Title: C'est la loi!
Author: Max Du Veuzit
George Lomelar
Release date: December 25, 2008 [eBook #27623]
Most recently updated: January 4, 2021
Language: French
Credits: Produced by Daniel Fromont
Produced by Daniel Fromont
[Transcriber's note: Max du Veuzit (pseudonyme d'Alphonsine Vavasseur-Acher Mme François Simonet) (1876-1952), C'est la loi! (1912)]
Max du VEUZIT & George LOMELAR
Représenté pour la première fois au "Théâtre du Montparnasse"
C. JOUBERT, Editeur, 25 rue d'Hauteville
Répertoire de la Société Dramatique
Tous droits de traduction et de représentation réservés
Copyright By. Joubert 1912.
Extraits de presse:
"…Si les auteurs de C'est la loi! parviennent à convaincre nos législateurs que cette loi est sinon mauvaise, du moins incomplète, et que, dans beaucoup de cas, ce qu'on appelle les "faux-ménages" constituent des situations de fait devant impliquer un sérieux règlement d'intérêt, ils auront à leur actif une bonne oeuvre en même temps qu'une pièce applaudie par les invités du théâtre ultra-libre…" (Camille LE SENNE, Petit Méridional).
"…la thèse est très soutenable. Il est incontestable, en effet, que notre législation contient de grandes lacunes, au point de vue strictement humain, qu'il est nécessaire que l'auteur dramatique ou le sociologue attire fréquemment l'attention des pouvoirs publics sur toutes les lacunes navrantes qui s'y trouvent…" (Robert OUDOT, Comoedia).
"Max du Veuzit commence par écrire des nouvelles tirées de choses vues ou entendues (La Jeannette), mais aussi bientôt des pièces de théâtre, à la thèse sociale prononcée: une femme de mineur non mariée qui ne peut prétendre, pour elle et ses enfants, à l'indemnité prévue en cas de grisou mortel, et qui finit par se suicider—écrit d'ailleurs après la catastrophe de Courières (C'est la loi! 1908); la jeune fille d'un divorcé, qui doit choisir entre son père adoptif qui l'a élevée, et son père biologique qui réapparaît quand elle a seize ans (Paternité 1908; L'aumône 1909); la très jeune fille d'un ivrogne, que le froid et la misère rejettent à son tour dans l'alcoolisme (Le Noël des petits gueux 1909, non représentée); le contrat d'union libre (Le sentier 1908)." (Daniel FROMONT, Max du Veuzit—biographie; bibliographie; bibliographie critique, 2002)
C'est la Loi!
Drame social en un acte
DUPONT, 45 ans… M. SAVRY.
HELENE, 28 ans… Mme DEMONS.
MADAME PREVOST… Mme MARIE LE GRAND.
LA CONCIERGE… Mme MARCHAND.
LE PETIT CHARLES, 6 ans.
(Ce dernier personnage n'est qu'un accessoire pouvant être remplacé par un mannequin).
Appartement d'ouvriers modestes. Un buffet, une commode, une armoire, une table, des chaises. Au mur, glace et batterie de cuisine. Dans la cheminée, un réchaud à charbon de bois, pincettes, soufflet. Sur la commode, bibelots et photographies. Dans le fond, une alcôve avec un lit; des rideaux de cretonne sont tirés et cachent le lit.
Madame Prévost est assise près de la table et coud. Dupont est debout près de la cheminée. Hélène va et vient en rangeant; son rôle est un rôle de douceur: elle doit apitoyer par sa faiblesse autant que par sa navrante situation.
DUPONT, consultant sa montre
Trois heures déjà!
Ca marche! Il faudra que j'aille tout à l'heure faire quelques commissions.
Attendez que monsieur Morin soit arrivé.
HELENE à Dupont
Il vous a bien dit qu'il viendrait cet après-midi?
Oui, oui! C'est entendu.
Mais s'il n'a pas pu voir les patrons?
Il les verra sûrement… C'est mardi, aujourd'hui, ça tombe bien! Le mardi, il paraît que les patrons ne quittent pas l'usine.
Ah bon!
HELENE, à Dupont
Cela vous ennuie peut-être, Dupont, de rester à, à attendre?
Mais non!… Je vais fumer une pipe, tenez… à moins que ça vous dérange, madame Charbonnier?…
HELENE, protestant
Oh!
Parce que, moi, vous savez, c'est l'habitude: il faut que je fume quand je ne travaille pas.
C'est vrai! vous perdez encore votre après-midi pour moi.
DUPONT, bourrant tranquillement sa pipe
Ne vous inquiétez pas, madame Charbonnier, c'est la morte-saison en ce moment. A l'atelier, il n'y a pas d'ouvrage pour tous les jours de la semaine; alors, chômer aujourd'hui ou bien chômer demain… quand viendra samedi, ça fera le même compte.
MADAME PREVOST, avec un soupir
Ah! la morte-saison! Prévost en sait quelque chose, aussi: il n'a gagné que dix-huit francs la semaine dernière.
Ce n'est pas lourd!
HELENE, pensivement
Avec Charbonnier, j'étais bien tranquille: à l'usine, il avait du travail toute l'année.
Oui, il gagnait un peu moins, mais c'était régulier.
Et c'était sûr!
Ah, certes!… Je n'avais pas d'inquiétude, il ne fréquentait pas le cabaret… Tous les quinze jours, il m'apportait sa paye sans un sou de moins… (La voix mouillée). Il était si content de rentrer chez nous… et moi, de le voir revenir.
Elle pleure. Mme Prévost et Dupont échangent un signe apitoyé[.]
MADAME PREVOST, allant à Hélène
Voyons, voyons… soyez raisonnable…
HELENE, à travers ses larmes
Oh, mon pauvre homme!
Allons, pleurez pas comme ça… C'est point des pleurs qui le feront revenir, le malheureux!
HELENE, même jeu
Nous étions si heureux ensemble.
DUPONT, gauchement
Faut vous faire une raison… Songez à votre petit Charles, ce pauvre gosse qui n'a plus que vous… Quand vous vous feriez du mal…
C'est plus fort que moi… Quand je pense qu'on l'enterrait hier et qu'il était encore ici, en bonne santé, samedi matin… Tenez, il s'était assis là, au bout de la table pour manger sa soupe avant de partir. Il était gai en me quittant: il chantait dans l'escalier… (Avec un sanglot). Et à onze heures, on venait m'apprendre qu'il était mort… tué dans un accident de machine… Ah! ah! quel coup!
Elle continue de pleurer.
Oui, c'est dur; ça cause une rude émotion!… (un temps) Ah! ces sacrées machines qui suppriment un homme en moins de temps qu'il n'en faut pour souffler une chandelle!… C'est la fatalité, justement lui!… (Un temps. A Mme Prévost). C'est Morin qu'on avait envoyé pour la prévenir?
Le contremaître, oui… avec deux camarades à Charbonnier. Je les ai rencontrés en bas, à la porte, quand ils sortaient… Lorsqu'ils m'ont eu raconté l'accident, ah! bon sang! j'en étais toute bouleversée. Ce n'était qu'un voisin, mais ça fait quelque chose tout de même!
Je crois bien.
J'ai lâché les commissions et je suis montée tout de suite auprès d'elle… Ah Dieu! Elle était dans un état.
Pauvre femme!
De quoi en devenir folle.
La malheureuse!
Elle ne savait plus ce qu'elle faisait… Pas moyen de lui faire rien entendre. Elle parlait de se tuer pour aller le rejoindre… Quand j'ai vu ça, j'ai envoyé ma gamine vous chercher.
Hélène s'essuie les yeux et les écoute.
Vous avez bien fait… D'abord ce n'était pas à elle de s'occuper de tout le tremblement… Il y avait un tas de formalités à remplir! Des courses à faire!
Et c'est vous, Dupont, qui vous êtes chargé de tout… le commissaire, le médecin, la mairie, l'enterrement… vous avez été partout. Comment vous remercier de tout ce mal?
Parlons pas de ça… Vous étiez toute seule, toute désemparée! C'est pas une femme qui pouvait… surtout après un coup pareil… C'était pas comme une mort après une maladie…
Aussi, je vous en suis bien reconnaissante.
Mais non! pourquoi? C'était naturel, voyons! Charbonnier était un ami… on avait travaillé ensemble, autrefois, avant qu'il entre à l'usine et depuis, on avait toujours été camarades. En cette circonstance, le moins que je pouvais faire c'était de me rendre utile à vous et à votre petit garçon.
Vous avez agi avec nous comme un véritable parent.
Bah! il me semble que c'est un peu ça. Je vous connais tant!… Je vous ai vue vous mettre en ménage avec Charbonnier, il y a sept ans. Votre petit Charles, c'est ma femme qui l'a reçu à sa naissance (A Mme Prévost). Et tenez, c'est moi qui suis allé le déclarer à la mairie.
MADAME PREVOST, étonnée
Vous?
Oui! parce que… il faut que je vous explique: Charbonnier n'était pas là. Il faisait ses vingt-huit jours.
Ah bon!
Alors, c'est moi à sa place, n'est-ce pas?… (A Hélène). Même que Charbonnier a été un peu négligent; il devait toujours aller le reconnaître, son petit garçon, et il oubliait…
Comment! Charles n'a pas été reconnu?
Non, puisque le père était absent et que la mère n'était pas mariée!
Seulement, à son retour, Charbonnier aurait dû s'en occuper.
Il n'y a plus pensé! D'abord, il n'a pas pu tout de suite. A peine si ses vingt-huit jours étaient finis que ses patrons l'ont envoyé dans le Midi pour une usine qu'ils montaient là-bas. (A Dupont) Vous vous rappelez.
DUPONT, approuvant de la tête
Il y est resté plus d'un mois.
Alors ensuite, il voulait bien, mais… quand il se disposait à aller à la mairie, il y avait toujours un empêchement… il remettait au lendemain… les jours ont passé… On n'y pensait plus à la fin. (Avec force) Seulement, ça ne l'empêchait pas de l'aimer son petit garçon.
Ah sûr! il l'aimait! Le gamin était toujours fourré dans ses jambes.
Et il l'élevait bien. (Les larmes aux yeux) Le petit n'a jamais manqué de rien.
Oh, non!
Ce que je ne comprends pas, c'est que vous ne vous soyez jamais mariés, Charbonnier et vous… vous aimant surtout comme vous vous aimiez tous les deux.
Voilà, justement, c'est ça… on s'aimait, on était tranquille, on vivait heureux… nous ne demandions pas autre chose.
Qu'est-ce que ça leur aurait donné de plus d'aller dire "oui" devant un beau monsieur qui aurait eu une écharpe rouge sur le ventre et des boniments sur les lèvres.
C'est ce que me disait Charbonnier, au commencement… Puis il s'était ravisé…
Moi, je me suis marié parce que la bourgeoise y tenait… ça m'était indifférent et ça y faisait plaisir! mais c'est pas le passage à la mairie qui m'aurait empêché de la plaquer si je n'avais pas été heureux avec elle…
Oh!
Mais parfaitement!… Au fond, le mariage, c'est une invention pour dépenser de l'argent: on se marie avec l'idée de la noce, de la petite fête du premier jour; tous les parents et tous les amis vous y poussent; chacun voit là une journée de rigolade!… Puis, il y a le sacré préjugé… Mais le reste… (il crache dans la cheminée) eh bien, le reste, tout le monde s'en fiche!
HELENE, pensive
C'est égal, nous avions senti tous les deux que ça valait mieux d'être mariés. Certes, on ne pouvait s'aimer davantage… mais pour Charlot, pour son avenir, c'eût été plus sage.
Oui, à cause du gosse.
A cause aussi de l'accident.
De l'accident?
Oui… de l'indemnité qu'on vous doit.
Comment cela?
MADAME PREVOST, à Dupont
Dame!… il me semble… si elle avait été mariée, elle aurait peut-être touché davantage… tandis que…
DUPONT, se levant brusquement
En voilà une idée! En quoi le fait de ne pas être mariée diminue-t-elle le préjudice que lui cause la mort de son homme? Elle est atteinte moralement et matériellement cette femme-là autant que le serait une épouse légitime. Voyons, c'est-y pas vrai?
MADAME PREVOST, mal convaincue
Oui, certainement.
Alors, où il y a préjudice, il y a aussi réparation et dommages-intérêts… C'est l'habitude! Tout le monde sait ça… Quand on cause, même indirectement, la perte de l'outil qui fait vivre une famille, on doit bien une compensation!
En effet!
Il en est des gens comme des choses, je pense!… Ce pauvre Charbonnier s'est trouvé tué à l'usine: les patrons doivent payer chaque fois qu'un accident comme celui-là est arrivé chez eux. Charbonnier en valait un autre, quoi. N'était-il pas le gagne-pain de cette famille?
C'est juste! Vous avez raison.
Je le disais encore ce midi, à Morin, avant qu'il aille trouver les patrons pour…
HELENE, interrompant
Chut!… Ecoutez… On monte l'escalier.
C'est peut-être lui qui en revient, justement.
On frappe.
Oui, on frappe.
Elle va ouvrir. Morin entre.
MORIN, entrant
Bonjour. (A Hélène qui vient vers lui) Bonjour, madame.
Bonjour, monsieur Morin. (Un peu embarrassée) Je vous remercie d'avoir bien voulu vous charger de cette démarche auprès des patrons de mon pauvre mari. J'étais capable de rien. Je suis encore si bouleversée…
Je comprends…
Mais vous avez bien dit à ces Messieurs que je ne comptais pas tirer profit de l'accident arrivé à mon homme. Si je demande quelque chose, ce n'est pas pour vivre de ce malheur mais parce que je suis sans ressource… J'ai notre petit à élever et je n'ai pas d'ouvrage: il faut que j'en trouve… jusqu'alors je ne travaillais pas au dehors… le père vivait!… Vous leur avez bien expliqué tout ça, n'est-ce pas? Et ils ont compris?… Ils savent bien, eux qui ont de l'instruction!
MORIN, gêné
Oui, je leur ai dit tout ça.
Qu'est-ce qu'ils ont répondu?… (Morin se tait, embarrassé. Sans s'en apercevoir, très simplement:) Vous ont-ils chargé de me remettre une petite somme provisoire pour que je puisse me tirer d'affaire en attendant que tout soit en règle et que j'aie trouvé du travail.
Non… Je n'ai rien à vous remettre.
Quelle misère! Encore des formalités par là! Ils n'attendent pas pour manger, eux!
MORIN, à Dupont
Ce n'est pas ça… Tout aurait été réglé de suite si les circonstances l'avaient permis… mais voilà… (à Hélène) J'ai parlé pour vous, ma pauvre femme, j'ai bien expliqué quelle était votre situation: malgré toute ma bonne volonté, je n'ai pu rien obtenir…
HELENE, surprise
Parce que?
Parce que vous n'étiez pas mariée avec Charbonnier.
HELENE, très bas
Oh!
Qu'est-ce que ça fait? Elle était sa femme tout de même.
Il paraît que ça a une grande importance.
Parce que je ne suis pas mariée?
Oui… légalement, vous ne comptez pas et les patrons n'ont pas à vous connaître. Ils disent que dans ce malheureux accident, vous n'êtes rien, vous!
Ah, les bandits!
HELENE, suffoquée
Rien! Je ne suis rien, moi!… On ne se connaît pas!… Ah!
Eh bien, en voilà du nouveau!
HELENE, outrée puis s'échauffant
On ne me connaît pas! Mais depuis sept ans, qu'est-ce qui le soignait mon homme? Qu'est-ce qui lui tenait sa maison, lui préparait ses repas, lui raccommodait ses effets, veillait à tout pour qu'il n'eût aucun souci quand il était à son ouvrage?… Ses patrons disent qu'ils n'ont pas à me connaître! Mais s'il partait vaillant au travail, n'est-ce donc pas parce qu'il était tranquille et heureux avec moi?… Sa force et sa bonne volonté leur servaient à ces gens-là et c'est moi qui les lui donnais par mes soins et mes encouragements… (En se frappant la poitrine). Devant la tâche souvent accablante du travail journalier, c'est nous, les femmes d'ouvriers, qui sommes leur joie, leur vigueur et leur soutien! Autant que nos hommes, nous travaillons pour les patrons.
Ca, c'est vrai! Elle a raison!
Hier, encore, au cimetière, dans leurs discours, ils vantaient sa bonne conduite et sa régularité au travail, mais n'était-ce pas moi qui l'empêchais de fréquenter les cabarets en sachant l'attirer et le retenir à la maison?… Mariée légalement ou non, j'ai rempli mes devoirs envers lui, envers son travail, et pendant sept ans, il a vécu heureux entre son fils et moi! (S'attendrissant) Oh, mon petit Charlot, comme on était content de faire de toi un bon ouvrier comme ton père! Les patrons auraient été heureux de te trouver plus tard, d'utiliser les qualités que je t'aurais données tout petit, et ils viennent dire que je ne suis rien!… Ah! malheur!! (Elle tombe assise, près de la table et s'accoude la tête dans ses mains).
Si c'est point une honte!
MADAME PREVOST, à part, à Dupont
Je m'absente, mais je vais revenir dans un moment.
Bon!
Elle sort.
HELENE, les yeux fixes
Ils disent que je ne suis rien! que je ne compte pas!… Ah, les sans-coeur!!
MORIN, s'avançant vers elle, très doux
Ma pauvre femme!… je suis vraiment désolé… mais écoutez-moi. Votre douleur vous égare! Il ne faut pas en vouloir aux patrons et les accuser de mauvaise volonté. Ils ont bien compris que vous étiez quasiment la femme à ce pauvre Charbonnier… ils en ont parlé longtemps ensemble et votre sort les apitoyait bien… même ils ont décidé de payer de leur poche, votre compte chez le boulanger et chez la fruitière…
La belle affaire! On ne leur demande pas l'aumône mais son dû.
MORIN, à Dupont
Ils ne peuvent pas faire plus! Tous les autres ont donné leur livret de mariage… leurs femmes ou leurs ayants droit sont assurés contre les suites d'un accident possible et en cas de malheur, ils toucheraient sans difficultés. (Il montre Hélène) C'est pas la même chose, c'est malheureux! mais elle n'a pas droit, elle!
DUPONT, élevant la voix
Eh bien, et le petit?… le petit Charlot?
Hélas!
DUPONT, croisant les bras
Il n'est rien non plus, lui, alors?
MORIN a un geste d'impuissance. Après un silence
Ce pauvre Charbonnier n'y a pas pensé pour après lui… excusez-moi… pour personne c'est son fils. La loi ne le veut pas. Sans cela les patrons… mais ils ne savent pas, eux! Ils ne peuvent pas savoir que c'est à lui, ce pauvre gosse. Qu'est-ce qui le prouve?
DUPONT, violemment
Ils ne veulent pas savoir mais ils savent bien! Ca les embête de sortir l'argent de leur poche! Pourtant ils gagnent assez pour soutenir la veuve et l'orphelin de l'ouvrier.
La veuve et l'orphelin! mais tout est là! Légalement, Charbonnier n'a laissé ni veuve, ni orphelin… C'est la Loi, vous le savez bien!
Il n'y a pas de loi dans la misère! il n'y a que des malheureux et quand la loi est incomplète, quand elle augmente la misère, les hommes doivent abolir la loi ou la compléter!… Est-ce qu'à côté du droit légal à une indemnité ne devrait pas s'ajouter le droit moral?… Voici sept ans qu'ils sont ensemble: c'est pas un mariage ça?… Quand des gens mariés se sont quittés pendant trois ans, la loi les divorce de plein droit et quand deux braves gens ont vécu heureux l'un par l'autre, pendant sept ans, la loi ne pourrait pas en principe les marier?—légaliser leur union?
Mais pourquoi aussi Charbonnier n'a-t-il pas régularisé sa situation et reconnu son enfant?
Bah! il était heureux, puis il y a pensé trop tard: c'est bien excusable. Si la loi était faite pour tout le monde avec humanité, elle devrait prévoir ces négligences-là et garantir les malheureux qui ont pu se tromper. Le devoir de la société est de protéger tous ses membres sans en excepter aucun. Elle doit compter avec les ignorants et les négligents de façon à les empêcher de devenir leur propre victime. Est-ce qu'il devrait être possible que des gens s'abritent derrière la loi pour escamoter leurs responsabilités!
Hélas!… Dans bien des circonstances, la loi est peu juste et ne protège pas l'individu. L'organisation actuelle de la société n'offre pas à chacun la même sécurité et très souvent, ce sont les plus malheureux qui sont sacrifiés aux principes sur lesquels elle s'appuie.
Mais la société est coupable qui permet ça. Si les lois sont mal faites, qu'on les refasse! Qu'elles deviennent justes et équitables! qu'elles protègent au moins les petits contre la voracité des grands! Au lieu de la permettre, qu'elles empêchent l'injustice qui se commet aujourd'hui!… Je ne suis qu'un pauvre ouvrier sans instruction, mais il me semble qu'avec du bon sens, du raisonnement et du coeur, tous ces beaux messieurs qui nous dirigent pourraient faire de meilleures lois!
(Tremblant d'indignation, il donne un grand coup de poing sur la table, Hélène se dresse en sursaut. Elle parle d'une voix triste dont la douceur doit contraster avec la violence des répliques précédentes).
Calmez-vous, Dupont, je vous en prie. Tout ce que vous pourrez dire ne servira de rien…
DUPONT, plus calme
Malheureusement!
(Madame Prévost rentre quelques provisions dans les bras, notamment un grand paquet de charbon de bois. En silence elle allume le réchaud et prépare du café).
Je comprends, maintenant, quoique ça me révolte encore… La loi est la loi!… Parce que pour aimer un homme, pour le rendre heureux, pour avoir voulu écarter de lui tous les soucis, j'ai négligé de passer par la mairie, cette loi se dresse, aujourd'hui, implacable et sans pitié devant moi… Elle ne pardonne même pas à mon petit gosse, la négligence de son pauvre père. Tous les deux, elle nous condamne sans indulgence et d'autant plus durement qu'on n'a aucun recours contre elle. (Un temps) Mais ça ne m'empêchera pas de faire mon devoir de mère… Je travaillerai. Je chercherai du travail: le monde sera peut-être moins méchant que la loi et moins injuste que les patrons… (à Dupont) Vous m'aiderez, n'est-ce pas, mon brave Dupont, à trouver de l'ouvrage.
DUPONT, ému
Oui sûrement, madame Charbonnier, vous pouvez compter sur moi… On n'est pas riches nous autres, mais on a du coeur.
HELENE, allant à Morin
Et vous, monsieur Morin, je vous remercie encore du mal que vous vous êtes donné… Je vous demande pardon de ma colère de tout à l'heure: dans mon indignation, j'ai peut-être bien dit des choses que je n'aurais pas dû dire.
MORIN, également ému
Ne vous excusez pas, madame. Votre surprise était toute naturelle… Au fond, je pense comme vous. Vous aviez, tout autant qu'une femme légitime, des droits à une indemnité (Il a un geste d'impuissance). Enfin… (après un temps) Je vais vous quitter maintenant.
Vous retournez à l'usine, Morin?
Oui, je n'ai pas terminé ma journée.
Je vais vous accompagner un petit bout de chemin, alors.
Volontiers!
DUPONT, à Hélène
Je reviens tout de suite Madame Charbonnier.
Au revoir, monsieur Morin.
Au revoir, (saluant Mme Prévost) Madame Prévost…
Ils sortent. Pendant quelques instant, Hélène garde une attitude accablée. Mme Prévost, en travaillant, la regarde avec pitié.
HELENE (à mi-voix)
Rien!… Je ne suis rien!… Le passé ne me donne aucun droit! Mon dévouement, mon amour, ma fidélité, mon orgueil de ménagère, n'auront servi à rien… Tout s'effondre pour une formalité… (plus haut) Hier, j'étais encore une femme aimée dans ma maison, une femme respectée par tous, au dehors; aujourd'hui, la société me met au même rang que les filles… Au lieu de me protéger, elle me laisse aux prises avec la misère, au risque que, comme tant d'autres, hélas, j'aille chercher mon pain, le pain de mon enfant dans… Quelle perspective!
Pourquoi, aussi, n'avez-vous pas pris vos précautions? Une femme doit toujours penser au mariage.
Certes! J'aurais bien dû y penser puisque j'étais la première intéressée, mais je ne voulais pas ennuyer Léon de toutes ces démarches… puis nous étions retenus, aussi, par la crainte de faire connaître l'irrégularité de notre union…
Vous avez eu tort, ma pauvre madame Charbonnier, vous auriez dû penser un peu à vous et à votre enfant.
Mon pauvre petit Charles!
Supposez que tout le monde fasse comme vous? Ce serait bien si le monde n'était que de braves gens comme vous et votre pauvre défunt! Mais il y a tant d'hommes sans scrupules qui abuseraient davantage des femmes et tant de femmes de rien qui profiteraient de ce désordre!
C'est vrai!
On blague le mariage, mais pour la femme c'est encore la meilleure des garanties.
C'est justement là qu'il est injuste et ridicule le mariage: c'est qu'il garantit indistinctement, les femmes honnêtes comme les autres… La véritable justice serait de garantir toutes les femmes honnêtes qu'elles soient mariées ou qu'elles ne le soient pas.
Mais comment distinguer les honnêtes femmes des autres? Pour faire la différence, la loi a dit aux premières: Mariez-vous et vous trouverez ainsi toutes les garanties auxquelles vous avez droit.
HELENE, railleusement
Oui et c'est pour ça qu'on voit tant de femmes mariées se conduire mal et tromper leurs maris… Elles sont cependant considérées comme d'honnêtes femmes, celles-là. Elles sont mariées! ça permet tout, ce mot-là! Tandis que moi, qui pendant sept ans, suis restée fidèlement attachée à mon homme, je ne suis qu'une concubine—comme ils disent—Parce que je n'ai pas passé par la mairie, je suis une fille… une femme à tout le monde! (Elle a un rire nerveux qui finit dans un sanglot) Ah! ah! ah!
Allons, ne vous faites point de mal, ma pauvre madame Charbonnier. Dans le quartier, on sait bien que vous êtes une brave femme et une bonne mère de famille.
Heureusement! Si les patrons avaient fait une enquête, ils auraient bien vu…
Mme Prévost a achevé son café et mis deux tasses sur la table.
Tenez. Je vous ai fait une tasse de café pour vous remonter un peu le moral (Elle remplit les tasses). Buvez; ça va vous faire du bien.
Merci, comme vous êtes gentille. (Elle remue son café pensivement).
MADAME PREVOST, cherchant à la distraire
En descendant vous chercher du charbon de bois, j'ai vu votre petite
Charles. Il jouait avec ma gamine.
Est-ce qu'il était bien gai?
Ah! il riait comme un petit démon.
Le chéri!
Les enfants ne se font point de bile, vous savez bien.
Tant mieux!
En ce moment il est parti avec mon aînée chercher de la confection.
Ca va le promener, vous avez bien fait.
Ah! voici Dupont.
Dupont rentre.
J'ai reconduit Morin, histoire d'y causer… de voir un peu. Je cherche à manigancer quelque chose pour vous, madame Charbonnier. Ca me révolte tellement le refus de ces crapules-là!
Il réprime un mouvement de colère puis s'assoit près de la table.
Il n'y a rien à faire, allez! Ils ont refusé, c'est bien fini.
Aussi c'est pas sur eux que je compte. Non! C'est sur les camarades…
MADAME PREVOST, à Dupont
Vous prendrez bien une tasse de café pour vous réchauffer, hein?
Je veux bien (Mme Prévost lui en verse).
Comme la nuit vient vite, on n'y voit déjà plus (Elle allume la lampe).
Six heures.
Je vais vous quitter. Il est temps que j'aille tremper la soupe pour mon homme, c'est qu'il crie quand le dîner n'est pas sur la table.
Alors, faites vite pour qu'il soit content.
C'est ça! (Elle va vers la porte. A Hélène) Ah, dites donc, votre petit Charles va souper avec nous. Comme ça vous n'aurez pas à vous en occuper.
Mais voici quatre jours que vous le gardez à manger.
Bah! vous n'aviez pas la tête à faire beaucoup de cuisine… Je me sauve! Bonsoir Dupont!
Au revoir!
Mme Prévost ouvre la porte et voit la concierge.
Ah! la concierge! (A Hélène) Voilà de la visite pour vous, madame
Charbonnier.
La concierge entre. Mme Prévost sort. Louis Charbonnier reste sur le seuil.
HELENE, à la concierge, sans voir Louis
Qu'est-ce que c'est?
C'est un jeune homme qui… Je sais pas trop ce qu'il me raconte! Il prétend qu'il est le neveu de monsieur Charbonnier.
Le neveu de Léon? (Elle va vers la porte).
LOUIS, se montrant
Bonsoir la compagnie!
HELENE, le reconnaissant
Ah! c'est vous!
C'est moi! (à la concierge) Vous voyez bien, la petite mère, que je ne blaguais pas: on me connaît ici.
Je ne savais pas, moi! Vous me dites un tas d'histoires.
C'est bon! vous frappez pas!
La concierge sort.
HELENE, à Louis
Qu'est-ce que vous voulez?
Ce que je veux?… Vous vous en doutez bien!
Du tout.
LOUIS, ricanant
Vraiment! Alors, il paraît que vous ne m'attendiez pas… Vous ne pensiez plus à moi… C'est pour ça, sans doute, que vous ne m'avez pas prévenu de la mort de mon oncle?
En effet! Je vous avais complètement oublié… au milieu de ce malheur, n'est-ce pas. Et puis, je ne vous ai vu qu'une fois seulement, il y a trois ans. Vous savez bien que mon pauvre défunt ne voulait pas vous voir.
LOUIS, railleur
Oui, il n'avait pas le sentiment de la famille très développé.
C'est-à-dire que votre conduite…
Ma conduite! Il aurait fallu pour lui faire plaisir que je serve d'exemple aux fils à papa! C'était pas dans mon tempérament. Chacun sa vocation, pas vrai!
DUPONT, haussant les épaules
La vôtre était de ne rien faire, je crois!
LOUIS, s'en s'émouvoir
Ah! Monsieur me connaît?
Et pas brillamment encore!
Tout le monde ne peut pas gagner le prix Montyon.
Enfin, tout ça ne me dit pas qu'est-ce que vous venez faire chez moi?
Pardon, chez mon oncle.
Vous dites?
LOUIS, appuyant
Je dis chez mon oncle!
DUPONT, bourru
Ici, vous êtes chez Madame Charbonnier.
A savoir, mon petit!… Le propriétaire m'a encore affirmé tantôt que le loyer était au nom de mon oncle. (A Hélène) C'est-y vrai?
Eh bien, oui il est à son nom! Mais qu'est-ce que ça peut vous faire.
Qu'est-ce que ça peut me faire? (riant) Ah! Ah! elle est bien bonne, celle-là?
Enfin je ne comprends pas…
On va vous expliquer ça en douceur, ma petite dame… Dites-moi seulement, me reconnaissez-vous bien pour être le neveu de Léon Charbonnier qui a été tué samedi à l'usine?
Mais…
Répondez? Oui ou non, c'est-y bien moi?
Oui, sans doute!
LOUIS, triomphant
Alorss…
Alors?
Mon oncle est mort et à moi seul, je représente toute sa famille… c'est clair, hein?
DUPONT, qui commence à comprendre
Ah ça!
HELENE, s'inquiétant, mais prête à la défensive
Où voulez-vous en venir?
A ceci tout simplement: je suis le plus proche parent de Léon Charbonnier et en cette qualité j'hérite de lui. Tout ce qui est ici m'appartient.
HELENE, haussant la voix
Comment ça vous appartient?
Par exemple!
Oui: m'appartient! Je suis chez moi, ici.
Eh bien, et moi?
Vous? J'ai pas besoin de vous connaître.
Et mon petit Charles, alors?
Connais pas non plus, le môme!
Mais vous êtes fou, mon pauvre garçon.
Pas tant que ça! Je connais mes droits.
Vos droits!
Oui, mes droits! Ca vous chiffonne un peu de voir que j'hérite. Je comprends ça! C'est toujours embêtant de restituer ce qu'on a pris l'habitude de considérer comme étant à soi.
Tout est à moi et à mon fils ici!
Allez dire ça aux hommes de justice ou au commissaire de police, ils se ficheront de vous… Tenez, j'en viens de chez le commissaire de police et savez-vous ce qu'il m'a dit?
Je sus bien sûr qu'il ne vous a pas donné raison.
Que si donc! Il m'a même dit que si Madame refusait de laisser la place libre, je pouvais appeler les agents.
C'est impossible!
Ce serait une infamie!
Mais non! il n'y a pas d'infamie, c'est la loi tout bonnement.
La loi! C'en est trop! La loi ne peut pas autoriser une pareille injustice? Ce n'est donc pas suffisant que la société permette aux patrons de ne donner aucun secours aux compagnes des ouvriers qui meurent à leur travail, il faudrait encore qu'elle autorise un parent éloigné, presqu'un inconnu, à venir voler les pauvres meubles, tout l'avoir d'une femme restant sans ressources et sans défense.
Non! Non! La loi ne peut pas dire que quelque chose, ici, appartient à cet homme.
Mais si, elle le dit, parce qu'elle dit que vous n'êtes pas même considérée comme une servante à qui on doit des gages et une indemnité. Je connais mon affaire!
HELENE, avec un sanglot
C'est injuste! C'est monstrueux!
Oui, c'est monstrueux! Ceux qui font les lois et ceux qui les interprètent sont donc bêtes et méchants! On ne trouvera donc jamais des hommes d'assez grand coeur pour distinguer dans la loi, ce qu'il y a de bon ou de mauvais suivant les cas! Pour juger un assassin et le condamner, on exige un jury, et pour reconnaître les droits d'une mère malheureuse et d'un enfant irresponsable, avant de les jeter dans la misère, dans le ruisseau, on ne fera pas même une enquête, on ne demandera l'avis de personne! Derrière ce mot "la Loi" qu'on lui jette à la figure, sans explication, on se cache sans scrupule pour commettre le plus lâche des abandons et le plus coupable des vols.
HELENE, lamentablement, touchant ou indiquant chaque meuble
Mais, enfin, cette commode… cette horloge, on les a achetés à l'anniversaire de la naissance du petit… Cette table… cette table, Charbonnier me l'a offerte pour ma fête… le buffet, nous avons économisé pendant un an pour pouvoir le payer… le linge qui est dans l'armoire c'est moi-même qui l'ai cousu de mes mains… Et on vient dire aujourd'hui que tout ça n'est pas à moi.
Elle pleure la tête dans ses mains.
Au nom de la loi, voler une femme sans soutien et un enfant sans défense, quelle honte pour la société!
Eh bien, vous en faites rien du chichi!
Taisez-vous, malheureux, vous devriez rougir. Un homme de votre âge, en pleine force, qui vient dépouiller une malheureuse et son enfant!
LOUIS, s'échauffant
Ah, ça! à la fin, vous m'embêtez, vous! Je ne réclame que ce qui m'appartient. Si vous trouvez que la loi est mal faite, allez vous en plaindre à ceux qui la font.
Oh, si la souffrance des faibles pouvait être entendue, comme on la changerait bien vite, cette loi!
En attendant ne vous en prenez pas à moi… Je ne la connais pas, moi, cette femme-là. Je ne cherche pas plus à la dépouiller qu'à lui faire un cadeau. Je ne demande que mon dû!… Je n'ai pas un si mauvais coeur que ça! Elle peut bien emporter ce qui est à elle.
Tout, est à elle, ici! Venir le lui prendre, c'est voler.
Oh, ça!
Oui! tout est à elle et vous n'aurez rien. Moi, Dupont, je vous défends de toucher à quoi que ce soit! Cette femme et son enfant resteront ici tant qu'ils pourront payer le loyer.
Elle n'a pas le droit de rester malgré moi. La loi…
DUPONT, l'interrompant
La loi, ça m'est égal! Je ne connais que la justice.
Nous verrons bien si…
DUPONT, s'avançant vers lui menaçant
Et vous, je vous engage à partir si vous ne voulez pas avoir affaire à moi.
LOUIS, reculant
Mais…
Allez-vous-en, misérable, j'y vois plus!
Je pars mais…
Vas-tu fiche le camp!
… je reviendrai demain matin.
Mais fous le camp, donc!
LOUIS, menaçant
Ah, nous verrons bien! (sur le seuil) A demain!!
Il sort.
La colère m'aveuglait! S'il était resté une minute de plus, je lui aurais rentré les mots dans la gorge. Bandit! vaurien!! Canaille, va!!!… (Un temps, il regarde Hélène) La pauvre femme, la malheureuse!… reniée, volée, chassée!… Non, mais quelle honte. C'est à ne pas croire ces choses-là!… (Un temps, il s'approche d'Hélène qui pleure doucement) Madame Charbonnier, ne pleurez pas comme ça… vous me faites de la peine.
Mon brave Dupont!
Oui, je suis là. Je vous défendrai, moi!
Mais vous ne pouvez rien faire… Il va revenir demain matin… pour me chasser avec mon pauvre petit!
Ah ça! Jamais! Il me passerait plutôt sur le corps!
Si c'est son droit, il faudra bien que je parte.
Bons sens de bon sens! Et je serai là impuissant! Je ne pourrai pas les en empêcher… Ah, ça ne peut pas être, il faut que je cherche… que je trouve quelque chose…
Vous ne trouverez rien, hélas!
Je vais essayer…
Mme Prévost entre, le petit garçon endormi dans les bras. Toutes les répliques suivantes se disent à voix basse.
Chut! Le petit dort.
DUPONT, soudain calmé
Pauvre gosse…
Mettez-le, sur le lit, tenez…
C'est ça!… (Elles couchent l'enfant délicatement) Là!…
Je le déshabillerai tout à l'heure.
Il s'est endormi justement comme nous finissions de manger… maintenant il en a pour jusqu'à de main matin.
Moi, je vais m'en aller… (à Hélène) Je vais vous quitter, madame
Charbonnier.
Oui, voici la nuit qui avance.
DUPONT, tendant la main
Au revoir.
Au revoir, Dupont.
Je serai là demain à la première heure.
HELENE, soudain angoissée
Oh, oui! ne me laissez pas seule demain?
Comptez sur moi.
Bonsoir!
Bonsoir! (vivement) Merci bien, madame Prévost.
Oh, il n'y a pas de quoi…
Ils sortent.
HELENE, après un temps d'immobilité
Demain!… (elle range machinalement, puis elle s'arrête et éclate en sanglots) Oh, c'est affreux!… (Elle pleure, puis va vers le lit et regarde l'enfant) Mon pauvre petit! demain, on sera dans la rue, tous les deux!… (elle continue de pleurer. Son désespoir doit aller croissant de minutes en minutes. Elle va, vient, s'assoit, se lève, prononce des mots inintelligibles au milieu de ses larmes. Elle prend sur la commode, la photographie du défunt) Oh, mon pauvre vieux! on était si heureux!… et maintenant c'est fini… J'ai pu rien!… J'suis toute seule!… (Elle pose la photographie et reprend sa marche. Elle fait tomber les pincettes, les ramasse, puis fixe étrangement le réchaud de charbon de bois). Oh!… (Elle ne pleure plus, mais son visage exprime une secrète terreur) Non! non!… (Elle recule vers l'autre extrémité de la pièce sans quitter des yeux le fourneau) Non! j'peux pas!… pour mon p'tit, j'peux pas. (Il y a lutte en elle. Elle examine autour d'elle, les yeux agrandis de terreur. Soudain, elle se décide). Si, si, il le faut! (Ses gestes sont d'un automate. Elle remplit de charbon le réchaud et le porte au milieu de la pièce. Elle prend des draps dans l'armoire, les pend devant la porte et la fenêtre, puis, après un dernier recul, elle s'allonge en sanglotant, près de l'enfant, sur le lit) Oh, mon p'tit! mon p'tit! mon p'tit! (Ces derniers mots doivent être une sorte de clameur farouche où l'instinct lutte encore contre l'horreur et la désespérance. C'est le hurlement d'agonie de la bête humaine).
Grande Imp du Centre — Herbin, Montluçon.
End of Project Gutenberg's C'est la loi!, by Max du Veuzit and George Lomelar