L'ILLUSTRE
CORSAIRE,
TRAGICOMEDIE
DE MAIRET.
A PARIS,
Chez AUGUSTIN COURBÉ, Imprimeur
& Libraire de Monseigneur Frere du Roy, dans
la petite Salle du Palais, à la Palme.
M. DC. XXXX.
Avec Privilege de sa Majesté.
A MADAME,
MADAME
LA
DUCHESSE
D'ESGUILLON.
MADAME,
Il est constant que je vous ay des obligations infinies,
& constant aussi que vostre Merite est infiniment
au dessus de tous les Eloges que luy pourroit
donner une plume comme la mienne; l'une & l'autre
de ces veritez connuës, vous doit faire croire aisément,
que dans la liberté que je prends de vous
adresser cette Epistre, je recherche bien moins la gloire
de vous loüer, que je n'évite la honte d'estre blasmé
d'ingratitude; quoy qu'à dire vray, si j'en avois à
recevoir le reproche, je l'attendrois plustost de la bouche
de mes ennemis, que de celle de vostre Grandeur,
tant pource que sa Vertu ne fut jamais solicitée par
ces lasches motifs d'interest, ou de vanité, qui font
agir la plus-part de ceux qui sont en puissance d'obliger,
que pource qu'il luy souvient rarement des graces
qu'elle a conferées, soit que la quantité ne luy permette
pas d'en tenir compte, ou soit par un talent de
memoire tout particulier, laquelle ne luy manque jamais
aux moindres occasions de faire du bien, & qui
semble s'évanouïr immediatement apres le bienfait.
Pleust à Dieu, MADAME, que les puissances
de mon esprit fussent d'aussi grande estenduë que celles
de ma volonté; il y a long-temps que des preuves
extraordinaires de tous les deux ensemble, vous auroient
pour le moins asseurée que de toutes les qualitez
qui regardent les bonnes mœurs, je n'en ay
point de plus entiere, ny qui revienne davantage à la
naturelle disposition de mon ame, que celle de la Reconnoissance.
Mais il est vray que malgré les continuelles
solicitations de mon Zele & de mon devoir,
j'ay tousjours esté retenu par la crainte de vous les
tesmoigner de mauvaise grace; estimant qu'en matiere
de remercimens & de loüanges, un silence respectueux
sied beaucoup mieux, qu'un Panegyrique
imparfait, & qu'une action de graces qui n'est pas
bien proportionnée à la grandeur de son sujet. J'ay
conceu neantmoins, & disposé le dessein d'une occupation
d'esprit, aussi considerable pour la noblesse de sa
matiere, que pour la longueur de son travail; C'est
là que ma Muse s'efforcera de tout son pouvoir de
reconnoistre comme elle doit, la generosité de ceux qui
l'ont obligée, & que par une raisonnable difference
des Bien-faicteurs & des Bien-faits, elle aura soin
de relever avec ordre & mesure, le merite des uns &
des autres: Jugez, MADAME, si le rang que
vous tenez en son estime, ne luy doit pas estre une
regle, comme à vous une asseurance, de celuy qu'elle
vous donnera dans son Ouvrage; En attendant treuvez
bon, s'il vous plaist, qu'elle vous presente cettui-cy,
qui fut assez heureux pour paroistre à Ruel avec
une particuliere approbation de son Eminence; Je
mets plustost cette circonstance pour luy donner quelque
recommandation aupres de vostre Esprit, que
pour satisfaire à la vanité du mien: Il est vray que
si quelque chose me pouvoit rendre vain jusques à
l'excez, ce seroit infailliblement l'estime d'un si grand
Homme, qui m'en peut honnorer quelque jour en
consequence de la vostre; mais c'est un bien où je n'oserois
jamais pretendre, puis qu'il faudroit necessairement
le meriter, il me suffira donc de ceux que l'on
peut acquerir à force de les souhaiter & de les demander
ardamment; C'est en ce rang que je mets
l'honneur de vostre bien-veillance, & la permission
de me dire avec respect,
MADAME,
De vostre Grandeur,
Le tres-humble, tres-obeïssant & tres-obligé serviteur,
MAIRET.
ADVERTISSEMENT.
Comme ç'a tousjours esté mon opinion
en suite de celle du Philosophe,
que l'Invention est la plus noble & la
plus excellente qualité du vray Poëte,
je me suis pour le moins efforcé de
m'en servir utilement en toutes les Pieces que j'ay
données au Theatre; de là vient que je ne feray
jamais difficulté de changer ny de multiplier les
plus notables Incidents d'un Sujet connu, pourveu
que cette ingenieuse liberté ne serve pas seulement
beaucoup à l'Embellissement ou à la Merveille,
mais encore à la Vray-semblance du Poëme,
à laquelle je fay profession de m'attacher sur
toutes choses, & plustost mesme qu'à la Verité;
estimant apres le premier Maistre de l'Art, que le
vray-semblable appartient proprement au Poëte,
& le veritable à l'Historien. C'est ainsi qu'avec
une hardiesse qui passe au delà de l'Histoire, j'introduis
Octavie dans la Tragedie de Marc Antoine,
& que par une autre qui va mesme contre
l'Histoire, je fais mourir Massinisse sur le corps
de Sophonisbe, ayant voulu redresser & embellir
le naturel de ce Heros par une action qu'il ne
fit pas à la verité, mais qu'il devroit avoir faite.
En un mot, cette premiere partie du bon Poëte
m'est tellement recommandable, que je n'ay jamais
traité de Sujet si riche & si remply de luy-mesme,
où ma Muse n'ayt adjousté, bien ou mal,
beaucoup du sien. Je me suis mesme tant hazardé,
que d'en produire quelques-uns qui sont purement
du travail de mon Imagination; & si l'on
prend la peine de bien considerer ce dernier, on
trouvera je m'asseure que l'Invention en est tout
à fait extraordinaire, & qu'à force d'Art & de
soin je n'ay pas trop mal appuyé jusques aux
moindres Incidents, qui font le Vray-semblable
& le Merveilleux de cét Ouvrage. Au reste je
ne doute point que les extravagances de Tenare,
& les choses que les autres disent à cause de luy,
ne desplaisent d'abord à ceux qui ne distinguent
point la naïfveté d'avec la bassesse; mais ils considereront,
s'il leur plaist, que c'est un Personnage
qui contrefait le ridicule, & dont la grace consiste
plustost en celle de l'habillement & de l'action,
qu'en la beauté des Vers ny des Sentimens.
Enfin c'est un Sujet grave & serieux, dont je me
suis proposé de conduire les Advantures à leur
fin, par des moyens Comiques & plaisans, sans
m'esloigner jamais des regles de la Fable ny de la
Scene, ou du Theatre & du Roman, pour m'accommoder
aux termes & à l'intelligence du Peuple
nostre bon Amy.
A MADAME LA DUCHESSE D'ESGUILLON
Sonnet.
Vous qui par les attraits d'une extréme beauté
Rangez les plus grands Cœurs à vostre obeïssance,
Et qui par les effets d'une extréme bonté
Forcez les plus ingrats à la reconnoissance.
Miracle de Vertu, d'Honneur, de Pieté,
Qui joignez le Merite à l'heur de la Naissance,
La Moderation à la Prosperité,
Et par les seuls Bien-faits monstrez vostre Puissance,
C'est par vostre Faveur que l'Invincible ARMAND,
D'un regard tout ensemble, & propice, & charmant,
A relevé l'Espoir de ma bonne Fortune.
Ainsi quelque tempeste où la jette le Sort,
Son Illustre PILOTE est si cher à NEPTUNE,
Que luy-mesme aura soin de la conduire au Port.
MAIRET.
Privilege du Roy.
Louis par la grace de Dieu Roy de France & de
Navarre, A nos amez & feaux Conseillers les Gens
tenans nos Cours de Parlement, Maistres des Requestes
ordinaires de nostre Hostel, Baillifs, Seneschaux, Prevosts,
leurs Lieutenans, & tous autres de nos Justiciers &
Officiers qu'il appartiendra, Salut. Nostre bien amé
Augustin Courbé, Libraire à Paris, nous a fait remonstrer
qu'il desireroit imprimer, Une Tragicomedie intitulée,
L'Illustre Corsaire, composée par le Sieur de Mairet,
s'il avoit sur ce nos Lettres necessaires, lesquelles il nous
a tres-humblement supplié de luy accorder: A ces
causes, nous avons permis & permettons à l'exposant
d'imprimer, vendre & debiter en tous lieux de nostre
obeïssance la Tragicomedie, en telles marges, en tels
caracteres, & autant de fois qu'il voudra, durant l'espace
de sept ans entiers & accomplis, à compter du jour qu'elle
sera achevée d'imprimer pour la premiere fois; & faisons
tres-expresses defenses à toutes personnes de quelque
qualité & condition qu'elles soient, de l'imprimer,
faire imprimer, vendre ny distribuer en aucun endroit
de ce Royaume, durant ledit temps, sous pretexte d'augmentation,
correction, changement de tiltre, ou autrement,
en quelque sorte & maniere que ce soit, à peine
de quinze cens livres d'amende, payables sans deport par
chacun des contrevenans, & applicables un tiers à nous,
un tiers à l'Hostel-Dieu de Paris, & l'autre tiers à l'exposant,
de confiscation des exemplaires contrefaits, & de
tous despens, dommages & interests; à condition qu'il
en sera mis deux exemplaires en nostre Bibliotheque publique,
& une en celle de nostre tres-cher & feal le Sieur
Seguier, Chancelier de France, avant que l'exposer en
vente, à peine de nullité des presentes: du contenu desquelles
nous vous mandons que vous fassiez jouïr plainement
& paisiblement l'exposant, & ceux qui auront
droict d'iceluy, sans qu'il leur soit fait aucun trouble ny
empeschement. Voulons aussi qu'en mettant au commencement
ou à la fin du livre un bref extraict des presentes,
elles soient tenuës pour deüement signifiées, & que
foy y soit adjoustée, & aux copies d'icelles collationnées
par l'un de nos amez & feaux Conseillers & Secretaires,
comme à l'original. Mandons aussi au premier nostre
Huissier ou Sergent sur ce requis, de faire pour l'execution
des présentes tous exploits necessaires, sans demander
autre permission: Car tel est nostre plaisir, nonobstant
opposions ou appellations quelconques, & sans
prejudice d'icelles, clameur de Haro, chartre Normande,
& autres Lettres à ce contraires. Donné à Paris le vingt-troisiesme
de Febvrier, l'an de grace mil six cens trente-neuf,
& de notre regne le vingt-neufiesme. Signé, Par
le Roy en son Conseil, CONRART.
Les exemplaires ont esté fournis, ainsi qu'il est porté par le Privilege.
Achevé d'imprimer le 10. jour de Febvrier 1640.
LES ACTEURS.
LEPANTE, | Prince de Sicile, & Amant d'Ismenie. |
EVANDRE, | Medecin. |
DORANTE, | Prince de Provence, & frere d'Ismenie. |
LYPAS, | Roy de Ligurie. |
ARGANT, | } Corsaires. |
TENARE, |
ERPHORE, | Confident de Lypas. |
ISMENIE. |
ARMILLE, | Dame d'honneur d'Ismenie. |
FELICE, | } Filles d'honneur d'Ismenie. |
CELIE, |
La Scene est à Marseille.
L'ILLUSTRE
CORSAIRE,
TRAGICOMEDIE
ACTE I
SCENE PREMIERE.
LEPANTE, EVANDRE.
EVANDRE.
O! merveille incroyable, ô! bien inesperé,
Quoy c'est vous que tant d'yeux ont si long-temps pleuré?
Vous mon Roy dont l'absence, ou la mort pretenduë
A de vostre maison l'esperance perduë,
Et de qui le retour va purger nos païs
Des monstres estrangers qui les ont envahis:
O! Ciel que ta sagesse en miracles feconde
Conduit heureusement les fortunes du monde!
LEPANTE.
Evandre, mettez fin à vostre estonnement,
Et me dites pourquoi, depuis quand, & comment
On a creu si long-temps qu'Ismenie estoit morte?
EVANDRE.
Sire, cette advanture arriva de la sorte:
Mais quelque authorité que vous ayez sur moy,
Comme mon bien-faicteur, mon Seigneur & mon Roy,
Vous ne sçauriez jamais cet estrange mystere
N'estoit que vostre honneur vous oblige a le taire:
Je ne vous diray point le trouble qui suivit
La nuict pleine d'horreur que le sort vous ravit,
Ny le dueil de la Cour, ny celuy de la ville
Apres qu'à vous treuver tout soin fut inutile,
Certes quand la Provence eust ses Princes perdus,
On n'eust pas plus de cris dans Marseille entendus,
Les plaintes de vos gens, & de vos domestiques
Ne se distinguoient pas d'avecques les publiques,
Tout chacun affligé d'une extreme douleur
Plaignoit également cet extreme malheur:
Mais pour comble d'ennuis cette jeune Princesse
Receut vostre disgrace avec tant de tristesse,
Qu'à la fin son esprit si grand & si bien fait,
Apres s'estre égaré, se perdit tout à fait,
Jamais dans ces transports n'ayant dit autre chose
Sinon, Lepante est mort, & nous en sommes cause.
Le feu Prince Iolas à qui m'avoit donné
Vostre pere & mon Roy le vaillant Prytané,
A travers la noirceur de sa melancolie
Descouvre le premier sa naissante folie,
S'advise incontinent de m'envoyer querir
Pour voir si par mon art je la pourrois guerir:
Mais ayant peu d'espoir du salut de sa fille,
Pour couvrir en tout cas l'honneur de sa famille,
Il fait courre le bruit qu'elle est au monument,
Ce que l'on croit par tout d'autant plus aysement
Que pour faciliter cette fourbe funeste
J'asseure en Medecin qu'elle est morte de peste:
Car comme chacun sçait, c'est un mal que souvent
Apporte dans nos ports le traficq du Levant,
Et dont cette Cité populeuse & marchande
Reçoit quasi tousjours une perte assez grande;
Que le Prince à dessein avoit choisi la nuit
Pour la faire inhumer & sans pompe & sans bruit.
LEPANTE.
Donc personne que vous ne sçavoit l'artifice?
EVANDRE.
Non, Seigneur, hors Zerbin, ma femme, & la nourrice,
L'entreprise entre nous se mesnagea si bien
Que tous ses autres gens n'en découvrirent rien;
J'avois dans la Provence une terre assez belle,
J'abandonne la Cour, je fais maison nouvelle,
Et par l'ordre du Pere y meine avecque moy
Sa fille, la nourrice, & son homme de foy:
Là pour sa guerison mes soins continuerent
Tant qu'au bout de deux ans ses maux diminuerent,
J'en advertis le Prince, il accourt promptement,
Et remarquant en elle un peu d'amendement
Vint plus souvent depuis dans nostre solitude
Sans suitte, & sous couleur d'y vacquer à l'estude;
Car d'un soin curieux les Astres observant,
On sçait assez par tout qu'il y fut tres-sçavant,
Enfin, apres neuf ans, cette fille cherie
Retourne avec son pere absolument guerie,
Et r'entre dans Marseille avec un appareil,
Comme en resjoüissance, en beauté nompareil;
Mais le pauvre Seigneur d'une fin naturelle
Quitta bien-tost apres sa dépoüille mortelle;
Ma femme, la Nourrice, & Zerbin en six mois,
Pour me laisser tout seul, le suivirent tous trois.
LEPANTE.
Et le peuple indiscret sçait-il cette advanture?
Ou s'il croit que les morts quittent la sepulture?
EVANDRE.
LEPANTE.
Que fit donc ce Prince ingenieux?
EVANDRE.
Par un nouveau mensonge il excuse le vieux,
Dit qu'il avoit connu, par le moyen des Astres,
Qu'elle estoit reservée à d'estranges desastres,
Si durant tout le temps qu'il jugeoit malheureux
Par les mauvais aspects d'un Astre dangereux
Cette jeune beauté n'évitoit sa disgrace
Dans l'estat inconnu d'une fortune basse,
Mesme quand Ismenie eut ses premiers beaux jours;
(Car ses debilitez n'ont pas duré tousjours.)
LEPANTE.
EVANDRE.
Non, deux ans ou plus elles furent égales;
Mais depuis son esprit eut de bons intervales,
Quand, dis-je elle voulut qu'on luy rendist raison
D'une si solitaire & longue prison,
Chacun separément luy dit la mesme chose,
Et par cette responce elle eut la bouche close;
Puis d'un ressouvenir qui la fit souspirer:
C'est trop tard, ce dit-elle, & se prit à pleurer;
Mais à ce que je voy vous en faites de mesme.
LEPANTE.
Ah! divine Beauté, que mon audace extreme
Nous a portez tous deux à d'extrémes malheurs,
Et que tu dois haïr la cause de tes pleurs.
EVANDRE.
Sire, laissant à part ce secret que j'ignore,
Tout mort que l'on vous croit, elle vous ayme encore.
LEPANTE.
Helas! fidelle Evandre, il est bien mal-aysé
Que son juste courroux soit si-tost apaisé,
C'est trop peu de dix ans à remettre une offence
Qui veut un siecle entier d'austere penitence.
EVANDRE.
Croyez qu'elle vous garde un reste d'amitié.
LEPANTE.
Dites que mon destin excite sa pitié;
N'importe, à tout hasard, il faut que je la voye;
Mais j'attens de vous seul cette derniere joye.
EVANDRE.
Et bien allons au Temple, elle y pourra venir.
LEPANTE.
Non, ce n'est pas assez, je veux l'entretenir.
EVANDRE.
Escrivez-luy plustost, & j'ose vous promettre
Que de ma propre main elle aura vostre lettre.
LEPANTE.
Quand je luy serois cher (ce que je ne croy pas)
Sans doute estant promise au puissant Roy Lypas,
Pour derniere faveur elle me feroit dire
Qu'elle plaint mon destin, mais que je me retire;
Ou si de luy parler j'ay l'adresse & le temps,
Je puis venir à bout de ce que je pretens,
A quoy la vive voix agira d'autre sorte
Que le simple entretien d'une escriture morte,
Trouvez donc les moyens de me la faire voir.
EVANDRE.
Sire, je le feray si j'en ay le pouvoir;
Car, comme vous sçavez, la chose est difficile,
Et l'on vit en Provence autrement qu'en Sicile.
SCENE II.
ARGANT, TENARE, cherchans Lepante.
TENARE.
C'est luy-mesme advançons.
EVANDRE.
Mais voicy deux Marchands
Qui viennent droit à nous à grands pas aprochants.
LEPANTE.
Ce sont deux de mes Chefs, d'entre tous nos Corsaires
Les plus honnestes gens, & les plus necessaires,
Tous deux mes vrays amis, & qui nés mes subjets
Sçavent seuls ma fortune, & mes hardis projets.
Et bien Argant?
ARGANT.
J'ay fait les choses ordonnées,
Et les commissions que vos m'aviez données.
LEPANTE
A t'on pris le signal qui vous doit advertir,
Et la lettre?
ARGANT.
Oüy, Seigneur, je n'ay plus qu'à partir.
LEPANTE.
Partez donc, employez les rames & les voiles;
Et dés que le Soleil fera place aux Estoiles
Faites venir la flotte, & si j'en ay besoin
Nos feux vous l'apprendront, ou vous serez bien loin.
EVANDRE.
Eh! Dieux, voulez-vous donc mettre la ville en cendre?
LEPANTE.
Non, non, ne craignez rien, cher & fidelle Evandre,
C'est un signal donné pour me mettre en estat
D'empescher au besoin un injuste attentat,
C'est un frain que j'apporte à la supercherie
Dont me pourroit user le Roy de Ligurie.
EVANDRE.
De faict craignant pour vous cet indigne rival,
J'ay creu que vous servir estoit vous faire mal,
Et difficilement pourriez-vous m'y contraindre,
Si vos precautions ne m'empeschoient de craindre;
Je ne voy qu'un mestier, encor bas & honteux
Qui nous puisse estre propre à contenter vos vœux.
LEPANTE.
Quoy, servir, mendier, se trainer dans la fange,
Dites, je suis à tout.
TENARE.
Que l'Amour est estrange,
EVANDRE.
LEPANTE.
TENARE.
Non, trop de gens le sont, & trop peu le font bien.
EVANDRE.
Connoissant vostre cœur, je n'ay point fait de doute
Qu'il ne vous dégoustast.
LEPANTE.
La suitte m'en dégouste
Tenare esloignez-vous: Cette indiscretion
Luy seroit un tableau de son affliction,
Et luy representer sa foiblesse passée,
N'est-ce pas à ses yeux la traiter d'insensée?
EVANDRE.
Dieux! elle ne croit pas l'avoir jamais esté,
Son frere seulement ne s'en est point douté;
Et si je n'avois sceu que la chose vous touche,
Elle seroit encore à sortir de ma bouche:
Non, non, à cela prés faites ce que j'ay dit,
Par cette invention, mon art & mon credit
Vous feront seurement aprocher Ismenie.
LEPANTE.
Et si quelqu'un des miens me tenoit compagnie?
EVANDRE.
Tout comme il vous plaira, soyez un ou deux fous,
Je vous introduiray.
LEPANTE.
TENARE.
Seigneur que vous plaist-il?
LEPANTE.
Il faut, mon cher Tenare,
Que vostre belle humeur aujourd'huy se declare.
TENARE.
Sire, c'est trop d'honneur & de gloire pour moy
D'adjuster mon humeur à celle de mon Roy.
LEPANTE.
A ce geste niais, ce ris & ce visage,
Jugez s'il sçaura faire un second personnage?
EVANDRE.
Je croy que ce mestier luy sera fort aisé;
Car naturellement je l'y voy disposé.
TENARE.
(Evandre est Medecin.)
Avec les qualitez que le vostre demande
La disposition y seroit bien plus grande.
EVANDRE.
Grand mercy: cet esprit qui n'est pas des plus sots,
TENARE.
EVANDRE.
A mon advis dira quelques bon mots:
Mais raillerie à part, il est bon, ce me semble
De concerter icy nostre jeu tous ensemble.
TENARE.
Quoy n'est-on pas d'accord que nous ferons les fous?
EVANDRE.
Oüy, mais il faut sçavoir le naturel de tous.
LEPANTE.
Le mien est serieux, triste, & melancolique.
EVANDRE.
LEPANTE.
Il est propre à quoy que l'on l'aplique
TENARE.
Oüy, je suis propre à tout, c'est un bon-heur que j'ay.
EVANDRE.
Vous ferez donc le triste, & luy fera le gay.
LEPANTE.
Sur tout que nostre jeu, si la chose est possible,
Soit en particulier, la presse m'est nuisible.
EVANDRE.
Si Madame n'est seule, asseurez-vous au moins
Que vostre Comedie aura peu de tesmoins;
Osté le Roy Lypas, qui rarement la quite,
La Cour est dans sa chambre extremement petite.
LEPANTE.
EVANDRE.
Il chassoit, on l'attend aujourd'huy.
LEPANTE.
L'intelligence est grande entre Lypas & lui?
EVANDRE.
Vrayment je ne croy pas, il montre bon visage;
Mais il fait à regret ce triste mariage.
LEPANTE.
Pourquoy le fait-il donc?
EVANDRE.
Il est vray qu'aysément
Il pouvoit l'empescher en son commencement;
Mais la chose depuis, par son peu de conduite,
A pris un cours trop long, & de trop grande suite:
Car sans difficulté c'est un Prince loyal,
Un naturel sans fard, un courage Royal,
Bon, juste, liberal, en un mot heroïque;
Mais qui ne passe point pour un grand Politique;
Ce n'est pas un esprit extremement adroit,
Prevoyant, entendu, ny tel qu'il le faudroit
Pour se débarrasser d'une semblable affaire.
LEPANTE.
Je dirois nettement que je n'en veux rien faire.
EVANDRE.
Il le diroit en vain, puisque la loy du sort
Abandonne le foible à la mercy du fort;
Il craint que ce Tyran, injuste sur tous autres,
N'usurpe ses Estats, comme il a fait les vostres.
LEPANTE.
Bien, bien, il les rendra, le temps en est venu:
Mais ne pensez-vous pas que je sois reconnu,
Evandre?
EVANDRE.
Non, Seigneur, vous ne le sçauriez estre,
Puis qu'Evandre lui-mesme a pû vous méconnestre;
Quand vous fustes perdu vous n'aviez que vingt ans,
Et le changement d'air, la fatigue & le temps
Vous ont changé depuis avec tout l'advantage
Qui peut faire admirer un Heros de vostre âge:
Vous-vous verrez tantost dans mon Estude peint
En ce premier éclat de jeunesse & de teint:
Mais que vous avez bien une façon plus mâle,
Et qui sent beaucoup mieux sa personne Royale.
TENARE.
Il est vray que dix ans font un grand changement.
LEPANTE.
Et puis l'opinion y fait estrangement,
On me croit mort par tout, & sur cette creance
Je puis voir Ismenie avec toute assurance,
A qui je veux pourtant, si tantost je le puis,
Donner juste sujet d'apprendre qui je suis.
EVANDRE.
Venez donc dans ma chambre afin de vous instruire,
En attendant de moy le temps de vous produire.
LEPANTE.
EVANDRE.
Laissez-m'en le soucy,
Une Dame d'honneur que nous avons icy,
A qui le Roy Lypas donne & promet sans cesse,
Luy rendra cet office auprés de la Princesse,
Je veux qu'elle vous serve en cette occasion,
Et qu'elle contribuë à sa confusion.
SCENE III.
ISMENIE, CELIE.
ISMENIE.
Page, dites au Roy qu'il m'excuse de grace,
Que tantost, s'il luy plaist, au retour de la chasse,
Il ne tiendra qu'à luy de m'en venir parler;
Mais qu'à mon grand regret je n'y sçaurois aller.
Au moins pour tout le jour me voila déchargée
Du pesant entretien dont il m'eust affligée.
CELIE.
Oüy, mais le conviant de venir à ce soir,
C'est jusques à minuit qu'il nous le faudra voir.
ISMENIE.
Il sera bien grossier s'il ne prend ma responce
Plustost pour un refus que pour une semonce.
CELIE.
Il sera ce qu'il est jusques au dernier point,
Mesme le cœur me dit qu'il ne chassera point,
Je croy que vostre Altesse est trop infortunée
Pour avoir en sa vie une bonne journée.
ISMENIE.
Qu'il est bien vray, Celie, & que depuis dix ans
J'ay donné peu de treve à mes regrets cuisans;
Que j'ay souffert de maux, & que l'on m'en prepare
En me sacrifiant à ce Prince barbare,
Insuportable en tout, comme en tout imparfait,
Et pour qui le bon sens n'a jamais esté fait:
A quoy de mes malheurs l'aveugle connoissance
Que vous donna vostre art au poinct de ma naissance,
Sçavant Prince Yolas? à quoy tant de soucy,
Si vos precautions ont si mal reussy?
Pour destourner de moy ces fieres destinées
On devoit arrester le cours de mes années,
Et confirmant le bruit que l'on en fit courir
Dés mon troisiesme lustre il me falloit mourir,
Mon terme eut esté court, mais pour le moins ma vie
Eust ignoré les maux dont elle est poursuivie
Ma mort eust prevenu ce que tousjours depuis
J'ay souffert de remors, de craintes & d'ennuis,
Et l'on verroit encor plein d'honneur & de gloire
Ce Phœnix des Amans, si cher à ma memoire,
Au moins n'eut-il pas eu cette funeste amour
Qui me priva de joye en le privant du jour:
Dieux! au respect du bien que ce malheur nous oste
La satisfaction fut pire que la faute;
Vous fustes, cher Lepante, ô cruel souvenir!
Trop prompt à m'offencer, & trop à vous punir,
Vostre indiscretion en toute chose égale
Me fut en tous les deux également fatale:
Pourquoy m'offenciez-vous? ou pourquoy l'ayant fait
Punissiez-vous sur moy vostre propre forfait?
Il valoit mieux laisser vostre audace impunie
Que d'en punir Lepante aux despens d'Ismenie,
Ce que la passion, indiscrette de soy,
Vous fit mal à propos entreprendre sur moy;
Ce baiser malheureux pris contre ma defence,
A toute extremité n'estoit pas une offence,
Qu'un long bannissement ou des yeux ou du cœur
N'eut encore punie avec trop de rigueur:
Helas! mon indulgence en fut cause en partie,
Mille fois, mais trop tard, je m'en suis repentie,
Mon indiscretion vous fit estre indiscret,
Et j'en devrois mourir de honte & de regret;
Ma faute est à la vostre à peu prés comparable,
Mais la mort a rendu la vostre irreparable,
Mon dueil inconsolable, & mes justes remors
Ne vous osteront pas du triste rang des morts.
CELIE.
Madame, à faire ainsi, vostre melancolie
N'aura jamais de fin.
ISMENIE.
Non, discrette Celie,
Non certes, que la mort ne nous ait reünis.
CELIE.
Bien donc, que vos regrets ne soient jamais finis,
Plustost que par la mort le destin les finisse:
Mais voicy ma Compagne.
ISMENIE à Felice.
Et bien, chere Felice,
Partira-t'il bien tost?
FELICE.
Madame le voicy,
Il marche sur mes pas.
ISMENIE.
FELICE.
CELIE.
ISMENIE.
FELICE.
ISMENIE.
SCENE IV.
LE ROY LYPAS, ISMENIE, FELICE, CELIE.
LYPAS.
Madame, j'estois prest à monter à cheval
Quand un penser douteux que vous-vous treuviez mal,
M'a fait venir tout seul en diligence extréme
Pour en estre asseuré de vostre bouche mesme.
ISMENIE.
Vray'ment je doy beaucoup à vos soins obligeans,
Il est vray que tantost j'avois dit à mes gens
Qu'on ne me verroit point avec mon mal de teste;
Mais, Sire, il ne faut pas que cela vous arreste,
Allez vous divertir.
LYPAS.
L'Amant est bien brutal
Qui peut se recréer quand son Amante est mal.
FELICE.
CELIE.
LYPAS.
Oüy, Madame,
Le corps prend trop de part aux souffrances de l'ame,
Tant que vous serez mal, je fay serment aux Dieux
De ne vous quitter point.
ISMENIE.
Je me sens desja mieux,
Et vostre Majesté se donnant moins de peine,
J'auray bien-tost perdu ce reste de migraine.
LYPAS.
Venez donc à la chasse, ou je n'en croiray rien.
ISMENIE.
LYPAS.
Mes oyseaux volent bien,
Mes Chiens chassent des mieux.
ISMENIE.
Cette chasse est commune,
LYPAS.
N'importe elle est plaisante.
CELIE.
O! Dieux qu'il importune.
ISMENIE.
En fin plaisante ou non, vous m'en dispenserez,
J'iray quelqu'autre jour que vous rechasserez.
LYPAS.
Pour le moins, du balcon de vostre galerie,
Voyez passer ma meute & ma fauconnerie.
ISMENIE.
Et bien je le feray pour vous rendre content.
FELICE.
Ma sœur qu'il est fascheux, qu'il est persecutant.
CELIE.
Il l'est bien tellement, qu'en l'humeur où nous sommes,
Il nous feroit haïr tout le reste des hommes.
SCENE V
EVANDRE, ARMILLE.
ARMILLE.
En effect, il est vray que vous avez raison,
Et que de sa gayeté dépend sa guerison,
Tant qu'elle sera triste, elle sera mal saine;
Et ce sang eschauffé qui cause sa migraine
Luy fait mal recevoir les caresses du Roy:
Car n'estoit ce chagrin, je ne sçay pas pourquoy
Elle auroit à degoust l'hymen & la personne
Qui luy met sur la teste une double Couronne,
Si bien que par raison d'Estat & de santé
Il faut rendre la joye à son cœur attristé;
Je vay donc de ce pas luy faire prendre envie
De voir ceux que j'ay veus, & dont je suis ravie;
Car enfin je les treuve extremement plaisans,
Pourveu qu'ils ne soient pas de ces fols mal-faisans,
De qui l'extravagance est par fois dangereuse.
EVANDRE.
La leur estant vrayment de nature amoureuse,
Il est à presumer qu'il n'ont rien de meschant,
Outre que je le croy sur la foy du Marchand,
Homme de probité, de moyens & d'estime,
Depuis trente ans, ou plus, mon hoste & mon intime.
ARMILLE.
Et le prix, à propos, vous l'a-t'il fait sçavoir?
EVANDRE.
Travaillez seulement à les luy faire voir,
S'ils plaisent, le marché sera facile à faire.
ARMILLE.
J'y vay donc aporter tout le soin necessaire:
Mais venez-y vous-mesme afin de nous ayder
Dans le commun dessein de la persuader.
EVANDRE.
Allons, je le veux bien. La dupe est embarquée
Pour montrer son credit, par où je l'ay piquée,
Elle s'en va produire un rival trop expert
Pour le contentement de celuy qu'elle sert.
Fin du premier Acte.
ACTE II.
SCENE PREMIERE.
ISMENIE, EVANDRE, ARMILLE.
ARMILLE.
Voila le personnage, & bien que vous en semble?
ISMENIE.
Je le treuve naïf, & plaisant tout ensemble,
Puis qu'il m'a fait passer un quart d'heure d'ennuy,
Que si l'autre en son genre est aussi bon que luy,
C'est un couple d'Esprits de diverse nature
Qui font de leur folie une belle peinture;
Car l'autre, dites-vous, estant plus serieux
Ce meslange d'humeurs doit estre gracieux.
EVANDRE.
Je croy que le dernier vous plaira davantage;
Car dés qu'il se verra dans ce bel equipage
Il ne tranchera plus que de principauté.
ARMILLE.
Comment, quel equipage, où l'a-t'il emprunté?
ISMENIE.
Quoy, vous oubliez donc que par vostre priere
Je luy viens d'envoyer un habit de mon frere,
Et qu'il n'a point voulu parestre devant moy
A moins d'estre couvert & receu comme un Roy?
ARMILLE.
Madame, excusez-moy, la chose est si plaisante
Que j'en auray long-temps la memoire presente;
Mais j'ay creu par ces mots, d'Equipage & de Beau,
Qu'on luy dressoit encor quelque appareil nouveau.
ISMENIE.
Non, il n'a qu'un habit, & son suivant un autre,
Pour leur contentement autant que pour le vostre.
ARMILLE.
Croyez que vostre Altesse en aura du plaisir,
Pourveu qu'elle le traite au gré de son desir;
Car comme il se croit Prince, il faut qu'elle luy rende,
Et reçoive de luy les honneurs qu'il demande,
Et l'engage sur tout, apres quelques discours
A luy faire un narré de ses belles amours.
EVANDRE.
Oüy, c'est d'où sa folie a pris son origine,
Son Maistre m'en asseure, & je me l'imagine.
ISMENIE.
Bien, il sera traité de toutes les façons,
Et suivant son humeur, & suivant vos leçons.
EVANDRE.
Ainsi vous en aurez un passe-temps extréme.
ISMENIE.
Allez donc le haster, & l'amenez vous-mesme.
EVANDRE.
Ouy, Madame, j'y cours. Tout va bien jusqu'icy.
ISMENIE.
Mais, Armille, vostre homme a si bien reüssy
Que nos filles enfin, qui se donnent carriere,
Pour mieux le gouverner ont demeuré derriere.
ARMILLE.
Et luy-mesme se plaist à les entretenir:
Les voicy toutesfois, je les entends venir.
SCENE II.
ISMENIE, ARMILLE, FELICE.
ISMENIE à Felice.
Nous verrons à la fin que Felice & Celie
Prendront avec Tenare un grain de sa folie.
FELICE.
Si par trop de plaisir on prend le mal des fous,
Vostre Altesse a raison d'aprehender pour nous,
Qui fort bien à mon gré nous sommes diverties,
Tant de ses questions, & de ses reparties,
Comme de ses recits pleins de naïfveté,
D'amours & de combats qui n'ont jamais esté;
Au reste il a treuvé ma Compagne si belle
Que je croy tout de bon qu'il est amoureux d'elle;
Elle qui d'autre part y treuve son plaisir
Picque tant qu'elle peut son folastre desir,
Par tant de complaisance, & tant d'affeterie,
Qu'à moins d'estre hypocondre, il faut que l'on en rie;
Vous allez voir entrer cet Amoureux badin
Avec tous les soucis & les choux du jardin,
Qu'en forme d'une aigrette elle a mis sur sa tocque.
ISMENIE.
FELICE.
Vostre Altesse se mocque:
Mais je croy, sur ma foy, qu'elle l'ayme en effait
Plus que le Courtisan des vostres le mieux fait:
Les voicy, je vous prie observons leur entrée.
SCENE III.
CELIE, TENARE bouffonnement vestu.
ISMENIE.
Ah! Dieux, les beaux soucis.
TENARE.
C'est une main sacrée,
Une divine main plus blanche que le lis
Qui me les a donnez, attachez & cueillis.
ISMENIE.
Ce sont donc des faveurs?
TENARE.
Cela pourroit bien estre.
ISMENIE.
De grace dites-nous, ou nous faites connestre
Le bien-heureux objet dont les charmans appas,
Vous ont pû rendre sien?
TENARE.
ISMENIE.
Du moins promettez-moy que si je vous la nomme
Vous l'advoürez par signe;
TENARE.
Oüy, foy de Gentil-homme.
ISMENIE.
Allons donc au conseil, mais nous trois seulement;
Celie, entretenez vostre nouvel Amant.
TENARE.
Je n'ay pas entrepris un mauvais personnage.
Ma Reyne, je voy bien que la Princesse enrage
De voir que je vous ayme, & suis aymé de vous.
CELIE, en se mocquant.
Je le croy, mon Amant; c'est un Esprit jaloux
Qui ne sçauroit souffrir qu'on regarde personne,
Si ce n'est elle-mesme.
TENARE.
Il est vray, ma Mignonne:
Mais si tu m'aymes bien, ne doute point aussi
Que jusqu'au monument tu ne sois mon soucy,
Ou plustost mon Jasmin, ma Rose, & ma Pensée.
CELIE.
O! l'adorable pointe, & qu'elle est bien placée;
Mon Prince, où prenez-vous ces beaux mots, ces douceurs?
TENARE.
Amour me les suggere, & les neuf doctes Sœurs,
Qui laissent rarement une bouche muette.
CELIE.
Je croy qu'en son bon sens il fut mauvais Poëte.
SCENE IV.
ISMENIE, FELICE, ARMILLE, revenant à TENARE.
ISMENIE.
Enfin, discret Amant, nous l'avons deviné,
Celie est ce Soleil, cet objet fortuné,
Cette chere Maistresse, & si digne d'envie,
Qui dispose du sort d'une si belle vie,
Et dont la gentillesse & les regards charmans
Luy font gaigner en vous le Phœnix des Amans.
CELIE.
C'est en vostre faveur, mon Cœur, que l'on me loue.
TENARE.
ISMENIE.
ARMILLE.
Son silence l'advoüe;
Mais le Seigneur Tenare est adroit en un point,
Que pour nous mettre en peine, il ne le dira point.
TENARE.
Non, chacun en croira ce qu'il en voudra croire.
CELIE.
Et moy je le veux dire, il y va de ma gloire;
Oüy, Madame, il est vray, ma grace, ou mon bonheur,
Ou plustost tous les deux, m'ont acquis cet honneur;
Nos deux cœurs sont bruslez d'une ardeur mutuelle,
Qui du moins dans le mien sera perpetuelle.
TENARE.
Et dans le mien aussi, n'en doutez nullement.
FELICE.
ARMILLE.
ISMENIE.
Mais vostre amour, Celie, est estrangement forte,
Puis qu'elle vous oblige à parler de la sorte;
Car encor faudroit-il moderer vostre feu
Ou du moins par pudeur le couvrir tant soit peu,
CELIE.
Cet adorable objet de ma premiere flâme
En excuse la force, & m'exempte de blâme,
C'est pour quelque vulgaire & basse affection
Qu'il me faudroit avoir cette discretion:
Mais quant à ce Heros, vostre Altesse elle-mesme
En estant bien aymée, avoüroit qu'elle l'ayme:
On diroit que Nature a fait tous ses efforts
A luy former l'esprit aussi beau que le corps;
Voyez.
FELICE.
Il s'adoucit, & luy jette une œillade.
ARMILLE.
Il faut, ou que je rie, ou que je sois malade.
CELIE.
Pour moy je n'en puis plus.
ISMENIE.
Et bien je vous permets,
Et vous commande aussi de l'aymer desormais,
Sans que jamais nul autre au change vous invite.
TENARE.
Ah, ah, ah, me changer, vrayment je l'en dépite;
Aussi-tost qu'une Dame a gousté mes appas,
L'amour qu'elle a pour moy surmonte le trépas,
Il faut que des Enfers sa pauvre ombre revienne
Afin d'avoir encor l'entretien de la mienne,
Ne pouvant plus jouïr de celuy de mon corps
Du moment que le sien est au nombre des morts,
D'où vient qu'une ombre ou deux se meslant à la nostre,
Nous l'avons plus épaisse & plus noire qu'une autre,
Ce qui se voit assez quand je suis au Soleil,
Me changer.
ISMENIE.
En effet vous estes sans pareil;
Mais elle doit trembler d'une crainte eternelle
Que vous ne la quitiez.
TENARE.
Jamais, elle est trop belle.
FELICE.
J'en voudrois donc avoir de plus rares faveurs
Que des fueilles de choux, & de vilaines fleurs,
Autrement.
CELIE.
Voy ma sœur, que vous estes plaisante.
TENARE.
Non, ne vous troublez pas, suffit, je m'en contente.
ARMILLE.
Qu'elle vous donne un nœud.
TENARE.
Pourquoy, que sçavez-vous
Si j'ayme mieux un nœud qu'une fueille de choux?
ARMILLE.
TENARE.
En dépit de l'envie
Je garderay ceux-cy tout le temps de ma vie.
ISMENIE.
Et comment ferez-vous, car c'est une faveur
Qui n'aura dans deux jours ny beauté ny saveur?
TENARE.
C'est par où je pretends les garder davantage,
Si tost qu'ils secheront j'en compose un potage,
Ou plustost, pour mieux dire, un charmant consommé,
Qui dans mon estomach proprement enfermé
Se convertit apres en ma propre substance.
CELIE.
O miracle d'esprit, d'amour & de constance!
FELICE.
ISMENIE.
Escoutons, j'oy du bruit
C'est l'autre, accompagné, d'Evandre qui le suit,
Je vay le recevoir avec ceremonie.
SCENE V.
LEPANTE, sous le nom de Roy Nicas, EVANDRE.
EVANDRE.
Grand Roy, voyez venir la Princesse Ismenie.
NICAS.
Il n'est pas mal aysé de s'en appercevoir,
Sa grace & sa beauté me le font assez voir.
FELICE.
Ma Sœur, sans moquerie, il a fort bonne mine.
NICAS.
Le desir d'adorer vostre beauté divine
M'a fait quiter la Mer & ma flotante Cour,
Afin d'estre en la vostre un Esclave d'Amour.
CELIE.
Il est plus serieux, mais plus fol que Tenare.
ISMENIE.
Sire, j'estimerois ma beauté bien plus rare,
Et l'aymerois bien plus que je n'ay jamais fait
Si vostre servitude en estoit un effait:
Mais au moins jusqu'icy si vous m'avez aymée,
C'est sur la foy d'un tiers, & de la Renommée.
NICAS.
C'est plustost sur la foy du Ministre des Dieux,
Qui cent fois en dormant m'a montré vos beaux yeux,
Et m'a dit; Roy Nicas, monte sur mes espaules,
Je te veux transporter à la coste des Gaules,
Et là te faire voir dans un trône éclatant
Celle que mon pinceau te va representant,
C'est d'elle que dépend ton repos & ta gloire,
Elle te peut oster l'importune memoire
Des rudesses d'Iphis, qui te croit au tombeau,
Et dont, comme tu vois, elle est le vray tableau.
ARMILLE.
ISMENIE.
Pour me treuver semblable
A quelque autre beauté qui vous fut agreable,
Je vous plais par copie?
NICAS.
Oüy, rien que ce rapport
N'entretient mon amour.
ISMENIE.
Vous m'obligez bien fort,
Et moy dés maintenant je vous ayme au contraire
Comme un original qu'on ne peut contrefaire.
NICAS.
CELIE.
Ma Sœur, jusqu'à present
Je ne le treuve pas extrémement plaisant.
FELICE.
EVANDRE.
Souvenez-vous, Madame,
De luy faire parler de sa premiere flâme;
Car c'est sur ce sujet que le fol reüssit.
ISMENIE.
Sire, voudriez-vous bien nous faire le recit
De vos belles amours avec cette Maistresse
De qui je vous doy faire oublier la rudesse,
Cette adorable Iphis qui vous croit au tombeau,
Et dont je suis enfin le bien-heureux tableau?
NICAS.
Madame, volontiers: qu'on m'apporte une chaise.
ISMENIE.
Il est vray que les Roys doivent estre à leur aise.
TENARE.
ARMILLE.
Tost des sieges par tout.
ISMENIE.
Le reste, s'il luy plaist, demeurera debout.
TENARE.
Exceptez-en ma Reyne, il faut qu'elle s'assie,
Mets-toy sur mes genoux.
CELIE.
Je vous en remercie,
Si le Roy nous permet de nous asseoir tout bas,
Son Altesse y consent.
ISMENIE.
NICAS.
Moy je vous le permets, jettez-vous sur l'Estrade.
EVANDRE.
ARMILLE.
O! Dieux, qu'il est malade.
FELICE.
NICAS.
Escoutez un discours merveilleux,
Que la pluspart de vous tiendra pour fabuleux;
Mais je verray ma peine en plaisir convertie
Pourveu que son Altesse en croye une partie,
Et que par quelque signe, ou veritable, ou feint,
Elle me flatte au moins de l'espoir d'estre plaint.
ISMENIE.
Commencez seulement avec cette asseurance
Que je vous plains desja.
NICAS.
J'ay donc bonne esperance.
ISMENIE.
En effect, je le plains, & voudrois pour beaucoup
Qu'Evandre le guerist.
ARMILLE.
NICAS.
Chacun sçait, ou sçaura; que je suis Roy d'une Isle
Qui ne vaut guere moins que toute la Sicile,
Tenare le sçait bien.
TENARE.
Il est vray qu'il est Roy;
Mais tel que ses subjets sont presque tous en moy.
NICAS.
Non loin de mon Royaume un viel & sage Prince
Gouvernoit en repos une grande Province,
Et sa magnificence y tenoit une Cour
Qui la rendoit aymable aux Princes d'alentour,
J'y vins, & n'y vis point de si rare merveille
Que l'Infante sa fille en beauté nompareille,
Dont le regard modeste, amoureux & vainqueur,
Qui sembloit me sommer de luy rendre mon cœur,
M'osta d'abord l'envie & le temps de combatre;
Elle pouvoit compter trois lustres, & moy quatre;
Bref mon bon-heur fut tel que mon feu l'enflama,
A force de l'aymer je croy qu'elle m'ayma.
ISMENIE.
Et quels signes d'amour vous donna cette belle?
NICAS.
C'est qu'estant sur le point de me separer d'elle,
(Helas! voicy le bien d'où mon mal est venu)
Cet Esprit jusqu'alors tousjours si retenu,
Oubliant la froideur qu'il nous avoit montrée
Nous permit dans sa chambre une secrette entrée,
Où seul sur le minuit je fus luy dire adieu
Malgré tous les soupçons, & de l'heure, & du lieu;
C'est là que toute chose augmentant mon audace
En cherchant un baiser, je treuve ma disgrace,
Ses yeux auparavant si calmes & si clairs
Me lancent des regards qui semblent des éclairs,
Et sa bouche offencée aux injures ouverte,
Me foudroye en ce mots, qui causerent ma perte:
Indiscret, me dit-elle, apres cet accident
Ne me montre jamais ton visage impudent,
Meurs, & soüille la Mer de tes flames impures.
ISMENIE.
O! Ciel, que de rapport avec mes adventures.
NICAS.
Je pense l'apaiser, je me jette à genoux,
Mais en vain, ma presence augmente son courroux,
Elle m'ordonne encor le trépas pour suplice,
Pleure, souspire, plaint, appelle sa Nourrice,
Et luy commande enfin de me mettre dehors:
Là pressé de douleur, de honte & de remors,
Je gagne une fenestre effroyablement haute,
De qui le pied respond dans la mer où je saute,
Qui depuis ce temps là m'a tousjours retenu
Jusques à maintenant que j'en suis revenu,
Pour vous rendre, Madame, un eternel hommage.
EVANDRE.
Tout va bien, la Princesse a changé de visage.
ISMENIE.
Seigneur, quelque discours qui me puisse affermir,
Vostre effroyable saut me fait encor fremir,
Et vous fistes tous deux une imprudence extresme,
L'un commanda trop tost, l'autre obeit de mesme.
ARMILLE.
TENARE.
Il le peut croire aussi.
Car je suis asseuré que la chose est ainsi.
ISMENIE.
Mais je m'estonne fort que vous ne vous perdistes,
Que fit-on pour vostre aide, ou qu'est-ce que vous fistes?
NICAS.
En habit de Marchand Neptune m'aparut,
Qui me mit dans son Char, & qui me secourut.
ISMENIE.
CELIE.
Un fou qui nous fait rire.
NICAS.
Il me retint tousjours sur son humide Empire,
Sur vingt mille Tritons m'establit Admiral,
Et de tous leurs Palais, Intendant General;
Que je vous viens offrir, belle & grande Princesse,
Pour vous y retirer au cas qu'on vous oppresse.
ISMENIE.
J'en rends tres-humble grace à vostre Majesté.
TENARE.
Il parle de sa flotte, & dit la verité.
ISMENIE.
Mais, Sire, il en faut pas qu'une indiscrette envie
D'oüir tout le discours d'une si belle vie
Me fasse preferer le bien que j'en attens
Au mal que vous auriez de parler plus long-temps.
NICAS.
(Il dit ces deux vers tout bas.)
Il ne tiendra qu'à vous d'en aprendre le reste,
Et de le rendre encore ou plus ou moins funeste.
ISMENIE.
Je vous entens, tantost nous en sçaurons la fin.
EVANDRE.
L'affaire, ce me semble est en fort bon chemin.
TENARE, aux filles.
Mon Maistre est un peu fou, mais il est sans malice,
C'est pourquoy je le souffre.
ISMENIE.
Armille, & vous Felice,
Faites voir ma voliere & mes jardins au Roy,
Evandre, cependant demeurez avec moy.
TENARE à CELIE.
Adieu donc doux Nectar de mon ame alterée.
CELIE.
TENARE.
Adieu ma Cytherée:
Adieu belle Princesse.
ISMENIE.
Adieu beau Cavalier;
Allez l'accompagner jusqu'au grand escallier.
SCENE VI.
ISMENIE, EVANDRE.
ISMENIE.
Ayez soin de ces gens, cher & fidelle Evandre,
Et sçachez du Marchand combien il les veut vendre,
Sur tout pour contenter mon desir curieux,
R'amenez-moy tantost nostre Amant serieux:
Mais prenez vostre temps en l'absence d'Armille,
Qui sortira bien tost pour s'en aller en ville.
EVANDRE.
Madame, asseurez-vous que cela sera fait.
ISMENIE.
EVANDRE.
Jusqu'icy tout succede à souhait.
ISMENIE, seule.
O! grands Dieux qu'est-cecy, parmy tant de merveilles
Doy-je point soupçonner mes yeux & mes oreilles?
Qu'ay-je oüy? qu'ay-je veu? mes sens émerveillez,
Pouvez-vous m'asseurer d'estre bien éveillez?
Non, non, j'ay fait un songe, ou je suis enchantée.
CELIE revenuë.
Quoy, Madame, ce fou vous a-t'il attristée?
ISMENIE.
Non pas tant que surprise.
CELIE.
Eh bons Dieux! & comment?
ISMENIE.
Ou j'ay sujet de l'estre, ou par enchantement
Ce qui c'est dit & veu, n'est qu'ombre & que mensonge,
Ou tous les assistans n'ont fait qu'un mesme songe.
CELIE.
Je sçay trop que pour moy je n'ay point sommeillé,
Et qu'encore à present j'ay l'œil bien éveillé:
Mais que vous a-t'il dit qui vous ait pu surprendre?
ISMENIE.
Ce que rien de mortel ne luy pouvoit apprendre;
Si bien qu'absolument je conclus tout de bon,
Ou que c'est mon Lepante, ou que c'est un Demon.
CELIE.
Puisque vous en parlez avec tant d'assurance,
Le premier, ce me semble, a bien plus d'apparence.
ISMENIE.
Le retour des Enfers est aux morts defendu.
CELIE.
Et pourquoy voulez-vous qu'il y soit descendu?
ISMENIE.
Helas! sans le vouloir, ma colere, ou sa rage,
L'y fit precipiter au plus beau de son âge:
Si je vous avois dit quel fut son triste sort
Vous n'auriez pas raison de douter de sa mort:
Mais, horsmis ma Nourrice au monument enclose,
Aucun n'en sceut jamais le genre ny la cause.
CELIE.
ISMENIE.
Non, mais je l'ay veu choir
D'un lieu qui fait mourir seulement à le voir:
Car pour vous reveler sa derniere adventure,
Dans l'horreur d'une nuit des nuits la plus obscure,
Je l'ay veu (mais ô Dieux! vous n'en parlerez pas)
Se jetter dans la Mer de ma fenestre en bas;
Et le cours du Soleil a fait un second lustre
Depuis que mon amour fit cette perte illustre.
CELIE.
Seroit-il le premier qu'en pareil accident
Les Dieux ont retiré d'un trépas évident?
Les livres sont tous pleins de semblables exemples
Dont nous voyons encor les tableaux dans nos Temples.
ISMENIE.
Mais où depuis dix ans se seroit-il tenu?
CELIE.
C'est un secret du sort qui nous est inconnu;
Mais qui n'empesche pas que ce ne soit Lepante.
ISMENIE.
Ah! Dieux, si c'estoit luy, que je mourrois contente.
CELIE.
Si personne en sçait rien il faut que ce soit vous.
En a-t'il quelque signe?
ISMENIE.
Il les a presque tous,
Sa bouche, son regard, sa parole, son geste,
Et bref, horsmis son teint, il en a tout le reste;
Car lors qu'il se perdit il avoit la façon
D'une jeune beauté sous l'habit d'un garçon.
CELIE.
Madame, c'est lui-mesme, & toute sa folie
N'est qu'un sage artifice.
ISMENIE.
Ah! que je crains, Celie,
Que l'Amour, une fievre, une longue prison,
Ou quelque autre accident n'ait troublé sa raison.
CELIE.
Bien loin d'avoir pour luy cette obligeante crainte,
Croyez que sa folie est une accorte feinte,
Par où, l'adroit qu'il est, a voulu rechercher
Les moyens de vous voir, & de vous aprocher;
Mesme je croy qu'Evandre, ou je suis bien trompée,
Est de l'intelligence, & qu'Armille est dupée,
L'industrieux vieillard, qui sans doute le sert,
L'employe à le produire, & se met à couvert.
ISMENIE.
A ce conte, Celie, elle n'est pas trop fine;
CELIE.
Non, mesme il a tant fait que pour la bonne mine
Du plus interessé de nos deux Amoureux,
Elle a tiré de vous deux beaux habits pour eux.
ISMENIE.
En effect il est vray que plus je vous écoute,
Moins sur cette matiere il me reste de doute:
Mais allons aux jardins nous en entretenir,
Attendant le vieillard qui l'y fera venir,
Afin que mes soupçons changez en certitude
Mon esprit desormais n'ait plus d'inquietude.
Fin du second Acte.
ACTE III.
SCENE PREMIERE.
ISMENIE, seule apres la reconnoissance de Lepante.
STANCES.
Apres dix ans de mort Lepante voit le jour!
Apres dix ans d'ennuy ma joye est revenuë;
O! surprise agreable, ô! fortuné retour,
O! merveille du Ciel à la terre inconnuë,
Effaits prodigieux de Fortune & d'Amour,
Aveugles Deitez que je vous suis tenuë,
Et que j'esprouve bien qu'un bien fait est plus grand
Alors qu'il nous surprend.
C'est à toy proprement que ce miracle est deu
Fortune, dont la main en merveilles feconde,
Me redonne un tresor que j'estimois perdu:
Mais, ô puissant Demon, si craint par tout le monde,
Je te doy beaucoup moins pour me l'avoir rendu,
Que pour l'avoir sauvé des abismes de l'onde,
Quand mon juste courroux trop prompt à s'irriter
L'y fit precipiter.
Cruel ressouvenir du succez mal-heureux
Qui suivit cette nuit si tragique & si noire
Par l'expiation de son crime amoureux;
Effroyables objets sortez de ma memoire,
Afin qu'apres dix ans de pensers douleureux
Je compte un seul instant d'esperance & de gloire,
Où je puisse gouster aussi purs qu'innocens
Les transports que je sens.
Mais helas! cet instant, s'il m'estoit accordé,
Seroit un bien pour moy de trop longue durée,
Non, non, c'est desja trop de l'avoir demandé,
A des peines sans fin je me sens preparée,
Et par l'ordre du Ciel qui doit estre gardé,
La Fortune & l'Amour ont ma perte jurée
Puisque je n'en reçoy cet aymable tresor
Que pour le perdre encor.
Cet infame Tyran riche du bien d'autruy,
Esgallement hay des peuples qu'il opprime,
Et de ceux dont par force il veut estre l'appuy,
Ce monstre à qui l'hymen doit m'offrir en victime,
Me conduit à la mort, que je crains moins que luy.
Par les degrez d'un trône estably par le crime;
Si Lepante au besoin ne donne un prompt effait
Au dessein que j'ay fait.
SCENE II.
ISMENIE, LEPANTE, EVANDRE.
ISMENIE.
Mais le voicy qui vient, ô Prince déplorable!
Que ma faute & la vostre ont rendu miserable,
Trop prompt à m'offencer & trop à m'obeir,
Qu'avec juste raison vous me devez haïr.
LEPANTE.
Ny mes Estats perdus, ny depuis dix années
Ma fortune, & ma vie à tout abandonnées,
Ne m'ont rien fait souffrir que n'ait trop merité
Mon indiscrette audace envers vostre beauté,
Et je prendrois à gré ma fortune presente
Pourveu que mon retour vous pleust.
ISMENIE.
Oüy, cher Lepante,
Je vous le dis encore, le bien de vous revoir
Est un des plus parfaits que je pouvois avoir,
Quelque severe loy que la pudeur m'impose,
Je veux montrer ma joye à celuy qui la cause,
Apres tant de travaux, de constance & de soins,
Le cœur le plus ingrat ne pourroit faire moins.
LEPANTE.
Vous loüez ma constance, & moy tout au contraire,
J'ay sur cette matiere un reproche à vous faire,
Puis qu'apres le discours que je vous ay tenu
Encor ne sçay-je pas si vous m'eussiez connu,
Si l'homme que voila ne vous eust point aydée
A retracer de moy quelque confuse idée.
EVANDRE.
Je ne l'ay secouruë en aucune façon.
ISMENIE.
Non, vostre seule histoire a causé mon soupçon;
Car pour vostre personne, encore que j'y treuvasse
Mesme bouche, mesme œil, mesme air, & mesme grace,
Ce ne m'estoit pourtant qu'un indigne rapport
D'un Esclave vivant avec un Prince mort:
Mais de vostre trépas la triste renommée
Estant par tout receuë, & par tout confirmée,
Que pouvois-je penser, sinon que vous estiez
Ce mesme extravagant que vous representiez,
Et si naïfvement, que j'ay dit à Celie
Que je craignois pour vous quelque accez de folie.
LEPANTE.
Vrayment mon personnage a fait un bel effait.
ISMENIE.
Prenez vous en à vous qui l'avez si bien fait.
EVANDRE.
Tout indigne qu'il est il faut bien qu'il l'exerce,
S'il veut continuer son amoureux commerce.
ISMENIE.
Oüy, Lepante, il le faut, si vous me voulez voir,
Et nous vous ayderons de tout nostre pouvoir,
Evandre, moy, Celie, & peut estre Felice,
Couvrirons vostre jeu d'un commun artifice;
Ainsi quelque fascheux qui puisse survenir,
J'auray tousjours moyen de vous entretenir,
Et de gouster au moins cette innocente joye.
LEPANTE.
Tous m'est doux, tout m'est beau pourveu que je vous voye;
Que je passe par tout pour un fol serieux,
Si j'ay vostre entretien je suis Roy glorieux,
Et tiens qu'à ce prix-là les plus sages de Grece
Voudroient à ma folie échanger leur sagesse.
ISMENIE.
Au lieu de me tenir ces discours obligeans
Contez-moy sous quel Ciel, & parmy quelles gens
Les Dieux & la Fortune ont depuis dix années
Laissé couler sans bruit vos tristes destinées;
Sur tout apprenez-moy quel caprice du sort,
Contre toute apparence empescha vostre mort,
Car c'est, à dire vray, de toute la Nature
La plus prodigieuse & plus rare advanture.
EVANDRE.
ISMENIE.
LEPANTE.
Puis qu'il vous plaist,
Oyez en peu de mots la chose comme elle est.
J'avois par la douleur, & l'eau que j'avois beuë
Perdu le sentiment, la parole & la veuë,
Quand des coups & des cris accompagnez d'effroy
Me furent un sujet de revenir à moy,
Dans le coin d'un navire, & presque à fonds de cale,
Je me treuve estendu sur un lit dur & sale,
Du sang d'un homme mort tout fraischement soüillé,
Et de quantité d'eau dont je l'avois moüillé.
ISMENIE.
EVANDRE.
LEPANTE.
Comme je contemplois ce spectacle funeste
Deux soldats, la lanterne & l'espée en avant,
Vinrent voir si quelqu'un estoit encor vivant,
Et treuvant un vieillard caché parmy des hardes
Luy passerent deux fois leurs glaive jusqu'aux gardes;
Apres venans à moy qui n'attendois pas mieux,
Je vis que le plus jeune arresta le plus vieux,
Observa mon habit, ma phisionomie,
Et luy montra du doigt l'eau que j'avois vomie,
Puis en mauvais Romain lui dit semblables mots:
Celuy-cy, que sans doute on a tiré des flots,
En l'estat qu'on le void, moüillé, pasle & malade,
N'a pas causé la mort du vaillant Encelade,
Il est pour un Marchand trop richement vestu,
Et ne doit point mourir s'il n'a point combatu:
Il en faut consulter le reste de la troupe
Dit l'autre, & le porter dans la chambre de poupe:
Cela dit, chacun d'eux me transporte à son rang
Sur un tillac couvert d'une mare de sang,
Et qui servoit encor de Scene & de Theatre
A la fureur de Mars qui s'y venoit d'ébatre;
Là par raison d'Estat, & par necessité
Je déguise mon nom, mon sort, ma qualité,
Et dis que pour m'oster à la fureur d'un maistre
J'avois sauté dans l'eau d'une haute fenestre,
De sorte qu'en l'estat où l'on m'avoit treuvé
Je ne pouvois sçavoir qui m'en avoit sauvé:
Lors des plus apparents un bon nombre s'assemble,
Qui long-temps & tous bas deliberent ensemble.
ISMENIE.
Dieux que je crains pour vous.
LEPANTE.
Ils furent plus courtois
Que dans mon desespoir je ne le souhaittois;
Ils me firent seicher, & par leur bonne chere
S'efforcerent en vain de charmer ma misere;
Car je gardois tousjours pour nourrir ma langueur
L'image de ma faute & de vostre rigueur.
ISMENIE.
LEPANTE.
Je m'en vay vous le dire.
Apres avoir destruit ce mal-heureux Navire
De qui je fus le seul & le dernier vivant,
Ils reprennent soudain la route du Levant,
Et je passe avec eux dans un vaisseau de guerre
Qui ne craignoit en tout que la flame & la terre;
Je fus leur prisonnier un mois & presque deux
En attendant le temps de me dérober d'eux,
Qui m'eussent fait payer une rançon immense
Si ma discretion n'eust caché ma naissance,
Quand le plus grand ennuy qui pouvoit me saisir,
Sur le poinct d'échaper m'en osta le desir;
J'apris auprés de Tyr le bruit faux & funeste
Que la belle Ismenie estoit morte de peste;
Et quelque temps apres je sceus la verité
Qu'un injuste voisin m'avoit desherité:
Car, comme vous sçavez, cette honte des Princes
Un mois apres ma perte entra dans mes Provinces,
Où mon frere Anaxandre, en defendant le sien,
Perdit à la bataille & la vie & le bien;
Ainsi donc n'ayant plus ny d'espoir ny d'envie,
Je mis à l'abandon ma fortune & ma vie,
Courus par desespoir tous les bords estrangers
Où l'on peut mieux treuver les extrémes dangers;
Et bref cherchay la mort sur la terre & sur l'onde
Tant que je ne creus pas que vous fussiez au monde.
ISMENIE.
Au moins depuis six mois ayant sceu que j'y suis
Vostre cœur a fait trevve avec ses ennemis,
Où croyant jusqu'icy vostre perte assurée
J'ay bien souffert des maux de plus longue durée:
Mais quel sort tenebreux a caché vos beaux jours?
LEPANTE.
C'est d'une estrange vie, un estrange discours,
A quoy le jour entier auroit peine à suffire.
ISMENIE.
Bien donc, une autre fois vous pourrez nous le dire:
Mais éclaircissez-moy l'histoire du vaisseau
Dont le Ciel se servit à vous tirer de l'eau?
LEPANTE.
Vous m'obligez, Madame, au recit d'une chose,
Que pour n'avoir point veuë il faut que je supose,
Et dont tous les témoins ont pery devant moy;
Mais tousjours, en tout cas voicy ce que j'en croy.
C'estoit un vaisseau Grec, qui sortoit de Marseille,
(Comme j'ay sceu depuis) riche & fort à merveille,
Il ne vit pas ma cheute à cause de la nuit,
Mais il ne laissa pas d'en entendre le bruit,
Il dépescha l'esquif, & remarqua la place
Avec tant d'heur pour nous, ou plustost de disgrace,
Qu'il est à presumer que revenant sur l'eau
Quelqu'un des Mariniers nous mit dans le bateau:
Mais soit que la pitié qu'ils m'avoient témoignée
Eut contre leur vertu la Fortune indignée,
Ou soit que ma disgrace eut attiré la leur
Par la contagion de mon propre malheur,
A ce premier éclat que le Soleil nous montre
Un Navire Africain leur vint à la rencontre,
A qui l'avare faim, & l'espoir du butin
Fait commencer la charge avec son Brigantin:
Nos Marchands, gens de cœur, songent à se defendre,
Resolus de perir plustost que de se rendre:
En ce premier combat, le Chef des assaillans
Est porté dans la Mer, & trois des plus vaillans,
Il y meurt; cependant le gros Navire aproche,
Qui donne l'escalade à l'autre qu'il acroche;
En fin, pour faire court, apres un long effort
Cet injuste agresseur demeure le plus fort;
Alors sur [le] vaincu le vainqueur fait main basse,
Et le pauvre Marchant ne treuve point de grace,
Tous sont sacrifiez par la flame & le fer
Aux manes d'Encelade estouffé dans la Mer.
EVANDRE.
Et ces cœurs sans pitié, ces Conquerans avares,
Estoient assurément Pirates & Barbares?
LEPANTE.
Oüy, des plus redoutez, & des plus belliqueux.
ISMENIE.
Mais vous, combien de temps fustes-vous avec eux?
LEPANTE.
Il luy faut desormais déguiser la matiere;
J'y passay d'un Soleil la course presque entiere;
Mais ayant en horreur leurs actes inhumains
Je fis tant qu'à la fin j'eschapay de leurs mains.
EVANDRE.
Ah que vous fistes bien, ce sont ceux-là peut-estre,
Qui prirent nos vaisseaux, & le Prince mon Maistre.
LEPANTE.
Comment, que dites-vous, l'ont ils fait prisonnier?
ISMENIE.
Oüy, mon frere en fut pris cet Automne dernier:
Mais bien loin de s'en plaindre, il presche leurs loüanges
Obligé qu'il y fut par les faveurs estranges
Qu'il receut de leur Chef le fameux Axala,
Ou du moins de sa part, car luy n'estoit pas là:
Mais dés qu'il sceut la prise & le nom de mon frere,
Il dépescha vers luy sa premiere Galere,
Et nous le renvoya par ceux qui l'avoient pris,
Avec cent complimens, & vingt chevaux de prix.
LEPANTE.
Je ne le connoy point, mais il est en estime
D'estre assez genereux, courtois & magnanime;
Je le blame pourtant d'exercer un mestier
Indigne d'un grand homme, & d'un courage altier.
ISMENIE.
Possible jusqu'icy l'a-t'il fait par contrainte,
Et sa necessité merite d'estre plainte.
LEPANTE.
Je l'advoüe, & moy-mesme ayant fait comme luy
Je devrois me servir de l'excuse d'autruy;
Que je vous sçay bon gré d'avoir de la tendresse
Pour les cœurs genereux que la Fortune oppresse,
C'est par là que j'espere, & par là, que je croy,
Que vous aurez encor quelques pensers pour moy.
ISMENIE.
Je serois trop ingrate, inconstante & blamable,
Si pour estre moins grand vous m'estiez moins aymable,
Vostre sort au contraire accroist mon amitié
Par ces tendres pensers qu'inspire la pitié,
La perte d'un Estat que je causay moy-mesme,
Ne doit pas empescher qu'un bon cœur ne vous ayme;
C'est pourquoy (l'honneur sauf) esperez tout de nous,
Comme si la Sicile estoit encore à vous.
LEPANTE.
Que j'espere, & Lypas, à qui l'on vous destine?
ISMENIE.
Je luy feray si froide & si mauvaise mine,
Que s'il n'est insensible il esteindra son feu.
LEPANTE.
Et s'il ne l'esteint pas?
ISMENIE.
LEPANTE.
Mais d'un frere engagé la puissance absoluë
Peut rendre en sa faveur vostre ame irresoluë.
ISMENIE.
Bien, Lepante, en ce cas vous me la resoudrez,
Croyez qu'il n'en sera que ce que vous voudrez,
Et que sur cet hymen, non plus que sur tout autre,
Je ne suivray jamais de conseil que le vostre.
Je pense pour tous deux en avoir assez dit.
LEPANTE.
EVANDRE.
O! bons Dieux, que l'amour enhardit.
LEPANTE.
Mais si l'on vous contraint, comme c'est l'apparence,
Que deviendra Lepante avec son esperance?
ISMENIE.
Vous estes deffiant & pressant jusqu'au bout.
LEPANTE.
Je le suis en effect, pource que je crains tout.
ISMENIE.
Lepante encore un coup, je vous parle en ces termes;
Les Cieux ne tournent point sur des Poles plus fermes,
Qu'est le dessein que j'ay de ne manquer jamais
A ce que je vous dois, & que je vous promets:
Mais joüez vostre jeu, je voy venir Armille.
LEPANTE.
Laissez-moy travailler: Ma personne en vaut mille,
Et quiconque osera pretendre à vostre amour,
Fust-il un autre Mars, il y perdra le jour;
Mais puisque vous souffrez qu'un autre vous caresse,
Adieu, je vay chercher ma premiere maistresse,
ISMENIE.
LEPANTE.
SCENE II.
ARMILLE, qui a entendu ce qu'il a dit.
EVANDRE.
ISMENIE.
Vous nous trouvez brouillez.
ARMILLE.
Madame, il me le semble,
Quand je vous ay quittez vous estiez mieux ensemble;
Et d'où vient, s'il vous plaist, que vous estes si mal?
ISMENIE.
Il s'est imaginé qu'il avoit un rival,
Et depuis ce temps là je l'ay treuvé si rare
Qu'Evandre vous dira qu'il vaut mieux que Tenare,
Pour moy je l'ayme mieux.
EVANDRE.
ARMILLE.
Si bien que l'un & l'autre ont fort bien reussi,
Vrayment j'en suis bien ayse estant cause en partie
Du plaisant entretien qui vous a divertie.
ISMENIE.
Je le confesse, Armille, & je vous en sçay gré,
Vous ne pouviez me plaire en un plus haut degré:
Mais quitons ce discours, & me dites de grace
Si mon frere & le Roy sont venus de la chasse?
ARMILLE.
Oüy, Madame, & de plus par moy fort bien instruits
De l'humeur des Messieurs que je vous ay produits.
ISMENIE.
ARMILLE.
Dans la cour de l'Ovale;
Mais quand je suis venuë ils montoient à la salle.
ISMENIE.
Allez les donc chercher vous qui les gouvernez.
EVANDRE.
ISMENIE.
Vos fous, & nous les ramenez.
EVANDRE.
Pour Tenare il accourt, si je puis le connestre,
C'est luy, reste à treuver son fantasque de maistre,
Qui ne manquera pas à se faire prier.
SCENE IV.
TENARE, accourant tout effrayé.
ISMENIE.
Tenare, où courez-vous? qu'avez-vous à crier?
TENARE.
ISMENIE.
Pourquoy donc faites-vous ce vacarme?
TENARE, se tournant du costé d'où il est venu.
Poltrons, m'assassiner & me prendre sans armes,
Vous estes des marauts.
ARMILLE.
TENARE.
Vous sçavez que Celie & moy nous aymons fort.
ISMENIE.
Tres-bien, & que Felice en est mesme jalouse.
TENARE.
Justement, elle enrage, & veut que je l'espouse;
Mais me treuvant trop ferme en ma premiere amour,
Elle veut de dépit me faire un mauvais tour
Par ces deux assassins qui m'ont pris par derriere.
ISMENIE.
C'est mon frere & le Roy qui se donnent carriere.
ARMILLE.
SCENE V.
DORANTE, LYPAS.
LYPAS.
Nous le treuverrons bien.
TENARE.
ISMENIE.
Ils ne vous feront rien,
Demeurez prés de moy: Seigneurs, je vous suplie,
Permettez avec moy qu'il espouse Celie.
DORANTE.
Puisque c'est un hymen que vous avez permis,
Il est juste, & dés-là nous sommes ses amis.
TENARE.
Je suis le vostre aussi; mais jamais de Felice.
SCENE VI.
FELICE, CELIE.
ISMENIE.
Aprochez l'une & l'autre, on vous a fait justice,
Celie est à Tenare.
CELIE.
ISMENIE.
Pour vous n'y songez plus.
FELICE.
Jamais puis qu'il vous plaist;
Mais j'en mourray d'ennuy.
TENARE.
Dy d'amour & de rage,
Jalouse.
LYPAS.
ARMILLE.
L'autre l'est davantage;
Car outre qu'il s'estime aussi grand Roy que vous,
C'est qu'il traite Madame en Amoureux jaloux:
Le voicy, mais sans rire admirons son entrée.
SCENE VII.
LEPANTE, faisant le fasché & l'imperieux.
Quelle sorte de gens ay-je icy rencontrée,
Evandre?
ISMENIE.
Aprochez, Sire, & ne vous faschez pas,
Le plus proche de vous est le grand Roy Lypas,
Et l'autre mon parent.
LEPANTE.
Pour l'un je le respecte;
Mais j'ay de ce Lypas la presence suspecte;
J'ayme vostre parent, & suis son serviteur;
Pour l'autre je le hay comme un usurpateur,
Qui veut s'aproprier mon bien & ma Maistresse.
LYPAS.
Et quel tiltre, & quel droit vous donne la Princesse?
LEPANTE, parlant tousjours sous le nom du Roy Nicas.
Ma longue affection, mon immuable foy,
Elle enfin qui m'accepte, & qui se donne à moy.
DORANTE.
Sire, essayez de grace à le mettre en colere.
LYPAS.
Vous ne meritez pas un si digne salaire,
A moy seul apartient l'honneur de la servir,
Et c'est moy, Roytelet, qui vous la veux ravir.
LEPANTE.
Avant que cela soit j'y perdray trente Princes;
Dont le moindre commande à trois grandes Provinces.
TENARE.
Il parle de ses Chefs, & de nos grands vaisseaux.
DORANTE.
Mais, Sire, où tenez-vous ces Princes vos vassaux?
LEPANTE.
A deux doigts de la mort, chez Mars & La Fortune.
LYPAS.
Je croy que vostre Empire est subjet à la Lune.
LEPANTE.
Tu pourrois dire encor qu'il est sujet au vent,
Afin que ton mépris me picquast plus avant:
Mais sçache, Roy Lypas, que si j'entre en furie
Je te feray quiter la Mer de Ligurie,
Et que si desormais tu disputes mon bien
L'Empire que tu dis me donnera le tien.
EVANDRE.
TENARE.
LYPAS.
Vrayment il est bien fou.
LEPANTE.
Je voy bien à cet' heure,
Chacun est partisan de sa prosperité;
Mais bien-tost les rieux seront de mon costé.
DORANTE.
Sa colere est trop grande, il faut que je l'apaise:
Vous jetter dans la guerre, ah! Sire, aux Dieux ne plaise;
Deux grand Roys comme vous n'en viendroient pas aux mains
Sans troubler le repos du reste des humains;
Non, non, pour le salut & de l'un de l'autre,
Recevez ma parole, & me donnez la vostre,
Que celuy de vous deux que choisira ma sœur,
Sans dispute & sans trouble en sera possesseur,
LYPAS.
LEPANTE.
ISMENIE.
Puis que le faict m'importe,
Et que mon frere mesme à mon choix se rapporte,
Je ne rougiray point de dire devant tous,
Que c'est le Roy Nicas que je veux pour Espoux.
LYPAS.
Puisque je l'ay promis, il faut que je le quitte;
Mais c'est à son bon-heur, plustost qu'à son merite,
PAGE, à Dorante.
Seigneur, un Estranger là-dehors vous attend,
Pour vous donner, dit-il un pacquet important,
Au reste son habit, sa mine & sa presance,
Font croire que luy-mesme est homme d'importance.
LYPAS.
C'est possible un Courier de vostre Majesté,
Roy Nicas.
LEPANTE.
Il est vray, tu dis la verité,
Roy Lypas.
ARMILLE.
Il le dit comme il se l'imagine.
LYPAS.
Allons, nous verrons tous s'il a si bonne mine.
ACTE IV.
SCENE PREMIERE.
DORANTE, ERPHORE.
ERPHORE.
Seigneur, quelque soupçon qui me tombe en l'esprit,
Je veux croire pourtant qu'Axala vous escrit,
Et qu'en cette hymenée il a l'effronterie
De disputer la palme au Roy de Ligurie;
Mais vostre jugement n'a pas dequoy douter
Que le plus grand des deux ne la doive emporter,
Si bien que maintenant c'est à vous à connestre
Quel rang tient ce Pirate, au prix du Roy mon Maistre.
DORANTE.
Je sçay quel est son rang, & quel celuy du Roy;
Mais je suis obligé de luy garder la foy.
ERPHORE.
Mais la raison d'Estat vous deffend de le faire.
DORANTE.
Mais celle de l'honneur m'ordonne le contraire,
Et d'autant que l'honneur m'est plus cher que le bien,
Je le suy sans reserve & sans crainte de rien.
ERPHORE.
Vous estiez en prison alors que vous promistes,
Et vostre liberté deffait ce que vous fistes.
DORANTE.
Je luy promis ma sœur dans ma captivité;
Mais rien ne m'y força que sa civilité,
Et croyant que possible il éprouvoit la mienne,
Je luy donnay la foy qu'il faut que je luy tienne:
Il est vray j'en fis trop, mais puisque je l'ay fait,
Telle qu'est ma promesse elle aura son effait.
ERPHORE.
Pourquoy donc recevoir la parole d'un autre,
Puisque le grand Corsaire avoit desja la vostre?
DORANTE.
Avant qu'à cette amour le Roy fut embarqué,
Il avoit sceu la chose & s'en estoit mocqué;
Dorante, me dit-il, cette galanterie
Ne doit pas arrester un Roy de Ligurie;
C'est un trait de Pirate aussi vain qu'indiscret,
Et, si vous m'en croyez vous le tiendrez secret:
Je le creus, & ma sœur ne vient que de l'apprendre
Par mon commandement, & la bouche d'Evandre.
ERPHORE.
Ce pretexte de foy me semble un peu leger;
Car ou vous nous trompiez, ou sans ce messager
Nostre hymen dans huict jours estoit prest à ce faire.
DORANTE.
ERPHORE.
Ainsi vous trompiez le Corsaire.
DORANTE.
Point, je pouvois le faire & sauver mon honneur.
ERPHORE.
DORANTE.
J'ay son escrit, voyez-en la teneur.
LETTRE D'AXALA A DORANTE.
Dorante, il y a quatre mois que vous
promistes à mon Lieutenant Artaxes, que
vous m'accorderiez pour femme vostre sœur
unique la Princesse Ismenie, à la premiere semonce
que vous en recevriez de ma part, & que vous
jurastes entre ses mains par l'ame de vostre Pere,
que vous me la donneriez si dans un mois apres je
venois vous la demander en personne dans vostre
ville de Marseille: Je vous asseure donc que vous
m'y verrez au plustost, pour vous sommer moy-mesme
de l'execution de vostre promesse. C'est
la rançon que je vous demande, & vous ne
pouvez me refuser sans offencer les Dieux, & perdre
parmy les hommes la reputation où vous estes
du plus loyal & du plus genereux Prince de la
terre.
AXALA.
A ces conditions, vous voyez bien Erphore,
Que tantost, l'honneur sauf, je le pouvois encore,
Et non plus maintenant qu'il l'a fait demander.
ERPHORE.
Vostre Altesse, Seigneur, me doit donc accorder,
A voir comme Axala prit mal son asseurance,
Que si la chose est vraye elle a peu d'aparence;
Car pour ses seuretez il estoit à son choix
De vous prescrire encor de plus estroites loix,
Et vous obliger mesme à cette tyrannie
De luy mener chez luy vostre sœur Ismenie,
Et ne l'ayant pas fait.
DORANTE.
Il fit plus sagement,
Sa moderation surprit mon jugement,
Je creus que ce galand & genereux Corsaire
Me menaçoit d'un coup qu'il ne voudroit pas faire,
Et que sa vanité (comme il peut advenir)
M'obligeoit à promettre, & non pas à tenir:
Cependant s'il le veut, il faut que je le fasse,
Et le grand Roy Lypas m'excusera de grace;
C'est pourquoy, sage Erphore, allez le disposer
A gouster la raison qui me doit excuser;
Dites luy que pour moy (comme il est veritable)
J'ay de son déplaisir un regret incroyable,
Qu'apres un accident si digne de pitié,
Je suis encor heureux d'avoir son amitié,
Et que je perds assez perdant son alliance,
Sans que mon mauvais sort m'oste sa bienveillance;
Enfin obligez-moy de luy representer
Le destin qui me force à la mécontenter,
Puisque telle est pour moy ma parole donnée
Touchant ce malheureux & funeste hymenée.
ERPHORE.
Seigneur, à dire vray, je souhaiterois bien
Qu'un autre luy donnast ce fascheux entretien;
Car je ne doute point qu'il ne treuve bien dure,
Et la chose elle-mesme, & vostre procedure,
Il ayme la Princesse, & difficilement
La poura-t'il ceder à cette indigne Amant;
Je tascheray pourtant d'empescher sa furie,
Ou de la moderer.
DORANTE.
Allez, je vous en prie,
Et faites que le tout se passe à la douceur,
O! Prince infortuné: Mais j'apperçoy ma sœur,
Il faut pour quelque temps éviter ses approches,
Ses plaintes, ses regrets, & ses justes reproches.
SCENE II
ISMENIE, EVANDRE, CELIE.
ISMENIE.
Et pourquoy si long-temps m'a-t'il voulu cacher
Ce funeste secret?
CELIE.
ISMENIE.
Et me fasche-t'il moins qu'il ne m'auroit faschée?
CELIE.
Vous ayant jusqu'icy l'advanture cachée,
Vous ne souffrez au moins que depuis aujourd'huy.
ISMENIE.
Mais il m'eust preparée à souffrir mon ennuy,
Au lieu qu'il me surprend, & qu'il fait que j'en meure.
EVANDRE.
Mais le Prince luy-mesme a creu jusqu'à cette heure
Qu'il ne devoit jamais vous parler de cela,
Et que c'estoit un trait d'humeur d'Axala,
Par tout assez fameux pour la galanterie,
D'autant mieux qu'un Pirate à peine se marie,
Sur tout un General, dont la perfection
Est de ne rien aymer que sa profession,
Telle sorte de gens estimant qu'une fâme
Rend un Chef moins hardy pour le fer & la flâme:
Mais cetuy-cy, peut-estre, en est assez aymé,
Et pour se marier, & pour estre estimé.
ISMENIE.
Ainsi donc mon destin qui tousjours devient pire,
De l'amour d'un grand Roy qui m'offroit un Empire,
Me jette à la mercy d'un Corsaire effronté:
O! Ciel qui n'as pour moy ny grace ny bonté,
Quand adresseras-tu ta derniere tempeste
Sur ceste detestée & miserable teste?
EVANDRE.
Madame, bien souvent nous querellons les Cieux
Quand pour nostre salut ils travaillent le mieux.
ISMENIE.
Helas! & que font-ils pour me rendre contente?
EVANDRE.
Contre toute esperance, ils vous rendent Lepante,
Afin de vous servir de rempart asseuré
A soustenir l'assaut qui vous est preparé,
Il sçait vostre advanture, & c'est par son adresse
Que vous échaperez du danger qui vous presse:
Car, à ce que je voy, le Prince est resolu
D'user en vostre endroit d'un pouvoir absolu,
Si bien que vostre mieux, apres la patience,
C'est d'avoir en Lepante une entiere fiance:
Il entre, ce me semble, & Felice avec luy.
Monstrez-luy franchement vostre ame & vostre ennuy,
Auparavant qu'Armille, ou quelqu'autre survienne.
SCENE III
LEPANTE, FELICE.
ISMENIE.
Si vostre affection est pareille à la mienne
Lepante; nous voicy les deux plus malheureux
Qui jamais ayent souffert sous l'Empire amoureux;
Le sort qui jusqu'icy pour nous faire la guerre
Sembloit se contenter des Tyrans de la terre,
Nous suscite aujourd'huy les Monstres de la Mer
Pour les joindre possible avec ceux de l'Enfer:
Ce n'est plus à Lypas que je suis destinée,
C'est au fier Axala que je seray donnée,
Si par vostre conseil, ou par vostre valeur,
Vous ne m'ostez bien-tost de ce pressant malheur,
Je l'appelle pressant, puisque demain, peut-estre,
Il viendra m'enlever des bords qui m'ont veu naistre,
Pour vivre, comme il fait, des miseres d'autruy,
A la mercy des flots, que je crains moins que luy,
LEPANTE.
Mais si vous n'aviez pas le malheureux Lepante,
Comment soustiendriez-vous cette fiere tourmente?
Quel phare en cette nuict vous monstreroit le port?
ISMENIE.
En cette extremité j'irois droit à la mort;
Depuis qu'on m'a parlé d'une flâme nouvelle,
Ma resolution a tousjours esté telle.
LEPANTE.
Et maintenant encor, qu'avez-vous resolu?
ISMENIE.
D'eslire le trépas que vous aviez esleu,
D'aller du mesme endroit, & sur vos mesmes traces,
Estouffer dans la Mer ma vie & mes disgraces.
LEPANTE.
Ce n'est pas le chemin qu'il faut que vous suiviez,
Lepante en sçait un autre, & veut que vous viviez.
ISMENIE.
Considerez-moy donc comme une autre Andromede,
Comme un autre Persée accourez à mon ayde,
Et pour vous, & pour moy, taschez de me sauver
De ce Monstre Marin qui me veut enlever:
Oüy, pour vous, & pour moy, remarquez mes paroles,
Qui ne vous donnent point d'esperances frivoles.
CELIE.
Les mots sont obligeants.
FELICE.
LEPANTE.
Vous m'obligez autant que vous m'embarrassez,
Ayant bien de la peine à faire une responce
Digne de ma fortune, & de vostre semonce;
Vostre excessive amour se porte aveuglement
A me combler de gloire & de contentement,
Et l'excez de la mienne, à mon bon-heur contraire,
Resiste à la faveur que vous me voulez faire,
Sur le poinct de joüir d'un bien si desiré,
Ma propre passion me rend consideré;
Il est vray qu'au besoin il me seroit facile
De vous faire treuver un favorable azile,
Où vous n'auriez à craindre en aucune façon
Qu'un frere vous forçast à payer sa rançon;
Mais j'ay trop de courage, & vous m'estes trop chere
Pour vous enveloper dans ma propre misere:
Quoy ne sçavez-vous pas, miracle de beauté,
Que j'ay perdu ma gloire avec ma Royauté?
Qu'en me precipitant, mon trône & ma fortune
Tomberent avec moy d'une cheute commune?
Que je n'ay plus de rang, ny plus de qualité,
Et que jusque à mon nom, le sort m'a tout osté?
ISMENIE.
N'importe, il me suffit que vous estes né Prince,
Vostre moindre vertu vaut mieux qu'une Province,
Et sans gloire, & sans bien, l'amour que j'ay pour vous
Me rendra tout aysé vous ayant pour Espoux.
CELIE à Felice.
Ah! ma sœur, son amour la rendra malheureuse.
LEPANTE.
Je reçois à genoux cette offre genereuse;
Mais au moins pensez-y, je vous le dis encor,
L'espoir est mon dernier & mon plus grand tresor:
Je n'ay plus cet éclat, ces riches équipages,
Ce nombre d'Officiers, cette suitte de Pages,
Ny tous ces Courtisans que je soulois avoir
En l'estat florissant où vous m'avez pû voir.
ISMENIE.
Tant mieux, les grands Estats ont des grandes disgraces,
Et la tranquilité suit les fortunes basses.
LEPANTE.
Au reste ma retraite est au milieu des eaux,
Dans le fonds de l'Egypte, & parmy les roseaux.
ISMENIE.
Encor mieux, nous l'aurons comme je la souhaite.
LEPANTE.
O! Dieux, fut-il jamais une ame si parfaite.
Mais vos filles, Madame?
ISMENIE.
Aurez-vous bien le cœur
De me suivre?
FELICE.
ISMENIE.
CELIE.
FELICE.
Mieux que moy, grand mercy de vostre courtaisie,
Pourquoy mieux, s'il vous plaist?
ISMENIE.
LEPANTE.
Et le fidelle Evandre, on ne le compte pas.
EVANDRE.
Non, mais en quelques lieux que s'addressent vos pas,
C'est un poinct resolu qu'il sera de la suitte,
Ou qu'il empeschera vostre amoureuse fuitte.
ISMENIE.
Lepante, vous voyez, c'est maintenant à vous
A treuver les moyens de nous enlever tous;
Au reste pour du bien n'en soyez pas en peine,
D'une seule ceinture, & d'une seule chaisne,
Qui sont presentement tout ce que j'ay valant,
Nous aurons six fois plus que ne vaut un talant.
LEPANTE.
Avant que commencer cette haute entreprise,
Il faut, suivant la foy que vous m'avez promise,
Que vous juriez encor par la sœur du Soleil,
Que vous suivrez en tout mon ordre & mon conseil.
ISMENIE.
Je le jure, & de plus, je t'exhorte, ô Diane,
A vuider ton carquois sur ma teste prophane
Si je manque à tenir le serment que j'ay fait.
LEPANTE.
ISMENIE.
Et bien Lepante, estes-vous satisfait?
LEPANTE.
Je le suis tout autant que j'ay sujet de l'estre;
Mais il me reste encor à vous faire connestre
Qu'à vouloir procurer ma gloire & mon bon-heur
Vous perdez vostre frere en perdant vostre honneur;
Si bien qu'à mon advis, vous ne sçauriez mieux faire
Que de mettre en effait ce conseil salutaire,
Espousez Axala.
ISMENIE.
Dieux! bons Dieux, qu'ay-je oüy?
CELIE.
FELICE.
ISMENIE.
Axala, dites-vous? que j'espouse un Pirate,
Ame lasche, infidelle, & sur toutes ingrate,
Ah conseil odieux!
LEPANTE.
Mais il est à propos
Pour le bien de Dorante, & pour vostre repos.
ISMENIE.
Je ne suis point garant, ny n'entre en connoissance
D'une promesse injuste, & faite en mon absence,
Et pour ce faux honneur, qui n'est qu'un peu de bruit,
Si je le perds pour vous, vous en aurez le fruit;
Parlez donc tout de bon.
LEPANTE.
Le Ciel me soit contraire
Si vous y conviant je ne pense bien faire,
Et si ma passion ne m'oblige à cela.
ISMENIE.
Tu dis encor un coup que j'espouse Axala,
Meschant?
EVANDRE.
Je n'entends point ce changement estrange.
ISMENIE.
O Ciel! en quel estat la Fortune me range:
Mais ce n'est point le Ciel, ny la Fortune aussi,
C'est la desloyauté de l'ingrat que voicy,
Ou plustost ma bonté de qui je me doy plaindre,
Apres le plus grand coup qui me pouvoit atteindre;
En effait je m'accuse, & ne te blasme plus;
Toute Amante qui s'offre est digne de refus,
L'excez de mon amour trop prompte & trop brulante,
A fait mourir la tienne, ou l'a rendu plus lente,
Et le Ciel contre moy justement animé
Me veut punir par toy de t'avoir trop aymé:
Ce n'est pas toutesfois qu'une si belle faute
N'eust produit autre effect en une ame plus haute,
Et que l'extréme ardeur de mon zele amoureux
N'eust confirmé l'amour dans un cœur genereux:
Mais tu disois tantost devant la compagnie,
Parlant de la Fortune & de sa tyrannie,
Que jusques à ton nom elle t'a tout osté,
Adjoustes-y le cœur, l'honneur & la bonté;
L'un ou l'autre des trois t'eust defendu d'éclorre
Le coupable dessein qui fait que je t'abhorre,
Non pour m'avoir manqué de constance & de foy,
Puisque c'est un defaut assez commun de soy;
Et que peut-estre aussi ma beauté n'est pas telle
Qu'elle puisse arrester un esprit infidelle,
Mais pour l'indignité de ton lasche conseil,
En toute circonstance à nul autre pareil:
Indiscret, impudent, desobligeant, infame,
Et qui montre en un mot les vices de ton ame,
Ingrat qui ne veut point d'un present de valeur,
Afin d'en enrichir un illustre voleur;
Cruel qui refusant une Princesse offerte,
Veux encor par serment l'obliger à sa perte.
CELIE.
Voyez, rien ne l'esmeut ce cœur dénaturé.
ISMENIE.
Bien donc, puis qu'il te plaist, & que je l'ay juré,
Je subiray la loy que ta rigueur m'impose;
Mais un songe & cela sera la mesme chose,
Tant la mort à l'hymen sera jointe de prés,
Et le mirte amoureux au funeste cyprés:
Adieu, separons-nous.
CELIE.
ISMENIE.
LEPANTE.
Madame, encore un mot, & puis je me separe.
ISMENIE.
Point, point, je ne veux plus ny te voir, ny t'oüir.
LEPANTE.
Mais c'est pour un sujet qui vous peut resjoüir:
La raison desormais, belle & grande Princesse,
Veut qu'avec vostre erreur vostre colere cesse,
Puisque le seul desir d'éprouver vostre amour
M'avoit solicité de vous faire ce tour.
ISMENIE.
Lepante, aucunefois le plus sage s'oublie.
LEPANTE.
ISMENIE.
Que deviendra le serment qui me lie?
Car enfin j'ay juré d'espouser Axala,
Et vous en faites jeu.
LEPANTE.
Je ne dis pas cela:
Je vous exhorte encor, autant que je vous ayme,
D'espouser Axala, (c'est à dire moy-mesme)
Moy-mesme qui pour moy vous l'avois conseillé.
ISMENIE.
Ne vous semble-t'il point que c'est assez raillé?
LEPANTE.
Non, non, je ne feins plus, Axala c'est Lepante,
Je cache sous ce nom ma fortune presente;
Mais le Ciel destruira la trame que jourdis,
Ou je seray bien-tost ce que je fus jadis.
ISMENIE.
O! grands Dieux quelle vie, & quelle destinée!
FELICE.
CELIE.
J'en suis toute estonnée.
EVANDRE.
Pour moy je me doutois de cette verité.
ISMENIE.
De grace ostez-nous donc de cette obscurité.
LEPANTE.
Ce que je vous vay dire est le mesme mistere
Que tantost par dessin je vous ay voulu taire;
Je vous ay desja dit, & fait considerer,
Que j'eus deux grands sujets de me desesperer,
Et parmy quelles gens se conserva ma vie,
Or voicy le destin dont elle fut suivie.
Croyant avoir perdu mon Sceptre & mes amours,
Je voulus perdre aussi mes miserables jours,
Et dans ce desespoir fis des exploits estranges,
Qui trouvent parmy nous leur prix & leurs loüanges;
Enfin apres deux ans, ces hommes hazardeux
Me firent General de leurs vaisseaux & d'eux:
Depuis, nostre pouvoir sur la terre & sur l'onde
S'est rendu formidable aux plus grands Roys du monde,
Sous le nom d'Axala cachant tousjours le mien
J'ay gagné tant d'honneur, de credit & de bien,
Qu'avec six vingt vaisseaux et soixante galeres
J'espere de r'entrer au trône de mes Peres,
D'autant plus aysément que mes braves sujets
Ayderont aux succez de mes justes projets:
Demain avant le jour une puissante armée
Doit venir au signal d'une torche allumée,
Par deux Siciliens qui sont de mon party;
Et c'est pour leur parler que Tenare est sorty;
Ainsi la force en main, & la faisant parestre,
J'auray meilleure grace à me faire connestre.
ISMENIE.
O Ciel! quels changements, & que nos advantures
Treuveront peu de foy chez les races futures.
Mais j'oy venir quelqu'un;
CELIE.
ISMENIE.
Dieux ostons-nous d'icy, qu'il ne m'y treuve pas.
SCENE V.
LYPAS, ERPHORE.
ERPHORE.
Enfin il m'a prié que je vous asseurasse
Que le plus grand regret qu'il ait en sa disgrace,
C'est de mécontenter un grand Roy comme vous,
Qui rendroit son Estat considerable à tous:
Mais qu'il est obligé de tenir sa parole.
LYPAS.
Qu'il ne m'allegue plus cette excuse frivole,
Il n'est pas hebeté ny foible jusqu'au point
De se picquer d'honneur pour ceux qui n'en ont point,
Sur tout en l'interest d'un Prince de ma sorte,
Où la raison d'Estat doit estre le plus forte.
ERPHORE.
C'est comme une rançon, dont il veut s'aquiter.
LYPAS.
N'a-t'il pas de l'argent dequoy se rachepter?
Et puis ne peut-il pas, s'il en avoit envie,
S'excuser sur sa sœur?
ERPHORE.
Elle en seroit ravie;
Car tantost que d'Evandre elle a sceu son malheur,
Elle a pensé mourir de honte & de douleur,
Armille me l'a dit.
LYPAS.
Je croy bien, la pauvrette
A regret de me perdre, & moy je la regrette
De treuver un Pirate à la place d'un Roy,
Outre qu'asseurément elle brusle pour moy.
ERPHORE.
O Dieux! elle tient donc ses flames bien secretes.
LYPAS.
Ne t'en estonne pas, c'est quelles sont discrettes.
ERPHORE.
(Sentiment caché.)
Je voudrois cependant pour mon dernier souhait,
Que Jupiter m'aymast autant qu'elle te hait.
LYPAS.
Cette discretion causera sa ruine,
Je crains que par vertu, cette beauté divine
Ne resiste au secours que je luy puis donner,
Et comme un doux Aigneau se laisse emmener,
Pour servir de victime aussi-tost que de fâme
A la brutalité de ce Corsaire infame,
Puis qu'il peut la livrer, son desir assouvy;
Au moindre des brigands dont il sera suivy:
Mais ny du Ciel tonnant la face foudroyante,
Ny le terrible aspect de la Mer abboyante,
Ne m'empescheront pas par la peur du danger
D'abandonner ma vie afin de la vanger,
Et j'en commenceray la vangeance effroyable
Sur cet homme d'honneur, ce frere impitoyable,
Qui feignant de garder sa parole & sa foy,
Vend sa sœur au barbare, & se mocque de moy;
Je luy veux consumer par le feu de nos guerres
Ses hommes, ses tresors, ses places & ses terres,
Et le prenant en vie apres ces maux souffers,
Le faire encor languir & mourir dans les fers.
ERPHORE.
Vous ferez, s'il vous plaist, les choses que vous dites,
Puisque vostre puissance est quasi sans limites:
Mais vostre Majesté doit cacher sagement
Son juste déplaisir & son resentiment,
Puisque Dorante feint, feingnez aussi de mesme,
Et si, comme je croy, la Princesse vous ayme,
Armille nous dira les moyens les plus cours
Pour changer son destin, ou luy donner secours.
LYPAS.
C'est l'Oracle, en effait, qu'il faut que je consulte,
Et qui doit me resoudre au fort de ce tumulte,
Erphore, où penses-tu qu'elle soit maintenant?
ERPHORE.
LYPAS.
Passons-y donc comme en nous promenant.
Fin du quatriesme Acte.
ACTE V.
SCENE PREMIERE
EVANDRE, FELICE, ARMILLE.
EVANDRE.
Non, non, n'en doutez pas, c'est chose que j'ay veüe.
FELICE.
ARMILLE.
FELICE.
EVANDRE.
Elle est sauvée aussi,
Enfin le ravisseur a tres-mal reussy,
Non pour l'enlevement qu'il a fait à merveille;
Mais pour l'évenement.
ARMILLE.
De grace à la pareille,
Dites-moy par quel sort il a manqué son coup?
EVANDRE.
Volontiers; ce discours ne te plaist pas beaucoup:
Vous sçavez que Celinte & la vieille Amerine
Ont entendu le rapt de leur chambre voisine,
Et qu'elles ont passé par nostre apartement,
Semant par tout le bruit de ce ravissement;
On s'éveille, on accourt, on voit la chambre vuide,
Lors chacun prend sa route où le hazard le guide,
L'un court par le Palais, l'autre entre, l'autre sort;
Mais Tenare & son Maistre ont volé droit au port,
Avec tant de bon-heur, de vaillance & d'adresse,
Qu'ils ont gardé Lypas d'embarquer la Princesse,
Et par cette action donné temps d'arriver
Au peuple, que leurs cris avoient fait souslever.
ARMILLE.
Mais la chaisne du port, empeschoit sa sortie.
EVANDRE.
Mais celuy qui la garde estoit de la partie,
Et nous en verrons bien quelques testes à bas,
Laissez faire: & des plus.
ARMILLE.
Cecy ne me plaist pas:
Et comment ce meschant l'avoit-il enlevée?
EVANDRE.
Ils viennent, attendez qu'elle soit arrivée,
Elle vous l'apprendra, si vous n'en sçavez rien:
Mais.
ARMILLE.
EVANDRE.
Mais on dit que vous le sçavez bien.
ARMILLE.
Moy, que je le sçay bien? ô l'imposture estrange!
Dieux à quel desespoir l'injustice me range,
Que ne suis-je au tombeau.
EVANDRE.
Ce seroit ton plus court,
(Sentiment caché.)
FELICE.
EVANDRE.
C'est le bruit de la Court.
ARMILLE.
C'est le bruit de l'envie & de la médisance.
EVANDRE.
Erphore toutesfois l'a dit en ma presence.
ARMILLE.
Je le feray mentir ce lasche & faux témoin,
Avec l'ayde du Ciel.
EVANDRE.
ARMILLE.
Bien, bien, tout de ce pas je m'en vay luy respondre,
Et toy-mesme, impudent, avec luy te confondre.
EVANDRE.
Tu songes, (mais en vain, car je vay t'épier)
Plustost à t'enfuir qu'à te justifier.
SCENE II.
FELICE, CELIE.
FELICE.
AH! Dieux, voicy ma sœur; pauvre fille enlevée,
Tu sois la bien venuë, & la bien retreuvée,
Que je te baise encor, je ne m'en puis lasser,
CELIE.
Ny moy qui viens exprés afin de t'embrasser,
Et de te raconter le traitement indigne
Que nous avons souffert de ce Tyran insigne,
Puisque Prince est un nom qu'on ne luy peut donner
Sans abuser du terme, ou sans le prophaner;
Et que tel qu'un voleur, sous pretexte qu'il ayme,
Il est venu de force, il est entré de mesme,
En nous treuvant au lict demy-mortes d'effroy,
N'a fait qu'un seul fardeau de Madame & de moy.
FELICE.
Pourquoy ne crieiz-vous pour éveiller la Garde
Quand on vous emportoit?
CELIE.
Vray'ment nous n'avions garde,
Leurs mains & leurs mouchoirs sur nos bouches pressez,
Sans la peur du peril, nous en gardoient assez;
Et puis sa compagnie eust esté la plus forte;
Cent hommes l'attendoient à la prochaine porte,
Que pour certain respect on ne garde jamais
Depuis que ce meschant loge dans le Palais:
Au reste il est constant qu'on nous avoit venduës,
Les clefs de nostre chambre ayant esté perduës
Une heure justement avant qu'on se couchast,
Quoy qu'Armille elle-mesme avec soin les cherchast:
Mais elle les cherchoit & les avoit baillées;
Car le bruit des voleurs nous ayant éveillées,
J'ay fort bien observé qu'apres deux ou trois coups
Quelqu'un a fait sauter les deux petits verroux,
De façon que sans peine ils ont fait ouverture,
Ce qu'ils n'eussent peu faire en forçant la serrure,
Dont les cloux sont si forts, & les ressorts si bons,
Qu'on romproit aussi-tost la muraille & les gonds:
Si bien, qu'à dire vray, toutes tant que nous sommes
Devons nostre Maistresse au secours de deux hommes.
FELICE.
CELIE.
Nous n'estions plus à cent pas loin du port,
C'est à dire, pour nous à cent pas de la mort,
Quand au bout d'une ruë, extremement estraite
Par où les ravisseurs achevoient leur retraite,
Ces deux braves guerriers comme termes plantez
Leur ont fermé le pas, & les ont arrestez;
L'un l'espée à la main, l'autre armé d'une picque,
Et tous deux d'une force & d'un cœur heroique;
Là Lepante sur tout a si bien combatu,
Qu'ils n'ont pû sous le nombre accabler la vertu;
Joint que Dorante aussi qui les suivoit à veüe
A pris de son costé l'autre bout de la rüe,
Ainsi de toutes parts les passages fermez
Ils ont tendu les mains, & se sont desarmez.
Apres chez Palinice où l'on nous a jettées,
On nous a du Palais des robes apportées.
FELICE.
Et vos liberateurs ont-ils esté blessez?
CELIE.
Fort peu, si l'on en croit ceux qui les ont pensez.
FELICE.
CELIE.
S'il a quelques blessures
Ce sont des coups de dents & des égratignures,
Dont Madame a tasché de le defigurer;
Mais pour les coups d'espée il sçait bien s'en parer.
C'est luy qui le premier a jetté bas les armes,
Et demandé la vie avec d'indignes larmes.
FELICE.
CELIE.
Il ne dit pas un mot,
On ne l'a jamais veu si triste ny si sot;
Lors que je suis venuë on proposoit encore
De luy faire annoncer par la bouche d'Erphore,
Que le fol pretendu qui les a tous dupez,
Luy vient redemander ses Estats usurpez;
Car à ce jour naissant qui chasse les Estoilles
On voit desja blanchir si grand nombre de voilles,
Que dans l'ame du Prince ils mettoient la terreur,
Si Lepante à propos ne l'eust tiré d'erreur.
FELICE.
Quoy la reconnoissance en a donc esté faite?
CELIE.
Par tout ce qui peut rendre une amitié parfaite,
Par cent signes de joye & de ravissement,
Suivis d'un reciproque & long embrassement,
Enfin par l'union de cœurs & des personnes
Qui doit faire le nœud de celles des Couronnes.
FELICE.
Si Lepante eut repris son sceptre avec son nom,
Que la Cour seroit belle, & qu'il y feroit bon,
Que d'habits brodez d'or, & que de pierreries,
Ha ma sœur que de bals, que de galenteries.
CELIE.
On ne laissera pas d'en faire sans cela;
Car avec la justice & les forces qu'il a,
Selon toute aparence il luy sera facile
De reprendre en deux mois la Corse & la Sicile,
Et puis l'usurpateur est à nostre mercy:
Mais Dieux j'entends sa voix, le brutal vient icy,
Fuyons; j'avois laissé Madame chez Dorante,
Allons-y la treuver.
FELICE.
Allons j'en suis contente.
SCENE III.
LYPAS, ERPHORE.
LYPAS.
O Fatale Provence! ô desloyale Cour!
Où j'ay pour ennemis la Fortune & l'Amour,
Dont l'un m'oste une femme & l'autre une Couronne,
Ainsi de tous costez le malheur m'environne,
Ainsi de quelque part que j'observe mon sort,
Je ne voy que sujets de desirer la mort;
Battu, mocqué, trahy par un Prince infidelle
Qui choisit à sa sœur un party digne d'elle:
Lasche sœur qui prefere à l'amour d'un grand Roy,
L'indigne affection d'un Pirate sans foy:
Frere ingrat, au delà de toute ingratitude,
Qui pour tous mes bien-faits me met en servitude,
Qui pour mon alliance & mes tresors offers
Me retient mes vaisseaux, met les miens dans les fers,
M'oste mes Officiers, & permet qu'à ma veüe
Un Bourgeois insolent les mal-traite & les tue;
Enfin qui non content de m'avoir abusé,
M'ameine un faux Lepante, un Prince suposé,
Afin de partager la Sicile & la Corse
Avec cet heritier dont le droit est la force.
ERPHORE.
Sire, quand un malheur ne se peut éviter,
Le souverain remede est de le suporter.
LYPAS.
Quoy, l'ombre de Lepante aura donc un Royaume?
ERPHORE.
Il ne faut plus parler d'ombre, ny de phantosme,
C'est Lepante luy-mesme, & vostre Majesté
Doit croire sur ma foy que c'est la verité;
Elle sçait qu'autrefois je fus en Syracuse
Luy faire de sa part quelque sorte d'excuse
Touchant ses dix vaisseaux de Cartage venus,
Qu'elle avoit dans ses ports si long-temps retenus.
Or il m'a rapporté les choses que nous fismes,
Et m'a fait souvenir de celles que nous dismes.
LYPAS.
Si bien qu'à vous ouïr, Lepante n'est point mort:
ERPHORE.
Non, Sire, & ses subjets qui l'aymerent si fort
Feront armes de tout tant sur mer que sur terre,
Et couperont la gorge à tout vos gens de guerre;
Ce qu'ils entreprendront d'autant plus aisément
Que desja vostre joug leur pese infiniment,
Et qu'ils auront appris la nouvelle oportune
Du bon-heur de leur Prince, & de vostre infortune;
La flote de Lepante à la rade paroist,
Croisssant à mesme temps que la lumiere croist,
De sorte qu'en l'estat qu'il est, & que vous estes,
Il peut jusques chez nous estendre ses conquestes,
C'est pourquoy de bonne heure en cette adversité
Faites une vertu d'une necessité,
Et par un politique & prudent artifice,
D'un acte de contrainte, un acte de justice;
Rendez de bonne grace, ou feignez de lascher
Un Sceptre qu'aussi bien on vous doit arracher;
En matiere d'estat la feinte est necessaire.
LYPAS.
O conseil qui me tuë! ô fortune contraire!
ERPHORE.
Seigneur, encore un coup, gardez de refuser
Les articles de paix qu'on vous doit proposer,
Dorante les apporte afin qu'il vous les montre,
Et nous pour l'obliger allons à sa rencontre;
Il faut ceder au temps, & luy rendre aujourd'huy
L'honneur qu'auparavant vous receviez de luy;
Possible rendrez-vous par cette procedure
Vostre condition moins honteuse & moins dure:
Hastons-nous, j'apperçoy la Princesse qui vient.
LYPAS.
O dueil! ô desespeir! ô fureur qui me tient!
SCENE IV.
LEPANTE, ISMENIE, FELICE, CELIE.
FELICE.
Et seuls ils ont pû faire une action si rare?
ISMENIE.
Oüy, Felice, il est vray, sans Lepante & Tenare
Vous seriez sans Maistresse errante sur le port,
Ou peut-estre à cette heure on vous diroit ma mort.
FELICE.
LEPANTE.
Quoy, que voulez-vous faire?
FELICE.
Je veux vous adorer comme un Dieu tutelaire,
Ou comme un sainct Genie à nostre ayde envoyé,
Digne instrument des Dieux qui vous ont employé.
LEPANTE.
Vostre zele est trop grand, je vous en remercie,
Levez-vous;
CELIE.
Vous voyez que l'on vous deïfie:
Et de fait, si les Dieux pouvoient estre mortels,
Mes compagnes & moy vous ferions des autels:
ISMENIE.
Vous auriez dans Marseille un temple magnifique,
LEPANTE.
Ou du moins une image à la place publique.
ISMENIE.
Non, je ne raille point: car si la verité
Se peut dire sans crime, & sans impieté,
Alcide à qui vos faits auroient servy d'exemples,
Par de moindres vertus a merité des temples.
LEPANTE.
Je ne veux pas icy d'un vol audacieux
M'eslever de la terre à la voûte des Cieux,
Ny faire de ma vie avec celle d'Hercule
Un rapport sacrilege autant que ridicule:
Mais aymant comme j'ayme en un si digne lieu,
Je brusle comme il fit d'un feu qui me fait Dieu,
Et si j'ay mon autel dans le cœur d'Ismenie,
Je brille comme luy d'une gloire infinie.
ISMENIE.
Oüy, mon cœur est pour vous un autel animé,
Un temple, un sanctuaire à tout autre fermé,
Où la lampe d'Amour nuict & jour allumée
Brusle d'un feu si pur qu'il n'a point de fumée.
SCENE V.
LYPAS, ERPHORE, DORANTE.
DORANTE.
Venez, je vous promets d'y travailler pour vous.
LYPAS.
Je ne demande pas un traitement plus doux.
DORANTE.
(A Lepante.)
Mon frere, au differend qu'il faut que je compose,
Je voy le Roy Lypas si juste en toute chose,
Qu'il est aisé de joindre, & de se rendre amis:
LEPANTE.
Soit comme il vous plaira, je vous ay tout remis.
DORANTE.
Il sortira, dit-il, hors de vostre heritage,
Si tost que par un ample & constant tesmoignage
Il sçaura plainement que vous estes l'aisné
De la sage Ursinie & du grand Prytané,
Vous aurez cependant deux places en Sicile,
Et luy pour sa prison, mon Palais & ma Ville:
Mais touchant cette debte, il faudra s'il vous plaist
Prendre le principal, & donner l'interest:
LEPANTE.
Je n'en demande plus, de bon cœur je le donne,
LYPAS.
CELIE.
Vrayment je m'en estonne,
Veu la grandeur de cœur dont le Ciel t'a doüé,
DORANTE.
Il suffit que tous deux vous m'avez advoüé;
Or embrassez-vous donc, puisque rien ce me semble
Ne vous doit empescher de vivre bien ensemble.
(Ils s'embrassent.)
ERPHORE.
La vengeance pourtant en ira jusqu'au bout.
SCENE VI.
EVANDRE, ARMILLE.
EVANDRE.
Tu n'eschaperas pas, je te suivray par tout.
ISMENIE.
Ah Dieux! verray-je encor cette infidelle fame.
ARMILLE.
Grand Prince, en mon mal-heur c'est vous que je reclame,
Et que la larme à l'œil je viens importuner
D'obtenir mon pardon, & de me pardonner.
LEPANTE.
De grace en sa faveur accordez ma requeste,
Pour le sacré respect d'une si belle feste.
ISMENIE.
Il faut luy pardonner, & ne la voir jamais.
DORANTE.
Allez, & loin de nous vivez mieux desormais.
ARMILLE.
Ah! j'ay creu procurer le bien de son Altesse.
EVANDRE.
Adieu femme sans foy, sauvez-vous de vistesse.
SCENE DERNIERE.
TENARE venant du Port.
(Il parle au Prince Lepante.)
Seigneur, tous vos vaisseaux paroissent maintenant,
Je les ay veus du havre, où vostre Lieutenant,
Argant & Capanëe, avant que je m'en vinsse,
Attendoient pour entrer un passeport du Prince:
DORANTE.
Ils l'auront de ma bouche, allons-y de ce pas,
(En riant.)
Vous ma sœur, demeurez avec le Roy Lypas.
ISMENIE.
Il me pardonnera si je suis curieuse
D'aller voir avec vous la flotte imperieuse
Qui rendra hautement le Sceptre à mon Espoux.
LYPAS.
ISMENIE.
LYPAS.
Erphore, vous voyez si je me sçay contraindre.
ERPHORE.
Sire, vous faites bien, nostre jeu c'est de feindre.
EVANDRE seul.
O Dieux! qui ne void pas que vos puissantes mains
Font agir les ressorts de destin des humains?
Et que par des moyens difficiles à croire
Vous comblez ces Amans de plaisir & de gloire?
FIN.
NOTES CONCERNANT LA VERSION ÉLECTRONIQUE
On a différencié les u/v et i/j conformément à l'usage moderne,
et résolu les abréviations conventionnelles (de type bõne > bonne).
L'orthographe et la ponctuation sont conformes à l'original,
les coquilles les plus manifestes ayant toutefois été
corrigées.