The Project Gutenberg eBook of Edouard This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. Title: Edouard Author: duchesse de Claire de Durfort Duras Release date: October 7, 2008 [eBook #26814] Most recently updated: January 4, 2021 Language: French Credits: Produced by Daniel Fromont *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EDOUARD *** Produced by Daniel Fromont [Transcriber's note: Madame de Duras (Claire-Louisa-Rose-Bonne Lechal de Kersaint, duchesse de) (1778-1828), _Edouard_ (1825), édition de 1879] MME DE DURAS EDOUARD PRECEDE D'UNE PREFACE PAR OCTAVE UZANNE PARIS LIBRAIRIE DES BIBLIOPHILES Rue Saint-Honoré, 338 M CCCC LXXIX (...) INTRODUCTION J'allais rejoindre à Baltimore mon régiment, qui faisait partie des troupes françaises employées dans la guerre d'Amérique; et, pour éviter les lenteurs d'un convoi, je m'étais embarqué à Lorient sur un bâtiment marchand armé en guerre. Ce bâtiment portait avec moi trois autres passagers. L'un deux m'intéressa dès le premier moment que je l'aperçus: c'était un grand jeune homme d'une belle figure, dont les manières étaient simples et la physionomie spirituelle; sa pâleur et la tristesse dont toutes ses paroles et toutes ses actions étaient comme empreintes éveillaient à la fois l'intérêt et la curiosité. Il était loin de les satisfaire; il était habituellement silencieux, mais sans dédain; on aurait dit, au contraire, qu'en lui la bienveillance avait survécu à d'autres qualités éteintes par le chagrin. Habituellement distrait, il n'attendait ni retour ni profit pour lui-même de rien de ce qu'il faisait. Cette facilité à vivre, qui vient du malheur, a quelque chose de touchant: elle inspire plus de pitié que les plaintes les plus éloquentes. Je cherchais à me rapprocher de ce jeune homme; mais, malgré l'espèce d'intimité forcée qu'amène la vie d'un vaisseau, je n'avançais pas. Lorsque j'allais m'asseoir auprès de lui et que je lui adressais la parole, il répondait à mes questions, et, si elles ne touchaient à aucun des sentiments intimes du coeur, mais aux rapports vagues de la société, il ajoutait quelquefois une réflexion; mais, dès que je voulais entrer dans le sujet des passions, ou des souffrances de l'âme, ce qui m'arrivait souvent dans l'intention d'amener quelque confidence de sa part, il se levait, il s'éloignait, ou sa physionomie devenait si sombre que je ne me sentais pas le courage de continuer. Ce qu'il me montrait de lui aurait suffi de la part de tout autre, car il avait un esprit singulièrement original; il ne voyait rien d'une manière commune, et cela venait de ce que la vanité n'était jamais mêlée à aucun de ses jugements. Il était l'homme le plus indépendant que j'aie connu; le malheur l'avait rendu comme étranger aux autres hommes; il était juste parce qu'il était impartial, et impartial parce que tout lui était indifférent. Lorsqu'une telle manière de voir ne rend pas fort égoïste, elle développe le jugement et accroît les facultés de l'intelligence. On voyait que son esprit avait été fort cultivé; mais, pendant toute la traversée, je ne le vis jamais ouvrir un livre; rien en apparence ne remplissait pour lui la longue oisiveté de nos jours. Assis sur un banc à l'arrière du vaisseau, il restait des heures entières appuyé sur le bordage à regarder fixement la longue trace que le navire laissait sur les flots. Un jour il me dit: "Quel fidèle emblème de la vie! ainsi nous creusons péniblement notre sillon dans cet océan de misère qui se referme après nous. -- A votre âge, lui dis-je, comment voyez-vous le monde sous un jour si triste? -- On est vieux, dit-il, quand on n'a plus d'espérance. -- Ne peut-elle donc renaître? lui demandai-je. -- Jamais," répondit-il. Puis, me regardant tristement: "Vous avez pitié de moi, me dit-il, je le vois; croyez que j'en suis touché, mais je ne puis vous ouvrir mon coeur; ne le désirez même pas: il n'y a point de remède à mes maux, et tout m'est inutile désormais, même un ami." Il me quitta en prononçant ces dernières paroles. J'essayai peu de jours après de reprendre la même conversation; je lui parlai d'une aventure de ma jeunesse; je lui racontai comment les conseils d'un ami m'avaient épargné une grande faute. "Je voudrais, lui dis-je, être aujourd'hui pour vous ce qu'on fut alors pour moi." Il prit ma main: "Vous êtes trop bon, me dit-il; mais vous ne savez pas ce que vous me demandez; vous voulez me faire du bien, et vous me feriez du mal: les grandes douleurs n'ont pas besoin de confidents; l'âme qui peut les contenir se suffit à elle-même; il faut entrevoir ailleurs l'espérance pour sentir le besoin de l'intérêt des autres. A quoi bon toucher à des plaies inguérissables? Tout est fini pour moi dans la vie, et je suis déjà, à mes yeux, comme si je n'étais plus." Il se leva, se mit à marcher sur le pont, et bientôt alla s'asseoir à l'autre extrémité du navire. Je quittai alors le banc que j'occupais pour lui donner la facilité d'y revenir: c'était sa place favorite, et souvent même il y passait les nuits. Nous étions alors dans le parallèle des vents alizés, à l'ouest des Açores, et dans un climat délicieux. Rien ne peut peindre le charme de ces nuits des Tropiques: le firmament, semé d'étoiles, se réfléchit dans une mer tranquille. On se croirait placé, comme l'Archange de Milton, au centre de l'univers, et pouvant embrasser d'un seul coup d'oeil la création tout entière. Le jeune passager remarquait un soir ce magnifique spectacle: "L'infini est partout, dit-il: on le voit là (en montrant le ciel), on le sent ici (en montrant son coeur); et cependant quel mystère! qui peut le comprendre! Ah! la mort en a le secret; elle nous l'apprendra peut-être, ou peut-être nous fera-t-elle tout oublier. Tout oublier! répéta-t-il d'une voix tremblante. -- Vous n'entretenez pas une pensée si coupable? lui dis-je. -- Non, répondit-il: qui pourrait douter de l'existence de Dieu en contemplant ce beau ciel? Dieu a répandu ses dons également sur tous les êtres; il est souverainement bon; mais les institutions des hommes sont toutes-puissantes aussi, et elles sont la source de mille douleurs. Les anciens plaçaient la fatalité dans le ciel; c'est sur la terre qu'elle existe, et il n'y a rien de plus inflexible dans le monde que l'ordre social tel que les hommes l'ont créé." Il me quitta en achevant ces mots. Plusieurs fois je renouvelai mes efforts: tout fut inutile; il me repoussait sans me blesser, et cette âme inaccessible aux consolations était encore généreuse, bienveillante, élevée; elle aurait donné le bonheur qu'elle ne pouvait plus recevoir. Le voyage finit; nous débarquâmes à Baltimore. Le jeune passager me demanda de l'admettre comme volontaire dans mon régiment; il y fut inscrit, comme sur le registre du vaisseau, sous le seul nom d'Edouard. Nous entrâmes en campagne, et, dès les premières affaires que nous eûmes avec l'ennemi, je vis qu'Edouard s'exposait comme un homme qui veut se débarrasser de la vie. J'avoue que chaque jour m'attachait davantage à cette victime du malheur; je lui disais quelquefois: "J'ignore votre vie, mais je connais votre coeur; vous ne voulez pas me donner votre confiance, mais je n'en ai pas besoin pour vous aimer. Souffrir profondément appartient aux âmes distinguées, car les sentiments communs sont toujours superficiels." "Edouard, lui dis-je un jour, est-il donc impossible de vous faire du bien?" Les larmes lui vinrent aux yeux. "Laissez-moi, me dit-il; je ne veux pas me rattacher à la vie." Le lendemain nous attaquâmes un fort sur la Skulkill. S'étant mis à la tête d'une poignée de soldats, Edouard emporta la redoute l'épée à la main. Je le suivais de près; je ne sais quel pressentiment me disait qu'il avait fixé ce jour-là pour trouver la mort qu'il semblait chercher. En effet, je le vis se jeter dans les rangs des soldats ennemis qui défendaient les ouvrages intérieurs du fort. Préoccupé de l'idée de garantir Edouard, je ne pensais pas à moi-même: je reçus un coup de feu tiré de fort près et qui lui était destiné. Nos gens arrivèrent et parvinrent à nous dégager. Edouard me souleva dans ses bras, me porta dans le fort, banda ma blessure, et, soutenant ma tête, il attendit ainsi le chirurgien. Jamais je n'ai vu une physionomie exprimer si vivement des émotions si variées et si profondes: la douleur, l'inquiétude, la reconnaissance, s'y peignaient avec tant de force et de fidélité qu'on aurait voulu qu'un peintre pût en conserver les traits. Lorsque le chirurgien prononça que mes blessures n'étaient pas mortelles, des larmes coulèrent des yeux d'Edouard. Il me pressa sur son coeur. "Je serais mort deux fois," me dit-il. De ce jour il ne me quitta plus; je languis longtemps: ses soins ne se démentirent jamais; ils prévenaient tous mes désirs. Edouard, toujours sérieux, cherchait pourtant à me distraire; son esprit piquant amenait et faisait naître la plaisanterie: lui seul n'y prenait aucune part; seul il restait étranger à cette gaieté qu'il avait excitée lui-même. Souvent il me faisait la lecture; il devinait ce qui pouvait soulager mes maux. Je ne sais quoi de paisible, de tendre, se mêlait à ses soins et leur donnait le charme délicat qu'on attribue à ceux des femmes: c'est qu'il possédait leur dévouement, cette vertu touchante qui transporte dans ce que nous aimons ce _moi_, source de toutes les misères de nos coeurs, quand nous ne le plaçons pas dans un autre. Edouard cependant gardait toujours sur lui-même ce silence qui m'avait longtemps affligé; mais chaque jour diminuait ma curiosité, et maintenant je craignais bien plus de l'affliger que je ne désirais le connaître. Je le connaissais assez: jamais un coeur plus noble, une âme plus élevée, un caractère plus aimable, ne s'étaient montrés à moi. L'élégance de ses manières et de son langage montrait qu'il avait vécu dans la meilleure compagnie. Le bon goût forme entre ceux qui le possèdent une sorte de lien qu'on ne saurait définir. Je ne pouvais concevoir pourquoi je n'avais jamais rencontré Edouard, tant il paraissait appartenir à la société où j'avais passé ma vie. Je le lui dis un jour, et cette simple remarque amena ce que j'avais si long-temps sollicité en vain. "Je ne dois plus vous rien refuser, me dit-il; mais n'exigez pas que je vous parle de mes peines. J'essayerai d'écrire et de vous faire connaître celui dont vous avez conservé la vie aux dépens de la vôtre." Bientôt je me repentis d'avoir accepté cette preuve de la reconnaissance d'Edouard: en peu de jours il retomba dans la profonde mélancolie dont il s'était un moment efforcé de sortir. Je voulus l'engager à interrompre son travail. "Non, me dit-il; c'est un devoir, je veux le remplir." Au bout de quelques jours, il entra dans ma chambre, tenant dans sa main un gros cahier d'une écriture assez fine. "Tenez, me dit-il, ma promesse est accomplie; vous ne vous plaindrez plus qu'il n'y a pas de _passé_ dans notre amitié. Lisez ce cahier, mais ne me parlez pas de ce qu'il contient; ne me cherchez même pas aujourd'hui: je veux rester seul. On croit ses souvenirs ineffaçables, ajouta-t-il, et cependant quand on va les chercher au fond de son âme, on y réveille mille nouvelles douleurs." Il me quitta en achevant ces mots, et je lus ce qui va suivre. EDOUARD Je suis le fils d'un célèbre avocat au parlement de Paris; ma famille est de Lyon, et depuis plusieurs générations elle a occupé les utiles emplois réservés à la haute bourgeoisie de cette ville. Un de mes grands-pères mourut victime de son dévouement dans la maladie épidémique qui désola Lyon en 1748. Son nom révéré devint dans sa patrie le synonyme du courage et de l'honneur. Mon père fut de bonne heure destiné au barreau; il s'y distingua et acquit une telle considération qu'il devint d'usage de ne se décider sur aucune affaire de quelque importance sans la lui avoir soumise. Il se maria, déjà vieux, à une femme qu'il aimait depuis longtemps; je fus leur unique enfant. Mon père voulut m'élever lui-même, et lorsque j'eus dix ans accomplis il se retira avec ma mère à Lyon et se consacra tout entier à mon éducation. Je satisfaisais mon père sous quelques points; je l'inquiétais sous d'autres. Apprenant avec une extrême facilité, je ne faisais aucun usage de ce que je savais. Réservé, silencieux, peu confiant, tout s'entassait dans mon esprit et ne produisait qu'une fermentation inutile et de continuelles rêveries. J'aimais la solitude, j'aimais à voir le soleil couchant; je serais resté des journées entières, assis sur cette petite pointe de sable qui termine la presqu'île où Lyon est bâti, à regarder se mêler les eaux de la Saône et du Rhône, et à sentir ma pensée et ma vie comme entraînées dans leur courant. On m'envoyait chercher; je rentrais, je me mettais à l'étude sans humeur et sans dégoût; mais on aurait dit que je vivais de deux vies, tant mes occupations et mes pensées étaient de nature différente. Mon père essayait quelquefois de me faire parler; mais c'était ma mémoire seule qui lui répondait. Ma mère s'efforçait de pénétrer dans mon âme par la tendresse; je l'embrassais, mais je sentais, même dans ces douces caresses, quelque chose d'incomplet au fond de mon âme. Mon père possédait au milieu des montagnes du Forez, entre Boën et Saint-Etienne, des forges et une maison. Nous allions chaque année passer à ces forges les deux mois de vacances. Ce temps désiré et savouré avec délices s'écoulait toujours trop vite. La position de ce lieu avait quelque beauté: la rivière qui faisait aller la forge descendait d'un cours rapide et souvent brisé par les rochers; elle formait au-dessous de la forge une grande nappe d'eau plus tranquille; puis elle se détournait brusquement et disparaissait entre deux hautes montagnes recouvertes de sapins. La maison d'habitation était petite; elle était située au-dessus de la forge, de l'autre côté du chemin, et placée à peu près au tiers de la hauteur de la montagne. Environnée d'une vieille forêt de sapins, elle ne possédait pour tout jardin qu'une petite plate-forme dessinée avec des buis, ornée de quelques fleurs, et d'où l'on avait la vue de la forge, des montagnes et de la rivière. Il n'y avait point là de village; il était situé à un quart de lieue plus haut, sur le bord du torrent, et chaque matin la population, qui travaillait aux forges presque tout entière, passait sous la plate-forme en se rendant aux travaux. Les visages noirs et enfumés des habitants, leurs vêtements en lambeaux, faisaient un triste contraste avec leur vive gaieté, leurs chants, leurs danses et leurs chapeaux ornés de rubans. Cette forge était pour moi, à la campagne, ce qu'étaient à Lyon la petite pointe de sable et le cour majestueux du Rhône: le mouvement me jetait dans les mêmes rêveries que le repos. Le soir, quand la nuit était sombre, on ne pouvait m'arracher de la plate-forme: la forge était alors dans toute sa beauté; les torrents de feu qui s'échappaient de ses fourneaux éclairaient ce seul point d'une lumière rouge sur laquelle tous les objets se dessinaient comme des spectres; les ouvriers, dans l'activité de leurs travaux, armés de leurs grands pieux aigus, ressemblaient aux démons de cette espèce d'enfer; des ruisseaux d'un feu liquide coulaient au dehors; des fantômes noirs coupaient ce feu et en emportaient des morceaux au bout de leur baguette magique, et bientôt le feu lui-même prenait entre leurs mains une nouvelle forme. La variété des attitudes, l'éclat de cette lumière terrible dans un seul point du paysage, la lune qui se levait derrière les sapins et qui argentait à peine l'extrémité de leur feuillage, tout ce spectacle me ravissait. J'étais fixé sur cette plate-forme comme par l'effet d'un enchantement, et, quand on venait m'en tirer, on me réveillait comme d'un songe. Cependant je n'étais pas aussi étranger aux jeux de l'enfance que cette disposition pourrait le faire croire; mais c'était surtout le danger qui me plaisait. Je gravissais les rochers les plus inaccessibles, je grimpais sur les arbres les plus élevés; je croyais toujours poursuivre je ne sais quel but que je n'avais encore pu atteindre, mais que je trouverais au delà de ce qui m'était déjà connu. Je m'associais d'autres enfants dans mes entreprises; mais j'étais leur chef, et je me plaisais à les surpasser en témérité. Souvent je leur défendais de me suivre, et ce sentiment du danger perdait tout son charme pour moi si je le voyais partagé. J'allais avoir quatorze ans; mes études étaient fort avancées, mais je restais toujours au même point pour le fruit que je pouvais en tirer, et mon père désespérait d'éveiller en moi ce feu de l'âme sans lequel tout ce que l'esprit peut acquérir n'est qu'une richesse stérile, lorsqu'une circonstance, légère en apparence, vint faire vibrer cette corde cachée au fond de mon âme et commença pour moi une existence nouvelle. J'ai parlé de mes jeux: un de ceux qui me plaisaient le plus était de traverser la rivière en sautant de rocher en rocher par-dessus ses ondes bouillonnantes; souvent même je prolongeais ce jeu périlleux, et, non content de traverser la rivière, je la remontais ou je la descendais de la même façon. Le danger était grand, car, en approchant de la forge, la rivière encaissée se précipitait violemment sous les lourds marteaux qui broyaient la mine et sous les roues que le courant faisait mouvoir. Un jour, un enfant un peu plus jeune que moi me dit: "Ce que tu fais n'est pas difficile. -- Essaye donc," répondis-je. Il saute, fait quelques pas, glisse et disparaît dans les flots. Je n'eus pas le temps de la réflexion: je me précipite, je me cramponne aux rochers, et l'enfant, entraîné par le courant, vient s'arrêter contre l'obstacle que je lui présente. Nous étions à deux pas des roues, et, les forces me manquant, nous allions périr, lorsqu'on vint à notre secours. Je fondis en larmes quand le danger fut passé. Mon père, ma mère accoururent et m'embrassèrent; mon coeur palpita de joie en recevant leurs caresses. Le lendemain, en étudiant, je croyais lire des choses nouvelles; je comprenais ce que jusque-là je n'avais fait qu'apprendre; j'avais acquis la faculté d'admirer; j'étais ému de ce qui était bien, enflammé de ce qui était grand. L'esprit de mon père me frappait comme si je ne l'eusse jamais entendu: je ne sais quel voile s'était déchiré dans les profondeurs de mon âme. Mon coeur battait dans les bras de ma mère, et je comprenais son regard. Ainsi un jeune arbre, après avoir langui longtemps, prend tout à coup l'essor; il pousse des branches vigoureuses, et on s'étonne de la beauté de son feuillage: c'est que sa racine a enfin rencontré le filon de terre qui convient à sa substance; j'avais rencontré aussi le terrain qui m'était propre, j'avais dévoué ma vie pour un autre! De ce moment je sortis de l'enfance. Mon père, encouragé par le succès, m'ouvrit les voies nouvelles qu'on ne parcourt qu'avec l'imagination. En me faisant appliquer les sentiments aux faits, il forma à la fois mon coeur et mon jugement. "Savoir et sentir, disait-il souvent, voilà toute l'éducation." Les lois furent ma principale étude; mais, par la manière dont cette étude était conduite, elle embrassait toutes les autres. Les lois furent faites en effet pour les hommes et pour les moeurs de tous les temps; elles suivirent les besoins. Compagnes de l'histoire, elles sont le mot de toutes les difficultés, le flambeau de tous les mystères; elles n'ont point de secret pour qui sait les étudier, point de contradiction pour qui sait les comprendre. Mon père était le plus aimable des hommes; son esprit servait à tout, et il n'en avait jamais que ce qu'il fallait; il possédait au suprême degré l'art de faire sortir la plaisanterie de la raison. L'opposition du bon sens aux idées fausses est presque toujours comique: mon père m'apprit à trouver ridicule ce qui manquait de vérité. Il ne pouvait mieux en conjurer le danger. C'est un danger pourtant et un grand malheur que la passion dans l'appréciation des choses de la vie, même quand les principes les plus purs et la raison la plus saine sont vos guides. On ne peut haïr fortement ce qui est mal sans adorer ce qui est bien, et ces mouvements violents sont-ils faits pour le coeur de l'homme? Hélas! ils le laissent vide et dévasté comme une ruine, et cet accroissement momentané de la vie amène et produit la mort. Je ne faisais pas alors ces réflexions; le monde s'ouvrait à mes yeux comme un océan sans bornes. Je rêvais la gloire, l'admiration, le bonheur; mais je ne les cherchais pas hors de la profession qui m'était destinée. Noble profession, où l'on prend en main la défense de l'opprimé, où l'on confond le crime et fait triompher l'innocence! Mes rêveries, qui avaient alors quelque chose de moins vague, me représentaient toutes les occasions que j'aurais de me distinguer, et je créais des malheurs et des injustices chimériques pour avoir la gloire et le plaisir de les réparer. La révolution qui s'était faite dans mon caractère n'avait produit aucun changement dans mes goûts. Comme aux jours de mon enfance, je fuyais la société; je ne sais quelle déplaisance s'attachait pour moi à vivre avec des gens, respectables sans doute, mais dont aucun ne réalisait ce type que je m'étais formé au fond de l'âme, et qui, au vrai, n'avait que mon père pour modèle. Dans l'intimité de notre famille, entre mon père et ma mère, j'étais heureux; mais, dès qu'il arrivait un étranger, je m'en allais dans ma chambre vivre dans ce monde que je m'étais créé, et auquel celui-là ressemblait si peu. Ma mère avait beaucoup d'esprit, de la douceur et une raison supérieure; elle aimait les idées reçues, peut-être les idées communes, mais elle les défendait par des motifs nouveaux et piquants. La longue habitude de vivre avec mon père et de l'aimer avait fait d'elle comme un reflet de lui; mais ils pensaient souvent les mêmes choses par des motifs différents, et cela rendait leurs entretiens à la fois paisibles et animés. Je ne les vis jamais différer que sur un seul point. Hélas! je vois aujourd'hui que ma mère avait raison. Mon père avait dû la plus grande partie de son talent et de sa célébrité comme avocat à une profonde connaissance du coeur humain. Je lui ai ouï dire que les pièces d'un procès servaient moins à établir son opinion que le tact qui lui faisait pénétrer jusqu'au fond de l'âme des parties intéressées. Cette sagacité, cette pénétration, cette finesse d'aperçus, étaient des qualités que mon père aurait voulu me donner; peut-être même la solitude habituelle où nous vivions avait-elle pour but de me préparer à être plus frappé du spectacle de la société qu'on ne l'est lorsque graduellement on s'est familiarisé avec ses vices et ses ridicules, et qu'on arrive blasé sur l'impression qu'on en peut recevoir. Mon père voulait montrer le monde à mes yeux, lorsqu'il se serait assuré que le goût du bien, la solidité des principes, et la faculté de l'observation seraient assez mûris en moi pour retirer de ce spectacle le profit qu'il se plaisait à en attendre. Mon père avait été assez heureux, dans sa jeunesse, pour sauver dans un procès fameux la fortune et l'honneur du maréchal d'Olonne. Les rapports où les avait mis cette affaire avaient créé entre eux une amitié qui depuis trente ans ne s'était jamais démentie. Malgré des destinées si différentes, leur intimité était restée la même: tant il est vrai que la parité de l'âme est le seul lien réel de la vie. Une correspondance fréquente alimentait leur amitié; il ne se passait pas de semaine que mon père ne reçût de lettres de M. le maréchal d'Olonne, et la plus intime confiance régnait entre eux. C'est dans cette maison que mon père comptait me mener quand j'aurais atteint ma vingtième année; c'est là qu'il se flattait de me faire voir la bonne compagnie et de me faire acquérir ces qualités de l'esprit qu'il désirait tant que je possédasse. J'ai vu ma mère s'opposer à ces desseins. "Ne sortons point de notre état, disait-elle à mon père; pourquoi mener Edouard dans un monde où il ne doit pas vivre, et qui le dégoûtera peut-être de notre paisible intérieur? -- Un avocat, disait mon père, doit avoir étudié tous les rangs; il faut qu'il se familiarise d'avance avec la politesse des gens de la cour pour n'en être pas ébloui. Ce n'est que dans le monde qu'il peut acquérir la pureté du langage et la grâce de la plaisanterie. La société seule enseigne les convenances et toute cette science de goût qui n'a point de préceptes, et que pourtant on ne vous pardonne pas d'ignorer. -- Ce que vous dites est vrai, reprenait ma mère; mais j'aime mieux, je vous l'avoue, qu'Edouard ignore tout cela et qu'il soit heureux. On ne l'est qu'en s'associant avec ses égaux: _Among unequals no society Can sort_ [1]. [ (1) Milton.] -- La citation est exacte, répondit mon père; mais le poëte ne l'entend que de l'égalité morale, et, sur ce point, je suis de son avis: j'ai le droit de l'être. -- Oui, sans doute, reprit ma mère; mais le maréchal d'Olonne est une exception. Respectons les convenances sociales; admirons même la hiérarchie des rangs: elle est utile, elle est respectable; d'ailleurs n'y tenons-nous pas notre place? Mais gardons-la, cette place; on se trouve toujours mal d'en sortir." Ces conversations se renouvelaient souvent, et j'avoue que le désir de voir des choses nouvelles, et je ne sais quelle inquiétude cachée au fond de mon âme, me mettaient du parti de mon père et me faisaient ardemment souhaiter d'avoir vingt ans pour aller à Paris et pour voir le maréchal d'Olonne. Je ne vous parlerai pas des deux années qui s'écoulèrent jusqu'à cette époque. Des études sérieuses occupèrent tout mon temps: le droit, les mathématiques, les langues, employaient toutes les heures de mes journées; et cependant ce travail aride, qui aurait dû fixer mon esprit, me laissa tel que la nature m'avait créé, et tel sans doute que je dois mourir. A vingt ans, j'attendais un grand bonheur, et la Providence m'envoya la plus grande de toutes les peines: je perdis ma mère. Comme nous allions partir pour Paris, elle tomba malade, et à cette maladie succéda un état de langueur qui se prolongea six mois. Elle expira doucement dans mes bras; elle me bénit, elle me consola. Dieu eut pitié d'elle et de moi; il lui épargna la douleur de me voir malheureux, et à moi celle de déchirer son âme; elle ne me vit pas tomber dans ce piége que sa raison avait su prévoir, et dont elle avait inutilement cherché à me garantir. Hélas! puis-je dire que je regrette la paix que j'ai perdue? voudrais-je aujourd'hui de cette existence tranquille que ma mère rêvait pour moi? Non sans doute. Je ne puis plus être heureux, mais cette douleur que je porte au fond de mon âme m'est plus chère que toutes les joies communes de ce monde; elle fera encore la gloire du dernier de mes jours, après avoir fait le charme de ma jeunesse. A vingt-trois ans, des souvenirs sont tout ce qui me reste; mais qu'importe? ma vie est finie, et je ne demande plus rien à l'avenir. Dans le premier moment de sa douleur, mon père renonça au voyage de Paris. Nous allâmes en Forez, où nous croyions nous distraire et où nous trouvâmes partout l'image de celle que nous pleurions. Qu'elle est cruelle, l'absence de la mort! absence sans retour! Nous la sentions, même quand nous croyions l'oublier. Toujours seul avec mon père, je ne sais quelle sécheresse se glissait quelquefois dans nos entretiens. C'est par ma mère que la décision de mon père et mes rêveries se rencontraient sans se heurter: elle était comme la nuance harmonieuse qui unit deux couleurs vives et trop tranchées. A présent qu'elle n'y était plus, nous sentions pour la première fois, mon père et moi, que nous n'étions pas toujours d'accord. Au mois de novembre, nous partîmes pour Paris. Mon père alla loger chez un frère de ma mère, M. d'Herbelot, fermier général fort riche. Il avait une belle maison à la Chaussée-d'Antin, où il nous reçut à merveille. Il nous donna de grands dîners, me mena au spectacle, au bal, me fit voir toutes les curiosités de Paris. Mais c'était M. le maréchal d'Olonne que je désirais voir, et il était à Fontainebleau, d'où il ne devait revenir que dans quinze jours. Ce temps se passa dans des fêtes continuelles. Mon oncle ne me faisait grâce d'aucune façon de s'amuser: les pique-niques, les parties de toute espèce, les comédies, les concerts, Géliot, et Mlle Arnould. J'étais déjà fatigué de Paris, quand mon père reçut un billet de M. le maréchal d'Olonne, qui lui mandait qu'il était arrivé et qu'il l'invitait à dîner pour ce même jour. "Amenez votre Edouard," disait-il. Combien cette expression me toucha! Je vous raconterai ma première visite à l'hôtel d'Olonne, parce qu'elle me frappa singulièrement. J'étais accoutumé à la magnificence chez mon oncle M. d'Herbelot; mais tout le luxe de la maison d'un fermier général fort riche ne ressemblait en rien à la noble simplicité de la maison de M. le maréchal d'Olonne. Le passé, dans cette maison, servait d'ornement au présent: des tableaux de famille, qui portaient des noms historiques et chers à la France, décoraient la plupart des pièces; de vieux valets de chambre marchaient devant vous pour vous annoncer. Je ne sais quel sentiment de respect vous saisissait en parcourant cette vaste maison, où plusieurs générations s'étaient succédé, faisant honneur à la fortune et à la puissance plutôt qu'elles n'en étaient honorées. Je me rappelle jusqu'au moindre détail de cette première visite; plus tard, tout est confondu dans un seul souvenir. Mais alors j'examinais avec une vive curiosité ce qui avait fait si souvent le sujet des conversations de mon père et cette société dont il m'avait parlé tant de fois. Il n'y avait que cinq ou six personnes dans le salon lorsque nous arrivâmes. M. le maréchal d'Olonne causait debout auprès de la cheminée; il vint au-devant de mon père et lui prit les mains. "Mon ami, lui dit-il, mon excellent ami! enfin vous voilà! Vous m'amenez Edouard... Savez-vous, Edouard, que vous venez chez l'homme qui aime le mieux votre père, qui honore le plus ses vertus et qui lui doit une reconnaissance éternelle?" Je répondis qu'on m'avait accoutumé de bonne heure aux bontés de M. le maréchal. "Vous a-t-on dit que je devais vous servir de père si vous n'eussiez pas conservé le vôtre? -- Je n'ai pas eu besoin de ce malheur pour sentir la reconnaissance," répondis-je. Il prit occasion de ce peu de mots pour faire mon éloge. "Qu'il est bien! dit-il; qu'il est beau! qu'il a l'air modeste et spirituel!" Il savait qu'en me louant ainsi il réjouissait le coeur de mon père. On reprit la conversation. J'entendis nommer les personnes qui m'entouraient: c'étaient les hommes les plus distingués dans les sciences et dans les lettres, et un Anglais, membre fameux de l'opposition. On parlait, je m'en souviens, de la jurisprudence criminelle en Angleterre et de l'institution du jury. Je sentis, je vous l'avoue, un mouvement inexprimable d'orgueil en voyant combien, dans ces questions intéressantes, l'opinion de mon père était comptée. On l'écoutait avec attention, presque avec respect. La supériorité de son esprit semblait l'avoir placé tout à coup au-dessus de ceux qui l'entouraient, et ses beaux cheveux blancs ajoutaient encore l'autorité et la dignité à tout ce qu'il disait. C'est la mode d'admirer l'Angleterre. M. le maréchal d'Olonne soutenait le côté de la question qui était favorable aux institutions anglaises, et les personnes qui se montraient d'une opinion opposée s'étaient placées sur un mauvais terrain pour la défendre. Mon père, en un instant, mit la question dans son véritable jour; il présenta le jury comme un monument vénérable des anciennes coutumes germaniques, et montra l'esprit conservateur des Anglais et leur respect pour le passé dans l'existence de ces institutions, qu'ils reçurent de leurs ancêtres presque dans le même état où ils les possèdent encore aujourd'hui; mais mon père fit voir dans notre système judiciaire l'ouvrage perfectionné de la civilisation. "Notre magistrature, dit-il, a pour fondement l'honneur et la considération, ces grands mobiles des monarchies (1) [(1) Montesquieu.]; elle est comme un sacerdoce dont la fonction est le maintien de la morale à l'extérieur de la société, et elle n'a au-dessus d'elle que les ministres d'une religion qui, réglant cette société dans la conscience de l'homme, en attaque les désordres à leur seule et véritable source." Mon père alla jusqu'à défendre la vénalité des charges, que l'Anglais attaquait toujours. "Admirable institution, dit mon père, que celle qui est parvenue à faire payer si cher le droit de sacrifier tous les plaisirs de la vie et d'embrasser la vertu comme une convenance d'état. Ne nous calomnions pas nous-mêmes, dit encore mon père; la magistrature qui a produit Molé, Lamoignon, d'Aguesseau, n'a rien à envier à personne; et, si le jury anglais se distingue par l'équité de ses jugements, c'est que la classe qui le compose en Angleterre est remarquable surtout par ses lumières et son intégrité. En Angleterre l'institution repose sur les individus; ici les individus tirent leur lustre et leur valeur de l'institution. -- Mais il se peut, ajouta mon père en finissant cette conversation, que ces institutions conviennent mieux à l'Angleterre que ne feraient les nôtres. Cela doit être: les nations produisent leurs lois, et ces lois sont tellement le fruit des moeurs et du génie des peuples qu'ils y tiennent plus qu'à tout le reste; ils perdent leur indépendance, leur nom même, avant leurs lois. Je suis persuadé que cette expression: _subir la loi du vainqueur_, a un sens plus étendu qu'on ne lui le donne en général: c'est le dernier degré de la conquête que de subir la loi d'un autre peuple, et les Normands, qui en Angleterre ont presque conquis la langue, n'ont jamais pu conquérir la loi." Ces matières étaient sérieuses, mais elles ne le paraissaient pas. Ce n'est pas la frivolité qui produit la légèreté de la conversation: c'est cette justesse qui, comme l'éclair, jette une lumière vive et prompte sur tous les objets. Je sentis, en écoutant mon père, qu'il n'y a rien de si piquant que le bon sens d'un homme d'esprit. Je me suis étendu sur cette première visite pour vous montrer ce qu'était mon père dans la société de M. le maréchal d'Olonne. Ne devais-je pas me plaire dans un lieu où je le voyais respecté, honoré comme il l'était de moi-même? Je me rappelais les paroles de ma mère: "sortir de son état!" Je ne leur trouvais point de sens... Rien ne m'était étranger dans la maison de M. le maréchal d'Olonne: peut-être même je me trouvais chez lui plus à l'aise que chez M. d'Herbelot. Je ne sais quelle simplicité, quelle facilité dans les habitudes de la vie me rendait la maison de M. le maréchal d'Olonne comme le toit paternel. Hélas! elle allait bientôt me devenir plus chère encore. "Natalie est restée à Fontainebleau, dit M. le maréchal d'Olonne à mon père; je l'attends ce soir. Vous la trouverez un peu grandie, ajouta-t-il en souriant. Vous rappelez-vous le temps où vous disiez qu'elle ne ressemblerait à nulle autre et qu'elle plairait plus que toute autre? Elle avait neuf ans alors. -- Mme la duchesse de Nevers promettait, dès ce temps-là, tout ce qu'elle est devenue depuis, dit mon père. -- Oui, reprit le maréchal, elle est charmante; mais elle ne veut pas se remarier, et cela me désole. Je vous ai parlé de mes derniers chagrins à ce sujet; rien ne peut vaincre son obstination." Mon père répondit quelques mots, et nous partîmes. "Je suis du parti de Mme de Nevers, me dit mon père. Mariée à douze ans, elle n'a jamais vu qu'à l'autel ce mari, qui, dit-on, méritait peu une personne aussi accomplie. Il est mort pendant ses voyages. Veuve à vingt ans, libre et charmante, elle peut épouser qui elle voudra; elle a raison de ne pas se presser, de bien choisir et de ne pas se laisser sacrifier une seconde fois à l'ambition." Je me récriai sur ces mariages d'enfants. "L'usage les autorise, dit mon père; mais je n'ai jamais pu les approuver." Ce fut le lendemain de ce jour que je vis pour la première fois Mme la duchesse de Nevers! Ah! mon ami! comment vous la peindre? Si elle n'était que belle, si elle n'était qu'aimable, je trouverais des expressions dignes de cette femme céleste; mais comment décrire ce qui tout ensemble formait une séduction irrésistible? Je me sentis troublé en la voyant, j'entrevis mon sort; mais je ne vous dirai pas que je doutai un instant si je l'aimerais: cet ange pénétra mon âme de toute part, et je ne m'étonnai point de ce qu'elle me faisait éprouver. Une émotion de bonheur inexprimable s'empara de moi; je sentis s'évanouir l'ennui, le vide, l'inquiétude qui dévoraient mon coeur depuis si long-temps; j'avais trouvé ce que je cherchais, et j'étais heureux. Ne me parlez ni de ma folie ni de mon imprudence; je ne défends rien. Je paye de ma vie d'avoir osé l'aimer: eh bien, je ne m'en repens pas; j'ai au fond de mon âme un trésor de douleur et de délices que je conserverai jusqu'à la mort. Ma destinée m'a séparé d'elle: je n'étais pas son égal, elle se fût abaissée en se donnant à moi; un souffle de blâme eût terni sa vie; mais du moins je l'ai aimée comme nul autre que moi ne pouvait l'aimer, et je mourrai pour elle, puisque rien ne m'engage plus à vivre. Cette première journée que je passai avec elle, et qui devait être suivie de tant d'autres, a laissé comme une trace lumineuse dans mon souvenir. Elle s'occupa de mon père avec la grâce qu'elle met à tout; elle voulait lui prouver qu'elle se souvenait de ce qu'il lui avait autrefois enseigné; elle répétait les graves leçons de mon père, et le choix de ses expressions semblait en faire des pensées nouvelles. Mon père le remarqua et parla du charme que les mots ajoutent aux idées. "Tout a été dit, assurait mon père; mais la manière de dire est inépuisable." Mme de Nevers se mêlait à cette conversation. Je me souviens qu'elle dit qu'elle était née défiante, et qu'elle ne croyait que l'accent et la physionomie de ceux qui lui parlaient. Elle me regarda en disant ces mots: je me sentis rougir, elle sourit; peut-être vit-elle en ce moment en moi la preuve de la vérité de sa remarque. Depuis ce jour, je retournai chaque jour à l'hôtel d'Olonne. Habituellement peu confiant, je n'eus pas à dissimuler: l'idée que je pusse aimer Mme de Nevers était si loin de mon père qu'il n'eut pas le moindre soupçon; il croyait que je me plaisais chez M. le maréchal d'Olonne, où se réunissait la société la plus spirituelle de Paris, et il s'en réjouissait. Mon père, assurément, ne manquait ni de sagacité ni de finesse d'observation; mais il avait passé l'âge des passions, il n'avait jamais eu d'imagination, et le respect des convenances régnait en lui à l'égal de la religion, de la morale et de l'honneur; je sentais aussi quel serait le ridicule de paraître occupé de Mme de Nevers, et je renfermais au fond de mon âme une passion qui prenait chaque jour de nouvelles forces. Je ne sais si d'autres femmes sont plus belles que Mme de Nevers, mais je n'ai vu qu'à elle cette réunion complète de tout ce qui plaît: la finesse de l'esprit et la simplicité du coeur, la dignité du maintien et la bienveillance des manières; Partout la première, elle n'inspirait point l'envie; elle avait cette supériorité que personne ne conteste, qui semble servir d'appui et exclut la rivalité. Les fées semblaient l'avoir douée de tous les talents et de tous les charmes. Sa voix venait jusqu'au fond de mon âme y porter je ne sais quelles délices qui m'étaient inconnues. Ah! mon ami! qu'importe la vie quand on a senti ce qu'elle m'a fait éprouver! Quelle longue carrière pourrait me rendre le bonheur d'un tel amour? Il convenait à ma position dans le monde de me mêler peu de la conversation. M. le maréchal d'Olonne, par bonté pour mon père, me reprochait quelquefois le silence que je préférais garder, et je ne résistais pas toujours à montrer devant Mme de Nevers que j'avais une âme et que j'étais peut-être digne de comprendre la sienne; mais habituellement c'est elle que j'aimais à entendre: je l'écoutais avec délices, je devinais ce qu'elle allait dire, ma pensée achevait la sienne, je voyais se réfléchir sur son front l'impression que je recevais moi-même, et cependant elle m'était toujours nouvelle, quoique je la devinasse toujours. Un des rapports les plus doux que la société puisse créer, c'est la certitude qu'on est ainsi deviné. Je ne tardai pas à m'apercevoir que Mme de Nevers sentait que rien n'était perdu pour moi de tout ce qu'elle disait. Elle m'adressait rarement la parole, mais elle m'adressait presque toujours la conversation. Je voyais qu'elle évitait de la laisser tomber sur des sujets qui m'étaient étrangers, sur un monde que je ne connaissais pas; elle parlait littérature; elle parlait quelquefois de la France, de Lyon, de l'Auvergne; elle me questionnait sur nos montagnes et sur la vérité des descriptions de d'Urfé. Je ne sais pourquoi il m'était pénible qu'elle s'occupât ainsi de moi. Les jeunes gens qui l'entouraient étaient aussi d'une extrême politesse, et j'en étais involontairement blessé; j'aurais voulu qu'ils fussent moins polis, ou qu'il me fût permis de l'être davantage. Une espèce de souffrance sans nom s'emparait de moi dès que je me voyais l'objet de l'attention. J'aurais voulu qu'on me laissât seul, dans mon silence, entendre et admirer Mme de Nevers. Parmi les jeunes gens qui lui rendaient des soins et qui venaient assidûment à l'hôtel d'Olonne, il y en avait deux qui fixaient plus particulièrement mon attention: le duc de L... et le prince d'Enrichemont. Ce dernier était de la maison de Béthune et descendait du grand Sully; il possédait une fortune immense, une bonne réputation, et je savais que M. le maréchal d'Olonne désirait qu'il épousât sa fille. Je ne sais ce qu'on pouvait reprendre dans le prince d'Enrichemont, mais je ne vois pas non plus qu'il y eût rien à admirer. J'avais appris un mot nouveau depuis que j'étais dans le monde, et je vais m'en servir pour lui: ses formes étaient parfaites. Jamais il ne disait rien qui ne fût convenable et agréablement tourné; mais aussi jamais rien d'involontaire ne trahissait qu'il eût dans l'âme autre chose que ce que l'éducation et l'usage du monde y avaient mis. Cet acquis était fort étendu et comprenait tout ce qu'on ne croirait pas de son ressort. Le prince d'Enrichemont ne se serait jamais trompé sur le jugement qu'il fallait porter d'une belle action ou d'une grande faute; mais, jusqu'à son admiration, tout était factice: il savait les sentiments, il ne les éprouvait pas, et l'on restait froid devant sa passion et sérieux devant sa plaisanterie, parce que la vérité seule touche, et que le coeur méconnaît tout pouvoir qui n'émane pas de lui. Je préférais le duc de L..., quoiqu'il eût mille défauts. Inconsidéré, moqueur, léger dans ses propos, imprudent dans ses plaisanteries, il aimait pourtant ce qui était bien, et sa physionomie exprimait avec fidélité les impressions qu'il recevait. Mobiles à l'excès, elles n'étaient pas de longue durée; mais enfin il avait une âme, et c'était assez pour comprendre celle des autres. On aurait cru qu'il prenait la vie pour un jour de fête, tant il se livrait à ses plaisirs; toujours en mouvement, il mettait autant de prix à la rapidité de ses courses que s'il eût eu les affaires les plus importantes. Il arrivait toujours trop tard, et cependant il n'avait jamais mis que cinquante minutes pour venir de Versailles; il entrait sa montre à la main, en racontant une histoire ridicule ou je ne sais quelle folie qui faisait rire tout le monde. Généreux, magnifique, le duc de L... méprisait l'argent et la vie; et, quoiqu'il prodiguât l'un et l'autre d'une manière souvent indigne du prix du sacrifice, j'avoue à ma honte que j'étais séduit par cette sorte de dédain de ce que les hommes prisent le plus. Il y a de la grâce dans un homme à ne reconnaître aucun obstacle, et, quand on expose gaiement sa vie dans une course de chevaux ou qu'on risque sa fortune sur une carte, il est difficile de croire qu'on n'exposerait pas l'une et l'autre avec encore plus de plaisir dans une occasion sérieuse. L'élégance du duc de L... me convenait donc beaucoup plus que les manières un peu compassées du prince d'Enrichemont; mais je n'avais qu'à me louer de tous deux. Les bontés de M. le maréchal d'Olonne m'avaient établi dans sa société de la manière qui pouvait le moins me faire sentir l'infériorité de la place que j'y occupais. Je n'avais presque pas senti cette infériorité dans les premiers jours; maintenant elle commençait à peser sur moi. Je me défendais par le raisonnement, mais le souvenir de Mme de Nevers était encore un meilleur préservatif: il m'était bien facile de m'oublier quand je pensais à elle, et j'y pensais à chaque instant. Un jour, on avait parlé longtemps dans le salon du dévouement de Mme de B..., qui s'était enfermée avec son amie intime, Mme d'Anville, malade et mourante de la petite vérole. Tout le monde avait loué cette action, et l'on avait cité plusieurs amitiés de jeunes femmes dignes d'être comparées à celle-là. J'étais debout devant la cheminée et près du fauteuil de Mme de Nevers. "Je ne vous vois point d'amie intime, lui dis-je. -- J'en ai une qui m'est bien chère, me répondit-elle: c'est la soeur du duc de L.... Nous sommes liées depuis l'enfance, mais je crains que nous ne soyons séparées pour bien longtemps: le marquis de C..., son mari, est ministre en Hollande, et elle est à La Haye depuis six mois. -- Ressemble-t-elle à son frère? demandai-je. -- Pas du tout, reprit Mme de Nevers; elle est aussi calme qu'il est étourdi. C'est un grand chagrin pour moi que son absence, dit Mme de Nevers. Personne ne m'est nécessaire que Madame de C...: elle est ma raison; je ne me suis jamais mise en peine d'en avoir d'autre, et à présent que je suis seule je ne sais plus me décider à rien. -- Je ne vous aurais jamais cru cette indécision dans le caractère, lui dis-je. -- Ah! reprit-elle, il est si facile de cacher ses défauts dans le monde! Chacun met à peu près le même habit, et ceux qui passent n'ont pas le temps de voir que les visages sont différents. -- Je rends grâces au Ciel d'avoir été élevé comme un sauvage, repris-je: cela me préserve de voir le monde dans cette ennuyeuse uniformité; je suis frappé, au contraire, de ce que personne ne se ressemble. -- C'est, dit-elle, que vous avez le temps d'y regarder; mais, quand on vient de Versailles en cinquante minutes, comment voulez-vous qu'on puisse voir autre chose que la superficie des objets? -- Mais quand c'est vous qu'on voit, lui dis-je, on devrait s'arrêter en chemin. -- Voilà de la galanterie, dit-elle. -- Ah! m'écriai-je, vous savez bien le contraire!" Elle ne répondit rien et se mit à causer avec d'autres personnes. Je fus ému toute la soirée du souvenir de ce que j'avais dit; il me semblait que tout le monde allait me deviner. Le lendemain, mon père se trouva un peu souffrant. Nous devions dîner à l'hôtel d'Olonne, et, pour ne pas me priver d'un plaisir, il fit un effort sur lui-même et sortit. Jamais son esprit ne parut si libre et si brillant que ce jour-là. Plusieurs étrangers qui se trouvaient à ce dîner témoignèrent hautement leur admiration, et je les entendis qui disaient entre eux qu'un tel homme occuperait en Angleterre les premières places. La conversation se prolongea longtemps; enfin la société se dispersa. Mon père resta le dernier, et, en lui disant adieu, M. le maréchal d'Olonne lui fit promettre de revenir le lendemain. Le lendemain! grand Dieu! il n'y en avait plus pour lui! En traversant le vestibule, mon père me dit: "Je sens que je me trouve mal." Il s'appuya sur moi et s'évanouit. Les domestiques accoururent: les uns allèrent avertir M. le maréchal d'Olonne; les autres transportèrent mon père dans une pièce voisine. On le déposa sur un lit de repos, et là tous les secours lui furent donnés. Mme de Nevers les dirigeait avec une présence d'esprit admirable. Bientôt un chirurgien attaché à la maison de M. le maréchal d'Olonne arriva, et, voyant que la connaissance ne revenait point à mon père, il proposa de le saigner. Nous attendions Tronchin, que Mme de Nevers avait envoyé chercher. Quelle bonté que la sienne! Elle avait l'air d'un ange descendu du Ciel près de ce lit de douleur; elle essayait de ranimer les mains glacées de mon père en les réchauffant dans les siennes. Ah! comment la vie ne revenait-elle pas à cet appel? Hélas! tout était inutile. Tronchin arriva et ne donna aucune espérance. La saignée ramena un instant la connaissance. Mon père ouvrit les yeux; il fixa sur moi son regard éteint, et sa physionomie peignit une anxiété douloureuse. M. le maréchal d'Olonne le comprit; il saisit la main de mon père et la mienne. "Mon ami, dit-il, soyez tranquille, Edouard sera mon fils." Les yeux de mon père exprimèrent la reconnaissance; mais cette vie fugitive disparut bientôt; il poussa un profond gémissement: il n'était plus! Comment vous peindre l'horreur de ce moment? Je ne le pourrais même pas. Je me jetai sur le corps de mon père, et je perdis à la fois la connaissance et le sentiment de mon malheur. En revenant à moi, j'étais dans le salon; tout avait disparu. Je crus sortir d'un songe horrible, mais je vis près de moi Mme de Nevers en larmes. M. le maréchal d'Olonne me dit: "Mon cher Edouard, il vous reste encore un père." Ce mot me prouva que tout était fini. Hélas! je doutais encore... Mon ami, quelle douleur! Accablé, anéanti, mes larmes coulaient sans diminuer le poids affreux qui m'oppressait. Nous restâmes longtemps dans le silence; je leur savais gré de ne pas chercher à me consoler. "J'ai perdu l'ami de toute ma vie, dit enfin M. le maréchal d'Olonne. -- Il vous a dû sa dernière consolation, répondis-je. -- Edouard, me dit M. le maréchal d'Olonne, de ce jour je remplace celui que vous venez de perdre: vous restez chez moi. J'ai donné l'ordre qu'on préparât pour vous l'appartement de mon neveu, et j'ai envoyé l'abbé Tercier prévenir M. d'Herbelot de notre malheur. Mon cher Edouard, je ne vous donnerai pas de vulgaires consolations; mais votre père était un chrétien, vous l'êtes vous-même: un autre monde nous réunira tous." Voyant que je pleurais, il me serra dans ses bras. "Mon pauvre enfant, dit-il, je veux vous consoler, et j'aurais besoin de l'être moi-même!" Nous retombâmes dans le silence. J'aurais voulu remercier M. le maréchal d'Olonne, et je ne pouvais que verser des larmes. Au milieu de ma douleur, je ne sais quel sentiment doux se glissait pourtant dans mon âme: les pleurs que je voyais répandre à Mme de Nevers étaient déjà une consolation; je me la reprochais, mais sans pouvoir m'y soustraire. Dès que je fus seul dans ma chambre, je me jetai à genoux; je priai pour mon père, ou plutôt je priai mon père. Hélas! il avait fourni sa longue carrière de vertu, et je commençais la mienne en ne voyant devant moi que des orages. "Je fuyais ses sages conseils quand il vivait, me disais-je, et que deviendrai-je maintenant que je n'ai plus que moi-même pour guide et pour juge de mes actions! Je lui cachais les folies de mon coeur; mais il était là pour me sauver; il était ma force, ma raison, ma persévérance; j'ai tout perdu avec lui. Que ferai-je dans le monde sans son appui, sans le respect qu'il inspirait? Je ne suis rien, je n'étais quelque chose que par lui; il a disparu, et je reste seul comme une branche détachée de l'arbre et emportée par les vents!" Mes larmes recommencèrent; je repassai les souvenirs de mon enfance; je pleurai de nouveau ma mère, car toutes les douleurs se tiennent, et la dernière réveille toutes les autres! Plongé dans mes tristes pensées, je restai longtemps immobile et dans l'espèce d'abattement qui suit les grandes douleurs: il me semblait que j'avais perdu la faculté de penser et de sentir; enfin, je levai les yeux par hasard, et j'aperçus un portrait de Mme de Nevers... Indigne fils! en le contemplant, je perdis un instant le souvenir de mon père! Qu'était-elle donc pour moi? Quoi! déjà son seul souvenir suspendait dans mon coeur la plus amère de toutes les peines! Mon ami, ce sera un sujet éternel de remords pour moi que cette faute dont je vous fais l'aveu: non, je n'ai point assez senti la douleur de la mort de mon père! Je mesurais toute l'étendue de la perte que j'avais faite; je pleurais son exemple, ses vertus; son souvenir déchirait mon coeur, et j'aurais donné mille fois ma vie pour racheter quelques jours de la sienne; mais, quand je voyais Mme de Nevers, je ne pouvais pas m'empêcher d'être heureux. Mon père témoignait par son testament le désir de reposer près de ma mère. Je me décidai à le conduire moi-même à Lyon. L'accomplissement de ce devoir soulageait un peu mon coeur. Quitter Mme de Nevers me semblait une expiation du bonheur que je trouvais près d'elle malgré moi. Mon père me recommandait aussi de terminer des affaires relatives à la tutelle des enfants d'un de ses amis: je voulais lui obéir; je me disais que je reviendrais bientôt, que j'habiterais sous le même toit que Mme de Nevers, que je la verrais à toute heure; et mon coupable coeur battait de joie à de telles pensées! La veille de mon départ, M. le maréchal d'Olonne alla passer la journée à Versailles; je dînai seul avec Mme de Nevers et l'abbé Tercier. Cet abbé demeurait à l'hôtel d'Olonne depuis cinquante ans; il avait été attaché à l'éducation du maréchal, et la protection de cette famille lui avait valu un bénéfice et de l'aisance. Il faisait les fonctions de chapelain, et était un meuble aussi fidèle du salon de l'hôtel d'Olonne que les fauteuils et les ottomanes de tapisseries des Gobelins qui le décoraient. Un attachement si long, de la part de cet abbé, avait tellement lié sa vie à l'existence de la maison d'Olonne qu'il n'avait d'intérêt, de gloire, de succès et de plaisirs que les siens; mais c'était dans la mesure d'un esprit fort calme et d'une imagination tempérée par cinquante ans de dépendance. Il avait un caractère fort facile: il était toujours prêt à jouer aux échecs ou au trictrac, ou à dévider les écheveaux de soie de Mme de Nevers, et, pourvu qu'il eût bien dîné, il ne cherchait querelle à personne. La veille donc du jour où je devais partir, voyant que Mme de Nevers ne voulait faire usage d'aucun de ses petits talents, l'abbé s'établit après dîner dans une grande bergère auprès du feu, et s'endormit bientôt profondément. Je restai ainsi presque tête à tête avec celle qui m'était déjà si chère. J'aurais dû être heureux, et cependant un embarras indéfinissable vint me saisir quand je me vis seul avec elle. Je baissai les yeux, et je restai dans le silence. Ce fut elle qui le rompit. "A quelle heure partez-vous demain? me demanda-t-elle. -- A cinq heures, répondis-je; si je commençais ici la journée, je ne saurais plus comment partir. -- Et quand reviendrez-vous? dit-elle encore. -- Il faut que j'exécute les volontés de mon père, répondis-je; mais je crois que cela ne peut durer plus de quinze jours, et ces jours seront si longs que le temps ne me manquera pas pour les affaires. -- Irez-vous en Forez? demanda-t-elle. -- Je le crois; je compte revenir par là, mais sans m'y arrêter. -- Ne désirez-vous donc pas revoir ce lieu? me dit-elle; on aime tant ceux où l'on a passé son enfance! -- Je ne sais ce qui m'est arrivé, lui dis-je; mais il me semble que je n'ai plus de souvenirs. -- Tâchez de les retrouver pour moi, dit-elle. Ne voulez-vous pas me raconter l'histoire de votre enfance et de votre jeunesse? A présent que vous êtes le fils de mon père, je ne dois plus rien ignorer de vous. -- J'ai tout oublié, lui dis-je; il me semble que je n'ai commencé à vivre que depuis deux mois." Elle se tut un instant, puis elle me demanda si le monde avait donc si vite effacé le passé de ma mémoire. "Ah! m'écriai-je, ce n'est pas le monde!" Elle continua: "Je ne suis pas comme vous, dit-elle; j'ai été élevée jusqu'à l'âge de sept ans chez ma grand'mère, à Faverange, dans un vieux château, au fond du Limousin, et je me le rappelle jusque dans ses moindres détails, quoique je fusse si jeune; je vois encore la vieille futaie de châtaigniers et ces grandes salles gothiques boisées de chêne et ornées de trophées d'armes comme au temps de la chevalerie. Je trouve qu'on aime les lieux comme des amis, et que leur souvenir se rattache à toutes les impressions qu'on a reçues. -- Je croyais cela autrefois, lui répondis-je; maintenant je ne sais plus ce que je crois ni ce que je suis." Elle rougit, puis elle me dit: "Cherchez dans votre mémoire: peut-être trouverez-vous les faits, si vous avez oublié les sentiments qu'ils excitaient dans votre âme. Si vous voulez que je pense quelquefois à vous quand vous serez parti, il faut bien que je sache où vous prendre, et que je n'ignore pas, comme à présent, tout le passé de votre vie." J'essayai de lui raconter mon enfance et tout ce que contient le commencement de ce cahier; elle m'écoutait avec attention, et je vis une larme dans ses yeux quand je lui dis quelle révolution avait produite en moi l'accident de ce pauvre enfant dont j'avais sauvé la vie. Je m'aperçus que mes souvenirs n'étaient pas si effacés que je le croyais, et près d'elle je trouvais mille impressions nouvelles d'objets qui jusqu'alors m'avaient été indifférents. Les rêveries de ma jeunesse étaient comme expliquées par le sentiment nouveau que j'éprouvais, et la forme et la vie étaient données à tous ces vagues fantômes de mon imagination. L'abbé se réveilla comme je finissais le récit des premiers jours de ma jeunesse. Un moment après, M. le maréchal d'Olonne arriva. Mme de Nevers et lui me dirent adieu avec bonté. Il me recommanda de hâter autant que je le pourrais la fin de mes affaires, et me dit que pendant mon absence il s'occuperait de moi. Je ne lui demandai pas d'explication. Mme de Nevers ne me dit rien; elle me regarda, et je crus lire un peu d'intérêt dans ses yeux. Mais que je regrettais la fin de notre conversation! Cependant j'étais content de moi. "Je ne lui ai rien dit, pensais-je, et elle ne peut m'avoir deviné." C'est ainsi que je rassurais mon coeur. L'idée que Mme de Nevers pourrait soupçonner ma passion me glaçait de crainte, et tout mon bonheur à venir me semblait dépendre du secret que je garderais sur mes sentiments. J'accomplis le triste devoir que je m'étais imposé, et pendant le voyage je fus un peu moins tourmenté du souvenir de Mme de Nevers. L'image de mon père mort effaçait toutes les autres. L'amour mêle souvent l'idée de la mort à celle du bonheur; mais ce n'est pas la mort dans l'appareil funèbre dont j'étais environné: c'est l'idée de l'éternité, de l'infini, d'une éternelle réunion, que l'amour cherche dans la mort; il recule devant un cercueil solitaire. A Lyon, je retrouvai les bords du Rhône et mes rêveries, et Mme de Nevers régna dans mon coeur plus que jamais. J'étais loin d'elle, je ne risquais pas de me trahir, et je n'opposai aucune résistance à la passion qui venait de nouveau s'emparer de toute mon âme. Cette passion prit la teinte de mon caractère. Livré à mon unique pensée, absorbé par un seul souvenir, je vivais encore une fois dans un monde créé par moi-même et bien différent du véritable: je voyais Mme de Nevers, j'entendais sa voix; son regard me faisait tressaillir; je respirais le parfum de ses beaux cheveux. Emu, attendri, je versais des larmes de plaisir pour des joies imaginaires. Assis sur une pierre au coin d'un bois, ou seul dans ma chambre, je consumais ainsi des jours inutiles. Incapable d'aucune étude et d'aucune affaire, c'était l'occupation qui me dérangeait; et, malgré que je susse bien que mon retour à Paris dépendait de la fin de mes affaires, je ne pouvais prendre sur moi d'en terminer aucune. Je remettais tout au lendemain; je demandais grâce pour les heures, et les heures étaient toutes données à ce délice ineffable de penser sans contrainte à ce que j'aimais. Quelquefois on entrait dans ma chambre, et on s'étonnait de me voir impatient et contrarié comme si l'on m'eût interrompu. En apparence, je ne faisais rien; mais, en réalité, j'étais occupé de la seule chose qui m'intéressât dans la vie. Deux mois se passèrent ainsi. Enfin, les affaires dont mon père m'avait chargé finirent, et je fus libre de quitter Lyon. C'est avec ravissement que je me retrouvai à l'hôtel d'Olonne; mais cette joie ne fut pas de longue durée. J'appris que Mme de Nevers partait dans deux jours pour aller voir à La Haye son amie Madame de C... Je ne pus dissimuler ma tristesse, et quelquefois je crus remarquer que Mme de Nevers aussi était triste; mais elle ne me parlait presque pas, ses manières étaient sérieuses; je la trouvais froide, je ne la reconnaissais plus, et, ne pouvant deviner la cause de ce changement, j'en étais au désespoir. Après son départ, je restai livré à une profonde tristesse. Mes rêveries n'étaient plus, comme à Lyon, mon occupation chérie; je sortais, je cherchais le monde pour y échapper. L'idée que j'avais déplu à Mme de Nevers, et l'impossibilité de deviner comment j'étais coupable, faisaient de mes pensées un tourment continuel. M. le maréchal d'Olonne attribuait à la mort de mon père l'abattement où il me voyait plongé. "Notre malheur a fait une cruelle impression sur Natalie, me dit un jour M. le maréchal d'Olonne; elle ne s'en est point remise, elle n'a pas cessé d'être triste et souffrante depuis ce temps-là. Le voyage, j'espère, lui fera du bien. La Hollande est charmante au printemps; Madame de C... la promènera, et des objets nouveaux la distrairont." Ce peu de mots de M. le maréchal d'Olonne me jeta dans une nouvelle anxiété. Quoi! c'était depuis la mort de mon père que Mme de Nevers était triste! Mais qu'était-il arrivé? qu'avais-je fait? Elle était changée pour moi: voilà ce dont j'étais trop sûr et ce qui me désespérait. M. le maréchal d'Olonne, avec sa bonté accoutumée, s'occupait de me distraire. Il voulait que j'allasse au spectacle et que je visse tout ce qu'il croyait digne d'intérêt ou de curiosité; il me questionnait sur ce que j'avais vu, causait avec moi comme l'aurait fait mon père, et, pour m'encourager à la confiance, il me disait que ces conversations l'amusaient et que mes impressions rajeunissaient les siennes. M. le maréchal d'Olonne, quoiqu'il ne fût point ministre, avait cependant beaucoup d'affaires. Ami intime du duc d'A..., il passait pour avoir plus de crédit qu'en réalité il ne s'était soucié d'en acquérir; mais les grandes places qu'il occupait lui donnaient le pouvoir de rendre d'importants services. Toute la Guyenne, dont il était gouverneur, affluait chez lui. Pendant la plus grande partie de la matinée, il recevait beaucoup de monde. Quatre fois par semaine il s'occupait de sa correspondance, qui était fort étendue. Il avait deux secrétaires qui travaillaient dans un de ses cabinets, mais il me demandait souvent de rester dans celui où il écrivait lui-même; il me parlait des affaires qui l'occupaient avec une entière confiance; il me faisait quelquefois écrire un mémoire sur une chose secrète, ou des notes relatives aux affaires qu'il m'avait confiées, et dont il ne voulait pas que personne eût connaissance. J'aurais été bien ingrat si je n'eusse été touché et flatté d'une telle préférence. Je devais à mon père les bontés de M. le maréchal d'Olonne, mais ce n'était pas une raison pour en être moins reconnaissant. Je cherchais à me montrer digne de la confiance dont je recevais tant de marques, et M. le maréchal d'Olonne me disait quelquefois, avec un accent qui me rappelait mon père, qu'il était content de moi. Il est singulièrement doux de se sentir à son aise avec des personnes qui vous sont supérieures. On n'y est point si l'on éprouve le sentiment de son infériorité; on n'y est pas non plus en apercevant qu'on l'a perdu: mais on y est si elles vous le font oublier. M. le maréchal d'Olonne possédait ce don touchant de la bienveillance et de la bonté; il inspirait toujours la vénération, et jamais la crainte; il avait cette sorte de sécurité sur ce qui nous est dû qui permet une indulgence sans bornes; il savait bien qu'on n'en abuserait pas et que le respect pour lui était un sentiment auquel on n'avait jamais besoin de penser. Je sentais mon attachement pour lui croître chaque jour, et il paraissait touché du dévouement que je lui montrais. J'allais quelquefois chez mon oncle M. d'Herbelot, et j'y retrouvais la même gaieté, le même mouvement qui m'avaient tant déplu à mon arrivée à Paris. Mon oncle ne concevait pas que je fusse heureux dans cet intérieur grave de la famille de M. le maréchal d'Olonne, et moi je comparais intérieurement ces deux maisons tellement différentes l'une de l'autre. Quelque chose de bruyant, de joyeux, faisait de la vie, chez M. d'Herbelot, comme un étourdissement perpétuel. Là on ne vivait que pour s'amuser, et une journée qui n'était pas remplie par le plaisir paraissait vide; là on s'inquiétait des distractions du jour autant que de ses nécessités, comme si l'on eût craint que le temps qu'on n'occupait pas de cette manière ne se fût pas écoulé tout seul. Une troupe de complaisants, de commensaux, remplissaient le salon de M. d'Herbelot et paraissaient partager tous ses goûts; ils exerçaient sur lui un empire auquel je ne pouvais m'habituer: c'était comme un appui que cherchait sa faiblesse. On aurait dit qu'il n'était jamais sûr de rien sur sa propre foi: il lui fallait le témoignage des autres. Toutes les phrases de M. d'Herbelot commençaient par ces mots: "Luceval et Bertheney trouvent... Luceval et Bertheney disent..." Et _Luceval_ et _Bertheney_ précipitaient mon oncle dans toutes les folies et les ridicules d'un luxe ruineux et d'une vie pleine de désordres et d'erreurs. Dans cette maison, toutes les frivolités étaient traitées sérieusement, et toutes les choses sérieuses l'étaient avec légèreté. Il semblait qu'on voulût jouir à tout moment de cette fortune récente et de tous les plaisirs qu'elle peut donner, comme un avare touche son trésor pour s'assurer qu'il est là. Chez M. le maréchal d'Olonne, au contraire, cette possession des honneurs et de la fortune était si ancienne qu'il n'y pensait plus; il n'était jamais occupé d'en jouir, mais il l'était souvent de remplir les obligations qu'elle impose. Des assidus, des commensaux, remplissaient aussi très-souvent le salon de l'hôtel d'Olonne; mais c'étaient des parents pauvres, un neveu officier de marine, venant à Paris demander le prix de ses services; c'était un vieux militaire couvert de blessures et réclamant la croix de Saint-Louis; c'étaient d'anciens aides de camp du maréchal; c'était un voisin de ses terres; c'était, hélas! le fils d'un ancien ami. Il y avait une bonne raison à donner pour la présence de chacun d'eux; on pouvait dire pourquoi ils étaient là, et il y avait une sorte de paternité dans cette protection bienveillante autour de laquelle ils venaient tous se ranger. Les hommes distingués par l'esprit et le talent étaient tous accueillis chez M. le maréchal d'Olonne, et ils y valaient tout ce qu'ils pouvaient valoir: car le bon goût qui régnait dans cette maison gagnait même ceux à qui il n'aurait pas été naturel; mais il faut pour cela que le maître en soit le modèle, et c'est ce qu'était M. le maréchal d'Olonne. Je ne crois pas que le bon goût soit une chose si superficielle qu'on le pense en général. Tant de choses concourent à le former! La délicatesse de l'esprit, celle des sentiments; l'habitude des convenances, un certain tact qui donne la mesure de tout sans avoir besoin d'y penser. Et il y a aussi des choses de position dans le goût et le ton qui exercent un tel empire! Il faut une grande naissance, une grande fortune; de l'élégance, de la magnificence dans les habitudes de la vie; il faut enfin être supérieur à sa situation par son âme et ses sentiments, car on n'est à son aise dans les prospérités de la vie que quand on s'est placé plus haut qu'elles. M. le maréchal d'Olonne et Mme de Nevers pouvaient être atteints par le malheur sans être abaissés par lui, car l'âme du moins ne déchoit point, et son rang est invariable. On attendait Mme de Nevers de jour en jour, et mon coeur palpitait de joie en pensant que j'allais la revoir. Loin d'elle, je ne pouvais croire longtemps que je l'eusse offensée. Je sentais que je l'aimais avec tant de désintéressement, j'avais tellement conscience que j'aurais donné ma vie pour lui épargner un moment de peine, que je finissais par ne plus croire qu'elle fût mécontente de moi, à force d'être assuré qu'elle n'avait pas le droit de l'être. Mais son retour me détrompa cruellement! Dès le même soir, je lui trouvai l'air sérieux et glacé qui m'avait tant affligé; à peine me parla-t-elle, et mes yeux ne purent jamais rencontrer les siens. Bientôt il parut que sa manière de vivre même était changée: elle sortait souvent, et quand elle restait à l'hôtel d'Olonne elle y avait toujours beaucoup de monde; elle était depuis quinze jours à Paris, et je n'avais encore pu me trouver un instant seul avec elle. Un soir, après souper, on se mit au jeu; Mme de Nevers resta à causer avec une femme qui ne jouait point. Cette femme, au bout d'un quart d'heure, se leva pour s'en aller, et je me sentis tout ému en pensant que j'allais rester tête à tête avec Mme de Nevers. Après avoir reconduit Madame de R..., Mme de Nevers fit quelques pas de mon côté; mais, se retournant brusquement, elle se dirigea vers l'autre extrémité du salon, et alla s'asseoir auprès de M. le maréchal d'Olonne, qui jouait au whist, et dont elle se mit à regarder le jeu. Je fus désespéré. "Elle me méprise! pensai-je; elle me dédaigne! Qu'est devenue cette bonté touchante qu'elle montra lorsque je perdis mon père? C'était donc seulement au prix de la plus amère des douleurs que je devais sentir la plus douce de toutes les joies! Elle pleurait avec moi alors; à présent, elle déchire mon coeur, et ne s'en aperçoit même pas." Je pensai pour la première fois qu'elle avait peut-être pénétré mes sentiments et qu'elle en était blessée. "Mais pourquoi le serait-elle? me disais-je: c'est un culte que je lui rends dans le secret de mon coeur; je ne prétends à rien, je n'espère rien. L'adorer, c'est ma vie: comment pourrais-je m'empêcher de vivre?" J'oubliais que j'avais mortellement redouté qu'elle ne découvrît ma passion, et j'étais si désespéré que je crois qu'en ce moment je la lui aurais avouée moi-même pour la faire sortir, fût-ce par la colère, de cette froideur et de cette indifférence qui me mettaient au désespoir. "Si j'étais le prince d'Enrichemont ou le duc de L..., me disais-je, j'oserais m'approcher d'elle, je la forcerais à s'occuper de moi; mais, dans ma position, je dois l'attendre, et, puisqu'elle m'oublie, je veux partir. Oui, je la fuirai, je quitterai cette maison. Mon père y apportait trente ans de considération et une célébrité qui le faisait rechercher de tout le monde; moi, je suis un être obscur, isolé; je n'ai aucun droit par moi-même, et je ne veux pas des bontés qu'on accorde au souvenir d'un autre, même de mon père. Personne aujourd'hui ne s'intéresse à moi; je suis libre, je la fuirai, j'irai au bout du monde avec son souvenir, le souvenir de ce qu'elle était il y a six mois! Livré à ces pensées douloureuses, je me rappelais les rêveries de ma jeunesse, de ce temps où je n'étais l'inférieur de personne. "Entouré de mes égaux, pensais-je, je n'avais pas besoin de soumettre mon instinct à l'examen de ma raison; j'étais bien sûr de n'être pas _inconvenable_, ce mot créé pour désigner des torts qui n'en sont pas. Ah! ce malaise affreux que j'éprouve, je ne le sentais pas avec mes pauvres parents; mais je ne le sentais pas non plus, il y a six mois, quand Mme de Nevers me regardait avec douceur, quand elle me faisait raconter ma vie et qu'elle me disait que j'étais le fils de son père. Avec elle je retrouverais tout ce qui me manque. Qu'ai-je donc fait? en quoi l'ai-je offensée?" Le jeu était fini; M. le maréchal d'Olonne s'approcha de moi et me dit: "Certainement, Edouard, vous n'êtes pas bien... Depuis quelques jours vous êtes fort changé, et ce soir vous avez l'air tout à fait malade." Je l'assurai que je me portais bien, et je regardai Mme de Nevers. Elle venait de se retourner pour parler à quelqu'un. Si j'eusse pu croire qu'elle savait que je souffrais pour elle, j'aurais été moins malheureux. Les jours suivants, je crus remarquer un peu plus de bonté dans ses regards, un peu moins de sérieux dans ses manières; mais elle sortait toujours presque tous les soirs, et, quand je la voyais partir à neuf heures, belle, parée, charmante, pour aller dans ces fêtes où je ne pouvais la suivre, j'éprouvais des tourments inexprimables; je la voyais entourée, admirée; je la voyais gaie, heureuse, paisible, et je dévorais en silence mon humiliation et ma douleur. Il était question depuis quelque temps d'un grand bal chez M. le prince de L..., et l'on vint tourmenter Mme de Nevers pour la mettre d'un quadrille russe que la princesse voulait qu'on dansât chez elle et où elle devait danser elle-même. Les costumes étaient élégants et prêtaient fort à la magnificence. On arrangea le quadrille; il se composait de huit jeunes femmes, toutes charmantes, et d'autant de jeunes gens, parmi lesquels étaient le prince d'Enrichemont et le duc de L.... Ce dernier fut le danseur de Mme de Nevers, au grand déplaisir du prince d'Enrichemont. Pendant quinze jours, ce quadrille devint l'unique occupation de l'hôtel d'Olonne: Gardel venait le faire répéter tous les matins; les ouvriers de tout genre employés pour le costume prenaient les ordres; on assortissait des pierreries, on choisissait des modèles, on consultait des voyageurs pour s'assurer de la vérité des descriptions et ne pas s'écarter du type national, qu'avant tout on voulait conserver. Je savais mauvais gré à Mme de Nevers de cette frivole occupation, et cependant je ne pouvais me dissimuler que, si j'eusse été à la place du duc de L..., je me serais trouvé le plus heureux des hommes. J'avais l'injustice de dire des mots piquants sur la légèreté en général, comme si ces mots eussent pu s'appliquer à Mme de Nevers! Des sentiments indignes de moi, et que je n'ose rappeler, se glissaient dans mon coeur. Hélas! il est bien difficile d'être juste dans un rang inférieur de la société, et ce qui nous prime peut difficilement ne pas nous blesser. Mme de Nevers cependant n'était pas gaie, et elle se laissait entraîner à cette fête plutôt qu'elle n'y entraînait les autres. Elle dit une fois qu'elle était lasse de tous ces plaisirs; mais pourtant le jour du quadrille arriva, et Mme de Nevers parut dans le salon à huit heures en costume et accompagnée de deux ou trois personnes qui allaient avec elle répéter encore une fois le quadrille chez la princesse avant le bal. Jamais je n'avais vu Mme de Nevers plus ravissante qu'elle ne l'était ce soir-là. Cette coiffure de velours noir, brodée de diamants, ne couvrait qu'à demi ses beaux cheveux blonds; un grand voile brodé d'or et très-léger surmontait cette coiffure, et tombait avec grâce sur son cou et sur ses épaules, qui n'étaient cachées que par lui; un corset de soie rouge boutonné, et aussi orné de diamants, dessinait sa jolie taille; ses manches blanches étaient retenues par des bracelets de pierreries, et sa jupe courte laissait voir un pied charmant, à peine pressé dans une petite chaussure en brodequin, de soie aussi et lacée d'or; enfin, rien ne peut peindre la grâce de Mme de Nevers dans cet habit étranger, qui semblait fait exprès pour le caractère de sa figure et la proportion de sa taille. Je me sentis troublé en la voyant, une palpitation me saisit; je fus obligé de m'appuyer contre une chaise. Je crois qu'elle le remarqua: elle me regarda avec douceur. Depuis si longtemps je cherchais ce regard qu'il ne fit qu'ajouter à mon émotion. "N'allez-vous pas au spectacle? me demanda-t-elle. -- Non, lui dis-je, ma soirée est finie. -- Cependant, reprit-elle, il n'est pas encore huit heures? -- N'allez-vous pas sortir?" répondis-je. Elle soupira; puis, me regardant tristement: "J'aimerais mieux rester," dit-elle. On l'appela; elle partit. Mais, grand Dieu! quel changement s'était fait autour de moi! "J'aimerais mieux rester!" Ces mots si simples avaient bouleversé toute mon âme! "J'aimerais mieux rester!" Elle me l'avait dit, je l'avais entendu; elle avait soupiré, et son regard disait plus encore! Elle aimerait mieux rester! rester pour moi! O Ciel! cette idée contenait trop de bonheur: je ne pouvais la soutenir; je m'enfuis dans la bibliothèque; je tombai sur une chaise. Quelques larmes soulagèrent mon coeur. "Rester pour moi!" répétai-je. J'entendais sa voix, son soupir; je voyais son regard, il pénétrait mon âme, et je ne pouvais suffire à tout ce que j'éprouvais à la fois de sensations délicieuses. Ah! qu'elles étaient loin, les humiliations de mon amour-propre! que tout cela me paraissait en ce moment petit et misérable! Je ne concevais pas que j'eusse jamais été malheureux. "Quoi! elle aurait pitié de moi!" Je n'osais dire: "Quoi! elle m'aimerait!" Je doutais, je voulais douter! Mon coeur n'avait pas la force de soutenir cette joie! Je le tempérais comme on ferme les yeux à l'éclat d'un beau soleil; je ne pouvais la supporter tout entière. Mme de Nevers se tenait souvent le matin dans cette même bibliothèque où je m'étais réfugié: je trouvai sur la table un de ses gants; je le saisis avec transport; je le couvris de baisers; je l'inondai de larmes. Mais bientôt je m'indignai contre moi-même d'oser ainsi profaner son image par mes coupables pensées; je lui demandais pardon de la trop aimer. "Qu'elle me permette seulement de souffrir pour elle! me disais-je; je sais bien que je ne puis prétendre au bonheur. Mais est-il donc possible que ce qu'elle m'a dit ait le sens que mon coeur veut lui prêter? Peut-être que si elle fût restée un instant de plus elle aurait tout démenti." C'est ainsi que le doute rentrait dans mon âme avec ma raison; mais bientôt cet accent si doux se faisait entendre de nouveau au fond de moi-même. Je le retenais, je craignais qu'il ne s'échappât; il était ma seule espérance, mon seul bonheur: je le conservais comme une mère serre un enfant dans ses bras! Ma nuit entière se passa sans sommeil. J'aurais été bien fâché de dormir, et de perdre ainsi le sentiment de mon bonheur. Le lendemain, M. le maréchal d'Olonne me fit demander dans son cabinet. Je commençai alors à penser qu'il fallait cacher ce bonheur, qu'il me semblait que tout le monde allait deviner; mais je ne pus surmonter mon invincible distraction. Je n'eus pas besoin longtemps de dissimuler pour avoir l'air triste... Je revis Mme de Nevers; elle évita mes regards, ne me parla point, sortit de bonne heure et me laissa au désespoir. Cependant sa sévérité s'adoucit un peu les jours suivants, et je crus voir qu'elle n'était pas insensible à la peine qu'elle me causait. Je ne pouvais presque pas douter qu'elle ne m'eût deviné: si j'eusse été sûr de sa pitié, je n'aurais pas été malheureux. Je n'avais jamais vu danser Mme de Nevers, et j'avais un violent désir de la voir, sans en être vu, à une de ces fêtes où je me la représentais si brillante. On pouvait aller à ces grands bals comme spectateur: cela s'appelait aller _en beyeux_. On était sur des tribunes ou sur des gradins séparés du reste de la société; on y trouvait en général des personnes d'un rang inférieur et qui ne pouvaient aller à la cour. J'étais blessé d'aller là, et la pensée de Mme de Nevers pouvait seule l'emporter sur la répugnance que j'avais d'exposer ainsi à tous les yeux l'infériorité de ma position. Je ne prétendais à rien, et cependant me montrer ainsi à côté de mes égaux m'était pénible. Je me dis qu'en allant de bonne heure je me cacherais dans la partie du gradin où je serais le moins en vue, et que dans la foule on ne me remarquerait peut-être pas. Enfin, le désir de voir Mme de Nevers l'emporta sur tout le reste, et je pris un billet pour une fête que donnait l'ambassadeur d'Angleterre et où la reine devait aller. Je me plaçai en effet sur des gradins qu'on avait construits dans l'embrasure des fenêtres d'un immense salon. J'avais à côté de moi un rideau derrière lequel je pouvais me cacher, et j'attendis là Mme de Nevers, non sans un sentiment pénible, car tout ce que j'avais prévu arriva, et je ne fus pas plutôt sur ce gradin que le désespoir me prit d'y être. Le langage que j'entendais autour de moi blessait mon oreille; quelque chose de commun, de vulgaire, dans les remarques, me choquait et m'humiliait comme si j'en eusse été responsable. Cette société momentanée où je me trouvais avec mes égaux m'apprenait combien je m'étais placé loin d'eux. Je m'irritais aussi de ce que je trouvais en moi cette petitesse de caractère qui me rendait si sensible à leurs ridicules. "Le vrai mérite dépend-il donc des manières? me disais-je. Qu'il est indigne à moi de désavouer ainsi au fond de mon âme le rang où je suis placé et que je tiens de mon père! N'est-il pas honorable ce rang? Qu'ai-je donc à envier?" Mme de Nevers entrait en ce moment. Qu'elle était belle et charmante! "Ah! pensai-je, voilà ce que j'envie; ce n'est pas le rang pour le rang, c'est qu'il me ferait son égal. O mon Dieu! huit jours seulement d'un tel bonheur, et puis la mort." Elle s'avança, et elle allait passer près du gradin sans me voir, lorsque le duc de L... me découvrit au fond de mon rideau et m'appela en riant. Je descendis au bord du gradin, car je ne voulais pas avoir l'air honteux d'être là. Mme de Nevers s'arrêta, et me dit: "Comment! Vous êtes ici? -- Oui, lui répondis-je; je n'ai pu résister au désir de vous voir danser. J'en suis puni, car j'espérais que vous ne me verriez pas." Elle s'assit sur la banquette qui était devant le gradin, et je continuai à causer avec elle. Nous n'étions séparés que par la barrière qui isolait les spectateurs de la société, triste emblème de celle qui nous séparait pour toujours! L'ambassadeur vint parler à Mme de Nevers, et lui demanda qui j'étais. "C'est le fils de M. G..., avec lequel je me rappelle que vous avez dîné chez mon père, il y a environ un an, lui répondit-elle. -- Je n'ai jamais rencontré un homme d'un esprit plus distingué," dit l'ambassadeur. Et, s'adressant à moi: "Je fais un reproche à Mme de Nevers, dit-il, de ne m'avoir pas procuré le plaisir de vous inviter plus tôt... Quittez, je vous prie, cette mauvaise banquette, et venez avec nous." Je fis le tour du gradin, et l'ambassadeur, continuant: "La profession d'avocat est une des plus honorées en Angleterre, dit-il; elle mène à tout. Le grand-chancelier actuel, lord D..., a commencé par être un simple avocat, et il est aujourd'hui au premier rang dans notre pays. Le fils de lord D... a épousé une personne que vous connaissez, Madame, ajouta l'ambassadeur en s'adressant à Mme de Nevers: c'est lady Sarah Benmore, la fille aînée du duc de Sunderland. Vous souvenez-vous que nous trouvions qu'elle vous ressemblait?" L'ambassadeur s'éloigna. "Comme vous êtes pâle! qu'avez-vous? me dit Mme de Nevers. -- Je l'emmène, dit le duc de L... sans l'entendre; je veux lui montrer le bal, et d'ailleurs vous allez danser." Le prince d'Enrichemont vint chercher Mme de Nevers, et j'allai avec le duc de L... dans la galerie, où la foule s'était portée, parce que la reine y était. Le duc de L..., toujours d'un bon naturel, était charmé de me voir au bal; il me nommait tout le monde, et se moquait de la moitié de ceux qu'il me nommait. J'étais inquiet, mal à l'aise; l'idée qu'on pouvait s'étonner de me voir là m'ôtait tout le plaisir d'y être. Le duc de L... s'arrêta pour parler à quelqu'un; je m'échappai, je retournai dans le salon où dansait Mme de Nevers, et je m'assis sur la banquette qu'elle venait de quitter. Ah! ce n'est pas au bal que je pensais! Je croyais encore entendre toutes les paroles de l'ambassadeur... Que j'aimais ce pays où toutes les carrières étaient ouvertes au mérite, où l'impossible ne s'élevait jamais devant le talent, où l'on ne disait jamais: "Vous n'irez que jusque-là!" Emulation, courage, persévérance, tout est réduit par l'impossible, cet abîme qui sépare du but et qui ne sera jamais comblé! Et ici l'autorité est nulle comme le talent; la puissance elle-même ne saurait franchir cet obstacle, et cet obstacle, c'est ce nom révéré, ce nom sans tache, ce nom de mon père dont j'ai la lâcheté de rougir! Je m'indignai contre moi-même, et, m'accusant de ce sentiment comme d'un crime, je restai absorbé dans mille réflexions douloureuses. En levant les yeux je vis Mme de Nevers auprès de moi. "Vous étiez bien loin d'ici, me dit-elle. -- Oui, lui répondis-je; je veux aller en Angleterre, dans ce pays où rien n'est impossible. -- Ah! dit-elle, j'étais bien sûre que vous pensiez à cela!... Mais ne dansez-vous pas? me demanda-t-elle. -- Je crains que cela ne soit inconvenable, lui dis-je. -- Pourquoi donc? reprit-elle; puisque vous êtes invité, vous pouvez danser, et je ne vois pas ce qui vous en empêcherait... Et qui inviterez-vous? ajouta-t-elle en souriant. -- Je n'ose vous prier, lui dis-je; je crains qu'on ne trouve déplacé que vous dansiez avec moi. -- Encore! s'écria-t-elle; voilà réellement de l'humilité fastueuse. -- Ah! lui dis-je tristement, je vous prierais en Angleterre." Elle rougit. "Il faut que je quitte le monde, ajoutai-je; il n'est pas fait pour moi: j'y souffre, et je m'y sens de plus en plus isolé. Je veux suivre ma profession: j'irai au Palais. Personne là ne demandera pourquoi j'y suis; je mettrai une robe noire, et je plaiderai des causes. Me confierez-vous vos procès? lui demandai-je, je les gagnerai tous. -- Je voudrais commencer par gagner celui-ci, me dit-elle. Ne voulez-vous donc pas danser avec moi?" Je ne pus résister à la tentation: je pris sa main, sa main que je n'avais jamais touchée! et nous nous mîmes à une contredanse. Je ne tardai pas à me repentir de ma faiblesse: il me semblait que tout le monde nous regardait; je croyais lire l'étonnement sur les physionomies, et je passais du délice de la contempler, d'être si près d'elle, de la tenir presque dans mes bras, à la douleur de penser qu'elle faisait peut-être pour moi une chose inconvenante, et qu'elle en serait blâmée. Comme la contredanse allait finir, M. le maréchal d'Olonne s'approcha de nous, et je vis son visage devenir sérieux et mécontent. Mme de Nevers lui dit quelques mots tout bas, et son expression habituelle de bonté revint sur-le-champ. Il me dit: "Je suis bien aise que l'ambassadeur vous ait prié. C'est aimable à lui." Cela voulait dire: "Il l'a fait pour m'obliger, et c'est par grâce que vous êtes ici." C'est ainsi que tout me blessait, et que, jusqu'à cette protection bienveillante, tout portait un germe de souffrance pour mon âme et d'humiliation pour mon orgueil. Je fus poursuivi pendant plusieurs jours après cette fête par les réflexions les plus pénibles, et je me promis bien de ne plus me montrer à un bal. L'infériorité de ma position m'était bien moins sensible dans l'intérieur de la maison de M. le maréchal d'Olonne, ou même au milieu de sa société intime, quoiqu'elle fût composée de grands seigneurs ou d'hommes célèbres par leur esprit. Mais là, du moins, on pouvait valoir quelque chose par soi-même, tandis que dans la foule on n'est distingué que par le nom ou l'habit qu'on porte; et y aller comme pour y étaler son infériorité me semblait insupportable, tout en ne pouvant m'empêcher de trouver que cette souffrance était une faiblesse. Je pensais à l'Angleterre: que j'admirais ces institutions qui du moins relèvent l'infériorité par l'espérance! "Quoi! me disais-je, ce qui est ici une folie sans excuse serait là le but de la plus noble émulation! là je pourrais conquérir Mme de Nevers! Sept lieues de distance séparent le bonheur et le désespoir. Qu'elle était bonne et généreuse à ce bal! Elle a voulu danser avec moi pour me relever à mes propres yeux, pour me consoler de tout ce qu'elle sentait bien qui me blessait. Mais est-ce d'une femme, est-ce de celle qu'on aime, qu'on devrait recevoir protection et appui? Dans ce monde factice, tout est interverti, ou plutôt c'est ma passion pour elle qui change ainsi les rapports naturels; elle n'aurait pas _rendu service_ au prince d'Enrichemont en le priant à danser. Il prétendait à ce bonheur, il avait droit d'y prétendre, et moi toutes mes prétentions sont déplacées, et mon amour pour elle est ridicule!" J'aurais mieux aimé la mort que cette pensée; elle s'empara pourtant de moi au point que je mis à fuir Mme de Nevers autant d'empressement que j'en avais mis à la chercher; mais c'était sans avoir le courage de me séparer d'elle tout à fait, en quittant, comme je l'aurais dû peut-être, la maison de M. le maréchal d'Olonne, et en suivant ma profession. Mme de Nevers, par un mouvement opposé, m'adressait plus souvent la parole, et cherchait à dissiper la tristesse où elle me voyait plongé; elle sortait moins le soir, je la voyais davantage, et peu à peu sa présence adoucissait l'amertume de mes sentiments. Quelques jours après le bal de l'ambassadeur d'Angleterre, la conversation se mit sur les fêtes en général; on parla de celles qui venaient d'avoir lieu, et l'on cita les plus magnifiques et les plus gaies. "Gaies, s'écria Mme de Nevers; je ne reconnais pas qu'aucune fête soit gaie; j'ai toujours été frappée, au contraire, qu'on n'y voyait que des gens tristes et qui semblaient fuir là quelque grande peine. -- Qui se serait douté que Mme de Nevers ferait une telle remarque? dit le duc de L.... Quand on est jeune, belle, heureuse, comment voit-on autre chose que l'envie qu'on excite et l'admiration qu'on inspire? -- Je ne vois rien de tout cela, dit-elle, et j'ai raison; mais, sérieusement, ne trouvez-vous pas comme moi que la foule est toujours triste? Je suis persuadée que la dissipation est née du malheur: le bonheur n'a pas cet air agité. -- Nous interrogerons les assistants au premier bal, dit en riant le duc de L.... -- Ah! reprit Mme de Nevers, si cela se pouvait, vous seriez peut-être bien étonné de leurs réponses! -- S'il y a au bal des malheureux, dit le duc de L..., ce sont ceux que vous faites, Madame. Voici le prince d'Enrichemont: je vais l'appeler et invoquer son témoignage." Le duc de L... se tirait toujours de la conversation par des plaisanteries: observer et raisonner était une espèce de fatigue dont il était incapable; son esprit était comme son corps, et avait besoin de changer de place à tout moment. Je me demandai aussi pourquoi Mme de Nevers avait fait cette réflexion sur les fêtes, et pourquoi depuis six mois elle y avait passé sa vie. Je n'osais croire ce qui se présentait à mon esprit: j'aurais été trop heureux. Les jours suivants, Mme de Nevers me parut triste, mais elle ne me fuyait pas. Un soir, elle me dit: "Je sais que mon père s'est occupé de vous, et qu'il espère que vous serez placé avantageusement au ministère des affaires étrangères. Cela vous donnera des moyens de vous distinguer prompts et sûrs, et cela vous mettra aussi dans un monde agréable. -- Je tenais à la profession de mon père, lui dis-je; mais il me sera doux de laisser M. le maréchal d'Olonne et vous disposer de ma vie." Peu de jours après, elle me dit: "La place est obtenue, mais mon père ne pourra pas longtemps vous y être utile. -- Les bruits qu'on fait courir sur la disgrâce de M. le duc d'A... sont donc vrais? lui demandai-je. -- Ils sont trop vrais, me répondit-elle, et je crois que mon père la partagera. Suivant toute apparence, il sera exilé à Faverange, au fond du Limousin, et je l'y accompagnerai. -- Grand Dieu! m'écriai-je, et c'est en ce moment que vous me parlez de place? Vous me connaissez donc bien peu si vous me croyez capable d'accepter une place pour servir vos ennemis! Je n'ai qu'une place au monde: c'est à Faverange, et ma seule ambition, c'est d'y être souffert." Je la quittai en disant ces mots, et j'allai, encore tout ému, chez M. le maréchal d'Olonne lui dire tout ce que mon coeur m'inspirait. Il en fut touché. Il me dit qu'en effet le duc d'A... était disgracié, et que, sans avoir partagé ni sa faveur ni sa puissance, il partagerait sa disgrâce. "J'ai dû le soutenir dans une question où son honneur était compromis, dit-il; je suis tranquille, j'ai fait mon devoir, et la vérité sera connue tôt ou tard. J'accepterai votre dévouement, mon cher Edouard, comme j'aurais accepté celui de votre père; je vous laisserai ici pour quelques jours; vous terminerez des affaires importantes, que sans doute on ne me donnera pas le temps de finir. Restez avec moi, me dit-il; je veux mettre ordre au plus pressé, être prêt et n'avoir rien à demander, pas même un délai." L'ordre d'exil arriva dans la soirée, et répandit la douleur et la consternation à l'hôtel d'Olonne. M. le maréchal d'Olonne, avec le plus grand calme, donna des ordres précis, et, en fixant une occupation à chacun, suspendit les plaintes inutiles. Le duc de L..., le prince d'Enrichemont et les autres amis de la famille accoururent à l'hôtel d'Olonne au premier bruit de cette disgrâce. M. le maréchal d'Olonne eut toutes les peines du monde à contenir le bouillant intérêt du duc de L..., à enchaîner son zèle inconsidéré et à tempérer la violence de ses discours. Le prince d'Enrichemont, au contraire, toujours dans une mesure parfaite, disait tout ce qu'il fallait dire, et je ne sais comment, en étant si convenable, il trouvait le moyen de me choquer à tout moment. Quelquefois, en écoutant ces phrases si bien tournées, je regardais Mme de Nevers, et je voyais sur ses lèvres un léger sourire, qui me prouvait que le prince d'Enrichemont n'avait pas auprès d'elle plus de succès qu'auprès de moi. J'eus à cette époque un chagrin sensible. M. d'Herbelot se conduisit envers M. le maréchal d'Olonne de la manière la plus indélicate. Ils avaient eu à traiter ensemble une affaire relative au gouvernement de Guienne, et, après des contestations assez vives, mon oncle avait eu le dessous. Il restait quelques points en litige; mon oncle crut le moment favorable pour le succès; il intrigua et fit décider l'affaire en sa faveur. Je fus blessé au coeur de ce procédé. Cependant les ballots, les paquets, remplirent bientôt les vestibules et les cours de l'hôtel d'Olonne, quelques chariots partirent en avant avec une partie de la maison, et M. le maréchal d'Olonne et Mme de Nevers quittèrent Paris le lendemain, ne voulant être accompagnés que de l'abbé Tercier. Tout Paris était venu dans la soirée à l'hôtel d'Olonne; mais M. le maréchal d'Olonne n'avait reçu que ses amis. Il dédaignait cette insulte au pouvoir, dont les exemples étaient alors si communs; il trouvait plus de dignité dans un respectueux silence. Je l'imite, mais je ne doute pas qu'à cette époque vous n'ayez entendu parler de l'exil de M. le maréchal d'Olonne comme d'une grande injustice et d'un abus de pouvoir fondé sur la plus étrange erreur. Les affaires de M. le maréchal d'Olonne me retinrent huit jours à Paris. Je partis enfin pour Faverange, et mon coeur battit de joie en songeant que j'allais me trouver presque seul avec celle que j'adorais. Joie coupable! indigne personnalité! J'en ai été cruellement puni, et cependant le souvenir de ces jours orageux que j'ai passés près d'elle sont encore la consolation et le seul soutien de ma vie. J'arrivai à Faverange dans les premiers jours de mai. Le maréchal d'Olonne se méprit à la joie si vive que je montrai en le revoyant; il m'en sut gré, et je reçus ses éloges avec embarras. S'il eût pu lire au fond de mon coeur, combien je lui aurais paru coupable! Lorsque j'y réfléchis, je ne comprends pas que M. le maréchal d'Olonne n'eût point encore deviné mes sentiments secrets; mais la vieillesse et la jeunesse manquent également de pénétration: l'une ne voit que ses espérances, et l'autre que ses souvenirs. Faverange était ce vieux château où Mme de Nevers avait été élevée et dont elle m'avait parlé une fois. Situé à quelques lieues d'Uzerches, sur un rocher, au bord de la Corrèze, sa position était ravissante. Un grand parc fort sauvage environnait le château; la rivière qui baignait le pied des terrasses fermait le parc de trois côtés. Une forêt de vieux châtaigniers couvrait un espace considérable, et s'étendait depuis le sommet du coteau jusqu'au bord de la rivière. Ces arbres vénérables avaient donné leur ombre à plusieurs générations. On appelait ce lieu la Châtaigneraie. La rivière, les campagnes, les collines bleuâtres qui fermaient l'horizon, tout me plaisait dans cet aspect; mais tout m'aurait plu dans la disposition actuelle de mon âme. La solitude, la vie que nous menions, l'air de paix, de contentement de Mme de Nevers, tout me jetait dans cet état si doux où le présent suffit, où l'on ne demande rien au passé ni à l'avenir, où l'on voudrait faire durer le temps, retenir l'heure qui s'échappe et le jour qui va finir. M. le maréchal d'Olonne, en arrivant à Faverange, avait établi une régularité dans la manière de vivre qui laissait du temps pour tout. Il avait annoncé qu'il recevrait très-peu de monde, et, avec le bon esprit qui lui était propre, il s'était créé des occupations qui avaient de l'intérêt, parce qu'elles avaient un but utile. De grands défrichements, la construction d'une manufacture, celle d'un hospice, occupaient une partie de ses matinées; d'autres heures étaient employées dans son cabinet à écrire des mémoires sur quelques parties de sa vie plus consacrées aux affaires publiques. Le soir, tous réunis dans le salon, M. le maréchal d'Olonne animait l'entretien par ses souvenirs ou ses projets; les gazettes, les lectures, fournissaient aussi à la conversation, et jamais un moment d'humeur ne trahissait les regrets de l'ambition dans le grand seigneur exilé, ni le dépit dans la victime d'une injustice. Cette simplicité, cette égalité d'âme, n'étaient point un effort dans M. le maréchal d'Olonne: il était si naturellement au-dessus de toutes les prospérités et de tous les revers de la fortune qu'il ne lui en coûtait rien de les dédaigner, et si la faiblesse humaine, se glissant à son insu dans son coeur, y eût fait entrer un regret de la vanité, il l'aurait raconté naïvement et s'en serait moqué le premier. Cette grande bonne foi d'un caractère élevé est un des spectacles les plus satisfaisants que l'homme puisse rencontrer; il console et honore ceux mêmes qui ne sauraient y atteindre. Je parlais un jour avec admiration à Mme de Nevers du caractère de son père. "Vous avez, me dit-elle, tout ce qu'il faut pour le comprendre. Le monde admire ce qui est bien, mais c'est souvent sans savoir pourquoi; ce qui est doux, c'est de retrouver dans une autre âme tous les éléments de la sienne, et, quoi qu'on fasse, dit-elle, ces âmes se rapprochent: on veut en vain les séparer! -- Ne dites pas cela! lui répondis-je; je vous prouverais trop aisément le contraire. -- Peut-être ce que vous me diriez fortifierait mon raisonnement, reprit-elle; mais je ne veux pas le savoir." Elle se rapprocha de l'abbé Tercier, qui était sa ressource pour ne pas rester seule avec moi. Il était impossible qu'elle ne vît pas que je l'adorais: quelquefois j'oubliais l'obstacle éternel qui nous séparait. Dans cette solitude, le bonheur était le plus fort. La voir, l'entendre, marcher près d'elle, sentir son bras s'appuyer sur le mien, c'étaient autant de délices auxquelles je m'abandonnais avec transport. Il faut avoir aimé pour savoir jusqu'où peut aller l'imprévoyance; il semble que la vie soit concentrée dans un seul point, et que tout le reste ne se présente plus à l'esprit que comme des images effacées. C'est avec effort que l'on appelle sa pensée sur d'autres objets, et, dès que l'effort cesse, on rentre dans la nature de la passion, dans l'oubli de tout ce qui n'est pas elle. Quelquefois je croyais que Mme de Nevers n'était pas insensible à un sentiment qui ressemblait si peu à ce qu'elle avait pu inspirer jusqu'alors; mais, par la bizarrerie de ma situation, l'idée d'être aimé, qui aurait dû me combler de joie, me glaçait de crainte. Je ne mesurais qu'alors la distance qui nous séparait; je ne sentais qu'alors de combien de manières il était impossible que je fusse heureux. Le remords aussi entrait dans mon âme avec l'idée qu'elle pouvait m'aimer. Jusqu'ici je l'avais adorée en secret, sans but, sans projets, et sachant bien que cette passion ne pouvait me conduire qu'à ma perte; mais enfin je n'étais responsable à personne du choix que je faisais pour moi-même. Mais, si j'étais aimé d'elle, combien je devenais coupable! Quoi! je serais venu chez M. le maréchal d'Olonne, il m'aurait traité comme un fils, et je n'aurais usé de la confiance qui m'admettait chez lui que pour adorer sa fille, pour m'en faire aimer, pour la précipiter peut-être dans les tourments d'une passion sans espoir! Cette trahison me paraissait indigne de moi, et l'idée d'être aimé, qui m'enivrait, ne pouvait pourtant m'aveugler au point de voir une excuse possible à une telle conduite; mais là encore l'amour était le plus fort: il n'effaçait pas mes remords, mais il m'ôtait le temps d'y penser. D'ailleurs, la certitude d'être aimé était bien loin de moi, et le temps s'écoulait comme il passe à vingt-trois ans, avec une passion qui vous possède entièrement. Un soir, la chaleur était étouffante; on n'avait pu sortir de tout le jour; le soleil venait de se coucher, et l'on avait ouvert les fenêtres pour obtenir un peu de fraîcheur. M. le maréchal d'Olonne, l'abbé et deux hommes d'une petite ville voisine assez instruits étaient engagés dans une conversation sur l'économie politique; ils agitaient depuis une heure la question du commerce des grains, et cela faisait une de ces conversations pesantes où l'on parle longuement, où l'on suit un raisonnement, où les arguments s'enchaînent et où l'attention de ceux qui écoutent est entièrement absorbée; mais rien aussi n'est si favorable à la rêverie de ceux qui n'écoutent pas: ils savent qu'ils ne seront pas interrompus et qu'on est trop occupé pour songer à eux. Mme de Nevers s'était assise dans l'embrasure d'une des fenêtres pour respirer l'air frais du soir; un grand jasmin qui tapissait le mur de ce côté du château montait dans la fenêtre et s'entrelaçait dans le balcon. Debout à deux pas derrière elle, je voyais son profil charmant se dessiner sur un ciel d'azur encore doré par les derniers rayons du couchant; l'air était rempli de ces petites particules brillantes qui nagent dans l'atmosphère à la fin d'un jour chaud de l'été; les coteaux, la rivière, la forêt, étaient enveloppés d'une vapeur violette qui n'était plus le jour et qui n'était pas encore l'obscurité. Une vive émotion s'empara de mon coeur. De temps en temps un souffle d'air arrivait à moi; il m'apportait le parfum du jasmin, et ce souffle embaumé semblait s'exhaler de celle qui m'était si chère! Je le respirais avec avidité. La paix de ces campagnes, l'heure, le silence, l'expression de ce doux visage, si fort en harmonie avec ce qui l'entourait, tout m'enivrait d'amour. Mais bientôt mille réflexions douloureuses se présentèrent à moi. "Je l'adore, pensai-je, et je suis pour jamais séparé d'elle! Elle est là, je passe ma vie près d'elle, elle lit dans mon coeur, elle devine mes sentiments, elle les voit peut-être sans colère: eh bien! jamais, jamais, nous ne serons rien l'un à l'autre! La barrière qui nous sépare est insurmontable... Je ne puis que l'adorer; le mépris la poursuivrait dans mes bras! Et cependant nos coeurs sont créés l'un pour l'autre. Et n'est-ce pas là peut-être ce qu'elle a voulu dire l'autre jour!" Un mouvement irrésistible me rapprocha d'elle; j'allai m'asseoir sur cette même fenêtre où elle était assise, et j'appuyai ma tête sur le balcon. Mon coeur était trop plein pour parler. "Edouard, me dit-elle, qu'avez-vous? -- Ne le savez-vous pas?" lui dis-je. Elle fut un moment sans répondre; puis elle me dit: "Il est vrai, je le sais; mais, si vous ne voulez pas m'affliger, ne soyez pas ainsi malheureux. Quand vous souffrez, je souffre avec vous; ne le savez-vous pas aussi? -- Je devrais être heureux de ce que vous me dites, répondis-je, et cependant je ne le puis. -- Quoi! dit-elle, si nous passions notre vie comme nous avons passé ces deux mois, vous seriez malheureux?" je n'osai lui dire que oui; je cueillis des fleurs de ces jasmins qui l'entouraient et qu'on ne distinguait plus qu'à peine; je les lui donnai, je les lui repris, puis je les couvris de mes baisers et de mes larmes. Bientôt j'entendis qu'elle pleurait, et je fus au désespoir. "Si vous êtes malheureuse, lui dis-je, combien je suis coupable! Dois-je donc vous fuir? -- Ah! dit-elle, il est trop tard." On apporta des lumières, je m'enfuis du salon; je me trouvais si à plaindre! et pourtant j'étais si heureux que mon âme était entièrement bouleversée. Je sortis du château, mais sans pouvoir m'en éloigner; j'errais sur les terrasses, je m'appuyais sur ces murs qui renfermaient Mme de Nevers, et je m'abandonnais à tous les transports de mon coeur. Etre aimé, aimé d'elle! Elle me l'avait presque dit, mais je ne pouvais le croire. Elle a pitié de moi, me disais-je: voilà tout; mais n'est-ce pas assez pour être heureux! Elle n'était plus à la fenêtre; je vis de la lumière dans une tour qui formait l'un des angles du château. Cette lumière venait d'un cabinet d'étude qui dépendait de l'appartement de Mme de Nevers. Un escalier tournant, pratiqué dans une tourelle, conduisait de la terrasse à ce cabinet. La porte était ouverte, je m'en rapprochai involontairement; mais à peine eus-je franchi les premières marches que je m'arrêtai tout à coup. "Que vais-je faire? pensai-je; lui déplaire peut-être, l'irriter!" Je m'assis sur les marches; mais bientôt, entraîné par ma faiblesse, je montai plus haut. "Je n'entrerai pas, me disais-je; je resterai à la porte, je l'entendrai seulement, et je me sentirai près d'elle." Je m'assis sur la dernière marche, à l'entrée d'une petite pièce qui précédait le cabinet. Mme de Nevers était dans ce cabinet! Bientôt je l'entendis marcher, puis s'arrêter, puis marcher encore. Mon coeur, plein d'elle, battait dans mon sein avec une affreuse violence. Je me levai, je me rassis, sans savoir ce que je voulais faire. En ce moment sa porte s'ouvrit: "Agathe, dit-elle, est-ce vous? -- Non, répondis-je; me pardonnerez-vous? J'ai vu de la lumière dans ce cabinet... j'ai pensé que vous y étiez... Je ne sais comment je suis ici. -- Edouard, dit-elle, venez. J'allais vous écrire; il vaut mieux que je vous parle, et peut-être que j'aurais dû vous parler plus tôt." Je vis qu'elle avait pleuré. "Je suis bien coupable, lui dis-je; je vous offense en vous aimant, et cependant que puis-je faire? Je n'espère rien, je ne demande rien: je sais trop bien que je ne puis être que malheureux. Mais dites-moi seulement que, si le sort m'eût fait votre égal, vous ne m'eussiez pas défendu de vous aimer? -- Pourquoi ce doute? me dit-elle; ne savez-vous pas, Edouard, que je vous aime? Nos deux coeurs se sont donnés l'un à l'autre en même temps; je ne me suis fait aucune illusion sur la folie de cet attachement; je sais qu'il ne peut que nous perdre. Mais comment fuir sa destinée? L'absence eût guéri un sentiment ordinaire: j'allai près de mon amie chercher de l'appui contre cette passion qui fera, Edouard, le malheur de tous deux. Eugénie employa toute la force de sa raison pour me démontrer la nécessité de combattre mes sentiments. Hélas! vous n'ignorez pas tout ce qui nous sépare! Je crus qu'elle m'avait persuadée; je revins à Paris armée de sa sagesse bien plus que de la mienne. Je pris la résolution de vous fuir; je cherchai la distraction dans ce monde où j'étais sûre de ne pas vous trouver. Quelle profonde indifférence je portais dans tous ces lieux où vous n'étiez pas, où vous ne pouviez jamais venir! Ces portes s'ouvraient sans cesse, et ce n'était jamais pour vous! Le duc de L... me plaisantait souvent sur mes distractions. En effet, je sentais bien que je pouvais obéir aux conseils d'Eugénie et conduire ma personne au bal; mais, Edouard, n'avez-vous jamais senti que mon âme était errante autour de vous, que la meilleure moitié de moi-même restait près de vous, qu'elle ne pouvait pas vous quitter?" Je tombai à ses pieds. Ah! si j'avais osé la serrer dans mes bras! Mais je n'avais que de froides paroles pour peindre les transports de mon coeur. Je lui redis mille fois que j'étais heureux; que je défiais tous les malheurs de m'atteindre; que ma vie se passerait près d'elle à l'aimer, à lui obéir; qu'elle ne pouvait rien m'imposer qui ne me parût facile. En effet, mes chagrins, mes remords, son rang, ma position, la distance qui nous séparait, tout avait disparu; il me semblait que je pouvais tout supporter, tout braver, et que j'étais inaccessible à tout ce qui n'était pas l'ineffable joie d'être aimé de Mme de Nevers. "Je ne vous impose qu'une loi, me dit-elle: c'est la prudence. Que mon père ne puisse jamais soupçonner nos sentiments: vous savez assez que, s'il en avait la moindre idée, il se croirait profondément offensé; son bonheur, son repos, la paix de notre intérieur, seraient détruits sans retour. C'est de cela que je voulais vous parler, ajouta-t-elle en rougissant. Voyez, Edouard, si je dois ainsi rester seule avec vous? Je vous ai dit tout ce que je ne voulais pas vous dire. Hélas! nous ne savons que trop bien à présent ce qui est au fond de nos coeurs! Ne nous voyons plus seuls. -- Je vais vous quitter, lui dis-je; ne m'enviez pas cet instant de bonheur... Est-il donc déjà fini?" L'enchantement d'être aimé suspendit en moi pour quelques jours toute espèce de réflexion: j'étais devenu incapable d'en faire. Chacune des paroles de Mme de Nevers s'était gravée dans mon souvenir et y remplaçait mes propres pensées; je les répétais sans cesse, et le même sentiment de bonheur les accompagnait toujours. J'oubliais tout: tout se perdait dans cette idée ravissante que j'étais aimé; que nos deux coeurs s'étaient donnés l'un à l'autre en même temps; que, malgré tous ses efforts, elle n'avait pu se détacher de moi; qu'elle m'aimait; qu'elle avait accepté mon amour; que ma vie s'écoulerait près d'elle; que la certitude d'être aimé me tiendrait lieu de tout bonheur. Je le croyais de bonne foi, et il me paraissait impossible que la félicité humaine pût aller au delà de ce que Mme de Nevers venait de me faire éprouver lorsqu'elle m'avait dit que, même absente, son âme était errante autour de moi. Cet enivrement aurait peut-être duré longtemps si M. le maréchal d'Olonne, qui se plaisait à louer ceux qu'il aimait, n'eût voulu un soir faire mon éloge. Il parlait à quelques voisins qui avaient dîné à Faverange; j'avais essayé de sortir dès le commencement de la conversation, mais il m'avait forcé de rester. Ah! quel supplice il m'imposait! M'entendre vanter pour ma délicatesse, pour ma reconnaissance, pour mon dévouement! Il n'en fallait pas tant pour rappeler ma raison égarée et pour faire rentrer le remords dans mon âme. Il s'en empara avec violence, et me déchira d'autant plus que j'avais pu l'oublier un moment; mais, par une bizarrerie de mon caractère, j'éprouvai une sorte de joie de voir pourtant que je sentais encore ce que devait sentir un homme d'honneur; que la passion m'entraînait sans m'aveugler, et que du moins Mme de Nevers ne m'avait pas encore ôté le regret des vertus que je perdais pour elle. J'essayai de me dire qu'un jour je la fuirais. Fuir Mme de Nevers! m'en séparer! Je ne pouvais en soutenir la pensée, et cependant j'avais besoin de me dire que dans l'avenir j'étais capable de ce sacrifice. Non, je ne l'étais pas; j'ai senti plus tard que m'arracher d'auprès d'elle, c'était aussi m'arracher la vie. Il était impossible qu'un coeur déchiré comme l'était le mien pût donner ni recevoir un bonheur paisible. Mme de Nevers me reprochait l'inégalité de mon humeur. Elle qui n'avait besoin que d'aimer pour être heureuse, tout était facile de sa part: c'était elle qui faisait les sacrifices; mais moi, qui l'adorais et qui étais certain de ne la posséder jamais, dévoré de remords, obligé de cacher à tous les yeux cette passion sans espoir, qui ferait ma honte si le hasard la dévoilait à M. le maréchal d'Olonne! Que me dirait-il? que je devais fuir? Il aurait raison, et je sentais que je n'avais d'autre excuse qu'une faiblesse indigne d'un honnête homme, indigne de mon père, indigne de moi-même; mais cette faiblesse me maîtrisait entièrement: j'adorais Mme de Nevers, et un de ses regards payait toutes mes douleurs. Grand Dieu! je n'ose dire qu'il effaçait tous mes remords. On passait ordinairement les matinées dans une grande bibliothèque, que M. le maréchal d'Olonne avait fait arranger depuis qu'il était à Faverange. On venait de recevoir de Paris plusieurs caisses remplies de livres, de gravures, de cartes géographiques, et un globe fort grand et fort beau nouvellement tracé d'après les découvertes récentes de Cook et de Bougainville. Tous ces objets avaient été placés sur des tables, et M. le maréchal d'Olonne, après les avoir examinés avec soin, sortit, emmenant avec lui l'abbé Tercier. Je demeurai seul avec Mme de Nevers, et nous restâmes quelque temps, debout devant une table, à faire tourner ce globe avec l'espèce de rêverie qu'inspire toujours l'image, même si abrégée, de ce monde que nous habitons. Mme de Nevers fixa ses regards sur le grand Océan pacifique et sur l'archipel des îles de la Société, et elle remarqua cette multitude de petits points qui ne sont marqués que comme des écueils. Je lui racontai quelque chose du voyage de Cook que je venais de lire, et des dangers qu'il avait courus dans ces régions inconnues par ces bancs de corail que nous voyons figurés sur le globe, et qui entourent cet archipel comme pour lui servir de défense contre l'Océan. J'essayai de décrire à Mme de Nevers quelques-unes de ces îles charmantes; elle me montra du doigt une des plus petites, située un peu au nord du tropique, et entièrement isolée. "Celle-ci, lui dis-je, est déserte; mais elle mériterait des habitants: le soleil ne la brûle jamais, de grands palmiers l'ombragent; l'arbre à pain, le bananier, l'ananas, y produisent inutilement leurs plus beaux fruits; ils mûrissent dans la solitude, ils tombent, et personne ne les recueille. On n'entend d'autre bruit, dans cette retraite, que le murmure des fontaines et le chant des oiseaux; on n'y respire que le doux parfum des fleurs; tout est harmonie, tout est bonheur dans ce désert. Ah! lui dis-je, il devrait servir d'asile à ceux qui s'aiment. Là, on serait heureux des seuls biens de la nature, on ne connaîtrait pas la distinction des rangs, ni l'infériorité de la naissance; là, on n'aurait pas besoin de porter d'autres noms que ceux que l'amour donne, on ne serait pas déshonoré de porter le nom de ce qu'on aime!" Je tombai sur une chaise en disant ces mots; je cachai mon visage dans mes mains, et je sentis bientôt qu'il était baigné de mes larmes. Je n'osais lever les yeux sur Mme de Nevers. "Edouard, me dit-elle, est-ce un reproche? Pouvez-vous croire que j'appellerais un sacrifice ce qui me donnerait à vous? Sans mon père, croyez-vous que j'eusse hésité?" Je me prosternai à ses pieds; je lui demandai pardon de ce que j'avais osé lui dire: "Lisez dans mon coeur, lui dis-je; concevez, s'il est possible, une partie de ce que je souffre, de ce que je vous cache... Si vous me plaignez, je serai moins malheureux." Cette île imaginaire devint l'objet de toutes mes rêveries. Dupe de mes propres fictions, j'y pensais sans cesse; j'y transportais en idée celle que j'aimais. Là, elle m'appartenait; là, elle était à moi, toute à moi! Je vivais de ce bonheur chimérique; je la fuyais elle-même pour la retrouver dans cette création de mon imagination, ou, loin de ces lois sociales, cruelles et impitoyables, je me livrais à de folles illusions d'amour, qui me consolaient un moment, pour m'accabler ensuite d'une nouvelle et plus poignante douleur. Il était impossible que ces violentes agitations n'altérassent pas ma santé: je me sentais dépérir et mourir; d'affreuses palpitations me faisaient croire quelquefois que je touchais à la fin de ma vie, et j'étais si malheureux que j'en voyais le terme avec joie. Je fuyais Mme de Nevers; je craignais de rester seul avec elle, de l'offenser peut-être en lui montrant une partie des tourments qui me déchiraient. Un jour, elle me dit que je lui tenais mal la promesse que je lui avais faite d'être heureux du seul bonheur d'être aimé d'elle. "Vous êtes mauvais juge de ce que je souffre, lui dis-je, et je ne veux pas vous l'apprendre. Le bonheur n'est pas fait pour moi, je n'y prétends pas; mais dites-moi seulement, dites-moi une fois que vous me regretterez quand je ne serai plus, que ce tombeau qui me renfermera bientôt attirera quelquefois vos pas; dites que vous eussiez souhaité qu'il n'y eût pas d'obstacle entre nous." Je la quittai sans attendre sa réponse; je n'étais plus maître de moi; je sentais que je lui dirais peut-être ce que je ne voulais pas lui dire, et la crainte de lui déplaire régnait dans mon âme autant que mon amour et que ma douleur. Je m'en allais dans la campagne; je marchais des journées entières, dans l'espérance de fuir deux pensées déchirantes qui m'assiégeaient tour à tour: l'une, que je ne posséderais jamais celle que j'aimais; l'autre, que je manquais à l'honneur en restant chez M. le maréchal d'Olonne. Je voyais l'ombre de mon père me reprocher ma conduite, me demander si c'était là le fruit de ses leçons et de ses exemples; puis à cette vision terrible succédait la douce image de Mme de Nevers: elle ranimait pour un moment ma triste vie; je fermais les yeux pour que rien ne vînt me distraire d'elle. Je la voyais, je me pénétrais d'elle; elle devenait comme la réalité, elle me souriait, elle me consolait, elle calmait par degré mes douleurs, elle apaisait mes remords. Quelquefois je trouvais le sommeil dans les bras de cette ombre vaine; mais, hélas! j'étais seul à mon réveil! O mon Dieu! si vous m'eussiez donné seulement quelques jours de bonheur! Mais jamais, jamais! tout était inutile; et ces deux coeurs formés l'un pour l'autre, pétris du même limon, pénétrés du même amour, le sort impitoyable les séparait pour toujours! Un soir, revenant d'une de ces longues courses, je m'étais assis à l'extrémité de la Châtaigneraie, dans l'enceinte du parc, mais cependant fort loin du château. J'essayais de me calmer avant que de rentrer dans ce salon où j'allais rencontrer les regards de M. le maréchal d'Olonne, lorsque je vis de loin Mme de Nevers qui s'avançait vers moi. Elle marchait lentement sous les arbres, plongée dans une rêverie dont j'osai me croire l'objet: elle avait ôté son chapeau, ses beaux cheveux tombaient en boucles sur ses épaules; son vêtement léger flottait autour d'elle; son joli pied se posait sur la mousse si légèrement qu'il ne la foulait même pas; elle ressemblait à la nymphe de ces bois. Je la contemplais avec délices; jamais je ne m'étais encore senti entraîné vers elle avec tant de violence; le désespoir auquel je m'étais livré tout le jour avait redoublé l'empire de la passion dans mon coeur. Elle vint à moi, et, dès que j'entendis le son de sa voix, il me sembla que je reprenais un peu de pouvoir sur moi-même. "Où avez-vous donc passé la journée? me demanda-t-elle; ne craignez-vous pas que mon père ne s'étonne de ces longues absences? -- Qu'importe! lui répondis-je; mon absence bientôt sera éternelle. -- Edouard, me dit-elle, est-ce donc là les promesses que vous m'aviez faites? -- Je ne sais ce que j'ai promis, lui dis-je; mais la vie m'est à charge: je n'ai plus d'avenir, et je ne vois de repos que dans la mort. Pourquoi s'en effrayer? Lui dis-je; elle sera plus bienfaisante pour moi que la vie. Il n'y a pas de rangs dans la mort, je n'y retrouverai pas l'infériorité de ma naissance, qui m'empêche d'être à vous, ni mon nom obscur: tous portent le même nom dans la mort! Mais l'âme ne meurt pas, elle aime encore après la vie, elle aime toujours. Pourquoi dans cet autre monde ne serions nous pas unis? -- Nous le serons dans celui-ci, me dit-elle. Edouard, mon parti est pris: je serai à vous, je serai votre femme. Hélas! c'est mon bonheur aussi bien que le vôtre que je veux! Mais dites-moi que je ne verrai plus votre visage pâle et décomposé comme il l'est depuis quelque temps; dites-moi que vous reviendrez à la vie, à l'espérance; dites-moi que vous serez heureux. -- Jamais! m'écriai-je avec désespoir. Grand Dieu! c'est donc quand vous me proposez le comble de la félicité que je dois me trouver le plus malheureux de tous les hommes!... Moi, vous épouser! Moi, vous faire déchoir! vous rendre l'objet du mépris! changer l'éclat de votre rang contre mon obscurité! vous faire porter mon nom inconnu! -- Eh! qu'importe? dit-elle; j'aime mieux ce nom que tous ceux de l'histoire; je m'honorerai de le porter, il est le nom de ce que j'aime. Edouard! ne sacrifiez pas notre bonheur à une fausse délicatesse. -- Ah! ne me parlez pas de bonheur, lui dis-je; point de bonheur avec la honte! Moi, trahir l'honneur! trahir M. le maréchal d'Olonne! Je ne pourrais seulement soutenir son regard! Déjà je voudrais me cacher à ses yeux! De quelle juste indignation ne m'accablerait-il pas! Le déshonneur! c'est comme l'impossible; rien à ce prix! -- Eh bien, Edouard, dit-elle, il faudra donc nous séparer?" Je demeurai anéanti. "Vous voulez ma mort, lui dis-je; vous avez raison, elle seule peut tout arranger. Oui, je vais partir; je me ferai soldat, je n'aurai pas besoin pour cela de prouver ma noblesse; j'irai me faire tuer. Ah! que la mort me sera douce! Je bénirais celui qui me la donnerait en ce moment." Je ne regardais pas Mme de Nevers en prononçant ces affreuses paroles. Hélas! la vie semblait l'avoir abandonnée. Pâle, glacée, immobile, je crus un moment qu'elle n'existait plus; je compris alors qu'il y avait encore d'autres malheurs que ceux qui m'accablaient! A ses pieds, j'implorai son pardon; je repris toutes mes paroles, je lui jurai de vivre, de vivre pour l'adorer, son esclave, son ami, son frère; nous inventions tous les doux noms qui nous étaient permis. "Viens, me dit-elle en se jetant à genoux; prions ensemble; demandons à Dieu de nous aimer dans l'innocence, de nous aimer ainsi jusqu'à la mort!" Je tombai à genoux à côté d'elle; j'adorai cet ange presque autant que Dieu même; elle était un souffle émané de lui; elle avait la beauté, l'angélique pureté des enfants du Ciel. Comment un désir coupable m'aurait-il atteint près d'elle? elle était le sanctuaire de tout ce qui était pur. Mais loin d'elle, hélas! je redevenais homme, et j'aurais voulu la posséder ou mourir. Nous entrâmes bientôt dans la lutte la plus singulière et la plus pénible, elle pour me déterminer à l'épouser, et moi pour lui prouver que l'honneur me défendait cette félicité que j'eusse payée de mon sang et de ma vie. Que ne me dit-elle pas pour me faire accepter le don de sa main! Le sacrifice de son nom, de son rang ne lui coûtait rien; elle me le disait, et j'en étais sûr. Tantôt elle m'offrait la peinture séduisante de notre vie intérieure. "Retirés, disait-elle, dans notre humble asile, au fond de nos montagnes, heureux de notre amour, en paix avec nous-mêmes, saurons-nous seulement si l'on nous blâme dans le monde?" Et elle disait vrai, et je connaissais assez la simplicité de ses goûts pour être certain qu'elle eût été heureuse, sous notre humble toit, avec mon amour et l'innocence. Quelquefois elle me disait: "Il se peut que j'offense, en vous aimant, les convenances sociales; mais je n'offense aucune des lois divines: je suis libre, vous l'êtes aussi, ou plutôt nous ne le sommes plus ni l'un ni l'autre. Y a-t-il, Edouard, un lien plus sacré qu'un attachement comme le nôtre? Que ferions-nous dans la vie, maintenant, si nous n'étions pas unis? Pourrions-nous faire le bonheur de personne?" Je ne puis dire ce que me faisait éprouver un pareil langage: je n'étais pas séduit, je n'étais pas même ébranlé; mais je l'écoutais comme on prête l'oreille à des sons harmonieux qui bercent et endorment les douleurs. Je n'essayais pas de lui répondre; je l'écoutais, et ses paroles enchanteresses tombaient comme un baume sur mes blessures. Mais, par une bizarrerie que je ne saurais expliquer, quelquefois ces mêmes paroles produisaient en moi un effet tout contraire, et elles me jetaient dans un profond désespoir. Inconséquence des passions! le bonheur d'être aimé me consolait de tout ou mettait le comble à mes maux. Mme de Nevers quelquefois feignait de douter de mon amour. "Vous m'aimez bien peu, disait-elle, si je ne vous console pas des mépris du monde. -- J'oublierais tout à vos pieds, lui disais-je, hors le déshonneur, hors le blâme dont je ne pourrais pas vous sauver. Je le sais bien, que les maux de la vie ne vous atteindraient pas dans mes bras; mais le blâme n'est pas comme les autres blessures, sa pointe aiguë arriverait à mon coeur avant que de passer au vôtre; mais elle vous frapperait malgré moi, et j'en serais la cause. De quel nom ne flétrirait-on pas le sentiment qui nous lie? Je serais un vil séducteur, et vous une fille dénaturée. Ah! n'acceptons pas le bonheur au prix de l'infamie! Tâchons de vivre encore comme nous vivons, ou laissez-moi vous fuir et mourir. Je quitterai la vie sans regret: qu'a-t-elle qui me retienne? Je désire la mort plutôt; je ne sais quel pressentiment me dit que nous serons unis après la mort, qu'elle sera le commencement de notre éternelle union." Nos larmes finissaient ordinairement de telles conversations; mais, quoique le sujet en fût si triste, elles portaient en elles je ne sais quelle douceur qui vient de l'amour même. Il est impossible d'être tout à fait malheureux quand on s'aime, qu'on se le dit, qu'on est près l'un de l'autre. Ce bien-être ineffable que donne la passion ne saurait être détruit que par le changement de ceux qui l'éprouvent, car la passion est plus forte que tous les malheurs qui ne viennent pas d'elle-même. Cependant nous sentions la nécessité de nous distraire quelquefois de ces pensées douloureuses pour conserver la force de les supporter. Nous essayâmes de lire ensemble, de fixer sur d'autres objets que nous-mêmes nos idées et nos réflexions; mais l'imagination préoccupée par l'amour ressemble à cette forêt enchantée que nous peint le Tasse, et dont toutes les issues ramenaient toujours dans le même lieu. La passion répond à tout, et tout ramène à elle. Si nous trouvions dans nos lectures quelques sentiments exprimés avec vérité, c'est qu'ils nous rappelaient les nôtres; si les descriptions de la nature avaient quelque charme pour nous, c'est qu'elles retraçaient à nos coeurs l'image de la solitude où nous eussions voulu vivre. Je trouvais à Mme de Nevers la beauté et la modestie de l'Eve de Milton, la tendresse de Juliette, et le dévouement d'Emma. La passion, qui produit tous les fruits de la faiblesse, est cependant ce qui met l'homme de niveau avec tout ce qui est grand, noble, élevé. Il nous semblait quelquefois que nous étions capables de tout ce que nous lisions de sublime: rien ne nous étonnait, et l'idéal de la vie nous semblait l'état naturel de nos coeurs, tant nous vivions facilement dans cette sphère élevée des sentiments généreux. Mais quelquefois aussi un mot qui nous rappelait trop vivement notre propre situation, ou ces tableaux touchants de l'amour dans le mariage, qu'on rencontre si fréquemment dans la poésie anglaise, me précipitaient du faîte de mes illusions dans un violent désespoir. Mme de Nevers alors me consolait, essayait de nouveau de me convaincre qu'il n'était pas impossible que nous fussions heureux, et la même lutte se renouvelait entre nous et apportait avec elle les mêmes douleurs et les mêmes consolations. Il y avait environ six mois que M. le maréchal d'Olonne était à Faverange, et nous touchions aux derniers jours de l'automne, lorsqu'un soir, comme on allait se retirer, on entendit un bruit inaccoutumé autour du château: les chiens aboyaient, les grilles s'ouvraient, les chaînes des ponts faisaient entendre leur claquement en s'abaissant, les fouets des postillons, le hennissement des chevaux, tout annonçait l'arrivée de plusieurs voitures en poste. Je regardai Mme de Nevers: le même pressentiment nous avait fait pâlir tous deux, mais nous n'eûmes pas le temps de nous communiquer notre pensée. La porte s'ouvrit, et le duc de L... et le prince d'Enrichemont parurent. Leur présence disait tout, car M. le maréchal d'Olonne avait annoncé qu'il ne voulait recevoir aucune visite tant que durerait son exil, et il n'était venu à Faverange que deux ou trois vieux amis, qui même n'y avaient fait que peu de séjour. M. le maréchal d'Olonne était en effet rappelé. Le duc de L... le lui annonça avec le bon coeur et la bonne grâce qu'il mettait à tout, et le prince d'Enrichemont recommença à dire toutes ces choses convenables que Mme de Nevers ne pouvait lui pardonner. Il en avait toujours de prêtes pour la joie comme pour la douleur, et il n'en fut point avare en cette occasion. Il s'adressait plus particulièrement à Mme de Nevers. Elle répondait en plaisantant. La conversation s'animait entre eux, et je retrouvais ces anciennes souffrances que je ne connaissais plus depuis six mois; seulement elles me paraissaient encore plus cruelles par le souvenir du bonheur dont j'avais joui près de Mme de Nevers, seul en possession du moins de ce charme de sociabilité qui n'appartenait qu'à elle: à présent il fallait le partager avec ces nouveaux venus, et, pour que rien ne me manquât, je retrouvais encore leur politesse, cérémonieuse de la part du prince d'Enrichemont, cordiale de la part du duc de L..., mais enfin me faisant toujours ressouvenir et de ce qu'ils étaient et de ce que j'étais moi-même. La conversation s'établit sur les nouvelles de la société, sur Paris, sur Versailles. Il était simple que M. le maréchal d'Olonne fût curieux de savoir mille détails que personne depuis longtemps n'avait pu lui apprendre; mais j'éprouvais un sentiment de souffrance inexprimable en me sentant si étranger à ce monde dans lequel Mme de Nevers allait de nouveau passer sa vie. Le prince d'Enrichemont conta que la reine avait dit qu'elle espérait que Mme de Nevers serait de retour pour le premier bal qu'elle donnerait à Trianon. Le duc de L... parla du voyage de Fontainebleau, qui venait de finir. Je ne pouvais m'étonner que Mme de Nevers s'occupât de personnes qu'elle connaissait, de la société dont elle faisait partie; mais cette conversation était si différente de celles que nous avions ordinairement ensemble qu'elle me faisait l'effet d'une langue inconnue, et j'éprouvais une sensation pénible en voyant cette langue si familière à celle que j'aimais. Hélas! j'avais oublié qu'elle était la sienne, et le doux langage de l'amour que nous parlions depuis si longtemps, avait effacé tout le reste. Le duc de L..., qu'on ne fixait jamais longtemps sur le même sujet, revint à parler de Faverange, et s'engoua de tout ce qu'il voyait, de l'aspect du château par le clair de lune, de l'escalier gothique, surtout de la salle où nous étions. Il admira la vieille boiserie de chêne, noir et poli comme l'ébène, qui portait dans chacun de ses panneaux un chevalier armé de toutes pièces, sculptés en relief, avec le nom et la devise du chevalier, sculptés aussi au bas du panneau. Le duc de L... lut les devises et plaisanta sur la délivrance de Mme de Nevers, enfermée dans ce donjon gothique comme une princesse du temps de la chevalerie. Il lui demanda si elle ne s'était pas bien ennuyée depuis six mois. "Non sans doute, dit-elle, je ne me suis jamais trouvée plus heureuse, et je suis sûre que mon père quittera Faverange avec regret. -- Oui, dit M. le maréchal d'Olonne, le souvenir du temps que j'ai passé ici sera toujours un des plus doux de ma vie. Il y a deux manières d'être heureux, ajouta M. le maréchal d'Olonne: on l'est par le bonheur qu'on éprouve ou par celui qu'on fait éprouver. S'occuper du perfectionnement moral et du bien-être physique d'un grand nombre d'hommes est certainement la source des jouissances les plus pures et les plus durables, car le plaisir dont on se lasse le moins est celui de faire le bien, et surtout un bien qui doit nous survivre." Je fus frappé au dernier point de ce peu de paroles. Une pensée traversa mon esprit. Quoi! M. le maréchal d'Olonne, si je lui ravissais sa fille, aurait encore une autre manière d'être heureux; et moi, grand Dieu! en perdant Mme de Nevers, je sentais que tout était fini pour moi dans la vie! Avenir, repos, vertu même, tout me devenait indifférent; et jusqu'à ce fantôme d'honneur auquel je me sacrifiais, je sentais qu'il ne me serait plus rien si je me séparais d'elle. La mort seule alors deviendrait ma consolation et mon but: rien n'était plus rien pour moi dans le monde; le monde lui-même n'était plus qu'un désert et un tombeau. Cette idée que M. le maréchal d'Olonne serait heureux sans sa fille était le piége le plus dangereux qu'on eût encore pu m'offrir. Deux jours après l'arrivée des deux amis, M. le maréchal d'Olonne quitta Faverange. Avec quelle douleur je m'arrachai de ce lieu où Mme de Nevers m'avait avoué qu'elle m'aimait! Je ne partis que quelques heures après elle; je les employai à dire un tendre adieu à tout ce qui restait d'elle. J'entrai dans le cabinet de la tour, dans ce cabinet où elle n'était plus; je me mis à genoux devant le siége qu'elle occupait; je baisais ce qu'elle avait touché; je m'emparais de ce qu'elle avait oublié; je pressais sur mon coeur ces vestiges qu'avait laissés sa présence. Hélas! c'était tout ce qu'il m'était permis de posséder d'elle, mais ils m'étaient chers comme elle-même, et je ne pouvais m'arracher de ces murs qui l'avaient entourée, de ce siége où elle s'était assise, de cet air qu'elle avait respiré. Je savais bien que je serais moins avec elle où j'allais la retrouver que je ne l'étais en ce moment dans cette solitude remplie de son image: un triste pressentiment me disait que j'avais passé à Faverange les seuls jours heureux que le ciel m'eût destinés. En arrivant à l'hôtel d'Olonne, j'éprouvai un premier chagrin: Mme de Nevers était sortie. Je parcourus ces grands salons déserts avec une profonde tristesse. Le souvenir de la mort de mon père se réveilla dans mon coeur. Je ne sais pourquoi cette maison semblait me présager de nouveaux malheurs. J'allai dans ma chambre: j'y retrouvai le portrait de Mme de Nevers enfant. Sa vue me consola un peu, et je restai à le contempler jusqu'à l'heure du souper. Alors je descendis dans le salon: je le trouvai plein de monde. Mme de Nevers faisait les honneurs de ce cercle avec sa grâce accoutumée, mais je ne sais quel nuage de tristesse couvrait son front. Quand elle m'aperçut, il se dissipa tout à coup. Magie de l'amour! j'oubliai toutes mes peines; je me sentis fier de ses succès, de l'admiration qu'on montrait pour elle. Si j'eusse pu lui ôter une nuance de ce rang qui nous séparait pour toujours, je n'y aurais pas consenti. En ce moment, je jouissais de la voir au-dessus de tous encore plus que je ne souhaitais de la posséder, et j'éprouvais pour elle un enivrement d'orgueil dont j'étais incapable pour moi-même. Si j'avais pu ainsi m'oublier toujours, j'aurais été moins malheureux; mais cela était impossible: tout me froissait, tout blessait ma fierté. Ce que j'enviais le plus dans une position élevée, c'est le repos que je me figurais qu'on devait y éprouver; c'était de ne compter avec personne et d'être à sa place partout. Cette inquiétude, ce malaise d'amour-propre, aurait été un véritable malheur si un sentiment bien plus fort m'eût laissé le temps de m'y livrer; mais je pensais trop à Mme de Nevers pour que les chagrins de ma vanité fussent durables, et je les sentais surtout parce qu'ils étaient une preuve de plus de l'impossibilité de notre union. Tout ce qui me rabaissait m'éloignait d'elle, et cette réflexion ajoutait une nouvelle amertume à des sentiments déjà si amers. J'occupai, à mon retour de Faverange, la place que M. le maréchal d'Olonne m'avait fait obtenir aux affaires étrangères, et qu'on m'avait conservée par considération pour lui. Le travail n'en était pas assujettissant, et cependant je le faisais avec négligence. La passion rend surtout incapable d'une application suivie: c'est avec effort qu'on écarte de soi une pensée qui suffit au bonheur, et tout ce qui distrait d'un objet adoré semble un vol fait à l'amour. Cependant ces sortes d'affaires sont si faciles qu'on était content de moi et que je recueillais de ma place à peu près tout ce qu'elle avait d'agréable; elle me donnait des relations fréquentes avec les hommes distingués qui affluaient à Paris de toutes les parties de l'Europe, et je prenais insensiblement un peu plus de consistance dans le monde, à cause des petits services que je pouvais rendre. Je logeais toujours à l'hôtel d'Olonne; j'y passais toutes mes journées, et ce nouvel arrangement n'avait rien changé à ma vie que de créer quelques rapports de plus. Les étrangers qui venaient chez M. le maréchal d'Olonne, me connaissant davantage, me montraient en général plus d'obligeance et de bonté. J'avais bien prévu qu'à Paris je verrais moins Mme de Nevers; mais je me désespérais des difficultés que je rencontrais à la voir seule. Je n'osais aller que rarement dans son appartement, de peur de donner des soupçons à M. le maréchal d'Olonne, et dans le salon il y avait toujours du monde. Elle était obligée d'aller assez souvent à Versailles, et quelquefois d'y passer la journée. Il me semblait que je n'arriverais jamais à la fin de ces jours où je ne devais pas la voir: chaque minute tombait comme un poids de plomb sur mon coeur; il s'écoulait un temps énorme avant qu'une autre minute vînt remplacer celle-là. Lorsque je pensais qu'il faudrait supporter ainsi toutes les heures de ce jour éternel, je me sentais saisi par le désespoir, par le besoin de m'agiter du moins et de me rapprocher d'elle à tout prix. J'allais à Versailles; je n'osais entrer dans la ville, de peur d'être reconnu par les gens de M. le maréchal d'Olonne; mais je me faisais descendre dans quelque petite auberge d'un quartier éloigné, et j'allais errer sur les collines qui entourent ce beau lieu. Je parcourais les bois de Satory ou les hauteurs de Saint-Cyr. Les arbres, dépouillés par l'hiver, étaient tristes comme mon coeur. Du haut de ces collines je contemplais ces magnifiques palais dont j'étais à jamais banni. Ah! je les aurais tous donnés pour un seul regard de Mme de Nevers! Si j'avais été le plus grand roi du monde, avec quel bonheur j'aurais mis à ses pieds toutes mes couronnes! Qu'il est heureux, l'homme qui peut élever à lui la femme qu'il aime, la parer de sa gloire, de son nom, de l'éclat de son rang, et, quand il la serre dans ses bras, sentir qu'elle tient tout de lui, qu'il est l'appui de sa faiblesse, le soutien de son innocence! Hélas! je n'avais rien à offrir à celle que j'aimais qu'un coeur déchiré par la passion et par la douleur! Je restais longtemps abîmé dans ces pénibles réflexions, et, quand le jour commençait à tomber, je me rapprochais du château; j'errais dans ces bosquets déserts qui semblent attendre encore la grande ombre de Louis XIV. Quelquefois, assis aux pieds d'une statue, je contemplais ces jardins enchantés, créés par l'amour; ils ne déplaisaient pas à mon coeur: leur tristesse, leur solitude, étaient en harmonie avec la disposition de mon âme. Mais, quand je tournais les yeux vers ce palais qui contenait le seul bien de ma vie, je sentais ma douleur redoubler de violence au fond de mon âme. Ce château magique me paraissait défendu par je ne sais quel monstre farouche. Mon imagination essayait en vain d'en forcer l'entrée; elle tentait toutes les issues: toutes étaient fermées, toutes se terminaient par des barrières insurmontables, et ces voies trompeuses ne menaient qu'au désespoir. Je me rappelais alors ce qu'avait dit l'ambassadeur d'Angleterre. Ah! si j'avais eu une seule carrière ouverte à mon ambition, quelles difficultés auraient pu m'effrayer? J'aurais tout vaincu, tout conquis. L'amour est comme la foi et partage sa toute-puissance; mais l'impossible flétrit toute la vie! Bientôt la triste vérité venait faire évanouir mes songes; elle me montrait du doigt cette fatalité de l'ordre social qui me défendait toute espérance, et j'entendais sa voix terrible qui criait au fond de mon coeur: "Jamais, jamais tu ne posséderas Mme de Nevers!" La mort alors m'eût semblé douce en comparaison des tourments qui me déchiraient. Je retournais à Paris dans un état digne de pitié, et cependant je préférais ces agitations à la longue attente de l'absence, où je me sentais me consumer sans pourtant me sentir vivre. Je tombai bientôt dans un état qui tenait le milieu entre le désespoir et la folie. En proie à une idée fixe, je voyais sans cesse Mme de Nevers; elle me poursuivait pendant mon sommeil; je m'élançais pour la saisir dans mes bras, mais un abîme se creusait tout à coup entre nous deux; j'essayais de le franchir, et je me sentais retenu par une puissance invincible; je luttais en vain, je me consumais en efforts superflus; je sortais épuisé, anéanti, de ce combat qui n'avait de réel que le mal qu'il me faisait et la passion qui en était cause. Mystérieuse alliance de l'âme et du corps! Qu'est-ce que cette enveloppe fragile qui obéit à une pensée, que le malheur détruit et qu'une idée fait mourir! Je sentais que je ne résisterais pas longtemps à ces cruelles souffrances. Mme de Nevers me montrait sans déguisement sa douleur et son inquiétude; elle cherchait à adoucir mes peines sans pouvoir y parvenir; sa tendresse ingénieuse me prouvait sans cesse qu'elle me préférait à tout. Elle, si brillante, si entourée, elle dédaignait tous les hommages, elle trouvait moyen de me montrer à chaque instant qu'elle préférait mon amour aux adorations de l'univers. Une reconnaissance passionnée venait se joindre à tous les autres sentiments de mon coeur, qui se concentraient tous en elle seule. Si j'avais pu lui donner ma vie! mourir pour elle, pour qu'elle fût heureuse! ajouter mes jours à ses jours, ma vie à sa vie! Hélas je ne pouvais rien, et elle me donnait ce trésor inestimable de sa tendresse sans que je pusse lui rien donner en retour. Chaque jour la contrainte où je vivais, la dissimulation à laquelle j'étais forcé, me devenait plus insupportable. J'avais renoncé au bonheur, et il me fallait sacrifier jusqu'au dernier plaisir des malheureux, celui de s'abandonner sans réserve au sentiment de leurs maux! il me fallait composer mon visage et feindre quelquefois une gaieté trompeuse qui pût masquer les tourments de mon coeur et prévenir des soupçons qui atteindraient Mme de Nevers! La crainte de la compromettre pouvait seule me donner assez d'empire sur moi-même pour persévérer dans un rôle qui m'était si pénible. Je m'apercevais depuis quelque temps que cette bienveillance dont j'avais eu tant à me louer de la part du prince d'Enrichemont et du duc de L... avait entièrement cessé. Le prince d'Enrichemont me montrait une froideur qui allait jusqu'au dédain, et le duc de L... avait avec moi une sorte d'ironie qui n'était ni dans son caractère ni dans ses manières habituelles. Si j'eusse été moins préoccupé, j'aurais fait plus d'attention à ce changement; mais M. le maréchal d'Olonne me traitait toujours avec la même bonté, me montrait toujours la même confiance: il me semblait que je n'avais à craindre que lui seul, et que, tant qu'il ne soupçonnerait pas mes sentiments pour Mme de Nevers, j'étais en sûreté. La conduite du prince d'Enrichemont et du duc de L... me blessa donc sans m'éclairer. Je n'avais jamais aimé le premier, et je me sentais à mon aise pour le haïr; je n'étais pas jaloux de lui, je savais que Mme de Nevers ne l'épouserait jamais, et cependant je l'enviais d'oser prétendre à elle et d'en avoir le droit. Je lui rendais avec usure la sécheresse et l'aigreur qu'il me montrait, et je ne perdais pas une occasion de me moquer devant lui des défauts ou des ridicules dont on pouvait l'accuser, et de louer avec exagération les qualités qu'on savait bien qu'il ne possédait pas. Un jour M. le maréchal d'Olonne alla souper et coucher à Versailles: Mme de Nevers devait l'accompagner, mais elle se trouva souffrante: elle fit fermer sa porte, resta dans son cabinet, et l'abbé et moi nous passâmes la soirée avec elle. Jamais je ne l'avais vue si belle que dans cette parure négligée, à demi couchée sur un canapé, et un peu pâle de la souffrance qu'elle éprouvait. Je lui lus un roman qui venait de paraître, et dont quelques situations ne se rapportaient que trop bien avec la nôtre. Nous pleurâmes tous deux; l'abbé s'endormit. A dix heures, il se réveilla, et mon coeur battit de joie en voyant qu'il allait se retirer. Il partit et nous laissa seuls: dangereux tête-à-tête, pour lequel nous étions bien mal préparés tous deux! "Edouard, me dit-elle, je veux vous gronder... Qu'est-ce que ces continuelles altercations dans lesquelles vous êtes avec le prince d'Enrichemont? Hier vous lui avez dit les choses les plus aigres et les plus piquantes. -- Prenez-vous son parti? lui demandai-je. Il est vrai, je le hais; il prétend à vous, et je ne puis le lui pardonner. -- Je vous conseille d'être jaloux du prince d'Enrichemont! me dit-elle; je vous offre ce que je lui refuse, et vous ne l'acceptez pas! -- Ah! faites-moi le plus grand roi du monde, m'écriai-je, et je serai à vos genoux pour vous demander d'être à moi. -- Vous ne voulez pas recevoir de moi ce que vous voudriez me donner, me dit-elle. Est-ce ainsi que l'amour calcule? Tout n'est-il pas commun dans l'amour? -- Ah! sans doute, lui dis-je; mais c'est quand on s'appartient l'un à l'autre, quand on n'a plus qu'un coeur et qu'une âme! Alors, en effet, tout est commun dans l'amour. -- Si vous m'aimiez comme je vous aime, dit-elle, combien il vous en coûterait peu d'oublier ce qui nous sépare!" Je me mis à ses pieds. "Ma vie est à vous, lui dis-je, vous le savez bien; mais l'honneur! il faut le conserver: vous m'ôteriez votre amour si j'étais déshonoré. -- Vous ne le seriez point, me dit-elle. Le monde nous blâmerait peut-être... Eh! qu'importe? quand on est à ce qu'on aime, que faut-il de plus? -- Ayez pitié de moi, lui dis-je; ne me montrez pas toujours l'image d'un bonheur auquel je ne puis atteindre: la tentation est trop forte. -- Je voudrais qu'elle fût irrésistible, dit-elle. Edouard! ne refusez pas d'être heureux!... Va, dit-elle avec un regard enivrant, je te ferais tout oublier! -- Vous me faites mourir, lui dis-je. Eh bien, répondez-moi. Ce sacrifice que vous me demandez, c'est celui de mon honneur. Le feriez-vous, ce sacrifice, dites, le feriez-vous, à mon repos? le feriez-vous, hélas! à ma vie?" Elle ne me comprit que trop bien. "Edouard, dit-elle d'une voix altérée, est-ce vous qui me parlez?" J'allai me jeter sur une chaise à l'autre extrémité du cabinet. Je crus que j'allais mourir: cette voix sévère avait percé mon coeur comme un poignard. Me voyant si malheureux, elle s'approcha de moi et voulut prendre ma main. "Laissez-moi, lui dis-je; ne me faites pas perdre le peu de raison que je conserve encore." Je me levai pour sortir; elle me retint. "Non, dit-elle en pleurant, je ne croirai jamais que vous ayez besoin de me fuir pour me respecter!" Je tombai à ses genoux. "Ange adoré, je te respecterai toujours, lui dis-je; mais, tu le vois, tu le sens bien toi-même, que je ne puis vivre sans toi! Je ne puis être à toi, il faut donc mourir!... Ne t'effraye pas de cette pensée: nous nous retrouverons dans une autre vie, bien-aimée de mon coeur! Y seras-tu belle, charmante, comme tu l'es en ce moment? viendras-tu là te rejoindre à ton ami? lui tiendras-tu les promesses de l'amour? Dis, seras-tu à moi dans le Ciel? -- Edouard, vous le savez bien, dit-elle toute troublée, si vous mourez, je meurs... Ma vie est dans ton coeur: tu ne peux mourir sans moi!" Je passai mes bras autour d'elle; elle ne s'y opposa point; elle pencha sa tête sur mon épaule. "Qu'il serait doux, dit-elle, de mourir ainsi! -- Ah! lui dis-je, il serait bien plus doux d'y vivre! Ne sommes-nous pas libres tous deux? Personne n'a reçu nos serments: qui nous empêche d'être l'un à l'autre? Dieu aura pitié de nous." Je la serrai sur mon coeur. "Edouard, dit-elle, aie toi-même pitié de moi, ne déshonore pas celle que tu aimes! Tu le vois, je n'ai pas de forces contre toi. Sauve-moi! sauve-moi! S'il ne fallait que ma vie pour te rendre heureux, il y a longtemps que je te l'aurais donnée; mais tu ne te consolerais pas toi-même de mon déshonneur. Eh quoi! tu ne veux pas m'épouser, et tu veux m'avilir? -- Je ne veux rien, lui dis-je au désespoir, je ne veux que la mort! Ah! si du moins je pouvais mourir dans tes bras, exhaler mon dernier soupir sur tes lèvres!" Elle pleurait; je n'étais plus maître de moi: j'osai ravir ce baiser qu'elle me refusait. Elle s'arracha de mes bras; ses larmes, ses sanglots, son désespoir, me firent payer bien cher cet instant de bonheur: elle me força de la quitter. Je rentrai dans ma chambre le plus malheureux des hommes, et pourtant jamais la passion ne m'avait possédé à ce point. J'avais senti que j'étais aimé; je pressais encore dans mes bras celle que j'adorais. Au milieu des horreurs de la mort, j'aurais été heureux de ce souvenir. Ma nuit entière se passa dans d'affreuses agitations; mon âme était entièrement bouleversée; j'avais perdu jusqu'à cette vue distincte de mon devoir qui m'avait guidé jusqu'ici. Je me demandais pourquoi je n'épouserais pas Mme de Nevers; je cherchais des exemples qui pussent autoriser ma faiblesse; je me disais que dans une profonde solitude j'oublierais le monde et le blâme; que, s'il le fallait, je fuirais avec elle en Amérique et jusque dans cette île déserte objet de mes anciennes rêveries. Quel lieu du monde ne me paraîtrait pas un lieu de délices avec la compagne chérie de mes jours, mon amie, ma bien-aimée? Natalie! Natalie! Je répétais son nom à demi-voix pour que ces doux sons vinssent charmer mon oreille et calmer un peu mon coeur. Le jour parut, et peu d'instants après on me remit une lettre. Je reconnus l'écriture de Mme de Nevers... Jugez de ce que je dus éprouver en la lisant! "Ne craignez pas mes reproches, Edouard; je ne vous en ferai point: je sais trop que je suis aussi coupable et plus coupable que vous; mais que cette leçon nous montre du moins l'abîme qui est ouvert sous nos pas: il est encore temps de n'y point tomber. Plus tard, Edouard, cet abîme ensevelirait à la fois et notre bonheur et notre vertu. Ne trahissons pas les sentiments qui ont uni nos deux coeurs. C'est par ce qui est bon, c'est par ce qui est juste, vrai, élevé dans la vie, que nous nous sommes entendus; nous avons senti que nous parlions le même langage, et nous nous sommes aimés. Ne démentons pas à présent ces qualités de l'âme auxquelles nous devons notre amour, et sachons être heureux dans l'innocence et nous contenter du bonheur dont nous pouvons jouir devant Dieu. "Il le faut, Edouard, oui, il faut nous unir ou nous séparer. Nous séparer! Crois-tu que je pourrais écrire ce mot si je ne savais bien que l'effet en est impossible? où trouverais-tu de la force pour me fuir? Où en trouverais-je pour vivre sans toi? Toi, moitié de moi-même, sans lequel je ne puis seulement supporter la vie un seul jour, ne sens-tu pas comme moi que nous sommes inséparables? Que peux-tu m'opposer? Un fantôme d'honneur qui ne reposerait sur rien. Le monde t'accuserait de m'avoir séduite! Eh! quelle séduction y a-t-il, pour deux êtres qui s'aiment, que la séduction de l'amour? N'est-ce pas moi, d'ailleurs, qui t'ai séduit? Si je ne t'avais montré que je t'aimais, m'aurais-tu avoué ta tendresse? Hélas! tu mourais plutôt que de m'en faire l'aveu! Tu dis que tu ne veux pas m'abaisser! Mais, pour une femme, y a-t-il une autre gloire que d'être aimée? un autre rang que d'être aimée? un autre titre que d'être aimée? Te défies-tu assez de ton coeur pour croire qu'il ne me rendrait pas tout ce que tu te figures que tu me ferais perdre? Imagine, si tu le peux, le bonheur qui nous attend quand nous serons unis, et regrette, si tu l'oses, ces prétendus avantages que tu m'enlèves. Mon père, Edouard, est le seul obstacle: je méprise tous les autres, et je les trouve indignes de nous. Eh bien! je veux t'avouer que je ne suis pas sans espérance d'obtenir un jour le pardon de mon père. Oui, Edouard, mon père m'aime; il t'aime aussi: qui ne t'aimerait pas? Je suis sûre que mon père a regretté mille fois de ne pouvoir faire de toi son fils: tu lui plais, tu l'entends, tu es le fils de son coeur. Eh! n'es-tu pas celui de son vieil ami, qui sauva autrefois son honneur et sa fortune? Eh bien! nous forcerons mon père d'être heureux par nos soins, par notre tendresse. S'il nous exile de Paris, il nous admettra à Faverange. Là, il osera nous reconnaître pour ses enfants; là, il sera père dans l'ordre de la nature, et non dans l'ordre des convenances sociales, et la vue de notre amour lui fera oublier tout le reste. Ne crains rien. Ne sens-tu pas que tout nous sera possible quand nous serons une fois l'un à l'autre? Crois-moi, il n'y a d'impossible que de cesser de nous aimer ou de vivre sans nous le dire. Choisis, Edouard! ose choisir le bonheur. Ah! ne le refuse pas! Crois-tu n'être responsable de ton choix qu'à toi seul? Hélas! ne vois-tu pas que notre vie tient au même fil? Tu choisirais la mort en choisissant la fuite, et ma mort avec la tienne!" En achevant cette lettre, je tombai à genoux; je fis le serment de consacrer ma vie à celle qui l'avait écrite, de l'aimer, de l'adorer, de la rendre heureuse. J'étais plongé dans l'ivresse; tous mes remords avaient disparu, et la félicité du Ciel régnait seule dans mon coeur. "Mme de Nevers connaît mieux que moi ce monde où elle passe sa vie, me disais-je; elle sait ce que nous avons à en redouter. Si elle croit notre union possible, c'est qu'elle l'est. Que j'étais insensé de refuser le bonheur! M. d'Olonne nous pardonnera d'être heureux; un jour il nous bénira tous deux. Et Natalie! Natalie sera ma compagne chérie, ma femme bien-aimée; je passerai ma vie entière près d'elle, uni à elle." Je succombais sous l'empire de ces pensées délicieuses, et mes larmes seules pouvaient alléger cette joie trop forte pour mon coeur, cette joie qui succédait à des émotions si amères, si profondes et souvent si douloureuses. J'attendais avec impatience qu'il fût midi, heure à laquelle je pouvais, sans donner de soupçons, paraître un instant chez Mme de Nevers et la trouver seule. Les plus doux projets remplirent cet intervalle; j'étais trop enivré pour qu'aucune réflexion vînt troubler ma joie. Mon sort était décidé; je me relevais à mes propres yeux de la préférence que m'accordait Mme de Nevers, et une pensée, une seule pensée absorbait toutes les autres: elle sera à moi! elle sera toute à moi! La mort, s'il eût fallu payer de la mort une telle félicité, m'en eût semblé un léger salaire. Mais penser que ce serait là le bonheur, le charme, le devoir de ma vie! Non, l'imagination chercherait en vain des couleurs pour peindre de tels sentiments, ou des mots pour les rendre! Que ceux qui les ont éprouvés les comprennent, et que ceux qui les ignorent les regrettent: car tout est vide et fini dans la vie sans eux ou après eux! Les deux jours qui suivirent cette décision de notre sort furent remplis de la félicité la plus pure. Mme de Nevers essayait de me prouver que c'était moi qui lui faisais des sacrifices, et que je ne lui devais point de reconnaissance d'avoir voulu son bonheur, et un bonheur sans lequel elle ne pouvait plus vivre. Nous convînmes qu'elle irait au mois de mai en Hollande. Ce voyage était prévu; une visite promise depuis longtemps à Mme de C... en serait le prétexte naturel. Je devais de mon côté feindre des affaires en Forez, qui me forceraient de m'absenter quinze jours; j'irais secrètement rejoindre Mme de Nevers à La Haye, où le chapelain de l'ambassade devait nous unir: c'était un vieux prêtre qu'elle connaissait et sur la fidélité duquel elle comptait entièrement. Une fois de retour, nous avions mille moyens de nous voir et d'éviter les soupçons. Lorsque je réfléchis aujourd'hui sur quelles bases fragiles était construit l'édifice de mon bonheur, je m'étonne d'avoir pu m'y livrer, ne fût-ce qu'un instant, avec une sécurité si entière; mais la passion crée autour d'elle un monde idéal. On juge tout par d'autres règles; les proportions sont agrandies; le factice, le commun disparaissent de la vie; on croit les autres capables des mêmes sacrifices qu'on ferait soi-même, et, lorsque le monde réel se présente à vous, armé de sa froide raison, il cause un douloureux et profond étonnement. Un matin, comme j'allais descendre chez Mme de Nevers, mon oncle, M. d'Herbelot, entra dans ma chambre. Depuis l'exil de M. le maréchal d'Olonne, je le voyais peu; ses procédés, à cette époque, avaient encore augmenté l'éloignement que je m'étais toujours senti pour lui. Croyant qu'il était de mon devoir de ne pas me brouiller avec le frère de ma mère, j'allais chez lui de temps en temps; il me traitait toujours très-bien, mais depuis près de trois semaines je ne l'avais pas aperçu* [*On est prié de lire la note à la fin du volume.]. Il entra avec cet air jovial et goguenard qui annonçait toujours quelque histoire scandaleuse; il se plaisait à cette sorte de conversation, et y mêlait une bonhomie qui m'était encore plus désagréable que la franche méchanceté: car porter de la simplicité et un bon coeur dans le vice est le comble de la corruption. "Eh bien! Edouard, me dit-il, tu débutes bien dans la carrière! Vraiment, je te fais mon compliment, tu es passé maître. Ma foi, nous sommes dans l'admiration, et Luceval et Bertheney prédisent que tu iras au plus loin. -- Que voulez-vous dire, mon oncle? lui demandai-je assez sérieusement. -- Allons donc! dit-il, vas-tu faire le mystérieux? Mon cher, le secret est bon pour les sots; mais, quand on vise haut, il faut de la publicité, et la plus grande. On n'a tout de bon que ce qui est bien constaté; l'une est un moyen d'arriver à l'autre, et il faudra bientôt grossir ta liste. -- Je ne vous comprends pas, lui dis-je, et je ne conçois pas de quoi vous voulez parler. -- Tu t'y es pris au mieux, continua-t-il sans m'écouter, tu as mis le temps à profit. Que diront les bégueules et les cagots? Toutes les femmes raffoleront de toi. -- De moi! répétai-je; qu'est-ce que tout cela signifie? -- Tu es un beau garçon, je ne suis pas étonné que tu leur plaises. Diable! elles en ont de plus mal tournés. -- Qui donc? de quoi parlez-vous? -- Comment! de quoi je parle? Eh! mais, mon cher, je parle de Mme de Nevers. N'es-tu pas son amant? Tout Paris le dit. Ma foi, tu ne peux pas avoir une plus jolie femme et qui te fasse plus d'honneur. Il faut pousser ta pointe; nous établirons le fait publiquement, et c'est là, Edouard, le chemin de la mode et de la fortune." Je sentis mon sang se glacer dans mes veines. "Quelle horreur! m'écriai-je; qui a pu vous dire une si infâme calomnie? Je veux connaître l'insolent et lui faire rendre raison de son crime." Mon oncle se mit à rire. "Comment donc, dit-il, ne serais-tu pas si avancé que je croyais? Serais-tu amoureux, par hasard? Va, tu te corrigeras de cette sottise. Mon cher, on a une femme aujourd'hui, une autre demain; elles ne sont occupées elles-mêmes qu'à s'enlever leurs amants les unes aux autres. Avoir et enlever, voilà le monde, Edouard, et la vraie philosophie. -- Je ne sais où vous avez vu de pareilles moeurs, lui dis-je indigné; grâce au Ciel, elles me sont étrangères, et elles le sont encore plus à la femme angélique que vous outragez. Nommez-moi dans l'instant l'auteur de cette horrible calomnie!" Mon oncle éclata de rire de nouveau, et me répéta que tout Paris parlait de ma bonne fortune et me louait d'avoir été assez habile et assez adroit pour séduire une jeune femme qui était sans doute fort gardée. "Sa vertu la garde! répliquai-je dans une indignation dont je n'étais plus le maître; elle n'a pas besoin d'être autrement gardée. -- C'est étonnant! dit mon oncle. Mais où as-tu donc vécu? dans un couvent de nonnes? -- Non, Monsieur, répondis-je; j'ai vécu dans la maison d'un honnête homme, où vous n'êtes pas digne de rester." -- Et, oubliant ce que je devais au frère de ma mère, je poussai dehors M. d'Herbelot et fermai ma porte sur lui. Je demeurai dans un désespoir qui m'ôtait presque l'usage de la raison. Grand dieu! j'avais flétri la réputation de Mme de Nevers! La calomnie osait profaner sa vie, et j'en étais cause! On se servait de mon nom pour outrager l'ange adorable objet de mon culte et de mon idolâtrie! Ah! j'étais digne de tous les supplices, mais ils étaient tous dans mon coeur. "C'est mon amour qui la déshonore, pensai-je, qui la livre au blâme, au mépris, à cette honte que rien n'efface, qui reparaît toujours comme la tache sanglante sur la main de Macbeth! Ah! la calomnie ne se détruit jamais, sa souillure est éternelle; mais les calomniateurs périront, et je vengerai l'ange de tous ceux qui l'outragent. Se peut-il qu'oubliant l'honneur et mon devoir j'aie risqué de mériter ces vils éloges? Voilà donc comment ma conduite peut se traduire dans le langage du vice? Hélas! le piége le plus dangereux que la passion puisse offrir, c'est ce voile d'honnêteté dont elle s'enveloppe." Je voyais à présent la vérité nue, et je me trouvais le plus vil comme le plus coupable des hommes. Que faire? que devenir? Irais-je annoncer à Mme de Nevers qu'elle est déshonorée, qu'elle l'est par moi? Mon coeur se glaçait dans mon sein à cette pensée. Hélas! qu'était devenu notre bonheur? Il avait eu la durée d'un songe! Mon crime était irréparable! Si j'épousais à présent Mme de Nevers, que n'imaginerait-on pas? quelle calomnie nouvelle inventerait-on pour la flétrir? Il fallait fuir! il fallait la quitter! Je le sentais, je voyais que c'était mon devoir; mais cette nécessité funeste m'apparaissait comme un fantôme dont je détournais la vue. Je reculais devant ce malheur, ce dernier malheur, qui achevait pour moi tous les autres et mettait le comble à mon désespoir. Je ne pouvais croire que cette séparation fût possible: le monde ne m'offrait pas un asile loin d'elle; elle seule était pour moi la patrie, tout le reste un vaste exil. Déchiré par la douleur, je perdais jusqu'à la faculté de réfléchir. Je voyais bien que je ne pouvais rester près de Mme de Nevers; je sentais que je voulais la venger, surtout sur le duc de L..., que mon oncle m'avait désigné comme l'un des auteurs de ces calomnies; mais le désespoir surmontait tout: j'étais comme noyé, abîmé, dans une mer de pensées accablantes; aucune consolation, aucun repos, ne se présentait d'aucun côté; je ne pouvais pas même me dire que le sacrifice que je ferais en partant serait utile: je le faisais trop tard; je ne prenais pas une résolution vertueuse; je fuyais Mme de Nevers comme un criminel, et rien ne pouvait réparer le mal que j'avais fait: ce mal était irréparable! Tout mon sang versé ne rachèterait pas sa réputation injustement flétrie! Elle, pure comme les anges du Ciel, verrait son nom associé à ceux de ces femmes perdues objets de son juste mépris! et c'était moi, moi seul, qui versais cet opprobre sur sa tête! La douleur et le désespoir s'étaient emparés de moi à un point que l'idée de la vengeance pouvait seule en ce moment m'empêcher de m'ôter la vie. Je balançais si j'irais chez le duc de L... avant de parler à Mme de Nevers, lorsque j'entendis sonner avec violence les sonnettes de son appartement. Un mouvement involontaire me fit courir de ce côté; un domestique m'apprit que Mme de Nevers venait de se trouver mal et qu'elle était sans connaissance. Glacé d'effroi, je me précipitai vers son appartement; je traversai deux ou trois grandes pièces sans savoir ce que je faisais, et je me trouvai à l'entrée de ce même cabinet où la veille encore nous avions osé croire au bonheur. Mme de Nevers était couchée sur un canapé, pâle et sans mouvement. Une jeune femme que je ne connaissais point la soutenait dans ses bras; je n'eus que le temps de l'entrevoir. M. le maréchal d'Olonne vint au-devant de moi. "Que faites-vous ici? me dit-il d'un air sévère. Sortez. -- Non, lui dis-je; si elle meurt, je meurs." Je me précipitai au pied du canapé. M. le maréchal d'Olonne me releva. "Vous ne pouvez rester ici, me dit-il; allez dans votre chambre... Plus tard je vous parlerai." Sa sécheresse, sa froideur, aurait percé mon coeur, si j'avais pu penser à autre chose qu'à Mme de Nevers mourante; mais je n'entendais qu'à peine M. le maréchal d'Olonne; il me semblait que ma vie était comme en suspens et ne tenait plus qu'à la sienne. La jeune femme se tourna vers moi; je vis des larmes dans ses yeux. "Natalie va vous voir quand elle reprendra connaissance, dit-elle; votre vue peut lui faire du mal. -- Le croyez-vous? lui dis-je. Alors je vais sortir." J'allai dans la pièce qui précédait le cabinet; je ne pus aller plus avant, je me jetai à genoux: "O mon Dieu! m'écriai-je, sauvez-la! sauvez-la!" Je ne pouvais répéter que ces seuls mots: "Sauvez-la!" Bientôt j'entendis qu'elle reprenait connaissance; on parlait, on s'agitait autour d'elle. Un vieux valet de chambre de Mme de Nevers, qui la servait depuis son enfance, parut en ce moment. Me voyant là, il vint à moi. "Il faut rentrer chez vous, monsieur Edouard, me dit-il. Bon dieu! comme vous êtes pâle! Pauvre jeune homme! vous vous tuez. Appuyez-vous sur moi, et regagnons votre chambre." J'allais suivre ce conseil, lorsque M. le maréchal d'Olonne sortit de chez sa fille. "Encore ici! dit-il d'une voix altérée. Suivez-moi, Monsieur; j'ai à vous parler. -- Il ne peut se soutenir, dit le vieillard. -- Oui, je le puis," dis-je en l'interrompant; et, essayant de reprendre des forces pour la scène que je prévoyais, je suivis M. le maréchal d'Olonne dans son appartement. "Les explications sont inutiles entre nous, me dit M. le maréchal d'Olonne: ma fille m'a tout avoué. Son amie, instruite plus tôt que moi des calomnies qu'on répandait sur elle, est venue de Hollande pour l'arracher de l'abîme où elle était prête à tomber. Je pense que vous n'ignorez pas le tort que vous avez fait à sa réputation. Votre conduite est d'autant plus coupable qu'il n'est pas en votre pouvoir de réparer le mal dont vous êtes cause. Je désire que vous partiez sur-le-champ. Je n'abandonnerai point le fils d'un ancien ami, quelque peu digne qu'il se soit montré de ma protection: j'obtiendrai pour vous une place de secrétaire d'ambassade dans une cour du nord, vous pouvez y compter. Partez sans délai pour Lyon, et vous y attendrez votre nomination. -- Je n'ai besoin de rien, Monsieur, lui dis-je; permettez-moi de refuser vos offres. Demain je ne serai plus ici. -- Où irez-vous? me demanda-t-il. -- Je n'en sais rien, répondis-je. -- Quels sont vos projets? -- Je n'en ai point. -- Mais que deviendrez-vous? -- Qu'importe? -- Ne croyez pas, Edouard, que l'amour soit toute la vie. -- Je n'en désire point une autre, lui dis-je. -- Ne perdez pas votre avenir. -- Je n'ai plus d'avenir. -- Malheureux! que puis-je donc faire pour toi? -- Rien. -- Edouard, vous me déchirez mon coeur! Je l'avais armé de sévérité, mais je ne puis en avoir longtemps avec vous. Je n'ai point oublié les promesses que je fis à votre père mourant; je ferais tout pour votre bonheur; mais, vous le sentez vous-même, Edouard, vous ne pouvez épouser ma fille. -- Je le sais, Monsieur, je le sais parfaitement: je partirai demain. Me permettez-vous de me retirer? -- Non, pas ainsi... Edouard, mon enfant, ne suis-je pas ton second père? -- Ah! lui dis-je, vous êtes celui de Mme de Nevers! Soignez-la, aimez-la, consolez-la quand je n'y serai plus. Hélas! elle aura besoin de consolation!" Je le quittai. J'allai chez moi, dans cette chambre que j'allais abandonner pour toujours! dans cette chambre où j'avais tant pensé à elle, où je vivais sous le même toit qu'elle! "Il faudra donc m'arracher d'ici! me disais-je. Ah! qu'il vaudrait bien mieux y mourir!" J'eus la pensée de mettre un terme à ma vie et à mes tourments. L'idée de la douleur que je causerais à Mme de Nevers et le besoin de la vengeance me retinrent. Ma fureur contre le duc de L... ne connaissait pas de bornes, car il nous voyait d'assez près pour avoir pu juger que mon respect pour Mme de Nevers égalait ma passion, et il n'avait pu feindre de me croire son amant que par une méchanceté réfléchie, digne de tous les supplices. Je brûlais du désir de tirer de lui la vengeance qui m'était due, et je jetais sur lui seul la fureur et le désespoir que tant de causes réunies avaient amassés dans mon sein. Je passai la nuit à mettre ordre à quelques affaires; j'écrivis à Mme de Nevers et à M. le maréchal d'Olonne des lettres qui devaient leur être remises si je succombais; je fis une espèce de testament pour assurer le sort de quelques vieux domestiques de mon père que j'avais laissés en Forez. Je me calmais un peu en songeant que je vengerais Mme de Nevers, ou que je finirais ma triste vie et que je serais regretté par elle. Je me défendais de l'attendrissement qui voulait quelquefois pénétrer dans mon coeur, et aussi des sentiments religieux dans lesquels j'avais été élevé et des principes qui, malgré moi, faisaient entendre leur voix au fond de mon âme. A huit heures, je me rendis chez le duc de L.... Il n'était pas réveillé. Il me fallut attendre; je me promenais dans un salon avec une agitation qui faisait bouillonner mon sang. Enfin je fus admis. Le duc de L... parut étonné de me voir. "Je viens, Monsieur, lui dis-je, vous demander raison de l'insulte que vous m'avez faite et des calomnies que vous avez répandues sur Mme de Nevers à mon sujet. Vous ne pouvez croire que je supporterai un tel outrage, et vous vous devez, Monsieur, de m'en donner satisfaction. -- Ce serait avec le plus grand plaisir, me dit le duc de L.... Vous savez, Monsieur G..., que je crains peu ces occasions-là; mais, malheureusement, dans ce cas-ci, c'est impossible. -- Impossible! m'écriai-je; c'est ce qu'il faudra voir! Ne croyez pas que je vous laisserai impunément calomnier la vertu et noircir la réputation d'un ange d'innocence et de pureté! -- Quant à calomnier, dit en riant le duc de L..., vous me permettrez de ne pas le prendre de si haut. J'ai cru que vous étiez l'amant de Mme de Nevers; je le crois encore, je l'ai dit... Je ne vois pas, en vérité, ce qu'il y a là d'offensant pour vous. On vous donne la plus charmante femme de Paris, et vous vous fâchez!... Bien d'autres voudraient être à votre place, et moi tout le premier. -- Moi, Monsieur, je rougirais d'être à la vôtre. Mme de Nevers est pure, elle est vertueuse, elle est irréprochable. La conduite que vous m'avez prêtée serait celle d'un lâche, et vous devez me rendre raison de vos indignes propos. -- Mes propos sont ce qu'il me plaît, dit le duc de L...; je penserai de vous et même de Mme de Nevers ce que je voudrai. Vous pouvez nier votre bonne fortune: c'est fort bien fait à vous, quoique ce soit peu l'usage aujourd'hui. Quant à me battre avec vous, je vous donne ma parole d'honneur qu'à présent j'en ai autant d'envie que vous; mais, vous le savez, cela ne se peut pas... Vous n'êtes point gentilhomme, vous n'avez aucun état dans le monde, et je me couvrirais de ridicule si je consentais à ce que vous désirez. Tel est le préjugé. J'en suis désespéré, ajouta-t-il en se radoucissant; soyez persuadé que je vous estime du fond du coeur, Monsieur G..., et que j'aurais été charmé que nous pussions nous battre ensemble. Vous pâlissez! dit-il; je vous plains, vous êtes un homme d'honneur. Croyez que je déteste cet usage barbare: je le trouve injuste, je le trouve absurde; je donnerais mon sang pour qu'il me fût permis de me battre avec vous. -- Grand Dieu! m'écriai-je, je croyais avoir épuisé toutes les douleurs! -- Edouard, dit le duc, qui paraissait de plus en plus touché de ma situation, ne prenez pas un ami pour un ennemi. Ceci me cause, je vous l'assure, une véritable peine. Quelques paroles imprudentes ne peuvent-elles se réparer? -- Jamais! répondis-je. Me refusez-vous la satisfaction que je vous demande? -- J'y suis forcé, dit le duc. -- Eh bien! repris-je, vous êtes un lâche, car c'est une lâcheté que d'insulter un homme d'honneur et de le priver de la vengeance!" Je sortis comme un furieux de la maison du duc de L.... Je parcourais les rues comme un insensé; toutes mes pensées me faisaient horreur. Les furies de l'enfer semblaient s'attacher sur moi: le mal que j'avais fait était irréparable, et on me refusait la vengeance! Je retrouvais là cette fatalité de l'ordre social qui me poursuivait partout, et je croyais voir des ennemis dans tous les êtres vivants ou inanimés qui se présentaient à mes regards. Je m'aperçus que c'était la mort que j'avais cherchée chez le duc de L..., car je ne m'étais occupé de rien au delà de cette visite. La vie se présentait devant moi comme un champ immense et stérile où je ne pouvais faire un pas sans dégoût et sans désespoir. Je me sentais accablé sous le fardeau de mon existence comme sous un manteau de plomb. Un instant peut me délivrer de ce supplice! pensai-je; et une tentation affreuse, mais irrésistible, me précipita du côté de la rivière! Le duc de L... logeait à l'extrémité du faubourg Saint-Germain, vers les nouveaux boulevards, et je descendais la rue du Bac avec précipitation dans ces horribles pensées. J'étais coudoyé et arrêté à chaque instant par la foule qui se pressait dans cette rue populeuse. Ces hommes qui allaient tranquillement à leurs affaires me faisaient horreur. La nature humaine se révolte contre l'isolement; elle a besoin de compassion: la vue d'un autre homme, d'un semblable, insensible à nos douleurs, blesse ce don de pitié que Dieu mit au fond de nos âmes, et que la société étouffe et remplace par l'égoïsme. Ce sentiment amer augmentait encore mon irritation: on dirait que le désespoir se multiplie par lui-même. Le mien était au comble, lorsque tout à coup je crus reconnaître la voiture de Mme de Nevers qui venait vers moi; je distinguai de loin ses chevaux et ses gens, et mon coeur battit encore une fois d'autre chose que de douleur en pensant que j'allais la voir passer. Cependant la voiture s'arrêta à dix pas de moi et entra dans la cour du petit couvent de la Visitation des filles Sainte-Marie. Je jugeai que Mme de Nevers allait y entendre la messe, et au même instant l'idée me vint de l'y suivre, de prier avec elle, de prier pour elle, de demander à Dieu des forces pour nous deux, d'implorer des secours, de la pitié, de cette source de tout bien, qui donne des consolations quand rien n'en donne plus! C'est ainsi que cet ange me sauva, que sa seule présence enchaîna mon désespoir et me préserva du crime que j'allais commettre. Je me jetai à genoux dans un coin obscur de cette petite église. Avec quelle ferveur je demandai à Dieu de consoler, de protéger, de bénir celle que j'aimais! Je ne la voyais pas (elle était dans une tribune grillée), mais je pensais qu'elle priait peut-être en ce moment elle-même pour son malheureux ami, et que nos sentiments étaient encore une fois semblables. "O mon Dieu! que nos prières se confondent en vous, m'écriai-je, comme nos âmes s'y confondront un jour! C'est ainsi que nous serons unis, pas autrement. Vous n'avez pas voulu que nous le fussions sur la terre, mais vous ne nous séparerez pas dans le Ciel. Ne la rendez pas victime de mes imprudences: alors je pourrai tout supporter; confondez ses calomniateurs. Je ne suis pas digne de la venger! dit-on... Qu'importe? Qu'importe ma vie, qu'importe tout, pourvu qu'elle soit heureuse, qu'elle soit irréprochable? Seul je suis coupable. Si j'eusse écouté la voix de mon devoir, je n'aurais pas troublé sa vie! Il faut maintenant avoir le courage de lui rendre l'honneur que ma présence lui fait perdre; il faut partir, partir sans délai." Il me semblait que je retrouvais dans cette église une force qui m'était inconnue, et que le repentir, au lieu de me plonger dans le désespoir, m'animait de je ne sais quel désir d'expier mes fautes en me sacrifiant moi-même, et de retrouver ainsi la paix, ce premier besoin du coeur de l'homme. Je pris avec moi-même l'engagement de partir ce même jour; mais ensuite je ne pus résister à l'espoir de voir encore une fois Mme de Nevers, quand elle monterait en voiture. Je sortis: hélas! elle n'y était plus! En quittant le couvent, je rencontrai un jeune homme que je connaissais un peu. Il arrivait d'Amérique; il m'en parla. Ce seul mot d'Amérique m'avait décidé: tout m'était si égal! Je me résolus à partir dans la soirée. On fait la guerre en Amérique, pensai-je; je me ferai soldat, je combattrai les ennemis de mon pays. Mon pays! hélas! ce sentiment était pour moi amer comme tous les autres. Enfant déshérité de ma patrie, elle me repousse, elle ne me trouve pas digne de la défendre! Qu'importe? mon sang coulera pour elle, et, si mes os reposent dans une terre étrangère, mon âme viendra errer autour de celle que j'aimerai toujours. Ange de ma vie! tu as seule fait battre mon coeur, et mon dernier soupir sera pour toi! Je rentrai à l'hôtel d'Olonne comme un homme condamné à mort, mais dont la sentence ne sera exécutée que dans quelque temps. J'étais résigné, et mon désespoir s'était calmé en pensant que mon absence rendrait à Mme de Nevers sa réputation et son repos. C'était du moins me dévouer une dernière fois pour elle. Le vieux valet de chambre de Mme de Nevers vint dans ma chambre. Il m'apprit qu'elle était restée à la Visitation avec son amie Madame de C..., et qu'elles n'en reviendraient que le lendemain. Je perdais ainsi ma dernière espérance de la voir encore une fois. Je voulus lui écrire, lui expliquer, en la quittant pour toujours, les motifs de ma conduite, surtout lui peindre les sentiments qui déchiraient mon coeur. Je n'y réussis que trop bien: ma lettre était baignée de mes larmes. A quoi bon augmenter sa douleur? pensai-je; ne lui ai-je pas fait assez de mal? Et cependant est-ce mon devoir de me refuser à lui dire une fois, une dernière fois, que je l'adore? J'ai espéré pouvoir le lui dire tous les jours de ma vie; elle le voulait, elle croyait que c'était possible! J'essayai encore d'écrire, de cacher une partie de ce que j'éprouvais: je ne pus y parvenir. Autant le coeur se resserre quand on n'aime pas, autant il est impossible de dissimuler avec ce qu'on aime... La passion perce tous les voiles dont on voudrait l'envelopper. Je donnai ma lettre au vieux valet de chambre de Mme de Nevers; il la prit en pleurant. Cet intérêt silencieux me faisait du bien; je n'aurais pu en supporter un autre. Je demandai des chevaux de poste à la nuit tombante, et je m'enfermai dans ma chambre. Ce portrait de Mme de Nevers, qu'il fallait encore quitter, avec quelle douleur ne lui dis-je point adieu! Je baisais cette toile froide, je reposais ma tête contre elle; tous mes souvenirs, tout le passé, toutes mes espérances, tout semblait réuni là, et je ne sentais pas en moi-même la faculté de briser le lien qui m'attachait à cette image chérie; je m'arrachais à ma propre vie en déchirant ce qui nous unissait: c'était mourir que de renoncer ainsi à ce qui me faisait vivre. On frappa à ma porte. Tout était fini... Je me jetai dans une chaise de poste, qui me conduisit, sans m'arrêter, à Lorient, où je m'embarquai le lendemain sur le bâtiment qui nous amena ici tous deux. CONCLUSION C'est avec effort que je respectai les intentions d'Edouard et que j'observai la parole que je lui avais donnée de ne pas chercher à le voir le reste du jour. L'amitié reconnaît difficilement son insuffisance: elle croit pouvoir consoler, et ne sait pas que l'ami dont elle partage les maux, n'est dans ses bras qu'un vain simulacre privé de sentiment et de vie. Je préparais cependant une consolation à Edouard: c'était de parler avec lui de Mme de Nevers. Je la connaissais, et je savais combien elle était digne de la passion qu'elle avait su inspirer. Je passai la nuit à réfléchir au sort d'Edouard, à cette fatalité dont il était la victime, à la bizarrerie de l'ordre social, à ce malheur indépendant des hommes, et cependant créé par eux. Je cherchais des remèdes à la situation de mon malheureux ami, et j'étais forcé de m'avouer avec douleur qu'elle n'en offrait aucun d'efficace. Le lendemain, de bonne heure, j'entrai dans la chambre d'Edouard; elle était déserte. J'aperçus sur sa table quelques journaux qui venaient d'arriver de France. Personne ne l'avait vu sortir. Comme je savais qu'on devait attaquer, ce matin même, le camp anglais, l'inquiétude me prit; je me fis donner un cheval, et je courus, encore très-faible, sur les traces de l'armée. En arrivant, je trouvai une canonnade violente engagée pour une position dont il paraissait presque impossible de chasser l'ennemi. Je distinguai Edouard au premier rang, et j'arrivai pour le voir tomber couvert de blessures. Je le reçus dans mes bras; son sang coulait à gros bouillons: je voulus essayer de l'arrêter; il s'y opposa. "Laissez-moi mourir, me dit-il, et ne me plaignez pas... La mesure est comblée, la vie m'est odieuse: j'ai tout perdu! Ah! dit-il, la mort vient trop tard." Il expira, sa tête se pencha sur moi; je reçus son dernier soupir. Je revins dans un désespoir dont je ne me croyais plus capable. Les gazettes contenaient cet article: _Hier, 26 août, à onze heures du matin, on a célébré en l'église et paroisse de Saint-Sulpice les obsèques et funérailles de T. H. et T. P. dame Mme Louise-Adélaïde-Henriette-Natalie d'Olonne, veuve de T. H., T. P., et T. Ill. seigneur Mgr le duc de Nevers, prince de Châtillon, marquis de Souvigny, etc., etc., décédée en son hôtel, rue de Bourbon, à l'âge de vingt et un ans, par suite d'une maladie de langueur. Après la cérémonie, le convoi s'est mis en marche pour le Limousin, où Mme la duchesse de Nevers a témoigné le désir d'être enterrée. On la conduit en la baronnie de Faverange, bailliage de généralité de ***, où elle reposera au caveau de ses ancêtres, en l'église et chapitre abbatial dudit Faverange, etc., etc._ Vers la fin de cette même année, la paix me permit de repasser en France. Je ramenai avec moi le corps de mon malheureux ami. Je demandai et j'obtins de M. le maréchal d'Olonne la permission de le déposer dans ce caveau qui contenait l'autre moitié de lui-même. Je le fis placer au pied du cercueil de Mme de Nevers, et alors seulement je sentis le premier soulagement à ma douleur. M. le maréchal d'Olonne avait quitté le monde et la cour. Il habita Faverange jusqu'à la fin de sa vie, qu'il consacra à la bienfaisance la plus active et la plus éclairée; mais, quoique sa carrière ait été longue et en apparence paisible, il conserva toujours une profonde tristesse. Il disait souvent qu'il s'était trompé en croyant qu'il y avait dans la vie deux manières d'être heureux. FIN NOTE DE LA PAGE 122 Je ne sais si les expressions de cette conversation ne paraîtront pas un peu forcée; elles sont copiées textuellement, et on les trouvera toutes dans les mémoires du temps, dans ceux de Mme d'Epinay, du baron de Bezenval, du duc de Lauzun; dans les lettres de Mme de Graffigny, etc., etc.; monuments mémorables d'une époque où le vice était tellement entré dans les moeurs d'une portion de la société qu'on peut dire qu'il s'y était établi comme un ami dont la présence ne dérange plus rien dans la maison. Dans ces moeurs-là, on était bon, généreux, brave, indulgent et vicieux. A côté des modèles les plus admirables de l'intégrité de la vie, la corruption se montrait sans voile et semblait faire gloire d'elle-même; la perversité était devenue telle que, dans ce monde nouveau, le vice n'était plus qu'un sujet de plaisanterie; l'esprit, abusé par de fausses doctrines, niait presque également le bien et le mal, et ne reconnaissait d'autre culte que le plaisir. Une seule chose avait survécu à ce naufrage de la morale. Cette chose était un mot indéfinissable dans sa puissance, et qui n'avait peut-être échappé à la ruine de toutes les vertus que par son vague même: c'était l'honneur. Il a été pour nous la planche dans le naufrage, car il est remarquable que, dans la Révolution, c'est par l'honneur qu'on est rentré dans la morale; c'est l'honneur qui a fait l'émigration; c'est l'honneur qui a ramené aux idées religieuses. Dès que le mépris s'est attaché à la puissance, on a voulu être opprimé; dès que le déshonneur s'est attaché à l'impiété, on a voulu être homme de bien: tant il est vrai que les vertus se tiennent comme les vices, et que, tant qu'on en conserve une, il ne faut pas désespérer de toutes les autres. Erreurs typographiques corrigées silencieusement: =était à Lyon= remplacé par =étaient à Lyon= =charges que, l'Anglais= remplacé par =charges, que l'Anglais= =Mais il se peut= remplacé par =-- Mais il se peut= =m'a fait éprouver?= remplacé par =m'a fait éprouver!= =Mobile à l'excès= remplacé par =Mobiles à l'excès= =inconcevable= remplacé par =inconvenable= =vivants et inanimés= remplacé par =vivants ou inanimés= *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EDOUARD *** Updated editions will replace the previous one—the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™ concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for an eBook, except by following the terms of the trademark license, including paying royalties for use of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the trademark license is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. Project Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase “Project Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg™ License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™ electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™ electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™ electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™ works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg™ License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country other than the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase “Project Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™ trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™ License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg™. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg™ License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg™ website (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works provided that: • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation.” • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™ License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™ works. • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. • You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg™ works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™ electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg™ electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™ Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg™ and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state’s laws. The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation’s website and official page at www.gutenberg.org/contact Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine-readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate. While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate. Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our website which has the main PG search facility: www.gutenberg.org. This website includes information about Project Gutenberg™, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.