, vingt-cinq cavaliers aucas les attendaient. Toute la troupe se mit en marche sur les traces de l'armée--traces visibles, hélas! Cette campagne, si verdoyante et si belle le matin même, était morne, désolée, couverte de cendres et de ruines. De loin, Sanchez et ses frères aperçurent les Indiens, et, quoique enveloppés par une masse de guerriers, ils parvinrent, à force de courage, à échapper à leurs ennemis, sauf le pauvre Simon qui fut tué par une lance indienne. Quinto et Julian, tous deux blessés, se sauvèrent en avant pour épier les envahisseurs, pendant que Sanchez, couvert de sang et de poussière, courait donner l'alarme au Carmen. Ce contretemps affligea singulièrement Neham-Outah et dérangea ses combinaisons. Néanmoins, l'armée continua sa route, et, à la nuit close, à travers les premières ombres, ils aperçurent la colonie. A la tête d'une centaine de guerriers d'élite, Neham-Outah s'avança en se courbant contre la Poblacion-del-Sur. Partout le silence. Les barricades semblaient abandonnées. Les indiens, parvinrent à les escalader, et ils se seraient emparés de la ville sans la vigilance du major Blumel. Le grand chef ne voulant pas, par des tentatives vaines, affaiblir la confiance de ses hommes, recula et fit établir son camp devant la ville. Tactique jusqu'alors inconnue aux Indiens, il traça une parallèle et ordonna de creuser dans le sable un large fossé dont le sable servit à élever un retranchement pour les abriter contre les volées du canon. Pincheira, on le sait, était dans le Carmen pour diriger la révolte des gauchos. Comme Neham-Outah désirait s'entendre avec lui sur l'attaque décisive, il envoya devant la ville un déserteur chilien qui savait sonner de la trompette, instrument tout à fait inusité chez les Aucas. Ce trompette portait un drapeau blanc en signe de paix et demandait à parlementer. Il précédait Churlakin, Lucaney, Metipan et Chaukata, chargés par le grand ulmen de faire des propositions au gouverneur du Carmen. Les quatre ambassadeurs, groupés à une demi-portée de canon de la ville, à cheval et immobiles, leur lance de dix-huit pieds plantée debout et laissant flotter la touffe de plumes d'autruche, signe de leur dignité, attendaient. Leurs armures en cuir était recouverte de cottes de mailles faites de petits anneaux et qui avaient sans doute appartenue aux soldats d'Almagro ou de Valdivia. Le trompette, fièrement campé à quelques pas devant eux, agitait son drapeau. Les montures des chefs étaient armées d'un harnachement très-riche et brodé de plaques d'argent qui étincelaient aux rayons du soleil. L'orgueil espagnol souffrait de traiter d'égal à égal avec ces païens, auxquels ils refusaient même une âme et qu'ils ne reconnaissaient pas pour des hommes. Mais il fallait gagner du temps: peut-être les renforts de Buenos-Ayres étaient-ils déjà en route. Le trompette indien, fatigué de ne point recevoir de réponse à ses deux premières sommations, sonna une troisième fois, sur l'ordre de Churlakin. Une trompette espagnole lui répondit enfin, de l'intérieur de la ville, et la barrière s'ouvrit, livrant passage à un soldat qui portait un drapeau blanc et que suivait un officier supérieur à cheval. Cet officier, on s'en souvient, était le major Blumel qui, en vieux soldat, n'avait voulu paraître devant les Indiens que dans son uniforme de grande tenue. Il se dirigea, sans hésiter du côté des ulmenes qui, grâce à leurs ornements d'argent et à leur immobilité, ressemblaient de loin à des statues équestres. V.--LE PARLEMENTAIRE. Le major Blumel, qui avait d'avance sacrifié sa vie, était sans armes, même sans épée. Il s'arrêta à une porté de voix, et, comme il parlait passablement le dialecte aucas, appris dans ses guerres précédentes, il n'avait pas besoin d'interprète. --Que voulez-vous, chefs? demanda-t-il d'une voix haute et ferme, en saluant cérémonieusement. --Etes-vous l'homme que les blancs nomment don Luciano Quiros et auquel ils donnent le titre de gouverneur? demanda à son tour Churlakin. --Non. Nos lois défendent à un gouverneur de quitter son poste; mais je commande la place après lui; il m'envoie vers vous. Les Indiens parurent se consulter un instant; puis, laissant leurs longues lances plantées dans le sable, ils s'avancèrent auprès du vieil officier qui, a ce mouvement, ne témoigna pas la moindre surprise. Churlakin prit la parole au nom de tous. --Mon père est brave, dit-il, étonné du sang-froid du major. --A mon âge, répondit le vieillard, la mort est un bienfait. --Mon père porte sur le front la neige de bien des hivers; il doit être un des plus sages chefs de sa nation, et les jeunes hommes l'écoutent avec respect autour du feu du conseil. --Ne parlons pas de moi, dit le major. Pourquoi avez-vous demandé cette entrevue? --Est-ce que mon père ne nous conduira pas au feu du Conseil de sa nation? dit Churlakin d'un ton insinuant. Est-il honorable que de grands guerriers, des chefs redoutés traitent ainsi de graves affaires à cheval, entre deux armées! --Aucun chef ennemi ne peut entrer dans une ville investie. --Mon père craint-il qu'à nous quatre nous prenions sa ville? reprit Churlakin en riant, mais contrarié au dernier point de perdre l'espérance de s'entendre avec Pincheira. --La peur n'est pas mon habitude. Je vous apprends une règle que vous ignorez, voilà tout. Si ce prétexte suffit à rompre l'entrevue, vous en êtes les maîtres, et je vais me retirer. --Oh! oh! mon père est vif pour son âge. --Dites ce qui vous amène. Les ulmenes se consultèrent du regard et échangèrent quelques mots à voix basse. Enfin Churlakin reprit la parole. --Mon père a vu la grande armée des Aucas? dit-il. --Oui, répondit le major avec indifférence. --Et mon père, qui est un blanc et qui a beaucoup de science, a-t-il compté les guerriers? --Oui. --Ah! et combien sont-ils d'après son calcul? --Leur nombre nous importe peu. --Cependant, insista l'Indien, mon père sait-il, à peu près?... --Deux cent mille, tout au plus. --Mon père, reprit Churlakin n'est pas effrayé du nombre de ces guerriers qui obéissent à un seul chef? --Pourquoi le serais-je! dit le major, auquel n'avait point échappé l'étonnement des ulmenes. Ma nation n'a-t-elle pas Vaincu des armées plus nombreuses? Mais nous perdons notre temps en paroles inutiles, chef. --Que mon père soit patient! --Finissons-en avec toutes vos circonlocutions indiennes. --L'armée des grandes nations est campée devant le Carmen afin d'obtenir satisfaction de tous les maux que les visages pâles nous ont fait souffrir depuis leur invasion en Amérique. --Expliquez-vous clairement. Pourquoi envahissez-vous nos frontières? Avons-nous manqué à nos engagements? De quoi vous plaignez-vous? --Mon père feint d'ignorer les justes motifs de guerre que nous avons contre les blancs. Sa nation a traité avec les blancs qui habitent de l'autre côté des montagnes et qui sont nos ennemis; donc, sa nation n'a point d'amitié pour nous. --Cher, cette querelle est ridicule. Avouez que vous avez envie de piller nos fermes, de voler notre bétail et nos chevaux, bien! Mais, serions-nous en guerre avec le Chili, vous agiriez de même. La plaisanterie dure trop longtemps; venons au fait; que voulez-vous? --Mon père est fin, dit Churlakin en riant. Ecoutez! voilà ce que disent les chefs. L'ulmen Negro a, contre son droit et contre le nôtre, vendu aux ancêtres de mon père une terre qui ne lui appartenait pas, sans le consentement des autres ulmenes de la contrée. --Après? --Les chefs rassemblés autour de l'arbre de Gualichu ont résolu de rendre au grand chef blanc, depuis le premier jusqu'au dernier, tous les objets donnés jadis à l'ulmen Negro, et de reprendre le pays qui est à eux. --Est-ce tout? --Tout. --Combien de temps les chefs donnent-ils au gouverneur du Carmen pour discuter ces propositions? --Du lever du soleil à son coucher. --Fort bien! dit ironiquement le vieil officier. Et, si le gouverneur refuse, que feront mes frères? --La colonie des blancs sera incendiée; leurs guerriers seront massacrés; leurs femmes et leurs enfants emmenés en esclavage. --Je transmettrai vos demandes au gouverneur, demain, au coucher du soleil, vous aurez sa réponse. Seulement, vous suspendrez les hostilités jusque-là. --Tenez vous sur vos gardes. --Merci de votre franchise, chef! Je suis heureux de rencontrer un Indien que ne soit pas complètement un coquin. A demain! --A demain! répétèrent les chefs avec courtoisie et frappés malgré eux de la noblesse du vieillard. Le major se retira lentement vers les barrières, où le colonel, inquiet de cette longue entrevue, avait tout préparé pour venger son vieil ami. --Eh bien? fit-il en lui serrant la main. --Ils cherchent à gagner du temps, répondit le major, afin de nous jouer quelqu'une de leurs diableries. --Que demandent-ils, en somme? --L'impossible, colonel, et ils le savent bien, car ils avaient l'air de se moquer de nous en me soumettant leurs prétentions absurdes. Le cacique Negro, disent-ils, n'avait pas le droit de vendre son territoire, que, disent-ils encore, nous leur rendrons dans vingt-quatre heures. Puis, le chapelet de leurs menaces habituelles! Ah! ce n'est pas tout: ils sont prêts à rembourser tout ce que le cacique Negro a reçu pour la vente de sa terre. --Mais, interrompis don Luciano, ces gens-là sont fous. --Non, colonel, ce sont des voleurs. En ce moment, des cris violents retentirent aux barrières. Les deux officiers y coururent en toute hâte. Quatre ou cinq mille chevaux, libres en apparence, mais dont les cavaliers invisibles s'étaient effacés le long de leurs flancs, suivant la coutume indienne, arrivaient avec une effrayante vélocité contre les barricades. Deux coups de canon chargés à mitraille mirent le désordre dans leurs rangs sans ralentir leur course. Ils tombèrent comme la foudre sur les défenseurs de la Poblacion-del-Sur. Alors s'engagea un de ces terribles combats des frontières américaines, combat cruel et indescriptible, où l'on ne fait pas de prisonniers; les bolas perdidas, le _laqui_, la baïonnette et la lance étaient les seules armes. Les Indiens étaient immédiatement renforcés; les Espagnols ne reculaient pas d'un pouce. Cette lutte acharnée durait depuis deux heures. Les Patagons semblaient mollir, et les Argentins redoublaient d'efforts pour les refouler vers leur camp, lorsque tout à coup ce cri se fit entendre derrière eux. --Trahison! trahison! Le major et le colonel, qui combattaient au premier rang de leurs volontaires et des soldats, se retournèrent; ils étaient pris entre deux feux. Pincheira, revêtu de son uniforme d'officier chilien, caracolait en tête d'une centaine de gauchos plus ou moins ivres qui le suivaient en hurlant: --Pillage! pillage! Les deux vieux officiers se jetèrent un long et triste regard et prirent leur détermination en une seconde. Le colonel lança dans les rangs des Indiens, mèche allumée, un baril de poudre qui les balaya comme le vent balaye la poussière, et les mit en fuite. Les Argentins, à l'ordre du major, firent volte-face et se précipitèrent au pas de charge contre les gauchos, commandés par Pincheira. Ces bandits, leur sabre et leur bolas en main, coururent contre les Argentins, qui se faufilèrent dans les portes entr'ouvertes des maisons abandonnées, dans une rue étroite où les gauchos ne pouvaient faire manoeuvrer leurs chevaux. Les Argentin, adroits tireurs, ne perdaient aucune balle; ils se retirèrent du côté de la rivière et nourrirent une vive fusillade contre les gauchos qui s'étaient retournés et les Aucas qui escaladaient de nouveau les barrières, pendant que les canons du fort vomissaient la mitraille et la mort. Les blancs traversèrent le fleuve sans danger, et leurs ennemis s'installèrent dans la Poblacion-del-Sur en emplissant l'air de hurrahs de triomphe. Le colonel donna l'ordre de construire des retranchements considérables sur la rive du fleuve et d'établir deux batteries de six pièces de canon chacune, dont les feux se croisaient. Par la trahison des gauchos les Indiens s'étaient emparés de la Poblacion-del-Sur, qui n'était nullement la clef de la place; mais ce succès négatif leur avait coûté des pertes immenses. Les colons avaient par là vu interrompre leurs communications avec les nombreuses estancias situées sur la rive opposée. Par bonheur, ils avaient d'avance émigré dans le haut Carmen avec leurs chevaux et leurs bestiaux, et les embarcations avaient toutes été mouillées sous les batteries du fort qui les protégeaient. Le faubourg pris par les assaillants était donc complètement vide. D'un côté, les Argentins se félicitaient de n'avoir plus à défendre un poste inutile et dangereux; d'un autre côté, les Aucas se demandaient à quoi leur servirait ce faubourg si chèrement conquis. Trois gauchos, dans la mêlée, avaient été arrachés de leurs chevaux et faits prisonniers par les Argentins. L'un d'eux était Pincheira, l'autre Chillito, et le troisième se nommait Diego. Un conseil de guerre, improvisé en plein air, les condamna à la potence. --Eh bien? demanda Diego à Chillito, où donc est Pincheira? --Le scélérat s'est évadé, répondit l'honnête Chillito. Déserteur de l'armée, déserteur de la potence! c'est sa manie de déserter et de manquer à tous ses engagements. Il finira fort mal. --Notre affaire à nous est claire, fit Diego en soupirant. --Bah! un peu plus tôt, un peu plus tard. --Cela t'amuse la potence, toi, Chillito? --Pas précisément, reprit celui-ci; mais depuis cinq générations dans ma famille on est pendu de père en fils; c'est une vocation. Qu'est-ce que le diable va faire de mon âme? --Je n'en sais rien. --Ni moi. Pendant cette édifiante conversation, on avait planté deux hautes potences un peu en dehors du retranchement du bord du fleuve, à la vue de toute la population réunie et des autres gauchos qui, groupés dans la Poblacion-del-Sur, hurlaient de rage. Chillito et Diego furent pendus pour l'exemple. Au pied de la potence, un _bando_ affiché menaçait du même sort tout gaucho révolté. Sur ces entrefaites, la nuit vine, éclairée par l'incendie du faubourg conquis par les Indiens. Les flammes teignaient la malheureuse ville du Carmen de reflets fantastiques, et les habitants, plongés dans une morne stupeur, se disaient que bientôt le feu traverserait le fleuve et réduirait en cendres le Carmen. Le gouverneur semblait de fer; il ne prenait pas une minute de repos, il visitait les postes, multipliait la défense, relevait les courages abattus et essayait de donner à tous des espérances qui étaient loin de son coeur. Quant aux Indiens, ils avaient tenté deux fois de surprendre la ville, et, avant l'apparition de l'aube, ils s'étaient retirés dans leur camp. --Major, dit le colonel, pas d'illusion possible! Demain, après-demain ou dans huit jours tout sera fini pour nous. --Hum! au dernier moment nous ferons sauter le fort. --Cette ressource même nous est enlevée. --Comment cela? --De vieux soldats comme nous ne peuvent ainsi disposer de la vie des autres. --Vous avez raison, reprit le major d'un air rêveur. Nous nous brûleront la cervelle. --Mais, dit après un court silence le major qui avait baissé la tête devant l'irréfragable argument de son supérieur, comment n'avons-nous pas encore reçu de nouvelles de Buenos-Ayres? --Ils ont à Buenos-Ayres bien autre chose à faire que de penser à nous. --Oh! je ne puis le croire. Un esclave annonça don Juan Perez. Don Juan entra vêtu d'un magnifique uniforme de colonel de l'armée argentine, le bras gauche entouré de l'écharpe d'aide de camp. Les deux officiers, à son entrée ressentirent un tressaillement intérieur. Don Juan les salua. --Est-ce bien vous, don Juan? murmura le colonel. --Mais, je le suppose, répondit-il en souriant. --Et votre long voyage? --J'en arrive à l'instant. --Cet uniforme!... --Mon Dieu! messieurs, fatigué de passer dans la colonie pour un être mystérieux, pour un sorcier, un vampire, que sais-je? j'ai voulu devenir un homme comme tout le monde. --Ainsi, vous êtes?... --Officier comme vous, comme vous colonel, et de plus aide de camp du général Rosas. --C'est prodigieux, fit don Luciano. --Pourquoi donc? rien de plus simple, au contraire. Un étrange soupçon à l'entrée imprévue de don Juan, s'était glissé dans le coeur du major, soupçon qui ne disparut pas après les paroles suivantes de don Juan: --Oui, reprit celui-ci, je suis colonel. En outre, le président de la république m'a chargé d'un message qui, j'en suis certain, cous contentera. Et il tira de son uniforme un large pli cacheté aux armes argentines. Le colonel, avec la permission des deux officiers, décacheta et lut la missive, en laissant percer sur son visage une joie immodérée. --Oh! oh! s'écria-t-il; deux cent cinquante hommes! Je n'espérait pas un tel renfort. --Le président tient beaucoup à cette colonie, dit don Juan, et il n'épargnera aucun sacrifice pour la conserver. --Vive Dieu! grâce à ce secours, don Juan, je me moque des Indiens comme d'un fétu de paille. --Il parait qu'il n'était pas trop tôt? --Il n'était que temps, canario! répondit imprudemment le gouverneur. Et vos hommes. --Ils arriveront dans une heure. --Ce sont? --Des gauchos. --Hum! dit le colonel, j'aurais préféré d'autres troupes. C'est égal. Si vous voulez, nous irons au-devant d'eux. --Je suis à vos ordres. --Irai-je avec vous? demanda le major. --Mais cela n'en vaudrait que mieux, repartit vivement don Juan. --Non, major, dit don Luciano, restez ici. Qui sait ce qui arrivera en mon absence? Venez, don Juan. Ce dernier souriait, et il eût été difficile de dire ce que ce sourire signifiait. Il sortit en compagnie du colonel, et tous deux montèrent à cheval. Ils croisèrent un cavalier qui se hâtait à toute bride. --Sanchez! murmura tout bas don Juan. Pourvu qu'il ne m'ait pas reconnu! VI.--LA GROTTE DES COUGOUARS. Sanchez avait suivi sa soeur sans mot dire et presque aussi étonné que don Luis et sa fille du dévouement de Maria. Elle le conduisit dans sa chambre, nid charmant, plein d'ombres et de fraîcheur, comme imprégné d'une odeur virginale. Pendant que le bombero s'extasiait devant ces gracieuses merveilles d'un réduit de jeune fille, Maria, soupirant et prête à pleurer, jeta un regard d'adieu sur sa chambre bien-aimée, mais elle eut le courage de refouler ses larmes. --Asseyez-vous, mon frère, dit-elle, j'ai un grand service à vous demander. --Diable! un service! Petite soeur, pourquoi prendre un air aussi solennel pour une chose bien simple? --C'est que c'est difficile. --Rien n'est impossible pour te contenter. De quoi s'agit-il? --Jurez-moi, auparavant, de m'accorder ce que je vous demanderai. --Va, mon enfant, et ne t'inquiète pas du reste, dit Sanchez avec un gros rire. --Non, je veux un serment. --Je te le fais, c'est entendu. --Mon frère, vous n'êtes pas sérieux. --J'ai la gravité d'une idole indienne. --Vous vous moquez de moi, fit-elle avec des larmes dans la voix. --Le diable emporte les femmes! reprit Sanchez; on fait toujours leur volonté. Voyons, folle, ne pleurons pas. Je jure d'obéir à ton caprice. Dévide-moi ton chapelet. --J'ai promis à dona Linda, mon bon frère, de lui donner avant trois jours des nouvelles de don Fernando. --Après? --Je veux accomplir ma promesse. --Peste! --Et pour cela j'ai compté sur vous. --Sur moi? --Oui. --A quoi puis-je te servir? --Sans vous, la chose est impraticable. --Alors, petite soeur, je crains fort que... --Vous avez juré. --Va! je suis tout oreilles. --J'ai longtemps habité parmi les Indiens, dont je connais les moeurs et le langage. Je vais m'introduire dans leur camp, sans être reconnue, pour apprendre où est don Fernando. --Et votre serment, mon frère? dit-elle en se plaçant devant la porte. --Je ne le tiendrai pas, et, si Dieu pense que j'ai eu tort, nous réglerons ce compte-là ensemble. Elle regarda un moment son frère en silence. --Vous y êtes bien résolu? reprit-elle. --Complètement. --J'irai seule. --Hein? exclama Sanchez, en se précipitant vers elle; tu veux donc me faire mourir? Maria ne répondit pas. --Partez, mon frère, je me passerai de vous. --Allons! je te suivrai. Oh! les femmes! murmura le bombero. --Nous réussirons! s'écria-t-elle toute joyeuse. --Oui, à nous faire tuer. --Partons, frère, dit-elle en mettant sous son bras un petit paquet d'habits. Maria, craignant l'émotion des adieux, évita dona Linda. Le Pavito avait préparé deux chevaux qui entraînèrent promptement le frère et la soeur loin de l'estancia. A la batterie, le capataz les avait attendus. --Senorita, avait-il dit à Maria, vous êtes une noble fille. Dieu vous aidera et vous bénira. --Don José, avait répondu Maria en souriant et en tirant de son sein une petite croix d'or que lui avait donné dona Linda, et dont elle brisa le cordon de velours, don José, prenez cette croix et gardez-la en souvenir de moi. Les deux voyageurs galopaient depuis longtemps déjà que l'heureux capataz baisait encore la croix à pleines lèvres en songeant que sa place habituelle était sur le coeur de la jeune fille. Sanchez et sa soeur marchèrent côte à côte sans échanger une parole; tous deux étaient plongés dans un abîme de pensées. --Combien nous reste-t-il de de chemin? demanda Maria. --Deux lieues. Ils retombèrent dans leur mutisme. Tout à coup le pas d'un cheval retentit derrière eux; ils se retournèrent et aperçurent le Pavito qui gesticulait. Ils s'arrêtèrent, et le gaucho les eut bientôt rejoints. --Ma maîtresse me suit, dit-il Dona Linda, vêtue en homme, accourait de toute la vitesse de sa monture. --Faut-il retourner? demanda Sanchez qui eut une lueur fugitive d'espérance. --Non, non; poussons, au contraire, reprit Linda. --Où allez-vous, senorita? --Je vous suis. --Hein? fit-il, croyant avoir mal entendu. --J'ai deviné ton projet, Maria, et je veux partager tes dangers. --C'est beau, senorita! s'écria Sanchez. --Elle a raison, dit simplement Maria: cela vaut mieux. --Vous, Pavito, dit Linda, rebroussez chemin; je puis me passer de vos services. --Pardon, si vous y consentez je resterai. A l'estanciero, on n'a pas besoin de moi; j'ignore où vous allez, mais deux bras courageux sont bons à garder. --Restez, mon ami. --Mais don Luis, votre père, senorita?... essaya de dire Sanchez. --Il m'approuve, répondit-elle sèchement. On se remit en route. Deux heures plus tard, on arriva au pied d'une colline à mi-côte de laquelle s'ouvrait une grotte naturelle, connue dans le pays sous le nom de grotte des Cougouars ou _Kenupang_, en indien aucas. --Mes frères sont là, dit Sanchez. La petite troupe gravit la pente douce de la colline et s'engouffra à cheval dans la grotte, sans laisser de trace de son passage. On entrait dans cette grotte par plusieurs ouvertures; elle se divisait en nombreux compartiments sans communication visible entre eux et formait une espèce de dédale qui serpentait sous les profondeurs de la colline. Les bomberos, qui en savaient tous les détours, s'y réfugiaient souvent. Julian et Quinto, assis devant un feu de bruyère fumaient silencieusement leur pipe en regardant rôtir un quartier de guanaco. Ils saluèrent les arrivants et restèrent muets comme des Indiens, dont ils avaient pris les moeurs dans la vie nomade de la Pampa. Sanchez conduisit les deux femmes dans un compartiment isolé. --Ici, leur dit-il d'une voix faible comme un souffle, parlez peu et bas: on ignore toujours quels voisins l'on a. Si vous avez besoin de nous, vous savez où nous sommes. Je vous laisse. Sa soeur le retint par son bras et s'approcha de son oreille. Il s'arrêta sans répondre et sortit. Les deux jeunes filles, à peine seules, se jetèrent dans les bras l'une de l'autre; puis, ce mouvement d'effusion passé, elles se déguisèrent en femmes indiennes. Au moment où leurs robes espagnoles allaient tomber, elles entendirent des pas assez près d'elles et se retournèrent comme des biche effarouchées. --Je craignais, dit dona Linda, que ce fût don Sanchez. Ecoutons. --Caraï! don Juan, soyez le bien venu, avait dit une voix d'homme à trois pas des jeunes filles. Voilà plus de deux heures que je vous attends. --Toujours cet homme! murmura Linda. --Mon ami, répondit don Juan impossible de venir plus tôt. --Enfin, vous êtes ici, c'est le principal, reprit le premier interlocuteur. En ce moment, Sanchez entra. Maria lui fit signe d'écouter, il s'approcha d'elle et prêta l'oreille. --Etes vous satisfait de votre position au Carmen, reprit Juan. --Pas trop, je vous l'avoue. --Je vais vous en débarrasser, mon cher Pincheira: demain j'ordonne l'attaque de la Poblacion-del-Sur. Vous agirez alors, n'est-ce pas? --C'est convenu. A propos, tout à l'heure j'ai rencontré un pauvre diable d'officier argentin chargé d'une missive pour le gouverneur du Carmen. Elle lui annonce du secours, je crois. --_Caramba!_ Il faut se presser. Qu'avez-vous fait de cette missive? --La voici. --Le messager argentin, l'avez-vous tué? --Un peu. --Bien. --A quand l'assaut? --Dans deux jours. --Et mon prisonnier? --Oh! il fait rage. --Il se calmera. Voici, du reste, ce que je compte faire dès que la ville... Mais en prononçant ces paroles les deux hommes s'étaient éloignés et le son de leur voix s'effaça dans les détours de la grotte. Quand les jeunes filles se retournèrent, Sanchez avait disparu. --Eh bien! dit Maria, que pensez-vous de ce hasard singulier? --C'est un miracle de Dieu. --Nous déguisons-nous toujours? --Plus que jamais. --A quoi bon, dit Sanchez qui avait reparu. Je sais où est don Fernando, à présent je me charge de vous le rendre. --Mais la vengeance? interrompit dona Linda. --Sauvons-le d'abord, senorita. Retournez à l'estancia et laissez-moi agir. --Non, don Sanchez, je ne vous quitte pas. Attendez-moi ici toutes deux. Plusieurs heures se passèrent. Sanchez ne revenait pas. Inquiètes de ce retard inexplicable, elle avaient rejoint dans la première grotte les deux autres bomberos. Déjà la nuit était venue. Enfin, Sanchez entra; il avait apporté un énorme ballot sur le cou de son cheval qui soufflait de fatigue. --Revêtez ces costumes de gauchos, dit-il aux deux femmes; nous allons nous introduire dans le Carmen. Le voyage sera rude, mais, hâtez-vous, chaque minute perdue est une heure de danger pour nous. Elles coururent s'habiller et furent prêtes en un instant. --Prenez vos vêtements indiens, dit Sanchez, ils pourront vous servir. Bien. Maintenant suivez-moi, et de la prudence! Les trois bomberos, les deux jeunes filles et le Pavito sortirent de la grotte et se glissèrent dans l'obscurité comme des fantômes, marchant en file indienne, parfois se courbant jusqu'à terre, se traînant sur les genoux ou rampant sur le ventre et se confondant le plus possible avec l'ombre pour dissimuler leur passage. Singulier et dangereux voyage en pleine nuit et dans ce désert, dont les buissons, en temps de guerre, sont peuplés d'ennemis invisibles! Sanchez s'était placé en tête, Dona Linda, ivre de ce courage que donne l'amour, rougissait de son sang les ronces du chemin, et pas une plainte ne remuait ses lèvres. Après trois heures d'efforts inouïs, la petite troupe qui suivait les traces de Sanchez, s'arrêta sur les signes du bombero. --Regardez, leur dit-il, à voix basse, nous sommes au milieu du camp des Aucas. Tout autour d'eux, aux rayons de la lune, ils voyaient s'allonger les hautes silhouettes des sentinelles indiennes appuyées sur leur lances et veillant, dans une immobilité de pierre, au salut de leurs frères endormis. Un frisson courut dans les membres des jeunes filles. Par bonheur, les gardes, ne redoutant pas une sortie du Carmen, dormaient debout: mais le moindre geste mal calculé ou le moindre faux pas pouvait les réveiller. Aussi Sanchez recommanda-t-il de redoubler de prudence sous peine de la vie. A deux cents pas devant eux s'élevaient les premières maisons du Carmen, mornes, silencieuses, et, en apparence du moins abandonnées ou plongées dans le sommeil. Les six aventuriers avaient franchi la moitié de la distance, lorsque tout à coup, au moment où Sanchez avançait le bras pour s'abriter derrière une dune de sable plusieurs hommes qui rampaient en sens inverse se trouvèrent face à face avec lui. Il y eut une seconde d'anxiété terrible. --Qui vive? demanda une voix basse et menaçante. --Sanchez le bombero. --Qui est avec toi? --Mes frères. --Passez. Dix minutes après cette rencontre, ils arrivèrent aux barrières qui, au nom de Sanchez, s'ouvrirent sur le champ. Enfin, ils étaient en sûreté dans le Carmen. Il était temps: malgré leur volonté et leur courage, les deux femmes brisées de lassitude, ne pouvaient plus se soutenir. Dès que le péril fut passé, leur surexcitation nerveuse tomba et elles s'affaissèrent anéanties. Sanchez prit sa soeur dans ses bras, Julian se chargea de dona Linda, et ils se dirigèrent vers la maison de don Luis, où de nouvelles difficultés les attendaient. Tio Lucas refusait d'ouvrir la porte, mais, reconnaissant enfin sa maîtresse, il introduisit les voyageurs dans un salon où il alluma les bougies. --Que faisons nous? demanda dona Linda qui se laissa choir dans un fauteuil. --Rien pour l'instant, répondit Sanchez. Reposez-vous, senorita, reprenez des forces. --Resterons-nous longtemps dans cette inaction qui me tue? --Jusqu'à demain seulement. Il ne faut pas nous jeter en aveugles dans le danger, mais tout préparer pour la réussite de nos projets et guetter l'heure propice. Demain, au plus tard, ces hommes, dont nous avons surpris la conversation, tenteront une attaque sur la Poblacion-del-Sur. Quant à nous, nous serons plus libres pour entrer dans le camp Indien. Que tout le monde ignore votre présence au Carmen! ne donnez pas signe de vie avant mon retour. A demain matin! --N'allez-vous pas vous reposer, don Sanchez? --Je n'ai pas le temps. Sanchez sortit. Dona Linda recommanda à Tio Lucas la discrétion la plus absolue et congédia ses compagnons qui allèrent dormir dans des chambres préparées à la hâte. Maria ne voulut pas se séparer de son amie, et elles reposèrent dans le même lit. Malgré leur volonté de demeurer éveillées, la nature fut la plus forte et elles ne tardèrent pas à s'assoupir et à dormir d'un profond sommeil. Le soleil était déjà haut à l'horizon lorsque leurs yeux se rouvrirent. Elles s'habillèrent et déjeunèrent avec leurs compagnons, impatientes du retour du bombero. Plusieurs heures se passèrent, cruelles pour le coeur de dona Linda et faisant saigner son amour: le souvenir de son fiancé, couvert d'ombres mortelles, troublait douloureusement sa pensée. Enfin, les cloches de la ville sonnèrent à toutes volées pour appeler la population aux armes et servirent d'accompagnement lugubre au bruit sourd du canon et aux éclats de la fusillade. Sans nul doute, les Indiens attaquaient la Poblacion-del-Sur, et cependant où était Sanchez? se demandait à elle-même dona Linda qui, comme une lionne dans une cage, marchait précipitamment de long en large, dévorée d'inquiétude et de désespoir. --Ecoute! dit-elle à Maria en penchant la tête du côté de la porte. --C'est lui! reprit Maria. --Enfin! s'écria Linda. --Me voici, senorita, dit Sanchez. Etes-vous prêtes? --Depuis ce matin, fit-elle avec reproche. --C'eût été trop tôt, répondit-il sans s'émouvoir. Maintenant si vous voulez? --Tout de suite! --Senorita, soyez muette, quoi que vous entendiez et quoi que vous voyiez. Laissez-moi parler seul et agir seul. Tenez, voici pour chacune de vous un masque dont vous vous cacherez le visage quand je vous dirai: En route! Ils sortirent tous trois de la maison sans être remarqués, car les habitants gardaient les barrières ou se mêlaient au furieux combat qui se livrait dans la Poblacion-del-Sur. VII.--L'ANTRE DU LION. Don Fernando Bustamente, dès que son épée lui eut échappé et qu'il fut tombé aux côtés du capataz, ne donna plus signe de vie. Les hommes masqués, auteurs du guet-apens, dédaignant don José Diaz, s'approchèrent du fiancé de dona Linda. Les pâleurs de la mort obscurcissaient son noble visage; ses dents étaient serrées sous ses lèvres entr'ouvertes; le sang coulait à flots de ses blessures, et sa main crispée serrait encore la poignée de son épée brisée dans la lutte. --_Caspita!_ fit l'un des bandits, voilà un jeune seigneur qui est bien malade; que dira le maître? --Que voulez-vous qu'il dise, senor Chillito? répondit un autre. Il se défendait comme une panthère enragée; c'est sa faute; il aurait dû se laisser prendre gentiment. Nous avons perdu quatre hommes. --Belle perte, ma foi! que ces quatre gaillards-là, reprit Chillito en haussant les épaules. J'aurais préféré qu'il en tuât six et qu'il fût en meilleur état. --Diable! murmura le bandit, c'est aimable pour nous. --J'excepte les présents, dit Chillito en riant. Mais vite, pansons ses blessures et filons; il ne fait pas bon pour nous ici; d'ailleurs, le maître nous attend. Les plaies de don Fernando furent lavées et pansées tant bien que mal; et, sans s'inquiéter s'il était mort ou vivant, ils le placèrent en travers sur le cheval de Chillito, le chef de cette expédition. Les morts restèrent sur la place pour le festin des bêtes fauves. Les autres hommes masqués s'enfuirent au galop, et au bout de deux heures ils s'arrêtèrent devant la grotte des cougouars, où Pincheira et Neham-Outah les attendaient. --Eh bien? leur cria ce dernier du plus loin qu'il les aperçut. --C'est fait! répondit laconiquement Chillito, qui descendit de cheval et déposa don Fernando sur un lit de feuilles. --Serait-il mort? demanda Neham-Outah pâlissant. --Il n'en vaut guère mieux, répondit le gaucho en hochant la tête. --Misérable! s'écria le chef indien transporté de fureur. Est-ce ainsi qu'on exécute mes ordres? Ne vous avais-je pas recommandé de me l'amener vivant? --Hum! fit Chillito, j'aurais voulu vous y voir. Armé seulement d'une épée, il s'est battu comme dix hommes pendant plus de vingt minutes; il a tué quatre des nôtres, et, si son arme ne s'était pas rompue, peut-être ne serions-nous pas ici. --Vous êtes des lâches, dit le maître avec un sourire de mépris. Il s'approcha du corps de don Fernando. --Est-il mort? lui demanda Pincheira. --Non, répondit Neham-Outah. --Tant pis! --Je donnerais au contraire, beaucoup pour qu'il en réchappât. --Bah! fit l'officier chilien. Que nous importe la vie de cet homme! N'était-il pas votre ennemi personnel? --Voilà justement pourquoi je ne voudrais pas qu'il mourût. --Je ne vous comprends pas. --Mon ami, dit Neham-Outah, j'ai voué ma vie à l'accomplissement d'une idée à laquelle j'ai sacrifié mes haines et mes amitiés. --Pourquoi, dans ce cas, avoir tendu un piège à votre rival? --Mon rival! non, ce n'est pas à lui que j'en veux. --A qui donc alors? --A l'homme le plus influent et le plus riche de la colonie, l'homme qui peut entraver mes projets, à un adversaire puissant, à l'Espagnol, non pas à un rival. On ne fonde rien de durable sur des cadavres. Je l'aurais tué volontiers dans la bataille, mais je ne voulais pas en faire un martyr. --Bah! fit Pincheira, un de plus ou de moins, qu'importe! --Brute! pensa Neham-Outah; il n'a pas compris un mot. Deux gauchos, aidés par Chillito, frottaient sans relâche avec du rhum les tempes et la poitrine de don Fernando, dont les traits gardaient la rigidité de la mort. Le chef indien tira son couteau de sa ceinture, en essuya la lame qu'il approcha des lèvres du blessé. Il lui sembla qu'elle était légèrement ternie. Aussitôt il s'agenouilla près du corps de don Fernando, releva la manche de son bras gauche et piqua la veine avec la pointe effilée de son couteau. Dernière tentative qui causa une seconde d'attente suprême! Sur la piqûre peu à peu parut et grandit un point noir qui devint bientôt une perle de jais. Cette goutte hésita, trembla et coula sur le bras, poussée par une deuxième goutte qui céda la place à une troisième; puis le sang devint moins noir et moins épais, et l'on vit s'élancer un long jet vermeil qui annonçait la vie. Neham-Outah ne put réprimer un cri de joie: don Fernando était sauvé. En effet, le jeune homme poussa un profond soupir. --Continuez les frictions, dit le chef aux gauchos. Il banda le bras de don Fernando, se releva et fit signe à Pincheira de le suivre dans un autre compartiment de la grotte. --Dieu a exaucé ma prière, dit le grand chef, et je le remercie de m'avoir épargné un crime. --Si vous êtes content, répondit le Chilien surpris, je n'ai rien à objecter. --Ce n'est pas tout. Les blessures de don Fernando, quoique nombreuses, ne sont pas graves; sa léthargie vient de la perte de sang et de la rapidité de la course. Il reprendra tout à l'heure ses sens. --Bon. --Il ne faut pas qu'il me voie. --Après? --Ni qu'il vous reconnaisse. --C'est difficile. --C'est important. --On tâchera. --Je vais vous quitter; vous allez faire transporter don Fernando au Carmen. --Dans votre maison? --Oui, c'est l'endroit le plus sûr, dit Neham-Outah en tirant de sa poitrine un papier taillé d'une certaine façon. Mais qu'il ne sache, sous aucun prétexte, que j'ai donné ces ordres, ni où il est, et surtout qu'il ne sorte pas. --Est-ce tout? --Oui, et vous me répondez de lui. --A votre commandement, je vous le présenterai vivant ou mort. --Vivant, vous dis-je; sa vie m'est précieuse. --Enfin, répliqua Pincheira, puisque vous tenez tant à votre prisonnier, on ne lui ôtera pas un cheveu de la tête. --Adieu et merci, Pincheira. Le chef monta sur un magnifique _mustang_ et disparut dans les détours de la route. Pincheira revint auprès de blessé d'un air de mauvaise humeur, en se tordant la moustache. Il était mécontent des ordres de Neham-Outah, mais comme il n'avait qu'une vertu, le respect du serment, il se résigna. --Comment va-t-il? demanda-t-il tout bas à Chillito. --Pas mal, capitaine; c'est étonnant comme la saignée lui a fait du bien. Il a déjà ouvert les yeux deux fois et il a même essayé de parler. --Alors, pas de temps à perdre. Bandez-moi les yeux de ce gaillard-là, et, pour qu'il n'arrache pas son bandeau, liez-lui les mains le long du corps, mais doucement, si cela vous est possible. Vous entendez? --Oui, capitaine. --Dans dix minutes nous partons. Don Fernando, qui, par degrés, avait repris connaissance, se demandait en quelles mains il était tombé. Sa présence d'esprit aussi lui était revenue et il ne fit aucune résistance quand les gauchos exécutèrent les ordres de l'officier chilien. Ces précautions lui révélèrent qu'on n'en voulait pas à sa vie. --Capitaine, que faut-il faire maintenant? dit Chillito. --Portez le blessé dans la barque qui est mouillée là-bas, et pas de cachots, drôles, ou je vous brûle le peu de cervelle que vous avez. --Caraï! grimaça le gaucho. --Dame! fit Pincheira en haussant les épaules; cela vous apprendra à mieux tuer les gens une autre fois. Pincheira n'avait pas compris pourquoi Neham-Outah désirait si vivement que don Fernando fût en vie; à son tour, Chillito ne comprit pas pourquoi Pincheira regrettait qu'il ne fût pas mort. Le gaucho ouvrit des yeux hébétés aux dernières paroles du chef, mais il se hâta d'obéir. Don Fernando fut conduit ainsi dans le canot par Pincheira, Chillito et un autre gaucho, tandis que le reste de la troupe, que emmena leurs chevaux, retourna au Carmen par terre. Le voyage dans la barque fut silencieux; trois heures après le départ, le prisonnier était étendu dans le lit de don Juan Perez. Là, on lui avait ôté son bandeau et délié les mains; mais un homme masqué et muet comme un catafalque se tenait debout au seuil de la porte et ne le quittait pas des yeux. Don Fernando, fatigué des émotions de la journée et affaibli par la perte de son sang, se confiant au hasard pour sortir de sa position incompréhensible, jeta autour de lui ce regard investigateur particulier aux prisonniers, et s'endormit d'un lourd sommeil, qui dura plusieurs heures et rendit à son esprit tout son calme et toute sa lucidité primitifs. Du reste, on le traitait avec les plus grands égards, on contentait ses moindres caprices. Dans le fait, sa situation était tolérable; au fond, elle ne manquait d'une certaine originalité. Aussi, le jeune homme rassuré prit-il bravement son parti en attendant des temps meilleurs. Le troisième jour de sa captivité, ses blessures étaient cicatrisées à peu près. Il se leva pour essayer ses forces et peut-être pour reconnaître les lieux en cas d'évasion, car que faire en prison à moins que l'on ne songe... à en sortir? Un rayon de soleil chaud et joyeux entrait par l'interstice des contrevents fermés, et traçait de longues raies blanches sur le plancher de sa chambre. Ce rayon de soleil lui ragaillardit le coeur; et, sous l'oeil inévitable du gardien masqué et muet, il tenta quelques pas. Mais une clameur formidable éclata dans le voisinage et une volée de canon fit vibrer les vitres. --Qu'est-ce cela? demanda-t-il à l'homme masqué. Celui-ci leva les épaules sans répondre. Le pétillement sec de la fusillade se mêla au bruit du canon. Le muet ferma les fenêtres. Don Fernando s'approcha de lui. --Ami, lui dit-il d'une voix douce, que se passe-t-il au dehors? Le gardien s'obstina dans son silence. --Au nom du ciel, parlez. Le bruit sembla se rapprocher, et des pas pressés se confondirent avec des cris à peu de distance. L'homme au masque tira son machete du fourreau et son pistolet de sa ceinture, et il courut au seuil de la porte qui, soudain, s'ouvrit avec fracas. Un autre homme masqué, en proie à la plus vive frayeur, s'élança dans la salle. --Alerte! s'écria-t-il, nous sommes perdus. A ces mots, quatre hommes, également masqués et armés jusqu'aux dents, parurent sur le seuil. --Arrière! cira le gardien: nul n'entre ici sans le mot d'ordre. --Le voilà! frit un des arrivants. Et d'un coup de pistolet il l'étendit raide mort. Les quatre hommes lui passèrent sur le corps et attachèrent solidement son compagnon qui, réfugié dans un coin, tremblait de tous ses membres. L'un d'eux s'avança vers le prisonnier qui ne comprenait rien à cette scène. --Vous êtes libre, caballero, lui dit-il; venez, hâtez-vous de fuir loin de cette maison. --Qui êtes-vous? demanda le jeune homme. --Peu importe, suivez-nous. --Non, si je ne sais qui vous êtes. --Voulez-vous revoir dona Linda? lui dit à l'oreille son interlocuteur. --Je vous suis, répondit don Fernando en rougissant. --Senor, prenez ces armes, dont peut-être vous aurez besoin, car tout n'est pas fini. --Des armes! exclama le jeune homme. Ah! vous êtes des amis. Ils sortirent. --Eh quoi! dit don Fernando en mettant le pied dans la cour, je suis au Carmen! --Vous l'ignoriez? --Oui. Ces chevaux sellés, qui sont là attachés à des anneaux, sont à nous. Pourrez-vous tenir à cheval? --Je l'espère. --Il le faut. --En selle, donc, et partons! Comme ils débouchaient dans la rue, une douzaine de cavaliers accouraient vers eux à toute bride, à vingt-cinq pas environ. --Voici l'ennemi, dit l'inconnu d'une voix ferme; bride aux dents et chargeons! Les cinq hommes se rangèrent sur une seule ligne et se ruèrent sur les arrivants. Ils déchargèrent leurs armes à feu et jouèrent du sabre. --Caraï! s'écria Pincheira qui commandait les douze cavaliers mon prisonnier m'échappe. L'officier chilien s'élança à la poursuite de don Fernando, qui, sans ralentir sa course, lâcha deux coups de feu. Le cheval de Pincheira roula sur le sol en entraînant son cavalier, qui se releva tout meurtri de sa chute. Mais don Fernando et ses compagnons étaient déjà loin. --Oh! je les retrouverai, s'écria-t-il ivre de rage. Les fugitifs avaient touché les bords du fleuve, où une barque les attendait. --C'est ici, senor, que nous nous séparons, dit à don Fernando l'inconnu qui se démasqua. --Sanchez! s'écria-t-il. --Moi-même, répondit le bombero. Cette barque va vous conduire à l'estancia de San-Juan; partez sans délai; et, ajouta-t-il en se penchant à l'oreille de don Fernando auquel il remit un papier plié en quatre, lisez ceci et peut-être bientôt pourrez-vous nous venir en aide. Adieu, senor. --Un mot, Sanchez. Quel est l'homme qui me tenait prisonnier? --Don Juan Perez. --Merci. --Ou, si vous aimez mieux, Neham-Outah, le grand chef des Aucas. --Lequel des deux? --C'est le même homme. --Je m'en souviendrai, dit don Fernando en sautant dans le canot. La barque glissa sur l'eau comme une flèche, grâce à la vigueur des rameurs, et disparut bientôt dans les premières ombres de la nuit tombante. Trois personnes, restées sur la rive, suivaient d'un regard inquiet les mouvements de la barque; c'étaient Sanchez, Maria et dona Linda. VIII.--LE CAMP DES AUCAS. --Maintenant, senorita, demanda Sanchez à dona Linda dès que la barque fut hors de vue, quelles sont vos intentions? --Voir Neham-Outah dans son camp. --C'est le déshonneur, c'est la mort. --Non, don Sanchez, c'est la vengeance. --Vous le voulez? --J'y suis résolue. --Bien, je vous conduirai moi-même au camp des Aucas. Tous les trois retournèrent à la maison de don Luis Munoz sans échanger une parole. La nuit était complètement venue. Les rues étaient désertes, la ville silencieuse était illuminée par l'incendie de la Poblacion-del-Sur, et l'on voyait au milieu des décombres et des ruines passer les silhouettes diaboliques des Indiens. --Allez vous préparer, senoritas, je vous attends ici toutes deux, dit Sanchez d'une voix découragée. Maria et don Linda entrèrent dans la maison. Sanchez, pensif et triste, s'assit sur une des marches du perron. Bientôt les jeunes filles reparurent, revêtues de costume complet des aucas, le visage peint, et méconnaissables. --Oh! fit le bombero, voilà deux vraies indiennes. --Croyez-vous, répondit dona Linda, que don Juan Perez ait seul le privilège de se changer à volonté? --Qui ne peut lutter avec une femme? fit Sanchez en secouant la tête. Et maintenant qu'exigez-vous de moi? --Votre protection jusqu'aux premières lignes indiennes. --Ensuite? --Le reste nous regarde. --Mais vous ne comptez pas rester seules ainsi au milieu des païens? --Il le faut, don Sanchez. --Maria, reprit celui-ci, veux-tu retomber entre les mains de tes persécuteurs? --Rassurez-vous, mon frère: je ne cours aucun danger. --Cependant... --Je vous réponds d'elle, interrompit dona Linda. --A la grâce de Dieu! murmura-t-il d'un air de doute. --Marchons! dit la fiancée de Fernando en s'enveloppant dans les plis d'un large manteau. Sanchez allait devant elles. Les feux mourants du Carmen éclairaient la nuit dune lueur pâle et incertaine; un silence de plomb pesait sur la ville, interrompu de temps en temps par la clameur rauque des oiseaux de proie qui déchiraient les cadavres indiens et espagnols. Les trois personnages cheminaient parmi les décombres, trébuchant contre des pans de mur croulés, enjambant les corps et troublant l'horrible festin des urubus et des vautours, qui s'envolaient avec de sourds glapissements. Ils traversèrent la ville dans presque toute sa longueur et arrivèrent enfin, après mille détours et mille peines, à l'une des barrières qui faisait face au camp des indiens, dont on voyait scintiller à peu de distance les nombreuses lumières et dont on entendait les cris sauvages. Le bombero échangea quelques mots avec les sentinelles et passant hors des barrières, suivi des deux femmes, il s'arrêta. --Dona Linda, dit-il d'une voix entrecoupée, voici le camp des indiens devant nous. --Je vous remercie, don Sanchez, dit-elle en lui tendant la main. --Senorita, ajouta Sanchez, qui retint la main de la jeune fille, il en est temps encore; renoncez à votre funeste projet, puisque votre fiancé est sauvé et retournez à San-Julian. Au revoir! répondit résolument dona Linda. --Au revoir, mura tristement le digne homme. Toi, Maria, reste avec moi, je t'en supplie. --Où elle va j'irai, mon frère. Les adieux furent courts, comme on pense, le bombero dès qu'il fut resté seul, poussa un soupir ou plutôt un rugissement de douleur, et il reprit à grands pas la route du Carmen. --Pourvu que je n'arrive pas trop tard, se dit-il à lui-même, et qu'il n'ait pas encore vu don Luciano Quiros. Il arriva au fort au moment où le gouverneur et don Juan franchissaient le pont-levis, mais absorbé dans ses pensées, il ne remarqua pas les deux cavaliers. Ce hasard fut la cause d'un malheur irréparable. Quant aux deux jeunes filles, elles se dirigèrent à l'aventure vers les lumières du camp, à peu de distance duquel elles firent halte pour reprendre haleine et calmer le mouvement de leur coeur qui battait à se rompre dans leur poitrine. Proches du danger qu'elles allaient chercher, elles sentaient leur courage les abandonner, et la vue des toldos indiens les glaçait de terreur. Chose étrange! ce fut Maria qui ranima la fermeté de sa compagne. --Senorita, lui dit-elle, je serai votre guide. Laissons ici ces manteaux qui nous feraient reconnaître pour des blanches. Marchez près de moi, et quoi qu'il advienne, ne témoignez ni surprise ni crainte, surtout ne parlez pas, ou c'en est fait de nous. --J'obéirai, répondit Linda. --Nous sommes, continua Maria, deux Indiennes qui on fait à Gualichu un voeu pour la guérison de leur père blessé; surtout pas un mot, mon amie! --Allons, et que Dieu nous protège! --Ainsi soit-il! répondit Maria en se signant. Elles se remirent en marche, et au bout de cinq minutes elles entrèrent dans le camp où les Indiens se livraient à la joie la plus extravagante. Ce n'étaient que chants et cris de toutes parts. Ivres d'aguardiente, ils dansaient burlesquement au milieu de barils défoncés et vides qu'ils avaient pillés à la Poblacion-del-Sur et dans les estancias. Désordre inouï! bizarre tohu-bohu! Tous ces fous furieux méconnaissaient même le pouvoir de leurs ulmenes, qui, du reste, étaient la plupart plongés dans l'ivresse la plus grossière. Grâce à la cohue générale, Linda et Maria purent escalader furtivement la ligne du camp; alors, le coeur palpitant, les membres frissonnants d'effroi, mais calmes de visage, elles se glissèrent comme des couleuvres parmi les groupes, passant inaperçues des buveurs qui se heurtaient à tout instant, perdues dans ce dédale humain, errant au hasard et s'en rapportant à la Providence ou à leur bonne étoile pour découvrir dans ce pêle-mêle de toldos l'habitation du grand toqui. Elles marchaient depuis longtemps sans savoir où, mais enhardies par le succès de toutes les mauvaises rencontres évitées, moins craintives, elle échangèrent parfois un regard d'espérance, lorsque tout à coup un Indien, d'une taille athlétique, saisit dona Linda par la ceinture, l'enleva de terre comme un enfant et lui appliqua sur le cou un vigoureux baiser. A cet outrage inattendu, Linda poussa un cri d'effroi, se dégagea de l'étreinte de l'Indien et le repoussa loin d'elle avec force. Le sauvage trébuche sur ses jambes avinées et son corps mesura six pieds du sol; mais il se releva et bondit comme un jaguar sur la jeune fille. Maria s'interposa entre eux. --Arrière! dit-elle en posant courageusement sa main sur la poitrine de l'Indien; cette femme est ma soeur. --Churlakin, reprit l'autre, ne supporte pas une insulte. Le sauvage fronça les sourcils et dégaina son couteau. --Veux-tu donc la tuer? fit Maria épouvantée. --Oui, répondit Churlakin. A moins qu'elle ne me suive dans mon toldo, où elle sera la femme d'un chef, d'un grand chef. --Tu es fou, répliqua Maria; ton toldo est plein, il n'y a pas de place pour un autre feu. --Il y a place pour deux feux encore, répondit l'indien en riant; et, puisque cette femme est ta soeur, tu viendras avec elle. Au bruit de cette discussion, un cercle infranchissable de sauvages avait entouré les deux femmes et Churlakin. Maria ne savait comment sortir du danger. --Eh bien! reprit Churlakin en saisissant la chevelure de dona Linda qu'il enroula autour de son poignet et en brandissant son couteau, toi et ta soeur me suivrez-vous ans mon toldo? --Puisque tu le veux, chien, dit-elle au chef d'une voix accentuée, que ton destin s'accomplisse! Regarde-moi; Gualichu ne laisse pas impunément insulter ses esclaves. Me reconnais-tu? Elle tourna son visage du côté d'un vaste brasier qui flambait à quelques pas et environnait tous les objets d'une lueur claire. Les Indiens s'écrièrent de surprise en la reconnaissant et reculèrent. Churlakin lui-même lâcha les cheveux de dona Linda. --Oh! dit-il consterné, c'est l'esclave blanche de l'arbre de Gualichu. Le cercle s'était agrandi autour des deux femmes; mais les superstitieux Indiens, cloués dans une immobilité pleine de terreur, les regardaient fixement. --Le pouvoir de Gualichu, ajouta Maria pour compléter son triomphe, est immense et terrible. C'est lui qui m'envoie. Malheur à qui voudrait s'opposer à ses desseins! Arrière, tous! Et, s'emparant du bras de Linda, tremblante, elle s'avança d'un pas ferme, et au geste d'autorité qu'elle fit en étendant la main, le cercle se divisa, et les Indiens s'écartèrent à droite et à gauche Pour leur livrer passage. --Je me sens mourir, murmura dona Linda. --Courage, senora, nous sommes sauvées. --Oh! oh! fit une voix goguenarde; que se passe-t-il ici? Et un homme se plaça devant les jeunes filles en leur lançant un regard moque. --Le matchi! dirent les Indiens, qui, rassurés par la présence de leur sorcier, se pressèrent de nouveau autour des prisonnières. Maria tressaillit intérieurement en voyant sa ruse compromise par la venue du matchi, et conseillée par le désespoir, elle tenta un dernier effort. --Gualichu qui aime les Indiens, dit-elle, m'a envoyée vers le matchi des Aucas. --Ah! répondit le sorcier d'un accent railleur; et que me veut-il? --Nul autre que toi ne doit l'entendre. Le matchi vint auprès de la jeune fille, lui posa la main sur l'épaule et la regarda d'un air de convoitise. --Veux-tu me sauver? lui demanda-t-elle à voix basse. --C'est selon, répondit l'autre dont l'oeil étincelait de luxure; cela dépend de toi. Elle réprima un geste de dégoût. --Tiens! dit-elle en détachant de ses bras ses riches bracelets d'or incrustés de perles fines. --Oh! fit l'Indien, qui les cacha dans sa poitrine; c'est beau; que veut ma fille? --Délivre-nous d'abord de ces hommes. --Fuyez! dit le matchi en se tournant vers les spectateurs. Cette femme porte un mauvais sort; Gualichu est irrité; fuyez! Le sorcier s'était immédiatement composé un visage à la hauteur de la circonstance; sa conversation mystérieuse avec la femme blanche et l'effroi peint sur ses traits suffirent aux Indiens, qui, sans en demander davantage, se dispersèrent de droite et de gauche et disparurent derrière les toldos. --Vous voyez, dit le sorcier avec un sourire d'orgueil, je suis puissant et je peux me venger de ceux qui me trompent. Mais d'où vient ma fille blanche? --De l'arbre de Gualichu, répondit-elle avec assurance. --Ma fille a la langue fourchue du cougouar, reprit le matchi qui ne croyait ni à ses aroles ni à son Dieu: me prend-elle pour un nandus? --Voici un magnifique collier de perle que Gualichu m'a remis pour l'homme inspiré des Aucas. --Oh! fit le sorcier, quel service puis-je rendre à ma fille? --Conduis-nous au toldo du grand chef des nations patagones. --Ma fille désire parler à Neham-Outah? --Je le désire. --Neham-Outah est un chef sage; recevra-t-il une femme? --Il le faut. --Mien. Mais cette femme? ajout-t-il en désignant dona Linda. --C'est une amie de Pincheira; elle veut aussi parler au grand toqui. --Les guerriers fileront la laine des lamas, dit le sorcier en secouant la tête, puisque les femmes font la guerre et s'assoient au feu du conseil. --Mon père se trompe: Neham-Outah aime ma soeur. --Non, fit l'Indien. --Que mon père se hâte! Neham-Outah nous attend, reprit Maria, impatiente des tergiversations du sauvage. Où est le toldo du grand chef? --Suivez-moi, mes filles blanches. Il se plaça entre elles deux, les saisit chacune par un bras et les guida à travers le dédale inextricable du camp. Sur leur passage les Indiens terrifiés s'enfuyaient. Au fond, le matchi était satisfait des présents de Maria et de l'occasion de prouver aux guerriers ses relations intimes avec Gualichu. Les marches et les contre-marches durèrent un quart d'heure. Enfin s'offrit à leurs yeux un toldo devant lequel était planté le _totem_ des nations réunies, entouré de lances frangées d'écarlate et gardé par quatre guerriers. --C'est ici, dit-il à Maria. --Bon! que mon père nous introduise seules. --Dois-je donc vous quitter? --Oui, mais mon père peut nous attendre au dehors. --J'attendrai, répondit brièvement le sorcier en enveloppant les jeunes filles d'un regard soupçonneux. Elles entrèrent le sein agité. Le toldo était vide. IX.--LE TOLDO DU GRAND TOQUI. Don Luciano Quiros, heureux du secours que lui envoyait le président de la république argentine, cheminait au galop à côté de don Juan, le nouveau colonel. Ils parvinrent promptement à une barrière gardée par un poste considérable de gauchos et de colons bien armés. --C'est par ici qu'il nous faut sortir, dit don Juan au gouverneur; mais, comme la nuit est noire et que nous aurons une ou deux lieues à faire, il serait imprudent de nous aventurer seuls dans une plaine sillonnée de vagabonds Indiens. --Il est vrai, interrompit don Luciano. --Le gouverneur ne doit pas risquer sa vie légèrement. Si l'on vous faisait prisonnier, par exemple, voyez quel désavantage pour la colonie. --Vous parlez d'or, don Juan. --Prenons une escorte. --Oui. Combien d'hommes? --Une dizaine, au plus. --Emmenons-en vingt. Nous pouvons rencontrer cent Indiens. --Va pour vingt, don Luciano, puisque vous le désirez, répondit l'autre avec un sourire sardonique. A l'arrivée du gouverneur, les défenseurs du poste s'étaient mis sous les armes. Don Juan sépara vingt cavaliers, qui, sur son ordre, vinrent se ranger derrière lui. --Sommes-nous prêts à partir, gouverneur? --En route. L'escorte, ayant à sa tête les deux colonels, s'ébranla dans la direction de la plaine. Juan charmait depuis trois quarts d'heure don Luciano Quiros par le feu roulant de ses réparties spirituelles, lorsqu'il fut interrompu par lui. --Pardon, colonel, dit le gouverneur inquiet, ne vous semble-t-il pas singulier de n'avoir encore rencontré personne? --Pas le moins du monde, monsieur, répondit Juan. Sans doute, ils ne savent quelle route prendre, et ils attendent mon retour. --C'est possible, dit au bout d'un instant le gouverneur. --En ce cas, il nous resterait une lieue à faire. --Marchons donc! La verve de don Juan était tarie. Parfois son regard scrutait le vide autour de lui, tandis que don Luciano demeurait silencieux. Tout à coup, le hennissement lointain d'un cheval traversa l'espace. --Qu'est cela? demanda-t-il à don Juan. Probablement ceux que nous cherchons. --Dans tous les cas, soyons prudents. Attendez-moi, je cours au-devant en éclaireur. Il piqua des deux et s'éloigna dans l'ombre. A une certaine distance, il descendit de cheval et colla son oreille sur le sol. --_Demonios!_ murmura-t-il en se relevant et en se remettant en selle, on nous poursuit. Ce satané Sanchez m'aurait-il reconnu? --Que se passe-t-il? demanda le gouverneur. --Rien, repartit Juan en lui pesant la main gauche sur le bras. Don Luciano Quiros, rendez-vous, vous êtes mon prisonnier. --Etes-vous fou, don Juan? --Ne m'appelez plus don Juan, senor, dit le jeune homme d'une voix sombre; je suis Neham-Outah, le grand chef des nations patagones. --Trahison! s'écria le gouverneur. A moi, gauchos, défendez-moi! --Inutile, colonel, ces hommes sont à moi. --Je ne me rendrai pas! reprit le gouverneur. Don Juan, ou qui que vous soyez, vous êtes un lâche! Il se débarrassa par un écart de son cheval de l'étreinte du jeune homme et mit le sabre en main. Le galop rapide de plusieurs chevaux se rapprochait de minute en minute. --Serait-ce un secours qui m'arrive? dit le gouverneur en armant un pistolet. --Oui; mais trop tard, répondit froidement le chef Indien. A son commandement, les gauchos cernèrent le gouverneur, qui en abattit deux. Dès lors, la mêlée devint affreuse dans les ténèbres. Don Luciano, voyant que sa vie était perdue, voulait au moins mourir en soldat, et il se battait en désespéré. Le bruit du galop croissait toujours. Neham-Outah vit qu'il fallait en finir, et, d'un coup de pistolet, il cassa la tête du cheval du gouverneur. Don Luciano roula sur le sable; mais, se relevant subitement, il porta à son adversaire un coup de sabre que celui-ci para par un bond de côté. --Un homme comme moi ne se rend pas à des chiens comme vous! s'écria don Luciano, qui se fit sauter la cervelle. Cette détonation fut suivie d'une vive fusillade, et un troupe ce cavaliers fondit comme un tourbillon sur les gauchos. La lutte dura à peine quelques secondes: à un coup de sifflet de Neham-Outah, les gauchos tournèrent bride et s'enfuirent isolément dans la plaine obscure. Une huitaine de cadavres jonchaient le terrain. --Trop tard! dit Sanchez au major Blumel qui s'était mis à la poursuite de don Juan, dès que le bombero l'eut averti du péril où l'indien avait entraîné le gouverneur. --Oui, fit le major tristement, c'était un soldat; mais comment rejoindre ces traîtres et savoir à quoi nous en tenir! --Ils sont déjà dans le camp des Indiens. Sanchez sauta de cheval, coupa avec son machete une branche de pin résineux pour s'en faire une torche, à la lueur de laquelle il examina les corps étendus sur le sol. --Le voici! s'écria le bombero. Le crâne est horriblement fracassé; sa main serre un pistolet, mais son visage garde encore l'expression d'un défi hautain. --Mon vieil ami devait-il finir ainsi dans une embuscade, lorsque l'ennemi assiège sa place? murmura l'Anglais. --Dieu est le maître, reprit philosophiquement Sanchez. --Il a accompli son devoir, accomplissons le nôtre. Ils relevèrent le corps de don Luciano Quiros; puis, toute la troupe de cavaliers retourna au Carmen. Cependant, Neham-Outah avait seulement voulu faire don Luciano prisonnier pour traiter avec les colons et verser le moins de sang possible, et il regrettait amèrement la mort du gouverneur. Pendant que les gauchos se réjouissaient du succès du guet-apens, Neham-Outah rentrait sombre et mécontent dans son camp. Maria et dona Linda voyant vide le toldo du grand chef n'avaient pu retenir un soupir de satisfaction. Elle avaient le temps de se remettre de leurs émotions en son absence et de se préparer à l'entrevue que Linda désirait avoir avec lui. Elles avaient quitté en toute hâte leur défroque indienne et repris leur costume espagnol. Pas un hasard qui favorisait le projet de la fiancée de don Fernando, elle était plus belle, plus séduisante que de coutume; sa pâleur avait je ne sais quelle grâce touchante et irrésistible, et ses yeux lançaient des flammes vives d'amour et de haine. Lorsque Neham-Outah arriva devant son toldo, le matchi s'approcha de lui. --Que me veux-tu? demanda le chef. --Que mon père me pardonne! répondit humblement le sorcier. Cette nuit, deux femmes se introduites dans le camp. --Que m'importe? interrompit le chef impatienté. --Ces femmes, quoique vêtues à la mode indienne, sont blanches dit le matchi, qui appuya sur le dernier mot. --Ce sont sans doute des femmes de gauchos. --Non, répondit le sorcier leurs mains sont trop pâles, et leurs pieds trop petits. D'ailleurs, l'une d'elles est L'esclave blanche de l'arbre de Gualichu. --Ah! Et qui les a faites prisonnières? --Personne: elles sont venue seules. --Seules? --Je les ai accompagnées dans le camp et protégées contre la curiosité des guerriers. --Tu as bien agi. --Je les ai introduites dans le toldo de mon père. --Elles sont donc là? --Depuis plus d'une heure. --Je remercie mon frère. Neham-Outah détacha un de ses bracelets et le jeta au matchi, qui s'inclina jusqu'à terre. Le chef, en proie à une indicible agitation, s'élança vers son toldo, dont il souleva le rideau d'une main fébrile, et il ne put, à la vue de dona Linda, retenir un cri de joie et d'étonnement. La jeune fille l'accueillit par un de ces sourires étranges et charmants dont les femmes seulement ont le secret. --Que signifie cela? se demanda le chef en la saluant gracieusement. Dona Linda, malgré elle, admira le jeune homme: son costume indien, éclatant à la lumière, pressait sa taille élégante et relevait son attitude mâle et superbe, sa tête se dressait fièrement sur son col nu. Il était vraiment beau et né pour commander. --Quel nom dois-je vous donner, caballero! lui dit-elle en lui montrant à côté d'elle un siège en bois de noqual sculpté. --Cela dépend, senorita. Si vous vous adressez à l'Espagnol, appelez-moi don Juan; si vous êtes venue parler à l'Indien, mes frères me nomment Neham-Outah. --Nous verrons, dit-elle. Pendant un moment de silence, les deux interlocuteurs s'examinaient sournoisement. Dona Linda ne savait par où commencer, et le chef cherchait lui-même les motifs d'une telle visite. --Est-ce bien moi que vous vouliez rencontrer, senorita? dit enfin Neham-Outah. --Et qui donc? --Le bonheur de vous voir ici me semble un rêve, et je crains de me réveiller. Ce madrigal rappelait l'hôte de don Luis Munoz et ne s'accordait guère avec les ornements d'un chef indien et l'intérieur d'un toldo. --Mon Dieu! dit dona Linda d'un ton léger, vous n'êtes pas très-éloigné de me croire sorcière ou fée; je vais briser ma baguette. --Vous n'en resterez pas moins une enchanteresse, interrompit Neham-Outah avec un sourire. --Le sorcier, c'est le frère de cette enfant qui m'a révélé votre nom véritable et l'endroit où je pourrais vous voir. Accordez à Sanchez le brevet de sorcier. --Je ne l'oublierai pas dans l'occasion, répondit-il avec un invisible froncement de sourcils qui n'échappa point à dona Linda. Mais revenons à vous, senorita. Serait-ce un indiscrétion de vous demander à quelle circonstance extraordinaire je dois la faveur d'une visite que je n'attendais pas, mais qui me comble de joie? --Oh! à une cause bien simple, répliqua-t-elle en lui lançant un regard acéré. --Je vous écoute, madame. --Peut-être est-ce un interrogatoire que vous me faites subir? --Oh! vous ne pensez pas, je l'espère, ce que vous me dites là. --Don Juan, nous vivons dans des temps si malheureux que l'on n'est jamais sûr si c'est à un ami que l'on s'adresse. --Je suis le vôtre, madame. --Je le souhaite, j'en suis persuadée même; aussi, vous parlerai-je avec la plus entière confiance. Une jeune fille de mon âge, surtout de mon rang, ne tente pas une démarche aussi... singulière, sans motifs graves. --J'en suis convaincu. --Que peut jeter une femme hors de sa modestie instinctive et lui faire dédaigner jusqu'à sa réputation? Quel sentiment lui inspire un courage viril? L'amour, n'est-ce pas, don Juan, l'amour? Me comprenez-vous? --Oui, madame, répondit-il avec émotion. --Eh bien! je l'ai dit, il s'agit de mon coeur et de vous... peut-être... don Juan... A notre dernière entrevue, mon père vous annonça un peu brusquement, à vous comme à moi, mon mariage avec don Fernando Bustamente. J'avais pensé que vous m'aimiez... --Madame! --Mais à ce moment j'en devins certaine. J'ai vu votre pâleur subite; votre voix était troublée. --Cependant... --Je suis femme, don Juan. Nous autres femmes, nous devinons l'amour d'un homme avant cet homme lui-même. Le chef indien la regarda avec une expression indéfinissable. --Quelques jours plus tard, continua-t-elle, don Fernando Bustamente tombait dans un guet-apens. Pourquoi avez-vous fait cela, don Juan? --Je voulais me venger d'un rival, mais je n'avais pas ordonné sa mort. --Je le sais. Neham-Outah ne comprenait pas. --Vous n'aviez pas de rival. A peine aviez-vous quitté notre maison, que j'avouais à mon père que je n'aimais pas don Fernando et que je ne l'épouserais pas. --O mon Dieu! s'écria le jeune homme avec douleur. --Rassurez-vous, le mal est réparé: don Fernando n'est pas mort. --Qui vous a dit?... --Je le sais. Je le sais si bien que don Fernando, enlevé par mes ordres des mains de Pincheira, est à cette heure à l'estancia de San-Julian, d'où il doit prochainement partir pour Buenos-Ayres. --Ce n'est pas tout. Je fis comprendre à mon père vers quel coeur le mien s'était tourné et à quel amour il se confiait, et mon père, qui n'a jamais rien pu me refuser, m'a permis d'aller rejoindre celui que je... préfère. Elle décocha à don Juan une oeillade rapide te chargée d'amour, baissa les yeux et rougit. Mille sentiments contraires se combattaient dans le coeur de Neham-Outah, qui n'osait croire à ce qui le rendait si heureux: un doute lui restait, doute cruel! Si elle se jouait de lui? --Eh quoi! dit-il, vous m'aimeriez? --Ma présence ici... balbutia-t-elle. --Le bonheur m'égare, pardonnez-moi. --Si je ne vous aimas pas, répondit-elle, Fernando est libre, et je pourrais l'épouser. --O femmes! créatures adorables, qui sondera jamais vos coeurs? que devinera ce que vous cachez de douleur et de joie dans un regard ou dans un sourire? Oui, senorita, ou, je vous aime, et je veux vous le dire à genoux. Et le grand chef des nations patagones se jeta aux pieds de dona Linda; il lui pressa les mains et les couvrit de baisers de feu. La jeune fille, la tête haute, pendant qu'il était là, prosterné devant elle, laissa passer dans ses yeux je ne sais quelle joie féroce; il avait renouvelé l'éternelle allégorie du lion qui livre ses griffes aux ciseaux de l'amour. Cet homme, si puissant et si redoutable, était vaincu, et désormais elle était sûre de sa vengeance. --Que répondrai-je à mon père? dit-elle d'une voix douce comme une caresse. Le lion se relève, l'oeil plein d'éclairs, le front inspiré. --Madame, répondit-il avec une majesté suprême, dites à don Luis Munoz que sur votre front bien aimé, avant un mois je placerai une couronne. Il est rare qu'une situation extrême, poussée à sa dernière limite, demeure longtemps tendue; aussi n'est-il pas étonnant qu'après s'être avancé si loin dans son amour confiant, Neham-Outah ait reculé, effrayé du chemin qu'il avait fait: l'homme est tel, que trop de bonheur l'embarrasse et l'inquiète, et c'est peut-être un pressentiment que ce bonheur doit être d'une courte durée. Le chef indien, dont le coeur débordait comme une coupe trop pleine, sentait un doute vague se mêler à sa joie et la couvrir d'ombre. Cependant, il est doux de se flatter soi-même, et le jeune homme se livrait à cet enivrement nouveau et aux voluptés de l'espérance. Ces sourires! ces regards! tout le rassura. Pourquoi serait-elle venue à lui à travers tant de périls? Elle m'aime! pensa-t-il, et sur ses yeux l'amour épaississait le bandeau dont dona Linda les avait entourés avec tant de grâce et de perfidie. Les hommes d'une haute intelligence sont presque tous, à leur insu, atteint d'une faiblesse que souvent cause leur perte, d'autant mieux qu'ils ne croient personne assez fort pour les tromper. Neham-Outah avait-il rien à craindre de cette enfant de quinze ans qui avouait si naïvement son amour? Mais, homme d'Etat avant tout, esprit détourné pour ainsi dire de la vie pour s'absorber dans un rêve, l'indépendance de sa patrie, Neham-Outah n'avait jamais essayé de lire dans ce livre énigmatique appelé le coeur féminin; il ignorait que la femme, surtout la femme américaine, ne pardonne pas une insulte faite à son amant: c'est l'arche sainte pour elle; n'y touchez pas! L'Indien aimait pour la première fois, et ce premier amour, si vif que plus tard tous les autres pâlissent même devant son souvenir, s'était creusé dans son coeur une place profonde. Il aimait! et le doute passager qui avait attristé sa pensée ne pouvait lutter contre une pensée déjà inguérissable. --Puis-je, demanda Linda rester dans votre camp, sans crainte d'être insultée, jusqu'à ce que mon père vienne? --Commandez, madame, répondit l'Indien, vous n'avez ici que des esclaves. --Cette enfant, à qui vous devez ma présence, va se rendre à l'estancia de San-Julian. Neham-Outah s'avança vers le rideau du toldo et frappa deux fais dans sa main. Lucaney parut. --Qu'un toldo soit préparé pour moi: je cède celui-ci à ces deux femmes des visages pâles, dit le chef en langue aucas. Une troupe de guerriers choisis, commandés par mon frère, veillera jour et nuit à leur sûreté. Malheur à qui manquerait pour elles de respect! Ces femmes sont sacrées et libres d'aller, de venir et de recevoir qui bon leur semble. Qu'on selle deux chevaux, un pour moi, un pour une des deux femmes blanches. Lucaney sortit. --Vous le voyez, madame vous êtes reine ici. Dona Linda tira de son sein une lettre écrite d'avance et non cachetée, qu'elle lui présenta, le sourire sur les lèvres, mais en tremblant au fond de l'âme. --Tenez, lisez, don Juan, ce que j'écris à mon père. --Oh! senorita, dit-il en repoussant le papier. Dona Linda referma lentement la lettre sans émotion apparente et la remit à Maria. --Mon enfant, tu donneras ceci à mon père seul, et tu lui expliqueras ce que j'ai oublié de lui dire. --Permettez-moi de me retirer, madame. --Non, reprit Linda d'une vois câline: je n'ai pas de secrets pour vous. Le jeune homme sourit à ces paroles. En ce moment on amena les chevaux. Dona Linda eut le temps de jeter à voix basse dans l'oreille de Maria ces mots rapides: --Ici, ton frère dans une heure. Maria ferma un peu ses paupières en signe d'intelligence. --Je vais, dit le chef, accompagner moi-même votre amie jusqu'auprès des retranchements du Carmen. --Je vous remercie, don Juan. Les deux jeunes filles s'embrassèrent tendrement. --Dans une heure! murmura dona Linda. --Bien! répondit Maria. --Vous êtes ici chez vous, madame, dit Neham-Outah à dona Linda qui le reconduisit jusqu'au seul du toldo. Maria et le chef montèrent à cheval et partirent. La jeune Américaine les suivit des yeux et de l'oreille et rentra. --La partie est engagée; il faut qu'il me dévoile ses projets, murmura-t-elle, en laissant tomber derrière elle le rideau du toldo. --Ici, dit Neham-Outah, vous n'avez plus besoin de moi. Il tourna bride et galopa vers le camp. La jeune fille s'avança bravement du côté de la ville dont la masse sombre se dressait devant elle. Mais une main vigoureuse saisit la bride de son cheval; elle sentit un pistolet appuyé sur sa poitrine; une voix basse lui dit en espagnol: --Qui vive? --Ami! répondit-elle en réprimant un cri d'effroi. --Maria! reprit la rude voix qui s'adoucit soudain. --Sanchez! s'écria-t-elle joyeuse en se laissant glisser dans les bras de son frère qui la serra affectueusement. --D'où viens-tu, petite soeur? --Du camp des Patagons. --Déjà! --Ma maîtresse m'envoie vers vous. --Qui t'accompagnait? --Neham-Outah lui-même. --Malédiction! exclama le bombero; depuis cinq minutes je le tenais au bout de mon fusil. Enfin!... mais viens, nous causerons là-bas. --Oh! dit Sanchez après que Maria eut terminé le récit de leur expédition; oh! les femmes sont des démons, et les hommes des poules mouillées. Et ta lettre? --La voici. Il faut que don Luis la reçoive cette nuit, car le pauvre père doit languir dans une inquiétude mortelle. --Je vais partir, dit Maria. --Non, tu as besoin de repos. J'ai là un homme sûr qui courra à l'estancia. Toi, petite soeur, entre dans cette maison, où une digne femme qui me connaît, aura soin de toi. --Irez-vous vers dona Linda? --Pardieu? Pauvre demoiselle, seule au milieu des païens! --Toujours dévoué, mon bon frère. --Il parait que c'est ma vocation. Sanchez emmena Maria dans la maison désignée, la recommanda chaudement à l'hôtesse puis s'engagea dans une rue au milieu de laquelle flambait un bon feu. Là, plusieurs hommes reposaient enveloppés dans leur manteau. Le bombero secoua rudement du pied un des dormeurs. --Allons, allons, Pavito, lui dit-il; debout mon garçon! galope vers l'estancia de San-Julian. --Mais j'en arrive, murmura le gaucho en baillant et se frottant les yeux. --Raison de plus, tu dois en connaître le chemin. C'est dona Linda qui t'envoie. --Si la senorita le veut, dit le Pavito, que ce nom réveilla tout à fait, que faut-il faire? --Monter à cheval et porter cette lettre à don Luis: une lettre importante, entends-tu? --Très-bien. --Que nul ne t'enlève ce papier! --Peste! non. --Si l'on te tue... --On me tuera. --Toi mort, on ne le trouvera même pas. --Je l'avalerai. --Les Indiens n'auront pas l'idée de t'ouvrir le ventre. --Soyez tranquille. --Pars. --Le temps de seller mon cheval. --Au revoir, Pavito, et bonne chance! Sanchez quitta le gaucho, qui ne tarda pas à se mettre en route. --A mon tour, maintenant, murmura le bombero. Comment parvenir jusqu'à dona Linda? Il se gratta la tête comme quelqu'un qui cherche, plissa son front, et, bientôt, se déridant et écartant ses sourcils froncés, il se dirigea gaiement vers le fort. Après une conférence avec le major Blumel, qui avait remplacé don Luciano Quiros dans le commandement de la ville, Sanchez se dépouilla de son costume et se déguisa en Indien. Il partit, s'introduisit dans le camp des Patagons, et peu avant le lever du soleil, il était de retour à la ville. --Tout va pour le mieux, répondit le bombero. Vive Dieu! Neham-Outah paiera cher, je crois, l'enlèvement de don Fernando. Oh! les femmes! des démons, des démons! --Dois-je aller la rejoindre? --Non, c'est inutile. Et, sans entrer dans aucun détail, Sanchez, exténué de fatigue, choisit une place pour dormir et ronfla sans se soucier des Indiens. Quelques jours s'écoulèrent sans que les assiégeants renouvelassent leur attaque contre la ville, que, néanmoins ils resserraient de plus en plus. Les Espagnol, étroitement bloqués, sans communications avec le dehors voyaient les vivres leur manquer; et la hideuse famine ne tarderait pas à faucher des victimes. Heureusement, l'infatigable Sanchez eut une idée qu'il communiqua au major Blumel. Il fit pétrir cent cinquante pains qu'il satura d'arsenic et mélanger du vitriol à l'eau-de-vie dans vingt barils. Le tout chargé sur des mules, fut placé sous l'escorte de Sanchez et de ses deux frères. Les bomberos, s'approchèrent des retranchements patagons avec cet effroyable approvisionnement. Les Indiens, passionnés pour l'eau de feu, se précipitèrent au-devant de la caravane pour s'emparer des barils; mais, barils et pains, Sanchez et ses frères abandonnèrent leur chargement sur le sable, et jouant de l'éperon, ils rentrèrent dans les mules destinées à nourrir les assiégés, si les Patagons ne donnaient pas l'assaut. Ce fut fête au camp. Les pains furent coupés. Les barils défoncés; rien ne resta. Cette orgie coûta aux Indiens six mille hommes, qui moururent dans des tortures atroces. Les autres frappés de terreur, commencèrent à se débander dans toutes les directions. On ne respectait plus les chefs; Neham-Outah lui-même voyait tomber son autorité devant la superstition des sauvages, qui croyaient à un châtiment céleste. Leurs prisonniers, hommes, femmes et enfants, furent massacrés avec des raffinements de barbarie horribles. Dona Linda, quoique protégée par le grand chef, ne dut son salut qu'au hasard ou qu'à Dieu qui la gardait comme un instrument de ses volontés. La rage des Indiens, ne pouvant plus s'exercer contre personne, se calma peu à peu. Neham-Outah parcourait tous les rangs pour rendre le courage aux guerriers. Il avait compris qu'il fallait en finir. Il donna l'ordre à Lucaney de rassembler tous les ulmenes dans son toldo. Grands chefs des grandes nations, leur dit Neham-Outah, dès que tous furent réunis devant le feu du conseil, demain au point du jour, l'assaut sera donné au Carmen de tous les côtés à la fois. Dès que la ville sera prise, la campagne sera finie. Ceux qui reculeront ne sont pas des hommes, ce sont des esclaves. Souvenez-vous que nous combattons pour la liberté de notre race. Il désigna ensuite à chaque chef la place de sa tribu dans l'attaque, forma une réserve de dix mille hommes pour soutenir au besoin ceux qui faibliraient, et, après avoir encouragé les ulmenes, il les congédia. Dès qu'il fut seul, il se rendit au toldo de dona Linda. La jeune fille donna à Lucaney l'ordre de l'introduire. Il entra. Dona Linda causait avec son père, qui, après avoir reçu sa lettre des mains du Pavito, était accouru vers elle. L'intérieur du toldo était méconnaissable: Neham-Outah l'avait garni de meubles enlevés çà et là dans les estancias par les Indiens. A l'extérieur, rien n'était changé, mais l'intérieur, divisé par des cloisons et enjolivé d'ornements, était devenu une véritable habitation européenne. Là, Linda vivait doucement, honorée du chef suprême, en compagnie de son père et de Maria, qui l'aidait à sa toilette. Les Indiens, quoique un peu étonnés de la vie de leur grand toqui, se souvenant, d'ailleurs de l'éducation européenne qu'il avait reçue, fermait les yeux et n'osaient se plaindre. La haine de Neham-Outah n'était-elle pas toujours aussi vivace contre les blancs? Devant le feu du conseil sa parole n'était-elle pas toujours pleine d'amour pour la patrie? N'est-ce pas lui qui avait dirigé l'invasion et mené les peuplades dans les sentiers de la liberté? Ainsi, Neham-Outah n'avait rien perdu dans l'esprit des guerriers; il en était resté le chef bien-aimé. --L'effervescence des tribus est-elle apaisée? demanda dona Linda au chef. --Oui, grâce au ciel, senorita, mais l'homme qui gouverne au Carmen est une bête fauve: six mille hommes sont morts empoisonnés. --Oh! c'est affreux, dit la jeune fille. --Les blancs sont habitués à nous traiter ainsi, et le poison... --Ne parlons plus de cela, don Juan, j'en ai le frisson. --Depuis des siècles les Espagnols son nos bourreaux. --Que comptez-vous faire? demanda don Luis pour détourner la conversation. --Demain, senor, assaut général contre le Carmen. --Demain? --Oui, demain, j'aurai abattu en Patagonie le pouvoir espagnol, ou je serai mort. --Dieu protégera la bonne cause, dit dona Linda d'une voix prophétique. Un nuage douloureux passa sur le front de don Luis. --Pendant la bataille, qui sera rude, je vous en conjure, ne sortez pas de ce toldo, devant lequel je laisserai vingt hommes de garde. --Nous nous quittez déjà, don Juan. --Il le faut, excusez-moi, madame. --Adieu donc! dit dona Linda. --Tout est fini! murmura don Luis désespéré quand Neham-Outah fut sorti; ils réussiront. La jeune fille, calme et souriant à demi, mais le regard enflammé de haine, s'approcha de don Luis, joignit ses mains sur son épaule et lui dit tout bas: --Mon père, avez-vous lu la Bible? --Oui, dans le temps que j'étais jeune. --Vous rappelez-vous de l'histoire de Samson et de Dalilah? --Voudrais-tu donc lui couper les cheveux? --Vous souvenez-vous de Judith et d'Holophorme? --Voudrais-tu lui couper la tête? --Que signifient ces étranges questions? --J'aime don Fernando. X.--LA DERNIÈRE HEURE D'UNE VILLE. Vers deux heures du matin, au moment où la hulotte bleue lançait dan l'air son premier chant doux comme un soupir, Neham-Outah, complètement armé en guerre, sortit de son toldo et se dirigea vers le centre du camp. Là, rangés autour d'un immense brasier et accroupis sur leurs talons, les ulmenes, apo-ulmenes et caraskenes, fumaient silencieusement. Tous se levèrent à l'arrivée du toqui suprême; mais, sur un signe du maître, ils reprirent leurs places. Neham-Outah se tourna vers le matchi, qui marchait gravement à ses côtés, et auquel il avait d'avance dicté ses réponses. --Gualichu, lui demanda-t-il, sera-t-il neutre, contraire ou favorable dans la guerre de ses fils Indiens contre les blancs? Le sorcier s'avança vers le feu en fit trois fois le tour de gauche à droite, en murmurant des paroles inintelligibles. Au troisième tour, il emplit un couï d'eau sacré renfermée dans les roseaux étroitement tressés, en aspergea l'assemblée et, à trois reprises, la jeta dans la direction de l'Orient. Puis, le corps demi incliné et la tête en avant il écarta les bras et parut écouter des bruits perceptibles pour lui seul. A sa droite, la hulotte bleue fit entendre à deux reprises différentes son cri plaintif. Soudain le visage du matchi se décomposa dans d'horrible grimaces; ses yeux sanguinolents se gonflèrent; il pâlit, bava et trembla comme un fiévreux. --L'Esprit vient! l'Esprit vient! firent les Indiens. --Silence! dit Neham-Outah; le sage va parler. En effet, docile à cet ordre indirect, il siffla entre ses dents des sons gutturaux, d'où bientôt se dégagèrent ces mots entrecoupés: --L'esprit marche! s'écria-t-il; il a dénoué ses longs cheveux qui flottent au vent... Son souffle répand la mort. Le ciel est rouge de sang; les victimes ne manqueront pas à Gualichu, le génie du mal. La chair des blancs sert de gaine aux couteaux des Patagons. Entendez-vous au loin les vautours et les urubus? Quel ample pâturage! Poussez le cri de guerre...Courage, guerriers! La mort n'est rien, la gloire est tout. Le sorcier, continuant à balbutier, roula sur le sol, en proie à une sorte d'épilepsie. Alors les Indiens se détournèrent de lui sans pitié, car l'homme assez téméraire pour toucher au matchi quand l'esprit le tourmente, serait frappé d'une mort subite. Telle est la croyance indienne. Neham-Outah prit à son tour la parole. --Chefs des grandes nations patagones, vous le voyez, le dieu de nos pères est avec nous, il veut que notre terre redevienne libre. Que le soleil, à son coucher, ne retrouve plus en Patagonie le drapeau espagnol. Courage, frères! les Incas, mes ancêtres, qui chassent dans les prairies bien heureuses de _l'Eskennane_, recevront avec joie parmi eux ceux qui tomberont dans la bataille. Que chacun se rende à son poste! Le cri de l'urubus, répété trois fois à intervalles égaux, sera le signal de l'attaque. Les chefs s'inclinèrent et se retirèrent. La nuit diamantée d'étoiles était calme, imposante. La lune colorait d'un argent pâle le bleu sombre du firmament. Dans l'air pas un souffle! dans le ciel pas un nuage! L'atmosphère était sereine et limpide. Rien ne troublait le silence de cette splendide nuit, si ce n'est le gémissement sourd et vague qui semble être au désert la respiration de La nature endormie. Mille sentiments divers se confondaient dans l'âme Neham-Outah, qui pensait à la liberté prochaine de sa patrie et à l'amour de dona Linda. Puis, levant les yeux vers la voûte étoilée, l'indien demanda avec ferveur à celui qui peut tout et qui sonde les reins et les coeurs de combattre pour lui. S'il lui eût fallu choisir entre son amour et la cause qu'il défendait, certes, il n'aurait point hésité: le bonheur d'un homme n'est rien au prix de la liberté de tout un peuple. Pendant que le toqui était plongé dans ses réflexions, une main se posa lourdement sur son épaule. C'était le matchi qui le regardait avec ses yeux de chat-tigre. --Que veux-tu? lui demanda-t-il sèchement. --Mon père est-il content de moi? Gualichu a-t-il bien parlé? --Oui, fit le chef en retenant un geste de dégoût; retire-toi. --Mon père est grand et généreux. --Neham-Outah jeta dédaigneusement un de ses riches colliers au misérable sorcier, qui grimaça en signe de joie. --Va-t'en, lui dit-il. Le matchi, content de ses honoraires, s'en alla. Un beau métier chez les Indiens que celui de sorcier! --J'ai le temps, murmura Neham-Outah, qui avait calculé l'heure par la position des étoiles. Il porta en toute hâte ses pas vers le toldo de dona Linda. --Elle est là! se dit-il; elle repose, bercée par ses rêves d'enfant; sa bouche s'entr'ouvre comme une fleur aux souffles parfumés de la nuit: elle sommeille, la main sur son coeur pour le défendre. Et je l'aime! Faites, ô mon Dieu, que je la rende heureuse! Aidez mon bras qui veut sauver un peuple! Il s'approcha d'un guerrier debout à l'entrée du toldo. --Lucaney, dit-il d'une voix émue, je t'ai deux fois arraché à la mort. --Je m'en souviens. --Tout ce que j'aime est dans ce toldo; je te le confie. --Ce toldo est sacré, mon père. --Merci, fit Neham-Outah en serrant affectueusement la main de l'ulmen, qui baisa le bas de sa robe. Les ulmenes, après le conseil, avaient échelonné leurs tribus déjà prêtes pour l'assaut. Les guerriers, se couchant à plat ventre sur le sol, avaient commencé une de ces marches impossibles que les Indiens seuls sont capables d'entreprendre. Glissant et rampant comme des couleuvres dans les hautes herbes, ils étaient parvenus en une heure à se poster, sans avoir été aperçus, au pied même des retranchements des Argentins. Ce mouvement avait été exécuté avec une prudence raffinée que les Indiens apportent dans le sentier de la guerre; le silence de la prairie n'avait pas été troublé, et la ville paraissait ensevelie dans le sommeil. Cependant, quelques minutes avant que les ulmenes reçussent les derniers ordres de Neham-Outah, un homme revêtu du costume des Aucas, avait avant tous les autres quitté le camp et s'était esquivé vers le Carmen en s'aidant des mains et des genoux. Arrivé à la première barricade, il avait tendu les mains à une main invisible qui l'avait hissé sur la barrière. --Eh bien, Sanchez? --Major, avant une heure nous serons attaqués. --Est-ce un assaut? --Oui; les Indiens ont peur d'être tous empoisonnés comme des rats, ils veulent en finir. --Que faire? --Nous faire tuer. --Pardieu! le beau conseil! --On peut encore tenter... --Quoi? --Donnez-moi vingt gauchos fidèles. --Prends-les, et puis?... --Laissez-moi agir, major. Je ne réponds pas du succès, car ces diables rouges sont plus nombreux que les mouches; mais j'en tuerai bien quelques-uns. --Et les femmes et les enfants? --Je les ai internés à l'estancia de San-Julian. --Dieu soit loué! --Mais, j'y songe, ils attaqueront l'estancia, s'ils prennent le Carmen. --Tu es un nigaud, Sanchez, dit le major en souriant; et dona Linda? --C'est vrai, reprit gaiement le bombero, je n'y pensais plus, moi, à la senorita. J'oubliais encore ceci: le signal de l'attaque sera trois cris d'urubus à intervalles égaux. --Bon! je vais me préparer, car ils n'attendront pas le lever du soleil. Le major, d'un côté, et le bombero de l'autre, allèrent de poste en poste réveiller les défenseurs de la ville et les avertir de se tenir sur leurs gardes. La veille même, le major Blumel avait réuni tous les habitants et dans une harangue brève et énergique, il leur avait peint leur situation désespérée. --Les embarcations mouillées Sous les canons du port, avait-il dit en terminant, sont prêtes à recueillir les femmes, les enfants et les colons craintifs. On s'embarquera, dès la nuit venue, pour l'estancia de San-Julian. Les habitants réveillés se plantèrent derrière les barricades, l'oeil et l'oreille au guet, et le fusil en main. Une heure se passa dans l'attente des Patagons, lorsque tout à coup le cri de l'urubus s'éleva rauque et sinistre dans le silence. Un deuxième cri suivit de près le premier, et la dernière note du troisième vibrait encore qu'une clameur effroyable éclata de toutes parts à la fois et que les Indiens se précipitèrent en tumulte pour escalader les retranchements extérieurs. Ils se brisèrent devant cette autre muraille vivante qui se dressa aux barrières. Etonnés de cette résistance inattendue, les Patagons reculèrent et ils furent mitraillés par les canons qui semaient dans leurs rangs le désordre et la mort. Sanchez, profitant de la panique des Indiens, s'élança au milieux d'eux à la tête de ses gauchos et sabra vigoureusement. Au bout de deux heures d'une bataille de géant, le soleil dédaigneux des luttes humaines, se leva majestueux à l'horizon et répandit sur ce champ du carnage la splendeur de ses rayons. Les indiens saluèrent son apparition par des cris de joie et se ruèrent avec une rage nouvelle contre les retranchements. Leur choc fut irrésistible. Les colons s'enfuirent, poursuivis par les sauvages. Mais une formidable explosion entr'ouvrit le terrain sous leurs pieds, et les malheureux guerriers, lancés dans l'espace, retombèrent en lambeaux de toutes parts. C'était l'explosion du sol miné par les Argentins. Neham-Outah monté sur un superbe cheval, noir comme la nuit, s'élança en avant presque seul, agitant au vent le _totem_ sacré des nations unies, et il cria d'une voix qui domina le bruit de la bataille: --Lâches! qui ne voulez pas vaincre, au moins regardez-moi mourir! Cette voix résonna aux oreilles des Indiens comme un honteux reproche, et ils coururent sur les traces de leur chef suprême. Neham-Outah paraissait invulnérable. Il faisait caracoler son cheval, le lançait au plus épais de la mêlée, parait tous les coups avec la hampe de son totem, qu'il élevait au-dessus de sa tête et criait aux siens: --Courage! suivez-moi! --Neham-Outah, le dernier des Incas! mourons pour le fils du Soleil! exclamaient les Patagons électrisés par la téméraire audace de leur toqui. --Eh! s'écria-t-il avec enthousiasme en montrant l'astre du jour, voyez, mon père radieux sourit à votre valeur. En avant! en avant! --En avant! répétèrent les guerriers, qui redoublaient de furie. Toute la ville déjà était envahie: on se battait de maison en maison. Les Aucas, formés en masse serrée, escaladaient au pas de charge, guidés par Neham-Outah, la rue assez raide qui conduit au vieux Carmen et à la citadelle: ils avançaient sans peur, malgré la mitraille du fort. Neham-Outah, respecté par la mort, et toujours en avant, brandissait son totem et faisait cabrer son cheval noir. --Allons! dit tristement le major Blumel à Sanchez, l'heure est venue. --Vous le voulez, major? --Je l'exige, Sanchez. --Il suffit, reprit le bombero. Adieu, major, ou plutôt au revoir là-haut! Les deux hommes se serrèrent la main; étreinte suprême! car à mois d'un miracle, ils allaient mourir. Après ce dernier adieu, Sanchez rassembla une cinquantaine de cavaliers, les aggloméra en troupe compacte, et entre deux décharges, il se précipitèrent à fond de train sur les Indiens qui montaient. Les Araucans, devant cette avalanche qui s'abattait du haut de la montagne, s'ouvrirent à droite et à gauche, et, à peine revenus de leur stupeur, ils aperçurent trois barques sur le fleuve et voguant à force de rames vers la mer. Profitant de cette diversion hardie, tous les colons, sur l'ordre du major Blumel, s'étaient renfermés dans le fort. Neham-Outah fit signe aux Aucas de s'arrêter, et il s'avança seul auprès des murs de la citadelle. --Major, cria-t-il d'une voix ferme, rendez-vous. Vous et la garnison aurez la vie sauve. --Vous êtes un traître et un chien, répondit le major qui parut aussitôt. --Vous êtes perdus, vous et vos hommes. --Je ne me rendrai pas. Vingt balles sifflèrent du haut de la muraille; mais Neham-Outah était retourné vers ses guerriers avec la rapidité d'une flèche. Une détonation, comme mêlée de cent tonnerres, déchira les airs; le major avait mis le feu aux poudres de la forteresse. Le géant de pierre oscilla deux ou trois secondes sur sa base, semblable à un mastodonte ivre; puis, brusquement arraché du sol, il s'éleva dans l'espace et éclata comme une grenade trop mûre, aux cris répétés et mourants de: Vive la patrie! Une pluie de pierres et de cadavres horriblement mutilés tomba sur les Indiens terrifiés. Ce fut tout! Neham-Outah était maître des ruines du Carmen. Pleurant de rage en face de cette désastreuse victoire, il planta son totem sur un mur chancelant, le seul débris du fort de ses défenseurs. XI.--APRÈS LA VICTOIRE. Les principales maisons de la ville avaient seules été épargnées par le pillage, et Neham-Outah, pour en sauver les richesses, les avait adjugées aux ulmenes les plus puissants. Quant à lui, il avait établi son quartier général dans sa demeure au vieux Carmen. Don Luis et sa fille avaient repris possession de leur habitation échappée à la furie indienne. La ville, où les Patagons étaient entassés, offrait l'image de la désolation. Huit jours après la prise de la colonie, vers dix heures du matin, trois personne causaient à demi-voix dans le salon de don Luis Munoz. C'étaient don Luis lui-même, sa fille te le capataz don José Diaz. Ce dernier, sous son costume de gaucho, avait l'air d'un vrai bandit. Maria, en vedette à une fenêtre, en riait comme une folle, au grand désespoir du capataz, qui, de tout son coeur, donnait au diable don déguisement maudit. --José, mon ami, disait don Luis, ajuste tes flûtes pour entrer en danse. La cérémonie est donc pour aujourd'hui? --Oui, José. Avouons que nous vivons dans de singuliers temps et de singuliers pays. J'ai vu bien des révolutions, mais celle-là les passe toutes. --Au point de vue des Indiens, dit Linda, elle est très-logique. --Il y a un mois, qui de vous s'attendait à un si prompt rétablissement de l'empire des Incas? --Pas moi, reprit le capataz. Seulement, il me semble que, pour un futur empereur, Neham n'est guère magnanime. --Qu'entends-tu par là, mon ami? --N'a-t-il pas écrit à don Fernando que si, dans trois jours, il n'a pas quitté la colonie, il le fera pendre. --Avant de pendre les gens dit dona Linda, il faut les prendre. --Tout cela est fort bien, José mais tu vas retourner à l'estancia. Surtout n'oublie pas mes recommandations. --Rapportez-vous-en à moi, seigneur; mais je suis inquiet de Sanchez, dit-il tout bas pour n'être pas entendu de Maria. Depuis six jours, il a disparu sans donner de ses nouvelles. --Don Sanchez, répondit Linda, n'est pas homme à se perdre sans laisser de traces. Rassurez-vous; nous le reverrons. --Neham-Outah! s'écria Maria, en se retournant. --José, mon ami, décampe dit don Luis. --Venez vite, ajouta Maria. Neham-Outah parut. Le grand chef des Aucas, paré de son magnifique costume indien, avait le front soucieux et le regard triste. Après les premiers compliments, dona Linda, inquiète de l'apparence sombre du chef, se pencha gracieusement vers lui, et, d'un air affectueux parfaitement joué: --Qu'avez-vous, don Juan? Vous paraissez tourmenté. Auriez-vous reçu de fâcheuses nouvelles? --Non, madame, je vous remercie. Si j'étais ambitieux, tous mes souhaits seraient comblés: les chefs patagons ont résolu le rétablissement de l'empire des Incas, et c'est moi, leur héritier direct, qu'ils ont élu pour succéder à l'infortuné Tupac-Amaru; mais... --Mais on vous a rendu justice. --Cette distinction m'effraye, et je tremble de ne pouvoir porter le poids de l'empire. Les blessures faites à ma race par les Espagnols, sont anciennes et profondes; les Indiens ont été abrutis par une longue servitude. Quelle tâche que de commander à ces peuplades désunies! Qui continuera mon oeuvre, si je meurs dans vingt ans, dans dix ans, demain peut-être? Que deviendra le rêve de ma vie? --Dieu vous garde de longs jours, don Juan, répondit dona Linda. --Un diadème sur mon front! Tenez, senorita, je suis découragé, las de vivre; il me semble que la couronne, comme un cercle fatal, serrera mes tempes, les brisera, et que je serai enseveli dans mon triomphe. --Chassez ces vains pressentiments, reprit la jeune fille, qui lui avait lancé à la dérobée un regard perçant. --Vous le savez, madame, la roche terpéienne est près du Capitole. --Allons! allons! don Juan, dit gaiement don Luis, mettons-nous à table. Un splendide déjeuner était servi. Les premiers moments furent silencieux; les convives paraissaient gênés; mais peu à peu, grâce aux efforts de dona Linda, la conversation s'anima. Neham-Outah, on le voyait aisément, se faisait violence pour refouler dans son coeur le flot des pensées qui lui montait aux lèvres. Vers la fin du repas, il se tourna vers la jeune fille: --Senorita, lui dit-il, ce soir tout sera dit, je serai empereur des Patagons et ennemi des Espagnols que, sans doute, reviendront les armes à la main troubler notre empire. Ce qu'ils redoutent le plus dans une insurrection indienne, ce sont les représailles, c'est-à-dire le massacre des blancs. Mon mariage avec une Argentine est un gage de paix pour vos compatriotes et une sécurité pour leur commerce. Je viens donc vous dire, en présence de votre père: Dona Linda, accordez-moi votre main. --Qui nous presse en ce moment, don Juan? répondit-elle. N'êtes-vous pas sûr de moi? --Toujours la même réponse, vague et obscure, fit le chef en fronçant le sourcil. Enfant qui jouez avec le lion, je vois à présent le fond de votre coeur. Imprudente! vous courez à votre perte... Mais non, vous êtes en mon pouvoir, et, après vous avoir sauvé dix fois la vie, je vous offre la moitié du trône. Demain, il le faut, madame, vous m'épouserez. La tête de votre père et celle de don Fernando me répondront de votre obéissance. Et, saisissant une carafe en cristal pleine d'une eau limpide, il mouilla jusqu'aux bords son verre qu'il vida d'un trait, pendant que don Linda le regardait fixement; ce regard contenait une joie cruelle et voilée. --Dans une heure, ajouta-t-il en posant son verre sur la table, vous assisterez à la cérémonie auprès de moi, je le veux. --J'y serai, répondit-elle. --Adieu, madame! La jeune fille se leva vivement saisit la carafe et s'approcha de la fenêtre. --Que fais-tu là? demanda don Luis. --Mon père, j'arrose mes fleurs. Tout en vidant l'eau, Linda, l'oeil animé d'un feu sombre, murmura tout bas: --Don Juan, entre la coupe et les lèvres, il y encore place pour un malheur, m'as-tu dis un jour; en bien! écoute-moi à mon tour: Entre ton front et la couronne, il y a la mort. Elle posa ensuite sur la terrasse de la maison deux jardinières auprès de la balustrade. C'était un signal sans doute, car au bout de quelques minutes, Maria entra précipitamment dans le salon en disant: --Il est là. --Qu'il entre! dirent à la fois don Luis et sa fille. Sanchez parut. L'estanciero recommanda à Maria la plus grand vigilance, ferma les portes et vint s'asseoir auprès du bombero. --Eh bien? demanda-t-il. XII.--LE DERNIER DES INCAS. La place Mayor présentait, ce jour-là, un aspect inaccoutumé. Au centre d'élevait un large échafaud recouvert de tapis de velours route, sur lequel était en place un fauteuil de bois de nopal sculpté. Le dossier était surmonté d'un soleil en or massif, étincelant de diamants; un vautour des Andes, oiseau sacré des Incas, également en or, soutenant dans son bec recourbé une couronne impériale; il tenait dans ses serres un sceptre qui se terminait en trident, et une main de justice qui tenait un soleil éblouissant. Ce vautour, les ailes déployées, semblait planer au-dessus du fauteuil, auquel on montait par quatre marches. A droite de ce fauteuil, il s'en trouvait un autre un peu plus bas, mais plus simple. A midi, au moment où l'astre du jour, à son zénith, darda toutes les flammes de ses rayons cinq coups de canon tirés à intervalles égaux grondèrent majestueusement. Au même instant, par chacune des entrées de la place, débouchèrent les diverses tribus patagones, conduites par leurs ulmenes et ornées de leurs habits de cérémonies. On comptait quinze mille guerriers seulement, car, suivant la coutume indienne, dès la prise du Carmen, le butin avait été envoyé sous bonne escorte dans les montagnes, et les troupes patagones s'étaient débandées pour rejoindre leurs _tolderias_, prêtes cependant, à revenir au premier signal. Les tribus s'alignèrent sur trois côtés, laissant vide le quatrième, où accoururent cinq cents gauchos qui se tinrent immobiles. Ils étaient à cheval et bien armés, tandis que les indiens à pied n'avaient que leurs machetes à la ceinture. Les fenêtres étaient garnies de curieux. Derrière les curieux, les femmes indiennes, groupées en désordre, avançaient curieusement la tête par-dessus leurs épaules. Le centre de la place était libre. Devant l'échafaud stationnaient, au pied d'un autel grossier en forme de table avec une profonde rainure et surmonté d'un soleil, le grand matchi des Patagons, vingt _sagotkattas_ (prêtres) et _piaïs_ (prêtres d'un ordre inférieur), tous les bras croisés et les yeux fixés sur le sol. Lorsque chacun eut pris sa place, cinq autres coups de canons retentirent, et une brillante cavalcade arriva en caracolant. Neham-Outah marchant en tête, ayant dona Linda à sa droite et à sa gauche don Luis tenant en mains le totem. Après eux venaient les principaux ulmenes et caraskenes des nations unies, revêtus d'ornements où brillaient l'or et les pierreries. Neham-Outah descendit de cheval, présenta la main à dona Linda pour mettre pied à terre, monta sur l'échafaud, la conduisit au second fauteuil et s'arrêta lui-même devant le premier sans s'y asseoir. Ses traits, habituellement pâles, étaient enflammés, ses yeux semblaient rougis par les veilles, et il essuyait incessamment la sueur qui renaissait sur son front. Quelque chose d'inusité se paissait en lui. La pâleur de dona Linda était extrême, mais son visage était calme. Les ulmenes entourèrent l'échafaud: et, à une troisième canonnade, les piaïes s'écartèrent et laissèrent voir un homme étroitement garrotté qui gisait sur le sol au milieu d'eux. Le Matchi se tourna vers la foule: Vous tous qui m'écoutez, le soleil notre aïeul a souri à nos armes et Gualichu a même combattu pour nous; l'empire des Incas est rétabli, les Indiens sont libres, et le chef suprême des nations patagones, Neham-Outah, va mettre sur sa tête le diadème d'Athshualpa et de Tupac-Amaru. Au nom du nouvel empereur et au nôtre, nous allons offrir au soleil dont il descend, le sacrifice qui lui est le plus agréable. Piaïes, apportez la victime. Les prêtre étendirent le malheureux dans la rainure de l'autel. C'était un colon fait prisonnier à la prise de la Poblacion-del-Sur, le pulpero dans la boutique duquel les gauchos allaient s'abreuver de chicha. Cependant, Neham-Outah tremblait comme de la fièvre; ses oreilles bourdonnaient, ses tempes battaient violemment, et ses yeux s'injectaient de sang. Il s'appuya sur un des bras de son fauteuil. --Qu'avez-vous? lui demanda dona Linda. --Je ne sais, répondit-il, la chaleur, l'émotion peut-être... J'étouffe... j'espère que cela ne sera rien. On avait dépouillé l'infortuné pulpero de son pantalon. Il poussait des cris lamentables. Le matchi s'approcha de lui en brandissant son couteau. --Ah! c'est affreux, s'écria dona Linda en se voilant le visage de ses mains. --Silence, murmura Neham-Outah; il le faut. Le matchi, insensible aux hurlements de la victime, choisit la place où il devait frapper, regarda l'astre du jour d'un air inspiré, leva son couteau et ouvrit la poitrine du pulpero dans toute sa longueur; puis, pendant que l'holocauste se tordait en râlant et que les piaïes recueillaient le sang qui coulait à flots, le matchi lui arracha le coeur qu'il éleva vers le soleil comme une hostie. A ce moment les ulmenes montèrent sur l'échafaud, et, asseyant Neham-Outah sur le trône, ils l'élevèrent sur leurs épaules en criant avec enthousiasme: --Vive le nouvel empereur! Vive le fils du soleil! Les piaïes aspergeaient le foule avec le sang de la victime; et les Indiens trépignaient de joie et remplissaient l'air de hurrahs assourdissants. --Enfin! s'écria Neham-Outah, j'ai reconstitué l'empire des Incas et délivré ma race! --Pas encore! lui dit dona Linda d'une voix incisive. Regarde! Les gauchos, jusque là spectateurs impassibles de la cérémonie, s'étaient tout-à-coup précipités au galop sur les Indiens sans défenses, tandis que, par toutes les issues de la place, entraient au pas de charge des troupes argentines, venues de Buenos-Ayres, et que toutes les fenêtres se garnissaient de blancs qui fusillaient la foule. On reconnaissait au milieu de la place, don Fernando, José Diaz, Sanchez et ses deux frères, qui massacraient les Indiens sans pitié aux clameurs de:--Sus! sus! à mort! --Oh! s'écria Neham-Outah en brandissant le totem d'une main tremblante, quelle trahison! Il s'élança pour voler au secours de son peuple, mais il chancela et tomba sur ses genoux; ses yeux se couvrirent d'un voile sanglant; un feu dévorant brûlait ses entrailles. --Qu'ai-je donc? demanda-t-il désespéré. --Tu vas mourir, don Juan, lui murmura à l'oreille dona Linda, en lui saisissant le bras avec force. --Femme, tu mens! fit-il en s'efforçant de se relever, je veux secourir mes frères. --Tes frères, on les égorge. Toi, ne devrais-tu pas tuer mon père, mon fiancé et moi-même? Meurs, misérable, meurs de la main d'une femme! J'aime don Fernando, entends-tu! et je suis vengée. --Malheur! malheur! s'écria Neham-Outah en se traînant sur les genoux pour arriver au bord de la plate-forme; je suis le bourreau d'un peuple que je voulais sauver. Les Indiens tombaient comme les blés sous la faulx des moissonneurs. Ce n'était pas un combat, c'était une boucherie. Plusieurs chefs, fuyant devant Sanchez, le capataz et don Fernando, se précipitèrent vers la plate forme comme en un dernier refuge. --Oh! hurla Neham-Outah en faisant un bond de tigre et en saisissant don Fernando à la gorge, moi aussi, je me vengerai! Il y eut un moment d'anxiété terrible. --Non, ajouta le chef en abandonnant son ennemi et en retombant, ce serait lâche: Cet homme ne m'a rien fait. Dona Linda, à ces mots, ne put retenir des larmes d'admiration, larmes tardives, larmes de repentir ou d'amour peut-être! Sanchez déchargea son fusil dans la poitrine du chef étendu à ses pieds. Au même instant Pincheira tombait, la tête fendue par don Fernando. Don Luis, frappé par une balle égarée, s'affaissa dans les bras de sa fille éplorée. --Mon Dieu! murmura Neham-Outah, vous me jugerez! Il regarda le ciel, remua encore ses lèvres comme dans une prière, et soudain son visage rayonna. Il retomba en arrière et expira. --Peut-être, s'écria dona Linda accablée, la cause de cet homme était-elle juste! Ce n'est pas la première fois qu'une femme a, par la volonté de Dieu, arrêté un conquérant. FIN End of Project Gutenberg's Le fils du Soleil (1879), by Gustave Aimard *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FILS DU SOLEIL (1879) *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. 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