The Project Gutenberg eBook of Histoire parlementaire de France, Volume 1.

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Histoire parlementaire de France, Volume 1.

Author: François Guizot

Release date: January 27, 2009 [eBook #27905]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Christine Travers, Rénald
Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE PARLEMENTAIRE DE FRANCE, VOLUME 1. ***







HISTOIRE

PARLEMENTAIRE

DE FRANCE

I




CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS:

MÉMOIRES pour servir à l'histoire de mon temps, par M. Guizot.--2e édition. Tomes I à V. 5 vol.

L'ÉGLISE ET LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNES en 1861, par M. Guizot. 3e édition. 1 vol.

TROIS ROIS, TROIS PEUPLES ET TROIS SIÈCLES, par M. Guizot. (sous presse). 1 vol.

WILLIAM PITT ET SON TEMPS, par lord Stanhope, traduction précédée d'une introduction par M. Guizot. 4 vol.

HISTOIRE DE LA FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE DES PROVINCES-UNIES, par J. Lothrop Motley, traduction nouvelle, précédée d'une grande introduction,--l'Espagne et les Pays-Bas aux xvie et xixe siècles, par M. Guizot.--4 vol.

LA CHINE ET LE JAPON: mission du comte d'Elgin pendant les années 1857, 1858 et 1859; racontée par Laurence Oliphant. Traduction nouvelle, précédée d'une introduction par M. Guizot. 2 vol.




PARIS.--IMPRIMÉ CHEZ BONAVENTURE ET DUCESSOIS,
55, QUAI DES AUGUSTINS.




Complément des Mémoires pour servir à l'Histoire de mon Temps.





HISTOIRE

PARLEMENTAIRE

DE FRANCE

RECUEIL COMPLET
DES DISCOURS PRONONCÉS DANS LES CHAMBRES DE 1819 A 1848

PAR

M. GUIZOT

TOME PREMIER



PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1863

Tous droits réservés



INTRODUCTION


TROIS GÉNÉRATIONS

1789-1814-1848.


Les amis de la liberté politique sont tristes, et les raisons ne manquent pas à leur tristesse. Peut-être m'est-il permis de dire que j'aurais, plus que personne, quelque droit de m'y abandonner. Je suis tombé avec les institutions et le régime que nous regardions comme le témoignage et le gage de la liberté politique. Mais en trouvant la tristesse légitime, je la trouve excessive et injuste envers notre temps et notre patrie. Je ne crois pas que la France ait renoncé à aucune de ses généreuses ambitions, ni qu'elle ait perdu tout moyen de les satisfaire. J'ai confiance dans l'avenir de mon pays et de la liberté politique dans mon pays.

Je ne me fais point d'illusion. Parmi les amis de la liberté politique, beaucoup sont découragés, et ne recommenceraient pas volontiers des efforts et des luttes dont ils n'espèrent plus la victoire. D'autres ont reporté sur le régime impérial leurs espérances, et s'en promettent, dans l'avenir, les satisfactions libérales qu'ils croient nécessaires ou possibles. Le public assiste, avec une indifférence sceptique, aux regrets languissants des uns et aux lointaines espérances des autres, uniquement préoccupé des intérêts de la vie civile et de son repos après tant d'orages.

A cet état des partis et des esprits se joignent deux idées qui ne sont pas nouvelles, mais qu'on travaille plus activement que jamais à accréditer. On dit qu'après tout, c'est la Révolution française, ce sont ses principes et ses intérêts généraux qui triomphent aujourd'hui, et que ce triomphe importe bien plus à la France que celui de la liberté politique. On ajoute que, si la liberté souffre, l'égalité ne souffre point, et qu'entre les conquêtes de la Révolution, la France tient bien plus à l'égalité qu'à la liberté.

Je crois ces deux idées radicalement fausses et funestes. Je crois l'indifférence publique, en fait de liberté, plus apparente que réelle et essentiellement transitoire. Je crois les amis de la liberté politique appelés à reprendre, dans le pays et dans son gouvernement, leur influence, et par conséquent tenus de ne pas se livrer à un découragement naturel, mais non légitime.

Ni les considérations morales, ni les exemples historiques ne me manqueraient pour les rassurer et les ranimer. Quelle est, dans la vie des peuples, la grande cause qui n'a pas éprouvé de cruels revers, passé par de tristes alternatives et mis des siècles à triompher? Dieu vend cher aux hommes le progrès et le succès. L'Angleterre et les États-Unis d'Amérique sont, dans les temps modernes et chrétiens, les deux nations qui ont le plus fortement conquis et possédé la liberté politique. Que n'en a-t-il pas coûté à l'Angleterre? Que de révolutions et de réactions! Que de temps, de sang et de travail! Quelles phases de lassitude et de corruption! Et où en est aujourd'hui, où en sera demain la grande République américaine? Qui sait quel jour et à quel prix elle recouvrera sa paix et sa prospérité? Qui sait si elle revivra? L'Angleterre aurait-elle dû, pour s'épargner tant d'efforts et d'épreuves, renoncer à la liberté politique? Et l'Amérique de Washington et de Franklin doit-elle désespérer d'elle-même parce que son gouvernement se trouve trop mal constitué et trop faible pour les questions qu'il a à résoudre? A coup sûr, ni l'un ni l'autre de ces grands peuples n'est disposé à croire la liberté politique trop chèrement achetée par les souffrances et les sacrifices qu'elle leur a imposés ou qu'elle pourra leur imposer. Mais je laisse là l'Angleterre et l'Amérique; je sais le peu d'empire qu'ont, en pareille affaire, des considérations générales et des exemples étrangers; c'est dans notre France même, dans notre propre histoire et dans notre histoire contemporaine, que je veux chercher et que je trouve mes raisons de fidélité active à la liberté politique et de confiance dans son avenir parmi nous.

Depuis trois quarts de siècle, trois générations, 1789, 1814 et 1848, ont possédé politiquement la France et fait ses destinées. Les deux premières ont terminé leur course; la troisième commence la sienne. Je veux les interroger toutes trois; je veux savoir avec précision ce qu'elles ont pensé, ce qu'elles ont désiré, ce qu'elles ont fait, et chercher, dans leur âme et dans leur histoire, le sens des événements contemporains et l'avenir politique de la France.



I

1789-1814.

Le caractère dominant, le grand caractère de 1789, c'est l'unanimité dans l'élan national: non pas certes l'unanimité des opinions, mais celle des désirs et des espérances à travers la divergence des opinions. On ne peut parcourir les cahiers des trois Ordres convoqués aux États Généraux qui devinrent l'Assemblée constituante sans être frappé de l'unité de sentiment et de mouvement qui anime ces classes si diverses et si près d'entrer en lutte. Par leurs situations, leurs habitudes, leurs préjugés, leurs goûts, elles diffèrent essentiellement; mais le même feu les échauffe, le même vent les emporte; l'esprit de réforme et de progrès possède la France tout entière.

Quelle était, à cette époque, l'ambition suprême de cette France encore si variée et si incohérente, malgré son travail, depuis bien des siècles, pour atteindre à l'unité nationale? A quel but définitif et commun aspiraient cette noblesse, ce clergé, ce tiers-état, tout ce peuple encore si peu accoutumé à marcher ensemble? L'équité dans l'ordre social et la liberté dans l'ordre politique, le respect des droits personnels de tout homme et l'action efficace de la nation dans ses affaires, une société juste et un gouvernement libre, c'est là le voeu qui se trouve au fond de tous les voeux, qui s'élève au-dessus de toutes les diversités de situation et d'opinion. C'était là le besoin passionné de cette génération ardente et forte qui se précipita dans son dessein comme un torrent longtemps contenu et amassé se précipite sur la pente de son cours.

Ce n'était pas seulement dans des écrits, des discours, des instructions, dans des manifestations fugitives de la pensée qu'éclataient ce mouvement général, cette tendance commune des esprits en France avant la réunion des États Généraux de 1789. Les actes venaient avec les paroles; de grands pas étaient déjà faits vers la réforme sociale et la liberté politique. Et ce n'étaient pas seulement quelques hommes supérieurs un moment investis du pouvoir, Machault, Turgot, Malesherbes, Necker, qui poussaient la France dans cette voie; la nation elle-même, toutes les classes de la nation, le clergé et la noblesse comme le tiers-état, les propriétaires des campagnes comme les habitants des villes s'y engageaient activement et ensemble. Qu'on lise l'excellent travail de M. Léonce de Lavergne sur les Assemblées provinciales instituées par Louis XVI, de 1778 à 1787, dans les vingt-six provinces appelées pays d'élection 1. Avec autant de sagacité libérale que d'impartialité historique, il a retracé, je pourrais dire ressuscité ces assemblées aujourd'hui si oubliées, leurs membres et leurs actes, les résultats accomplis et les projets annoncés, les idées générales et les mesures locales. On assiste là, non-seulement à un grand travail de réforme administrative, mais à l'empire efficace des principes de la justice sociale et de la liberté politique, le respect de l'homme, l'élection, la discussion, la publicité, la responsabilité du pouvoir. Et ce n'est pas le tiers-état seul qui proclame ces principes et réclame leurs conséquences; la noblesse et le clergé, les grands seigneurs et les gentilshommes de province les acceptent et les appliquent comme les bourgeois. Sans doute on pressent, on rencontre déjà les dissentiments, les appréhensions, les hésitations, les luttes; mais le fait qui domine, c'est évidemment, dans tous les rangs et à tous les degrés de la société française, un désir et un effort communs pour faire pénétrer et prévaloir l'équité dans l'état social, la liberté dans le gouvernement.

Note 1: (retour) Ce travail a été inséré en 1861, 1862 et 1863 dans la Revue des Deux-Mondes. Il sera bientôt complété et publié séparément.

La grande Assemblée nationale, l'Assemblée Constituante, une fois réunie, offre un spectacle bien moins unanime, bien plus agité que ces modestes assemblées provinciales, et pourtant au fond le même. L'esprit de réforme et de liberté politique, dominant dans le tiers-état, est là aussi, présent et puissant, dans la noblesse et le clergé. La lutte s'engage entre l'ancien régime en décadence et le régime nouveau en espérance; mais, au sein de cette lutte, le tiers-état trouve, dans la noblesse et le clergé français, des alliés éminents et sincères. Des ecclésiastiques, des grands seigneurs, des gentilshommes de vieille race prêtent à la bourgeoisie française un généreux concours, et assurent, dès les premiers pas, sa victoire. C'est une minorité de la vieille France qui vient en aide à la France nouvelle; mais c'est une minorité dont l'appui moral et numérique est décisif.

Cette minorité libérale de la noblesse et du clergé français, en 1789, n'a pas seulement droit, par la générosité de ses sentiments et de ses sacrifices, à toute l'estime et à toute la reconnaissance de la France libérale; elle a donné, dans le plus grand moment de notre histoire, le plus grand exemple politique que puisse recevoir un peuple qui veut être libre, l'exemple du désintéressement éclairé et du dévouement au bien public.

Nous avons eu, pendant des siècles, ce mauvais sort que la noblesse française n'a pas compris ses vrais intérêts, ni joué, dans l'État, son vrai rôle. Soit influence de son origine, soit vanité, soit défaut de lumières et d'esprit politique, elle s'est isolée pour garder son rang; elle a mieux aimé rester une classe privilégiée que devenir la tête d'une nation. Elle est tombée, envers la royauté, dans une faute tout aussi grave; elle a préféré, tantôt l'indépendance, tantôt la vie de cour, au partage du pouvoir; les grands seigneurs ont aspiré à être, non les conseillers, mais tantôt les rivaux, tantôt les serviteurs du roi; et les gentilshommes, voués au service militaire, ont regardé le service politique comme une sorte de dérogeance; lieutenants ou cornettes, ils se croyaient au-dessus des conseillers d'État et des intendants. Ce mal a entraîné un autre mal: la royauté entravée, harcelée, dépouillée par la haute noblesse, a recherché, contre elle, l'appui de la bourgeoisie et du peuple; la bourgeoisie et le peuple, pour s'affranchir du joug arrogant de la noblesse, ont recherché, à tout prix, l'appui de la royauté. L'aristocratie n'a su prendre sa place ni dans le gouvernement de l'État, ni dans la cause des libertés publiques; la démocratie n'a grandi que dans l'alliance et au service du pouvoir absolu.

Ce fait n'a pas été particulier à la France; il s'est produit dans la plupart des grands États de l'Europe continentale; presque partout, la noblesse, ne sachant être ni politique, ni libérale, est restée étrangère et au gouvernement et au peuple; la démocratie, manquant d'alliés et d'appui pour ses libertés, n'a pu s'élever qu'à l'aide du pouvoir royal; et le pouvoir royal, profitant de l'alliance démocratique, a pu quelque temps être à la fois populaire et absolu.

Encore aujourd'hui et sous nos yeux, c'est dans cette voie que marche plus d'un grand État, au grand péril de son avenir.

Que tel ait été, en France, le cours naturel et, comme on dit, fatal de la civilisation, je ne le nie point; mais, pour être fatal, un fait n'en reste pas moins justiciable de l'expérience et du bon sens; si les fautes des hommes, princes ou peuples, sont fatales, leurs conséquences le sont aussi, et le jour arrive où elles se révèlent si clairement qu'il y aurait folie à les méconnaître. Je tiens pour frappé de cécité politique quiconque aujourd'hui ne voit pas que le pouvoir absolu ne suffit point à la solidité des gouvernements, ni la démocratie à la fondation de la liberté. Le pouvoir a besoin à la fois d'être soutenu et d'être contenu: il lui faut, d'une part, l'influence et l'appui des hommes que leur situation place naturellement au niveau des grandes affaires de l'État, d'autre part, la surveillance et le contrôle de tous les citoyens. La liberté, à son tour, a besoin d'être défendue et par ceux dont elle fait la sécurité et la force dans leur vie laborieuse et ascendante, et par ceux à qui leur situation déjà faite rend faciles et naturelles l'indépendance et l'influence en face du pouvoir. Le but de la société n'est pas simple; elle aspire en même temps et nécessairement à l'ordre et à la liberté, à la durée et au progrès. Ce n'est pas par la domination d'une force unique, ou prépondérante au point d'être unique, que cette oeuvre double et difficile peut être accomplie; il y faut le concours des forces diverses qui se développent naturellement et sont diversement placées dans le corps social. Dans les sociétés européennes, la liberté comme le pouvoir a beaucoup souffert des priviléges exclusifs et immobiles de l'aristocratie; l'aversion inintelligente de la démocratie pour tout principe et tout élément d'organisation sociale autre qu'elle-même pourrait bien leur être aussi funeste.

Pas plus les peuples que les rois, pas plus la démocratie que l'aristocratie ne méconnaissent et ne violent impunément les lois naturelles et intimes des faits. Plus la société devient grande et libre, plus le bon gouvernement y devient à la fois nécessaire et difficile. Pour que le pouvoir soit élevé et maintenu à la hauteur de sa tâche, pour qu'il résiste efficacement, tantôt à ses périls, tantôt à ses penchants, il faut que les classes naturellement influentes dans l'État par leur fortune, leurs lumières, leurs relations, leurs travaux, agissent ensemble et de concert, tantôt pour la défense de l'autorité, tantôt pour la protection de la liberté. Il y a désordre et danger social quand, au lieu d'être politiquement unies, ces classes sont divisées entre elles, et qu'en présence de l'ardeur ascendante des masses populaires, elles se combattent au lieu de s'entr'aider à soutenir et à diriger le pouvoir. Ce sont là, même quand elles n'éclatent pas en luttes matérielles, les pires guerres civiles, celles qui troublent et compromettent le plus gravement les États. Les discordes des patriciens et des plébéiens ont perdu la liberté de Rome; l'action commune des nobles et des bourgeois a fondé celle de l'Angleterre.

C'était, en 1789, une bonne fortune nouvelle pour la France que l'empressement d'une portion notable de la noblesse et du clergé à s'unir au gros de la nation pour la réforme de l'état social et la conquête de la liberté politique. A aucune autre époque de notre histoire, pareille chance ne s'était rencontrée; dans les diverses réunions des États Généraux, y compris la dernière, en 1614, la noblesse et le clergé français avaient tenu leur cause séparée de la cause populaire, ou ne lui avaient prêté quelque appui que momentanément et dans des vues intéressées, quelquefois même factieuses. En 1789, la minorité de la noblesse et du clergé était parfaitement sincère et active dans sa résolution de faire cause commune avec le pays tout entier; et, bien que ce fût, dans les deux Ordres, une minorité, elle était si considérable et si honorable qu'elle pouvait devenir, pour le tiers-état comme pour la couronne, un puissant allié. Que fût-il arrivé si cette chance eût été saisie, si la couronne, le tiers-état et la minorité de la noblesse et du clergé se fussent intimement unis pour accomplir de concert les réformes nécessaires et fonder ensemble un gouvernement libre? Je n'oserais affirmer qu'ils auraient réussi; les conjectures sur ce qu'aurait pu être le passé sont presque aussi incertaines que les prédictions sur l'avenir; mais, à coup sûr, on eût marché ainsi dans la bonne voie; on eût mis à profit ce qu'il y avait d'unanimité et d'harmonie dans l'élan national.

Pourquoi cela n'est-il pas arrivé? Comment cette grande génération de 1789, qui voulait si ardemment et si sincèrement la réforme sociale et la liberté politique, s'est-elle lancée ou a-t-elle été entraînée dans les ténèbres et les tempêtes de la Révolution?

A cette question, j'écarte en ce moment une partie de la réponse. Les fautes de la royauté et de ses entours ont été pour beaucoup dans les revers de la liberté et les emportements de la Révolution. La tâche du pouvoir est si rude, surtout en de telles crises, que ni la bonté, ni la vertu ne le dispensent de l'habileté et de la fermeté. Mais il y a maintenant peu d'utilité, et pour mon compte je n'ai nul goût à étaler la part de Louis XVI et de sa famille dans les causes des malheurs de la France et des leurs propres; ils ont payé si cher et si douloureusement expié leurs fautes qu'il y a une barbarie grossière et subalterne à en accabler incessamment leur mémoire. On essaye trop d'ailleurs de décharger ainsi, de la responsabilité qui leur revient, les partis et les hommes qui, à cette époque, sont successivement devenus les maîtres de la France. La France elle-même a sa part dans cette responsabilité, car une nation qui aspire à être libre ne peut alléguer avec honneur qu'elle a subi, comme un troupeau, les volontés perverses ou folles de ses conducteurs. Ce sont donc les erreurs générales, les fautes communes de la grande génération de 1789 que j'ai à coeur de rechercher. Il m'est arrivé de dire un jour à la tribune que «sans doute, dans leur séjour inconnu, ces nobles âmes, qui ont voulu tant de bien à l'humanité, se réjouissent de nous voir éviter les écueils où sont venues se briser tant de leurs belles espérances.» Notre cause est encore la leur, et je crois leur rendre hommage en signalant aux fils ces écueils qu'ont aperçus trop tard les pères.

Trois idées politiques étaient, en 1789, professées et répandues: idées confuses et obscures dans la plupart des esprits, mais au fond dominantes. Je les reproduis telles qu'elles ont été exprimées, sous leur forme la plus simple et la plus franche: «Nul n'est tenu d'obéir aux lois qu'il n'a pas consenties;--le pouvoir légitime réside dans le nombre;--tous les hommes sont égaux.» Beaucoup de ceux qui pensaient et agissaient d'après ces maximes auraient été fort étonnés si quelque puissance supérieure les avait contraints de s'en rendre bien compte et d'accepter leurs conséquences obligées; mais ils n'y regardaient pas de si près et n'y voyaient pas si clair. Les plus puissantes idées sont celles qui, contenant ensemble et confusément une large part de vérité et une large part d'erreur, flattent à la fois les bons et les mauvais instincts des hommes, et ouvrent en même temps la carrière aux nobles espérances et aux mauvaises passions.

La première de ces trois idées: «Nul n'est tenu d'obéir aux lois qu'il n'a pas consenties,» est destructive de l'autorité; c'est l'anarchie. Rousseau, en posant le principe, en a entrevu les conséquences, et s'est consumé en efforts pour y échapper; M. Proudhon les a acceptées, et a fait, de ce qu'il appelle hardiment l'anarchie, le but définitif et l'état normal des sociétés humaines.

La seconde idée: «Le pouvoir légitime réside dans le nombre» est destructive de la liberté; c'est le despotisme de la majorité numérique. Le monde a vu ce principe posé et mis en pratique, tantôt sous la forme républicaine, tantôt sous la forme monarchique, et il a toujours amené l'oppression tantôt violente, tantôt sourde, de la minorité. Qui ne sait qu'aux États-Unis d'Amérique l'empire du nombre a, depuis un demi-siècle, tenu de plus en plus éloignés du pouvoir les hommes les plus capables et les plus dignes de l'exercer?

La troisième idée: «Tous les hommes sont égaux,» est destructive de l'élévation politique dans le gouvernement et du progrès régulier dans la société. C'est le nivellement, au lieu de la justice; c'est la décapitation permanente du corps social, au lieu du libre développement de tous ses membres.

Il n'est pas vrai que nul ne soit tenu d'obéir aux lois qu'il n'a pas consenties. Il suffit à tout homme de regarder en lui-même et autour de lui pour reconnaître la fausseté de cette maxime. Que de lois auxquelles nous obéissons et nous sommes tenus d'obéir sans les avoir jamais consenties, ni même connues d'avance! Les lois qui fondent dans la famille l'autorité et l'obéissance ont-elles jamais été consenties par leurs sujets? Et dans la société, n'obéissons-nous pas, ne sommes-nous pas, à chaque instant, tenus d'obéir à des lois qui régissent naturellement les hommes dans leurs rapports mutuels sans que, même au sein des institutions les plus libres, elles aient jamais été un objet de délibération et de consentement? Il s'en faut bien que les hommes n'obéissent et ne soient tenus d'obéir qu'à des lois qu'ils se sont faites eux-mêmes ou que d'autres hommes leur ont faites; la plupart de celles qui les gouvernent leur viennent de plus haut; et même quand elles leur déplaisent, quand leur volonté les repousse, ils se sentent, dans leur âme, tenus de leur obéir. Ce n'est pas la volonté des hommes, c'est la justice et la sagesse intrinsèques des lois et du pouvoir qui fait leur droit à l'obéissance. Ce qui est vrai, c'est que les hommes ont droit à des lois justes, à un régime juste, et par conséquent à des institutions qui les leur garantissent. C'est là le but et la loi suprême de la société.

Il n'est pas vrai que le pouvoir légitime réside dans le nombre; car la justice et la sagesse ne se rencontrent pas toujours dans les volontés de la majorité numérique, et elle ne saurait conférer essentiellement au pouvoir une légitimité qu'elle ne possède pas essentiellement elle-même. Ce qui est vrai, c'est que la majorité numérique, qui peut être, dans certains cas et dans certains temps, le signe extérieur de la raison et de la justice, est tenue, dans tous les temps et dans tous les cas, de se conduire selon la raison et la justice, et de respecter les droits de la minorité.

Il n'est pas vrai que tous les hommes soient égaux: ils sont inégaux, au contraire, par la nature comme par la situation, par l'esprit comme par le corps; et leur inégalité est l'une des plus puissantes causes qui les attirent les uns vers les autres, les rendent nécessaires les uns aux autres et forment entre eux la société. Ce qui est vrai, c'est que les hommes sont tous semblables et de même nature, sinon de même mesure, et que la similitude de leur nature leur donne, à tous, des droits qui sont les mêmes pour tous, et sacrés entre tous les droits.

Ainsi rappelées à leur vrai sens et dans leurs justes limites, ces idées sont aussi salutaires que belles: mais quand les hommes n'ont pas été obligés par leur situation ou amenés par l'expérience à leur faire subir cette épuration, quand les vérités qu'elles contiennent sont obscurcies, altérées, corrompues par les erreurs auxquelles elles se prêtent, alors, et dans le premier emportement des esprits, la puissance de la vérité elle-même tourne au profit de l'erreur; les nobles instincts tombent au service des mauvaises passions; l'aliment vital devient un poison fatal.

La génération de 1789 a échoué sur cet écueil. Elle y a été poussée, non seulement par ses erreurs politiques, mais par des erreurs morales qui étaient, à vrai dire, le principe et la source des erreurs politiques que je viens de signaler.

C'était la conviction du XVIIIe siècle et de la génération formée à son école que l'homme est essentiellement bon, et que, dans les sociétés humaines, le mal provient, non de la nature humaine, mais de la mauvaise organisation sociale et du mauvais régime politique. La confiance dans la bonté naturelle de l'homme était, en 1789, l'une des colonnes de l'orgueil humain.

Il en avait une seconde, la confiance dans la toute-puissance de l'homme. C'était aussi, en 1789, la conviction générale que l'homme est maître de la société comme de lui-même. Si la société n'a pas été et n'est pas ce qu'elle doit être, ce sont les lumières, pensait-on, qui ont manqué et qui manquent encore aux hommes. Le progrès indéfini, qui est la loi de l'humanité, les leur donne et les leur donnera de plus en plus. Fort de sa bonté native, de ses lumières progressives et de sa puissance souveraine, l'homme réformera, réorganisera, créera à nouveau la société.

Quand je qualifie d'erreurs ces croyances superbes, c'est que la question suprême à laquelle elles se rattachent est, pour moi, résolue. Je ne crois ni à la bonté essentielle de l'homme, ni à sa souveraineté ici-bas. Il est à la fois capable du bien et enclin au mal, à la fois libre et sujet: «S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le vante,» dit admirablement Pascal. La condition de l'homme est haute et sa nature plus haute encore que sa condition; mais il y a de la dépendance dans sa condition et de la révolte dans sa nature. L'observation philosophique reconnaît en lui ces contrastes, comme les affirme le dogme chrétien. Quand l'homme les méconnaît, c'est qu'il se méprend sur lui-même et sur sa place dans l'univers; c'est qu'il oublie Dieu et se croit Dieu. Dans son orgueilleux élan vers son généreux dessein, la génération de 1789 a vécu et agi sous l'empire de cette immense erreur. C'est là le venin qui a si promptement altéré les sources de la Révolution française, et mêlé tant de mal à tant d'intentions et d'espérances excellentes. On a coutume d'imputer tout ce mal à la lutte des intérêts opposés et des mauvaises passions mutuelles, aristocratiques ou démocratiques, absolutistes ou radicales. Il est vrai; ce sont là les acteurs qui occupent le devant de la scène et la remplissent de leur bruit; mais ils n'y sont pas seuls, et ils n'ont garde de s'y produire sous leur vrai nom et leur propre figure; aux intérêts égoïstes et aux mauvaises passions, il faut des voiles qui les couvrent, et c'est toujours dans des idées fausses et spécieuses qu'ils les cherchent et les trouvent. Cet honneur reste à l'homme dans ses égarements qu'il a besoin, non-seulement de les cacher, mais de les justifier aux yeux de ses semblables et aux siens propres. Plus le trouble social est grand, plus on peut tenir pour certain qu'un grand trouble intellectuel l'accompagne et l'accompagnera obstinément.

Lorsque aujourd'hui, au sein de la tranquillité et de la froideur publiques, on considère d'un esprit libre ces idées que je signale comme des erreurs graves et puissantes, on ne peut se défendre d'un profond étonnement. Comment de telles idées ont-elles jamais pu s'accréditer et dominer à ce point? N'est-il pas évident, aux yeux du simple bon sens, que les hommes ne sont pas tous égaux, et que la prétention d'établir entre eux l'égalité sociale, en dépit des inégalités naturelles, aboutit, comme l'ont reconnu les logiciens conséquents de l'école, à la folle tentative d'abolir, à chaque génération, l'hérédité des biens et des noms, c'est-à-dire la propriété et la famille, c'est-à-dire la société elle-même? Le bon sens ne condamne-t-il pas également la prétention de la majorité numérique à la possession exclusive du pouvoir légitime, et celle de chaque individu à n'obéir qu'à des lois qu'il ait consenties? Dans les sociétés les plus démocratiques et les plus libres, républicaines aussi bien que monarchiques, ces prétendus principes ne reçoivent-ils pas, à chaque instant, des faits et de la raison publique, les plus éclatants démentis? Et pourtant ces grossières erreurs ont été, sont et seront toujours puissantes et redoutables. Tant l'esprit humain se laisse aisément duper par ce qui plaît aux passions humaines! Tant les passions humaines sont ardentes à se saisir des idées qui les aident à se légitimer en se satisfaisant!

Jamais ces idées n'ont donné une plus terrible démonstration de leur puissance que dans la Révolution française; jamais leur impérieuse logique n'a plus rapidement entraîné des conséquences plus énormes et plus imprévues. L'histoire du monde n'offre aucun exemple d'un contraste pareil entre les premiers pas et le développement soudain d'un grand événement, entre les perspectives de la veille et les spectacles du lendemain. Quels espaces, quels abîmes de 1789 à 1793! Et il a fallu à peine quatre années pour que la grande société française parcourût ces espaces et tombât dans ces abîmes, quand elle se croyait à la porte d'un paradis créé de ses propres mains!

Comment se fait-il que cette catastrophe, incroyable si elle n'était réelle, n'ait pas laissé uniquement et universellement une impression d'effroi et d'horreur? Comment tant de crimes atroces, de folies absurdes et de douleurs inouïes, tant et de si révoltants outrages à la conscience humaine, au coeur humain, au bon sens humain, ont-ils pu être si étrangement palliés et presque excusés, que dis-je? si magnifiquement enveloppés dans des récits et des tableaux qui frappent et séduisent l'imagination au point d'étouffer le jugement et le sens moral? Et qu'on ne dise pas qu'on a condamné ces faits tout en les colorant de la sorte: les paroles ne sont rien en elles-mêmes; leur valeur réside dans la signification qu'y attachent ceux qui les entendent ou les lisent, dans l'effet qu'elles produisent sur les âmes et la disposition où elles les laissent. Que sert la condamnation des actes si elle se perd dans la glorification des acteurs? Les personnages ainsi célébrés ne se prêtaient guère à de telles apothéoses; la plupart n'étaient, à vrai dire, que des hommes médiocres et vulgaires, d'une violence brutale ou d'une légèreté frivole, cyniques grossiers ou badauds fanatiques, déclamateurs enivrés de leurs propres paroles ou conspirateurs envieux, haineux et imprévoyants. Il n'était certes pas aisé d'en faire de grands hommes. Pourquoi l'a-t-on entrepris? Pourquoi y a-t-on réussi, pour un temps du moins et auprès d'un nombreux public? Est-ce uniquement le besoin de faire du bruit, un bruit populaire, qui a poussé des esprits éminents dans cette voie d'idolâtrie révolutionnaire? Est-ce uniquement le goût du mélodrame sous le nom de l'histoire qui a valu à de telles oeuvres un tel succès?

Ces faiblesses personnelles y ont eu leur part; mais ce sont de trop petites explications pour un fait moralement si étrange; il a des causes plus générales et plus graves.

A côté de ces hymnes en l'honneur des acteurs révolutionnaires éclatent, non-seulement contre eux, mais contre la Révolution française en général, des imprécations ardentes et incessantes. Dominés soit par les passions de parti, soit par un profond sentiment des erreurs et des crimes de cette époque, des esprits élevés et moraux ne voient que sa face folle et hideuse. Bien plus, toute révolution porte, auprès d'eux, la peine de celle-là; le mot révolution est devenu, pour eux, synonyme de crime, folie, désastre; ils n'accordent, à ces secousses volcaniques des sociétés humaines, aucun bon principe, aucun bon résultat.

Je voudrais qu'une expérience rétrospective fût possible, et que, pour un moment, la France se trouvât tout à coup replacée dans l'état où elle était avant 1789. Ce pays, qui supporte tant, ne supporterait pas un moment ce retour; moralement comme matériellement, il lui serait odieux et intolérable. Il le serait à ceux-là même qui pensent et parlent le plus mal de la Révolution; leurs idées, leurs sentiments, leurs intérêts les plus légitimes et les plus intimes seraient, à chaque instant, contrariés, entravés, froissés. Personne ne persuadera à la France qu'elle n'est pas aujourd'hui mieux réglée et mieux gouvernée qu'elle ne l'était avant 1789; elle se sent, elle se croit, elle a raison de se sentir et de se croire en possession de beaucoup plus de justice envers tous et de bien-être pour tous. La génération qui a possédé la France de 1789 à 1798 n'a pas travaillé et souffert sans fruit; ce sont les vérités mêlées à ses erreurs, les conquêtes qu'elle a faites au milieu de ses désastres, les édifices qu'elle a élevés sur ses ruines qui donnent à ses apologistes et à ses chantres tant de faveur auprès des masses, quand ils célèbrent ses personnages et enivrent de ses souvenirs ses descendants. Que les adversaires de la Révolution française ne s'y trompent pas: quand ils l'attaquent indistinctement, ils ne font que la rendre indistinctement plus chère à la France, et transformer en culte aveugle une reconnaissance légitime. Et ils changeraient bientôt eux-mêmes de sentiment et de langage, s'ils étaient condamnés à subir tout ce que la Révolution a détruit et à perdre tout ce qu'elle a conquis.

En présence de ces crises de l'humanité, le jugement et la conscience sont mis à une dure épreuve. Pour les bien comprendre, pour profiter à la fois de leurs oeuvres et de leurs leçons, il ne faut s'en laisser ni épouvanter ni séduire; il faut largement admettre leurs complications, leurs contradictions, leurs aberrations, leurs audaces tantôt sublimes, tantôt insensées ou perverses; il faut se dire et se redire sans cesse que les révolutions sont profondément imparfaites et impures, même les plus salutaires, car elles mettent à nu et en branle tout l'homme et tous les hommes, toujours imparfaits et impurs, même les meilleurs. Mais s'il faut se résigner à l'impureté naturelle de ces grands faits historiques, il ne faut pas jeter, sur leurs erreurs et leurs vices, le manteau de leurs vérités et de leurs vertus. Nous sommes condamnés, en les contemplant, au pénible effort d'être à la fois indulgents et sévères, de voir incessamment le mal sous le bien, le bien sous le mal, et d'accepter, dans notre propre esprit, le continuel mélange de l'espérance et du mécompte, de la sympathie et de l'indignation. Je reprends et j'applique à la Révolution française les paroles de Pascal: «Si elle se vante, je l'abaisse; si elle s'abaisse, je la vante.» Mais en même temps qu'elle a à subir cette poignante alternative, la Révolution française porte et conserve deux grands caractères. Elle a été, non pas une crise isolée et étrange, le rêve et l'accès d'une génération saisie d'une fièvre ardente, mais la suite naturelle des événements, des idées, des travaux qui ont rempli notre histoire, le développement précipité de ce que la France, depuis trois siècles et bien plus de trois siècles, a constamment considéré comme son progrès dans la carrière de la civilisation. Et aujourd'hui comme en 1789, après ses égarements et ses revers comme aux jours de sa jeunesse, la Révolution française poursuit sa course et fait partout des conquêtes; elle reste pleine d'espérance et de puissance. Elle est la fille du passé et la mère de l'avenir. Signes certains d'une loi providentielle à reconnaître et d'une nécessité sociale à accomplir.

Quand les premières et unanimes espérances de 1789 eurent été déçues; quand, au lieu du progrès harmonieux de la société française au sein de la liberté politique, la guerre sociale eut éclaté en France et mis ses tyrannies successives à la place de la liberté, quand les diverses classes et les divers partis de cette génération aveuglément puissante furent las de détruire et de s'entre-détruire, il y eut un temps d'hésitation et d'agitation stérile; la Révolution victorieuse se sentait épuisée et hors d'état de poursuivre comme de rétrograder; les vainqueurs erraient en chancelant au milieu des ruines qu'ils avaient faites; on voulait s'arrêter et on ne pouvait se fixer. L'ancien régime n'existait plus; la société nouvelle n'existait pas. L'indépendance nationale, héroïquement défendue, retombait sans cesse en péril. C'était à la fois l'anarchie et la tyrannie, et pas plus de force efficace dans le pouvoir que de liberté sûre pour les citoyens. Bonaparte revint pour devenir rapidement Napoléon; et par lui s'accomplit l'oeuvre que la France invoquait vainement depuis la fin de la Terreur, la réaction de la Révolution par elle-même contre elle-même, c'est-à-dire la consolidation de ses principales conquêtes avec l'abandon de quelques-unes de ses plus légitimes promesses et de ses plus belles espérances.

C'est ici, pour la génération de 1789, la seconde grande phase de sa vie et de son histoire. Dans cette phase, la première place, la place unique appartient à Napoléon. C'est lui qui, dans l'oeuvre de construction de la Révolution française, a été le chef des travailleurs et l'auteur des événements. C'est lui qui a reconnu et marqué la route, imprimé et dirigé le mouvement. Dans les moments critiques de leur destinée, les peuples ne peuvent se passer d'un grand homme. S'il leur manque, ou bien ils s'égarent follement, ou bien ils s'arrêtent et tâtonnent en attendant qu'il vienne. Quand Bonaparte vint en 1798, la France reconnut en lui l'homme qu'elle attendait: il marcha, elle le suivit.

Cependant on attribue trop à Napoléon seul le travail et le mérite de cette grande époque: ou ne fait pas à ses compagnons, civils aussi bien que militaires, la part à laquelle ils ont droit. Quand il se mit à la tête de la génération qui, de 1789 à 1798, avait possédé la France, cette génération hardie et forte avait acquis l'intelligence de ses erreurs et de ses fautes. Par son retour vers la justice et la vérité, elle servait ses propres intérêts comme ceux de la France; mais c'est beaucoup de comprendre et d'accepter la nécessité de l'ordre moral longtemps méconnu et violé. Constituants, Conventionnels, Fenillants, Girondins, Jacobins, Modérés, Montagnards, tous les partis de la Révolution et, dans tous les partis, presque tous les hommes notables et capables se rallièrent autour de Napoléon, et lui apportèrent, dans son oeuvre de réparation et de reconstruction sociale, un concours habile, courageux, dévoué, efficace. Ils déployèrent au service de cette oeuvre, non seulement de grandes facultés et de grandes lumières, mais une honorable ardeur à faire cesser les iniquités, à guérir les maux, à relever les ruines. On oubliait, dans un effort commun vers le bien public, les discordes, les inimitiés, les injures de la veille. Et cet honnête accord, ce puissant concours, Napoléon l'a obtenu et en a recueilli les fruits dans ses conseils comme dans ses armées, dans l'administration civile de l'État comme sur les champs de bataille, pour son pouvoir en France comme pour sa gloire en Europe.

Je voudrais résumer et exprimer, sans phrases, les grands résultats de ce travail d'un grand homme et de ses compagnons au service d'une grande cause.

Napoléon a reconstruit en France la charpente sociale. Ce n'est point par une vaine figure qu'on appelle la société un édifice: elle a ses fondements, ses gros murs, ses divers étages, ses voies de circulation, sa toiture, conditions de sa sécurité et de sa commodité intérieures. Tout ce matériel de l'état social avait été bouleversé et détruit dans les emportements de la Révolution. Napoléon et ses conseillers, tantôt reprenant les plans et les travaux de l'Assemblée constituante, tantôt les dégageant de ce qu'ils avaient d'imprévoyant et de peu pratique, relevèrent, sur ces ruines, un édifice nouveau, fortement construit, bien entretenu, bien défendu, et rétablirent, sur notre sol, cet ordre général et continu et ces instruments de l'ordre général et continu sans lesquels la société ne pourrait vivre ni prospérer. L'administration française, cette grande oeuvre de l'Empire, a de grands vices politiques; mais à travers nos violentes secousses répétées, elle a, plus d'une fois déjà, fait, parmi nous, la sûreté intérieure et le prompt rétablissement de la société.

Après l'ordre matériel, la première condition du bon état social, c'est que les divers éléments de la société, les classes, les professions, les personnes naturellement diverses soient à leur place naturelle et vraie. Napoléon rappela et remit en haut ce qui est naturellement en haut. Peu moral lui-même, il avait le goût des honnêtes gens, des vies régulières et dignes; il savait que la société en a besoin pour sa force comme pour son honneur, et que le désordre moral l'abaisse et la dissout. Peu fait aux délicatesses du monde et capable d'un laisser-aller familier ou d'un emportement brutal, il se plaisait aux moeurs élégantes, aux manières nobles, aux formes exquises, pensant avec raison que l'éclat extérieur des vies, l'élévation des habitudes et des goûts sont des faits naturels dans une société depuis longtemps civilisée, et qui contribuent à sa grandeur. Cet homme nouveau, ce fils et ce chef d'une révolution démocratique avait l'esprit assez haut, assez libre, assez juste, pour faire cas des choses anciennes, et pour comprendre ce que le temps apporte de beauté à ce qu'il ne flétrit pas et de force à ce qu'il ne détruit pas. On lui a reproché son empressement à élever en grands seigneurs les compagnons de sa fortune révolutionnaire, et à rappeler autour de lui, pour fondre ensemble ces deux noblesses, les grands seigneurs de l'ancienne France. J'incline à croire qu'il attachait à cette oeuvre plus d'importance qu'elle n'en devait avoir dans le cours des temps, et qu'il y prenait plus de plaisir qu'elle ne valait. Mais il n'en est pas moins certain que, de son vivant, elle a grandement contribué à la pacification de la société française, à la force comme à l'éclat de son pouvoir, et que, même après lui, elle reste bien moins vaine que ne le prétendent d'inintelligents observateurs. Qu'ils regardent ce qui se passe aujourd'hui et sous leurs yeux.

Napoléon fit une chose plus grande et plus difficile encore, et celle-ci, condition première de toutes les autres, fut son oeuvre exclusivement personnelle. Il réhabilita en France le pouvoir méconnu, abattu, humilié, dégradé, tour à tour et quelquefois tout ensemble odieux et ridicule dans le cours de la Révolution. Dans le petit groupe historique des hommes de son ordre, nul peut-être n'a possédé aussi naturellement et déployé aussi hardiment que lui l'instinct et le don du pouvoir: le pouvoir reparaissait et se relevait à l'horizon, à mesure que Napoléon lui-même s'élevait; il était le pouvoir personnifié. De loin comme de près, les hommes reconnaissent, avec une soumission empressée, cette primatie de l'esprit et du caractère, quand elle leur vient en aide dans leurs jours de trouble et de détresse. Napoléon en donna une preuve plus éclatante que la fondation même de son propre empire: il reconnut un empire qui n'était pas le sien; il tendit la main à la Papauté pour que, de concert avec lui, elle relevât l'Église au sein de l'État. Quelles qu'aient été les imperfections et les lacunes du Concordat, cette intelligence de la nécessité et des droits naturels du pouvoir religieux à côté du pouvoir politique est le plus bel éclair de génie moral et de bon sens pratique qui ait brillé dans la vie de Napoléon. Heureux s'il fût toujours resté fidèle à sa grande pensée, et si, dans les emportements d'une ambition sans limite et d'un despotisme sans frein, il n'eût pas prétendu trouver un instrument servile dans l'allié moral auquel il avait rendu en France sa place et son action!

Que dirai-je de ce qu'il a fait pour l'indépendance et la grandeur nationales? Il a reçu, sous ce rapport, le prix de ses oeuvres; rien ne lui a manqué des hommages auxquels il avait droit, et nous avons payé sa gloire trop cher pour en rien contester.

Je tiens à reconnaître pleinement et à mettre en lumière les mérites et les services de cette seconde phase dans la vie de la génération de 1789. Les amis de la liberté politique méconnaissent trop souvent ce qu'elle a fait alors, non-seulement de glorieux, mais d'excellent et de nécessaire pour la France; et je lui trouve moi-même trop de torts et des torts trop graves pour que la justice la plus large ne me soit pas, envers elle, un impérieux devoir.

Emportée dans une réaction naturelle contre l'anarchie, a donnée à rétablir laborieusement la sécurité matérielle du corps social et le jeu régulier de ses membres, la génération de 1789 a méconnu, délaissé, opprimé, dans cette période de sa destinée, ce qui est l'âme et la vie morale de la société, la liberté et le droit: au dedans, la liberté politique, unique garantie efficace de la sûreté des intérêts privés comme de la bonne gestion des affaires publiques; au dehors, le droit des gens, unique garantie efficace des bons rapports des nations et de leur civilisation mutuelle. L'oubli ou le mépris du droit, à l'intérieur, dans la vie publique des citoyens, à l'extérieur, dans les relations internationales; la volonté et l'ambition arbitraires et illimitées du souverain devenant partout la loi suprême; les institutions libérales destinées ou réduites à n'être que de vains simulacres et les corps politiques que des ombres, ce fut là le vice radical de cette grande époque et la cause directe ou indirecte de ses désastres. Pour l'Empire comme pour la République, pour la réaction despotique comme pour l'emportement anarchique, les fautes ont rapidement enfanté les maux.

Pas plus que les mérites, ce n'est pas à Napoléon seul que les fautes doivent être imputées. Il les a faites, mais on les lui a bien complaisamment laissé faire. La France s'est livrée à lui avec l'aveuglement passionné de la peur, de la joie et de l'orgueil. Peur de l'affreux régime qu'elle venait de subir, joie de sortir de l'abîme, orgueil de la gloire qui entourait le salut. C'est le long usage de la liberté politique et le sentiment de la responsabilité qu'elle impose qui enseignent aux peuples la mesure et la prévoyance; quand ils n'ont pas longtemps vécu libres et répondant eux-mêmes de leur sort, ils se précipitent d'un extrême à l'autre, uniquement préoccupés d'échapper au mal ou au péril qui les presse. Heureux encore, dans ces excès alternatifs, ceux qui sont doués, comme la France, d'une élasticité infatigable, et qui reviennent hardiment sur leurs pas, quelque loin qu'ils se soient égarés. La France se laisse prendre ou se donne trop aisément et trop vite, mais elle ne s'abandonne jamais sans retour. Quand, au début de ce siècle, la Révolution française rencontra dans ses propres rangs le chef glorieux de sa propre réaction contre elle-même, elle abdiqua entre ses mains, ne lui demandant que de la sauver des égarements où elle était tombée et des ennemis qui la menaçaient. Loin d'avertir et de retenir la France sur la pente où elle courait, les compagnons des travaux et de la fortune de Napoléon s'y lancèrent eux-mêmes aussi aveuglément que les plus obscurs citoyens. Quelles étranges palinodies de la plupart des hommes qui avaient joué un rôle dans le cours de la Révolution! Quels contrastes choquants entre leurs idées et leurs langages à des dates si rapprochées! Quels empressements à étaler leurs nouvelles maximes et à jouir de leurs situations nouvelles! Ceux qui conservaient quelque sollicitude prudente, et qui s'inquiétaient tout en triomphant, n'avaient pas le courage de résister à leur maître; et ceux qui auraient eu ce courage, s'ils en avaient espéré quelque succès, car ces honorables exceptions ne manquaient pas dans le cortége impérial, ceux-là étaient si convaincus de la vanité de toute résistance contre la force du courant et la volonté du pilote, qu'ils s'en abstenaient avec tristesse, se contentant de garder l'indépendance de leur pensée et de sauver leur propre honneur.

L'abdication était telle que lorsque, à la fin de 1813, quelques voix essayèrent, dans le Corps législatif, d'exprimer les inquiétudes et les voeux de la France, la stupéfaction fut générale: soit qu'on approuvât ou qu'on s'indignât, on s'étonnait, on doutait, on avait peine à croire à tant d'audace. J'ai connu les cinq hommes qui consentirent à être les organes de cette patriotique tentative, M. Laisné, M. Raynouard, M. Maine-Biran, M. Gallois, M. Flaugergues; c'étaient des esprits essentiellement modérés, étrangers à tout emportement de passion, à tout dessein de faction, honnêtes jusqu'au scrupule, et bien plutôt timides que téméraires. Leur acte même et leur langage, dans la circonstance qui les mit en lumière, furent très-réservés et modestes, fort au-dessous de ce que permettait, même alors, le droit constitutionnel du corps politique au nom duquel ils parlaient et de ce que provoquait la situation de la France. Mais cette lueur de vérité, ce léger frisson de liberté frappèrent le public comme un grand coup d'opposition et le monde impérial comme le début d'une trahison. Tout ne devait-il pas être oublié, tous ne devaient-ils pas se taire devant le péril de l'Empire? L'Empire n'était-il pas la Révolution française triomphante? L'égalité, ce premier principe de la Révolution, ne régnait-elle pas au sein de l'Empire? L'intérêt suprême de la France n'était-il pas de défendre ensemble, et à tout prix, l'Empire et la Révolution?

C'est l'illusion commune des hommes qui ont longtemps et fortement possédé le pouvoir d'en venir à le regarder comme leur droit et leur bien propre, oubliant dans quel but public et dans quelles limites ils l'ont acquis ou reçu. Ils oublient aussi que, dans les grands drames de l'histoire, les acteurs, même les plus grands, ont leur rôle et leur temps marqués, et que, s'ils les dépassent, s'ils s'obstinent à occuper la scène contre le sens et le cours général du drame, ils sont bientôt et justement écartés du théâtre. La mission évidente de Napoléon avait été de réagir, au nom et au profit de la Révolution française, contre ses erreurs et ses excès, d'établir l'ordre au sein de la nouvelle société française, et de lui faire prendre, au dedans sa forme régulière, au dehors sa place acceptée de l'Europe. Il accomplit cette oeuvre avec génie et succès; et quoique, même dans son meilleur temps, des esprits clairvoyants et exigeants pussent entrevoir sa pente à pousser sa force bien au delà de sa mission, la France lui porta longtemps une admiration confiante, et l'Europe une reconnaissance résignée à payer cher le service qu'il lui avait rendu en contenant la Révolution. Mais le jour vint où, loin de répondre encore, en France et en Europe, au besoin public qui l'avait appelé, Napoléon n'agit plus que selon la fantaisie de sa pensée et de sa passion personnelle: au lieu de régler la Révolution française, il la jeta dans un nouveau genre d'excès et de périls; aux égarements de l'esprit révolutionnaire et de l'anarchie, il substitua ceux de l'ambition guerrière et du pouvoir absolu. Sorti alors de son rôle et de son temps, il tomba, naturellement quoique violemment. Et soit entraînement, soit faiblesse, la génération de 1789, qui avait pris, à ses travaux et à ses mérites de reconstruction sociale, une part glorieuse, ne sut pas le contenir dans ses emportements ambitieux et despotiques, pas plus qu'elle n'avait su naguère prévoir et réprimer les emportements anarchiques. Elle apprit, par cette double et douloureuse expérience, que ni l'égalité, ni la gloire ne suffisent à satisfaire aux voeux et aux principes de 1789, et qu'après vingt-cinq ans employés à faire triompher, pêle-mêle et à tout prix, la Révolution et l'Empire, la liberté politique et le droit des gens réclamaient à leur tour respect et satisfaction.



II

1814-1848.

Les deux grands corps politiques de l'Empire, le Sénat et le Corps législatif, offrent, en 1814, un étrange spectacle.

Dans le Sénat, c'est une infiniment petite minorité, quelques hommes, naguère opposants imperceptibles au régime impérial, MM. de Tracy, Lanjuinais, Lambrechts, Garat, qui apparaissent tout à coup, prononcent sur le sort de l'Empire et de l'Empereur, proposent sa déchéance, posent les bases du nouveau gouvernement.

On a beaucoup attaqué ces hommes et leurs actes à cette époque; on s'est beaucoup moqué des prétentions politiques et personnelles du corps dont ils inspirèrent ou exprimèrent les résolutions. Il y eut, en effet, dans l'attitude du Sénat à ce grand moment, ample matière à la moquerie et à l'attaque; les préoccupations égoïstes et les apparences présomptueuses sont mal venues au milieu d'une crise nationale et après une longue nullité. Reste toujours ce grand fait que, dans une assemblée jusque-là profondément soumise et impuissante, un petit groupe d'hommes, à peine remarqués et écoutés la veille, ont pu reparaître soudainement sur la scène, marcher en tête de leur corps et exercer une influence réelle. Ces hommes étaient restés, sous le pouvoir absolu, les amis fidèles de la liberté politique. Ce fut en son nom qu'ils prirent et d'elle qu'ils reçurent leur autorité d'un moment. L'Empire tombait par la guerre; sa chute fut acceptée et proclamée par les libéraux imperturbables de la Révolution.

La transformation du Corps législatif, dès que la Restauration fut accomplie et la Charte mise en pratique, n'est pas moins frappante. Cette assemblée, si longtemps muette et inerte, devient tout à coup bruyante et active. Elle parle, elle discute, elle résiste, elle décide. Les lois qui lui sont proposées, les mesures et les personnes du gouvernement, les principes généraux et les incidents de chaque jour, tout y est sérieusement examiné et vivement débattu. Une opposition s'y forme. Toutes les théories, toutes les espérances, toutes les exigences libérales s'y manifestent. Ce n'est point un corps nouveau; tous ses membres sont restés les mêmes; mais l'âme y est rentrée: c'est un être ressuscité.

C'est la liberté politique qui fait cette résurrection. Elle est si conforme aux besoins et aux tendances de la nouvelle société française, qu'elle y rentre comme dans son domaine naturel. Avant 1814, elle en était exilée. Dès qu'elle reparaît, on s'empresse, on l'accueille, comme si on ne l'avait jamais oubliée. On dirait un réveil qui ramène, sans effort, les habitudes de la veille. Et ce sont les mêmes hommes, à qui l'absence de la liberté politique avait paru si indifférente, qui acceptent et fêtent, sans embarras, son retour. Un sentiment plus ou moins développé, mais général et puissant, les domine et anime le pays tout entier: en retrouvant la liberté politique, on croit reprendre des droits, et, en reprenant ses droits, on acquiert des garanties efficaces contre les maux et les périls dont on a tant souffert. Par elle-même, par la lumière et la chaleur qu'elle répand, la liberté politique a de quoi plaire grandement aux hommes; mais elle fait mieux encore que de leur plaire, elle les défend du mauvais gouvernement; elle leur apporte, autant que le permet l'imperfection des choses humaines et des hommes eux-mêmes, les deux plus grands biens de ce monde, la sécurité et l'espérance.

Ce fut là le bienfait immédiat et le prestige de la Restauration. Elle s'accomplissait au milieu d'un grand désastre national; elle blessait des coeurs fiers et dévoués; elle inquiétait des intérêts puissants et susceptibles. Mais elle ramenait le respect et l'empire du droit; au dedans, du droit des citoyens; au dehors, du droit des gens; elle rouvrait les perspectives de la liberté politique et de la paix.

Et ce n'était pas seulement les acteurs fatigués de la Révolution et de l'Empire, les survivants de la génération de 1789 qui faisaient accueil à ces perspectives comme à un retour vers leurs premiers désirs après tant de mécomptes, comme à un port de refuge après tant d'orages. La liberté politique avait des amis plus jeunes et plus ardents à la conquérir et à en jouir. Une génération nouvelle commençait à paraître, étrangère à la Révolution comme à l'ancien régime et qui avait surtout connu l'Empire par les excès du pouvoir absolu et de la guerre. Dans le monde intellectuel comme dans le monde matériel, il y a des germes puissants qui vivent et croissent cachés et sous terre, échappant aux regards des maîtres qui n'en aiment pas les fruits et qui voudraient les étouffer. Décriés par les fautes, les crimes et les revers qui avaient accompagné leur explosion, les principes et les sentiments de la liberté politique n'avaient pourtant point péri en France; ils se conservaient et se ranimaient sans bruit dans des esprits solitaires et dans de petits groupes adonnés au goût de l'activité intellectuelle et au culte indépendant de la vérité. L'une des principales institutions de l'Empire devint, pour cette renaissance presque inaperçue des idées et des espérances libérales, un foyer naturel. J'avais l'honneur, il y a six ans, de recevoir dans le sein de l'Académie française et comme son directeur, un savant illustre, l'une des gloires et aujourd'hui l'un des regrets de l'Institut tout entier, M. Biot; je me permis, ce jour-là, de dire: «C'est quelquefois la condition des despotes, quand ils sont de grands hommes, de créer des institutions qui leur échappent, et de voir rentrer peu à peu dans leurs oeuvres une liberté qui n'entrait pas dans leurs plans. Dominés par l'instinct et le goût du grand, ils évoquent des puissances qu'il ne leur sera pas donné, à eux-mêmes, de tenir longtemps asservies. Le cardinal de Richelieu, en fondant l'Académie française, ne se doutait pas qu'il la trouverait bientôt peu docile à sa mauvaise humeur envers Corneille et à son mauvais goût au sujet du Cid. L'empereur Napoléon n'avait pas institué l'Université pour qu'elle fournit, aux principes et aux sentiments libéraux, tant d'intelligents et persévérants défenseurs. Heureuse imprévoyance de ces redoutables dominateurs du monde, à qui la grandeur de leur génie fait quelquefois oublier l'égoïsme de leurs passions, et qui, dans l'élan de leur pensée, font plus et mieux qu'ils n'avaient prémédité!»

Grâce à ce mérite imprévu de l'Empire, et dans les années qui précédèrent la Restauration, les études philosophiques, historiques et littéraires florissaient modestement au sein de l'Université, et préparaient à la liberté politique, dans la génération qui touchait à l'âge viril, des amis chauds, vaillants et éclairés.

D'autres hommes, bien différents par leurs dispositions morales comme par leur situation sociale, les anciens amis de la maison de Bourbon, les survivants de l'ancien régime rentraient en même temps dans la vie publique. La Restauration les y rappelait, soit qu'ils eussent constamment partagé, hors de France, l'exil de leurs princes, soit que, rentrés en France après la tourmente révolutionnaire, ils y eussent vécu étrangers aux affaires et au gouvernement du pays. La liberté politique rétablie par la Charte était pour eux comme pour tous; et quels que fussent leurs désirs et leurs espérances, soit qu'ils acceptassent les principes fondamentaux de la nouvelle société française et les grands résultats de la Révolution, soit qu'ils se flattassent de ramener la France vers son ancien état et de faire sortir de la Restauration une contre-révolution plus ou moins étendue, c'était, en tout cas, par la liberté politique, par les élections, la discussion, la liberté de la tribune, la liberté de la presse qu'ils étaient tenus de se manifester et de reprendre place dans les affaires du pays. Ils avaient les institutions libres, cette grande ambition et cette grande conquête de 1789, pour instruments obligés de leurs desseins et de leur action.

Au début du régime nouveau, en présence d'éléments si divers, si étrangers les uns aux autres, si soudainement rapprochés et appelés à agir ensemble, la confusion et l'agitation furent grandes. Des premiers jours de la Restauration à l'explosion des Cent-Jours, ni le gouvernement, ni les partis, ni le public ne prirent une attitude et ne tinrent une conduite claire, décidée, efficace. Royalistes triomphants, Constitutionnels espérants, Bonapartistes mécontents, tout le monde tâtonnait, tout le monde attendait; nul ne démêlait encore ce que serait l'avenir et ce que chacun pouvait avoir à s'en promettre ou à en craindre. Cependant, au milieu de cette incertitude générale, les institutions nouvelles suivaient leur cours, la liberté politique prenait son vol. Dans les Chambres, la liberté de la tribune, hors des Chambres, la liberté de la presse se déployaient: la première, méfiante et quelquefois vive, mais, au fond, modérée et loyale; la seconde, déjà violente, agressive, destructive entre les mains des ennemis de la dynastie restaurée, imprévoyante et précipitée dans les mains des amis sincères et rigides du régime constitutionnel. Personne ne songeait alors à élever les questions et à réclamer les conditions de ce qu'on a appelé depuis le gouvernement parlementaire; les plus libéraux étaient plus modestes; mais personne non plus ne mesurait la portée des exigences qu'il formait et des armes dont il se servait: «A peine entrée dans son nouveau régime, une impression soudaine d'alarme et de méfiance avait saisi la France et s'aggravait de jour en jour. Ce régime, c'était la liberté avec ses incertitudes, ses luttes et ses périls. Personne n'était accoutumé à la liberté et elle ne contentait personne. De la Restauration, les hommes de l'ancienne France s'étaient promis la victoire; de la Charte, la France nouvelle attendait la sécurité; ni les uns, ni les autres n'obtenaient satisfaction; ils se retrouvaient, au contraire, en présence, avec leurs prétentions et leurs passions mutuelles. Triste mécompte, pour les royalistes, de voir le roi vainqueur sans l'être eux-mêmes. Dure nécessité, pour les hommes de la Révolution, d'avoir à se défendre, eux qui dominaient depuis si longtemps. Les uns et les autres étaient étonnés et irrités de cette situation comme d'une offense à leur dignité et d'une atteinte à leurs droits. Dans leur irritation, les uns et les autres se livraient, en projet et en paroles, à toutes les fantaisies, à tous les emportements de leurs désirs ou de leurs alarmes. Parmi les puissants et les riches de l'ancien régime, beaucoup ne se refusaient, envers les riches et les puissants nouveaux, ni impertinences, ni menaces. A la cour, dans les salons de Paris, et, bien plus encore au fond des départements, par les journaux, par les pamphlets, par les conversations, par les incidents journaliers de la vie privée, les nobles et les bourgeois, les ecclésiastiques et les laïques, les émigrés et les acquéreurs de biens nationaux laissaient percer ou éclater leurs rivalités, leurs humeurs, leurs rêves d'espérance et de crainte. Ce n'était là que la conséquence naturelle et inévitable de l'état très-nouveau que la Charte mise en pratique inaugurait brusquement en France: pendant la Révolution, on se battait; sous l'Empire, on se taisait; la Restauration avait jeté la liberté au sein de la paix. Dans l'inexpérience et la susceptibilité générales, le mouvement et le bruit de la liberté, c'était la guerre civile près de recommencer.

«Pour suffire à une telle situation, pour maintenir à la fois la paix et la liberté, pour guérir les blessures sans supprimer les coups, nul gouvernement n'eût été trop fort ni trop habile. Louis XVIII et ses conseillers n'y réussissaient pas. Ils n'étaient pas, en fait de régime libre, plus expérimentés ni plus aguerris que la France elle-même. Par leurs actes, ils ne donnaient à ses inquiétudes aucun motif sérieux; ils avaient cru que la Charte empêcherait les inquiétudes de naître; dès qu'elles se manifestaient un peu vivement, ils s'efforçaient de les calmer en abandonnant ou en atténuant les mesures qui les avaient suscitées. Au fond, les intérêts qui se croyaient menacés ne couraient aucun vrai péril; en présence des alarmes de la France nouvelle, le roi et ses conseillers étaient bien plus disposés à céder qu'à engager la lutte; mais après avoir fait acte de sagesse constitutionnelle, ils se croyaient quittes de tout souci et rentraient dans leurs habitudes et leurs goûts d'ancien régime, voulant aussi vivre en paix avec leurs vieux et familiers amis. C'était un pouvoir modéré, qui faisait cas de ses serments et ne formait, contre les intérêts et les droits nouveaux du pays, point de redoutables desseins, mais sans initiative et sans vigueur, dépaysé et isolé dans son royaume, divisé et entravé dans son intérieur, faible avec ses ennemis, faible avec ses amis, n'aspirant pour lui-même qu'à la sécurité dans le repos, et appelé à traiter chaque jour avec un peuple remuant et hardi qui passait soudainement des rudes secousses de la Révolution et de la guerre aux difficiles travaux de la liberté.

«Sous l'influence de cette liberté, un tel gouvernement, sans passions obstinées et docile au voeu public quand l'expression en devenait claire, eût pu se redresser en s'affermissant et suffire mieux à sa tâche. Mais il lui fallait du temps et le concours du pays. Le pays, mécontent et inquiet, ne sut ni attendre ni aider. De toutes les sagesses nécessaires aux peuples libres, la plus difficile est de savoir supporter ce qui leur déplaît pour conserver les biens qu'ils possèdent et acquérir ceux qu'ils désirent.

«On a beaucoup agité la question de savoir quels complots et quels conspirateurs avaient, le 20 mars 1815, renversé les Bourbons et ramené Napoléon. Débat subalterne et qui n'a qu'un intérêt de curiosité historique. A coup sûr, il y eut, de 1814 à 1815, dans l'armée et dans la Révolution, parmi les généraux et parmi les conventionnels, bien des plans et bien des menées contre la Restauration et pour un autre gouvernement, l'Empire, la Régence, le duc d'Orléans, la République. Mais si Napoléon fût resté immobile à l'île d'Elbe, tous ces projets de révolution auraient probablement avorté ou échoué bien des fois. La fatuité des faiseurs de conspirations est infinie, et quand l'événement semble leur avoir donné raison, ils s'attribuent à eux-mêmes ce qui a été le résultat de causes bien plus grandes et plus complexes que leurs machinations. Ce fut Napoléon seul qui renversa, en 1815, les Bourbons, en évoquant, de sa personne, le dévouement fanatique de l'armée et les instincts révolutionnaires des masses populaires. Quelque chancelante que fût la monarchie naguère restaurée, il fallait ce grand homme et ces grandes forces sociales pour l'abattre. Stupéfaite, la France laissa, sans confiance comme sans résistance, l'événement s'accomplir. Napoléon en jugea lui-même ainsi avec un bon sens admirable: «Ils m'ont laissé arriver, dit-il au comte Mollien, comme il les ont laissé partir 2

Note 2: (retour) Je reproduis ici quelques traits du tableau que j'ai tracé ailleurs de cette époque et de ses caractères. (Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. I, p. 53-57.) Je ne saurais dire plus clairement ce qu'à ce sujet je crois toujours vrai et équitable.

Je ne m'arrête pas sur ce retour de Napoléon. J'ai dit ailleurs ce que j'en ai vu et pensé au moment même, ce que j'en pense encore aujourd'hui 3. Ce fut l'acte d'un égoïsme immense, héroïquement conçu et exécuté. Égoïsme plus fatal à la France que tous les excès antérieurs de l'ambition et du despotisme de Napoléon. Les Cent-Jours firent bien plus qu'attirer, au dehors, sur la France, des revers et des fardeaux jusque-là sans pareils; ils la rejetèrent, au dedans, dans cette arène des sanglantes discordes civiles que l'Empire avait fermée. Napoléon détruisit de ses propres mains, en 1815, l'oeuvre de pacification intérieure comme de puissance extérieure qu'il avait naguère accomplie pour la France. Mais, de cette crise funeste, je ne veux ici relever et mettre en lumière qu'un grand fait, l'acceptation, par Napoléon lui-même, de la liberté publique, de ses institutions et de ses garanties. L'Acte additionnel les contenait presque toutes, loyalement et sagement combinées. S'il fût sorti vainqueur de sa lutte européenne, Napoléon les eût-il respectées? Eût-il subi, sur le trône, ce régime de contradictions, de résistances et de transactions continues que la liberté politique impose au pouvoir, et qu'il avait accepté en y remontant? Je ne le crois pas. Je ne veux pas passer sous silence des symptômes qui semblent favorables à une autre conjecture. On dit que, le 11 juin 1815, la veille de son départ pour l'armée, après avoir solennellement reçu la Chambre des pairs et la Chambre des représentants et répondu à leurs adresses, Napoléon dit à ses ministres en leur faisant ses adieux: «Je ne sais comment vous ferez pour conduire les Chambres en mon absence. M. Fouché croit qu'en gagnant quelques vieux corrompus, en flattant quelques jeunes enthousiastes, on domine les assemblées; mais il se trompe. C'est là de l'intrigue, et l'intrigue ne mène pas loin. En Angleterre, sans négliger absolument ces moyens, on en a de plus grands et de plus sérieux. Rappelez-vous M. Pitt, et voyez aujourd'hui lord Castlereagh! Les Chambres, en Angleterre, sont anciennes et expérimentées; elles ont fait depuis longtemps connaissance avec les hommes destinés à devenir leurs chefs; elles ont pris de la confiance ou du goût pour eux, soit à cause de leurs talents, soit à cause de leur caractère; elles les ont en quelque sorte imposés au choix de la couronne, et après les avoir faits ministres, il faudrait qu'elles fussent bien inconséquentes, bien ennemies d'elles-mêmes et de leur pays pour ne pas suivre leur direction. C'est ainsi qu'avec un signe de son sourcil, M. Pitt les dirigeait, et que les dirige encore aujourd'hui lord Castlereagh. Ah! si j'avais de tels instruments, je ne craindrais pas les Chambres. Mais ai-je rien de pareil 4

Note 3: (retour) Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. I, p. 59-98.
Note 4: (retour) Histoire du Consulat et de l'Empire, par M. Thiers, t. XIX, p. 619.

Napoléon n'avait, à coup sûr, rien de pareil, mais, s'il eût eu M. Pitt à la tête de son conseil, il ne l'eût pas supporté. Quels que fussent, pour le roi George III, le respect affectueux et les égards de M. Pitt, quelque accord même qui régnât, entre le roi et son ministre, quant à leur politique générale, c'était M. Pitt, et non pas George III, qui gouvernait; c'étaient, en définitive, les idées, les desseins, les amis de M. Pitt qui prévalaient, et il avait, tant qu'il restait ministre, l'honneur comme la charge du gouvernement. De tels hommes ne sont pas, pour un roi, des instruments, comme les appelait Napoléon au moment même où il regrettait de ne pas les avoir auprès de lui; ce sont des alliés obligés, et qui portent, dans le service royal, une forte, bien que respectueuse, indépendance. Ce n'est pas avec la passion et après une longue habitude du pouvoir absolu qu'on se résigne à ce partage, quelquefois très-inégal, du pouvoir et de la gloire. Dans les épanchements de sagesse qu'amènent les grands périls, le grand esprit de Napoléon comprenait les conditions et la marche du gouvernement libre; mais je suis convaincu que, si la fortune lui fût redevenue prospère, sa nature et son passé auraient repris, en lui comme autour de lui, leur empire, et que l'Acte additionnel aurait plié devant l'Empereur.

Mais peu importe aujourd'hui ce problème moral à propos d'un grand homme: que la transformation constitutionnelle de Napoléon, en 1815, fût, ou non, sérieuse et durable, ce qu'elle prouve évidemment, c'est le rapide progrès de la liberté politique renaissante. Ce grand voeu de 1789, si longtemps oublié ou comprimé, reparut tout à coup avec l'empire d'un besoin national. Louis XVIII l'avait consacré par la Charte; Napoléon en fit autant par l'Acte additionnel. L'ancienne royauté et la royauté de la Révolution reconnurent et acceptèrent également, et coup sur coup, le gouvernement libre, pour la France comme un droit, pour ses chefs comme une nécessité.

Dès le lendemain de cette double victoire, la liberté politique en remporta une autre, peut-être encore plus difficile et plus significative. Sous l'impulsion de la réaction bien naturelle contre les Cent-Jours, les élections amenèrent sur la scène une Chambre des députés ardente à poursuivre, contre la Révolution et l'Empire, cette réaction dont elle était elle-même le fruit. Il y avait, dans cette Chambre, plus de passions vindicatives que de plans politiques, et le besoin de jouir de la victoire après tant de défaites y tenait plus de place que l'esprit systématiquement rétrograde. Mais elle fut, dès son avénement, et non sans cause, qualifiée et redoutée, par le pays, comme la Chambre de l'ancien régime et de la contre-révolution. Elle n'en fit pas moins ce que venaient de faire Louis XVIII en 1814 et Napoléon en 1815: quels que fussent ses regrets et ses tendances, elle accepta la liberté politique comme une nécessité de situation et de gouvernement. Elle fit plus que l'accepter; elle la mit en pratique avec une hardiesse depuis longtemps étrangère à nos assemblées législatives; elle opposa ses idées, ses projets, sa politique aux idées, aux projets, à la politique de la Royauté qu'elle venait soutenir. Loin de se renfermer dans les limites des droits et des pouvoirs que lui attribuait la Charte, elle s'efforça de les étendre; elle aspira à toutes les prérogatives que possédaient ailleurs d'autres assemblées depuis longtemps puissantes et intimement associées au gouvernement. Les ambitions constitutionnelles des plus libéraux publicistes devinrent celles de la Chambre de 1815. Elle réprouva, elle dénonça, elle attaqua les conseillers de la couronne. Elle éleva enfin la prétention fondamentale du régime parlementaire; elle réclama, comme son droit, le pouvoir dirigeant et définitif pour la majorité qui se formait dans son sein. A la tribune et dans la presse, ses orateurs et ses écrivains les plus illustres soutinrent que le ministère du roi devait être pris dans cette majorité et gouverner selon son influence, que telle était la loi du régime représentatif.

Mais en même temps qu'au nom du régime représentatif et parlementaire, la Chambre de 1815 exerçait et étendait fièrement ses propres droits, elle restreignait ou suspendait les droits des citoyens, la liberté individuelle, la liberté de la presse, les garanties judiciaires. Au sommet de l'État, les principes de la liberté politique, adoptés et pratiqués par les représentants de l'ancien régime lui-même, étaient en progrès; mais, dans le pays, les libertés privées et personnelles avaient grandement à souffrir de l'empire du parti dominant. Dans le présent et en fait, la liberté politique tournait ainsi contre son but essentiel, et ses institutions fondamentales devenaient des instruments de régime arbitraire et de réaction.

En présence de cet étrange amalgame de passions contre-révolutionnaires et d'idées libérales, des esprits élevés, libres et moraux, des hommes à qui le spectacle de la Révolution avait appris à détester surtout l'arbitraire et l'oppression infligés aux peuples sous de beaux noms et dans de belles espérances, des hommes qui voulaient surtout l'exercice et le respect pratique des droits et des libertés individuelles, ces hommes, venus de tous les points de l'horizon politique, entreprirent courageusement de défendre, dans le gouvernement et dans les Chambres, la justice et la société françaises gravement menacées. «Ce parti se forma brusquement, spontanément, sans but prémédité, sans combinaisons antérieures et personnelles, sous le seul empire de la nécessité du moment, pour résister à un mal pressant, non pour faire prévaloir tel ou tel système politique, tel ou tel ensemble d'idées, de résolutions et de desseins. Soutenir la Restauration en combattant la réaction, ce fut d'abord toute sa politique 5.» Pour pratiquer cette politique avec quelque autorité, pour rendre efficace sa résistance à la réaction contre-révolutionnaire, il fallait, à ce parti naissant, un point d'appui: il le prit dans la royauté restaurée, dans les droits et les forces que lui reconnaissait la Charte constitutionnelle. Contre l'ambition dominante de la Chambre de 1815, il maintint, en principe, la royauté à la tête du gouvernement, se souciant peu des conséquences qu'on voulait tirer de la nature du régime représentatif, les repoussant même péremptoirement au nom de la monarchie: «Quelle est donc, disait-il, cette nature mystérieuse qui commande de tels sacrifices? Qui est-ce qui l'a définie? Qui est-ce qui a autorité pour imposer à cette nation une autre définition que celle de la Charte? Le jour où le gouvernement sera à la discrétion de la majorité de la Chambre, le jour où il sera établi en fait que la Chambre peut repousser les ministres du roi, et lui en imposer d'autres qui seront ses propres ministres et non les ministres du roi, ce jour-là, c'en est fait, non pas seulement de la Charte, mais de notre royauté, de cette royauté indépendante qui a protégé nos pères, et de laquelle seule la France a reçu tout ce qu'elle a jamais eu de liberté et de bonheur. Ce jour-là, nous sommes en république 6

Note 5: (retour) Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. I, p. 115.
Note 6: (retour) La vie politique de M. Roger-Collard, ses discours et ses écrits, par M. de Barante, t. I, p. 217.

Je ne siégeais alors ni dans la Chambre des députés, ni dans le conseil des ministres; j'approuvais pleinement la résistance de mes amis politiques à la domination vindicative de la Chambre de 1815 et leur empressement à défendre de son ambition la royauté qui les aidait à défendre la France contre ses réactions. Dans les jours de grand péril, c'est le premier devoir des hommes publics de courir, comme on dit, au plus pressé, et la société n'a rien de plus pressé que la protection de la justice et du droit envers tous les citoyens. Je prêtai, autant qu'il était en moi, au parti de la résistance d'alors, mon plus zélé concours; mais la théorie qu'il mettait en avant sur les rapports des grands pouvoirs de l'État ne me satisfaisait point; cette proclamation de «la royauté indépendante,» cette déclaration que «si la Chambre des députés pouvait repousser les ministres du roi et lui en imposer d'autres, c'en était fait de la monarchie et nous étions en république,» blessaient mes sentiments en fait de liberté politique et mes instincts, encore un peu confus, sur la nature et les conditions du gouvernement libre. Fonder un gouvernement libre, c'était précisément l'oeuvre à laquelle nous étions appelés. Quoi de plus important, pour le succès d'une telle oeuvre, que de bien comprendre et de bien ménager les situations respectives et les rapports nécessaires des grands pouvoirs de l'État? Cette intelligence et ce ménagement avaient manqué aux auteurs de la Constitution de 1791 lorsque, en maintenant la royauté, ils en avaient fait le serviteur impuissant d'une assemblée souveraine. Étions-nous près de tomber, en sens contraire, dans une erreur analogue, et de contester, en principe, à la Chambre des députés, l'influence définitive qu'en fait elle ne pouvait manquer d'exercer dans le gouvernement? Ceux-là avaient tort qui, au nom de la souveraineté du peuple, déclaraient souveraine une Chambre obligée, pour faire prévaloir ses vues, de les faire agréer par la royauté et que la royauté pouvait dissoudre; mais comment qualifier d'indépendante une royauté qui ne pouvait recevoir que des Chambres ses plus nécessaires moyens de gouvernement? En droit comme en fait, dans le régime constitutionnel, aucun des grands pouvoirs n'est indépendant ni souverain; c'est précisément pour qu'aucun d'eux ne le soit qu'ils sont séparés et investis de droits spéciaux, indépendants seulement dans leurs limites et à certaines conditions. Comment peuvent vivre et se déployer côte à côte des droits distincts? Comment s'établira l'harmonie entre des pouvoirs séparés? C'est là le problème fondamental du gouvernement libre. A mon avis, les maximes que proclamaient, en 1815, quelques-uns de mes plus influents amis ne le résolvaient point, et je croyais sa solution d'une importance plus pratique et plus prochaine qu'ils ne le pensaient.

Vers la fin de l'année 1816, au moment où la dissolution de la Chambre de 1815, prononcée par l'ordonnance du 5 septembre, faisait de cette question le point culminant de la lutte des partis, je résolus d'en dire ma pensée, et je publiai sous ce titre: Du gouvernement représentatif et de l'état actuel de la France, un court écrit où, après avoir pleinement adhéré à la politique générale du ministère, j'essayai d'indiquer par quels moyens on pouvait, sous le régime représentatif, atteindre le double but de toute société bien constituée, un gouvernement fort et un peuple libre. On n'appelait pas encore cette question «la question du gouvernement parlementaire;» mais c'était bien là, en réalité, le fond du débat et le sens du travail des esprits.

«Comme la société est une, disais-je, de même le gouvernement doit être un. L'unité dans le gouvernement est une nécessité si impérieuse que toutes les constitutions, quels que soient leurs éléments, tendent constamment à y arriver. Les obstacles qu'oppose à cette tendance nécessaire une mauvaise organisation des pouvoirs sont parmi les principales causes des désordres intérieurs qui agitent et souvent bouleversent les États. Les sociétés brillent et prospèrent quelquefois malgré l'influence de cette cause; mais elle finit par étouffer les germes de prospérité les plus féconds; et les nations n'obtiennent une existence en même temps paisible et glorieuse que lorsque l'unité est parvenue à s'établir dans les pouvoirs qui président à leurs destinées.

«Qu'on parcoure l'histoire de la Grèce, celle de Rome, l'histoire des républiques italiennes, de l'Allemagne, de l'Angleterre, on reconnaîtra que le défaut d'unité dans le gouvernement a été partout un principe de révolutions et de maux insupportables. Là, les États ont fini par périr au milieu de la lutte des pouvoirs; ici elle les a réduits à subir le joug d'un despotisme aussi funeste et plus honteux; ailleurs, mais bien plus rarement, la lutte s'est terminée par une heureuse fusion des pouvoirs. Résultats divers selon les temps et les circonstances, mais qui prouvent tous que l'unité dans le gouvernement est l'une des conditions nécessaires de l'ordre, de la vraie liberté et de la durée.

«Il y a unité dans le gouvernement, lorsque le pouvoir chargé de diriger les affaires générales de la société peut remplir cette tâche dans toute son étendue sans être arrêté ou troublé dans son action par des obstacles qui compromettent son existence.

«.....Il n'y avait pas unité dans le gouvernement anglais avant la révolution de 1688, car le pouvoir royal et le pouvoir de la Chambre des communes étaient si profondément séparés et étrangers l'un à l'autre, qu'ils conspiraient sans cesse leur ruine mutuelle. Depuis 1688, l'unité s'est progressivement établie dans la constitution britannique, parce que le pouvoir royal et le pouvoir des Chambres sont parvenus, en se pénétrant réciproquement et en se fondant l'un dans l'autre, à ne plus former, en fait, qu'un seul pouvoir, le pouvoir du Parlement qui, à la vérité, a en lui-même ses limites, mais qui, tant qu'il ne les dépasse point, s'exerce pleinement et librement, sans aucun danger pour l'État, ni pour lui-même.

«Partout où divers pouvoirs égaux, séparés et indépendants sont appelés à concourir au gouvernement, ce concours est un combat tant que ces pouvoirs demeurent dans leur séparation et leur indépendance réciproque. Et qu'on ne prétende pas donner à l'un d'eux, considéré isolément, une prépondérance telle que les autres deviennent des agents secondaires; cette prétention enfanterait une lutte d'un autre genre et non moins funeste.... Ce n'est pas seulement la situation relative des trois pouvoirs et le défaut d'unité dans le gouvernement qui ont amené en Angleterre la révolution de 1640 et de 1688; c'est surtout l'imprudente ambition des Stuarts qui voulaient donner, à l'autorité royale seule, une supériorité inconciliable avec les priviléges et les fonctions des deux Chambres. La maison de Hanovre a accepté la fusion intime de l'autorité royale avec celle des deux Chambres: dès lors toute rivalité a disparu, toute lutte dangereuse a cessé: l'unité a été établie dans le gouvernement anglais, et il est devenu fort, en même temps que la nation devenait libre.

«.....A la lumière de cet exemple, le mécanisme des gouvernements mixtes devient simple et facile à expliquer. Quand les gouvernements de ce genre ont atteint à leur maturité, l'unité de pouvoir et d'action s'établit entre leurs divers éléments; seulement le pouvoir suprême et définitif, un au fond quoique extérieurement divisé, est soumis, par son organisation intérieure, à certaines conditions qui lui posent, dans son propre sein, des limites qu'il ne peut dépasser sans perdre les forces mêmes par lesquelles il agit..... Dans la monarchie constitutionnelle, à ne considérer que les apparences, la royauté est le gouvernement, la Chambre des députés l'opposition, et la Chambre des pairs le médiateur. Dans la réalité bien comprise, au contraire, le roi, la Chambre des pairs et la Chambre des députés forment un seul et même pouvoir suprême qui gouverne avec les forces de ces trois éléments réunis; l'opposition qui existe dans les deux Chambres est un surveillant et un rival intérieur, placé au sein du gouvernement lui-même; elle n'est point un pouvoir distinct; son droit est d'observer et de critiquer; sa mission est de marquer la limite que, dans la politique qu'il a adoptée, le gouvernement ne doit pas dépasser, et d'avertir le pays dès qu'en effet cette limite de la politique en vigueur est dépassée. L'opposition est là comme une puissance comminatoire et expectante dont la présence oblige le gouvernement à être prudent et habile, dans son propre système, sous peine de voir les forces qui le suivent se séparer de lui et passer sous un autre drapeau.

«C'est à ce point qu'est parvenu, en Angleterre, le gouvernement représentatif; c'est là sa vraie théorie et sa pratique bien comprise. L'autorité royale n'y a point été, comme on le dit vulgairement, envahie et remplacée par celle des Chambres; seulement la royauté, éclairée par l'expérience sur le danger de demeurer placée en dehors des Chambres, et d'avoir ainsi à diriger ou à combattre des pouvoirs étrangers aux affaires, ennemis s'ils ne sont serviles, obstacle terrible en cas d'inimitié, appui sans force en cas de servitude, la royauté, dis-je, s'est fort sagement décidée à placer le siége du gouvernement dans les Chambres mêmes, et à gouverner de concert avec elles et par leurs chefs. Ainsi s'est opérée cette fusion des pouvoirs divers, seul point de repos des gouvernements mixtes, et par laquelle les pouvoirs, loin de s'entraver ou de s'annuler les uns les autres, se soutiennent et se fortifient mutuellement 7

Note 7: (retour) Du Gouvernement représentatif et de l'état actuel de la France, p. 25-31. Paris, 1816.

Si j'avais aujourd'hui à présenter pour la première fois ces idées, je les exprimerais d'une façon moins abstraite, plus pratique, et en les éclairant de plus près par le flambeau des faits. Mais telles que je les concevais et que je les ai publiées en 1816, elles contenaient, je crois, en germe, les vrais principes du gouvernement mixte, qui est le gouvernement libre, et elles mettaient en lumière les procédés par lesquels l'unité, condition nécessaire de la force du gouvernement, se rétablit entre des pouvoirs séparés et divers, condition nécessaire de la liberté.

Mais, c'étaient là, en 1816, des méditations et des pressentiments solitaires; dans l'arène politique et au milieu de ses luttes, nous étions loin de nous rendre ainsi compte de la nature et des lois intimes du gouvernement que nous avions à pratiquer. Heureusement il n'est pas indispensable que les hommes, pour bien faire, sachent nettement ce qu'ils font, et Dieu permet souvent qu'ils marchent dans la bonne voie sans en bien connaître l'étendue et les sinuosités. Nous ne démêlions pas avec précision quel mode d'exercice la liberté politique imposait au pouvoir; mais nous voulions sincèrement, énergiquement, la liberté elle-même, et nous en usions sans hésitation en défendant la nouvelle société française contre la réaction qui la menaçait. La royauté restaurée ne manqua point, dans cette crise, à sa mission et à son oeuvre: contre les passions de son ancien parti, elle protégea la France avec les armes de la Charte. Grâce à ce concours de la royauté sensée et de la liberté franche, le gouvernement libre se réalisa et s'organisa rapidement, plus rapidement dans le fait que dans la pensée de ses acteurs. Une majorité se forma dans les Chambres, décidée à soutenir la politique loyalement libérale. Plusieurs des chefs de cette majorité, éloquents et courageux interprètes de ses sentiments, entrèrent dans le cabinet. Le ministère ainsi constitué eut en face de lui une opposition ardente, hardie, héritière de la majorité qui avait dominé dans la Chambre de 1815, et persistant avec plus de prudence dans sa politique, mais légale et dévouée au gouvernement royal, tout en combattant ses conseillers. Ainsi apparaissaient et agissaient déjà les grands partis, instruments nécessaires du régime représentatif dans sa maturité, défendant leurs actes et exposant leurs vues devant la couronne et le pays, et se disputant le pouvoir avec les armes de la liberté.

Les résultats de cette forte et harmonique organisation des grands pouvoirs publics ne tardèrent pas à se manifester. En même temps que la liberté politique s'établissait au centre du gouvernement, les libertés des citoyens recevaient leurs développements et leurs garanties. Laborieusement préparées et discutées, des lois sur la liberté de la presse, sur le jury, sur la formation et les droits de l'armée, sur l'administration municipale, attestaient l'efficacité du bon régime parlementaire pour le progrès des libertés communes à tous et pour le bon gouvernement général de l'État.

Mais en même temps aussi éclata le mal dont le parti libéral, alors l'allié et l'appui du cabinet, était travaillé. Hors des Chambres et même dans leur sein, ce parti comptait dans ses rangs des hommes plus attachés à la Révolution qu'à la liberté, et obstinés à défendre la Révolution tout entière, indistinctement, pêle-mêle, même dans ceux de ses actes qu'au fond ils désapprouvaient. Les uns se faisaient un point d'honneur de soutenir en tous cas, contre ses ennemis le grand événement auquel, dans des mesures très-inégales, ils avaient eux-mêmes pris part. Les autres ne pouvaient se résigner à croire que la liberté politique rentrât en France avec les anciens adversaires de la Révolution et au milieu de nos revers. D'autres n'osaient pas combattre ou seulement désavouer les passions populaires que les violences de 1815 avaient soulevées. Aux uns, c'étaient l'étendue et la sérénité d'esprit, aux autres, c'étaient l'équité et la fermeté de coeur qui manquaient pour juger sainement du nouvel état de la France, et reconnaître la nécessité des grandes transactions pour fonder la liberté après les grandes crises. Et sous l'empire de ces sentiments divers, tous prêtaient leur concours ou n'opposaient nulle résistance au travail des factions ennemies qui poursuivaient le renversement de la monarchie restaurée, et tournaient avec ardeur, contre elle, les armes de la liberté restaurée avec elle.

L'explosion de cette situation chargée d'orages ne se fit pas longtemps attendre. L'un des conventionnels qui avaient voté la mort de Louis XVI, M. Grégoire, fut élu député. Le duc de Berry fut assassiné. Ces deux faits amenèrent, en deux ans, la ruine complète du parti libéral dans le gouvernement, et firent passer le pouvoir aux mains du côté droit dans les Chambres, du parti que le sentiment public regardait comme le représentant de l'ancien régime et l'instrument de la contre-révolution.

Alors commença une triple lutte dont les conséquences pour la liberté politique méritent d'être mises en pleine lumière. Au sein du parti vainqueur, investi du gouvernement, s'établit un conflit sourd, mais continu, entre les intelligents et les fanatiques, les modérés et les emportés, entre les chefs devenus responsables et prudents en devenant ministres et les rangs extrêmes de l'armée, ardents à poursuivre en tous sens et à tout risque leur victoire. De son côté, à la tribune et dans la presse, le parti libéral tombé du pouvoir institua, contre ses nouveaux possesseurs, une opposition permanente, diverse dans ses maximes et son langage selon les diverses nuances de ses membres, mais active de la part de tous et soutenue au dehors par le sentiment public. Enfin, hors du théâtre constitutionnel, tantôt dans une ombre profonde, tantôt sous des déguisements incomplets, les sociétés secrètes se mirent à l'oeuvre, diverses aussi dans leurs éléments, les uns dévoués aux souvenirs de l'Empire, les autres nourrissant l'espoir de la République, tous acharnés au renversement de la monarchie restaurée. Les dissensions intestines du parti en pouvoir, les luttes parlementaires et les conspirations révolutionnaires suivaient ainsi parallèlement leur cours, mais avec des résultats bien différents pour la cause de la liberté politique.

Les ministres de cette époque, surtout M. de Villèle, vrai chef du cabinet, même avant qu'il en portât le titre, ont encouru le reproche de n'avoir pas suffisamment résisté aux passions vindicatives ou aux fantaisies rétrogrades de leur parti et d'avoir ainsi compromis leur cause générale comme leur propre pouvoir. Je crois le reproche à la fois fondé et sévère: il y a de la légèreté dans les plus sages, de la faiblesse dans les plus fermes, et soit qu'il s'agisse de la vie publique ou de la vie privée, les meilleurs ne font jamais, non-seulement tout ce qu'ils devraient, mais tout ce qu'ils pourraient faire. M. de Villèle, à coup sûr, céda plus d'une fois trop complaisamment et au roi qu'il servait et au parti qu'il dirigeait. Il est difficile de bien mesurer les obstacles contre lesquels il avait à lutter, et de savoir s'il possédait, soit dans les Chambres, soit à la cour, assez de force pour les affronter et les vaincre. Mais, quelles qu'aient été en ce genre ses fautes, «il fit deux choses difficiles et qu'on pourrait appeler grandes si elles avaient duré plus longtemps: il disciplina l'ancien parti royaliste, et d'un parti de cour et de classe qui, jusque-là, n'avait été vraiment actif que dans les luttes révolutionnaires, il fit, pendant six ans, un parti de gouvernement. Il contint ce parti et son pouvoir dans les limites de la Charte, et pratiqua, pendant six ans, le gouvernement constitutionnel sous un prince et avec des amis qui passaient pour le comprendre assez peu et ne l'accepter qu'à regret 8.» Ce fut là, pour la liberté politique, et par des mains de qui on ne l'attendait guère, une grande conquête et un important progrès.

Note 8: (retour) Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. I, p. 286.

On a aussi reproché, à une portion de l'opposition libérale dans les Chambres à cette époque, sa complaisance pour les conspirations et les insurrections qui, de 1820 à 1827, poursuivirent avec passion la ruine de la monarchie restaurée. Je n'ai nul goût à renouveler aujourd'hui ce reproche, et je ne veux pas non plus excuser les faiblesses embarrassées et les connivences timides qui en furent ou la cause légitime ou le spécieux prétexte. C'est de la liberté politique seule, de ses progrès ou de ses revers pendant ce temps que je me préoccupe. Sous ce rapport et pour cette grande cause, les torts de quelques-uns des membres libéraux des Chambres d'alors, quelle que fût leur gravité aux yeux de la morale et du bon sens, eurent peu d'importance; dans sa difficile situation, l'opposition parlementaire, de 1820 à 1827, fit son devoir et s'acquitta bien de sa mission; elle usa fermement de ses propres libertés et défendit avec persévérance celles du pays. Malgré ses ménagements pour les tentatives révolutionnaires du dehors, elle ne se livra point elle-même à l'esprit révolutionnaire, et ce ne fut point ce fatal esprit qui grandit dans les Chambres par les luttes qu'elle y soutint; l'esprit de légalité et de prévoyance, le respect de l'ordre constitutionnel et du gouvernement régulier y furent, au contraire, en rapide progrès. Si bien qu'en moins de sept années l'opposition libérale vit sa bonne conduite récompensée et ses efforts couronnés par le succès. Les vices et les périls de la politique qui dominait depuis 1822 furent reconnus; le parti de l'ancien régime perdit le pouvoir; et dans la personne de M. de Martignac et de ses collègues, une simple évolution parlementaire ramena, en 1827, le gouvernement dans les voies libérales dont, en 1820, l'élection de M. Grégoire et l'assassinat du duc de Berry l'avaient fait sortir. Grand triomphe, à coup sûr, pour la liberté politique naissante, et preuve éclatante de son efficacité.

Mais pendant qu'au centre du gouvernement, et par sa propre vertu, le régime parlementaire prévalait ainsi et portait ses fruits, quelque divers qu'en fussent les acteurs, les conspirations et les insurrections révolutionnaires troublaient sans cesse ses progrès, et mettaient les coups de la violence et du hasard à la place des développements naturels de la liberté. «Aujourd'hui, à plus de trente ans de distance, après tant et de bien plus grands événements, quand un honnête homme sensé se demande quels motifs suscitaient des colères si ardentes et des entreprises si téméraires, il n'en trouve point de suffisants ni de légitimes. Ni les actes du pouvoir, ni les probabilités de l'avenir ne blessaient ou ne menaçaient assez les droits et les intérêts du pays pour autoriser un tel travail de renversement. Le système électoral avait été artificieusement changé; le pouvoir avait passé aux mains d'un parti irritant et suspect; mais les grandes institutions étaient debout; les libertés publiques, bien que combattues, se déployaient avec vigueur; le pays prospérait et grandissait régulièrement. Inquiète, la société nouvelle n'était point désarmée; elle était en mesure d'attendre et de se défendre. Il y avait de justes motifs pour une opposition publique et vive, point de justes causes de conspiration ni de révolution. Les peuples qui aspirent à la liberté courent un grand danger, le danger de se tromper en fait de tyrannie. Ils donnent aisément ce nom à tout régime qui leur déplaît ou les inquiète, ou qui ne leur accorde pas tout ce qu'ils désirent. Frivoles humeurs qui ne demeurent pas impunies. Il faut que le pouvoir ait infligé au pays bien des violations de droit, des iniquités et des souffrances bien amères et bien prolongées pour que les révolutions soient fondées en raison, et réussissent malgré leurs propres fautes. Quand de telles causes manquent aux tentatives révolutionnaires, ou bien elles échouent misérablement, ou bien elles amènent promptement les réactions qui les châtient 9

Note 9: (retour) Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. I, p. 234.

Les conspirations révolutionnaires de 1820 à 1823 n'étaient pas seulement dénuées de motifs sensés et légitimes: ourdies presque toutes par des sociétés secrètes d'origine et de dénominations diverses, elles jetaient leurs auteurs et leurs adhérents dans des voies essentiellement contraires aux intérêts comme aux principes de la liberté politique. Quoi de moins libéral que les sociétés secrètes, les sentiments qu'elles fomentent, les façons d'agir qu'elles imposent? La liberté vit de lumière, de publicité, de contradiction, de discussion; elle veut que les systèmes, les desseins, les partis, les hommes contraires se manifestent et se combattent hautement, sous les yeux du public qui apprend ainsi à les connaître et à les juger. Les sociétés secrètes, au contraire, vouent leurs membres à l'isolement, au silence, aux menées obscures, aux passions déguisées, à l'obéissance passive. Le public ne les connaît pas; ils ne connaissent pas leurs adversaires; à peine se connaissent-ils entre eux. Toutes les habitudes, toutes les pratiques de la liberté leur sont étrangères; ce sont des esclaves volontaires, au service de coteries toujours près de devenir tragiques. Situation d'autant plus déplorable qu'elle ne manque point d'attrait; les hommes se complaisent dans le mystère, les desseins cachés, les périls vagues, les unions très-limitées et intimes, et dans l'importance que leur emprunte chacun des associés. Que de telles associations se forment sous une tyrannie avérée, pesante, permanente, qui condamne au silence et à l'inaction ceux qui vivent sous sa loi, cela s'explique et se justifie naturellement; mais des sociétés secrètes au milieu d'un régime de liberté, de publicité, de discussion, quand tous les citoyens, avec des efforts et des risques très-modestes, peuvent parler et agir au grand jour pour soutenir leur cause, c'est là un contre-sens absurde et funeste, qui ne s'explique que par des passions qu'on n'ose avouer, et qui fausse le jugement et le caractère des adeptes engagés dans ces ténèbres, autant qu'il inquiète et trouble la société qu'ils pourraient servir en usant hardiment de ses libertés.

Il n'y a point de contradiction, si étrange qu'elle soit, qui ne se rencontre dans l'âme et la conduite des hommes. En même temps que les sociétés secrètes éloignaient, des pratiques et des habitudes de la liberté politique, la jeune génération qui s'y laissait attirer, le parti républicain naissait dans leur sein; et les mêmes hommes qui préféraient les engagements et les conciliabules secrets au ferme usage des institutions libres qu'ils avaient sous la main, aspiraient avec passion à la République comme à l'idéal de la liberté.

Je m'en suis expliqué plus d'une fois: j'honore le gouvernement républicain; il a tenu, dans l'histoire du monde, une place glorieuse; la nature humaine s'y est développée grandement et avec éclat; il a convenu, il peut convenir à certaines époques, à certains états des sociétés humaines; et si j'avais vécu à Rome après la chute de la République et sous les empereurs, j'aurais dit volontiers avec le vieux Galba: «Si l'immense corps de l'Empire pouvait se tenir debout et en équilibre sans un maître, nous étions dignes que la République commençât par nous 10.» Mais je suis profondément convaincu, d'une part, que la République n'est point, en principe, le plus rationnel et le plus naturel des gouvernements, d'autre part, qu'elle est de tous les gouvernements le plus difficile à pratiquer, et en outre que, par une multitude de causes sociales, morales, historiques, géographiques, elle ne convient nullement à la France. Ce fut donc, je pense, de 1820 à 1830, un grand malheur que la renaissance du parti républicain; il n'existait pas en 1814, au moment où la Restauration s'accomplit; il ne parut pas dans les Cent-Jours, quand l'Empire tenta de se rétablir. Plus tard, ce ne fut point après de sérieuses épreuves et de graves débats publics, ni sous la pression de quelque forte nécessité ou d'une opinion puissante que le parti républicain se reforma; ce fut au sein des sociétés secrètes, au service de leurs passions et de leurs complots, loin des regards et, pour ainsi dire, à l'insu de la France que la République reprit la prétention de devenir le gouvernement français.

Note 10: (retour) Si immensum Imperii corpus stare ac librari sine rectore posset, dignus eram a quo Respublica inciperet. (Tacite, Hist., liv. I, c. XVI.)

Au vice de cette origine se joignit un autre mal peut-être encore plus grave. Le parti républicain ainsi renaissant était un groupe peu nombreux, formé de quelques hommes considérables, vieillis avec plus de dignité que de clairvoyance au service de la cause libérale, et de jeunes gens sincèrement passionnés pour l'idée républicaine. Ce petit état-major n'avait, dans le pays même, point d'armée et point de crédit pour en recruter une. Pourtant il lui en fallait une; il lui fallait des forces bruyantes et actives, prêtes à le seconder en toute occasion et à le suivre jusqu'au bout dans son dessein. Elles s'offrirent à lui, impures et compromettantes, mais hardies. La République révolutionnaire de 1792 à 1798, malgré les revers et les démentis éclatants qu'elle avait subis, avait conservé presque partout des adhérents obscurs, fanatiques subalternes ou brouillons décriés, ennemis intraitables de la monarchie, de la Restauration, de la maison de Bourbon, de tout pouvoir qui ne donnait pas satisfaction à leurs haines ou à leurs rêves, et habiles à fomenter, dans les masses populaires, ces espérances vagues, ces passions anarchiques qui y sommeillent toujours, prêtes à s'éveiller au moindre bruit. C'étaient là, pour les chefs républicains, une armée éparse mais toute disposée à leur venir en aide. Par imprévoyance, par faiblesse, par entraînement, faute d'autres appuis dans les régions sereines de la société, ils recherchèrent ou acceptèrent celui-là, se flattant d'employer au triomphe de la République ces restes des plus mauvais temps de la Révolution, et ne prévoyant pas que les révolutionnaires deviendraient leurs maîtres au lieu d'être, entre leurs mains, des instruments de liberté.

Après le succès de la guerre d'Espagne, dans les dernières années du ministère de M. de Villèle et sous celui de M. de Martignac, les sociétés secrètes et les républicains firent peu de bruit; ce ne furent plus les conspirations, les insurrections et leurs procès qui remplirent la scène et passionnèrent le public. La lutte parlementaire remplaçait et éteignait la guerre révolutionnaire. C'est le but et le triomphe de la liberté politique. Mais si la guerre révolutionnaire ne retentissait plus, dans les Chambres et dans le pays, avec la même puissance, elle n'en continuait pas moins, sourde et acharnée; au lieu d'éclater dans la sphère de la publicité et de la discussion, parlementaire ou judiciaire, l'hostilité se poursuivait dans l'ombre, et par toute sorte de voies cachées où les alarmes, la surveillance et les rapports de la police la poursuivaient incessamment à leur tour. Et les agents de l'administration, les conseillers de la couronne, n'étaient pas les seuls dont ces rapports excitassent la sollicitude; le roi Charles X lui-même en était constamment et vivement préoccupé. C'est l'inévitable condition de la police et de sa lutte secrète contre les ennemis secrets avec qui elle est aux prises que tantôt elle ignore, tantôt elle grossit outre mesure les périls qu'elle est chargée de prévenir; ce qui jette et entretient ses maîtres dans un état d'agitation continue, comme il arriverait à des hommes dont les regards, sans cesse tendus, apercevraient çà et là des lueurs dans des ténèbres pleines d'ennemis. Il faut, à ceux qui font la police ou qui la suivent dans son travail, une rare fermeté d'esprit pour voir les choses telles qu'elles sont réellement, à leur place, à leur taille, et pour ne pas tomber, tantôt dans une sécurité aveugle, tantôt dans des craintes très-exagérées. Nul n'était moins propre que le roi Charles X à bien supporter une telle épreuve: esprit à la fois remuant et faible, imprévoyant et obstiné, il avait goût aux recherches, aux découvertes, aux communications de la police, et dès qu'il les trouvait d'accord avec ses impressions et ses préventions anciennes et générales, il leur portait une confiance crédule. La Révolution et la République lui apparaissaient, à chaque instant, comme deux fantômes menaçants. Ces fantômes avaient assez de réalité, et l'hostilité des révolutionnaires et des républicains était assez active pour l'entretenir incessamment dans une irritation pleine d'alarmes; il voyait son trône et sa maison toujours en proie à un pressant péril; et les grands faits publics, l'apaisement visible des esprits, les incontestables progrès du gouvernement légal et régulier dans les Chambres ne suffisaient nullement à le rassurer.

Ce fut bien pis quand les Chambres elles-mêmes et les embarras de son gouvernement dans leur sein lui devinrent un sujet de trouble et de colère. Le parti libéral commit, en 1829, une faute énorme: il était rentré, par le ministère Martignac, en possession de la prépondérance; la liberté politique venait d'acquérir, par les nouvelles lois sur la presse et sur les élections, d'efficaces garanties. Au lieu de soutenir avec persévérance le cabinet auquel il devait de tels progrès, le parti libéral le harcela par des exigences inopportunes, ne s'entendit pas avec lui dans la discussion des lois sur l'administration municipale et départementale, et fournit ainsi au roi Charles X l'occasion de satisfaire, en appelant d'autres ministres, sa passion et son inquiétude. Moins choquante que l'offense agressive qu'avait commise, en 1819, le parti révolutionnaire en élisant un régicide, la faute du parti libéral, en 1829, fut, en résultat, aussi grave; l'une avait, par degrés, amené au pouvoir le côté droit et M. de Villèle; l'autre y fit monter tout à coup M. de Polignac.

En formant le cabinet du 8 août 1829, ni le roi Charles X, ni le prince de Polignac ne méditaient, à coup sûr, la violation de la Charte et les ordonnances de Juillet 1830. L'un croyait défendre sa couronne et son droit royal; l'autre se promettait de pratiquer en France le gouvernement représentatif tel qu'il l'avait vu et admiré en Angleterre. Il y a presque toujours, dans les résolutions des hommes médiocres, plus d'idées fausses que de mauvais desseins, et c'est leur erreur radicale de ne pas seulement soupçonner la gravité des questions qu'ils soulèvent et l'issue des voies où ils s'engagent. C'était, depuis 1814, l'effort des libéraux loyaux et sensés de séparer la cause de la royauté restaurée de celle de l'ancien régime et la cause de la liberté politique de celle des théories et des passions révolutionnaires. Quand il fit le prince de Polignac son premier ministre, Charles X confondit ces causes si diverses, jeta le gant au parti parlementaire comme au parti révolutionnaire, et remit du même coup la liberté politique en question et l'ancien régime en présence de la Révolution.

A cette provocation inintelligente et téméraire, l'adresse des 221 fut la réponse. Réponse directe et franche, sans hésitation et sans voile, mais aussi modérée que franche, et aussi monarchique que libérale: «La Charte, disait-elle, que nous devons à la sagesse de votre auguste prédécesseur, et dont Votre Majesté a la ferme volonté de consolider le bienfait, consacre comme un droit l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention devait être, elle est en effet indirecte, sagement mesurée, circonscrite dans des limites exactement tracées, et que nous ne souffrirons jamais que l'on ose tenter de franchir; mais elle est positive dans son résultat, car elle fait, du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les voeux de votre peuple, la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas.» La liberté politique était ainsi proclamée en principe et appliquée aux circonstances du moment, comme un droit national. Mais à côté de ces fermes paroles se plaçaient celles-ci: «Quinze ans de paix et de liberté, que ce peuple doit à votre auguste frère et à vous, ont profondément enraciné dans son coeur la reconnaissance qui l'attache à votre royale famille; sa raison, mûrie par l'expérience et par la liberté des discussions, lui dit que c'est surtout en matière d'autorité que l'antiquité de la possession est le plus saint de tous les titres, et que c'est pour son bonheur autant que pour votre gloire que les siècles ont placé votre trône dans une région inaccessible aux orages. Sa conviction s'accorde donc avec son devoir pour lui présenter les droits sacrés de votre couronne comme la plus sûre garantie de ses libertés, et l'intégrité de vos prérogatives comme nécessaire à la conservation de ces droits.» Il était impossible de méconnaître la parfaite et sérieuse sincérité de l'un et de l'autre langage; et par un progrès bien inattendu dont la liberté politique en vigueur depuis quinze ans avait l'honneur comme le fruit, c'était M. Royer-Collard qui parlait ainsi au nom de la Chambre des députés, et toutes les nuances du parti libéral, l'opposition tout entière, acceptaient les paroles de M. Royer-Collard comme l'expression de leurs sentiments et de leurs desseins.

Il y avait là une de ces fortunes rares, un de ces moments décisifs qui, bien compris et bien saisis, fondent pour un long temps la force des gouvernements et la paix intérieure des États. Le roi Charles X ne comprit point. Au lieu d'accepter l'harmonie et l'union intime des grands pouvoirs, loyalement demandées et offertes, il prononça leur séparation. La Chambre des députés fut dissoute.

Elle n'avait certainement pas dépassé les limites de son droit. Avait-elle dépassé celles de la prudence? Au lieu d'affirmer sur-le-champ, en principe la nécessité et en fait l'absence de l'harmonie entre la Chambre et un ministère qui n'avait encore rien fait, et n'était suspect qu'à cause des noms et des antécédents de ses membres, n'eût-il pas mieux valu attendre ses actes, et lui faire opposition dans la pratique de la législation et des affaires, sans lui signifier d'avance un refus général de concours? J'admets ce doute, quoique, même aujourd'hui et après les clartés de l'expérience, je ne le partage pas. A l'appui de ma persistance, je pourrais alléguer l'état des esprits en 1830; je pourrais dire que, pour conserver dans le pays l'autorité qu'elle avait acquise, pour maintenir toutes les nuances du parti libéral dans la modération et l'harmonie qu'elles avaient, non sans peine, acceptées, la Chambre des députés avait besoin, à cette époque, de faire acte de cette fermeté franche et hardie qui satisfait et domine l'imagination des peuples. En faveur de l'adresse des 221, cette considération est puissante; pourtant ce n'est pas celle qui me décide; les corps politiques doivent savoir, même au prix de quelque déclin dans la faveur populaire, tenir une conduite patiente et lente, si c'est la plus sage et si elle peut les mener au but avec un moindre péril. Mais je demeure convaincu que la cécité politique du roi Charles X était incurable, que la Chambre des députés de 1830 n'eût pas mieux réussi, par l'opposition patiente que par sa résolution nette et prompte, à lui faire accepter les conséquences du droit national consacré par la Charte, et que, entre la couronne et la Chambre, la même situation qui amena l'adresse des 221 se fût reproduite plus tard, peut-être plus pressante encore et plus grave. Si j'ai raison dans ma conjecture, la Chambre eut raison dans sa conduite, et l'adresse des 221 était, pour elle, le seul moyen d'exercer, sur les élections que tous prévoyaient, l'influence qui pouvait seule y faire prévaloir la politique à la fois conservatrice et libérale dont nous poursuivions le triomphe.

Les élections répondirent au voeu de la Chambre. Elles confirmèrent et fortifièrent, sans la rendre plus ardente, la majorité parlementaire qui avait voté l'adresse: la nouvelle Chambre était aussi étrangère que celle qui l'avait précédée à tout dessein, à tout désir révolutionnaire, aussi résolue à maintenir la politique conservatrice et libérale et à ne point la dépasser. Encore une fortune inattendue pour la monarchie restaurée; encore un moment décisif et facile à saisir. Charles X ne comprit pas davantage. En dissolvant la Chambre, il avait, selon son droit, fait appel à la France. La France lui avait fermement, mais loyalement répondu. Les ordonnances du 25 juillet 1830 furent la réplique du roi à la réponse de la France.

J'ai dit ailleurs ma pensée sur la Révolution de 1830, ce que j'en pensais au moment où elle s'accomplit et où j'y pris part, et ce que j'en pense aujourd'hui 11. Je persiste dans ce que j'en ai dit. «C'eût été certainement un grand bien pour la France, et de sa part un grand acte d'intelligence comme de vertu politique, que sa résistance se renfermât dans les limites du droit monarchique, et qu'elle ressaisît ses libertés sans renverser son gouvernement. On ne garantit jamais mieux le respect de ses propres droits qu'en respectant soi-même les droits qui les balancent, et, quand on a besoin de la monarchie, il est plus sûr de la maintenir que d'avoir à la fonder. Mais il y a des sagesses difficiles, qu'on n'impose pas, à jour fixe, aux nations, et que la pesante main de Dieu, qui dispose des événements et des années, peut seule leur inculquer. Partie du trône, une grande violation du droit avait réveillé et déchaîné tous les instincts ardents du peuple. Parmi les insurgés en armes, la méfiance et l'antipathie pour la maison de Bourbon étaient profondes. Les négociations tentées par le duc de Mortemart ne furent que des apparences vaines; malgré l'estime mutuelle des hommes et la courtoisie des paroles, la question d'un raccommodement avec la branche aînée de la famille royale ne fut pas un moment sérieusement considérée ni débattue. L'abdication du Roi et du dauphin vint trop tard. La royauté de M. le duc de Bordeaux avec M. le duc d'Orléans pour régent, qui eût été non-seulement la solution constitutionnelle, mais la plus politique, paraissait, aux plus modérés, encore plus impossible que le raccommodement avec le Roi lui-même. A cette époque, ni le parti libéral, ni le parti royaliste n'eussent été assez sages, ni le régent assez fort pour conduire et soutenir un gouvernement à ce point compliqué, divisé et agité. La résistance, d'ailleurs, se sentait légale dans son origine, et se croyait assurée du succès si elle poussait jusqu'à une révolution. Les masses se livraient aux vieilles passions révolutionnaires, et les chefs cédaient à l'impulsion des masses. Ils tenaient pour certain qu'il n'y avait pas moyen de traiter sûrement avec Charles X, et que, pour occuper son trône, ils avaient sous la main un autre roi. Dans l'état des faits et des esprits, on n'avait à choisir qu'entre une monarchie nouvelle et la république, entre M. le duc d'Orléans et M. de Lafayette: «Général, dit à ce dernier son petit gendre, M. de Rémusat, qui était allé le voir à l'Hôtel de ville, si l'on fait une monarchie, le duc d'Orléans sera roi; si l'on fait une république, vous serez président. Prenez-vous sur vous la responsabilité de la république?»..... Une même conviction dominait ce jour-là tous les hommes sérieux: par la monarchie seule, la France pouvait échapper à l'abîme entr'ouvert, et une seule monarchie était possible. Son établissement fut, pour tout le monde, une délivrance: «Moi aussi, je suis des victorieux,» me dit M. Royer-Collard, «triste parmi les victorieux.»

Note 11: (retour) Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, t. II, p. 1-34.

Ceux-là même qui n'étaient pas tristes ne pouvaient pas ne pas être inquiets, et ils l'auraient été bien davantage s'ils s'étaient dès lors rendu compte des difficultés contre lesquelles, pour le succès de l'oeuvre qu'ils avaient à coeur, ils allaient avoir à lutter.

Quel plus naturel et plus puissant enivrement que celui d'un grand événement, d'un grand acte national entrepris par de nobles motifs et généreusement accompli? La génération qui occupait la scène depuis 1814 avait pour sentiment dominant la passion et pour but définitif la conquête de la liberté politique. C'était l'instinct général du pays qui sentait le besoin de garanties permanentes pour les biens et les droits sociaux, si longtemps compromis par l'anarchie ou par la guerre. C'était l'élan des esprits jeunes et actifs qui cherchaient, à l'intérieur et dans le développement libéral des principes de 1789, la satisfaction de leurs forces et l'emploi de leur vie. Quel plus grand acte de liberté politique que la résistance suprême aux tentatives du pouvoir absolu, et le pays disposant lui-même de son gouvernement pour défendre ses lois violées et revendiquer ses droits méconnus? Les nations prennent, comme les rois, un plaisir superbe à l'exercice de la souveraineté, et les révolutions sont leur façon de dire à leur tour: «L'État, c'est moi!»

Mais, comme toutes les conquêtes, celle de la liberté politique n'est qu'un vain et ruineux plaisir, si elle ne se change en une possession solide, et la fondation d'un gouvernement libre est le seul gage comme le digne prix de la conquête de la liberté. Il faut qu'une révolution libérale enfante un gouvernement libre, régulier et durable; sans quoi, elle n'est qu'un douloureux et stérile avortement. Pour la Révolution de 1830, ce grand problème était plus impérieusement posé et plus difficile à résoudre qu'il ne l'avait jamais été.

Les révolutions ont, en général, une impulsion simple et un but unique: elles se font tantôt contre la tyrannie, tantôt contre l'anarchie, pour accomplir de grandes réformes sociales ou pour rétablir l'ordre et le pouvoir dont la société ne peut se passer. Dans l'un et dans l'autre cas, les chefs et les adhérents des révolutions marchent dans une voie clairement tracée et sur une forte pente; ils y rencontrent des difficultés et des périls, mais point d'obscurités ni de lenteurs: inhabiles ou faibles, ils tombent; mais, s'ils ne tombent pas, ils avancent rapidement.

La Révolution de 1830 a eu un tout autre caractère; son impulsion et son but étaient très-complexes; entreprise au nom des lois violées et pour leur défense, elle était tenue, par ses propres maximes et ses premiers actes, de rétablir promptement l'ordre légal qui pourtant recevait, dans la personne de la royauté, une grave atteinte. Mais la Révolution venait de bien plus loin que de la cause immédiate de son explosion, et elle portait dans ses flancs de bien autres ambitions que le rétablissement des lois. Au même moment et sans délai, on lui demandait d'accomplir un grand progrès libéral et de mettre sur pied un pouvoir régulier et rassurant. Elle avait à la fois les libertés publiques à étendre et le gouvernement à fonder. Décidée à ne pas subir les ordonnances de Juillet, la France voulait une révolution qui ne fût pas révolutionnaire et qui lui donnât, du même coup, l'ordre avec la liberté. C'était si bien son voeu que ce fut la devise de son drapeau.

Pour le prince appelé au trône et pour ses conseillers, cette double tâche était prodigieusement difficile. La Révolution n'avait pas été faite par les pouvoirs légaux: les Chambres s'étaient empressées d'y prendre leur place et de la sanctionner pour la régler; mais c'était l'insurrection populaire qui l'avait commencée et accomplie; et les meneurs de l'insurrection populaire, c'étaient les membres des sociétés secrètes, les anciens conspirateurs, les chefs républicains. Ils avaient combattu de l'aveu et avec l'appui du sentiment national; mais le combat avait été leur fait et la victoire leur oeuvre. L'élément révolutionnaire était ainsi rentré avec puissance dans l'arène politique où, depuis quelque temps, l'élément parlementaire avait dominé.

Je dis l'élément révolutionnaire, car, à ces vainqueurs de Juillet, la révolution de Juillet, telle qu'elle se concluait, ne suffisait point. Les uns voulaient nettement la République, ou ne consentaient à en abandonner le nom que si on leur en donnait, sous une apparence monarchique, la réalité mal déguisée et mal organisée; ce qui est, pour toutes les sortes de gouvernement, la pire des combinaisons. Les autres, moins précis dans leurs voeux et plus désordonnés dans leurs instincts, faisaient, des traditions de la Convention et de celles de l'Empire, un confus mélange qui aboutissait à réclamer, plus ou moins explicitement, au dedans une effervescence populaire indéfinie, au dehors une guerre de propagande et de conquête. Là étaient, disaient-ils, pour la France la grandeur et la liberté.

Ainsi se préparait, pour le gouvernement naissant, dès ses premiers pas et dans son propre camp, une opposition formidable; il allait se retrouver en face des mêmes passions, des mêmes ambitions, des mêmes inimitiés, des mêmes périls qui avaient assailli la Restauration. Et à côté de cette opposition intestine s'en formait, contre lui, une autre, celle des amis de la Restauration qui, une fois sauvés de leurs grandes alarmes, reprenaient leurs regrets et leurs colères. Appelé en même temps à relever le pouvoir et à étendre la liberté, le gouvernement de Juillet avait à lutter à la fois contre les représentants obstinés de l'ancienne société française et les téméraires enfants de la nouvelle, contre la Restauration et la Révolution.

Ce sera sa gloire d'avoir accepté et porté sans hésiter, pendant dix-huit ans, ce pesant fardeau. Il a franchement entrepris d'accomplir à la fois les deux tâches qu'on lui imposait. Pour rétablir l'ordre et fonder un gouvernement digne de ce nom, il a résolument adopté, au dehors comme au dedans, la politique de résistance au désordre, aux désirs chimériques, aux entreprises révolutionnaires; et il a pratiqué la politique de la résistance avec les seules armes de la liberté, sans recourir à aucune loi d'exception, à aucune violence, à aucun silence, vivant sans cesse en face de la publicité, de la discussion; de la responsabilité, et respectant, au milieu du combat, tous les droits, toutes les libertés de tous ses ennemis.

C'est là vraiment la liberté politique; à ces conditions seulement on a droit de dire qu'elle existe et d'appeler le gouvernement un gouvernement libre. On peut, aujourd'hui comme il y a vingt ans, attaquer la politique du gouvernement de Juillet; on peut trouver qu'il a trop résisté, qu'il n'a pas assez tenté, assez innové, qu'il n'a pas donné aux penchants du temps et du pays assez de satisfaction. Je n'admets point, mais je ne discute pas, en ce moment, ces griefs. En tout cas, on ne saurait contester au gouvernement de Juillet l'honneur d'avoir été un gouvernement libre, d'avoir gouverné uniquement par les lois et sous le contrôle de toutes les libertés écrites dans les lois.

Le régime de la liberté politique a ses défauts comme ses mérites, et on ne recueille pas ses bienfaits sans en payer le prix. Il est vrai: sous ce régime, le bien est souvent lent et difficile, quelquefois même impossible à faire au moment où il apparaît à la pensée ambitieuse et hardie; les rivalités des partis ou des personnes, la discussion préalable ou pressentie, la timidité en face de la responsabilité retardent quelquefois des résolutions et entravent des entreprises grandes et utiles. Mais, en revanche, que de fautes et de maux épargne, au pouvoir et au pays, la liberté politique! Que d'idées fausses elle dévoile et écarte! Que de résolutions égoïstes, que d'entreprises étourdies elle étouffe dans leur germe, avant que le pouvoir et le pays s'y soient compromis sans retour! Ce régime orageux et bruyant est, au fond et dans la pratique définitive des affaires, un régime de patience et de prudence; il oppose au mal bien plus d'obstacles qu'il n'impose au bien de délais ou d'épreuves; et ses deux libertés fondamentales, la liberté de la tribune et la liberté de la presse, qui font dire et croire dans le public tant de sottises, en préviennent bien plus encore, et de bien plus graves, dans le gouvernement.

De tout temps, et aujourd'hui plus que jamais, les grandes questions abondent, au dedans et au dehors, sur les pas des grands peuples et de leurs chefs. Rien n'est plus tentant que l'espoir de les résoudre. Rien n'est plus facile que d'en commencer l'entreprise. Mais ce qu'on a commencé, il faut le finir; les questions qu'on a remuées, il faut les régler: sans quoi l'embarras et peut-être le péril seront bien plus graves que si l'on n'y eût pas touché. Ce fut le mérite du gouvernement de Juillet de ne jamais oublier qu'il était un gouvernement libre, et de ne tenter que ce qu'il pouvait faire avec les armes et dans les conditions de la liberté.

Mais la liberté politique a aussi ce mérite, qu'en même temps qu'elle impose des freins au pouvoir et lui enseigne la prudence, elle développe autour de lui, dans ses conseillers et dans ses adversaires, tout ce que la nature leur a donné de talent et d'énergie. C'est un régime qui anime et contient à la fois les hommes engagés dans les affaires publiques, et qui les oblige à déployer tout ce qu'ils sont et tout ce qu'ils valent, dans les limites de ce qu'ils doivent et peuvent réellement exécuter. Le pays ne gagne pas moins à ce résultat que le gouvernement, car les oeuvres mesurées, accomplies par des hommes éminents, servent et honorent plus les nations que les grandes choses tentées et mal faites par des hommes médiocres.

L'ardeur et la valeur personnelle des hommes, grandement provoquées et développées, ne seraient, pour la société, qu'un bien incomplet et peut-être périlleux, si le régime parlementaire n'avait en même temps un autre effet. Il oblige et amène les hommes politiques à se grouper, à se discipliner, à reconnaître des chefs, à adopter des principes hautement déclarés, à soutenir constamment une même cause. Ainsi se forment ces grands et persévérants partis qui se vouent à tel ou tel des intérêts généraux et essentiels de la société, font régner dans la vie publique des moeurs viriles, la franchise, la fidélité, le respect de soi-même, l'esprit de suite, et deviennent de puissants et réguliers moyens de gouvernement au milieu des agitations de la liberté.

C'est là le gouvernement libre. C'est là le régime qu'a désiré, poursuivi et plus ou moins bien pratiqué, à travers les crises du temps et ses propres discordes, la génération qui, de 1814 à 1848, a occupé en France la scène politique.

J'entends le cri qui s'élève et se répète sans relâche: «La France a cherché ce régime par toutes sortes de voies, sous les drapeaux les plus divers; elle l'a entrevu, elle y a touché, elle a cru le posséder. Il est tombé. Peut-il jamais, après tant d'épreuves, se relever de ce tort et de ce malheur?»

Je pourrais me borner à cette simple réponse déjà souvent faite: «Quel est, depuis soixante-dix ans, le régime qui n'est pas tombé? Le pouvoir absolu a échoué comme la liberté; les conquêtes de la guerre ont disparu comme celles de la paix; les régimes divers auraient mauvaise grâce à se traiter mutuellement avec hauteur; ils ont tous subi les mêmes revers; ils ont tous été tour à tour enveloppés et emportés dans cet orage qui, depuis soixante-dix ans, souffle sur l'Europe. Cherchez, contre le régime parlementaire, d'autres armes que sa chute; il vous rendrait avec usure les coups dont vous le frapperiez. De tous nos régimes, c'est encore celui-là qui a le plus duré.» Mais je ne veux pas m'en tenir à cette récrimination évasive. Je veux encore moins remettre ici en présence les événements et les noms propres, et ranimer d'anciennes discordes en recherchant comment doit être distribuée, entre les amis sincères de la liberté politique, hommes ou partis, la responsabilité de ses revers. Ce que j'ai à coeur, c'est de signaler, dans la fortune chancelante du gouvernement libre de 1814 à 1848, ces causes intrinsèques et, pour ainsi dire, organiques qui ne sont le fait particulier de personne, homme ou parti, et que chacun peut reconnaître sans se démentir ou s'accuser soi-même. Que les libéraux, tous les libéraux sachent bien pourquoi la liberté politique leur a si souvent échappé, quand ils croyaient l'avoir conquise; à cette lumière, ils apprendront comment on garde ce qu'on a conquis.

J'y reviens sans cesse, tant ma conviction est profonde: c'est à la fondation du gouvernement libre qu'est attachée la solide possession de la liberté politique. Tant que le pouvoir qui gouverne ne puise pas sa force, aussi bien que sa limite, dans les institutions mêmes qui servent d'instruments et de garanties à la liberté, tant que la société n'a pas la conscience et la confiance que les institutions qui la font libre lui assurent aussi un pouvoir capable de la gouverner, on n'a qu'un régime troublé et précaire; la liberté politique est à l'état de conquête pénible et incertaine, non de possession régulière et définitive.

Le gouvernement libre veut deux choses: l'intervention efficace du pays dans la conduite des affaires publiques et le contrôle efficace du pays sur la conduite des affaires publiques. Que le pays influe d'une façon décisive sur le système et sur les acteurs de la politique qui le gouverne; que cette politique ait constamment à soutenir la critique des spectateurs qui y assistent: quand ces deux faits coexistent, quand un ministère, accepté et soutenu par les divers représentants du pays, gouverne en présence d'une opposition armée des droits de la liberté, alors le pays possède un gouvernement libre; la liberté politique est fondée.

Nous avons eu, de 1814 à 1848, les essais de ce régime. Pourquoi ces essais n'ont-ils pas suffi à surmonter les épreuves qu'ils ont eu à subir? Pourquoi, en marchant dans la bonne voie, n'est-on pas arrivé et ne s'est-on pas fixé au but? Pourquoi, ni de 1814 à 1830, ni de 1830 à 1848, la monarchie constitutionnelle, qui touchait de si près au gouvernement libre, n'en a-t-elle pas acquis la force et assuré la durée?

Je viens de parler des partis politiques, de ces grands et persévérants partis qui se vouent à tel ou tel des intérêts généraux et vitaux de la société, celui-ci à l'ordre, celui-là à la liberté, l'un à la conservation, l'autre au progrès, et au sein desquels les hommes apprennent à se grouper, à se discipliner, à soutenir une cause, à reconnaître des chefs, à pratiquer cette franchise, cette fidélité, ce respect de soi-même, cet esprit de suite qui sont les moeurs viriles de la vie publique. De tels partis sont les éléments naturels et nécessaires du gouvernement libre: seuls ils mettent le pouvoir, et aussi l'opposition, en état de soutenir les longues luttes, de surmonter les mauvaises apparences, de résister au vent qui souffle, aux échecs décourageants, et de poursuivre, en combattant toujours, des oeuvres lentes et difficiles. Les grands partis politiques sont les armées de l'ordre civil, au sein de la liberté.

Ces éléments du gouvernement libre ne manquent point à la France. On a beaucoup trop dit qu'une grande aristocratie pouvait seule former et soutenir de grands partis politiques; il est vrai qu'ils y naissent et s'y perpétuent plus aisément qu'ailleurs; mais cette condition du gouvernement libre n'est point le privilége exclusif d'un seul état de société ni d'une seule forme d'institution. Ce ne sont pas les partis politiques qui ont manqué à la république démocratique des États-Unis américains; ils s'y sont établis, étendus, maintenus avec une opiniâtreté indomptable, et c'est de leur tyrannie, non de leur absence, qu'elle a eu à souffrir. Il y a dans la société française, telle qu'elle est faite aujourd'hui, tous les éléments d'un parti de l'ordre et d'un parti de la liberté, d'un parti conservateur et d'un parti novateur, d'un parti du maintien et d'un parti du progrès. Ces dispositions diverses se rencontrent dans tous les rangs de notre société; l'esprit de conservation n'est point étranger, en France, aux masses populaires, ni l'esprit d'innovation aux classes élevées; et cette classification spontanée des intérêts, des idées, des instincts, des passions, peut se transformer en organisation des partis politiques. De 1814 à 1848, à travers toutes nos crises, nous avons vu commencer ce travail d'organisation; et malgré ce qui leur a manqué de consistance et de prévoyance, c'est à la formation et à l'action des grands partis politiques, dans les Chambres et dans le pays, que le gouvernement libre a dû parmi nous, de 1814 à 1848, ce qu'il a eu de force régulière et de succès.

Mais pour que les partis politiques suffisent pleinement à leur tâche, il faut qu'ils possèdent toutes leurs forces naturelles, qu'ils soient complets et compactes. Si les amis de l'ordre sont divisés et se combattent au lieu de se soutenir, si les partisans du mouvement et du progrès sont en proie à des intentions radicalement diverses, ni le parti conservateur, ni le parti novateur ne seront efficaces; ni l'un ni l'autre ne sera en état de porter jusqu'au bout son fardeau, et le gouvernement libre sera compromis faute d'acteurs assez forts pour leurs rôles. Tel a été, de 1814 à 1848, le malheur de la liberté politique en France: soit sous la Restauration, soit sous le gouvernement de Juillet, les deux partis appelés à mettre les institutions libres en pratique ont été profondément incomplets et discordants. Sous la Restauration, une portion considérable de la société française, un grand nombre d'hommes naturellement conservateurs et disposés à soutenir le pouvoir, ont été méfiants, malveillants et se sont rangés dans l'opposition. Sous le gouvernement de Juillet, d'autres hommes, considérables aussi, conservateurs aussi par nature et par situation, ont été rejetés, par leurs idées et leurs sentiments, dans l'abstention et l'hostilité. Le parti du gouvernement s'est ainsi trouvé, aux deux époques, plus petit et plus étroit qu'il n'aurait dû et pu l'être, trop petit et trop étroit pour sa tâche. L'opposition, de son côté, a été, non pas mutilée, mais faussée; les adversaires légaux de la politique dominante, les partisans de la Restauration déchue, les républicains systématiques et les révolutionnaires ardents s'y sont mêlés et mutuellement entravés ou entraînés tour à tour. Le gouvernement n'a pas eu tous ses appuis naturels. L'opposition a eu des alliés qui l'ont dénaturée. Tout le régime de la liberté politique a été ainsi frappé tantôt de faiblesse, tantôt de désordre, et tantôt il n'a pas été au niveau, tantôt il a été jeté en dehors de sa mission.

Je ne réveille aucun souvenir qui puisse diviser ou irriter; je n'impute rien à personne; je ne prononce aucun nom propre; j'évite jusqu'aux mots qui exprimeraient nos anciennes querelles; je ne parle ni de démocratie et d'aristocratie, ni de bourgeoisie et de noblesse, ni de propriétaires et de prolétaires; je retrace seulement un fait capital et ses conséquences. La génération qui, de 1814 à 1848, a voulu, sous la monarchie constitutionnelle, fonder la liberté politique, a poursuivi, avec les plus honorables sentiments, le plus salutaire dessein. Elle a bien compris les principes de 1789 et les besoins définitifs de la France; mais elle a cru la liberté politique trop tôt et trop aisément conquise. C'est un régime difficile et laborieux, qui impose à ses amis de longs efforts et de pénibles sacrifices. Il faut que les hommes qui veulent sérieusement le mettre en pratique apprennent à se faire mutuellement des sacrifices, à s'entendre, à s'unir, à se discipliner, et qu'ils s'organisent en partis préoccupés, avant tout, du succès de leur oeuvre. Il faut que ces partis soient grands, qu'ils aient toute la taille et toute la force que peut leur donner la société. La liberté politique est une maîtresse fière et jalouse, qui sait ce qu'elle vaut et ne se donne qu'à ceux qui, à leur tour, se donnent à elle tous et tout entiers. Tant que nous resterons sous l'empire de nos vieilles rivalités de classes et de nos vieilles guerres de révolution, nous ne conquerrons pas définitivement la liberté politique; nous ne fonderons pas solidement un gouvernement libre. Il faut que tous les conservateurs soient ensemble, et que les opposants soient des rivaux, non des destructeurs. Qu'on donne à cette nécessité le nom qu'on voudra, qu'on l'appelle transaction, conciliation, fusion, peu importe; c'est le fait même qui est indispensable pour que la France atteigne enfin le but vers lequel elle s'est élancée en 1789, et pour qu'au sein de la liberté, elle se relève et se repose de la Révolution.



III

1848.

Je ne raconte point, je ne discute point; j'essaye de comprendre et d'expliquer les faits. Je viens de dire pourquoi, à mon sens, la génération de 1789 et celle de 1814 ont tour à tour réussi et échoué, l'une dans l'oeuvre de la Révolution, l'autre dans celle du gouvernement libre. J'arrive à la génération de 1848, ou plutôt à la portion de cette génération qui, en 1848, a envahi la scène et tenté l'oeuvre de la République. Pourquoi a-t-elle, non-seulement échoué dans son dessein, mais rapidement disparu, comme un éclair sinistre, dans la tempête qu'elle avait soulevée?

Le fait est si éclatant que personne, pas même les plus intéressés, ne saurait le méconnaître. L'année 1848 n'avait pas encore atteint son terme que déjà les vainqueurs des premiers jours étaient des vaincus. En décembre 1848, de nom, la République était encore debout; de fait, elle courait déjà à sa ruine, car elle avait déjà reçu, des mains du suffrage universel tant vanté par elle, le chef qui devait bientôt devenir son maître. Pourtant les circonstances avaient été bien favorables à la République; elle n'avait rencontré, à ses premiers pas, point de résistance; elle avait été immédiatement acceptée par ceux-là même à qui elle déplaisait le plus: «Rallions-nous à la République, avaient dit les hommes les plus éminents, puisque c'est le gouvernement qui nous divise le moins.» Malgré leurs orages intérieurs, les deux Assemblées républicaines, de 1848 à 1851, n'ont manqué ni de modération ni d'honnête patriotisme; elles avaient l'anarchie dans leur sein, mais au dehors elles la combattaient. Elles ne savaient pas faire le bien dont la France avait besoin; mais elles écartaient, elles ajournaient le mal dont elle était menacée. Pas plus que les hommes de bien, les hommes de talent ne leur ont fait défaut; la République de 1848 a eu de brillants apôtres, laïques, prêtres, gentilshommes, bourgeois, publicistes, poëtes. L'Europe l'a promptement reconnue, puis tranquillement observée. Mais ni la faveur des circonstances, ni l'honnêteté des intentions, ni le mérite des hommes, ni le maintien de la paix européenne n'ont servi de rien, en 1848, à la République; elle a été radicalement impuissante pour donner à la France précisément ce qu'elle lui promettait avec le plus de fracas, un gouvernement libre.

C'est que, dans l'état de la société française, avec son histoire ancienne et contemporaine, après ses quinze siècles de monarchie et ses soixante ans de révolution, la République ne contient, pour la France, les conditions ni du gouvernement ni de la liberté. Elle offense, elle alarme, elle éloigne des affaires publiques les classes en qui domine l'esprit d'ordre et de gouvernement. Elle fomente, dans les masses populaires, des passions, des ambitions, des espérances que ni l'ordre, ni la liberté régulière ne peuvent satisfaire, et qui aspirent indéfiniment à des révolutions nouvelles. On répète tous les jours, et tout le monde croit ou semble croire que la France est maintenant une nation exclusivement démocratique, une grande démocratie, comme on dit, vouée à l'égalité et au suffrage universel. Étrange empire d'un mot une fois adopté comme symbole et comme drapeau! Le mot démocratie contient aujourd'hui, parmi nous, une large part de mensonge, et le fait social qu'il exprime n'est pas plus complet que ne sont vraies les maximes radicales que naguère j'ai essayé de ramener à leur légitime sens et dans leurs justes limites. Ce qui est vrai, c'est que les anciens priviléges, les anciennes exclusions et dominations aristocratiques n'existent plus: toutes les carrières sont ouvertes à tous; les charges publiques pèsent sur tous; les mêmes libertés individuelles sont garanties à tous. C'est là l'équité, mais non l'égalité sociale; c'est la liberté politique, non l'empire exclusif de la démocratie. Les diversités, les inégalités de tout genre, matérielles et morales, naturelles et historiques, persistent et persisteront parmi nous. Il y a en France de grands, de moyens et de petits propriétaires, de grands, de moyens, et de petits industriels, de grands noms, anciens et nouveaux, et des noms obscurs, admis à devenir grands s'ils le méritent, mais qui, tant qu'ils n'ont pas fait leurs preuves, ne sont pas les égaux des grands noms. Il y a des situations aristocratiques, de fait sinon de droit, et des situations bourgeoises ou démocratiques, en pleine possession du droit et des moyens de s'élever aussi haut que pourront les porter le mérite ou la fortune, mais qui ont en effet besoin de s'élever. Et ce ne sont pas là des résultats de la violence des événements ou de l'iniquité des lois; ce sont les conséquences spontanées des diversités naturelles et des développements libres de l'homme et de la société.

C'est, parmi nous, l'erreur radicale du parti républicain de méconnaître ces grands faits sociaux, et de se dire et d'être en effet exclusivement démocratique. La démocratie a de grands droits et joue un grand rôle en ce monde, plus grand de nos jours qu'à aucune autre époque, du moins dans les grands États. Mais quelles que soient, dans la société moderne, sa place et sa part, elle n'y est pas seule, elle n'y est pas tout. Elle est la séve qui part des racines et circule dans toutes les branches de l'arbre; elle n'est pas l'arbre même, avec ses fleurs et ses fruits. Elle est le vent qui souffle et pousse en avant le navire; elle n'est pas l'astre qui éclaire sa route ni la boussole qui le dirige. La démocratie a l'esprit de fécondité et de progrès; elle n'a pas l'esprit de conservation et de prévoyance. Elle s'anime et se dresse généreusement aux paroles et aux perspectives de la liberté; mais, dans son ivresse, elle se livre aveuglément aux charlatans qui la flattent, et s'irrite tyranniquement contre les libertés qui lui déplaisent. Elle se révolte trop aisément et résiste trop peu. Elle élève ou renverse les gouvernements, elle ne sait ni les conserver ni les contenir. Aussi ceux-là même qu'elle a élevés n'ont-ils garde, dès qu'ils ont acquis un peu de consistance, de prendre dans la démocratie seule leur point d'appui. Ils s'appliquent à satisfaire et à rallier les divers éléments sociaux autres que les démocratiques; ils recherchent les classes et les personnes en qui domine l'esprit d'ordre et de conservation; ils ont besoin que des situations déjà faites et élevées viennent reconnaître leur propre élévation; ils demandent des gages de durée à ce qui a déjà la sanction du temps. Et ce n'est point là une simple fantaisie personnelle, un puéril plaisir de vanité et d'éclat; c'est un instinct sûr, un sentiment juste de la variété des forces sociales et de la nécessité de leur concours pour l'autorité et la solidité du pouvoir.

Le parti républicain, plusieurs du moins de ses chefs et de ses adeptes, tombent, de nos jours, dans une autre erreur, plus grave encore peut-être que celle de voir, dans la démocratie seule, la société tout entière. Devant cette démocratie qu'ils ont faite souveraine, ils ouvrent des perspectives infinies, ils prodiguent d'immenses promesses de satisfaction et de bonheur; promesses qu'aucun gouvernement, pas plus la République que tout autre, ne peut acquitter; perspectives en contradiction flagrante avec les lois et le cours naturel du monde. On invente une science, on construit une société pour l'avenir qu'on promet. Mais ce n'est ni la vérité des faits, ni la liberté des hommes qui servent de base à cette science et à cette société; elles reposent, l'une, sur des systèmes chimériques, l'autre, sur des combinaisons tour à tour anarchiques ou tyranniques. Tantôt on abolit les liens sociaux, on isole les individus, on les livre à la licence et à la faiblesse de leur seule volonté; tantôt on les remet entre les mains de l'État qu'on charge de leur sort. Les uns traitent les hommes comme des animaux solitaires, sans autres ressources que leur force personnelle, sans autre règle que leur fantaisie; les autres les rassemblent et les parquent, comme des troupeaux dans un bercail, sous la responsabilité d'un berger. Et dans l'une ou l'autre hypothèse, on leur promet également la pleine satisfaction de leurs besoins et de leurs désirs.

Je ne remonte pas à la source de ces rêves jetés comme autant de démentis et de défis à l'encontre des grandes vérités religieuses et morales qui sont le divin apanage du genre humain et les lois providentielles du monde; je me borne à signaler des faits. Tant et de telles erreurs coûtent cher à la société qui les subit; elles plongent les esprits dans une confusion inextricable et une fermentation stérile; elles suscitent des ambitions et des espérances que les mécomptes transforment bientôt en irritation amère ou en abattement déplorable. Elles rendent ainsi encore plus difficile la tâche des hommes qui gardent, à la cause de la liberté politique, leur foi et leur dévouement. Après les luttes qu'a eues à soutenir, pour cette cause, la génération à laquelle j'appartiens, je ne prévois pas sans une émotion mélancolique celles qui attendent nos successeurs.

Pourtant j'ai confiance, et j'engage la génération qui monte à avoir confiance. La liberté politique gagnera sa cause. Elle triomphera du mauvais vouloir de ses adversaires, de la froideur des spectateurs, et même des fautes de ses amis. On a dit que le seul fruit de l'expérience était de nous apprendre que l'expérience ne sert à rien. Je n'accepte pas, malgré sa spécieuse apparence, cette maxime des pessimistes. Ils parlent de l'expérience comme les malades parlent de la médecine; parce qu'elle ne peut pas tout, ils disent qu'elle ne peut rien, et, la trouvant insuffisante, ils l'accusent d'être vaine. En nulle occasion, et c'est la supériorité de leur nature, les hommes ne se résignent à ce qu'il y a d'incomplet et d'imparfait dans leur condition et en eux-mêmes, et ils méconnaissent avec humeur leurs propres progrès, quand leur ambition et leur destinée n'en sont pas pleinement satisfaites. Mais que l'on compare, pour les idées et pour les faits, l'état de la liberté politique, de 1789 à 1814, à ce qu'elle a été de 1814 à 1848, et la République de 1792 à celle de 1848. Devant ce rapprochement, les plus sceptiques et les plus pessimistes ne diront pas que l'expérience n'a servi à rien.

L'avenir de notre société, et de la liberté politique dans notre société, a d'ailleurs des garanties plus hautes que celle de l'expérience d'une ou deux générations dans leur court passage. Il y a deux puissances que je suis loin de tenir pour infaillibles, mais qui méritent souvent qu'on les croie et toujours qu'on les écoute, les masses et les esprits d'élite, le sentiment instinctif de la société et la pensée réfléchie de ses chefs naturels. Qu'on les interroge aujourd'hui l'une et l'autre. Les masses sont bien indifférentes, bien silencieuses; elles ont bien aisément abdiqué leurs prétentions et leurs habitudes; elles sentaient l'abus de la liberté et le besoin du repos; mais elles sont, au fond, bien moins changées qu'elles ne paraissent: les classes moyennes n'ont pas cessé d'avoir en estime et en goût les garanties du régime constitutionnel; et dans ces multitudes si soumises, si contenues, les mêmes passions, les mêmes rêves fermentent toujours. Laissez là les masses; recherchez ce que pensent, je ne dis pas les hommes engagés depuis longtemps sous un drapeau que l'honneur leur commande de garder, mais les esprits jeunes et distingués qui entrent dans le monde; croyez-vous qu'ils aient renoncé à ces espérances d'activité et de liberté politique qui ont rempli la vie de leurs pères? Entrez dans leurs rangs; écoutez-les. Ils viennent de tous les points de l'horizon; ils sont divers d'origine, de profession, de condition sociale, de croyances, de tendances; tous les anciens partis ont, parmi eux, des descendants et des représentants; vous retrouverez là des conservateurs, des libéraux, des légitimistes, des démocrates, des républicains; vous y entendrez discuter les vices comme les mérites du régime constitutionnel tel qu'il a été compris et pratiqué parmi nous; les uns lui reprochent d'avoir été trop impatient, les autres trop timide; d'autres lui en veulent de n'avoir pas entouré la monarchie d'institutions républicaines; d'autres l'accusent de s'être transformé dans un régime parlementaire peu conforme à nos traditions et à nos moeurs nationales. On cherche, pour la liberté politique et le gouvernement représentatif, des conditions et des formes nouvelles. Questions sérieuses, dissidences réelles et qui pourraient devenir importantes: mais au-dessus de toutes ces questions, de toutes ces dissidences s'élève et plane un sentiment commun, le besoin de la liberté politique et de ses garanties, le désir de marcher et d'avancer dans ces mêmes voies de civilisation libérale où, depuis tant de siècles, les générations françaises ont fait tour à tour tant d'essais, d'écarts, de tâtonnements, de haltes, de retours, de chutes, et, tout compensé, tant de conquêtes et de progrès.

Dans cet état des faits et des esprits, désespérer de notre temps et de notre cause, ce serait désespérer de toute notre histoire, de toute l'activité, de toute la destinée de la France, que dis-je? de l'Europe chrétienne depuis quinze siècles.

Notre temps n'est point une déviation de notre passé, un accident imprévu, une étrange inconséquence, une maladie qui soit venue troubler le cours d'une santé forte et prospère. Nous marchons, depuis quinze siècles, dans les voies où nous avons fait, de nos jours, de si grands pas et de si grandes chutes.

Un principe, une idée, un sentiment, comme on voudra l'appeler, plane, depuis quinze siècles, sur toutes les sociétés européennes, sur la société française en particulier, et préside à leur développement: le sentiment de la dignité et des droits de tout homme, à ce titre seul qu'il est homme, et le besoin instinctif d'étendre de plus en plus, à tous les hommes, les bienfaits de la justice, de la sympathie, de la liberté.

La justice, la sympathie, la liberté ne sont pas des faits nouveaux dans le monde; elles n'ont pas été inventées il y a quinze siècles. Dieu en a, dès le premier jour, déposé dans l'homme le besoin et le germe; elles ont tenu leur place et exercé leur empire dans tous les pays, dans tous les temps, au sein de toutes les sociétés humaines. Mais jusqu'à notre Europe chrétienne, des limites fixes et à peu près insurmontables avaient marqué et resserré étroitement la sphère de la justice, de la sympathie, de la liberté. Ici la nationalité, ailleurs la race, la caste, l'origine servile, la religion, la couleur interdisaient, à un nombre immense d'hommes, tout accès à ces premiers biens de la vie sociale. Chez les plus glorieuses nations, la justice, la sympathie, la liberté étaient refusées sans scrupule aux trois quarts de la population; les plus grands esprits ne voyaient, dans cette spoliation, qu'un fait naturel et nécessaire, une condition inhérente à l'état social.

C'est le principe et le fait chrétien par excellence d'avoir chassé de la pensée humaine cette iniquité, et d'avoir étendu à l'humanité tout entière ce droit à la justice, à la sympathie, à la liberté, borné jusque-là à un petit nombre et subordonné à d'inexorables conditions. On a dit d'un grand publiciste que le genre humain avait perdu ses titres et qu'il les lui avait rendus. Flatterie démesurée et presque idolâtre: ce n'est pas Montesquieu, c'est Jésus-Christ qui a rendu au genre humain ses titres. Jésus-Christ est venu relever l'homme sur la terre en même temps que le racheter pour l'éternité. L'unité de Dieu maintenue chez les Juifs, l'unité de l'homme rétablie chez les chrétiens, ce sont là des traits éclatants où se révèle l'action divine dans la vie de l'humanité.

Ce rétablissement de l'unité humaine dans le monde chrétien n'a pas été une oeuvre facile, ni prompte, ni pure, et bien s'en faut qu'elle soit partout accomplie. Des intérêts matériels, des passions brutales, l'égoïsme, l'orgueil, l'indifférence, l'emportement, les nécessités du moment, les combinaisons de la politique ont entravé, ralenti, souillé le développement de l'idée chrétienne; mais elle n'a jamais abdiqué, jamais disparu. Toujours présente et luttant toujours, elle a pris à son service les instruments les plus divers: c'est tantôt l'Église, tantôt la royauté, ici les nobles, là les bourgeois, ailleurs la multitude, aujourd'hui le gouvernement, demain l'opposition qui se sont faits les champions de l'expansion de la justice et de la sympathie au profit de toutes les créatures humaines. De gré ou de force, par devoir ou par calcul, tout le monde a mis tour à tour la main à cette grande oeuvre; savants ou ignorants, pieux ou incrédules, tous les siècles lui ont fait faire des pas plus ou moins laborieux, plus ou moins rapides. Elle a rempli toute notre histoire; et à toutes les époques, elle a été considérée comme le plus éclatant symptôme du progrès de la civilisation, comme la civilisation même.

Le sentiment public ne s'est point trompé en lui donnant ce nom, et les faits le confirment avec éclat. Dans les pays où l'idée chrétienne s'est largement développée, à mesure que ce droit commun de l'humanité s'est répandu et appliqué à un plus grand nombre d'hommes, la société a grandi en puissance, en activité, en fécondité, en prospérité et en gloire. De très-mauvais pas, des abîmes se sont rencontrés dans cette carrière de notre Europe, et plus d'une fois, loin de les éviter, elle s'y est précipitée; elle a commis beaucoup d'erreurs, de fautes, de crimes; le bien et le mal se sont mêlés dans une confusion déplorable; on peut adresser à notre civilisation d'amers et légitimes reproches; les idées qui y ont régné, les actes qu'ont entraînés ces idées ont souvent mérité d'être qualifiés de funestes égarements: gouvernements et peuples, dévots et philosophes, aristocrates et démocrates, conservateurs et libéraux de tous les pays et de tous les siècles ont, devant Dieu, de redoutables comptes à rendre, et c'est le droit de l'histoire de les leur demander ici-bas, et de dire la vérité sur les morts pour l'instruction et le salut des vivants. Aucune époque, aucun événement, aucun système, aucun parti n'a droit de se plaindre d'être ainsi sévèrement interrogé; et que fais-je moi-même aujourd'hui, quand je sonde sans pitié les mécomptes de nos pères et les nôtres? Mais ces rigueurs une fois exercées sur notre histoire ancienne et contemporaine, nos erreurs et nos torts une fois reconnus et signalés, voici les vérités qui demeurent. L'Europe entière, et notamment la France, marchent, depuis quinze siècles, dans les mêmes voies d'affranchissement et de progrès général. Ces voies ont conduit les peuples qui s'y sont le plus fermement engagés à ce haut degré de puissance, de prospérité et de grandeur que nous appelons et que nous avons droit d'appeler la civilisation moderne. Cette civilisation est surtout le fruit de cette grande idée que tout homme, à ce titre seul qu'il est homme, a droit à la justice, à la sympathie et à la liberté. C'est Jésus-Christ qui a fait entrer cette idée dans l'âme humaine d'où elle travaille à passer dans la société.

Dieu ne trompe pas le genre humain. Les peuples ne se trompent pas constamment dans le cours d'une longue destinée. L'abîme n'est pas au bout de quinze siècles de mouvement ascendant. Certes, les déviations, les temps d'arrêt, les ajournements, les mécomptes n'ont pas manqué à la civilisation française; elle n'en a pas moins continué de se développer et de poursuivre, tantôt sous terre, tantôt au grand jour, ses progrès et ses conquêtes. Et plus elle a grandi, plus la liberté politique lui est devenue nécessaire. L'épreuve de notre propre temps est, en ceci, pleinement d'accord avec celle des siècles. La liberté politique a subi, de nos jours, bien des éclipses; elle a toujours reparu et repris sa place, comme un droit froissé se relève, comme un besoin méconnu recommence à se faire sentir. En 1814, elle était proscrite; on la croyait morte. Je l'ai vue renaître et prospérer. En 1848, un violent accès de fièvre l'a saisie. En en sortant, elle a langui et dépéri. Je ne sais quelles traverses ou quelles attentes lui sont encore réservées; mais je répète ce que j'ai dit en commençant: j'ai confiance dans l'avenir de mon pays et de la liberté politique dans mon pays, car, à coup sûr, 1789 n'a pas ouvert, pour la France, l'ère de la décadence, et c'est dans le gouvernement libre seul que résident les garanties efficaces des intérêts généraux de la société, des droits personnels de tout homme, et du droit commun de l'humanité.



HISTOIRE

PARLEMENTAIRE

DE FRANCE


DISCOURS DE M. GUIZOT

I

Discussion du projet de loi présenté le 22 mars 1819 sur les Journaux et Écrits périodiques.

--Chambre des députés.--Séance du 3 mai 1819.--

Le gouvernement présenta, le 22 mars 1819, trois projets de loi sur la liberté de la presse: le premier, intitulé Des crimes et délits commis par la voie de la presse ou tout autre moyen de publication, était une loi pénale qui définissait ce genre de crimes et de délits et déterminait les peines qui devaient y être attachées; le second, relatif à la poursuite et au jugement des crimes et délits commis par la voie de la presse ou tout autre moyen de publication, était une loi d'instruction et de procédure; le troisième, relatif aux journaux et écrits périodiques, établissait certaines conditions et règles spéciales pour ce genre de publication. Ces trois projets de loi avaient été, d'abord dans une commission préparatoire, ensuite dans le conseil d'État, l'objet d'une longue, profonde, très-libre et parfaitement sincère discussion, à laquelle j'avais pris part, de concert avec MM. de Serre, Cuvier, Decazes, Royer-Collard, Barante, Mounier, Allent, Portalis, Siméon, etc. Lorsqu'ils furent présentés à la Chambre des députés, je n'étais point membre de cette Chambre, n'ayant pas encore l'âge de quarante ans, exigé à cette époque pour y siéger; mais je fus chargé, comme conseiller d'État et commissaire du Roi, de concourir à la présentation des trois projets et d'en soutenir le débat public. C'était une situation difficile et ingrate; un commissaire du Roi avait l'air de défendre officiellement une cause et non d'exprimer son opinion propre; il ne pouvait s'engager personnellement dans la discussion et traiter avec ses adversaires comme se traitent entre eux des collègues. J'eus, dès le premier moment, un vif sentiment des inconvénients de cette situation, et je ne pris part aux débats que rarement et pour exposer des principes plutôt que pour engager ou soutenir des luttes. J'intervins quelquefois, en quelques paroles, pour donner des explications sur quelques dispositions des lois proposées; mais la loi sur les journaux et écrits périodiques fut la seule sur laquelle j'eus l'occasion de parler avec étendue et efficacité. Le principe du cautionnement exigé pour la fondation des journaux était vivement contesté par l'opposition; je répondis, dans la séance du 3 mai 1819, à ses diverses objections, spécialement à celles qu'avaient élevées, dans les séances du 1er et du 3 mai, MM. Daunou et Benjamin Constant.

M. Guizot, commissaire du Roi.--Les principes qu'on appelle absolus ne le sont souvent qu'en ce sens qu'ils sont despotiques et exigent que leur volonté soit faite sans souffrir qu'on examine s'ils ont raison. On s'en est servi plus d'une fois, comme Alexandre de son épée, pour trancher des noeuds qu'on ne voulait pas se donner la peine ou prendre le temps de délier. Et comme les réalités, qui ne sont ni flexibles ni complaisantes, n'ont pas toujours supporté patiemment l'application de ces prétendues vérités universelles, une lutte s'en est suivie qui, presque toujours, a fini par démontrer combien étaient étroits, incomplets et bornés ces principes si fiers qui avaient la prétention de dominer tous les faits comme s'ils les eussent tous prévus et embrassés.

N'est-ce pas sur un principe de ce genre qu'on se fonde pour vous inviter à repousser la garantie que le gouvernement vous propose d'exiger de tout entrepreneur d'un journal? On établit que, soit que l'on considère un journal comme l'exercice d'une industrie ou comme un mode de manifestation de la pensée, sous ces deux rapports, sa publication doit être aussi libre que celle de tout autre écrit, et que vous n'avez pas le droit d'imposer au journaliste aucune autre obligation que celle de répondre de ses actes, selon les lois pénales ordinaires. Toute autre garantie, dit-on, est en soi une mesure préventive, injustement restrictive de la liberté.

Avant de répondre directement à cette assertion, qu'il me soit permis, messieurs, de vous présenter une hypothèse. Je suppose que la Charte se fût bornée à dire qu'il y aurait des députés et des électeurs de députés, sans régler en rien les conditions à remplir pour être l'un ou l'autre. Vous occupant ensuite d'une loi sur les élections, auriez-vous conclu du silence de la Charte qu'il fallait n'exiger des électeurs aucune garantie et admettre le suffrage universel? Non, sans doute; vous auriez pensé que le droit d'élire les députés confère à ceux qui l'exercent trop de puissance, une trop grande puissance, une trop grande influence sur les destinées de la société, pour que la société ne soit pas autorisée à exiger d'eux préalablement des garanties de capacité, de lumières, d'indépendance. Vous auriez, de manière ou d'autre, réglé ces garanties, et vous l'auriez fait, non parce qu'il se serait agi d'un droit politique plutôt que d'un droit civil, car ces classifications scientifiques ne déterminent et ne changent en rien la nature des choses; vous l'auriez fait uniquement à cause de la puissance que confère ce droit et des résultats que peut entraîner, pour le bien ou le mal public, la manière dont il est exercé.

Ce que la Charte a fait, messieurs, ce que vous auriez fait, si elle eût gardé le silence, pour l'élection des députés, les lois l'ont fait, dans tous les pays et dans tous les temps, pour un certain nombre de cas analogues. Partout où elles ont reconnu le fait d'une puissance extraordinaire, d'une puissance capable de causer à la société de grands dommages, contre lesquels les menaces et les châtiments des lois pénales n'étaient pas de force ou de nature à lutter avec succès, elles ont exigé de ceux qui prenaient en main cette puissance des garanties particulières. Je ne fatiguerai point la Chambre de l'énumération des exemples; ils sont présents à sa pensée:--les médecins, les pharmaciens, les avocats, les notaires, les ministres de la religion, les conditions exigées pour remplir certaines fonctions publiques, etc... Mais je prie la Chambre de me permettre d'arrêter un moment son attention sur la nature de ce genre de garanties et sur les motifs qui les légitiment aux yeux de la raison la plus sévère.

Toutes les garanties que la société croit devoir exiger pour assurer sa conservation ont, au fond, pour principal et véritable but, de prévenir les dangers que la société redoute. Les lois pénales elles-mêmes, bien qu'elles ne frappent particulièrement que lorsque l'action nuisible est commise, se proposent surtout d'empêcher qu'elle ne se commette; et elles sont plus ou moins bonnes selon que leurs définitions, leurs procédures et leurs peines réussissent plus ou moins bien à cet égard. Les publicistes sont unanimes sur ce point; si les lois pénales n'avaient d'autre effet que de punir les coupables, la société ne pourrait subsister.

Appelée donc surtout, en dernière analyse, à prévenir les délits et leurs dangers, la législation avait à choisir entre deux manières d'atteindre à ce but: la prévention directe, qui consiste dans un examen préalable de l'action qui se prépare afin de s'assurer de son innocence; la prévention indirecte, qui résulte de la peine infligée à l'auteur de l'action coupable. On a bientôt reconnu que le premier mode était destructif de toute liberté, par conséquent de toute société véritable, et que le second, habilement combiné, avait, dans la plupart des cas, des effets préventifs suffisants pour mettre la société à l'abri.

Les progrès de la civilisation, c'est-à-dire de la liberté, c'est-à-dire de la justice, ont donc constamment tendu à bannir des lois la prévention directe pour lui substituer la prévention indirecte qui résulte du châtiment. Mais dans le cours de ces mêmes progrès, on a reconnu (et on n'a pas pu ne pas le reconnaître, car les faits s'inquiètent peu de complaire à de prétendues théories ou de les offenser), on a reconnu, dis-je, qu'il était un certain nombre de cas auxquels le mode de prévention qu'emploient les lois pénales ne pouvait suffire ou même s'appliquer, et dans lesquels cependant la sûreté sociale était grandement intéressée.--Aucune pénalité, par exemple, n'eût été applicable à l'ineptie ou à l'imprudence des médecins, à l'incapacité de tel ou tel ordre de fonctionnaires, à l'ignorance ou aux intentions factieuses des électeurs de députés.--Le fait constaté, fallait-il recourir, pour les cas de ce genre, à la prévention directe pure et simple? Fallait-il laisser la société sans garanties? L'un et l'autre système auraient été également impraticables, ou également funestes.

La nécessité, c'est-à-dire la raison des faits, a fait inventer des garanties d'une autre sorte, préventives jusqu'à un certain point, il est vrai, comme elles le sont toutes dans leur dernier but, mais non destructives de la liberté. Ces garanties ont consisté à s'assurer préalablement, non plus de l'innocence de chaque action particulière, mais de la capacité générale des agents. La société n'a interdit formellement à personne l'usage de la puissance qu'elle redoutait; elle n'en a pas non plus soumis l'exercice à une inspection antérieure et habituelle, mais elle a imposé, à quiconque voudrait s'en servir, l'obligation de remplir certaines conditions qu'elle a jugées propres à compenser l'insuffisance, ou l'inapplicabilité de la législation pénale. Ces conditions une fois remplies, elle a laissé aux citoyens toute leur liberté.

Le port d'armes et tous les exemples que je viens de citer, et beaucoup d'autres encore, ne sont que des garanties de ce genre.

Cela posé, messieurs, ou il faut nier absolument la nécessité de cette sorte de garanties dans tous les cas, pour les médecins comme pour les journalistes et pour les électeurs comme pour les médecins, ou il faut convenir que, si elles sont nécessaires dans certains cas, il est du devoir du législateur, quand l'occasion se présente, d'examiner si en effet elles le sont.

Je ne pense pas, messieurs, que la première opinion soit possible à soutenir; et peut-être serait-il aisé de prouver, à ceux-là même qui s'en croient et s'en disent les défenseurs, qu'il est plus d'une occasion où ils l'abandonnent, et qu'ils n'oseraient en suivre jusqu'au bout les rigoureuses conséquences. Or, la question, quant au principe, est la même dans tous les cas, et le principe une fois admis, elle se réduit toujours à une question de fait, de prudence. Il s'agit toujours uniquement d'examiner si, dans l'intérêt public, la garantie est nécessaire.

Après avoir ainsi repoussé un prétendu principe et l'avoir repoussé précisément parce qu'il n'est pas vrai d'une vérité absolue et universelle, nous retombons dans la seule question qui existe réellement, dans la question de savoir si les journaux sont aujourd'hui une puissance assez grande, assez redoutable pour que la société soit en droit d'exiger, de ceux qui prétendent à l'exercer, une garantie analogue à celle dont nous venons de parler.

Remarquez, messieurs, que je n'ai ici ni le besoin ni l'intention de médire des journaux, moins encore de les calomnier. Personne n'est plus convaincu que moi de leur utilité, de leur nécessité dans un gouvernement représentatif. C'est le mode de communication le plus rapide, le plus étendu, le plus sûr. Ils proclament et forment tour à tour l'opinion publique. Ils font assister la France entière à vos débats. Tous ces avantages prouvent précisément ce que je veux prouver, leur puissance. Et comme toutes les puissances, quelles qu'elles soient, se peuvent appliquer au mal comme au bien, je n'ai besoin, pour justifier mon point de départ, que de l'importance qu'attachent aux journaux ceux qui repoussent comme ceux qui soutiennent la mesure proposée.

Prenant donc la puissance des journaux comme un fait, et comme un fait utile, nécessaire même au succès de nos institutions, qu'il nous soit permis d'examiner quels sont les effets possibles de cette puissance non contestée. De la gravité et de la probabilité de ces effets dépend la nécessité de la garantie qu'on vous demande.

Trois causes se réunissent pour attribuer, parmi nous, à la puissance des journaux une rapidité et une énergie plus grandes encore que celles qui résultent nécessairement de la nature même de ce mode de publication.

Ces causes sont les circonstances passées, l'état actuel et particulier de l'ordre social en France, la nature de nos institutions considérées non-seulement dans leurs fondements essentiels, mais dans leur ensemble et leurs détails.

J'insisterai peu sur les circonstances passées; elles sont présentes à tous les esprits, et il est évident qu'elles fournissent à la fois aux journaux et plus de moyens pour agir vivement sur les lecteurs, et des lecteurs plus disposés à subir cette action dans toute sa vivacité. Les révolutions, messieurs, emploient presque autant d'années à se terminer qu'à se préparer; et de même que longtemps avant le jour où elles ont éclaté, la société se sentait travaillée d'une lutte sourde et douloureuse, de même, longtemps après qu'elles paraissent accomplies, elles agitent et tourmentent les gouvernements et les peuples. Il est mille fois plus court et plus aisé de relever les cités d'un pays ravagé par un vaste tremblement de terre que de rasseoir une société bouleversée dans sa constitution morale; et quand on étudie l'histoire des peuples devenus libres, on acquiert bientôt la conviction que l'époque où ils ont réellement joui de la liberté a été bien éloignée de celle qu'ils assignent eux-mêmes comme le terme définitif de sa conquête.

Nous sommes donc fermement convaincus que la raison puisée dans le passé pour demander, dans l'intérêt de tous, une garantie contre la puissance des journaux, n'est ni aussi indifférente, ni aussi frivole que quelques personnes peuvent le penser.

Mais il en est d'autres plus graves encore peut-être, quoique moins aperçues.

La Révolution nous a légué, messieurs, non-seulement un gouvernement nouveau, mais une société toute nouvelle qui ne ressemble en rien ni à celle qui l'a précédée, ni peut-être à aucune autre société passée ou présente. Ce changement intime et radical est provenu de l'introduction du principe de l'égalité dans toutes les parties, je dirais volontiers dans les replis les plus secrets de l'ordre civil. Il en est résulté ce fait qu'il n'y a plus aujourd'hui en France que le gouvernement et des citoyens ou des individus. La puissance publique est la seule qui soit réelle et forte. Il n'existe presque plus aucune de ces puissances intermédiaires ou locales que créent ailleurs, soit le patronage aristocratique, soit les liens des corporations, soit les priviléges particuliers, et qui, exerçant, dans leur ressort, des droits avoués et une force positive, dispensent le pouvoir central d'une partie des soins nécessaires pour que l'ordre soit maintenu partout. Je ne déplore point, comme quelques personnes, cette constitution nouvelle de l'ordre social; je suis convaincu qu'elle est destinée à produire les plus beaux, les plus salutaires développements. Mais il importe beaucoup de la bien connaître et d'en tenir compte dans les lois. Elle a cette conséquence inévitable que toute action, toute influence exercée sur la société, soit par le gouvernement, soit par d'autres que lui, s'y propage et s'y fait sentir d'une manière plus prompte, plus universelle et plus vive, car elle ne rencontre aucun de ces obstacles, aucune de ces masses difficiles à percer, qui ailleurs l'arrêtent ou la modifient. Les opinions, les impressions, les craintes, les espérances qui autrefois ne seraient parvenues jusqu'aux individus qu'après avoir traversé toutes les agrégations diverses dans lesquelles ils étaient fortement engagés, et après avoir subi l'effet de toutes les influences particulières auxquelles ils étaient soumis, les atteignent aujourd'hui directement et exercent librement sur eux toute leur puissance. Il est évident qu'en un tel état de choses, au sein de cette susceptibilité sociale, s'il est permis de le dire, dans cette dispersion morale d'une population d'ailleurs si pressée, l'action rapide et habituelle des journaux a plus d'énergie et peut produire plus de bien ou plus de mal que partout ailleurs. Nous avons été témoins du succès avec lequel un gouvernement qui n'est plus s'en est servi pour répandre et populariser en quelque sorte les principes de sa tyrannie; ils pourraient aussi servir à produire d'autres effets non moins funestes; et cette circonstance à laquelle on ne saurait échapper, cette nature particulière et nouvelle de notre ordre social suffiraient peut-être pour faire exiger, de ceux qui aspirent à exercer une influence si facile et si étendue, la garantie que le gouvernement vous propose.

Une seconde circonstance plus passagère, mais non moins évidente, nous paraît également digne d'attention.

La Révolution a changé la situation sociale d'une multitude d'individus; elle a appelé dans les classes supérieures de la société, dans la classe des citoyens actifs et influents, beaucoup d'hommes qui n'y appartenaient pas, qui n'avaient pan été élevés comme devant y appartenir. C'est un bien et un bien immense, car le véritable progrès de la civilisation consiste à étendre les limites de la cité, à accroître le nombre des citoyens. Mais quand ce progrès s'opère par une secousse violente, il ne se fait pas d'une manière complète et avec ensemble. La situation de beaucoup d'hommes change sans que ces hommes changent eux-mêmes autant qu'il le faudrait pour se trouver tout à fait en harmonie avec leur situation nouvelle. Le développement intellectuel et moral des individus ne marche pas aussi vite que le développement de leur existence matérielle, et la Révolution n'a pas réparti les lumières avec autant de rapidité et d'égalité que les fortunes. Il en est résulté ce fait qu'un assez grand nombre de citoyens estimables, utiles, importants par leurs propriétés, par leur industrie, par l'influence que leur situation les appelle à exercer dans les affaires publiques, n'ont cependant pas et ne peuvent avoir encore cette étendue d'idées, cette indépendance et cette tranquillité d'esprit que le cours naturel des choses doit faire acquérir à leurs enfants. Leur sagacité est admirable en ce qui touche les intérêts de leur situation nouvelle; mais c'est une situation craintive qui fournit à quiconque sait la manier mille moyens d'agir sur eux avec une extrême facilité. On peut leur inspirer des méfiances, leur communiquer des illusions injustes, chimériques, absurdes même, et j'en pourrais citer de bizarres exemples.

Si une garantie n'était exigée des journaux, il serait très-facile de s'en servir pour entretenir et pour répandre, dans une classe nombreuse de bons citoyens, des préventions et des erreurs dangereuses non-seulement pour l'intérêt public, mais pour les intérêts de ceux-là mêmes qui seraient le plus enclins à les adopter aveuglément.

Que si, de la considération de notre ordre social, nous passons à celle de nos institutions, nous y trouverons de nouvelles causes de la puissance des journaux et de l'énergie toute particulière qu'elle ne peut manquer d'avoir parmi nous. Il est des pays, messieurs, où le gouvernement de la société ne se rencontre pour ainsi dire qu'au centre, c'est-à-dire au lieu où il possède naturellement le plus de force, de sagesse et de lumières; dans le reste du territoire, l'administration est dirigée par des influences, par des autorités locales et presque indépendantes, dans la conduite desquelles le gouvernement proprement dit n'est point engagé. Chez nous, au contraire, le gouvernement et l'administration tout entière sont étroitement unis, ou plutôt c'est une seule et même chose. Je n'examine point les inconvénients ou les avantages de telles institutions; si cette question était un jour élevée, il serait facile, je crois, de démontrer que la société a beaucoup gagné à leur établissement. Quoiqu'il en soit, elles ont cette conséquence que le gouvernement, au lieu de ne pouvoir presque être atteint qu'au centre et dans les fonctionnaires d'un ordre supérieur, est partout présent et partout vulnérable dans une multitude d'agents dont on ne saurait raisonnablement espérer que la conduite ne donnera lieu à aucun reproche légitime. Aussi, tandis qu'en d'autres pays c'est aux actes généraux des pouvoirs supérieurs que s'attaquent surtout les journaux de l'opposition, vous les verrez ici, messieurs, livrer à l'administration cette petite guerre continuelle dans laquelle l'offensive a tant d'avantages et qu'il est si malaisé de repousser avec succès. Et comme les esprits d'un grand nombre de lecteurs ne seront guère moins frappés d'un abus particulier et local que d'une faute de politique générale, l'effet du reproche sera à peu près le même, quoique la matière en soit beaucoup moins grave. Certes, dans une situation pareille, le gouvernement aura besoin et de plus d'efforts, et de plus de vigilance, et de plus de mérite pour prévenir le combat ou pour remporter la victoire.

On ne saurait donc le nier, messieurs, la puissance, ou, si l'on veut, l'influence des journaux sera grande, forte, redoutable; tandis qu'ailleurs elle peut ne dériver que de la nature même de ce genre de publications, chez nous, une multitude de causes, et de causes très-actives, concourront avec celle-là pour la soutenir et pour l'accroître. Et ce ne sont là ni des suppositions ni de vaines craintes; ce sont des faits dont il ne faut point avoir peur, mais qu'il faut bien reconnaître, car les lois, qui peuvent les oublier, ne peuvent pas les détruire.

La conséquence naturelle et irrésistible de ces faits, c'est la nécessité de la garantie que le gouvernement vous propose. C'est par là, messieurs, et par là seulement qu'en cette occasion, comme en plusieurs autres, elle s'explique et se légitime. Car nous ne saurions partager l'opinion de l'honorable rapporteur de votre commission, qui n'a cherché le principe de cautionnements des journalistes que dans la nécessité d'assurer le payement d'amendes éventuelles. Si en effet il en était ainsi, l'un des préopinants aurait eu raison de s'étonner qu'on ne leur demandât pas aussi des otages. Mais le véritable principe, le principe légitime du cautionnement est ailleurs; il réside dans cet ensemble de faits que nous avons essayé de retracer et dont le résultat est d'attribuer aux journaux une puissance telle qu'on ne saurait, sans une grave imprudence, la livrer indistinctement à quiconque voudrait s'en saisir. L'objet du cautionnement est donc, non-seulement de pourvoir au payement des amendes, mais surtout de ne placer l'influence des journaux qu'entre les mains d'hommes qui donnent à la société quelques gages de leur existence sociale et lui puissent inspirer quelque confiance. On ne saurait le méconnaître, car cela est évident; les journaux ne sont point l'expression pure et simple de quelques opinions individuelles; ils sont les organes des partis, ou si l'on veut, des diverses opinions, des divers intérêts auxquels se rallient des masses plus ou moins nombreuses de citoyens. Eh bien! il n'est pas bon, il ne convient ni à la société, ni aux partis eux-mêmes, que ces organes publics soient pris et placés dans la région inférieure des opinions et des intérêts qu'ils expriment. Il est utile, il est sage de les contraindre à partir d'une sphère plus élevée, où se rencontrent à la fois et plus de lumières et plus de véritable indépendance, et des intérêts individuels plus étroitement unis à l'intérêt général. C'est l'habileté des lois d'amener tous les éléments de la société à s'élever et à s'épurer sans cesse. Par là elles assurent en même temps le maintien de l'ordre et les progrès comme les droits de la liberté.

C'est pour atteindre ce but, seul véritable et seul légitime objet du cautionnement que la quotité assignée par le projet de loi vous a été proposée; et la Chambre a déjà pressenti sans doute qu'on ne pouvait s'armer, pour combattre cette quotité, du taux possible des amendes, puisque ce n'est point sur la nécessité de pourvoir aux amendes qu'est fondé le principe du cautionnement lui-même. Pour prouver qu'il convient d'abaisser la limite proposée, il faudrait prouver qu'elle mettra quelque opinion générale, quelque intérêt commun à un assez grand nombre de citoyens, dans l'impossibilité d'avoir des journaux pour organes. Or, c'est, je crois, ce qu'il serait difficile d'établir. Nous persistons donc à demander à cet égard, et sauf en ce qui concerne les journaux de départements, l'adoption pure et simple du projet, nous réservant d'examiner, dans la discussion des articles, les divers amendements qui vous ont été proposés.



II

Discussion de l'Adresse dite des 221.

--Chambre des députés.--Séance du 16 mars 1830.--

Le 23 janvier 1830, je fus élu membre de la Chambre des députés, dans les arrondissements de Lisieux et de Pont-l'Évêque réunis, et par toutes les nuances de l'opposition 12. La session s'ouvrit le 2 mars. Le projet d'Adresse en réponse au discours du Trône fut présenté à la Chambre des députés le 15 mars. Il avait été préparé par une commission composée de MM. le comte de Preissac, Étienne, Kératry, Dupont de l'Eure, Gauthier, le comte Sébastiani, le baron Le Pelletier d'Aulnay, le comte de Sade, Dupin aîné, et présidée par M. Royer-Collard, président de la Chambre. La discussion s'ouvrit immédiatement, en comité secret, selon la règle à cette époque. Elle dura deux jours, et quoique très-franche de la part des adversaires comme des amis du cabinet, elle fut modérée et contenue presque jusqu'à la froideur. Les uns et les autres avaient un profond sentiment de la gravité de la situation et de la responsabilité qui s'attachait à toutes les paroles. La discussion générale et celle des quatre premiers paragraphes du projet d'Adresse remplirent la séance du 15 mars. C'était dans les cinq derniers paragraphes que résidaient la pensée et l'énergie de l'Adresse. Ils étaient ainsi conçus:

Note 12: (retour) Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps, t. Ier , p. 342.

«Cependant, Sire, au milieu des sentiments unanimes de respect et d'affection dont votre peuple vous entoure, il se manifeste dans les esprits une vive inquiétude qui trouble la sécurité dont la France avait commencé à jouir, altère les sources de sa prospérité, et pourrait, si elle se prolongeait, devenir funeste à son repos. Notre conscience, notre honneur, la fidélité que nous vous avons jurée et que nous vous garderons toujours, nous imposent le devoir de vous en dévoiler la cause.

«Sire, la Charte que nous devons à la sagesse de votre auguste prédécesseur, et dont Votre Majesté a la ferme volonté de consolider le bienfait, consacre comme un droit l'intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention devait être, elle est en effet, indirecte, sagement mesurée, circonscrite dans des limites exactement tracées, et que nous ne souffrirons jamais que l'on ose tenter de franchir; mais elle est positive dans son résultat, car elle fait, du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les voeux de votre peuple, la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement nous condamnent à vous dire que ce concours n'existe pas.

«Une défiance injuste des sentiments et de la raison de la France est aujourd'hui la pensée fondamentale de l'Administration. Votre peuple s'en afflige, parce qu'elle est injurieuse pour lui; il s'en inquiète, parce qu'elle est menaçante pour ses libertés.

«Cette défiance ne saurait approcher de votre noble coeur. Non, Sire, la France ne veut pas plus de l'anarchie que vous ne voulez du despotisme; elle est digne que vous ayez foi dans sa loyauté, comme elle a foi dans vos promesses.

«Entre ceux qui méconnaissent une nation si calme, si fidèle, et nous qui, avec une conviction si profonde, venons déposer dans votre sein les douleurs de tout un peuple jaloux de l'estime et de la confiance de son Roi, que la haute sagesse de Votre Majesté prononce! ses royales prérogatives ont placé dans ses mains les moyens d'assurer, entre les pouvoirs de l'État, cette harmonie constitutionnelle, première et nécessaire condition de la force du Trône et de la grandeur de la France.»

A ces cinq paragraphes M. de Lorgeril, député du département d'Ille-et-Vilaine, proposa de substituer un amendement ainsi conçu:

«Cependant, Sire, notre honneur, notre conscience, la fidélité que nous vous avons jurée et que nous vous garderons toujours, nous imposent le devoir de faire connaître à Votre Majesté qu'au milieu des sentiments unanimes de respect et d'affection dont votre peuple vous entoure, de vives inquiétudes se sont manifestées à la suite de changements survenus depuis la dernière session. C'est à la haute sagesse de Votre Majesté qu'il appartient de les apprécier et d'y apporter le remède qu'elle croira convenable. Les prérogatives de la couronne placent dans ses mains augustes les moyens d'assurer cette harmonie constitutionnelle aussi nécessaire à la force du Trône qu'au bonheur de la France.»

Je pris le premier la parole pour combattre cet amendement et soutenir le projet d'Adresse présenté par la commission. Mon intention et la pensée dominante de mon discours furent d'établir, par le tableau des faits comme par l'exposé des principes, que l'harmonie des pouvoirs constitutionnels était aussi nécessaire à la force du Gouvernement lui-même qu'à la grandeur et au bonheur de la France. Tout en faisant acte d'opposition, j'avais à coeur de me montrer pénétré des nécessités et des droits du pouvoir dans un régime libre, et de rester étranger à toute hostilité contre le gouvernement fondé en 1814.

M. Guizot, répondant à M. de Lorgeril.--Messieurs, je viens repousser l'amendement qui vous est proposé et demander l'adoption pure et simple du paragraphe de votre commission.

Parmi les motifs qui me déterminent, quelques-uns ont déjà été présentés dans la discussion, soit hier, soit aujourd'hui; je n'y reviendrai point. D'autres, à ce qu'il me semble, n'ont pas encore été allégués; je demande à la Chambre la permission de les mettre sous ses yeux.

On a beaucoup parlé de l'état d'inquiétude et de trouble où l'avènement du ministère a jeté la France; les ministres s'en sont défendus en disant tantôt que ce trouble n'était point naturel ni général, qu'au fond le pays était tranquille; tantôt que si le mal existait, on ne pouvait le leur imputer, car ils n'avaient rien fait; et on n'alléguait, on ne pouvait alléguer contre eux aucune série d'actes, aucun acte qui pût vraisemblablement être considéré comme la cause d'une telle agitation.

Je n'ai rien à dire, messieurs, contre l'inaction en général; elle peut être un utile moyen du gouvernement; le temps seul dissipe bien des préventions, surmonte bien des obstacles, et je comprends que souvent le pouvoir demeure immobile et s'en remette au temps du soin de guérir certains maux de l'état social.

Mais, messieurs, le temps n'a point manqué au ministère; il existe depuis plus de sept mois; que nous a valu son inaction? Les esprits se sont-ils calmés? Les préventions se sont-elles évanouies? Sommes-nous hors de la crise où son avènement nous avait plongés?

Évidemment non: l'anxiété publique, au contraire, a toujours été croissant: aujourd'hui encore la crise continue et s'aggrave; le ministère peut parler de son inaction, mais il n'a aucun bon résultat à en produire; elle n'a point suffi à guérir le mal que nous a fait son existence.

C'est que ce mal, je le crains, messieurs, est plus profond, plus général que ne le supposent ceux-là même qui y croient. Ce n'est pas dans les esprits seulement que le trouble à été porté; la sécurité publique n'a pas eu seule à souffrir de l'influence du ministère; ailleurs aussi il a jeté la plus déplorable perturbation.

Sous quels auspices, messieurs, au nom de quels principes, de quels intérêts le ministère s'est-il formé? Au nom du pouvoir menacé, de la prérogative royale compromise, des intérêts de la couronne mal compris et mal soutenus par ses prédécesseurs. C'est là la bannière sous laquelle il est entré en lice, la cause qu'il a promis de faire triompher.

On a dû s'attendre dès lors à voir l'autorité exercée avec vigueur et ensemble, la prérogative royale très-active, les principes du pouvoir non-seulement proclamés, mais pratiqués, aux dépens peut-être des libertés publiques, mais du moins au profit du pouvoir lui-même.

Est-ce là ce qui est arrivé, messieurs? le pouvoir s'est-il affermi depuis sept mois? A-t-il été exercé énergiquement, activement, avec confiance et efficacité?

Je ne le pense pas.

Et ne croyez pas, messieurs, qu'en adressant au ministère cette question, je veuille lui demander s'il a exercé le pouvoir à l'exemple de ces gouvernements infatigables, insatiables, dont la dévorante activité a longtemps pesé sur la France. Une telle activité n'est point nécessaire pour que le pouvoir se déploie et s'affermisse; il ne perd rien à savoir se reposer, laisser la société à elle-même et ne paraître ou n'agir que lorsqu'on a vraiment besoin de lui. Cependant, pour se fortifier, pour se maintenir seulement, il faut que le pouvoir agisse; l'exercice lui est salutaire; pour qu'on croie en lui, il faut qu'il sache faire sentir sa présence, même quand il n'use pas de sa force. Il faut surtout qu'il n'ait pas l'air embarrassé, incertain, qu'il se confie en lui-même, n'élude point les occasions d'agir et se montre toujours prêt. A ces conditions, mais à celles-là seulement, le pouvoir se relève et s'affermit.

Ces conditions, messieurs, le ministère ne les a point remplies: jamais, à mon avis, le pouvoir ne s'est montré plus faible, plus chancelant, plus empressé de reculer devant les difficultés, plus agité de doutes sur lui-même, sur ses moyens, sur son avenir. En voulez-vous la preuve la plus évidente? Interrogez le public; il ne porte pas aujourd'hui au ministère plus de confiance que dans les premiers jours de son avénement, mais il ne lui porte plus aucune crainte. On se méfie de ses intentions et on se rit de son impuissance. Est-ce là ce qu'il devait faire de la prérogative royale? Est-ce là ce retour aux maximes et aux pratiques efficaces du pouvoir qu'il avait promis à ses amis?

Ou je m'abuse fort, messieurs, ou depuis sept mois le pouvoir a perdu en confiance et en énergie tout autant que le public en sécurité.

Il a perdu autre chose encore. Il ne consiste pas uniquement dans les actes positifs et matériels par lesquels ils se manifeste; il n'aboutit pas toujours à des ordonnances et à des circulaires. L'autorité sur les esprits, l'ascendant moral, cet ascendant qui convient si bien dans les pays libres, car il détermine les volontés sans leur rien commander, c'est là une importante partie du pouvoir, la première peut-être en efficacité comme en dignité. C'est aussi celle, à coup sûr, dont le rétablissement est aujourd'hui le plus désirable pour notre patrie. Nous avons connu des pouvoirs très-actifs, très-forts, capables de choses grandes et difficiles; mais soit par le vice de leur nature, soit par le malheur de leur situation, l'ascendant moral, cet empire facile, régulier, inaperçu, leur a presque toujours manqué.

Le gouvernement du roi est, plus que tout autre, appelé à le posséder et à l'exercer. Il ne tire point son droit de la force; nous ne l'avons point vu naître; nous n'avons point contracté avec lui ces familiarités dont il reste toujours quelque chose envers des pouvoirs qui n'étaient pas hier et à l'enfance desquels ont assisté ceux qui leur obéissent. Le respect s'attache à l'antique possession, à l'antique gloire, et le respect est la base de l'autorité morale. Qu'a fait le ministère de celle qui appartient naturellement, sans préméditation, sans travail, au gouvernement du roi? L'a-t-il habilement employée et agrandie en l'employant? Ne l'a-t-il pas au contraire gravement hasardée en la mettant aux prises avec les craintes qu'il a fait naître et les passions qu'il a suscitées?

Est-ce là, messieurs, ce que le ministère appelle prendre en main la cause du pouvoir, faire prévaloir ses principes, l'élever au-dessus des atteintes de ses ennemis?

Ce n'est pas encore là tout le mal; il ne s'est point renfermé dans l'intérieur du gouvernement proprement dit, et la couronne n'est pas seule à en souffrir. L'existence du ministère actuel a également porté le trouble dans tous les grands corps de l'État, dans tous les pouvoirs qui concourent au maniement des affaires publiques; tous ont été, ou plutôt sont aujourd'hui, par la même cause, jetés hors de leur situation naturelle, régulière, et frappés d'un pénible embarras.

Permettez, messieurs, que j'en appelle à la Chambre elle-même; elle est, je crois, le plus éclatant exemple du fait que je signale en ce moment. Mais j'aborde avec quelque inquiétude un tel sujet; s'il m'arrivait de m'écarter des convenances parlementaires, s'il m'échappait quelque mot contraire aux usages de la Chambre, je le désavoue d'avance, je prie la Chambre de vouloir bien m'excuser et m'avertir.

Ce n'est point, messieurs, votre unique mission de contrôler, ou du moins de contredire le pouvoir; vous ne venez pas ici uniquement pour étudier, relever ses erreurs, ses torts et en instruire le pays; vous y venez aussi, et d'abord peut-être, pour entourer le gouvernement du roi, pour l'éclairer en l'entourant, pour le soutenir en l'éclairant. Ce n'est point le goût de la critique, le désir d'une popularité visible, extérieure, qui prévalent dans cette Chambre; elle souhaite surtout que l'administration soit bonne, utile au pays, qu'une grande, une imposante majorité se puisse rallier autour d'elle et lui prêter de la force en retour des biens qu'elle assurerait à la France.

Eh bien, messieurs, quelle est aujourd'hui, dans la Chambre, la situation des hommes les plus disposés à former une majorité semblable, les plus étrangers à tout esprit d'opposition, à toute habitude d'opposition? Ils sont réduits à faire de l'opposition; ils en font malgré eux, par conscience; ils voudraient rester toujours unis au gouvernement du roi et il faut qu'ils s'en séparent; ils voudraient le soutenir et il faut qu'ils l'attaquent. Les mêmes sentiments les animent toujours; ils poursuivent toujours le même but; mais ce n'est plus par les mêmes voies qu'ils peuvent l'atteindre; ils ont été poussés hors de leurs propres voies. La perplexité qui les agite, c'est le ministère qui la leur a faite; elle durera, elle redoublera tant que nous aurons affaire à lui.

Et cette autre portion de la Chambre, messieurs, qui, plus ombrageuse, plus ardente, se voue spécialement à la recherche des fautes du pouvoir et à la défense des libertés publiques, croyez-vous qu'elle n'ait pas été aussi troublée dans sa situation, que la perturbation générale ne l'ait pas atteinte? Son rôle, le rôle de l'opposition, ne se borne point, dans le gouvernement représentatif bien réglé, à épier la conduite du pouvoir, à découvrir et à proclamer ses fautes; elle aussi a peut-être pour principale mission d'indiquer, de solliciter les améliorations, les réformes que peut recevoir la société.

Libre du poids des affaires, exempte de la responsabilité immédiate et positive qui s'y attache, l'opposition s'avance en général la première et hardiment dans la carrière de la civilisation; elle en signale d'avance les bienfaits, les conquêtes possibles; elle presse, elle somme le pouvoir de s'en saisir au profit du pays. Elle vit d'avenir enfin et d'espérances souvent lointaines, mais glorieuses. Comment pourrait-elle se livrer aujourd'hui à de telles pensées? Dans l'état des esprits, dans les relations actuelles de la société et de ceux qui la régissent, qui peut songer à demander des améliorations, des réformes? La lutte actuelle nous préoccupe tous; qui peut travailler pour un long avenir quand le présent est à ce point troublé et compromis?

Comme les partisans de l'ordre et du repos, les amis du mouvement et du progrès sont donc enlevés à leurs pratiques habituelles et favorites; les uns et les autres éprouvent le même trouble, le même désappointement.

Portez vos regards hors de cette Chambre, messieurs, interrogez sur leur situation tous les grands pouvoirs publics, vous les trouverez tous atteints du même mal. Je n'en citerai qu'un exemple de plus, mais il me semble frappant, c'est celui des tribunaux. Quelle est leur mission ordinaire? De protéger l'ordre public, de réprimer les excès qui le menacent, les écarts des libertés individuelles. Sans doute ils ont aussi pour mission de protéger les libertés individuelles et publiques, de les défendre contre les excès du pouvoir, et c'est leur devoir, leur gloire de la remplir. Mais quand c'est là le caractère dominant de leur activité, quand les tribunaux paraissent surtout inquiets des tentatives du pouvoir, quand c'est le pouvoir qui se plaint d'eux, n'y a-t-il pas évidemment perturbation? Les corps judiciaires ne sont-ils pas enlevés à leur état naturel?

Messieurs, voilà quelle est aujourd'hui la situation de de tous les pouvoirs publics; la voilà telle que le ministère la leur a faite. Une seule force peut-être, une seule puissance se sent aujourd'hui à l'aise en France et se déploie avec la confiance qu'elle est dans sa voie propre et naturelle; c'est la presse. Jamais, à mon avis, son action ne nous fut plus nécessaire et plus salutaire; c'est elle qui, depuis sept mois, a déjoué tous les desseins, tous les essais, tous les efforts; mais cette prépondérance presque exclusive de la presse est redoutable et atteste toujours un fâcheux état du gouvernement et de la société.

Cette perturbation générale des pouvoirs publics, cette altération de leur état naturel, de leurs habitudes régulières, c'est là, messieurs, le mal qu'il faut aller chercher au delà de l'agitation des esprits et auquel il est urgent de porter remède. On vous a dit que la France était tranquille, que l'ordre n'était nullement troublé. Il est vrai; l'ordre matériel n'est point troublé; tous circulent librement, paisiblement; aucun bruit ne dérange les affaires. Le mal que je viens de signaler en existe-t-il moins? Est-il moins grave? Ne frappe-t-il pas, n'agite-t-il pas la pensée de tous les hommes sensés et clairvoyants? Il est plus grave que bien des émeutes, plus grave que les désordres, les tumultes matériels qui ont, il n'y a pas longtemps, agité l'Angleterre.

De tels désordres sont d'ailleurs un avertissement que le pouvoir ne saurait ignorer; il faut bien, à leur explosion, qu'il s'aperçoive du mal et se décide au remède. Pour nous, messieurs, nous n'avons aucun avertissement de ce genre; la surface de la société est tranquille, si tranquille que le gouvernement peut fort bien être tenté d'en croire le fond parfaitement assuré et de se croire lui-même à l'abri de tout péril. Nos paroles, messieurs, la franchise de nos paroles, voilà le seul avertissement que le pouvoir ait à recevoir parmi nous, la seule voix qui se puisse élever jusqu'à lui et dissiper ses illusions. Gardons-nous d'en atténuer la force; gardons-nous d'énerver nos expressions; qu'elles soient respectueuses, qu'elles soient tendres, c'est notre devoir et personne n'accuse votre commission d'y avoir manqué; mais qu'elles ne soient point timides et douteuses. La vérité a déjà assez de peine à pénétrer jusqu'au cabinet des rois; ne l'y envoyons point faible et pâle; qu'il ne soit pas plus possible de la méconnaître que de se méprendre sur la loyauté de nos sentiments. Je vote contre tout amendement et pour le projet de la commission.



III

Présentation et discussion du projet de loi relatif à la publication de la liste des Électeurs et du Jury dans chaque département, pour l'année 1831.

--Chambre des députés.--Séances des 14 et 25 août 1830.--

Comme ministre de l'intérieur, j'étais appelé à prendre soin que le cours régulier et légal de l'administration fût aussi peu troublé ou suspendu que cela était possible par la révolution qui venait de s'accomplir. Ce fut à ce titre et dans cet esprit que je présentai, le 14 août, le projet de loi suivant, et que je répondis le 25 août aux objections élevées dans le débat. Ce projet, adopté par les deux Chambres, fut promulgué comme loi, le 11 septembre 1830.

M. GUIZOT, ministre de l'intérieur.--Messieurs, d'après la loi du 2 juillet 1828, la liste électorale et du jury doit être publiée chaque année, dans chaque département, le 15 août, et révisée selon les formes et dans les délais énoncés au titre 1er de cette loi.

L'impression de cette liste était déjà assez avancée dans plusieurs départements et près de commencer dans les autres lorsque la publication des ordonnances du 25 juillet est venue arrêter ce travail. Les glorieux événements qui retentissent autour de nous ont momentanément suspendu le cours régulier de l'administration. Beaucoup de fonctionnaires sont révoqués ou ont abandonné leur résidence; leurs successeurs arrivent à peine et sont pressés de pourvoir avant tout à la sûreté du pays. Il est matériellement impossible que la loi du 2 juillet 1828 soit exécutée, c'est-à-dire que les listes électorales soient partout publiées le 15 août, débattues, révisées et définitivement rectifiées du 15 août au 20 octobre, comme cette loi le prescrit.

Quelques personnes pourraient penser que le pacte constitutionnel qui vient d'être promulgué annonçant d'importantes modifications à notre législation électorale, il conviendrait d'attendre ces modifications pour rédiger et publier de nouvelles listes, afin qu'elles y fussent conformes. Mais, messieurs, cette publication n'a pas les listes électorales seules pour objet; elle s'applique, en même temps, et pendant une année, au service du jury. Il y a donc ici une impérieuse nécessité, un grand intérêt public qui ne saurait attendre. La liste générale des citoyens aptes à être jurés doit être révisée et arrêtée aussi promptement qu'il se pourra faire, en 1830, afin que la liste destinée au service des assises pour l'année prochaine soit dressée et publiée légalement le 1er janvier 1831.

Un moyen simple se présente. C'est du 15 août au 20 octobre que, d'après la loi du 2 juillet 1828, doivent s'accomplir toutes les opérations de la révision des listes; il suffit de retarder d'un mois l'ensemble de ces opérations, c'est-à-dire de les reporter du 15 septembre au 20 novembre, pour satisfaire à la nécessité.

Tel est, messieurs, l'unique but du projet de loi que le Roi nous a ordonné de vous proposer. Il rend à l'administration le temps de publier les listes, aux citoyens celui de les examiner et de les débattre, sans rien préjuger sur les changements qui pourront y être apportés plus tard par une nouvelle législation électorale, sans altérer aucune des formalités, aucune des garanties que la loi du 2 juillet 1828 a voulu donner. Cette loi sera pleinement exécutée; elle le sera seulement du 15 septembre au 20 novembre, au lieu de l'être du 15 août au 20 octobre.

Une seule disposition y est ajoutée. L'article 83 de notre Charte constitutionnelle admet, dès l'âge de vingt-cinq ans, à l'exercice des droits électoraux, les citoyens qui réunissent d'ailleurs les conditions déterminées par les lois. Il n'y a point ici d'ajournement, point de question subordonnée à une nouvelle législation électorale; c'est un droit acquis, complet, et dont les citoyens doivent immédiatement jouir. L'article 2 du projet de loi leur en assure sans retard l'exercice: la disposition de la Charte est formelle et n'a pas besoin de confirmation légale; mais, il a paru utile d'en proclamer l'exécution.

J'ai l'honneur de donner à la Chambre lecture du projet de loi.

PROJET DE LOI.

Art. 1er. Les opérations relatives à la révision des listes électorales et du jury qui, en vertu des articles 7, 10, 11, 12 et 16 de la loi du 2 juillet 1828, doivent avoir lieu du 15 août au 20 octobre de chaque année, seront, à raison des circonstances et seulement pour la présente année 1830, retardées d'un mois.

En conséquence, la liste électorale du jury sera publiée dans chaque département le 15 septembre; le registre des réclamations sera clos le 31 octobre; la clôture de la liste aura lieu le 16 novembre, et le dernier tableau de rectifications sera publié le 20 du même mois de novembre.

Art. 2. Seront compris dans lesdites listes aux termes de l'article 33 de la Charte constitutionnelle, les électeurs qui, jusqu'au 16 novembre inclusivement, auront atteint l'âge de vingt-cinq ans, et réuniront les conditions déterminées par les lois.

M. de Podenas, député de l'Aude, ayant fait quelques objections sans proposer aucun amendement, je lui répondis:

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--L'honorable préopinant reconnaît la nécessité de pourvoir à la publication immédiate des listes du jury. Il convient que, sous ce rapport, le service public ne peut pas attendre. Il me paraît avoir oublié qu'aux termes de la loi même sur le jury, ces listes se composent de deux parties: la première, la liste des électeurs; la seconde, la liste additionnelle qui comprend certaines professions libérales. Pour faire la liste du jury, il faut donc nécessairement faire aussi la liste des électeurs. On ne peut pas publier une liste spéciale du jury indépendante de celle des électeurs.

Quant à la composition de la liste des électeurs, je ferai remarquer que les lois subsistent tant qu'elles ne sont pas formellement abrogées; La Charte contient des dispositions de nature différente. Les unes sont définitives et impératives, et déterminent l'âge des électeurs, et c'est en vertu de ces dispositions que nous avons pu vous proposer d'abaisser l'âge des électeurs à vingt-cinq ans. Les autres dispositions concernant le cens ne sont pas encore déterminées. La Charte dit qu'elles le seront par une loi. Tant que cette loi ne sera pas rendue, il n'est pas possible de comprendre dans la liste des électeurs les citoyens dont le cens n'est pas encore fixé. Nous nous trouvons donc dans cette double nécessité: d'une part, de faire une liste des électeurs, comme première partie de la liste du jury, et de l'autre, de ne pouvoir comprendre dans cette liste les citoyens dont le cens n'est pas déterminé par la loi.

L'intention du gouvernement est de proposer, aussitôt qu'il le pourra, la loi des élections; et alors le cens des électeurs sera définitivement réglé. Mais, quant à présent, dans l'obligation où nous sommes de publier immédiatement la liste du jury et d'y comprendre celle des électeurs, nous n'avons pu que nous en tenir, pour les électeurs, aux conditions légales existantes.



IV

Présentation et discussion du projet de loi relatif au mode de pourvoir aux élections vacantes dans la Chambre des députés.

--Chambre des députés.--Séances des 14 et 30 août 1830.--

Par suite soit des démissions, soit des changements dans les diverses branches de l'administration qu'avait amenés la révolution de Juillet, cent quatorze siéges étaient vacants dans la Chambre des députés. Il était indispensable de les faire remplir par des élections nouvelles, sans attendre que les modifications annoncées dans la législation électorale fussent accomplies. Diverses questions provisoires, mais importantes et délicates, s'élevaient à ce sujet. Le projet de loi suivant, destiné à les résoudre, fut adopté par les deux Chambres avec quelques amendements, et promulgué comme loi le 12 septembre 1830.

M. GUIZOT, ministre de l'intérieur.--Messieurs, plusieurs siéges sont vacants dans cette Chambre; il importe d'y pourvoir sans retard. Il importe qu'une assemblée qui a déjà si bien mérité de la patrie en consacrant et consommant en un jour, avec une fermeté rapide et prudente, l'oeuvre glorieuse de la résistance nationale, ne voie point de vide dans ses rangs.

Pour la compléter, une question grave se présente. D'importantes modifications à notre législation électorale sont annoncées. Elles ne sauraient être assez promptement accomplies pour que les élections aujourd'hui vacantes aient lieu sous leur empire. Ces élections se trouvent nécessairement placées sous l'empire des lois actuellement subsistantes, car les lois subsistent tant qu'elles ne sont pas formellement abrogées ou changées; et c'est un des plus impérieux besoins de la société que, partout où ne vient pas frapper une nécessité absolue, irrésistible, sa vie légale continue sans interruption. Mais les lois électorales encore en vigueur contiennent un principe si fortement réprouvé par la conscience publique, et dont la prochaine abolition a été si hautement proclamée qu'il y aurait une sorte d'inconséquence choquante à en autoriser plus longtemps l'application.

C'est le principe du double vote. Quoique leur prompte solution soit désirable, les autres questions peuvent et doivent être ajournées à la discussion générale et approfondie des lois annoncées. Le double vote n'est plus une question. Aboli en principe par la Charte, nous pensons qu'en fait il doit disparaître.

Il faut donc prendre une mesure qui, sans rien compromettre, sans reconstituer précipitamment et au hasard notre législation électorale, en expulse immédiatement le double vote et affranchisse les élections qui vont avoir lieu de la nécessité de le subir.

Pour atteindre ce but, il nous a paru que le moyen le plus simple était d'ordonner que les colléges d'arrondissement pourvoieraient seuls aux élections vacantes, y compris celles qui auraient été faites par des colléges de département. Dans ce dernier cas, un tirage au sort, fait dans la Chambre en séance publique, déterminera lequel des arrondissements électoraux du département devra procéder au remplacement du député élu naguère par le collège départemental.

Le tirage au sort en pareille matière n'est point un procédé nouveau et inusité dans cette Chambre; elle en a usé plusieurs fois, par exemple pour déterminer le classement des départements en séries et l'ordre des séries, quand le renouvellement par cinquième était en vigueur.

Cette mesure purement transitoire satisfait au besoin du moment, à la conscience publique, et laisse aux délibérations futures des Chambres, sur notre législation électorale, toute la liberté, toute la maturité qui leur doivent appartenir.

J'ai l'honneur de donner à la Chambre lecture du projet de loi.

PROJET DE LOI.

Art. 1er. Il sera pourvu par les collèges d'arrondissement aux vacances occasionnées dans la Chambre des députés par suite de démission ou par toute autre cause, soit que les députés à remplacer aient été élus par un collége d'arrondissement ou par un collége de département.

Art. 2. Dans ce dernier cas, il sera procédé dans la Chambre des députés, et en séance publique, à un tirage au sort entre les divers arrondissements électoraux du département où aura lieu la vacance, pour déterminer quel ou quels arrondissements devront procéder au remplacement du ou des députés élus par le collége de département, de telle sorte que nul arrondissement n'ait plus d'un de ces députés à nommer.

Art. 3. Les dispositions de la présente loi sont purement transitoires, et valables uniquement jusqu'à ce qu'il ait été légalement pourvu aux modifications à apporter à la législation électorale maintenant en vigueur.

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Je ne viens ici appuyer ni combattre au fond et en lui-même l'amendement qui vous est proposé 13. Je viens seulement faire remarquer à la Chambre l'inconvénient qu'il y aurait à décider cette question à propos d'une loi transitoire, au lieu de la renvoyer à la loi définitive.

Note 13: (retour) L'amendement proposé par le général Demarçay, député de la Vienne, avait pour objet de réduire immédiatement à 200 fr. le cens de 300 fr. exigé jusque-là des électeurs.

Le plus grand inconvénient qui se soit fait sentir dans les lois d'élections dont on s'est occupé, c'est qu'elles n'ont pas été fondées sur le connaissance des faits; c'est qu'on a procédé d'une manière abstraite, à priori, sans savoir sur quoi on agissait, et sans pouvoir indiquer quels seraient les résultats de la loi en délibération.

Ainsi, on vous propose d'abaisser à 200 fr. le cens électoral, et on ne peut pas prévoir quel nombre d'électeurs arrivera par cet abaissement; on ne peut pas dire s'il sera nécessaire, à raison de ce nombre, de fractionner les colléges autrement qu'ils ne le sont. C'est là un inconvénient immense. Vous avez, dans la loi des élections actuelle, des faits connus pour le cens de 300 fr. Vous savez quel résultat vous en pouvez attendre. Ces résultats non-seulement n'ont rien de dangereux en eux-mêmes, mais ils ont amené des Chambres qui ont vaillamment soutenu la cause des libertés publiques, et qui ont aidé le pays à triompher définitivement. Vous n'avez donc rien à craindre; vous les connaissez; mais ce qui arrivera de l'abaissement du cens à 200 fr., vous ne pouvez en aucune façon le prévoir.

Je ne dis pas que le résultat soit mauvais, qu'il ne faille pas l'admettre, mais je dis qu'il ne faut rien préjuger, et qu'avant tout il faut constater les faits résultant de l'abaissement du cens.

On peut, par des renseignements administratifs, savoir le nombre des cotes entre 300 fr. et 200 fr. On peut au moins en approcher et prévoir quelles combinaisons seront nécessaires pour amener le cens de 200 fr. dans la loi électorale. Mais dès aujourd'hui, dans l'absence complète des renseignements et des faits, vous agiriez en aveugles en abaissant le cens, et c'est un des plus grands inconvénients qui se soient fait sentir dans toutes les lois d'élection.

J'ajouterai une remarque des plus importantes: c'est que les élections que vous avez à faire doivent être faites en vertu des listes actuellement existantes, sur un tableau de rectification, dans le délai d'un mois. Vous avez un grand intérêt à ce que vos bancs se remplissent. Si vous abaissez le cens, l'introduction d'un grand nombre d'électeurs rendra plus longue et plus difficile la confection des listes, et il nous importe beaucoup que le délai d'un mois ne soit pas dépassé.

Je ne rentrerai pas dans la discussion générale. Vous n'avez en ce moment qu'une loi provisoire à faire. Il y aurait une sorte de contradiction à faire une loi provisoire, et à décider dans cette loi une des plus grandes questions qui appartiennent à la loi définitive, et que vous ne pouvez décider qu'avec connaissance de cause. Je demande, en conséquence, que la question de l'abaissement du cens soit renvoyée à la discussion de la loi définitive.



V

Présentation et discussion du projet de loi relatif à la réélection des Députés promus à des fonctions publiques salariées.

--Chambre des députés.--Séances des 17 et 27 août 1830.--

L'obligation, pour les députés promus à des fonctions publiques salariées, de se soumettre à la réélection était l'une des réformes promises par la disposition finale de la Charte de 1830. Le projet de loi suivant, destiné à accomplir cette réforme, fut adopté par les deux Chambres, avec quelques amendements, et promulgué comme loi le 12 septembre 1830.

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, la Charte a ordonné qu'une loi fût rédigée pour obliger à la réélection les membres de la Chambre des députés appelés à des fonctions publiques.

Avant que la Charte eût posé ce principe, la conscience publique l'avait reconnu. La Charte, telle qu'une heureuse révolution l'a développée, n'a eu qu'à consacrer des vérités auxquelles quinze ans d'expérience et de discussion avaient donné le sceau de l'évidence; elle a fait passer la raison commune dans le droit écrit.

Tel est le caractère du projet de loi que le Roi nous a ordonné de vous présenter, et qui astreint à la réélection les députés promus à de nouveaux emplois. Les motifs en sont si connus, si généralement sentis, qu'il semble superflu de les exposer de nouveau. Le raisonnement et les faits ont d'avance convaincu le législateur.

La proposition n'est pas nouvelle dans cette Chambre; elle y a pris naissance. Présentée sous des administrations bien diverses, elle y a couru diverses fortunes. Plus d'une fois ajournée ou rejetée, elle y fut admise il y a trois ans pour la première fois, et quoique alors elle échouât dans une autre enceinte, il fut aisé de prévoir que son temps approchait et qu'elle triompherait de la prochaine épreuve. A travers toutes ces vicissitudes, le principe a gagné de jour en jour plus de crédit et d'autorité.

Une seule objection inquiète encore quelques esprits sages; ils craignent que cette garantie nouvelle ne soit un affaiblissement pour le pouvoir, et qu'il n'ait peine à marcher chargé de cette nouvelle entrave.

Mais, messieurs, ici comme en beaucoup d'autres questions, ne méconnaît-on pas la nature et la destinée du pouvoir dans un État constitutionnel? N'oublie-t-on pas qu'il s'y fortifie ou s'y affaiblit par des causes toutes différentes de celles qui produisent de tels effets dans un gouvernement absolu? Cette nécessité d'obtenir constamment l'assentiment public, qui est aujourd'hui la condition du gouvernement, ne doit pas être regardée seulement comme une limite, comme une garantie préventive; c'est aussi un principe fécond de force, un puissant moyen d'action. Sans doute elle empêche, elle retarde souvent; mais elle donne, aux hommes et aux mesures qu'elle appuie, une irrésistible autorité. Sans doute le pouvoir aujourd'hui doit posséder des moyens d'imposer aussi à l'opinion publique des délais et des épreuves, et c'est là sa garantie contre l'entraînement et la précipitation; mais toutes les épreuves accomplies, tous les délais épuisés, le pouvoir doit accepter le voeu du pays, se l'approprier, s'en armer pour ainsi dire; et il est très-fort alors, beaucoup plus fort par l'élection, par la discussion, par la publicité, qu'il ne l'a jamais été par l'indépendance et le secret.

Ne craignons donc pas de multiplier les liens qui rapprochent la société et son gouvernement, d'instituer de nouveaux moyens de constater, de resserrer leur union. Nous ne sommes plus, grâce au ciel, dans une situation politique où la société doive faire peur au pouvoir; tout à l'heure encore il en était autrement. Peut-être même est-ce la position où se trouvait le dernier gouvernement qui fait encore illusion à quelques esprits. Ce qui pour lui était redoutable leur semble encore à craindre aujourd'hui; tant le passé est lent à sortir complétement de la pensée! tant l'habitude nous fait voir longtemps ce qui n'est plus! Le dernier gouvernement portait en lui-même un principe de faiblesse qui ne lui permettait ni d'accepter pleinement les conditions légales de son existence, ni même d'user de toutes les ressources que lui offrait son organisation politique. Il ne pouvait, il n'osait ni respecter toutes ses limites, ni profiter de tous ses droits. La règle et l'activité constitutionnelles lui étaient également importunes. Il y avait en lui quelque chose d'antipathique à l'élection, à la responsabilité, à la publicité. C'étaient autant d'épreuves qu'il ne savait pas supporter et dont il ne pouvait s'affranchir. Elles étaient donc pour lui une vraie cause d'affaiblissement; elles mettaient de plus en plus en lumière le vice essentiel de sa nature. Elles divulguaient ce secret d'incompatibilité que le 26 juillet a fait éclater. Mais ce n'est point sur un tel précédent qu'il faut juger le gouvernement nouveau. Sa situation est toute différente. Il n'a rien à cacher, rien à pallier; et, comme il est essentiellement national, il ne recule pas devant la nation. Il la cherche au contraire, puise de la force où le précédent ne trouvait que faiblesse, et sort plus affermi des épreuves dont le nom seul ébranlait l'autre. Il n'y a, dans l'élection, dans l'action continuelle de la société, rien qui répugne à la nature du gouvernement actuel. La liberté politique ne le compromet pas; elle fait son salut comme sa gloire; c'est pour elle qu'il est venu au monde.

Le projet de loi que nous vous présentons crée un lien de plus entre le pouvoir et le public. Il tend à multiplier les élections partielles, à ouvrir en quelque sorte une perpétuelle enquête sur les sentiments du pays à l'égard de l'administration. Il ne fait donc que développer les conditions et, j'ose dire les moyens d'existence du gouvernement. Aux yeux des hommes mêmes qui sont surtout préoccupés du désir que le pouvoir soit stable et fort, il n'a maintenant aucun des inconvénients qu'il aurait pu présenter naguère. Il ne fera courir au pouvoir aucun des risques dont s'alarmait en d'autres temps leur prudence inquiète. Il est conforme aux principes fondamentaux de l'ordre établi, au caractère propre du gouvernement.

Aussi, n'avons-nous pas balancé, messieurs, à reconnaître franchement le principe de la réélection, et à l'appliquer dans toute sa latitude. Jusqu'ici, lorsqu'on avait essayé de l'introduire, beaucoup d'exceptions et de limitations y avaient été apportées. On avait excepté de la condition commune tous les juges et même les ministres. Mais dans un pays où la hiérarchie judiciaire compte des degrés si nombreux, l'avancement des magistrats peut être aussi bien l'oeuvre de la faveur ou le calcul de la politique, qu'une simple promotion administrative; et quant aux ministres, c'est pour eux qu'il faudrait encore réserver la réélection quand même elle ne serait pas la condition de tous. Quel plus grand changement en effet dans la situation du député que le changement qui, de conseiller libre du pouvoir, l'en rend le dépositaire! Mais aussi quelle force et quel appui le ministre récemment choisi par le prince doit-il trouver dans le nouveau suffrage de ses concitoyens!

Le projet de loi n'admet donc aucune exception, aucune restriction, hors une seule, en faveur des militaires: ils sont exemptés de la réélection jusqu'au grade de lieutenant-colonel inclusivement. On comprend d'avance les motifs de cette exception. Le choix de la carrière des armes n'est pas toujours volontaire; aussi l'avancement y a-t-il été assuré et réglé par une loi, du moins pour les premiers grades. Il est donc naturel qu'une promotion fondée sur l'ancienneté, c'est-à-dire sur la loi, ne puisse être entravée par la condition gênante d'une réélection, et devenir, contre toute raison, l'occasion d'un sacrifice plutôt que d'un avantage. Les militaires mêmes qui doivent leur avancement au choix du prince ne peuvent monter en grade que suivant certaines règles déterminées d'avance, et que les électeurs connaissent. En fixant leur choix sur un militaire, ils ont pu savoir quelle était sa condition, et prévoir l'époque où le bénéfice des règles de l'avancement lui serait applicable. Sa position d'ailleurs ne peut être gravement modifiée, pendant la durée d'une législature, par son avancement méthodique dans une profession toute spéciale. Ce n'est que de grade en grade, et après des intervalles assez longs, qu'un militaire peut s'élever du rang de sous-lieutenant à celui de lieutenant-colonel.

Après avoir ainsi admis le principe dans toute son étendue, le projet en règle l'application. Il établit que les députés, considérés comme démissionnaires par le seul fait de l'acceptation de fonctions publiques salariées, pourront être réélus; nécessité évidente, puisque c'est à décider s'ils seront réélus que consiste l'épreuve. C'est la solution authentique de cette question qui peut seule éclairer le député, la Chambre, le gouvernement. Mais en même temps le projet ordonne que les députés promus continueront à siéger dans la Chambre jusqu'au moment où l'élection sera consommée. Cette précaution était indispensable pour empêcher que la Chambre fût privée de membres importants, et les colléges électoraux de leurs députés; elle était naturelle, car tant que l'élection n'est point terminée, le problème qu'elle doit résoudre reste incertain, et la solution doit être présumée en faveur de celui qui a la possession.

Enfin un dernier article dicté par les circonstances donne un effet rétroactif au projet de loi et en fait remonter l'application à l'ouverture de la session actuelle. Ce sera un hommage rendu immédiatement au principe, par la Chambre même qui l'aura la première écrit dans la loi. Jamais peut-être l'application n'en aura été plus politique qu'à la naissance d'un gouvernement dont les choix nombreux doivent recevoir de l'assentiment public leur plus ferme autorité.

Messieurs, tout est bien neuf aujourd'hui; il ne manque à l'oeuvre que nous entreprenons en commun ni légitimité ni gloire; mais il lui manque encore ce que le temps donne à ses ouvrages. A défaut de cette longue possession qui affermit les gouvernements, la nature du nôtre permet d'obtenir cet assentiment public et formel qui donne la dignité et la force même aux créations récentes de la nécessité. (Mouvement d'adhésion.) Gardons-nous donc de repousser aucun moyen prompt et facile de constater le voeu national; recherchons-le au contraire, demandons au pays cette force précieuse que lui seul peut nous assurer. (Voix nombreuses: Très-bien! très-bien!) Le projet de loi que le Roi nous a ordonné de vous proposer, bon et juste, à nos yeux, dans tous les temps, nous paraît emprunter, des circonstances où nous sommes, un caractère particulier d'importance et d'utilité. Il rattache par un lien de plus le gouvernement à la nation.

PROJET DE LOI.

Art. 1er. Tout député qui acceptera des fonctions publiques salariées sera considéré comme donnant, par ce seul fait, sa démission de membre de la Chambre des députés.

Art. 2. Néanmoins, il continuera de siéger dans la Chambre jusqu'au jour où sera consommée l'élection à laquelle son acceptation de fonctions publiques salariées aura donné lieu.

Art. 3. Sont exceptés de la disposition contenue dans l'article 1er les militaires jusqu'au grade de lieutenant-colonel inclusivement.

Art. 4. Les députés qui, à raison de l'acceptation de fonctions publiques salariées, auront cessé de faire partie de la Chambre des députés, pourront être réélus.

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Dans l'état de la législation et de l'administration jusqu'à ce jour, l'amendement qui vous est proposé par l'avant-dernier préopinant était naturel, et pouvait même paraître légitime 14; attaché au projet de loi que nous avons présenté, il a quelque chose d'étrange.

Note 14: (retour) L'amendement proposé par M. Hector Le Pelletier d'Aunay, député de la Nièvre, portait: «Tout député qui acceptera des fonctions salariées, autres que celles de ministre du Roi siégeant au conseil, sera considéré comme donnant, par ce seul fait, sa démission de membre de la Chambre des députés.»

Quel est l'effet du projet de loi, quel est son but avoué? C'est d'empêcher qu'aucun député ne puisse devenir fonctionnaire, sans l'aveu du pays, contre le gré du pays, dans un intérêt personnel ou dans l'intérêt exclusif du pouvoir.

Quel est au contraire l'effet de l'amendement qui vous est proposé? C'est d'empêcher qu'un député ne puisse devenir fonctionnaire de l'aveu du pays aussi bien que de l'aveu du Roi, quand l'un et l'autre s'entendent sur ce point, quand ils croient que la nomination a lieu dans les intérêts communs du pays et du pouvoir.

Voilà l'effet de l'amendement, mis en regard de l'effet du projet de loi.

Il s'agit donc évidemment ici d'une restriction apportée au choix des électeurs. On restreint leur liberté dans une sphère plus étroite, et on la restreint précisément au moment où leur choix s'accorde avec celui du prince.

Cette restriction, à ce qu'il me semble, n'a en soi-même rien d'utile. Toute restriction apportée à la liberté des électeurs me paraît peu favorable, à moins qu'elle ne soit commandée par la nécessité, à moins que des convenances ne la réclament; et ce n'est pas au moment peut-être où le but d'ôter, de diminuer les restrictions qui gênent cette liberté préoccupe les esprits, qu'il convient d'en introduire de nouvelles.

La restriction dont il s'agit est-elle commandée par de grandes considérations politiques, par quelque nécessité d'intérêt public? J'avoue que je ne le crois pas.

Remarquez qu'il ne s'agit pas ici de prévenir la nomination de députés, comme fonctionnaires, dans un département où ils exercent une influence personnelle, où cette influence pourrait agir au profit de leur élection. Il est écrit dans une loi que nul ne peut être élu député dans le département où il exerce des fonctions publiques.

Une voix.--L'exclusion n'a point lieu pour la charge de procureur général; elle ne porte que sur celle de préfet.

M. le Ministre.--Oui, celle de préfet seulement. Elle a lieu pour les fonctions de préfet, et en même temps pour celles de sous-préfet, les sous-préfets n'étant que des fonctionnaires subalternes dans la même administration.

Cette limitation est donc écrite dans la loi, et il ne s'agit que de l'influence que pourrait exercer un député ailleurs que dans le département où il est fonctionnaire; il s'agit de son élection dans des lieux où il n'est pas présumé exercer une influence extraordinaire et illégitime. Eh bien! cette exception est-elle commandée par un grand intérêt public? Je ne le pense pas.

Il est, si je ne me trompe, dans la nature et dans le but du gouvernement représentatif de prétendre, non pas seulement à ce que l'autorité soit surveillée, et fortement contrôlée par une opposition éclairée et nationale, mais aussi que l'administration elle-même soit bonne. C'est même, selon moi, le premier but de tout système constitutionnel de former une bonne administration, de donner au pays un bon gouvernement, de faire pénétrer ce gouvernement dans tous les replis, dans toutes les parties de l'administration. C'est, si je ne me trompe, le but fondamental, l'état légitime du gouvernement représentatif, du gouvernement de la majorité, d'être sans cesse soumis au contrôle et au libre déploiement de la minorité. C'est là, si je puis me servir de cette expression, c'est là l'état normal du régime constitutionnel.

Eh bien, c'est à cet état que votre amendement apporte obstacle.

Il ne s'agit pas seulement ici de former l'administration, de donner à l'État des ministres pris dans la majorité; il s'agit de faire pénétrer le même esprit, le même caractère, les mêmes principes dans l'État tout entier, de les faire entrer, de les faire pénétrer dans toutes les parties de l'administration.

Votre amendement enlève au gouvernement toute possibilité de le faire; votre amendement sépare le gouvernement de l'administration et semble fait pour l'empêcher, lorsqu'il à la majorité dans la Chambre, de faire pénétrer les hommes de cette majorité dans l'administration. Je ne crois pas que ce soit là le but, le meilleur résultat du gouvernement représentatif.

Remarquez, messieurs, quel est l'effet de la réélection qui vous est proposée: c'est de faire pénétrer, indirectement à la vérité, le principe de l'élection dans une multitude de fonctions importantes où il serait impossible de le faire pénétrer directement. Vous êtes occupés, dans ce moment, de la question de savoir comment vous introduirez le principe de l'élection dans les administrations locales, et je n'ai garde de prétendre que ce projet ne soit pas bon et louable. Mais la réélection, telle que vous la proposez, doit avoir pour effet de faire pénétrer le principe de l'élection dans la haute administration, de le faire pénétrer indirectement, il est vrai, mais cependant de l'y faire pénétrer de manière qu'il y exerce un véritable empire.

Vous ne pouvez, messieurs, admettre en principe que l'administration tout entière soit élective. Vous ne voulez sans doute pas qu'il en soit ainsi.

Mais remarquez que, dans le système du projet de loi, l'élection exercera sur la haute administration, sur les fonctionnaires supérieurs, une grande influence. Elle y pénétrera indirectement, et, si cela se peut, sans porter atteinte à la prérogative royale, sans compromettre l'ordre public, selon la marche régulière de l'administration. Il y a avantage, il y a profit, dans l'intérêt des libertés publiques, à ce que le principe de l'élection ne soit pas directement introduit dans toutes les parties de l'administration, dans la sphère supérieure comme dans la sphère inférieure, dans celle de l'action comme dans celle du conseil.

On a dit, si je ne me trompe, qu'il y aurait défaut de temps pour les députés préfets ou procureurs généraux, qu'il leur serait impossible de remplir à la fois leurs fonctions d'administrateurs et de députés. J'avoue que je ne suis pas touché de cette considération, quoiqu'elle semble fondée. Je ne dirai pas qu'il ne puisse y avoir quelque inconvénient dans certains cas. Cependant il est, je crois, infiniment plus important que les principaux fonctionnaires de l'administration viennent se pénétrer dans cette Chambre de l'esprit général du gouvernement, des principes de la majorité, et qu'ils les reportent ensuite dans leurs départements. Ce n'est pas du temps perdu, messieurs, que le temps passé à s'instruire dans cette Chambre, à se bien pénétrer de ses principes, et les exemples ne me manqueraient pas, s'il était possible de citer, pour montrer que le séjour dans cette Chambre, la participation à ses travaux a plus d'une fois utilement influé sur les fonctionnaires administrateurs, qu'ils y ont puisé un nouvel esprit, des vues plus libérales, et que par là les progrès qui s'étaient faits dans la Chambre ont pénétré dans l'administration.

On a parlé d'un article de la Charte qui disait que les fonctions de député devaient être gratuites. Je ne vois pas d'article pareil dans la Charte. La Charte ne dit rien à ce sujet. Je ne suis pas de ceux qui prétendraient qu'il en dût être autrement. Mais je dois dire que la Charte ne spécifie rien à cet égard, qu'il n'y a à ce sujet aucune exclusion prononcée par la Charte.

Une voix.--C'est par une loi.

Autre voix à gauche.--Et par une bonne loi.

M. le Ministre.--Il est donc également dans l'esprit du gouvernement de la majorité et comme garantie de la liberté, il est, dis-je, dans ce double intérêt que le projet de loi soit adopté dans toute son étendue. Par le principe de la réélection, il assure pleinement la garantie de la liberté; et non-seulement il assure la garantie de la liberté, mais il donne aux choix des citoyens, sur la haute administration, toute l'influence qu'ils peuvent avoir, et, en même temps, il assure au pouvoir l'approbation publique en faveur de ses fonctionnaires.

J'aborde le seconde partie des objections qui ont été faites.

On a craint que la prérogative royale ne reçût quelque atteinte, que le pouvoir ne fût énervé. Je crois, messieurs, qu'en fait de forces du pouvoir, il ne faut pas en juger par l'apparence; qu'il y a tel fait qui, extérieurement, au premier coup d'oeil, semble affaiblir le pouvoir, et qui au contraire ne fait que le fortifier. Le principe en vertu duquel vous siégez dans cette Chambre a été attaqué aussi pendant longtemps comme affaiblissant le pouvoir. On a dit qu'il y aurait aussi affaiblissement du pouvoir dans la réélection des députés fonctionnaires et dans la libre discussion. C'est un argument qui a été populaire parmi des hommes partisans du pouvoir. Il est oublié aujourd'hui.

C'est le même argument qu'on reproduit aujourd'hui, dans une application particulière. En fait, je ne crois pas que le pouvoir ait été affaibli par l'intervention du pays dans les affaires publiques. Je parlais d'exemples tout à l'heure: il n'y a jamais eu de pays où le pouvoir ait été plus fort que celui de Pitt. Le pouvoir de Pitt, en Angleterre, a été plus fort que celui de Napoléon, le plus grand des despotes. Il a été plus fort, parce qu'il s'est servi de moyens de gouvernement qui faisaient intervenir le peuple dans les affaires. Ces moyens étaient tout autres que ceux qu'employait Napoléon; mais la force de l'État n'en était que plus grande.

Il ne faut pas juger de l'état du pouvoir par la diversité des moyens qu'il emploie. La liberté, la discussion publique sont, dans un certain état de société, les véritables moyens de pouvoir. Que le pouvoir s'en serve franchement et la force ne lui manquera pas. La force ne manquera jamais aux pouvoirs nationaux, aux pouvoirs qui veulent la prospérité publique et qui la veulent franchement, aux pouvoirs qui cherchent la force là où elle est réellement.

Je ferai remarquer, pour descendre à des considérations d'un autre ordre, que le danger de la réélection, en pareille matière, n'est pas aussi grand en fait qu'on se le figure. Il est probable que l'homme qui est appelé par le prince aux grandes fonctions publiques, aux fonctions de ministre par exemple, il est probable, dis-je, qu'il est appelé comme un des hommes considérables de la majorité: c'est au moins une présomption en sa faveur que le choix du souverain; c'est une présomption pour sa réélection. Son élection est la preuve du triomphe de l'opinion à laquelle il appartient.

Je ne dis pas que cette probabilité soit aussi grande dans toutes les circonstances. Il est possible que l'état des choses change. Mais c'est au moment même de son avénement au pouvoir, que vous le soumettez à une réélection; c'est au moment où l'opinion à laquelle il est attaché triomphe. La réélection est donc extrêmement probable. Il serait possible qu'elle le fût moins au bout d'un certain temps. Les ministres les plus populaires ont vu quelquefois toute leur popularité s'évanouir au bout d'un certain temps. Mais, dans le cas dont je parle, c'est pour ainsi dire lorsqu'ils sont dans la joie du triomphe que les députés se présentent à la réélection. La réélection est donc alors très-probable, ou du moins, il y a beaucoup de chances en faveur du député qui s'y trouve soumis.

C'est un spectacle frappant que celui que nous offre l'Angleterre. En Angleterre, une élection manque, une autre se présente: quoique notre pays ne soit pas électoralement constitué de la même manière que l'Angleterre, on peut voir cependant de l'analogie dans les deux constitutions.

Un député élu par un arrondissement est promu à une fonction; il n'est pas pour cela, en fait, déchu du rang de député; je crois au contraire qu'en fait les chances de sa réélection sont très-grandes: s'il est populaire, il gagnera infiniment par l'établissement du principe de sa réélection, et l'on conçoit aisément quelle force sa réélection donnera à la majorité de la Chambre. Peut-on mettre en balance le risque qu'il pourrait courir de n'être pas réélu?

On a dit, si je ne me trompe, que les droits de la Chambre aussi seraient restreints; que dans ce moment-ci la Chambre, juge des principaux dépositaires du pouvoir, exerce sur l'existence politique de ses membres une grande influence. J'avoue que je ne crois pas que la Chambre coure aucune chance de voir ses droits restreints; elle en court moins encore que la prérogative royale, s'il est possible qu'il y en ait de dangereuse pour la prérogative. Par la réélection, on ménage la minorité, et c'est ce qu'il faut faire pour donner plus de force à la Chambre. Dans un bon gouvernement où l'on reconnaît la nécessité d'une majorité, l'influence de la Chambre sera toujours infiniment supérieure à celle des électeurs.

Je ne veux pas retenir plus longtemps l'attention de la Chambre sur cette délibération. Il me semble qu'en principe général, la réélection est une garantie de ce qui fait le double but du gouvernement représentatif: d'une part, du bon gouvernement, ou gouvernement de la majorité, qui fait que la majorité est régulièrement constituée, et qu'elle exerce dans les diverses parties de l'État, comme présente, toutes les influences qui lui appartiennent; d'une autre part, de la liberté des élections, de la nationalité du gouvernement. Si vous supprimez l'un ou l'autre de ces deux éléments, le gouvernement représentatif ne recevra pas son plein développement.

Je vous en conjure, messieurs; ne travaillez pas à affaiblir le gouvernement, sans pour cela fortifier la liberté. Constituez le pouvoir fortement d'une part, et la liberté plus fortement de l'autre. Que les deux grands éléments de notre gouvernement se trouvent en présence, libres et capables de se dire l'un à l'autre la vérité et de lutter sans crainte. Ce n'est pas en se préoccupant seulement de ses adversaires qu'on sert les intérêts du pays. (Marques générales d'adhésion.)

Je repousse l'amendement qui a été proposé.



VI

Présentation d'un projet de loi portant demande d'un crédit extraordinaire de cinq millions, applicable, sur l'exercice de 1830, à divers travaux publics, soit à Paris, soit dans les départements.

--Chambre des députés.--Séance du 17 août 1830.--

Ce projet de loi, adopté presque sans discussion par les deux Chambres, fut promulgué comme loi le 8 septembre 1830. Sur les cinq millions ainsi alloués, 3,465,000 francs étaient attribués, soit comme prêt, soit comme subvention de l'État, à divers travaux publics dans la ville de Paris qui, en juillet 1830, avait agi et souffert plus qu'aucune autre partie du territoire, et 1,535,000 francs furent affectés à des travaux dans les départements.

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, le Roi nous a ordonné de demander à la Chambre un crédit extraordinaire de cinq millions applicable, sur l'exercice 1830, à des dépenses urgentes.

En déposant les armes, le peuple de Paris est revenu à ses travaux; mais tous ne les ont pas retrouvés, et une interruption de travail de quinze jours laisse après elle bien des besoins. La nécessité de diriger vers des emplois utiles une activité qui pourrait compromettre de grands intérêts, si elle manquait d'aliment, s'applique à toute la France; elle est plus pressante qu'ailleurs à Paris, où la commotion a été si forte, la lutte si terrible et si glorieuse.

L'énergique élan des journées de juillet s'arrête aujourd'hui sur les débris des obstacles qu'il a renversés, et ce n'est pas la moindre gloire de la population de Paris. Mais l'ébranlement ne peut cesser en un jour, et la rumeur est forte encore après le péril. Le bon sens du peuple le reconnaît et demande au travail un refuge contre de nouvelles agitations. Témoin de ce qu'a pu faire le courage de ce peuple, messieurs, vous en croirez son bon sens, et vous lui ouvrirez les ateliers qu'il réclame.

Déjà les travaux du gouvernement et de la ville ont repris dans Paris toute l'activité que comportent les allocations des budgets. Mais au 1er juillet dernier, il ne restait à la direction des travaux de Paris, sur les fonds alloués pour 1830, que 497,026 francs; cette somme est aujourd'hui réduite à moins de 350,000 francs. Les ressources ordinaires ne suffissent donc point pour atteindre le but qui vient d'être indiqué, et nous devons nous mettre au niveau des circonstances sous l'empire desquelles s'est trouvée la capitale.

Pour subvenir à ce besoin de travail, nous avons, messieurs, recherché les ouvrages qui réunissent la double condition d'être d'une utilité incontestable et de pouvoir être immédiatement repris et vivement poussés. Nous nous sommes aussi souvenus que l'honorable et l'utile, en pareille matière, n'est pas de commencer, mais de finir. Dans tout ce qui n'est pas primes d'alignements et terrassements, nous nous sommes exclusivement attachés à continuer et à terminer des entreprises dont l'achèvement était ajourné. Voulant occuper un aussi grand nombre de bras qu'il se peut faire, nous avons préféré les travaux les plus grossiers à ceux dont l'exécution se ramifie entre plusieurs professions. Je joins ici un état qui vous apprendra mieux que nos paroles si notre choix a été bien dirigé.

Il est possible, messieurs, il est utile, il est indispensable d'employer immédiatement en très-grande partie dans Paris, à ces travaux et à quelques autres dépenses urgentes, environ cinq millions de francs; et, avant d'aller plus loin, nous devons déclarer qu'appréciant d'impérieuses nécessités et nous confiant au patriotisme de la Chambre, nous n'avons pas craint de faire commencer immédiatement les travaux pour lesquels nous vous demandons des fonds. Les besoins auxquels il faut subvenir s'accommoderaient mal de l'inévitable lenteur des délibérations des Chambres, et les exigences de notre devoir nous ont paru supérieures à toute autre considération. Une ordonnance royale, datée d'hier, a provisoirement accordé le crédit de cinq millions sur lequel nous vous demandons de délibérer. L'article 2 de cette même ordonnance prescrit la présentation immédiate du projet de loi que nous avons l'honneur de vous proposer.

Parmi les travaux auxquels est destinée cette somme, les uns sont imputables sur les fonds de l'État, les autres sur ceux de la ville de Paris. Pour les premiers, vous n'hésiterez pas, s'il doit en résulter une garantie de repos et de consolidation, à faire aujourd'hui des dépenses qu'il faudrait faire plus tard.

Quant aux travaux imputables sur les fonds de la ville de Paris, le budget de celle-ci est épuisé. Ses charges sont grandes pour l'avenir; la perception de l'octroi a été arrêtée pendant plusieurs jours; des besoins extraordinaires se déclarent; la réserve veut être promptement reformée. Pénétré des sentiments qui nous amènent devant vous, le conseil municipal de Paris demande, messieurs, que le trésor lui fasse, à quatre pour cent, un prêt de deux millions, remboursables en quatre années, par quart. Ces conditions vous paraîtront d'autant plus acceptables qu'une partie des travaux extraordinaires que doit faire la ville est nécessitée par les dégâts commis dans les combats de juillet. Telles sont les réparations des barrières et des corps de garde brûlés ou renversés, des pavés démontés, des édifices mutilés. Le voeu a été émis que toutes ces dépenses, causées par les journées de juillet, fussent supportées par la France, au profit de laquelle a combattu la population de la capitale. Je ne rappelle en ce moment ce voeu émis par des habitants des départements que pour faire remarquer la convenance des propositions du conseil municipal de Paris.

Ainsi, messieurs, nous ne vous demandons réellement qu'un crédit de trois millions, puisqu'il en sera remboursé deux par la ville; et encore, pour les travaux de l'État, comme pour ceux de la ville, il s'agit d'une avance et non point d'un sacrifice: vous ne ferez qu'accélérer des travaux en cours d'exécution; la convenance politique de la mesure n'a pas besoin d'être plus longuement développée.

PROJET DE LOI.

«Art. 1er. Un crédit extraordinaire de cinq millions est ouvert, sur l'exercice 1830, au ministre secrétaire d'État au département de l'intérieur, qui en fera emploi pour les travaux publics et autres besoins urgents, auxquels il est indispensable de pourvoir.

«Art. 2. Il sera rendu compte de l'emploi de ce crédit dans les formes légales et accoutumées.»



VII

Discussion d'une proposition relative à la formule du serment exigé de tous les fonctionnaires publics.

--Chambre des députés.--Séance du 19 août 1830.--

Le 11 août 1830, le baron Mercier, député de l'Orne, fit à la Chambre des députés cette proposition:

ART. 1.

«Tous les fonctionnaires, dans l'ordre administratif et judiciaire, seront tenus de prêter le serment de fidélité au roi des Français, et d'obéissance à la Charte constitutionnelle et aux lois du royaume.

ART. 2.

«Toute autre formule est abrogée.

ART. 3.

«Tous les fonctionnaires mentionnés dans l'art. 1 prêteront immédiatement le serment ci-dessus; faute de quoi, ils seront considérés comme démissionnaires.

La commission nommée pour examiner cette proposition fit son rapport à la Chambre le 17 août, et proposa divers amendements destinés surtout à étendre aux officiers des armées de terre et de mer l'obligation du serment, et à fixer, pour l'accomplissement de cette obligation, un délai de quinze jours, à partir de la promulgation de la loi.

Dans le débat, il fut proposé, par voie d'amendement, d'imposer aussi, dans un délai déterminé, l'obligation du serment aux membres des deux Chambres qui ne l'auraient pas encore prêté, et de considérer comme démissionnaires les pairs et les députés qui n'auraient pas satisfait à cette obligation. Ce fut à l'occasion de cet amendement que je fis, comme député, non comme ministre, les observations et la proposition suivantes:

M. Guizot.--Il y a évidemment ici deux questions distinctes, sur lesquelles au fond tout le monde est d'accord. La première, c'est la nécessité, pour les membres des deux Chambres comme pour les fonctionnaires de l'ordre administratif ou judiciaire, de prêter le serment. Personne dans la Chambre ne conteste la nécessité de ce serment. La seconde, c'est que les pairs se trouvent à cet égard dans une situation différente de celle des députés. Il convient d'introduire dans la loi une disposition qui n'annule pas à tout jamais la pairie, quand le possesseur actuel refuse de prêter le serment. J'ai en conséquence l'honneur de proposer un amendement qui me paraît devoir résoudre la difficulté.

«Tout pair qui n'aura pas prêté le serment dans le délai de.... sera considéré comme personnellement déchu de son siège, lequel passera immédiatement à son héritier.»

Quelques voix.--C'est préjuger la question de l'hérédité de la pairie.

M. Guizot.--J'entends dire que l'amendement préjuge la question de l'hérédité de la pairie. Je ferai remarquer que l'hérédité de la pairie est l'état légal et constitutionnel dans lequel nous sommes. Il est vrai que cet article de la Charte doit être mis en discussion à la session prochaine; mais en attendant, la pairie est complétement héréditaire; et en faisant une loi comme celle-ci, vous ne devez raisonner que dans l'hypothèse de l'hérédité; vous ne pouvez pas admettre un amendement qui s'en écarterait.

M. de Corcelles.--Alors il faut ajouter par sous-amendement: «Sans rien préjuger.»

M. Guizot.--Je répondrai d'avance au sous-amendement, qu'il ne s'agit pas d'insérer dans la loi cette disposition: Sans rien préjuger sur ce qui sera fait, puisqu'il est décidé que l'article de la Charte sur la pairie sera mis en question dans la session prochaine. Cet article ne peut être abrogé par la loi que nous faisons en ce moment, il est donc inutile d'ajouter: Sans rien préjuger.

M. de Corcelles.--Je retire mon amendement.

M. Girod de l'Ain.--Pour laisser tout entière la question de l'hérédité de la pairie, on pourrait se contenter de dire que le pair qui refusera de prêter le serment sera personnellement déchu de son titre de la pairie.

M. Guizot.--Je ne m'oppose point au retranchement du dernier membre; ce que je demande, c'est que la déchéance de la pairie soit personnelle.

M. le Président.--J'invite M. le ministre de l'intérieur à rédiger l'amendement.

M. Guizot.--C'est comme député que je le propose.

M. de Berbis.--Nous sommes si peu préparés à la question qui vient d'être soulevée qu'il paraîtra utile d'en demander l'ajournement. Quant à moi, je déclare que je ne suis pas suffisamment éclairé.

Une telle question peut-elle être traitée aussi brusquement par des amendements contradictoires? Il faut bien se garder de prendre une résolution qui pourrait par la suite enchaîner notre vote.

Je conçois que, pour la Chambre des députés, on assigne un délai; il faut sortir de cet état; ceux qui ne veulent pas entrer dans le gouvernement doivent se retirer. Mais il n'en est pas de même de la Chambre des pairs; pouvons-nous assigner un délai après lequel la déchéance serait prononcée? Il serait peut-être possible, en y réfléchissant mûrement, de trouver une rédaction qui laisse intact le principe de l'hérédité. Défions-nous de trop de précipitation. En allant si vite, nous pourrions tomber dans de graves inconvénients dont nous aurions plus tard à nous repentir. Par ces considérations, je demande l'ajournement.

M. Madier de Montjau.--Il est vrai que c'est par amendement que cette immense question a été soulevée; mais il y a un intérêt plus grand et plus puissant à ne pas laisser flotter plus longtemps l'opinion publique sur la question du serment. Un homme dont je ne voudrais pas aggraver la cruelle position, mais dont je suis forcé de rappeler le souvenir, se crut obligé, je ne sais par quel scrupule de conscience, à refuser pendant deux ans le serment. L'instinct public ne s'y trompa pas. On considéra cet homme comme un ennemi irréconciliable des libertés publiques. D'horribles événements ont prouvé que l'instinct public ne s'était pas trompé. Voulez-vous que des pairs se placent dans cette position lorsqu'un seul a suffi pour mettre la France en péril? Je demande que les pairs soient astreints sur-le-champ à prêter le serment que nous avons tous prêté. (Sensation prolongée.)

M. Guizot.--Voici la rédaction que je propose comme député:

«Nul ne pourra siéger dans l'une ou l'autre Chambre s'il ne prête le serment exigé par la présente loi.

«Tout député qui n'aura pas prêté le serment dans le délai de quinze jours sera considéré comme démissionnaire.

«Tout pair qui n'aura pas prêté le serment dans le délai de trois mois sera considéré comme personnellement déchu du droit de siéger dans la Chambre des pairs.»

Voix diverses à gauche.--Pourquoi trois mois?... Le même délai... quinze jours.

M. Guizot.--Ma raison pour introduire dans l'amendement un délai pour messieurs les pairs, c'est que le résultat de la décision qui les concerne est plus grave. Le député démissionnaire peut être réélu et renvoyé à la Chambre par le collége électoral, tandis que le pair est personnellement déchu du droit de siéger à la Chambre. Il faut donc lui laisser le temps de délibérer sur une résolution qui doit avoir de si graves conséquences.

M. Eusèbe Salverte.--J'ai demandé que le délai fût le même pour les députés et pour les pairs. A cette demande, M. le ministre de l'intérieur a répondu que les conséquences du refus de serment étaient plus graves pour les pairs que pour les députés. D'abord je ferai remarquer qu'un député, démissionnaire pour avoir refusé de prêter le serment, ne serait certainement pas réélu; car le premier acte qu'il devrait faire serait de prêter serment comme électeur. Mais peu importe la gravité des conséquences. Un délai de quinze jours doit suffire. Quelle confiance puis-je avoir dans un homme qui balance longtemps entre la perte de son titre de pair et les avantages attachés à sa conservation? Je maintiens le délai de quinze jours.

M. Petou.--Je demande le délai d'un mois pour les pairs.

M. Demarçay.--Une explication est ici nécessaire. Entend-on seulement parler des pairs et des députés présents? Je demande que le délai soit porté à un mois pour les membres des deux Chambres qui sont en France. (Appuyé, appuyé!)

M. Mestadier.--Je demande la division. M. Guizot a proposé trois mois pour les pairs; d'autres membres ont demandé un mois.

M. le Président.--Je vais mettre aux voix les paragraphes séparément, ce qui établit la division demandée par M. Mestadier.

«Nul ne pourra siéger dans l'une ou l'autre Chambre, s'il ne prête le serment exigé par la présente loi.»

(Adopté à l'unanimité.)

«Tout député qui n'aura pas prêté le serment dans le délai de quinze jours sera considéré comme démissionnaire.»

On demande que le délai soit porté à un mois.

Voix à gauche.--La priorité pour le délai de quinze jours.

M. le Président.--Je dois commencer par le plus long délai.

(Le délai d'un mois est mis aux voix et rejeté.)

La Chambre adopte le paragraphe avec le délai de quinze jours.

Paragraphe 3:

«Tout pair qui n'aura pas prêté le même serment, dans le délai de trois mois, sera considéré comme personnellement déchu du droit de siéger dans la Chambre des pairs.»

Le délai de trois mois est rejeté à une grande majorité.

M. Salverte.--J'abandonne le délai de quinze jours pour me réunir au délai d'un mois.

M. Odier.--- Il ne faut pas oublier qu'il ne s'agit que des pairs qui sont en France.

M. Jacqueminot.--Il est bien entendu que les pairs qui ont des missions à l'étranger, comme M. l'amiral Duperré, ne sont pas compris dans ce délai.

M. Guizot.--Il y a des délais légaux établis dans le Code civil pour les personnes qui sont hors de France. Ces délais s'appliqueront aux pairs qui sont hors de France comme à tous les individus.



VIII

Renseignements donnés par le ministre de l'intérieur sur les changements opérés dans le personnel de l'administration après la révolution de 1830.

--Chambre des députés--Séance du 27 août 1830.--

A plusieurs reprises, et notamment dans la séance du 27 août 1830, on avait reproché au gouvernement de ne pas procéder assez fermement ni assez vite dans les changements qui devaient être apportés dans le personnel de l'administration, et ce reproche semblait particulièrement adressé au ministre de l'intérieur. J'y répondis, en donnant à ce sujet, les renseignements de fait et les explications qui suivent:

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Je remercie l'honorable préopinant 15 de m'avoir fourni l'occasion d'expliquer à cette tribune des faits que depuis longtemps je désire y faire connaître.

Note 15: (retour) M. Énouf, député de la Manche.

Je ne crois pas qu'il convienne au gouvernement du Roi de répondre à toutes les questions qui peuvent de toutes parts être élevées sur sa marche; mais je pense que jamais il ne doit perdre une occasion pour faire connaître la vérité sur ses actes et mettre le pays à même d'en juger avec pleine connaissance. (Adhésion.) On a reproché à l'administration de l'intérieur de ne pas mettre assez de promptitude dans les changements qu'il doit opérer; je n'ai à cela qu'une seule réponse; il y a en France quatre-vingt-six préfets; à l'heure qu'il est soixante-seize ont été changés, complétement changés, non pas transportés d'un lieu à un autre, mais effectivement changés; il y a deux cent soixante-dix-sept sous-préfets; il y en a soixante-un de changés; il y a quatre-vingt-six secrétaires généraux; il y en a trente-huit de changés. Je ne dis pas cela pour entrer en discussion sur le mérite des choix; je ne crois pas que cela puisse être porté à la tribune, mais uniquement pour laver l'administration du reproche de lenteur.

M. Demarçay.--J'ai dit le contraire.

M. Guizot.--Ce n'est pas à l'honorable préopinant seul que je réponds; je saisis l'occasion de répondre à des reproches qui s'élèvent de plus d'un lieu, et je le remercie de m'en avoir fourni l'occasion.

Je n'ai parlé et je ne puis parler que de ce qui s'est passé dans mon département; mais je sais que, dans les départements de mes collègues, le même empressement a été apporté. Je me hâte de dire qu'il est impossible que dans un travail aussi étendu, aussi prompt, on n'ait pas commis des erreurs qui ont la précipitation même pour cause; je le reconnais et j'ajoute que ces erreurs, dès que le temps nous les aura signalées, seront aussitôt réparées.

Quant au fond des choses, je crois que, même après les plus grandes secousses, lorsque l'état général du pays est changé, aucun esprit radicalement exclusif et hostile ne doit être apporté dans le choix des personnes. La maxime de César qui dit: Quiconque n'est pas contre moi est pour moi, cette belle maxime doit être prise pour règle d'une bonne administration. (Bravos.) Un gouvernement n'est pas appelé à faire triompher tel ou tel ordre de personnes, mais à faire prévaloir certains principes, certains intérêts généraux, et c'est pour lui une bonne fortune quand il peut attirer à ces intérêts des défenseurs pris dans tous les rangs de la société. (Nouvelle et vive adhésion.)

Quant à un autre reproche qui a été adressé à l'administration, le reproche de n'avoir pas considéré soudainement toutes les lois comme abrogées, de n'avoir pas appelé, par exemple, la population à élire partout un certain ordre de magistrats, je ne crois pas que ce reproche non plus soit fondé. C'est le premier principe d'ordre social et de gouvernement que les lois, tant qu'elles ne sont pas formellement abrogées, subsistent et doivent être exécutées. Pour moi, dépositaire de la confiance du Roi dans mon département, je ne me croirai pas permis d'agir autrement que ne me l'ordonnent les lois du pays. Je suis le premier à penser que de grands changements doivent être apportés à ces lois en ce qui concerne les magistrats municipaux, qu'il faut que le principe de l'élection se fasse une grande part et influe sur la conduite de l'administration: je serai le premier à provoquer l'intervention de ce principe et à le présenter aux Chambres; mais dans l'état de la législation, il n'est pas permis au gouvernement de mettre en action un principe qui n'est pas dans la loi.

J'ajouterai que partout où spontanément, librement, par le cours des choses, dans un moment de crise, l'élection est intervenue, partout par exemple où la garde nationale s'est organisée elle-même, où les citoyens ont nommé leurs officiers, où même ils ont désigné leurs maires, leurs adjoints, l'administration s'est empressée de confirmer ces choix; elle les a regardés comme l'expression naturelle et légitime du voeu public; loin de le repousser, elle l'a accueilli; c'est là, je crois, tout ce qu'elle pouvait faire. (Bravo! bravo!)

Je n'ai plus qu'un mot à dire sur l'amendement en lui-même. Il a pour objet de restreindre seulement à notre session le droit des députés devenus fonctionnaires à continuer de siéger dans la Chambre jusqu'à la réélection. Je réponds que ceci n'est pas seulement une mesure de circonstance; ce n'est pas parce qu'il y a eu un plus ou moins grand nombre de députés appelés à des fonctions publiques, que la mesure doit être adoptée; elle est bonne en soi et en tout état de choses. Il nous a paru qu'on ne pouvait poser en principe que le choix du gouvernement équivalût à une destitution du député. Tant que la réélection n'a pas eu lieu, la prérogative est en faveur de celui qui possède le titre. Excepté dans la circonstance extraordinaire où nous nous trouvons, il n'arrivera jamais que le nombre des députés appelés à des fonctions publiques, durant une session, soit fort considérable; jamais il n'y aura une invasion des places par la Chambre, et dès lors il n'y a pas d'inconvénient à ce que nous ayons proposé.

C'est sur ces raisons fondamentales et non pas sur des motifs de circonstance que l'article a été introduit. Je prie donc la Chambre de repousser l'amendement.



IX

Présentation, par le ministre de l'intérieur d'un rapport général sur l'état de la France et les actes du gouvernement depuis la révolution de 1830.

--Chambre des députés.--Séance du 11 septembre 1830.--

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, le Roi nous a ordonné de mettre sous vos yeux le tableau de l'état de la France et des actes du gouvernement depuis la glorieuse révolution qui a fondé son trône en sauvant notre pays.

Fier de son origine, le gouvernement éprouve le besoin de dire hautement comment il comprend sa mission et se propose de la remplir.

Il est le résultat d'un héroïque effort soudainement tenté pour mettre à l'abri du despotisme, de la superstition et du privilége, les libertés et les intérêts nationaux.

En quelques jours, l'entreprise a été accomplie avec un respect et un ménagement, jusque-là sans exemple, pour les droits privés et l'ordre public.

Saisie d'un juste orgueil, la France s'est promis qu'un si beau triomphe ne serait point stérile. Elle s'est regardée comme délivrée de ce système de déception, d'incertitude et d'impuissance qui l'a fatiguée et irritée si longtemps. Elle a compté sur une politique conséquente et vraie qui ouvrirait devant elle une large carrière d'activité et de liberté. Elle y veut marcher d'un pas ferme et régulier.

C'est dans ce caractère de l'événement au sein duquel il est né, et des espérances dont la France est animée, que le gouvernement trouve la règle de sa conduite.

Il se sent appelé à puiser sa force dans les institutions qui garantissent les libertés du pays, à maintenir l'ordre légal en améliorant progressivement les lois, à seconder sans crainte, au sein de la paix publique, fortement protégée, le développement de toutes les facultés, l'exercice de tous les droits.

Telle est, à ses yeux, la politique qui doit faire porter à notre révolution tous ses fruits.

Pour la réaliser, une première tâche lui était imposée. Il fallait prendre partout possession du pouvoir, et le remettre à des hommes capables d'affermir le triomphe de la cause nationale. Grâce aux conquêtes de 1789, l'état social de la France a été régénéré; grâce à la victoire de 1830, ses institutions politiques ont reçu en un jour les principales réformes dont elles avaient besoin. Une administration partout en harmonie avec l'état social et la Charte, une constante application des principes consacrés sans retour, tel est aujourd'hui le besoin pressant, le voeu unanime du pays. De nombreux changements dans le personnel étaient donc la première nécessité du gouvernement; par là, il devait faire sentir en tous lieux sa présence, et proclamer lui-même son avénement. L'oeuvre avance vers son terme. Le temps prononcera sur le mérite des choix. Mais on peut, dès aujourd'hui, se former une juste idée de l'étendue et de la célérité du travail; nous vous en présentons rapidement les principaux résultats.

A peine en fonctions, le ministre de la guerre a pourvu au commandement des divisions et subdivisions militaires. 75 officiers généraux en étaient investis; 65 ont été remplacés; 10 sont demeurés à leur poste; ils l'ont mérité par la promptitude et la franchise de leur concours.

En même temps, et dès le 8 août, les officiers généraux qui se trouvaient chargés de l'inspection ordinaire des troupes ont été rappelés; et dix lieutenants généraux ou maréchaux de camp ont été envoyés auprès des corps, avec ordre de proclamer l'avénement du Roi, de prévenir toute scission, et de proposer, parmi les officiers, les remplacements nécessaires.

Trente-neuf régiments d'infanterie et vingt-six régiments de cavalerie ont reçu des colonels nouveaux. Beaucoup de remplacements ont eu lieu dans les grades inférieurs.

Des commandants nouveaux ont été envoyés dans trente-une places importantes.

Une commission d'officiers généraux, en fonctions depuis le 16 août, examine les titres des officiers qui demandent du service. Son travail est fort avancé.

Des mesures ont été prises, dès les premiers jours du mois d'août, pour le licenciement des régiments suisses de l'ancienne garde royale et de la ligne. Elles sont en pleine exécution. Le licenciement des régiments français de l'ex-garde et des corps de la maison militaire du roi Charles X est accompli.

Pour compenser les pertes qu'entraîne ce licenciement, l'effectif des régiments d'infanterie de ligne sera porté à 1,500 hommes, celui des régiments de cavalerie à 700 hommes, celui des régiments d'artillerie et du génie à 1,200 et 1,450 hommes.

Trois régiments nouveaux, un de cavalerie sous le nom de lanciers d'Orléans, deux d'infanterie sous les nos 65 et 66, et six bataillons d'infanterie légère s'organisent en ce moment.

Deux bataillons de gendarmerie à pied ont été spécialement créés pour faire le service dans les départements de l'Ouest.

Une garde municipale a été instituée pour la ville de Paris. Plus de la moitié des hommes qui doivent la composer sont prêts à entrer en activité de service.

Le général commandant l'armée d'Afrique a été changé. Le drapeau national flotte dans les rangs de cette armée qui s'est montrée aussi empressée de l'accueillir que digne de le suivre, et qui recevra les récompenses qu'elle a si vaillamment conquises.

Ainsi, au bout de cinq semaines, le personnel de l'armée est renouvelé ou près du terme de son renouvellement.

La marine n'appelait pas des réformes si étendues. Par sa nature même, ce corps exige la réunion de connaissances spéciales et d'une expérience longue et continue. Aussi l'ancien gouvernement avait-il été forcé d'y conserver ou d'y admettre des officiers qui professaient hautement des opinions dont il poursuivait la ruine: ils se sont hâtés d'accueillir notre révolution; elle accomplissait leurs voeux. Là peu de changements étaient donc nécessaires. Cependant les abus qui avaient pénétré ont été abolis. Trois contre-amiraux, douze capitaines de vaisseau, cinq capitaines de frégate, quatre lieutenants de vaisseau et un enseigne ont été admis à la retraite. Une commission présidée par le doyen de l'armée navale examine avec soin les réclamations des officiers que l'ancien gouvernement avait écartés. Une création nouvelle, celle des amiraux de France, a assuré à la marine des récompenses proportionnées à ses services, et l'a fait sortir de cette espèce d'infériorité où elle était placée comparativement à l'armée de terre, qui possédait seule la dignité de maréchal de France. Enfin l'illustre chef de l'armée navale en Afrique a reçu du Roi, par son élévation à ce grade, le juste prix de ses travaux; et ses compagnons trouveront à leur arrivée en France l'avancement et les distinctions qu'ils ont si bien mérités.

Nulle part la réforme n'était plus nécessaire et plus vivement sollicitée que dans l'administration intérieure. La plupart de ses fonctionnaires, instruments empressés ou dociles d'un système de fraude et de violence, avaient encouru la juste animadversion du pays. Ceux-là mêmes dont les efforts avaient tendu à atténuer le mal s'étaient usés dans cette lutte ingrate, et manquaient, auprès de la population, de cet ascendant moral, de cette confiance prompte et facile, première force du pouvoir, surtout quand il vit en présence de la liberté. 76 préfets sur 86, 196 sous-préfets sur 277, 53 secrétaires généraux sur 86, 127 conseillers de préfecture sur 315, ont été changés. En attendant la loi qui doit régénérer l'administration municipale, 393 changements ont déjà été prononcés; et une circulaire a ordonné aux préfets de faire, sans retard, tous ceux qu'ils jugeraient nécessaires, sauf à en demander la confirmation définitive au ministre de l'intérieur.

Le ministre de la justice a porté toute son attention sur la composition des parquets, tant des cours souveraines que des tribunaux de première instance. Dans les premières, 74 procureurs généraux, avocats généraux et substituts, dans les seconds, 254 procureurs du Roi et substituts ont été renouvelés. Dans la magistrature inamovible, le ministère s'est empressé de pourvoir aux siéges vacants, soit par démission, soit par toute autre cause. A ce titre ont déjà eu lieu 103 nominations de présidents, conseillers et juges. A mesure que les occasions s'en présentent, les changements continuent. Les justices de paix commencent à être l'objet d'un scrupuleux examen.

Dans le conseil d'État, et en attendant la réforme fondamentale qui se prépare, le nombre des membres en activité de service a été provisoirement réduit de cinquante-cinq à trente-huit. Sur ces trente-huit, vingt ont été changés. Le conseil de l'instruction publique était composé de neuf membres; cinq ont été écartés. La même mesure a été prise à l'égard de cinq inspecteurs généraux et de quatorze recteurs d'académie sur vingt-cinq. Un travail se prépare pour apporter dans les colléges, pendant les vacances, les changements dont la convenance sera reconnue. Une commission est chargée de faire un prompt rapport sur l'École de médecine, et d'en préparer la réorganisation.

Dans le département des affaires étrangères, la plupart de nos ambassadeurs et ministres au dehors ont été révoqués.

La situation du ministre des finances, quant au personnel, était particulièrement délicate. Il n'en est pas des principaux agents financiers comme des autres fonctionnaires. Leurs affaires sont mêlées, enlacées dans celles de l'État, et veulent du temps pour s'en séparer. Il faut plusieurs mois pour qu'un receveur général en remplace complétement un autre; celui qui se retire a une liquidation à faire; celui qui arrive a la confiance à obtenir. Au milieu d'une crise dont l'ébranlement ne pouvait manquer de se faire sentir dans les finances publiques, il y eût eu péril à écarter brusquement des hommes d'un crédit bien établi, et qui s'empressaient de le mettre au service du trésor. Dans les autres parties de l'administration, une confusion de quelques jours est un mal; dans l'administration financière, un embarras de quelques instants serait une calamité. La réserve est donc ici commandée par la nature des choses et l'intérêt général. Le ministre des finances a dû s'y conformer. Il a commencé, du reste, dans son administration, une réforme qu'il poursuivra, de département en département, avec une scrupuleuse attention.

Vous le voyez, messieurs, nous nous sommes bornés au plus simple exposé des faits; il en résulte clairement que le personnel de l'administration de la France a déjà subi un renouvellement très-étendu, et que si, dans l'un des services publics, le renouvellement n'a pas été aussi rapide qu'ailleurs, ce ménagement était dû à l'un des plus pressants intérêts de l'État.

En écartant les anciens fonctionnaires, nous avons cherché, pour les remplacer, des hommes engagés dans la cause nationale et prêts à s'y dévouer; mais la cause nationale n'est point étroite ni exclusive; elle admet diverses nuances d'opinion, elle accepte quiconque veut et peut la bien servir. A travers tant de vicissitudes qui depuis quarante ans ont agité notre France, beaucoup d'hommes se sont montrés, dans des situations différentes, de bons et utiles citoyens; il n'est aucune époque de notre histoire contemporaine qui n'ait à fournir d'habiles administrateurs, des magistrats intègres, de courageux amis de la patrie. Nous les avons cherchés partout; nous les avons pris partout où nous les avons trouvés. Ainsi, sur les 76 préfets que le Roi a choisis, 47 n'ont occupé aucune fonction administrative depuis 1814; 29 en ont été revêtus. Parmi ces derniers, 18 avaient été successivement destitués depuis 1820. Parmi les premiers, 23 avaient occupé des fonctions administratives avant 1814; 24 sont des hommes tout à fait nouveaux et portés aux affaires par les derniers événements. Le moment est venu, pour la France, de se servir de toutes les capacités, de se parer de toutes les gloires qui se sont formées dans son sein.

Malgré son importance prédominante en des jours de crise, le personnel n'a pas seul occupé l'attention du gouvernement; il a pris aussi des mesures pour rendre promptement à l'administration des choses la régularité et l'ensemble dont elle a besoin.

Dès le 6 août, le ministre de la guerre a donné des ordres pour arrêter la désertion et faire rejoindre les hommes qui avaient quitté leurs corps. Il a pourvu au retrait des armes et des chevaux abandonnés par les déserteurs.

De nombreux mouvements de troupes ont été opérés, soit dans le but de la réorganisation des corps, soit pour porter des forces sur les points où leur présence était jugée utile.

Des désordres se sont manifestés dans quelques régiments de cavalerie et d'artillerie, et dans un seul régiment d'infanterie. Mais de promptes mesures ont été prises pour rétablir l'ordre, resserrer les liens de la discipline, et rendre justice à chacun.

Tous les services de l'armée ont été assurés. Les corps de l'ancienne garde royale et les régiments suisses ont reçu religieusement, en solde, masses, etc., tout ce qu'ils pouvaient prétendre. Les approvisionnements pour l'armée d'Afrique ont été complètes jusqu'au 1er novembre, en se servant, forcément et à cause de l'urgence, du marché précédemment conclu. Les rapports du nouvel intendant en chef de cette armée amèneront à de meilleurs moyens pour régler cet important service.

L'armement des gardes nationales est l'un des objets qui attirent spécialement les soins du ministre. Des ordres sont donnés pour rassembler et fournir promptement tous les fusils dont on pourra disposer; un grand nombre est déjà livré.

L'activité la plus régulière se déploie dans l'administration de la marine. Des vaisseaux de l'État sillonnent en ce moment toutes les mers pour porter, sur tous les points du globe, nos grandes nouvelles. Ils feront respecter partout les couleurs nationales; partout ils protégeront le commerce et rassureront les navigateurs français. Des croisières sont établies dans ce but, à l'entrée du détroit de Gibraltar et sur toutes nos côtes.

Notre escadre continuera à seconder les opérations de notre armée de terre en Afrique; elle assurera nos communications avec Alger et la France, et aucun approvisionnement ne sera compromis.

Le conseil d'amirauté s'occupe de réunir les matériaux d'une législation complète sur les colonies: une commission sera chargée de mettre le gouvernement en mesure de la présenter bientôt aux Chambres.

Des travaux nouveaux sont entrepris à Dunkerque et dans d'autres ports. Partout règne la plus exacte discipline; l'ordre est partout maintenu, sur les vaisseaux comme sur terre, dans les arsenaux et dans les ateliers.

L'irrégularité des communications, le renouvellement des fonctionnaires, le nombre et la gravité des affaires générales, avaient, pendant trois semaines, un peu ralenti les travaux ordinaires du ministère de l'intérieur. Non-seulement ils ont repris leur cours, mais aucune trace de cet arriéré momentané n'existe plus. Une organisation plus simple de l'administration centrale a permis de porter dans la correspondance une activité vraiment efficace. Des instructions ont été partout données sur les affaires de l'intérêt le plus général et le plus pressant, sur l'organisation des gardes nationales, sur la prestation de serment des fonctionnaires, sur la publication des listes électorales et du jury, sur les prisons, etc. Tous les préfets sont maintenant à leur poste; l'autorité est partout reconnue et en vigueur. Sans doute, elle rencontre encore des obstacles; quelque agitation subsiste sur un certain nombre de points. Elle a éclaté à Nîmes, on la redoute dans deux ou trois départements du Midi. Ceux de l'Ouest, si longtemps le théâtre des discordes civiles, en contiennent encore quelques vieux ferments. C'est le devoir du gouvernement de ne pas perdre de vue ces causes possibles de désordre, et il n'y manquera point; déjà il est partout en mesure; des troupes ont marché vers le Midi, d'autres sont déjà cantonnées dans l'Ouest. Une surveillance active et inoffensive à la fois est partout exercée. Elle suffira pour prévenir un mal que rêvent à peine les esprits les plus aveugles. La promptitude avec laquelle les troubles de Nîmes ont été réprimés est bien plus rassurante que ces troubles mêmes ne peuvent paraître inquiétants.

Une autre inquiétude se fait sentir. On craint que notre révolution et ses résultats ne rencontrent, dans une partie du clergé français, des sentiments qui ne soient pas en harmonie avec ceux du pays. Le gouvernement du Roi n'ignore, messieurs, ni les imprudentes déclamations de quelques hommes, ni les menées ourdies à l'aide d'associations ou de congrégations que repoussent nos lois. Il les surveille sans les redouter. Il porte à la religion et à la liberté des consciences un respect sincère; mais il sait aussi jusqu'où s'étendent les droits de la puissance publique, et ne souffrira pas qu'ils reçoivent la moindre atteinte. La séparation de l'ordre civil et de l'ordre spirituel sera strictement maintenue. Toute infraction aux lois du pays, toute perturbation de l'ordre seront fortement réprimées, quels qu'en soient les auteurs.

Le gouvernement compte sur le concours des bons citoyens pour porter remède à un mal d'une autre nature, dont la gravité ne saurait être méconnue; il s'occupe avec assiduité de la préparation du budget, et ne tardera pas à le présenter aux Chambres. Mais la perception de certains impôts a rencontré depuis six semaines d'assez grands obstacles: ils ont disparu en ce qui concerne les douanes; leur service, un moment interrompu sur deux points de la frontière, dans les départements des Pyrénées-Orientales et du Haut-Rhin, a été promptement rétabli. L'impôt direct est partout payé avec une exactitude, disons mieux, avec un empressement admirable. Mais des troubles ont eu lieu dans quelques départements à l'occasion de l'impôt sur les boissons, et en ont momentanément suspendu la perception. Aussi, sur quinze millions de produits qu'on devait attendre des contributions indirectes, pendant le seul mois d'août, y aura-t-il perte de deux millions. Décidé à apporter dans cet impôt les réductions et les modifications qui seront jugées nécessaires, le gouvernement proposera incessamment aux Chambres un projet de loi concerté avec la commission qu'il a nommée à cet effet. La France peut compter aussi que, dans les divers services du budget, il poussera l'économie aussi loin que le permettra l'intérêt public, et qu'il ne négligera aucun moyen d'alléger les charges des contribuables. Mais il est de son devoir le plus impérieux, il est de l'intérêt public le plus pressant, que rien ne vienne jeter l'incertitude et le trouble dans le revenu de l'État. C'est sur la perception régulière et sûre de l'impôt que repose le crédit; c'est sur l'étendue et la solidité du crédit que repose le développement facile, rapide, des ressources de l'État et de la prospérité nationale. Certes, le crédit du trésor est grand et assuré; il ne restera point au-dessous de ses charges; il va suffire aisément dans le cours de ce mois au payement de plus de cent millions qu'exigent les besoins du service. Mais pour qu'il subsiste et se déploie de plus en plus, il importe essentiellement que ses bases ne soient pas ébranlées.

Elles ne le seront point, messieurs, pas plus que notre ordre social ne sera compromis par la fermentation momentanée qui s'est manifestée sur quelques points, et que repousse de toutes parts la sagesse de la France. Sans doute, dans son gouvernement comme en toutes choses, la France désire l'amélioration, le progrès, mais une amélioration tranquille, un progrès régulier. Satisfaite du régime qu'elle vient de conquérir, elle aspire avant tout à le conserver, à le consolider. Elle veut jouir de sa victoire et non entreprendre de nouvelles luttes. Elle saura bien mettre elle-même le temps à profit pour perfectionner ses institutions, et elle regarderait toute tentative désordonnée comme une atteinte à ses droits aussi bien qu'à son repos.

Ce repos, messieurs, le gouvernement, fort de ses droits et du concours des Chambres, saura le maintenir, et il sait qu'en le maintenant il fera prévaloir le voeu national. Déjà, à la première apparence de troubles, les bons citoyens se sont empressés au-devant de l'autorité pour l'aider à les réprimer, et le succès a été aussi facile que décisif. Partout éclaterait le même résultat. Les lois ne manquent point à la justice: la force ne manquera point aux lois. Que les amis des progrès, de la civilisation et de la liberté n'aient aucune crainte; leur cause ne sera point compromise dans ces agitations passagères. Le perfectionnement social et moral est le résultat naturel de nos institutions; il se développera librement, et le gouvernement s'empressera de le seconder. Chaque jour, de nouvelles assurances amicales lui arrivent de toutes parts; chaque jour, l'Europe reconnaît et proclame qu'il est pour tous un gage de sécurité et de paix. La paix est aussi son voeu. Au dedans comme au dehors, il est fermement résolu à conserver le même caractère, à s'acquitter de la même mission.



X

Discussion du projet de loi relatif au vote annuel, par les Chambres, du contingent nécessaire pour le recrutement de l'armée.

--Chambre des députés.--Séance du 15 septembre 1830.--

La Charte de 1830, dans son article final, avait mis le vote annuel, par les Chambres, du contingent de l'armée au nombre des réformes légales qui devaient être promptement accomplies. Le gouvernement fit présenter le 2 septembre 1830, à la Chambre des députés, un projet de loi destiné à acquitter cet engagement. Le rapport en fut fait le 13 septembre par le général Lamarque. Dans le débat qui eut lieu le 15 septembre, plusieurs membres demandèrent la révision et la refonte de toutes les lois qui avaient réglé l'organisation de notre armée, spécialement de la loi fondamentale du 10 mars 1818, présentée par le maréchal Gouvion Saint-Cyr. La commission elle-même avait ouvert cette voie en proposant d'amender l'article 3 du projet de loi qui portait: «Sont maintenues toutes les dispositions des lois du 10 mars 1818 et du 9 juin 1824 qui ne sont pas contraires à la présente loi,» en ajoutant le mot provisoirement au mot maintenues. Le gouvernement repoussa cet amendement, et je pris deux fois la parole pour le combattre. Il fut rejeté, et le projet de loi, adopté tel que le gouvernement l'avait présenté, fut promulgué comme loi le 11 octobre 1830.

Le 28 octobre 1831, dans la discussion du projet de loi présenté le 17 août précédent sur le recrutement de l'armée, et qui devint la loi du 21 mars 1832, le général Lamarque proposa, par amendement, l'abolition du vote annuel du contingent. Je combattis son amendement et il finit par le retirer.

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, la loi dont la Chambre s'occupe en ce moment n'est pas une loi d'organisation militaire; c'est une loi purement politique, qui a pour objet d'introduire dans nos institutions un principe qui en avait été repoussé jusqu'ici. Quel que fût notre système militaire, quelle que fût l'organisation de notre armée, ce principe devrait également y être introduit.

Lors donc qu'on veut, à l'occasion de cette loi, traiter des questions d'organisation militaire et examiner si la conscription est utile, on s'écarte, ce me semble, de la nature et du but de la loi. La loi, je le répète, est purement politique; elle a pour unique but de faire entrer un principe dans nos institutions, quel que soit le mode de recrutement, quelle que soit l'organisation de l'armée. Les questions militaires sont résolues par notre législation actuelle. Sont-elles bien ou mal résolues? Y a-t-il des modifications à faire? Ces dernières questions demeurent entières; elles ne sont nullement impliquées dans le projet qui vous est soumis.

Pourquoi donc, à l'occasion de ce projet, venir frapper d'improbation les lois existantes? Quel avantage peut-il y avoir, pour l'État, à affaiblir, à énerver ainsi une législation tout entière? Et si quelques parties de cette législation sont vicieuses, la Chambre n'a-t-elle pus le moyen de les réformer? L'initiative ne lui appartient-elle pas? Ne peut-elle proposer des changements dans toute notre organisation militaire, ou dans telle ou telle partie de cette organisation, si elle le juge convenable?

Il y a, ce me semble, de graves inconvénients à vouloir faire ces changements sans les avoir discutés à fond. Ce que vous discutez aujourd'hui, ce n'est pas l'organisation militaire, c'est le rapport de votre commission sur une question toute spéciale et purement politique. Notre régime militaire a été réglé par des lois, après de mûres délibérations sans doute. Je ne dis pas qu'il n'y a point de changements à y apporter; mais je crois que ces changements doivent être l'objet d'une proposition spéciale, d'une délibération approfondie, et non pas indiqués et réclamés en passant, au moment où vous discutez une proposition d'une tout autre nature.

Le débat se prolongea; le général Demarçay et M. de Tracy persistèrent à soutenir l'amendement qui frappait d'un caractère provisoire toute notre organisation militaire. Je repris la parole en ces termes:

Je n'ai eu garde de dire à la Chambre que les lois qui règlent aujourd'hui notre organisation militaire devaient être regardées comme irrévocables, qu'aucune modification n'y serait apportée. J'ai au contraire parlé des modifications qu'elles pouvaient exiger et des divers moyens par lesquels ces modifications pourraient être introduites. J'ai parlé de l'initiative que pouvait exercer, à cet égard, la Chambre elle-même. J'ai donc été loin de penser qu'aucune modification ne pût être proposée.

Ce que j'ai combattu, c'est l'ébranlement donné par occasion, et comme en se jouant, à la législation tout entière. Ne vient-on pas de dire à la tribune et d'une manière générale, absolue, que ces lois étaient mauvaises, mauvaises pour les citoyens, pour l'armée, et cela en termes vagues, sans discussion, sans distinction? Cependant, messieurs, les lois qui règlent l'organisation de l'armée contiennent les règles de l'avancement et une multitude de dispositions différentes, dont les unes sont généralement regardées comme bonnes, tandis que d'autres sont susceptibles de modification. N'y a-t-il pas un inconvénient immense à qualifier ainsi sans examen toute une législation de mauvaise, de réprouvée par l'opinion?

Pour légitimer les reproches indistinctement adressés aux lois militaires, on vous a parlé de l'état de l'administration, de désordres qui existent, dit-on, dans des communes rurales. Il est vrai; il y a des désordres, quoiqu'ils soient infiniment moins nombreux et moins graves qu'on ne les a représentés. A quoi tiennent-ils? à l'état de transition dans lequel nous sommes, à la difficulté de passer du régime qui vient de tomber au régime qui se fonde. Vous renouvelez partout les autorités, vous mettez en mouvement un public immense. Vous avez raison de le faire; mais comment s'étonner qu'au milieu d'une telle transformation quelque désordre se manifeste?

Est-ce en ébranlant les lois qu'on espère rétablir l'ordre dans les faits? Quoi! vous choisissez précisément le moment où la société est agitée, pour venir la remuer jusque dans ses fondements! Messieurs, ou je m'abuse étrangement, ou la mission du gouvernement et de la Chambre est aujourd'hui de calmer la société (Oui, oui! C'est cela! Très-bien!), de la calmer, non-seulement matériellement et dans les faits, mais moralement et dans les esprits, car les esprits sont aujourd'hui bien plus ébranlés que les faits.

La société subsiste et marche avec régularité, et même avec un degré de liberté merveilleux, après la révolution qui vient de s'accomplir. A-t-on jamais vu, au milieu d'un changement de dynastie, d'une constitution renouvelée, aucune liberté suspendue, tous, amis et adversaires, vainqueurs et vaincus, jouissant également de la liberté individuelle, de la liberté de la presse, de tous les droits constitutionnels? Toutes les libertés écrites dans nos institutions existent aussi en fait. Point de lois d'exception, point d'actes de persécution. Qu'au milieu de ce développement général de toutes les libertés, il y ait eu quelques troubles dans quelques communes, quoi d'étrange? Que vos paroles les calment, messieurs, car les paroles descendues de cette tribune ont action et autorité. Et cette influence appartient à la Chambre, non-seulement en vertu de son droit, mais encore par la manière dont elle a exercé sa mission, par le patriotisme, et permettez-moi de le dire, par le bon sens qu'elle a déployés dans les circonstances difficiles au milieu desquelles elle s'est trouvée. La Chambre a été appelée en vingt-quatre heures à changer le gouvernement du pays, les personnes et les institutions. Eh bien, en vingt-quatre heures, la Chambre a fait les changements que réclamait la raison publique, ni plus ni moins. Elle a su agir et elle a su s'arrêter. Elle n'a point méconnu la grandeur de sa tâche; elle ne s'est point laissée emporter par l'entraînement de sa situation. Dans l'un et l'autre sens, elle a prouvé son patriotisme.

L'avenir ne s'en étonnera point, messieurs; il dira que la Chambre a été fidèle à son origine. Jamais assemblée n'a été élue avec un mouvement plus national, plus laborieux. C'est la victoire des élections qui a fait la Chambre, et c'est la Chambre qui a précédé, je dirais volontiers qui a amené la victoire nationale. Ce sont les élections faites quelques jours avant les événements de juillet qui ont décidé les derniers coups du despotisme. Le gouvernement déchu n'a pas osé se trouver en présence de la Chambre. Il a senti que le despotisme qu'il méditait ne pouvait s'exercer devant elle, qu'il y avait incompatibilité entre elle et lui, et il s'est porté aux derniers excès.

Sans doute, ce n'est pas la Chambre qui l'en a puni: ce ne sont pas des Chambres qui font des révolutions pareilles. Il faut, pour les accomplir, toute la puissance publique, toute l'ardeur, toute l'unanimité d'une nation. Félicitons-nous de ce que notre révolution a eu ce caractère, de ce qu'elle a été une oeuvre populaire; c'est à cause de cela qu'elle a été exempte d'intrigues et d'oscillations, décidée en quelques heures, pleine de simplicité et de grandeur. Mais maintenant le fait est accompli, une autre tâche nous est imposée. Ce n'est plus une révolution que nous avons à faire; c'est un gouvernement et des lois qu'il s'agit de fonder. Sans doute ces lois doivent être faites sous l'influence des intérêts et des opinions de la nation, et en définitive, elles doivent être l'expression fidèle de son voeu; mais quant aux moyens d'exécution, quant aux époques où ces lois doivent être discutées, c'est aux pouvoirs légaux seuls qu'il appartient d'en décider.

Nous sommes rentrés, messieurs, sous l'empire des pouvoirs légaux: le gouvernement est changé, les institutions sont modifiées; mais nous vivons dans un ordre régulier, nous agissons par des moyens réguliers, nous procédons par délibérations, par élections, par toutes les voies constitutionnelles. Si donc il y a des réformes à introduire dans notre organisation militaire, elles seront introduites avec le temps; elles seront l'objet de délibérations expresses; elles pourront émaner soit des Chambres, soit du gouvernement. Mais, jusqu'à ce que nous ayons occasion d'en délibérer avec maturité, et d'arriver à des résultats conformes aux intérêts du pays, ne nous abandonnons pas au mouvement désordonné des esprits: travaillons à remettre le calme dans les idées comme dans les faits; réglons et dirigeons le mouvement; la France nous en saura gré. (Vif mouvement d'adhésion.)



--Séance du 28 octobre 1831.--

M. Guizot.--Messieurs, il s'agit ici d'une des plus importantes prérogatives de la Chambre, d'une prérogative ardemment et laborieusement réclamée pendant quinze années, et conquise pour la première fois en 1830. Voici non pas les termes de la Charte, car ce n'est pas la charte qui a déterminé cette prérogative, mais d'une loi rendue dans la dernière session, le 11 octobre 1830, en exécution d'une promesse de la Charte.

Cette loi porte: «La force du contingent à appeler chaque année, conformément à la loi du 10 mars 1818, pour le recrutement des troupes de terre et de mer, sera déterminée par les Chambres à chaque session.»

Art. 2. «L'article 5 de la loi du 10 mars 1818 et l'article 1er de celle du 9 juin 1824 sont abrogés.»

Voici quels étaient les deux articles aujourd'hui abrogés:

Art. 5 de la loi du 10 mars 1818. «Le complet de paix de l'armée, y compris les sous-officiers et officiers, est fixé à 240,000 hommes; les appels faits en vertu de l'art. 1er ne pourront dépasser ce complet de 240,000 hommes, ni excéder annuellement 40,000 hommes. En cas de besoins plus grands, il y serait pourvu par une loi.»

Art. 1er de la loi de 1824. «Les appels faits chaque année conformément à la loi du 10 mars 1818, pour le recrutement des troupes de terre et de mer, seront de 60 mille hommes.»

Voilà les deux articles abrogés par la loi de 1830, c'est-à-dire que ce qui est aboli, c'est la fixation du complet de l'armée et des appels annuels. La loi de 1830 dit qu'il n'y aura pas de complet fixe, ni d'appels annuels fixes: voilà ce que vous avez décidé en 1830 par une loi rendue en vertu d'une promesse de la Charte; voilà ce que le général Lamarque vous propose d'abolir.

Le ministre de la guerre, dans le projet de loi qui fut proposé à la dernière session, avait inséré un complet de l'armée de 500,000 hommes; mais, par suite des explications qui eurent lieu à la commission, le ministre a reconnu que ce complet n'était pas nécessaire, et il ne l'a pas reproduit dans le projet qu'il nous a présenté à cette session. M. le général Lamarque vient donc vous proposer de faire ce que le ministre n'a pas cru nécessaire.

Il propose de fixer, une fois pour toutes, l'appel annuel; le complet de l'armée est fixé à 500,000 hommes, le nombre des années de service étant fixé à sept ans, c'est-à-dire qu'il faudra lever de 70 à 80,000 hommes par année pour que le complet soit maintenu à 500,000 hommes.

Ainsi l'appel annuel sera désormais fixé à 70 ou 75,000 hommes. C'est ce que ne permet pas la loi du mois d'octobre 1830.

Quelles sont les raisons contraires? On vous dit, d'une part, qu'il ne s'agit pas du contingent annuel, mais de la fixité de l'armée à 500,000 hommes. On prétend, d'une autre part, que vous n'abandonnez pas votre droit, parce que vous avez le droit de voter l'effectif sous les drapeaux, de sorte que si vous voulez réduire cet effectif de 40 à 50,000 hommes, vous ferez une réduction proportionnée sur le budget.

Ainsi, ajoute-t-on, quoique vous appeliez réellement 70 à 80,000 hommes par an, vous ne retiendrez sous les drapeaux que le nombre d'hommes que vous voudrez.

Je vous ferai d'abord remarquer que la loi d'octobre 1830 parle du contingent appelé chaque année pour le recrutement des troupes de terre et de mer. Cette loi ne parle pas de l'effectif tenu sous les drapeaux, mais elle parle du contingent annuel. C'est donc bien réellement l'abrogation de la loi d'octobre qu'on vous propose.

Remarquez d'ailleurs qu'avant cette loi, avant l'attribution du vote annuel du recrutement à la Chambre, vous aviez ce que M. le général Lamarque vous propose comme suffisant; vous aviez, dans la loi des finances, la faculté de voter l'effectif tenu sous les drapeaux.

C'est cette faculté qu'avec raison vous n'avez pas regardée comme suffisante. Vous avez pensé que cette fixation indirecte par les finances, par la limitation du nombre d'hommes tenus sous les drapeaux, ne constituait pas le véritable droit de la Chambre de voter annuellement l'impôt levé en hommes.

Car l'impôt, ce n'est pas le nombre qu'on a effectivement sous les drapeaux; c'est le nombre d'hommes qu'on appelle chaque année au service militaire, soit qu'on les tienne immédiatement et activement sous les drapeaux, soit qu'on leur impose l'obligation de s'y rendre dès qu'ils en seront requis.

Voilà le véritable impôt, l'impôt levé en hommes, et vous ne devez pas abandonner le droit de le voter annuellement.

Permettez-moi une comparaison. Si l'on vous proposait de voter une certaine somme, 500 millions, par exemple, par an, votés une fois pour toutes, en vous disant que le gouvernement n'en demandera que 200, mais qu'il pourra prendre le tout en cas de besoin, vous regarderiez avec raison une pareille proposition comme une très-grande restriction de vos droits. De même vous avez le droit de voter annuellement l'impôt en hommes, et cet impôt, comme je le disais, ne consiste pas seulement dans le nombre d'hommes tenus sous les drapeaux, il consiste encore dans le nombre des hommes qui sont appelés. Ces hommes sont soumis à un régime exceptionnel et particulier; ils peuvent être appelés sous les drapeaux d'un moment à l'autre; ils ne peuvent pas se marier sans la permission du ministre de la guerre.

Je dis donc que vous ne pouvez pas abandonner le droit de voter annuellement le nombre d'hommes appelés. On donne pour raison que c'est tous les ans remettre en question la force de l'armée; mais tous les ans l'existence même de l'État n'est-elle pas remise en question par le vote du budget, qui intéresse l'existence même de la couronne, de la magistrature, enfin de toute l'administration?

Le gouvernement représentatif repose sur la confiance qu'on a dans le bon sens des hommes, des électeurs, des Chambres et du gouvernement; sans cette confiance, le gouvernement représentatif est impossible. Remarquez que l'armée est même dans une situation plus favorable que les autres institutions. Quel serait le principe rigoureux du vote annuel de l'armée? Ce serait de faire voter tous les ans aux Chambres l'armée tout entière.

C'est ce qui se pratique en Angleterre par le bill de mutinerie. L'Angleterre vote annuellement l'armée tout entière, et vous, vous n'en votez qu'un septième; il y a six septièmes qui ne sont pas en question.

On ne peut pas dire qu'il y ait du danger pour l'État dans le vote annuel du septième de l'armée, dans l'examen de la question de savoir si elle sera plus ou moins considérable. Il y a évidemment une multitude de circonstances qui doivent faire varier, dans une année, la contribution de la société à la formation de l'armée.

Je dis qu'il n'est pas moins vrai qu'il y a une multitude de circonstances qui peuvent et doivent faire varier le vote annuel de la Chambre à ce sujet.

Je le répète, il s'agit ici d'une prérogative constitutionnelle de la Chambre, que vous avez réclamée constamment depuis 1817 et que vous avez inscrite dans la Charte de 1830 comme un des droits nationaux.

Tout impôt d'hommes doit être chaque année voté par la Chambre, comme les impôts d'argent.

C'est cette prérogative qui empêche de voter un impôt de 70 à 80,000 hommes, une fois pour toutes.

Vous n'auriez à voter chaque année que le nombre de troupes qui pourrait être mis sous les drapeaux. Ce serait la destruction de la Charte, de la loi de 1830, de la principale prérogative de la Chambre; le gouvernement ne vous le demande en aucune façon.

Je repousse l'amendement.



XI

Présentation et discussion d'un projet de loi sur l'exportation et l'importation des céréales.

--Chambre des députés et Chambre des pairs--18 septembre.--12 octobre 1830.

La législation sur les céréales, en vigueur au moment de la révolution de 1830, était très-peu favorable à l'importation des grains étrangers. L'état des récoltes, surtout dans les départements du Midi, inspirait de sérieuses inquiétudes. Le gouvernement ne voulut pas, dans un tel moment, aborder la question générale de la liberté du commerce en cette matière; mais, sans changer les bases de la législation existante, il proposa les mesures nécessaires pour en écarter, dans le présent, les inconvénients. J'exposai avec détail, d'abord devant la Chambre des députés, puis devant la Chambre des pairs, les motifs du projet de loi qui fut adopté, avec quelques amendements, et promulgué comme loi le 20 octobre 1830.

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, l'état des subsistances peut appeler, à des titres fort divers, l'attention du gouvernement. Tantôt des récoltes surabondantes surchargent et découragent l'agriculture; tantôt, quand les produits pour l'écoulement desquels on a multiplié les mesures de protection sont épuisés, ces mesures deviennent un obstacle, grèvent la condition des consommateurs, et excitent la sollicitude publique.

C'est alors que les difficultés de la législation se font sentir, et que l'expérience invite à la soumettre à une discussion nouvelle. Il est raisonnable que des lois faites à l'occasion d'une longue surabondance soient revues après l'épreuve de quelques années de médiocre produit.

Et comme une telle révision ne saurait être méditée avec trop de réserve, comme un grand nombre d'intérêts doivent être entendus, et veulent du temps pour se concilier, on concevra sans peine qu'une mesure transitoire puisse être nécessaire pour remédier à un inconvénient présent ou imminent.

Tout indique que nous sommes aujourd'hui dans cette situation.

Les années fertiles se sont succédé; nos lois s'y sont assorties. Depuis deux ans l'abondance a fait place à la médiocrité. Aussi, déjà l'an dernier, quelques modifications à la législation parurent convenables, et le gouvernement prit sur lui de les ordonner. La récolte de cette année ne peut compter parmi les abondantes ni parmi les mauvaises. Ce qui pourrait tromper quelque temps sur sa valeur réelle, c'est l'inégalité avec laquelle ses produits sont répartis sur le territoire. Le Midi, l'Est, quelques départements du centre, ont été maltraités. La Bretagne est riche au contraire; le haut Languedoc également. Les départements qui environnent Paris ont peu souffert en général. Il faut même qu'il soit resté de 1829 un peu plus de grains que 1829 n'en avait reçu de 1828; car, au mois de juin 1829, les blés étaient, autour de Paris, à 29 fr. 34, et cette année, à la même époque, ils étaient à 22 fr. 20. En 1829, au mois d'août, le pain était dans Paris à 18 sous et demi (92 centimes et demi) et à 17 sous et demi (87 centimes et demi) les deux kilogrammes; il n'a été au mois d'août dernier qu'à 16 sous et demi (82 centimes et demi), et pour septembre à 16 sous (80 centimes).

Les mercuriales nous présentent, sur un assez grand nombre de points, une baisse successive, même sur les marchés où la tranquillité a été un moment troublée. Ou sait d'ailleurs que cette saison est constamment celle où les cultivateurs, occupés des travaux de l'automne, fréquentent le moins les marchés; ils ne battent de blé que ce qui leur est absolument nécessaire pour le moment; et c'est malgré ces circonstances qu'en plus d'un lieu la baisse des prix se fait sentir.

Mais on sait aussi avec quelle rapide contagion la crainte de manquer de subsistances se propage, et avec quelle facilité elle peut entraîner à des préventions aveugles et à des précautions mal entendues, qui gênent la circulation, détournent le commerce, et aggravent le mal qu'elles s'efforcent de guérir.

Le désordre, s'il se manifestait, serait fermement réprimé. La propriété et la libre circulation seraient défendues et protégées contre toute atteinte. Le gouvernement ne négligera rien pour éclairer sur les fausses mesures que pourrait conseiller l'ignorance. Mais en faisant abstraction de ces méprises, il y a lieu de penser que le secours des grains étrangers sera désirable cette année. Déjà personne n'en conteste l'opportunité. Les propriétaires de grains indigènes n'en seront point jaloux, car les prix auxquels ils peuvent vendre et ceux auxquels reviendront les grains étrangers leur assurent, pour leurs récoltes, un débouché très-satisfaisant. Ils ont droit de profiter des circonstances, ils ne prétendent point en abuser, et une concurrence qu'appellent aujourd'hui les besoins et les voeux du pays, n'excitera nullement leurs réclamations.

Pour amener cette concurrence, il faut rendre l'arrivée des grains étrangers possible et même facile. Or, la législation en vigueur avait été faite pour empêcher l'importation; elle est donc à modifier.

Cette législation est compliquée: elle se compose des lois du 16 juillet 1819 et du 4 juillet 1821, dont les dispositions se combinent, se modifient et renchérissent l'une sur l'autre. C'est sous le point de vue seul de l'importation que nous avons à la considérer.

Dans le dernier état, les départements de la frontière sont répartis en quatre classes: l'importation des grains étrangers y est défendue jusqu'au moment où le prix des blés nationaux, déduit de certaines mercuriales, est monté à une limite fixée. Cette limite est 1º à 18 fr. l'hectolitre dans les départements de l'ancienne Bretagne (la Loire-Inférieure exceptée) et aussi dans les départements de la Moselle, de la Meuse, des Ardennes et de l'Aisne; 2º à 20 fr. sur les côtes de l'Océan depuis le département du Nord jusqu'à la Bretagne, et dans la Loire-Inférieure, la Vendée et la Charente-Inférieure. C'est aussi le prix assigné aux départements du Haut et Bas-Rhin; 3º à 22 fr. sur la mer, dans les départements de la Gironde et des Landes, et sur les frontières de terre, le long des Hautes et Basses-Pyrénées d'une part, de l'autre des Basses-Alpes au Doubs; 4º enfin à 24 fr. pour les départements riverains de la mer Méditerranée depuis le Var jusqu'aux Pyrénées-Orientales. La Corse est comprise dans cette classe.

Dès que l'importation est autorisée, elle est soumise à un droit d'entrée de 3 fr. 25 par hectolitre. Si le prix de la limite s'élève d'un franc ou de deux francs, le droit baisse d'une même quantité. Après une hausse ultérieure, c'est-à-dire si les prix dépassent 26, 24, 22 ou 20 fr. dans les classes respectives, le droit est réduit à 25 centimes.

Ces ménagements pour la production nationale sont grands et efficaces, mais on ne s'en est pas contenté.

Le tarif de droits que je viens de rappeler n'est applicable qu'aux blés provenant de certains pays dits pays de production. Sans s'apercevoir que, quand les secours antérieurs sont désirables, c'est aux lieux les plus rapprochés qu'il faut recourir, on a imposé une surtaxe à tout ce qui serait pris dans les entrepôts de l'extérieur. On a prétendu que des pays où il peut arriver des blés étrangers, quoiqu'ils en produisent d'indigènes, ne sauraient être considérés comme pays de production. Les seuls pays qui aient été déclarés pays de production sont les bords de la mer, l'Égypte, la mer Baltique, la mer Blanche et les États-Unis d'Amérique. Ainsi l'Angleterre, les Pays-Bas, l'Espagne, l'Italie, la Sicile, l'Afrique même sont censés ne rien produire. Les grains que le commerce y va chercher ne sont admis que moyennant une surtaxe. Au lieu de 3 fr. 25 l'hectolitre pour plus fort droit, ils payent 4 fr. 25, et quand la cherté a fait réduire le droit ordinaire à 25 centimes, les grains des pays de non-production doivent cinq fois davantage (1 fr. 25).

A cette surtaxe vient, dans certains cas, s'en ajouter une autre. Les grains qui arrivent par navires étrangers payent 5 fr. 50 au fort droit, au lieu de 3 fr. 25, et toujours 1 fr. 25 au minimum.

Ce n'est pas tout. On a taxé l'entrée par terre aussi chèrement que par navires étrangers. Ainsi les premiers secours que reçoivent nos départements de l'Est ou des Pyrénées, leur coûtent 5 fr. 50 l'hectolitre, au lieu de 3 fr. 25 qu'on paye ailleurs; et dans la plus grande cherté, ce qu'on transporte à grands frais par les routes de terre paye 1 fr. 25 de droit, tandis qu'on ne demande que 25 centimes à ce qui arrive par mer.

Une autre disposition tient le Midi, surtout Lyon et nos départements du Sud-Est, dans une condition vraiment très-dure.

Pour écarter les grains de Crimée et rendre leur importation par Marseille à peu près impossible, les choses ont été combinées de telle sorte qu'en fait le prix légal n'atteignît jamais la limite à laquelle, aux termes mêmes de la loi, elle eût été permise. Le prix réel des grains à Marseille, par exemple, était, le 15 août, de 30 fr. 19 et cependant le prix régulateur légal n'a été que de 23 fr. 43, c'est-à-dire de 50 centimes au-dessous de la limite qui ouvrirait le port.

D'où provient cette énorme différence? De ce que le cours de Marseille ne compte que pour une petite fraction dans le prix légal de la classe à laquelle cette ville appartient. On ne s'est pas contenté de combiner ce cours avec celui des marchés de Gray et de Toulouse, villes qui fournissent des grains au midi par le Rhône et par le canal du Languedoc; quelque espoir serait encore resté à l'importation; aujourd'hui, par exemple, le prix régulateur légal serait à Marseille de 25 fr. et les blés étrangers entreraient avec le droit de 2 fr. 25, 3 fr. 25 ou 4 fr. 50 suivant la provenance ou le pavillon. Mais un quatrième élément a été introduit dans la mercuriale qui règle le prix des grains à Marseille; c'est le prix de Fleurance, marché peu connu du département du Gers, qui suit constamment les bas prix de Toulouse, en sorte que Toulouse compte réellement pour moitié dans le prix courant qui ferme le port de Marseille.

Voici ce qui en résulte.

Les grains de l'entrepôt de Marseille repartent pour aller chercher un port de l'Océan dans une classe dont le prix légal les admette à entrer en payant 3 fr. 25 c. de droits. Nationalisés par ce payement et par cette admission, ils sont rechargés pour Marseille, et les énormes faux frais, ce droit, ce double voyage, ce retard, ces risques, sont encore couverts par le prix factice, excessif, auquel ces combinaisons législatives tiennent les blés à Marseille. C'est ainsi qu'une loi trop dure est légalement éludée, au préjudice toutefois des consommateurs.

Il est enfin un effet général de la loi qu'il importe de remarquer. Les mercuriales se publient le premier de chaque mois, et font subitement la règle du commerce. L'importation était libre le 30 septembre, elle peut être prohibée le 1er octobre. Ce qui est en mer, ce qu'un simple accident retarde de quelques heures n'entre plus; c'est une spéculation ruinée. Comment compter sur l'active coopération du commerce sous l'empire d'une législation qui ne lui laisse qu'un pareil hasard à courir, quand il se livre à l'approvisionnement du pays?

Il est permis de croire, messieurs, que cette législation devrait être l'objet d'une révision générale, et que des dispositions plus sagement combinées protégeraient efficacement l'agriculture en faisant courir moins de chances aux subsistances publiques, en amenant moins d'alternatives de mévente et de cherté. Mais il faut, nous en sommes aussi convaincus que personne, procéder en pareille matière avec une grande prudence; il faut laisser au temps le soin de mettre tous les droits en lumière et tous les intérêts en accord. Nous ne vous proposons donc aujourd'hui que des mesures partielles et transitoires qui, prenant la législation actuelle pour base, se bornent à en retrancher ce qui nous priverait de la coopération du commerce, et à nous garantir les ressources d'une importation que l'intérêt public nous commande de faciliter.

Le projet de loi se compose de quatre articles.

L'art. 1er abolit les surtaxes établies soit sur les blés provenant des pays dits de non-production, soit sur ceux qui arrivent par la frontière de terre, et abaisse de 25 c. par hectolitre, non-seulement la surtaxe imposée aux blés apportés par navires étrangers, mais les droits variables établis sur l'importation, quand elle est permise, depuis le maximum jusqu'au minimum.

L'art. 2 écarte le marché de Fleurance du nombre des éléments qui servent à fixer le prix légal de la frontière du Midi, et y substitue le marché de Lyon, substitution qui aura pour résultat de faire plus promptement atteindre la limite à laquelle l'importation est permise, et de tenir les ports de cette classe plus longtemps ouverts. Aujourd'hui, par exemple, par l'intervention du marché de Fleurance, le prix légal des grains est, à Marseille, de 23 fr. 43 c. et l'importation est encore interdite, tandis que par l'intervention du marché de Lyon il serait de 25 fr. 68 c. et l'importation serait depuis longtemps autorisée.

L'art. 3 assure, en exigeant les preuves nécessaires, l'admission de la cargaison qui, expédiée à temps et de bonne foi, mais retardée par les accidents de la négociation, arrive après la clôture fortuite de l'importation.

Enfin l'art. 4 ne donne d'effet à ces dispositions que jusqu'au 30 juin 1831.

Ce sont là, messieurs, les moindres changements qu'à notre avis conseille aujourd'hui la prévoyance. Nous sommes fondés à espérer qu'ils suffiront, que le commerce profitera des facilités qu'il réclame de toutes parts, et dont il ne peut raisonnablement se passer.

Les secours qu'il amènera sans perturbation mettront un terme aux souffrances du Midi, et alimenteront les Lyonnais et leurs voisins. Sur les autres points, les grains étrangers, à mesure qu'ils pénétreront, rendront disponibles des quantités correspondantes de grains indigènes qui approvisionneront les marchés de l'intérieur. Des craintes, fort exagérées en elles-mêmes, se dissiperont, et la sécurité permettant à la liberté de se déployer sans obstacle, les subsistances et la paix publique seront également garanties.

PROJET DE LOI.

Louis-Philippe, roi des Français,

A tous présents et à venir, salut.

Nous avons ordonné et ordonnons que le projet de loi dont la teneur suit sera présenté en notre nom à la Chambre des députés par notre ministre secrétaire d'État au département de l'intérieur, et par M. Vincent, maître des requêtes, que nous chargeons d'en exposer les motifs et d'en soutenir la discussion.

Art. 1er. Sur la frontière de terre comme sur celle de mer, le maximum du droit variable à l'importation des grains sera de 3 fr. l'hectolitre, et le minimum de 25 c. Ces droits et les droits intermédiaires de 2 fr. et de 1 fr. continueront d'être appliqués suivant le prix légal des grains, conformément aux lois des 16 juillet 1819 et 4 juillet 1821.

Ce droit sera augmenté d'un franc pour les grains qui arriveront par mer sous pavillon étranger.

Il sera perçu sans autre surtaxe et sans distinction de provenances.

Art. 2. Le prix légal régulateur des grains pour la première classe (frontière du Midi, depuis le département du Var jusqu'à celui des Pyrénées-Orientales inclusivement), sera formé du prix moyen des mercuriales des marchés de Marseille, Toulouse, Gray et Lyon.

Art. 3. Quand, par l'effet du prix légal, l'importation devra cesser dans un port de mer, les cargaisons qui, fortuitement, n'auraient pu parvenir à temps, mais dont l'expédition faite de bonne foi sera régulièrement prouvée par la présentation des connaissements, seront admises, et néanmoins payeront le droit d'importation le plus élevé.

Art. 4. Les dispositions ci-dessus n'auront effet que jusqu'au 30 juin 1831.

Paris, le 17 septembre 1830.
LOUIS-PHILIPPE.


Par le Roi:

Le ministre secrétaire d'État de l'intérieur, Guizot.





--Chambre des pairs.--Séance du 12 octobre 1830.--

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, les lois des 16 juillet 1819 et 4 juillet 1821, sur l'importation des céréales, furent inspirées par le désir de protéger la consommation de nos propres grains.

Mais, rédigées au milieu d'une surabondance qui décourageait les agriculteurs depuis plusieurs années, elles se ressentirent de cette circonstance. L'esprit de ces lois fut évidemment de repousser les grains étrangers aussi loin et aussi longtemps qu'il serait possible. Non-seulement on éleva les limites que le prix devait franchir avant qu'ils fussent admissibles; mais alors même, et de peur qu'on ne profitât trop tôt de la faculté d'importer, un tarif gradué frappa les blés provenus des pays voisins d'un droit d'entrée sensiblement plus fort que les blés qu'il faut attendre des mers éloignées. On y ajouta une autre surtaxe sur ce qui nous serait apporté par navire étranger, distinction communément reçue pour favoriser notre pavillon, mais dont la proportion supérieure, toute spéciale, était calculée pour opposer un obstacle de plus aux versements de grains que l'étranger voudrait faire dans nos ports. Lorsqu'on prenait ces précautions multipliées contre l'invasion des blés exotiques, il est évident que l'on se croyait dispensé de prévoir le temps où les arrivages étrangers cesseraient d'être à charge, car aussitôt qu'ils sont désirables, il ne serait pas conséquent de les rendre difficiles et coûteux. Les prix élevés, condition nécessaire de leur admission temporaire, devant désintéresser le producteur national, quand ce point est atteint, c'est le consommateur qu'il faut ménager en ne chargeant pas l'entrée de droits fiscaux et de faux frais.

Aux années d'abondance ont succédé trois récoltes médiocres; celle qui vient d'être rentrée dans les greniers est inférieure dans plusieurs départements, et l'inégale répartition de ses produits sur le territoire rend encore plus convenable de faciliter les secours extérieurs là où le consommateur les réclame, et où le commerce peut les apporter.

Les subsistances ne manqueront pas. Il n'y a nulle inquiétude à concevoir; mais il n'est personne qui ne désirât que les classes industrieuses et peu aisées obtinssent en ce moment leur pain à des prix modérés. Enfin, on ne peut nier que le temps ne soit venu de se débarrasser, temporairement du moins, des exigences ajoutées comme de suréogation à la condition fondamentale des limites de l'importation.

C'est ce que le gouvernement du Roi a voulu et ce que la Chambre des députés a adopté dans le projet de loi.

Les prix des grains nationaux au-dessous desquels les grains étrangers ne peuvent être introduits ne subissent aucun changement.

Le minimum du droit principal, quand le tarif gradué s'arrête à cause de l'élévation ultérieure du cours, est toujours de 25 centimes l'hectolitre, et s'applique comme par le passé.

Mais suivant l'article 1er du projet, les degrés variables du droit qui sont de 3 fr. 25 c., 2 fr. 25 c., 1 fr. 25 c., simplifiés par une petite réduction, seront fixés à 3 fr., 2 fr. et 1 franc.

On conserve la surtaxe d'un franc pour les arrivages par pavillon étranger.

Mais on supprime celle qui se rapportait à la distinction des pays de production et de non-production, distinction tellement arbitraire, ou plutôt si peu d'accord avec les dénominations, que les Pays-Bas, l'Angleterre, l'Espagne, l'Italie, l'Afrique, étaient censés ne pas produire de grains.

Dans le tarif des douanes, les arrivages par terre sont assimilés en général à ceux qui viennent sous pavillon étranger dans nos ports. On avait appliqué cette règle aux transports de grains; mais à cause de l'élévation spéciale de sa surtaxe, cet article, à l'entrée par terre, payait 1 fr. 25 c. l'hectolitre dans le cas où dans les ports on ne devait que 25 cent. Il a été d'autant plus juste de rétablir des conditions égales que nos départements de la frontière de terre subissent cette année les prix les plus élevés.

Le projet fait participer aux mêmes adoucissements l'entrée des farines, en conservant les proportions fixées par les anciennes lois. Il met en harmonie avec les droits propres aux froments ceux qui s'appliquent aux seigles et maïs. Par une inadvertance, la loi de 1821 avait négligé de le faire; il y avait un degré de plus dans les droits propres à ces derniers grains. Les seigles payaient à l'entrée 4 fr. 25 c. dans la circonstance où le froment ne devait que 3 fr. 25 c.

Les frontières du royaume étant divisées en quatre classes pour l'application des règles sur l'importation des grains, dans chacune les mercuriales de certains marchés composent le prix commun légal qui, publié le dernier jour de chaque mois, permet ou prohibe l'entrée suivant que ce prix est supérieur ou inférieur à la limite adoptée par la loi.

Ainsi, sur toute la frontière de la Méditerranée (première classe), la limite qu'il faut que le cours dépasse pour qu'il y ait liberté d'importer est de 24 fr. l'hectolitre.

Or, depuis 1821, une seule fois, pour un seul mois, les grains ont pu entrer de ce côté.

Et cependant, depuis la récolte de 1827, la denrée a sensiblement renchéri; toutes les autres frontières ont eu de fréquentes époques d'importation permises. Il y a plus; il est notoire qu'à Marseille, dans le reste de la Provence, à Lyon, les grains se payent 30 fr. l'hectolitre, et cependant le prix légal n'a pu jamais atteindre à 24 francs.

D'où vient cette singularité si fâcheuse à ces pays, où la récolte est particulièrement mauvaise? De ce que le prix légal est le taux moyen de quatre mercuriales. On a d'abord combiné avec celle de Marseille les prix de Gray et de Toulouse, marchés qui, par la Saône et le Rhône d'un côté, par le canal du Midi de l'autre, alimentent le bas Languedoc et la Provence; mais on a voulu y ajouter pour quatrième élément le marché de Fleurance, marché obscur du département du Gers, qui ne concourt point à la consommation de Marseille, et qui n'a été choisi que pour redoubler l'effet du bas prix de Toulouse dans le prix moyen.

Le renchérissement qui en provient, le prix excessif du grain à Marseille, celui qui en résulte pour le cours du pain à Lyon, la clameur universelle enfin ne permettent pas de laisser subsister cet état de choses. Il a paru juste et conséquent d'opposer à deux pays de production, Gray et Toulouse, ceux de deux grands marchés de consommation, Lyon et Marseille. C'est le sujet de l'article 2 du projet.

L'article 3 assure l'entrée des envois de grains expédiés de bonne foi par mer ou par les fleuves pendant que l'admission était permise, et qui, fortuitement retardés, rencontreraient la prohibition à leur arrivée. La Chambre des députés a insisté sur les précautions qui empêcheront de tourner en abus cette mesure d'équité. Si elle n'était accordée au commerce, comment pourrait-il s'exposer à des chances si ruineuses qui peuvent dépendre d'un centime de variation dans la mercuriale, ou d'un jour de retard à la mer?

L'article 4 provient d'un amendement introduit par la Chambre des députés. Les grains étrangers, autrefois laissés à la disposition et aux soins du commerçant, sous les précautions requises qui constituent le régime de l'entrepôt fictif, étaient soumis par la loi du 15 juin 1825 à l'entrepôt réel, c'est-à-dire renfermés dans des magasins que la douane seule peut ouvrir, où, par conséquent, les précautions journalières nécessaires à la conservation de la denrée ne peuvent être prises à propos; l'administration a reconnu que ces mesures gênantes et coûteuses étaient sans le moindre avantage, et n'ajoutaient rien à la garantie de l'entrepôt fictif. L'article, en conséquence, abroge cette formalité.

Mais cette disposition même, et toutes les autres mesures, ne sont que temporaires. En vertu de l'article 5, la loi n'aura d'effet que jusqu'à l'apparition des produits de la future récolte, c'est-à-dire jusqu'au 30 juin prochain pour la première classe (le Midi), et au 31 juillet pour le reste du royaume.

La Chambre des députés l'a ainsi voté. Quant au gouvernement, il n'avait voulu proposer en effet qu'une loi transitoire.

Celles qui existent, faites pour une longue époque d'abondance, naturellement ne pouvaient convenir à des temps de cherté.

On aurait craint, en faisant une loi au milieu de ces circonstances nouvelles, et en la faisant permanente, de ne pas assez ménager les intérêts agricoles, que le gouvernement respecte et protége.

Un système qui conviendrait à tous les temps, qui maintiendrait le plus possible des prix plus égaux, qui concilierait les droits et les besoins du producteur et du consommateur, c'est ce qui est désirable, c'est ce qu'il faut chercher avec maturité.

(M. le ministre donne lecture du projet de loi.)



XII

Débats sur les clubs et sur l'article 291 du Code pénal.

--Chambre des députés.--Séances des 25 septembre et 4 octobre 1830.--

J'ai raconté dans mes Mémoires 16 les incidents et les débats qui s'élevèrent, peu après la révolution de 1830 et pendant mon ministère de l'intérieur, à l'occasion des clubs et de l'application de l'article 291 du Code pénal. Ce fut à propos d'une pétition des commissaires-priseurs de Valenciennes, et par une vive attaque de M. Benjamin Morel, député de Dunkerque, contre les clubs, que s'engagea, pour la première fois, cette discussion. M. de Tracy, au nom des idées générales de liberté, répondit à M. Benjamin Morel, et je pris, après lui, la parole en ces termes:

Note 16: (retour) Tome II, pages 109-116.

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, le silence avec lequel vous avez accueilli les paroles du premier orateur, la promptitude avec laquelle l'honorable préopinant s'est empressé d'y répondre, ne prouvent, ce me semble, que la gravité et l'opportunité de la question. Elle préoccupe tous les esprits; elle agite la France entière; il était impossible qu'elle n'arrivât pas promptement, et par toutes les portes, dans cette enceinte.

Je suis porté à croire que dans les craintes qu'excitent les sociétés qu'on appelle populaires, il y a un peu d'exagération. Elles ne me paraissent pas jusqu'ici avoir fait un grand mal, ni déployé une grande puissance. Je crois qu'il y a du souvenir dans la terreur qu'elles inspirent, et que le passé exerce peut-être ici autant d'influence que le présent. (Voix diverses: C'est vrai.)

Cependant l'agitation est réelle; le public tout entier est préoccupé. Ce seul fait de l'agitation générale et de tous les symptômes qui la manifestent est un grand mal, un mal auquel il importe de porter remède. Vous voyez partout les capitaux se retirer, l'industrie se resserrer; l'alarme est générale, surtout dans les professions laborieuses, dans celles qui font la force et le fond de notre société.

Quelque exagérées que soient ces craintes, elles ont un fondement solide. Le caractère, la conséquence des sociétés populaires et de leurs actes, c'est qu'elles entretiennent, qu'elles fomentent, qu'elles exaltent de jour en jour parmi nous l'état révolutionnaire.

Messieurs, nous avons fait une révolution, une heureuse, une glorieuse révolution; mais nous n'avons pas prétendu mettre la France en état révolutionnaire. (Marques d'adhésion.) Nous n'avons pas prétendu la tenir dans l'agitation, dans le trouble, dans l'anxiété qui accompagnent de tels événements.

Quels sont les caractères de l'état révolutionnaire? Voici les plus saillants: c'est que toutes choses soient mises en question; c'est que les prétentions soient indéfinies; c'est que des appels continuels soient faits à la force, à la violence. Eh bien! ces caractères existent tous dans les sociétés populaires, dans l'action qu'elles exercent, dans l'impulsion qu'elles s'efforcent d'imprimer à la France.

Je dis que toutes choses y sont mises en question. Et remarquez, messieurs, qu'il ne s'agit point, dans ces sociétés, de discussions purement philosophiques; ce n'est pas telle ou telle doctrine qu'on veut faire prévaloir; ce sont les choses mêmes, les faits constitutifs de la société qu'on attaque; c'est notre gouvernement; c'est la distribution des fortunes et des propriétés; ce sont enfin toutes les bases de l'ordre social, qui sont mises en question et ébranlées tous les jours dans les sociétés populaires. De là cette fermentation universelle qui se répand au dehors et qui trouble tous les esprits.

En même temps que toutes choses sont mises en question, des prétentions indéfinies, indéfinissables, éclatent. Et, dans ces prétentions, il ne s'agit pas de telle ou telle réforme, de tel ou tel but particulier à atteindre; il s'agit de projets, d'espérances qui seraient hors d'état de se limiter eux-mêmes. Il y a là une ambition qui ne connaît pas son propre objet, qui se déploie sans but, qui n'est pas un état de véritable travail, de véritable réforme politique, mais une maladie de l'esprit. (Mouvement d'adhésion.)

Enfin, messieurs, qu'est-ce qui caractérise encore l'état révolutionnaire? c'est l'appel continuel à la force, à la violence; c'est le recours aux moyens brutaux; c'est la menace sans cesse adressée à tous les pouvoirs de la société, à toutes les existences, à toutes les idées qui ne s'accordent pas avec celles auxquelles on veut donner l'empire. C'est là peut-être le caractère fondamental de l'état et des passions révolutionnaires.

Eh bien, messieurs, ce caractère se déploie tous les jours dans les sociétés populaires. Ce ne sont pas, je le répète, des écoles philosophiques, où l'on discute tel ou tel principe; c'est une véritable arène dans laquelle on provoque toutes les passions, dans laquelle on soulève toutes les menaces.

Je vous le demande, n'est-ce pas là vouloir tenir la France dans un état révolutionnaire? n'est-ce pas vouloir prolonger, j'ai tort de dire vouloir, car je n'inculpe les intentions de personne, mais enfin n'est-ce pas prolonger en effet cet état de trouble et d'anxiété qui accompagne nécessairement une révolution, quelque heureuse, quelque glorieuse qu'elle ait été?

Ce n'est pas là, messieurs, le mouvement, ce n'est pas là le progrès. On nous provoque sans cesse au mouvement; on nous demande toutes les conséquences de la révolution qui vient de s'accomplir. Messieurs, nous voulons autant que personne le mouvement et le progrès. Il n'y a personne à qui les progrès de la société soient plus chers qu'à nous. Mais le désordre n'est pas le mouvement; le trouble n'est pas le progrès; l'état révolutionnaire n'est pas l'état vraiment progressif de la société. Je le répète, l'état où les sociétés populaires prétendent mettre la France n'est pas le mouvement véritable, mais le mouvement désordonné; ce n'est pas le progrès, mais la fermentation sans but. Messieurs, ce n'est pas là le désir de la France. La France n'a pas entendu se mettre dans un état révolutionnaire permanent. (De toutes parts: Non, non!) La France a lutté quinze ans, avant de se décider à se mettre tout entière en mouvement pour faire une révolution. Il y a bien eu, pendant quinze ans, diverses sortes d'agitations, des conspirations, des insurrections partielles; il n'y a pas eu de véritable tentative nationale. Notre révolution est la seule dans laquelle la France entière se soit montrée. Il a fallu que la tyrannie vînt en personne et le front découvert, qu'elle attaquât nos libertés au coeur, qu'elle compromît tout notre ordre social; il a fallu que son présent fût troublé et son avenir menacé cruellement, pour que la France fît une révolution: elle l'a faite en trois jours, parce qu'elle s'est levée en masse. Rappelez-vous que jusque-là il n'y avait eu que des mouvements partiels, que je ne veux pas blâmer, mais que personne n'a aujourd'hui le droit d'appeler des mouvements nationaux. (Très-bien, très-bien!)

Ainsi l'état dans lequel les sociétés populaires entretiennent la France est un état contraire, non-seulement à ses besoins et à ses intérêts, mais encore à ses voeux. Quand on essaye de la mettre en cet état, non-seulement on lui fait tort, mais on lui fait violence. Tel est le mal que produisent les sociétés populaires; elles font violence à la France; elles font fermenter toutes choses au milieu de la France, tandis que la France veut l'ordre. Elle en a le goût autant que le besoin; elle résiste par sa nature comme par son intérêt à cet état révolutionnaire dans lequel on veut la tenir.

Si je les considère dans leurs rapports avec notre situation extérieure, les sociétés populaires ne s'offrent pas sous un aspect plus favorable. Messieurs, il ne faut pas se tromper sur le jugement que porte l'Europe de notre révolution. Je n'hésite pas à le dire; dans le fond de sa pensée énergique et sérieuse, l'Europe l'approuve. L'Europe trouve que nous avons eu raison, que ce qui s'est passé en France a été bien motivé, que la France a bien fait de changer son gouvernement.

Ainsi, bien loin de désavouer notre révolution, bien loin de déserter aucun des principes et des faits sur lesquels elle repose, je dis que nous ne sommes pas les seuls à avouer ces principes, à reconnaître la légitimité de ces faits; que l'Europe tout entière, soit qu'elle le dise, soit qu'elle le taise (et par l'Europe j'entends le fond des cabinets comme les places publiques), l'Europe entière pense que nous avons eu raison. Et c'est parce que l'Europe porte un tel jugement sur ces événements qu'on peut les regarder comme consommés.

Mais en même temps que l'Europe approuve notre révolution, elle l'observe avec crainte, avec une sorte de méfiance. L'Europe aussi se souvient du passé; elle n'a pas plus que nous perdu le souvenir des sociétés populaires et des clubs. L'Europe attend pour savoir si, du milieu de cette révolution, ne naîtra pas une nouvelle propagande révolutionnaire, ardente à exciter les mêmes passions, les mêmes troubles dans toutes les sociétés européennes. Il n'y a pas moyen de se le dissimuler, cette crainte s'associe encore au jugement que porte l'Europe sur notre révolution.

Eh bien, c'est à nous de faire, sous les yeux de l'Europe, la part de ces événements; c'est à nous de lui prouver qu'elle a raison dans son jugement et qu'elle se trompe dans ses craintes.

Au dehors donc comme au dedans, pour l'Europe comme pour la France, ces sociétés, ou pour mieux dire l'état qu'elles entretiennent, bien loin de servir la cause de notre révolution, bien loin de seconder son mouvement, l'altèrent et le compromettent.

Quand nous nous adressons à notre législation pour lui demander un remède à ce mal, que trouvons-nous? L'art. 291 du Code pénal. Je me hâte de dire, et du fond de ma pensée, que cet article est mauvais, qu'il ne doit pas figurer éternellement, longtemps si vous voulez, dans la législation d'un peuple libre. Sans doute, les citoyens ont le droit de se réunir pour causer entre eux des affaires publiques. Il est bon qu'ils le fassent, et jamais je ne contesterai ce droit; jamais je n'essayerai d'attaquer les sentiments généreux qui poussent les citoyens à se réunir, à se communiquer leurs sympathiques opinions.

Mais l'art. 291 n'en est pas moins aujourd'hui l'état légal de la France, il n'en est pas moins écrit dans nos lois, quelque vicieux qu'il soit. Ce n'est pas une de ces lois qui sont implicitement abrogées par les principes généraux écrits dans les Chartes. Il faut une abrogation expresse. Tant que cette réforme législative n'a pas eu lieu, vous restez sous l'empire des lois existantes.

Je dis plus; les circonstances et les dangers ne sont pas toujours les mêmes. Ce n'est pas toujours sur le même point que doivent se diriger les craintes et les efforts. Aujourd'hui le danger ne provient pas de l'application de l'art. 291. Ce n'est pas la liberté qui est menacée. Vous pourrez réformer cet article aussitôt que cela conviendra à l'état social, et je souhaite que ce soit le plus tôt possible; mais évidemment il n'y a pas urgence. Le gouvernement n'a aucune intention contraire à la liberté. Je puis le dire hautement, car ses actes sont d'accord avec son langage. Son intention n'est pas d'interdire des sociétés légitimes, quelque nombreuses qu'elles soient. Ce n'est pas à la limite du nombre que le pouvoir s'arrêtera; il ira au fait, et là où il trouvera un danger véritable, il appliquera l'art. 291; il conjurera ce danger, il l'a déjà fait. (Adhésion.) L'arrêt de la cour royale qui a ordonné des poursuites reçoit dès aujourd'hui son exécution. Des citations sont données à deux personnes désignées pour comparaître devant le tribunal de police correctionnelle. Un projet de loi est soumis aux Chambres pour ces sortes de délits. J'espère qu'il sera prochainement adopté, que la cause dont il s'agit sera jugée par le jury, et que ce sera par le jugement national que la répression aura lieu. (Adhésion générale.)

Messieurs, c'est dans les quinze dernières années qui viennent de s'écouler que nous avons réellement conquis nos libertés. Pourquoi? parce que la réforme a été lente, laborieuse, parce que c'est au milieu des obstacles, des dangers, en présence d'un pouvoir ennemi que nous avons vécu. Depuis quinze ans, nous avons été obligés à la prudence, à la patience, à la persévérance, à la mesure dans notre action; et aussi nous avons, en quinze ans, conquis plus de liberté qu'aucun pays n'en a conquis en un siècle.

Il s'en faut donc bien que ces quinze dernières années aient été perdues pour la France. Elles ont laissé à la France le plus heureux, le plus précieux héritage, des moeurs libres qui commencent à se former, l'intelligence de la vie politique et de ses travaux. Ne sortons pas de cette voie; ne prétendons pas emporter tout en un jour, et vouloir, le lendemain d'une révolution miraculeuse, réaliser tout ce qu'elle nous vaudra.

Le temps viendra, et j'espère qu'il ne sera pas long, où l'art. 291, n'étant plus motivé par l'état réel de la société, disparaîtra de notre Code. Il existe aujourd'hui; c'est l'état légal de la France; on en doit faire une application raisonnable, légitime. Quiconque en ferait une mauvaise application en serait responsable, bien que l'article soit écrit dans les Codes, car le pouvoir répond de tous ses actes, et il est obligé d'avoir raison, quelle que soit son action. (Marques d'adhésion.)

Je dis que, dans les circonstances présentes, les sociétés populaires peuvent être dangereuses. Je crois qu'on s'exagère leur danger, qu'elles n'ont pas fait le mal qu'on leur attribue, mais qu'elles pourraient le faire; et, puisque le pouvoir est armé d'un moyen légal, non-seulement il ne doit pas l'abandonner, mais il doit s'en servir. Je répète qu'il l'a déjà fait, et qu'il est décidé à le faire tant que l'exigeront l'intérêt du pays et le progrès de ses libertés.


Dans la séance du 4 octobre 1830, la question se renouvela dans la discussion du projet de loi relatif à l'application du jury aux délits politiques et de la presse. M. de Sade, député de l'Aisne, attaqua l'article 291 du Code pénal, et me fournit l'occasion d'exprimer pleinement, à ce sujet, ma pensée.

M. Guizot.--Quand j'ai eu occasion de parler de l'art. 291 du Code pénal, je n'ai point dissimulé ce que j'en pensais. J'ai dit que je le regardais comme vicieux au fond, et devant être réformé un jour. Ce que j'ai dit alors, je le répète aujourd'hui. Mais j'ai dit en même temps que je ne croyais pas la réforme opportune; que si elle était faite aujourd'hui, elle aurait pour résultat de donner force encore plus que règle au mouvement des sociétés populaires; que, dans les circonstances actuelles, nous étions appelés à réprimer ces sociétés, non à les fonder; que le moment d'assurer l'exercice plein et régulier de ce droit viendrait, et que je serais un des premiers alors à proposer le changement du Code pénal; mais qu'à mon avis, il n'était point venu, et qu'il y aurait péril à le devancer.

Je persiste dans l'opinion que j'ai émise devant la Chambre. Je reconnais en principe général le droit des citoyens de se réunir et de s'entretenir ensemble des affaires publiques. Je dis que, même aujourd'hui, sous l'empire de l'art. 291, toutes les fois que ce droit sera exercé paisiblement, sans porter atteinte à l'ordre public, l'administration n'en prendra nul ombrage. C'est ce qui a lieu dans plusieurs réunions que le public ignore, qui ne font point de bruit, n'ont aucun caractère révolutionnaire, et discutent cependant sérieusement et sincèrement de grandes questions politiques. Elles subsistent, elles discutent librement, tranquillement, et le gouvernement ne s'enquiert pas avec une puérile rigidité du nombre de leurs membres. Il lui suffit qu'elles n'alarment point le pays, qu'elles ne troublent point l'ordre public. Il n'entend point appliquer absolument et sans discernement l'art. 291; mais il pense que, dans l'état actuel des affaires et des esprits, c'est un devoir pour lui de retenir cet article qu'il trouve écrit dans les lois, et d'en faire, si le besoin s'en manifeste, l'application aux réunions par lesquelles la paix publique et la marche régulière de nos institutions seraient menacées.

Ce que je pensais et disais il y a quelques jours, messieurs, je le pense donc et le redis aujourd'hui. Je crois l'art. 291 peu conforme aux maximes et aux habitudes d'un pays libre; je désire que la réforme en soit prochaine. Mais partout où l'ordre public sera compromis, partout où l'on cherchera à l'ébranler, partout où la population tranquille, laborieuse, s'alarmera et redoutera l'esprit révolutionnaire, les réunions qui se formeraient contre les dispositions légales, et qui produiraient de tels effets, seront réprimées; c'est en maintenant l'ordre que nous réussirons vraiment à fonder la liberté.



XIII

Discussion du projet de loi relatif à l'application du jury aux délits de la presse et aux délits politiques.

--Chambre des députés.--Séance du 4 octobre 1830.--

L'article final de la Charte de 1830 avait classé l'application du jury aux délits de la presse et aux délits politiques parmi les réformes nécessaires et promises. Le comte Siméon en prit l'initiative dans la Chambre des pairs et développa, le 6 septembre 1830, les motifs d'un projet de loi destiné à accomplir cette promesse. Adopté par la Chambre des pairs et transmis le 20 septembre à la Chambre des députés, ce projet y fut adopté, le 4 octobre, avec quelques amendements que la Chambre des pairs adopta à son tour. Un amendement proposé par M. de Schonen, et qui ne fut point adopté, portait: «La loi du 25 mars 1822 est abrogée. En conséquence, les dispositions des lois du 17 et du 26 mai, et du 9 juin 1819, abrogées par elle, reprendront force et vigueur.» Je pris la parole pour le combattre:

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Ce ne sera pas moi qui désavouerai la loi du 17 mai 1819, et qui craindrai de voir la législation de la presse retourner vers cette origine. J'ai eu l'honneur de participer à la loi de 1819, la plus sincère, je n'hésite pas à le dire, qui ait été rendue dans aucun pays sur la liberté de la presse, et en même temps la plus efficace, la plus conforme au régime constitutionnel.

Cependant je ne crois pas qu'il soit possible de venir, par un simple amendement, supprimer une loi tout entière qui a réglé la liberté de la presse depuis que la loi de 1819 a cessé d'être en vigueur. Dans le projet qui vous est soumis aujourd'hui, il ne s'agit pas d'une législation générale en matière de presse, il s'agit seulement d'un changement de juridiction. Le rapporteur de votre commission vous l'a déjà fait remarquer, on ne fait ici que transporter, de la police correctionnelle au jury, la connaissance des délits de la presse. C'est une loi d'attribution, une loi de juridiction; rien de moins, mais rien de plus.

Or, l'amendement qui vous est proposé tend à changer toute la législation de la presse, à abolir tout ce qui s'est fait sur cette matière depuis 1819. Je ne dis pas qu'il ne faille pas le faire; je ne dis pas que les lois postérieures à celle de 1819 ne doivent pas être changées; pour mon propre compte, je le pense, et peut-être suis-je intéressé à le penser; mais je ne crois pas que ce changement puisse se faire immédiatement et sans de mûres délibérations.

Pour prouver la nécessité de son amendement, l'honorable préopinant vous a cité, dans la loi du 25 mars 1822, l'art. 2, qui punit toute attaque contre la dignité royale, l'ordre de la successibilité au trône, les droits que le Roi tient de sa naissance, et ceux en vertu desquels il a donné la Charte. Il est évident que cet article est incompatible avec notre nouvel ordre de choses, avec ce qui se passe en France depuis deux mois, et qu'il doit être extirpé de notre législation. Un projet de loi est déjà préparé à cet effet, et sera porté demain probablement à la Chambre des pairs.

Il aurait même été déjà présenté sans des circonstances accidentelles qui ont entraîné quelque retard. Mais ce projet prouvera qu'il est impossible d'abolir purement et simplement l'art. 2 de la loi de 1822, et qu'il faut y substituer des dispositions nouvelles. De grands événements se sont accomplis, il y a deux mois; il faut qu'ils soient consacrés dans la loi, et que le principe de notre révolution de Juillet soit substitué au principe de la loi de 1822. Il faut que la nouvelle loi déclare que toute attaque contre le Roi, contre les droits qu'il tient du voeu de la France, voeu formellement exprimé par la déclaration des Chambres et de la Charte constitutionnelle par lui acceptée et jurée le 9 août 1830, sera punie. Il faut que le principe de notre révolution, qui a fondé l'ordre de choses actuel tout entier sur le consentement et des Chambres et du pays, devienne le principe de la législation de la presse. Il ne suffit donc pas de retourner purement et simplement à la législation de 1819, et d'abolir toutes les lois postérieures. Il y a des dispositions nouvelles à prescrire, et elles ne sauraient être improvisées.

D'autres motifs encore s'opposent à l'amendement. La loi de 1822 contient des dispositions qui, si elles étaient abolies, ne se retrouveraient pas dans celle de 1819 et sont pourtant nécessaires; par exemple, celle qui punit l'infidélité dans le compte rendu des séances des Chambres et des tribunaux. Il n'y a dans la législation de 1819 absolument rien à ce sujet. Supprimerez-vous cette disposition sans pourvoir à son remplacement?

Quant à celle qui dit que la Chambre offensée pourra, sur la réclamation d'un de ses membres, punir elle-même l'auteur de l'outrage, je n'entends pas entrer d'avance dans la discussion qui aura lieu sans doute à ce sujet quand viendra l'art. 3 du projet qui vous est soumis. Mais j'ai besoin de dire tout de suite, qu'à mon avis, ce système est bon; je crois qu'un pouvoir souverain doit être chargé du soin de sa propre dignité et en état de la défendre; il s'emparera de ce droit si la législation ne le lui reconnaît pas. Il vaut infiniment mieux le lui reconnaître légalement. On sera bien plus sûr de la modération et de la réserve qu'il mettra dans sa propre défense, s'il est légalement armé du droit d'y pourvoir, que si vous l'obligez à l'envahir violemment, et à débuter par un acte de tyrannie.

Ce droit est accordé dans notre législation, messieurs, non-seulement aux Chambres, mais aussi aux pouvoirs judiciaires. Les tribunaux aussi ont le droit de protéger leur dignité; et ce n'est pas seulement un droit, c'est un devoir: toutes les fois que les tribunaux se laisseront insulter, qu'ils se laisseront insulter publiquement, ils méconnaîtront non-seulement leur droit, mais encore leur devoir. Personne n'a le droit d'insulter les tribunaux du pays. On peut blâmer, à telle ou telle époque, la conduite de la magistrature; on peut critiquer tel jugement prononcé par tel tribunal; mais quel bon citoyen se croira permis d'injurier les pouvoirs publics dans l'exercice de leurs fonctions? (Vif mouvement d'adhésion.)

Il y a deux choses distinctes dans un pouvoir public: les personnes et le pouvoir lui-même. Or l'injure s'étend au caractère public dont la personne est revêtue. Ce caractère, messieurs, doit toujours être respecté, car il est respectable en lui-même. Il est donc du devoir des tribunaux de se protéger contre l'insulte, et c'est alors la société tout entière qu'ils protègent. (Bravo! bravo!)

Ce n'est donc pas sans une mûre discussion, et sans en bien peser les conséquences, que vous devez rayer de votre législation l'article qui donne aux corps souverains le droit de protéger leur dignité. On a parlé de l'abus possible. Sans doute l'abus est possible; mais certes, il n'a pas été grand en France depuis quinze ans. Il n'y a qu'un seul exemple d'une poursuite pareille. C'est là un pouvoir dont les grands corps ne doivent faire que rarement usage; mais il importe qu'ils n'en soient pas dépouillés.

Je le répète, messieurs, l'amendement qui vous est proposé a pour objet de refaire la législation de la presse tout entière, la législation pénale, la procédure, la juridiction. Je pense, comme son auteur, que la loi de 1822 contient des dispositions très-vicieuses, qu'elle est bien moins bonne que celle de 1819. Je viens d'entretenir la Chambre des dispositions dont le gouvernement sent la nécessité et qu'il se propose de substituer à celles qui sont maintenant en vigueur. Mais je ne crois pas qu'une semblable réforme puisse être introduite dans nos lois, par voie d'amendement à un projet qui n'a pour but que de transférer au jury l'attribution des tribunaux correctionnels.


Par un autre amendement, M. Villemain proposa le même jour que l'article 12 de la loi du 25 mars 1822, qui portait que toute publication, vente ou mise en vente, exposition, distribution, sans autorisation préalable du gouvernement, de dessins gravés ou lithographiés serait, par ce seul fait, punie d'un emprisonnement, etc., fût abrogé. J'appuyai cette proposition, qui fut adoptée, et la nouvelle loi fut promulguée le 8 octobre 1830.

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Quand les réformes offrent des difficultés réelles, quand elles ont besoin d'être coordonnées avec une législation existante, je ne crois pas qu'il faille en improviser. C'est la doctrine que je professerai constamment à cette tribune. Mais quand elles sont simples, faciles, quand elles ont au contraire pour résultat de mettre la loi spéciale dont on s'occupe en harmonie avec la loi générale, je ne connais aucune bonne raison pour les retarder.

La censure a disparu complétement de la législation. C'est uniquement dans le cas dont il s'agit qu'il en reste une trace.

Il n'y a pas de motif qui empêche de l'effacer, il importe que le mot censure ne se trouve plus dans aucune de nos lois; elle ne doit pas s'exercer sur les gravures et les lithographies, pas plus que sur les écrits; je ne vois donc rien qui s'oppose à l'adoption de l'amendement.



XIV

Présentation du projet de loi relatif aux récompenses nationales à accorder aux victimes de la révolution de Juillet 1830.

--Chambre des députés.--Séance du 9 octobre 1830.--

Ce projet, adopté par les deux Chambres avec quelques amendements, fut promulgué comme loi le 13 décembre 1830.

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, il tardait au Roi comme à vous de sanctionner, par une mesure législative, le grand acte de reconnaissance nationale que la patrie doit aux victimes de notre révolution. J'ai l'honneur de vous la présenter.

La commission des récompenses nationales, instituée en vertu de la loi du 5 août dernier, et animée d'un patriotisme infatigable, a réuni les nombreux éléments qui nous permettront enfin de rendre à l'héroïsme désintéressé cette éclatante justice. C'est en parcourant le relevé funèbre qui constate tant de malheur et de dévouement qu'on apprend à connaître le prix d'une liberté qu'il a fallu payer si cher.

Messieurs, d'après les renseignements recueillis avec soin dans les divers arrondissements de Paris, nos trois grandes journées ont coûté à plus de 500 orphelins leurs pères, à plus de 300 veuves leurs maris, à plus de 300 vieillards l'affection et l'appui de leurs enfants; 311 citoyens resteront mutilés et incapables de reprendre leurs travaux; 3,564 blessés auront eu à supporter une incapacité temporaire. C'est à la France libre et reconnaissante qu'il appartient, autant du moins qu'il est en son pouvoir, de réparer ces désastres.

L'article 1er du projet de loi vous propose d'accorder une pension annuelle et viagère de 500 francs aux veuves des citoyens morts dans les trois journées des 27, 28 et 29 juillet, ou par suite des blessures qu'ils ont reçues à cette époque.

La France devait à ces généreuses victimes d'adopter leurs enfants orphelins. Jusqu'à l'âge de sept ans, ils recevront une somme de 250 francs par année, et resteront confiés aux soins de leurs mères, ou, au besoin, à ceux d'un parent ou d'un ami qui sera désigné par un conseil de famille. Depuis sept ans jusqu'à dix-huit, ils auront droit à un nouveau bienfait, celui d'une éducation utile et gratuite, qui assure leur existence à venir.

Les pères et mères âgés de plus de soixante ans, ou ceux à qui leurs infirmités ne laissaient d'autres moyens d'existence que les secours de la pitié filiale, ont droit aussi à votre sollicitude. Leurs enfants qui ont sacrifié leur vie pour la liberté ont assez fait pour que la France se charge d'acquitter la dette qu'ils lui ont léguée en mourant. Leurs parents recevront une pension annuelle et viagère de 300 francs.

Depuis longtemps la France est dotée d'un établissement où elle recueille les soldats mutilés sur le champ de bataille. Messieurs, les braves qui ont reçu, dans les rues de Paris, des blessures entraînant la perte ou l'incapacité d'un membre ont gagné les Invalides sur le plus beau champ de bataille. Les vieux guerriers qui habitent cet asile de la gloire les accueilleront avec transport dans leurs rangs. S'il est des citoyens que des affections de famille retiennent dans leurs foyers, il est juste de leur accorder une pension qui soit l'équivalent des frais que leurs frères coûteront à l'État.

Quant à ceux que leurs blessures n'ont pas mis dans l'impossibilité de travailler, il a paru convenable de leur accorder une indemnité une fois payée, dont la commission des récompenses nationales sera chargée de fixer le montant.

La même mesure devrait être prise en faveur des familles qui ont été privées de leur travail pendant les journées de juillet. La commission a même senti la nécessité de prévenir votre intention bien connue, en distribuant des secours provisoires à ceux qui n'auraient pu attendre la sanction de cette loi.

C'est pour subvenir à ces diverses dépenses que le Roi nous a chargé de vous demander d'ouvrir au ministère de l'intérieur un crédit de sept millions, sur lesquels quatre millions six cent mille francs seront convertis en rentes annuelles et viagères, sauf à réduire, s'il y a lieu, cette somme d'après l'état qui sera dressé par la commission des récompenses nationales. Le surplus des sept millions sera employé à acquitter le montant des indemnités et des secours une fois payés.

Messieurs, en adoptant les mesures que j'ai l'honneur de vous proposer, vous assurerez des existences qui sont devenues sacrées pour le peuple français. Il y a un autre moyen de donner aux défenseurs de Paris un nouveau témoignage de la reconnaissance publique. Parmi les citoyens qui ont survécu à leurs efforts, la France est sûre de trouver de braves guerriers. La commission des récompenses sera chargée de désigner ceux que le ministre de la guerre pourra proposer au Roi pour le grade de sous-lieutenant. La campagne des trois jours sera leur titre d'ancienneté.

La loi du 30 août a ordonné de frapper une médaille destinée à consacrer le souvenir de notre révolution. Cette médaille sera distribuée à tous les citoyens désignés par la commission.

Enfin, il a paru convenable d'accorder, à ceux qui se sont spécialement distingués dans le mouvement de notre délivrance, une décoration spéciale, glorieuse marque de leurs services personnels, et à laquelle les honneurs militaires seront rendus comme à la Légion d'honneur.

Messieurs, la loi qui vous est proposée, pour être digne de la France et des généreux citoyens qui en sont l'objet, devait beaucoup faire pour l'honneur et rien de plus que le nécessaire pour une pauvreté qui a l'orgueil de l'héroïsme. Il n'eût pas été possible de faire accepter un don; il était juste de payer une dette sacrée. La postérité dira que la France libre a récompensé une population de héros en donnant aux morts une tombe, aux blessés un asile, aux orphelins l'éducation qu'auraient souhaitée pour eux leurs parents.

PROJET DE LOI.

Louis-Philippe, roi des Français,

A tous présents et à venir, salut:

Nous avons ordonné et ordonnons que le projet de loi dont la teneur suit sera présenté à la Chambre des députés par notre ministre secrétaire d'État au département de l'intérieur, que nous chargeons d'en exposer les motifs et d'en soutenir la discussion.

Art. 1er. Les veuves des citoyens morts dans les journées des 27, 28 et 29 juillet, ou par suite des blessures qu'ils ont reçues dans ces mêmes journées, recevront de l'État une pension annuelle et viagère de 500 francs, qui commencera à courir du 1er janvier 1831.

Art. 2. La France adopte les orphelins, fils des citoyens morts pendant les trois journées, ou par suite des trois journées de juillet. Une somme de 250 francs par année est affectée pour chaque enfant au-dessous de sept ans, lequel sera confié aux soins de sa mère, ou, au besoin, à ceux d'un parent ou d'un ami choisi par le conseil de famille.

Depuis sept ans jusqu'à dix-huit, les enfants seront élevés dans des établissements spéciaux, où ils recevront une éducation convenable à leur sexe, et propre à assurer leur existence à venir.

Art. 3. Les pères et mères âgés de plus de soixante ans, ou infirmes, et dont l'état malheureux sera constaté, et qui auront perdu leurs enfants dans les journées des 27, 28 et 29 juillet, recevront de l'État une pension annuelle viagère de 300 francs, réversible sur le survivant.

Art. 4. Les Français qui, dans les journées de juillet, ont reçu des blessures entraînant la perte ou l'incapacité d'un membre, seront admis à l'hôtel des Invalides, ou toucheront, à leur choix, dans leurs foyers, la pension qui leur sera accordée.

Toutes les dispositions relatives à la quotité de la pension des invalides leur seront applicables.

Art. 5. Les citoyens que leurs blessures n'ont point mis hors d'état de travailler recevront une indemnité une fois payée dont le montant sera, pour chacun d'eux, déterminé par la commission des récompenses nationales.

Art. 6. Il sera également accordé une indemnité aux citoyens non blessés, dont les familles ont été privées du produit de leur travail pendant les journées de juillet. Cette indemnité sera, pour chaque citoyen, déterminée par la commission des récompenses nationales.

Art. 7. En conséquence des dispositions qui précèdent, et pour acquitter en même temps le montant des secours provisoires délivrés aux blessés ou aux familles des victimes des journées de juillet, un crédit de 7 millions est ouvert au ministre de l'intérieur.

Sur ce crédit, 4 millions 600,000 francs seront convertis en rentes annuelles et viagères, sauf à réduire, s'il y a lieu, cette allocation d'après l'état qui sera dressé par la commission des récompenses nationales.

Le surplus de cette somme sera consacré à acquitter le montant des indemnités et des secours une fois payé, d'après les états dressés par la commission.

Art. 8. Pourront être nommés sous-lieutenants dans l'armée ceux qui, s'étant particulièrement distingués dans les journées de juillet, seront, d'après le rapport de la commission, jugés dignes de cet honneur.

Art. 9. La médaille ordonnée par la loi du 30 août sera distribuée à tous les citoyens désignés par la commission.

Art. 10. Une décoration spéciale sera accordée à tous les citoyens qui se sont distingués dans les journées de juillet; la liste de ceux qui doivent la porter sera dressée par la commission, et soumise à l'approbation du Roi.

Les honneurs militaires leur seront rendus comme à la décoration de la Légion d'honneur.

Paris, le 9 octobre 1830.
LOUIS-PHILIPPE.

Par le roi:

Le ministre secrétaire d'État au
département de l'intérieur,

Guizot.




XV

Présentation de deux projets de loi relatifs à l'organisation de la garde nationale sédentaire et de la garde nationale mobile.

--Chambre des députés.--Séance du 9 octobre 1830.--

Ces deux projets, longuement discutés et amendés dans les deux Chambres, aboutirent à une loi générale promulguée le 22 mars 1831, sous le ministère de M. Casimir Périer.

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Messieurs, le Roi nous a ordonné de vous présenter deux projets de loi relatifs à l'organisation de la garde nationale sédentaire et de la garde nationale mobile.

L'importance de ces deux projets n'a pas besoin d'être démontrée; ils sont évidemment appelés par les plus pressants intérêts et les voeux unanimes de la France. Ils donneront, pour garantie à l'indépendance extérieure et à l'ordre intérieur, les forces de toute la nation. Ils fonderont sur les plus larges bases la dignité et le repos du pays.

Nous regrettons que l'ajournement si prochain de la Chambre ne nous permette pas de lui exposer aujourd'hui avec détail les motifs qui ont présidé à la rédaction de ces deux projets de loi. Ces motifs, qui se présenteront, du reste, naturellement à vos esprits, seront expliqués dans les rapports soumis au Roi à ce sujet, et qui seront incessamment publiés.

Le Roi a voulu qu'avant de se séparer, la Chambre reçût la présentation des dispositions essentielles qui nous paraissent devoir régler désormais cette grande institution nationale. Les mesures législatives nécessaires pour compléter le système seront successivement proposées aux Chambres, et rien ne manquera plus bientôt à l'organisation à la fois militaire et pacifique de notre pays.

PROJET DE LOI.

Louis-Philippe, roi des Français,

A tous présents et à venir, salut.

Nous avons ordonné et ordonnons que le projet de loi dont la teneur suit sera présenté en notre nom à la Chambre des députés par notre Ministre secrétaire d'Etat au département de l'intérieur, que nous chargeons d'en exposer les motifs et d'en soutenir la discussion.

SECTION Ire.

Art. 1er. La garde nationale mobile est l'auxiliaire de l'armée pour la défense du territoire et la garde des frontières, pour repousser l'invasion et maintenir l'ordre public dans l'intérieur.

Art. 2. La garde nationale mobile est composée de citoyens détachés de la garde nationale sédentaire et répartis dans des corps organisés, conformément à la présente loi.

Art. 3. La mise en activité de la garde nationale mobile ne pourra avoir lieu qu'en vertu d'une loi, et, pendant l'absence des Chambres, qu'en vertu d'une ordonnance du Roi, qui sera convertie en loi à la plus prochaine session.

Art. 4. Seront susceptibles d'être appelés à faire partie de la garde nationale mobile tous les Français âgés de vingt ans accomplis à trente ans révolus, inscrits au registre matricule de la garde nationale sédentaire, quels que soient leurs grades dans ladite garde.

Art. 5. Les gardes nationaux seront désignés dans l'ordre suivant:

Les moins âgés;
Les célibataires;
Les veufs sans enfants;
Les mariés sans enfants;
Les mariés avec enfants;
Les veufs avec enfants.

Le nombre des enfants, la nécessite pour les gardes nationaux de rester à la tête d'une grande exploitation agricole et industrielle, seront appréciés ainsi qu'il sera expliqué ci-après.

Art. 6. La désignation des gardes nationaux appelés sera faite par le conseil de recensement. En cas de réclamation, il sera statué par le jury d'équité.

Art. 7. L'aptitude au service sera jugée par un conseil de révision qui se réunira dans le lieu où devra se former le bataillon.

Ce conseil se composera de sept membres, savoir:

Le préfet, président, et, à son défaut, le conseiller de préfecture qu'il aura désigné;

Trois membres du conseil de recensement, désignés par le préfet;

Le chef de bataillon;

Et deux des capitaines dudit bataillon, nommés par le général commandant la subdivision militaire ou le département.

SECTION II.

EXEMPTIONS ET REMPLACEMENTS.

Art. 8. Seront exemptés du service de la garde nationale mobile:

1º Ceux qui n'ont pas la taille d'un mètre cinquante-sept centimètres.

2º Ceux que des infirmités constatées rendent impropres au service.

Le conseil de recensement, et, en cas de contestation, le jury d'équité prononcera sur ces exemptions et sur toutes celles qui seraient demandées pour quelque cause que ce soit.

Art. 9. Les gardes nationaux qui se sont fait remplacer dans l'armée ne sont pas dispensés du service de la garde nationale mobile.

Art. 10. Les remplacements dans la garde nationale mobile ne seront admis que pour les causes soumises au jugement du conseil de recensement, et, en cas de contestation, à celui du jury d'équité.

Le remplaçant devra être agréé par le conseil de recensement et par le conseil de révision.

Le remplacé sera tenu d'habiller le remplaçant, de l'armer et de l'équiper à ses frais.

Art. 11. Les remplaçants seront pris parmi les hommes de vingt à trente-cinq ans, et même de trente-cinq à quarante, s'ils ont été militaires.

Art. 12. Si le remplaçant qui a moins de trente ans est appelé à servir pour son compte dans la garde nationale mobile, le remplacé sera tenu d'en fournir un autre, ou de marcher lui-même.

Art. 13. Le remplaçant ne pourra être pris que dans l'arrondissement où le remplacé est domicilié.

Art. 14. Le remplacé sera, pour le cas de désertion, responsable de son remplaçant.

SECTION III.

FORMATION DES BATAILLONS.

Art. 15. La garde nationale mobile sera organisée par bataillons.

Le gouvernement pourra les réunir en légions.

Art. 16. Les caporaux et sous-officiers, les sous-lieutenants et lieutenants seront élus par les gardes nationaux.

Les autres officiers seront à la nomination du Roi.

Art. 17. Tous les officiers à la nomination du Roi pourront être pris indistinctement dans la garde nationale, dans l'armée ou parmi les militaires en retraite.

Art. 18. Il pourra être formé des compagnies de grenadiers et de voltigeurs lorsque le Roi le jugera convenable.

Art. 19. Il y a aura un drapeau par bataillon de cinq cents hommes.

Le drapeau portera le nom du département qui aura fourni le bataillon.

SECTION IV.

DE LA DISCIPLINE.

Art. 20. Lorsque les corps de la garde nationale mobile seront organisés, ils seront soumis à la discipline militaire.

Art. 21. Toutefois, dans le cas où les gardes nationaux refuseraient d'obtempérer à la réquisition, et dans celui où ils quitteraient leurs corps sans autorisation, ils ne seront punis que d'un emprisonnement qui ne pourra excéder cinq ans.

SECTION V.

DE L'ADMINISTRATION.

Art. 22. La garde nationale mobile est assimilée, pour la solde et les prestations en nature, à la troupe de ligne.

Une ordonnance du Roi déterminera les masses et les accessoires de la solde.

Les officiers, sous-officiers et soldats jouissant d'une pension de retraite la cumuleront temporairement avec la solde d'activité des grades qu'ils auront obtenus dans la garde nationale mobile.

Art. 23. L'uniforme et les marques distinctives de la garde nationale mobile sont les mêmes que ceux de la garde nationale sédentaire.

Le gouvernement fournira l'armement et l'équipement aux gardes nationaux qui n'en seraient pas pourvus, ou qui n'auraient pas les moyens de s'équiper et de s'armer à leurs frais.

Art. 24. Les gardes nationales mobiles auront les mêmes droits que les troupes de ligne aux honneurs et récompenses militaires.

Art. 25. Des ordonnances du Roi détermineront l'organisation des bataillons et compagnies, le nombre et le grade des officiers, la composition et l'installation des conseils d'administration.

LOUIS-PHILIPPE.


Par le roi:

Le ministre secrétaire d'État de l'intérieur, Guizot.




XVI

Discussion du projet de loi relatif à l'ouverture d'un crédit de trente millions pour prêts et avances au commerce.

--Chambre des pairs.--Séance du 16 octobre 1830.--

Le 18 septembre 1830, le baron Louis, ministre des finances, proposa à la Chambre des députés un projet de loi destiné à donner au gouvernement les moyens de venir en aide, par des prêts et des avances, au commerce et à l'industrie gravement ébranlés par la révolution. Ce projet, adopté avec divers amendements par la Chambre des députés, le 8 octobre 1830, fut porté à la Chambre des pairs où il rencontra des objections que réfutèrent M. de Barante et M. Lainé. Je pris la parole après eux, pour le soutenir au nom du gouvernement. Il fut adopté et promulgué, comme loi, le 17 octobre 1830.

M. Guizot, ministre de l'intérieur.--Après ce que vous venez d'entendre, il me reste peu de chose à dire, et je ne prendrais pas la parole si quelques explications n'étaient devenues indispensables. C'est au nom des principes qu'on repousse le projet: c'est comme exception qu'on le défend. Je crois, Messieurs, que les principes sont moins intéressés dans cette cause qu'on ne semble le croire. Les principes ne sont pas toujours si absolus qu'ils embrassent tous les faits qui se présentent. Si on considère la loi qui nous occupe sous le point de vue purement économique, sans doute les principes d'économie politique devraient seuls lui être applicables. Mais il me semble que la question n'est pas purement une question d'économie politique.

Quel est le fait qui se développe en ce moment? C'est une crise industrielle et commerciale au milieu d'une crise politique. La crise industrielle et commerciale peut remonter à une époque fort éloignée; elle peut se rattacher et se rattache en effet à des causes tout à fait indépendantes de la politique, et sur lesquelles le pouvoir n'a aucune action; l'excès de la production sur la consommation, les moyens de rétablir l'équilibre sont des faits étrangers à l'action du gouvernement, qui ne proviennent pas de lui, et auxquels il ne peut porter aucun remède.

Mais ce n'est pas de ces faits-là qu'il s'agit. La crise commerciale et industrielle a éclaté au milieu d'une crise politique survenue tout récemment: si la crise politique n'a fait que développer plus promptement les effets de la crise industrielle et commerciale, peu importe. Il n'en est pas moins certain que la crise politique intervient dans la question, que c'est un fait dont il est impossible de ne pas tenir compte. Le projet de loi sur lequel vous délibérez ne vous aurait pas été présenté s'il n'y avait pas eu une crise politique qui fût venue compliquer la question. Ce n'est pas dans l'état commercial et industriel qu'on doit chercher la solution de la question, c'est dans l'influence de la crise politique sur l'état du commerce et de l'industrie. Eh bien! quelle a été cette influence? Elle a eu pour résultat de répandre la défiance, d'altérer la sécurité dans l'avenir; la sécurité, élément indispensable des opérations industrielles et commerciales. Il ne suffit pas que l'industrie trouve l'emploi des capitaux, que la consommation vienne absorber ce que l'industrie produit, il faut que les capitaux aient confiance dans les emplois que l'industrie leur offre; il faut que les capitaux répondent aux offres que leur fait l'industrie. Or, on conçoit qu'il y ait des cas où, bien que les capitaux trouvassent un emploi avantageux, où la consommation allât au-devant de la production, le défaut de sécurité soit cependant tel et l'inquiétude sur l'avenir si réelle que les capitaux se refusent à la provocation qui leur est faite.

Eh bien! cet état de défiance, ce défaut de sécurité dans l'avenir existent: ils sont le résultat, non pas de la crise économique, mais uniquement de la crise politique; et c'est uniquement à cette nouvelle cause de perturbation dans les transactions industrielles et commerciales que le gouvernement peut être appelé à porter secours.

De quoi s'agit-il en effet? Il s'agit de rétablir la balance de l'ordre, la sécurité de l'avenir, de donner au moins aux transactions industrielles et commerciales le temps d'attendre que la sécurité reparaisse, que la confiance se rétablisse. Le gouvernement a bien des manières de rétablir la sécurité, de rendre la confiance; sa conduite tout entière et toutes ses mesures politiques tendent à ce but; mais on conviendra, ce me semble, que la première condition de la renaissance de la sécurité, c'est l'ordre public, c'est la paix matérielle dans la société. Au milieu de toutes les mesures et de tous les moyens que le gouvernement peut employer pour ramener la confiance, si l'ordre public était matériellement troublé par des émeutes populaires ou par tout autre événement de ce genre, il est clair que les mesures que le gouvernement prendrait seraient déjouées, et qu'elles ne tireraient pas la société de l'état de crise momentané dans lequel elle se trouve.

Le premier résultat que le gouvernement doit chercher à atteindre, c'est le maintien constant, permanent, de l'ordre matériel, de la tranquillité matérielle dans la société. L'ordre matériel peut être troublé par le défaut d'emploi de la population laborieuse. Si la classe laborieuse commettait des désordres, le gouvernement a des moyens de les réprimer, et ne manquerait pas de s'en servir. Mais le malheur serait immense; il faut tout faire pour l'éviter. Et sans parler de désordres, si la classe laborieuse tombait dans la détresse, il faudrait bien que la charité publique vînt à son secours. Or il y a des moyens d'empêcher qu'elle ne tombe dans la détresse; c'est d'entretenir le travail, en attendant que l'état ordinaire des choses se rétablisse, que les transactions commerciales et industrielles aient repris leur cours.

C'est là l'unique objet du projet de loi. Il ne propose pas de rétablir la prospérité du commerce, de vivifier l'industrie, de lui assurer des débouchés; le gouvernement sait bien que de tels résultats sont au-dessus de son action, et que les éléments de prospérité sont si variés qu'il n'est pas en son pouvoir d'agir avec efficacité. C'est uniquement un résultat spécial et momentané qu'il se propose.

Le projet de loi a pour but, soit qu'il s'adresse à l'industrie ou au commerce, de prévenir des malheurs momentanés, d'assurer du travail pendant un temps dont il est impossible de fixer la durée, non à tous les ouvriers qui en manquent, mais à un certain nombre d'ouvriers et sur quelques points où des désordres entraîneraient les plus graves conséquences.

Ce n'est pas un secours adressé au commerce en général, à l'industrie tout entière; c'est une force mise à la disposition du gouvernement pour venir, pendant un certain temps, au secours de l'industrie et du commerce, dont la cessation immédiate causerait de grands malheurs.

C'est là, messieurs, je crois, le véritable caractère, les étroites limites sous lesquelles le projet de loi se présente. Le gouvernement est appelé à avoir dans l'avenir plus de confiance que telle ou telle partie de la population; il sait mieux que qui que ce soit que les causes de trouble auront disparu dans un certain temps. Le gouvernement vient donc ici donner l'exemple de la confiance. Sûr de son avenir et de l'avenir de la société, il vient au secours d'un certain nombre d'industries particulières, d'une certaine classe qui n'a pas les moyens d'avoir la même confiance.

C'est un exemple de confiance dans l'avenir que donne le gouvernement, pour laisser par là à la confiance de tous le temps de renaître. Le but du projet de loi, je le dis encore une fois, est restreint, momentané; il n'a point des prétentions aussi générales et aussi longues qu'on l'avait cru; il a été déterminé par une nécessité particulière: il ne se propose pas de revivifier le commerce tout entier, mais d'empêcher de grands malheurs particuliers, qui, en faisant explosion, pourraient amener des circonstances graves, quoique momentanées.

C'est dans ce seul but que le projet de loi a été conçu; c'est dans ce sens que nous le défendons et que nous en proposons l'adoption immédiate.



XVII

Discussion d'une proposition relative au cautionnement et aux droits de timbre et de poste imposés aux journaux et écrits périodiques.

--Chambre des députés.--Séances des 8 et 9 novembre 1830.--

Le 17 septembre 1830, M. Bavoux, député de la Seine, fit à la Chambre des députés une proposition tendant à apporter une réduction considérable dans le montant du cautionnement et des droits de timbre et de poste imposés aux journaux et écrits périodiques. Cette proposition fut, dans les deux Chambres, l'objet de longues discussions et de nombreux amendements. Je la combattis en ce qui touchait la réduction des cautionnements, tout en l'approuvant quant à la réduction des frais de timbre et de poste. Le débat devint si grave que le caractère, le sens et la portée de la révolution de Juillet y furent engagés. Je n'étais plus alors membre du cabinet; mais je maintins, à cet égard, comme simple député, les idées et les intentions que j'avais plus d'une fois manifestées comme ministre de l'intérieur.

M. Guizot, député du Calvados.--On a déjà dit, et je rappellerai qu'il y a ici deux questions: la question financière et la question politique. Ce n'est pas que je regarde la question financière, celle de l'impôt, comme indifférente. Je me propose d'y revenir. Mais évidemment, la question du cautionnement est celle qui préoccupe tous les esprits. C'est la question politique. Ce seul fait prouve que le cautionnement n'est pas, comme on l'a dit, une mesure purement fiscale, qu'il n'a pas pour unique objet d'assurer le payement des amendes auxquelles les éditeurs de journaux peuvent être condamnés. Le cautionnement garantit que les éditeurs des journaux sont des hommes qui appartiennent à une classe un peu élevée dans la société, et il prouve l'importance de l'opinion qu'un journal représente, le prix que cette opinion attache à être représentée. Le cautionnement a pour objet de placer la direction et la responsabilité de la presse périodique dans une sphère élevée, d'empêcher que la rédaction ne puisse tomber dans les mains du premier venu. C'est là le véritable caractère du cautionnement.

Ce n'est pas quelque chose d'étrange qu'une semblable garantie; elle est analogue à beaucoup d'autres qui existent dans la société, non-seulement à des garanties pécuniaires, mais à des garanties restrictives. Ainsi, le nombre des avoués, des notaires, d'une foule de personnes de ce genre est limité, quoiqu'elles ne soient pas assujetties à un cautionnement. (Voix à droite: Les notaires fournissent un cautionnement.) C'est un fait de plus qui vient à l'appui de mon raisonnement. Pourquoi le nombre en est-il limité? C'est qu'ils sont chargés d'intérêts tellement importants qu'on n'a pas voulu qu'ils fussent pour ainsi dire sur la place publique à la disposition du premier venu.

La garantie du cautionnement est de même nature. Ce n'est pas une garantie préventive, mais une garantie restrictive, une garantie qui empêche que le pouvoir exercé par la presse périodique ne tombe aux mains des premiers venus. Cette garantie n'est pas particulière à la presse ni aux comptables; elle s'applique à une multitude de professions où il ne s'agit pas de deniers publics, mais seulement d'intérêts importants remis entre les mains de certains hommes, d'une grande puissance exercée par eux, puissance pour laquelle on exige des garanties de capacité et des conditions préalables.

En étudiant le développement progressif des sociétés, vous pourrez remarquer que le système des conditions préalables et des garanties a partout succédé au système des mesures préventives et des priviléges. Cela n'est pas relatif seulement à la liberté de la presse, à telle ou telle profession; cela se trouve partout là où les priviléges et les mesures préventives ont existé. On n'a pas passé à un état de liberté sans restriction. Les conditions préalables ont succédé aux mesures préventives; les garanties ont succédé aux priviléges. Que les garanties et les conditions, préalables doivent être éternelles, que ce soit l'état immuable des sociétés, je ne voudrais pas l'affirmer. Il est probable d'affirmer que telle ou telle de ces garanties tombera successivement, que telle ou telle condition cessera d'être exigée. C'est là le cours naturel des choses, le progrès de la société. Mais il n'est au pouvoir de personne de devancer le temps: il faut qu'une époque en précède une autre, sans risques graves pour la société.

Les faits de cette étendue ne sont pas au pouvoir des lois humaines; il y a là des conditions qui tiennent au fond, à la racine des conditions providentielles, qui peuvent disparaître un moment, mais qui reprennent le pouvoir que les hommes leur refusent, et qui le reprennent par des réactions qui sont des perturbations plus graves que celles qu'on a voulu éviter.

La légitimité actuelle des cautionnements ainsi établie, la vraie question est celle de l'opportunité de leur abolition ou de leur réduction. J'ai besoin de rappeler ici qu'il y a trois ans le cautionnement était de dix mille livres de rente, et qu'il est actuellement réduit à six mille livres. Est-il utile à la société de le réduire de nouveau ou de l'abolir tout à fait? Je ne le pense pas.

Pour répondre à cette question, il est indispensable d'examiner l'état actuel de la presse périodique dans son rapport avec l'état de la société. C'est encore une question de fait qui ne peut pas être résolue d'une manière générale, indépendamment des circonstances sous l'empire desquelles nous vivons.

En fait, la presse périodique a vécu pendant plusieurs années en présence d'une législation très-dure et qui, cependant, ne lui ôtait pas toute liberté, en présence d'un pouvoir ennemi, mais qu'elle avait la faculté de combattre: elle a été libre, elle a lutté; et la preuve, c'est qu'elle a vaincu. Mais en même temps qu'elle luttait, elle avait un sentiment de réserve, et, je le dirai franchement, de crainte. Sous l'empire de cette législation dure, en présence de ce pouvoir ennemi, la presse périodique, tout en jouissant d'une grande liberté, ne se croyait pas tout permis, ni tout possible; elle sentait souvent ses limites. C'est la condition sous laquelle elle a vécu pendant dix ans.

Eh bien, je crois que cette condition lui a été salutaire; je crois qu'elle y a pris de la prudence, du travail, de la patience, qu'elle a beaucoup plus gagné à soutenir cette lutte qu'elle n'aurait gagné à une liberté illimitée, à ne ressentir jamais cette défiance d'elle-même, cette timidité que lui inspirait un pouvoir ennemi.

Telle était la condition de la liberté de la presse. C'était la condition de la France tout entière; elle s'est trouvée dans cette situation pendant la Restauration; elle a vécu en présence d'un pouvoir ennemi dont elle se méfiait avec raison, mais qui était trop faible pour l'opprimer efficacement; elle a été entravée, contrariée, mais toujours elle a été en état de se défendre, et elle s'est défendue si bien qu'au bout de quinze ans ce pouvoir, avec tout son attirail de doctrines et de force étrangères, a été vaincu et obligé de s'en aller au milieu de la réprobation générale.

Aujourd'hui, cette situation a cessé. Il ne faut pas se le dissimuler, la presse actuelle a le sentiment d'un immense pouvoir; elle n'a plus de crainte; elle sait qu'elle a brisé un pouvoir ennemi; elle a la confiance qu'elle aurait bon marché d'un pouvoir ami. Cherchez les traces de cette situation qui, bien qu'elle ait changé, exerce encore une grande influence. Les anciens journaux ont soutenu la lutte, il y en a d'autres qui sont nés du sein de la révolution de Juillet. Remarquez la différence qu'il y a entre ces deux classes de journaux. Je ne pense pas que les anciens journaux représentent aujourd'hui, comme ils l'ont représentée il y a six mois, l'opinion unanime de la France. Je ne crois pas qu'ils aient, avec le pays tout entier, cette parfaite sympathie, cette intimité qui les unissait, et qui leur a donné tant de force. Je pense qu'ils n'expriment que des opinions partielles, qu'on appellera faction, catégorie, mais des opinions qui ne sont pas l'expression de l'opinion nationale complète. Je pense aussi que les anciens journaux se trompent souvent, qu'il y a beaucoup d'erreurs, non-seulement dans leurs assertions, mais dans leur politique, que leurs conseils sont souvent mauvais, qu'il y a de l'inconvenance dans leur langage, de l'exagération dans leurs idées, du danger dans leur impulsion. Cependant, quand on les accuse d'être révolutionnaires, on a tort. Les anciens journaux, qui ont soutenu la lutte pendant quinze ans, n'ont point aujourd'hui un caractère révolutionnaire. Malgré les erreurs que j'y rencontre, les torts, les assertions que je leur reproche, je n'y trouve aucune trace d'anarchie; leurs doctrines ne sont pas anarchiques: je ne trouve pas qu'ils tendent au renversement de la société, qu'ils tendent à introduire de grands désordres publics; je les trouve dans les limites naturelles et légales de la liberté de la presse. Une des preuves que j'en pourrais donner, c'est la diversité de leurs nuances. Ils appartiennent évidemment à des opinions différentes; ils ne sont pas soumis au même joug, jetés dans le même moule.

Remarquez ce qui s'est passé naguère. Quand il y a eu des émeutes d'ouvriers, quand nous avons eu à combattre des tentatives d'insurrection, presque tous les anciens journaux se sont élevés contre ces désordres, presque tous ont embrassé la cause de l'ordre contre les émeutes d'ouvriers. Leur langage, quoique injuste dans une foule d'occasions, n'a rien de provoquant; ils ne font pas d'appel à la force, ils ne cherchent pas à exciter des séditions. Ils peuvent souvent se tromper, mais je ne vois pas qu'ils aient un caractère révolutionnaire; je les trouve dans les limites de la liberté de la presse.

Et pourquoi? parce qu'ils ont encore l'empreinte de la lutte qu'ils ont soutenue pendant dix ans, parce qu'ils sont eux-mêmes soutenus par les habitudes qu'ils ont prises, par les vertus qu'ils ont acquises, parce qu'ils sont contenus dans les justes limites de la liberté constitutionnelle, qui est rude, mais jamais anarchique.

Il en est autrement d'un certain nombre de journaux nouveaux. Nés du sein de la révolution, de l'ivresse de la victoire, ceux-là, je les trouve, pleins de doctrines anarchiques, pleins d'appels à la force, de menaces adressées à toutes les existences établies, à tous les droits reconnus, à l'ordre légitime tout entier. Ils ont à mes yeux, et je crois aussi aux yeux du public, un caractère différent de celui des anciens journaux.

Je ne dis pas ceci par une sorte d'artifice, pour opérer une division parmi les organes de la liberté de la presse: je le dis parce que c'est là un fait grave, qui caractérise la presse périodique, et qui montre à quels principes se rattachent ses différents organes.

Maintenant, qu'allez-vous faire par la suppression du cautionnement? Elle n'intéresse en aucune façon les anciens journaux; ils sont hors de la question. Vous allez accorder une faveur uniquement aux journaux nouveaux, aux journaux qui sont empreints d'un mauvais caractère, aux journaux qui n'ont pas soutenu la grande lutte dont nous sommes sortis victorieux, aux journaux qui sont nés du premier enivrement et des premiers désordres de la victoire.

Non-seulement cela est mauvais en soi dans les circonstances où nous sommes, mais cela est contraire au principe fondamental, à l'esprit véritable de votre gouvernement; et ce principe, c'est la publicité, c'est la lutte engagée entre le bien et le mal, entre la vérité et l'erreur. Toutes les forces sont appelées à se produire; elles sont aux prises sur la place publique, devant la raison publique qui les juge. Le caractère de cette lutte, c'est la liberté pour le mal comme pour le bien. La lutte effraye beaucoup de gens, quand ils la voient; ils voudraient empêcher le mal de se produire, ils voudraient lui retirer sa liberté; ils se trompent. Il n'y a pas de liberté pour la vérité, s'il n'y en a pas pour l'erreur; il n'y en a pas pour le bien, s'il n'y en a pas pour le mal. Il faut que toutes les forces paraissent; c'est là le caractère de notre gouvernement. Mais il n'est pas dans la nature de ce gouvernement de prendre des mesures qui tournent au profit de la mauvaise portion. On ne doit pas de faveur spéciale au mal. Il n'est pas vrai que le gouvernement soit neutre dans cette grande lutte de la vérité et de l'erreur qui se passe devant lui. Il n'est pas vrai qu'il n'ait aucun rôle à jouer. Il a un rôle à jouer en faveur du bien. Il doit protection au bien et non pas au mal; il ne doit à celui-ci que la liberté.

Voulez-vous faire justice et non pas faveur? supprimez les droits sur le timbre et les frais de poste. Cette suppression tournera véritablement au profit de tous; ce sera une mesure efficace; je n'ai pour mon compte aucune objection à opposer. Je suis porté à croire que, dans l'état actuel de la presse périodique, il y a quelque exagération dans les droits de timbre et les frais de poste. Il serait à désirer, autant que cela peut se concilier avec les intérêts du trésor, que ces frais fussent réduits; il y aurait profit pour la presse périodique. Mais, je le répète, l'abaissement du cautionnement ne tournerait qu'au profit des journaux qui cherchent à répandre de mauvaises doctrines. Je n'hésite pas à les attaquer dans le for de ma conscience, ces journaux nés au sein d'une révolution qui, jusqu'à présent, n'a pas connu le mal, mais où il peut s'introduire, car il n'est pas impossible que cette révolution si pure, si nationale, soit souillée. Il est de votre devoir de la préserver, de veiller à écarter tout désordre qui tendrait à la corrompre, à y faire pénétrer le mal. Gardez à la France l'innocence, la pureté, l'honnêteté de sa révolution de 1830. Ce n'est pas seulement un acte moral, c'est un acte salutaire. Vous prendrez une mesure de salut public; car, croyez-moi, son existence tranquille, régulière, heureuse, est intéressée à la conservation de son caractère primitif, tout aussi bien que son honneur. Il ne s'agit pas seulement de maintenir l'honneur de notre victoire, mais la tranquillité, la régularité de l'état social; le bonheur public est attaché à son honneur.

Je vote contre tout abaissement et toute suppression des cautionnements, et pour la réduction, s'il y a lieu, des frais de timbre et de poste, en me ralliant à l'amendement de M. Barthe.


--Séance du 9 novembre 1830.--

M. Guizot.--Je regrette d'avoir à ramener l'attention de la Chambre sur la discussion qui s'est élevée hier. Je n'ai aucun désir de venir réclamer à cette tribune des rigueurs inutiles. Ce n'est pas l'amendement du préopinant que je viens repousser; si la Chambre juge convenable de donner aux journaux nouveaux un délai de deux ou trois mois pour faire leur cautionnement, je ne m'y oppose en aucune façon. Ce n'est pas pour restreindre telle ou telle liberté que j'ai pris hier la parole. C'est pour signaler un fait, un danger grave dans l'état actuel de la presse, et pour fonder sur ce fait, sur ce danger, la nécessité de maintenir la mesure générale du cautionnement. Je ne monte aujourd'hui à la tribune que pour repousser des allégations qui s'adressent à l'ensemble de notre situation, et à la conduite que j'ai tenue pendant que j'avais l'honneur de siéger dans les conseils du Roi. (Sensation.)

Ce n'est point d'exagération que j'ai accusé quelques-uns des journaux nouveaux: c'est d'erreur radicale, c'est d'une mauvaise influence. L'exagération semble n'indiquer que l'excès du bien. Je trouve ces journaux radicalement mauvais; leur langage serait modéré qu'ils n'en seraient pas moins dangereux; leurs doctrines me paraîtraient aussi mauvaises, les passions qu'ils fomentent aussi funestes, quand bien même leur langage serait exempt de toute exagération.

Il y a ici une question fondamentale, et qui n'a pas encore été posée dans toute son étendue. La révolution qui vient de s'accomplir est considérée sous deux points de vue tout à fait différents. On l'entend de part et d'autre de deux manières diverses. On nous a plus d'une fois accusés, mes amis et moi, de ne pas comprendre la révolution de Juillet, de ne pas être ce qu'on appelle dans le mouvement, de ne pas la continuer telle qu'elle a été commencée. Là est la question. Qui comprend véritablement la révolution de Juillet? Qui est dans son mouvement? Qui l'a continuée comme elle a commencé? J'accepte pleinement cette question; je la pose moi-même entre nos adversaires et nous (écoutez! écoutez!), et je dis que ce sont eux qui ne comprennent pas la révolution de Juillet; que ce sont eux qui, au lieu de la continuer, la dénatureraient, la pervertiraient. (Mouvements en sens divers.) Je suis obligé de parler avec une extrême franchise. (Oui, oui, c'est très-bien; parlez, parlez.) Je dis que c'est nous qui sommes dans le mouvement de notre belle révolution, que c'est nous qui avons travaillé à lui conserver son véritable caractère, et que nos adversaires, au contraire, travaillent à le dénaturer, et pour dire toute ma pensée, à le pervertir. Je n'ai pas besoin d'ajouter que je n'accuse l'intention de personne.

Le grand fait qui a frappé la France et l'Europe quand la révolution de 1830 s'est accomplie, c'est l'unanimité du pays; c'est l'élan, l'assentiment général de la France. Mais croyez-vous, messieurs, que cette unanimité fût complète? Est-ce qu'il n'y avait pas, au milieu de cet élan qui a emporté la France entière dans le mouvement, des diversités d'opinions et d'intentions? Croyez-vous que le fait accompli a réellement satisfait, au moment de son accomplissement, tous les désirs, tous les intérêts? Réellement non. Aucun de nous n'a oublié ce qui s'est passé dans les premiers jours. Quel a été le caractère de cette révolution? Elle a changé une dynastie, mais en reserrant ce changement dans les plus étroites limites. Elle a cherché le remplaçant de la dynastie changée aussi près d'elle qu'elle le pouvait. Et ce n'est pas sans intention; je ne parle pas de desseins prémédités; je dis qu'en fait l'instinct public, l'instinct de l'intérêt national a poussé le pays à restreindre ce changement dans les plus étroites limites possibles. (Sensation.)

Ce qui s'est fait quant à la dynastie, quant aux personnes, s'est fait également quant aux institutions: aucun de nous ne peut avoir oublié ce qu'on demandait dans les journées de la révolution. Certaines personnes réclamaient une constitution toute nouvelle, ne voulaient tenir aucun compte de la Charte au nom de laquelle on s'était battu, invoquaient, dis-je, une constitution fondée sur des principes différents, rédigée, adoptée dans une autre forme. Il y avait donc, quant aux institutions et aux principes qui devaient présider à la révolution de Juillet, un dissentiment réel.

Il y avait des hommes qui n'étaient pas d'avis de ce qui s'est fait, qui désiraient qu'on allât plus loin, dans une autre direction. Eh bien, leur opinion n'a pas prévalu. Le fait a déposé contre elle. Je n'en fais honneur à la sagesse de personne. Ce sont là des événements supérieurs à la sagesse individuelle, des événements qui se font par eux-mêmes, des événements qui sont l'oeuvre de la nécessité générale, de cette raison universelle qui remplit l'atmosphère, et qui dirige la conduite des hommes, même à leur insu. (Mouvement d'adhésion.)

Il était dans l'intérêt général de la France que notre révolution se fit comme elle s'est faite, c'est-à-dire qu'elle acceptât le passé, qu'elle le ménageât, qu'elle ne se jetât pas en aveugle dans des carrières inconnues, qu'elle respectât tous les faits, qu'elle transigeât avec tous les intérêts, qu'elle se présentât à l'Europe sous les formes le plus raisonnables, les plus douces, qu'elle se modérât elle-même, qu'elle se contînt au moment même où elle s'accomplissait. Voilà quel a été son caractère à son origine; voilà ce qu'on a fait par la seule impulsion de la nécessité, de la raison générale.

Au bout d'un certain temps, l'empire de cette nécessité, qui avait d'abord pesé sur tout le monde, ne s'est pas fait sentir avec la même force. Les diversités naturelles ont paru; chacun est retourné à sa pente, et nous nous sommes retrouvés en proie aux mêmes dissidences où nous étions auparavant, et qui avaient été étouffées, contenues, par la force des événements.

C'est alors que s'est posée la question de savoir qui comprenait véritablement la révolution, qui était ou n'était pas dans son véritable mouvement.

Les uns, je n'hésite pas à le dire, ont voulu la faire dévier du caractère qu'elle avait revêtu à son origine; ils ont voulu qu'elle continuât autrement qu'elle ne s'était faite; ils ont invoqué, pour la suite de la révolution, les mêmes principes d'après lesquels, si on les avait adoptés dans son origine, on aurait fait autre chose que ce qui s'est fait. Ils ont invoqué les mêmes principes en vertu desquels on aurait fait une constitution toute nouvelle, on se serait jeté dans des voies beaucoup plus hasardeuses. C'est au nom de ces mêmes doctrines, de ces sentiments qui avaient été battus, passez-moi l'expression, dans le berceau de la révolution, et qui n'étaient pas parvenus à la dominer, qu'on est venu demander de la continuer.

Eh bien, messieurs, mes amis et moi, nous nous sommes refusés à la continuer de la sorte. (Vive sensation.) Nous avons demandé à la continuer telle qu'elle s'était faite, à rester fidèles à son berceau, fidèles à cet esprit de conciliation et de modération, à ce ménagement de tous les intérêts, à ce balancement impartial entre le passé et le présent qui avaient présidé à nos premiers actes.

Nous croyons avoir été fidèles en cela, non-seulement au caractère primitif de la révolution, à sa véritable nature, mais à l'opinion réelle et sincère et aux véritables intérêts de la France. (Vif mouvement d'adhésion.) Je vous demande la permission d'arrêter encore un moment votre pensée sur ce point. (Oui, oui, continuez, continuez.)

Je prie la Chambre, et en particulier ceux de ses honorables membres qui pourraient ne pas penser comme moi, de m'accorder une extrême indulgence quant à mes paroles. Il ne serait pas impossible qu'elles allassent quelquefois au delà de ma pensée, et qu'il m'arrivât d'inculper plus sévèrement que je n'ai l'intention de le faire des opinions, des doctrines, des conduites qui diffèrent de la mienne, que par conséquent j'ai blâmées, et que je blâme encore, mais que je n'accuse point. (Sensation.)

Derrière l'opinion différente de la nôtre sur la manière d'envisager la révolution de Juillet et de la conduire, je trouve trois choses, trois forces. Je trouve des idées républicaines, des passions et des prétentions exclusives.

Je dis, messieurs, que la France n'a ni des idées républicaines, ni des passions ardentes, ni des prétentions exclusives. (Marques très-vives d'adhésion.) Quiconque se présente poussé par ces trois forces, marche au rebours de la France et n'est pas national. (Très-bien, très-bien!... Bravo!)

J'honore la république, messieurs; c'est une forme de gouvernement qui repose sur de nobles principes, qui élève dans l'âme de nobles sentiments, des pensées généreuses. Et s'il m'était permis de le dire, je répéterais ici les paroles que Tacite met dans la bouche du vieux Galba: «Si la république pouvait être rétablie, nous étions dignes qu'elle commençât par nous.» Mais la France n'est pas républicaine. En fait, sa situation géographique, sociale, politique, tous ses intérêts matériels sont contraires à cette forme de gouvernement qui la mettrait en querelle avec l'Europe, et en trouble dans son propre sein. Nos opinions s'y opposent également: la pensée de la France n'est pas républicaine. (Même mouvement.)

Il y a de la république dans les moeurs de la France, dans les relations des citoyens entre eux; mais l'intention de la France n'est pas républicaine: il faudrait faire violence aux convictions, aussi bien qu'aux intérêts de la France, pour y introduire cette forme de gouvernement. Partout donc où cette pensée se manifeste, où elle exerce son influence, partout où l'on travaille à pousser la nation dans ce sens, on la pousse contre son propre désir, contre son intérêt. La pensée de la France, je le répète, n'est pas républicaine, et elle a, dans mon opinion, raison de ne pas l'être.

La France n'est pas non plus passionnée; ce qui domine aujourd'hui dans le pays, ce n'est point un désir ardent de se porter vers tel ou tel but lointain; c'est la modération, le bon sens. Tout le monde le répète: le bon sens, la modération est aujourd'hui le caractère général.

On a rappelé tout à l'heure ce que nous avions fait à l'égard des sociétés populaires: je ne veux le désavouer en aucune façon; mais le pays, la France l'avait fait avant nous. Le mouvement qui s'est manifesté contre les sociétés populaires, ce n'est pas du gouvernement qu'il est émané; c'était un mouvement spontané, national, populaire, qui s'est fait, non-seulement à Paris, mais dans toute la France. Il y a tel honorable membre de cette Chambre, élu par les électeurs les plus libéraux de son pays, qui a cru devoir prendre l'engagement, non pas écrit, mais moral, de réprouver les sociétés populaires, tant elles sont contraires au sentiment du pays, tant le souvenir de l'influence déplorable qu'elles ont exercée préoccupe encore, peut-être trop, les imaginations! (Vive sensation.)

Quiconque aujourd'hui paraîtra agir en France par des passions ardentes, pressées d'arriver à leur but, ne tenant nul compte des obstacles, sera contraire à l'esprit de la France, et n'aura pas le droit de se prétendre national; car, encore une fois, c'est le bon sens, la modération, la patience, qui sont aujourd'hui le caractère de l'esprit français. Il n'y a pas lieu de s'en étonner; après une révolution telle que celle que nous avons subie, les peuples, non-seulement sont détrompés de beaucoup d'erreurs, mais ils sont fatigués, ils ont besoin de repos. Il n'y a donc rien d'étonnant que la France soit aujourd'hui modérée. Il serait merveilleux qu'elle ne le fût point.

Les prétentions exclusives ne sont pas plus dans le goût de la France que les passions ardentes et les théories républicaines. Voyez le jugement que chacun de nous porte sur ses voisins, sur les hommes qui ne partagent pas ses opinions. Est-ce un jugement violent, rigoureux? Non; nous avons appris à nous comprendre les uns et les autres, à nous rendre mutuellement justice, à savoir qu'il ne faut pas, parce que nous différons d'opinion sur tel ou tel point, nous considérer nécessairement comme ennemis. Il y a de la justice et de l'impartialité en France. Il est dans le voeu du pays qu'on rende justice à toutes les qualités. Par exemple, en matière d'administration, il est dans l'instinct du pays de ne pas juger du mérite d'un administrateur uniquement par telle ou telle opinion politique, en raison de tel ou tel antécédent particulier. On veut tenir compte de sa situation sociale, de son caractère moral, et on subordonne souvent les antécédents politiques à des considérations d'une autre nature.

Pourquoi un cri s'est-il élevé si souvent en France contre les réactions, cri parti du fond de toutes les consciences? Parce que les prétentions exclusives, l'intolérance de l'esprit de parti, l'habitude de classer exclusivement les hommes selon telle ou telle opinion, ne sont plus aujourd'hui dans l'esprit de la France; parce que ce n'est pas une disposition nationale. Et quiconque s'y livrerait serait en contradiction avec nos moeurs, avec l'esprit français. (Vif mouvement d'adhésion.)

Ainsi, si nous regardons la révolution dans son origine, dans son caractère politique, c'est nous qui lui sommes fidèles; c'est nous qui sommes dans son mouvement, et ce sont nos adversaires qui voudraient l'en détourner.

Je vais plus loin. Quel est le grand rôle auquel la France est aujourd'hui appelée? C'est évidemment à fonder un gouvernement libre, un gouvernement constitutionnel, sans doute, mais un vrai gouvernement, un pouvoir qui en possède l'autorité morale aussi bien que l'autorité de fait. Eh bien, ce n'est pas avec des théories, ce n'est pas avec des passions, ce n'est pas avec des prétentions exclusives qu'on arrive à un tel résultat.

Je respecte les théories; je sais qu'elles sont le travail de la raison humaine, son plus noble effort pour atteindre à la connaissance générale de la vérité. Mais la raison humaine s'égare si souvent, et l'oeuvre est si difficile que, lorsqu'il s'agit de la pratique de la vie, les hommes ont grandement raison de se défier des théories. Si elles étaient vraies, elles seraient bonnes; mais il est extrêmement rare qu'elles soient vraies; elles sont presque toujours incomplètes, et par conséquent fausses. Tant qu'on ne fait que raisonner, le danger n'est pas grand; on se trompe et voilà tout; mais quand il faut que les théories deviennent des actions, quand il faut que les idées passent dans les bras des hommes, et remuent la société, c'est alors que le danger de s'y livrer avec une confiance présomptueuse frappe les esprits. Ce n'est point avec des théories qu'on fonde les gouvernements; c'est avec le bon sens pratique, avec cette raison prudente qui consulte les faits, qui se contente chaque jour de la sagesse possible, qui mesure sa conduite sur ce qui est, et non pas sur un but lointain, douteux, qu'elle ne peut ni bien apprécier ni promptement saisir.

Ce n'est pas non plus avec des passions qu'on fonde des gouvernements. Les passions, je les honore; elles jouent un grand et beau rôle dans l'humanité, dans la société; mais ce rôle, ce n'est pas celui de fonder les gouvernements; ce n'est pas celui de s'adapter aux nécessités des peuples, de bien connaître leurs intérêts, de transiger avec tous les droits, avec toutes les existences. C'est par là qu'on fonde des gouvernements, et non pas en se laissant aller, soit à l'incertitude des théories, soit à l'orage des passions. (Vif mouvement d'approbation.)

J'en dis autant des prétentions exclusives. L'esprit de parti joue un grand rôle dans le monde, mais ce n'est pas quand il s'agit de donner de la stabilité aux lois et à tous les faits fondamentaux sur lesquels la société repose; ce n'est pas avec les habitudes et les forces de l'esprit de parti qu'on résout un pareil problème: c'est avec le respect des lois, le goût de l'ordre, le ménagement de tous les intérêts; en un mot, c'est avec les mêmes forces, les mêmes moyens qui font la sagesse individuelle de chacun de nous dans sa vie privée. Il n'est aucun de nous qui ne sache que, quand il s'est livré aveuglément à l'empire de certaines idées générales, quand il s'est abandonné à ses passions, quand il n'a écouté que ses prétentions personnelles, il a été entraîné à une foule d'erreurs et de fautes. Il en est de même dans la vie publique. Nous sommes obligés, dans le maniement des affaires publiques, à être prudents et réservés comme dans notre conduite privée.

Là, messieurs, réside la différence réelle entre nos adversaires et nous. Il s'agit de savoir lesquels ont bien compris la révolution de 1830, lesquels ont été fidèles à son caractère primitif, à l'espoir que la France en a conçu, à l'oeuvre que cette révolution est appelée à fonder. Ce que je viens de dire établit comment, mes honorables amis et moi, nous l'avons comprise, et pourquoi nous n'avons pas voulu nous écarter de cette route, et nous avons cru devoir sortir des conseils du prince, lorsqu'il nous a paru que nous ne pouvions y faire prévaloir nos opinions et nos désirs. (Sensation prolongée.)

Je ne pense cependant pas, messieurs, que nos successeurs veuillent se conduire autrement. La force des choses pèse sur eux comme sur nous. Ils sont hommes éclairés; ils sont bons citoyens comme nous. La différence qui a pu exister entre nous, pendant que nous siégions ensemble dans les conseils du prince, je n'hésite pas à le dire, est déjà beaucoup moins sensible. (Écoutez, écoutez.) Déjà ils tiennent, avec des ménagements plus ou moins étendus, la conduite que nous aurions tenue. Quiconque sera appelé à diriger la révolution dans les voies du gouvernement sera obligé de la comprendre comme nous l'avons comprise. Tous les partis peuvent y être successivement appelés. Les opinions les plus diverses, les passions les plus ardentes, les prétentions les plus exclusives peuvent être obligées d'entrer dans cette carrière du gouvernement; elles y seront soumises aux mêmes nécessités; elles porteront le même joug; ce qu'elles ont de faux sera vaincu par la force des choses. Elles seront obligées de considérer et de continuer la révolution de 1830, non pas comme on la demande dans quelques journaux, mais comme nous l'avons nous-mêmes comprise. Quiconque voudra lui faire porter d'autres fruits la détournera de son caractère primitif, de la pensée nationale, de son véritable but, la pervertira au lieu de la continuer. (Mouvement très-prononcé d'adhésion. Sensation prolongée.)


Le débat s'étant prolongé et animé, je fus amené à reprendre, dans la même séance, la parole, en réponse à M. Odilon Barrot.

M. Guizot.--J'avais évité tout ce qui pouvait amener les personnes dans la discussion. J'aurais désiré qu'elle pût persévérer dans cette voie; je regrette qu'elle en ait été détournée; mais puisqu'il en a été ainsi, il m'est impossible de ne pas aborder moi-même la tribune pour donner quelques explications à la Chambre.

Il doit être évident qu'il ne s'agit, entre les orateurs qui m'ont précédé à cette tribune et moi, d'aucune question personnelle: il ne s'est passé entre nous aucun fait qui puisse altérer l'estime réciproque que se doivent des hommes de conscience et de conviction. Il ne s'agit réellement que de deux systèmes de gouvernement, de deux manières de considérer notre révolution, et les conséquences qui en doivent sortir.

Je n'ai jamais regardé la révolution de 1830 comme une continuation de la Restauration; je n'ai jamais cru que le principe de la Restauration eût survécu au mois de Juillet: je l'ai toujours pensé, et je le répète: la révolution de juillet est une véritable révolution; au principe de la légitimité héréditaire a été substitué momentanément, du moins je l'espère, le principe du choix du peuple. Mais ce principe ne préside pas à notre gouvernement, car nous sommes revenus au principe de l'hérédité qui sera maintenu, je n'en doute pas, au profit de la dynastie actuellement régnante. A mon avis, cette légitimité toute rationnelle, qui n'a rien de semblable à l'ancienne légitimité, peut seule sauver l'État. En même temps que je proclame le droit éternel d'un peuple de se séparer de son gouvernement dès que ce gouvernement lui devient hostile, je maintiens aussi que ce principe ne peut présider au gouvernement nouveau que l'on substitue à l'ancien, car c'est le principe des révolutions. Il faut qu'il reste dans le coeur des peuples, qu'il y vive à jamais; mais ils ne doivent pas croire que ce droit repose sur leur seule volonté; il ne repose que sur la nécessité, l'inévitable nécessité, et c'est par là que notre révolution est légitime, car elle était nécessaire. Non, messieurs, ce principe qui a présidé à notre révolution ne doit pas présider à notre gouvernement: celui qui y préside aujourd'hui, qui doit y présider longtemps, c'est le principe de la légitimité héréditaire.

Je suis rentré presque involontairement dans cette discussion générale que la Chambre pouvait croire fermée; je reviens à celle des personnes, qui en ce moment est la véritable.

La dissidence qui s'est manifestée entre.......Je regrette de nommer les personnes, mais j'y suis contraint; la dissidence qui s'est manifestée entre M. le préfet de la Seine et moi, comme ministre de l'intérieur, était antérieure à la proclamation dont on vient de parler, et M. Odilon Barrot peut ici l'affirmer lui-même; seulement elle a éclaté à l'occasion de cette proclamation. Elle s'était déjà montrée dans nos conversations, dans nos rapports journaliers. Nous nous étions franchement expliqués, comme nous devions le faire; nous savions fort bien l'un et l'autre que nous suivions des lignes diverses. Il a agi dans sa voie, j'ai agi dans la mienne. Ainsi, pour citer un fait où notre dissidence s'était déjà prononcée bien nettement, dans cette procession solennelle qui avait pour but de transporter au Panthéon les bustes de deux défenseurs de la liberté, les choses se sont passées, de la part de M. le préfet, tout autrement que je l'eusse voulu. Je ne pense pas qu'il dût intervenir comme magistrat, ni même moralement dans cette affaire; je ne pense pas qu'il dût recevoir les bustes à l'Hôtel de ville. Notre dissidence n'a cependant éclaté qu'au sujet de la proclamation.

Je dois le dire, je regrette qu'on ait ici abordé de nouveau cette question; j'aurais voulu qu'on n'en parlât pas devant la Chambre, parce qu'il me semble qu'une portion considérable de la Chambre pense à cet égard autrement que moi. Cependant je dois ici dévoiler ma pensée tout entière.

J'ai participé à l'adresse de la Chambre par mon vote, et à la réponse du Roi par mes avis dans le conseil, parce que j'ai cru avoir raison d'en agir ainsi à la Chambre et dans le conseil. Je l'avoue, je ne porte aucun intérêt au ministère tombé; je n'ai jamais eu la moindre relation avec l'un de ses membres. Je les crois coupables.....Je suis désolé d'avoir à en parler, mais je dois le dire.....Je les crois coupables du plus grand crime que des hommes au pouvoir puissent jamais commettre: je crois qu'il ne peut y avoir de doute sur le châtiment qui les attend. Mais j'ai la conviction profonde qu'il est de l'honneur de la nation, de son honneur historique, de ne point verser leur sang. (Sensation.) J'ai la conviction qu'après avoir changé un gouvernement, renouvelé la face du pays, c'est une chose misérable, et par conséquent inutile, de venir poursuivre une justice mesquine à côté de cette justice immense qui a frappé, non pas quatre hommes, mais un gouvernement tout entier, une dynastie tout entière, tout un ordre de principes. Quand la France s'est fait justice, venir demander un sang qu'il est inutile de verser, cela me paraît mauvais, et je le blâme comme tel. Tout ce dont nous n'avons pas besoin, et un besoin absolu, nous ne devons pas le faire. Je le répète, notre révolution était appelée à donner un exemple immense, et elle l'a fait, parce qu'elle avait besoin de le faire; mais ce besoin accompli, que la nation consulte ses sentiments de compassion, d'humanité, cette foule de sentiments, en un mot, qui peuvent bien s'éteindre un moment dans le coeur des peuples, mais qui ne manquent jamais d'y renaître. Toutes les révolutions ont versé le sang, mais trois mois, six mois après, ce sang même a tourné contre elles. Il ne faut pas rentrer dans cette ornière sanglante dont nous sommes sortis, même pendant le combat.

C'est avec cette conviction que j'ai voté l'adresse au Roi; non pas dans l'intention d'obtenir l'abolition générale de la peine de mort, car, selon moi, elle ne peut être abolie. Ce n'est pas en six semaines qu'on peut bouleverser tout notre Code pénal; et je suis bien aise de saisir ici cette occasion de faire ma profession de foi. Je ne pense pas que la société soit aujourd'hui assez avancée pour pouvoir établir dans son sein l'abolition de la peine de mort. Pour arriver là, il lui faudra peut-être encore bien des siècles. Mais je reconnais que, pour les crimes politiques, la peine de mort n'est plus bonne à rien. Je l'ai dit en 1820, et j'ai le droit de le répéter ici, on ne doit point prononcer la peine de mort en matière politique. J'ai défendu ce principe en faveur du général Berton, je l'ai défendu pour les accusés dans la conspiration de Béfort. (Sensation.) J'ai réclamé l'abolition de la peine de mort pour eux, je puis encore le faire ici pour d'autres. Je persiste dans mon opinion. C'est parce que l'adresse de la Chambre m'a paru propre à hâter ce résultat que je l'ai appuyée, et non assurément pour l'abolition générale de la peine de mort qui me paraît une chimère. (Sensation.)

Je viens à l'article du Moniteur que M. le préfet de la Seine a cité. Je regrette d'avoir à entretenir la Chambre de faits qui me sont tout personnels; mais cette discussion m'y oblige. Je l'avoue: dans mon ministère, je n'ai pas fait tout ce que j'aurais voulu faire; j'ai fait des choses que je voudrais aujourd'hui n'avoir point faites; mais parmi elles, il n'en est qu'une seule qui, à mes yeux, soit réellement grave: c'est le consentement que j'ai donné à cet article inséré au Moniteur. Il était contre mon opinion, contre mes principes; de plus, je ne trouvais point qu'il fût convenable, après la réponse du Roi qu'il contredisait formellement. Je ne pense pas que le gouvernement, le conseil pût blâmer là réponse faite à l'adresse de la Chambre. Cet article du Moniteur, c'était une manière de dire qu'on n'avait jamais songé à présenter la loi demandée par l'adresse. On détournait le résultat vers lequel on avait d'abord tendu. Je le répète, j'ai eu tort de consentir à cet article du Moniteur; c'est la seule faute grave que je me reproche, et je devais le déclarer à la Chambre.

La proclamation de M. le préfet de la Seine était encore beaucoup plus explicite que l'article du Moniteur. Cette proclamation ne contenait aucune phrase que pût désavouer un magistrat probe, éclairé; elle faisait rougir quelques hommes égarés de leur ivresse: elle n'avait pour but que de réprimer de coupables excès; elle était bonne en soi; mais, sur la question de la peine de mort, elle était complétement contraire à mes opinions. J'ai cru que c'était là un symptôme évident de notre dissidence sur la direction générale du gouvernement, le symptôme définitif après lequel il ne nous était plus possible de marcher d'accord; aussi ai-je empêché l'insertion de la proclamation au Moniteur, comme la Chambre a pu le remarquer. S'il ne s'était agi que de la destitution de M. le préfet de la Seine, j'aurais pu accepter sa démission; mais il ne s'agissait là ni de lui ni de moi; il s'agissait de deux systèmes: la question ne dépendait pas même de lui seul. Son système avait des représentants dans le conseil. Il fallait donc nécessairement qu'un de ces deux systèmes se retirât. La question ne pouvait être posée autrement: c'était là sa véritable expression.

J'ajoute: il était nécessaire que mon système et celui de mes honorables amis se retirât devant l'autre système.

Tout le monde sait que le ministère dont j'ai fait partie a été nommé un ministère de coalition; ce n'était pas, en effet, autre chose: c'est-à-dire qu'il était composé de nuances fort diverses de l'opinion nationale et constitutionnelle. Car, j'ai besoin de le dire, toutes ces nuances entrent dans l'opinion nationale, et, en effet, au moment même où nous nous séparons de nos anciens collègues, nous sentons tous profondément que nous sommes les enfants d'un même pays. Mes amis et moi devions nous retirer, et le Roi a accepté nos démissions; mais notre ministère de coalition a été utile pour rallier autour du nouveau gouvernement toutes les nuances de l'opinion nationale. Nous avons été utiles à prouver que la révolution de 1830 les peut rallier toutes; que cette révolution était légitime, nécessaire; nous avons servi, s'il m'est permis de le dire, à autre chose encore: à prouver à l'Europe que, dans cette révolution, il n'y avait point de principes anarchiques, et qu'elle pouvait la voir sans crainte, puisque des hommes comme nous, des hommes éclairés, des hommes connus par leur amour de l'ordre, s'y étaient sur-le-champ rattachés. Je puis donc dire, non pas pour moi, mais pour mes honorables amis, que nous avons un peu contribué à cette prompte reconnaissance dont l'Europe a salué notre jeune royauté. C'est un service rendu à la France et à l'Europe par un ministère de coalition, comme était le nôtre.

Quand il a fallu marcher, il est devenu évident que le conseil avait besoin de plus d'homogénéité et d'accord qu'il n'en pouvait avoir avec nous; il est devenu évident qu'un préfet ne pouvait différer avec son ministre, et qu'il fallait qu'une partie du ministère se retirât devant l'autre. Je le répète: les ministères de coalition ne sont pas des ministères de gouvernement; il faut avant tout, dans un conseil qui veut agir, de l'homogénéité; c'est à ce prix seulement que le gouvernement peut s'affermir et durer. J'ai senti le premier le vice d'un ministère de coalition: je l'ai profondément senti, et voilà la véritable cause de dissidence entre deux hommes qui s'estiment et s'honorent, j'ose le dire, mais qui n'ont pu, qui n'ont pas dû marcher ensemble.--(Sensation prolongée.)



XVIII

Discussion d'un projet de loi relatif à la répression des délits de la presse.

--Chambre des députés.--Séance du 25 novembre 1830.--

Le gouvernement avait proposé, le 5 octobre 1830, à la Chambre des pairs un projet de loi pour modifier l'article 2 de la loi du 25 mars 1822, relatif aux attaques «contre les droits que le Roi tient de sa naissance et ceux en vertu desquels il a donné la Charte.» Ce projet, adopté le 14 octobre par la Chambre des pairs, fut présenté le 13 novembre, par le nouveau cabinet formé le 3 novembre, à la Chambre des députés; il devint, le 25 novembre, l'objet d'une discussion dans laquelle je pris la parole pour maintenir le vrai caractère de la révolution de Juillet et la politique que j'avais exposée et pratiquée comme membre du cabinet précédent.

M. Guizot.--Le projet sur lequel la Chambre va délibérer rencontrera probablement peu d'objections; peut-être même, si je n'avais demandé la parole, il eût passé sans débats. Il est cependant d'une haute importance; il fait une grande chose; il efface de nos lois pénales tout un système de principes et lui en substitue un autre. Il écrit dans nos lois les principes fondamentaux de notre dernière révolution, et en fait la base de notre droit public. Son adoption immédiate, non contestée, est à coup sûr le meilleur témoignage de l'unanimité de sentiments qui règne dans cette Chambre, et de sa ferme adhésion à notre révolution.

Mais au dehors, des objections s'élèvent, des attaques sont dirigées contre le principe fondamental de ce grand événement. On l'accuse de n'être qu'une usurpation, un acte de violence, un simple fait dépourvu de droit; on lui conteste la légitimité qu'on revendique exclusivement au profit d'un système et d'un gouvernement différents.

En fait, messieurs, de telles objections, de telles attaques sont sans puissance, sans efficacité; mais elles ne sont jamais sans importance: il est nécessaire de les repousser. C'est l'honneur des peuples de ne pas accepter le régime de la force pure, de ne pas vouloir obéir à un simple fait, à un acte de violence, d'avoir besoin de croire que le pouvoir auquel ils obéissent a droit sur eux, d'avoir besoin d'être convaincus de sa légitimité.

Il est donc indispensable, dans l'intérêt du pouvoir lui-même comme du repos des esprits, que les attaques dirigées contre la légitimité de notre révolution et du gouvernement qu'elle a fondé soient hautement repoussées. Nous ne pouvons accepter et laisser passer inaperçus aucune des assertions, aucun des raisonnements sur lesquels on prétend se fonder pour contester la légitimité de ce que nous avons fait.

C'est sous ce point de vue que je viens soutenir le projet, c'est-à-dire affirmer la légitimité du gouvernement actuel et de l'insertion de ses principes dans nos lois.

Il y a, messieurs, dans notre révolution, un caractère que plus d'une fois déjà on a remarqué, et qu'il importe de ne jamais oublier: c'est qu'elle a été imprévue, imprévue pour tout le monde, du moins dans le mode de son exécution, pour ceux qui l'ont faite comme pour ceux qui l'ont subie. Et de même qu'elle a été imprévue, elle a été universelle; elle s'est accomplie presque au même moment, non-seulement dans Paris où la bataille s'est livrée, mais dans la France entière. Nous sommes absorbés par les événements de Paris, et nous oublions trop qu'au même instant, spontanément, sans attendre les nouvelles de Paris, sans les savoir, dans une foule de villes de province, à Réthel comme à Nantes, sur la simple arrivée des fatales ordonnances, le drapeau tricolore fut arboré et la révolution commencée. Et pendant que le mouvement en faveur de la révolution était ainsi spontané, nulle part un bras, une voix ne se sont élevés pour le combattre. Ce que prouve ce fait, messieurs, c'est qu'il n'y a eu, dans la révolution de Juillet, aucune préméditation, aucun complot, aucune conspiration. Plus d'une fois, depuis quinze ans, nous avons vu des complots, des séditions: rien de pareil dans le mouvement de Juillet; aucun caractère, je le répète, ni de préméditation, ni de conspiration; aucune trace d'une volonté particulière, d'un plan renfermé dans une certaine classe d'hommes: c'est un mouvement national, national dans sa spontanéité, dans son universalité; la manière dont il a été accompli ne peut laisser aucun doute à cet égard.

Ce mouvement national n'a-t-il été qu'un moment d'emportement, un accès qui s'est tout à coup emparé du peuple entier? Non, messieurs, cette révolution si soudaine, si spontanée dans son explosion et dans son mode d'exécution, elle se préparait depuis longtemps; elle a mûri lentement. Depuis quinze ans, depuis dix ans surtout, nous y marchions, de l'aveu de tout le monde: c'est le singulier caractère de cet événement qu'en même temps que, dans son mode d'exécution, il a été imprévu pour tous, il était au fond, depuis quelque temps, prévu de tous comme inévitable, et accepté presque de tous comme nécessaire. Même avant d'être accompli au dehors, il l'était dans les esprits; il a été inattendu et prévu en même temps.

Messieurs, je ne voudrais faire aucun appel aux passions, ni réveiller aucun souvenir révolutionnaire; mais pour bien faire comprendre le véritable caractère de notre révolution et sa légitimité, je suis obligé de remonter un peu haut et de reprendre l'histoire de la Restauration. Je n'ai aucun dessein de mettre la Restauration aux prises avec la révolution, ni de relever ce procès tant débattu; je me renfermerai dans l'intérieur de la Restauration même, dans son développement particulier, et vous verrez la révolution de Juillet en sortir nécessairement, comme une conséquence naturelle, légitime, des fautes de la Restauration, du développement de ce qu'il y avait de radicalement vicieux dans son sein.

Dès son origine, quiconque a observé attentivement la Restauration, a pu voir qu'elle était en proie à deux principes, à deux influences contraires: l'une bonne, l'autre mauvaise; l'une favorable aux intérêts du pays, conforme à ses sentiments; l'autre hostile aux mêmes sentiments, aux mêmes intérêts.

Ce qui a fait la force de la Restauration, car elle a eu de la force, elle a duré quinze ans au milieu des attaques de ses adversaires et des conspirations; ce qui a fait sa force, dis-je, c'est d'abord qu'elle s'est présentée à l'Europe comme une garantie de paix, de stabilité, dont la France avait un si grand besoin, après tant de triomphes et de fatigues.

De plus, la Restauration, en établissant un gouvernement qui n'était pas l'oeuvre de sa propre force, ni le résultat récent de la volonté de quelques hommes, un gouvernement qui se fondait sur un droit antérieur et ancien, la Restauration a ramené en France, sous un certain rapport, le respect du droit, l'empire de cette idée salutaire sur laquelle la société repose, l'idée qu'il y a des droits acquis, des droits anciens qui ne doivent pas être sans cesse remis en question, qui subsistent par eux-mêmes et sont la base de l'édifice social. Ce principe, la Restauration le portait en elle-même; il était son meilleur titre, celui qui faisait sa force, non-seulement en France, mais en Europe.

En même temps, messieurs, et par-dessus tout, ce qui faisait la force de la Restauration, c'était la Charte, c'est-à-dire l'adoption des principes les plus essentiels et des principaux résultats de notre révolution.

Gage de paix, respect du droit, adoption par la Charte des grands résultats et des grands principes de notre révolution, voilà le bon côté, la bonne influence et ce que j'appelerai volontiers le bon génie de la Restauration.

Mais, en même temps, elle était évidemment en proie à d'autres forces, à d'autres influences. Avant tout, elle portait dans son sein la prétention à une souveraineté illimitée, supérieure à toutes les lois, invariable, éternelle, c'est-à-dire la prétention au pouvoir absolu.

A côté de la prétention au pouvoir absolu, la Restauration portait une disposition constante à favoriser tous les abus de l'ancien ordre de choses qui avait péri avec l'ancienne royauté; c'est-à-dire tout le régime aristocratique et tout le régime ecclésiastique qui tenaient dans l'ancienne société une si grande place.

La prétention au pouvoir absolu et la tendance à rétablir l'ancien état social, sans s'inquiéter de savoir s'il convenait aux générations nouvelles, c'était là le mauvais côté, la mauvaise influence, le mauvais génie de la Restauration.

Reprenez, messieurs, ce qui s'est passé en France depuis 1814 jusqu'à nos jours, et vous verrez que l'histoire de la Restauration n'est autre chose que la lutte de ces deux principes, de ces deux génies qui se la disputaient constamment. Elle a cédé tantôt à l'un, tantôt à l'autre. Les vicissitudes de cette lutte font toute sa vie. Et au milieu de ces vicissitudes, toutes les fois que le mauvais génie l'a emporté ou a paru l'emporter, toutes les fois que la Restauration a cédé, soit à la prétention du pouvoir absolu, soit au retour de l'ancien état social, la prévoyance de ses revers prochains s'est à l'instant répandue; des prédictions sinistres ont retenti, non-seulement de la part de ses adversaires, de la part des hommes qui faisaient, depuis son origine, profession de la combattre, mais de la part de ses anciens amis, de ses partisans, de ses meilleurs conseillers.

Plus d'une fois, messieurs, vous le savez, des paroles de ce genre ont retenti dans cette enceinte: le mot de répugnance a été dit à cette tribune par un courageux adversaire de la Restauration. Un mot plus sévère, plus concluant, le mot d'incompatibilité a été prononcé à cette tribune par une bouche amie, qui n'avait jamais donné que d'utiles conseils. (Sensation.)

Toutes les fois donc qu'entre les deux influences qui se disputaient la Restauration, celle du pouvoir absolu et de l'ancien régime semblait prévaloir, la prédiction de l'événement qui s'est accompli sous nos yeux était dans tous les esprits, dans toutes les bouches, et retentissait au milieu de vous.

Et cette opinion n'était pas particulière aux spectateurs de ce qui se passait au milieu de nous, aux anciens et sages amis de la Restauration; c'était celle de l'Europe. Toutes les fois que la mauvaise influence paraissait l'emporter, l'Europe s'en inquiétait; l'Europe prévoyait des troubles, des désastres.

Depuis 1820, c'est cette influence, c'est le mauvais génie de la Restauration qui s'est emparé d'elle. Un moment son action a été suspendue sous une administration qui avait de bonnes intentions, et à laquelle nous devons nos lois les plus efficaces, les lois avec lesquelles nous nous sommes défendus contre le pouvoir absolu, avec lesquelles nous avons reconquis la liberté et fait la révolution nouvelle. Mais cette suspension a été courte: le mauvais génie de la Restauration a bientôt repris possession d'elle; au mois d'août 1829, sa victoire a été définitive; au mois d'août 1829, le mauvais génie de la Restauration l'a saisie sans retour.

Vous avez entendu professer aussitôt cette doctrine d'une souveraineté illimitée, invariable, qui était, je le répète, depuis quatorze ans, l'écueil le plus dangereux, celui contre lequel la Restauration devait un jour se briser. Vous avez vu cette doctrine devenir la doctrine fondamentale du pouvoir; vous l'avez entendu l'opposer constamment à tous ses adversaires. Et chose singulière, au moment même où les prétentions du pouvoir devenaient exorbitantes, où il aspirait à cette souveraineté absolue, illimitée, qui n'appartient à personne, il montrait en même temps la faiblesse et l'incapacité la plus entière; plus ses prétentions croissaient, moins sa force était grande. Il était d'une incapacité non-seulement nuisible aux intérêts du pays, mais de cette incapacité qui offense, qui humilie la dignité des peuples qui la voient régner sur eux. Le pays était blessé en même temps dans son honneur par les prétentions du pouvoir absolu, et dans sa dignité actuelle par le spectacle de l'impéritie à laquelle il était en proie. (Marques d'adhésion.)

Dans cette triste année, livrée à un pouvoir qui professait des opinions si antipathiques à ses sentiments, qui se montrait incapable d'aucune grande chose, qu'a fait la France? Elle ne s'est point agitée; elle n'a pas dit un mot ni fait une démarche hors de la ligne tracée par la légalité; elle a parfaitement compris sa situation et la force qu'elle pouvait tirer des droits déjà acquis. Elle s'est bornée à exercer les libertés qu'on ne pouvait lui arracher, et à invoquer les principes de la Charte. Jamais, je le répète, la France ne s'est moins agitée; jamais elle ne s'est plus strictement renfermée dans les limites de ses droits constitutionnels qu'au moment où le pouvoir les franchissait de toutes parts et manifestait des prétentions illimitées. Point de complot, point d'émeute pendant cette année. Cependant la France n'avait pas perdu courage, elle réclamait ses droits, elle les réclamait avec une énergie de plus en plus croissante; elle avait confiance dans son avenir constitutionnel, dans cet avenir qui s'est accompli sous nos yeux.

Cet avenir, messieurs, depuis le 8 août, préoccupait tous les esprits; il était dans toutes les bouches, dans les bouches qui professaient les opinions les plus contraires.

Je n'ai rien à dire de l'adresse qui est sortie de cette Chambre, adresse conçue dans le langage le plus respectueux, le plus affectueux que jamais pays ait parlé au pouvoir. Je ne dirai rien non plus des élections de 1830 et de leur caractère. Vous vous rappelez comment tous les citoyens usèrent de leurs droits sans jamais les dépasser.

L'Europe sait quelle sagesse présida à l'adresse et aux élections. Eh bien, messieurs, toute la sagesse du pays a été inutile, inutile pour enlever la Restauration au mauvais génie qui s'était emparé d'elle. Le pays a été vainement légal, prudent, réservé; toute sa prudence n'a pu empêcher que la Restauration ne se soit précipitée vers sa ruine.

Qu'est-il donc arrivé, messieurs, quand l'événement s'est accompli, quand la révolution a éclaté avec cette spontanéité, cette universalité dont je parlais tout à l'heure? Est-il arrivé une usurpation, un acte de violence du pays contre son gouvernement? Non, messieurs; il est arrivé le dénoûment de la lutte qui existait en France depuis quinze ans, et particulièrement depuis dix ans. Il est arrivé que le mauvais principe de la Restauration ayant prévalu dans son sein, s'étant emparé d'elle, il a porté ses fruits, fruits désirés par les uns, redoutés par les autres, également prévus par tous, quoique dans des termes et avec des sentiments différents.

Il n'est donc pas vrai, messieurs, que notre révolution puisse être taxée d'usurpation, de violence, qu'elle puisse être traitée comme un simple fait accompli dans un brusque accès de colère qui s'est emparé tout à coup d'un peuple. Elle est, je le répète, le résultat naturel, attendu, du cours des choses; elle est un de ces événements qui sont conformes aux lois de la Providence, qui sont évidemment amenés par elle; un de ces événements qui satisfont, pour ainsi dire, l'intelligence humaine, parce qu'ils lui apparaissent comme la manifestation de la sagesse divine. La Restauration a été frappée de mort par ses propres fautes, et tout le monde s'est rangé pour laisser passer la justice du pays, qui la renvoyait hors du territoire. (Vifs mouvements d'adhésion.)

Je n'hésite pas à le dire: notre révolution a été parfaitement légitime dans son principe; elle n'a point été faite au profit de telle ou telle théorie douteuse, de tel ou tel parti, de telle ou telle passion révolutionnaire; elle a été faite pour repousser la prétention au pouvoir absolu, cette prétention éternellement illégitime.

On parle d'ordre public; notre révolution a été faite pour rétablir l'ordre public à chaque instant menacé par les prétentions et les faiblesses du pouvoir. On parle de serments: notre révolution a été faite contre le parjure, elle a été faite pour rétablir le respect du serment outrageusement violé. (Très-bien, très-bien!) On parle d'actes arbitraires, de caprices d'imagination: notre révolution a été nécessaire; elle n'a été faite par la volonté de personne, mais par le mouvement spontané de tous; personne ne peut s'en vanter, personne n'en a le mérite; elle a été l'oeuvre universelle de la nécessité et du pays.

Si, après avoir démontré sa légitimité morale et sa nécessité politique, je parlais de sa conduite; si je faisais voir à quel point elle a été sage, prudente, réservée, et quant au choix de son souverain, et quant aux modifications qu'elle a apportées dans la Charte et dans tout notre gouvernement, et dans ses actes envers ses adversaires; si j'insistais, dis-je, sur tous ces points, on verrait que là aussi, comme dans son principe, elle a été pleinement légitime, plus légitime qu'il n'a jamais été donné à aucun semblable événement de l'être.

Et c'est précisément, messieurs, la sagesse, la beauté, la modération, la légitimité de notre révolution, qui font aujourd'hui une des principales difficultés du gouvernement. Parce que la révolution a été très-douce, très-modérée, le pouvoir est obligé d'être doux, modéré; parce qu'elle a été juste, impartiale, parce qu'elle n'a paru animée d'aucune mauvaise passion, le pouvoir est obligé de les combattre toutes; il ne peut se livrer à un parti; il ne peut pas être moins impartial, moins raisonnable que ne l'a été la révolution au moment où elle s'accomplissait. Cependant les passions, les partis surgissent de toutes parts; le pouvoir est aux prises avec eux; le caractère même de la révolution qui l'a enfanté lui impose des lois que les partis, qui s'agitent autour de lui, travaillent à lui faire méconnaître. Il doit accepter cette destinée, messieurs; il est de son honneur de ne pas valoir moins que la révolution même. Il ne le pourrait pas sans démentir sa mission, son origine. Mais, messieurs, parce que la modération, la sagesse, l'impartialité sont imposées au pouvoir, ce n'est pas qu'il doive laisser prendre le ton haut aux adversaires de notre révolution, ni la laisser calomnier et injurier, comme nous l'avons vu souvent. Non, il n'y a aucun des reproches adressés à notre révolution qui ne puisse être victorieusement repoussé. L'usurpation, la violence, le caprice ont été le fait de ses adversaires, et non le sien. Ses principes ont été aussi légitimes que ses actes ont été beaux, et nous avons pleinement le droit de les écrire dans nos lois, puisque ce sera notre honneur de les avoir écrits dans notre histoire.

Je vote pour le projet. (Sensation prolongée.)



XIX

Discussion relative aux inquiétudes et aux troubles provoqués à l'approche du procès des ministres du roi Charles X.

--Chambres des députés.--Séance du 20 décembre 1830.--

Le président du cabinet du 3 novembre 1830, M. Laffitte, ayant donné, dans cette séance, à la Chambre des députés, l'assurance que le gouvernement prenait toutes les précautions nécessaires pour garantir l'ordre public et la justice pendant le procès des ministres de Charles X, nous prîmes successivement la parole, M. Dupin, M. Odilon Barrot et moi, pour promettre au cabinet que le ferme appui de la Chambre ne lui manquerait pas.

M. Guizot.--C'est un rare et immense bonheur que de monter à cette tribune pour y exprimer tous les mêmes sentiments, pour y former tous les mêmes voeux. Nous sommes ici en général, non pour nous combattre, mais pour discuter, pour exprimer des opinions, souvent des intentions différentes. Aujourd'hui, une seule opinion, un seul sentiment, une seule intention éclatent à cette tribune. Je n'y serais donc pas monté, si je n'avais besoin de remercier tous les membres qui viennent de parler d'être entrés, au milieu de circonstances si graves, dans la voie de la publicité la plus complète, et d'avoir livré à cette tribune les faits qu'elle attendait depuis quelques jours et les questions qui agitent tous les esprits.

L'honorable préopinant vous disait tout à l'heure: une multitude de fantômes se mêlent à des peurs réelles; tous les objets assiégent à chaque instant toutes les imaginations. La publicité seule, la publicité la plus complète peut remédier à cette déplorable crise momentanée. C'est avec la publicité, avec la discussion, c'est en abordant toutes les questions à cette tribune, en apportant tous les faits sur la place publique que nous ayons vaincu le gouvernement de Charles X. C'est avec la publicité, avec la plus entière liberté de la tribune, en ne craignant jamais de tout dire ni les uns aux autres, ni au pays, que nous viendrons à bout de tous les adversaires, de tous les dangers. Nous avons confiance au gouvernement, confiance entière, et c'est en répondant comme il l'a fait aujourd'hui, aussi promptement, aussi naturellement, à l'appel qui lui a été fait, qu'il s'est montré plus que jamais digne de cette confiance. Je remercie les ministres du Roi d'avoir sur-le-champ répondu à l'interpellation qui leur a été faite. Cette interpellation, elle ne leur avait pas été adressée, et elle ne leur sera jamais adressée dans un sentiment de malveillance.

Qu'il me soit permis de le dire, la responsabilité des ministres du Roi ne serait pas la seule engagée dans ce qui se passe aujourd'hui en France. L'événement qui fait la gloire de notre patrie, nous y avons tous pris part. La révolution de Juillet est l'oeuvre de cette Chambre comme des ministres du Roi. Notre responsabilité à tous y est engagée.

Jusqu'ici, nous avons eu ce bonheur que, malgré la diversité d'opinions, aucun de nous n'a répudié sa part dans ce grand événement. Depuis quatre mois, notre révolution, à travers la diversité des opinions, s'est maintenue pure, exemple de tout excès; elle n'a porté atteinte à aucune liberté, elle a promis d'assurer au pays un avenir illimité de développements et de bonheur.

Eh bien! c'est au nom de notre responsabilité commune que nous avons droit, à chaque événement, chaque jour, de demander des explications pour nous assurer que notre révolution restera telle que nous l'avons faite, qu'elle ne tombera pas en des mains qui la détourneraient de cette voie, qui lui feraient perdre son caractère.

Il s'agit non-seulement du gouvernement, non-seulement des ministres, il s'agit de nous tous: nous répondons tous à la France, et de la liberté de la France et de la paix publique, et de l'ordre et de son avenir tout entier. C'est donc dans les intérêts de notre responsabilité commune que nous avons droit d'appeler ici toutes les questions, tous les faits, de provoquer la publicité la plus entière, de demander que rien ne soit ignoré, ni de nous ni du pays.

La publicité: cette arme suffira contre les dangers, contre les brouillons de tout genre. Quels qu'ils soient, de quelques contrées qu'ils viennent, ils en sont réduits aux mêmes moyens, aux associations secrètes, aux coups d'État; n'importe le nom des factieux, n'importe le nom des coteries, ils n'ont jamais que les mêmes armes, et c'est avec l'arme de la liberté, de la publicité, que nous dissiperons tous les complots, toutes les associations secrètes, tous les dangers, de quelque nature qu'ils soient.



XX

Débat relatif aux troubles et aux incidents survenus pendant et après le procès des ministres de Charles X.

--Chambre des députés.--Séance du 29 décembre 1830.--

Dans les séances des 28 et 29 décembre, le comte de Rambuteau, député de Saône-et-Loire, ayant demandé au gouvernement des explications sur la situation du pays, au dedans et au dehors, M. Laffitte, président du conseil, et après lui MM. Odilon Barrot, Charles de Lameth, Bignon et Salverte prirent successivement la parole. Je la pris à mon tour pour rappeler et maintenir mes idées générales sur la révolution de Juillet, la politique que j'avais pratiquée dans le pouvoir, et les vraies causes des troubles et des alarmes auxquels la France était en proie.

M. Guizot.--Je ne viens, et j'espère que la Chambre me fait l'honneur de le croire d'avance, je ne viens contester aucune des explications qu'elle a entendues hier et aujourd'hui, soit du président du conseil, soit de plusieurs des honorables préopinants. Elles me paraissent toutes fondées et pleinement satisfaisantes. Mais, dans l'état actuel de la société, des explications personnelles, quelque considérables que soient les personnes, ne sauraient suffire. Les choses sont si grandes aujourd'hui qu'aucun homme, quelle que soit la place qu'il y occupe, n'a pu devenir le centre de tout. Les questions se rétrécissent et se rapetissent quand elles deviennent personnelles. L'un des préopinants, je dirai volontiers tous les préopinants, et M. le préfet de la Seine entre autres, l'a si bien senti qu'il s'est écarté de ce qui le touchait personnellement pour appeler l'attention de la Chambre sur des considérations plus générales, et tous les orateurs qui ont parlé depuis l'ont suivi dans cette voie. La Chambre me permettra d'aller un peu plus loin.

Je demande aussi la permission de ne pas revenir sur ces attaques de quelques journaux, sur ces proclamations pleines d'inconvenance de quelques jeunes gens, qui ont préoccupé les esprits. J'ai voulu me rendre compte en chiffres de l'importance que pouvaient avoir les faits; je me suis assuré que, sur cinq à six mille jeunes gens qui forment les grandes écoles de Paris, à peine trois à quatre cents avaient apposé leur signature à ces proclamations. Réduits en chiffres, les faits n'ont donc pas une grande valeur. Nous ne devons jamais oublier que nous vivons et que nous devons vivre sous un régime de liberté, c'est-à-dire de liberté pour le faux comme pour le vrai, pour le mal comme pour le bien, pour un langage inconvenant, violent, grossier, comme pour un langage vrai et mesuré. Il serait vain de prétendre étouffer toutes les erreurs, relever tous les mensonges, toutes les inconvenances, toutes les mauvaises paroles; dans le régime où nous vivons, je le répète, les corps politiques comme les individus ont besoin de se munir d'une large provision de facilité et quelquefois même de dédain. (Sensation.)

Ce n'est donc pas sur ces faits, c'est sur les causes générales de la situation actuelle, c'est sur le caractère général du malaise, qui évidemment nous travaille et dont tout le monde convient, que je veux appeler l'attention de la Chambre.

Quand la Charte parut en 1814, que fit le pouvoir qui en semblait l'auteur (car il avait fallu vingt-cinq ans de lutte et de victoire pour la réclamer)? Le pouvoir qui en semblait l'auteur eut soin de déposer dans le préambule le mot octroyé, et dans le texte, l'art. 14, qui lui donnait le pouvoir de faire des ordonnances pour la sûreté de l'État; c'est-à-dire qu'il s'attribuait avant la Charte et se réservait après la Charte un pouvoir antérieur, supérieur, extérieur à la Charte, c'est-à-dire le pouvoir constituant, souverain, absolu. C'est ce pouvoir ou plutôt cette prétention qui a fait pendant quinze ans l'inquiétude et le tourment de la France; elle l'a toujours vu suspendu sur sa tête; il a été comme un poison qui venait se mêler à tous les biens, à toutes les espérances; et la France avait bien raison de le craindre, car les publicistes de parti n'ont jamais cessé de professer cette doctrine, et quand le jour de la possibilité est venu, ses ministres en ont fait l'application.

C'est contre ce pouvoir extraconstitutionnel qu'au mois de mars dernier la Chambre a rédigé son adresse à la Couronne; c'est contre ce pouvoir qu'au mois de juillet la France a fait sa révolution. Au mois de juillet, la France a voulu, a cru abolir tout pouvoir extraconstitutionnel, tout pouvoir extralégal. La pensée nationale, le sentiment dominant et de la population de Paris et de la France entière a été d'enfermer désormais le pouvoir dans le cercle de la constitutionnalité et de la légalité. C'est sous l'empire de cette idée que la révolution de Juillet a commencé et qu'elle s'est accomplie dans toute la France avec la rapidité de l'éclair.

Eh bien! messieurs, dans son espérance de vouloir abolir tout pouvoir extraconstitutionnel, la France s'est trompée. Maintenant c'est ce même pouvoir, cette même prétention que depuis quelques mois on essaye de ressusciter au milieu de nous, portant un autre nom, déposé en d'autres mains, mais de même nature et destiné à produire des conséquences également funestes. C'est d'un gouvernement octroyé et d'un art. 14 que nous sommes menacés aujourd'hui. (Mouvement en sens divers.)

Messieurs, le gouvernement que nous avons le bonheur de posséder est né au milieu de l'insurrection. C'est pendant que l'insurrection éclatait et triomphait, que le Roi a été proclamé, la Charte modifiée, tout l'ordre actuel établi. Eh bien! il y a des gens qui réclament, au nom de l'insurrection, un pouvoir extérieur et supérieur à notre royauté, à notre Charte, à tout l'ordre actuellement établi, et qui menace sans cesse de ses prétentions tous les pouvoirs légaux constitutionnels.

Écoutez ce qui se dit, lisez ce qui s'imprime! N'est-ce pas constamment au nom de ce pouvoir extérieur, supérieur à tous les pouvoirs constitutionnels, qui réside on ne sait où, qu'on ne peut saisir nulle part; n'est-ce pas, dis-je, au nom de ce pouvoir qu'on demande, qu'on menace, qu'on parle? N'est-ce pas lui qu'on prend pour point d'appui? Ne dit-on pas, non pas d'une manière aussi claire, aussi précise, mais au fond, c'est la même chose, que c'est ce pouvoir qui nous a octroyé le gouvernement que nous possédons et qui pourrait bien, s'il le voulait, le retirer ou le modifier à son gré? (Sensation.)

Je ne suis pas si étranger au cours des choses de ce monde que j'ignore que les pouvoirs écrits, les constitutions légales ne suffisent pas toujours à toutes les chances de la vie des sociétés; je sais qu'il y a des nécessités qui font éclater des forces, des pouvoirs que les lois ne contiennent pas; que ces pouvoirs extraordinaires, indéfinissables, sont saisis tantôt par les gouvernements, tantôt par les masses populaires; qu'ils s'exercent dans les deux cas au nom de la nécessité, et que lorsqu'ils réussissent, c'est presque toujours pour le salut du pays, au 18 brumaire comme au 30 juillet.

Mais dans ces deux cas le droit provient d'une nécessité momentanée d'accomplir un fait immense que les pouvoirs légaux et constitutionnels n'accompliraient pas. Je dis plus, au moment même où ils éclatent, où ils s'accomplissent, les faits dont je parle n'appartiennent à personne; personne n'a le droit de s'en prétendre le possesseur: ils sont la manifestation d'une volonté générale; et ceux-là même qui semblent les tenir en main, qui en semblent des dépositaires, ne sont que les instruments d'un pouvoir répandu partout, et qui ne serait pas ce qu'il est, s'il n'avait pas pour lui le pays tout entier.

Dans la situation où nous sommes, je dis que le pouvoir, au nom duquel on réclame sans cesse, ne saurait être de cette nature. Il ne s'agit pas d'accomplir aujourd'hui quelques-uns de ces faits extraordinaires qui exigent l'intervention d'un semblable moyen.

Pourquoi réclame-t-on un pouvoir antérieur et supérieur à la Charte? Pour faire des lois, pour placer ou déplacer les personnes, pour discuter des jugements, rendre des arrêts. Eh! messieurs, c'est là ce que les pouvoirs légaux et constitutionnels sont appelés à faire; c'est là le cours régulier des choses. Ce pouvoir supérieur, que j'entends sans cesse invoquer, n'a rien à voir en pareille occasion; il n'est pas appelé, ce n'est pas lui que cela regarde. C'est là l'erreur qui a perdu le gouvernement de Charles X. Qu'avait-il à faire? Une loi d'élection; et il est allé la demander à ce pouvoir supérieur, constituant, dont il se croyait revêtu. Eh bien! quand on nous parle, dans les questions qui nous occupent, d'un pouvoir extraconstitutionnel, on fait précisément ce que faisaient les publicistes de Charles X et ce qu'ont fait ses ministres. (Vive sensation.)

Je vous le demande, qui invoque le pouvoir extraconstitutionnel, qui s'en prétend possesseur, dépositaire, qui a le droit de parler en son nom? Est-ce la France entière, est-ce cette nation qui a concouru à la révolution de Juillet, soit activement, soit par sa prompte et générale approbation? Est-ce toute la population de Paris qui s'est armée pour accomplir cette révolution? Non. Je ne voudrais pas me servir de termes offensants, et je n'attache à ceux que j'emploie aucune expression dont on puisse être blessé; je dis que ceux qui invoquent un pouvoir extraconstitutionnel sont bien loin de former la population de Paris, que c'est un parti isolé, que je crois peu nombreux dans la nation, qui n'a pas fait la révolution de Juillet, qui ne l'aurait pas faite seul, et qui n'a nul droit de parler en son nom. (Marques d'adhésion aux centres.)

Déjà plus d'une fois à cette tribune, on a parlé des éléments du parti auquel je fais allusion. Qu'il me soit permis de le décomposer. J'y rencontre d'abord des esprits spéculatifs, amis sincères de la vérité, pleins du sentiment de la dignité humaine, dévoués à ses progrès, qui lui ont rendu et lui rendront encore de grands services, mais habituellement dominés par certaines idées générales, par certaines théories que, pour mon compte, je crois, non pas inapplicables, non pas exagérées, mais fausses, radicalement fausses, aussi fausses aux yeux de la raison du philosophe que de l'expérience du praticien. Eh bien! je dis que c'est l'empire de cette théorie qui altère continuellement la raison et les démarches de personnes que j'honore infiniment. A côté d'elles, derrière elles viennent les fanatiques, qui croient aussi aux théories et qui de plus y ajoutent des passions personnelles dont ils ne se rendent pas un compte bien rigoureux, mais qui, par l'effet de la passion et d'une conviction sincère, constituent ce qu'on appelle le fanatisme. Les fanatiques, il y en a de vieux, il y en a de jeunes; il y en a qui se désabuseront dans le cours de la vie, qui deviendront plus raisonnables, plus éclairés, et d'autres qui persisteront dans leur fanatisme. Le monde a toujours offert ce spectacle. Dans mon opinion, voilà le bon grain du parti. (Rire prolongé.) L'ivraie, ce sont d'abord les ambitieux, les mécontents; les révolutions en font, elles suscitent des espérances immodérées. Les ambitieux, il y en a de grands, de petits; il y en a de capables et d'incapables; il y en a qu'un gouvernement raisonnable fera très-bien de satisfaire, auxquels il faut penser, qui ont des droits, par cela seul qu'ils ont de la capacité et de l'action sur le pays. Il y en a d'autres qu'il faut laisser aller, parce qu'il n'y a rien de bon à en tirer, pas même leur appui. (On rit.) Après les ambitieux et derrière eux, une petite portion de la multitude, qui veut trouver dans le désordre, non-seulement son parti, mais son plaisir; car les hommes ont encore plus besoin d'émotions, de mouvements, que de toute autre chose; et c'est le besoin d'émotions, de plaisirs, de spectacles, qui met en mouvement la multitude, bien plus que son intérêt. (Sensation.)

A mes yeux, voilà le parti qui prétend parler au nom de la révolution de 1830, qui prétend en être le propriétaire exclusif (Sensation), qui prétend que la foudre, qui a éclaté sur le gouvernement de Charles X, gronde encore et doit gronder toujours sur le gouvernement de Louis-Philippe. Je ne crois pas que cette foudre soit restée entre les mains du parti; cependant, je crois qu'il exerce une grande influence sur nos affaires, qu'il est pour beaucoup, et pour beaucoup trop, dans la situation où nous nous trouvons.

Quelle autre cause attribuer à ces bruits continuels de concessions sollicitées par les émeutes, bruits auxquels je n'ajoute aucune importance grave, mais qui ne peuvent venir d'une autre cause que de cette réclamation continuelle au nom de l'insurrection, qui caractérise le parti?

Il y a quelques jours, si j'avais été appelé à dire à cette tribune ce que j'y dis aujourd'hui, j'aurais suivi de plus près sa trace, et cherché dans des faits plus spéciaux la preuve de son influence. Aujourd'hui, je crois que les faits généraux suffisent et qu'il n'est point nécessaire d'entrer plus avant pour caractériser le principe du parti, le principe au nom duquel il agit, la force qu'il réclame, et veut sans cesse faire intervenir dans les affaires. Ce dont je vous demande la permission de vous entretenir un moment, c'est le prétexte qu'il fait valoir et les reproches qu'il adresse continuellement aux pouvoirs légaux et constitutionnels avec lesquels il est en lutte. (Écoutez, écoutez.)

Je ne reviendrai pas, et la Chambre me le pardonnera, sur toutes les allégations de détail.

Les reproches particuliers qui ont été adressés aux différents pouvoirs constitutionnels me paraissent se réduire à deux faits généraux. On dit que les pouvoirs constitutionnels ont manqué depuis quelques mois de confiance envers le pays, et qu'ils n'ont pas servi assez largement la cause de la liberté. Ces deux opinions viennent d'être émises à cette tribune par un homme qui a droit d'être entendu avec attention, et par la sincérité de ses opinions et par leur mérite.

Messieurs, si je ne me trompe, ce n'est pas manquer de confiance envers une partie quelconque de la société que de discuter librement sa capacité, ses droits et le rôle qu'il convient de lui assigner dans les affaires de l'État. Depuis quinze ans, on a dit que c'était manquer de confiance envers le Roi que de débattre ses prérogatives. Les constitutionnels ont constamment repoussé ces arguments sans cesse reproduits. Ils ont déclaré qu'ils respectaient les prérogatives du Roi au moment où ils les discutaient; ils ont dit qu'ils avaient confiance, et dans le Roi et dans son gouvernement, au moment même où ils assignaient des limites à son pouvoir.

Eh! messieurs, manquer de confiance parce qu'on diffère d'opinion, parce qu'on discute! Je vous le demande, ne serait-ce pas de la servilité? Tous les pouvoirs, toutes les portions de la société, toutes les existences, toutes les institutions sont livrés à la libre discussion. Dans cette assemblée et hors de cette assemblée, nous avons tous le droit et de plus la mission de dire ce que nous pensons, de mesurer les droits, de régler les pouvoirs, de compter, de peser les capacités, d'assigner des limites à telle institution; nous ne manquons de confiance envers personne, nous accomplissons notre mission, nous usons de notre droit, nous faisons acte de raison et de liberté. Nous n'avons certainement pas renversé un absolutisme pour l'échanger contre un autre; nous n'avons pas renversé les prérogatives de la maison de Bourbon pour baisser la tête devant d'autres prérogatives. (Adhésion.)

Nous ne manquons pas de confiance en la garde nationale, quand nous examinons si elle doit être organisée par communes ou par cantons. Non-seulement nous avons cette liberté, mais je dis que nous ne manquerons jamais de confiance dans cette force publique, quand nous déciderons que son organisation aura lieu d'une manière plutôt que d'une autre. Qu'est-ce qui a le plus de confiance en la garde nationale, ou de ceux qui craignaient les événements à travers lesquels nous venons de passer, qui craignaient qu'il n'y eût de la tiédeur, de l'indifférence dans la répression des désordres, ou de ceux qui, des le premier jour, ont dit que la garde nationale était animée d'un trop grand sentiment de l'ordre, d'un trop vif respect de la justice pour ne pas réprimer les désordres, pour ne pas protéger la justice partout où ce besoin se rencontrerait? Ceux qui ont toujours professé ces sentiments, ce sont ceux-là qui ont donné à la garde nationale les plus grandes marques de confiance, et certes, elle a montré qu'elle les méritait. (Très-vive adhésion.)

Une autre loi nous est annoncée, la loi des élections. Manquerons-nous de confiance envers les électeurs actuels, parce que nous élargirons les droits électoraux, parce que nous dirons qu'il convient qu'un plus grand nombre de citoyens soit appelé à l'élection? Je ne le pense pas. Manquerons-nous de confiance envers telle autre classe en disant qu'elle ne paraît pas apte au droit électoral, qu'elle n'offre pas les garanties nécessaires pour être dépositaire de cette portion de la puissance publique? Non certainement. Nous sommes libres, parfaitement libres; nous usons de notre droit, de notre liberté; nous ne sommes tenus que d'avoir raison, que de ne pas nous tromper: nous sommes tenus de bien discerner la limite à laquelle doit s'arrêter tel ou tel droit, quelle condition doit être attachée à l'exercice de telle ou telle fonction publique. Nous n'avons donné à personne de marques de défiance; personne ne peut dire que nous nous sommes défiés de lui. Nous avons décidé une question qui nous était soumise, nous avons peut-être pu nous tromper, mais pour le droit, nul n'a le droit de nous le contester. (Voix nombreuses: Très-bien! très-bien!)

A cette occasion, le mot de dissolution a été prononcé, comme il l'avait été déjà plusieurs fois. Je suis bien aise de dire là-dessus toute ma pensée. Je fais profession de ne pas savoir ce qu'on peut penser d'une question de dissolution. Toute question de dissolution me paraît être une question de circonstance qui doit être décidée selon le besoin du moment, l'intérêt du pays, l'état général des affaires au dedans et au dehors. Je n'ai pour mon compte, quant à présent, aucune opinion à cet égard, et je ne crois pas qu'il soit raisonnablement possible d'en avoir une.

Je prie qu'on veuille bien se rappeler qu'un grand nombre des membres qui siégent dans cette Chambre sont les mêmes qui, au mois de mars, ont provoqué la dissolution de la Chambre à laquelle ils appartenaient. Ils ne redoutaient nullement l'épreuve de la réélection; ils ne la redoutent pas plus aujourd'hui qu'ils ne la redoutaient alors. (Très-bien! très-bien!)

Mais il n'y a dans leur position actuelle aucune raison de provoquer aujourd'hui la dissolution qu'ils réclamaient au mois de mars. Le jour où le gouvernement du Roi le jugera utile, nécessaire, tous les membres de cette Chambre se représenteront devant leurs concitoyens, avec leurs opinions, leurs actes, et je ne crains pas de le répéter, la dissolution qui serait prononcée ne serait pas pour eux plus redoutable que celle qu'ils ont provoquée il n'y a pas longtemps.

Voilà ce que j'avais à dire, ce qui s'est présenté à mon esprit sur le premier reproche allégué habituellement contre les pouvoirs constitutionnels, le manque de confiance. J'arrive au second: on n'a pas servi assez tôt la cause de la liberté. Il est très-vrai, la révolution de 1830 n'a pas fait encore, pour la liberté et pour l'ordre public, tout ce qu'elle peut faire, tout ce qu'elle doit faire, tout ce qu'elle fera. Il est très-vrai qu'un avenir immense est ouvert devant notre révolution de 1830, et qu'elle y marchera longtemps sans atteindre le but. Cependant, je suis bien aise de rappeler à la Chambre et au public ce qui a déjà été fait.

A la fin de la Charte constitutionnelle, nous avons, vous le savez, inséré l'indication des lois qu'il nous paraissait important de rédiger le plus tôt possible; il y en a neuf. Sur ces neuf projets de lois promis au mois d'août à la France, il y a quatre lois déjà faites: l'application du jury aux délits de la presse et aux délits politiques, la réélection des députés promus à des fonctions publiques salariées, le vote annuel du contingent de l'armée, les dispositions qui assurent d'une manière légale l'état des officiers de tout grade de terre et de mer. Vous discutez la loi sur la garde nationale, vous avez déjà voté l'abolition du double vote dans une loi transitoire d'élections. Ainsi, messieurs, quatre lois sont faites, deux sont en discussion et trois restent à faire. Et ici, je demande à la Chambre la permission de lui dire en passant, comme un fait qui m'est purement personnel, qu'en sortant des conseils du Roi j'avais fait préparer une loi municipale et départementale, une loi électorale et une loi sur l'imprimerie. Ces lois étaient prêtes. Que le conseil actuel ait cru devoir les remanier, les refondre, je le comprends; mais enfin à aucune époque on n'a procédé aussi vite pour les conquêtes à faire au profit de la nation.

J'ajouterai que ce pouvoir extraconstitutionnel, extralégal, auquel on fait sans cesse appel, n'est pas celui qui fera faire le plus de progrès à la liberté. La liberté est née quelquefois après les révolutions, et je ne doute pas qu'elle ne vienne après la nôtre, de même que l'ordre est venu quelquefois après le despotisme. Mais l'esprit de révolution, l'esprit d'insurrection est un esprit radicalement contraire à la liberté. C'est un pouvoir exclusif, un pouvoir inique et passionné que ce pouvoir qui se prétend supérieur et extérieur au pouvoir constitutionnel; il y a dans la nature même de ce pouvoir, dans sa prétention, un principe radicalement incorrigible de tyrannie. La liberté a pour résultat le partage des pouvoirs et le respect qu'ils se portent les uns aux autres. La liberté est au sein des pouvoirs constitutionnels, par suite de leur empire régulier, du respect des lois.

Les pouvoirs insurrectionnels sont très-propres à accomplir les révolutions, à renverser par la force des gouvernements établis, à dompter par la force des sociétés barbares. Mais ne leur demandez pas la liberté, ils ne la portent pas dans leur sein. C'est aux pouvoirs constitutionnels, c'est à la Charte, aux lois, à un système fondé que vous pouvez demander la liberté comme l'ordre; du sein de ce pouvoir extraordinaire, supérieur à tous les pouvoirs, dont on se prévaut aujourd'hui, il ne peut jamais sortir que le désordre et la tyrannie, au moins momentanément. (Très-bien! très-bien!)

Voilà, à mon avis, le mal véritable, le mal profond qui nous travaille. Il réside dans ces tentatives de rétablir, au profit de l'insurrection, l'art. 14 de la Charte, de faire sans cesse appel, directement ou indirectement, à un pouvoir extérieur et supérieur aux pouvoirs constitutionnels. C'est là, selon moi, ce qui fait que, depuis quelque temps, la société semble avoir perdu son assiette; elle cherche, pour ainsi dire, son centre de gravité. Le gouvernement voit rôder continuellement autour de lui un pouvoir étranger qui veut ou le dominer ou le renverser. C'est là, je le répète, le mal dont nous sommes attaqués, et ce mal, je le signale d'autant plus librement que je suis loin de croire qu'il soit sans remède. Je suis convaincu, au contraire, que nous avons sous la main des moyens sûrs de nous en guérir. Le gouvernement, j'ose le dire, ne s'est jamais écarté de la voie qu'il devait suivre; il n'a peut-être pas fait, même quand j'avais l'honneur d'être au ministère, tout ce qui était désirable; mais il a toujours marché dans la voie de l'ordre, il a toujours lutté contre le pouvoir extérieur dont je vous parle. S'il continue à résister ainsi, l'avantage lui est assuré; les Chambres, les pouvoirs constitutionnels ne lui refuseront jamais leur concours: ils iront même au-devant de ses besoins; et si les Chambres, si le gouvernement se manquaient à eux-mêmes, j'ai confiance dans la société dans la société française actuelle; j'ai la confiance qu'elle se sauverait elle-même du désordre comme elle s'est sauvée de la tyrannie. (Très-vif mouvement d'adhésion.)

On cite des mots qui rappellent un état de choses qui, à mon avis, n'existe plus. Nous entendons retentir sans cesse les mots aristocratie, démocratie, classe moyenne. Je vous avoue que pour moi, aujourd'hui, ces mots n'ont guère plus de sens. La démocratie nous apparaît partout dans l'histoire comme une classe nombreuse, réduite à une condition différente de celle des autres citoyens et qui lutte contre une aristocratie ou contre une tyrannie, pour conquérir les droits qui lui manquent. C'est là le sens qui a été partout attaché au mot démocratie. Il n'y a aujourd'hui rien de semblable en France. Quand je regarde la société française, j'y vois une démocratie, si vous voulez, mais une démocratie qui a peu ou point d'aristocratie au-dessus d'elle, et peu ou point de populace au-dessous.

La société française ressemble à une grande nation où les hommes sont à peu près dans une même condition légale, très-diverse sans doute en bonheur, en lumières; mais la condition légale est la même. La classification des anciennes sociétés a disparu, et, je le répète, chez nous le mot démocratie opposé au mot aristocratie n'a plus de sens. Une grande société de propriétaires laborieux, à des degrés très-différents de fortune et de lumières, voilà le sens actuel du mot démocratie; eh bien! il n'y a là ni éléments de désordre, ni éléments de tyrannie. Cette société se défendra, au besoin, contre ceux qui voudraient abuser d'anciens mots et d'anciens faits, pour l'égarer un moment. Il ne s'agit pas de s'appuyer sur la classe moyenne, par opposition à telle ou telle autre classe; il s'agit de s'appuyer sur la nation tout entière, sur cette nation homogène, compacte, sans distinction de classes. C'est par là qu'on assurera et ce retour à la prospérité, et ce progrès vers la liberté qui sont les voeux de tous, et dont l'esprit que j'ai signalé, cet esprit révolutionnaire, cet esprit d'appel à un pouvoir étranger aux pouvoirs constitutionnels, nous éloignerait au lieu de nous y ramener. (Mouvement d'adhésion au centre. Sensation prolongée.)



XXI

Discussion du projet de loi sur la composition des cours d'assises et les conditions de la décision du jury.

--Chambre des députés.--Séance du 8 janvier 1831.--

Le 1er décembre 1830, le gouvernement proposa à la Chambre des députés un projet de loi pour réduire de cinq à trois le nombre des magistrats appelés à former les cours d'assises, et pour décréter que la décision du jury ne se formerait, contre l'accusé, qu'à la majorité de huit voix contre quatre. Ce projet fut vivement combattu par plusieurs anciens et honorables magistrats, entre autres par M. de Vatimeseuil. Ce fut après lui que je pris la parole pour le défendre. Adopté par les deux Chambres avec quelques amendements, le projet fut promulgué comme loi le 4 mars 1831.

M. Guizot.--Je ne suis pas étonné des objections nombreuses et vives que rencontre le projet de loi qui vous est soumis. Elles ont leur source dans nos habitudes judiciaires et dans le système d'institutions sur lequel ces habitudes sont fondées.

Quel est en effet le caractère, je ne dirai pas unique, mais fondamental de ce système? C'est la confusion des questions de droit et des questions de fait, et la solution de ces deux genres de questions différentes par les mêmes juges. Or, dans cette hypothèse, les objections qu'on adresse au projet sont non-seulement naturelles, mais légitimes. Lorsque les questions de droit et de fait sont réunies et décidées par les mêmes juges, il est légitime de chercher la garantie de la bonté des jugements dans le nombre des juges et dans la discussion préalable à laquelle ils se livrent. Mais en est-il de même, lorsque les questions de droit et les questions de fait sont séparées et décidées par des juges différents? Là réside, à mon avis, toute la question.

Pour mon compte, messieurs, je pense que, lorsque les questions de droit et les questions de fait sont séparées et décidées par des juges différents, il n'y a pas lieu de chercher dans le nombre des juges et dans la discussion préalable la garantie de la bonté des jugements, du moins quant aux questions de droit.

Pour s'en convaincre, il suffit, ce me semble, de se rendre un compte un peu exact de la vraie différence qui existe entre les questions de fait et les questions de droit, et aussi de la différence des procédés par lesquels l'esprit humain résout les unes et les autres. Si je pouvais établir devant la Chambre que les procédés par lesquels l'esprit humain résout les questions de droit sont essentiellement différents de ceux par lesquels il résout les questions de fait, j'aurais, je crois, fait un grand pas vers la démonstration de mon opinion.

Les faits, messieurs, sont extrêmement compliqués; ils se présentent accompagnés d'un grand nombre de circonstances; ils ont besoin d'être considérés sous une multitude de faces; ils sont de plus prodigieusement divers; il n'est pas possible à la législation de les renfermer d'avance et complétement dans une disposition commune, de les ramener à une formule et à une phrase. Quel est donc le procédé naturel et nécessaire de l'esprit quand il veut connaître des faits? C'est le procédé de l'observation; il les observe, les considère sous toutes leurs faces, et rapproche ensuite toutes les circonstances, tous les éléments qui les constituent. Il résulte de là que les faits ont besoin d'être examinés par un assez grand nombre d'observateurs, et qu'il faut que ces observateurs, ces juges du fait se communiquent, pour ainsi dire, les divers points de vue sous lesquels ils l'ont considéré, et les discutent entre eux pour arriver à la connaissance complète et exacte du fait tout entier.

Les faits ne sont pas une matière de méditation pure, de raisonnement a priori; on n'arrive point à les connaître en déduisant les conséquences d'un principe; l'observation, l'observation variée, débattue, c'est là le moyen naturel, le seul moyen de bien résoudre les questions de fait.

En est-il de même des questions de droit? Non, certainement. Quelle est la situation où se trouve l'esprit en présence d'une question de droit? Un principe est posé, écrit dans la loi; il s'agit de reconnaître les conséquences de ce principe; il faut le bien déterminer, le suivre d'un oeil ferme dans toutes ses applications. Le procédé de l'esprit humain en pareille matière, c'est le raisonnement, la déduction logique; ce n'est pas du tout l'observation. Le principe une fois posé, une fois écrit, soit dans la loi, soit dans les précédents, l'esprit humain, pour l'appliquer à un cas donné, opère tout autrement que lorsqu'il se trouve en présence d'un fait à connaître; et de même qu'en présence d'un fait, le grand nombre des observateurs et la discussion entre eux sont indispensables, de même, lorsqu'il s'agit de bien saisir un principe et de le développer rigoureusement de conséquence en conséquence, il faut un travail individuel, un long exercice; c'est une oeuvre de science, de méditation, de raisonnement solitaire, non d'observation et de discussion entre plusieurs.

Cela est si vrai, messieurs, que les faits généraux, les faits historiques sont d'accord avec l'analyse philosophique des procédés intellectuels. J'ai une grande confiance aux faits lorsqu'ils se sont développés sur une grande échelle, et se présentent après avoir subi l'épreuve du temps. Eh bien, qu'est-il arrivé dans les pays, dans les législations où l'on a séparé les questions de fait des questions de droit, pour les soumettre à des juges différents? Est-il jamais entré dans l'esprit d'aucune législation de soumettre l'examen du fait à un seul homme? Non, certes; le fait séparé du droit a toujours été renvoyé à l'examen et à la discussion d'un assez grand nombre d'hommes. En a-t-il été de même pour les questions de droit? Nullement. Dans tous les pays où les questions de droit et les questions de fait ont été séparées, on a été naturellement conduit à soumettre les questions de droit au jugement d'un petit nombre d'hommes, et presque partout d'un seul homme.

Nous avons ici deux grands exemples, Rome et l'Angleterre. Dans le droit romain, la décision du point de droit était confiée à un seul homme, soit magistrat, soit jurisconsulte savant auquel on s'adressait pour avoir une réponse. La jurisprudence romaine est en ceci complétement d'accord avec la jurisprudence anglaise. Et ni l'une ni l'autre n'a été une invention de la théorie, une habileté de la science; tel a été le résultat naturel auquel les peuples et les législateurs ont été conduits par la force même des choses; ils ont naturellement reconnu, comme je le disais en commençant, que les questions de fait avaient besoin d'être examinées par un assez grand nombre d'hommes, et discutées entre eux sous toutes leurs faces, qu'elles n'étaient pas matière de science, de raisonnement pur, mais matière d'observation et de discussion; tandis que les questions de droit pur doivent être examinées par la science, par le raisonnement, par la méditation, et sont remises avec avantage à la décision d'un petit nombre d'hommes, d'un juge unique même, car c'est là, au fond, mon opinion.

Ainsi, par l'expérience du monde, aussi bien que par l'examen philosophique des choses, on est conduit à reconnaître que les questions de droit et les questions de fait ne se jugent pas de la même manière, par les mêmes procédés, qu'il y faut appliquer des moyens différents.

Or, que faites-vous en ce moment, messieurs? Que fait la loi sur laquelle vous délibérez? Elle réalise, elle consomme chez nous la séparation des questions de droit et des questions de fait. Jusqu'ici ces questions n'avaient pas été complétement distinctes; les juges du droit intervenaient souvent dans le jugement du fait. La loi qui vous est proposée fait cesser cet état de choses. Elle veut remettre aux jurés la pleine décision du fait et aux juges celle du droit. Est-ce au moment où vous accomplissez la séparation de ces deux sortes de questions que vous vous refuserez à réduire le nombre des juges du droit, lorsque l'expérience prouve que cette réduction est la conséquence naturelle et légitime de cette séparation?

Et remarquez-le, messieurs, il ne s'agit point de diminuer les garanties ni de la société, ni de l'accusé; il s'agit de savoir quelles sont, dans chaque genre de questions, les garanties véritables. Si les méditations savantes d'un seul homme sont une meilleure garantie de la bonne solution des questions de droit, il n'y a pas à hésiter, il faut adopter ce moyen. Si l'examen de plusieurs est une meilleure garantie de la solution des questions de fait, il faut y avoir recours. Nous voulons tous également des garanties efficaces; la question est de savoir lesquelles conviennent le mieux aux questions de fait et aux questions de droit.

Je ferai remarquer en passant un fait singulier. La législation anglaise a été si loin dans cette route qu'elle a exigé, pour la solution des questions de fait, l'unanimité des jurés, et pour celle des questions de droit l'unité du juge. C'est le système dans toute sa rigueur.

On a opposé à ce système le nombre et l'importance des questions que décident, chez nous, les juges d'assises. Messieurs, ou ces questions roulent sur des points de droit, et alors elles seront mieux décidées, à mon avis, par un petit nombre de juges que par un grand nombre; ou ce sont des questions de fait, et alors il faut les renvoyer aux jurés qui les jugeront mieux également. Tel serait le cas pour les questions de dommages-intérêts.

Plusieurs voix: C'est contraire à la législation existante; alors il faut proposer de la changer.

M. Guizot:--Aussi sera-ce un jour mon avis, et dès aujourd'hui je n'hésite pas à dire que j'aimerais mieux que ces questions fussent décidées par le jury. Quant aux questions préjudicielles, qui sont de vraies questions de droit, je pense qu'elles seraient mieux jugées par un juge que par cinq.

Je sais, messieurs, que les questions de fait et les questions de droit ne se séparent pas toujours parfaitement; je sais qu'il y a des cas où les jurés, juges du fait, sont obligés de prendre le droit en considération, et réciproquement; je sais, par exemple, que quand le jury déclare un fait crime ou délit, il pense forcément à la peine qui y est attachée. De même, quand le juge applique la peine au fait déclaré constant, il tient compte des circonstances du fait. Tout cela est inévitable. Mais à l'objection qu'on en tire contre la réduction du nombre des juges d'assises, il y a, je crois, deux réponses, l'une particulière, l'autre générale.

Personne n'ignore d'où vient la latitude laissée au juge dans l'application de la peine. Comme le législateur s'est vu dans l'impossibilité d'atteindre avec précision tous les faits et de les définir d'avance pour appliquer à chacun la peine exacte qui lui convient, c'est le juge qu'il a chargé de cette appréciation. Ainsi, quand le jury livre au juge un fait qualifié, le juge fait, en présence de ce cas particulier, ce que le législateur n'a pu faire en son absence; le juge, dans les limites fixées par la loi générale, fait pour ainsi dire une loi pour chaque cas en particulier. De là résulte une série de décisions judiciaires, de précédents qui comblent en quelque sorte l'intervalle laissé entre le maximum et le minimum des peines, et complètent, spécialisent, si je puis ainsi parler, la législation par la jurisprudence. Une grande partie de la législation criminelle, de l'Angleterre, et aussi de la nôtre, consiste dans une jurisprudence criminelle ainsi formée.

Or, messieurs, la fixité et l'harmonie des précédents sont bien plus facilement atteintes lorsque ces précédents émanent d'un petit nombre de juges que lorsqu'ils sont l'oeuvre d'un grand nombre de tribunaux; les tribunaux nombreux offrent des chances infinies de variation et d'incohérence dans les précédents; tandis qu'un petit nombre de juges introduisent et maintiennent, dans cette jurisprudence criminelle qui est le supplément nécessaire de la législation, la permanence et l'ensemble.

Vous en avez un grand exemple dans la législation romaine. La plus grande partie de cette législation consiste en précédents, en décisions rendues par un petit nombre de savants hommes. La collection des réponses des jurisconsultes n'est autre chose qu'une série de précédents. Croyez-vous que cette jurisprudence romaine, qui a survécu à l'empire romain pour devenir la législation de presque toute l'Europe, croyez-vous, dis-je, qu'elle eût eu tant d'éclat, tant de pouvoir, une si grande et si longue destinée si, au lieu d'un petit nombre de jurisconsultes illustres dont les noms ont traversé les siècles, l'Empire romain eût été couvert de tribunaux nombreux? Croyez-vous que si à la place des Ulpien, des Papinien, il y eût eu des centaines, des milliers de juges du droit, il vous serait resté un tel ensemble de décisions fortement enchaînées? C'est au petit nombre de jurisconsultes qui décidaient les questions de droit, c'est à leur science, à leur élévation, conséquence naturelle de leur petit nombre, que la jurisprudence romaine a dû son harmonie et sa grandeur.

Ainsi, en ce qui concerne les précédents à introduire dans la législation criminelle pour combler l'intervalle entre le maximum et le minimum que laisse la loi pénale, le système d'un petit nombre de juges est infiniment préférable.

Je sais qu'il restera toujours quelque incertitude dans les limites des points de fait et des points de droit. Mais cela est inévitable; il n'en faut pas moins se décider d'après le caractère essentiel et dominant de chaque institution. Aux jurés appartiennent en général les questions de fait; les jurés doivent être nombreux: aux juges, les questions de droit; que les juges soient peu nombreux, la raison et l'expérience le conseillent également.

J'ajouterai une dernière considération, plutôt politique que judiciaire, mais qui ne me paraît pas étrangère à la question. Vous voulez rendre au jury, non-seulement toute son indépendance, mais toute son importance, toute son autorité, tout son éclat; c'est le but de votre loi. Eh bien, tant que vous resterez dans le système actuel, dans le système qui établit, non pas un juge, mais tout un tribunal à côté du jury, vous laissez le jury dans un état d'incertitude, et je dirai volontiers d'infériorité. Partout où l'on verra un tribunal de cinq juges siégeant à côté du jury, la séparation entre les questions de fait et les questions de droit ne paraîtra pas complétement opérée; on croira toujours voir au-dessus du jury un tribunal complet, capable de suffire à tout, de juger le fait comme le droit. Les deux systèmes sont là côte à côte; réduisez l'ancien à sa plus petite dimension; c'est le seul moyen de donner au nouveau toute sa force, toute sa vérité.

Je sais, messieurs, que la réforme que vous discutez, la réduction du nombre des juges d'assises de cinq à trois, n'est pas très-importante en elle-même, et si nous devions en rester là, je m'en soucierais assez peu. Mais cette réforme en amènera d'autres; c'est ici un premier pas dans cette carrière où nous avons de grands pas à faire. Je ne puis être suspect d'hostilité envers nos institutions judiciaires et notre magistrature; je leur crois de rares mérites et elles nous ont rendu d'immenses services. Mais il y a évidemment beaucoup à réformer, et nous ne saurions trop tôt mettre la main à l'oeuvre, car les réformes de ce genre sont politiquement salutaires, calmantes.

Je prie la Chambre de ne jamais perdre de vue que le gouvernement a toujours affaire à deux sortes d'esprits novateurs: d'une part, à des esprits amis du perfectionnement, du progrès, impatients, téméraires peut-être, mais sincères et éclairés; d'autre part, à des esprits brouillons, désordonnés, vraiment anarchiques. C'est l'intérêt, c'est la sagesse du pouvoir de séparer profondément ces deux classes d'hommes, d'élever entre les uns et les autres une haute barrière; il doit attirer de son côté les esprits progressifs, et sans obéir à leur impatience ou à leurs erreurs, marcher dans leur direction. C'est pour lui le meilleur moyen de repousser sévèrement, efficacement, les esprits désordonnés, anarchiques, avec qui un bon gouvernement ne saurait avoir rien de commun. Tenons grand compte de cette distinction, messieurs, et marchons hardiment dans la carrière des réformes qui satisferont les esprits amis du perfectionnement. (Aux voix! aux voix!)



XXII

Discussion sur la politique extérieure du ministère du 11 août 1830.

--Chambre des députés.--Séance du 15 janvier 1831.--

Le 15 janvier 1831, la commission des pétitions fit à la Chambre des députés le rapport de la pétition d'un avocat belge (de Mons), qui provoquait la réunion de la Belgique à la France. Elle proposa l'ordre du jour. Mais le général Lamarque, député des Landes, saisit cette nouvelle occasion d'attaquer vivement la politique pacifique et le respect des traités qu'avait soutenus le cabinet du 11 août 1830. Le général Sébastiani repoussa en quelques paroles cette attaque. M. Casimir Périer, alors président de la Chambre des députés, quitta le fauteuil et monta à la tribune pour sommer le général Lamarque d'expliquer ses accusations. Le général Lamarque répondit: «Personne n'a, plus que moi, d'estime, de considération, j'oserai dire d'attachement pour les membres de l'ancien ministère; je rends à leurs intentions le même témoignage qu'à celles du ministère actuel; mais je crois qu'ils ont erré dans leur route.» Je pris alors la parole pour discuter le fond même de la politique qui venait d'être attaquée.

M. Guizot.--Messieurs, les explications que vient de donner l'honorable général sont pleinement satisfaisantes quant aux intentions et au caractère personnel des membres du dernier ministère; elles ne le sont pas et ne peuvent l'être quant à leur politique. Aussi, n'est-ce pas leurs intentions, mais la politique qu'ils ont suivie que je demande à la Chambre la permission de justifier en peu de mots.

Messieurs, l'honorable général vous a rappelé ce qui aurait pu être dit dans cette enceinte par les ministres de Charles X avant la révolution d'août, à l'occasion de la Belgique et de la Pologne; après cela, il vous a demandé s'il n'était pas vrai que rien n'était changé aujourd'hui, si ce n'était pas le même langage que vous entendiez à cette tribune, si ce n'était pas la même conduite que tenait le ministère. Ce qu'il y a de changé, messieurs, il est facile de le découvrir; c'est l'état de la France, de la Belgique, de la Suisse, l'état de la Pologne; voilà ce qui est changé, voilà les faits qui se sont accomplis depuis la révolution d'août. Elle a, comme on le lui demande de toutes parts, porté des fruits hors du territoire de la France comme en France; c'est la révolution du mois d'août qui a imprimé à l'Europe ce mouvement auquel l'Europe est près de se laisser emporter; c'est la révolution du mois d'août qui a fait ce que vous voyez en Suisse, en Belgique, en Pologne.

Certes, messieurs, il y a là, ce me semble, quelque chose de changé, quelque chose de très-considérable, et qui prouve que tout n'est pas aujourd'hui comme sous les ministres de Charles X. La révolution du mois d'août, une fois accomplie, n'a pu ignorer qu'elle se trouverait bientôt en présence de tels faits, en présence de cet ébranlement général de l'Europe, et qu'elle aurait une conduite difficile à tenir. Elle s'est trouvée dans l'obligation d'avouer, de proclamer, de défendre partout son propre principe, l'exemple qu'elle avait donné, et en même temps dans la nécessité de ne pas porter dans toute l'Europe le désordre, la guerre, la révolution. Il fallait d'une part, que la France, qui venait de s'affranchir, et qui voyait partout son exemple suivi ou près d'être suivi, il fallait, dis-je, que la France fût fidèle à ce qu'elle avait fait, ne reniât ni sa conduite, ni son exemple, et qu'en même temps elle ne se laissât pas accuser d'être possédée de ce démon révolutionnaire qui avait tant fait reculer la révolution française après l'avoir poussée si loin hors de son territoire.

Le gouvernement français, sorti de la révolution de Juillet, s'est donc trouvé entre deux systèmes; d'une part le maintien de ses principes, le ferme et fier maintien de la révolution qui lui avait donné naissance, par les voies régulières, par l'influence constitutionnelle, par l'influence du spectacle de la liberté et des exemples d'un gouvernement constitutionnel; d'autre part, le système de la propagande révolutionnaire, d'une propagande par les armes, par la force, par les conquêtes. C'est entre ces deux systèmes, messieurs, que le dernier ministère s'est vu obligé de choisir. Il a eu à décider la question de savoir s'il entrerait dans les voies d'un salutaire exemple donné à l'Europe, ou s'il entrerait dans celles de la conquête révolutionnaire. C'est entre ces deux systèmes qu'il a choisi. Il s'est prononcé pour le premier; c'est le même système qui est continué aujourd'hui par ses successeurs. C'est donc sur ce système que je vous demande d'arrêter un moment votre attention.

Quand on a accusé le ministère précédent de ne s'être pas livré à ce mouvement qui portait tant de peuples à imiter l'exemple de la France, de ne l'avoir pas partout alimenté, de ne s'en être pas emparé à l'instant même pour le pousser à ses dernières limites, sur quel principe s'est-on fondé? Sur ceci, qu'un peuple qui a adopté un principe doit s'appliquer à le faire prévaloir dans l'Europe entière, que la tendance à l'unité politique, à une prépondérance prompte et générale de tel ou tel système est la loi des événements, le mobile de la politique européenne. Le principe de la souveraineté du peuple avait triomphé chez nous; donc nous devions pousser partout à son triomphe, et travailler à lui soumettre l'Europe entière.

Messieurs, cette fantaisie de soumettre l'Europe à l'unité, de la ranger à un seul système, sous la loi d'une seule idée, cette fantaisie n'est pas nouvelle; elle a passé plus d'une fois par la tête des gouvernements. Il ne faut pas en aller chercher des exemples bien loin, Louis XIV, dans les temps modernes, a eu la fantaisie de faire prévaloir la monarchie française dans l'Europe; la Convention a voulu faire prévaloir la République; Bonaparte a voulu porter l'Empire dans toute l'Europe. La Sainte-Alliance a prétendu la soumettre absolument au principe monarchique. Qu'est-il arrivé à toutes ces époques? Une réaction violente, non-seulement des gouvernements, mais des peuples; une réaction nationale contre la tentative d'imposer ainsi à l'Europe une unité violente et factice. Cette réaction, non-seulement gouvernementale, je le répète, mais nationale, a éclaté contre Louis XIV, contre la Convention, contre Bonaparte. (Une voix: Elle n'était pas nationale.) Quand elle s'est faite contre Louis XIV, qui a été à la tête de la coalition entreprise au nom de la liberté des nations contre l'unité du grand roi? Guillaume III, roi d'Angleterre, le même homme qui affranchissait l'Angleterre de la tyrannie des Stuarts. Sous la Convention, quand elle a tenté de porter la république dans toute l'Europe, croyez-vous que ce soit les gouvernements seuls qui s'en soient lassés? Non, un premier mouvement, une première espérance avait fait trouver à la Convention des alliés chez tous les peuples: mais bientôt la tyrannie inévitablement attachée à de telles tentatives, les violences dont elles ne peuvent se défendre, ont tourné contre elle l'esprit d'une grande partie des peuples, et jeté l'Europe dans une réaction antirépublicaine, contre le système de l'unité conventionnelle. Cette même réaction s'est manifestée contre Bonaparte; personne n'ignore que le mouvement sous lequel nous avons succombé en 1814 n'était pas seulement une coalition des cabinets, et que l'esprit général des peuples de l'Allemagne, avides de s'affranchir de cette unité factice, a été la véritable cause du succès de cette coalition, qui aurait succombé comme toutes les autres, si elle avait été seulement une coalition de rois.

Eh bien! messieurs, pourquoi ces tentatives d'unité européenne ont-elles toujours amené une réaction contre le système qui avait tenté de prévaloir? Pourquoi? c'était la liberté des nations qui était attaquée, c'était la liberté des nations qui se défendait contre cette unité violente qu'on voulait lui imposer. Les nations ont revendiqué le droit de se gouverner comme elles en avaient besoin. Fantaisie, si vous voulez; c'est le principe de la liberté des nations qui a résisté à ces essais d'unité factice et violente. Et quel nom porte aujourd'hui ce principe? (Une voix. Celui de la Sainte-Alliance!) Celui de la non-intervention. Messieurs, c'est le principe de la non-intervention qui représente aujourd'hui la liberté des nations dans leurs rapports entre elles. C'est ce principe qui a été invoqué contre la monarchie de Louis XIV, contre la République conventionnelle, contre l'Empire, que nous avons invoqué nous-mêmes contre la Sainte-Alliance.

Le principe de la non-intervention est le même que le principe de la liberté des peuples; c'est à ce principe que toutes les tentatives que je viens de signaler, celle de la Sainte-Alliance comme les autres, portaient atteinte. Eh bien! il s'agit aujourd'hui de savoir si ce principe sera maintenu par notre gouvernement, si nous respecterons la liberté des nations, ou si nous recommencerons ces tentatives d'unité violente que je viens d'indiquer. Peu importe le mode de l'intervention, le titre auquel l'intervention se fait: on peut intervenir de plus d'une manière; on peut intervenir par des relations diplomatiques ou par des conspirations; on peut intervenir par des congrès ou par des sociétés secrètes; on peut intervenir au nom du principe de la légitimité ou au nom du principe de la souveraineté du peuple. Quelle que soit l'origine de l'intervention, quels que soient les moyens par lesquels elle s'exerce, dès qu'elle est armée, violente, elle porte atteinte à la liberté des nations; elle est une violation de ce principe salutaire de non-intervention qui est la base du droit des gens, le principe en vertu duquel les gouvernements et les peuples vivent en paix les uns avec les autres.

Il y a, je le répète, messieurs, mille manières de violer ce principe; je ne crois pas que l'une soit meilleure que l'autre; je n'ai pas plus de respect pour les émissaires d'une société secrète que pour les courtisans de la Sainte-Alliance (Bravos au centre gauche); je ne crois pas que les violences ou les conquêtes, quel que soit le système au profit duquel elles s'exercent, tournent davantage au profit des nations.

C'est entre ces deux systèmes, je le répète, le respect de la liberté des peuples, le principe de non-intervention, d'une part, et, d'autre part, de nouvelles tentatives de soumettre l'Europe à une unité factice, violente, c'est entre ces deux systèmes, dis-je, que les ministères qui se sont succédé depuis le mois d'août ont été appelés à choisir. L'un et l'autre ont fait le même choix; ils ont pensé que la liberté fondée et régnant en France, la monarchie constitutionnelle établie à la suite d'une insurrection nationale, c'était là ce qu'il y avait de plus puissant pour propager en Europe les principes de la liberté et du gouvernement constitutionnel.

Le spectacle de la liberté est infiniment plus contagieux que le mouvement d'une révolution; c'est la crainte de l'esprit révolutionnaire qui ferait à vos principes, à votre gouvernement, de nouveaux, de dangereux ennemis. Sommes-nous de tels enfants ou de tels vieillards que nous oubliions si tôt ce qui s'est passé sous nos yeux? Comment! nous avons vu le plus hardi des gouvernements, la Convention, porter partout ses principes, ses armées, dans la même voie qui vous est indiquée aujourd'hui; la Convention se saisissait des moindres prétextes, de la moindre apparence d'insurrection, pour s'écrier que les peuples voulaient le même gouvernement que la France, pour se lancer en armes sur leur territoire, pour se faire, je demande pardon de l'expression dans une question aussi grave, le Don Quichotte de l'insurrection en Europe.... (Marques d'adhésion au centre; murmures à l'extrême gauche.)

M. Enouf.--Dites de la liberté.

Ce n'était pas de la liberté qu'il s'agissait alors; la Convention, partout où elle a vu la moindre insurrection, s'en est saisie pour s'y porter en armes; c'est le même système qu'on recommande aujourd'hui. Je le demande encore, messieurs, avons-nous donc oublié quel en a été le résultat? Avons-nous oublié cette coalition, non-seulement des souverains, mais aussi des peuples?

MM. de Bricqueville, Enouf et Rémond.--La Sainte-Alliance n'était pas l'alliance des peuples.

M. Guizot.--Je ne parle pas de la Sainte-Alliance, messieurs; je parle de la coalition formée contre Bonaparte, et je dis que, celle-là, les peuples aussi en étaient. (A l'extrême gauche. Non. Au centre. Si, des peuples.--Agitation.)

Messieurs, je n'interromps jamais personne; le droit de tout orateur est de développer ses idées, de les présenter dans leur simplicité, dans leur crudité, si vous voulez, sauf à les expliquer pleinement; je reconnais à tout le monde le même droit; je demande à la Chambre la permission de n'être pas obligé d'atténuer, d'énerver ma pensée, la permission de la lui communiquer tout entière, libre, naturelle, comme elle me vient.

M. Rémond.--Tant pis pour vous.

Quelques voix.--A l'ordre, à l'ordre, c'est une personnalité.

M. Guizot.--Je trouve l'interpellation très-simple; j'accepte la personnalité, et je la renvoie à tous ceux de qui elle peut venir: tant pis pour vous, dis-je à mon tour à quiconque diffère de mon opinion; car, apparemment, je crois avoir raison. (Bravos au centre.) Tant pis pour qui se trompe. Nous verrons qui se trompe; c'est à la Chambre et à l'avenir à en juger.

Je reviens à la Convention et à l'Empire, et je remercie les interrupteurs de m'avoir fourni cette occasion de développer ma pensée. Je dis, et je crois l'avoir déjà dit, qu'un premier mouvement, très-légitime, de sympathie et d'enthousiasme avait éveillé tous les peuples à l'aspect de la Révolution française; mais j'ajoute en même temps que, peu après, les violences, les guerres de la Révolution française, et particulièrement cet abus de la force qu'elle a porté dans toute l'Europe pour imposer ses principes, ses institutions et ses lois à des peuples qui, dans un vif élan d'enthousiasme, en avaient tant espéré, je dis que cette cause a puissamment contribué à aliéner ces mêmes peuples, que cette cause nous a fait perdre en Allemagne, en Italie, en Belgique, une foule de partisans. Je dis qu'après les guerres de la Révolution française pour imposer son système à l'Europe, il s'est fait en Europe une réaction, non-seulement des souverains, mais des peuples, ou, si l'on veut, d'une grande partie des peuples contre la Révolution française; je dis que telle a été la principale cause des revers de la Révolution française, que c'est cette cause qui se fit sentir en 1814. Certes, messieurs, il y a là une grande leçon, et, je demande la permission de le dire à la Chambre, nous ne serions pas excusables d'oublier si vite ce qui a eu lieu sous nos yeux, des événements dont nous avons été les acteurs et les victimes; nous ne serions pas pardonnables de les oublier et de rentrer dans des voies dont nous sommes sortis si péniblement, et avec tant de sueur et de sang.

Non, le ministère dont j'ai eu l'honneur de faire partie et celui qui lui a succédé ne se sont pas trompés, quand ils ont choisi entre le système de l'influence pacifique, constitutionnelle, libératrice, et le système de la propagande armée, violente et révolutionnaire. Ce sont ces deux systèmes qui, sous une forme plus ou moins prononcée, plus ou moins menaçante, se sont trouvés en présence. Ce sera dans l'avenir, sinon de demain, du moins de l'histoire, l'honneur de la révolution de Juillet, d'avoir été pacifique en Europe, aussi bien que modérée et libérale en France; ce sera son honneur de s'être confiée dans la puissance de son exemple, dans la puissance du spectacle de ses institutions, de sa liberté, pour soutenir et propager en Europe des principes qui ne nous sont pas moins chers qu'à aucun autre, pour lesquels, autant qu'aucun autre, nous avons combattu. (Très-bien! très-bien!) Car, remarquez, messieurs, nous voulons propager la liberté, mais non les révolutions. Les révolutions, l'insurrection, sont un mauvais état pour un pays: il faut souvent passer par là pour arriver à la liberté; mais ce n'est point la liberté elle-même. Rien ne se ressemble moins que le spectacle d'un pays en révolution et celui d'un pays libre.

Eh bien! ce que nous n'avons pas voulu offrir à l'Europe, c'est la vue d'un état révolutionnaire en France. Nous craignons l'effet que ce spectacle produirait, non-seulement sur les souverains, mais sur les peuples. Nous craignons de les voir une seconde fois effrayés, désabusés, dégoûtés, en grande partie du moins, comme ils l'ont déjà été. Nous voulons aujourd'hui que les peuples ne connaissent de la révolution française que ses vertus et ses bienfaits; nous voulons que les peuples voient régner en France, non la révolution, mais la liberté; non le désordre, mais l'ordre intérieur. Nous voulons, en un mot, que la révolution de Juillet se présente à l'Europe, l'affranchissement, la liberté et la paix à la main, au lieu d'y porter l'insurrection et la guerre; tout comme nous avons voulu, dans l'intérieur de la France, qu'elle offrît la liberté et la paix à tous les partis, qu'elle ne menaçât personne. C'est dans ce système qu'a agi le précédent ministère, qu'agit encore le ministère actuel, et certes, il vaut bien la prédication continuelle de l'insurrection et des révolutions. (Très-bien! très-bien! Mouvement général.)



XXIII

Discussion sur la politique extérieure adoptée et pratiquée par le cabinet du 11 août 1830.

--Chambre des députés.--Séance du 27 janvier 1831.--

A l'occasion du débat sur le projet de loi relatif à l'organisation municipale, la politique extérieure du gouvernement, notamment envers la Belgique et la Pologne, fut de nouveau attaquée par MM. Mauguin, Lamarque, Eusèbe Salverte, de Lafayette, etc.; MM. Dupin, Cunin-Gridaine, Barthe défendirent la politique pacifique. Le débat se prolongea pendant deux séances. J'y pris part en ces termes:

M. Guizot.--Messieurs, en abordant une question si délicate, je demande à la Chambre la permission de faire remarquer qu'elle est délicate pour tout le monde, pour ceux qui attaquent le ministère comme pour le ministère qui se défend. Le gouvernement que nous avons choisi, que nous avons formé, n'est pas tellement ancien, tellement fort, que nous puissions en user avec lui comme si rien n'était plus en question. Nous avons tous, tous ceux qui siégent dans cette Chambre, quelles que soient nos opinions politiques, quelles que soient nos relations avec le ministère, nous avons tous un certain degré de solidarité dans sa cause. Il s'agit pour nous tous de fortifier, de fonder définitivement le gouvernement que nous avons choisi. Lorsque des circonstances difficiles s'élèvent, lorsque nous élevons nous-mêmes des questions délicates, et, je le répète, elles sont délicates pour tout le monde, nous avons tous besoin d'y toucher avec réserve, je dirai presque avec crainte.

En ce qui touche la Belgique, messieurs, et j'aborde ici, le sens, la question fondamentale; en ce qui touche la Belgique, cette espèce de solidarité avec le gouvernement du Roi, dont je viens de parler, n'a rien, je crois, qui doive nous inquiéter, ni nous embarrasser.

Le ministre des affaires étrangères vous a dit tout à l'heure, et j'ai besoin de le répéter: si la Belgique délibère en liberté aujourd'hui sur ses destinées, c'est à la France qu'elle le doit. Le gouvernement du Roi était à peine fondé, l'insurrection de la Belgique éclate, et le premier acte du gouvernement du Roi est de déclarer à toutes les puissances de l'Europe que, lui n'intervenant pas, il ne souffrira pas que personne intervienne, et que le jour où un soldat prussien franchira la frontière de la Belgique, les Français a passeront immédiatement.

Cette déclaration, messieurs, au moment où elle a été faite, a excité dans plus d'un cabinet européen une vive rumeur; elle a fort étonné ceux à qui elle s'adressait. Nous ne pouvons en être surpris; c'était une déclaration de mort à la Sainte-Alliance, c'était l'abolition définitive de cette unité mystérieuse et violente qu'elle voulait faire peser sur l'Europe. Le jour où la France a dit: tant qu'un peuple se renfermera dans ses affaires intérieures, qu'il change ou non la forme de son gouvernement, personne ne peut intervenir: ce jour-là, la France a brisé la Sainte-Alliance, la France a proclamé la liberté des nations. Il n'y a, certes, dans la solidarité de tels actes, rien que nous devions repousser.

Mais, je le demande, si la Belgique aujourd'hui délibère, grâce à nous, en liberté sur ses destinées, avons-nous perdu le droit de délibérer en liberté sur la conduite que nous devons tenir à son égard? Est-ce qu'au moment où nous avons affranchi la Belgique à l'égard de tous les peuples de l'Europe, nous nous sommes liés irrévocablement à trouver bon, à soutenir tout ce qu'elle pourrait faire elle-même pour sa destinée? Certainement non. La liberté que nous avons garantie à la Belgique, nous l'avons conservée pour nous-mêmes tout entière. Je demande la permission de vous arrêter un moment sur cette question. A côté de cette politique généreuse, élevée, qui prend pour guide les droits généraux de l'humanité et des nations, il y a une politique, non pas contraire, mais différente, une politique spéciale, nationale, qui consulte avant tout les intérêts nationaux, qui les voit, les considère dans tous les événements, qui approuve ou n'approuve pas les événements, les combat ou les soutient en raison de l'intérêt national uniquement.

Il y a, messieurs, je n'hésite pas à le dire, il y a un certain degré d'égoïsme national qui est la loi de la politique des peuples, et à laquelle il est impossible d'échapper. Eh bien! nous sommes à l'égard de la Belgique dans cette situation. Après avoir garanti sa liberté en Europe, après l'avoir protégée contre toute intervention violente, nous gardons pour nous mêmes une liberté tout entière; nous n'avons à consulter, dans ce qui la concerne et dans notre conduite à son égard, que la justice d'abord et nos intérêts nationaux, les convenances de notre gouvernement et de notre pays. Nous conservons le droit de nous décider pleinement d'après toutes ces considérations. Ainsi ce n'est plus qu'une question de conduite et de prudence. Il s'agit de savoir de quelle manière le gouvernement de la France, dans l'intérêt de la France, doit se conduire vis-à-vis de la Belgique; nous en avons pleinement le droit. Il s'agit de savoir si, en conservant la Belgique comme Etat européen, il a épuisé tout ce qu'il lui devait. La question est donc purement une question de politique et d'intérêt national. C'est sous ce point de vue désormais que je demande à la considérer.

Dans les documents parvenus de Belgique, trois faits ont attiré l'attention du public et des Chambres. Je ne dirai rien du refus de mettre M. le duc de Nemours à la disposition des Belges, tout le monde est d'accord. Je m'arrêterai peu sur le refus de reconnaître le duc de Leuchtenberg comme roi des Belges; cependant j'ai besoin d'en dire un mot. Je n'attache pas aux complots et aux intrigues politiques plus d'importance qu'elles n'en méritent. Je sais qu'on peut avoir à côté de soi, chez ses voisins, un foyer d'intrigues et de conspirations, et n'en être pas moins un gouvernement solide et fort. Je suis donc loin de croire que les destinées du gouvernement de la France dépendent de la question de savoir si la Belgique aura ou non pour roi le duc de Leuchtenberg. Cependant, il est vrai de dire que, s'il n'y a pas danger, il peut y avoir des inconvénients graves pour un pays à avoir à côté de soi des complots qui s'ourdissent. Je ne dis pas qu'il faille tout risquer pour empêcher un tel fait, mais je dis qu'il faut le prendre en grande considération.

Si le duc de Leuchtenberg était élu roi des Belges, et qu'il s'agît, après plusieurs années d'existence, de savoir si on le reconnaîtra, il est possible qu'il fallût se décider à le reconnaître. Mais il n'est pas encore élu, et il est certain que son élection serait un incident fâcheux pour le gouvernement français. Il est donc tout simple que le cabinet ait employé toute son influence pour repousser ce résultat: il en avait le droit et le devoir; et, quand il a annoncé qu'il ne reconnaîtrait pas, il ne peut pas avoir dit qu'il ne reconnaîtrait jamais; il n'y pas de jamais en politique: on se conduit au jour le jour, selon la prudence et la nécessité. Le gouvernement français a employé son influence et les déclarations de sa politique à repousser un fait qui évidemment n'est pas favorable à la France, qui pourrait lui être nuisible, lui causer des troubles ou au moins des craintes. Il était, je le répète, dans son droit; et, dans mon opinion, il a bien fait d'en user.

J'arrive à la véritable question, à celle qui préoccupe tous les esprits, à la question de la réunion proposée, offerte, dit-on, de la Belgique à la France. Je n'élèverai pas la question de savoir si la réunion est effectivement proposée, et par qui: je le suppose, et j'entre dans le fond de la question. J'en conviens, il y a ici des sympathies nationales; il peut y avoir aussi avantage réciproque. Je respecte les sympathies naturelles des peuples; je crois qu'elles sont un très-bon principe d'union. Je ne méprise pas les frontières naturelles, je crois que c'est une des considérations qui doivent entrer dans la politique. Je ne suis pas non plus étranger, je le déclare, au désir de l'éclat et de l'agrandissement de mon pays. Je ne crois pas que les peuples soient destinés à jouir paisiblement et oisivement de leur bonheur: les peuples sont destinés à vivre laborieusement, à courir des dangers, à s'imposer de lourds fardeaux, dans l'intérêt de leur prospérité matérielle et de leur gloire. Il y a des cas où il faut savoir même sacrifier sa prospérité intérieure, pour son éclat et son agrandissement. Je ne repousse pas d'une manière générale la gloire et l'agrandissement de mon pays; j'examine la question dans la situation présente, et je partage pleinement l'avis du ministère.

On a parlé plusieurs fois, à cette tribune, de la nécessité d'une politique large, élevée, étendue. Il est vrai que jusqu'ici l'on ne s'était guère écarté de ce que je me permettrai d'appeler l'ancienne routine européenne. Les considérations dont j'ai parlé, les frontières naturelles, les alliances, les relations par lesquelles se tiennent les peuples, ont été les guides de la politique extérieure: elle s'est généralement déterminée d'après ces considérations seules; c'est là que la politique a puisé son étendue et son élévation. Je le comprends: il y a plaisir, en effet, pour les esprits élevés, à se déployer et à se jouer dans des combinaisons de ce genre, à changer ainsi, soit par la guerre, soit par les négociations, le sort et la distribution des peuples. C'est là, je le répète, que la politique extérieure a puisé jusqu'à présent son étendue et sa grandeur. Il faut convenir aussi que ces considérations sont souvent arbitraires, que, si elles ont fait faire de grandes choses, elles ont jeté aussi les politiques dans de grandes erreurs. Elles ont produit un germe de tyrannie, d'oppression, de guerres et de conquêtes inutiles, désastreuses même. Cette politique étendue et élevée, en un mot, n'a pas été toujours fondée en raison, ni salutaire aux nations. Notre révolution, qui a fait entrer dans la politique intérieure des peuples tant d'idées et de sentiments qui lui étaient étrangers jusque-là, notre révolution a rendu à la politique extérieure le même service; elle a banni ou bannira, je l'espère, jusqu'à un certain point ces combinaisons arbitraires qui reposent uniquement sur l'idée de tel ou tel homme, d'un grand homme si l'on veut, ces combinaisons plus ou moins factices qui ont été jusqu'à ce moment le caractère de la politique en général. Notre révolution nous impose la loi de tenir compte de bien d'autres faits, de faire entrer beaucoup d'autres éléments en considération. Ce ne sont plus aujourd'hui les frontières naturelles, les sympathies historiques qui doivent décider uniquement, je dirai préférablement, dans toute question; il y a des motifs qui se lient de plus près au sort des nations, qui intéressent plus vivement la conscience des peuples. Ce sont ceux-là, non pas les combinaisons de ce qu'on est accoutumé d'appeler la grande diplomatie, ce sont ces motifs qu'il faut examiner dans cette question.

Eh bien! je me demande avant tout, car c'est là ce qui me paraît devoir décider la question, je me demande si la dignité de la France d'une part, sa sûreté extérieure de l'autre, et enfin son état intérieur, exigent ou conseillent cette réunion qu'on nous propose. La dignité de la France, messieurs, je crois qu'il faut en tenir grand compte; je ne pense pas qu'il soit indifférent de laisser échapper une circonstance dans laquelle la dignité du peuple peut se croire intéressée. Il ne faut pas qu'un sentiment douloureux... je cherche un mot moins dur... qu'un sentiment d'humiliation s'établisse parmi les peuples à l'égard de leur gouvernement. C'est par le sentiment de sa dignité qu'un peuple est vraiment un peuple; c'est par là qu'il vit, qu'il se sent. Eh bien! loin de contrarier ce sentiment, il faut le respecter, le développer en lui, toutes les fois que l'occasion s'en présente. Je dirai même que nous y sommes obligés aujourd'hui plus particulièrement que jamais. Un sentiment de dignité publique, et permettez-moi de le dire, de dignité populaire, a joué un grand rôle dans notre révolution de 1830. C'est parce que le peuple, en partie à tort, en partie à raison, s'est senti offensé, humilié, qu'il s'est si promptement levé, ou résigné, pour la chute du gouvernement d'alors. Les offenses à nos libertés, la violation de nos droits, qui ont justement ému les classes élevées de la société, n'auraient peut-être pas suffi sans ce sentiment d'offense populaire qui a soulevé les masses et qui les a données à la cause de nos libertés publiques.

Nous avons donc, dans ce moment-ci particulièrement, une plus grande obligation à ce sentiment de dignité populaire, à ce besoin de s'élever, de s'honorer soi-même, à ce besoin qui a joué un si grand rôle; mais je trouve que nous nous faisons une bien mince idée de la dignité de la France quand nous la croyons intéressée à résoudre de la sorte, et immédiatement, la question dont il s'agit. J'ai une plus haute opinion de la dignité nationale; je crois que depuis quarante ans, depuis la révolution de Juillet et les événements de décembre dernier, la France a conquis de la dignité, de l'honneur, de la considération en Europe, assez pour attendre un an, deux ans, s'il lui plaît, avant de se décider dans une question de politique extérieure. Elle n'a pas besoin, pour maintenir sa dignité, de se compromettre, de se jeter à l'aventure dans les événements qui viendront s'offrir à elle. La France a le sentiment profond de ce qu'elle peut et de ce qu'elle sait faire; son honneur n'est pas engagé dans le parti qu'on voudrait lui faire prendre immédiatement, et dont on voudrait lui faire une nécessité d'honneur. Nous sommes libres à cet égard comme à beaucoup d'autres; nous pouvons attendre, juger, faire ce qui nous conviendra, refuser si cela nous convient; notre dignité n'est pas compromise par ce refus.

Voici un autre motif de sûreté intérieure, une seconde considération qu'on allègue pour décider la France à accepter ce qui, dit-on, est offert; on dit: vous vous faites illusion, l'Europe entière vous en veut, elle est votre mortelle ennemie; ne vous laissez pas surprendre; attaquez pour ne pas être attaqué.

Je ne me fais aucune illusion quant au point de vue sous lequel notre révolution de 1789 et celle de 1830 peuvent être jugées par les gouvernements européens. Je ne doute pas qu'elles ne soient vues avec chagrin et avec malveillance; mais je dis que ce ne sont pas des raisons déterminantes, des raisons suffisantes pour adopter le système qu'on propose.

Je vous prie de remarquer un fait: c'est que la révolution de 1830, en admettant qu'elle ait été vue de mauvais oeil par toutes les puissances de l'Europe, a cependant été reçue et jugée diversement par elles. Il y a telle puissance qui a manifesté un grand éloignement, un vrai chagrin; il y a telle autre qui s'est tenue dans une réserve convenable; telle autre où le mouvement national a été tel que le gouvernement a été emporté dans ce mouvement, et obligé, sinon de s'y soumettre, au moins de s'y accommoder. Il y a donc, dans les dispositions volontaires ou obligées de l'Europe, à l'égard de notre révolution, de grandes différences. Pourquoi n'en tiendriez-vous pas compte? Pourquoi jetteriez-vous toutes ces puissances dans la même inimitié contre vous? Pourquoi ne travailleriez-vous pas à vous faire des alliances? Pourquoi ne profiteriez-vous de la bonne volonté que vous témoigne telle ou telle puissance, au lieu de les confondre toutes dans un lieu commun déclamatoire, qui a bien quelquefois sa part de vérité, mais qui ne peut être admis comme le mobile déterminant de la conduite d'hommes sensés?

Je vais plus loin: indépendamment de ces diversités qui ont éclaté dans les dispositions des puissances européennes, et du parti que vous pouvez en tirer, je dis que l'expérience de ce qui s'est passé en 1789, des guerres de la Révolution, du régime impérial, de la Restauration, n'a pas été perdue pour l'Europe, pas plus que pour nous. Je ne suis pas porté à croire qu'elle ait changé le fond des coeurs; le fond des coeurs change rarement; mais la nécessité se fait reconnaître par tout le monde, l'expérience finit par éclairer les plus aveugles.

Comparez la conduite des puissances européennes aux différentes époques, depuis 1789 jusqu'à ce jour, et voyez si cette conduite a été la même. Elle a changé selon les temps; elle a subi les variations que l'expérience et la nécessité devaient lui imprimer. L'Europe a traité avec la Convention et Bonaparte. Bonaparte aussi mettait les dynasties en danger; il en a changé plus d'une; il voulait que la sienne fût la plus ancienne de l'Europe. Cependant on a traité avec lui à diverses reprises, on a cessé de le combattre, on s'est précipité dans son alliance.

En 1814, les puissances de l'Europe ont été généralement convaincues qu'il fallait à la France le régime constitutionnel. La Charte lui a été donnée de l'avis de l'Europe. Ces mêmes puissances, qui n'ont pas donné de charte chez elles, qui probablement combattraient longtemps avant d'en accepter une, ont pensé, en 1814, que le gouvernement constitutionnel était nécessaire à la France; que, dans la politique européenne, la France, pour n'être plus une cause de troubles, un sujet d'alarmes, avait besoin de cette charte; et ces mêmes puissances qui, en 1794, s'opposaient à une constitution en France, n'ont pas cru, en 1814, qu'elle pût s'en passer.

Qu'est-ce que cela prouve? Que la conduite des puissances n'est pas toujours la même, qu'une foule de considérations et de nécessités pèsent sur elles comme sur nous. Aujourd'hui, l'Europe a appris à connaître la nécessité du régime constitutionnel en France, et la révolution de 1830 l'a confirmée dans cette conviction. Quels que soient les sentiments des hommes, quelques regrets, quelque malveillance qu'ils portent au fond du coeur, je n'hésite pas à le dire: en fait, ce que l'Europe désire aujourd'hui, c'est que la France vive sous un gouvernement régulier, que nos institutions se développent régulièrement, que la France ne soit pas un nouveau foyer révolutionnaire, qu'elle ne soit pas jetée hors de ses institutions et hors de ses frontières. C'est là le sentiment dominant de l'Europe; sentiment qui n'exclut ni la méfiance, ni la malveillance, ni le chagrin, mais qui n'en est pas moins réel, parce que trente ans de combats, de défaites et de malheurs font pénétrer la raison dans les têtes qui y résistent le plus.

Je ne crois donc pas que la guerre soit une nécessité de la sûreté extérieure de la France. Si la France se renferme régulièrement dans ses institutions et dans ses frontières, si elle vit constitutionnellement comme la république des États-Unis vit en Amérique, la France n'a rien à craindre de l'Europe. Je ne crois pas que l'Europe vienne l'attaquer. Elle lui voudra du mal, elle cherchera peut-être à lui nuire, elle redoutera nos institutions, tout en les supportant. Il dépend de notre sagesse et de notre bon état intérieur, de nous faire supporter de l'Europe entière et même des puissances les plus malveillantes. La question réside donc véritablement dans notre état intérieur. Consultez la dignité nationale et la sûreté extérieure de la France, vous n'y trouverez point la nécessité de la guerre. C'est du dedans de la France, du sein de son gouvernement, et peut-être du sein de cette Chambre, que nous viendra la paix ou la guerre; elle ne nous viendra pas d'ailleurs.

Eh bien! messieurs, notre état intérieur exige-t-il la guerre, conseille-t-il la guerre, s'y prête-t-il même dans ce moment et convenablement? Je ne le pense pas. Il n'est personne, je crois pouvoir dire personne, qui trouve que notre état intérieur soit tel que nous le désirons tous, tel qu'il doit définitivement rester, personne qui trouve que l'état actuel de la France soit aujourd'hui l'état régulier de notre pays et de nos institutions. Évidemment il y manque beaucoup; évidemment il y a dans le pouvoir un affaiblissement, dans les esprits une défiance, une incertitude, une anarchie qui ne constituent pas un bon état intérieur. Pourquoi cette faiblesse progressive du pouvoir? Pourquoi cette anarchie croissante de la société et des esprits? On a parlé souvent, et j'ai moi-même eu occasion de parler à cette tribune de parti républicain, d'idées républicaines, comme étant la cause de cette faiblesse du pouvoir, de ce trouble, de cette anarchie qui font des progrès partout. Je me repens, messieurs; je suis porté à croire que j'ai fait trop d'honneur aux causes de l'anarchie et de la faiblesse du gouvernement.

Après tout, un gouvernement républicain régulier peut fort bien ressembler à tous les autres gouvernements dans lesquels les moyens d'action sont forts, et où les lois peuvent être obéies; il peut n'y avoir pas d'anarchie; l'anarchie n'est pas inhérente à la forme du gouvernement. Il y a donc ici une autre cause, et, quand on veut être dans le vrai, quoique les mots république, idées républicaines soient à la surface, ce n'est pas là le fond des choses, ce ne sont pas de ces mots qu'il faut se servir.

Il y a dans notre société des restes d'idées anarchiques, mais non pas républicaines, des restes de passions anarchiques, d'habitudes anarchiques, restes qui nous viennent des temps d'anarchie révolutionnaire que nous avons traversés, et des tentatives continuelles de complots, de conspirations, de la lutte continuelle et anarchique contre le dernier gouvernement.

Messieurs, je comprends qu'il puisse y avoir, comme il y a eu à certaines époques, de la sincérité, de la générosité, de la vertu dans des conspirateurs. Mais, messieurs, il y a toujours, et nécessairement, dans leurs tentatives, de l'anarchie; car c'est à l'existence même du pouvoir qu'elles s'attaquent; c'est leur condition, je ne leur en fais pas un reproche; je sais qu'il y a eu dans le monde des complots légitimes, des conspirateurs que je respecte, que j'aime. Je ne parle de personne, je ne désigne ici personne; mais je dis que même les meilleurs complots, les conspirateurs les plus honorables, sont nécessairement jetés dans les idées, dans les passions, dans les habitudes anarchiques; je dis qu'il suffit de voir la vie de Sidney, de suivre l'interrogatoire de Sidney, lorsqu'il fut accusé, pour voir que l'anarchie était dans son esprit, qu'elle y était entrée par la porte de la lutte continuelle contre l'autorité, qu'il est impossible à la raison la plus ferme de ne pas trouver bonnes toutes les raisons, de ne pas employer toutes les armes pour servir une cause malheureuse que l'on juge sainte.

De la révolution française et de la lutte continuelle d'une portion du pays contre le gouvernement déchu, il est resté dans nos esprits, dans notre conduite, non pas de la république, mais de l'anarchie, des idées, des passions, des habitudes anarchiques, aussi contraires à la constitution des États-Unis qu'à la nôtre, et qui seraient repoussées à Washington comme à Paris.

Je dis que c'est la véritable cause du mal qui nous travaille. Je dis que c'est contre ce reste d'anarchie que nous avons maintenant à lutter. Et remarquez, messieurs, notre condition singulière; des esprits élevés, des hommes généreux se jettent encore aujourd'hui dans ces débris de l'anarchie révolutionnaire et conspiratrice. Croyez-vous que ce reste d'anarchie soit très-fort? Pas du tout.

Vous me permettrez de dire à ce sujet toute ma pensée. Il est vrai que ces restes de sentiments, d'idées, d'habitudes, d'actes anarchiques, que nous voyons autour de nous, n'ont pas derrière eux les intérêts des masses, qu'ils n'ont plus la force qu'ils ont eue pendant longtemps; il est vrai que si leurs auteurs étaient jetés dans des entreprises difficiles, comme l'a été la Révolution française, s'ils étaient obligés de lutter contre l'Europe entière, ils seraient à l'instant abandonnés; au lieu de cette gloire, de cette puissance que la France a tirées de sa grande lutte, vous ne verriez sortir de celle-ci que désordre et faiblesse. Ce n'est pas une raison pour que la société n'en soit pas fort troublée. Il n'est pas nécessaire d'avoir la puissance et la gloire des armées républicaines pour mettre la société fort mal à l'aise, pour tourmenter et compromettre le gouvernement et la société.

C'est précisément ce qui nous arrive. Nous avons affaire à un parti qui n'a pas de puissance réelle, pas de puissance nationale, et qui conserve cependant assez de mouvement, assez de force pour troubler, pour mettre en question ce qui nous est le plus cher à tous. Quels sont nos moyens de résistance contre ce parti? quels sont nos remèdes? C'est le maintien de l'ordre, c'est la prospérité publique, c'est la liberté de tous, cette liberté qui fait que toutes les opinions se contiennent en se manifestant et en se contrôlant sans cesse l'une l'autre, cette liberté qui lutte seule efficacement contre l'anarchie, et qui peut seule nous en tirer par la prospérité publique. Le pays ne prend aucun intérêt aux idées de désordre; par la liberté, elles sont sans cesse combattues et réprimées. La prospérité nationale, la liberté universelle, voilà les moyens de lutter efficacement contre le mal dont je parle. Mais la guerre, si elle éclate, vous laissera-t-elle ces moyens? La guerre affermira-t-elle l'ordre public? Développera-t-elle la prospérité? Permettra-t-elle de conserver, d'assurer à tous cette liberté égale, dont tous ont besoin, à laquelle tous ont droit, avec laquelle nous nous corrigeons mutuellement? Non, par la guerre, inévitablement et malgré vous, et malgré le gouvernement, l'ordre public, la prospérité nationale, la liberté de tous, le jeu régulier de nos institutions, seront, je ne dirai pas détruits, mais mis en question, menacés, affaiblis du moins. En sorte que les seuls moyens par lesquels vous puissiez lutter contre l'anarchie, la guerre vous les enlève; la guerre vous fait courir le risque d'être livrés à ce parti à la fois inquiétant et faible, à la fois cause de troubles et impuissant à les réprimer, à ce parti qui est le véritable mal et le seul mal que vous ayez sérieusement à craindre aujourd'hui. (Au centre. Très-bien! très-bien!)

Je me borne à constater ce fait; je n'en tire qu'une conséquence, c'est qu'il ne faut faire la guerre que devant une nécessité absolue, qu'il ne faut pas aller au-devant, qu'il ne faut courir aucune aventure, que les aventures seraient aujourd'hui, je ne veux pas dire funestes, car je veux croire que rien ne peut être funeste, mais dangereuses et nuisibles. De quoi s'agit-il donc? d'attendre, de gagner du temps, de ne pas provoquer une décision prompte et immédiate, d'employer tout ce que nous pouvons avoir d'habileté et d'influence à n'être pas obligés de résoudre immédiatement et par la force la question extérieure. C'est sous ce point de vue, et dans ces limites seulement, que je combats les arguments qui ont été présentés.



XXIV

Discussion du projet de loi sur l'organisation municipale.

--Chambre des députés.--Séance du 2 février 1831.--

Quand la discussion commença sur les articles du projet de loi relatif à l'organisation municipale, M. Marchal, député de la Meurthe, proposa, à titre d'amendement, un projet complet et entièrement différent, dont l'article premier déterminait, d'une façon générale, l'état de citoyen français. Cette proposition, longuement débattue, fut enfin repoussée par la question préalable. Je ne pris part au débat que pour mettre en lumière la différente situation où se trouvait la Chambre depuis que la Charte de 1830 lui avait donné le droit d'initiative formelle et directe.

M. Guizot.--Je demande à la Chambre la permission de retenir un moment son attention sur cette question, dont la solution peut avoir de graves conséquences.

Si la discussion qui nous occupe s'était élevée, il y a un an, sous l'empire de l'ancienne Charte, je comprendrais qu'on y insistât; le droit d'amendement était alors un moyen indirect d'exercer l'initiative. On faisait des objections contre ce droit; elles étaient repoussées par le besoin qu'avait la France d'exercer l'initiative et le désir d'étendre cette prérogative.

Aujourd'hui la Chambre est investie du droit d'initiative, et cependant elle a cru devoir l'entourer de certaines conditions, de certaines garanties qui ont pour objet d'assurer la maturité de ses délibérations.

Il faut savoir si vous traiterez l'initiative de la Chambre comme jadis celle du gouvernement, si vous travaillerez à étendre l'initiative de chacun des membres par voie d'amendement. Lorsque le gouvernement seul était investi de l'initiative, la Chambre pouvait avoir raison d'essayer de se saisir de ce droit, même avec les inconvénients que le droit d'amendement présente et qu'on n'a jamais pu éviter complétement; il n'en est plus de même aujourd'hui.

Si donc y a lieu à une proposition sur l'état et les droits de citoyen, qu'elle soit l'objet d'une proposition particulière. Si vous ne procédez pas ainsi, vous rencontrerez, dans l'exercice de l'initiative parlementaire, les mêmes difficultés, les mêmes embarras qui s'élevaient autrefois sur l'initiative du gouvernement.



XXV

Discussion du projet de loi sur l'organisation municipale.

--Chambre des députés.--Séance du 8 février 1831.--

En proposant, sur l'article 1er de ce projet de loi, un amendement qui repoussait l'adoption d'un cens quelconque comme base du droit électoral dans les communes, soit urbaines, soit rurales, le général Lamarque cita, à l'appui de sa proposition, un passage de l'ouvrage que j'avais publié en 1821 sous ce titre: Des moyens de gouvernement et d'opposition dans l'état actuel de la France. Je pris la parole pour rétablir le vrai sens de ma pensée et repousser l'amendement proposé.

M. Guizot.--Je n'ai pas changé d'opinion depuis l'époque où j'écrivais ce que l'honorable préopinant a bien voulu me rappeler aujourd'hui. Aujourd'hui comme alors, je pense que la machine administrative la plus forte, la mieux constituée, ne suffit pas pour gouverner. Aujourd'hui comme alors, je pense que c'est dans les intérêts, dans les croyances, dans les idées des masses qu'il faut aller chercher la force. Aujourd'hui comme alors, je suis convaincu qu'il faut asseoir l'autorité sur la base la plus large qui se puisse trouver, et que cette base ne peut se trouver que dans les masses; cependant je viens combattre l'amendement proposé par le préopinant, et appuyer le système de la commission.

J'ai remarqué que presque tous les orateurs qui se sont succédé aujourd'hui à cette tribune, je pourrais même dire tous, y compris l'honorable préopinant, M. le préfet de la Seine, ont rendu hommage au principe de la capacité comme base des droits politiques. Ils ont tous reconnu que, pour posséder le droit, il fallait avoir l'indépendance et les lumières, c'est-à-dire les conditions de la capacité politique.

Le principe de la capacité politique, introduit dans notre législation comme source des droits politiques, est peut-être la plus belle, la plus utile conquête que nous ayons faite depuis quinze ans. C'est de ce principe qu'on doit dire ce qu'on a dit une fois de Napoléon, qu'il n'avait détrôné que l'anarchie. Le principe de la capacité politique a effectivement détrôné l'anarchie. Je prends donc acte de l'hommage qui a été rendu par tout le monde à ce principe, et c'est de cet hommage que je pars pour combattre l'amendement proposé.

Quelle est la conséquence de la capacité politique? C'est qu'elle varie suivant les lieux, suivant les temps, suivant les affaires. Telle capacité existe dans telle commune pour traiter ses affaires, qui n'est plus la même dans telle autre commune, dans telle autre situation. La capacité est donc sans cesse variable, subordonnée à une foule de circonstances, au nombre des citoyens, à leur situation sociale, à l'étendue et à la difficulté des affaires.

Que fait-on dans les amendements qu'on vous propose, dans celui que la Chambre a rejeté au commencement de cette séance, et dans celui que propose maintenant le général Lamarque? On ne tient aucun compte de ces variations; on pose en fait que le droit est le même dans une petite commune que dans une grande ville. Le premier amendement, que vous avez rejeté au commencement de la séance, attribuait partout le droit électoral à tous les citoyens payant une cote de contribution personnelle quelconque. Il donnait le droit électoral, dans un village comme à Paris, à tout citoyen payant une contribution personnelle quelconque. Il est évident que, dans un village, quiconque possède doit avoir des droits électoraux; mais dans Paris, il ne peut en être ainsi. Une contribution personnelle à Paris ne ressemble en rien à ce qu'elle est dans une petite ville, dans une petite commune. De sorte qu'après avoir rendu hommage à la capacité, on ne tient aucun compte de la mesure de cette capacité; on ne fait pas attention qu'elle varie forcément, qu'elle est subordonnée à la nature des lieux, à l'importance des affaires, et on adopte la même base dans des situations très-différentes. Pourquoi? Parce qu'on n'est pas fidèle au principe de la capacité et qu'on retombe dans le principe du suffrage universel qu'on essaye de réintroduire dans notre législation. C'est pour faire rentrer, presque à son insu, le suffrage universel dans nos lois qu'on abandonne le principe de la capacité qu'on avait d'abord accepté. Je ne crois pas que ce soit le moyen de réformer notre constitution municipale.

On se prévaut de l'idée que, dans les communes, l'intérêt local est le seul dont on s'occupe. Ne pensez pas, messieurs, qu'on puisse séparer ainsi parfaitement les intérêts locaux des intérêts généraux; cette division n'est jamais aussi réelle qu'on se l'imagine. Comment concevoir, par exemple, que dans une grande ville, dans Paris, dans Lyon, les intérêts locaux ne touchent pas de plus près aux intérêts généraux, n'aient pas un caractère plus politique que dans une petite ville? Vous aurez beau écrire dans vos lois la séparation des intérêts locaux et des intérêts généraux; ils seront plus ou moins rapprochés et unis selon la diversité des lieux; il résultera de la nature des choses que, dans les grandes villes, les conseils municipaux auront un caractère politique, que les idées politiques exerceront sur leur composition une grande influence, et que les affaires dont ils s'occuperont, quoique locales en apparence, auront toujours des points de contact avec la politique.

On s'est prévalu de ce qui se passait autrefois en France, et de ce qui se passe aujourd'hui ailleurs. On a dit que jadis les droits électoraux communaux appartenaient à la presque totalité des habitants, qu'il était étonnant qu'aujourd'hui on nous contestât ces droits. Il y a erreur: autrefois en France la variété était prodigieuse dans nos communes; il y en avait bien plus où le droit était concentré dans un petit nombre d'habitants que de celles où le droit était plus étendu. Si vous consultiez les anciennes chartes, vous verriez que le droit était généralement concentré dans des corporations assez étroites. Si vous allez en Angleterre chercher vos comparaisons, vous verrez que, si dans quelques communes le droit appartient à tous les habitants, dans la plupart des villes une corporation assez étroite est seule admise à en jouir. De sorte que, hors de France ou dans notre ancienne histoire, le droit appartenait à un moins grand nombre d'électeurs qu'il n'arriverait dans le système de votre commission.

Si vous prenez l'Allemagne où le droit communal est assez large, vous trouverez qu'il y est plus restreint qu'il ne le sera en France, d'après le projet de votre commission. Ou je m'abuse fort, ou nous nous faisons un peu illusion à nous-mêmes sur les mots; nous invoquons les souvenirs de l'antiquité; nous parlons d'ilotes, de grandes aristocraties, de tyrannies: j'avoue que je ne comprends pas comment, avec une loi d'élection qui vous donne deux millions d'électeurs complétement indépendants, lesquels nommeront des conseils dans lesquels seuls le pouvoir central sera obligé de choisir ses agents, il serait possible de voir là des ilotes, une aristocratie, une tyrannie. Je comprends qu'on puisse invoquer ces souvenirs; mais en fait, dans la pratique, je vois l'autorité locale remise presque partout entre les mains des citoyens capables de l'exercer.

Je le répète; les lumières et l'indépendance, et j'ajoute l'esprit d'ordre, de conservation de la société, la défense de l'ordre contre les attaques auxquelles il pourrait être en butte, ce sont là les conditions, de la capacité politique dans les petites comme dans les grandes villes. Quand il s'agit de l'élection communale, comme quand il s'agit de l'élection d'un député, les limites peuvent être plus ou moins larges, mais le principe est le même; c'est toujours la capacité qui est la source du droit, et les conditions de la capacité sont presque partout les mêmes, les lumières, l'indépendance, l'esprit d'ordre et de conservation. Il me semble que ce n'est pas après avoir, pendant quinze ans, recueilli les fruits de l'introduction du principe de la capacité dans nos lois, qu'on peut y renoncer. C'est à ce principe que nous avons dû la conquête de l'élection directe, que nous avons dû la réalité de l'élection et l'énergie avec laquelle les électeurs ont lutté, et contre les influences supérieures, et contre les vices de la législation. C'est sans aucun doute à l'introduction du principe de la capacité politique, à sa substitution au principe faux et menteur du suffrage universel, que nous avons dû l'énergie qu'a déployée l'élection parmi nous. Ce n'est pas le moment d'abandonner ce principe, quand il nous a fourni les moyens de nous défendre et de nous sauver, ni de rentrer dans le principe du suffrage universel, qui ne nous a valu que mensonge et tyrannie au nom du peuple. (Très-bien! Très-bien!)



XXVI

Discussion sur la conduite et la situation du ministère du 3 novembre 1830, à l'occasion des troubles survenus dans Paris, les 14 et 15 février 1831.

--Chambre des députés.--Séance du 19 février 1831.--

Dans la séance du 17 février 1831, M. Benjamin Delessert, député de Maine-et-Loire, demanda au ministère des explications sur les désordres graves qui avaient éclaté dans Paris, les 14 et 15 février, à l'occasion du service funèbre célébré le 13 dans l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois, pour l'anniversaire de l'assassinat de M. le duc de Berri. Le président du conseil, M. Laffitte, répondit à cette interpellation, et un long débat s'engagea à la suite de son discours. MM. Baude, Salvandy, Persil, Odilon Barrot, Dupin, Mauguin, etc., s'y engagèrent successivement. Je pris la parole les 19, 20 février et le 9 mars, d'abord après M. Eusèbe Salverte, puis en réponse à M. Laffitte qui m'avait répondu; et mes discours furent considérés comme l'une des causes déterminantes de la chute du cabinet présidé par M. Laffitte, qui tomba en effet quelques jours après et fit place au cabinet de M. Casimir Périer.

M. Guizot.--Messieurs, j'ai peu de goût pour les précautions oratoires; cependant, au milieu de ce déluge d'attaques, de calomnies et d'erreurs volontaires ou involontaires, dont nous sommes inondés, j'ai besoin de rappeler deux choses, et j'en demande la permission à la Chambre.

J'ai pris part à la révolution de Juillet; il n'y a pas eu une des réunions de députés, grandes ou petites, nombreuses ou peu nombreuses, à laquelle je n'aie assisté. J'ai eu l'honneur de rédiger la première protestation des députés, la proclamation par laquelle la Chambre a appelé Mgr le duc d'Orléans à la lieutenance générale du royaume. La commission municipale qui siégeait à l'Hôtel de ville m'a fait l'honneur, le 30 juillet, si ma mémoire ne me trompe, de me confier le ministère de l'instruction publique, sous le titre de commissaire provisoire. J'ai accepté. Je suis donc aussi engagé, aussi compromis que personne dans la révolution de Juillet; sa cause est la mienne, et personne, quand j'en parle, personne n'a le droit d'avoir le moindre doute sur ma fidélité à sa cause.

Le second fait, que j'ai encore besoin de rappeler, c'est que, depuis trois mois, je n'ai jamais cherché, j'ai soigneusement évité toute occasion de me trouver en opposition avec le ministère, de lui susciter le moindre embarras. Autant qu'il a été en moi, je lui ai prêté mon appui; j'ai donc également le droit de n'être pas suspect aux ministres; j'ai le droit de dire qu'aucune ambition personnelle, aucun sentiment personnel ne m'a jamais animé dans ma conduite politique. A ce titre encore, j'ai droit à la confiance.

Je regrette que, dans la discussion qui s'est élevée, le ministère se trouve impliqué; je regrette qu'il me soit impossible d'y prendre part sans faire acte d'opposition. Je le regrette si bien que j'ai hésité à parler. Cependant comment se taire quand la révolution de Juillet tout entière, le gouvernement qu'elle a fondé et la société qu'elle a voulu sauver sont attaqués à la fois, et que l'un et l'autre ne sont point défendus? Les ministres vous ont exposé hier les mesures qu'ils avaient prises dans cette circonstance; vous avez entendu les plus honorables et les plus éloquentes protestations partir de tous côtés de cette Chambre en faveur de l'ordre public et de la liberté de tous contre les excès qui ont désolé ces derniers jours.

Je ne veux pas entrer dans l'examen des mesures du ministère; je ne veux, à plus forte raison, contester aucune des protestations, des déclarations que vous avez entendues; je prends les mesures pour bonnes, les déclarations pour parfaitement sincères; mais je n'en dis pas moins qu'il n'y a dans tout ceci, à mon avis, ni dans les actes du ministère, ni dans les protestations et les déclarations que vous avez entendues, rien qui révèle, qui promette un gouvernement capable de défendre la société et de se défendre lui-même dans la crise où nous sommes jetés. (Bien! bien!)

Pour qu'il existe un gouvernement capable de suffire à cette double tâche, il faut d'autres et de plus difficiles conditions; il faut autre chose que des lettres, des instructions par les télégraphes, et des protestations d'amour pour l'ordre public. La première condition d'un pouvoir, d'un gouvernement capable de défendre la société et lui-même, messieurs, c'est qu'il gouverne seul, que personne ne s'en mêle que lui, qu'aucune intervention extérieure, aucune force extralégale ne vienne prendre part au pouvoir, que les pouvoirs constitutionnels soient pleinement libres, en pleine sécurité dans leur action; je le répète, que le gouvernement gouverne seul.

Il y a une autre condition: c'est l'harmonie des pouvoirs constitutionnels, leur action commune, leur concert chacun à sa place; ce n'est pas trop de cette harmonie de tous les pouvoirs et de toutes leurs forces réunies pour suffire à des circonstances comme celles où nous nous trouvons. Si l'harmonie n'existe pas, si le faisceau n'est pas ferme, si chaque pouvoir agit pour son compte et dans une direction différente, il n'y a pas de gouvernement possible.

Encore une condition, et peut-être la plus indispensable, c'est que le pouvoir, le gouvernement soit à sa place, dans la situation qui lui appartient, c'est-à-dire à la tête de la société, et non à la queue, comme on l'a dit; que cela soit en effet, que le pouvoir en ait le sentiment, qu'il le professe, qu'il le proclame lui-même, et soit reconnu de tous comme tel.

Depuis longtemps, messieurs, on proclame des idées qui tendent à faire descendre le pouvoir de sa haute position sociale, à le subordonner, à le placer au-dessous, je ne dirai pas de la société elle-même, mais de presque toutes les forces qui prétendent l'envahir et parler au nom de la société, au nom du peuple, comme on le dit. Il y a je ne sais combien de peuples qui viennent se dire supérieurs au pouvoir; tant que cela est, il n'y a pas de gouvernement possible.

Ce sont là, je le répète, les conditions fondamentales d'un gouvernement capable de défendre la société, de se défendre lui-même contre tous les périls. L'aveuglement des hommes a quelquefois méconnu la nécessité de ces conditions; mais l'expérience, qui est le suffrage des siècles, l'expérience a toujours rétabli ces conditions dans leur droit, et a toujours proclamé que là où elles manquaient, il n'y avait pas de gouvernement.

Ces conditions, toujours nécessaires, le sont encore plus aujourd'hui, et pour la tâche particulière que notre époque est chargée d'accomplir. Chaque époque a la sienne; la Révolution était chargée de détruire l'ancien régime; elle l'a fait avec des principes et des forces qui lui ont pleinement suffi; mais quand elle a voulu appliquer ces principes et ces forces à autre chose, quand elle a voulu construire son propre gouvernement avec les principes et les forces qui avaient détruit l'ancien régime, elle ne nous a donné que la tyrannie dans l'anarchie. Nous l'avons eue sous deux formes, forte sous la Convention, faible sous le Directoire.

La Révolution avait détruit l'ancien régime, elle n'était pas capable d'autre chose. L'Empire est venu qui a rétabli l'ordre, l'ordre extérieur, matériel, qui a constitué la société civile telle que la Révolution l'avait faite. Il l'a fait reconnaître de l'Europe entière; telle était sa mission; il a réussi. Il a été incapable de constituer une société politique durable; il n'avait pas pour cela les conditions nécessaires. L'Empire est tombé à son tour. La Restauration lui a succédé.

Qu'a promis la Restauration? Elle a promis de résoudre le problème, de concilier l'ordre et la liberté. C'est sous cette bannière que la Charte a été donnée. La Restauration portait en elle-même un principe. Elle avait accepté dans la Charte des principes de liberté; elle avait promis de les constituer; mais elle faisait cette promesse sous le drapeau de l'ancien régime, sur lequel avait été écrit pendant tant de siècles: Droit divin. Elle n'a pu résoudre le problème. Elle est morte à la peine, accablée par le fardeau.

C'est à nous, à la révolution de Juillet que cette tâche a été imposée; c'est notre devoir et notre situation d'établir définitivement, non pas l'ordre seul, non pas la liberté seule, mais l'ordre et la liberté en même temps. Il n'y a aucun moyen d'échapper à cette double mission. Oui, messieurs, notre mission est double. Nous sommes chargés de fonder à la fois le principe et les institutions de l'ordre, le principe et les institutions de la liberté: c'est là la promesse de la révolution de Juillet, le véritable programme de l'Hôtel de ville. Il se peut que des espérances, des pensées d'une autre nature soient entrées dans quelques têtes; il se peut que les mots: un trône populaire entouré d'institutions républicaines, aient séduit des esprits généreux; mais la pensée générale, l'espérance de la France, a été l'ordre et la liberté se réunissant sous la monarchie constitutionnelle. C'est là la vraie promesse de la révolution de Juillet, c'est là le véritable programme de l'Hôtel de ville; et quand nous les réclamons, nous réclamons la promesse de Juillet: c'est nous qui sommes fidèles au caractère et au but de notre révolution.

Elle a beaucoup de moyens pour accomplir cette tâche, cette double mission; mais dans sa propre nature, dans la nature des événements qui l'ont faite, elle rencontre de grands obstacles. C'est la plus nécessaire, la plus légitime, à coup sûr, des révolutions qui se soient accomplies dans le monde; mais enfin, c'est une révolution, c'est-à-dire un grand bouleversement du gouvernement et de la société par l'intervention de la force matérielle. Eh bien! ce sont ces faits primitifs de notre révolution qui font d'une part sa gloire, de l'autre son péril. La plus grande difficulté, peut-être, qu'elle ait à surmonter, la source de presque toutes les difficultés qui pèsent aujourd'hui sur elle, c'est qu'elle a été l'oeuvre de la force matérielle; non pas l'oeuvre d'un pouvoir constitué, d'une force légale, mais une oeuvre populaire, glorieuse à ce titre, et en même temps contraire à l'état régulier de la société. Toute révolution opérée de cette manière est de sa nature un fait antisocial dont on a beaucoup de peine à sortir.

Sans doute, messieurs, l'oeuvre est difficile, très-difficile, j'en conviens, et certes, je suis loin de demander compte au ministère des embarras qu'il y trouve. Cependant, il est impossible que nous ne lui demandions pas, que nous ne nous demandions pas à nous-mêmes si nous sommes dans la bonne voie, si nous marchons hors de l'abîme, si nous nous guérissons peu à peu du mal contre lequel nous luttons, si nous avançons vers la conciliation de l'ordre et de la liberté, qui est le problème de notre temps.

Messieurs, je vous le demande, regardez à l'état actuel de l'ordre, et à l'état actuel de la liberté.

Quant à l'ordre, messieurs, je ne parle pas de celui des rues, il est évident pour tout le monde qu'il n'est pas en progrès... (On rit.) Nous pouvions espérer, après les désordres de décembre, qu'on en avait fini. La victoire avait été complète, difficile, remportée dans l'occasion la plus favorable au désordre. La garde nationale, notre force à tous aujourd'hui, s'était glorieusement compromise. Six semaines après, les désordres recommencent; je parlerai tout à l'heure du prétexte. La garde nationale, cette fois, les réprima, mais avec moins de décision, avec un peu plus d'inquiétude qu'elle ne l'avait fait en décembre. (Mouvement!) Pourquoi? Est-ce que les sentiments de la garde nationale seraient changés? Est-ce qu'elle n'aurait pas le même goût pour l'ordre, et le désir de le concilier avec la liberté?

Les sentiments de la garde nationale ne sont pas changés; sa situation dans la société, ses intérêts, ses habitudes, ne le permettent pas. La garde nationale.... mais, messieurs, elle est comme nous, elle est embarrassée; elle ne sait pas bien à qui s'adresser, elle cherche, elle demande une direction, des ordres; elle demande à être commandée, je ne dis pas militairement, elle est commandée par un des hommes qui honorent la France et l'armée, mais politiquement commandée. (Bravo! bravo!) Elle demande ce que demandent la France et les Chambres, à être gouvernée; elle sent qu'elle ne l'est pas.

Comment la garde nationale, je le demande, se croirait-elle gouvernée? elle assiste au même spectacle que nous; ce que nous voyons, elle le voit; ce que nous entendons, elle l'entend; elle voit comme nous qu'il n'y a pas d'harmonie entre les pouvoirs, que cet ordre qui n'existe pas dans les rues, dans la société, n'existe pas non plus dans le sein du gouvernement. Elle voit, par exemple, que dans la Chambre des députés, où il existe une majorité comme dans toute assemblée, cette majorité ne marche pas fermement, constamment d'accord avec le ministère; elle s'étonne de nous voir ainsi en dehors du gouvernement parlementaire. Voilà quinze ans que nous demandons un gouvernement parlementaire; il est le but de tous nos efforts, de tous nos discours. Eh bien! nous ne paraissons pas dans ce moment avancer beaucoup vers ce but.

Je ne voudrais pas répéter des mots dont je ne suis pas sûr, que je n'ai pas entendus; mais on a dit: il n'y a de majorité que dans les boules, il ne faut tenir compte que des boules, et hors de là, il n'y a rien. Je répète que je n'ai pas entendu cela; mais je fus désolé dans cette Chambre, en mars 1830, lorsque, passant à côté du banc où M. de Polignac était assis, je l'entendis dire à des députés qui se trouvaient auprès de lui: «Nous verrons aux boules si la Chambre rejettera le budget; après tout, c'est de boules uniquement qu'il s'agit!» Il s'agit, dans un gouvernement parlementaire, de tout autre chose que de boules; c'est là sans doute que tout vient aboutir; mais il faut aussi le concert, l'intelligence des pouvoirs, leur accord, leurs efforts communs vers le même but; il faut l'harmonie de leurs sentiments, de leurs paroles; il faut cette unanimité, cette forte cohésion qui les lie, et l'énergie qui en résulte pour les uns et les autres. Voilà le gouvernement parlementaire. Ce n'est pas à l'urne seulement qu'il aboutit; il précède l'urne; il consiste dans tous les rapports des assemblées politiques avec le ministère. Il est à ce prix, et c'est à ce prix seulement qu'il portera ses fruits politiques (Bravo! bravo!)

Est-ce que la majorité de cette Chambre serait, par hasard, si exigeante, si intraitable que de demander au gouvernement des efforts extraordinaires? La majorité de cette Chambre s'est offerte constamment, elle s'est offerte, elle a demandé qu'on marchât avec elle, elle a promis des secours d'hommes, d'argent, tout ce dont on aura besoin; elle demande sa dissolution, si on ne veut pas marcher avec elle. (Bien, très-bien! aux centres. Applaudissements prolongés.)

On n'a point de motifs de dire que la majorité de cette Chambre est exigeante, difficile; jamais il ne s'en est rencontré de plus facile, de plus douce, de plus portée à soutenir le pouvoir, et à lui faire les meilleures conditions qu'il ait jamais obtenues en pareille occasion.

Je ne rappellerai pas ce que vous avez vu hier. Vous avez vu que dans l'intérieur du gouvernement, au sein du pouvoir exécutif, il n'y avait pas plus d'ordre qu'entre les pouvoirs constitutionnels. A Dieu ne plaise que je réclame cet infâme principe de la servilité des fonctionnaires réclamé en d'autres temps! Sans doute on ne perd pas son indépendance, sa dignité en s'alliant au ministère. Le ministère, à son tour, a son indépendance et sa dignité à conserver. Il y a deux personnes dans cette alliance; il faut de la liberté, de la dignité pour toutes les deux: le ministère doit savoir se la conserver.

Voilà pour l'ordre, messieurs; voilà l'état où il est dans ce moment. Je viens à la liberté. Elle est grande depuis la révolution de Juillet, elle est réelle pour tout le monde, c'est notre honneur à tous; mais il faut en liberté quelque chose de plus que la réalité actuelle, quelque chose de plus que le présent: il lui faut de la sécurité, il lui faut des garanties pour l'avenir. Ces garanties existent-elles aujourd'hui pour toutes les classes de citoyens? Toutes ces opinions si vives, qui se manifestent avec tant d'énergie, sont-elles sûres? Espèrent-elles rester longtemps dans le même état? Là est la question.

Je passe à la liberté individuelle; elle est grande comme les autres. Sans doute le gouvernement n'a aucune intention de porter et n'a jamais porté la moindre atteinte à la liberté individuelle. Mais elle est difficile à concilier avec de fréquentes émeutes, elle a beaucoup à en souffrir. Vous entendiez hier M. le préfet de police raconter comment il avait été obligé de lutter de son corps, a-t-il dit, et sans doute il l'a fait avec le courage qui le distingue; obligé de lutter pour sauver la liberté d'un homme qui se débattait dans la foule, qui se rendait je ne sais où, qui se trouvait là par hasard. A coup sûr, cet homme ne doit pas croire que la liberté individuelle soit bien sûre à Paris. (On rit.) J'ai entendu dire, je ne garantis pas ce fait, qu'un honorable député de Belgique, un prêtre, a été insulté dans les rues de Paris, parce qu'il paraissait avec les habits de son état et qu'il a eu besoin des secours de la garde nationale pour se mettre en sûreté. Celui-là aura aussi quelques doutes sur la liberté individuelle. Je pourrais aller plus loin, parler de l'impossibilité que, dans des désordres pareils, toutes les arrestations soient bien réfléchies, bien motivées. Il est évident qu'il y en a de légères; il y en a qui portent atteinte à la liberté individuelle. En un mot, avec le désordre dans les rues, avec la perspective des émeutes, il n'y a aucune liberté individuelle sûre et dont les citoyens puissent se vanter.

Je ne dirai qu'un mot de la liberté des opinions. Un de nos honorables collègues sait à quel prix il faut l'acheter. (On rit.) Ce n'est pas là précisément l'état normal de la liberté des opinions.

Je passe à la liberté des cultes. M. le préfet de la Seine en a parlé à cette tribune dans les meilleurs termes, avec les plus honorables sentiments: il s'est empressé de dire qu'il avait fait tous ses efforts pour rétablir la liberté des cultes dans Paris. Il a eu raison, Mais à la liberté des cultes, comme aux autres libertés, il faut de l'avenir; il lui faut du respect; elle ne vit que du respect public. (Bien, très-bien!) Elle a besoin d'être respectée; il ne lui suffit pas d'être écrite dans la loi. Pour entrer dans les églises, pour y professer son culte, il faut être sûr que le peuple et l'autorité vous protégeront.

Pendant quinze ans, sous la Restauration, les protestants ont joui d'une entière liberté de culte; ils ont reçu du gouvernement des Bourbons plus de secours, plus de temples et de pasteurs qu'ils n'en avaient reçu des gouvernements précédents. Eh bien, ils ne croyaient pas avoir la liberté des cultes, et ils ne l'avaient pas réellement, parce qu'ils étaient un objet de défiance, d'aversion, et qu'ils se défiaient à leur tour. Ils ne comptaient pas sur cette liberté des cultes dont ils jouissaient. C'est ainsi qu'une grande partie des catholiques français se croient dans la même situation aujourd'hui; quoique jouissant de la liberté qui leur sera conservée, grâce à vos mesures, ils s'attendent à des actes d'hostilité de la part du gouvernement. C'est un fait, un fait que vous avez à guérir; vous le guérirez sans doute; mais vous avez à le guérir. Vous êtes obligés de témoigner plus de respect à la liberté des cultes que tout autre gouvernement.

Je sais, messieurs, que de la plupart de ces maux, de ces désastres, on s'en prend aux carlistes. Je ne fais aucun doute sur les intentions de ce qu'on appelle parti carliste; il y en a un, il ne peut pas ne pas en exister un. Sans aucun doute, il est hostile et cherche toutes les occasions de réussir dans son hostilité. Cependant je voudrais demander à un de nos honorables collègues ce qu'il entend par ces illusions dont il a parlé hier, et dont il a déploré la perte. Il a dit que c'était une belle illusion de croire qu'on pouvait par la liberté ramener ses ennemis, les guérir de leurs préventions, dissiper les haines et échapper ainsi à la nécessité des mesures extraordinaires.

Messieurs, si on s'est flatté, par la liberté égale de tous, par la modération, de se concilier en six mois tous ses ennemis, de dissiper toutes les préventions, de vaincre en un mot les partis, j'en demande pardon à la Chambre, c'est une illusion d'enfant. Cela n'est jamais arrivé dans ce monde; les partis résistent bien plus longtemps à la modération, à la douceur, aux bons gouvernements, comme ils résistent plus longtemps à la tyrannie; sans doute il faut s'attendre à la longue hostilité, à la malveillance séculaire peut-être du parti vaincu; et ce n'est pas une illusion à perdre pour celui qui croit que la liberté, la modération, le régime égal pour tous sont plus propres à le ramener, et feront durer le mal beaucoup moins que tout autre système de gouvernement. (Oui, oui, c'est vrai.) Il n'y a là aucune illusion. La justice est le droit de tous, des vaincus et des vainqueurs. Pour le gouvernement, le système de la liberté individuelle et de la modération est le meilleur moyen de vaincre l'animosité des partis, quelque longue que cette tâche puisse être.

Messieurs, qu'on prenne à l'égard du parti carliste, comme des autres, toutes les mesures qu'on jugera nécessaires dans les limites de la liberté et de la justice. Je sais que ce parti est à la fois impuissant et malfaisant; je sais qu'il lui arrive ce qui arrive aussi ailleurs, que le venin demeure là où la vie n'est déjà plus. (Bien, très-bien!) Qu'on prenne donc contre lui toutes les mesures nécessaires et légitimes. Mais permettez-moi de dire aussi à notre révolution, à cette révolution qui est à nous aussi bien qu'à qui que ce soit, permettez-moi de lui dire ce que nous regardons comme la vérité sur son compte; permettez-moi de chercher à la défendre de ses propres erreurs, de ses propres vices, pour appeler les choses par leur nom.

Un honorable membre de cette Chambre m'a reproché, il y a quelque temps, de mal parler de la Révolution française en général, de lui reprocher ses torts, à toutes les occasions, de la traduire pour ainsi dire à la barre de l'Europe; c'est l'expression dont on s'est servi. Messieurs, pendant quinze ans qu'a duré la Restauration, j'ai fait un autre métier; j'ai défendu la Révolution française, non-seulement dans ses intérêts, mais dans ses idées, dans son honneur, dans sa dignité. En 1826, au moment où elle semblait le plus être vaincue, je l'ai appelée glorieuse en face de ses ennemis. Pourquoi, messieurs? Parce qu'elle était alors attaquée, diffamée, en péril.

J'ai coutume, je l'avoue, de dire la vérité au plus fort, et de me porter là où paraît être le danger (Bravo! bravo! aux centres.)

J'agis aujourd'hui comme alors; je dis aux vainqueurs ce que je crois la vérité; je vais où le danger me paraît être.

En faisant cela, je crois agir non-seulement en honnête homme, en bon citoyen, mais faire un acte de prudence politique. Les gouvernements ne sont pas faits, ne sont pas institués pour plaire; les gouvernements libres moins que d'autres. On a vu des gouvernements despotiques et populaires. Quand ils sont forts, ils rallient la majorité des intérêts nationaux; ils savent se placer dans le mouvement national, ils étouffent le reste, et alors on les dit populaires.

Dans les pays libres, le meilleur gouvernement n'est presque jamais populaire. Il a toujours contre lui le parti des espérances et celui des mécomptes. Le parti des illusions déçues est précisément la portion de la société la plus remuante; c'est assez pour rendre le pouvoir impopulaire, même au moment où il est le plus national et le meilleur, où il rend le plus de services au pays.

La Chambre des députés, en juillet, a pris une autre position qu'auparavant; elle est devenue non le gouvernement, mais le siége du gouvernement. On s'en prendra à elle de toutes choses, parce que c'est elle qui donne l'impulsion. Que la Chambre des députés ne s'y trompe pas; par cela seul qu'elle détermine la direction du gouvernement et qu'elle en répond, elle est destinée désormais à n'être pas populaire. Tant qu'elle n'en aura pas pris son parti, tant qu'elle se trompera sur sa situation, qu'elle jugera de sa situation présente par sa situation passée, elle sera dans une position fausse, elle ne remplira pas sa véritable tâche.

Depuis 1688, il n'y a pas eu en Angleterre de Chambre des communes populaire; il n'y en a pas eu une seule qui n'ait eu contre elle, sinon immédiatement, du moins presque aussitôt après son avénement, les écrits, les mouvements de cette portion de la société qui fait et qui défait la popularité. Pourquoi? Parce que, à partir de cette époque, c'est la Chambre des communes qui a gouverné l'Angleterre; de même qu'elle avait le pouvoir, elle avait la responsabilité. Aussi elle a fait des fautes. Quiconque aura le pouvoir en sera responsable, ne sera pas populaire et ne doit pas y prétendre; on ne gouverne les peuples libres qu'à ce prix. Je crois fermement que nous sommes dans une mauvaise direction, que l'ordre et la liberté chez nous sont en perte et non pas en gain. Je crois fermement que nous ne sommes pas dans la voie du gouvernement libre, du gouvernement national. J'en étais convaincu il y a trois mois, lorsque mes amis et moi sommes sortis du ministère. D'autres, honorables comme nous, sincères comme nous, dévoués comme nous au prince et au pays, en ont jugé autrement; ils ont cru la tâche possible aux conditions auxquelles nous l'avions jugée impossible. Je ne leur demanderai pas ce qu'ils en pensent aujourd'hui. (Mouvement.) Je dis seulement que, si on persiste dans cette voie, si c'est la popularité qu'on cherche par le gouvernement, on n'aura pas de gouvernement, pas plus, toujours moins qu'on n'en a aujourd'hui. L'ordre y perdra sa force, la liberté son avenir, les hommes qu'on y appellera leur popularité; et nous ne serons pas plus avancés après. Pour mon compte, je ne crois pas qu'il soit possible de rester dans cette position.


--Séance du 20 février 1831.--

M. Guizot.--La Chambre m'a paru regretter que la question qui l'occupe devînt si exclusivement personnelle (murmures); je le regrette comme elle. J'avais essayé de l'éviter et de donner à la discussion, tout en trouvant que le ministère y était impliqué, un tour aussi général, aussi désintéressé qu'il était en mon pouvoir. Cependant je comprends que la question se pose de nouveau et nettement, entre le ministère dont j'ai eu l'honneur de faire partie et le ministère actuel. Je comprends très-bien que M. le président du conseil ait été amené à la poser de la sorte, et je l'accepte à mon tour, tout en priant la Chambre de remarquer que ce n'est pas moi qui l'ai posée ainsi.

M. le président du conseil me reproche surtout deux choses: d'avoir exagéré le tableau de notre situation et d'avoir imputé tout le mal au pouvoir. Sur le premier point, je désire qu'il ait raison; c'est sincèrement et du fond du coeur que je désire me tromper sur la gravité de notre mal. Je suis loin de penser qu'il soit sans remède; non-seulement je ne le crois pas sans remède, mais je crois la remède sous notre main.

Mais je ne pense pas non plus que, parce que le remède existe, il faille dissimuler la gravité du mal. Remarquez la situation dans laquelle nous nous trouvons habituellement sous le régime représentatif: d'un côté, une opposition vive, ardente, passionnée, toujours prête à exagérer tout ce qui se passe dans la société, à reprocher au pouvoir toutes les fautes, tous les malheurs; et de l'autre côté, un pouvoir qui, sans cesse obligé de se défendre, est dans la nécessité d'atténuer le mal à son tour, de le nier même quand il le reconnaît, quand il en a le sentiment. Il s'établit sur la situation du pays une polémique dans laquelle il y a exagération des deux côtés.

C'est un grand danger pour les gouvernements de ne pas avoir un sentiment vrai et juste de leur situation, de ne pas connaître tout le mal de la société. Ces reproches très-fondés qu'ils peuvent adresser à l'opposition, cette exagération qu'ils trouvent dans les accusations dont ils sont l'objet, voilent à leurs yeux le mal réel de la société, et parce qu'ils ont souvent raison contre l'opposition qui les accuse, ils ne voient pas qu'elle a souvent raison contre eux, et qu'elle ne leur dit pas même tout le mal qui existe et tout ce qu'on aurait pu faire pour le prévenir.

Je ne crois pas avoir exagéré le mal; je le répète, je ne le crois pas sans remède, et je suis convaincu que, si les ministres actuels étaient hors du conseil, s'ils n'avaient pas cette responsabilité qui aveugle les hommes comme elle les éclaire, ils jugeraient de la situation comme moi, comme nous tous, qu'ils la verraient aussi grave que je la vois, qu'ils y trouveraient tout le mal que j'y trouve. Je crois que c'est uniquement dans cette nécessité continuelle de se défendre contre des accusations souvent injustes, qu'est la source de leur erreur, de..... passez-moi le mot, de leur aveuglement sur notre situation.

Quant à avoir imputé tout le mal au pouvoir, je ne crois pas avoir encouru ce reproche. J'ai dit le premier que, dans la nature même de notre situation, dans l'origine de notre révolution, dans cette intervention si glorieuse de la force populaire dans le gouvernement, était la véritable, la principale cause du mal qui nous travaille. Ce n'est pas aux hommes que je l'impute: ils y ont leur part, mais ce n'est pas la plus grande. Je reconnais toutes les difficultés qui les assiégent et combien ils ont de peine à en sortir; et, je le répète, si nous étions dans une voie de progrès, quelque lent qu'il pût être, quelque éloigné que me parût le but, je n'aurais pas élevé la voix; c'est uniquement parce que nous sommes, à mon avis, dans une voie de détérioration, parce que nous marchons vers le mal au lieu de marcher vers le bien, que j'ai élevé la voix, et que j'ai imputé aux hommes une partie du mal de la situation.

On dit que je n'ai pas indiqué les remèdes; j'en conviens, les remèdes sont très-difficiles à indiquer, parce qu'ils consistent infiniment plus dans l'action que dans les paroles; les remèdes, il faut les pratiquer: on les pratique plus aisément qu'on ne les dit.

Cependant je crois avoir signalé les principales causes, et en même temps les principaux moyens de porter remède au mal. J'ai dit surtout que l'harmonie n'existait pas entre les pouvoirs constitutionnels, qu'ils ne savaient pas, passez-moi le mot, se servir, se soutenir les uns les autres, que cette union de toutes les forces constitutionnelles entre les grands pouvoirs et de toutes les forces exécutives dans le sein du gouvernement, que cette union n'existait pas, que le rétablissement de cette union était le grand remède, le remède dont nous avions besoin. Il faut bien que ce remède ait paru le vrai au ministère actuel puisqu'il vient de le proposer, puisqu'il vient de l'accepter tel que vous l'aviez proposé. Ce que le ministère vient d'annoncer, c'est le remède que j'ai indiqué, que cette Chambre invoque depuis longtemps. (Voix nombreuses au centre: Oui, oui!.....A gauche. Vous n'en vouliez pas, il y a quelques jours.)

Permettez-moi d'exposer au vrai, et en entrant encore plus avant que je n'ai fait hier dans notre situation, les relations de la Chambre avec le ministère.

La Chambre, depuis six mois, a essayé par tous les moyens de marcher avec le ministère, de lui prêter force, la Chambre ou du moins la majorité de cette Chambre. (Aux centres: Oui! oui!)

Elle n'a pas demandé depuis six mois sa dissolution, parce qu'elle a espéré pouvoir porter au gouvernement l'appui dont il avait besoin... (Aux centres: Oui! oui!); parce qu'elle a espéré pouvoir arriver au rétablissement de cette harmonie entre les pouvoirs constitutionnels qui lui paraissait la condition nécessaire de leur force. C'est dans cette espérance que la majorité de cette Chambre n'a pas élevé la voix pour en appeler au pays. (M. Isambert parle de sa place.)

M. le président.--Quand tout le monde a le droit de parler, on ne doit pas interrompre.

M. Guizot continue.--Je conviens que ces expressions la majorité et la minorité de cette Chambre me déplaisent. Aussi au moment de les employer, je cherche à les éviter. Je me servirai, si vous le voulez, du mot la Chambre tout entière, mais quand je l'emploierai, une portion de cette Chambre me criera que ce n'est pas son avis, que ce n'est pas ce qu'elle demande. Comment voulez-vous que je fasse? Il faut bien que je parle de la majorité et de la minorité; il n'y a pas moyen d'échapper à cette situation.

Je dis donc que, tant que la majorité de cette Chambre a espéré de pouvoir s'allier fermement et constamment au gouvernement, de pouvoir lui prêter l'appui dont il avait besoin et de pouvoir à son tour en recevoir la force nécessaire au salut du pays, elle est restée dans l'attente; et c'est seulement parce qu'elle commence à perdre cette espérance, parce qu'elle se voit elle-même compromise, s'affaiblissant elle-même, se décréditant par son inertie, parce qu'elle ne peut faire ce qu'elle voudrait faire, ce qu'elle demande qu'on lui fasse faire, c'est, dis-je, par cette raison qu'à son tour elle élève la voix et qu'elle invoque comme remède à notre situation cette dissolution qu'on invoquait contre elle, il y a quelques jours, apparemment dans les mêmes vues.

J'ai donc indiqué le grand remède, le remède efficace à notre situation, le seul qui puisse rétablir l'harmonie entre les pouvoirs constitutionnels et la force dans le gouvernement.

M. le président du conseil vient de vous dire: «quand le pays aura prononcé, quand une majorité sera venue, elle sera obéie.» Messieurs, je n'aime pas le mot obéie, même pour une majorité. Je ne crois pas qu'un gouvernement doive promettre d'obéir. (Adhésion aux centres.) Si la majorité qui viendra dans cette enceinte semblait au pouvoir contraire aux intérêts du pays, dangereuse pour le trône et pour la nation, il devrait dissoudre encore la Chambre. Il ne doit donc pas s'engager d'avance à obéir à une majorité quelconque, jusqu'à ce qu'il ait épuisé tous les moyens légaux, toutes les épreuves constitutionnelles. (Nouveau mouvement d'adhésion.)

Je crois donc avoir indiqué le grand remède, le remède politique. Il y en avait deux. On pouvait, c'est ma conviction, on pouvait marcher avec cette Chambre, on pouvait fonder de concert avec elle un gouvernement véritablement national. C'est cette première épreuve que la Chambre a tenté, ou plutôt c'est dans cette attente que la Chambre vit depuis six mois. Ce remède n'a pas été employé, on n'a pas su l'employer. Il y en avait un autre, la dissolution; c'est celui que la Chambre invoque, c'est celui que M. le président du conseil vient de nous promettre. Je n'ai donc pas été aussi silencieux qu'on le dit sur le remède. J'ai indiqué le remède applicable pendant que la Chambre était là, et le remède applicable quand on voudra la renvoyer.

Après cette discussion générale sur notre situation, je demande la permission de dire quelques mots sur ce qui est personnel à moi et à mes honorables amis.

Il est vrai que les difficultés que j'ai signalées, nous ne les avons pas surmontées, que le mal dont je me suis plaint, nous ne l'avons pas guéri; c'est pour cela que nous nous sommes retirés des affaires. (Mouvement.) C'est parce que nous n'avons pas trouvé les moyens qui nous paraissaient indispensables pour guérir ce mal, pour surmonter ces difficultés, que nous n'avons pas voulu en accepter la responsabilité. (Voix à gauche: C'est vous qui les avez fait naître!) Croyez-vous que nous n'ayons à cette époque rien proposé, rien demandé? On nous demande à notre tour si l'éloignement du préfet de la Seine ou l'emploi des baïonnettes nous paraissaient des moyens de gouvernement suffisants pour guérir, au mois d'octobre, le mal qui existe encore aujourd'hui. Non certainement, ces moyens-là ne nous paraissaient pas suffisants, nous n'avons pas demandé l'emploi des baïonnettes; nous avons cru qu'il fallait faire ce qui dispense de les employer; nous avons cru qu'il fallait constituer le pouvoir, mettre le gouvernement dans une position telle qu'il n'y eût pas à craindre d'émeutes dans les rues. Nous savons très-bien qu'on ne prévient pas les émeutes, souvent on n'en est pas averti la veille. Mais on les empêche trois mois d'avance, on les empêche par la conduite de tous les jours, par l'ensemble du gouvernement, et non par l'emploi direct des baïonnettes et la destitution de quelques hommes.

Il est possible que, si nous eussions demandé, à cette époque, tels ou tels moyens de gouvernement en particulier, et quand même on nous les eût donnés, nous n'eussions pas dû rester aux affaires. Ce n'était pas d'un acte en particulier, c'était d'un système de gouvernement, d'un ensemble de conduite qu'il s'agissait. Aussi, c'est sur ce point fondamental qu'il était nécessaire de se concerter, de s'unir fortement avec les pouvoirs constitutionnels, qu'il était nécessaire d'adopter, soit en matière législative, soit dans le pouvoir exécutif, soit dans l'administration, des principes de conduite et des hommes qui pussent convenir à la majorité des Chambres et à l'ensemble des pouvoirs constitutionnels.

C'est là, messieurs, qu'était la question; c'est par là que la séparation s'est faite. Je ne dis pas que nous eussions été capables de suffire à cette tâche; je ne dis pas que si l'on eût accepté notre système, nous eussions réussi; mais je dis que, du moment où nous n'étions pas en état de le faire pleinement et réellement prévaloir dans le conseil, nous devions nous retirer, et que nous avons fait acte d'honnêtes gens et de bons citoyens, en n'acceptant pas la responsabilité d'une conduite que nous ne pouvions pas tenir. (Marques d'adhésion aux centres.)


--Séance du 9 mars 1831.--

M. Guizot.--Je ne prolongerais pas cette pénible discussion, s'il n'y avait pas, dans l'intérêt de la vérité, un principe et un fait à rétablir. M. le président du conseil vient de dire que la dissolution de la Chambre appartenait au Roi seul, que c'était l'expression de la volonté royale seule, que le ministère n'avait pas à y intervenir. Je ne crois pas, messieurs, que ce soit là le principe constitutionnel. Dans aucun cas, le Roi ne fait rien seul. Le Roi ne fait rien que par le conseil de ses ministres, et, s'il s'agit de dissolution, de nomination, d'un acte quelconque, il y a des conseillers qui en répondent. La dissolution n'est, pas plus que tout autre acte du gouvernement, l'expression d'une volonté particulière du Roi; c'est l'expression d'un système ministériel que le Roi soutient tant qu'il garde ses ministres et qu'il abandonne quand il les change: voilà pour la question de principe.

Quant à la question de fait, la Chambre n'a demandé ni sa conservation ni sa dissolution. (Voix aux centres: C'est vrai.) La Chambre n'a jamais émis d'opinion sur cette question. Seulement elle a remarqué un grand désaccord, un grand trouble dans l'intérieur du gouvernement, un défaut d'harmonie entre les pouvoirs constitutionnels et de vigueur dans l'exercice du pouvoir exécutif. C'est là le fait qu'elle a signalé à l'attention du Roi et du pays, et elle en a tiré cette double conséquence qu'il fallait ou changer de système ou en appeler au pays pour savoir s'il approuvait le système actuellement suivi. La Chambre, je le répète, n'a point demandé sa dissolution, mais elle a pensé qu'il était temps de rétablir l'harmonie dans le sein du gouvernement, et, en remarquant ce fait, elle s'en est remise à la sagesse du prince sur le choix à faire entre les deux moyens, sur le changement de système ou l'appel au pays.



XXVII

Discussion du projet de loi sur les attroupements, et des mesures prises par le cabinet de M. Casimir Périer à l'égard de l'association dite nationale.

--Chambre des députés.--Séance du 30 mars 1831.--

Le 14 mars 1831, le lendemain même de la formation du cabinet présidé par M. Casimir Périer, une association se forma à Paris «pour assurer, disait son programme, l'indépendance du pays et l'expulsion perpétuelle de la branche aînée des Bourbons.» C'était évidemment une association dirigée contre la politique de paix européenne et de résistance à l'esprit révolutionnaire que proclamait le nouveau cabinet. Des comités correspondants s'instituèrent dans plusieurs départements. Le 18 mars, le gouvernement présenta à la Chambre des députés un projet de loi destiné à réprimer les attroupements qui, depuis l'émeute des 14 et 15 février, se renouvelaient tous les jours et troublaient gravement l'ordre public. La discussion de ce projet commença le 28 mars, et indépendamment de ces dispositions propres, la légalité et l'opportunité de l'Association nationale en furent le principal objet. A cette occasion, et pour la défense du ministère de M. Casimir Périer et de sa politique, je pris la parole, en réponse à M. Odilon Barrot, et en ces termes:

M. Guizot.--Ce n'est pas moi qui viendrai contester les regrets sur la vivacité de nos débats et le désir d'union que vient de manifester l'honorable préopinant. Je les partage avec lui. Seulement, je crois devoir faire remarquer que ce n'est pas du côté du gouvernement que la désunion a commencé, que ce n'est pas lui qui a engagé l'attaque, que c'est du sein de l'opposition, d'une opposition vive, et je pourrais dire violente depuis plusieurs mois, qui a éclaté par la presse, par tous les moyens, que c'est du sein, dis-je, de cette opposition que les attaques sont sorties et que les associations se sont formées. (Agitation à gauche... Au centre: Oui, oui, c'est vrai.)

Dans le département de la Moselle en particulier, on a accusé le pouvoir d'abandonner la cause de l'indépendance et la dignité du pays. Ce n'est pas pour l'aider dans sa marche, c'était pour le suppléer, pour le remplacer, pour substituer un système à un autre (dénégations à gauche); c'était pour substituer un système d'administration à un autre. (Nouvelles dénégations.) Si la Chambre me le permet, j'entrerai dans quelques détails. (Oui, oui, parlez.)

Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'opposition, dans le département de la Moselle, a pris cette marche. Il y a plusieurs mois qu'une société particulière très-peu nombreuse s'est constituée à Metz en état d'hostilité, non-seulement avec l'administration locale, mais avec l'administration centrale. Elle a institué des séances, elle s'est érigée en club, elle a donné son programme, elle s'est déclarée hostile au système d'administration qui était suivi à Paris; elle a même sollicité le renversement du ministère précédent, comme contraire à l'indépendance et à la dignité de la France... (Interruption à gauche.) Elle le trouvait beaucoup trop faible, beaucoup trop peu prononcé; elle réclamait la guerre, elle se prononçait pour la guerre immédiate, la guerre agressive.

On a pu voir, dans un petit journal publié à Metz, les actes et le langage de cette société. Je ne parle maintenant que du fait, j'examinerai plus tard les conséquences.

C'est du sein de cette société qu'est sortie la première association sur le modèle de laquelle toutes les autres ont été formées. J'ai donc le droit de dire que ce n'est pas du ministère, mais d'une opposition ancienne quoique fort restreinte, qu'est venue l'attaque. Il ne faut donc pas imputer au pouvoir les dissensions qui existent parmi nous; il ne faut pas lui reprocher ce système de dénigrement, de calomnie, d'injures qui a commencé à peser sur sa tête, dont il a été le premier objet et la première victime. Le pouvoir use aujourd'hui de son droit de défense, et le tort qu'il a eu, c'est de ne pas en avoir usé plus tôt. (Adhésion aux centres.)

J'entre maintenant dans la question. Il y en a deux qui ont été soulevées hier et aujourd'hui, peut-être avec un peu de confusion: la question de notre état intérieur et celle de notre état extérieur, les questions de l'administration et de la guerre. Je demande à la Chambre la permission de lui dire mon avis sur l'une et sur l'autre.

Tout ce qui se rapporte à notre état intérieur a été rattaché au fait des associations dites nationales, et je crois avec raison, car elles sont évidemment le principal caractère, le fait dominant de notre situation. Je ne m'étonne donc pas que ce soit d'elles seules qu'on s'est occupé; seulement, j'ai lieu de m'étonner que ce soit à propos du projet de loi sur les émeutes. (Voix à gauche: On nous a provoqués.) Le fait n'est pas contestable; c'est à l'occasion du projet de loi sur les émeutes qu'on a soutenu les associations dites nationales... (Interruption à gauche.) Je n'accuse personne d'avoir soutenu les émeutes; je dis seulement que c'est sur ce terrain que s'est établie la discussion, et qu'il s'est fait dans les esprits une transition naturelle et presque involontaire des émeutes aux associations nationales. (Sensation.) C'est donc des associations seules que j'ai à vous parler, puisqu'elles renferment toute la question de notre politique intérieure.

On a soutenu leur légitimité et leur opportunité. On trouve le gouvernement injuste, parce qu'il les improuve, et imprudent, malavisé, parce qu'il ne s'empresse pas de les accueillir.

Que les citoyens s'associent pour défendre ou pour exercer leurs droits constitutionnels, les droits consacrés par la Charte, rien de plus simple. Ces associations peuvent être graves, dangereuses même pour le pouvoir, mais c'est par sa faute; quand elles le menacent, il est dans son tort. L'association des citoyens pour l'exercice ou la défense des droits constitutionnels est indiquée dans la Charte, et elle ne peut avoir rien d'illégitime. Nous avons vu des associations pour le refus de l'impôt, pour les élections; elles étaient graves, menaçantes pour le pouvoir, mais elles n'avaient rien d'illégitime; elles étaient conformes aux droits des citoyens, et elles ont sauvé le pays.

Que les citoyens s'associent encore pour certains actes, dans certains buts qui n'ont pas été prévus ni interdits par les lois; je le conçois: ces associations ont quelque chose de plus douteux que les précédentes; leur légitimité et leur opportunité peuvent varier davantage selon les circonstances. Par exemple, l'association catholique en Irlande, une association formée pour obtenir le redressement de certains griefs, des modifications et même des modifications profondes au gouvernement, à la législation du pays, il n'y a là rien de radicalement illégitime; cela peut être bon, utile, quelque graves et dangereuses que de telles associations puissent être.

Mais s'associer pour des actes dont la constitution a spécialement chargé les pouvoirs publics, pour faire, comme on vous l'a dit, ce que des forces légales sont chargées de faire, cela est radicalement vicieux et illégitime.

Que diriez-vous d'une association formée pour rendre la justice? Que diriez-vous d'une association pour battre monnaie? (Mouvement à gauche.) Ce ne sont là que des fonctions publiques, des droits dont le pouvoir est investi, des intérêts généraux auxquels il est chargé de pourvoir.

Mais on dit: dans l'association formée pour la défense du territoire, il n'y a rien de coërcitif, il n'y a rien qui empêche le pouvoir de continuer ses fonctions; seulement les citoyens viendront l'aider dans sa tâche.

Messieurs, c'est bien quelque chose que d'exiger du gouvernement qu'il accepte, qu'il adopte ces pouvoirs momentanés, marchant côte à côte de lui, le surveillant et le contrôlant. Aurions-nous oublié ce qui a rempli l'histoire de l'Europe pendant des siècles? Une association du même genre, l'association de l'Église a été pendant huit siècles le surveillant de l'action du pouvoir civil. On a toujours dit que c'était un État dans l'État. Elle n'avait cependant pas la prétention de lever des hommes pour faire la guerre: elle ne régissait que l'existence religieuse des hommes. Eh bien! par cela seul que c'était une société constituée, elle a été un embarras, un danger pour les pouvoirs publics, et l'objet d'une surveillance attentive.

Et nous-mêmes, que n'avons-nous pas dit naguère de ces associations, de ces congrégations religieuses qui se formaient autour de nous? Ne nous en sommes-nous pas plaints? Les apôtres les plus ardents de la liberté n'ont-ils pas demandé hautement au pouvoir de s'en séparer, d'éloigner de lui les fonctionnaires qui s'y engageaient? Pourquoi donc? Apparemment parce que le principe de ces associations, leur existence, leur action paraissaient dangereux pour les pouvoirs publics, pour leur sûreté.

Il s'agit aujourd'hui du même fait; nous sommes dans une situation analogue. Je répondrai tout à l'heure aux exemples qu'on a cités de l'Angleterre; on verra qu'ils sont sans aucune application à notre situation présente, qu'ils condamnent les associations nationales au lieu de les confirmer.

Je dis que, par le seul fait de leur constitution et de leur action, les associations de ce genre sont un grave danger pour les pouvoirs publics, et que, s'il n'y a pas, de leur part, usurpation matérielle des fonctions publiques, il y a du moins perturbation dans l'État.

On répond à cela que l'administration ne peut pas tout faire, qu'elle ne peut pas suffire à tout, qu'il est nécessaire que, dans des circonstances extraordinaires, elle soit aidée par l'ardeur, par l'enthousiasme des citoyens, et on cite l'exemple de l'Angleterre.

Messieurs, cela est arrivé en Angleterre, non pas une fois, mais deux fois; cela est arrivé sous Guillaume III après l'expulsion des Stuarts, comme de nos jours lorsque le territoire a été menacé. Que fit alors l'opposition? Elle cessa; il ne se fit pas une organisation en dehors du gouvernement; il ne s'établit pas un budget particulier; il se fit des souscriptions qui furent remises au gouvernement seul.

Partout, dans les comtés comme à Londres, les associations vinrent se ranger autour des magistrats; elles ne vinrent pas les attaquer ni dire qu'ils compromettaient la dignité et l'indépendance du pays; elles vinrent au contraire leur prêter force, soutenir que le pays ne pouvait se sauver que par sa ferme union avec son gouvernement, soutenir, non pas qu'il fallait se séparer, mais s'unir et s'appuyer l'un sur l'autre. Toutes les oppositions cessèrent ou s'atténuèrent, non-seulement dans les chambres, mais dans les journaux, dans les comtés, partout où l'opinion publique se faisait jour.

Est-ce là ce que nous voyons parmi nous? Est-ce là le but des associations? (A gauche. Oui, oui!... Dénégations aux centres.) Pour mon compte, je ne puis accepter cette réponse. Je crois trop à la sincérité de la plupart des interprètes de ces associations, soit dans leurs actes, soit dans les journaux, soit par toutes les voies par lesquelles ils se sont exprimés, j'y crois trop, dis-je, pour ne pas penser qu'ils ont dit vrai en déclarant qu'ils attaquaient le système de l'administration, qu'il fallait la changer, qu'elle était incapable de défendre l'indépendance et la dignité du pays. (Interruption à gauche.) C'est ce que l'on répète tous les jours depuis trois mois: je n'en fais aucun reproche à ceux qui le disent, si c'est leur opinion et s'ils en sont convaincus; mais qu'ils ne disent pas qu'ils se rallient au gouvernement et qu'ils viennent lui prêter leur appui, quand ils travaillent à l'affaiblir, à le faire changer de système. Sans cela leur conduite n'aurait pas de sens.

Je dis donc que les exemples pris de l'Angleterre sont essentiellement différents de ce qui se passe chez nous, et qu'ils parlent plutôt contre que pour les associations nationales.

Sans doute l'administration ne suffit pas; sans doute elle a besoin du zèle, du dévouement des citoyens. C'est pour le leur demander que nous avons des organisations volontaires. Chez nous, la garde nationale, quoique instituée par une loi, n'est pas un service administratif; c'est un service volontaire, un service dont le zèle et le dévouement des citoyens font toute la force. Eh bien! c'est à la garde nationale, c'est à cette grande organisation spontanée, générale, où tous les sentiments, tous les intérêts viennent se réunir, que le gouvernement s'adresse; c'est sur son concours qu'il compte, et non pas sur quelques associations particulières, peu importantes par leur nombre, par leurs forces, qui ne peuvent que jeter de la perturbation dans l'État, car c'est là leur seul titre à l'attention que nous leur accordons aujourd'hui. Si elles ne jetaient pas le trouble dans l'État, elles n'auraient aucune action, nous n'aurions rien à leur demander.

Pour les légitimer, on fait valoir deux choses, les intentions et la nécessité. Les intentions? Personne dans cette Chambre, j'ose le dire, ne respecte plus que moi la sincérité de ces intentions. Je ne me suis jamais permis d'élever le moindre doute sur celles d'aucun de mes collègues. Messieurs, les intentions sauveront, je l'espère, les individus dans l'autre vie; mais elles n'ont jamais sauvé les États dans celle-ci. (Sensation.) On peut les alléguer pour sa justification morale, jamais pour sa défense politique. Il arrive même souvent que les bonnes intentions et la sécurité qu'elles inspirent sur les démarches font naître ce fanatisme aveugle, intraitable, cette préoccupation de son propre sens, cette idolâtrie de soi-même, passez-moi l'expression, qui enfantent des torts réels et jettent les hommes les plus sincères loin de leurs vues naturelles et de leur véritable volonté. (Très-bien, très-bien!)

Messieurs, laissez-moi vous parler avec une entière franchise de ce qui s'est passé hier dans la Chambre.

Personne, j'ose le dire, n'honore plus que moi le caractère d'un de nos collègues, du général Lafayette; personne n'est plus profondément touché de ce long et infatigable dévouement à une même cause, de cette sincérité, de cette énergie qui ne l'ont pas abandonné un instant, dans la bonne, ni dans la mauvaise fortune. Et cependant quelles paroles plus étranges dans un pays libre que celles que le général Lafayette a fait entendre hier à cette tribune? Il vous a dit qu'il n'avait de leçons à recevoir de personne. Mais que faisons-nous donc ici, messieurs, sinon de donner et de recevoir mutuellement des leçons? La liberté de la presse, la discussion, la publicité, qu'est-ce donc qu'une leçon continuelle, offerte et donnée à tous? Le gouvernement représentatif est un gouvernement où tout le monde reçoit des leçons, qui n'a pour objet que d'en donner à tout le monde, comme de conférer à tout le monde le droit de dire son avis sur les affaires du pays. (Très-bien, très-bien.)

Permettez-moi de demander si toutes les intentions sont les mêmes, s'il est quelqu'un qui puisse répondre des intentions de tout un parti. Après ce qui s'est passé parmi nous depuis quinze à trente ans, après tant de vicissitudes diverses dans les fortunes de chacun, après tant de conspirations, tant de révolutions, tant d'accidents de tout genre, il doit y avoir eu beaucoup de mécomptes, et à la suite de ces mécomptes beaucoup d'intentions diverses, beaucoup d'espérances qui ne vont pas toutes au même but.

Je sais ce que font les partis. Ils mettent leurs honnêtes gens, leurs hommes les plus honorables en avant, sur la première ligne, comme autrefois les Barbares, dans leurs armées, mettaient les femmes et les enfants en avant. (Sensation prolongée.) Ce n'est pas la première ligne d'un parti qui le constitue; il faut le traverser d'un bout à l'autre, il faut percer les rangs, il faut aller voir ce qui se passe, ce qui se dit, ce qui se projette derrière ce rempart d'honnêtes gens que le parti oppose à ses adversaires. Eh bien! messieurs, si j'étais chargé de cette tâche, je ne crois pas que personne, parmi les honorables adversaires que je combats, osât répondre des intentions de tous ceux qui les suivent. (Nouvelle sensation.)

Naguère encore les plus honorables de nos adversaires ont essayé de faire exprimer leurs intentions louables, sincères, dans les actes où se manifeste la pensée du parti. Eh bien! ils ont échoué; ils ont été refusés; et cela leur est arrivé plus d'une fois. Après cela, je doute qu'ils osassent répondre de la pensée de ceux qui marchent à leur suite.

Après l'excuse des intentions vient celle de la nécessité. On dit que la sûreté extérieure de l'État, son indépendance, sa dignité, exigent la formation des associations. Messieurs, ceci est la question de notre état extérieur, la question de la paix et de la guerre.

Je n'abuserai pas des moments de la Chambre, mais je lui demande la permission de la retenir encore un peu. (Oui, oui, parlez.)

On pose, en général, la question de la paix et de la guerre d'une façon que, pour mon compte, je ne saurais accepter, et qui trompe, je crois, la Chambre et la France sur le véritable état des affaires. Il semble que nous ayons à choisir entre une paix sollicitée, mendiée, honteuse, et une guerre régulière. Messieurs, il n'en est rien: pour nous, il ne s'agit ni d'une telle paix ni d'une telle guerre.

Il est arrivé à un homme, qui, toute sa vie, avait professé les principes et servi la cause du pouvoir, plus loin que je ne le voudrais faire, il est arrivé un jour à M. Canning de menacer des révolutions l'Europe continentale, et de se présenter, lui et son pays, comme en mesure de les déchaîner. Beaucoup de personnes en Angleterre, et même parmi les amis de Canning, trouvèrent cette menace inconvenante, imprudente de la part d'un ministre. A mon avis, elles avaient tort; Canning, dans cette circonstance, démêla, en homme supérieur, les paroles qui convenaient à la politique de son pays. Depuis quelques mois, ces paroles sont devenues le langage, la règle de conduite, le vade-mecum de quelques hommes d'un parti. (Sensation.) Ils ont la main pleine d'insurrections, de révolutions; ils les offrent à tous les peuples, ils les jettent à la tête de tous les gouvernements. (Vive adhésion aux centres.) C'est une menace continuelle. Et remarquez, messieurs, que la plupart de ces hommes, quelque honorables qu'ils soient, ne sont pas d'anciens amis de la cause du gouvernement, d'anciens amis du pouvoir, comme l'était Canning. Ce sont des hommes qui, en général, ont consciencieusement, je n'en doute pas, pris parti pour les insurrections, pour les révolutions, ou du moins ont manifesté leur sympathie pour ce genre d'événements.

Est-ce que, par hasard, ils croiraient, en répétant les paroles de Canning, imiter son exemple, donner à leur pays les mêmes conseils, imprimer à sa politique le même caractère, faire enfin ce qu'a fait Canning, et ne faire que cela? L'erreur serait immense. Ils font tout autre chose que l'homme supérieur dont ils empruntent les paroles; ils se mettent en hostilité générale contre tous les gouvernements européens; ils se séparent de la société des États européens; ils sortent des voies de la civilisation et de la paix pour entrer dans celles de la barbarie et de la guerre, d'une guerre éternelle.

Je dis éternelle, ce n'est pas sans dessein. On le proclame de toutes parts; on vous dit qu'il s'agit d'une guerre à mort entre deux principes, que ces deux principes ne peuvent coexister sur le sol européen, qu'il faut qu'ils en viennent aux mains, et qu'ils se combattent jusqu'à ce que l'un ait complétement cédé le terrain à l'autre.

Je ne suis pas assez ignorant de ce qui se passe dans le monde pour ne pas voir qu'il y a deux principes en lutte, non pas depuis quinze et quarante ans, mais depuis des siècles. On les exprime mal, quand on parle de la souveraineté du peuple et du droit divin; il s'agit au fond de la civilisation progressive ou de l'état stationnaire; il s'agit, non pas de telle ou telle doctrine particulière, mais de savoir si les sociétés seront en développement, en progrès, ou bien si elles resteront immobiles, sous le joug permanent de quelques possesseurs. (Sensation.)

Eh bien! je reconnais la lutte de ces deux principes, et je n'en dis pas moins que le système dans lequel on nous pousse, la guerre, n'est pas la conséquence légitime et inévitable de cette lutte, qu'elle est au contraire en opposition formelle avec les principes du nouvel état social, avec le sentiment de tous les peuples libres, avec l'intérêt actuel et bien entendu de la France.

Quel est le principe fondamental du nouvel état de choses qu'on invoque tous les jours? C'est qu'il faut réduire l'action du gouvernement, surtout en ce qui touche aux opinions, à l'ordre moral, intellectuel; là, il ne faut pas que le pouvoir intervienne. On veut qu'il se borne à régler l'ordre extérieur. C'est ce principe qui a été exprimé un jour d'une manière inexacte par notre honorable collègue, M. Odilon Barrot, quand il a dit, devant la Cour de cassation, que la loi devait être athée. Il se trompait, c'était une mauvaise expression. La loi ne doit pas plus être athée que déiste, la loi ne doit pas intervenir dans les matières religieuses. (M. Odilon Barrot: Vous êtes trop éclairé pour avoir pu vous tromper sur le sens de cette expression.) Remarquez que je l'explique: je dis que l'expression était inexacte, que M. Odilon Barrot entendait par là que la loi était incompétente en pareille matière. N'est-ce pas là le sens que vous y attachiez? (M. Odilon Barrot: C'est bien cela. L'expression avait été empruntée à M. l'abbé de Lamennais dans le même sens.). (On rit.) Que l'expression vienne de M. l'abbé de Lamennais ou de M. Odilon Barrot, elle est également fausse, également inexacte. (On rit.)

Je dis donc que le principe fondamental de notre société, c'est que le pouvoir n'intervienne pas dans les questions purement morales, et lorsqu'il s'agit d'une lutte de systèmes, d'idées. Eh bien! ce sont les partisans les plus exclusifs de ce principe qui viennent réclamer l'intervention de la force au dehors. A l'intérieur, toutes les fois qu'il s'agit d'une lutte entre des doctrines, des idées, ils veulent que le pouvoir n'intervienne pas; ils ont confiance dans le développement naturel de la civilisation, dans l'influence progressive de la vérité. Et à l'extérieur, quand il s'agit aussi du progrès de la civilisation et de la vérité, ils veulent que l'on ait recours immédiatement à la force; ils demandent qu'on écrive une doctrine sur son chapeau, qu'on prenne les armes et qu'on répande le sang pour la faire triompher! A-t-on jamais vu une contradiction plus étrange, une méprise plus bizarre sur les fondements de notre état social? Il faut bien que la méprise soit grande, car, si je regarde aux faits, je trouve mon observation confirmée par la pratique des peuples; je ne parle pas des temps anciens, mais de nos jours.

Regardez quels sont les pays qui se sont le plus empressés d'intervenir par la force dans cette lutte de deux idées. Ce sont des pays gouvernés despotiquement. C'est d'une part, l'Autriche; de l'autre, la Russie. La Prusse, pays déjà plus avancé, plus éclairé, s'est montrée moins pressée d'appeler la force au secours de telle ou telle idée. L'Angleterre a hésité bien plus encore; elle a positivement refusé d'intervenir dans certains cas. Et pourquoi? parce que la confiance dans les progrès de la civilisation et de la vérité est plus grande en Angleterre que partout ailleurs. Je sors de notre continent, je me transporte aux États-Unis, gouvernement que vous regardez comme le type du nouvel état social. Certes, les États-Unis ont eu une occasion bien tentante d'employer la force au secours de leurs idées, de la faire servir à la propagation de leur système de gouvernement. Les colonies espagnoles étaient en guerre avec la métropole. Les États-Unis ont exprimé hautement leur sympathie pour ces pays voisins; mais ils ne sont pas intervenus par la force, ils n'ont pas envoyé des armées pour faire triompher le principe de la souveraineté du peuple dans les colonies espagnoles contre le principe du droit divin. Pourquoi? parce qu'ils ne s'en croyaient pas le droit, parce qu'ils ne croyaient pas que la force pût ainsi se jouer du droit des gens.

Ce qu'on nous demande aujourd'hui, c'est la politique des États despotiques, c'est la politique de l'empereur Alexandre, et non pas la politique de Washington et de M. Monroë; ce qu'on nous demande, c'est de rétrograder vers les idées et les sentiments qui firent les croisades et les grandes actions du moyen âge, et non pas d'agir selon les principes du nouvel état social, selon la pratique des peuples les plus libres et les plus éclairés. (Vive adhésion.)

Il n'y a là rien que de très-simple et qui ne fût très-facile à prévoir. La politique des peuples libres est essentiellement réservée et prudente, précisément à cause de la responsabilité qui lui est attachée; elle ne se décide pas selon des fantaisies ni pour accomplir quelques combinaisons arbitraires. Elle consulte, elle entend l'intérêt national clairement, hautement déclaré. Comme les opinions des peuples libres sont ordinairement mobiles, changeantes, leur politique ne se fie pas au premier élan, au premier mouvement d'enthousiasme; elle sait qu'on peut avoir, pendant un temps, beaucoup de goût pour la guerre, et ensuite fort peu de dispositions pour la soutenir, et qu'on la prend positivement en dégoût si elle n'est pas fondée sur les exigences les plus impérieuses de la société.

On nous parle sans cesse de ce qui s'est passé en 1792, et parce que nous avons été attaqués alors, on dit que nous le serons aujourd'hui, et on veut que nous fassions encore ce que nous avons fait alors.

Messieurs, je n'insisterai pas sur la différence si marquée qu'il y a entre notre époque et celle dont on nous parle. Je ne dirai pas que c'était alors une époque d'illusions, d'expérience universelle, expérience dont nous avons profité plus que d'autres. Je ne dirai pas que, depuis cette époque, les gouvernements absolus se sont fort perfectionnés dans la tactique de la résistance à la contagion des peuples libres et qu'il ne faut pas se fier au souvenir de nos succès. Je dirai que, même en 1792, on a agi beaucoup plus prudemment qu'on ne voudrait nous faire agir aujourd'hui: on attendit l'agression étrangère, l'invasion du territoire... (M. Demarçay: C'est une erreur!) On attendit l'entrée des Prussiens sur le territoire français. (M. Demarçay: Nous avions déclaré la guerre même à l'Angleterre.)

Il me semble que la déclaration de Pilnitz était bien une déclaration de guerre à la France. (M. Demarçay: C'était un traité... Réclamations aux centres.) Cette déclaration de Pilnitz annonçait évidemment la guerre, elle mettait la France dans la nécessité de résister. Rien de pareil ne s'est encore passé parmi nous. Il n'y a point de déclaration de Pilnitz pour motiver la conduite qu'on nous conseille. Aujourd'hui, on nous conseille de commencer par la guerre de propagande, par la guerre lointaine; c'est par là qu'on a fini en 92. On n'a pas commencé par chercher ses ennemis, soit en Italie, soit ailleurs; c'est sur le territoire de la France que la guerre a commencé, que la résistance a pris de la force, et qu'elle s'est ensuite portée sur tous les points de l'Europe.

Du reste, messieurs, je ne m'étonne pas de ces conseils, en voyant qui les donne et d'où ils viennent. Un parti, après tout, ne peut agir que selon les principes qu'il professe et avec les forces dont il dispose. Or, que professe le parti qui nous pousse à la guerre de propagande? La légitimité de l'insurrection contre tous les gouvernements qui ne sont pas conformes à nos principes. N'a-t-on pas dit que toute insurrection contre un pouvoir qui n'était pas libre, selon nos principes, était légitime, et toute obéissance à un gouvernement libre était un devoir? Quant aux forces qui appuient ce système, il est impossible de les méconnaître. Ce sont toutes les passions, tous les intérêts, toutes les opinions hasardeuses, bonnes ou mauvaises, sincères ou fausses, généreuses ou égoïstes, tout ce qu'il y a de novateur et d'aventureux dans la société. Eh bien! de ces principes, de ces forces, il ne peut sortir aucune paix ni au dedans ni au dehors. Il y a sans doute là de quoi surveiller les intérêts de la liberté et du perfectionnement social, mais il n'y a pas de quoi fonder et soutenir un gouvernement régulier.

La guerre de propagande, la fièvre révolutionnaire sont, dans des moments de crise, la nécessité de ce parti; ce sont les seuls conseils qu'il puisse donner parce que ses forces l'y poussent et que ses principes les lui commandent. C'est là le malheur de ce parti. Pour conseiller la paix, il serait obligé de renier ses principes. Pour lui, la paix serait honteuse et la guerre devient, éminemment révolutionnaire. C'est dans cette alternative qu'il se trouve placé.

Messieurs, ce n'est pas là la position de la France. La France n'est pas réduite à cette alternative. La France ne professe pas que l'insurrection est légitime contre tous les gouvernements différents du sien. La France a d'autres intérêts que des intérêts d'esprits novateurs et ardents; elle dispose d'autres forces. La France n'a pas besoin de se renier elle-même pour faire la paix, ni de mettre tout son enjeu dans le bouleversement de l'Europe pour faire la guerre. (Vive adhésion.)

J'ai appelé de tous mes voeux, j'ai applaudi, avec toute la joie patriotique dont je suis capable à l'avénement du ministère actuel, parce qu'il est à cet égard dans la même situation que la France, parce qu'il n'a pas pour principe de solliciter et de soutenir toute insurrection à l'étranger. Le ministère actuel, comme la France, veut être pacifique et hautain en même temps. (Mouvements divers.) Il peut être belliqueux et régulier en même temps; il a la double faculté de faire la paix et la guerre comme il lui conviendra, selon l'intérêt du pays.

Messieurs, la France n'en est point aujourd'hui à recevoir la paix de l'Europe. La paix! c'est la France qui la donne. (Sensation.) La France porte la paix ou la guerre dans les pans de sa robe; c'est à l'Europe à la mériter de la France par sa sincérité, par la loyauté de sa conduite. La France sait ce qu'elle tient dans sa main; elle sait qu'elle fera la guerre si la guerre lui convient, si l'Europe ne mérite pas la paix. J'ai la ferme confiance que l'Europe comprendra qu'elle a besoin que la France lui donne la paix, et qu'elle fera, pour la France, ce qui peut seul décider la France à la lui donner. (Mouvement prolongé d'une vive adhésion.)



XXVIII

Discussion de l'adresse de la Chambre des députés au roi, à l'ouverture de la seconde session de 1831.

--Chambre des députés.--Séance du 11 août 1831.--

La seconde session de 1831 fut ouverte le 23 juillet. La discussion du projet d'adresse commença le 9 août. Elle fut très-animée et se porta, avec une égale vivacité sur la politique intérieure et sur la politique extérieure du cabinet présidé par M. Casimir Périer. Je pris la parole le 11 août pour défendre et soutenir le cabinet.

M. Guizot.--Le moment est venu où chacun de nous doit dire ici toute sa pensée. La sincérité entière de la tribune me paraît être aujourd'hui plus que jamais notre meilleur, notre seul moyen d'action. Hier, j'en aurais usé sans la moindre crainte; malgré la vivacité du débat, il n'était pas sorti un moment, à mon avis, des habitudes parlementaires; tout avait été dit avec une entière liberté, et la Chambre avait tout écouté avec la plus grande attention. Aujourd'hui, je l'avoue, j'ai un peu moins de confiance et je me sens obligé de dire des choses qui peuvent déplaire à quelques personnes. Je suis sûr cependant que je n'ai l'intention d'offenser personne, que je respecte toutes les convictions, toutes les intentions; je parlerai donc avec une liberté entière. Si je m'écarte des convenances, je prie la Chambre de m'en avertir.

Une chose m'étonne et m'afflige dans ce débat, c'est ce penchant à se porter principalement vers les questions du dehors, vers les affaires étrangères, c'est la disposition de la Chambre à se laisser attirer sur un terrain, et à croire que là est le principal objet de son attention. Vous avez vu hier un honorable membre qui a essayé de ramener la question sur notre état intérieur, obtenir de la Chambre moins d'attention qu'il n'est accoutumé et qu'il n'a droit d'en obtenir.

Messieurs, la disposition dans laquelle paraît être la Chambre à ce sujet, l'Europe ne la partage pas. Depuis six mois, l'Europe subordonne toutes ses dispositions à l'état intérieur de la France, à ce qui se passera en France; tout est en suspens en Europe jusqu'à ce que l'état intérieur de la France ait pris un caractère décidé, définitif. Vous êtes étonnés de la lenteur des Autrichiens à évacuer l'Italie: entre beaucoup de causes de cette lenteur, savez-vous quelle était la principale? On attendait le résultat de nos élections. (Mouvements divers.) Vous vous étonnez que l'Angleterre hésite à s'engager, à la suite de la France, au profit de la Pologne: l'Angleterre a besoin de savoir quel sera le gouvernement de la France, avant de se prononcer dans une si grave affaire, avant de contracter de tels engagements. (Mouvement.) Vous désirez tous le désarmement général de l'Europe; ce désarmement est subordonné à l'état intérieur de la France; il ne sera possible que quand l'état intérieur de la France inspirera, en France et en Europe, de la confiance et de la sécurité. C'est, messieurs, dans notre état intérieur qu'est la clef de l'avenir; c'est un fait visible, et l'Europe l'a proclamé hautement. A mon avis, messieurs, l'Europe a raison; elle comprend quel est le caractère nouveau qu'ont pris depuis un demi-siècle les événements, et quelles sont les causes nouvelles qui en décident. La prépondérance des idées et des institutions libérales sur les combinaisons de la diplomatie ou sur la force des baïonnettes, voilà le véritable caractère de la civilisation actuelle: c'est surtout par l'empire des idées et des institutions que les événements se décident en Europe; c'est de là qu'ils reçoivent leur origine et leur direction. Eh bien! le siége de cet empire est en France. Nous l'avons proclamé vingt fois pour nous en glorifier; ne l'oublions pas quand nous avons besoin d'en tirer une leçon. C'est de l'état de nos idées, de nos institutions, de notre gouvernement, que dépendent la paix ou la guerre en Europe: l'Europe, je le répète, le proclame tous les jours; il serait étrange que nous fussions les premiers à l'oublier, et que nous allassions chercher au dehors, dans des combinaisons soit de paix, soit de guerre, les causes des événements qui ne dépendent que de notre état intérieur et constitutionnel.

Je dirai plus: c'est le devoir des peuples libres de porter d'abord sur leur état intérieur toute leur attention; c'est là que sont les premiers intérêts des masses; c'est là que se décident la détresse ou la prospérité, le bonheur ou le malheur des nations; c'est par là que les peuples agissent pleinement sur leurs destinées. Voyez les grandes époques où la diplomatie et la guerre ont brillé de tout leur éclat; ce ne sont pas des époques de liberté; elles appartiennent au XVIIe et au XVIIIe siècle. Dans le cours des grandes révolutions, quand les peuples ne s'occupent pas avant tout de leur intérieur, de la constitution de leur gouvernement, soyez sûrs qu'ils ne sont pas libres ni prêts à le devenir. (Sensation.)

Aussi, ce qui me frappe surtout, ce que j'approuve et estime véritablement, dans le système du ministère, c'est qu'il a été, sur ce point important, de l'avis de l'Europe; c'est qu'il a compris que dans notre état intérieur était le secret de nos destinées; il a cru que la première chose à faire parmi nous, c'était de fonder le gouvernement, de rasseoir la société, de donner aux intérêts et aux idées leur véritable direction; c'est là le sens de ce qu'on appelle le système de la paix. Sans doute c'est pour éviter aux peuples les maux de la guerre qu'on veut la paix; mais on la veut surtout parce que c'est le seul moyen de donner au gouvernement nouveau toute la liberté, toute la régularité de son action. Le lendemain d'une révolution, la guerre est une source de révolutions nouvelles.

On ne s'est pas jeté dans la guerre, parce qu'on ne prévoyait l'événement. Les guerres, ce sont des révolutions pour nous, comme pour tous les peuples qui se sont trouvés dans une situation analogue à la nôtre; la paix est l'affermissement de notre gouvernement intérieur, c'est le bon ordre chez nous. Quand le ministère se prononça pour le système de la paix, il comprit que notre état intérieur était le plus important, et qu'avant de se jeter au dehors, il fallait n'avoir rien de grave à régler au dedans.

On a dit que ce système nous a fait perdre au dehors de la considération et de la force; on a dit qu'il compromettait notre indépendance. Je ne reviendrai pas sur les réponses qui ont été faites à cette tribune; je ne dirai rien de toutes ces prédictions qui depuis un an nous annoncent une invasion générale. Messieurs, ces prédictions sont démenties par l'événement. La paix subsiste, les relations des États sont régulières; rien de ce qui était annoncé comme prochain, imminent, inévitable, n'est arrivé. (Sensation.)

Je prendrai pour preuve de notre considération au dehors un symptôme que personne ne pourra récuser: madame la duchesse de Berry est partie, il y a quelque temps, pour aller voyager sur le continent: je ne veux pas chercher quel était le but particulier de ce voyage; cependant il est impossible que vous ne pensiez pas que, soit de sa part, soit de la part des personnes qui l'accompagnaient, il y avait projet de s'établir sur notre frontière, et de susciter de là des intrigues et des embarras à la révolution de Juillet. Elle s'est présentée dans divers Etats avec tous les titres qu'une femme malheureuse peut avoir à leur intérêt, et pourtant elle a été partout refusée, écartée; nulle part elle n'a pu obtenir la permission de s'établir sur nos frontières.

Il n'est pas, si je ne suis trompé, il n'est pas jusqu'à son frère qui n'ait témoigné quelque inquiétude à la recevoir chez lui, à Naples, à quatre ou cinq cents lieues de France.

Qu'arrivait-il en 1789, quand l'émigration sortait du territoire? Elle était partout reçue, accueillie, fêtée; elle s'établissait sur tous les points de notre frontière; elle y préparait la guerre; elle ne trouvait nulle part en Europe une puissance qui lui refusât ce qu'elle demandait. L'Assemblée constituante a enduré deux ans que le moindre électeur d'Allemagne la bravât hautement. Elle a enduré deux ans ce que nous n'endurerions pas quinze jours. C'est que l'état de l'Europe est complétement changé sur ce point; c'est que les idées, les convictions de l'Europe sont entièrement changées sur notre intérieur. Ce simple fait le prouve mieux que toute autre chose. L'Europe ne croit pas que nous soyons une nation en désorganisation, en dissolution, prête à tomber dans une complète anarchie, incapable de se défendre contre les attaques dont elle serait l'objet.

Nous devons à deux grandes puissances d'avoir changé, à cet égard, la conduite de l'Europe. Nous le devons à Napoléon et à la révolution de Juillet.

Nous le devons à Napoléon, parce qu'il a prouvé à l'Europe que la société pouvait être reconstituée en France, qu'elle pouvait subsister régulièrement, fortement, en présence d'un ordre social autre que celui des autres États européens.

Voilà le service que Napoléon a rendu, service immense et qui compense bien des fautes.

La révolution de Juillet nous en a rendu un autre. Elle a, pour la première fois, donné à l'Europe la conviction que la France, livrée à elle-même, était capable d'un ordre public régulier, que la liberté politique, le gouvernement représentatif pouvaient s'établir en France sans menacer le repos, la sûreté, la liberté de l'Europe.

Napoléon, chez nous, a réconcilié l'ordre social et la Révolution française avec l'Europe. La révolution de Juillet a commencé la réconciliation de l'opinion politique libérale en France avec les gouvernements européens. (Marques d'adhésion.)

C'est à ces deux forces, je le répète, que nous devons le changement qui s'est opéré en notre faveur dans l'attitude de l'Europe; elles ont montré que, si notre régime intérieur était changé, nous n'étions plus en révolution, et que nous étions capables de vivre régulièrement.

Eh bien! qu'a fait le ministère? Il a eu la même idée que Napoléon et la révolution de Juillet; il a marché dans la même voie; il a entrepris de démontrer pleinement à l'Europe qu'elle avait eu raison, qu'elle avait raison de croire à la possibilité de conserver une paix, une paix régulière et loyale avec la France, que la liberté politique pouvait exister en France sans que personne, sans qu'aucun gouvernement de l'Europe fût immédiatement et révolutionnairement menacé.

Tels ont été la tentative du ministère et le caractère fondamental de son système. Il a pour lui, je le répète, l'exemple de Napoléon et de la Révolution de Juillet; il a suivi la route que lui ont tracée le plus grand homme des temps modernes, et le plus grand événement qu'une grande nation ait accompli.

Je conjure la Chambre de ne pas se laisser détourner de ces voies; je la conjure de ne pas se laisser égarer dans des projets, des desseins, des espérances étrangères au véritable intérêt national.

C'est de notre constitution intérieure, de la fondation de notre gouvernement, que la Chambre doit s'occuper avant tout: c'est là que réside la véritable difficulté de notre situation, la difficulté qui prime toutes les autres. C'est donc sur notre état intérieur que je demande la permission de rappeler et de retenir votre attention.

Vous avez entendu dans une séance précédente un honorable membre de cette Chambre prendre la défense, non pas de tel ou tel ministère, mais de tous les ministères qui se sont succédé en France depuis la révolution, prendre la défense de ce qu'il a appelé avec raison le gouvernement de Juillet tout entier. L'honorable M. Thiers a été autorisé à parler de la sorte, par le langage de ses adversaires; car, malgré la diversité des accusations, c'est le gouvernement de Juillet et les divers ministères qui ont été et qui sont encore tous les jours attaqués par l'opposition, et surtout par l'opposition extraparlementaire.... (Mouvement en sens divers.) Par l'opposition extraparlementaire.... (Agitation.)

Messieurs, il y a eu quelques raisons, quelques bonnes raisons à ce qu'a fait l'opposition. A travers toutes les vicissitudes des ministères et la diversité de leur situation et de leur conduite, au fond, depuis Juillet, c'est un même système qui a prévalu; une certaine communauté de système, d'opinion et d'intention se fait remarquer dans leurs actes. Cet ensemble de conduite a pour lui une bonne raison: tous ces cabinets étaient issus de la révolution de Juillet; ils y avaient tous concouru; concouru, non-seulement en y prenant part, mais en approuvant la façon dont elle s'était faite, cette façon prompte, décisive, dont nous avions constitué en quelque sorte une royauté et une Charte. Tous les ministres qui se sont succédé depuis ont trouvé cela bon: ils y avaient, je le répète, concouru, et personne n'a regretté d'autres combinaisons. En fait d'élections, par exemple, à quelques différences près, tous sont partis du même point; aucun d'eux n'a réclamé le suffrage universel, aucun n'est venu proposer le bouleversement de nos institutions.

Dans l'administration, il n'y a eu aucun renouvellement général. Tous les ministres ont respecté les anciens droits, les anciens services. Je ne sais, en effet, lequel a prononcé le plus de destitutions. Au dehors, dans les affaires étrangères, tous ont également professé la paix. Ainsi, vous le voyez, sous quelque point de vue que vous les considériez, à prendre les choses dans leur ensemble, à les juger par les dehors, il y a une certaine identité de vues, de système, de conduite dans les différents ministères qui se sont succédé.

Pourquoi donc tous nos débats si vifs, si obstinés? Pourquoi tant de dissentiments au milieu de tant de ressemblances? C'est ici, messieurs, que je vous demande la permission de dire toute ma pensée. (Attention.)

Je ne parle pas d'un parti dont les efforts contre notre gouvernement sont naturels, doivent exister, auxquels nous avons dû nous attendre, et qui ne peuvent cesser qu'après de longues années de paix, de raison, de justice, quand on aura détaché de ce parti tous les hommes de sens et d'honneur qui sont capables de s'en détacher, et certainement c'est le plus grand nombre.

Je ne parle point de ce qui est à faire contre les coupables tentatives de ce parti: à cet égard, nous sommes unanimes, et les divers ministères l'ont été; mais il est un autre parti dont le caractère fondamental est que la révolution de Juillet ne lui a pas suffi. Ce parti ne peut se résigner à se renfermer dans les limites que la révolution de 1830 a assignées à notre politique; il n'est pas content de la manière dont la révolution s'est faite, ni de rien de ce qu'elle a fait depuis. Que réclame ce parti? On l'a vu, au su de tout le monde, sur les places publiques, dans les rues, et jusqu'à nos portes. Il réclamait un interrègne et un gouvernement provisoire, une constitution toute nouvelle qui n'eût rien de commun avec la Charte, pas même le nom; il voulait la convocation des assemblées primaires et la délibération sur la révolution qui venait de s'opérer. Voilà ce qu'à cette époque il demandait au vu et au su, je le répète, de tout le monde. Depuis, en matière de législation, mais, hors de cette Chambre, il a professé le suffrage universel, le mépris de toutes nos lois actuelles, la nécessité de les renverser sur-le-champ, de recommencer à nouveau l'oeuvre de notre législation et de notre ordre social.

Quant aux affaires extérieures, ce parti appelait à grands cris la guerre, la guerre générale, la guerre de principes! Il prêchait la nécessité absolue d'envoyer toutes nos idées, tous nos principes contre les idées et les principes du reste de l'Europe.

Et quand la guerre lui a manqué, qu'est-ce qu'il a fait? Il l'a faite cette guerre, mais il l'a faite sous main, il l'a faite sous terre, par la propagande, par les provocations à l'insurrection, au renversement des gouvernements établis. C'est une guerre cela, messieurs; il n'est pas loyal d'appeler cela la paix; c'est la guerre non déclarée, déloyale, injuste, telle qu'il n'est plus de notre civilisation de la faire.

Nous avons vu ouvrir des souscriptions en faveur de je ne sais quels projets de révolution qui n'ont pas même eu l'honneur d'avorter; nous avons vu des révolutions à l'entreprise; nous avons vu des sociétés anonymes se former pour provoquer au dehors de semblables projets.

Voilà ce qu'a fait ce parti, quand il n'a pas pu avoir la guerre comme il la demandait.

Eh bien! messieurs, que veut-il ce parti? quel nom lui donner? On lui a donné le nom de parti républicain. Je ne veux pas de la république; personne n'est plus convaincu que moi que la monarchie est le seul gouvernement qui convienne à la France; personne ne la veut plus sincèrement que moi; mais je ne ferai pas à la République l'injure de donner son nom à un tel parti. (Marques d'approbation.) La république est un gouvernement régulier, qui peut être juste, loyal, et qui n'a aucun rapport avec le parti que j'essaye de caractériser. (Vive approbation.) Ce qu'est véritablement ce parti? le voici, passez-moi l'expression: c'est la collection de tous les débris, c'est le caput mortuum de ce qui s'est passé chez nous de 1789 à 1830. C'est la collection de toutes les idées fausses, de toutes les mauvaises passions, de tous les intérêts illégitimes qui se sont alliés à notre glorieuse Révolution, et qui l'ont corrompue quelque temps pour la faire échouer aussi quelque temps.

Considérez quelles sont les idées de ce parti et ce qu'il professe.

Sa première idée est de tout recommencer, de faire table rase pour élever un nouvel édifice social.

Ce qu'il professe, c'est de ne reconnaître dans le passé, ni dans le présent, rien de légitime, de ne rien trouver de bon dans ce qui a été, dans ce qui est. C'est l'oeuvre de la création qu'il faut recommencer chaque jour.

Cette chimère, cette folie, c'est le crime du parti. Il n'y a rien qui corrompe plus profondément les hommes que le fol orgueil qui les porte à croire qu'il est en leur pouvoir de recommencer le monde tous les jours, de renouveler absolument les gouvernements et les sociétés.

Il n'en est pas ainsi: les sociétés, les gouvernements, tout cela est l'oeuvre du temps, des générations; il faut plusieurs siècles et de longues expériences pour les former.

Eh bien! c'est une des folies, c'est un des crimes du parti d'oublier ce bon sens populaire, ce bon sens de l'humanité, pour nous jeter sans cesse à la tête une création qu'il faudrait sans cesse recommencer. (Très-bien! très-bien!)

Sa seconde idée, c'est l'épée de Damoclès qu'il tient constamment suspendue sur la tête de tous les gouvernements, et même du nôtre. Vivre avec cette épée de Damoclès sur la tête, n'est-ce pas un supplice intolérable? c'est à ce supplice que ce parti condamne tous les gouvernements qui se sont chargés d'en préserver les citoyens, de leur donner sûreté et confiance. Le parti dit à tout gouvernement: vous n'aurez ni repos ni de sûreté; l'insurrection populaire est là qui vous menace, elle mettra la main sur vous quand il lui plaira, elle vous changera, vous détruira. C'est là ce qu'il répète tous les jours, ce qui est le fond de sa pensée. (Marques d'adhésion.)

Voilà pour les doctrines du parti. Voyons maintenant quels sont les moyens qu'il emploie.

L'émeute, la force, l'appel continuel à la violence, à la violence matérielle, invoquée toutes les fois que le cours naturel et régulier des choses ne permet pas au parti d'accomplir sa volonté.

Voulez-vous regarder au langage? Lisez! C'est le langage des plus mauvais temps de notre révolution; langage timide encore et honteux, mais qui s'essaye; langage de gens qui veulent savoir si vous êtes en état et en disposition de les réprimer, et qui, le jour où ils croiront que vous ne l'êtes pas ou que vous ne le pouvez pas, se livreront à tout leur cynisme, à tout leur dévergondage, prêts à répandre au milieu des sociétés, dans les rues, sur les places, à y étaler (passez-moi l'expression) toutes les ordures de leur âme. (Mouvement dans l'assemblée.)

Voilà, messieurs, le parti auquel vous avez affaire; ce parti que je n'appellerai pas le parti républicain, mais le mauvais parti révolutionnaire, est aujourd'hui, grâce à Dieu, affaibli, usé, incapable d'amendement et de repentir. La révolution de Juillet, c'est au contraire tout ce qu'il y a eu de bon, de légitime, de national dans notre première révolution, et tout cela converti en gouvernement. Voilà, messieurs, la lutte à laquelle vous assistez: elle est établie entre la révolution de Juillet, c'est-à-dire entre tout ce qu'il y a eu de bon, de légitime, de national, depuis 1789 jusqu'à 1830, et le mauvais parti révolutionnaire, c'est-à-dire la queue de notre première révolution, tout ce qu'il y a eu de mauvais, d'illégitime, d'antinational, depuis 1789 jusqu'à 1830. (Marques d'approbation au centre.)

Voilà la lutte dans laquelle vous êtes engagés.

Et ne vous faites pas illusion; ne cherchez pas à couvrir sous de beaux noms des choses qui sont si mauvaises. Ce sont là vraiment les deux partis: à qui restera la victoire? C'est à vous d'en décider.

Tel est, messieurs, au dedans l'état général des choses; telle est la véritable lutte qui se passe au milieu de nous. Voici maintenant ce qui nous divise. Parmi les amis sincères, éclairés, honnêtes de la révolution de Juillet, parmi les hommes dévoués à sa cause, à sa bonne cause, il en est qui croient qu'il faut ménager le parti dont je viens de parler, qu'on a besoin de son alliance, qu'il faut l'avoir dans ses rangs aussi longtemps qu'on le pourra, jusqu'à la dernière extrémité s'il est possible, et qu'en attendant, il faut lui faire les concessions dont il a besoin, afin de ne pas se l'aliéner.

Il y a au contraire des hommes qui croient qu'il faut accepter le combat, que c'est la condition de salut, que ce parti dans nos rangs nous perd, nous corrompt, nous déshonore aux yeux de l'Europe, qu'il faut l'avoir non pas derrière soi, non pas dans ses rangs, mais en face, comme adversaire, le lui dire et le lui prouver tous les jours.

Voilà, messieurs, voilà les deux politiques entre lesquelles vous avez à choisir. Je ne crains pas que ce mauvais parti triomphe, même indirectement, dans cette Chambre. Je sais qu'il n'y a pas de voix, qu'il serait unanimement repoussé. Mais, dans cette Chambre comme parmi tous les amis de la révolution de Juillet, il y a division: il y a des hommes qui pensent qu'on peut, qu'on doit le tolérer et le respecter jusqu'à un certain point; d'autres croient qu'il faut l'avoir en face et le combattre.

C'est entre ces deux systèmes, l'un incertain, l'autre décidé, entre un système mixte dans lequel le mauvais et le bon s'amalgament comme ils peuvent, et un système franc et décidé, que vous avez à choisir.

Ne vous y trompez pas, messieurs; la France vous a envoyés ici pour faire ce choix duquel tout dépend en ce moment. Ce qui tourmente la France depuis un an, c'est l'incertitude, l'indécision, la question de savoir qui est ami de la révolution, qui est son ennemi, qui veut de la révolution, qui n'en veut pas. C'est cela qui fait le tourment de la France.

La France vous a envoyés pour prononcer entre deux politiques; elle compte que vous en choisirez une franche et décidée. Vous ne pouvez choisir qu'entre la timidité qui ménage le mauvais parti, et la franchise qui le combat ouvertement. De la façon dont vous ferez ce choix dépend l'accomplissement de votre mission.

Permettez-moi de vous le dire dans ma conviction profonde: si vous ne faites pas le choix que la France attend, si vous ne lui donnez pas un système complet, franc, vous tomberez dans toutes les incertitudes, toutes les vacillations, toutes les menées dont la France souffre et est lasse depuis un an.

Il dépend de vous, messieurs, de faire ce choix. Prenez-y garde; ou bien vous accomplirez la plus grande tâche qu'une assemblée de citoyens puisse accomplir au service de son pays, ou bien vous serez au rang de ces assemblées faibles qui n'ont pas su s'acquitter de la mission que leur pays leur avait donnée.

(M. Guizot descend de la tribune au milieu des applaudissements vifs et réitérés d'une partie de la Chambre.)



XXIX

Discussion de l'adresse de la Chambre des députés au roi, à l'ouverture de la seconde séance de 1831.

--Chambre des députés.--Séance du 12 août 1831.--

A l'occasion d'un amendement au quatrième paragraphe du projet d'adresse, proposé par M. de Podenas, député de l'Aude, M. Teulon, député du Gard, entretint la Chambre de l'état de l'administration dans ce département, et reprocha au premier ministère formé après la révolution de Juillet d'avoir voulu faire ce qu'il appela «un partage égal du pouvoir entre les vainqueurs et les vaincus, dans l'espoir d'amener entre eux un rapprochement.» Je pris la parole pour relever cette assertion.

M. Guizot.--C'est un seul fait que je désire relever. L'antépréopinant vous a parlé d'un égal partage du pouvoir entre les vainqueurs et les vaincus, qui avait été établi dans le département du Gard par le premier ministère après la révolution de Juillet. Voici, messieurs, en fait, quel a été le partage du pouvoir à cette époque. Le préfet, les trois sous-préfets, le secrétaire général, le général commandant, le procureur général, le procureur du roi, le receveur général ont été changés (Sensation) et remplacés tous, je n'hésite pas à le dire, par des hommes attachés à la révolution de Juillet. Je dois faire remarquer que l'honorable membre qui a porté cette plainte a été nommé, par ce même ministère, secrétaire général du département du Gard. (Mouvement.) Je ne pense pas qu'il y ait eu alors partage égal de pouvoir entre les vainqueurs et les vaincus. Je pense qu'il a été fait tous les changements commandés par la justice et la bonne administration. Ces changements se sont étendus encore plus loin. Un grand nombre de maires et de membres des conseils municipaux ont été renouvelés. La garde nationale de la ville de Nîmes est presque toute composée de protestants. Je ne dis pas cela pour lui faire tort, au contraire; elle est pleine de patriotisme, elle est animée d'un bon esprit; elle s'est plus d'une fois compromise pour maintenir l'ordre dans le pays. Mais il n'est pas exact de dire qu'il y ait eu partage égal de pouvoir entre les vainqueurs et les vaincus. Il y a eu changement au profit des vainqueurs et justice envers les vaincus. (Marques d'adhésion.)



XXX

Discussion de l'adresse de la Chambre des députés au roi dans la seconde session de 1831.

--Chambre des députés.--Séance du 12 août 1831.--

On me reprocha, dans cette séance, le langage que j'avais tenu dans celle du 11 août à propos du parti républicain et des émeutes. Je pris la parole pour expliquer et justifier mon langage.

M. Guizot.--Je n'ai que deux faits à faire remarquer à la Chambre.

Premièrement, je n'ai pas entendu hier laver le parti qu'on appelle républicain de toute participation aux émeutes; j'ai dit que je ne reconnaissais pas le vrai parti républicain dans celui qui prenait ce nom; mais je n'ai pas dit que le parti qui prend le nom de républicain n'a pris aucune part aux émeutes. Au contraire, ce parti, a, selon moi, participé aux émeutes. J'ai entendu lui enlever un beau nom, mais non pas lui contester ses actes.

Secondement, j'ai dit hier que nous n'avions à choisir qu'entre deux systèmes: un système décidé et arrêté, et un système incertain, faible, qui ménage à chaque occasion les fauteurs du désordre, qui leur cherche des palliatifs et des excuses.

J'avoue que je ne m'attendais pas à trouver sitôt la confirmation des faits que j'ai avancés hier à cette tribune. Que vient de faire en effet l'orateur auquel je succède? Il a tenté d'excuser le parti républicain; il s'est appliqué à le tirer d'embarras.

M. Odilon Barrot.--Vous vous trompez complétement sur mon intention.

M. le Président.--N'interrompez pas, vous répondrez.

M. Odilon Barrot.--Il n'est pas permis de dénaturer ma pensée.

M. Guizot.--Je n'accuse en aucune façon les intentions; je fais seulement remarquer la fausseté et l'embarras de la position. Je dis qu'un sentiment public, un sentiment avoué de tout le monde accuse de nos désordres, ou du moins d'une grande participation à nos désordres, les hommes qui se parent à tort, selon moi, du nom de républicains. Je dis que ces désordres ont eu lieu souvent aux cris de Vive la République! Je dis que, parmi les hommes qui y ont pris part, il y en a qui se croient sincèrement républicains; ils se trompent, mais ils n'en ont pas moins cette conviction, et ce n'en est pas moins aux cris de Vive la République! que ces désordres ont eu lieu. Il est donc naturel que le sentiment public en accuse ceux qui s'appellent républicains, et que l'adresse réponde à cette partie du discours de la Couronne.

Tel est l'embarras du parti que j'attaquais hier, qu'il s'est cru obligé de détourner ce coup et de prendre les vrais républicains sous sa protection. Il ne s'agit pas ici des vrais républicains, mais de ceux qui, aux cris de Vive la République! viennent porter le désordre dans la société. Je dis que le sentiment public les condamne, et qu'il n'y a aucun moyen de les retirer de l'adresse. Je demande le maintien du paragraphe.



XXXI

Discussion de l'adresse de la Chambre des députés au roi, à l'ouverture de la seconde session de 1831.

--Chambre des députés.--Séance du 16 août 1831.--

Dans la séance du 15 août 1831, le président du conseil ayant demandé la parole sur la position de la question relative à un amendement de M. Bignon, député de l'Eure, au moment où la clôture de la discussion sur l'amendement même venait d'être prononcée, le droit de prendre ainsi la parole lui fut contesté, et un vif incident s'éleva à ce sujet. Dans la séance du lendemain 16 août, la lecture de cette partie du procès-verbal de la séance précédente donna lieu à un nouveau débat dans lequel j'intervins pour expliquer la situation de la Chambre dans cette circonstance et déterminer nettement la question dont il s'agissait.

M. Guizot.--La Chambre s'est occupée à la fois de deux questions toutes différentes.

Il y a d'abord une question de fait, qui est celle de savoir ce que M. le président du conseil a fait hier quand il a demandé la parole: c'est sur la question de fait que porte la rectification du procès-verbal, demandée par l'honorable M. de Rambuteau.

La seconde question est une question constitutionnelle: celle de savoir jusqu'à quel point et de quelle manière la prérogative royale doit être exercée dans la Chambre en vertu de l'article 46 de la Charte.

Sur la première question, on ne peut pas demander l'ordre du jour; il faut rectifier ou non le procès-verbal. Le procès-verbal ne constate pas ce qui a été entendu, mais ce qui a été fait, ce qui a été dit: il se peut qu'un grand nombre de membres n'aient pas entendu ce qui a été dit; mais la question qu'on met aux voix, c'est de savoir si telle chose a été dite, si telle chose a été faite. C'est une question de fait que l'on met aux voix dans tout débat qui s'élève sur la rédaction du procès-verbal. Le procès-verbal n'est pas autre chose que l'exposé de ce qui s'est passé dans une séance; toute demande en rectification du procès-verbal élève une question de fait; cette question se décide par assis et levé, à la majorité des voix. Ceux qui sont d'avis que le fait s'est passé tel qu'on l'articule se lèvent pour la rectification du procès-verbal; ceux qui ont vu le fait d'une autre manière se lèvent contre.

Il n'y a donc là, je le répète, qu'une question de fait. Si le plus grand nombre des membres de cette assemblée regarde comme constant que M. le président du conseil avait demandé la parole sur la position de la question, le fait sera rétabli dans le procès-verbal de cette manière. Si le plus grand nombre de nos collègues croit le contraire, il sera constaté que le fait n'a pas eu lieu, et il ne sera pas rétabli dans le procès-verbal.

Voilà sur la première question; quant à la seconde, la question constitutionnelle, il n'y a pas lieu de passer à l'ordre du jour, car c'est une question qui ne peut pas être résolue dans cette Chambre.

Voix à gauche.--Raison de plus pour passer à l'ordre du jour.

M. Guizot.--La Chambre règle tout ce qui regarde ses opérations intérieures, en tant que les grands pouvoirs, indépendants l'un de l'autre, n'y sont pas intéressés; mais quand il s'agit de la correspondance, des relations de ces pouvoirs entre eux, il ne dépend pas de la Chambre de régler ces relations et cette correspondance par un vote réglementaire.

Ou l'article de la Charte est clair, ou il ne l'est pas.

Plusieurs voix.--Il l'est.

Autres voix.--Il ne l'est pas.

M. Guizot.--C'est l'un ou l'autre: si l'article est clair, il ne doit pas être modifié par un vote réglementaire; si, au contraire, il ne l'est pas, s'il a besoin d'être modifié, il ne peut l'être que par le concours des trois pouvoirs; il ne peut l'être par un seul, indépendamment des deux autres. Je le répète, la Chambre ne peut pas délibérer sur cette question. (Bruits en sens divers.)

Je demande que la Chambre se prononce sur la question relative à la rectification du procès-verbal. Elle déclarera les faits tels qu'elle les a vus et entendus.

Sur la seconde question, nous avons discuté; des opinions différentes ont été émises; il n'y a pas lieu à délibérer. (Oui, oui! l'ordre du jour.)

Je demande l'ordre du jour.



XXXII

Discussion à l'occasion des interpellations adressées par M. Mauguin au ministère sur les troubles survenus dans Paris.

--Chambre des députés.--Séance du 20 septembre 1831.--

A la nouvelle de la prise de Varsovie, de violents désordres éclatèrent dans Paris pendant les journées des 16, 17, 18 et 19 septembre. M. Mauguin, député de Saône-et-Loire, adressa, à ce sujet, au ministère des interpellations qui suscitèrent un débat très-vif prolongé du 19 au 23 septembre. Les affaires extérieures et intérieures du pays, le caractère et les conséquences de la révolution de Juillet, les principes et la conduite des divers cabinets furent de nouveau remis en question. Je pris deux fois la parole dans ce débat, le 20 septembre en réponse au général Lafayette et le 21 en réponse à M. Mauguin. Le débat se termina par une ordre du jour favorable au cabinet.

Sur une nouvelle interpellation de M. Mauguin, je revins, dans la séance du 26 octobre suivant, sur la conduite que j'avais tenue, en 1830, comme ministre de l'intérieur, envers les Espagnols réfugiés en France, et je complétai les explications que j'avais déjà données à ce sujet dans la séance du 30 septembre.

M. Guizot.--Messieurs, comme ami du ministère, comme partisan de son système politique, j'aurai peu de chose à ajouter à ce que vous avez entendu. A mon avis, hier et aujourd'hui, l'explication de la conduite du ministère, la défense de ses actes ont été satisfaisantes et complètes; je n'ai, je le répète, presque rien à ajouter. Mais quand cette discussion s'est élevée, nous nous en sommes promis quelque chose de plus que la justification ou l'accusation du ministère. Quelque grande que soit cette question, il y en a une autre encore. Le ministère ne s'est pas mêlé seul de notre politique intérieure; il n'est pas le seul qui ait eu des idées, des intentions, et qui ait agi au dehors au nom de la France. Je ne viens donc pas défendre le ministère suffisamment défendu; je viens attaquer la politique, les idées, les intentions, les actes de ses adversaires qui sont les nôtres.

Plusieurs voix à gauche.--Comment les intentions aussi!... (Agitation.)

M. Guizot.--C'est aussi là une question que nous nous sommes promis de traiter; nous nous sommes promis de tout dire ici, de dire au pays ce que nous pensons sur toutes choses et sur tout le monde. Je vais l'essayer. (Marques d'attention.)

Vous vous rappelez tous de quelle manière la révolution de Juillet, à laquelle nous avons tous eu part, fut reçue en Europe. L'Europe la trouva naturelle, inévitable, je dirai presque légitime. La conduite du gouvernement déchu parut si insensée, si énorme que l'Europe prévoyait la révolution, et n'en fut pas étonnée. Je pourrais citer, si des conversations particulières pouvaient être rapportées à cette tribune, je pourrais citer telles paroles d'un grand souverain qu'on regarde comme le plus grand ennemi de la révolution de Juillet, et qui, lorsqu'il l'apprit, dit lui-même: «Voilà les conséquences du manque de foi des souverains.» (Sensation.) La révolution de Juillet, je le répète, fut donc trouvée naturelle et presque légitime. Cependant on eut peur, on s'en méfia; on se demanda; pourrons-nous vivre en paix avec la France? N'est-ce pas un volcan qui vient de se rouvrir au milieu de l'Europe? J'ai entendu plusieurs de mes collègues s'étonner et s'indigner de ces inquiétudes de l'Europe. Messieurs, en vérité, je ne conçois pas cet étonnement. L'Europe n'est pas de ceux qui n'ont rien oublié ni rien appris depuis quarante ans. Il est impossible que l'Europe ne se souvienne pas des conséquences que la Révolution française avait eues pour elle; elle a dû voir avec méfiance, avec effroi, la possibilité de chances pareilles; l'Europe, dans son intérêt, en allant au fond des choses, avait droit d'avoir peur; elle avait droit de se méfier, et elle n'a rien fait que de naturel quand elle a armé à l'apparition de la révolution de Juillet. Nous, de notre côté, nous avons bien fait de nous méfier de l'Europe, de croire à la possibilité de graves dangers; nous avons bien fait d'armer. De part et d'autre, on est resté dans sa situation; il n'y a rien là dont on doive s'étonner, ni dont on puisse faire à personne l'objet d'un reproche.

Les choses étant telles, la situation de tout le monde ainsi établie, que pouvait faire le gouvernement français? Il n'y avait évidemment que deux systèmes: prendre, contre les méfiances et les terreurs de l'Europe, toutes les précautions nécessaires, armer le pays, se tenir en état de défense et en même temps s'efforcer de rassurer l'Europe, de dissiper ses méfiances, ses craintes, de lui prouver qu'un état régulier, tranquille, pouvait s'établir en France, de continuer avec l'Europe de bonnes et pacifiques relations.

C'était là le système qui se présentait naturellement à un gouvernement sensé; c'est celui qui a été tenté bien ou mal, avec plus ou moins de succès, par tous les ministères qui se sont succédé depuis quatorze mois.

L'autre système, c'était de se constituer en état de volcan au milieu de l'Europe, de couvrir l'Europe de feu, de proclamer sur-le-champ l'incompatibilité de l'ordre social français avec l'ordre social européen, et de les mettre tous deux aux prises.

Messieurs, y a-t-il quelqu'un, je ne dis pas dans les mille rêves, dans les mille folies qui passent par la tête des hommes, y a-t-il, dis-je, quelqu'un parmi les hommes sensés de l'opposition ou en dehors, qui ait proposé ce système? Non, messieurs; depuis quatorze mois, l'opposition, et dans cette Chambre et au dehors, a été, selon moi, imprudente, téméraire; mais je ne la trouve pas hardie; je ne trouve pas qu'elle ait manifesté de grands projets, qu'elle ait conçu de grandes pensées, pas même des pensées folles dans leur grandeur.

Non, messieurs, le système dont je parle, le système fanatique, odieux, impossible en définitive à faire réussir, mais qui cependant pouvait trouver en Europe des forces morales et matérielles qui lui fussent propres, ce système n'a été conseillé par personne; personne dans l'opposition n'a osé sérieusement le proposer.

Nous avons vu l'opposition divisée de bonne heure sur cette question. Les uns se sont prononcés pour la paix, les autres ont gardé le silence; d'autres ont conseillé la guerre, mais une guerre politique et point la guerre de propagande, point cette guerre volcanique dont je parlais tout à l'heure. D'autres ont conseillé la propagande, mais la propagande en désavouant la guerre; car vous venez de l'entendre à cette tribune, on s'est prononcé en même temps contre la guerre et pour la propagande. Je ne me charge pas de la conciliation de ces deux idées.

M. le Général Lafayette.--Je demanderai la parole pour un fait.

M. Guizot.--Eh bien! messieurs, sans prétendre à concilier les contradictions de ce système, je dis que l'opposition en a constamment tenu le langage: je dis qu'elle a provoqué toutes les passions, qu'elle a élevé toutes les plaintes que ce système suppose; en un mot, que la portion extérieure de sa conduite, son langage, ses actes, ses méfiances ont appartenu au système qu'elle n'osait et qu'elle ne pouvait pas sérieusement conseiller.

On a fait plus: ce qu'on ne pouvait faire prévaloir en France, ce qu'on ne pouvait conseiller en France, on l'a promis au dehors; on n'a voulu rester en arrière d'aucune insurrection, d'aucun projet de révolution, d'aucune tentative de ce genre; on les a tous accueillis, proclamés; on s'en est déclaré le patron, sans s'inquiéter de savoir si on était en état de les faire réussir; on s'est porté fort en leur faveur, au nom de cette France qu'on ne représentait pas, qu'on ne gouvernait pas, dans laquelle on était hors d'état de prévaloir par la liberté, la discussion et la publicité.

Savez-vous ce qu'on a fait à l'égard des révolutions étrangères? on a fait comme ces malheureux qui mettent au monde des enfants sans s'inquiéter de savoir s'il sont en état de les nourrir et de les élever. (Sensation.) C'est là le caractère des idées, des intentions, des actes, de la conduite de l'opposition, au dedans et au dehors de cette Chambre depuis quatorze mois.

Permettez-moi de passer en revue rapidement les divers pays, les différentes révolutions qui y ont été essayées, et de vous y montrer évidente, à toucher à la main, cette politique sans franchise, sans hardiesse et sans sérieux, et ses funestes résultats.

Je prends un pays auquel on ne pense presque plus; je ne sais pourquoi, car il a beaucoup souffert, l'Espagne. Quand la révolution de Juillet a été consommée, le nouveau gouvernement national était, à l'égard de l'Espagne, dans une position excellente pour l'engager à des concessions nécessaires, légitimes, pour l'amener à faire quelque chose pour ses sujets. Le gouvernement français avait sur son territoire un grand nombre de réfugiés espagnols dont les tentatives étaient fort redoutées à Madrid. On croyait, et on devait le croire, qu'ils trouveraient beaucoup d'écho dans la nation espagnole. C'était, entre les mains du gouvernement français, un moyen de négociation puissant, facile, dont on pouvait tirer parti au profit de la liberté et de la prospérité espagnole. Eh bien! qu'a-t-on fait? On a gaspillé, on a perdu ce moyen. Ce n'est pas le gouvernement, mais l'opposition. Une insurrection a été tentée sur les frontières espagnoles par de malheureux réfugiés; on les y a encouragés, poussés; on ne s'est pas inquiété, on n'a pas su reconnaître s'il y avait, pour eux, de véritables chances de succès; et nous avons eu le malheur, car c'en est un pour nous comme pour les Espagnols, de voir quelques-uns des plus illustres défenseurs de l'indépendance de l'Espagne hors d'état de faire quatre lieues sur son territoire; nous les avons vus échouer dans une tentative folle.

Il fallait le prévoir; il ne fallait pas pousser ces hommes en propageant sans cesse les idées, les sentiments qui ont de tels résultats. On faisait presque à ces hommes un devoir d'honneur d'aller délivrer leur pays d'un mauvais gouvernement. Quand on ne les y aurait pas poussés individuellement, ce que je ne veux pas savoir, on les y a poussés d'une manière générale par un langage imprudent, en provoquant des sentiments qui exercent une grande puissance, et on les a envoyés tenter en Espagne une insurrection impossible.

Messieurs, lorsqu'on veut mettre en mouvement des hommes et des peuples, on est moralement obligé de savoir ce qu'on fait, et de ne pas tenter légèrement des choses évidemment impossibles. C'est ce qui est arrivé pour l'Espagne. La tentative n'a eu aucun succès, et cette épée que le gouvernement français pouvait tenir sur la tête du gouvernement espagnol a été brisée entre ses mains. Il a été démontré que les réfugiés espagnols étaient sans crédit, sans force, pour soulever leur pays. Voilà ce que la politique de l'opposition a valu à la France et à l'Espagne. (Sensation prolongée.)

Je prends l'Italie. La question est ici tout autre. Il ne s'agit pas en Italie d'une simple querelle entre un gouvernement et une partie de la nation; il ne s'agit pas de changer les institutions d'un pays, ni de faire une révolution intérieure; il s'agit de faire un grand pays, un grand peuple. L'unité italienne, comme l'honorable général Lafayette le disait tout à l'heure, voilà ce qu'il y a au fond de toutes les tentatives qui ont été faites en Italie. Ce n'est pas la liberté de telle ou telle province; ce n'est pas telle ou telle modification, tel ou tel gouvernement, c'est l'unité italienne, c'est la reconstruction de l'Italie en un grand peuple.

Cette tentative a été renouvelée bien des fois; elle a toujours échoué. Je ne dis pas qu'elle soit radicalement mauvaise et illégitime; je ne prétends pas interdire aux patriotes italiens leurs pensées et leurs espérances; mais je dis que la difficulté est immense, et que jusqu'ici on a toujours échoué, depuis la chute de l'empire romain.

Bonaparte en a donné une raison qui me paraît vraie; il l'a trouvée, avec son admirable génie, dans la configuration géographique de l'Italie. Vous connaissez ce morceau dans lequel il essaye d'expliquer les révolutions d'Italie par sa configuration géographique. Pour moi, cela m'a convaincu.

Eh bien! non-seulement la tentative de refaire l'Italie a toujours échoué, mais il n'y a pas moyen de se dissimuler que, dans ces derniers temps, depuis dix à douze ans, elle n'a pas été soutenue avec cette énergie, cette persévérance, cette âpreté de courage et de dévouement qu'exigent de pareilles oeuvres.

Messieurs, ceci est plus que triste, c'est douloureux à dire; ce n'est pas sans effort que je me décide à prononcer aujourd'hui des paroles qui peuvent, je le sais, aller en Italie tomber sur un noble coeur et l'affliger profondément; mais avant tout, il faut que la vérité soit dite. (Très-bien, très-bien!)

Il est vrai que depuis douze ans, ni le courage ni le dévouement des Italiens n'ont été au niveau de la grande oeuvre qu'ils ont tentée; il est vrai que toujours préoccupés passionnément dans leur langage, dans leurs écrits, de reconstruire l'Italie, ils ont été faibles et enfants pour une pareille entreprise. (Sensation.)

Que devait faire la France dans une telle situation? Fallait-il qu'elle allât se jeter dans une entreprise que l'Italie elle-même se montrait si peu capable d'accomplir? Messieurs, ceci encore est triste à dire; mais il faut que les peuples aient souffert longtemps pour pouvoir compter sur un secours étranger; il faut qu'ils aient lutté longtemps; il faut qu'il ait péri bien des milliers d'hommes pour que l'intervention étrangère devienne naturelle et véritablement utile. Ce n'est qu'après une longue persévérance, après des siècles d'efforts qu'on peut compter utilement sur l'étranger. L'Italie, jusqu'à présent, n'a eu aucun droit de compter sur votre secours.

Qu'avait à faire la France, et dans son intérêt et dans celui de l'Italie? Elle avait à rétablir partout en Italie son influence, à lutter partout contre l'influence autrichienne, à reprendre possession d'une influence correspondante et supérieure, s'il se pouvait, pour la faire tourner au profit des améliorations que l'Italie pouvait espérer. C'était là l'ancienne politique de la France; mais cette politique a ses conditions; on ne la suit pas par cela seul qu'on le veut; il y eut de tout temps deux conditions fondamentales à l'influence de la France en Italie: la première, c'est son alliance avec quelques-uns des gouvernements italiens, un point d'appui fermement préparé dans certaines cours, dans certains gouvernements. C'est à Turin et à Rome que l'influence de la France, au XVIIe et au XVIIIe siècle, luttait efficacement contre l'influence autrichienne; c'est en s'appuyant sur la cour de Rome et la maison de Savoie que la France s'est emparée, en Italie, d'une influence qui balançait celle de l'Autriche.

Eh bien! qu'a fait l'opposition à l'égard de l'Italie? Elle s'est déclarée en guerre avec tous les gouvernements italiens sans exception. Je ne dis pas qu'elle ait menacé spécialement tel ou tel gouvernement, qu'elle ait travaillé à sa ruine; mais la menace résultait naturellement de ses idées et de ses actions; tous les gouvernements d'Italie, celui de Turin comme celui de Rome, devaient se croire menacés. L'opposition a donc tendu à ôter à la France son premier moyen d'influence utile en Italie.

Quant au second, on a parlé de la papauté. Messieurs, ce n'est pas seulement en s'alliant avec la cour de Rome, en étant bien avec elle que la France avait acquis de l'influence en Italie. Il faut se rappeler un fait plus général. Depuis le XVIIe siècle, la France a été à la tête du catholicisme en Europe. La politique du catholicisme occidental et méridional s'est, depuis deux cents ans, rattachée à la cour de France; c'est autour de la cour de France que l'Espagne, l'Italie, la Belgique et tous les États catholiques de l'occident de l'Europe ont tourné. La France a trouvé là un grand moyen de force.

Je sais tout ce qu'on peut dire de l'influence du catholicisme sur la constitution intérieure de ces pays et sur leur liberté; je sais que cette influence a perdu beaucoup aujourd'hui; il n'en est pas moins vrai que c'est en qualité de chef du catholicisme en Europe que la France, dans les deux derniers siècles, a eu, particulièrement en Italie, une immense influence, et a prévalu souvent à Rome contre l'Autriche.

Eh bien! la politique de l'opposition, elle-même l'a déclaré, s'est mise en état de guerre avec le catholicisme; était-ce là une conduite propre à faire regagner à la France l'influence qu'elle avait perdue et qu'elle ne devait pas tenter de reprendre par la force des armes? Les idées et le langage de l'opposition ont été radicalement nuisibles à l'influence que la France pouvait reprendre en Italie; ils n'ont pas été moins nuisibles à la liberté italienne, à la cause des améliorations politiques en Italie.

L'Italie est aujourd'hui en arrière. Tout mouvement précoce et prématuré est un mouvement rétrograde. En matière de révolution, tout ce qui ne réussit pas nuit, tout ce qui n'avance pas rétrograde. (Sensation.) C'est là ce qui

est arrivé en Italie et en Espagne; la politique de l'opposition a fait éclore là des fruits avant qu'ils fussent mûrs, des fruits qui sont tombés, et qui ne renaîtront peut-être pas de longtemps. (Approbation aux centres.)

J'arrive à la Belgique. C'était, messieurs, une bonne fortune que la révolution de Belgique arrivant six semaines après la nôtre; c'était une bonne fortune inespérée que la destruction soudaine d'un royaume élevé, comme on nous l'a dit, contre la France, devenu le premier boulevard de l'Europe contre la France. Cette destruction, dis-je, était un fait immense, qui ne devait inspirer à la France aucune autre idée que celle de le maintenir.

La bonne fortune a été encore plus grande. L'Europe éclairée par tout ce qui s'est passé depuis quarante ans, plus clairvoyante et raisonnable qu'on ne le suppose, l'Europe a compris qu'il fallait se résigner à la chute du royaume des Pays-Bas comme à la chute de la branche aînée de la maison de Bourbon; l'Europe a compris qu'il y avait là nécessité; elle s'est montrée promptement, beaucoup plus promptement qu'on ne l'espérait, disposée à accepter ce second fait.

Quelle bonne fortune que de faire si facilement reconnaître au bout de six semaines une seconde insurrection, une insurrection qui ôtait la pierre angulaire de l'oeuvre de la Sainte-Alliance; de la faire reconnaître par la Sainte-Alliance elle-même obligée de se transformer, de se mettre à la raison! Voilà quelle a été la politique du gouvernement français; il a réussi dans son dessein.

Que faisait pendant ce temps-là l'opposition? Elle n'était pas contente de ce fait, et là comme partout elle étalait des prétentions et des espérances illimitées, car c'est le caractère de ce parti de prendre sur-le-champ ses prétentions pour des espérances, et ses espérances pour des certitudes.

Le parti a donc voulu autre chose; il a voulu la réunion de la Belgique à la France. Ceci était une question fort douteuse en Belgique. Pour mon compte, d'après ce que j'ai pu recueillir de renseignements, il m'a paru que la réunion à la France n'était pas l'opinion de la majorité en Belgique, que ce n'était pas le voeu national; il m'a paru qu'il y avait des provinces qui inclinaient naturellement vers la France, mais que la nationalité était le sentiment dominant en Belgique, que le désir de former un État indépendant était sa première pensée, et qu'ainsi toute idée de réunion était une cause de désunion et de faiblesse.

C'est pourtant la première tentative que l'opposition a faite, tentative qui n'avait d'autre résultat que d'affaiblir la révolution nouvelle et de la compromettre au moment même où l'Europe la reconnaissait. Il a fallu renoncer à la tentative de réunion. Qu'a fait l'opposition? Quel a été son système? Elle a encouragé en Belgique l'esprit démagogique (murmures à gauche), oui, l'esprit démagogique; c'est avec dessein que je me sers de cette expression. Personne n'ignore quels sont les émissaires qui sont partis de Paris, quelle correspondance s'est établie entre les clubs de Bruxelles et les sociétés secrètes de Paris; on a encouragé l'esprit démagogique pour fomenter des troubles aux dépens du gouvernement nouveau, aux dépens de l'indépendance de la Belgique. Telle a été la politique constante de l'opposition, si bien que le nouveau gouvernement belge a été obligé de se défendre contre les émissaires de Paris et de chasser les prétendus amis qu'on lui envoyait. (Mouvements divers.)

Voilà, quant à la Belgique, les services que l'opposition lui a rendus; voilà quel a été le résultat de sa politique.

Messieurs, jamais encore à cette tribune je n'ai prononcé le nom de Pologne. Je souhaitais vivement son succès, et je n'y croyais pas; je ne me serais pas permis de dire un mot qui pût décourager les amis de cette belle cause; je me serais éternellement reproché de dire un mot qui pût tromper mon pays, en encourageant des espérances que je ne partageais pas. Je dis tromper mon pays, et c'est avec dessein. Il est aisé, messieurs, de dire à cette tribune, entre nous quatre cents députés tranquillement assis dans cette enceinte: «La Pologne ne périra pas.» Il y a eu cependant de bonnes causes perdues dans le monde. Depuis que les hommes sont répandus en société sur la surface de la terre, il y a eu des peuples très-illégitimement effacés du rang des nations: il y a eu d'effroyables malheurs en ce genre, et personne n'a le droit de dire qu'une bonne cause ne sera jamais perdue.

Ce n'est pas que je doute de la justice divine, de la Providence; mais elle a ses secrets, ses plans que nous ne connaissons pas, et nous n'avons pas le droit de les préjuger ni dans un sens ni dans l'autre; nous n'avons pas le droit de donner nos désirs pour les volontés mêmes de la Providence. (Vive sensation.)

Il y a d'ailleurs des occasions où la réserve, la prudence sont particulièrement imposées. Je ne vous redirai pas tout ce que vous venez d'entendre à cette tribune sur l'histoire de la malheureuse Pologne, sur ses tentatives continuelles et d'organisation politique et d'affranchissement territorial, tentatives qui ont toujours échoué, comme celles pour l'unité de l'Italie. Il y a des causes à un tel fait; je ne les rechercherai pas; je ne prétends pas dire que le fait soit incorrigible; mais je dis que c'était une raison d'apporter dans la politique, à l'égard de la Pologne, une réserve toute particulière. La nécessité de cette réserve s'est fait sentir même en Pologne, parmi les insurgés, les nobles insurgés qui s'étaient saisis du gouvernement. Voyez ce qui s'est passé à Varsovie, autant du moins que nous pouvons le connaître; n'est-il pas évident que deux partis existaient au sein de cette révolution, un parti modéré, prudent, réservé, qui ne voulait pas se fermer toutes les portes, qui ne voulait pas condamner irrévocablement son pays à la nécessité d'un plein succès. Le général Chlopicki, le général Skrinezcki, une grande partie du gouvernement provisoire, le prince Czartorinski, appartenaient au parti modéré; ils ont été poussés jusqu'aux dernières extrémités par un autre parti, par un parti auquel je ne veux faire aucun reproche, il n'est pas permis d'en faire à une noble cause, à des braves qui ont succombé malheureusement; mais je dis qu'il y a eu là un parti violent, imprudent, qui a voulu ne laisser aucune ressource et mettre son pays dans la nécessité de vaincre l'empire russe ou de périr.

Messieurs, entre ces deux partis, le langage, la conduite, les actes de l'opposition en France ont favorisé le parti violent au détriment du parti raisonnable. Je n'ai aucune correspondance, mais il n'est pas besoin de lire des lettres ni d'écouter des conversations; si je juge par ce qui s'imprime, par ce qui se dit sur la place publique, je vois que la conduite de l'opposition a eu pour résultat d'affaiblir le parti qui voulait se réserver une ressource, et de fomenter le parti violent, le parti qui voulait pousser tout aux dernières extrémités. Je n'impute ce résultat à personne, pas même au parti violent de la Pologne, mais il est certain que cette politique n'a pas réussi. (Sensation.) Je sais, je le répète, que de telles choses sont douloureuses à dire; je ne pense pas qu'il y ait dans cette Chambre quelqu'un qui éprouve à les entendre plus de peine que moi à les dire; mais je suis convaincu que notre premier devoir à cette tribune, c'est de dire tout ce que nous croyons commandé par l'intérêt de notre pays et par la vérité. Eh bien! j'affirme que, selon ma conscience, la politique de l'opposition s'est complètement trompée dans les quatre pays que je viens de parcourir, et qu'elle a radicalement nui au succès des tentatives qui y ont été faites en faveur de la liberté. (Marques d'adhésion aux centres.)

Messieurs, je crois que l'opposition se trompe fondamentalement sur l'état actuel de l'Europe; elle oublie que la question révolutionnaire, la crainte, la terreur, légitime ou illégitime, des révolutions domine l'Europe, préoccupe tous les esprits, et que, dans toutes les tentatives, soit d'améliorations intérieures, soit de nouvelles combinaisons territoriales qui peuvent être indispensables à l'Europe, rien n'est bon, rien n'est possible, tant que la question révolutionnaire sera dans cet état flagrant, dans cet état d'irritation dont l'Europe tout entière est saisie. (Très-bien!)

Tout à l'heure l'honorable général Lafayette vous disait que le général Washington n'avait pas refusé de secourir la France au moment de l'explosion de la guerre entre la France et le reste de l'Europe, que c'était à l'occasion d'un traité conclu avec l'Angleterre que la politique de Washington s'était développée. Je me permettrai de rappeler à l'honorable général qu'il y a là erreur; lorsque la guerre a éclaté entre la France et l'Europe à l'occasion de la révolution, à l'instant même où cette guerre a été apprise en Amérique, avant qu'il fût question du traité avec l'Angleterre, Washington écrivit à tous ses ministres:

«La guerre ayant éclaté entre la France et la Grande-Bretagne, le gouvernement des États-Unis doit employer tous les moyens qui sont en son pouvoir pour faire observer une stricte neutralité, et empêcher que les citoyens de ces États ne les compromettent vis-à-vis de l'une ou l'autre de ces puissances.

«Je vous invite à prendre ce sujet en considération, afin qu'on puisse adopter, sans délai, les mesures les plus propres à nous faire parvenir à ce but si désirable, car on a rapporté qu'on armait déjà en course dans nos ports. Avisons à ce que des événements qu'il ne nous est pas possible de prévoir ni d'arrêter n'aient pas de fâcheuses conséquences pour nous.»

D'après cette lettre, des mesures furent prises par les différents ministres des États-Unis, non-seulement pour maintenir la neutralité, mais pour empêcher les citoyens des Etats-Unis, soit d'aller prendre service eux-mêmes chez une des puissances belligérantes, soit de lui porter des secours en armes ou de toute espèce.

Les actes qui constatent ces mesures existent dans les documents historiques de l'époque. Une lutte s'établit à ce sujet entre le parti démocratique et le parti fédéraliste, dont Washington passait pour être le chef. Je ne pense pas que Washington fût le chef d'aucun parti; je crois qu'il agissait dans l'intérêt bien entendu de son pays. Quoi qu'il en soit, lorsque la République française envoya aux États-Unis son ministre, ce ministre contracta avec le parti de l'opposition américaine des relations fort étroites, et engagea, contre le gouvernement des États-Unis, dont Washington était président et Jefferson ministre du département d'État, une lutte vive, essayant d'exciter l'opposition et de fomenter des divisions, des troubles aux États-Unis. Par suite de cette lutte, Washington, d'après un mémoire rédigé par Jefferson lui-même, qui appartenait au parti démocratique, demanda le rappel du ministre français. Voici les termes du message adressé, le 5 décembre 1793, par le président des États-Unis aux deux Chambres:

«C'est avec un déplaisir extrême que je me vois forcé de déclarer que le ministre qui est chargé de représenter ici la France ne paraît pas partager les dispositions amicales de la puissance qui l'avait député vers nous. Ses actes tendent à attirer les malheurs de la guerre sur notre pays, à semer la division parmi nous, et à nous plonger dans l'anarchie.

«Lorsque ses entreprises ou celles de ses agents ont eu pour objet de nous forcer à prendre part aux hostilités, ou qu'elles ont été des violations faites à nos lois, elles ont été arrêtées par le cours ordinaire de la justice et par l'exercice des pouvoirs qui me sont confiés.

«Tant que le danger n'a pas été imminent, je les ai tolérées, par égard pour la nation que représente cet envoyé; mais j'ai respecté les traités et je les ai exécutés, selon ce que j'ai cru être leur véritable sens. J'ai donné à la France tous les témoignages d'amitié que sa position pouvait lui faire attendre de nous et qui étaient compatibles avec ce que nous devons aux autres puissances.»

Voilà, dans des circonstances un peu analogues aux nôtres, quels ont été la conduite et le langage du gouvernement des États-Unis. Je dis que, dans l'état actuel de l'Europe, la même conduite, le même langage étaient imposés à la France, bien plus étroitement qu'à Washington, car le danger était infiniment plus grand; je dis que le gouvernement français a été, pour la Pologne, beaucoup plus loin que le gouvernement des États-Unis pour la France; je dis qu'il a montré une bienveillance beaucoup plus marquée, qu'il s'est beaucoup plus compromis dans cette cause que ne l'avait fait Washington pour la République française.

Messieurs, je le répète, la question révolutionnaire qui domine aujourd'hui en Europe commande à notre patrie une politique de réserve et de prudence; elle est facile,... je me trompe, tout est difficile en ce monde, mais enfin on peut la tenir sans compromettre en rien les intérêts de notre pays.

On parle sans cesse de la lutte qui existe aujourd'hui en Europe entre le pouvoir absolu et la liberté, entre le régime despotique et le régime constitutionnel. Cela est vrai; cette lutte existe, elle a eu déjà d'heureux résultats, elle en aura de plus grands encore, je l'espère. Mais il y a une autre lutte qui existe à côté. C'est la lutte de l'ordre contre l'anarchie, de l'esprit antisocial contre l'esprit social, la lutte des principes, des intérêts, des passions désorganisatrices contre les principes, les intérêts, les passions conservatrices. Ces deux luttes sont simultanées aujourd'hui en Europe, se mêlent et se confondent souvent. Eh bien! par une de ces bonnes fortunes qui arrivent rarement dans la vie des peuples, la France est admirablement placée pour se mettre à la tête des deux bonnes causes; la France est vouée aujourd'hui, par l'origine de son gouvernement, par ses institutions, par ses sentiments, par ses moeurs, à la cause constitutionnelle, à la cause de la liberté légitime, et, en même temps, comme sa révolution est accomplie, comme elle n'a plus de véritable intérêt révolutionnaire, comme elle a besoin d'ordre autant que de liberté, la France est naturellement appelée à se porter le patron de la cause de l'ordre, tout aussi bien que de la cause de la liberté. (Adhésion.)

Messieurs, le seul obstacle que la France rencontre dans l'accomplissement de cette double mission, ce qui la gêne et lui nuit le plus, c'est la politique que je viens d'attaquer, c'est le parti dont je viens d'examiner la conduite dans tout ce qui s'est passé en Europe depuis quatorze mois. Il y a du bien et du mal dans ce parti; il y en a dans toutes les choses humaines; mais je n'hésite pas à dire qu'aujourd'hui, tel qu'il est, le mal y domine; qu'il est lié à la cause des mauvaises passions, des mauvais sentiments, des mauvais intérêts, plus qu'à la cause de la liberté et de l'ordre. (Adhésion aux centres.)

Voilà pourquoi son influence est si constamment fatale; voilà pourquoi elle a été fatale à l'Espagne, fatale à la Belgique, fatale à l'Italie, fatale à la Pologne, autant qu'elle a pu influer.... (Interruption à gauche.)

Messieurs, que les peuples étrangers le sachent bien; je ne peux porter ici que l'expression d'une conviction personnelle, mais je l'apporte entière; que les peuples étrangers le sachent bien: de ce parti-là ne leur viendra ni l'affranchissement, ni la liberté, ni tout ce qui les garantit; le parti leur promet ce qu'il ne peut pas leur donner; il les flatte et il les perd. (Adhésion prolongée aux centres.)

M. Odilon Barrot.--Lorsqu'on annonce hautement qu'on attaque l'opposition sur ses intentions, on s'impose......

M. Guizot.--Je demande la parole.... Je n'ai accusé les intentions de personne.

A droite et à gauche.--Si fait, vous avez dit les intentions.

M. Guizot.--Non, je n'en ai pas parlé.

Plusieurs voix aux centres.--Non, non.

A droite et à gauche.--Il l'a dit. (Vives dénégations aux centres, oh! c'est trop fort, à l'ordre, à l'ordre!)

M. le président.--Veuillez écouter, l'orateur va s'expliquer.

Un membre de la 2e section de droite.--Nous n'avons pas été envoyés ici par nos commettants pour faire assaut de force de poumons.

M. Guizot.--Veuillez m'écouter.

M. Laffitte.--On vous a écouté sans vous interrompre un seul instant, et tout le monde a entendu les mêmes paroles.

M. Guizot.--Je le répète, j'ai dit que j'attaquais le parti, mais je n'ai pas dit que j'attaquais les intentions (Si fait! Si fait!... Non, non!)

M. Sans, au milieu du bruit.--Nous avons d'aussi bonnes intentions que vous autres. Nos intentions sont sacrées.

M. le président.--M. Guizot n'a pas parlé d'intentions.

M. Laffitte.--J'en atteste le Moniteur et la Sténographie.

M. Guizot.--Depuis que j'ai l'honneur de siéger dans cette Chambre, je n'ai jamais inculpé les intentions de personne. Je prie ceux de mes honorables collègues qui ont le souvenir de ce que j'ai pu dire à cette tribune, de se rappeler que j'ai toujours professé pour les intentions de tous le plus profond respect. Peut-être les analogies que peuvent avoir quelques paroles ont donné lieu à cette méprise. J'ai attaqué le système, les actes, la conduite.

A droite et à gauche avec force.--Et les intentions.

M. Guizot.--Cela n'est pas possible. De même que l'opposition, avec ses paroles et ses moyens d'influence, peut attaquer le ministère, il est juste que les membres qui appuient ses actes aient aussi le droit d'attaquer les actes de l'opposition; mais je n'ai jamais dit les intentions.

Les mêmes membres.--Si, si, vous l'avez dit.

M. Sans, avec force.--Vous avez parlé d'intentions, vous l'avez dit d'une manière très-solennelle.

M. Guizot.--Je n'ai aucun souvenir d'avoir prononcé le mot intention; si je l'ai dit (oui, oui!) je le désavoue. (Marques de satisfaction.)


--Séance du 21 septembre 1831.--

M. Guizot.--Messieurs, je n'abuserai pas des moments de la Chambre; je ne rentrerai pas dans la discussion générale, je parlerai uniquement des faits qui me sont personnels, et j'en parlerai avec d'autant plus de modération qu'ils me sont personnels. Il peut m'arriver de traiter vivement des questions générales, d'attaquer vivement les sentiments, la conduite; mais je regarde la modération comme un devoir strict, toutes les fois qu'il s'agit des personnes. La Chambre me fera l'honneur de croire que je ne sortirai jamais des bornes de la plus rigoureuse mesure.

J'ai besoin cependant de m'expliquer sur un fait. On a blâmé la conduite du cabinet dont j'avais l'honneur de faire partie, à l'égard des réfugiés espagnols. Je remercie l'orateur d'avoir rappelé un fait qu'il est bon d'éclairer immédiatement, comme tous ceux qui peuvent intéresser notre situation.

Après la révolution de Juillet, les réfugiés espagnols qui se trouvaient en France, et ceux qui y accouraient des autres pays, particulièrement de l'Angleterre, conçurent le projet de tenter un mouvement sur les frontières de leur pays. L'idée était simple et naturelle; elle vint à un grand nombre de ces malheureux proscrits.

Je m'étonne d'être démenti lorsque je dis qu'ils ont été encouragés par un grand nombre de personnes qui appartiennent aujourd'hui à l'opposition. Je le répète, je serais étonné d'être démenti, car ces mêmes personnes, à cette époque, se faisaient gloire de soutenir et d'encourager ces réfugiés, et tous les journaux, organes de leur opinion, soutenaient et encourageaient, comme eux, cette entreprise. Je m'étonne donc, je le répète une troisième fois, de voir démentir, désavouer, ou du moins rétracter à moitié, aujourd'hui, ce qu'on faisait hautement alors.

Cela étant, quelle était la situation du gouvernement? Le fait avait pour lui, comme gouvernement, des inconvénients graves; c'était évidemment un grand embarras, une grande complication. Donc l'intérêt du gouvernement n'était rien moins que d'encourager cette entreprise.

Que devait-il faire? Il prit la résolution de se renfermer dans les lois de la liberté stricte, dans les lois françaises, de traiter les réfugiés espagnols, dans tous leurs mouvements sur le territoire français, comme des Français, de leur accorder toute la liberté, tous les droits dont jouissent les Français: rien de moins, rien de plus.

C'est à ce titre que, quand ils ont voulu se promener sur le territoire français, des passe-ports leur ont été délivrés comme à tous les citoyens; ils ont pu se rendre à Bayonne, à Perpignan ou en tous autres lieux. Bien plus, comme un certain nombre d'entre eux se présentaient comme voyageurs pauvres, sans ressources, et demandaient des passe-ports d'indigents, on ne les leur a pas refusés, on leur a délivré des passe-ports d'indigents avec le secours, je crois, de trois sous par lieue.

Voilà exactement les faits, voilà la liberté que le gouvernement a laissée aux réfugiés espagnols; en cela, il accomplissait rigoureusement les lois du pays, et il évitait de se mettre en conflit avec un État voisin dans un moment difficile; conflit inévitable s'il eût suivi les conseils des personnes dont je parle, qui accusaient tous les jours le gouvernement de ne pas faire davantage.

Le gouvernement espagnol, informé qu'un grand nombre de ces réfugiés arrivaient sur la frontière et faisaient des rassemblements, réclama auprès du cabinet français.

Le cabinet resta toujours dans les règles de la politique légale et constitutionnelle; il reconnut qu'il avait des devoirs envers le gouvernement espagnol, comme envers les hommes qui vivaient sur son territoire. Il donna des ordres à toutes les autorités sur les frontières espagnoles, de faire disperser les rassemblements qui se formaient, s'ils devenaient nombreux au point de justifier les inquiétudes du gouvernement espagnol, de les désarmer, s'il y avait lieu, de leur ordonner de rentrer dans l'intérieur du pays.

Ces ordres ont été donnés à diverses reprises par le télégraphe, à toutes les autorités des frontières espagnoles. Ils ont été exécutés aussi à diverses reprises.

Le cabinet crut ainsi concilier ce qu'il devait à la liberté des hommes qui étaient sur son territoire, à son propre désir de ne pas compliquer sa position en établissant un conflit avec le gouvernement espagnol, et en même temps ce qu'il devait à ce gouvernement et à la bonne intelligence qui devait régner entre lui et nous.

Je rappelle les faits exactement; si on vient les contester, je suis prêt à répondre. Je n'ai pas la moindre intention d'animer davantage les débats. C'est, à vrai dire, le seul fait personnel dont il ait été parlé. Cependant, il en est un autre sur lequel il m'est impossible de garder le silence.

M. Mauguin, en combattant ce que j'avais eu l'honneur de vous dire sur les causes des malheurs de la Belgique et de la Pologne, et sur les partis qui agitaient ces deux pays, vous a dit que, de ces deux partis, l'un était modéré, il est vrai, prudent, mais disposé à accepter une restauration orangiste à Bruxelles, et russe à Varsovie. Il a posé la question, dans l'un et l'autre pays, entre le parti faible, disposé à accueillir de nouvelles restaurations, et le parti énergique, national, décidé à mourir plutôt que d'accueillir une restauration nouvelle.

Messieurs, je n'accepte pas des questions ainsi posées. Il n'est pas vrai qu'à Bruxelles, le régent élu par le congrès fût prêt à accueillir une restauration orangiste. C'était entre le congrès et le club de Bruxelles qu'était la question, nullement entre le parti orangiste et le parti national. Est-ce que par hasard le congrès de Bruxelles et le régent n'avaient pas été du parti national? Est-ce qu'ils étaient orangistes? C'est entre eux et le club que la lutte s'est passée; c'est au club que les émissaires de Paris allaient offrir un appui à Bruxelles. Non, la lutte était entre le vrai parti national, c'est-à-dire celui qui comprenait le besoin d'ordre, les conditions de gouvernement, et un parti disposé à l'anarchie. Voilà quels ont été les adversaires du véritable parti national.

A Varsovie, la division était entre le général Chlopicki, le général Skrinezcki, le gouvernement provisoire et le club de Varsovie. Est-ce encore ici la lutte entre le parti qui voulait la restauration russe et le parti national? Mais c'est une injure que de qualifier de la sorte ces deux braves généraux: ils ont été les soutiens du parti national, ils ont été la tête et les bras de la Pologne. Non, ils ne voulaient pas une restauration russe, mais ils avaient le bon sens de comprendre qu'entre la Pologne et la Russie la lutte était inégale, et que, dans cette grossière inégalité, il aurait peut-être été utile au pays de se réserver une chance, quelques moyens de traiter.

Comment, messieurs, on demande à la Pologne de prendre, vis-à-vis de la Russie, l'attitude que nous avons prise envers la branche aînée de la maison de Bourbon! Comment, parce que nous avons pensé qu'il n'y avait pas de porte à laisser ouverte après la révolution de Juillet, qu'elle était irrévocable, que l'expulsion de la branche aînée de la maison de Bourbon était définitive, on veut assimiler la situation des malheureux Polonais à la nôtre! On veut qu'ils fussent aussi déterminés que nous, et qu'ils ne se laissassent auprès des Russes aucune chance de conciliation, comme nous auprès de Charles X! C'est une injure au bon sens, c'est demander à des hommes ce qu'il eût été insensé de faire.

Mais pourquoi M. Mauguin a-t-il posé ainsi la question, à Bruxelles et à Varsovie? C'est pour pouvoir la poser de même à Paris, pour pouvoir dire qu'à Paris la question était entre un parti disposé à accueillir une troisième restauration, un parti dévoué à une quasi-restauration, en attendant une restauration entière, et le parti national.

Il n'est pas plus vrai à Paris qu'à Bruxelles et à Varsovie que la question soit entre un tel parti et le parti national.

J'affirme que, dans cette Chambre, aucun des membres dont j'ai l'honneur d'être connu ne pense que je sois disposé à accueillir une troisième restauration. (Non, non, non!) Je vous remercie, messieurs, de votre assentiment; je suis convaincu que, sur les bancs où le même assentiment ne m'est pas donné, il n'est pas une personne qui, en conscience, me croie disposé à accueillir une troisième restauration.

Il n'y a donc personne qui songe à une troisième restauration; la question n'est pas là: elle est, comme je l'ai déjà dit, entre les hommes qui croient que, pour féconder la révolution de Juillet, pour la rendre aussi salutaire au pays dans son développement qu'elle l'a été dans son origine, il faut se rattacher promptement à des principes d'ordre, à de fortes conditions de gouvernement et de société dont on s'est momentanément écarté par la nécessité des temps, au moment de la révolution de Juillet, et l'opposition qui ne pense qu'à continuer et à propager la révolution.

Messieurs, on ne fonde pas un gouvernement, on ne gouverne pas une société par les mêmes principes, les mêmes moyens, les mêmes sentiments par lesquels on fait des révolutions. Ce sont là deux choses complétement différentes. Quand une nécessité révolutionnaire surgit au milieu d'une société, on fait appel aux passions, à la force matérielle, au suffrage universel. On a raison, il le faut, c'est le seul moyen de sauver le pays. Mais quand le pays est sauvé, quand le danger est passé, quand la révolution est consommée, les hommes de sens, les patriotes véritables se hâtent de rappeler l'ordre et le calme. Ne vous y trompez pas, l'ordre, c'est la vie des sociétés; le désordre est leur mort.

La question est donc, ici comme à Bruxelles et à Varsovie, entre ceux qui croient que l'ordre est une condition de l'existence sociale et ceux qui ne le comprennent pas.

La question est d'autant plus mal posée ainsi à Paris, que notre révolution est faite et qu'elle est maintenant hors de danger. Je comprends quelles peuvent être les alarmes populaires, les égards qu'on leur doit, et ce qu'il faut faire pour les calmer; mais je dis que la révolution de Juillet est assurée, qu'elle n'a rien à craindre de ses adversaires, et tout au contraire de ses amis insensés, dont, au surplus, la plus grande partie, tous les jours, se rattachent au gouvernement.


--Séance du 26 octobre 1831.--

M. Guizot.--Je demande la parole pour un fait personnel.

Messieurs, je ne viens pas prendre part à la discussion qui occupe la Chambre. C'est pour un fait personnel que j'ai demandé la parole, et je m'y renfermerai, du moins en ce moment.

Je croyais avoir déjà donné à la Chambre, à l'égard de ce fait, des explications satisfaisantes. Je ne puis, dans ce moment, les répéter toutes, mais j'y ajouterai quelques détails.

Immédiatement après la révolution de Juillet, un projet fut formé, au vu et su de tout le monde, parmi les constitutionnels espagnols réfugiés en France et en Angleterre, le projet de tenter un mouvement dans leur patrie. Le gouvernement français n'avait aucun intérêt à y prêter secours; mais un grand nombre de personnes qui, si je me permettais de les interpeller, ne me démentiraient pas, un grand nombre de personnes pressaient vivement le gouvernement, non-seulement de laisser toute liberté aux constitutionnels espagnols, mais de leur prêter son appui, un appui positif, renouvelé tous les jours. C'étaient des personnes qui allaient à la préfecture de police demander qu'on accordât des passe-ports pour les Espagnols qui voulaient se rendre sur la frontière de leur pays.

Qu'avait à faire le gouvernement dans cette situation? Son embarras était grand; il ne voulait ni avouer, ni favoriser, ni appuyer l'insurrection qui se préparait sur la frontière espagnole. D'un autre côté, il ne devait pas refuser, à des hommes qui se trouvaient sur son territoire, la libre circulation dans le royaume.

Dans cette position, pressé tous les jours, je le répète, par les personnes dont j'ai eu l'honneur de parler et qui ne me démentiront pas, le gouvernement prit la résolution de donner aux réfugiés des passe-ports, des passe-ports même collectifs, comme on en donne souvent aux voyageurs....., et d'adjoindre à ces passe-ports les secours de route qui s'accordent aux voyageurs indigents. Il est vrai qu'un grand nombre de ces passe-ports ont été collectifs; il est également vrai que le gouvernement français n'ignorait pas et ne pouvait pas ignorer ce que voulaient tenter les réfugiés qui se rendaient sur la frontière espagnole: il n'a jamais prétendu l'ignorer. Il a fait ce qu'il ne devait pas refuser à la liberté des réfugiés, dans un moment de crise comme celui où il se trouvait, ce qu'il ne pouvait refuser aux sollicitations pressantes de personnes qui avaient, à cette époque, et devaient avoir un véritable crédit sur les résolutions du gouvernement.

Le gouvernement n'a rien fait de plus, et dès que le cabinet espagnol a réclamé contre les rassemblements qui se formaient sur la frontière, nous avons donné ordre de les disperser et de faire rentrer les réfugiés dans l'intérieur.

Qu'il me soit permis de lire à la Chambre la copie de la lettre qu'à cette époque j'ai adressée, comme ministre de l'intérieur, aux préfets de la frontière d'Espagne; la Chambre jugera si elle n'est pas entièrement conforme aux principes que je viens de lui indiquer.

Voici cette lettre:

«J'approuve pleinement, monsieur le préfet, votre conduite envers les réfugiés espagnols qui sont rentrés sur notre territoire. Vous les avez engagés à s'éloigner de la frontière, et vous avez pris soin d'éviter, envers eux, toute mesure coercitive et dure. C'est bien là ce que vous imposaient, d'une part, le droit des gens, de l'autre, le respect du malheur. La France est et désire rester en paix avec ses voisins, notamment avec l'Espagne; une exacte et sincère neutralité en est la condition. Vous l'avez observée. Mais en même temps, il est naturel, il est juste de témoigner à de malheureux proscrits l'estime qu'inspire leur courage et la sympathie que commande leur infortune. J'ai mis sous les yeux du Roi, dans son conseil, la lettre qu'ils lui ont adressée, et que vous m'avez fait passer. Sa Majesté a résolu de prendre des mesures nécessaires pour leur assurer, dans l'intérieur de la France, une hospitalité tranquille et les secours dont ils ont besoin. Les départements où ils devront habiter de préférence seront désignés, et ils y recevront, eux et leurs familles, ce qu'aura réglé la bienveillance du Roi, à charge seulement de ne pas s'en éloigner sans l'aveu de l'autorité. Informez-les, monsieur le préfet, de cette résolution, qui sera incessamment exécutée. Le Roi désire que sa protection non-seulement les soulage, mais les console autant qu'il est en son pouvoir, et je m'estime heureux d'être chargé de leur en transmettre l'assurance.

«Recevez, etc,
«Guizot.»



M. Mauguin.--Et la date?

M. Guizot.--La date est du 13 octobre 1830.

Voilà, messieurs, la lettre que j'écrivais, comme ministre de l'intérieur, aux préfets des frontières d'Espagne. Cette conduite envers les réfugiés espagnols n'est-elle pas exactement conforme aux principes de gouvernement professés dans le projet de loi qui vous est soumis? Des secours ont été promis aux réfugiés; un vif intérêt a été témoigné pour leur malheur, et ces secours leur ont été promis, non comme droit, mais à titre de bienfait. En même temps, on leur a annoncé que les lieux où ils devraient résider de préférence seraient désignés, et qu'ils ne pourraient s'éloigner de ces lieux sans l'autorisation de l'autorité.

On ne peut donc trouver rien de nouveau, à l'égard des réfugiés, dans le projet de loi qui vous est présenté; c'est la mesure annoncée quand ils étaient encore sur la frontière d'Espagne. Il n'y a ni innovation ni dureté dans cette mesure; elle n'est que la continuation de celle que prescrivait la lettre écrite au moment même où les événements s'accomplissaient.

Sur ce point, je ne crois donc pas qu'il puisse y avoir de discussion aujourd'hui. Quant à la bonne foi dans la conduite du gouvernement, je crois qu'elle est évidente et qu'aucun des honorables membres n'osera le contester.

Si j'en voulais la preuve, je la trouverais au besoin dans les journaux du temps, où le gouvernement, et moi en particulier, nous étions attaqués tous les jours parce que nous ne faisions pas tout ce qu'on demandait, parce que nous dispersions les rassemblements.

A quoi servent des passe-ports? disait-on, n'ont-ils pas le droit d'en exiger? Le territoire français n'est-il pas libre pour tout le monde? On voulait que nous fissions davantage.

M. Mauguin.--Et le désarmement?

M. Guizot.--J'y arrive. Quant au désarmement, le gouvernement l'a fait opérer parce qu'il ne pouvait consentir à se rendre complice des tentatives faites contre un gouvernement avec lequel nous étions en paix.

Mais, dit-on, qui les a armés? Je ne sais; ce que j'affirme hautement, c'est que le cabinet était étranger à ces armements.

Je crois savoir qu'ils achetaient ces armes ou que l'on en achetait pour eux; mais jamais le gouvernement ne leur en a fourni.

Je dirai plus: il a dû les désarmer, sur les réclamations pressantes du gouvernement espagnol, parce que nous devions respecter le droit des gens.

Telle a été, à cette époque, la conduite du cabinet français; je crois que la lettre que je viens de mettre tout à l'heure sous vos yeux n'a rien de contraire à ces principes. Ces principes sont les mêmes aujourd'hui. Je n'entre point pour le moment dans le point fondamental de la question; j'ai voulu seulement répéter les explications que j'avais déjà eu l'honneur de donner à la Chambre.



XXXIII

Discussion du projet de loi relatif à la révision de l'article 23 de la Charte, c'est-à-dire à l'institution de la pairie et à l'abolition de l'hérédité.

--Chambre des députés.--Séance du 5 octobre 1831.--

La Charte de 1830 avait laissé en suspens la question de l'hérédité de la pairie et des bases de l'institution de la Chambre des pairs. Le projet de loi destiné à résoudre cette question par l'abolition de l'hérédité fut présenté le 27 août 1831, par M. Casimir Périer, à la Chambre des députés. Le rapport en fut fait le 19 septembre 1831, par M. Bérenger, député de la Drôme. Le débat s'ouvrit le 30 septembre et se prolongea jusqu'au 18 octobre. Je pris la parole le 5 octobre pour défendre le principe de l'hérédité de la pairie. Le projet de loi, adopté le 18 octobre par la Chambre des députés, à 386 voix contre 40, et le 28 décembre par la Chambre des pairs, à 102 voix contre 68, fut promulgué comme loi le 29 décembre 1831.

M. Guizot.--Messieurs, comme question de principe et d'organisation politique, le projet qui occupe la Chambre est grave sans doute; il l'est bien davantage, à mon avis, comme question de circonstance, d'intérêt actuel et immédiat, et le sort du présent en dépend encore plus que celui de l'avenir.

Personne, j'ose le dire, n'a meilleure opinion que moi de mon pays et de ses destinées. Cependant, je vous le demande, y a-t-il aujourd'hui un homme sensé qui puisse porter ses regards sur notre situation et les relever satisfaits?

L'anarchie va croissant autour de nous. (Écoutez, écoutez!) Dans les idées, elle est évidente. Pas une conviction générale et forte qui rallie les esprits, pas un pouvoir qui soit fermement respecté. Je n'irai pas chercher mes exemples bien loin.

Cette Chambre, depuis le mois de juillet 1830, a été ardemment réclamée, impatiemment attendue; elle a été élue en vertu d'une loi nouvelle, conforme aux voeux généralement exprimés quand elle a été rendue. La Chambre arrive à peine: déjà son origine est incriminée, son droit contesté. Nous sommes, dit-on, en usurpation flagrante. Depuis 1830, tous les pouvoirs sont illégitimes; nous avons tous besoin d'aller mendier dans les assemblées primaires cette légitimité qui nous manque absolument.

Et remarquez, messieurs, qu'à en juger du moins par les apparences, ce n'est pas là une idée isolée, hasardée, comme il en arrive dans les pays libres; presque tous les organes extérieurs de l'opposition ont accueilli et répété cette doctrine; elle n'a pas été désavouée, combattue par les principaux organes de l'opposition, même dans le sein de cette Chambre.

Est-ce là, je le demande, est-ce là la situation régulière, constitutionnelle, du pouvoir dont nous faisons partie?

La royauté nouvelle, messieurs, n'est pas mieux traitée que la Chambre nouvelle. Qu'elle ait des ennemis qui l'attaquent, rien de plus simple, c'est sa situation naturelle, inévitable; que carlistes, bonapartistes, républicains, veuillent la renverser, je le comprends, je ne m'en étonne en aucune façon. Mais ceux-là même qui ne sont pas ses ennemis, qui le déclarent hautement, quel langage tiennent-ils à son égard?

Continuellement ils affectent de lui rappeler que son inviolabilité n'est qu'une fiction; d'autres fois, ils lui annoncent que, si elle n'adopte pas tel ou tel système de politique extérieure, tout lien est rompu avec elle. Ils la menacent sans cesse; ils la traitent comme on traite une royauté ennemie, la veille ou le jour même d'une révolution qui la renverse. A coup sûr, dans ces idées, dans ce langage, dans cette façon de considérer et de traiter les pouvoirs publics, il y a une grande, une déplorable anarchie. (Mouvement.)

L'anarchie existe dans les faits extérieurs et matériels, comme dans les esprits, moindre, j'en conviens, mais très-réelle et pleine de péril. Vous voyez refuser l'impôt légalement voté; vous voyez refuser d'obéir à des lois qui ne sont pas abrogées; vous voyez des atteintes portées à la liberté de classes entières de citoyens; et, malgré lui, malgré sa noble et sincère résistance, le pouvoir manque de force pour réprimer de tels excès.

Partout éclatent l'affaiblissement du pouvoir, l'arrogance et les prétentions illimitées des volontés individuelles.

Est-ce là l'état régulier d'une société constituée?

Est-ce que nous ignorons notre mal? Est-ce qu'il serait le résultat de quelques-unes de ces grandes et générales illusions qui s'emparent quelquefois de tout un peuple et le précipitent à son insu dans des voies pleines de périls? Il n'en est rien. Cela était en 1789; à cette époque, on marchait, on courait vers l'anarchie sans le savoir, on était plein d'illusions; il n'y en a plus. (Sensation.)

Celle anarchie qui nous presse, nous la voyons tous. Beaucoup de gens le proclament tout haut, beaucoup le répètent tout bas; beaucoup, et c'est le plus grand nombre, se taisent, et ne sont pas les moins inquiets. Partout, dans toutes les classes, dans tous les rangs, on voit l'anarchie qui nous envahit; on la voit, on la déplore, on n'y résiste pas.

Que nous manque-t-il donc pour y résister? Nous avons pleine connaissance du mal, et à coup sûr pleine liberté de le combattre. Que nous manque-t-il donc?

Ce qui nous manque, c'est un point d'arrêt, une force indépendante qui se sente naturellement appelée à dire au mouvement révolutionnaire, cause de toute cette anarchie: Tu iras jusque-là, et pas plus loin. (Sensation.)

En soi-même, ce mouvement révolutionnaire n'est pas bien terrible; il est le résultat assez naturel de la révolution qui s'est accomplie. C'est un torrent qui ne tombe pas de bien haut, qui n'est pas bien rapide ni bien étendu. Cependant il coule, il nous emporte, et il nous emportera tant qu'il n'aura pas trouvé une digue qui le contienne, une force qui l'arrête.

La royauté nouvelle, messieurs, je n'hésite pas à le dire, ne suffit pas seule pour cette tâche: elle est elle-même d'origine révolutionnaire. Nous sentons tous qu'elle a besoin d'appui, et nous lui en cherchons laborieusement pour qu'elle ait le temps de s'établir, de s'enraciner dans notre sol et puisse rendre alors tous les services que nous en attendons. Mais aujourd'hui, le point d'arrêt dont nous avons besoin, elle n'est pas en état de nous le fournir.

Nous-mêmes, messieurs, dans cette Chambre où nous siégeons, nous ne suffisons pas seuls à cette tâche.

L'élection, il faut bien le dire, puisque c'est là son but et sa nature, l'élection donne plus de puissance que d'indépendance. Notre puissance, messieurs, elle est immense! Tout est en question devant nous; tout est à faire par nous, tout est remis à notre volonté. On nous demande toute chose: on nous demande de poursuivre le mouvement de la révolution et de l'arrêter; on nous demande de tout renouveler et de tout consacrer; c'est à nous qu'on s'adresse pour toute chose. Nous avons l'air de posséder le souverain pouvoir: Eh bien! il nous écrase! (Mouvement d'approbation aux centres.) Nous succombons sous le fardeau.

En 1789, en 1791, on était plus confiant; l'Assemblée constituante et la Convention se sont trouvées investies du pouvoir absolu: elles ont disposé de tout à leur volonté; elles ont cru qu'elles réussiraient à tout, elles se sont jetées avec une confiance téméraire dans cette entreprise. Elles ont échoué, nous le savons, et cette expérience nous a profité. Nous n'avons plus la confiance de cette époque; quand nous nous trouvons investis d'une puissance immense, il nous prend une sorte de terreur, nous sommes effrayés de nous-mêmes. De là cet embarras, cet abattement, cette espèce de mécompte qui existe dans cette Chambre et qui atteste sa raison et sa probité politique. La Chambre sent qu'elle ne peut suffire seule à la tâche qui pèse sur elle; et je n'hésite pas à le dire, la Chambre est effrayée de son pouvoir et de sa responsabilité. (Au centre: Très-bien! très-bien!)

Je le répète donc; ce qui nous manque, ce que nous cherchons, ce que nous invoquons tous, c'est un point d'arrêt, une force alliée qui nous aide à contenir un mouvement désordonné, en même temps qu'à le satisfaire dans ses exigences légitimes. Eh bien! ce point d'arrêt, cette force alliée, nous l'avons à côté de nous, nous pouvons les trouver naturellement, sans efforts, dans un pouvoir constitutionnel indépendant, qui existe par lui-même, qui nous rendrait les services que nous en attendons. Eh bien! nous travaillons à le détruire, nous voulons lui enlever ce qui fait sa force, son indépendance, ce qui le rend propre à accomplir sa mission.

Messieurs, permettez-moi de le dire, en vérité nous donnons au monde un étrange spectacle. (Légère rumeur à gauche.)

Il faut bien que nous en ayons un peu le sentiment. Je n'en veux pour preuve que la façon dont nos adversaires eux-mêmes traitent la question. Ils ne contestent guère les avantages de l'hérédité; la plupart d'entre eux du moins n'abordent pas la question directement; ils n'examinent pas l'institution sous le rapport de son utilité, de son mérite pratique, dans ses rapports avec les besoins de notre état social. Ils la repoussent, permettez-moi de le dire, par une sorte de fin de non-recevoir, par des raisons préjudicielles.

Tantôt on nous dit: il ne faut pas admettre l'hérédité de la pairie; elle est contraire aux principes de notre ordre social, c'est un privilége qui choque l'égalité. Ou bien on dit: on ne peut pas admettre l'hérédité, c'est une aristocratie; l'aristocratie est déchue, on ne peut pas la recréer. Ou bien encore: le pays ne veut pas de l'hérédité, et quand l'institution serait bonne, excellente, elle est repoussée par le voeu national.

Ainsi, on ne doit pas, on ne peut pas, on ne veut pas; voilà ce que les adversaires de l'hérédité de la pairie nous opposent; ce sont toutes raisons préjudicielles qui ne sont pas prises dans le fond de la question, qui ne jugent pas l'institution en elle-même, son mérite ni son efficacité.

Cependant, j'aborderai ces questions préjudicielles; je vous demande la permission de vous en dire mon avis. (Marques d'attention.)

Messieurs, je n'apporte ici aucun dédain pour les principes; je ne viens point opposer, à l'orgueil de ce qu'on appelle la théorie, les dédains de ce qu'on appelle la pratique. L'intervention plus générale, plus active, plus efficace de l'esprit humain dans les affaires humaines est un des grands bienfaits de la civilisation moderne. Il faut l'accueillir et l'accepter pleinement; il n'y a point d'institution qui ne soit tenue de se légitimer aux yeux de la raison; mais les principes ne sont pas toujours ce qu'on croit, et surtout ils ne sont pas si nombreux, si étroits, si exclusifs que beaucoup le supposent.

Par exemple, dans la question qui nous occupe, j'ai entendu beaucoup parler d'égalité; on l'a invoquée comme le principe fondamental de notre organisation politique. Je crains bien qu'il n'y ait là quelque grande méprise.

Sans doute, il y a des droits universels, des droits égaux pour tous, des droits qui sont inhérents à l'humanité et dont aucune créature humaine ne peut être dépouillée sans iniquité et sans désordre. C'est l'honneur de la civilisation moderne d'avoir dégagé ces droits de cet amas de violences et de résultats de la force sous lequel ils avaient été longtemps enfouis, et de les avoir rendus à la lumière. C'est l'honneur de la Révolution française d'avoir proclamé et mis en pratique ce résultat de la civilisation moderne.

Je n'entreprendrai pas ici l'énumération de ces droits universels, égaux pour tous; je veux dire seulement qu'à mon avis ils se résument dans ces deux-ci: le droit de ne subir, de la part de personne, une injustice quelconque, sans être protégé contre elle par la puissance publique; et ensuite le droit de disposer de son existence individuelle selon sa volonté et son intérêt, en tant que cela ne nuit pas à l'existence individuelle d'un autre.

Voilà les droits personnels, universels, égaux pour tous. De là l'égalité dans l'ordre civil et dans l'ordre moral.

Mais les droits politiques seraient-ils de cette nature? Messieurs, les droits politiques, ce sont des pouvoirs sociaux; un droit politique, c'est une portion du gouvernement: quiconque l'exerce décide non-seulement de ce qui le regarde personnellement, mais de ce qui regarde la société ou une portion de la société. Il ne s'agit donc pas là d'existence personnelle, de liberté individuelle; il ne s'agit pas de l'humanité en général, mais de la société, de son organisation, des moyens de son existence. De là suit que les droits politiques ne sont pas universels, égaux pour tous; ils sont spéciaux, limités, et je n'ai pas besoin de grandes preuves pour le démontrer. Consultez l'expérience du monde; de nombreuses classes d'individus, des femmes, des mineurs, des domestiques, la grande majorité des hommes sont partout privés des droits politiques; et non-seulement ceux-là en sont privés, mais des conditions, des garanties ont été partout et de tout temps attachées aux droits politiques comme preuve ou présomption de la capacité nécessaire pour les exercer dans l'intérêt de la société, qui est la sphère que ces droits concernent, et sur laquelle ils agissent.

Bien loin donc que l'égalité soit le principe des droits politiques, c'est l'inégalité qui en est le principe; les droits politiques sont nécessairement inégaux, inégalement distribués. C'est là un fait qu'attestent et consacrent toutes les constitutions du monde. La limite de cette inégalité peut varier à l'infini; les droits politiques s'étendent ou se resserrent selon une multitude de circonstances différentes. Mais l'inégalité demeure toujours leur principe, et quiconque parle d'égalité en matière de droits politiques confond deux choses essentiellement distinctes et différentes: l'existence individuelle et l'existence sociale, l'ordre civil et l'ordre politique, la liberté et le gouvernement.

En matière de liberté, il y a des droits universels, des droits égaux; en matière de gouvernement, il n'y a que des droits spéciaux, limités, inégaux. (Marques d'adhésion.)

Ce n'est pas comme contraire à l'égalité que l'hérédité peut être repoussée; car il n'y a en cela rien que de conforme, de rigoureusement conforme à la nature des droits politiques et à leur distribution, dans les pays les plus libres et au milieu de la civilisation la plus avancée.

Mais une inégalité héréditaire des droits politiques, un pouvoir transmis par le seul fait de la naissance, ceci n'est-il pas contraire aux principes, n'y a-t-il pas là une véritable monstruosité?

Je demande, messieurs, la permission de rappeler deux faits qui ont déjà été indiqués dans le cours de cette discussion, et sur lesquels je n'insisterai pas, mais qu'il me paraît nécessaire d'avoir toujours présents à l'esprit.

Une inégalité héréditaire, des droits transmis par le seul fait de la naissance, c'est là un des fondements de la société civile; la transmission de la propriété n'est pas autre chose. Je sais bien que cette inégalité, cette transmission par droit de naissance est attaquée sur ce terrain-là. Aussi, je l'avoue, je n'en ai pas grand'peur. Je crois que la propriété est bonne pour se défendre, et qu'il y a des intérêts qui n'ont rien à craindre des plus strictes conséquences de la logique.

Cependant je remarque le fait: c'est le principe de l'inégalité héréditaire et des droits transmis par le seul fait de la naissance, principe en vigueur dans l'ordre civil, qui est publiquement attaqué aujourd'hui dans l'ordre politique, tellement que le principe contraire est une religion. (On rit.)

Je n'entends pas tirer, je le répète, de ce fait toutes les conséquences que je pourrais en tirer; je n'entends pas assimiler complétement la société politique à la société civile; je remarque seulement qu'il y a, dans un principe qu'on regarde comme monstrueux, le fondement non-seulement nécessaire, mais légitime, moral, seul possible de la société civile.

J'entre dans l'ordre politique. Qu'est-ce que je trouve au sommet de l'ordre politique? La plus grande inégalité, l'hérédité, la transmission des plus grands droits politiques par le seul fait de la naissance, la royauté.

Je n'entends pas assimiler la pairie à la royauté ni conclure nécessairement de l'une à l'autre; je dis seulement que là encore, dans l'ordre politique, je trouve le fait de l'inégalité, la transmission des droits par le seul fait de la naissance; et qu'à moins de qualifier votre gouvernement de monstrueux, vous n'avez pas le droit de dire que ce principe soit monstrueux. Je répète que je n'entends pas me prévaloir des conséquences que je pourrais tirer de là; ce que je demande aux adversaires de l'hérédité, c'est de ne pas se prévaloir d'un principe absolu, de ne pas repousser toute atteinte à ce principe comme contraire à la raison humaine.

A présent, j'aborde la question en elle-même, en la dégageant de ses préliminaires.

Je dis que, quant aux droits héréditaires en eux-mêmes, indépendamment des constitutions écrites, des organisations politiques faites de main d'homme, il y a des lois naturelles qui règlent les affaires de ce monde, il y a des principes primitifs, universels, qui gouvernent les sociétés. Les Italiens ont un proverbe qui dit: Le monde va de lui-même; et bien lui en prend, car s'il n'avait, pour aller, que les lois que les hommes prétendent lui donner, il se détraquerait plus souvent que cela ne lui arrive et pourrait même s'arrêter quelquefois tout à fait. Le monde va de lui-même; le monde va en vertu de certaines lois naturelles, de certains principes primitifs et universels, et grâce à Dieu, il n'est pas au pouvoir des hommes de l'empêcher d'aller.

Eh bien! parmi ces principes, il y en a deux qui me frappent, comme les plus puissants, comme invincibles: l'hérédité et l'activité individuelle ou la personnalité. Par l'hérédité, chaque individu, chaque génération reçoit de ses prédécesseurs une certaine situation toute faite, une certaine existence déterminée; il la reçoit naturellement, nécessairement, par le seul fait de la naissance. Cela est vrai dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel. Les idées, les sentiments, les habitudes se transmettent comme les biens, comme la disposition physique, et il n'est au pouvoir d'aucun de nous de les répudier complétement.

Après cette situation toute faite, ainsi reçue de ses prédécesseurs, chaque homme, chaque génération, en vertu de sa raison et de sa liberté, par sa propre force, modifie, change cette situation, cette existence, se fait soi-même à son tour, après avoir été fait par ses prédécesseurs. En sorte que nous sommes tous, et les générations et les individus, le résultat de deux éléments: l'un de tradition, qui est l'oeuvre des temps et des personnes qui nous ont précédés; l'autre de création, qui est notre propre ouvrage. (Sensation.)

C'est l'alliance de ces deux principes, de ces deux éléments qui fait l'honneur et la supériorité du genre humain. C'est par la tradition, par l'hérédité que subsistent les familles, les peuples, l'histoire; sans tradition, sans hérédité, vous n'auriez rien de tout cela. C'est par l'activité personnelle des familles, des peuples, des individus que les conditions de l'hérédité changent; l'activité personnelle fait la perfectibilité du genre humain. C'est ce qui le distingue de toutes les autres créatures qui couvrent la terre; supprimez l'un de ces deux éléments, vous faites tomber le genre humain au rang des animaux. (Sensation.)

Eh bien! c'est de la bonne combinaison de ces deux éléments dans de justes proportions que résulte la bonne organisation des sociétés. Si le principe de l'hérédité prévaut seul, s'il domine exclusivement, vous avez l'immobilité; c'est le régime des peuples de castes. Si c'est l'individualité qui domine presque seule, vous avez l'isolement, point de liens avec le passé, point d'avenir, une existence individuelle et isolée; c'est le régime des peuplades errantes, barbares, qui couvrent depuis longtemps le sol de l'Amérique.

Je le répète: les deux principes de l'hérédité et de la personnalité sont naturels, nécessaires, légitimes; leurs combinaisons peuvent varier à l'infini: elles dépendent d'une multitude de causes. Ainsi, dans une société naissante et fort simple, le principe de l'hérédité tient peu de place; c'est celui de l'activité personnelle, de l'individualité qui domine. Dans une société ancienne, compliquée, le principe de l'hérédité occupe nécessairement une beaucoup plus grande place; il y a un plus grand nombre de traditions, par conséquent un champ moins libre laissé à l'activité individuelle.

Ces combinaisons, je le répète, peuvent varier à l'infini; mais les deux principes sont également légitimes, naturels; vous ne pouvez exclure ni l'un ni l'autre de l'espèce humaine, et quand leurs parts sont mal faites, il y a de grands désordres dans la société.

Que nous propose-t-on aujourd'hui? On nous propose de déclarer qu'il n'y a de pouvoir légitime que le pouvoir électif, c'est-à-dire le pouvoir qui dépend de la volonté humaine, qui est créé par la volonté humaine.

C'est là la doctrine que l'on professe: c'est au nom de cette doctrine surtout qu'on proscrit l'hérédité de la pairie.

Eh bien! je repousse complétement cette doctrine; je la repousse comme contraire aux faits généraux que je viens de vous exposer, et qui ne sont autre chose que l'histoire de l'humanité; je la repousse comme contraire aux faits les plus simples qui se passent au milieu de nous, dans toutes nos familles. Est-ce que tous les pouvoirs sont électifs? Est-ce que le pouvoir paternel est électif? N'avons-nous pas sous nos yeux des pouvoirs légitimes qui ne sont nullement électifs? (Mouvements divers.) J'insiste sur ce point: la doctrine qui consiste à dire qu'il n'y a de pouvoir légitime que le pouvoir électif, je la combats avec d'autant plus de raison que notre gouvernement repose sur le principe de la monarchie, c'est-à-dire sur la part faite, au nom de la raison publique, aux nécessités sociales, au principe de l'hérédité.

Cette part est-elle suffisante? l'hérédité ne nous est-elle nécessaire que sur le trône et nulle part ailleurs? C'est là toute la question.

Aucun principe ne nous gêne dans cette question; on n'a pas le droit de se prévaloir de je ne sais quelle illégitimité générale de l'hérédité, pour nous combattre et nous imposer des lois dans la question que nous traitons. L'hérédité est un des principes écrits dans la Charte du monde, et toutes les doctrines qui la repoussent absolument sont ignorantes, barbares et fausses. (Mouvements en sens divers.)

Eh bien! messieurs, la question ainsi dégagée de tous les embarras qui tendaient, pour ainsi dire, à l'écraser, la question réduite à elle-même, la voici: Pour que la pairie remplisse sa destination, pour qu'elle joue dans notre gouvernement le rôle qu'elle est appelée à accomplir, est-il nécessaire qu'elle soit héréditaire?

Je le répète, nous sommes libres de traiter et de résoudre cette question selon l'utilité sociale; je crois qu'il n'existe pas de principes dont nous devions nous embarrasser le moins du monde.

La question ainsi posée, il y a un fait qu'il est impossible de ne pas remarquer, c'est la lutte qui est établie dans toute société entre deux intérêts différents: l'intérêt de la possession, de la conservation, du maintien de ce qui est, et l'intérêt de la conquête ou le désir d'innovation. Cette lutte est le fait général et constant de toute société; c'est même ce qui constitue la vie sociale, le progrès de la civilisation.

Voici comment en général la lutte s'établit: elle s'engage entre, d'une part, le gouvernement proprement dit, le pouvoir exécutif, comme représentant et champion de l'intérêt de conservation, et d'autre part, l'élément démocratique, comme représentant l'intérêt de conquête et d'innovation. Je ne dis pas qu'il en soit toujours ainsi; l'histoire présente peut-être des combinaisons différentes; mais, en général, c'est ainsi que la question finit par se poser.

Alors à ces intérêts généraux dont je vous ai indiqué les représentants, viennent se joindre des intérêts personnels. Le gouvernement est représenté par des personnes; l'élément démocratique est aussi représenté par des personnes; et l'on comprend que les passions personnelles viennent alors se combiner avec les intérêts généraux. Et plus il y a de liberté dans un pays, plus l'élément démocratique déploie l'esprit d'innovation et de conquête, plus le gouvernement est porté à se montrer le défenseur de l'intérêt de conservation.

Ce fait, messieurs, n'est pas nouveau; il a été reconnu à cette tribune; les hommes l'ont observé depuis qu'ils vivent en société, et l'on a cherché un moyen d'empêcher que les représentants des deux intérêts en vinssent continuellement aux prises; d'empêcher, comme le disait hier mon honorable ami M. Royer-Collard, que les flots démocratiques vinssent battre continuellement la royauté.

Il n'y a presque aucune constitution, soit dans le moyen âge, soit dans des temps plus reculés, où cet élément ne se retrouve, bien ou mal imaginé; partout on a cherché à créer un pouvoir de cette nature, dont l'objet est de fortifier le gouvernement, de le soutenir contre l'invasion de l'élément démocratique.

Pour atteindre ce but, que faut-il? Il faut que ce pouvoir soit animé de l'esprit du gouvernement, qu'il en comprenne les conditions, les besoins, qu'il vive habituellement dans sa sphère, à son niveau, et que cependant il ne soit pas le gouvernement lui-même; il faut qu'il soit animé des intérêts généraux que le gouvernement représente, et qu'il n'ait pas les passions personnelles que le gouvernement porte dans son sein. Il faut, en un mot, que ce soit un pouvoir gouvernemental, mais que ce ne soit pas du tout le gouvernement.

Eh bien! je dis, que dans la seconde Chambre ou la pairie, il n'y a que l'hérédité qui puisse lui faire atteindre ce but. Je dis qu'il n'y a que l'hérédité qui puisse créer, à côté du gouvernement, un certain nombre de situations permanentes, fixes, au niveau du gouvernement, vivant habituellement dans sa sphère, connaissant ses besoins, pénétrées de son esprit, ayant les mêmes intérêts généraux que lui, sans avoir les intérêts personnels, les passions personnelles qui animent le gouvernement dans sa lutte contre l'élément démocratique.

Je dis qu'il n'y a que l'hérédité qui puisse donner à la pairie ce caractère, et faire en sorte que la pairie soutienne le pouvoir sans épouser tel ou tel ministère en particulier, sans embrasser la cause particulière de telles passions, de tel intérêt personnel.

L'hérédité, je le répète, place la pairie à côté du gouvernement, au niveau du gouvernement, et cependant la laisse étrangère et indépendante de lui. Sous ce point de vue, l'hérédité peut seule véritablement donner à la pairie le caractère dont elle a besoin pour remplir sa mission.

On dit: «Ce que vous créez là est une aristocratie, il n'y en a plus, il ne peut plus y en avoir.»

Je ne rappellerai pas à la Chambre ce qu'elle a déjà entendu dans les séances précédentes; je ne redirai pas, entre autres, ce que M. Thiers a dit à la Chambre, que les choses ne sont pas si nouvelles qu'on le pense communément. La Révolution française a fait de très-grandes choses, elle a changé l'état social. Cependant, il ne faut pas la croire si grande qu'on se la figure; elle n'a pas changé la nature des hommes ni les conditions essentielles de toute société. Il n'est pas vrai que la Révolution ait supprimé dans la société tous les éléments d'aristocratie. L'échelle sociale a sans doute moins d'étendue, il y a moins de distance des degrés supérieurs aux degrés inférieurs de la société; mais la distance est encore suffisamment grande pour que l'aristocratie puisse s'en tirer et elle s'en tirera. Il n'est pas besoin de la créer; elle existe sous nos yeux, dans toutes les conditions de la société; la Révolution ne l'a pas détruite.

J'irai plus loin, quand nous parlons de l'aristocratie aujourd'hui, j'ai peur que nous ne tombions dans une grande méprise; nous avons l'air de parler de ces luttes qui avaient lieu entre la démocratie et l'aristocratie dans les républiques anciennes; nous avons l'air de parler de cette démocratie oisive, s'occupant, comme l'aristocratie, des affaires publiques, discutant et voulant partager le gouvernement. C'est là ce qui se passait à Athènes, à Rome, dans les républiques anciennes, par suite de l'esclavage et de la constitution qu'avaient alors les gouvernements.

La démocratie moderne n'a rien de semblable à celle-là. Elle est laborieuse, occupée, essentiellement vouée à ses intérêts domestiques, aux besoins de sa vie privée. La démocratie moderne n'est pas en lutte, comme on le prétend, contre l'aristocratie; elle n'aspire pas au pouvoir, elle n'aspire pas à gouverner elle-même, elle veut intervenir dans le gouvernement autant qu'il est nécessaire pour qu'elle soit bien gouvernée, et qu'elle puisse, en toute sécurité, vaquer à la vie domestique, aux affaires privées. (Très-bien! très-bien!)

C'est là le résultat, et de l'abolition de l'esclavage, et de la grandeur des États modernes et de la complication de notre civilisation actuelle.

La démocratie moderne, je le répète, n'est pas essentiellement vouée à la vie politique, préoccupée des passions politiques; elle a ses intérêts et ses affaires particulières, dont elle demande à pouvoir s'occuper avec liberté et sécurité; elle cherche dans le gouvernement toutes les garanties de cette liberté et de cette sécurité. Rien de moins, rien de plus.

Eh bien! messieurs, si tel est l'état des choses dans notre pays, ce dont nous avons besoin, et plus besoin que jamais, c'est de trouver dans la société des hommes qui, par situation, par le fait de leur naissance si l'on veut, se vouent et appartiennent spécialement aux affaires publiques, à la vie politique, des hommes qui en fassent habituellement, naturellement, leur étude, leur état, leur profession, comme d'autres, dans la démocratie, font leur état de la jurisprudence, du négoce, de l'agriculture et de toutes les carrières de la vie sociale.

Je dis que cette aristocratie est la condition des sociétés modernes, une conséquence nécessaire de la nature de la démocratie moderne.

A cette aristocratie deux conditions sont imposées: la première, c'est d'être constamment soumise au contrôle, à l'examen, à l'impulsion de la démocratie; la seconde, de se recruter constamment dans la démocratie, de lui ouvrir son sein, de recevoir d'elle tout ce qu'elle produit d'hommes capables qui voudront sortir des intérêts privés pour se consacrer aux affaires du pays. Je dis que ces deux conditions sont essentielles, nécessaires à l'aristocratie constitutionnelle dont nous avons besoin. Or, l'hérédité est le seul moyen de satisfaire à ces deux conditions.

Par l'hérédité, vous atteignez le but dont j'ai parlé; vous avez ainsi un certain nombre de situations toutes faites, des familles dont la vie publique, dont les affaires publiques seront, pour ainsi dire, l'élément, qui seront placées au sommet et recevront toujours cependant l'impulsion de la démocratie; car, il n'y a pas de doute sur ce point, c'est cette Chambre, c'est la Chambre démocratique qui décidera de la direction du gouvernement, qui donnera l'impulsion, qui sera prépondérante.

Je dis que votre Chambre des pairs ainsi constituée se recrutera nécessairement dans le sein de la démocratie, et, à cet égard, il existe un fait plus concluant que toutes les observations qu'on pourrait faire.

La Chambre des pairs anglaise est certainement la plus aristocratique, celle qui réunit le plus de conditions de durée et de perpétuité possibles. Eh bien! voulez-vous savoir l'état actuel de la Chambre des pairs anglaise?

Un de nos honorables collègues, M. le général Bertrand, dans une opinion qui nous a été distribuée, a dit: «Parcourez la généalogie des lords des trois royaumes, presque toutes les races y remontent à la conquête de nos Normands du XIe siècle.» Ne semblerait-il pas, d'après cela, que les familles de la Chambre des pairs d'Angleterre se sont perpétuées depuis le XIe siècle? Certes, le principe d'hérédité aurait exercé là une grande puissance.

Eh bien! messieurs, voici son état véritable. Sans compter les pairs ecclésiastiques, pour lesquels il n'y a pas d'hérédité, il y avait, en 1829, dans la Chambre des pairs 375 membres laïques. Sur ces 375 membres, 48 seulement remontent au delà du XVIIe siècle, 124 au delà du XVIIIe siècle, et sur les 261 restants, et dont aucun n'est plus ancien que le XVIIIe siècle, 170 n'ont pas quatre-vingts ans d'existence, 104 même ne datent que de ce siècle-ci.

Voilà comment la Chambre anglaise s'est recrutée; voilà quelle a été, dans cette société si aristocratiquement constituée, la force du principe de l'hérédité. C'est la classe moyenne qui remplit très-rapidement la Chambre des pairs; c'est elle qui est le véritable réservoir dans lequel l'aristocratie vient sans cesse se régénérer, se rajeunir.

A combien plus forte raison en serait-il de même chez nous? Dans notre société où l'hérédité n'aurait aucune des garanties civiles qu'elle possède en Angleterre, la démocratie serait l'élément où se retremperait sans cesse la Chambre des pairs. Notre aristocratie constitutionnelle, soumise à l'influence prépondérante de l'élément démocratique, viendrait s'y recruter chaque jour.

C'est là ce dont nous avons besoin. Nous avons besoin, passez-moi le mot, quoiqu'il ne rende pas exactement ma pensée, nous avons besoin d'une classe essentiellement politique, d'un certain nombre d'hommes essentiellement politiques. Ce qu'il faut, c'est qu'ils ne disposent pas de nous selon leur gré, c'est que tous les hommes capables du pays qui voudront entrer dans la vie politique aient la perspective d'une situation politique, fixe et indépendante.

11 y a, messieurs, un dernier argument dont il faut bien que je dise un mot. On dit: le pays n'en veut pas; votre institution peut être très-bonne, mais elle est repoussée par le voeu national. Messieurs, personne ne professe un plus grand respect que moi pour les organes et les voeux du pays; c'est le droit des pays libres de n'avoir d'institutions que celles qu'ils acceptent et auxquelles ils croient. Mais, messieurs, les peuples libres se trompent comme d'autres; à la vérité, ils se détrompent aussi mieux que d'autres par le fait de la liberté. J'ai dans mon pays cette confiance qu'il saura se détromper quand il s'est trompé. Je lui porte plus de respect, j'ose le dire, que ceux qui veulent s'emparer de sa volonté du moment, de sa croyance du moment, comme d'une volonté immobile, éternelle, d'une croyance qui ne peut pas changer; que ceux qui nous donnent cette raison comme une raison péremptoire devant laquelle il faut que notre raison à nous s'arrête et succombe. Non, il n'en est rien: notre raison reste libre et indépendante devant la conviction du pays; nous avons l'avantage de croire que le pays peut se tromper; et nous en avons sous les yeux d'assez grands exemples pour que notre confiance ne soit pas illégitime.

Rappelez-vous quelle était la force de la conviction générale, la force de ce que j'appellerai la prévention, le préjugé du pays, dans le procès des ministres de Charles X. Le préjugé général, la conviction générale étaient que leur condamnation à mort était nécessaire. Eh bien! j'affirme que le pays s'était trompé, et qu'aujourd'hui le pays se félicite que cela n'ait pas eu lieu, qu'il sait gré à la Chambre des pairs du jugement qu'elle a rendu. (Marques d'adhésion.) Il a changé d'avis à cet égard; grand exemple, exemple terrible des erreurs populaires et des frénésies dont on se guérit dans les pays libres. (Nouvelle adhésion.)

Nous en avons un autre plus récent. Je parle de la discussion que nous avons eue, il y a quelques jours sur les affaires étrangères. Sans aucun doute, la sympathie du pays pour la Pologne était profonde, générale; elle l'est encore. Le pays paraissait (je dis paraissait, parce que je ne veux pas affirmer que cela fût), le pays paraissait porté à croire qu'on aurait dû faire la guerre à la Russie pour la Pologne. J'affirme qu'il est détrompé à cet égard, qu'il ne croit plus que cette politique eût été utile à la Pologne, bien qu'il lui porte le même intérêt et qu'il ait pour elle la même sympathie, mais il est actuellement convaincu que cette guerre eût été contraire à son intérêt et à la justice de l'Europe. (Mouvements en sens divers.)

J'apporte ici ma conviction; j'affirme que ma conviction a été telle. (Voix à gauche: A la bonne heure, parlez pour vous.) C'est un sous-entendu que nous pouvons aisément nous épargner: il est clair que chacun n'apporte ici que sa conviction, et qu'il ne prétend pas l'imposer aux autres.

J'affirme que, dans ma conviction, le pays s'est détrompé à cet égard, qu'il croit aujourd'hui que la guerre n'eût pas été bonne, qu'elle n'était pas sage; ce qu'il ne croyait pas aussi fermement il y a quinze jours.

Je dis donc que nous avons eu tout récemment deux grands exemples de la manière dont un peuple libre se détrompe après s'être trompé. J'ai donc dans mon pays cette confiance que s'il était vrai, comme je le pense, que l'hérédité de la pairie fût une institution nécessaire, utile, la France se détromperait à cet égard (Voix à gauche: Non, non, jamais.... Voix au centre: Oui, oui!); s'il était vrai d'ailleurs, ce que je ne crois pas, qu'il se soit aussi trompé que quelques personnes le prétendent.

Ce n'est pas sans raison que j'ai cette confiance. Je vous prie de remarquer au nom de quelles idées on combat aujourd'hui l'hérédité de la pairie. J'affirme, sans crainte d'être démenti, que c'est au nom des idées, des théories de 1791.

Eh bien! il est vrai que les idées de 1791 sont encore présentes à beaucoup d'esprits, qu'elles ont encore en France une grande puissance. Il est vrai, en même temps, que toutes les fois qu'on les voit approcher de l'épreuve, toutes fois qu'on les voit sur le point d'être mises en pratique, le pays recule, parce que son expérience l'avertit de leur fausseté, parce que l'instinct de l'expérience l'avertit que ces idées ne valent rien pour fonder un gouvernement. Je dis pour fonder un gouvernement, et c'est à dessein.

Ces idées ont été excellentes pour renverser l'ancien régime, pour détruire; je ne leur en veux pas de cette destruction; au contraire, je m'en applaudis; mais je dis qu'elles n'avaient que cette destination, qu'elles l'ont remplie, et qu'à présent elles sont usées, elles ne sont plus bonnes pour les choses dont nous avons besoin. De quoi avons-nous besoin aujourd'hui? Nous avons besoin de fonder un gouvernement, de consolider notre monarchie constitutionnelle. Il est évident qu'on ne fonde pas avec les mêmes idées, avec les mêmes procédés par lesquels on détruit. Cela est de bon sens et n'a pas besoin d'être démontré.

On ne fonde pas un gouvernement en un jour, d'un coup, par la baguette de ce qu'on appelle le pouvoir constituant; on le fonde par la bonne conduite de ce gouvernement lui-même, par l'harmonie, par le jeu bien entendu de tous les pouvoirs permanents et habituels qui le constituent. On le fonde un peu chaque jour, un peu plus le lendemain; on le fonde en vingt ans, en cinquante ans, en un siècle; c'est une oeuvre qui ne peut être accomplie que par le concours tranquille, régulier, non d'un pouvoir constituant, non d'un congrès, non de l'exercice extraordinaire de la souveraineté publique, mais des pouvoirs légaux, habituels, permanents. C'est ainsi que les gouvernements se fondent, et ainsi seulement; il n'y a aucun autre moyen de leur donner de la force et de la durée. (Sensation.)

Eh bien! c'est quand nous avons cette oeuvre à accomplir, quand c'est notre intérêt, notre besoin, notre devoir de fonder le gouvernement constitutionnel en France, c'est alors que nous irions commencer par détruire un pouvoir essentiel, un pouvoir constitutif de ce gouvernement? Comment, nous n'avons qu'à fonder, c'est là notre besoin, c'est là ce qui nous préoccupe tous, et nous irions reprendre l'oeuvre de destruction, au nom des mêmes idées et des mêmes théories qui, en 1791, n'ont servi qu'à cette oeuvre!

Non, messieurs, cela est contraire au bon sens, cela est contraire aux besoins du pays, aux voeux bien entendus de tous les hommes éclairés et indépendants.

Vous voulez fonder une monarchie constitutionnelle: commencez par respecter les pouvoirs qui la constituent, par respecter leur indépendance, par assurer à tous leur libre exercice, et ne revenez pas sans cesse sur des expériences et des théories qui, je le répète, sont sans valeur aujourd'hui.

La pairie consiste en trois éléments, en trois conditions; par la nomination royale, elle est monarchique et fortifie le gouvernement; par le nombre illimité de ses membres, elle s'adapte bien à la monarchie constitutionnelle et tient bien sa place dans le jeu des trois pouvoirs; par l'hérédité, elle est monarchique et libérale en même temps; elle est politique, elle donne au pays ce dont il a besoin et pour l'ordre et pour la liberté.

Si vous détruisez l'un de ces trois éléments, l'une de ces trois conditions, vous portez atteinte à la royauté, à la machine constitutionnelle, à son jeu libre et bien entendu. Je ne veux pas dire par là que si l'hérédité n'est pas maintenue, la France est perdue. (Mouvement.) Je ne veux pas le dire, parce que j'espère davantage de mon pays. Je connais peu de folies dont son bon sens ne réussît tôt ou tard à le sauver. Mais j'affirme que, si vous maintenez l'hérédité, la France est sauvée; l'anarchie dont nous nous plaignons trouvera son terme, le point d'arrêt que nous cherchons sera atteint, la révolution de Juillet sera terminée et consolidée à la fois. Si l'hérédité de la pairie est abolie, je ne sais pas quelles tempêtes nous attendent, mais, à coup sur, les ancres nous y manqueront. (Marques d'une vive adhésion au centre... Sensation prolongée.)



XXXIV

Discussion du projet de loi portant demande d'un crédit de 18,000,000 de francs pour travaux d'utilité publique et dans le but de secourir la classe ouvrière.

--Chambre des députés.--Séance du 20 octobre 1831.--

Ce projet de loi, présenté le 27 septembre à la Chambre des députés, fut discuté pendant trois jours, et adopté le 21 octobre à une grande majorité. C'était une mesure de circonstance qui soulevait les plus importantes questions d'organisation sociale et d'administration publique. Je pris la parole pour indiquer, en peu de mots, les vrais principes de la matière et pour bien déterminer le caractère du projet, qui fut promulgué comme loi le 6 novembre 1831.

M. Guizot.--Je ne veux point prolonger la digression à laquelle les préopinants se sont livrés; je demande, au contraire, la permission de rappeler l'attention de la Chambre sur le projet même. Je n'avais point dessein de prendre la parole dans cette discussion; mais il me semble que le projet n'a été envisagé sous son point de vue véritable, ni par ceux qui l'ont attaqué, ni par ceux qui l'ont défendu; je crois que l'on s'est laissé aller à une méprise qui, si elle continuait, serait grave. Je prie donc la Chambre de me permettre quelques courtes observations.

La détresse d'une grande partie des classes laborieuses est un fait sur les causes duquel les opinions peuvent varier, mais sur l'existence duquel tout le monde est d'accord.

Pour mon compte, je suis tenté de croire ce fait plus grave encore qu'il ne le paraît; il me semble que l'on n'est pas assez frappé du bon esprit et de la résignation avec lesquels les classes laborieuses supportent leurs souffrances. Depuis un an, elles ont donné un exemple d'intelligence et de moralité dont il est impossible de n'être pas frappé. Au milieu de toutes les tentations, au milieu de tous les mauvais exemples qui pouvaient les égarer, elles ont résisté, elles se sont tenues en paix, elles ont réclamé et défendu l'ordre public contre les manoeuvres de ceux qui voulaient le troubler.

Je suis donc convaincu que la souffrance et la détresse des classes laborieuses sont encore plus grandes qu'elles ne paraissent. C'est à cette souffrance, à cette détresse que s'adresse le projet de loi qui vous est soumis.

Messieurs, ce n'est pas là le seul fait, il y en a d'autres avec lesquels la souffrance des classes laborieuses coïncide; sans parler des tentatives pour troubler l'ordre public qui se sont renouvelées sur plusieurs points, il faut faire attention, aux idées qu'on propage, qu'on essaye de propager.

On s'efforce de mettre en opposition la propriété et le travail, les propriétaires qu'on qualifie en général d'oisifs, et les travailleurs. (On rit.) J'ai l'honneur de dire à la Chambre que, sans attacher à ce fait une importance immense, je crois qu'il en a une réelle, ne fût-ce que par l'état d'égarement dans lequel il jette des esprits qui devraient exercer sur la société une influence salutaire, et qui travaillent au contraire à la corrompre et à l'égarer. (Voix au centre: C'est vrai.)

Indépendamment de ces théories, il y a des rêves philanthropiques: on se figure que l'on peut supprimer dans ce monde-ci la souffrance, la misère, donner du travail à tous ceux qui en manquent, et que c'est une entreprise dont les gouvernements doivent se charger.

Quand on veut soulager les classes laborieuses, il faut faire attention non-seulement à leurs souffrances, mais à tous les faits dont je parle.

On a été obligé d'en tenir compte, on en a tenu compte dans le projet de loi. Quel est le véritable caractère de ce projet? Apporte-t-il un remède limité aux souffrances des classes laborieuses, en se conduisant comme la raison l'ordonne? Pour mon compte, je le crois.

Et d'abord, le projet arme le gouvernement des moyens de maintenir l'ordre public en soulageant les classes laborieuses.

J'ai entendu un honorable membre parler, avec une sorte d'éloignement, de l'influence que ce projet peut donner au gouvernement. Messieurs, je désire que notre gouvernement ait de l'influence, qu'il en acquierre; je désire qu'on lui donne tous les moyens dont nous pouvons disposer. Je crois que nous avons été envoyés ici dans cette mission. (Oui, oui, sans doute!) Ainsi, les moyens d'influence que le projet donne au gouvernement, au lieu de les craindre, je m'en applaudis.

Un article du projet de loi attribue 5 millions à M. le ministre de l'intérieur pour des besoins imprévus; on a exagéré cette marque de confiance; mais il y a quelques mois, nous avons donné une bien plus grande marque de confiance au gouvernement en lui accordant 100 millions pour les besoins éventuels de l'extérieur.

Eh bien! messieurs, je crois que la force du gouvernement dans les relations extérieures est venue de cette confiance des Chambres, et de l'empressement qu'elles ont mis à lui accorder cette somme; c'est là que je trouve la principale cause des bons résultats que nous avons atteints au dehors. Je dis des bons résultats, messieurs, car jamais les affaires extérieures de la France n'ont été conduites avec plus de suite, de mesure, de dignité, et n'ont présenté de résultats plus satisfaisants que ceux qui ont été obtenus depuis six mois. (Au centre: Oui, oui, c'est vrai!)

J'ajoute que cela est dû eu grande partie à la confiance que la Chambre précédente et celle-ci ont témoignée au gouvernement et aux moyens dont elle l'ont armé.

Eh! messieurs, il n'y a aucun doute, et je l'ai entendu dire à des étrangers, que toutes les fois que, d'après les événements qui se passaient dans la capitale, le gouvernement paraissait plus faible ou plus privé de la confiance des Chambres, son influence à l'extérieur s'affaiblissait; pendant quinze jours, trois semaines, il était sans considération et sans autorité au dehors. (Murmures.) Lorsqu'au contraire, l'ordre intérieur s'établissait, lorsque la confiance des Chambres envers le gouvernement augmentait, notre considération et notre autorité à l'extérieur reprenaient de la force. Pour mon compte, j'ai entendu les étrangers les plus éclairés attester ce fait. Je suis convaincu que la confiance des Chambres est le véritable moyen de force du gouvernement, et que nous ne devons pas plus le lui refuser à l'intérieur qu'à l'extérieur.

En vérité, 5 millions alloués au ministère pour subvenir aux besoins imprévus n'ont rien d'extraordinaire. On demande à quels besoins il s'agit de subvenir; il n'y a rien de si simple. Il peut arriver que, dans une grande ville manufacturière, une industrie souffre, languisse. Eh bien! il importe que le ministère puisse y porter des secours. Il faut qu'il puisse employer pendant un certain temps cette population dont les travaux resteraient suspendus.

Cinq millions pour un objet aussi grave, aussi important, ne sont pas chose que les Chambres puissent refuser... (Murmures.)

Quant aux moyens d'armer le gouvernement, de le fortifier, de lui donner de l'influence, le projet de loi ne mérite que des éloges.

J'arrive à ce qui concerne les relations de la propriété et du travail. Dans l'état ordinaire des choses, ces relations se règlent par elles-mêmes; je suis même convaincu que toute tentative du gouvernement de vouloir intervenir dans ces relations serait chimérique et funeste; c'est là le cours ordinaire des choses.

L'homme est placé dans ce monde avec sa liberté, avec sa responsabilité, et à des chances fort inégales. C'est le cours des vicissitudes humaines; il les subit, il lutte contre elles; il n'y a aucun moyen de les lui épargner. Sous ce rapport, comme sous tous les autres, il arrive des moments extraordinaires dans la vie de la société, des moments où les relations habituelles de la propriété et du travail sont dérangées: quand cela arrive, il est du devoir et de l'intérêt de la propriété de venir au secours des classes laborieuses.

C'est ainsi que les propriétaires doivent répondre à ces accusations insensées dont ils sont l'objet depuis quelque temps; c'est en prenant les classes laborieuses sous leur protection dans les moments difficiles, c'est en faisant des efforts extraordinaires pour atteindre ce but, qu'ils peuvent jouir eux-mêmes des avantages qui leur sont attribués. Mais c'est à une condition: à la condition que les mesures prises ne seront que temporaires, exceptionnelles, comme les besoins auxquels elles répondent, comme les cas auxquels elles veulent subvenir.

Quel est le vice de la taxe des pauvres en Angleterre? c'est qu'elle est permanente; c'est qu'elle est une institution; c'est qu'elle n'est pas destinée à subvenir à un cas extraordinaire et imprévu, mais à entretenir la pauvreté aux dépens de la richesse. Voilà le principe de la taxe des pauvres.

Eh bien! c'est là ce qu'il ne faut pas laisser introduire dans nos lois. Mais que, dans une circonstance extraordinaire, les riches viennent au secours des pauvres et donnent du travail à ceux qui en manquent, que le besoin soit constaté, que la limite du secours soit déterminée par la loi, je dis qu'il n'y a rien là qui ressemble à la taxe des pauvres, rien qui ne soit parfaitement légitime.

La tentative d'introduire la taxe des pauvres parmi nous serait aussi funeste à la liberté qu'elle l'a été en Angleterre, et je serais le premier à la repousser. Mais le projet de loi n'est pas entaché de ce vice; il est dans le vrai; il pourvoit à des besoins extraordinaires, il assigne la limite du secours, quant à la somme et quant au temps; il est parfaitement juste. Il ne mérite aucun des reproches qu'on adresse à la taxe des pauvres.



XXXV

Discussion du projet de loi sur le recrutement de l'armée.

--Chambre des députés.--Séance du 5 novembre 1831.--

Dans la discussion du projet de loi sur le recrutement de l'armée, présenté le 17 août 1831 par le maréchal Soult et qui fut promulgué comme loi le 21 mars 1832, plusieurs systèmes de réserve militaire avaient été proposés par voie d'amendement. Je les combattis en soutenant le système adopté de concert par le gouvernement et par la commission de la Chambre, et qui fut maintenu dans la loi.

M. Guizot.--Messieurs, la Chambre a probablement déjà remarqué la singulière marche de cette discussion. A son origine, les partisans de l'amendement se sont présentés comme plus inquiets que nous, comme plus soigneux que nous de l'indépendance et de la sécurité nationales: ils ont accusé le système de la commission d'affaiblir la force militaire, l'organisation militaire de la France, de ne pas créer de réserve. Peu à peu la discussion a changé de caractère: l'accusation est devenue tout autre.

On a reproché à la commission de vouloir maintenir le système des armées permanentes, des grandes armées, le système de la guerre, en un mot, et de s'opposer à l'établissement d'une armée sur le pied de paix, à la destruction des grandes armées, au système de la paix.

La discussion d'hier a offert cette déviation évidente; il faut qu'il y ait entre nous quelque confusion, quelque méprise sur la valeur et l'effet soit du système de la commission, soit de celui des amendements.

Je demande à la Chambre la permission de les comparer de près et avec quelque précision pour pouvoir en faire apprécier les résultats.

Je prendrai pour base un recrutement annuel, fixe, par exemple un recrutement annuel de 80,000 hommes; je sais très-bien qu'il variera selon le vote annuel de la Chambre; mais la variation du recrutement annuel affecte également les deux systèmes: ainsi, pour les comparer, je puis prendre cette base fixe.

Dans le système de la commission, 80,000 hommes levés tous les ans avec sept ans de service, vous donnent 560 mille hommes. Les uns, sous les drapeaux, forment l'effectif, les autres sont renvoyés dans leurs foyers, mais toujours faciles à rappeler et disponibles.

Dans le système des amendements (et je prends l'amendement de M. le comte de Ludre comme le plus complet), voici le résultat auquel on arrive.

Vous retenez 320 mille hommes pendant quatre ans sous les drapeaux: 320 mille hommes renvoyés pendant quatre ans dans leurs foyers, forment une première armée de réserve. Vous avez de plus 320 mille hommes pris sur ceux que le contingent annuel n'a pas appelés: 40 mille hommes par an forment, en effet, au bout de huit ans une seconde réserve de 320 mille hommes.

Ainsi le résultat de l'amendement est de 960 mille hommes pris pour le service militaire, dont 320 mille seulement forment l'armée ordinaire, l'armée réelle, l'armée active.

Il suffit de l'inspection de ces chiffres pour juger que le système des amendements affaiblit l'armée ordinaire, l'armée réelle, pour fortifier l'armée spéciale, l'armée de réserve.

Ainsi, M. le ministre de la guerre vous disait, avec beaucoup de raison, que le résultat de l'amendement serait d'affaiblir la force militaire organisée, l'armée réelle, au profit d'un système de réserve.

Mais est-il donc vrai que, dans le système de la commission, vous n'ayez pas de réserve? Messieurs, il ne faut pas nous laisser imposer par les mots, ni abuser par les apparences. Le système de la commission comprend une armée active et une armée de réserve, car le renvoi en congé dans les foyers est une manière de créer une armée de réserve dans le sein de l'armée ordinaire. (Mouvements en sens divers.)

Je dis, messieurs, que le système des congés a pour résultat de créer une réserve, c'est-à-dire de mettre à la disposition du gouvernement un certain nombre de soldats qu'il n'emploie pas dans les temps ordinaires, et qu'il peut appeler tout à coup quand il survient une circonstance extraordinaire. (Voix à gauche: C'est de l'arbitraire.) Si ce n'est pas là une réserve, c'est qu'on préfère les mots aux choses. (Murmures.)

Il s'agit donc de comparer le système de réserve de la commission avec celui qui vous est proposé par MM. de Ludre et de Laborde. Eh bien! la réserve qui résulte du projet de la commission a d'abord cet avantage reconnu depuis longtemps d'être toujours et tout entière disponible et facilement disponible.

Ce système a un autre avantage; c'est de présenter une réserve toute formée, toute instruite, pour laquelle il n'est pas nécessaire de créer une organisation spéciale, une organisation locale, parce que les mêmes cadres, les mêmes officiers, peuvent servir. Dans le système des amendements, il faut une organisation spéciale et locale pour former la réserve.

A cette occasion, je vous rappellerai ce que disait hier M. le ministre de la guerre: il lui est facile, dans le système des congés, de les combiner de manière à obtenir de véritables économies, car on conçoit qu'il ne doit pas en coûter autant que s'il fallait créer une organisation particulière, comme pour la réserve qui subsisterait séparément de l'armée active. L'armée de réserve, telle que l'amendement la propose, coûte nécessairement plus cher, puisqu'il faut créer pour elle une organisation spéciale. Elle a en outre un défaut radical, c'est de faire disparaître de la loi du recrutement un de ses principaux bienfaits, un des bienfaits qui l'ont fait agréer, la libération d'une partie de la population. On a su d'une manière positive qu'il y avait un certain nombre d'hommes complétement libérés, et qui, sauf les cas extraordinaires où la France tout entière se lèverait pour sa défense, n'auraient rien à démêler avec le service militaire. Dans le système de l'amendement, personne n'est libéré; les uns sont appelés à l'armée, les autres sont destinés à former une réserve; et par la combinaison des deux réserves, vous les prenez tous pour les mettre dans une condition d'exception, pour les assujettir à un certain service; un sorte que vous privez la population de l'avantage de la libération annuelle, avantage qui a facilité beaucoup l'exécution de la loi de recrutement.

Ce n'est donc pas entre un système qui ne donne aucune réserve et un système qui en crée une que vous avez à choisir, mais entre un système qui donne une réserve au sein même de l'armée, qui n'est autre chose que l'armée elle-même s'étendant et se resserrant selon les besoins du service, et un système qui crée une réserve hors de l'armée, à côté de l'armée, une réserve qu'il sera beaucoup plus difficile de faire rentrer dans l'armée. Vous avez, dans un cas, une assimilation facile, et dans l'autre une simple juxtaposition.

On a invoqué plus d'une fois, messieurs, l'autorité et l'exemple de M. le maréchal Gouvion-Saint-Cyr. Je puis dire que le maréchal m'honorait de son amitié, et quelques personnes peuvent se rappeler que je n'ai pas été tout à fait étranger à la loi du recrutement. Il faut se rappeler les circonstances dans lesquelles on se trouvait. La conscription, le nom seul de conscription était devenu une chose tellement odieuse au pays qu'il était bien difficile qu'on rétablît quelque chose qui lui ressemblât. Aussi le premier article de la loi disait: «L'armée se recrute par les enrôlements volontaires.» Les appels d'hommes ne venaient que comme supplément, dans les cas d'absolue nécessité.

Il était difficile, pour ne pas dire impossible, d'obtenir une levée de 60 ou 80 mille hommes. Il n'entra donc dans la loi que le chiffre de 40 mille hommes, et ce fut pour suppléer à l'insuffisance de cet appel que le maréchal Saint-Cyr établit le système des vétérans, en prolongeant le service de six années, afin de donner une réserve composée de soldats. En effet, il ne faisait cas, comme tous les militaires, que d'une réserve de soldats. Ne pouvant donc avoir une levée d'hommes qui lui donnât une réserve dans le sein même de l'armée, il imagina la réserve des vétérans. Je l'ai entendu cent fois dire que, s'il avait pu avoir une levée annuelle de 80 mille hommes, et un système de congés, il eût préféré ce système; c'est parce qu'il n'a pu l'avoir qu'il a proposé la réserve des vétérans. C'était là son véritable motif; car au fond, il comprenait très-bien la valeur d'une armée de réserve, facilement assimilée à l'armée active, et formée par le système des congés.

Ainsi, messieurs, la comparaison des deux systèmes est tout entière, à mon avis, à l'avantage de l'amendement de votre commission, car il vous donne une organisation militaire plus forte, plus sûre et plus disponible.

Je comprendrais bien mieux, je l'avoue, les objections contre l'amendement de la commission si elles venaient de ceux qui craignent les grandes armées, les armées permanentes et qui voudraient faire prévaloir, comme système de défense et de sûreté nationales, le système des milices et des gardes nationales, et la réduction, à un taux très-bas, des armées proprement dites.

Ceux-là ont des objections plus fondées à adresser au système de la commission: cependant, je ne les crois pas plus valables.

D'abord, il est évident que, par le vote annuel de l'effectif de l'armée, dans la loi des finances, il est au pouvoir de la Chambre de réduire l'armée permanente au taux qu'exigent les besoins du moment, et qu'ainsi il n'y a de danger ni pour les libertés publiques, ni pour les finances de l'État.

Je demande pardon à la Chambre de l'entretenir avec autant de détail de ces matières qui devraient appartenir aux militaires; cependant, comme des questions politiques et morales s'y rattachent, je crois qu'il est permis à chacun d'avoir son avis à cet égard et de le faire connaître.

Je dirai donc que cela me paraît une idée heureuse, une bonne combinaison, que celle de soldats, de vrais soldats voués à la vie militaire, bien instruits, bien dressés pour la guerre, et qui cependant ne sont pas complétement séparés de la population; qui retournent chez eux de temps en temps, non pour passer un mois ou quinze jours, mais six mois, mais un an et plus, selon que le besoin du service le permet; qui, sans se séparer de l'armée, sans cesser d'être soldats, ne se séparent pas non plus de la population. Ils conservent ainsi quelque esprit civil; ils ne sont point étrangers aux habitudes et aux sentiments du pays. Cela a été toujours le problème à résoudre que d'avoir une armée qui fût animée de l'esprit militaire, et qui cependant ne fût point étrangère à l'esprit civil, séparée de la population. Eh bien! ce problème me paraît plus heureusement résolu par la combinaison de la commission que par aucune autre.

Dans l'amendement qu'on vous propose, on présente le système de réserve; mais dans la réserve, je crains de ne pas trouver suffisamment une armée. Dans le système de la commission, je la trouve fort bien constituée, et de plus se mêlant à la population.

Les dangers qu'on pourrait redouter pour les libertés publiques de la force de cette organisation militaire sont en grande partie atténués par la considération que j'ai eu l'honneur de vous présenter. Il me paraît évident que le système des milices, des gardes nationales proprement dites, est loin de suffire aux besoins de la France, à qui il faut une véritable armée, fortement organisée. On nous parle souvent de l'élan nouveau que prendra l'esprit public en vertu de nos institutions et d'un gouvernement national. Je n'en doute pas; mais c'est seulement dans les grandes circonstances, dans les circonstances extraordinaires, quand le besoin du pays provoquera cet enthousiasme, cet élan national; nous devons éviter de tenir continuellement la population dans cet état d'effervescence que suppose l'enthousiasme, quelque légitime, quelque national qu'il soit. Dans les temps ordinaires, la population doit être dans un état moral tranquille; elle ne doit pas être perpétuellement échauffée par la situation du pays; elle doit être laissée à ses moeurs, à ses habitudes, à ses occupations. (Agitation à gauche.) C'est seulement en cas d'invasion, lorsque les dangers extraordinaires se présentent, que nous avons besoin de l'élan national, de l'enthousiasme général, et il ne nous manquera jamais. Nous n'avons pas besoin de l'échauffer tous les jours par des provocations continuelles, par une excitation sans objet, qui fatigue les bons citoyens et qui agite outre mesure les oisifs.

M. de Laborde.--Je demande à faire une observation de ma place.

M. le Président.--Vous n'avez pas la parole; n'interrompez pas l'orateur, vous pourrez lui répondre.

M. Guizot.--Remarquez d'ailleurs, messieurs, que le système de la commission n'exclut aucunement l'intervention des gardes nationales mobiles et non mobiles. Vous en

avez les bases posées dans le projet de loi sur la garde nationale; il n'est pas vrai que nous soyons dépourvus des moyens de la mobiliser.

Dans la proposition que vous avez discutée il y a quelques jours, M. le général Lamarque vous demandait deux choses: il vous présentait un projet pour organiser l'institution, et il demandait une mesure de circonstance. Vous avez repoussé la mesure de circonstance, vous avez jugé qu'elle n'était pas nécessaire; quant à l'institution, si elle a besoin de quelque complément, si la législation doit être revue, on vous a annoncé que le gouvernement s'en occupait, et que la Chambre pourrait faire à cet égard ce qu'elle jugerait nécessaire. Il n'y a donc aucun danger: les gardes nationales mobiles ne seront pas étrangères à notre organisation militaire; leur place y est déjà assignée. Vous serez toujours les maîtres de compléter cette organisation qui ne contrariera pas du tout le système de la commission.

Nous sommes aujourd'hui, à ce qu'il paraît, embarrassés entre deux systèmes différents: l'un que j'appelle le système de l'esprit militaire, qui tend continuellement à développer outre mesure la force de l'organisation militaire de la France, et qui voudrait y faire prévaloir ce dont la France s'est heureusement, à mon avis, débarrassée. D'autres personnes, et ici je voudrais me servir d'un mot dont elles ne pussent être choquées, d'autres personnes rêvent la destruction ou tout au moins la réduction des armées permanentes, ou, comme je le disais, leur remplacement par un système de milice et de gardes nationales.

Eh bien! à mon avis, ni l'un ni l'autre de ces systèmes ne sont bons en France.

La France a besoin d'une armée permanente fortement organisée et toujours disponible; mais elle a besoin aussi que l'esprit militaire ne domine pas exclusivement sur son territoire, comme il y a dominé trop longtemps. (Voix au centre: Très-bien! très-bien!)

L'amendement proposé par la commission a ce double avantage de nous donner une armée réelle, une forte organisation militaire, et d'écarter en même temps la prédominance de l'esprit militaire.

Les partisans du système militaire nous vantent toujours le système prussien; ils tendent à faire de la France une vaste caserne. Si ce système a été utile à la Prusse dans certaines circonstances, il finira par lui devenir fatal. Quant à nous, il ne peut convenir ni à nos moeurs, ni à notre civilisation; nous ne consentirions pas à abdiquer notre constitution politique, à nous laisser imposer des chaînes, des entraves, à être condamnés, comme les Prussiens, à une telle privation de la liberté. Le système américain ne saurait nous convenir davantage, et des milices ne nous suffiraient pas; il nous faut une armée réelle et permanente.

Le système de la commission est celui qui remplit le mieux ces vues; il est plus efficace et moins onéreux que celui de l'amendement. J'appuie donc le système de la commission. (Marques d'adhésion.)



XXXVI

Discussion de la proposition de M. de Bricqueville pour le bannissement à perpétuité de la branche aînée des Bourbons.

--Chambre des députés.--Séance du 16 novembre 1831.--

Le 17 septembre 1831, M. de Bricqueville, député de la Manche, prit l'initiative d'une proposition pour le bannissement à perpétuité, avec certaines aggravations et pénalités légales, de la branche aînée des Bourbons. La commission chargée de l'examen de cette proposition en proposa l'adoption en en retranchant les pénalités légales, et en assimilant la famille de Napoléon à la branche aînée de la maison de Bourbon. Je pris la parole, dans la discussion de cette proposition, en réponse à M. Berryer qui en avait indirectement demandé le rejet, et à l'appui des conclusions de la commission. La proposition, amendée et atténuée par la Chambre des pairs, fut convertie en loi le 10 avril 1832.

M. Guizot.--Messieurs, l'honorable M. Berryer, en montant à la tribune, vous a promis qu'il ne rentrerait pas dans la discussion générale. Pour mon compte, je n'oserais faire une telle promesse. Il y a ici une seule question, une question de convenance politique, d'utilité politique, et l'amendement de M. Berryer la reproduit tout entière, aussi bien que la proposition primitive, aussi bien que le projet de la commission. Il est donc impossible de ne pas prendre la question tout entière.

Si l'amendement ne faisait que repousser des mesures de proscription, je serais loin de venir le combattre.

Et moi aussi, messieurs, je désapprouve comme inutiles et presque toujours comme dangereuses les mesures de proscription.

J'adhère complétement à ce qui vous a été si bien dit hier à ce sujet par deux de nos honorables collègues, M. Pagès et M. de Martignac.

On vous a parlé des prétendants à la couronne et des espérances des partis; ce ne sont pas là, messieurs, pour la révolution de Juillet, des faits inattendus, des faits d'exception contre lesquels elle soit obligée de prendre des mesures de précaution. Elle a prévu ces faits, elle les a connus d'avance. C'est dans l'attente des prétendants à la couronne, dans l'attente des espérances que la liberté même ferait naître au sein des partis, que la révolution de juillet s'est accomplie. Elle a connu, au moment où elle s'accomplissait, quelles destinées lui étaient réservées, et c'est par la légalité qu'elle a promis de vaincre et les prétendants à la couronne et les partis.

C'est cette promesse que la révolution de Juillet est obligée de tenir.

On vous a encore parlé tout à l'heure d'exemples, et l'on vous a cité celui de l'Angleterre; je n'en dirai qu'un mot; c'est que l'exemple est mal choisi.

Les mesures d'exception et de proscription n'ont pas manqué, en effet, à la révolution de 1688, et depuis le premier jour jusqu'au dernier, elles n'ont pas empêché, pendant soixante-dix ans les complots, les insurrections, la guerre civile; et le gouvernement des whigs, à cette époque, a été et est encore qualifié en Angleterre de gouvernement tyrannique, précisément parce qu'il a multiplié sans succès toutes ces mesures.

L'exemple est donc mal choisi, je le répète: il prouve le contraire de ce qu'on voulait établir.

Messieurs, la force de la révolution de Juillet est tout autre; sa force consiste dans sa parfaite conformité avec les intérêts et les sentiments généraux de la France. Elle n'a été faite au profit de personne; elle n'a été le triomphe d'aucun projet, d'aucune faction, d'aucun intérêt particulier; elle a été le triomphe des vues et des intérêts généraux de la France. (Très-bien, très-bien!) Voilà son caractère. Aussi elle peut compter sur la sympathie nationale; elle peut invoquer au besoin l'appui de toutes les forces morales et matérielles de la France. Voilà pourquoi elle n'a pas besoin de mesures d'exception.

J'avoue que, pour mon compte, je me suis souvent étonné, je dirai même volontiers affligé de voir un grand nombre de personnes, et même de mes amis, s'inquiéter de la liberté qui régnait autour de nous, de la liberté des discours prononcés dans les Chambres, de la liberté de la presse hors des Chambres, de la liberté de nos ennemis, en un mot, de la liberté de nos adversaires, des adversaires de la révolution de Juillet.

C'est là notre condition; cette liberté, c'est notre état régulier, habituel, l'état au milieu duquel nous sommes destinés à vivre.

Il faut que nous nous accoutumions à entendre dire ce qui nous déplaît, ce qui nous offense, ce qui nous menace peut-être. L'Empire a pu s'inquiéter de voir ouverts, dans Paris, les salons d'une femme, il a pu s'en défendre par l'exil. La Restauration a pu s'inquiéter d'un mot prononcé à la tribune par M. Manuel, et le faire chasser de cette salle pour s'en défendre. Nous, nous sommes destinés à voir autour de nous des salons bien autrement hostiles que ne pouvait l'être celui de madame de Staël pour l'Empire; nous sommes destinés à entendre à la tribune des deux Chambres des paroles bien autrement dures, pour notre révolution, que ne pouvait l'être le mot répugnance prononcé par M. Manuel. Nous n'avons pas besoin d'y répondre par des mesures d'exception et de proscription. Cette liberté est notre condition et notre force. (Très-bien, très-bien!)

Toutefois, en repoussant ces mesures d'exception et de proscription, nous ne sommes pas obligés de ne pas employer les armes qui nous sont propres, et qui valent infiniment mieux que ces mesures elles-mêmes.

Nous ne sommes pas obligés de ne pas recourir, toutes, les fois que l'occasion s'en présente, à cette conformité de notre révolution avec les sentiments et les intérêts nationaux, à ce qui fait sa force.

Nous pouvons, nous devons, en toute occasion, manifester hautement notre sympathie et celle de la France pour la révolution de Juillet. Nous devons en appeler, toutes les fois que nous en sentirons le besoin, à ces intérêts et à ces sentiments généraux avec lesquels elle est en pleine sympathie.

De leur nature, ces intérêts sont tranquilles et silencieux; ils n'interviennent pas d'eux-mêmes et spontanément partout où leur présence serait nécessaire; c'est à nous à les appeler, toutes les fois que notre révolution est menacée, à les faire parler, toutes les fois qu'il sera bon de faire entendre leur voix.

C'est à nous surtout à élever la voix des intérêts généraux au-dessus des coteries et des factions, toutes les fois que la voix des coteries et des factions travaille à dominer la France. Je dis que nous sommes aujourd'hui dans une de ces situations.

Je dis que des coteries, des factions s'agitent autour de nous, à l'abri de la liberté dont elles jouissent, dont elles doivent jouir. Elles travaillent, elles se coalisent (c'est le mot propre) pour attaquer la révolution de Juillet et les intérêts généraux dont elle est inséparable.

Je me sers du mot de coterie, du mot de faction à dessein et non pas du mot de parti. Le mot de parti est trop élevé, trop noble, trop grand pour donner une idée de la guerre qui nous est faite en ce moment. Sans doute, il existe des partis, il en existe au milieu de nous; sans doute, il existe des hommes, en grand nombre, qui éprouvent des regrets pour les différents régimes déchus; sans doute, il est des carlistes, des bonapartistes, des républicains, qui rêvent un autre ordre de choses. Ne croyez pas que tous ceux-là prennent part à la guerre qu'on veut nous faire en ce moment.

Des hommes de sens et de bonne foi se refuseraient à une misérable petite lutte, sans gravité, sans sérieux, dangereuse seulement par le trouble qu'elle apporte dans les affaires du pays. Ce n'est pas ceux-là que j'attaque. Quelle que soit la différence de leurs opinions et des nôtres, de leur situation et de la nôtre, que leurs sentiments soient libres, que leurs conduite soit libre, qu'ils gardent et leurs regrets et leur mécomptes et leurs espérances. Je le répète, ce ne sont pas eux qui nous attaquent; ce sont les coteries, les factions, les brouillons, les esprits déréglés, les mécontentements personnels; c'est une politique sans gravité, sans dignité, sans sentiment de patrie, une misérable rouerie surannée et subalterne, que toutes les époques ont vue, et qui, à toutes les époques, n'a fait que du mal et à ceux qui se la sont permise, et au pays où elle s'est déployée.

On nous parle de la fusion des partis; on nous dit que la concorde peut s'établir entre eux; on nous demande de ne pas interrompre cette harmonie naissante, ni cette réconciliation qui commence. Eh! messieurs, nous n'avons jamais fait autre chose depuis quinze mois qui ne tendît à amener cette réconciliation des partis, la disparition des haines qu'ils se sont vouées, à établir entre eux une harmonie d'opinions et de sentiments.

Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. La Chambre sait que je suis accoutumé à apporter à cette tribune l'expression pleine et franche de ma pensée; ce n'est pas de cette réconciliation des partis, ce n'est pas de l'harmonie entre les sentiments et les opinions de tous ces partis qu'il est question; ce n'est qu'une misérable guerre déclarée à la révolution de Juillet par des coteries, des factions impuissantes contre elle, mais qui peuvent nuire au repos, à la prospérité publique; c'est là ce que j'attaque. (Aux voix. Très-bien, très-bien!)

A de telles attaques, messieurs, nous n'avons qu'une force à opposer, nous ne devons en opposer qu'une, un bon gouvernement, et la puissance, la voix de ces intérêts généraux dont vous êtes l'organe. Eh bien, messieurs, le projet de loi que vous a présenté la commission n'est pas autre chose que la proclamation de ces intérêts généraux, une répétition de ce qu'a fait la révolution de Juillet, la pure et simple révolution de Juillet.

Que contient ce projet? une déclaration légale du divorce prononcé par la révolution de Juillet entre la France et les dynasties qui l'avaient régie pendant trente ans: d'une part, la branche aînée des Bourbons; de l'autre, la dynastie de Napoléon, telle est la première partie.

La seconde est le rappel au droit commun pour tout ce qui ne concerne pas l'exclusion de ces deux dynasties, en matière criminelle, et même en matière civile, quant aux biens, autant que cela se peut; M. le président du conseil vous a demandé avec une grande raison, de rentrer dans le droit commun, aussi pleinement que possible.

Voilà donc le projet de la commission: exclusion pure et simple des deux dynasties qui avaient gouverné la France, et pour le reste le droit commun; je dis que ce projet est conforme aux intérêts de la France, et qu'il est du devoir de la Chambre de l'adopter.

Je dirai peu de choses du divorce de la France avec la dynastie de Napoléon, ce divorce est consommé depuis longtemps; il l'a été par le fait même du chef de cette dynastie.

Napoléon s'est perdu lui-même, chacun le sait; et après lui il ne restait plus rien, absolument rien. (Murmures aux extrémités.)

Quant à la branche aînée de la maison de Bourbon, je m'exprimerai avec la même franchise; la France, j'en suis convaincu, n'a rien à se reprocher envers elle.

Quand cette famille reparut en France, son apparition remplit, je ne veux pas dire d'anxiété, mais de doute, un grand nombre de bons citoyens, d'esprits éclairés. On se demanda si l'établissement de la Restauration serait possible.

C'était un problème, un problème politique à résoudre; la France n'y a pas mis d'obstacle; la France s'est soigneusement séparée des factions qui ont travaillé à chasser violemment la branche aînée de la maison des Bourbons.

Rappelez-vous, je vous le demande, le langage de ces factions, ce qu'elles disaient tous les jours.

On disait qu'après le départ des étrangers, qui avaient ramené la maison de Bourbon en France, elle tomberait infailliblement. Les étrangers sont partis, la maison de Bourbon n'est pas tombée.

On disait qu'elle tomberait à la première guerre qu'elle voudrait faire, qu'elle était hors d'état de supporter la présence d'une armée nationale. Elle a fait la guerre (murmures d'improbation aux extrémités), elle l'a faite tranquillement et avec succès; elle n'est point tombée devant la première guerre.

Voix à gauche.--C'était une guerre impie.

M. Guizot.--Je n'ai point à qualifier cette guerre: personne ici n'en pense plus de mal que moi. Il n'en est pas moins vrai que la maison de Bourbon a fait la guerre, et qu'elle l'a faite librement et tranquillement.

On disait encore que la maison de Bourbon ne survivrait pas à la mort de Louis XVIII; que celui-là seul était sage, prudent, et que son successeur ne régnerait pas huit jours.

Eh bien! le règne de Charles X a duré six années. Sans doute, des conspirations, des insurrections ont eu lieu contre lui comme contre son frère; la France ne s'y est point associée.

La France a laissé passer les conspirations et les insurrections; elle a voulu savoir si ceux qui lui avaient donné la Charte l'avaient acceptée eux-mêmes et pour leur propre compte. Ce sont les ordonnances de juillet, qui lui ont appris qu'ils ne l'avaient pas acceptée.

Alors, la France entière s'est levée, la France, qui n'avait pris jusque-là aucune part aux insurrections, la France, qui s'était séparée des ennemis de la branche aînée des Bourbons, la France s'est déclarée alors, et la branche aînée des Bourbons est tombée dans la première bataille que la France ait livrée contre elle. (Très-bien, très-bien!)

La révolution de Juillet n'appartient à aucune des conspirations et des insurrections qui ont lutté contre la maison des Bourbons; des conspirateurs y ont pris part sans doute, et une part sincère et glorieuse; mais c'est la France tout entière qui l'a faite, et c'est à elle seule que son avenir appartient.

Aussi, je l'avoue, je m'étonne d'entendre si souvent des hommes prétendant s'approprier cette révolution, et j'ai été étonné bien davantage encore, permettez-moi de le dire, d'entendre dire qu'un honorable membre de cette Chambre avait, pendant vingt-quatre heures, tenu à sa disposition la couronne de France. Est-ce à dire qu'il eût pu la donner à qui il aurait voulu, qu'il eût pu donner à la France le gouvernement qu'il aurait voulu? J'estime trop la personne dont il s'agit pour croire qu'elle eût été capable, même en pensée, d'une telle fatuité envers son pays. (Marques d'adhésion au centre... Légers murmures à gauche.) Non, les pays libres n'appartiennent à personne; ils décident seuls et eux-mêmes de leur destinée. On vient, après quinze mois, agiter je ne sais combien de questions, dire qu'on aurait pu choisir entre deux, trois, quatre et cinq partis; on vient nous proposer je ne sais combien de plans de gouvernement; il me semble qu'en juillet 1830, la liberté n'a manqué à personne, que chacun pouvait, s'il lui convenait, produire son plan de gouvernement, amener son candidat au concours. Eh bien, je vous le demande, est-il vrai qu'à ce moment-là il ait été sérieusement question de Henri V, de Napoléon II, de la République?

Mon Dieu, on peut s'en vanter aujourd'hui; on peut dire aujourd'hui: «Nous aurions fait ce que nous aurions voulu;» messieurs, on n'a pas fait, on n'a pas proposé, on n'a pas voulu; on a senti l'empire de la raison publique; on a été raisonnable en juillet, bien plus qu'on ne l'a été depuis; on s'est soumis à la nécessité, à la solution qui était appelée de tous côtés, à la seule naturelle, seule bonne, seule nationale; et il y a aujourd'hui, permettez-moi de le dire, une sorte de fanfaronnade à venir se vanter de ce dont on n'aurait pas osé parler sérieusement après les trois journées de juillet. (Marques d'adhésion au centre.)

Messieurs, c'est une présomption étrange de croire qu'on dirige de tels événements; la Providence en fait plus des trois quarts. Les hommes, sans doute, y mettent la main; ils y font entrer un peu de leurs intentions, un peu de leur volonté, mais bien peu; ils ne les dirigent pas: ces événements sont dirigés par des causes générales; il n'est au pouvoir de personne, ni de les faire, ni de les changer, et c'est les rapetisser que de venir dire qu'on aurait pu les faire plier à l'arbitraire de telle ou telle volonté; c'est leur ôter leur grandeur, leur nationalité; c'est parler le langage des congrès de Vérone et de Vienne, et ce langage est indigne de la révolution de Juillet. Celle révolution est un événement qui a éclaté, que personne n'a fait, qu'il n'a été au pouvoir de personne de changer, qui était écrit là-haut, qui n'a pas pu ne pas s'accomplir.

M. Sans.--C'est sans doute le droit divin qui l'a fait. (Mouvement aux extrémités.)

M. Guizot.--Eh bien, messieurs, le projet de votre commission ne fait autre chose que reconnaître ce fait, le reconnaître de nouveau, lui donner une nouvelle sanction légale, le convertir en droit écrit.

Cette sanction est-elle absolument nécessaire? Non, grâce à Dieu; mais elle peut être utile selon les circonstances; elle peut avoir un but.

Je n'en veux d'autre preuve que l'argumentation employée hier, dans la séance, par un orateur dont la Chambre honore le caractère et apprécie le talent, M. de Martignac; il vous a demandé de quel droit vous inscriviez dans une loi l'exclusion à perpétuité de cette famille et de ses descendants; il a fait passer devant vous toutes les révolutions qui se sont accomplies depuis quarante ans, tant de trônes brisés et relevés, tant de dynasties chassées et rappelées, toutes les vicissitudes des choses humaines, et il vous a demandé comment vous osiez parler de perpétuité.

Messieurs, il y a eu des révolutions qui sont tombées, qui ont été passagères, parce qu'elles n'étaient ni légitimes, ni bonnes, ni raisonnables, ni nationales. Il y en a eu au contraire, en petit nombre, j'en conviens, et rarement, mais enfin il y en a eu qui ont duré parce qu'elles étaient légitimes, nécessaires, nationales. Ce n'est pas la première fois dans le monde que des dynasties ont été changées, que des dynasties nouvelles se sont établies, qu'il s'est accompli des révolutions heureuses, perpétuelles. On nous traite en vérité comme des enfants quand on vient nous jeter à la tête les révolutions qui sont tombées, qui n'ont pas réussi, pour nous persuader qu'il est impossible que la nôtre réussisse. Nous aussi nous avons nos exemples et nos gloires à citer. Nous connaissons des révolutions heureuses, durables. Eh bien! notre prétention est que la nôtre est de celles-là, qu'elle a droit à la perpétuité; parce qu'elle est née dans la nationalité, qu'elle était nécessaire, légitime, et, à cause de cela, nous sommes convaincus qu'elle durera. Nous lui disons ce que les premiers pères de l'Église chrétienne disaient à l'Église qu'ils établissaient: Esto perpetua. Il est de bon exemple que nous inscrivions cette phrase dans nos lois, qu'elle y soit la preuve de notre conviction et de notre confiance dans la bonté de notre cause. Cette confiance a eu lieu pour de mauvaises causes, et a quelquefois trompé les hommes; mais est-on en droit de dire que notre cause n'est pas bonne parce qu'il y en a eu de mauvaises? C'est une véritable dérision qu'un tel argument: nous ne pouvons l'accepter, et nous devons inscrire dans nos lois la perpétuité de la révolution de Juillet. (Très-bien, très-bien! aux centres.)

Tout se réduit donc à ceci. L'amendement de l'honorable M. Berryer tient les faits pour des faits, les faits accomplis pour des faits accomplis; il ne veut point reconnaître de droit, il ne veut pas proclamer qu'il y a eu droit dans notre révolution; il ne veut exclure ni une dynastie ni une autre.

C'est sans doute parce qu'enfin il n'est pas matériellement impossible qu'une de ces dynasties puisse revenir. Mais nous qui avons moralement la confiance contraire, nous qui ne nous contentons pas du fait, nous qui n'aurions jamais pris part, je le dis pour mon compte, à une révolution si nous n'y avions vu qu'un acte de violence, un coup de dés de la fortune, nous qui avons eu besoin d'y voir un droit, un droit national, de la croire légitime, nous ne manquerons pas de le répéter toutes les fois que l'occasion s'en présentera, et d'opposer à tous les factieux la légitimité de notre révolution.

Nous le répéterons sans cesse, nous ne nous lasserons pas de le répéter; nous savons qu'il y a parmi nous, surtout après tant de révolutions et de vicissitudes, des faibles d'esprit sur lesquels la subtilité du raisonnement, l'éclat du langage et la coalition d'hommes jusque-là ennemis peuvent agir puissamment; nous savons qu'on peut les tromper, les égarer de la sorte. Eh bien, nous, représentants des intérêts nationaux, nous, chargés de parler au nom du peuple, nous devons opposer la déclaration du pays à ces subtilités par lesquelles on essaye d'égarer les honnêtes gens.

Oui, messieurs, les honnêtes gens; car cette cause, la cause de votre révolution, la cause du projet de votre commission est celle des honnêtes gens, opposée à celle des factieux, des brouillons, et aux déréglements d'esprit et d'imagination. (Mouvement marqué d'approbation au centre.)

C'est parce qu'on entraîne beaucoup de gens dans de funestes erreurs que je vous demande d'écarter du projet tout ce qui ressemblerait à des mesures d'exception, à des apparences de proscription et de sang, soit dans l'ordre civil, soit dans l'ordre criminel.

Je vous demande de ne pas fournir de prétexte à ces accusations qui retentissent autour de nous contre notre révolution; elles sont un mensonge. On a beau crier très-haut, on ne persuadera à personne que la révolution de Juillet ait été violente, persécutrice, qu'elle ait détruit les libertés, soit de ses adversaires, soit des autres citoyens: cela n'est pas, cela choque le bon sens, le fait est évident pour tous. Il est évident que depuis quinze mois, le gouvernement et les Chambres combattent pour la liberté, dans l'intérêt de tous; mais il ne faut pas fournir de prétexte à ces mensonges par lesquels on essaye de tromper. Il est de notre plus grand intérêt d'écarter de la loi et de notre conduite la moindre apparence d'exception et de proscription. Il faut que nous combattions les prétendants à la couronne, les factions et les mensonges des factieux, par la liberté des discussions, par la publicité, par le bon gouvernement, par la réforme même de nos lois; au lieu d'aggraver la législation, il faut travailler à l'adoucir, à la mettre en harmonie avec nos moeurs; ce sont des réponses plus efficaces que celles que vous chercheriez dans des lois d'exception.

Messieurs, je le demande à vous-mêmes: il est évident que la situation générale s'améliore, que l'état du pays se calme, que la prospérité du pays commence à se relever. A quoi le devons-nous? A la persévérance avec laquelle le gouvernement a marché dans la voie première de la révolution de Juillet, à la persévérance avec laquelle il a repoussé tous les efforts qu'on a faits pour l'en détourner, à la persévérance avec laquelle cette Chambre, en particulier, s'est associée au gouvernement et a soutenu ses efforts.

Voilà, messieurs, ce qui commence à calmer le pays. Voilà ce qui donne, à ces factions et à ces coteries dont je parlais tout à l'heure, la liberté de déployer tous les moyens, d'user de toutes les armes, que notre constitution lui donne.

Mais le gouvernement et vous, vous continuerez à persévérer dans cette voie, et je ne vois pas, dans tout ce dont on vous menace, un danger dont nous ne puissions triompher. (Marques prolongées d'adhésion au centre.)



XXXVII

Discussion des interpellations adressées au ministère, le 19 décembre 1831, à l'occasion de l'insurrection survenue à Lyon dans le mois de novembre précédent.

--Chambre des députés.--Séance du 21 décembre 1831.--

Le 21 novembre 1831, les réclamations des ouvriers en soie sur le prix des journées de travail devinrent à Lyon l'occasion d'abord de désordres graves, puis d'une insurrection qui s'empara de la ville, en chassa ou en domina les autorités militaires et civiles, et en demeura maîtresse jusqu'aux premiers jours de décembre, où le maréchal Soult et le duc d'Orléans entrèrent dans Lyon avec des troupes suffisantes pour y rétablir et y maintenir l'ordre légal. Le 25 novembre, M. Casimir Périer fit aux deux Chambres, sur ces événements encore flagrants, une communication à laquelle les Chambres répondirent par des adresses d'adhésion votées à d'immenses majorités. Le 17 décembre suivant, M. Casimir Périer et M. le comte d'Argout firent, l'un à la Chambre des députés, l'autre à la Chambre des pairs, une nouvelle communication où les événements de Lyon étaient exposés dans leur ensemble, examinés dans leurs causes et appréciés dans leur rapport avec la politique générale du gouvernement.

Cet exposé donna lieu à des demandes d'explications et à un débat très-animé qui porta à la fois sur l'insurrection de Lyon et sur la politique générale du cabinet, se prolongea pendant quatre séances, et finit par un ordre du jour voté, à une immense majorité, en faveur du cabinet. Je pris la parole à la fin de la troisième séance, en réponse à MM. Odilon Barrot, de Tracy et Mauguin. Quelques-unes de mes paroles, mal comprises, ayant donné lieu, dans la séance du 22 décembre, à une réclamation du maréchal Lobau qui s'était cru atteint par ce que j'avais dit de la commission municipale de juillet 1830, je m'empressai d'en donner une explication que le maréchal et la Chambre trouvèrent pleinement satisfaisante.

M. Guizot.--Je ne retiendrai pas la Chambre sur les affaires de Lyon... Je les regarde maintenant comme jugées (légers murmures); c'est mon avis. Il est évident que le ministère s'est conduit dans cette occasion avec toute la prudence que des hommes de gouvernement doivent apporter dans des cas aussi graves.

Je ne descendrai pas non plus dans le cloaque où l'on a voulu faire entrer la Chambre.

Il y a des questions qui doivent être portées devant la justice qui punit ou dément la presse; la Chambre n'a rien à y voir, elles sont honteuses à traiter ici. (Marques nombreuses d'assentiment.) Je dirai un seul mot sur cette affaire; c'est que l'on s'est prévalu de l'arrêt de la Cour d'assises comme d'une démonstration des faits allégués. L'honorable orateur qui a plaidé la cause des prévenus devant la Cour d'assises sait mieux que personne qu'un pareil argument ne peut être allégué; en matière de diffamation ou de calomnie, on plaide l'intention et la bonne foi. L'honorable M. Odilon Barrot a plaidé devant la Cour d'assises la bonne foi des deux journaux. Il a plaidé qu'il y avait eu, qu'il pouvait y avoir eu, pour les rédacteurs des deux journaux, assez de motifs de croire les faits pour les publier: voilà le sens de l'arrêt: il n'en a pas d'autre; il n'emporte aucune démonstration, aucune assertion des faits, il déclare simplement que les jurés n'ont pas trouvé les prévenus coupables d'avoir publié de telles assertions. Qu'on n'invoque donc pas l'arrêt comme reconnaissant la vérité des faits; M. Odilon Barrot lui même a plaidé le contraire. (Très-bien!)

Plusieurs voix.--Mais les débats?

M. Guizot. Mais la question de Lyon et la question des embrigadements d'ouvriers n'ont pas été les seules qui aient été soulevées à cette tribune: M. Mauguin, avant hier, en attaquant sur ce point la conduite du ministère, les a rattachées à sa politique tout entière. C'est à cette politique qu'il a imputé les malheurs particuliers de ces deux affaires, non-seulement à la politique du ministère actuel, mais à celle du gouvernement tout entier depuis la révolution de Juillet.

M. Mauguin a posé la vraie, la grande question, et c'est la question qu'il importe à la Chambre et au pays d'éclaircir, car nous avons beau la traiter souvent, on y revient sans cesse. Pourquoi? parce que c'est, en effet, la question importante, décisive pour le pays. A chaque occasion, à chaque événement, on examine la question de savoir si la politique générale est bonne, si nous sommes dans la bonne ou la mauvaise voie. Il n'y a pas moyen de dire que ce n'est pas là la question, parce que c'est celle-là qui domine toutes les autres, et M. Mauguin a eu raison de la poser; c'est pour cela que je demande à la traiter à mon tour.

Messieurs, ce n'est pas pour la première fois qu'avant hier nous avons été accusés, mes amis et moi, de méconnaître le sens, la grandeur et la portée de la révolution de Juillet, de n'y voir qu'un simple événement, une question de noms propres; on a même répété les mots de restauration continuée, de quasi-révolution...

Aux extrémités.--Oui, c'est vrai!

D'autres voix.--Dites quasi-restauration, car vous avez déjà dit quasi-légitimité.

M. Guizot.--Le système du gouvernement, a dit M. Mauguin, a été empreint dans les premiers actes du premier ministère, dès son arrivée aux affaires, et c'est de là qu'ont découlé tous nos maux. (Aux extrémités. C'est très-vrai.) C'est à cela que je vais répondre.

Messieurs, ce n'est pas des premiers actes du premier ministère que M. Mauguin a fait dater son opposition constante; il la fait remonter jusqu'à cette époque pour la justifier; il aurait pu, il aurait dû la faire remonter plus haut. Je réclame contre la date qu'il lui a assignée comme trop tardive.

Ce n'est pas des premiers actes du premier ministère, c'est des premiers jours, des premières heures de notre révolution, que date le dissentiment.

Au moment même où le mouvement national commençait à se faire sentir, il fut considéré de deux manières bien différentes: les uns pensaient qu'il fallait sur-le-champ proclamer une révolution complète, éclatante, menaçante; les mots de pouvoir constituant, de déchéance, de gouvernement provisoire furent à l'instant prononcés. D'autres pensaient que la révolution qui se préparait devait se faire au contraire naturellement, progressivement, en se conduisant, à chaque heure, selon que l'indiquaient les circonstances; de telle sorte qu'elle parût évidemment commandée par la raison et par la nécessité.

Ce sont là les deux systèmes qui se sont trouvés en présence dès les premières heures de la révolution de Juillet, qui ont été empreints dans notre conduite, et, pour personnifier sur-le-champ, dans la conduite de M. Mauguin et dans la nôtre.

Dès les premiers moments, à peine la commission municipale provisoire était-elle établie à l'Hôtel-de-Ville, que voulait-elle proclamer? La déchéance de la branche aînée des Bourbons. Que voulait-elle faire? Nommer des ministres. J'ai eu même l'honneur d'être nommé par cette commission ministre de l'instruction publique.

Quelques voix à l'extrême droite.--Elle a eu bien tort. (Murmures au centre! Écoutez, écoutez!)

M. Guizot.--Les autres personnes, celles qui partageaient mes opinions, commencèrent par protester contre les ordonnances illégales de Charles X et par déclarer leur refus d'obéir. Un jour après, elles approuvaient la résistance à main armée, et venaient se placer dans ses rangs, sous sa garde. Deux jours après, elles disaient, du moins dans leurs réunions, qu'il n'y avait pas lieu à traiter avec Henri V, que cette combinaison devait être repoussée.

Dans une réunion de pairs et de députés, formée pour délibérer sur les affaires du moment, j'ai soutenu cette opinion contre M. de Chateaubriand, qui réclamait pour Henri V.

Une voix.--C'était M. Hyde de Neuville.

M. Guizot.--Peu de jours après, ces mêmes personnes, marchant avec l'événement, toujours appliquées à se subordonner à la nécessité évidente, ces mêmes personnes nommaient un lieutenant général du royaume, provisoirement, toujours en vertu de la nécessité. Trois jours après, les chambres légalement réunies, les pouvoirs légaux constitutionnels sanctionnaient cette décision de la nécessité, et nommaient légalement le lieutenant général du royaume, en attendant la royauté nouvelle.

Voilà, messieurs, les deux systèmes qui ont apparu dès les premières heures de la révolution de Juillet. Le premier ne la prenait, pour appeler les choses par leur nom, que par son côté révolutionnaire; il ne tenait aucun compte du passé, des institutions existantes, des pouvoirs en vigueur; il en appelait aux passions et à la puissance du moment: c'était un peuple esclave qui brisait sa chaîne et qui n'avait d'autre besoin que de déployer sa volonté et sa force. Dans l'autre système, on prenait la révolution par son côté constitutionnel; on respectait le passé, les institutions établies, les pouvoirs en vigueur; on s'adressait à eux, on comptait sur eux. La France, dans ce système, était un peuple libre qui défendait ses droits et faisait ses affaires sagement et prudemment, au milieu de la mitraille et des coups de fusil.

Voilà la véritable origine du dissentiment; il est grand, il est profond, il est incurable; et la preuve, c'est que chacun de nous a subi sa destinée, fidèles, les uns au système que j'appelle révolutionnaire, les autres au système constitutionnel. (Interruptions diverses.) Vous pourrez me répondre; messieurs, voilà le fait véritable. Eh bien! par cela seul que ce dissentiment a existé, que les deux conduites ont été si profondément différentes, s'ensuit-il que la nôtre ait été antinationale, qu'elle ne fasse pas honneur à notre révolution, qu'elle n'en comprenne pas la valeur et la portée?

Certes, messieurs, ce n'est pas là une conséquence nécessaire. C'est bien quelque chose d'abord, permettez-moi de le dire, que le succès. Quel est le système qui a prévalu, au moment même, pendant l'entraînement des passions, lorsque toutes les chances semblaient favorables à l'autre système? C'est le nôtre, le système légal, constitutionnel. On nous le reproche assez aujourd'hui; c'est à ce fait qu'on impute tous les maux qui sont survenus.

Notre système a prévalu au milieu de l'entraînement des passions, par la seule force de la raison, de la nécessité, de cette sagesse publique qui remplissait l'atmosphère après la gloire de l'événement, qui a imposé silence aux opinions les plus intraitables, qui a ramené les volontés les moins favorables; qui leur a fait adopter cette conduite au moment même et remettre leurs dissentiments à un autre temps.

Je dis que ce seul fait prouve en faveur du système auquel je me fais gloire d'appartenir. J'en donnerais bien encore quelques autres raisons.

Il était le moins périlleux; je ne dis pas pour les hommes qui se mêlaient de la révolution; il est bien clair que, si elle n'avait pas réussi, Charles X n'aurait fait aucune distinction entre nous, et qu'il se serait peu occupé des voies diverses que chacun avait voulu suivre. (Voix à droite. Il en ferait maintenant!) Nous étions tous enveloppés dans les mêmes destinées, et je ne craindrais pas d'en appeler à ceux de mes honorables collègues qui sont aujourd'hui dans les rangs de l'opposition; je ne craindrais pas de leur demander si aucun de nous, quelle que soit la différence de nos opinions, n'a pas montré la même franchise de coeur dans la révolution de Juillet, si tous ne s'y sont pas précipités avec le même courage.

Ce n'est donc pas pour nous, c'est pour le pays que notre système était le moins périlleux; il ne blessait pas autant d'intérêts, il ne semait pas les germes d'une division aussi profonde, il n'inquiétait pas si gravement au dehors.

De plus, rappelez-vous les faits, ce système avait l'assentiment de la France entière.

Que disait la France, je vous le demande, quand elle prévoyait une résolution possible, quand elle pressentait le renversement de la maison de Bourbon?

Elle disait qu'il serait bien désirable que cette révolution se fît tranquillement, régulièrement, qu'elle fût faite par les pouvoirs établis, qu'elle durât quinze jours au plus, qu'au bout de quinze jours tout fût rentré dans l'ordre.

C'était là le sentiment unanime, c'était le voeu exprimé dans les conversations les plus intimes. Eh bien, nous avions devant nous ce voeu de la France entière; nous avons été fidèles à ce sentiment; c'est cette conviction qui a dicté notre conduite au moment décisif.

Je dirai plus: il y avait dans cette politique infiniment plus de prudence que dans l'autre, un plus juste sentiment des effets de la révolution et de l'état dans lequel elle allait placer le pays.

Que faisons-nous, je vous le demande, depuis quinze mois? (Voix au centre. Hélas! oui, que faisons-nous?) Messieurs, nous cherchons péniblement à retrouver les principes du gouvernement, les bases les plus simples du pouvoir.

Cette révolution si légitime, si indispensable, si régulière, si prompte, elle est si grave qu'elle a ébranlé tous les fondements de l'édifice politique, et que nous avons grand peine à le rasseoir. C'est là la mesure de la grandeur et de la puissance de cette révolution; c'est là le fait que nous avons prévu au moment où elle s'accomplissait.

C'est dans le pressentiment de cet avenir que nous regardions comme indispensable pour le pays de retenir tous les éléments de gouvernement, tous les principes d'ordre qui étaient déjà entrés dans la société, de nous rattacher aux pouvoirs existants, aux institutions en vigueur.

La France a été appelée, une fois déjà, à se donner elle-même son gouvernement. C'était pour sortir de nos troubles; c'était à l'époque du Directoire; la France a échoué.

Depuis quarante ans, l'Empire et la Restauration se sont succédé; mais la France ne s'est pas donné ces gouvernements; elle les a reçus: le premier, du génie d'un homme; le second, de la force des événements.

La révolution de Juillet a été appelée à faire elle-même son gouvernement, appelée, permettez-moi l'expression, à l'organiser de pied en cap, depuis la couronne jusqu'à la commune; c'était là une oeuvre immensément difficile et à laquelle on ne pouvait trop songer ni prendre trop de précautions. C'est ce qui a déterminé notre conduite, ce qui en a fait, je n'hésite pas à le dire, le système vraiment national, le seul qui convînt aux besoins du pays.

Vous ne pouvez le méconnaître: ce qui nous tourmente, c'est la difficulté de refaire notre gouvernement, de reconstruire le pouvoir; toutes les questions politiques sont soulevées, et nous sommes chaque jour plus embarrassés pour leur solution.

Il est survenu une bien autre question: la révolution de Juillet n'avait soulevé que des questions politiques, des questions de gouvernement; par ces questions, la société n'était nullement menacée. Qu'est-il arrivé depuis? des questions sociales se sont élevées. Il y a eu lutte entre certaines classes. Les troubles de Lyon nous l'ont révélé. Il y a aujourd'hui des attaques contre les classes moyennes, contre la propriété, contre les institutions de famille. Des questions sociales, des dissensions sociales sont venues se joindre aux questions politiques, et nous sommes aujourd'hui en présence de cette double difficulté, d'un gouvernement à construire et d'une société à défendre.

On vient nous parler de peur; on vient nous dire que nous défendons le système de la peur, que nous nous effrayons de dangers imaginaires! La peur...; mais permettez-moi de vous le demander, ce n'est pas de notre peur à nous qu'il s'agit; qui est-ce qui a peur aujourd'hui? Qui s'inquiète, qui s'alarme? C'est la France apparemment.

Je ne suppose pas qu'on veuille la traiter comme un vieillard imbécile qu'il dépend de tout le monde d'effrayer. Vous prétendez que nous effrayons la France; mais la partie est égale entre nous: la presse, la tribune sont ouvertes à ceux qui veulent la rassurer comme à ceux qui veulent l'inquiéter; pourquoi donc ne la rassurez-vous pas? Pourquoi s'alarme-t-elle sur son avenir, sur son repos? Pourquoi? parce qu'elle a peur d'un système qu'elle regarde, je ne veux pas me servir de qualifications dures, qu'elle regarde comme l'héritier, comme le représentant, comme le débris du système révolutionnaire sous lequel elle a gémi si longtemps. La France a peur de tout ce qui lui rappelle les maux qu'elle a soufferts, de ce qui ressemble aux principes, aux habitudes, au langage révolutionnaire. Cette peur..., elle n'est pas nouvelle, elle n'est pas d'hier: il y a trente-cinq ans que ce sentiment domine la nation. C'est la peur qui a jeté la France dans le despotisme; c'était cette peur qui dominait Napoléon lui-même; il perdait la liberté de son jugement, quand il songeait aux maux que pouvait causer une assemblée délibérante insensée.

Voilà la véritable peur, la peur nationale, celle que la France a conservée, qui a fait la force de la Restauration contre l'opposition nationale elle-même. Rappelez-vous avec quel effroi la France a toujours vu approcher tout ce qui ressemblait à ce péril, avec quel empressement elle s'est toujours jetée dans les bras de quiconque promettait de l'en défendre. Je ne veux pas aller bien loin; rappelez-vous notre propre histoire depuis la révolution de Juillet. Deux fois la France a cru voir ces principes, ces habitudes, et le parti qui, à tort ou à raison, est censé les représenter, la France a cru le voir approcher du pouvoir; c'était au moment où toutes les sympathies nationales paraissaient près de reparaître et de s'accorder avec ce parti, après l'émeute de l'Archevêché: la France pourtant s'est jetée alors dans le système contraire. Elle a été tellement effrayée d'un seul pas dans le sens dont je parle, qu'elle a invoqué un changement de direction et de gouvernement. M. Mauguin vient de nous dire: Vous parlez toujours des intérêts matériels, et vous négligez les intérêts moraux; vous faites appel aux sentiments égoïstes, à la crainte, à la faiblesse; vous n'invoquez pas les nobles sentiments, les passions désintéressées. Messieurs, cela n'est pas; il y a plus de moralité dans le bon ordre et dans la paix que dans toutes les effervescences du monde.

Aux centres.--Très-bien, très-bien!

M. Guizot.--Je dirai plus: s'il y a des sentiments généreux qui sont suspects, qui alarment, à qui la faute? Qui les a décriés depuis quarante ans? Que d'abus on en a faits! A quels mensonges n'ont-ils pas servi! Quels malheurs en ont été la suite! Voilà la véritable cause qui décrie l'enthousiasme des sentiments généreux; c'est à ceux qui les ont rendus suspects qu'il faut s'en prendre, et non pas à nous.

Notre situation, messieurs, se réduit à ces termes bien simples que nous avons en même temps un gouvernement à fonder et la société à défendre. Eh bien! messieurs, cette oeuvre, qui est celle que nous avons entreprise, à laquelle nous nous sommes dévoués, c'est le ministère du 13 mars qui en est aujourd'hui chargé; c'est sous cette bannière qu'il a été institué.

Quand il a accepté cette mission, quand il vous a proposé de le seconder, vous a-t-il demandé de grands efforts, de grands sacrifices? Vous a-t-il appelés à un grand combat? Nous aurions dû les lui accorder s'il les avait demandés dans une entreprise si nationale. Messieurs, il a demandé la paix, la liberté, la paix avec tous, la liberté de tous. Ce sont là les deux moyens, les deux seuls moyens par lesquels le ministère s'est chargé de fonder le gouvernement, et de défendre la société contre les attaques dont ils sont l'objet. La question se réduit donc à ceci. L'opposition, car il faut bien que je me serve d'un mot général, et malgré toutes les différences d'opinions qui peuvent exister dans le sein de l'opposition, elle a cependant une certaine unité, car hier encore M. de Tracy disait à cette tribune que la politique générale de la France, depuis la révolution de Juillet, lui paraissait avoir été traitée d'une manière pleinement satisfaisante par M. Mauguin.

M. de Tracy.--Je demande la parole.

M. Odilon Barrot.--Il n'y a pas d'objection.

M. Guizot.--(Interruption.) Je répète textuellement la phrase telle que je viens de la lire dans le Moniteur. Je prends donc l'opinion de M. Mauguin comme l'expression sincère, en ce moment, du système de l'opposition. Eh bien! je demande si l'opposition peut remplir les deux tâches qui nous sont imposées, fonder un gouvernement et défendre la société en maintenant la paix et la liberté.

Je ne veux pas entrer dans de longs détails; mais j'en appelle à la franchise des membres de cette Chambre: les principes naturels du gouvernement, les fondements du pouvoir, l'esprit de gouvernement, sont-ils dans le système, dans le langage, dans les maximes, dans les habitudes de l'opposition?

Je réponds non, hardiment. Quand nous avons eu à traiter les institutions municipales, que demandait l'opposition? Le suffrage universel, l'élection des maires.

Voix à gauche.--Non, non! nous démentons.

M. Guizot.--Le suffrage universel a été plusieurs fois professé, demandé à cette tribune. (Dénégations aux extrémités.)

M. Odilon Barrot.--Nous avons combattu le suffrage universel; il n'y a qu'un membre de la droite qui l'ait proposé.

M. Berryer.--C'est moi. Je demande la parole.

M. Gaetan de la Rochefoucauld.--M. Maréchal l'a aussi proposé.

M. Guizot.--Je pourrais citer M. de Lafayette, M. Maréchal, qui ont professé cette opinion. Ce que je dis, c'est qu'il est évident que les principes, les habitudes, le langage de l'opposition ne sont pas empreints de l'esprit de gouvernement.

M. Dupin aîné.--L'ordre du jour, l'ordre du jour!

M. Guizot.--La Chambre a jusqu'ici soutenu le ministère actuel dans la lutte qu'il a engagée pour atteindre ce double but. On a accusé la Chambre de servilité on a dit que le ministère disposait des votes. J'en appelle, messieurs, à la conscience de cette Chambre; jamais assemblée fut-elle plus libre, plus indépendante, déterminée par une conviction plus lente et plus difficile? La Chambre est arrivée à cette session dans un état d'incertitude et de doute. L'opinion de la Chambre s'est formée progressivement, par la discussion, par l'expérience, par l'examen. Jamais, je le répète, jamais assemblée n'a été si évidemment déterminée par des motifs désintéressés et sincères. C'est à la Chambre à soutenir son oeuvre; c'est à la Chambre à porter la conviction jusqu'au bout. Le ministère s'est dévoué à la fondation du gouvernement de Juillet et à la défense de la société. La Chambre le soutiendra dans cette oeuvre difficile, et ces derniers débats sont de nouvelles raisons qui doivent déterminer sa conviction et sa conduite. (L'ordre du jour, l'ordre du jour!...--MM. Berryer, Mauguin et Jacqueminot montent à la tribune. Les cris: L'ordre du jour! redoublent.)


--Séance du 22 décembre 1831.--

M. Guizot.--Il me sera facile de dissiper l'inquiétude qui s'est élevée dans l'esprit de notre honorable collègue (le maréchal Lobau). Il n'a jamais été dans ma pensée d'inculper ni lui, ni la commission municipale provisoire.

Je n'ai point parlé du pouvoir révolutionnaire ou du pouvoir constitutionnel. J'ai uniquement voulu dire et j'ai dit que, dès l'origine de la révolution, il y avait eu deux manières différentes de la considérer, que deux systèmes politiques s'étaient manifestés dans le sein de la commission municipale provisoire, et j'ai ajouté qu'on avait même pu démêler le germe d'un système autre que le système constitutionnel.

M. Laffitte.--C'est une erreur.

M. Guizot.--Permettez-moi de m'expliquer, messieurs. J'ai indiqué des actes, j'ai parlé avec précision; j'ai dit qu'à mon avis, par exemple, la commission municipale provisoire, en nommant des ministres, n'avait point fait un acte régulier, qu'elle n'avait point pouvoir pour le faire, qu'elle n'avait pas été instituée dans ce but. Voilà tout ce que j'ai voulu dire; j'ai profondément respecté ses intentions; mais dans sa direction générale, j'ai cru trouver les germes d'un système de politique différent, une manière toute différente de considérer notre révolution: telle a été ma pensée.

Je le répète, je n'ai point qualifié la commission municipale de révolutionnaire; j'ai dit seulement que j'avais trouvé là les traces d'une manière différente de considérer notre révolution et la conduite de nos affaires.

Voilà l'explication que je dois à la Chambre et à l'honorable maréchal, dont personne plus que moi n'honore et le caractère et la conduite. Nous avons, si je ne me trompe, depuis ce moment, suivi, lui et moi, la même ligne politique; d'autres en ont tenu une différente: c'est l'origine de cette différence que j'ai voulu marquer ici.



XXXVIII

Discussion du budget de 1832.

--Chambre des députés.--Séance du 23 janvier 1832--

Le baron Louis, ministre des finances, avait présenté à la Chambre des députés, le 19 août 1831, le projet de budget pour 1832. M. Thiers fit, le 30 décembre 1831, le rapport des travaux de la commission chargée de l'examen de ce projet. Après cinq jours de discussion générale, on en vint à la discussion des articles, et la question du maintien total ou de la réduction du fonds consacré à l'amortissement de la dette publique se présenta la première. Je pris la parole pour défendre le maintien complet du fonds d'amortissement, qui fut en effet maintenu après un long débat.

M. Guizot.--Personne ne demande l'abolition de l'amortissement; quelques personnes seulement en demandent la réduction. Il s'agit donc uniquement de savoir s'il faut que l'amortissement soit fort, aussi fort que le proposent le gouvernement et la commission: c'est là le seul point sur lequel il y ait doute, c'est la seule question à examiner.

Dans l'opinion à peu près générale, l'amortissement a un double but: soutenir le taux des effets publics, c'est-à-dire le crédit public, et éteindre, payer effectivement la dette. Je sais que le premier de ces deux buts est contesté par quelques personnes, il vient de l'être tout à l'heure à cette tribune. On a dit que l'amortissement n'avait pas une action soutenue sur le taux des effets publics, parce qu'il n'en décide pas seul, et qu'une foule d'autres causes concourent à déprécier ou à élever le taux des effets publics. Sans doute, et quelques-unes de ces causes sont plus puissantes que l'amortissement; mais il n'en est pas moins vrai que, selon l'opinion presque générale, l'amortissement a un double but: le premier, de soutenir le taux des effets publics, un des signes extérieurs du crédit public, c'est-à-dire de mettre l'État en mesure de contracter, s'il en a besoin, de nouveaux emprunts à un taux qui ne soit pas trop onéreux; le second but est de payer d'une manière réelle et efficace la dette publique.

Si ces deux buts, messieurs, ne pouvaient pas être atteints l'un sans l'autre; si, pour avoir quelque crédit et pour pouvoir emprunter à un taux supportable, il était absolument indispensable de faire ce qu'il faut pour payer réellement et effectivement sa dette, la question qui nous occupe n'existerait pas.

Un amortissement capable de payer en effet la dette serait seul capable de soutenir, jusqu'à un certain point, le taux des effets publics, et il faudrait bien accepter celui-là ou renoncer tout à fait à l'amortissement; mais il n'en est pas ainsi. En matière d'emprunt comme en toute matière, l'erreur, l'illusion, l'imprévoyance sont possibles. Il arrive souvent que l'emprunteur croit qu'il payera sa dette; il en a la ferme volonté, il fait ses efforts pour cela. Le prêteur, de son côté, se confie à lui. Il peut arriver et il arrive que l'un et l'autre se trompent.

Il arrive que l'emprunteur ne fait pas des efforts suffisants pour payer sa dette; dans les affaires ordinaires, combien ne voit-on pas de banquiers, de négociants, de commerçants conserver longtemps leur crédit en marchant vers la banqueroute; pourquoi? parce qu'ils se trompent sur leur propre avenir, parce que leurs créanciers se trompent également; qu'il y a de l'illusion, de l'imprévoyance dans leur conduite. L'intérêt personnel n'est pas suffisant pour éclairer sur l'avenir, pour enlever toute possibilité d'erreur. On peut avoir du crédit, des effets publics dont le taux se soutienne, sans faire tout ce qu'il faut pour payer sa dette.

On peut donc atteindre le premier but de l'amortissement sans atteindre réellement le second.

C'est là, messieurs, le vice, ou pour parler plus exactement, le danger de ce qu'on appelle le système du crédit. Le crédit est une fort belle chose; il est bon d'en avoir; mais il faut savoir qu'on peut l'obtenir, momentanément et pendant quelque temps, à des conditions qui sont fort loin de garantir l'avenir. Il faut savoir que l'on peut avoir trop de confiance dans son crédit actuel, et que le prêteur peut avoir, de son côté, trop de confiance dans le crédit actuel de l'emprunteur.

Avec cette confiance réciproque, les transactions se renouvellent; et, d'emprunts en emprunts, celui qui abuse de son crédit marche vers l'abîme de la banqueroute, et l'on tombe à la fois, prêteur et emprunteur, parce que l'on n'a pas suffisamment mesuré l'étendue de ses ressources.

Eh bien! c'est là le vice de l'amortissement faible, de même que celui de l'amortissement médiocre.

L'amortissement médiocre donne lieu de croire que l'on a la ferme volonté de payer sa dette. Il est un gage, une preuve, non-seulement de sincérité, mais même, jusqu'à un certain point, de puissance dans l'accomplissement de son dessein.

Mais s'il arrive en même temps que l'amortissement ne soit pas assez fort pour payer la dette, c'est-à-dire pour atteindre le second but qu'il se propose, l'amortissement devient un mal; il devient un leurre qui trompe les créanciers, qui leur donne une sécurité qu'ils ne doivent pas avoir, une cause de plus, d'aveuglement pour l'emprunteur et le prêteur, une nouvelle provocation à s'engager sans prévoyance dans cette voie du crédit dont il est si facile d'abuser.

Pour que l'amortissement soit salutaire, il faut qu'il atteigne non-seulement le premier but, qui est de soutenir le taux des effets publics, mais encore le second, qui consiste à éteindre réellement la dette; il faut que l'amortissement soit fort, très-fort.

Que reprochent tous les hommes raisonnables à ce système de crédit? C'est de décharger le présent en chargeant un avenir qui aura aussi ses propres charges et qui s'en déchargera à son tour sur un autre avenir; et ainsi de suite jusqu'à ce que vienne une époque qui, ne pouvant plus suffire à son fardeau, ne pouvant le porter plus loin, le jettera à terre. Il n'y a qu'un amortissement très-fort qui puisse empêcher ce déplorable résultat.

L'amortissement faible, médiocre, qui ne demande au présent, c'est-à-dire à l'emprunt, que ce qu'il faut pour soutenir actuellement le taux des effets publics, fait une répartition très-inégale, très-déraisonnable, du fardeau entre le présent et l'avenir, entre l'emprunt et l'impôt; l'amortissement fort, énergique, demande au contraire au présent sa juste part dans le fardeau; non-seulement il soutient le crédit public, mais il éteint effectivement la dette: en sorte que l'amortissement faible exploite la bonne foi publique, est un leurre qui engage les créanciers dans la banqueroute, tandis que l'amortissement fort répond au but de l'institution, à la pensée première de l'amortissement, et présente une véritable garantie aux créanciers en ce qu'il assure en même temps et le taux de la rente et l'extinction de la dette.

Il s'agit uniquement de savoir quel est le sens qu'il faut attribuer à ces mots: amortissement fort, amortissement faible, et quelle doit en être la mesure. Ceci est une question de fait et d'expérience, et nous avons des exemples à consulter.

Quand l'institution de l'amortissement a été introduite en Angleterre, c'est le taux d'un pour cent qui a été généralement adopté, et l'on a calculé qu'en trente-sept ans, au moyen des intérêts composés, la dette se trouverait éteinte avec un amortissement d'un pour cent.

En même temps que l'on faisait ce calcul, on disait que c'était pendant la paix qu'il fallait payer ses dettes, et qu'il fallait, pendant le temps des dépenses ordinaires, se ménager des ressources pour le temps des dépenses extraordinaires.

Mais, messieurs, se donner trente-sept ans pour éteindre sa dette, c'est se faire l'idée la plus fausse de la vie des peuples, c'est se laisser tromper par les mots. Ce que nous appelons circonstances extraordinaires revient très-souvent dans la vie des peuples; les événements extraordinaires ne se font pas attendre trente-sept ans, ils sont plus fréquents. De 1688 à 1815, dans une période de cent-vingt-sept ans, l'Angleterre a eu soixante-cinq ans de guerre et soixante-deux ans de paix. La proportion a été à peu près la même pour la France. Nous venons de traverser quinze années qu'il est permis de regarder comme les plus pacifiques qu'on puisse voir de longtemps dans ce monde, et cependant nous avons eu la guerre d'Espagne, l'expédition de Morée, l'expédition d'Afrique, qui nous ont coûté de 3 à 400 millions; et enfin nous avons eu une révolution, source de dépenses extraordinaires.

Vous voyez donc que ce calcul d'un pour cent, qui exige trente-sept ans pour l'extinction effective ou la réduction considérable de la dette, est un faux calcul, un calcul étranger à l'histoire, et qui méconnaît les vraies circonstances de la vie des peuples.

L'amortissement de un pour cent est donc trop faible; il faut un amortissement plus considérable pour atteindre les deux buts légitimes de l'amortissement, le soutien du crédit public et l'extinction de la dette. Si vous ne vous imposez pas la loi d'atteindre ce double but, vous vous trompez vous-mêmes, vous trompez vos créanciers, vous agissez avec une imprévoyance coupable, vous marchez vers la banqueroute; si vous voulez atteindre le second but, le payement réel ou du moins la réduction notable de la dette, il faut autre chose qu'un amortissement de un pour cent; il faut l'élever au taux de deux pour cent au moins, taux auquel il est aujourd'hui chez nous, addition faite à la dotation primitive des rentes qu'il a achetées. (Adhésion au centre.)

Contre ces faits, messieurs, qui sont simples et qui n'ont pas besoin d'être laborieusement démontrés par des calculs, contre ces faits, je ne connais qu'une raison, qu'une raison concluante et péremptoire: c'est l'impuissance de la part de l'État de supporter un amortissement considérable. L'impuissance du pays, la détresse publique, voilà le seul moyen avec lequel on puisse combattre les faits que je viens de présenter.

Messieurs, c'est une chose grave que de proclamer ainsi l'impuissance du pays, d'en faire le point de départ de sa conviction, la règle de ses résolutions, et de poser ce fait: le pays ne peut pas supporter plus longtemps un tel fardeau, il en est aux expédients.

Cela est grave, financièrement et politiquement, messieurs. (Écoutez, écoutez!)

Financièrement, c'est dire qu'on est obligé de se jeter tête baissée dans la voie des emprunts, qu'on est obligé d'abuser, à tout prix, du système du crédit.

Singulière situation! Ce sont les adversaires habituels du système du crédit qui viennent demander qu'on en use outre mesure, qu'on se réduise à ses seules ressources. Et ce sont les défenseurs ordinaires, les défenseurs officiels du crédit qui veulent le renfermer dans de justes limites, qui veulent faire la part de l'impôt, qui demandent qu'on n'en abuse pas!

Vous voyez quelle est la conséquence financière de cette impuissance du pays dont on veut faire le principe de vos résolutions. C'est abuser outre mesure du système de crédit et le pousser jusqu'à ses dernières extrémités, jusqu'au point où il perd et les emprunteurs et les prêteurs.

Il n'est pas moins grave politiquement de déclarer ainsi l'impuissance publique.

C'est un propos vulgaire, et que nous avons tous entendu ou répété, que, pour avoir une bonne armée, ce qui importe le plus, c'est de conserver des cadres, des cadres complets, bien organisés, permanents.

Eh bien! messieurs, la société a besoin de cadres comme l'armée: elle est contenue dans des cadres légaux qui font sa force, et il importe de les conserver intacts et permanents; car, quand une fois ils sont brisés, rien de si difficile que de les rétablir et de faire rentrer la société dans les cadres qui la contenaient habituellement. Ces cadres sont les pouvoirs établis et les contributions établies. Briser les pouvoirs, briser les contributions, déclarer que la société en est venue à ce point qu'elle ne peut plus supporter ni les uns ni les autres, faire succéder une révolution financière à une révolution politique, briser les impôts comme on a brisé les pouvoirs, c'est mettre la société tout entière en question; c'est prolonger jusqu'à des limites indéfinies la crise contre laquelle nous luttons si péniblement.

Pour moi, je ne sais si je m'abuse, mais c'est précisément parce que les pouvoirs établis ont été mis en question et renversés, renversés légitimement, c'est parce que nous avons eu à accomplir une révolution politique, que nous avons glorieusement accomplie, que je crois qu'il importe au salut de la France de se préserver d'une révolution financière; qu'il lui importe de maintenir, je ne dis pas dans tous leurs détails, mais dans leur force réelle, de maintenir intacts et permanents ces impôts établis qui sont les cadres matériels de la société, les moyens par lesquels son existence matérielle se développe. (Vive approbation aux centres).

Il n'y a donc rien de plus grave, je le répète, que de proclamer la détresse, l'impuissance publique. Je ne dis pas que cette impuissance ne soit jamais réelle: il y a des pays assez malheureux pour en être arrivés à ce point; mais je dis qu'il faut y bien regarder avant de prononcer un semblable arrêt.

Voyons si cet arrêt serait fondé, si notre pays en est venu à ce point de détresse qu'il ne puisse pas supporter cet amortissement considérable dont il a besoin pour que le but de l'amortissement soit atteint.

Je ne ramènerai pas la Chambre dans les détails qui lui ont été présentés hier, d'une manière si lucide et si complète, par M. le rapporteur. Je veux seulement vous mettre sous les yeux quelques faits qui vous prouveront que l'impuissance du pays n'est pas portée au point qu'on allègue.

La détresse, chez un grand peuple comme le nôtre, ne vient pas en un jour, la prospérité ne finit pas tout à coup. Il peut y avoir crise, embarras momentané: mais quand la prospérité a duré longtemps dans un pays, quand il est heureusement entré dans cette voie, il n'en sort pas à l'instant même. Ce qu'il faut considérer, pour juger sainement de la France, ce n'est pas seulement sa situation actuelle, la crise où nous nous trouvons, les souffrances du moment; il faut considérer l'état du pays depuis quinze ou vingt ans; il faut examiner quelle est la marche qu'il a suivie, dans quel sens il s'est développé. S'il a marché vers la détresse, il est probable que vous avez raison aujourd'hui; si, au contraire, il a pris de grands développements de richesse et de puissance, s'il a marché vers la prospérité, il n'est pas probable qu'il en ait vu, en quelques mois, tarir les sources tout entières.

Je n'ai aucun dessein de discuter à la tribune les oeuvres ou les mérites de la Restauration. Quand elle a été puissante, j'ai signalé et attaqué ses fautes; je l'ai fait pendant dix ans aux grands applaudissements, j'ose le dire, de ceux-là même qui aujourd'hui m'accusent de vouloir les continuer. Je n'ai aucun dessein de détourner la discussion actuelle vers un but politique. Je pense, comme la Chambre, qu'il est très-désirable que nous sortions enfin de ces questions purement passionnées, pour débattre les affaires du pays. Je ne ramènerai donc pas, je le répète, la question sur les mérites, sur les oeuvres politiques de la Restauration. Je ne veux que constater les résultats matériels obtenus dans les quinze dernières années.

Messieurs, quand on examine quelle est la détresse ou la prospérité d'un pays, il ne faut pas s'en rapporter à des ouï-dire, à des propos de satisfaction ou d'humeur, auxquels chacun s'abandonne librement dans la conversation; il faut consulter des faits authentiques, des documents dans lesquels la société se résume et se manifeste. Voici quelques-uns de ces faits relativement aux premières années de la Restauration.

Je parle du produit des principaux impôts indirects, de ceux qui sont la preuve la plus claire de la consommation.

L'enregistrement, le timbre, les domaines, ont produit en 1816, 171,825,872 fr. et en 1829, 186,429,355.

Le produit des douanes et des sels s'est élevé de 94,206,713 fr. en 1816, à 159,085,085 fr. en 1829; et cela avec les mêmes tarifs ou à peu près, car ce ne sont point les changements de tarifs qui ont considérablement influé sur les droits.

Les boissons, droits divers, tabacs et poudres ont produit 139,837,269 fr. en 1816, et 206,218,255 fr. en 1829.

Le produit des postes a été de 20,973,000 fr. en 1816, et de 30,545,620 fr. en 1829.

Produit de ces quatre grandes contributions
pour 1816                                     426,842,854 fr.

Produit des mêmes contributions pour
1829                                          582,278,315
                                              ---------------
Différence en plus                            155,435,461 fr.

Voilà quels ont été, de 1816 à 1829, les progrès des impôts qui sont les signes les plus certains de la consommation. Je passe à un autre symptôme de production: je veux parler des frais de poursuite pour les contributions directes.

Personne ne niera que, si ces frais vont dans une proportion décroissante, c'est une preuve que les contributions se payent plus facilement, et que cette facilité est due à un plus grand développement de l'aisance publique.

En 1822, les frais de poursuite de toute nature pour la perception des impôts directs, s'élevaient à 1,380,000 fr. pour 344,026,017 fr. de recouvrement, c'est-à-dire à 4 fr. 01 pour 1,000 fr.

En 1828, ils se sont élevés à 904,680 fr. pour 325,678,630 fr. de recouvrement, c'est-à-dire à 2 fr. 78 pour 1,000 fr.

Vous voyez, messieurs, qu'il y a eu une réduction notable sur les frais de recouvrement; ce qui est une preuve matérielle d'une augmentation d'aisance et de prospérité.

Je relève, dans d'autres parties des produits, d'autres preuves des développements de la France à la même époque. Je veux parler des importations et des exportations.

En 1816, les importations de la France dans la Grande-Bretagne se sont élevées, valeur officielle, à 10,444,550 fr., et les exportations de la Grande-Bretagne en France, à 40,855,550 fr.

En 1826, les premières ont monté à 79,470,625 fr., 60 millions de plus qu'en 1816; et les seconde, à 16,111,050 fr., au lieu de 40 millions en 1816.

Je ne renouvellerai pas à ce sujet la question de la balance du commerce, aujourd'hui abandonnée par les hommes éclairés; mais il y a là incontestablement un système de développement dans la prospérité de la France pendant les seize dernières années. Est-il donc vrai qu'après seize années de progrès attestés par des résultats incontestables, nous soyons subitement frappés de détresse et d'impuissance?

Voici des documents de même nature relativement aux impôts indirects. (Écoutez, écoutez!)

Les impôts indirects ou de tout genre ont produit:

En 1829             591,010,000 fr.

En 1830             572,243,000

En 1831             527,023,000

L'abaissement du tarif des boissons, à partir du 1er janvier 1831, devait réduire les produits de 1831,

Comparativement à 1829, de       34,800,000 fr.
      --        à 1830, de       32,400,000

La diminution effective sur les recettes de 1831, a donc été:

Comparativement à 1829 de        63,987,000 fr.

      --        à 1830 de        45,222,000

Ainsi il y a eu de 1829 à 1831, indépendamment de la
réduction du tarif des boissons, une diminution réelle
de                                    29,187,000 fr.

Et de 1830 à 1831 la diminution n'a été
que de                                12,820,000

A quoi il faut ajouter la différence entre
les restes à recouvrer sur les boissons à la
fin des deux années 1830 et 1831, ci   4,771,230

Ce qui fait de 1830 à 1831, sur les impôts indirects, une diminution de 17,591,230 fr.

La diminution a donc été moindre qu'on ne devait s'y attendre, et c'est surtout pendant le dernier trimestre que l'augmentation a eu lieu; elle s'est élevée à 13,220,000 fr.

Le produit des impôts indirects est supérieur en 1831, malgré la réduction du tarif des boissons et malgré le fâcheux état de plusieurs parties de l'industrie, il est, dis-je, supérieur de plus de 100 millions à ce qu'il était en 1816.

Je vous demande, est-ce là ce qu'on peut appeler de l'impuissance? Je ne nie pas les souffrances du pays: personne ne leur porte plus de sympathie que moi; nous leur portons tous une grande sympathie, et aucune portion de cette Chambre n'a le droit de préjuger les sentiments de l'autre à cet égard. Mais ce sont les faits mêmes que je mets sous vos yeux: je demande s'il est possible de parler d'impuissance, de détresse définitive en présence de tels faits.

Sans doute il faut songer aux souffrances du pays et faire ce qui est en notre pouvoir pour les alléger; mais il ne faut pas méconnaître les faits dans leur ensemble; il ne faut pas dire au pays qu'il marche vers sa ruine, qu'il est dans un état de détresse, quand au contraire les faits, les documents montrent qu'il tend à se relever de la crise dont il a beaucoup souffert, qu'il rentre dans la voie de la prospérité, qu'il ne demande que la sécurité complète de l'ordre établi pour que sa prospérité se développe de nouveau avec éclat.

Il y a dans notre histoire un pouvoir que je ne suis pas accoutumé à louer et dont je ne pense pas grand bien. Ce pouvoir, c'est la Convention. Quel a été son mérite? Son seul mérite, si j'ose le dire, c'est de n'avoir jamais désespéré du pays, de n'avoir jamais dit, quelles que fussent les difficultés, quels que fussent les dangers, de n'avoir jamais dit: le pays ne peut pas; d'avoir eu une grande opinion de la France et de la volonté du pays.

Voilà le vrai, et s'il m'est permis de le dire, le seul mérite de la Convention.

Voix nombreuses.--Très-bien, très-bien!

M. GUIZOT.--Voilà, le mérite de la Convention, voilà son mérite patriotique, le seul qu'elle ait à mes yeux, je nie tous les autres. (Très-bien!)

Eh bien, messieurs, permettez-moi de citer des exemples moins sinistres que celui-là, et plus directement analogues à la question qui nous occupe. Je prendrai ces exemples dans notre histoire au XVIIIe siècle et dans notre histoire toute récente.

En 1749, la France sortait de cette guerre assez déraisonnable qu'elle avait soutenue pour la succession de l'empire d'Autriche en faveur de l'électeur de Bavière contre Marie-Thérèse. La France sortait de cette guerre avec une augmentation de 1,200 millions de dette publique, avec des impôts doublés, presque triplés, car on avait augmenté outre mesure tous les impôts; elle en sortait avec une marine réduite à deux vaisseaux.

C'était le cri général du pays qu'on était tombé dans la dernière détresse, et qu'il n'y avait absolument rien à faire que de réduire considérablement les impôts.

Un ministre dont le nom a fait peu de bruit, parce qu'il était étranger à toutes les coteries du temps, mais qui ne manquait, à coup sûr, ni de lumières ni de fermeté, M. de Machault était alors contrôleur général.

Que fit M. de Machault? que projeta-t-il? quel édit fit-il rendre au roi?

Il parut en mai 1749 un édit qui établissait un impôt d'un vingtième, et qui affectait cet impôt à la fondation d'une caisse d'amortissement pour l'extinction de la dette publique.

Ce fut au milieu de cette détresse du pays, après ces longues souffrances, avec ces 1,200 millions de dette publique, avec cette masse toujours croissante d'impôts que le contrôleur général conçut la pensée et eut le courage d'établir un impôt nouveau, et de le consacrer à l'extinction de la dette publique.

Et, chose à remarquer, cette première idée de la caisse d'amortissement en France coïncidait avec l'idée de supprimer tout privilége en matière de contributions, et de les faire peser sur la noblesse et sur le clergé.

Le projet de M. Machault était d'établir un impôt pesant également sur toutes les classes de la société et d'employer le produit de cette taxe à l'extinction de la dette publique.

Je n'hésite pas à dire que c'est là une des tentatives les plus honorables, les plus patriotiques, les plus éclairées que jamais un ministre ait faites. M. de Machault succomba sous les cris de la noblesse et du clergé qui ne voulurent point prendre leur part des charges publiques; vous savez quel a été le résultat de ce refus; vous savez dans quelle série de désordres, dans quels embarras financiers la France a été engagée.

Et tout cela est arrivé parce que l'on a refusé de suivre les plans d'un ministre sincère et courageux, qui ne craignait pas d'affronter les difficultés du moment pour surmonter celles de l'avenir.

Nous avons encore un exemple plus récent, un exemple contemporain.

En 1815, une chambre contre laquelle on s'est tant élevé, et avec raison, cette chambre, en maniant les dépenses publiques, institua un amortissement: cette chambre en voulait au crédit public; elle en voulait aussi à l'amortissement, elle était décidée à faire le moins qu'elle pourrait.

Elle institua, vous le savez, un amortissement de vingt millions. Cette chambre fut dissoute. Une chambre nouvelle arriva, moins étrangère au pays, plus éclairée, animée de sentiments plus patriotiques. La situation où elle se trouvait était écrasée par les charges de l'occupation; nous sortions d'une année de famine; la souffrance était immense. Dans de telles circonstances, que fit cette chambre? Elle doubla le fonds de l'amortissement; elle l'éleva à 40 millions. Au milieu des difficultés de cette situation pénible et de toutes les charges qui pesaient sur le pays, la pensée du ministère d'alors, et de la chambre qui lui donna la force d'exécuter cette pensée, fut d'affecter un amortissement considérable aux charges qui pesaient et à celles qui allaient peser sur la France, et de maintenir les impôts dont on avait besoin pour supporter ces charges.

Voilà ce que fit dès l'abord une chambre plus nationale qui avait remplacé une chambre hostile au pays. C'est entre ces exemples que vous avez à choisir: entre l'exemple de la chambre de 1815, d'une chambre hostile à l'amortissement, hostile au crédit, qui travaille à le renverser au lieu de le soutenir, et l'exemple de la chambre de 1817 qui, au milieu de circonstances bien autrement graves, de charges bien autrement pesantes, ne craignit pas de demander au pays les sacrifices que son salut d'avenir exigeait, et de doubler la dotation de l'amortissement.

Je le répète, messieurs, c'est entre l'exemple de la Chambre de 1815 et celui de la Chambre de 1817 que vous avez à choisir. (Marques nombreuses d'approbation aux centres.)



XXXIX

Discussion du budget de 1832.

--Chambre des députés.--Séance du 16 février 1832.--

Dans la discussion du budget du ministère de l'instruction publique pour l'exercice 1832, et à propos du chapitre IV de ce budget, qui proposait d'allouer 1,100,000 francs pour des bourses dans les séminaires, M. Dubois, député de la Loire-Inférieure, proposa, sur ce chapitre, une réduction de 600,000 francs. M. Comte, député de la Sarthe, sous-amenda cet amendement en demandant que le crédit de 1,100,000 francs fût, progressivement et à mesure de l'extinction des bourses déjà accordées, réduit à 600,000 francs et ne dépassât plus cette somme. Je combattis l'amendement et le sous-amendement qui furent rejetés.

M. Guizot.--Je ne suivrai pas l'honorable préopinant dans la route qu'il vous a fait entrevoir en commençant à parler. Je ne crois pas que la philosophie et l'avenir soient du domaine de cette tribune.

M. Dubois.--Je demande la parole pour répondre à cela.

M. Guizot.--Ce n'est pas que j'entende le moins du monde bannir la philosophie et l'avenir; ils ont leur place ailleurs; j'ai seulement des prétentions plus modestes: je dis que nous venons faire ici de la politique, de la prudence; nous venons traiter des intérêts présents du pays.

La philosophie se développera en dehors de cette enceinte et l'avenir ne sera pas supprimé. Quant à présent, ce sont des questions de prudence, d'intérêts actuels que nous débattons. C'est sous ce point de vue seulement que je considérerai l'amendement qui vous est proposé, et je le repousse comme contraire aux intérêts actuels bien entendus du pays et à la politique qui lui convient.

Quand je repousse cet amendement, ce n'est pas que je me fasse la moindre illusion sur le rôle et les dispositions d'une grande partie du clergé, je dirai même, si l'on veut, du clergé en général, dans la lutte qui s'est engagée depuis 1789 pour l'établissement d'un gouvernement libre; je n'ai à ce sujet, s'il m'est permis de le dire, aucun motif personnel d'erreur. Quand je suis entré pour la première fois dans les fonctions publiques, j'ai été à l'instant même dénoncé par une circulaire adressée à tous les évêques de France, comme protestant et comme philosophe; et quand j'en suis sorti, il y a onze ans, pour avoir voulu m'opposer aux progrès de la contre-révolution, la seule chose qui me restât, la parole dans l'enseignement supérieur, l'influence ecclésiastique me la fit retirer à l'instant même; elle ne voulut pas que j'essayasse d'agir sur les esprits, pas plus qu'elle n'avait voulu de mon intervention dans les affaires. Je dois donc avoir l'esprit parfaitement libre. Je sais tout ce que cette influence a eu d'hostilité au progrès des idées et des institutions nouvelles; je sais tout ce qu'il peut y avoir en elle de malveillance pour la révolution de Juillet. Je comprends que la France ait, contre une grande partie du clergé, des motifs fort naturels de rancune et des raisons fort légitimes de défiance; je n'en dis pas moins que ce n'est pas là le point de vue sous lequel on doit considérer la question.

Ce ne sont pas les souvenirs du passé, ce sont les intérêts et les besoins du présent qui doivent régler notre conduite.

Je prie la Chambre de considérer un moment le changement qui s'est fait dans notre situation, en général, depuis la révolution de Juillet, et particulièrement dans la situation de cette Chambre.

La Chambre n'est plus, comme les chambres de la Restauration, un pouvoir défensif occupé à lutter laborieusement pour la cause des intérêts généraux et les libertés publiques contre un gouvernement hostile.

La Chambre est maintenant, dans le gouvernement, le pouvoir prépondérant, le pouvoir dirigeant; elle est chargée, non-seulement de contrôler le gouvernement, mais de le former, de l'inspirer, de le soutenir; c'est de l'aveu de tout le monde que la Chambre occupe ce haut rang aux yeux du pays, dans l'opinion générale, dans l'opinion du gouvernement lui-même.

Vous avez ce rare bonheur d'avoir un prince qui le premier rend hommage à ce principe du gouvernement constitutionnel, qui est le gouvernement de la majorité nationale manifestée dans la Chambre.

C'est donc en gouvernement, permettez-moi de le dire, que la Chambre doit penser et agir; c'est avec l'esprit de gouvernement qu'elle doit considérer les affaires; et quand nous avons en particulier à nous occuper de la question du clergé, ce qui nous importe, ce que nous devons nous demander, c'est quel mal nous devons en craindre comme gouvernement constitutionnel, et quel bien, quels profits, quels secours nous pouvons en recevoir au même titre.

C'est sous ce point de vue que je demande la permission de considérer un moment la question.

La situation du clergé, messieurs, est bien changée; il est nécessaire de se rendre compte de ce changement.

Comme pouvoir politique, je n'hésite pas à dire que sa défaite est complète. Le clergé n'a pas été expulsé de France avec Charles X, mais comme pouvoir politique, il n'a pas été moins détrôné que lui.

L'ancienne noblesse retrouve des biens, une place dans nos institutions, et une belle place si elle veut. Quant au clergé, il n'a retrouvé ni biens, ni place dans nos institutions. Sous Charles X même, il n'a pas pu se faire une place. Son propre parti n'a pas fait entrer un ecclésiastique dans cette Chambre.

Quelques voix.--Vous oubliez M. l'abbé de Pradt.

M. Guizot.--Cet exemple même confirme mon raisonnement; car, autant qu'il m'en souvient, c'est le parti opposé qui a fait entrer M. l'abbé de Pradt dans l'ancienne Chambre. (C'est vrai! c'est vrai!)

Son propre parti n'a pas fait entrer un ecclésiastique dans cette Chambre, et il n'est personne qui ne sache quelle était l'influence du banc des évêques à la Chambre des pairs.

Ainsi, même sous Charles X, le clergé n'a jamais pu revivre, prendre place dans nos institutions comme pouvoir politique. Ce qu'il avait de pouvoir, il le devait à son influence auprès de la personne du prince; elle a disparu avec le prince. Ainsi, j'ai bien le droit de dire que, comme pouvoir politique, le clergé a péri, a été détrôné avec Charles X.

Quand un fait est aussi évident, aussi accompli, il est impossible qu'il n'agisse pas sur les esprits, même sur les esprits qui sont le plus intéressés à le nier. Je sais qu'il y a dans tous les partis un certain nombre d'hommes qui résistent longtemps à la conviction, à l'évidence. Cependant l'évidence agit sur les masses, et il arrivera du clergé ce qui arrive de tous les partis, qu'il sera forcé de reconnaître que son pouvoir politique a péri, que sa situation politique est complétement changée, et qu'il serait insensé de prétendre la retrouver.

On a donc grand tort, à mon avis, quand on parle aujourd'hui du clergé, d'une manière générale, absolue, comme d'un corps uni, animé d'un même esprit, de l'esprit qu'il a depuis des siècles, qu'il conservera toujours, depuis l'évêque jusqu'au moindre curé.

Messieurs, il n'en est rien, et cela sera de moins en moins tous les jours. Déjà il est aisé de reconnaître que des opinions fort différentes se manifestent dans le sein du clergé.

J'y vois bien encore un peu de l'ancienne opinion, de l'opinion contre-révolutionnaire, qui persiste à rêver l'ancienne existence du clergé.

Je vois bien, à côté de cette opinion, une autre petite opinion à laquelle l'honorable préopinant faisait allusion tout à l'heure; une petite opinion que j'appellerai, moi, l'opinion révolutionnaire du clergé, qui essaye de combiner les anciennes idées ecclésiastiques, par exemple, l'ultramontanisme avec le suffrage universel, et qui se flatte de retrouver, dans ce mariage bizarre des anciennes idées ecclésiastiques avec les théories modernes, un moyen d'influence dont elle ne sait pas ce qu'elle ferait si elle pouvait l'obtenir, et dont, en réalité, elle ne ferait rien. Je connais cette petite école, ou cette petite secte; mais à côté, en même temps que je vois un clergé contre-révolutionnaire et une petite secte animée d'un fanatisme véritable et bizarre, je vois, en général, le clergé tranquille, pacifique. Il peut bien avoir ses regrets, ses affections; mais il reste et veut rester étranger aux intrigues des uns et aux passions des autres, et se renfermer purement et simplement dans ses fonctions religieuses. Eh bien! je dis qu'il faut tenir, avec ces différentes parties du clergé, une conduite extrêmement différente, qu'il ne faut pas parler de la même manière de ces différentes opinions, ni les traiter de même.

Je comprends que vous vous montriez très-roides, très-rigoureux avec la faction contre-révolutionnaire. Je crois que vous ferez fort bien de la laisser s'user par la liberté et par le temps; c'est un accident irrégulier et sans avenir dans l'histoire du clergé.

Mais quant à la masse ecclésiastique, tranquille, pacifique, renfermée dans les exercices religieux, non-seulement vous ne lui devez pas de la froideur, de l'indifférence; vous lui devez bienveillance; elle doit trouver auprès de vous intérêt et faveur.

Permettez-moi de vous arrêter un moment sur sa conduite et sur l'idée qui y préside. Pourquoi le clergé est-il tranquille? Pourquoi se renferme-t-il dans les fonctions religieuses? C'est qu'il croit que la religion a une existence séparée de la politique, qu'à travers les vicissitudes des États, l'Église a toujours une mission à remplir, et qu'elle peut la remplir sous toutes les formes de gouvernement, sous les régimes les plus divers.

Eh bien, cette idée cadre parfaitement avec les principes de notre ordre constitutionnel, qui sépare la vie civile de la vie religieuse, qui admet que l'Église subsiste sous tous les régimes, et qu'elle a toujours sa mission à accomplir. C'est un principe professé par l'Église et qu'elle a invoqué toutes les fois qu'elle s'est trouvée dans une situation difficile. En consacrant ce principe, vous n'attaquez pas l'ordre constitutionnel; vous établissez, au contraire, entre cet ordre et l'Église, un point de contact; vous avez, si je puis m'exprimer ainsi, une espèce d'anse par laquelle vous pouvez saisir et rattacher la religion au régime constitutionnel.

Je ne sais aujourd'hui d'important, pour le gouvernement et pour la Chambre, que deux faits à mettre bien en évidence, à constater et à prouver tous les jours: le premier, c'est que l'existence politique du clergé est finie, que, comme pouvoir politique, il est tombé avec Charles X; le second, que son existence religieuse (je ne dis pas seulement sa liberté religieuse, mais son existence religieuse comme établissement public) n'en est nullement compromise, qu'elle n'est pas atteinte par la perte de son existence politique, qu'il subsiste comme établissement religieux adopté par l'État, avec lequel l'État a traité. Quand ces deux faits seront constants pour le clergé comme ils le sont pour vous, vous n'aurez rien à craindre de lui; loin de là, vous aurez tout à en espérer.

Rappelez-vous, messieurs, ce que disait dernièrement notre honorable collègue M. Odilon Barrot, il vous parlait avec chagrin de l'incertitude de nos convictions politiques et morales; il vous disait, autant que je m'en souviens, qu'il n'y avait plus, pour un grand nombre d'esprits, ni bien, ni mal, ni vérité, ni mensonge, et qu'on marchait sans savoir à quel sentiment il fallait s'arrêter.

M. Odilon Barrot disait vrai, et je crois le mal aussi grand que lui; seulement je crois qu'il ne le disait pas tout entier. Non-seulement nos convictions morales et politiques sont incertaines et vacillantes; mais nous sommes aux prises avec des convictions politiques et morales plus certaines que les nôtres, bien plus resserrées, j'en conviens, resserrées dans un espace bien plus étroit, à un bien petit nombre d'individus, mais plus ardentes, je pourrais dire fanatiques, tandis que nous, nous ne le sommes pas.

Remarquez, en effet, quelles sont les idées auxquelles vous avez affaire; ce sont les vieilles idées révolutionnaires, anarchiques, qui se manifestent autour de vous avec un degré, je ne veux pas dire de fanatisme, mais de frénésie qui épouvante les hommes sensés.

Transportez-vous aux assises, écoutez les paroles qui y ont retenti, et dites-moi s'il n'y a pas là des convictions énergiques et redoutables.

Et en même temps que vous avez affaire à ces convictions révolutionnaires qui cherchent encore à dévorer la société, vous avez affaire aussi aux vieilles croyances contre-révolutionnaires qui ne sont pas aussi éteintes que nous serions quelquefois tentés de le croire et qui ont aussi leur énergie et leur danger. (Mouvements divers.)

En présence de deux ennemis dont les convictions sont fanatiques, et par cela même redoutables, vous vous présentez avec des convictions molles, incertaines; et qu'opposez-vous, je vous le demande, à ces forces ennemies? L'amour de l'ordre, qui est aujourd'hui un sentiment général en France, et un certain instinct de moralité, d'honnêteté et de justice, qui repousse toutes les violences, toutes les iniquités, tous les bouleversements auxquels nous amènerait le triomphe des convictions ennemies.

Voilà vos deux seules forces, vos deux seules croyances; c'est avec l'amour de l'ordre et l'instinct des honnêtes gens que nous luttons contre les deux fanatismes dont je vous parlais tout à l'heure, le fanatisme révolutionnaire et le fanatisme contre-révolutionnaire.

Eh bien! ces deux sentiments qui font aujourd'hui notre force, l'amour de l'ordre et l'instinct des honnêtes gens, le sentiment de la moralité et le respect pour la justice, la religion les nourrit, les fortifie et les répand dans les masses.

La religion fait quelques fanatiques; oui, mais pour un fanatique, la religion fait cent citoyens soumis aux lois, respectueux pour tout ce qui est respectable, ennemis du désordre, du dévergondage et du cynisme.

C'est par là qu'indépendamment de tout pouvoir politique, la religion est un principe éminemment social, l'allié naturel, l'appui nécessaire de tout gouvernement régulier; il n'est arrivé sans grave péril à aucun gouvernement régulier de se séparer complétement de cet appui, et de se rendre hostile la première force morale du pays.

Et non-seulement, permettez-moi de le dire avec franchise, la religion répand et fortifie dans tous les esprits l'amour de l'ordre et les instincts honnêtes; mais elle donne à tout gouvernement un caractère d'élévation et de grandeur qui manque trop souvent sans elle. Je me sens obligé de le dire. Il importe extrêmement à la révolution de Juillet de ne pas se brouiller avec tout ce qu'il y a de grand et d'élevé dans la nature humaine et dans le monde. Il lui importe de ne pas se laisser aller à rabaisser, à rétrécir toutes choses; car elle pourrait fort bien à la fin se trouver rabaissée et rétrécie elle-même. (Très-bien, très-bien! aux extrémités.)

L'humanité ne se passe pas longtemps de grandeur; elle a besoin de se voir elle-même grande et glorifiée; et permettez-moi d'ajouter que le gouvernement qui prétendrait se fonder uniquement sur le bien-être matériel du peuple s'abuserait étrangement. Sans doute, le bien-être des masses, l'amélioration progressive de leur condition, est la base de tout gouvernement légitime et libre; mais les masses ont d'autres besoins que le bien-être; elles ont besoin de grandeur; et j'insiste sur ce point qu'il est important pour la révolution de Juillet de ne pas se brouiller avec tout ce qu'il y a de grand et d'élevé dans le monde. (Très-bien, très-bien!)

Je crois que la révolution de Juillet et le gouvernement qui en est né seront bien conseillés s'ils s'appliquent à rechercher l'alliance de la religion, à donner satisfaction à cette portion considérable du clergé qui veut rester paisible et se renfermer dans sa mission religieuse. Ne nous trompons pas par les mots, il ne s'agit pas de formes polies, de respect extérieur, de pure convenance; il faut donner au clergé la ferme conviction que le gouvernement porte un respect profond à sa mission religieuse, qu'il a un profond sentiment de son utilité sociale; il faut que le clergé prenne confiance dans le gouvernement, sente sa bienveillance: il lui donnera en retour l'appui dont je parlais tout à l'heure, et qui peut, plus qu'aucun autre, vous mettre en état de lutter contre les ennemis dont vous êtes investis.

C'est sous ce point de vue, c'est dans cet esprit que je vous prie de considérer toutes les propositions qu'on vous fait relativement au clergé, et en particulier l'amendement dont il s'agit. (Mouvements divers.)

Quelques voix.--Vous n'étiez pas dans la question.

M. Guizot.--Messieurs, j'espère que vous verrez que l'amendement n'est pas étranger aux considérations que j'ai eu l'honneur de vous soumettre. (Non, non!)

Cet amendement a d'abord un caractère que je ne sais comment qualifier, un caractère fantasque, arbitraire, si j'ose dire. En effet, pourquoi ne propose-t-il pas de supprimer 600 mille, 800 mille francs? Pourquoi ne propose-t-il pas de supprimer tout? Il n'y a pas de raison, d'après les principes de l'honorable membre, pour s'arrêter à un chiffre plutôt qu'à un autre.

Il est arbitraire; les bourses des séminaires ont une raison. Il est évident qu'elles ont pour objet d'aider la portion pauvre de la population qui serait disposée à entrer dans le clergé, de l'aider, dis-je, à faire ses études. C'est, comme l'a dit lui-même cet orateur, c'est un recrutement moral, exercé dans la nation au profit du clergé. Cependant il y a des limites à fixer. On peut les déterminer par ce fait: combien se fait-il d'ecclésiastiques par an? Cet amendement ne repose sur aucune base. Remarquez de plus sa coïncidence avec tous les autres amendements qui vous sont proposés. Vous avez réduit hier considérablement les traitements des archevêques et des évêques; on vous propose de réduire certains établissements ecclésiastiques, et en particulier le chapitre de Saint-Denis; on vous propose même de le supprimer tout à fait.

La maison des hautes études ecclésiastiques est supprimée par le gouvernement lui-même.

Il est difficile que, dans cette coïncidence de tous ces amendements, le clergé, les hommes raisonnables du clergé, ne voient pas, je ne dis pas une défaveur, un mauvais dessein, mais enfin quelque chose de fâcheux pour lui; ils ne peuvent y voir une intention bienveillante; ils ne peuvent croire qu'après ces amendements ils seront aussi respectés, aussi influents qu'auparavant, au moins aux yeux du gouvernement.

On vous parle sans cesse de Napoléon, du concordat de 1801; le retour à ce concordat est l'idée qui domine dans les esprits. Je l'accepte, et je demande qu'on sache bien ce qu'a été ce concordat de 1801.

Il a été un retour à la religion, la reconstruction de l'établissement religieux pour soutenir l'établissement social. C'est dans des intentions très-bienveillantes, très-favorables à la religion, c'est au profit de l'établissement religieux que le concordat a eu lieu.

Si vous venez aujourd'hui, en 1832, affaiblir la religion et l'établissement ecclésiastique en invoquant le concordat de 1801, vous ferez le contraire de ce qu'a fait Napoléon; ne venez pas dire que vous imitez Napoléon; vous faites exactement le contraire; vous défaites l'oeuvre du concordat de 1801. Ce fut, je n'hésite pas à le dire, peut-être la plus grande preuve de la supériorité du génie de Napoléon que d'avoir démêlé en 1801, au milieu des préjugés et des obstacles de toute nature qui l'entouraient, qu'il fallait reconstituer l'établissement religieux; il fut, non pas un des premiers, mais le premier à concevoir cette grande idée.

Eh bien! vous venez de faire petit à petit, par des amendements misérables.....(Vive interruption.)

M. Guizot.--J'ose dire que personne plus que moi ne respecte les décisions de la Chambre; non-seulement je m'y soumets, mais je les respecte sincèrement, même quand je les désapprouve.....

A gauche.--Alors ne les appelez pas misérables!

M. Guizot.--Il y a une foule d'amendements non adoptés que j'ai le droit d'appeler misérables; c'est de ceux-là que j'ai voulu parler. (Nouvelle interruption.)

M. Garnier-Pagès.--Vous devez respecter non-seulement la Chambre, mais les membres de la Chambre.

M. Guizot.--L'honorable auteur de l'amendement, messieurs, vous disait tout à l'heure que les bourses des grands séminaires étaient complétement étrangères à la pensée primitive de Napoléon quand il avait fait le concordat, et il vous les a montrées introduites plus tard par Napoléon lui-même; l'orateur a trouvé là une preuve qu'elles étaient étrangères à la pensée première de Napoléon.

Messieurs, Napoléon était un homme de sens, qui n'avait pas la prétention de faire tout à la fois, qui savait ménager les nécessités du moment et même les préjugés contre lesquels il luttait; Napoléon se serait bien gardé de favoriser les séminaires au moment où il rappelait les évêques, et quand il a favorisé les séminaires plus tard, il se serait bien gardé d'y fonder des bourses au même moment. Napoléon savait attendre; il savait que de telles choses ne peuvent se faire en un instant, et qu'elles exigent deux, trois et quatre années: c'est là ce qu'il a fait.

Érection des séminaires après celle des évêchés, et fondation des bourses après celle des séminaires, voilà le progrès de la politique de Napoléon; ce n'est pas une déviation, c'est un progrès. Il poursuivait ses oeuvres avec la même persévérance, avec le même courage et la même patience que je souhaite pour mon compte au gouvernement de Juillet dans l'oeuvre qu'il est appelé à fonder.

Cette oeuvre, je le répète, c'est la création, l'organisation complète du gouvernement constitutionnel. Pour le fonder véritablement, pour lutter avec succès contre les forces qui l'attaquent, nous avons besoin de l'appui, de l'alliance de la religion et du clergé comme établissement religieux.

Pour mon compte, je désire cette alliance, je la seconderai autant qu'il sera en mon pouvoir; et comme je trouve les bourses dans les grands séminaires favorables à cette alliance, comme j'y trouve une preuve de la bienveillance du gouvernement et de la Chambre pour l'établissement religieux, je vote contre l'amendement.

Je repoussai en ces termes le sous-amendement de M. Comte.

M. Guizot.--Je prie la Chambre de remarquer que la commission propose une réduction de 100,000 fr. et que le gouvernement annonce une diminution prochaine de 500 bourses. Ainsi ce que demande l'honorable M. Comte se trouve dans la proposition du gouvernement et dans celle de la commission. Je n'ai pas combattu ces propositions. C'est uniquement à l'amendement de M. Dubois que je me suis opposé.

M. Dubois.--La commission a, en effet, annoncé dans son rapport que le ministre avait pris la résolution d'éteindre successivement 500 bourses, et que la diminution de 100,000 fr., qui a eu lieu cette année, était un premier pas vers cette extinction. Eh bien, quand l'extinction de 500 bourses aura eu lieu, c'est-à-dire quand vous aurez retranché encore 100,000 fr., car la diminution de 100,000 fr. retranche 250 bourses, vous aurez atteint la limite d'extinction annoncée par le ministre.

Il résulte de calculs positifs que l'année dernière vous entreteniez pour 1,210,000 fr. 3,025 élèves à 400 fr. Quand vous aurez atteint la limite de 500 bourses éteintes, vous entretiendrez encore 2,525 élèves qui coûteront 1,010,000 fr. Je dis que cela est beaucoup trop, que vous ne pouvez pas entretenir 2,525 élèves quand, chaque année, il ne sort qu'un nombre de 1,200 prêtres, et c'est là qu'était toute la force de mon amendement. (Bruit).

D'autre part, j'entre tout à fait dans les raisonnements de mon honorable ami M. Comte. Alors, si la Chambre consent à allouer 600,000 fr. au budget, il sera demandé un crédit supplémentaire pour faire face à la dépense des bourses jusqu'à ce que les jeunes gens aient fini leur éducation.

M. Guizot., de sa place.--2,500 bourses ne donnent pas 2,500 prêtres par an. Les études durent quatre ans; il faut quatre ans pour qu'un séminariste devienne prêtre. Il ne sort des grands séminaires que 500 ou 600 prêtres par an, et comme, d'après les calculs de M. Dubois, il en faut 1,200, il s'ensuit que, indépendamment de ceux qui ont été élevés comme boursiers, il en faut encore 600. (Bruits divers.)



XL

Discussion du budget de 1832.

--Chambre des députés.--Séance du 28 février 1832.--

La commission chargée de l'examen du projet de budget pour l'exercice 1832 avait proposé, dans son rapport, à propos du chapitre XXII du budget du ministère de l'agriculture et du commerce, sur le service de la vérification des poids et mesures, une réduction de 500,000 francs. Je combattis cet amendement qui fut rejeté.

M. Guizot.--J'avoue que je partage l'inquiétude des préopinants sur l'effet de l'amendement de votre commission à l'égard du système des poids et mesures.

C'est sans aucun doute un des beaux ouvrages, un des beaux résultats de notre Révolution. C'est un résultat qui réunit, remarquez-le, l'utilité journalière, l'utilité minutieuse à la beauté scientifique et systématique. Il n'y a rien de si rare que ces deux avantages, celui de l'utilité de tous les jours et celui de la beauté scientifique réunis. (Approbation.)

Eh bien, le système des poids et mesures a ce double mérite; et cependant, il rencontre encore, dans les habitudes populaires, de grands obstacles, il a eu besoin d'être soutenu par la main de fer du gouvernement impérial pour commencer à prévaloir. Il s'en faut encore beaucoup qu'il ait complétement prévalu, et il a besoin d'être soutenu encore longtemps par l'administration pour s'établir tout à fait dans les habitudes du pays.

Messieurs, l'organisation actuelle des vérificateurs des poids et mesures me paraît seule propre à soutenir efficacement le système. Je crains qu'on ne se soit pas rendu un compte bien exact de ce que font les vérificateurs et de l'influence qu'ils exercent. Les vérificateurs font trois choses: la première est de tenir le bureau de poinçonnage et d'étalonnage pour toutes les mesures nouvelles; ce bureau se tient au chef-lieu de l'arrondissement.

Ils font ensuite des tournées dans les arrondissements pour vérifier les poids et mesures anciens; enfin ils dressent les matrices des rôles de tous les assujettis à la vérification. Les assujettis s'élèvent en France à 900,000. Les rôles sont dressés ensuite pour les contributions directes et non pour les contributions indirectes.

Quels sont les mérites de cette administration ainsi réduite à sa plus simple expression? C'est précisément d'être un service spécial fait par des hommes spéciaux qui ont étudié la matière. Assurément, il ne faut pas être un homme de génie pour comprendre le système des poids et mesures et pour en surveiller l'application; cependant il faut avoir un peu réfléchi, il faut avoir l'habitude de comparer les poids et mesures prodigieusement divers des départements avec les poids et mesures du système décimal. Eh bien! ce genre d'instruction ne peut appartenir qu'aux employés qui en ont fait une étude spéciale.

De plus, le service de la vérification a cet avantage de n'être nullement fiscal. Je ne sais si beaucoup de membres de cette chambre ont pris la peine de lire avec soin l'ordonnance du 18 décembre 1825, qui a réglé cette organisation. Elle a veillé avec le plus grand soin à ce qu'il n'y eût rien de fiscal. En voici la preuve.

Cette ordonnance porte, article 12:

«Le montant du crédit ne pourra être supérieur au produit de la rétribution de l'année précédente; quand il sera reconnu que la totalité de la recette n'est pas absorbée par la dépense nécessaire, il sera pourvu à une réduction sur la quotité du tarif pour l'avenir, en observant ce qui est dit au dernier paragraphe de l'article 16.»

Tant on a voulu que cette rétribution fût exclusivement affectée aux dépenses, et tant on s'est appliqué à ôter tout caractère de fiscalité à ce travail.

Voici l'article 22:

«Il est défendu aux vérificateurs de s'ingérer dans le recouvrement de la rétribution, et de percevoir ou accepter aucun salaire de la part de ceux dont ils vérifient les poids et mesures, à peine de concussion.»

Vous voyez qu'on a compris à cette époque combien il était important d'ôter à cette vérification tout caractère de fiscalité. Eh bien, c'est ce service qui existe, qui n'a point de caractère fiscal, que vous allez défaire.

Vous allez charger de ces fonctions des employés qui ont autre chose à faire, et pour lesquels cela ne sera qu'un accessoire, qui n'auront pas fait une étude spéciale du système des poids et mesures et qui seront portés à considérer leur nouveau service sous le point de vue purement fiscal; des employés qui sont eux-mêmes soumis à la vérification.

C'est évidemment compromettre le service des poids et mesures, c'est lui ôter son caractère d'unité si important et sans lequel le système entier n'existe pas.

L'ordonnance de 1825, dont j'ai parlé, a été contre-signée par M. Corbière; tous les gouvernements qui nous ont précédés ont protégé l'unité du système de l'administration des poids et mesures; il ne se peut pas que le gouvernement de Juillet détruise cette unité et porte atteinte à l'oeuvre de Monge. (Très-bien! très-bien!)



XLI

Discussion du budget de 1832.

--Chambre des députés.--Séance du 7 mars 1832.--

Dans la discussion du budget du ministère des affaires étrangères pour l'exercice 1832, la politique de paix et d'observation des traités, proclamée et pratiquée par les cabinets du 8 août 1830 et du 13 mars 1831, avait été de nouveau et vivement attaquée. M. Casimir Périer, alors président du conseil, l'exposa et la défendit dans un long et remarquable discours que M. Mauguin entreprit de réfuter. Je pris la parole pour répondre à M. Mauguin, et après ma réponse, la Chambre ferma la discussion générale sur le budget des affaires étrangères.

M. Guizot.--Messieurs, au point où cette discussion est arrivée, je n'ai nul dessein de la prolonger longtemps. Je ne prendrais même pas la parole s'il ne me semblait nécessaire d'appeler, de concentrer toute l'attention de la Chambre sur ce qu'il y a de vraiment nouveau dans notre situation et sur la conduite que cette face nouvelle des affaires nous conseille, à nous et à notre gouvernement.

L'honorable préopinant nous disait tout à l'heure qu'il écarterait toutes nos discussions passées, qu'il s'imposerait de ne parler que de l'avenir de la France, de ce qui intéresse véritablement notre avenir. Il vous l'a promis, j'essayerai de le faire. (Sourires.)

Il n'y a réellement d'important pour nous aujourd'hui, après les longues discussions qui ont eu lieu à ce sujet, que ce qui est nouveau, ce qui est survenu depuis que le ministère du 13 mars dirige les affaires du pays.

En effet, il y a quelque chose de nouveau; nous commençons à sortir de cette situation violente où la question révolutionnaire domine et étouffe toutes les autres; nous commençons à sortir de cette situation où tout est question de vie et de mort, où tous les intérêts sont obligés de se taire devant un intérêt unique, exclusif, redoutable.

Nous entrons dans cette situation plus libre où l'on peut tenir compte de tous les faits, balancer tous les intérêts, suivre une politique vraiment nationale, une politique indépendante, au lieu de se débattre sous le coup d'une question de vie et de mort. Eh bien, messieurs, persévérerons-nous dans ce système? Avancerons-nous dans cette voie nouvelle, ou retomberons-nous sous l'empire de la question révolutionnaire? C'est là aujourd'hui le problème que cette Chambre et le gouvernement sont appelés à résoudre.

Rappelez-vous, messieurs, et je puis m'adresser à la mémoire de tous les membres de cette Chambre, quel est le fait sous l'empire duquel nous vivons, je puis dire, depuis quarante ans: c'est une coalition générale de l'Europe; c'est sous ce fait qu'après des efforts inouïs et des souffrances incroyables, la République française faillit succomber. Il fallut que la main de Bonaparte vînt la sauver.

Plusieurs voix.--La République s'était sauvée elle-même.

M. Guizot.--Il a sauvé la France, si vous voulez... (Nouvelles réclamations.)

Voix des extrémités.--La France était sauvée quand Bonaparte s'est mis à la tête du gouvernement.

Aux centres.--Laissez parler.

M. de Grammont.--Il n'est pas permis de défigurer ainsi l'histoire.

M. Guizot.--Bonaparte, fit plus que de gagner des batailles; il comprit très-bien d'où venait le danger; il comprit qu'il fallait briser l'unité de l'Europe, dissoudre cette coalition qui pesait sur la France. Étudiez la politique du gouvernement consulaire; étudiez ses actes, ses négociations, vous verrez qu'ils tendirent constamment à détruire l'unité de l'Europe, à chercher des alliés à la France. Il négocia successivement avec l'Espagne, le Portugal, la Prusse, l'Autriche. Il ne négligea aucun moyen de se faire des alliés; il chercha par tous les moyens à briser cette unité redoutable qui avait pesé sur la République française, et à entrer dans le système des alliances au lieu de rester sous celui de la lutte révolutionnaire; c'est l'honneur du gouvernement consulaire d'avoir ressuscité les négociations, d'avoir remis la France en paix avec telle ou telle puissance de l'Europe, et de l'avoir ainsi soustraite à ce fardeau de la coalition sous lequel elle avait failli succomber.

Malheureusement, vous le savez tous, Napoléon rentra dans la voie d'où Bonaparte avait tiré la France. De même que la Convention avait aspiré à la révolution universelle, il refit contre lui-même la coalition qu'il avait travaillé à dissoudre; il succomba à son tour. Ce fut dans cet état, en présence de l'Europe liguée contre la France, que la Restauration s'accomplit.

Quelle fut la tentative, l'effort de la France, ou plutôt de son représentant au congrès de Vienne? Ce fut de détruire l'unité de l'Europe, de la mettre en deux, de faire à la France une politique et des alliances distinctes. C'est, il faut le dire, l'honneur de M. de Talleyrand d'avoir consacré, pendant le congrès de Vienne, tous ses efforts à obtenir ce résultat, d'avoir travaillé à détruire l'alliance de Chaumont; il y réussit. Vous savez qu'il parvint à conclure une alliance entre la France, l'Angleterre et l'Autriche. Les Cent-Jours vinrent détruire cette oeuvre, et la France se retrouva en présence de la coalition européenne; celle-ci prit le nom de Sainte-Alliance, et se fit sous la prépondérance russe. Voilà le fait sous lequel nous avons vécu jusqu'à la révolution de Juillet, la Sainte-Alliance dirigée contre la France, et dans la Sainte-Alliance, la prépondérance russe, résultat naturel de la personne d'Alexandre et du rôle premier que la Russie avait joué dans la lutte contre Napoléon.

Eh bien! la révolution de Juillet semblait devoir confirmer ce fait redoutable, resserrer tous les liens de la coalition européenne contre la France. Telles ont été en effet et nos craintes et les premières apparences; où en sommes-nous aujourd'hui? Je le demande, où en sommes-nous depuis que le système politique du cabinet se déploie en Europe? Je conviens qu'il n'y a pas de scission entre les puissances européennes; tous leurs représentants siégent à Londres; leur union n'est pas près de se rompre, elle ne se rompra pas, je l'espère; mais il est clair que l'unité de la coalition européenne a disparu, qu'il n'y a plus de coalition européenne contre la France.

Je ne parle pas seulement de la ratification de l'Angleterre au traité du 15 novembre; il est évident, par le langage de ses ministres, par les sentiments qui éclatent et dans le parlement britannique et dans toute la nation anglaise, que si le gouvernement anglais n'a pas conclu un traité d'alliance offensive et défensive avec la France, il marche de concert avec le gouvernement français, qu'il est animé du même esprit, que les intérêts communs des deux nations sont compris par les deux gouvernements. Cela vaut bien les alliances offensives et défensives écrites, car cela les amène le jour où elles deviennent nécessaires. Ce que la France doit désirer, c'est que l'Europe ne soit pas troublée, c'est que la paix de l'Europe subsiste, et qu'au milieu de cette paix la coalition soit détruite virtuellement, que la France se prépare des alliances, une politique particulière pour le moment où elle en aura besoin.

Eh bien! c'est ce qui existe aujourd'hui en Europe. L'union des puissances n'est pas troublée, mais il n'y a plus, je le répète, de coalition générale contre la France. Le gouvernement français et le gouvernement anglais marchent de concert, et s'il n'y a pas de traité conclu, qu'on ne vienne pas dire que cela tient à la présence de tel ou tel ministère, que cela dépend du succès de telle ou telle mesure dans le parlement britannique. Je crois que cette Chambre doit porter, et pour mon compte je porte au ministère actuel de l'Angleterre une véritable sympathie; je crois ses intentions excellentes, et pour l'Europe, et pour l'Angleterre, et pour nous. Je n'ai pas sur la mesure de la réforme une opinion arrêtée; je ne fais profession de savoir les choses que quand je les connais véritablement; cependant je désire le succès de cette mesure, qui me paraît le voeu prononcé de l'Angleterre. Mais, je le répète, je ne crois pas du tout que la bonne intelligence de la France et de l'Angleterre tienne au succès de telle ou telle mesure, à la présence de tel ou tel ministère. Elle a des causes bien supérieures qui subsisteraient quand même les discussions du parlement auraient une autre issue que celle que nous pouvons attendre et espérer.

Je ne connais aujourd'hui en Angleterre que le parti tory violent, exagéré, qui puisse vouloir rompre avec la France, une guerre avec la France, et la guerre générale en Europe: eh bien! le torysme violent n'a aucune chance en Angleterre, à moins que la France elle-même ne lui en donnât par sa conduite violente en Europe, et par l'exagération de l'esprit révolutionnaire chez nous.

Après cela, qu'il arrive ce qu'il voudra en Angleterre, que la discussion qui s'agite dans le parlement britannique ait l'issue que le pays trouvera sage. Pour nous, quelque intérêt que nous portions à la réforme, quelle que soit notre sympathie pour le ministère actuel, notre sort n'est pas lié au sien, et la bonne intelligence de la France et de l'Angleterre peut trouver sa place dans une foule d'autres combinaisons.

Le progrès politique dont je parle est moins avancé, j'en conviens, sur le continent qu'au delà du détroit. La Prusse et l'Autriche sont plus engagées que l'Angleterre dans les traditions, les habitudes, et pour tout dire, les intérêts de la Sainte-Alliance; elles sont placées encore, je ne dirai pas dans la dépendance, mais sous la prépondérance russe, et fort au delà de ce qui leur convient.

Cependant, il est impossible de ne pas remarquer déjà, dans chacune de ces deux puissances, une certaine tendance à relâcher les liens qui les unissaient à la Russie, à se faire une politique propre, personnelle, à agir plus librement qu'elles ne l'ont fait pendant les quinze années de la Restauration; il est impossible, après l'issue qu'a eue la guerre de Pologne, que l'Autriche ne reprenne pas quelques-unes de ses anciennes méfiances contre la Russie, de ces méfiances qui ne l'ont jamais quittée, de ces méfiances qui, au commencement de notre gouvernement et lorsque la coalition européenne se formait contre nous, l'ont retardée longtemps. L'Autriche reprendra bientôt quelques-unes de ces méfiances.

D'un autre côté, l'Autriche ne renoncera pas aisément à l'alliance anglaise, qui est dans les habitudes du cabinet de Vienne; cette alliance est un principe politique pour la monarchie autrichienne. D'ailleurs, il s'est formé en Autriche une multitude d'intérêts nouveaux auxquels nous ne pensons pas assez, et qui modifient puissamment la politique des cabinets. Ainsi, il y a quelques années, l'Autriche n'avait pas dans la Méditerranée plus de deux ou trois cents bâtiments de commerce; elle en a aujourd'hui plus de deux mille. Son commerce a pris une telle extension qu'il est impossible qu'elle ne ménage pas beaucoup, sous ce rapport, des intérêts aujourd'hui très-puissants, et qui n'étaient rien il y a quelques années.

C'est ainsi que, par ses progrès naturels, la civilisation se défend elle-même, qu'elle protège la paix, qu'elle oblige les gouvernements de modifier leur politique. Quoique extérieurement les choses restent les mêmes, il y a une foule de causes qui imposent à l'Autriche une politique différente de celle qu'elle a suivie autrefois, et qui l'obligent aujourd'hui à se placer un peu hors des habitudes et des routines de la Sainte-Alliance, à être un peu moins sous la prépondérance russe qu'elle ne l'a été depuis quinze ans.

Je pourrais faire le même travail sur la Prusse; je pourrais montrer les intérêts nouveaux qui se sont créés, le système essentiellement pacifique de son gouvernement, le besoin qu'elle a de la paix, même pour cette influence sur l'Allemagne dont on parlait tout à l'heure.

D'ailleurs, il ne faut pas oublier que la personne, la volonté, l'opinion du roi de Prusse, est d'un grand poids dans la politique de son cabinet; d'autant que c'est un roi très-populaire, très-cher à son pays, qui lui a rendu d'éminents services, qui a protégé la liberté de la pensée, et favorisé le développement de l'intelligence au delà de ce qu'ont fait tous les autres souverains de l'Allemagne. Il a rendu surtout à son pays ce service immense, celui de réunir en une seule Église les luthériens et les calvinistes jusque-là séparés.

La politique personnelle du roi de Prusse est essentiellement pacifique; elle l'oblige à garder une extrême réserve, ou du moins une bien plus grande réserve que ne faisait jadis Frédéric-Guillaume, dans la vue générale d'une coalition contre la France.

Ainsi, messieurs, sur le continent, pour l'Autriche même comme pour la Prusse, le lien de la Sainte-Alliance est partout relâché; partout une politique nouvelle s'insinue dans les relations des cabinets, et les oblige à modifier leurs anciennes routines.

Reste, il est vrai la Russie, beaucoup plus fidèle, j'en conviens, aux traditions de la Sainte-Alliance; d'abord elle l'avait enfantée; elle y avait la prépondérance, c'était son oeuvre, son empire; il est naturel qu'elle y tienne davantage; d'ailleurs les principes de l'absolutisme sont plus ceux de la Russie que de toute autre puissance; il n'y a pas lieu de s'étonner de cette adhérence plus longue de la Russie à la Sainte-Alliance. Cependant elle n'en est pas venue jusqu'à une hostilité sérieuse, véritable, contre la France.

Ne croyez pas les bruits répandus à ce sujet. Les gouvernements absolutistes ne sont pas aussi légers, aussi téméraires qu'on est tenté quelquefois de le croire. Savez-vous quelle eût été l'envie de l'empereur Nicolas? De mettre la France de Juillet au ban de l'Europe, de lui rendre les relations plus difficiles, plus épineuses, plus malveillantes. C'était là la politique de l'empereur de Russie, et non pas une guerre générale et déclarée.

Eh bien! si tous les faits que j'ai eu l'honneur de rappeler à la Chambre sont exacts, il est évident que la Russie ne dispose plus de l'Europe comme le faisait la Sainte-Alliance. D'un autre côté, il est impossible que l'empereur Nicolas lui-même ne s'aperçoive pas que la politique, je n'ose pas dire qu'il suit, mais dans laquelle il semble vouloir persister trop longtemps, nuit à la cause qu'il veut servir. Ce sont l'esprit révolutionnaire, les chances de révolution qui alarment l'empereur Nicolas. Eh bien! tout retard à la pacification générale de l'Europe, tout retard à des arrangements définitifs et généraux entretient le ferment révolutionnaire, empêche l'esprit de paix et d'ordre de renaître véritablement en Europe: en sorte que, par sa persistance imprudente dans la politique de la Sainte-Alliance, l'empereur Nicolas compromettrait la cause qui lui est chère, et prêterait des forces à l'esprit révolutionnaire qu'il veut combattre.

Il est impossible qu'il ne s'aperçoive pas de ce danger et qu'il ne renonce pas de lui-même à une erreur qui n'est, permettez-moi de le dire, qu'une routine.

Il est une vérité proclamée par tout le monde, je crois, excepté par l'honorable M. Mauguin; c'est que la prépondérance russe n'existe plus, ou du moins qu'elle est grandement affaiblie.

J'avoue que j'ai été étonné d'entendre dire tout à l'heure que l'issue de la guerre de Pologne tournerait en grand accroissement de puissance pour la Russie. Ce qui m'a paru depuis deux ou trois mois évident pour tout le monde, c'est que, quelle qu'ait été l'issue de la guerre de Pologne, la Russie n'en a pas moins reçu un notable échec dont elle portera longtemps les marques; non-seulement à cause des efforts matériels, des sacrifices d'hommes et d'argent qu'elle a été obligée de faire dans cette lutte, efforts plus grands qu'on ne sait au dehors, et qui lui ont coûté plus cher qu'on ne croit, mais à cause de son influence morale qui s'est affaissée.

Eh quoi! l'on a vu 60 ou 80,000 hommes et une seule ville résister pendant près d'une année à la puissance de l'empire russe, tenir les esprits en suspens, faire un moment flotter les destinées; et l'on trouverait là un grand accroissement de force et de crédit pour l'empire russe! J'ose dire qu'il n'y a aucun accroissement de territoire qui puisse compenser l'échec que la Russie a éprouvé dans cette circonstance. (Voix nombreuses. Très-bien, très-bien!)

Vous le voyez, messieurs, malgré les apparences, malgré l'union qui continue à régner entre les puissances de l'Europe, la Sainte-Alliance s'écroule de toutes parts, les liens s'en relâchent. La politique constamment unie contre la France s'affaiblit; chaque État revient à une politique plus personnelle, plus libre; les combinaisons intérieures de chaque État peuvent varier, la France peut trouver place dans ces différentes combinaisons.

Il n'est pas vrai que la France soit engagée dans tel ou tel système exclusivement, qu'elle ne puisse pas, dans telle ou telle occasion, chercher et trouver d'autres alliés. C'est par la force de sa position qu'elle veut la paix en Europe; elle a contribué plus qu'aucune autre puissance à maintenir la paix européenne; elle est libre de choisir désormais ses alliés et de faire prédominer, dans tel ou tel moment, tels ou tels de ses intérêts. Si j'avais besoin de preuves spéciales et positives, je les trouverais bien facilement dans les événements qui occupent aujourd'hui tous les esprits, dans les affaires d'Italie et dans les affaires même d'Ancône. Si jamais il a été évident que l'état général de l'Europe était changé, que la Sainte-Alliance était détruite, que la France était maîtresse de sa politique, et pouvait retrouver les combinaisons les plus avantageuses, l'affaire d'Ancône en est la preuve. (Rires d'incrédulité aux extrémités.) Permettez-moi de vous le prouver. (Marques générales d'attention.)

Messieurs, quand a éclaté l'insurrection de la Romagne, la première, et j'ajouterai même la seconde, vous savez que l'opinion générale qui nous a saisis tous a été que c'était une manifestation d'un vif esprit de liberté, que ces populations voulaient avoir des institutions nouvelles, que les concessions offertes et même données par le gouvernement n'étaient pas suffisantes, qu'il en fallait de beaucoup plus étendues et plus solides; c'était l'opinion générale. Cependant au milieu de cette opinion, on a entendu dire tout à coup, je ne dirai pas qu'une assez vive sympathie, le mot est trop fort, mais qu'une assez grande faveur pour l'Autriche se manifestait dans ces États et qu'ils n'étaient pas fâchés de la rentrée des troupes autrichiennes. Cette prédilection pour l'Autriche, du côté de la Lombardie, a dû nous étonner; cependant il est impossible de méconnaître le fait.

On a dit tout de suite qu'il s'agissait d'une grande intrigue de la part de l'Autriche, d'une intention de conquête, et que son intervention dans la Romagne n'était qu'un prétexte pour s'emparer de cette province, et l'ajouter à ses possessions italiennes.

Je ne crois, je dois le dire, ni à l'un ni à l'autre fait. Je ne crois pas que ce soit le besoin général et vivement senti d'institutions libres qui ait soulevé la Romagne. Il y a là, à mon avis, une question beaucoup plus profonde, beaucoup plus difficile à résoudre. Je ne crois pas aux intrigues autrichiennes pour conquérir Bologne, et l'ajouter aux autres possessions de l'Autriche en Italie.

L'Autriche sait très-bien que ni la France, ni l'Angleterre, ni la Prusse, ne souffriraient un pareil accroissement de sa part en Italie. Mais l'état général de l'Italie a amené ces insurrections partielles, et en amènera peut-être, dans la série des années, beaucoup d'autres. Il y a là un malaise général, la souffrance d'un pays qui aspire à un changement d'état; non-seulement cette cause excite naturellement des mouvements analogues à ceux que vous avez vus; mais c'est un excellent principe de guerre générale en Europe, une excellente chance pour certaines gens d'établir par ce moyen une collision dont ils ont besoin, et qu'ils n'ont pu réussir à opérer ailleurs. Nous ne pouvons le méconnaître; nous sommes trop accoutumés à regarder les affaires de notre pays et celles de l'Europe pour ne pas voir qu'il y a un parti, une faction qui a besoin d'une guerre générale, qui n'a d'espérance, de chance que dans une collision universelle. Eh bien, on avait espéré que cette collision naîtrait de la Belgique, elle a manqué; on l'avait espérée de la Pologne; elle a manqué. On la cherche en Italie.

Il y a là un foyer de guerre générale, et je ne doute pas (je ne sais aucun fait particulier, je n'inculpe personne), je ne doute pas que l'insurrection polonaise d'abord, et ensuite cette espèce de mouvement qui s'est manifesté, vers l'Autriche, n'aient été fomentés par ce besoin d'une guerre générale qui a été deux fois déjà l'espérance de cette faction; je ne doute pas qu'on n'ait espéré, si les provinces bolonaises se détachaient tout à fait du gouvernement papal et se rattachaient à l'Autriche, cette collision qui avait manqué en Belgique et en Pologne.

Je crois qu'on se sera trompé pour l'Italie comme on s'est trompé en Belgique et en Pologne. Je crois fermement que le gouvernement de l'Autriche a trop de bon sens pour ne pas comprendre que la possession même de la Romagne ne vaut pas à beaucoup près pour lui les chances d'une guerre générale. La France, d'un autre côté, sait très-bien et a prouvé par sa conduite qu'un succès aussi vif qu'on voudra le supposer ne lui vaudrait rien pour elle-même.

Ainsi la France et l'Autriche ne donneront pas dans le piége qui leur est tendu; elles ne se laisseront pas entraîner dans une collision.

Cependant le malaise italien est un fait qu'on ne peut supprimer et dont il faut tenir compte. L'Autriche a grande envie, sinon de conquérir, du moins de maintenir ou d'étendre sa prépondérance en Italie; l'Autriche veut que l'Italie lui appartienne par voie d'influence; la France ne peut le souffrir.

Eh bien! là où l'on voudrait une cause de collision générale, ce sera seulement une cause de difficultés, de négociations entre les deux puissances. Il faut que chacun prenne ses positions; l'Autriche a pris les siennes; nous prendrons les nôtres; nous lutterons pied à pied contre l'influence autrichienne en Italie; nous éviterons une collision générale; mais nous ne souffrirons pas que l'Italie tout entière tombe décidément et complétement sous la prépondérance autrichienne.

Et remarquez, messieurs, les révolutions, l'insurrection, la conquête, voilà la politique révolutionnaire, celle dans laquelle on voudrait nous entraîner. Des expéditions partielles, des mesures comminatoires, des négociations, voilà la politique régulière, la politique de la civilisation. (Marques nombreuses d'approbation.)

Eh bien, c'est cette politique que nous devons suivre en Italie. Sans doute nous devons lutter contre l'Autriche, favoriser le développement des libertés italiennes; nous devons penser à la prodigieuse incertitude de l'avenir de ce grand pays, y préparer notre politique tranquillement, régulièrement, en n'ayant pas peur des embarras et des difficultés, en sachant les affronter au besoin et les surmonter lentement.

Je sais que cette politique est compliquée, difficile; je sais que ce n'est pas celle à laquelle nous sommes habitués depuis quarante ans; mais remarquez la situation nouvelle où le gouvernement représentatif et la liberté de la presse placent la politique. Les gens qui écrivent sur les événements et ceux qui les lisent croient assister à un spectacle, à un drame; ils sont des spectateurs oisifs, pressés que la pièce marche et qu'elle arrive à son dénoûment; ils sont impatients des difficultés, des lenteurs; ils s'ennuient. Mais les événements sont très-réels; ce n'est pas une comédie; les personnages sont très-réels aussi, et ils ne sont pas si pressés que les spectateurs; ils prennent leurs aises, ils calculent leurs intérêts. En politique pratique, cette rapidité nécessaire à un drame joué devant le public assemblé ne conviendrait point; les événements se déroulent bien plus lentement, avec plus de difficultés. Vous vous plaignez que la Prusse, la Russie, l'Autriche et la Hollande, n'aient pas encore reconnu l'indépendance de la Belgique. Messieurs, au XVIe siècle, la Belgique, les Pays-Bas voulurent se rendre indépendants de l'Espagne. Voulez-vous me permettre de vous rappeler quel temps ils ont mis à se faire reconnaître. (Mouvement.)

La première insurrection a eu lieu en 1562.

La déclaration de l'indépendance des Provinces-Unies a été faite en 1581; la première trêve que l'Espagne accorda eut lieu en 1609: cette trêve fut accordée par suite de la médiation de la France et de l'Angleterre. La guerre a recommencé en 1621, et ce n'est qu'en 1648, quatre-vingt-six ans après, que l'Espagne a reconnu l'indépendance des Provinces-Unies. (Bruits divers. Rires d'approbation aux centres.) C'est à travers ces épreuves et des souffrances inouïes que les Provinces-Unies parvinrent à assurer leur indépendance.

Non, messieurs, la Belgique n'a pas à se plaindre; il lui en a peu coûté pour redevenir un État; elle a été heureuse de trouver si promptement la protection de la France. C'est au sein de la paix, c'est sans de grandes souffrances, qu'elle attend les ratifications générales qui lui arriveront; je ne sais si ce sera dans deux ou trois mois; mais si elles se faisaient plus longtemps attendre, ce ne serait pas encore une raison pour nous élever contre un système de politique qui a amené de si prompts et de si rapides résultats.

Je demande à la Chambre la permission de le lui répéter, parce que c'est, à mon avis, le seul fait important de notre situation; nous commençons à sortir de la question révolutionnaire; nous commençons à entrer dans ces questions de politique pratique où il y a de la liberté, de la diversité, et qui ne sont point des questions de vie et de mort dont on ne peut attendre sans crainte la solution.

Ce résultat, ce pas que nous avons fait hors de la politique révolutionnaire, nous le devons au système du gouvernement depuis la révolution de Juillet; à ce système modéré et pacifique qui n'a engagé la France ni dans les voies révolutionnaires, ni dans aucune combinaison exclusive.

La Chambre a appuyé ce système; qu'elle persévère à lui donner son appui. Les difficultés que nous rencontrons sont graves, sans doute, mais elles n'ont rien de fatal, de menaçant; elles se résoudront toutes par la bonne conduite du gouvernement, et la persévérance des pouvoirs constitutionnels dans les mêmes voies. C'est plus que jamais pour la Chambre le moment de donner force et confiance au ministère qui nous a fait entrer dans cette voie, la seule voie de salut.

Je vote pour le budget des affaires étrangères tel qu'il a été proposé par le Gouvernement, sans aucune réduction, parce que je suis convaincu que la France n'a rien de plus pressé, rien de plus important, aujourd'hui, que d'appuyer ce premier essai de politique raisonnable et naturelle que nous voyons poursuivre depuis un an. (Marques nombreuses et prolongées d'approbation.)



XLII

Discussion du budget de 1832.

--Chambre des députés.--Séance du 14 mars 1832.--

Dans la discussion du budget du ministère de la guerre pour l'exercice 1832, M. Mangin d'Oins, député d'Ille-et-Vilaine, proposa par amendement:

1° La mise à la retraite de 78 lieutenants généraux et de 122 maréchaux de camp;

2° L'allocation de 10,000 francs aux 42 lieutenants généraux, et de 6,666 francs aux 60 maréchaux de camp qui resteraient en non-activité. Ce qui devait produire une réduction de dépenses de 1,686,040 francs.

Je combattis cet amendement qui fut rejeté.

M. Guizot.--Messieurs, je viens prier la Chambre de mettre un terme, et un terme prompt, à cette discussion.

Aux extrémités.--Eh bien! aux voix, aux voix! (Agitation.)

M. Guizot.--Messieurs, permettez..... (Non, non, aux voix!) Messieurs, personne ne pense plus que moi que la Chambre ne doit céder à aucune crainte; personne n'est plus convaincu que moi que la Chambre peut avoir, dans des occasions que je ne veux pas caractériser, des devoirs difficiles, rigoureux même à remplir; et si elle se trouvait dans une de ces occasions, je serais le premier à lui demander tout son courage, quels que fussent les périls. Mais rien de pareil n'existe aujourd'hui. Je prie la Chambre de se rappeler la situation où elle se trouve. La Chambre des députés est de fait, et par une conséquence naturelle de notre révolution, le pouvoir prépondérant de l'État; c'est elle qui détermine la direction du gouvernement, et qui imprime le caractère de son opinion aux affaires publiques. Or, messieurs, la responsabilité est inhérente au pouvoir, à la prépondérance. Conduisez-vous avec la prudence que commande la responsabilité.

Que fit Henri IV après la Ligue? Il paya les dettes de ses ennemis, les dettes de Mayenne; il paya même trois fois plus de dettes que Mayenne n'en avait. Henri IV savait qu'au sortir des troubles politiques, il faut surtout s'appliquer à guérir toutes les plaies, à rassurer toutes les existences; il savait que c'est une faute énorme de porter sans cesse le trouble et l'inquiétude dans toutes les classes de la société... (Aux voix, aux voix!)

Plusieurs voix aux extrémités.--A l'amendement, à l'amendement!

M. Guizot.--C'est de l'amendement que je parle.

Au centre.--Écoutez, écoutez!

M. le Président du Conseil.--Attendez le silence!

M. Guizot.--Ce que la Chambre a à faire aujourd'hui, la mission à laquelle elle est appelée, c'est de se conduire comme fit Henri IV, de jouer le rôle d'un grand homme, de suivre une bonne politique, une politique prudente et nationale.

Un orateur accusait hier le ministère de chercher à contenter tout le monde, et de ne s'occuper que des intérêts privés. Messieurs, c'est chose impossible, je le sais fort bien, que de contenter tout le monde; mais il faut chercher aussi à ne pas mécontenter tout le monde. (Très-bien, très-bien.) C'est là le premier devoir d'un gouvernement, et on sert en cela l'intérêt général, car l'intérêt général n'est autre chose que la collection des intérêts privés, qu'il faut consulter tous et ménager continuellement. Eh bien! c'est le devoir de la Chambre, c'est sa mission de penser à toutes choses, de ménager tous les intérêts, de se les concilier tous, autant qu'il est en son pouvoir; car c'est sur elle, je le répète, que pèse la principale responsabilité des destinées de la révolution de Juillet et du gouvernement qui en est sorti. (Aux voix, aux voix!)

Je dirai plus, messieurs; la Chambre, en suivant la mauvaise politique dont je viens de parler manquerait non-seulement à sa situation, elle manquerait encore, je n'hésite pas à le dire, à ses sentiments, à ses propres sentiments.

Tous les glorieux souvenirs de notre révolution, tous les noms propres qui s'y rattachent sont chers à la Chambre; la Chambre honore et aime toutes nos gloires, elle désire marquer sa bienveillance et son estime à ces guerriers à qui nous devons nos triomphes. Mais il faut, messieurs, que la Chambre sache que la reconnaissance coûte quelque chose au gouvernement et au peuple, qu'il faut faire des sacrifices pour marquer l'estime que l'on porte à de grands services rendus, qu'il n'est pas possible de témoigner dignement sa reconnaissance et de dégrever en même temps les contribuables. (Bruits divers.) La France veut, la France doit payer la gloire qu'elle doit à ses défenseurs, car c'est elle qui en a recueilli les fruits; leur gloire est pour elle aussi bien que pour eux; mais la gloire coûte cher, la reconnaissance coûte cher. N'hésitons pas, messieurs, à le dire au pays. C'est par de telles leçons qu'il apprendra qu'il ne faut pas se précipiter aveuglément dans les révolutions; c'est par de telles leçons qu'il saura que la paix, la liberté régulière, le régime constitutionnel valent mieux que tous les hasards des révolutions.

Je le répète, je demande instamment à la Chambre de terminer cette discussion.

Voix de la droite.--Eh bien! terminez votre discours.

M. Guizot.--Qu'elle consulte sa vraie situation, ses propres affections; qu'elle réprime les abus à venir, qu'elle réforme dans l'avenir les mauvais systèmes; mais qu'elle soit juste, large, généreuse pour tous les services rendus, pour toutes les gloires passées. (Approbation aux centres.)



XLIII

Discussion du budget de 1832.

--Chambre des députés.--Séance du 20 mars 1832.--

Le budget du ministère de la guerre contenait (chapitre XV) une allocation de 500,000 francs «pour secours aux anciennes armées de l'Ouest.» Plusieurs amendements furent proposés pour la réduction de cette somme. M. Casimir Périer et M. le maréchal Soult les combattirent au nom de la politique. J'appuyai le cabinet dans sa résistance. Les amendements furent rejetés.

M. Guizot, de sa place.--Il est, je crois, bien convenu que les secours dont il s'agit ne constituent pas des droits, que le gouvernement est toujours libre de les retirer aux personnes à qui ils sont donnés. Lors donc que vous voulez réduire l'allocation, ce que vous allez réduire, ce sont les moyens d'action, les moyens d'influence du gouvernement dans l'Ouest. (Mouvement en sens divers.) Je ne doute pas que le gouvernement ne retire et ne doive retirer ces secours aux personnes qui, dans l'Ouest, se conduiraient mal et manifesteraient leur hostilité contre le gouvernement actuel.

Mais ce crédit, cette allocation laissée entre les mains du gouvernement est évidemment un moyen d'influence sur des gens dont il ne s'agit pas de conquérir l'affection, mais dont il faut maintenir la tranquillité. Ceci n'est pas, je le répète, une question d'affection, ce n'est pas non plus une question de justice ni de droit; c'est une question d'influence, c'est une mesure politique; si le gouvernement trouvait que les gens auxquels ces secours sont donnés ne les méritent pas, il les leur retirerait, et ne ferait aucun usage de votre crédit.

Je demande que le crédit soit maintenu tout entier, afin de ne pas affaiblir les moyens d'influence dont le gouvernement dispose librement. (Aux voix, aux voix!)



XLIV

Discussion du projet de loi relatif à la résidence des étrangers réfugiés en France.

--Chambre des députés.--Séance du 9 avril 1832.--

Le cabinet présenta, le 9 mars 1832, à la Chambre des députés, un projet de loi relatif à la résidence des étrangers réfugiés en France et aux droits du gouvernement à leur égard. Le rapport en fut fait à la Chambre le 7 avril 1832, par M. Parant, député de la Moselle. Plusieurs membres de l'opposition, entre autres M. de La Fayette, combattirent vivement ce projet. J'appuyai la proposition du cabinet, qui fut adoptée et promulguée, comme loi, le 21 avril 1832.

M. Guizot.--Messieurs, je demande à la Chambre une double permission: la première de ne pas l'occuper de politique extérieure; ceci n'est pas du tout une question de relations étrangères; c'est une question d'ordre intérieur, de police française. Nous n'avons point à nous inquiéter en ce moment de ce qui s'est passé, de ce qui se passe au dehors; je n'y reviendrai pas.

Je prie aussi la Chambre de trouver bon que je ne rentre pas dans ces discussions générales sur le système de gouvernement qui préside à nos destinées depuis un an, dans ces accusations, ces défenses, ces récriminations générales dont nous sommes abreuvés. (Voix aux centres: C'est bien vrai!) J'ai pris part moi-même plusieurs fois à ces débats, j'en suis las... passez-moi l'expression. Je ne veux que présenter à la Chambre quelques observations sur la question particulière, sur la loi spéciale qui nous est proposée et sur laquelle je n'avais, en arrivant, nul dessein de prendre la parole.

Messieurs, j'estime, autant que l'honorable général qui a ouvert la discussion, cette philanthropie générale qui s'intéresse au sort universel de l'humanité, au progrès général de la civilisation, et considère l'intérêt commun de tous les peuples. Comme lui, je désire que les peuples se dégagent de ces préventions, de ces haines nationales qui ont si longtemps troublé l'Europe. Mais, messieurs, si j'honore la philanthropie générale, j'estime aussi l'esprit de nationalité et les sentiments qui le constituent; j'estime l'esprit de nationalité comme j'estime l'esprit de localité, l'esprit de famille, car là résident les véritables liens qui attachent les hommes à la société particulière dans laquelle ils sont engagés et lui assurent leur affection et leur dévouement. Je m'étonne d'entendre constamment parler contre la centralisation de notre administration intérieure, contre ses funestes conséquences pour la vie morale de nos départements et de nos villes; et en même temps on veut nous imposer je ne sais quelle centralisation universelle de l'Europe; on veut que nous nous inquiétions surtout des destinées universelles de l'humanité, et que nous leur subordonnions les affaires particulières de notre pays.

Ce n'est pas ainsi, messieurs, que nous entretiendrons, que nous ramènerons chez nous l'amour de nos institutions, l'esprit national, tous les éléments du patriotisme. Sachez-le bien, messieurs; c'est là ce qui fait la véritable force, c'est là que réside le véritable honneur des nations. Il faut encourager, nourrir ces sentiments et non les affaiblir. Ne craignez pas qu'ils exercent aujourd'hui trop d'empire; ce n'est pas le risque que nous courons.

Le principe sur lequel se fonde la loi qui vous est proposée est que les étrangers n'ont pas les mêmes droits que les nationaux; pourquoi, messieurs? parce qu'ils n'offrent pas les mêmes garanties. Les étrangers ne sont point animés, envers le pays qu'ils habitent en passant, des mêmes sentiments que les nationaux; leurs intérêts, leurs affaires, leur existence tout entière ne sont pas liés aux intérêts, aux affaires, à l'existence du pays; n'offrant donc pas les mêmes garanties à l'ordre public, à l'intérêt national, les étrangers ne doivent pas, ne peuvent pas avoir les mêmes droits. Voilà le motif légitime, naturel, de cette législation particulière à l'égard des étrangers qui se rencontre partout.

Il ne faut pas s'en étonner; il ne faut pas la traiter de privilége, de barbarie. C'est le résultat naturel, universel, du bon sens humain; c'est ce qui a existé de tout temps et dans toute société. Une législation particulière à l'usage des étrangers, c'est le droit commun de l'Europe, de l'humanité tout entière. Cette législation suivra sans doute les progrès de la civilisation; elle deviendra chaque jour plus douce, plus humaine, plus juste; mais elle existera tant qu'il y aura des nations distinctes et des pays séparés.

La vraie, l'unique question qui doive nous occuper est donc celle de savoir si, dans les circonstances particulières où nous nous trouvons, dans les rapports actuels de la France avec l'Europe, il y a quelque motif d'adopter, à l'égard des étrangers, les mesures particulières que le gouvernement vous propose.

Je prie d'abord la Chambre de remarquer que le gouvernement était en possession d'une loi formelle plus d'une fois appliquée, et qui lui donnait le droit d'expulser les étrangers du territoire. Le gouvernement ne vient donc pas vous demander quelque chose d'inouï, un accroissement de rigueur à la législation actuelle. Il vient simplement, sincèrement, vous proposer de modifier, selon les circonstances actuelles, la législation en vigueur.

Remarquez, je vous prie, messieurs, que, depuis la révolution de Juillet, l'administration est arrivée à un degré de franchise et de sincérité que peut-être elle n'avait jamais eu auparavant.

Nous avons vu des administrations bienveillantes, prudentes, occupées du bien du pays, très-rarement une administration complétement sincère, qui avouât hautement, qui professât, qui pratiquât, sans exception, sans détour, les principes constitutionnels, et vînt débattre au grand jour, dans cette enceinte, toutes les affaires du pays. Vous avez cela, messieurs; vous avez un gouvernement sincère, qui vient tout vous dire, qui vous demande tout ce dont il croit avoir besoin, rien de moins, rien de plus. Il était en possession d'une législation toute faite à l'égard des étrangers. (Vive adhésion.) Eh bien! il croit avoir besoin de quelques modifications qui la rendent, à certains égards, moins dure. Il s'adresse à vous, à vous qui êtes chargés avec lui des intérêts du pays, N'y a-t-il pas là évidemment droiture, franchise, adoption nette et complète du régime constitutionnel? Qu'avez-vous à faire, sinon d'examiner si en effet il y a des raisons, de bonnes raisons aux modifications qu'on vous demande? (Nouvelle adhésion.)

Il suffit, messieurs, de jeter les yeux sur les faits pour s'en convaincre. Il y a eu en Europe, depuis dix-huit mois, plusieurs tentatives de révolution; que l'esprit de liberté, le besoin d'amélioration aient eu part à ces tentatives, je n'en doute pas; mais il y eu aussi des besoins anarchiques, des instincts de trouble et de bouleversement. Ces tentatives ont offert du bien et du mal, de l'utilité et du danger. Ces étrangers qui arrivent chez vous ne sont pas tous, permettez-moi de le dire, des amis parfaitement sages, parfaitement désintéressés de la liberté; il peut exister, il existe parmi eux des hommes qui peuvent devenir chez nous une cause de trouble, qui ont besoin d'être surveillés.

Nous ne voulons pas faire de propagande au dehors et contre nos voisins, mais nous ne voulons pas non plus qu'on en fasse chez nous et contre nous.

Je le répète, et je ne voudrais pas que l'on prêtât à mes paroles un sens, une portée que je ne leur donne point; je ne porte, à cette masse d'étrangers qui s'est réfugiée chez nous, aujourd'hui plus nombreuse qu'en aucun autre temps, aucun sentiment amer, hostile; je ne ressens pour eux que bienveillance et sympathie; mais nous pouvons, nous devons, sur leur compte, comme dans toute autre question, parler avec franchise et dire la vérité tout entière.

Eh bien, messieurs, qui ne sait, qui pourrait nier qu'il doit y avoir, qu'il y a, chez un certain nombre de ces étrangers, des instincts, des besoins, des habitudes contraires à notre tranquillité intérieure, et dont on pourrait se servir pour la troubler? J'en appelle au plus simple bon sens; n'est-ce pas là un fait évident pour tous? Or, que demande le gouvernement? La simple faculté d'assigner aux étrangers réfugiés une résidence plutôt qu'une autre; et pourquoi encore, messieurs? parce qu'ils ne présentent pas les mêmes garanties que les nationaux, parce qu'ils n'ont pas, au milieu de nous, leurs biens, leurs familles, tout ce qui fait la force et la sûreté de l'ordre public; c'est à cause de cela que le gouvernement croit avoir besoin d'être investi, à leur égard, d'une puissance particulière. Ce besoin est-il réel? Je le pense, et je vote pour l'adoption de la mesure proposée.



FIN DU TOME PREMIER.



TABLE DES MATIÈRES

DU TOME PREMIER.


INTRODUCTION
TROIS GÉNÉRATIONS
1789-1814-1848

I.--1789-1814

II.--1814-1848

III.--1848

DISCOURS

I.--Discussion du projet de loi présenté, le 22 mars 1819, sur les journaux et écrits périodiques. (Chambre des députés, séance du 3 mai 1819.)

II.--Discussion de l'adresse dite des 221. (Chambre des députés, séance du 16 mars 1830.)

III.--Présentation et discussion du projet de loi relatif à la publication de la liste des électeurs et du jury dans chaque département pour l'année 1831. (Chambre des députés, séances des 14 et 25 août 1830.)

IV.--Présentation et discussion du projet de loi relatif au mode de pourvoir aux élections vacantes dans la Chambre des députés. (Chambre des députés, séances des 14 et 30 août 1830.)

V.--Présentation et discussion du projet de loi relatif à la réélection des députés promus à des fonctions publiques salariées. (Chambre des députés, séances des 17 et 27 août 1830.)

VI.--Présentation d'un projet de loi portant demande d'un crédit de cinq millions, applicable, sur l'exercice de 1830, à divers travaux publics, soit à Paris, soit dans les départements. (Chambre des députés, séance du 17 août 1830.)

VII.--Discussion d'une proposition relative à la formule du serment exigé de tous les fonctionnaires publics. (Chambre des députés, séance du 19 août 1830.)

VIII.--Renseignements donnés par le ministre de l'intérieur sur les changements opérés dans le personnel de l'administration après la révolution de 1830. (Chambre des députés, séance du 27 août 1830.)

IX.--Présentation, par le ministre de l'intérieur, d'un rapport général sur l'état de la France et les actes du gouvernement depuis la révolution de 1830. (Chambre des députés, séance du 11 septembre 1830.)

X.--Discussion du projet de loi relatif au vote annuel, par les Chambres, du contingent nécessaire pour le recrutement de l'armée. (Chambre des députés, séance du 15 septembre 1830.)

Séance du 28 octobre 1831

XI.--Présentation et discussion d'un projet de loi sur l'exportation et l'importation des céréales. (Chambre des députés, séance du 18 septembre 1830.)

Chambre des pairs, séance du 12 octobre 1830

XII.--Débats sur les clubs et sur l'article 291 du Code pénal. (Chambre des députés, séances des 25 septembre et 4 octobre 1830.)

XIII.--Discussion du projet de loi relatif à l'application du jury aux délits de la presse et aux délits politiques. (Chambre des députés, séance du 4 octobre 1830.)

XIV.--Présentation du projet de loi relatif aux récompenses nationales à accorder aux victimes de la révolution de juillet 1830. (Chambre des députés, séance du 9 octobre 1830.)

XV.--Présentation de deux projets de loi relatifs à l'organisation de la garde nationale sédentaire et de la garde nationale mobile. (Chambre des députés, séance du 9 octobre 1830.)

XVI.--Discussion du projet de loi relatif à l'ouverture d'un crédit de trente millions pour prêts et avances au commerce. (Chambre des pairs, séance du 16 octobre 1830.)

XVII.--Discussion d'une proposition relative au cautionnement et aux droits de timbre et de poste imposés aux journaux et écrits périodiques. (Chambre des députés, séance du 8 novembre 1830.)

Séance du 9 novembre 1830.

XVIII.--Discussion d'un projet de loi relatif à la répression des délits de la presse. (Chambre des députés, séance du 25 novembre 1830.)

XIX.--Discussion relative aux inquiétudes et aux troubles provoqués à l'approche du procès des ministres du roi Charles X. (Chambre des députés, séance du 20 décembre 1830.)

XX.--Débat relatif aux troubles et aux incidents survenus pendant et après le procès des ministres du roi Charles X. (Chambre des députés, séance du 29 décembre 1830.)

XXI.--Discussion du projet de loi sur la composition des cours d'assises et les conditions de la décision du jury. (Chambre des députés, séance du 8 janvier 1831.)

XXII.--Discussion sur la politique extérieure du ministère du 11 août 1830. (Chambre des députés, séance du 15 janvier 1831.)

XXIII.--Discussion sur la politique extérieure, adoptée et pratiquée par le cabinet du 11 août 1830. (Chambre des députés, séance du 27 janvier 1831.)

XXIV.--Discussion du projet de loi sur l'organisation municipale. (Chambre des députés, séance du 2 février 1831.)

XXV.--Discussion du projet de loi sur l'organisation municipale. (Chambre des députés, séance du 8 février 1831.)

XXVI.--Discussion sur la conduite et sur la situation du ministère du 3 novembre 1830, à l'occasion des troubles survenus dans Paris, les 14 et 15 février 1831. (Chambre des députés, séance du 19 février 1831.)

Séance du 20 février 1831.

Séance du 9 mars 1831.

XXVII.--Discussion du projet de loi sur les attroupements et des mesures prises par le cabinet de M. Casimir Périer, à l'égard de l'association dite Nationale. (Chambre des députés, séance du 30 mars 1831.)

XXVIII.--Discussion de l'adresse de la Chambre des députés au roi, à l'ouverture de la seconde session de 1831. (Chambre des députés, séance du 11 août 1831.)

XXIX.--Discussion de l'adresse de la Chambre des députés au roi, à l'ouverture de la seconde session de 1831. (Chambre des députés, séance du 12 août 1831.)

XXX.--Discussion de l'adresse de la Chambre des députés au roi, dans la seconde session de 1831. (Chambre des députés, séance du 12 août 1831.)

XXXI.--Discussion de l'adresse de la Chambre des députés au roi, à l'ouverture de la seconde session de 1831. (Chambre des députés, séance du 16 août 1831.)

XXXII.--Discussion à l'occasion des interpellations adressées par M. Mauguin au ministère sur les troubles survenus dans Paris. (Chambre des députés, séance du 20 septembre 1831.)

Séance du 21 septembre 1831.

Séance du 26 octobre 1831.

XXXIII.--Discussion du projet de loi relatif à la révision de l'article 23 de la Charte, c'est-à-dire à l'institution de la pairie et à l'abolition de l'hérédité. (Chambre des députés, séance du 5 octobre 1831.)

XXXIV.--Discussion du projet de loi portant demande d'un crédit de dix-huit millions de francs pour travaux d'utilité publique et dans le but de secourir la classe ouvrière. (Chambre des députés, séance du 20 octobre 1831.)

XXXV.--Discussion du projet de loi sur le recrutement de l'armée. (Chambre des députés, séance du 5 nov. 1831.)

XXXVI.--Discussion de la proposition de M. de Bricqueville, pour le bannissement à perpétuité de la branche aînée des Bourbons. (Chambre des députés, séance du 16 novembre 1831.)

XXXVII.--Discussion des interpellations adressées au ministère, le 19 décembre 1831, à l'occasion de l'insurrection survenue à Lyon dans le mois de novembre précédent. (Chambre des députés, séance du 21 décembre 1831.)

Séance du 22 décembre 1831.

XXXVIII.--Discussion du budget de 1832. (Chambre des députés, séance du 23 janvier 1832.)

XXXIX.--Discussion du budget de 1832. (Chambre des députés, séance du 16 février 1832.)

XL.--Discussion du budget de 1832. (Chambre des députés, séance du 28 février 1832.)

XLI.--Discussion du budget de 1832. (Chambre des députés, séance du 7 mars 1832.)

XLII.--Discussion du budget de 1832. (Chambre des députés, séance du 14 mars 1832.)

XLIII.--Discussion du budget de 1832. (Chambre des députés, séance du 20 mars 1832.)

XLIV.--Discussion du projet de loi relatif à la résidence des étrangers réfugiés en France. (Chambre des députés, séance du 9 avril 1832.)


FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.


PARIS.--IMPRIMÉ CHEZ BONAVENTURE ET DUCESSOIS.