The Project Gutenberg eBook of Adolphe : Anecdote trouvée dans les papiers d'un inconnu

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Title: Adolphe : Anecdote trouvée dans les papiers d'un inconnu

Author: Benjamin Constant

Release date: February 14, 2009 [eBook #28078]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ADOLPHE : ANECDOTE TROUVÉE DANS LES PAPIERS D'UN INCONNU ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

ADOLPHE

ANECDOTE TROUVÉE DANS LES PAPIERS D'UN INCONNU,
PAR BENJAMIN CONSTANT
NOUVELLE ÉDITION,
SUIVIE DE

Quelques réflexions sur le Théâtre Allemand et sur la tragédie de
Wallstein,

Et de l'Esprit de Conquête et de l'Usurpation.

PARIS,
CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR,

1842.

NOTE.

À la suite d'ADOLPHE, nous réimprimons deux autres ouvrages de Benjamin Constant, que les meilleurs juges regardent comme deux chefs-d'oeuvre. L'un est la préface de sa traduction de Wallstein de Schiller; l'autre est la célèbre brochure qu'il publia pendant son exil, en 1813, sur l'Esprit de conquête et sur l'Usurpation.

La réunion de ces trois ouvrages fait de ce volume une édition des OEUVRES CHOISIES DE BENJAMIN CONSTANT, que les personnes de goût nous sauront gré d'avoir ajoutée à la collection des meilleurs ouvrages que nous publions dans notre format.

CH.

TABLE DU VOLUME.

Préface d'Adolphe.

Avis de l'Éditeur.

Adolphe.

Quelques réflexions sur Wallstein de Schiller, et sur le Théâtre allemand.

De l'Esprit de Conquête et de l'Usurpation.

Préface de la première Édition

Préface de la troisième Édition

Première Partie. De l'esprit de Conquête

Deuxième Partie. De l'Usurpation

Essai sur Adolphe

PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION.

Ce n'est pas sans quelque hésitation que j'ai consenti à la réimpression de ce petit ouvrage, publié il y a dix ans. Sans la presque certitude qu'on voulait en faire une contrefaçon en Belgique, et que cette contrefaçon, comme la plupart de celles que répandent en Allemagne et qu'introduisent en France les contrefacteurs belges, serait grossie d'additions et d'interpolations auxquelles je n'aurais point eu de part, je ne me serais jamais occupé de cette anecdote, écrite dans l'unique pensée de convaincre deux ou trois amis, réunis à la campagne, de la possibilité de donner une sorte d'intérêt à un roman dont les personnages se réduiraient à deux, et dont la situation serait toujours la même.

Une fois occupé de ce travail, j'ai voulu développer quelques autres idées qui me sont survenues et ne m'ont pas semblé sans une certaine utilité. J'ai voulu peindre le mal que font éprouver même aux coeurs arides les souffrances qu'ils causent, et cette illusion qui les porte à se croire plus légers ou plus corrompus qu'ils ne le sont. À distance, l'image de la douleur qu'on impose paraît vague et confuse, telle qu'un nuage facile à traverser; on est encouragé par l'approbation d'une société toute factice, qui supplée aux principes par les règles et aux émotions par les convenances, et qui hait le scandale comme importun, non comme immoral, car elle accueille assez bien le vice quand le scandale ne s'y trouve pas; on pense que des liens formés sans réflexion se briseront sans peine. Mais quand on voit l'angoisse qui résulte de ces liens brisés, ce douloureux étonnement d'une âme trompée, cette défiance qui succède à une confiance si complète, et qui, forcée de se diriger contre l'être à part du reste du monde, s'étend à ce monde tout entier, cette estime refoulée sur elle-même et qui ne sait plus où se replacer; on sent alors qu'il y a quelque chose de sacré dans le coeur qui souffre parce qu'il aime; on découvre combien sont profondes les racines de l'affection qu'on croyait inspirer sans la partager; et si l'on surmonte ce qu'on appelle faiblesse, c'est en détruisant en soi-même tout ce qu'on a de généreux, en déchirant tout ce qu'on a de fidèle, en sacrifiant tout ce qu'on a de noble et de bon. On se relève de cette victoire, à laquelle les indifférents et les amis applaudissent, ayant frappé de mort une portion de son âme, bravé la sympathie, abusé de la faiblesse, outragé la morale en la prenant pour prétexte de la dureté; et l'on survit à sa meilleure nature, honteux ou perverti parce triste succès.

Tel a été le tableau que j'ai voulu tracer dans Adolphe. Je ne sais si j'ai réussi; ce qui me ferait croire au moins à un certain mérite de vérité, c'est que presque tous ceux de mes lecteurs que j'ai rencontrés m'ont parlé d'eux-mêmes comme ayant été dans la position de mon héros. Il est vrai qu'à travers les regrets qu'ils montraient de toutes les douleurs qu'ils avaient causées, perçait je ne sais quelle satisfaction de fatuité; ils aimaient à se peindre comme ayant, de même qu'Adolphe, été poursuivis par les opiniâtres affections qu'ils avaient inspirées, et victimes de l'amour immense qu'on avait conçu pour eux. Je crois que pour la plupart ils se calomniaient, et que si leur vanité les eût laissés tranquilles, leur conscience eût pu rester en repos.

Quoi qu'il en soit, tout ce qui concerne Adolphe m'est devenu fort indifférent; je n'attache aucun prix à ce roman, et je répète que ma seule intention, en le laissant reparaître devant un public qui l'a probablement oublié, si tant est que jamais il l'ait connu, a été de déclarer que toute édition qui contiendrait autre chose que ce qui est renfermé dans celle-ci ne viendrait pas de moi, et que je n'en serais pas responsable.

AVIS DE L'ÉDITEUR.

Je parcourais l'Italie, il y a bien des années. Je fus arrêté dans une auberge de Cerenza, petit village de la Calabre, par un débordement du Neto; il y avait dans la même auberge un étranger qui se trouvait forcé d'y séjourner pour la même cause. Il était fort silencieux et paraissait triste; il ne témoignait aucune impatience. Je me plaignais quelquefois à lui, comme au seul homme à qui je pusse parler dans ce lieu, du retard que notre marche éprouvait. Il m'est égal, me répondait-il, d'être ici ou ailleurs. Notre hôte, qui avait causé avec un domestique napolitain qui servait cet étranger sans savoir son nom, me dit qu'il ne voyageait point par curiosité, car il ne visitait ni les ruines, ni les sites, ni les monuments, ni les hommes. Il lisait beaucoup, mais jamais d'une manière suivie; il se promenait le soir, toujours seul, et souvent il passait des journées entières assis, immobile, la tête appuyée sur les deux mains.

Au moment où les communications, étant rétablies, nous auraient permis départir, cet étranger tomba très-malade. L'humanité me fit un devoir de prolonger mon séjour auprès de lui pour le soigner. Il n'y avait à Cerenza qu'un chirurgien de village; je voulais envoyer à Cozenze chercher des secours plus efficaces. Ce n'est pas la peine, me dit l'étranger; l'homme que voilà est précisément ce qu'il me faut. Il avait raison, peut-être plus qu'il ne le pensait, car cet homme le guérit. Je ne vous croyais pas si habile, lui dit-il avec une sorte d'humeur en le congédiant; puis il me remercia de mes soins, et il partit.

Plusieurs mois après, je reçus à Naples une lettre de l'hôte de Cerenza, avec une cassette trouvée sur la route qui conduit à Strongoli, route que l'étranger et moi nous avions suivie, mais séparément. L'aubergiste qui me l'envoyait se croyait sûr qu'elle appartenait à l'un de nous deux. Elle renfermait beaucoup de lettres fort anciennes, sans adresses, ou dont les adresses et les signatures étaient effacées, un portrait de femme, et un cahier contenant l'anecdote ou l'histoire qu'on va lire. L'étranger, propriétaire de ces effets, ne m'avait laissé en me quittant aucun moyen de lui écrire; je les conservais depuis dix ans, incertain de l'usage que je devais en faire, lorsqu'en ayant parlé par hasard à quelques personnes dans une ville d'Allemagne, l'une d'entre elles me demanda avec instance de lui confier le manuscrit dont j'étais dépositaire. Au bout de huit jours, ce manuscrit me fut renvoyé avec une lettre que j'ai placée à la fin de cette histoire, parce qu'elle serait inintelligible si on la lisait avant de connaître l'histoire elle-même.

Cette lettre m'a décidé à la publication actuelle, en me donnant la certitude qu'elle ne peut offenser ni compromettre personne. Je n'ai pas changé un mot à l'original; la suppression même des noms propres ne vient pas de moi: ils n'étaient désignés que comme ils sont encore, par des lettres initiales.

ADOLPHE.

CHAPITRE PREMIER.

Je venais de finir à vingt-deux ans mes études à l'université de Gottingue.—L'intention de mon père, ministre de l'électeur de ***, était que je parcourusse les pays les plus remarquables de l'Europe. Il voulait ensuite m'appeler auprès de lui, me faire entrer dans le département dont la direction lui était confiée, et me préparer à le remplacer un jour. J'avais obtenu, par un travail assez opiniâtre, au milieu d'une vie très-dissipée, des succès qui m'avaient distingué de mes compagnons d'étude, et qui avaient fait concevoir à mon père sur moi des espérances probablement fort exagérées.

Ces espérances l'avaient rendu très-indulgent pour beaucoup de fautes que j'avais commises. Il ne m'avait jamais laissé souffrir des suites de ces fautes. Il avait toujours accordé, quelquefois prévenu mes demandes à cet égard.

Malheureusement sa conduite était plutôt noble et généreuse que tendre. J'étais pénétré de tous ses droits à ma reconnaissance et à mon respect; mais aucune confiance n'avait existé jamais entre nous. Il avait dans l'esprit je ne sais quoi d'ironique qui convenait mal à mon caractère. Je ne demandais alors qu'à me livrer à ces impressions primitives et fougueuses qui jettent l'âme hors de la sphère commune, et lui inspirent le dédain de tous les objets qui l'environnent. Je trouvais dans mon père, non pas un censeur, mais un observateur froid et caustique, qui souriait d'abord de pitié, et qui finissait bientôt la conversation avec impatience. Je ne me souviens pas, pendant mes dix-huit premières années, d'avoir eu jamais un entretien d'une heure avec lui. Ses lettres étaient affectueuses, pleines de conseils raisonnables et sensibles; mais à peine étions-nous en présence l'un de l'autre, qu'il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m'expliquer, et qui réagissait sur moi d'une manière pénible. Je ne savais pas alors ce que c'était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l'âge le plus avancé, qui refoule sur notre coeur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître. Je ne savais pas que, même avec son fils, mon père était timide, et que souvent, après avoir longtemps attendu de moi quelques témoignages d'affection que sa froideur apparente semblait m'interdire, il me quittait les yeux mouillés de larmes, et se plaignait à d'autres de ce que je ne l'aimais pas.

Ma contrainte avec lui eut une grande influence sur mon caractère. Aussi timide que lui, mais plus agité, parce que j'étais plus jeune, je m'accoutumai à renfermer en moi-même tout ce que j'éprouvais, à ne former que des plans solitaires, à ne compter que sur moi pour leur exécution, à considérer les avis, l'intérêt, l'assistance et jusqu'à la seule présence des autres comme une gêne et comme un obstacle. Je contractai l'habitude de ne jamais parler de ce qui m'occupait, de ne me soumettre à la conversation que comme à une nécessité importune, et de l'animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui me la rendait moins fatigante, et qui m'aidait à cacher mes véritables pensées. De là une certaine absence d'abandon qu'aujourd'hui encore mes amis me reprochent, et une difficulté de causer sérieusement que j'ai toujours peine à surmonter. Il en résulta en même temps un désir ardent d'indépendance, une grande impatience des liens dont j'étais environné, une terreur invincible d'en former de nouveaux. Je ne me trouvais à mon aise que tout seul; et tel est même à présent l'effet de cette disposition d'âme, que, dans les circonstances les moins importantes, quand je dois choisir entre deux partis, la figure humaine me trouble, et mon mouvement naturel est de la fuir pour délibérer en paix. Je n'avais point cependant la profondeur d'égoïsme qu'un tel caractère paraît annoncer: tout en ne m'intéressant qu'à moi, je m'intéressais faiblement à moi-même. Je portais au fond de mon coeur un besoin de sensibilité dont je ne m'apercevais pas, mais qui, ne trouvant point à se satisfaire, me détachait successivement de tous les objets qui tour à tour attiraient ma curiosité. Cette indifférence sur tout s'était encore fortifiée par l'idée de la mort, idée qui m'avait frappé très-jeune, et sur laquelle je n'ai jamais conçu que les hommes s'étourdissent si facilement. J'avais, à l'âge de dix-sept ans, vu mourir une femme âgée, dont l'esprit, d'une tournure remarquable et bizarre, avait commencé à développer le mien. Cette femme, comme tant d'autres, s'était, à l'entrée de sa carrière, lancée vers le monde, qu'elle ne connaissait pas, avec le sentiment d'une grande force d'âme et de facultés vraiment puissantes. Comme tant d'autres aussi, faute de s'être pliée à des convenances factices, mais nécessaires, elle avait vu ses espérances trompées, sa jeunesse passer sans plaisir; et la vieillesse enfin l'avait atteinte sans la soumettre. Elle vivait dans un château voisin d'une de nos terres, mécontente et retirée, n'ayant que son esprit pour ressource, et analysant tout avec son esprit. Pendant près d'un an, dans nos conversations inépuisables, nous avions envisagé la vie sous toutes ses faces, et la mort toujours pour terme de tout; et après avoir tant causé de la mort avec elle, j'avais vu la mort la frapper à mes yeux.

Cet événement m'avait rempli d'un sentiment d'incertitude sur la destinée, et d'une rêverie vague qui ne m'abandonnait pas. Je lisais de préférence dans les poëtes ce qui rappelait la brièveté de la vie humaine. Je trouvais qu'aucun but ne valait la peine d'aucun effort. Il est assez singulier que cette impression se soit affaiblie précisément à mesure que les années se sont accumulées sur moi. Serait-ce parce qu'il y a dans l'espérance quelque chose de douteux, et que, lorsqu'elle se retire de la carrière de l'homme, cette carrière prend un caractère plus sévère, mais plus positif? Serait-ce que la vie semble d'autant plus réelle, que toutes les illusions disparaissent, comme la cime des rochers se dessine mieux dans l'horizon lorsque les nuages se dissipent?

Je me rendis, en quittant Gottingue, dans la petite ville de D***. Cette ville était la résidence d'un prince qui, comme la plupart de ceux de l'Allemagne, gouvernait avec douceur un pays de peu d'étendue, protégeait les hommes éclairés qui venaient s'y fixer, laissait à toutes les opinions une liberté parfaite, mais qui, borné par l'ancien usage à la société de ses courtisans, ne rassemblait par-là même autour de lui que des hommes en grande partie insignifiants ou médiocres. Je fus accueilli dans cette cour avec la curiosité qu'inspire naturellement tout étranger qui vient rompre le cercle de la monotonie et de l'étiquette. Pendant quelques mois, je ne remarquai rien qui pût captiver mon attention. J'étais reconnaissant de l'obligeance qu'on me témoignait; mais tantôt ma timidité m'empêchait d'en profiter, tantôt la fatigue d'une agitation sans but me faisait préférer la solitude aux plaisirs insipides que l'on m'invitait à partager. Je n'avais de haine contre personne, mais peu de gens m'inspiraient de l'intérêt: or les hommes se blessent de l'indifférence; ils l'attribuent à la malveillance ou à l'affectation; ils ne veulent pas croire qu'on s'ennuie avec eux naturellement. Quelquefois je cherchais à contraindre mon ennui; je me réfugiais dans une taciturnité profonde: on prenait cette taciturnité pour du dédain. D'autres fois, lassé moi-même de mon silence, je me laissais aller à quelques plaisanteries, et mon esprit, mis en mouvement, m'entraînait au delà de toute mesure. Je révélais en un jour tous les ridicules que j'avais observés durant un mois. Les confidents de mes épanchements subits et involontaires ne m'en savaient aucun gré, et avaient raison; car c'était le besoin de parler qui me saisissait, et non la confiance. J'avais contracté dans mes conversations avec la femme qui, la première, avait développé mes idées, une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. Lors donc que j'entendais la médiocrité disserter avec complaisance sur des principes bien établis, bien incontestables en fait de morale, de convenance ou de religion, choses qu'elle met assez volontiers sur la même ligne, je me sentais poussé à la contredire, non que j'eusse adopté des opinions opposées, mais parce que j'étais impatienté d'une conviction si ferme et si lourde. Je ne sais quel instinct m'avertissait d'ailleurs de me défier de ces axiomes généraux si exempts de toute restriction, si purs de toute nuance. Les sots font de leur morale une masse compacte et indivisible, pour qu'elle se mêle le moins possible avec leurs actions, et les laisse libres dans tous les détails.

Je me donnai bientôt, par cette conduite, une grande réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté. Mes paroles amères furent considérées comme des preuves d'une âme haineuse, mes plaisanteries comme des attentats contre tout ce qu'il y avait de plus respectable. Ceux dont j'avais eu le tort de me moquer trouvaient commode de faire cause commune avec les principes qu'ils m'accusaient de révoquer en doute; parce que, sans le vouloir, je les avais fait rire aux dépens les uns des autres, tous se réunirent contre moi. On eût dit qu'en faisant remarquer leurs ridicules, je trahissais une confidence qu'ils m'avaient faite; on eût dit qu'en se montrant à mes yeux tels qu'ils étaient, ils avaient obtenu de ma part la promesse du silence: je n'avais point la conscience d'avoir accepté ce traité trop onéreux. Ils avaient trouvé du plaisir à se donner ample carrière, j'en trouvais à les observer et à les décrire; et ce qu'ils appelaient une perfidie me paraissait un dédommagement tout innocent et très-légitime.

Je ne veux point ici me justifier: j'ai renoncé depuis longtemps à cet usage frivole et facile d'un esprit sans expérience; je veux simplement dire, et cela pour d'autres que pour moi, qui suis maintenant à l'abri du monde, qu'il faut du temps pour s'accoutumer à l'espèce humaine, telle que l'intérêt, l'affectation, la vanité, la peur, nous l'ont faite. L'étonnement de la première jeunesse, à l'aspect d'une société si factice et si travaillée, annonce plutôt un coeur naturel qu'un esprit méchant. Cette société d'ailleurs n'a rien à en craindre: elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante, qu'elle ne tarde pas à nous façonner d'après le moule universel. Nous ne sommes plus surpris alors que de notre ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme, comme l'on finit par respirer librement dans un spectacle encombré par la foule, tandis qu'en entrant on n'y respirait qu'avec effort.

Si quelques-uns échappent à cette destinée générale, ils renferment en eux-mêmes leur dissentiment secret; ils aperçoivent dans la plupart des ridicules le germe des vices: ils n'en plaisantent plus, parce que le mépris remplace la moquerie, et que le mépris est silencieux.

Il s'établit donc, dans le petit public qui m'environnait, une inquiétude vague sur mon caractère. On ne pouvait citer aucune action condamnable; on ne pouvait même m'en contester quelques-unes qui semblaient annoncer de la générosité ou du dévoûment; mais on disait que j'étais un homme immoral, un homme peu sûr: deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu'on ignore, et laisser deviner ce qu'on ne sait pas.

CHAPITRE II.

Distrait, inattentif, ennuyé, je ne m'apercevais point de l'impression que je produisais, et je partageais mon temps entre des études que j'interrompais souvent, des projets que je n'exécutais pas, des plaisirs qui ne m'intéressaient guère, lorsqu'une circonstance, très-frivole en apparence, produisit dans ma disposition une révolution importante.

Un jeune homme avec lequel j'étais assez lié cherchait depuis quelques mois à plaire à l'une des femmes les moins insipides de la société dans laquelle nous vivions: j'étais le confident très-désintéressé de son entreprise. Après de longs efforts, il parvint à se faire aimer; et comme il ne m'avait point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé de me communiquer ses succès: rien n'égalait ses transports et l'excès de sa joie. Le spectacle d'un tel bonheur me fit regretter de n'en avoir pas essayé encore; je n'avais point eu jusqu'alors de liaison de femme qui pût flatter mon amour-propre; un nouvel avenir parut se dévoiler à mes yeux; un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon coeur. Il y avait dans ce besoin beaucoup de vanité, sans doute, mais il n'y avait pas uniquement de la vanité; il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même. Les sentiments de l'homme sont confus et mélangés; ils se composent d'une multitude d'impressions variées qui échappent à l'observation; et la parole, toujours trop grossière et trop générale, peut bien servir à les désigner, mais ne se sert jamais à les définir.

J'avais, dans la maison de mon père, adopté sur les femmes un système assez immoral. Mon père, bien qu'il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur les liaisons d'amour: il les regardait comme des amusements, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe qu'un jeune homme doit éviter avec soin de faire ce qu'on nomme une folie, c'est-à-dire de contracter un engagement durable avec une personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs; mais du reste toutes les femmes, aussi longtemps qu'il ne s'agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir, sans inconvénient, être prises, puis être quittées; et je l'avais vu sourire avec une sorte d'approbation à cette parodie d'un mot connu: Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir!

L'on ne sait pas assez combien, dans la première jeunesse, les mots de cette espèce font une impression profonde, et combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfants s'étonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu'on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parents sont convenus de leur répéter pour l'acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie.

Tourmenté d'une émotion vague, je veux être aimé, me disais-je, et je regardais autour de moi; je ne voyais personne qui m'inspirât de l'amour, personne qui me parût susceptible d'en prendre; j'interrogeais mon coeur et mes goûts: je ne me sentais aucun mouvement de préférence. Je m'agitais ainsi intérieurement, lorsque je fis connaissance avec le comte de P***, homme de quarante ans, dont la famille était alliée à la mienne. Il me proposa de venir le voir. Malheureuse visite! Il avait chez lui sa maîtresse, une Polonaise, célèbre par sa beauté, quoiqu'elle ne fût plus de la première jeunesse. Cette femme, malgré sa situation désavantageuse, avait montré, dans plusieurs occasions, un caractère distingué. Sa famille, assez illustre en Pologne, avait été ruinée dans les troubles de cette contrée. Son père avait été proscrit; sa mère était allée chercher un asile en France, et y avait mené sa fille, qu'elle avait laissée, à sa mort, dans un isolement complet. Le comte de P*** en était devenu amoureux. J'ai toujours ignoré comment s'était formée une liaison qui, lorsque j'ai vu pour la première fois Ellénore, était dès longtemps établie et pour ainsi dire consacrée. La fatalité de sa situation ou l'inexpérience de son âge l'avait-elle jetée dans une carrière qui répugnait également à son éducation, à ses habitudes, et à la fierté qui faisait une partie très-remarquable de son caractère? Ce que je sais, ce que tout le monde a su, c'est que la fortune du comte de P*** ayant été presque entièrement détruite et sa liberté menacée, Ellénore lui avait donné de telles preuves de dévoûment, avait rejeté avec un tel mépris les offres les plus brillantes, avait partagé ses périls et sa pauvreté avec tant de zèle et même de joie, que la sévérité la plus scrupuleuse ne pouvait s'empêcher de rendre justice à la pureté de ses motifs et au désintéressement de sa conduite. C'était à son activité, à son courage, à sa raison, aux sacrifices de tout genre qu'elle avait supportés sans se plaindre, que son amant devait d'avoir recouvré une partie de ses biens. Ils étaient venus s'établir à D*** pour y suivre un procès qui pouvait rendre entièrement au comte de P*** son ancienne opulence, et comptaient y rester environ deux ans.

Ellénore n'avait qu'un esprit ordinaire; mais ses idées étaient justes, et ses expressions, toujours simples, étaient quelquefois frappantes par la noblesse et l'élévation de ses sentiments. Elle avait beaucoup de préjugés; mais tous ses préjugés étaient en sens inverse de son intérêt. Elle attachait le plus grand prix à la régularité de la conduite, précisément parce que la sienne n'était pas régulière suivant les notions reçues. Elle était très-religieuse, parce que la religion condamnait rigoureusement son genre de vie. Elle repoussait sévèrement dans la conversation tout ce qui n'aurait paru à d'autres femmes que des plaisanteries innocentes, parce qu'elle craignait toujours qu'on ne se crût autorisé par son état à lui en adresser de déplacées. Elle aurait désiré ne recevoir chez elle que des hommes du rang le plus élevé et de moeurs irréprochables, parce que les femmes à qui elle frémissait d'être comparée se forment d'ordinaire une société mélangée, et, se résignant à la perte de la considération, ne cherchent dans leurs relations que l'amusement. Ellénore, en un mot, était en lutte constante avec sa destinée. Elle protestait, pour ainsi dire, par chacune de ses actions et de ses paroles, contre la classe dans laquelle elle se trouvait rangée; et comme elle sentait que la réalité était plus forte qu'elle, et que ses efforts ne changeaient rien à sa situation, elle était fort malheureuse. Elle élevait deux enfants qu'elle avait eus du comte de P***, avec une austérité excessive. On eût dit quelquefois qu'une révolte secrète se mêlait à l'attachement plutôt passionné que tendre qu'elle leur montrait, et les lui rendait en quelque sorte importuns. Lorsqu'on lui faisait à bonne intention quelque remarque sur ce que ses enfants grandissaient, sur les talents qu'ils promettaient d'avoir, sur la carrière qu'ils auraient à suivre, on la voyait pâlir de l'idée qu'il faudrait qu'un jour elle leur avouât leur naissance. Mais le moindre danger, une heure d'absence, la ramenait à eux avec une anxiété où l'on démêlait une espèce de remords, et le désir de leur donner par ses caresses le bonheur qu'elle n'y trouvait pas elle-même. Cette opposition entre ses sentiments et la place qu'elle occupait dans le monde avait rendu son humeur fort inégale. Souvent elle était rêveuse et taciturne; quelquefois elle parlait avec impétuosité. Comme elle était tourmentée d'une idée particulière, au milieu de la conversation la plus générale, elle ne restait jamais parfaitement calme. Mais, par cela même, il y avait dans sa manière quelque chose de fougueux et d'inattendu qui la rendait plus piquante qu'elle n'aurait dû l'être naturellement. La bizarrerie de sa position suppléait en elle à la nouveauté des idées. On l'examinait avec intérêt et curiosité comme un bel orage.

Offerte à mes regards dans un moment où mon coeur avait besoin d'amour, ma vanité, de succès, Ellénore me parut une conquête digne de moi. Elle-même trouva du plaisir dans la société d'un homme différent de ceux qu'elle avait vus jusqu'alors. Son cercle s'était composé de quelques amis ou parents de son amant et de leurs femmes, que l'ascendant du comte de P*** avait forcés à recevoir sa maîtresse. Les maris étaient dépourvus de sentiments aussi bien que d'idées; les femmes ne différaient de leurs maris que par une médiocrité plus inquiète et plus agitée, parce qu'elles n'avaient pas, comme eux, cette tranquillité d'esprit qui résulte de l'occupation et de la régularité des affaires. Une plaisanterie plus légère, une conversation plus variée, un mélange particulier de mélancolie et de gaîté, de découragement et d'intérêt, d'enthousiasme et d'ironie, étonnèrent et attachèrent Ellénore. Elle parlait plusieurs langues, imparfaitement à la vérité, mais toujours avec vivacité, quelquefois avec grâce. Ses idées semblaient se faire jour à travers les obstacles, et sortir de cette lutte plus agréables, plus naïves et plus neuves; car les idiomes étrangers rajeunissent les pensées, et les débarrassent de ces tournures qui les font paraître tour à tour communes et affectées. Nous lisions ensemble des poëtes anglais; nous nous promenions ensemble. J'allais souvent la voir le matin; j'y retournais le soir: je causais avec elle sur mille sujets.

Je pensais faire, en observateur froid et impartial, le tour de son caractère et de son esprit; mais chaque mot qu'elle disait me semblait revêtu d'une grâce inexplicable. Le dessein de lui plaire, mettant dans ma vie un nouvel intérêt, animait mon existence d'une manière inusitée. J'attribuais à son charme cet effet presque magique: j'en aurais joui plus complétement encore sans l'engagement que j'avais pris envers mon amour-propre. Cet amour-propre était en tiers entre Ellénore et moi. Je me croyais comme obligé de marcher au plus vite vers le but que je m'étais proposé: je ne me livrais donc pas sans réserve à mes impressions. Il me tardait d'avoir parlé, car il me semblait que je n'avais qu'à parler pour réussir. Je ne croyais point aimer Ellénore; mais déjà je n'aurais pu me résigner à ne pas lui plaire. Elle m'occupait sans cesse: je formais mille projets; j'inventais mille moyens de conquête, avec cette fatuité sans expérience qui se croit sûre du succès parce qu'elle n'a rien essayé.

Cependant une invincible timidité m'arrêtait: tous mes discours expiraient sur mes lèvres, ou se terminaient tout autrement que je ne l'avais projeté. Je me débattais intérieurement: j'étais indigné contre moi-même.

Je cherchai enfin un raisonnement qui pût me tirer de cette lutte avec honneur à mes propres yeux. Je me dis qu'il ne fallait rien précipiter, qu'Ellénore était trop peu préparée à l'aveu que je méditais, et qu'il valait mieux attendre encore. Presque toujours, pour vivre en repos avec nous-mêmes, nous travestissons en calculs et en systèmes nos impuissances ou nos faiblesses: cela satisfait cette portion de nous qui est, pour ainsi dire, spectatrice de l'autre.

Cette situation se prolongea. Chaque jour, je fixais le lendemain comme l'époque invariable d'une déclaration positive, et chaque lendemain s'écoulait comme la veille. Ma timidité me quittait dès que je m'éloignais d'Ellénore; je reprenais alors mes plans habiles et mes profondes combinaisons: mais à peine me retrouvais-je auprès d'elle, que je me sentais de nouveau tremblant et troublé. Quiconque aurait lu dans mon coeur, en son absence, m'aurait pris pour un séducteur froid et peu sensible; quiconque m'eût aperçu à ses côtés eût cru reconnaître en moi un amant novice, interdit et passionné. L'on se serait également trompé dans ces deux jugements: il n'y a point d'unité complète dans l'homme, et presque jamais personne n'est tout-à-fait sincère ni tout-à-fait de mauvaise foi.

Convaincu par ces expériences réitérées que je n'aurais jamais le courage de parler à Ellénore, je me déterminai à lui écrire. Le comte de P*** était absent. Les combats que j'avais livrés longtemps à mon propre caractère, l'impatience que j'éprouvais de n'avoir pu le surmonter, mon incertitude sur le succès de ma tentative, jetèrent dans ma lettre une agitation qui ressemblait fort à l'amour. Échauffé d'ailleurs que j'étais par mon propre style, je ressentais, en finissant d'écrire, un peu de la passion que j'avais cherché à exprimer avec toute la force possible.

Ellénore vit dans ma lettre ce qu'il était naturel d'y voir, le transport passager d'un homme qui avait dix ans de moins qu'elle, dont le coeur s'ouvrait à des sentiments qui lui étaient encore inconnus, et qui méritait plus de pitié que de colère. Elle me répondit avec bonté, me donna des conseils affectueux, m'offrit une amitié sincère, mais me déclara que jusqu'au retour du comte de P*** elle ne pourrait me recevoir.

Cette réponse me bouleversa. Mon imagination, s'irritant de l'obstacle, s'empara de toute mon existence. L'amour, qu'une heure auparavant je m'applaudissais de feindre, je crus tout à coup l'éprouver avec fureur. Je courus chez Ellénore; on me dit qu'elle était sortie. Je lui écrivis; je la suppliai de m'accorder une dernière entrevue; je lui peignis en termes déchirants mon désespoir, les projets funestes que m'inspirait sa cruelle détermination. Pendant une grande partie du jour, j'attendis vainement une réponse. Je ne calmai mon inexprimable souffrance qu'en me répétant que le lendemain je braverais toutes les difficultés pour pénétrer jusqu'à Ellénore et pour lui parler. On m'apporta le soir quelques mots d'elle: ils étaient doux. Je crus y remarquer une impression de regret et de tristesse; mais elle persistait dans sa résolution, qu'elle m'annonçait comme inébranlable. Je me présentai de nouveau chez elle le lendemain. Elle était partie pour une campagne dont ses gens ignoraient le nom. Ils n'avaient même aucun moyen de lui faire parvenir des lettres.

Je restai longtemps immobile à sa porte, n'imaginant plus aucune chance de la retrouver. J'étais étonné moi-même de ce que je souffrais. Ma mémoire me retraçait les instants où je m'étais dit que je n'aspirais qu'à un succès; que ce n'était qu'une tentative à laquelle je renoncerais sans peine. Je ne concevais rien à la douleur violente, indomptable, qui déchirait mon coeur. Plusieurs jours se passèrent de la sorte. J'étais également incapable de distraction et d'étude. J'errais sans cesse devant la porte d'Ellénore. Je me promenais dans la ville, comme si, au détour de chaque rue, j'avais pu espérer de la rencontrer. Un matin, dans une de ces courses sans but, qui servaient à remplacer mon agitation par de la fatigue, j'aperçus la voiture du comte de P***, qui revenait de son voyage. Il me reconnut et mit pied à terre. Après quelques phrases banales, je lui parlai, en déguisant mon trouble, du départ subit d'Ellénore. Oui, me dit-il, une de ses amies, à quelques lieues d'ici, a éprouvé je ne sais quel événement fâcheux qui a fait croire à Ellénore que ses consolations lui seraient utiles. Elle est partie sans me consulter. C'est une personne que tous ses sentiments dominent, et dont l'âme, toujours active, trouve presque du repos dans le dévoûment. Mais sa présence ici m'est trop nécessaire; je vais lui écrire: elle reviendra sûrement dans quelques jours.

Cette assurance me calma; je sentis ma douleur s'apaiser. Pour la première fois depuis le départ d'Ellénore, je pus respirer sans peine. Son retour fut moins prompt que ne l'espérait le comte de P***. Mais j'avais repris ma vie habituelle, et l'angoisse que j'avais éprouvée commençait à se dissiper, lorsqu'au bout d'un mois M. de P*** me fit avertir qu'Ellénore devait arriver le soir. Comme il mettait un grand prix à lui maintenir dans la société la place que son caractère méritait, et dont sa situation semblait l'exclure, il avait invité à souper plusieurs femmes de ses parentes et de ses amies qui avaient consenti à voir Ellénore.

Mes souvenirs reparurent, d'abord confus, bientôt plus vifs. Mon amour-propre s'y mêlait. J'étais embarrassé, humilié, de rencontrer une femme qui m'avait traité comme un enfant. Il me semblait la voir, souriant à mon approche de ce qu'une courte absence avait calmé l'effervescence d'une jeune tête; et je démêlais dans ce sourire une sorte de mépris pour moi. Par degrés mes sentiments se réveillèrent. Je m'étais levé, ce jour-là même, ne songeant plus à Ellénore; une heure après avoir reçu la nouvelle de son arrivée, son image errait devant mes yeux, régnait sur mon coeur, et j'avais la fièvre de la crainte de ne pas la voir.

Je restai chez moi toute la journée; je m'y tins, pour ainsi dire, caché: je tremblais que le moindre mouvement ne prévint notre rencontre. Rien pourtant n'était plus simple, plus certain; mais je la désirais avec tant d'ardeur, qu'elle me paraissait impossible. L'impatience me dévorait: à tous les instants je consultais ma montre. J'étais obligé d'ouvrir la fenêtre pour respirer; mon sang me brûlait en circulant dans mes veines.

Enfin j'entendis sonner l'heure à laquelle je devais me rendre chez le comte. Mon impatience se changea tout à coup en timidité; je m'habillai lentement; je ne me sentais plus pressé d'arriver: j'avais un tel effroi que mon attente ne fût déçue, un sentiment si vif de la douleur que je courais risque d'éprouver, que j'aurais consenti volontiers à tout ajourner.

Il était assez tard lorsque j'entrai chez M. de P***. J'aperçus Ellénore assise au fond de la chambre; je n'osais avancer, il me semblait que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. J'allai me cacher dans un coin du salon, derrière un groupe d'hommes qui causaient. De là je contemplais Ellénore: elle me parut légèrement changée, elle était plus pale que de coutume. Le comte me découvrit dans l'espèce de retraite où je m'étais réfugié; il vint à moi, me prit par la main, et me conduisit vers Ellénore. Je vous présente, lui dit-il en riant, l'un des hommes que votre départ inattendu a le plus étonnés. Ellénore parlait à une femme placée à côté d'elle. Lorsqu'elle me vit, ses paroles s'arrêtèrent sur ses lèvres; elle demeura tout interdite: je l'étais beaucoup moi-même.

On pouvait nous entendre: j'adressai à Ellénore des questions indifférentes. Nous reprîmes tous deux une apparence de calme. On annonça qu'on avait servi; j'offris à Ellénore mon bras, qu'elle ne put refuser. Si vous ne me promettez pas, lui dis-je en la conduisant, de me recevoir demain chez vous à onze heures, je pars à l'instant, j'abandonne mon pays, ma famille et mon père, je romps tous mes liens, j'abjure tous mes devoirs, et je vais, n'importe où, finir au plus tôt une vie que vous vous plaisez à empoisonner. Adolphe! me répondit-elle et elle hésitait. Je fis un mouvement pour m'éloigner. Je ne sais ce que mes traits exprimèrent, mais je n'avais jamais éprouvé de contraction si violente.

Ellénore me regarda. Une terreur mêlée d'affection se peignit sur sa figure. Je vous recevrai demain, me dit-elle, mais je vous conjure… Beaucoup de personnes nous suivaient, elle ne put achever sa phrase. Je pressai sa main de mon bras; nous nous mîmes à table.

J'aurais voulu m'asseoir à côté d'Ellénore, mais le maître de la maison l'avait autrement décidé: je fus placé à peu près vis-à-vis d'elle. Au commencement du souper, elle était rêveuse. Quand on lui adressait la parole, elle répondait avec douceur; mais elle retombait bientôt dans la distraction. Une de ses amies, frappée de son silence et de son abattement, lui demanda si elle était malade. Je n'ai pas été bien dans ces derniers temps, répondit-elle, et même à présent je suis fort ébranlée. J'aspirais à produire dans l'esprit d'Ellénore une impression agréable; je voulais, en me montrant aimable et spirituel, la disposer en ma faveur, et la préparer à l'entrevue qu'elle m'avait accordée. J'essayai donc de mille manières de fixer son attention. Je ramenai la conversation sur des sujets que je savais l'intéresser; nos voisins s'y mêlèrent: j'étais inspiré par sa présence; je parvins à me faire écouter d'elle, je la vis bientôt sourire: j'en ressentis une telle joie, mes regards exprimèrent tant de reconnaissance, qu'elle ne put s'empêcher d'en être touchée. Sa tristesse et sa distraction se dissipèrent: elle ne résista plus au charme secret que répandait dans son âme la vue du bonheur que je lui devais; et quand nous sortîmes de table, nos coeurs étaient d'intelligence comme si nous n'avions jamais été séparés. Vous voyez, lui dis-je en lui donnant la main pour rentrer dans le salon, que vous disposez de toute mon existence; que vous ai-je fait pour que vous trouviez du plaisir à la tourmenter?

CHAPITRE III.

Je passai la nuit sans dormir. Il n'était plus question dans mon âme ni de calculs ni de projets; je me sentais, de la meilleure foi du monde, véritablement amoureux. Ce n'était plus l'espoir du succès qui me faisait agir: le besoin de voir celle que j'aimais, de jouir de sa présence, me dominait exclusivement. Onze heures sonnèrent, je me rendis auprès d'Ellénore; elle m'attendait. Elle voulut parler: je lui demandai de m'écouter. Je m'assis auprès d'elle, car je pouvais à peine me soutenir, et je continuai en ces termes, non sans être obligé de m'interrompre souvent:

Je ne viens point réclamer contre la sentence que vous avez prononcée; je ne viens point rétracter un aveu qui a pu vous offenser; je le voudrais en vain. Cet amour que vous repoussez est indestructible: l'effort même que je fais dans ce moment pour vous parler avec un peu de calme est une preuve de la violence d'un sentiment qui vous blesse. Mais ce n'est plus pour vous en entretenir que je vous ai priée de m'entendre; c'est au contraire pour vous demander de l'oublier, de me recevoir comme autrefois, d'écarter le souvenir d'un instant de délire, de ne pas me punir de ce que vous savez un secret que j'aurais dû renfermer au fond de mon âme. Vous connaissez ma situation, ce caractère qu'on dit bizarre et sauvage, ce coeur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieu des hommes, et qui souffre pourtant de l'isolement auquel il est condamné. Votre amitié me soutenait: sans cette amitié je ne puis vivre. J'ai pris l'habitude de vous voir; vous avez laissé naître et se former cette douce habitude: qu'ai-je fait pour perdre cette unique consolation d'une existence si triste et si sombre? Je suis horriblement malheureux; je n'ai plus le courage de supporter un si long malheur: je n'espère rien, je ne demande rien, je ne veux que vous voir; mais je dois vous voir s'il faut que je vive.

Ellénore gardait le silence. Que craignez-vous? repris-je. Qu'est-ce que j'exige? ce que vous accordez à tous les indifférents. Est-ce le monde que vous redoutez? Ce monde, absorbé dans ses frivolités solennelles, ne lira pas dans un coeur tel que le mien. Comment ne serais-je pas prudent? n'y va-t-il pas de ma vie? Ellénore, rendez-vous à ma prière: vous y trouverez quelque douceur. Il y aura pour vous quelque charme à être aimée ainsi, à me voir auprès de vous, occupé de vous seule, n'existant que pour vous, vous devant toutes les sensations de bonheur dont je suis encore susceptible, arraché par votre présence à la souffrance et au désespoir.

Je poursuivis longtemps de la sorte, levant toutes les objections, retournant de mille manières tous les raisonnements qui plaidaient en ma faveur. J'étais si soumis, si résigné, je demandais si peu de chose, j'aurais été si malheureux d'un refus!

Ellénore fut émue. Elle m'imposa plusieurs conditions. Elle ne consentit à me recevoir que rarement, au milieu d'une société nombreuse, avec l'engagement que je ne lui parlerais jamais d'amour. Je promis ce qu'elle voulut. Nous étions contents tous les deux: moi, d'avoir reconquis le bien que j'avais été menacé de perdre; Ellénore, de se trouver à la fois généreuse, sensible et prudente.

Je profitai dès le lendemain de la permission que j'avais obtenue; je continuai de même les jours suivants. Ellénore ne songea plus à la nécessité que mes visites fussent peu fréquentes: bientôt rien ne lui parut plus simple que de me voir tous les jours. Dix ans de fidélité avaient inspiré à M. de P*** une confiance entière; il laissait à Ellénore la plus grande liberté. Comme il avait eu à lutter contre l'opinion qui voulait exclure sa maîtresse du monde où il était appelé à vivre, il aimait à voir s'augmenter la société d'Ellénore; sa maison remplie constatait à ses yeux son propre triomphe sur l'opinion.

Lorsque j'arrivais, j'apercevais dans les regards d'Ellénore une expression de plaisir. Quand elle s'amusait dans la conversation, ses yeux se tournaient naturellement vers moi. L'on ne racontait rien d'intéressant qu'elle ne m'appelât pour l'entendre. Mais elle n'était jamais seule: des soirées entières se passaient sans que je pusse lui dire autre chose en particulier que quelques mots insignifiants ou interrompus. Je ne tardai pas à m'irriter de tant de contrainte. Je devins sombre, taciturne, inégal dans mon humeur, amer dans mes discours. Je me contenais à peine lorsqu'un autre que moi s'entretenait à part avec Ellénore; j'interrompais brusquement ces entretiens. Il m'importait peu qu'on pût s'en offenser, et je n'étais pas toujours arrêté par la crainte de la compromettre. Elle se plaignit à moi de ce changement. Que voulez-vous? lui dis-je avec impatience, vous croyez sans doute avoir fait beaucoup pour moi; je suis forcé de vous dire que vous vous trompez. Je ne conçois rien à votre nouvelle manière d'être. Autrefois vous viviez retirée; vous fuyiez une société fatigante; vous évitiez ces éternelles conversations qui se prolongent précisément parce qu'elles ne devraient jamais commencer. Aujourd'hui votre porte est ouverte à la terre entière. On dirait qu'en vous demandant de me recevoir, j'ai obtenu pour tout l'univers la même faveur que pour moi. Je vous l'avoue, en vous voyant jadis si prudente, je ne m'attendais pas à vous trouver si frivole.

Je démêlai dans les traits d'Ellénore une impression de mécontentement et de tristesse. Chère Ellénore, lui dis-je en me radoucissant tout à coup, ne mérité-je donc pas d'être distingué des mille importuns qui vous assiègent? L'amitié n'a-t-elle pas ses secrets? n'est-elle pas ombrageuse et timide au milieu du bruit et de la foule?

Ellénore craignait, en se montrant inflexible, de voir se renouveler des imprudences qui l'alarmaient pour elle et pour moi. L'idée de rompre n'approchait plus de son coeur: elle consentit à me recevoir quelquefois seule.

Alors se modifièrent rapidement les règles sévères qu'elle m'avait prescrites. Elle me permit de lui peindre mon amour; elle se familiarisa par degrés avec ce langage: bientôt elle m'avoua qu'elle m'aimait.

Je passai quelques heures à ses pieds, me proclamant le plus heureux des hommes, lui prodiguant mille assurances de tendresse, de dévoûment et de respect éternel. Elle me raconta ce qu'elle avait souffert en essayant de s'éloigner de moi; que de fois elle avait espéré que je la découvrirais malgré ses efforts; comment le moindre bruit qui frappait ses oreilles lui paraissait annoncer mon arrivée; quel trouble, quelle joie, quelle crainte, elle avait ressentis en me revoyant; par quelle défiance d'elle-même, pour concilier le penchant de son coeur avec la prudence, elle s'était livrée aux distractions du monde, avait recherché la foule qu'elle fuyait auparavant. Je lui faisais répéter les plus petits détails, et cette histoire de quelques semaines nous semblait être celle d'une vie entière. L'amour supplée aux longs souvenirs par une sorte de magie. Toutes les autres affections ont besoin du passé: l'amour crée, comme par enchantement, un passé dont il nous entoure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d'avoir vécu, durant des années, avec un être qui naguère nous était presque étranger. L'amour n'est qu'un point lumineux, et néanmoins il semble s'emparer du temps. Il y a peu de jours qu'il n'existait pas, bientôt il n'existera plus; mais, tant qu'il existe, il répand sa clarté sur l'époque qui l'a précédé, comme sur celle qui doit le suivre.

Ce calme pourtant dura peu. Ellénore était d'autant plus en garde contre sa faiblesse, qu'elle était poursuivie du souvenir de ses fautes: et mon imagination, mes désirs, une théorie de fatuité dont je ne m'apercevais pas moi-même, se révoltaient contre un tel amour. Toujours timide, souvent irrité, je me plaignais, je m'emportais, j'accablais Ellénore de reproches. Plus d'une fois elle forma le projet de briser un lien qui ne répandait sur sa vie que de l'inquiétude et du trouble; plus d'une fois je l'apaisai par mes supplications, mes désaveux et mes pleurs.

Ellénore, lui écrivais-je un jour, vous ne savez pas tout ce que je souffre. Près de vous, loin de vous, je suis également malheureux. Pendant les heures qui nous séparent, j'erre au hasard, courbé sous le fardeau d'une existence que je ne sais comment supporter. La société m'importune, la solitude m'accable. Ces indifférents qui m'observent, qui ne connaissent rien de ce qui m'occupe, qui me regardent avec une curiosité sans intérêt, avec un étonnement sans pitié, ces hommes qui osent me parler d'autre chose que de vous, portent dans mon sein une douleur mortelle. Je les fuis; mais, seul, je cherche en vain un air qui pénètre dans ma poitrine oppressée. Je me précipite sur cette terre qui devrait s'entr'ouvrir pour m'engloutir à jamais; je pose ma tête sur la pierre froide qui devrait calmer la fièvre ardente qui me dévore. Je me traîne vers cette colline d'où l'on aperçoit votre maison; je reste là, les yeux fixés sur cette retraite que je n'habiterai jamais avec vous. Et si je vous avais rencontrée plus tôt, vous auriez pu être à moi! j'aurais serré dans mes bras la seule créature que la nature ait formée pour mon coeur, pour ce coeur qui a tant souffert parce qu'il vous cherchait, et qu'il ne vous a trouvée que trop tard! Lorsque enfin ces heures de délire sont passées, lorsque le moment arrive où je puis vous voir, je prends en tremblant la route de votre demeure. Je crains que tous ceux qui me rencontrent ne devinent les sentiments que je porte en moi; je m'arrête; je marche à pas lents: je retarde l'instant du bonheur, de ce bonheur que tout menace, que je me crois toujours sur le point de perdre; bonheur imparfait et troublé, contre lequel conspirent peut-être à chaque minute et les événements funestes et les regards jaloux, et les caprices tyranniques et votre propre volonté! Quand je touche au seuil de votre porte, quand je l'entr'ouvre, une nouvelle terreur me saisit: je m'avance comme un coupable, demandant grâce à tous les objets qui frappent ma vue, comme si tous étaient ennemis, comme si tous m'enviaient l'heure de félicité dont je vais encore jouir. Le moindre son m'effraye, le moindre mouvement autour de moi m'épouvante, le bruit même de mes pas me fait reculer. Tout près de vous je crains encore quelque obstacle qui se place soudain entre vous et moi. Enfin je vous vois, je vous vois et je respire, et je vous contemple et je m'arrête, comme le fugitif qui touche au sol protecteur qui doit le garantir de la mort. Mais alors même, lorsque tout mon être s'élance vers vous, lorsque j'aurais un tel besoin de me reposer de tant d'angoisses, de poser ma tête sur vos genoux, de donner un libre cours à mes larmes, il faut que je me contraigne avec violence, que même auprès de vous je vive encore d'une vie d'effort: pas un instant d'épanchement! pas un instant d'abandon! Vos regards m'observent. Vous êtes embarrassée, presque offensée de mon trouble. Je ne sais quelle gêne a succédé à ces heures délicieuses où du moins vous m'avouiez votre amour. Le temps s'enfuit, de nouveaux intérêts vous appellent: vous ne les oubliez jamais; vous ne retardez jamais l'instant qui m'éloigne. Des étrangers viennent, il n'est plus permis de vous regarder; je sens qu'il faut fuir pour me dérober aux soupçons qui m'environnent. Je vous quitte plus agité, plus déchiré, plus insensé qu'auparavant; je vous quitte, et je retombe dans cet isolement effroyable, où je me débats sans rencontrer un seul être sur lequel je puisse m'appuyer, me reposer un moment.

Ellénore n'avait jamais été aimée de la sorte. M. de P*** avait pour elle une affection très-vraie, beaucoup de reconnaissance pour son dévoûment, beaucoup de respect pour son caractère; mais il y avait toujours dans sa manière une nuance de supériorité sur une femme qui s'était donnée publiquement à lui sans qu'il l'eût épousée. Il aurait pu contracter des liens plus honorables, suivant l'opinion commune: il ne le lui disait point, il ne se le disait peut-être pas à lui-même; mais ce qu'on ne dit pas n'en existe pas moins, et tout ce qui est se devine. Ellénore n'avait eu jusqu'alors aucune notion de ce sentiment passionné, de cette existence perdue dans la sienne, dont mes fureurs mêmes, mes injustices et mes reproches n'étaient que des preuves plus irréfragables. Sa résistance avait exalté toutes mes sensations, toutes mes idées: je revenais des emportements qui l'effrayaient à une soumission, à une tendresse, à une vénération idolâtre. Je la considérais comme une créature céleste. Mon amour tenait du culte, et il avait pour elle d'autant plus de charme, qu'elle craignait sans cesse de se voir humiliée dans un sens opposé. Elle se donna enfin tout entière.

Malheur à l'homme qui, dans les premiers moments d'une liaison d'amour, ne croit pas que cette liaison doit être éternelle! Malheur à qui, dans les bras de la maîtresse qu'il vient d'obtenir, conserve une funeste prescience, et prévoit qu'il pourra s'en détacher! Une femme que son coeur entraîne a, dans cet instant, quelque chose de touchant et de sacré. Ce n'est pas le plaisir, ce n'est pas la nature, ce ne sont pas les sens qui sont corrupteurs; ce sont les calculs auxquels la société nous accoutume, et les réflexions que l'expérience fait naître. J'aimai, je respectai mille fois plus Ellénore après qu'elle se fut donnée. Je marchais avec orgueil au milieu des hommes; je promenais sur eux un regard dominateur. L'air que je respirais était à lui seul une jouissance. Je m'élançais au devant de la nature, pour la remercier du bienfait inespéré, du bienfait immense qu'elle avait daigné m'accorder.

CHAPITRE IV.

Charme de l'amour! qui pourrait vous peindre? Cette persuasion que nous avons trouvé l'être que la nature avait destiné pour nous, ce jour subit répandu sur la vie, et qui nous semble en expliquer le mystère, cette valeur inconnue attachée aux moindres circonstances, ces heures rapides, dont tous les détails échappent au souvenir par leur douceur même, et qui ne laissent dans notre âme qu'une longue trace de bonheur, cette gaîté folâtre qui se mêle quelquefois sans cause à un attendrissement habituel, tant de plaisir dans la présence, et dans l'absence tant d'espoir, ce détachement de tous les soins vulgaires, cette supériorité sur tout ce qui nous entoure, cette certitude que désormais le monde ne peut nous atteindre où nous vivons, cette intelligence mutuelle qui devine chaque pensée et qui répond à chaque émotion, charme de l'amour, qui vous éprouva ne saurait vous décrire!

M. de P*** fut obligé, pour des affaires pressantes, de s'absenter pendant six semaines. Je passai ce temps chez Ellénore presque sans interruption. Son attachement semblait s'être accru du sacrifice qu'elle m'avait fait. Elle ne me laissait jamais la quitter sans essayer de me retenir. Lorsque je sortais, elle me demandait quand je reviendrais. Deux heures de séparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec une précision inquiète l'instant de mon retour. J'y souscrivais avec joie, j'étais reconnaissant, j'étais heureux du sentiment qu'elle me témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne se laissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m'était quelquefois incommode d'avoir tous mes pas marqués d'avance, et tous mes moments ainsi comptés. J'étais forcé de précipiter toutes mes démarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savais que répondre à mes connaissances lorsqu'on me proposait quelque partie que, dans une situation naturelle, je n'aurais point eu de motif pour refuser. Je ne regrettais point auprès d'Ellénore ces plaisirs de la vie sociale, pour lesquels je n'avais jamais eu beaucoup d'intérêt, mais j'aurais voulu qu'elle me permît d'y renoncer plus librement. J'aurais éprouvé plus de douceur à retourner auprès d'elle de ma propre volonté, sans me dire que l'heure était arrivée, qu'elle m'attendait avec anxiété, et sans que l'idée de sa peine vînt se mêler à celle du bonheur que j'allais goûter en la retrouvant. Ellénore était sans doute un vif plaisir dans mon existence, mais elle n'était plus un but: elle était devenue un lien. Je craignais d'ailleurs de la compromettre. Ma présence continuelle devait étonner ses gens, ses enfants, qui pouvaient m'observer. Je tremblais de l'idée de déranger son existence. Je sentais que nous ne pouvions être unis pour toujours, et que c'était un devoir sacré pour moi de respecter son repos: je lui donnais donc des conseils de prudence, tout en l'assurant de mon amour. Mais plus je lui donnais des conseils de ce genre, moins elle était disposée à m'écouter. En même temps je craignais horriblement de l'affliger. Dès que je voyais sur son visage une expression de douleur, sa volonté devenait la mienne: je n'étais à mon aise que lorsqu'elle était contente de moi. Lorsqu'en insistant sur la nécessité de m'éloigner pour quelques instants, j'étais parvenu à la quitter, l'image de la peine que je lui avais causée me suivait partout. Il me prenait une fièvre de remords qui redoublait à chaque minute, et qui enfin devenait irrésistible; je volais vers elle, je me faisais une fête de la consoler, de l'apaiser. Mais à mesure que je m'approchais de sa demeure, un sentiment d'humeur contre cet empire bizarre se mêlait à mes autres sentiments. Ellénore elle-même était violente. Elle éprouvait, je le crois, pour moi ce qu'elle n'avait éprouvé pour personne. Dans ses relations précédentes, son coeur avait été froissé par une dépendance pénible; elle était avec moi dans une parfaite aisance, parce que nous étions dans une parfaite égalité; elle s'était relevée à ses propres yeux, par un amour pur de tout calcul, de tout intérêt: elle savait que j'étais bien sûr qu'elle ne m'aimait que pour moi-même. Mais il résultait de son abandon complet avec moi qu'elle ne me déguisait aucun de ses mouvements; et lorsque je rentrais dans sa chambre, impatienté d'y rentrer plus tôt que je ne l'aurais voulu, je la trouvais triste ou irritée. J'avais souffert deux heures loin d'elle de l'idée qu'elle souffrait loin de moi: je souffrais deux heures près d'elle avant de pouvoir l'apaiser.

Cependant je n'étais pas malheureux; je me disais qu'il était doux d'être aimé, même avec exigence; je sentais que je lui faisais du bien: son bonheur m'était nécessaire, et je me savais nécessaire à son bonheur.

D'ailleurs, l'idée confuse que, par la seule nature des choses, cette liaison ne pouvait durer, idée triste sous bien des rapports, servait néanmoins à me calmer dans mes accès de fatigue ou d'impatience. Les liens d'Ellénore avec le comte de P***, la disproportion de nos âges, la différence de nos situations, mon départ que déjà diverses circonstances avaient retardé, mais dont l'époque était prochaine, toutes ces considérations m'engageaient à donner et à recevoir encore le plus de bonheur qu'il était possible: je me croyais sûr des années, je ne disputais pas les jours.

Le comte de P*** revint. Il ne tarda pas à soupçonner mes relations avec Ellénore; il me reçut chaque jour d'un air plus froid et plus sombre. Je parlai vivement à Ellénore des dangers qu'elle courait; je la suppliai de permettre que j'interrompisse pour quelques jours mes visites; je lui représentai l'intérêt de sa réputation, de sa fortune, de ses enfants. Elle m'écouta longtemps en silence: elle était pâle comme la mort. De manière ou d'autre, me dit-elle enfin, vous partirez bientôt; ne devançons pas ce moment; ne vous mettez pas en peine de moi. Gagnons des jours, gagnons des heures: des jours, des heures, c'est tout ce qu'il me faut. Je ne sais quel pressentiment me dit, Adolphe, que je mourrai dans vos bras.

Nous continuâmes donc à vivre comme auparavant, moi toujours inquiet, Ellénore toujours triste, le comte de P*** taciturne et soucieux. Enfin la lettre que j'attendais arriva: mon père m'ordonnait de me rendre auprès de lui. Je portai cette lettre à Ellénore. Déjà! me dit-elle après l'avoir lue; je ne croyais pas que ce fût sitôt. Puis, fondant en larmes, elle me prit la main et elle me dit: Adolphe, vous voyez que je ne puis vivre sans vous; je ne sais ce qui arrivera de mon avenir, mais je vous conjure de ne pas partir encore: trouvez des prétextes pour rester. Demandez à votre père de vous laisser prolonger votre séjour encore six mois. Six mois, est-ce donc si long? Je voulus combattre sa résolution; mais elle pleurait si amèrement, et elle était si tremblante, ses traits portaient l'empreinte d'une souffrance si déchirante, que je ne pus continuer. Je me jetai à ses pieds, je la serrai dans mes bras, je l'assurai de mon amour, et je sortis pour aller écrire à mon père. J'écrivis en effet avec le mouvement que la douleur d'Ellénore m'avait inspiré. J'alléguai mille causes de retard; je fis ressortir l'utilité de continuer à D*** quelques cours que je n'avais pu suivre à Gottingue; et lorsque j'envoyai ma lettre à la poste, c'était avec ardeur que je désirais obtenir le consentement que je demandais.

Je retournai le soir chez Ellénore. Elle était assise sur un sofa; le comte de P*** était près de la cheminée, et assez loin d'elle; les deux enfants étaient au fond de la chambre, ne jouant pas, et portant sur leurs visages cet étonnement de l'enfance lorsqu'elle remarque une agitation dont elle ne soupçonne pas la cause. J'instruisis Ellénore par un geste que j'avais fait ce qu'elle voulait. Un rayon de joie brilla dans ses yeux, mais ne tarda pas à disparaître. Nous ne disions rien. Le silence devenait embarrassant pour tous trois. On m'assure, Monsieur, me dit enfin le comte, que vous êtes prêt à partir. Je lui répondis que je l'ignorais. Il me semble, répliqua-t-il, qu'à votre âge on ne doit pas tarder à entrer dans une carrière: au reste, ajouta-t-il en regardant Ellénore, tout le monde peut-être ne pense pas ici comme moi.

La réponse de mon père ne se fit pas attendre. Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de la douleur qu'un refus causerait à Ellénore. Il me semblait même que j'aurais partagé cette douleur avec une égale amertume; mais en lisant le consentement qu'il m'accordait, tous les inconvénients d'une prolongation de séjour se présentèrent tout à coup à mon esprit. Encore six mois de gêne et de contrainte! m'écriai-je; six mois pendant lesquels j'offense un homme qui m'avait témoigné de l'amitié, j'expose une femme qui m'aime; je cours le risque de lui ravir la seule situation où elle puisse vivre tranquille et considérée; je trompe mon père; et pourquoi? Pour ne pas braver un instant une douleur qui, tôt ou tard, est inévitable! Ne l'éprouvons-nous pas chaque jour en détail et goutte à goutte, cette douleur? Je ne fais que du mal à Ellénore; mon sentiment, tel qu'il est, ne peut la satisfaire. Je me sacrifie pour elle sans fruit pour son bonheur; et moi, je vis ici sans utilité, sans indépendance, n'ayant pas un instant de libre, ne pouvant respirer une heure en paix. J'entrai chez Ellénore tout occupé de ces réflexions. Je la trouvai seule. Je reste encore six mois, lui dis-je.—Vous m'annoncez cette nouvelle bien sèchement.—C'est que je crains beaucoup, je l'avoue, les conséquences de ce retard pour l'un et pour l'autre.—Il me semble que, pour vous du moins, elles ne sauraient être bien fâcheuses.—Vous savez fort bien, Ellénore, que ce n'est jamais de moi que je m'occupe le plus.—Ce n'est guère non plus du bonheur des autres.—La conversation avait pris une direction orageuse. Ellénore était blessée de mes regrets dans une circonstance où elle croyait que je devais partager sa joie: je l'étais du triomphe qu'elle avait remporté sur mes résolutions précédentes. La scène devint violente. Nous éclatâmes en reproches mutuels. Ellénore m'accusa de l'avoir trompée, de n'avoir eu pour elle qu'un goût passager; d'avoir aliéné d'elle l'affection du comte; de l'avoir remise, aux yeux du public, dans la situation équivoque dont elle avait cherché toute sa vie à sortir. Je m'irritai de voir qu'elle tournât contre moi ce que je n'avais fait que par obéissance pour elle et par crainte de l'affliger. Je me plaignis de ma vive contrainte, de ma jeunesse consumée dans l'inaction, du despotisme qu'elle exerçait sur toutes mes démarches. En parlant ainsi, je vis son visage couvert tout à coup de pleurs: je m'arrêtai, je revins sur mes pas, je désavouai, j'expliquai. Nous nous embrassâmes: mais un premier coup était porté, une première barrière était franchie. Nous avions prononcé tous deux des mots irréparables; nous pouvions nous taire, mais non les oublier. Il y a des choses qu'on est longtemps sans se dire, mais quand une fois elles sont dites, on ne cesse jamais de les répéter.

Nous vécûmes ainsi quatre mois dans des rapports forcés, quelquefois doux, jamais complétement libres, y rencontrant encore du plaisir, mais n'y trouvant plus de charme. Ellénore, cependant, ne se détachait pas de moi. Après nos querelles les plus vives, elle était aussi empressée à me revoir, elle fixait aussi soigneusement l'heure de nos entrevues que si notre union eût été la plus paisible et la plus tendre. J'ai souvent pensé que ma conduite même contribuait à entretenir Ellénore dans cette disposition. Si je l'avais aimée comme elle m'aimait, elle aurait eu plus de calme; elle aurait réfléchi de son côté sur les dangers qu'elle bravait. Mais toute prudence lui était odieuse, parce que la prudence venait de moi; elle ne calculait point ses sacrifices, parce qu'elle était tout occupée à me les faire accepter; elle n'avait pas le temps de se refroidir à mon égard, parce que tout son temps et toutes ses forces étaient employés à me conserver. L'époque fixée de nouveau pour mon départ approchait; et j'éprouvais, en y pensant, un mélange de plaisir et de regret: semblable à ce que ressent un homme qui doit acheter une guérison certaine par une opération douloureuse.

Un matin, Ellénore m'écrivit de passer chez elle à l'instant. Le comte, me dit-elle, me défend de vous recevoir: je ne veux point obéir à cet ordre tyrannique. J'ai suivi cet homme dans la proscription, j'ai sauvé sa fortune; je l'ai servi dans tous ses intérêts. Il peut se passer de moi maintenant: moi, je ne puis me passer de vous. On devine facilement quelles furent mes instances pour la détourner d'un projet que je ne concevais pas. Je lui parlai de l'opinion du public. Cette opinion, me répondit-elle, n'a jamais été juste pour moi. J'ai rempli pendant dix ans mes devoirs mieux qu'aucune femme, et cette opinion ne m'en a pas moins repoussée du rang que je méritais. Je lui rappelai ses enfants.—Mes enfants sont ceux de M. de P***. Il les a reconnus: il en aura soin. Ils seront trop heureux d'oublier une mère dont ils n'ont à partager que la honte.—Je redoublai mes prières. Écoutez, me dit-elle: si je romps avec le comte, refuserez-vous de me voir? Le refuserez-vous? reprit-elle en saisissant mon bras avec une violence qui me fit frémir. Non, assurément, lui répondis-je; et plus vous serez malheureuse, plus je vous serai dévoué. Mais considérez…—Tout est considéré, interrompit-elle. Il va rentrer, retirez-vous maintenant; ne revenez plus ici.

Je passai le reste de la journée dans une angoisse inexprimable. Deux jours s'écoulèrent sans que j'entendisse parler d'Ellénore. Je souffrais d'ignorer son sort; je souffrais même de ne pas la voir, et j'étais étonné de la peine que cette privation me causait. Je désirais cependant qu'elle eût renoncé à la résolution que je craignais tant pour elle, et je commençais à m'en flatter, lorsqu'une femme me remit un billet par lequel Ellénore me priait d'aller la voir dans telle rue, dans telle maison, au troisième étage. J'y courus, espérant encore que, ne pouvant me recevoir chez M. de P***, elle avait voulu m'entretenir ailleurs une dernière fois. Je la trouvai faisant les apprêts d'un établissement durable. Elle vint à moi, d'un air à la fois content et timide, cherchant à lire dans mes yeux mon impression. Tout est rompu, me dit-elle, je suis parfaitement libre. J'ai de ma fortune particulière soixante-quinze louis de rente; c'est assez pour moi. Vous restez encore ici six semaines. Quand vous partirez, je pourrai peut-être me rapprocher de vous; vous reviendrez peut-être me voir. Et, comme si elle eût redouté une réponse, elle entra dans une foule de détails relatifs à ses projets. Elle chercha de mille manières à me persuader qu'elle serait heureuse; qu'elle ne m'avait rien sacrifié; que le parti qu'elle avait pris lui convenait, indépendamment de moi. Il était visible qu'elle se faisait un grand effort, et qu'elle ne croyait qu'à moitié ce qu'elle me disait. Elle s'étourdissait de ses paroles, de peur d'entendre les miennes; elle prolongeait son discours avec activité pour retarder le moment où mes objections la replongeraient dans le désespoir. Je ne pus trouver dans mon coeur de lui en faire aucune. J'acceptai son sacrifice, je l'en remerciai; je lui dis que j'en étais heureux; je lui dis bien plus encore: je l'assurai que j'avais toujours désiré qu'une détermination irréparable me fît un devoir de ne jamais la quitter; j'attribuai mes indécisions à un sentiment de délicatesse qui me défendait de consentir à ce qui bouleversait sa situation. Je n'eus, en un mot, d'autre pensée que de chasser loin d'elle toute peine, toute crainte, tout regret, toute incertitude sur mon sentiment. Pendant que je lui parlais, je n'envisageais rien au delà de ce but, et j'étais sincère dans mes promesses.

CHAPITRE V.

La séparation d'Ellénore et du comte de P*** produisit dans le public un effet qu'il n'était pas difficile de prévoir. Ellénore perdit en un instant le fruit de dix années de dévoûment et de constance: on la confondit avec toutes les femmes de sa classe qui se livrent sans scrupule à mille inclinations successives. L'abandon de ses enfants la fit regarder comme une mère dénaturée, et les femmes d'une réputation irréprochable répétèrent avec satisfaction que l'oubli de la vertu la plus essentielle à leur sexe s'étendait bientôt sur toutes les autres. En même temps on la plaignit, pour ne pas perdre le plaisir de me blâmer. On vit dans ma conduite celle d'un séducteur, d'un ingrat qui avait violé l'hospitalité, et sacrifié, pour contenter une fantaisie momentanée, le repos de deux personnes, dont il aurait dû respecter l'une et ménager l'autre. Quelques amis de mon père m'adressèrent des représentations sérieuses; d'autres, moins libres avec moi, me firent sentir leur désapprobation par des insinuations détournées. Les jeunes gens, au contraire, se montrèrent enchantés de l'adresse avec laquelle j'avais supplanté le comte; et, par mille plaisanteries que je voulais en vain réprimer, ils me félicitèrent de ma conquête, et me promirent de m'imiter. Je ne saurais peindre ce que j'eus à souffrir et de cette censure sévère et de ces honteux éloges. Je suis convaincu que si j'avais eu de l'amour pour Ellénore, j'aurais ramené l'opinion sur elle et sur moi. Telle est la force d'un sentiment vrai, que, lorsqu'il parle, les interprétations fausses et les convenances factices se taisent. Mais je n'étais qu'un homme faible, reconnaissant et dominé; je n'étais soutenu par aucune impulsion qui partît du coeur. Je m'exprimais donc avec embarras; je tâchais de finir la conversation; et si elle se prolongeait, je la terminais par quelques mots âpres, qui annonçaient aux autres que j'étais prêt à leur chercher querelle. En effet, j'aurais beaucoup mieux aimé me battre avec eux que leur répondre.

Ellénore ne tarda pas à s'apercevoir que l'opinion s'élevait contre elle. Deux parentes de M. de P***, qu'il avait forcées par son ascendant à se lier avec elle, mirent le plus grand éclat dans leur rupture; heureuses de se livrer à leur malveillance, longtemps contenue à l'abri des principes austères de la morale. Les hommes continuèrent à voir Ellénore; mais il s'introduisit dans leur ton quelque chose d'une familiarité qui annonçait qu'elle n'était plus appuyée par un protecteur puissant, ni justifiée par une union presque consacrée. Les uns venaient chez elle parce que, disaient-ils, ils l'avaient connue de tout temps; les autres, parce qu'elle était belle encore, et que sa légèreté récente leur avait rendu des prétentions qu'ils ne cherchaient pas à lui déguiser. Chacun motivait sa liaison avec elle; c'est-à-dire que chacun pensait que cette liaison avait besoin d'excuse. Ainsi la malheureuse Ellénore se voyait tombée pour jamais dans l'état dont, toute sa vie, elle avait voulu sortir. Tout contribuait à froisser son âme et à blesser sa fierté. Elle envisageait l'abandon des uns comme une preuve de mépris, l'assiduité des autres comme l'indice de quelque espérance insultante. Elle souffrait de la solitude, elle rougissait de la société. Ah! sans doute, j'aurais dû la consoler; j'aurais dû la serrer contre mon coeur, lui dire: Vivons l'un pour l'autre, oublions des hommes qui nous méconnaissent, soyons heureux de notre seule estime et de notre seul amour: je l'essayais aussi; mais que peut, pour ranimer un sentiment qui s'éteint, une résolution prise par devoir?

Ellénore et moi nous dissimulions l'un avec l'autre. Elle n'osait me confier des peines, résultat d'un sacrifice qu'elle savait bien que je ne lui avais pas demandé. J'avais accepté ce sacrifice: je n'osais me plaindre d'un malheur que j'avais prévu, et que je n'avais pas eu la force de prévenir. Nous nous taisions donc sur la pensée unique qui nous occupait constamment. Nous nous prodiguions des caresses, nous parlions d'amour; mais nous parlions d'amour de peur de nous parler d'autre chose.

Dès qu'il existe un secret entre deux coeurs qui s'aiment, dès que l'un d'eux a pu se résoudre à cacher à l'autre une seule idée, le charme est rompu, le bonheur est détruit. L'emportement, l'injustice, la distraction même, se réparent; mais la dissimulation jette dans l'amour un élément étranger qui le dénature et le flétrit à ses propres yeux.

Par une inconséquence bizarre, tandis que je repoussais avec l'indignation la plus violente la moindre insinuation contre Ellénore, je contribuais moi-même à lui faire tort dans mes conversations générales. Je m'étais soumis à ses volontés, mais j'avais pris en horreur l'empire des femmes. Je ne cessais de déclamer contre leur faiblesse, leur exigence, le despotisme de leur douleur. J'affichais les principes les plus durs; et ce même homme qui ne résistait pas à une larme, qui cédait à la tristesse muette, qui était poursuivi dans l'absence par l'image de la souffrance qu'il avait causée, se montrait, dans tous ses discours, méprisant et impitoyable. Tous mes éloges directs en faveur d'Ellénore ne détruisaient pas l'impression que produisaient des propos semblables. On me haïssait, on la plaignait, mais on ne l'estimait pas. On s'en prenait à elle de n'avoir pas inspiré à son amant plus de considération pour son sexe et plus de respect pour les liens du coeur.

Un homme qui venait habituellement chez Ellénore, et qui, depuis sa rupture avec le comte de P***, lui avait témoigné la passion la plus vive, l'ayant forcée, par ses persécutions indiscrètes, à ne plus le recevoir, se permit contre elle des railleries outrageantes qu'il me parut impossible de souffrir. Nous nous battîmes; je le blessai dangereusement, je fus blessé moi-même. Je ne puis décrire le mélange de trouble, de terreur, de reconnaissance et d'amour, qui se peignit sur les traits d'Ellénore lorsqu'elle me revit après cet événement. Elle s'établit chez moi, malgré mes prières; elle ne me quitta pas un seul instant jusqu'à ma convalescence. Elle me lisait pendant le jour, elle me veillait durant la plus grande partie des nuits; elle observait mes moindres mouvements, elle prévenait chacun de mes désirs; son ingénieuse bonté multipliait ses facultés et doublait ses forces. Elle m'assurait sans cesse qu'elle ne m'aurait pas survécu: j'étais pénétré d'affection, j'étais déchiré de remords. J'aurais voulu trouver en moi de quoi récompenser un attachement si constant et si tendre; j'appelais à mon aide les souvenirs, l'imagination, la raison même, le sentiment du devoir: efforts inutiles! la difficulté de la situation, la certitude d'un avenir qui devait nous séparer, peut-être je ne sais quelle révolte contre un lien qu'il m'était impossible de briser, me dévoraient intérieurement. Je me reprochais l'ingratitude que je m'efforçais de lui cacher. Je m'affligeais quand elle paraissait douter d'un amour qui lui était si nécessaire; je ne m'affligeais pas moins quand elle semblait y croire. Je la sentais meilleure que moi; je me méprisais d'être indigne d'elle. C'est un affreux malheur de n'être pas aimé quand on aime; mais c'en est un bien grand d'être aimé avec passion quand on n'aime plus. Cette vie que je venais d'exposer pour Ellénore, je l'aurais mille fois donnée pour qu'elle fût heureuse sans moi.

Les six mois que m'avait accordés mon père étaient expirés; il fallut songer à partir. Ellénore ne s'opposa point à mon départ, elle n'essaya pas même de le retarder; mais elle me fit promettre que, deux mois après, je reviendrais près d'elle, ou que je lui permettrais de me rejoindre: je le lui jurai solennellement. Quel engagement n'aurais-je pas pris dans un moment où je la voyais lutter contre elle-même et contenir sa douleur? Elle aurait pu exiger de moi de ne pas la quitter; je savais au fond de mon âme que ses larmes n'auraient pas été désobéies. J'étais reconnaissant de ce qu'elle n'exerçait pas sa puissance; il me semblait que je l'en aimais mieux. Moi-même, d'ailleurs, je ne me séparais pas sans un vif regret d'un être qui m'était si uniquement dévoué. Il y a dans les liaisons qui se prolongent quelque chose de si profond! Elles deviennent à notre insu une partie si intime de notre existence! Nous formons de loin, avec calme, la résolution de les rompre; nous croyons attendre avec impatience l'époque de l'exécuter: mais quand ce moment arrive, il nous remplit de terreur; et telle est la bizarrerie de notre coeur misérable, que nous quittons avec un déchirement horrible ceux près de qui nous demeurions sans plaisir.

Pendant mon absence, j'écrivis régulièrement à Ellénore. J'étais partagé entre la crainte que mes lettres ne lui fissent de la peine, et le désir de ne lui peindre que le sentiment que j'éprouvais. J'aurais voulu qu'elle me devinât, mais qu'elle me devinât sans s'affliger; je me félicitais quand j'avais pu substituer les mots d'affection, d'amitié, de dévoûment, à celui d'amour; mais soudain je me représentais la pauvre Ellénore triste et isolée, n'ayant que mes lettres pour consolation; et, à la fin de deux pages froides et compassées, j'ajoutais rapidement quelques phrases ardentes ou tendres, propres à la tromper de nouveau. De la sorte, sans en dire jamais assez pour la satisfaire, j'en disais toujours assez pour l'abuser. Etrange espèce de fausseté, dont le succès même se tournait contre moi, prolongeait mon angoisse, et m'était insupportable!

Je comptais avec inquiétude les jours, les heures qui s'écoulaient; je ralentissais de mes voeux la marche du temps; je tremblais en voyant se rapprocher l'époque d'exécuter ma promesse. Je n'imaginais aucun moyen de partir. Je n'en découvrais aucun pour qu'Ellénore pût s'établir dans la même ville que moi. Peut-être, car il faut être sincère, peut-être je ne le désirais pas. Je comparais ma vie indépendante et tranquille à la vie de précipitation, de trouble et de tourment à laquelle sa passion me condamnait. Je me trouvais si bien d'être libre, d'aller, de venir, de sortir, de rentrer, sans que personne s'en occupât! je me reposais, pour ainsi dire, dans l'indifférence des autres, de la fatigue de son amour.

Je n'osais cependant laisser soupçonner à Ellénore que j'aurais voulu renoncer à nos projets. Elle avait compris par mes lettres qu'il me serait difficile de quitter mon père; elle m'écrivit qu'elle commençait en conséquence les préparatifs de son départ. Je fus longtemps sans combattre sa résolution; je ne lui répondais rien de précis à ce sujet. Je lui marquais vaguement que je serais toujours charmé de la savoir, puis j'ajoutais, de la rendre heureuse: tristes équivoques, langage embarrassé, que je gémissais de voir si obscur, et que je tremblais de rendre plus clair! Je me déterminai enfin à lui parler avec franchise; je me dis que je le devais; je soulevai ma conscience contre ma faiblesse; je me fortifiai de l'idée de son repos contre l'image de sa douleur. Je me promenais à grands pas dans ma chambre, récitant tout haut ce que je me proposais de lui dire. Mais à peine eus-je tracé quelques lignes, que ma disposition changea; je n'envisageai plus mes paroles d'après le sens qu'elles devaient contenir, mais d'après l'effet qu'elles ne pouvaient manquer de produire; et une puissance surnaturelle dirigeant, comme malgré moi, ma main dominée, je me bornai à lui conseiller un retard de quelques mois. Je n'avais pas dit ce que je pensais. Ma lettre ne portait aucun caractère de sincérité. Les raisonnements que j'alléguais étaient faibles, parce qu'ils n'étaient pas les véritables.

La réponse d'Ellénore fut impétueuse; elle était indignée de mon désir de ne pas la voir. Que me demandait-elle? De vivre inconnue auprès de moi. Que pouvais-je redouter de sa présence dans une retraite ignorée, au milieu d'une grande ville où personne ne la connaissait? Elle m'avait tout sacrifié, fortune, enfants, réputation; elle n'exigeait d'autre prix de ses sacrifices que de m'attendre comme une humble esclave, de passer chaque jour avec moi quelques minutes, de jouir des moments que je pourrais lui donner. Elle s'était résignée à deux mois d'absence, non que cette absence lui parût nécessaire, mais parce que je semblais le souhaiter; et lorsqu'elle était parvenue, en entassant péniblement les jours sur les jours, au terme que j'avais fixé moi-même, je lui proposais de recommencer ce long supplice! Elle pouvait s'être trompée, elle pouvait avoir donné sa vie à un homme dur et aride; j'étais le maître de mes actions; mais je n'étais pas le maître de la forcer à souffrir, délaissée par celui pour lequel elle avait tout immolé.

Ellénore suivit de près cette lettre; elle m'informa de son arrivée. Je me rendis chez elle avec la ferme résolution de lui témoigner beaucoup de joie; j'étais impatient de rassurer son coeur et de lui procurer, momentanément au moins, du bonheur ou du calme. Mais elle avait été blessée; elle m'examinait avec défiance: elle démêla bientôt mes efforts; elle irrita ma fierté par ses reproches; elle outragea mon caractère. Elle me peignit si misérable dans ma faiblesse, qu'elle me révolta contre elle encore plus que contre moi. Une fureur insensée s'empara de nous: tout ménagement fut abjuré, toute délicatesse oubliée. On eût dit que nous étions poussés l'un contre l'autre par des furies. Tout ce que la haine la plus implacable avait inventé contre nous, nous nous l'appliquions mutuellement; et ces deux êtres malheureux, qui seuls se connaissaient sur la terre, qui seuls pouvaient se rendre justice, se comprendre et se consoler, semblaient deux ennemis irréconciliables, acharnés à se déchirer.

Nous nous quittâmes après une scène de trois heures; et, pour la première fois de la vie, nous nous quittâmes sans explication, sans réparation. À peine fus-je éloigné d'Ellénore qu'une douleur profonde remplaça ma colère. Je me trouvai dans une espèce de stupeur, tout étourdi de ce qui s'était passé. Je me répétais mes paroles avec étonnement; je ne concevais pas ma conduite; je cherchais en moi-même ce qui avait pu m'égarer.

Il était fort tard; je n'osai retourner chez Ellénore. Je me promis de la voir le lendemain de bonne heure, et je rentrai chez mon père. Il y avait beaucoup de monde; il me fut facile, dans une assemblée nombreuse, de me tenir à l'écart et de déguiser mon trouble. Lorsque nous fûmes seuls, il me dit: On m'assure que l'ancienne maîtresse du comte de P*** est dans cette ville. Je vous ai toujours laissé une grande liberté, et je n'ai jamais rien voulu savoir sur vos liaisons; mais il ne vous convient pas, à votre âge, d'avoir une maîtresse avouée; et je vous avertis que j'ai pris des mesures pour qu'elle s'éloigne d'ici. En achevant ces mots, il me quitta. Je le suivis jusque dans sa chambre; il me fit signe de me retirer. Mon père, lui dis-je, Dieu m'est témoin que je voudrais qu'elle fût heureuse, et que je consentirais à ce prix à ne jamais la revoir; mais prenez garde à ce que vous ferez; en croyant me séparer d'elle, vous pourriez bien m'y rattacher à jamais.

Je fis aussitôt venir chez moi un valet de chambre qui m'avait accompagné dans mes voyages, et qui connaissait mes liaisons avec Ellénore. Je le chargeai de découvrir à l'instant même, s'il était possible, quelles étaient les mesures dont mon père m'avait parlé. Il revint au bout de deux heures. Le secrétaire de mon père lui avait confié, sous le sceau du secret, qu'Ellénore devait recevoir le lendemain l'ordre de partir. Ellénore chassée! m'écriai-je, chassée avec opprobre! elle qui n'est venue ici que pour moi, elle dont j'ai déchiré le coeur, elle dont j'ai sans pitié vu couler les larmes! Où donc reposerait-elle sa tête, l'infortunée, errante et seule dans un monde dont je lui ai ravi l'estime? À qui dirait-elle sa douleur? Ma résolution fut bientôt prise. Je gagnai l'homme qui me servait; je lui prodiguai l'or et les promesses. Je commandai une chaise de poste pour six heures du matin à la porte de ville. Je formais mille projets pour mon éternelle réunion avec Ellénore: je l'aimais plus que je ne l'avais jamais aimée; tout mon coeur était revenu à elle; j'étais fier de la protéger. J'étais avide de la tenir dans mes bras; l'amour était rentré tout entier dans mon âme; j'éprouvais une fièvre de tête, de coeur, de sens, qui bouleversait mon existence. Si, dans ce moment, Ellénore eût voulu se détacher de moi, je serais mort à ses pieds pour la retenir.

Le jour parut; je courus chez Ellénore. Elle était couchée, ayant passé la nuit à pleurer; ses yeux étaient encore humides, et ses cheveux étaient épars; elle me vit entrer avec surprise. Viens, lui dis-je, partons. Elle voulut répondre. Partons, repris-je. As-tu sur la terre un autre protecteur, un autre ami que moi? mes bras ne sont-ils pas ton unique asile? Elle résistait. J'ai des raisons importantes, ajoutai-je, et qui me sont personnelles. Au nom du ciel, suis-moi. Je l'entraînai. Pendant la route, je l'accablais de caresses, je la pressais sur mon coeur, je ne répondais à ses questions que par mes embrassements. Je lui dis enfin qu'ayant aperçu dans mon père l'intention de nous séparer, j'avais senti que je ne pouvais être heureux sans elle; que je voulais lui consacrer ma vie et nous unir par tous les genres de liens. Sa reconnaissance fut d'abord extrême; mais elle démêla bientôt des contradictions dans mon récit. À force d'instances, elle m'arracha la vérité; sa joie disparut, sa figure se couvrit d'un sombre nuage. Adolphe, me dit-elle, vous vous trompez sur vous-même; vous êtes généreux, vous vous dévouez à moi parce que je suis persécutée; vous croyez avoir de l'amour, et vous n'avez que de la pitié. Pourquoi prononça-t-elle ces mots funestes? pourquoi me révéla-t-elle un secret que je voulais ignorer? Je m'efforçai de la rassurer, j'y parvins peut-être; mais la vérité avait traversé mon âme: le mouvement était détruit; j'étais déterminé dans mon sacrifice, mais je n'en étais pas plus heureux; et déjà il y avait en moi une pensée que de nouveau j'étais réduit à cacher.

CHAPITRE VI.

Quand nous fûmes arrivés sur les frontières, j'écrivis à mon père. Ma lettre fut respectueuse, mais il y avait un fond d'amertume. Je lui savais mauvais gré d'avoir resserré mes liens en prétendant les rompre. Je lui annonçais que je ne quitterais Ellénore que lorsque, convenablement fixée, elle n'aurait plus besoin de moi. Je le suppliais de ne pas me forcer, en s'acharnant sur elle, à lui rester toujours attaché. J'attendis sa réponse pour prendre une détermination sur notre établissement. «Vous avez vingt-quatre ans, me répondit-il: je n'exercerai pas contre vous une autorité qui touche à son terme, et dont je n'ai jamais fait usage; je cacherai même, autant que je pourrai, votre étrange démarche; je répandrai le bruit que vous êtes parti par mes ordres et pour mes affaires. Je subviendrai libéralement à vos dépenses. Vous sentirez vous-même bientôt que la vie que vous menez n'est pas celle qui vous convenait. Votre naissance, vos talents, votre fortune, vous assignaient dans le monde une autre place que celle de compagnon d'une femme sans patrie et sans aveu. Votre lettre me prouve déjà que vous n'êtes pas content de vous. Songez que l'on ne gagne rien à prolonger une situation dont on rougit. Vous consumez inutilement les plus belles années de votre jeunesse, et cette perte est irréparable.»

La lettre de mon père me perça de mille coups de poignard. Je m'étais dit cent fois ce qu'il me disait; j'avais eu cent fois honte de ma vie s'écoulant dans l'obscurité et dans l'inaction. J'aurais mieux aimé des reproches, des menaces; j'aurais mis quelque gloire à résister, et j'aurais senti la nécessité de rassembler mes forces pour défendre Ellénore des périls qui l'auraient assaillie. Mais il n'y avait point de périls: on me laissait parfaitement libre; et cette liberté ne me servait qu'à porter plus impatiemment le joug que j'avais l'air de choisir.

Nous nous fixâmes à Caden, petite ville de la Bohême. Je me répétai que, puisque j'avais pris la responsabilité du sort d'Ellénore, il ne fallait pas la faire souffrir. Je parvins à me contraindre; je renfermai dans mon sein jusqu'aux moindres signes de mécontentement, et toutes les ressources de mon esprit furent employées à me créer une gaîté factice qui pût voiler ma profonde tristesse. Ce travail eut sur moi-même un effet inespéré. Nous sommes des créatures tellement mobiles, que les sentiments que nous feignons, nous finissons par les éprouver. Les chagrins que je cachais, je les oubliais en partie. Mes plaisanteries perpétuelles dissipaient ma propre mélancolie; et les assurances de tendresse dont j'entretenais Ellénore répandaient dans mon coeur une émotion douce qui ressemblait presque à l'amour.

De temps en temps des souvenirs importuns venaient m'assiéger. Je me livrais, quand j'étais seul, à des accès d'inquiétude; je formais mille plans bizarres pour m'élancer tout à coup hors de la sphère dans laquelle j'étais déplacé. Mais je repoussais ces impressions comme de mauvais rêves. Ellénore paraissait heureuse; pouvais-je troubler son bonheur? Près de cinq mois se passèrent de la sorte.

Un jour, je vis Ellénore agitée et cherchant à me taire une idée qui l'occupait. Après de longues sollicitations, elle me fit promettre que je ne combattrais point la résolution qu'elle avait prise, et m'avoua que M. de P*** lui avait écrit: son procès était gagné; il se rappelait avec reconnaissance les services qu'elle lui avait rendus, et leur liaison de dix années. Il lui offrait la moitié de sa fortune, non pour se réunir à elle, ce qui n'était plus possible, mais à condition qu'elle quitterait l'homme ingrat et perfide qui les avait séparés. J'ai répondu, me dit-elle, et vous devinez bien que j'ai refusé. Je ne le devinais que trop. J'étais touché, mais au désespoir du nouveau sacrifice que me faisait Ellénore. Je n'osais toutefois lui rien objecter: mes tentatives en ce sens avaient toujours été tellement infructueuses! Je m'éloignai pour réfléchir au parti que j'avais à prendre. Il m'était clair que nos liens devaient se rompre. Ils étaient douloureux pour moi, ils lui devenaient nuisibles; j'étais le seul obstacle à ce qu'elle retrouvât un état convenable, et la considération qui, dans le monde, suit tôt ou tard l'opulence; j'étais la seule barrière entre elle et ses enfants: je n'avais plus d'excuse à mes propres yeux. Lui céder dans cette circonstance n'était plus de la générosité, mais une coupable faiblesse. J'avais promis à mon père de redevenir libre aussitôt que je ne serais plus nécessaire à Ellénore. Il était temps enfin d'entrer dans une carrière, de commencer une vie active, d'acquérir quelques titres à l'estime des hommes, de faire un noble usage de mes facultés. Je retournai chez Ellénore, me croyant inébranlable dans le dessein de la forcer à ne pas rejeter les offres du comte de P***, et pour lui déclarer, s'il le fallait, que je n'avais plus d'amour pour elle. Chère amie, lui dis-je, on lutte quelque temps contre sa destinée, mais on finit toujours par céder. Les lois de la société sont plus fortes que les volontés des hommes; les sentiments les plus impérieux se brisent contre la fatalité des circonstances. En vain l'on s'obstine à ne consulter que son coeur; on est condamné tôt ou tard à écouter la raison. Je ne puis vous retenir plus longtemps dans une position également indigne de vous et de moi; je ne le puis ni pour vous ni pour moi-même. À mesure que je parlais sans regarder Ellénore, je sentais mes idées devenir plus vagues et ma résolution faiblir. Je voulus ressaisir mes forces, et je continuai d'une voix précipitée: Je serai toujours votre ami; j'aurai toujours pour vous l'affection la plus profonde. Les deux années de notre liaison ne s'effaceront pas de ma mémoire; elles seront à jamais l'époque la plus belle de ma vie. Mais l'amour, ce transport des sens, cette ivresse involontaire, cet oubli de tous les intérêts, de tous les devoirs, Ellénore, je ne l'ai plus. J'attendis longtemps sa réponse sans lever les yeux sur elle. Lorsque enfin je la regardai, elle était immobile; elle contemplait tous les objets comme si elle n'en eût reconnu aucun. Je pris sa main; je la trouvai froide. Elle me repoussa. Que me voulez-vous? me dit-elle; ne suis-je pas seule, seule dans l'univers, seule sans un être qui m'entende? Qu'avez-vous encore à me dire? ne m'avez-vous pas tout dit? tout n'est-il pas fini, fini sans retour? Laissez-moi, quittez-moi; n'est-ce pas là ce que vous désirez? Elle voulut s'éloigner, elle chancela; j'essayai de la retenir, elle tomba sans connaissance à mes pieds; je la relevai, je l'embrassai, je rappelai ses sens. Ellénore, m'écriai-je, revenez à vous, revenez à moi; je vous aime d'amour, de l'amour le plus tendre. Je vous avais trompée pour que vous fussiez plus libre dans votre choix.—Crédulités du coeur, vous êtes inexplicables! Ces simples paroles, démenties par tant de paroles précédentes, rendirent Ellénore à la vie et à la confiance; elle me les fit répéter plusieurs fois: elle semblait respirer avec avidité. Elle me crut: elle s'enivra de son amour, qu'elle prenait pour le nôtre; elle confirma sa réponse au comte de P***, et je me vis plus engagé que jamais.

Trois mois après, une nouvelle possibilité de changement s'annonça dans la situation d'Ellénore. Une de ces vicissitudes communes dans les républiques que des factions agitent rappela son père en Pologne, et le rétablit dans ses biens. Quoiqu'il ne connût qu'à peine sa fille, que sa mère avait emmenée en France à l'âge de trois ans, il désira la fixer auprès de lui. Le bruit des aventures d'Ellénore ne lui était parvenu que vaguement en Russie, où, pendant son exil, il avait toujours habité. Ellénore était son enfant unique: il avait peur de l'isolement, il voulait être soigné; il ne chercha qu'à découvrir la demeure de sa fille, et, dès qu'il l'eut apprise, il l'invita vivement à venir le rejoindre. Elle ne pouvait avoir d'attachement réel pour un père qu'elle ne se souvenait pas d'avoir vu. Elle sentait néanmoins qu'il était de son devoir d'obéir; elle assurait de la sorte à ses enfants une grande fortune, et remontait elle-même au rang que lui avaient ravi ses malheurs et sa conduite; mais elle me déclara positivement qu'elle n'irait en Pologne que si je l'accompagnais. Je ne suis plus, me dit-elle, dans l'âge où l'âme s'ouvre à des impressions nouvelles. Mon père est un inconnu pour moi. Si je reste ici, d'autres l'entoureront avec empressement: il en sera tout aussi heureux. Mes enfants auront la fortune de M. de P***. Je sais bien que je serai généralement blâmée; je passerai pour une fille ingrate et pour une mère peu sensible: mais j'ai trop souffert; je ne suis plus assez jeune pour que l'opinion du monde ait une grande puissance sur moi. S'il y a dans ma résolution quelque chose de dur, c'est à vous, Adolphe, que vous devez vous en prendre. Si je pouvais me faire illusion sur vous, je consentirais peut-être à une absence, dont l'amertume serait diminuée par la perspective d'une réunion douce et durable; mais vous ne demanderiez pas mieux que de me supposer à deux cents lieues de vous, contente et tranquille, au sein de ma famille et de l'opulence. Vous m'écririez là-dessus des lettres raisonnables que je vois d'avance: elles déchireraient mon coeur; je ne veux pas m'y exposer. Je n'ai pas la consolation de me dire que, par le sacrifice de toute ma vie, je sois parvenue à vous inspirer le sentiment que je méritais; mais enfin vous l'avez accepté ce sacrifice. Je souffre déjà suffisamment par l'aridité de vos manières et la sécheresse de nos rapports; je subis ces souffrances que vous m'infligez; je ne veux pas en braver de volontaires.

Il y avait dans la voix et dans le ton d'Ellénore je ne sais quoi d'âpre et de violent qui annonçait plutôt une détermination ferme qu'une émotion profonde ou touchante. Depuis quelque temps elle s'irritait d'avance lorsqu'elle me demandait quelque chose, comme si je le lui avais déjà refusé. Elle disposait de mes actions, mais elle savait que mon jugement les démentait. Elle aurait voulu pénétrer dans le sanctuaire intime de ma pensée, pour y briser une opposition sourde qui la révoltait contre moi. Je lui parlai de ma situation, du voeu de mon père, de mon propre désir; je priai, je m'emportai. Ellénore fut inébranlable. Je voulus réveiller sa générosité, comme si l'amour n'était pas de tous les sentiments le plus égoïste, et, par conséquent, lorsqu'il est blessé, le moins généreux. Je tâchai, par un effort bizarre, de l'attendrir sur le malheur que j'éprouvais en restant près d'elle; je ne parvins qu'à l'exaspérer. Je lui promis d'aller la voir en Pologne; mais elle ne vit dans mes promesses, sans épanchement et sans abandon, que l'impatience de la quitter.

La première année de notre séjour à Caden avait atteint son terme, sans que rien changeât dans notre situation. Quand Ellénore me trouvait sombre ou abattu, elle s'affligeait d'abord, se blessait ensuite, et m'arrachait par ses reproches l'aveu de la fatigue que j'aurais voulu déguiser. De mon côté, quand Ellénore paraissait contente, je m'irritais de la voir jouir d'une situation qui me coûtait mon bonheur, et je la troublais dans cette courte jouissance par des insinuations qui l'éclairaient sur ce que j'éprouvais intérieurement. Nous nous attaquions donc tour à tour par des phrases indirectes, pour reculer ensuite dans des protestations générales et de vagues justifications, et pour regagner le silence. Car nous savions si bien mutuellement tout ce que nous allions nous dire, que nous nous taisions pour ne pas l'entendre. Quelquefois l'un de nous était prêt à céder, mais nous manquions le moment favorable pour nous rapprocher. Nos coeurs défiants et blessés ne se rencontraient plus.

Je me demandais souvent pourquoi je restais dans un état si pénible: je me répondais que, si je m'éloignais d'Ellénore, elle me suivrait, et que j'aurais provoqué un nouveau sacrifice. Je me dis enfin qu'il fallait la satisfaire une dernière fois, et qu'elle ne pourrait plus rien exiger quand je l'aurais replacée au milieu de sa famille. J'allais lui proposer de la suivre en Pologne, quand elle reçut la nouvelle que son père était mort subitement. Il l'avait instituée son unique héritière, mais son testament était contredit par des lettres postérieures, que des parents éloignés menaçaient de faire valoir. Ellénore, malgré le peu de relations qui subsistaient entre elle et son père, fut douloureusement affectée de cette mort: elle se reprocha de l'avoir abandonné. Bientôt elle m'accusa de sa faute. Vous m'avez fait manquer, me dit-elle, à un devoir sacré. Maintenant il ne s'agit que de ma fortune: je vous l'immolerai plus facilement encore. Mais, certes, je n'irai pas seule dans un pays où je n'ai que des ennemis à rencontrer. Je n'ai voulu, lui répondis-je, vous faire manquer à aucun devoir; j'aurais désiré, je l'avoue, que vous daignassiez réfléchir que moi aussi je trouvais pénible de manquer aux miens; je n'ai pu obtenir de vous cette justice. Je me rends, Ellénore; votre intérêt l'emporte sur toute autre considération. Nous partirons ensemble quand vous le voudrez.

Nous nous mîmes effectivement en route. Les distractions du voyage, la nouveauté des objets, les efforts que nous faisions sur nous-mêmes, ramenaient de temps en temps entre nous quelques restes d'intimité. La longue habitude que nous avions l'un de l'autre, les circonstances variées que nous avions parcourues ensemble, avaient attaché à chaque parole, presque à chaque geste, des souvenirs qui nous replaçaient tout à coup dans le passé, et nous remplissaient d'un attendrissement involontaire, comme les éclairs traversent la nuit sans la dissiper. Nous vivions, pour ainsi dire, d'une espèce de mémoire du coeur, assez puissante pour que l'idée de nous séparer nous fût douloureuse, trop faible pour que nous trouvassions du bonheur à être unis. Je me livrais à ces émotions, pour me reposer de ma contrainte habituelle. J'aurais voulu donner à Ellénore des témoignages de tendresse qui la contentassent; je reprenais quelquefois avec elle le langage de l'amour; mais ces émotions et ce langage ressemblaient à ces feuilles pâles et décolorées qui, par un reste de végétation funèbre, croissent languissamment sur les branches d'un arbre déraciné.

CHAPITRE VII.

Ellénore obtint, dès son arrivée, d'être rétablie dans la jouissance des biens qu'on lui disputait, en s'engageant à n'en pas disposer que son procès ne fût décidé. Elle s'établit dans une des possessions de son père. Le mien, qui n'abordait jamais avec moi dans ses lettres aucune question directement, se contenta de les remplir d'insinuations contre mon voyage. «Vous m'aviez mandé, me disait-il, que vous ne partiriez pas. Vous m'aviez développé longuement toutes les raisons que vous aviez de ne pas partir; j'étais, en conséquence, bien convaincu que vous partiriez. Je ne puis que vous plaindre de ce qu'avec votre esprit d'indépendance, vous faites toujours ce que vous ne voulez pas. Je ne juge point, au reste, d'une situation qui ne m'est qu'imparfaitement connue. Jusqu'à présent vous m'aviez paru le protecteur d'Ellénore, et, sous ce rapport, il y avait dans vos procédés quelque chose de noble, qui relevait votre caractère, quel que fût l'objet auquel vous vous attachiez. Aujourd'hui vos relations ne sont plus les mêmes; ce n'est plus vous qui la protégez, c'est elle qui vous protége; vous vivez chez elle, vous êtes un étranger qu'elle introduit dans sa famille. Je ne prononce point sur une position que vous choisissez; mais comme elle peut avoir ses inconvénients, je voudrais les diminuer autant qu'il est en moi. J'écris au baron de T***, notre ministre dans le pays où vous êtes, pour vous recommander à lui: j'ignore s'il vous conviendra de faire usage de cette recommandation; n'y voyez au moins qu'une preuve de mon zèle, et nullement une atteinte à l'indépendance que vous avez toujours su défendre avec succès contre votre père.»

J'étouffai les réflexions que ce style faisait naître en moi. La terre que j'habitais avec Ellénore était située à peu de distance de Varsovie; je me rendis dans cette ville, chez le baron de T***. Il me reçut avec amitié, me demanda les causes de mon séjour en Pologne, me questionna sur mes projets; je ne savais trop que lui répondre. Après quelques minutes d'une conversation embarrassée: Je vais, me dit-il, vous parler avec franchise. Je connais les motifs qui vous ont amené dans ce pays, votre père me les a mandés; je vous dirai même que je les comprends: il n'y a pas d'homme qui ne se soit, une fois dans sa vie, trouvé tiraillé par le désir de rompre une liaison inconvenable et la crainte d'affliger une femme qu'il avait aimée. L'inexpérience de la jeunesse fait que l'on s'exagère beaucoup les difficultés d'une position pareille; on se plaît à croire à la vérité de toutes ces démonstrations de douleur, qui remplacent, dans un sexe faible et emporté, tous les moyens de la force et tous ceux de la raison. Le coeur en souffre, mais l'amour-propre s'en applaudit; et tel homme qui pense de bonne foi s'immoler au désespoir qu'il a causé, ne se sacrifie dans le fait qu'aux illusions de sa propre vanité. Il n'y a pas une de ces femmes passionnées, dont le monde est plein, qui n'ait protesté qu'on la ferait mourir en l'abandonnant; il n'y en a pas une qui ne soit encore envie, et qui ne soit consolée. Je voulus l'interrompre. Pardon, me dit-il, mon jeune ami, si je m'exprime avec trop peu de ménagement; mais le bien qu'on m'a dit de vous, les talents que vous annoncez, la carrière que vous devriez suivre, tout me fait une loi de ne rien vous déguiser. Je lis dans votre âme, malgré vous et mieux que vous; vous n'êtes plus amoureux de la femme qui vous domine et qui vous traîne après elle; si vous l'aimiez encore, vous ne seriez pas venu chez moi. Vous saviez que votre père m'avait écrit; il vous était aisé de prévoir ce que j'avais à vous dire: vous n'avez pas été fâché d'entendre de ma bouche des raisonnements que vous vous répétez sans cesse à vous-même, et toujours inutilement. La réputation d'Ellénore est loin d'être intacte. Terminons, je vous prie, répondis-je, une conversation inutile. Des circonstances malheureuses ont pu disposer des premières années d'Ellénore; on peut la juger défavorablement sur des apparences mensongères: mais je la connais depuis trois ans, et il n'existe pas sur la terre une âme plus élevée, un caractère plus noble, un coeur plus pur et plus généreux. Comme vous voudrez, répliqua-t-il; mais ce sont des nuances que l'opinion n'approfondit pas. Les faits sont positifs, ils sont publics; en m'empêchant de les rappeler, pensez-vous les détruire? Écoutez, poursuivit-il: il faut dans ce monde savoir ce qu'on veut. Vous n'épouserez pas Ellénore?—Non sans doute, m'écriai-je; elle-même ne l'a jamais désiré.—Que voulez-vous donc faire? Elle a dix ans de plus que vous, vous en avez vingt-six; vous la soignerez dix ans encore, elle sera vieille; vous serez parvenu au milieu de votre vie, sans avoir rien commencé, rien achevé qui vous satisfasse. L'ennui s'emparera de vous, l'humeur s'emparera d'elle; elle vous sera chaque jour moins agréable, vous lui serez chaque jour plus nécessaire; et le résultat d'une naissance illustre, d'une fortune brillante, d'un esprit distingué, sera de végéter dans un coin de la Pologne, oublié de vos amis, perdu pour la gloire, et tourmenté par une femme qui ne sera, quoi que vous fassiez, jamais contente de vous. Je n'ajoute qu'un mot, et nous ne reviendrons plus sur un sujet qui vous embarrasse. Toutes les routes vous sont ouvertes, les lettres, les armes, l'administration; vous pouvez aspirer aux plus illustres alliances; vous êtes fait pour aller à tout: mais souvenez-vous bien qu'il y a entre vous et tous les genres de succès un obstacle insurmontable, et que cet obstacle est Ellénore.—J'ai cru vous devoir, monsieur, lui répondis-je, de vous écouter en silence; mais je me dois aussi de vous déclarer que vous ne m'avez point ébranlé. Personne que moi, je le répète, ne peut juger Ellénore; personne n'apprécie assez la vérité de ses sentiments et la profondeur de ses impressions. Tant qu'elle aura besoin de moi, je resterai près d'elle. Aucun succès ne me consolerait de la laisser malheureuse; et dussé-je borner ma carrière à lui servir d'appui, à la soutenir dans ses peines, à l'entourer de mon affection contre l'injustice d'une opinion qui la méconnaît, je croirais encore n'avoir pas employé ma vie inutilement.

Je sortis en achevant ces paroles: mais qui m'expliquera par quelle mobilité le sentiment qui me les dictait s'éteignit avant même que j'eusse fini de les prononcer? Je voulus, en retournant à pied, retarder le moment de revoir cette Ellénore que je venais de défendre; je traversai précipitamment la ville: il me tardait de me trouver seul.

Arrivé au milieu de la campagne, je ralentis ma marche, et mille pensées m'assaillirent. Ces mots funestes: «Entre tous les genres de succès et vous il existe un obstacle insurmontable, et cet obstacle c'est Ellénore,» retentissaient autour de moi. Je jetais un long et triste regard sur le temps qui venait de s'écouler sans retour; je me rappelais les espérances de ma jeunesse, la confiance avec laquelle je croyais autrefois commander à l'avenir, les éloges accordés à mes premiers essais, l'aurore de réputation que j'avais vue briller et disparaître. Je me répétais les noms de plusieurs de mes compagnons d'étude, que j'avais traités avec un dédain superbe, et qui, par le seul effet d'un travail opiniâtre et d'une vie régulière, m'avaient laissé loin derrière eux dans la route de la fortune, de la considération et de la gloire: j'étais oppressé de mon inaction. Comme les avares se représentent dans les trésors qu'ils entassent tous les biens que ces trésors pourraient acheter, j'apercevais dans Ellénore la privation de tous les succès auxquels j'aurais pu prétendre. Ce n'était pas une carrière seule que je regrettais: comme je n'avais essayé d'aucune, je les regrettais toutes. N'ayant jamais employé mes forces, je les imaginais sans bornes, et je les maudissais; j'aurais voulu que la nature m'eût créé faible et médiocre, pour me préserver au moins du remords de me dégrader volontairement. Toute louange, toute approbation pour mon esprit ou mes connaissances, me semblaient un reproche insupportable: je croyais entendre admirer les bras vigoureux d'un athlète chargé de fers au fond d'un cachot. Si je voulais ressaisir mon courage, me dire que l'époque de l'activité n'était pas encore passée, l'image d'Ellénore s'élevait devant moi comme un fantôme, et me repoussait dans le néant; je ressentais contre elle des accès de fureur, et, par un mélange bizarre, cette fureur ne diminuait en rien la terreur que m'inspirait l'idée de l'affliger.

Mon âme, fatiguée de ces sentiments amers, chercha tout à coup un refuge dans des sentiments contraires. Quelques mots, prononcés au hasard par le baron de T*** sur la possibilité d'une alliance douce et paisible, me servirent à me créer l'idéal d'une compagne. Je réfléchis au repos, à la considération, à l'indépendance même que m'offrirait un sort pareil; car les liens que je traînais depuis si longtemps me rendaient plus dépendant mille fois que n'aurait pu le faire une union inconnue et constatée. J'imaginais la joie de mon père; j'éprouvais un désir impatient de reprendre dans ma patrie et dans la société de mes égaux la place qui m'était due; je me représentais opposant une conduite austère et irréprochable à tous les jugements qu'une malignité froide et frivole avait prononcés contre moi, à tous les reproches dont m'accablait Ellénore.

Elle m'accuse sans cesse, disais-je, d'être dur, d'être ingrat, d'être sans pitié. Ah! si le ciel m'eût accordé une femme que les convenances sociales me permissent d'avouer, que mon père ne rougît pas d'accepter pour fille, j'aurais été mille fois heureux de la rendre heureuse. Cette sensibilité que l'on méconnaît parce qu'elle est souffrante et froissée, cette sensibilité dont on exige impérieusement des témoignages que mon coeur refuse à l'emportement et à la menace, qu'il me serait doux de m'y livrer avec l'être chéri compagnon d'une vie régulière et respectée! Que n'ai-je pas fait pour Ellénore? Pour elle j'ai quitté mon pays et ma famille; j'ai pour elle affligé le coeur d'un vieux père qui gémit encore loin de moi; pour elle j'habite ces lieux où ma jeunesse s'enfuit solitaire, sans gloire, sans honneur et sans plaisir: tant de sacrifices faits sans devoir et sans amour ne prouvent-ils pas ce que l'amour et le devoir me rendraient capable de faire? Si je crains tellement la douleur d'une femme qui ne me domine que par sa douleur, avec quel soin j'écarterais toute affliction, toute peine, de celle à qui je pourrais hautement me vouer sans remords et sans réserve! Combien alors on me verrait différent de ce que je suis! comme cette amertume dont on me fait un crime, parce que la source en est inconnue, fuirait rapidement loin de moi! combien je serais reconnaissant pour le ciel et bienveillant pour les hommes!

Je parlais ainsi; mes yeux se mouillaient de larmes; mille souvenirs rentraient comme par torrents dans mon âme; mes relations avec Ellénore m'avaient rendu tous ces souvenirs odieux. Tout ce qui me rappelait mon enfance, les lieux où s'étaient écoulées mes premières années, les compagnons de mes premiers jeux, les vieux parents qui m'avaient prodigué les premières marques d'intérêt, me blessait et me faisait mal; j'étais réduit à repousser, comme des pensées coupables, les images les plus attrayantes et les voeux les plus naturels. La compagne que mon imagination m'avait soudain créée s'alliait au contraire à toutes ces images et sanctionnait tous ces voeux; elle s'associait à tous mes devoirs, à tous mes plaisirs, à tous mes goûts; elle rattachait ma vie actuelle à cette époque de ma jeunesse où l'espérance ouvrait devant moi un si vaste avenir, époque dont Ellénore m'avait séparé comme par un abîme. Les plus petits détails, les plus petits objets se retraçaient à ma mémoire: je revoyais l'antique château que j'avais habité avec mon père, les bois qui l'entouraient, la rivière qui baignait le pied de ses murailles, les montagnes qui bordaient son horizon; toutes ces choses me paraissaient tellement présentes, pleines d'une telle vie, qu'elles me causaient un frémissement que j'avais peine à supporter; et mon imagination plaçait à côté d'elles une créature innocente et jeune qui les embellissait, qui les animait par l'espérance. J'errais plongé dans cette rêverie, toujours sans plan fixe, ne me disant point qu'il fallait rompre avec Ellénore, n'ayant de la réalité qu'une idée sourde et confuse, et dans l'état d'un homme accablé de peine, que le sommeil a consolé par un songe, et qui pressent que ce songe va finir. Je découvris tout à coup le château d'Ellénore, dont insensiblement je m'étais rapproché; je m'arrêtai; je pris une autre route: j'étais heureux de retarder le moment où j'allais entendre de nouveau sa voix.

Le jour s'affaiblissait: le ciel était serein; la campagne devenait déserte; les travaux des hommes avaient cessé: ils abandonnaient la nature à elle-même. Mes pensées prirent graduellement une teinte plus grave et plus imposante. Les ombres de la nuit qui s'épaississaient à chaque instant, le vaste silence qui m'environnait et qui n'était interrompu que par des bruits rares et lointains, firent succéder à mon imagination un sentiment plus calme et plus solennel. Je promenais mes regards sur l'horizon grisâtre dont je n'apercevais plus les limites, et qui, par là même, me donnait en quelque sorte la sensation de l'immensité. Je n'avais rien éprouvé de pareil depuis longtemps: sans cesse absorbé dans des réflexions toujours personnelles, la vue toujours fixée sur ma situation, j'étais devenu étranger à toute idée générale; je ne m'occupais que d'Ellénore et de moi: d'Ellénore, qui ne m'inspirait qu'une pitié mêlée de fatigue; de moi, pour qui je n'avais plus aucune estime. Je m'étais rapetissé, pour ainsi dire, dans un nouveau genre d'égoïsme, dans un égoïsme sans courage, mécontent et humilié; je me sus bon gré de renaître à des pensées d'un autre ordre, et de me retrouver la faculté de m'oublier moi-même, pour me livrer à des méditations désintéressées; mon âme semblait se relever d'une dégradation longue et honteuse.

La nuit presque entière s'écoula ainsi. Je marchais au hasard; je parcourus des champs, des bois, des hameaux où tout était immobile. De temps en temps j'apercevais dans quelque habitation éloignée une pâle lumière qui perçait l'obscurité. Là, me disais-je, là peut-être quelque infortuné s'agite sous la douleur, ou lutte contre la mort; contre la mort, mystère inexplicable, dont une expérience journalière paraît n'avoir pas encore convaincu les hommes; terme assuré qui ne nous console ni ne nous apaise, objet d'une insouciance habituelle et d'un effroi passager! Et moi aussi, poursuivais-je, je me livre à cette inconséquence insensée! Je me révolte contre la vie, comme si la vie ne devait pas finir! Je répands du malheur autour de moi, pour reconquérir quelques années misérables que le temps viendra bientôt m'arracher! Ah! renonçons à ces efforts inutiles; jouissons de voir ce temps s'écouler, mes jours se précipiter les uns sur les autres; demeurons immobile, spectateur indifférent d'une existence à demi passée; qu'on s'en empare, qu'on la déchire: on n'en prolongera pas la durée! vaut-il la peine de la disputer?

L'idée de la mort a toujours eu sur moi beaucoup d'empire. Dans mes affections les plus vives, elle a toujours suffi pour me calmer aussitôt; elle produisit sur mon âme son effet accoutumé; ma disposition pour Ellénore devint moins amère. Toute mon irritation disparut; il ne me restait de l'impression de cette nuit de délire qu'un sentiment doux et presque tranquille: peut-être la lassitude physique que j'éprouvais contribuait-elle à cette tranquillité.

Le jour allait renaître; je distinguais déjà les objets. Je reconnus que j'étais assez loin de la demeure d'Ellénore. Je me peignis son inquiétude, et je me pressais pour arriver près d'elle, autant que la fatigue pouvait me le permettre, lorsque je rencontrai un homme à cheval qu'elle avait envoyé pour me chercher. Il me raconta qu'elle était depuis douze heures dans les craintes les plus vives; qu'après être allée à Varsovie, et avoir parcouru les environs, elle était revenue chez elle dans un état inexprimable d'angoisse, et que de toutes parts les habitants du village étaient répandus dans la campagne pour me découvrir. Ce récit me remplit d'abord d'une impatience assez pénible. Je m'irritais de me voir soumis par Ellénore à une surveillance importune. En vain me répétais-je que son amour seul en était la cause: cet amour n'était-il pas aussi la cause de tout mon malheur? Cependant je parvins à vaincre ce sentiment que je me reprochais. Je la savais alarmée et souffrante. Je montai à cheval. Je franchis avec rapidité la distance qui nous séparait. Elle me reçut avec des transports de joie. Je fus ému de son émotion. Notre conversation fut courte, parce que bientôt elle songea que je devais avoir besoin de repos; et je la quittai, cette fois du moins, sans avoir rien dit qui pût affliger son coeur.

CHAPITRE VIII.

Le lendemain je me relevai poursuivi des mêmes idées qui m'avaient agité la veille. Mon agitation redoubla les jours suivants; Ellénore voulut inutilement en pénétrer la cause: je répondais par des monosyllabes contraints à ses questions impétueuses; je me raidissais contre son instance, sachant trop qu'à ma franchise succéderait sa douleur, et que sa douleur m'imposerait une dissimulation nouvelle.

Inquiète et surprise, elle recourut à l'une de ses amies pour découvrir le secret qu'elle m'accusait de lui cacher; avide de se tromper elle-même, elle cherchait un fait où il n'y avait qu'un sentiment. Cette amie m'entretint de mon humeur bizarre, du soin que je mettais à repousser toute idée d'un lien durable, de mon inexplicable soif de rupture et d'isolement. Je l'écoutai longtemps en silence; je n'avais dit jusqu'à ce moment à personne que je n'aimais plus Ellénore; ma bouche répugnait à cet aveu, qui me semblait une perfidie. Je voulus pourtant me justifier; je racontai mon histoire avec ménagement, en donnant beaucoup d'éloges à Ellénore, en convenant des inconséquences de ma conduite, en les rejetant sur les difficultés de notre situation, et sans me permettre une parole qui prononçât clairement que la difficulté véritable était de ma part l'absence de l'amour. La femme qui m'écoutait fut émue de mon récit: elle vit de la générosité dans ce que j'appelais de la faiblesse, du malheur dans ce que je nommais de la dureté. Les mêmes explications qui mettaient en fureur Ellénore passionnée portaient la conviction dans l'esprit de son impartiale amie. On est si juste lorsque l'on est désintéressé! Qui que vous soyez, ne remettez jamais à un autre les intérêts de votre coeur; le coeur seul peut plaider sa cause: il sonde seul ses blessures, tout intermédiaire devient un juge; il analyse, il transige; il conçoit l'indifférence, il l'admet comme possible, il la reconnaît pour inévitable; par là même il l'excuse, et l'indifférence se trouve ainsi, à sa grande surprise, légitime à ses propres yeux. Les reproches d'Ellénore m'avaient persuadé que j'étais coupable; j'appris de celle qui croyait la défendre que je n'étais que malheureux. Je fus entraîné à l'aveu complet de mes sentiments: je convins que j'avais pour Ellénore du dévoûment, de la sympathie, de la pitié; mais j'ajoutai que l'amour n'entrait pour rien dans les devoirs que je m'imposais. Cette vérité, jusqu'alors renfermée dans mon coeur, et quelquefois seulement révélée à Ellénore au milieu du trouble et de la colère, prit à mes propres yeux plus de réalité et de force, par cela seul qu'un autre en était devenu dépositaire. C'est un grand pas, c'est un pas irréparable, lorsqu'on dévoile tout à coup aux yeux d'un tiers les replis cachés d'une relation intime; le jour qui pénètre dans ce sanctuaire constate et achève les destructions que la nuit enveloppait de ses ombres: ainsi les corps renfermés dans les tombeaux conservent souvent leur première forme, jusqu'à ce que l'air extérieur vienne les frapper et les réduire en poudre.

L'amie d'Ellénore me quitta: j'ignore quel compte elle lui rendit de notre conversation, mais, en approchant du salon, j'entendis Ellénore qui parlait d'une voix très-animée; en m'apercevant elle se tut. Bientôt elle reproduisit, sous diverses formes, des idées générales, qui n'étaient que des attaques particulières. Rien n'est plus bizarre, disait-elle, que le zèle de certaines amitiés; il y a des gens qui s'empressent de se charger de vos intérêts pour mieux abandonner votre cause; ils appellent cela de l'attachement: j'aimerais mieux de la haine. Je compris facilement que l'amie d'Ellénore avait embrassé mon parti contre elle, et l'avait irritée en ne paraissant pas me juger assez coupable. Je me sentis assez d'intelligence avec un autre contre Ellénore: c'était entre nos coeurs une barrière de plus.

Quelques jours après, Ellénore alla plus loin: elle était incapable de tout empire sur elle-même; dès qu'elle croyait avoir un sujet de plainte, elle marchait droit à l'explication, sans ménagement et sans calcul, et préférait le danger de rompre à la contrainte de dissimuler. Les deux amies se séparèrent à jamais brouillées.

Pourquoi mêler des étrangers à nos discussions intimes? dis-je à Ellénore. Avons-nous besoin d'un tiers pour nous entendre? et si nous ne nous entendons plus, quel tiers pourrait y porter remède? Vous avez raison, me répondit-elle: mais c'est votre faute; autrefois je ne m'adressais à personne pour arriver jusqu'à votre coeur.

Tout à coup Ellénore annonça le projet de changer son genre de vie. Je démêlai par ses discours qu'elle attribuait à la solitude dans laquelle nous vivions le mécontentement qui me dévorait: elle épuisait toutes les explications fausses avant de se résigner à la véritable. Nous passions tête à tête de monotones soirées entre le silence et l'humeur; la source des longs entretiens était tarie.

Ellénore résolut d'attirer chez elle les familles nobles qui résidaient dans son voisinage ou à Varsovie. J'entrevis facilement les obstacles et les dangers de ses tentatives. Les parents qui lui disputaient son héritage avaient révélé ses erreurs passées, et répandu contre elle mille bruits calomnieux. Je frémis des humiliations qu'elle allait braver, et je tâchai de la dissuader de cette entreprise. Mes représentations furent inutiles; je blessai sa fierté par mes craintes, bien que je ne les exprimasse qu'avec ménagement. Elle supposa que j'étais embarrassé de nos liens, parce que son existence était équivoque; elle n'en fut que plus empressée à reconquérir une place honorable dans le monde: ses efforts obtinrent quelque succès. La fortune dont elle jouissait, sa beauté, que le temps n'avait encore que légèrement diminuée, le bruit même de ses aventures, tout en elle excitait la curiosité. Elle se vit entourée bientôt d'une société nombreuse; mais elle était poursuivie d'un sentiment secret d'embarras et d'inquiétude. J'étais mécontent de ma situation, elle s'imaginait que je l'étais de la sienne; elle s'agitait pour en sortir; son désir ardent ne lui permettait point de calcul, sa position fausse jetait de l'inégalité dans sa conduite et de la précipitation dans ses démarches. Elle avait l'esprit juste, mais peu étendu; la justesse de son esprit était dénaturée par l'emportement de son caractère, et son peu d'étendue l'empêchait d'apercevoir la ligne la plus habile, et de saisir des nuances délicates. Pour la première fois elle avait un but; et comme elle se précipitait vers ce but, elle le manquait. Que de dégoûts elle dévora sans me les communiquer! que de fois je rougis pour elle sans avoir la force de le lui dire! Tel est, parmi les hommes, le pouvoir de la réserve et de la mesure, que je l'avais vue plus respectée par les amis du comte de P*** comme sa maîtresse, qu'elle ne l'était par ses voisins comme héritière d'une grande fortune, au milieu de ses vassaux. Tour à tour haute et suppliante, tantôt prévenante, tantôt susceptible, il y avait dans ses actions et dans ses paroles je ne sais quelle fougue destructive de la considération, qui ne se compose que du calme.

En relevant ainsi les défauts d'Ellénore, c'est moi que j'accuse et que je condamne. Un mot de moi l'aurait calmée: pourquoi n'ai-je pu prononcer ce mot?

Nous vivions cependant plus doucement ensemble; la distraction nous soulageait de nos pensées habituelles. Nous n'étions seuls que par intervalles; et comme nous avions l'un dans l'autre une confiance sans bornes, excepté sur nos sentiments intimes, nous mettions les observations et les faits à la place de ces sentiments, et nos conversations avaient repris quelque charme. Mais bientôt ce nouveau genre de vie devint pour moi la source d'une nouvelle perplexité. Perdu dans la foule qui environnait Ellénore, je m'aperçus que j'étais l'objet de l'étonnement et du blâme. L'époque approchait où son procès devait être jugé: ses adversaires prétendaient qu'elle avait aliéné le coeur paternel par des égarements sans nombre; ma présence venait à l'appui de leurs assertions. Ses amis me reprochaient de lui faire tort. Ils excusaient sa passion pour moi, mais ils m'accusaient d'indélicatesse: j'abusais, disaient-ils, d'un sentiment que j'aurais dû modérer. Je savais seul qu'en l'abandonnant je l'entraînerais sur mes pas, et qu'elle négligerait pour me suivre tout le soin de sa fortune et tous les calculs de la prudence. Je ne pouvais rendre le public dépositaire de ce secret; je ne paraissais donc dans la maison d'Ellénore qu'un étranger nuisible au succès même des démarches qui allaient décider de son sort; et, par un étrange renversement de la vérité, tandis que j'étais la victime de ses volontés inébranlables, c'était elle que l'on plaignait comme victime de mon ascendant.

Une nouvelle circonstance vint compliquer encore cette situation douloureuse.

Une singulière révolution s'opéra tout à coup dans la conduite et dans les manières d'Ellénore: jusqu'à cette époque elle n'avait paru occupée que de moi; soudain je la vis recevoir et rechercher les hommages des hommes qui l'entouraient. Cette femme si réservée, si froide, si ombrageuse, semble subitement changer de caractère. Elle encourageait les sentiments et même les espérances d'une foule de jeunes gens, dont les uns étaient séduits par sa figure, et dont quelques autres, malgré ses erreurs passées, aspiraient sérieusement à sa main; elle leur accordait de longs tête-à-tête; elle avait avec eux ces formes douteuses, mais attrayantes, qui ne repoussent mollement que pour retenir, parce qu'elles annoncent plutôt l'indécision que l'indifférence, et des retards que des refus. J'ai su par elle dans la suite, et les faits me l'ont démontré, qu'elle agissait ainsi par un calcul faux et déplorable. Elle croyait ranimer mon amour en excitant ma jalousie; mais c'était agiter des cendres que rien ne pouvait réchauffer. Peut-être aussi se mêlait-il à ce calcul, sans qu'elle s'en rendît compte, quelque vanité de femme! Elle était blessée de ma froideur, elle voulait se prouver à elle-même qu'elle avait encore des moyens de plaire. Peut-être enfin, dans l'isolement où je laissais son coeur, trouvait-elle une sorte de consolation à s'entendre répéter des expressions d'amour que depuis longtemps je ne prononçais plus!

Quoi qu'il en soit, je me trompai quelque temps sur ses motifs. J'entrevis l'aurore de ma liberté future; je m'en félicitai. Tremblant d'interrompre par quelque mouvement inconsidéré cette grande crise à laquelle j'attachais ma délivrance, je devins plus doux, je parus plus content. Ellénore prit ma douceur pour de la tendresse, mon espoir de la voir enfin heureuse sans moi pour le désir de la rendre heureuse. Elle s'applaudit de son stratagème. Quelquefois pourtant elle s'alarmait de ne me voir aucune inquiétude; elle me reprochait de ne mettre aucun obstacle à ces liaisons qui, en apparence, menaçaient de me l'enlever. Je repoussais ses accusations par des plaisanteries, mais je ne parvenais pas toujours à l'apaiser; son caractère se faisait jour à travers la dissimulation qu'elle s'était imposée. Les scènes recommençaient sur un autre terrain, mais non moins orageuses. Ellénore m'imputait ses propres torts; elle m'insinuait qu'un seul mot la ramènerait à moi tout entière; puis, offensée de mon silence, elle se précipitait de nouveau dans la coquetterie avec une espèce de fureur.

C'est ici surtout, je le sens, que l'on m'accusera de faiblesse. Je voulais être libre, et je le pouvais avec l'approbation générale; je le devais peut-être: la conduite d'Ellénore m'y autorisait et semblait m'y contraindre. Mais ne savais-je pas que cette conduite était mon ouvrage? ne savais-je pas qu'Ellénore, au fond de son coeur, n'avait pas cessé de m'aimer? Pouvais-je la punir d'une imprudence que je lui faisais commettre, et, froidement hypocrite, chercher un prétexte dans ces imprudences pour l'abandonner sans pitié?

Certes, je ne veux point m'excuser, je me condamne plus sévèrement qu'un autre peut-être ne le ferait à ma place; mais je puis au moins me rendre ici ce solennel témoignage, que je n'ai jamais agi par calcul, et que j'ai toujours été dirigé par des sentiments vrais et naturels. Comment se fait-il qu'avec ces sentiments je n'aie fait si longtemps que mon malheur et celui des autres?

La société cependant m'observait avec surprise. Mon séjour chez Ellénore ne pouvait s'expliquer que par un extrême attachement pour elle, et mon indifférence sur les liens qu'elle semblait toujours prête à contracter démentait cet attachement. L'on attribua ma tolérance inexplicable à une légèreté de principes, à une insouciance pour la morale, qui annonçaient, disait-on, un homme profondément égoïste, et que le monde avait corrompu. Ces conjectures, d'autant plus propres à faire impression qu'elles étaient plus proportionnées aux âmes qui les concevaient, furent accueillies et répétées. Le bruit en parvint enfin jusqu'à moi; je fus indigné de cette découverte inattendue: pour prix de mes longs services, j'étais méconnu, calomnié; j'avais, pour une femme, oublié tous les intérêts et repoussé tous les plaisirs de la vie, et c'était moi que l'on condamnait.

Je m'expliquai vivement avec Ellénore: un mot fit disparaître cette tourbe d'adorateurs qu'elle n'avait appelés que pour me faire craindre sa perte. Elle restreignit sa société à quelques femmes et à un petit nombre d'hommes âgés. Tout reprit autour de nous une apparence régulière; mais nous n'en fûmes que plus malheureux: Ellénore se croyait de nouveaux droits; je me sentais chargé de nouvelles chaînes.

Je ne saurais peindre quelles amertumes et quelles fureurs résultèrent de nos rapports ainsi compliqués. Notre vie ne fut plus qu'un perpétuel orage; l'intimité perdit tous ses charmes, et l'amour toute sa douceur; il n'y eut plus même entre nous ces retours passagers qui semblent guérir pour quelques instants d'incurables blessures. La vérité se fit jour de toutes parts, et j'empruntai, pour me faire entendre, les expressions les plus dures et les plus impitoyables. Je ne m'arrêtais que lorsque je voyais Ellénore dans les larmes; et ses larmes mêmes n'étaient qu'une lave brûlante qui, tombant goutte à goutte sur mon coeur, m'arrachait des cris, sans pouvoir m'arracher un désaveu. Ce fut alors que, plus d'une fois, je la vis se lever pâle et prophétique: Adolphe, s'écriait-elle, vous ne savez pas le mal que vous faites; vous l'apprendrez un jour, vous l'apprendrez par moi, quand vous m'aurez précipitée dans la tombe.—Malheureux! lorsqu'elle parlait ainsi, que ne m'y suis-je jeté moi-même avant elle!

CHAPITRE IX.

Je n'étais pas retourné chez le baron de T*** depuis ma dernière visite.
Un matin je reçus de lui le billet suivant:

«Les conseils que je vous avais donnés ne méritaient pas une si longue absence. Quelque parti que vous preniez sur ce qui vous regarde, vous n'en êtes pas moins le fils de mon ami le plus cher, je n'en jouirai pas moins avec plaisir de votre société, et j'en aurais beaucoup à vous introduire dans un cercle dont j'ose vous promettre qu'il vous sera agréable de faire partie. Permettez-moi d'ajouter que, plus votre genre de vie, que je ne veux point désapprouver, a quelque chose de singulier, plus il vous importe de dissiper des préventions mal fondées sans doute, en vous montrant dans le monde.»

Je fus reconnaissant de la bienveillance qu'un homme âgé me témoignait. Je me rendis chez lui; il ne fut pas question d'Ellénore. Le baron me retint à dîner: il n'y avait ce jour-là que quelques hommes assez spirituels et assez aimables. Je fus d'abord embarrassé, mais je fis effort sur moi-même; je me ranimai, je parlai; je déployai le plus qu'il me fut possible de l'esprit et des connaissances. Je m'aperçus que je réussissais à captiver l'approbation. Je retrouvai dans ce genre de succès une jouissance d'amour-propre dont j'avais été privé dès longtemps: cette jouissance me rendit la société du baron de T*** plus agréable.

Mes visites chez lui se multiplièrent. Il me chargea de quelques travaux relatifs à sa mission, et qu'il croyait pouvoir me confier sans inconvénient. Ellénore fut d'abord surprise de cette révolution dans ma vie; mais je lui parlai de l'amitié du baron pour mon père, et du plaisir que je goûtais à consoler ce dernier de mon absence, en ayant l'air de m'occuper utilement. La pauvre Ellénore, je l'écris dans ce moment avec un sentiment de remords, éprouva plus de joie de ce que je paraissais plus tranquille, et se résigna, sans trop se plaindre, à passer souvent la plus grande partie de la journée séparée de moi. Le baron, de son côté, lorsqu'un peu de confiance se fut établie entre nous, me reparla d'Ellénore. Mon intention positive était toujours d'en dire du bien, mais, sans m'en apercevoir, je m'exprimais sur elle d'un ton plus leste et plus dégagé: tantôt j'indiquais, par des maximes générales, que je reconnaissais la nécessité de m'en détacher; tantôt la plaisanterie venait à mon secours; je parlais en riant des femmes et de la difficulté de rompre avec elles. Ces discours amusaient un vieux ministre dont l'âme était usée, et qui se rappelait vaguement que, dans sa jeunesse, il avait aussi été tourmenté par des intrigues d'amour. De la sorte, par cela seul que j'avais un sentiment caché, je trompais plus ou moins tout le monde: je trompais Ellénore, car je savais que le baron voulait m'éloigner d'elle, et je le lui taisais; je trompais M. de T***, car je lui laissais espérer que j'étais prêt à briser mes liens. Cette duplicité était fort éloignée de mon caractère naturel; mais l'homme se déprave dès qu'il a dans le coeur une seule pensée qu'il est constamment forcé de dissimuler.

Jusqu'alors je n'avais fait connaissance, chez le baron de T***, qu'avec les hommes qui composaient sa société particulière. Un jour il me proposa de rester à une grande fête qu'il donnait pour la naissance de son maître. Vous y rencontrerez, me dit-il, les plus jolies femmes de Pologne: vous n'y trouverez pas, il est vrai, celle que vous aimez; j'en suis fâché, mais il y a des femmes que l'on ne voit que chez elles. Je fus péniblement affecté de cette phrase; je gardai le silence, mais je me reprochais intérieurement de ne pas défendre Ellénore, qui, si l'on m'eût attaqué en sa présence, m'aurait si vivement défendu.

L'assemblée était nombreuse; on m'examinait avec attention. J'entendais répéter tout bas, autour de moi, le nom de mon père, celui d'Ellénore, celui du comte de P***. On se taisait à mon approche; on recommençait quand je m'éloignais. Il m'était démontré que l'on se racontait mon histoire, et chacun, sans doute, la racontait à sa manière. Ma situation était insupportable; mon front était couvert d'une sueur froide; tour à tour je rougissais et je pâlissais.

Le baron s'aperçut de mon embarras. Il vint à moi, redoubla d'attentions et de prévenances, chercha toutes les occasions de me donner des éloges, et l'ascendant de sa considération força bientôt les autres à me témoigner les mêmes égards.

Lorsque tout le monde se fut retiré: Je voudrais, me dit M. de T***, vous parler encore une fois à coeur ouvert. Pourquoi voulez-vous rester dans une situation dont vous souffrez? À qui faites-vous du bien? Croyez-vous que l'on ne sache pas ce qui se passe entre vous et Ellénore? Tout le monde est informé de votre aigreur et de votre mécontentement réciproque. Vous vous faites du tort par votre faiblesse, vous ne vous en faites pas moins par votre dureté; car, pour comble d'inconséquence, vous ne la rendez pas heureuse, cette femme qui vous rend si malheureux.

J'étais encore froissé de la douleur que j'avais éprouvée. Le baron me montra plusieurs lettres de mon père. Elles annonçaient une affliction bien plus vive que je ne l'avais supposée. Je fus ébranlé. L'idée que je prolongeais les agitations d'Ellénore vint ajouter à mon irrésolution. Enfin, comme si tout s'était réuni contre elle, tandis que j'hésitais, elle-même, par sa véhémence, acheva de me décider. J'avais été absent tout le jour; le baron m'avait retenu chez lui après l'assemblée; la nuit s'avançait. On me remit, de la part d'Ellénore, une lettre en présence du baron de T***. Je vis dans les yeux de ce dernier une sorte de pitié de ma servitude. La lettre d'Ellénore était pleine d'amertume. Quoi! me dis-je, je ne puis passer un jour libre! je ne puis respirer une heure en paix! Elle me poursuit partout, comme un esclave qu'on doit ramener à ses pieds; et, d'autant plus violent que je me sentais plus faible: Oui, m'écriai-je, je le prends, l'engagement de rompre avec Ellénore, j'oserai le lui déclarer moi-même; vous pouvez d'avance en instruire mon père.

En disant ces mots, je m'élançai loin du baron. J'étais oppressé des paroles que je venais de prononcer, et je ne croyais qu'à peine à la promesse que j'avais donnée.

Ellénore m'attendait avec impatience. Par un hasard étrange, on lui avait parlé, pendant mon absence, pour la première fois, des efforts du baron de T*** pour me détacher d'elle. On lui avait rapporté les discours que j'avais tenus, les plaisanteries que j'avais faites. Ses soupçons étant éveillés, elle avait rassemblé dans son esprit plusieurs circonstances qui lui paraissaient les confirmer. Ma liaison subite avec un homme que je ne voyais jamais autrefois, l'intimité qui existait entre cet homme et mon père, lui semblaient des preuves irréfragables. Son inquiétude avait fait tant de progrès en peu d'heures, que je la trouvai pleinement convaincue de ce qu'elle nommait ma perfidie.

J'étais arrivé auprès d'elle décidé à lui tout dire. Accusé par elle, le croira-t-on? je ne m'occupai qu'à tout éluder. Je niai même, oui, je niai ce jour-là ce que j'étais déterminé à lui déclarer le lendemain.

Il était tard, je la quittai; je me hâtai de me coucher pour terminer cette longue journée; et quand je fus bien sûr qu'elle était finie, je me sentis, pour le moment, délivré d'un poids énorme.

Je ne me levai le lendemain que vers le milieu du jour, comme si, en retardant le commencement de notre entrevue, j'avais retardé l'instant fatal.

Ellénore s'était rassurée pendant la nuit, et par ses propres réflexions, et par mes discours de la veille. Elle me parla de ses affaires avec un air de confiance qui n'annonçait que trop qu'elle regardait nos existences comme indissolublement unies. Où trouver des paroles qui la repoussassent dans l'isolement?

Le temps s'écoulait avec une rapidité effrayante. Chaque minute ajoutait à la nécessité d'une explication. Des trois jours que j'avais fixés, déjà le second était près de disparaître. M. de T*** m'attendait au plus tard le surlendemain. Sa lettre pour mon père était partie, et j'allais manquer à ma promesse sans avoir fait pour l'exécuter la moindre tentative. Je sortais, je rentrais, je prenais la main d'Ellénore, je commençais une phrase que j'interrompais aussitôt; je regardais la marche du soleil qui s'inclinait vers l'horizon. La nuit revint, j'ajournai de nouveau. Un jour me restait: c'était assez d'une heure.

Ce jour se passa comme le précédent. J'écrivis à M. de T*** pour lui demander du temps encore: et, comme il est naturel aux caractères faibles de le faire, j'entassai dans ma lettre mille raisonnements pour justifier mon retard, pour démontrer qu'il ne changeait rien à la résolution que j'avais prise, et que, dès l'instant même, on pouvait regarder mes liens avec Ellénore comme brisés pour jamais.

CHAPITRE X.

Je passai les jours suivants plus tranquille. J'avais rejeté dans le vague la nécessité d'agir; elle ne me poursuivait plus comme un spectre; je croyais avoir tout le temps de préparer Ellénore. Je voulais être plus doux, plus tendre avec elle, pour conserver au moins des souvenirs d'amitié. Mon trouble était tout différent de celui que j'avais connu jusqu'alors. J'avais imploré le ciel pour qu'il élevât soudain entre Ellénore et moi un obstacle que je ne pusse franchir. Cet obstacle s'était élevé. Je fixais mes regards sur Ellénore comme sur un être que j'allais perdre. L'exigence, qui m'avait paru tant de fois insupportable, ne m'effrayait plus; je m'en sentais affranchi d'avance. J'étais plus libre en lui cédant encore, et je n'éprouvais plus cette révolte intérieure qui jadis me portait sans cesse à tout déchirer. Il n'y avait plus en moi d'impatience; il y avait, au contraire, un désir secret de retarder le moment funeste.

Ellénore s'aperçut de cette disposition plus affectueuse et plus sensible: elle-même devint moins amère. Je recherchais des entretiens que j'avais évités; je jouissais de ses expressions d'amour, naguère importunes, précieuses maintenant, comme pouvant chaque fois être les dernières.

Un soir, nous nous étions quittés après une conversation plus douce que de coutume. Le secret que je renfermais dans mon sein me rendait triste; mais ma tristesse n'avait rien de violent. L'incertitude sur l'époque de la séparation que j'avais voulue me servait à en écarter l'idée. La nuit, j'entendis dans le château un bruit inusité. Ce bruit cessa bientôt, et je n'y attachai point d'importance. Le matin cependant, l'idée m'en revint; j'en voulus savoir la cause, et je dirigeai mes pas vers la chambre d'Ellénore. Quel fut mon étonnement, lorsqu'on me dit que depuis douze heures elle avait une fièvre ardente, qu'un médecin que ses gens avaient fait appeler déclarait sa vie en danger, et qu'elle avait défendu impérieusement que l'on m'avertît ou qu'on me laissât pénétrer jusqu'à elle!

Je voulus insister. Le médecin sortit lui-même pour me représenter la nécessité de ne lui causer aucune émotion. Il attribuait sa défense, dont il ignorait le motif, au désir de ne pas me causer d'alarmes. J'interrogeai les gens d'Ellénore avec angoisse sur ce qui avait pu la plonger d'une manière si subite dans un état si dangereux. La veille, après m'avoir quitté, elle avait reçu de Varsovie une lettre apportée par un homme à cheval; l'ayant ouverte et parcourue, elle s'était évanouie; revenue à elle, elle s'était jetée sur son lit sans prononcer une parole. L'une de ses femmes, inquiète de l'agitation qu'elle remarquait en elle, était restée dans sa chambre à son insu; vers le milieu de la nuit, cette femme l'avait vue saisie d'un tremblement qui ébranlait le lit sur lequel elle était couchée: elle avait voulu m'appeler; Ellénore s'y était opposée avec une espèce de terreur tellement violente, qu'on n'avait osé lui désobéir. On avait envoyé chercher un médecin; Ellénore avait refusé, refusait encore de lui répondre; elle avait passé la nuit prononçant des mots entrecoupés qu'on n'avait pu comprendre, et appuyant souvent son mouchoir sur sa bouche, comme pour s'empêcher de parler.

Tandis qu'on me donnait ces détails, une autre femme, qui était restée près d'Ellénore, accourut tout effrayée. Ellénore paraissait avoir perdu l'usage de ses sens. Elle ne distinguait rien de ce qui l'entourait. Elle poussait quelquefois des cris, elle répétait mon nom; puis, épouvantée, elle faisait signe de la main, comme pour que l'on éloignât d'elle quelque objet qui lui était odieux.

J'entrai dans sa chambre. Je vis au pied de son lit deux lettres. L'une était la mienne au baron de T***, l'autre était de lui-même à Ellénore. Je ne conçus que trop alors le mot de cette affreuse énigme. Tous mes efforts pour obtenir le temps que je voulais consacrer encore aux derniers adieux s'étaient tournés de la sorte contre l'infortunée que j'aspirais à ménager. Ellénore avait lu, tracées de ma main, mes promesses de l'abandonner, promesses qui n'avaient été dictées que par le désir de rester plus longtemps près d'elle, et que la vivacité de ce désir même m'avait porté à répéter, à développer de mille manières. L'oeil indifférent de M. de T*** avait facilement démêlé dans ces protestations réitérées à chaque ligne l'irrésolution que je déguisais, et les ruses de ma propre incertitude; mais le cruel avait trop bien calculé qu'Ellénore y verrait un arrêt irrévocable. Je m'approchai d'elle: elle me regarda sans me reconnaître. Je lui parlai: elle tressaillit. Quel est ce bruit? s'écria-t-elle; c'est la voix qui m'a fait du mal. Le médecin remarqua que ma présence ajoutait à son délire, et me conjura de m'éloigner. Comment peindre ce que j'éprouvai pendant trois longues heures? Le médecin sortit enfin. Ellénore était tombée dans un profond assoupissement. Il ne désespérait pas de la sauver, si, à son réveil, la fièvre était calmée.

Ellénore dormit longtemps. Instruit de son réveil, je lui écrivis pour lui demander de me recevoir. Elle me fit dire d'entrer. Je voulus parler; elle m'interrompit. Que je n'entende de vous, dit-elle, aucun mot cruel. Je ne réclame plus, je ne m'oppose à rien; mais que cette voix que j'ai tant aimée, que cette voix qui retentissait au fond de mon coeur n'y pénètre pas pour le déchirer. Adolphe, Adolphe, j'ai été violente, j'ai pu vous offenser; mais vous ne savez pas ce que j'ai souffert. Dieu veuille que jamais vous ne le sachiez!

Son agitation devint extrême. Elle posa son front sur ma main; il était brûlant; une contraction terrible défigurait ses traits. Au nom du ciel, m'écriai-je, chère Ellénore, écoutez-moi. Oui, je suis coupable: cette lettre… Elle frémit et voulut s'éloigner. Je la retins. Faible, tourmenté, continuai-je, j'ai pu céder un moment à une instance cruelle; mais n'avez-vous pas vous-même mille preuves que je ne puis vouloir ce qui nous sépare? J'ai été mécontent, malheureux, injuste; peut-être, en luttant avec trop de violence contre une imagination rebelle, avez-vous donné de la force à des velléités passagères que je méprise aujourd'hui; mais pouvez-vous douter de mon affection profonde? Nos âmes ne sont-elles pas enchaînées l'une à l'autre par mille liens que rien ne peut rompre? Tout le passé ne nous est-il pas commun? Pouvons-nous jeter un regard sur les trois années qui viennent de finir sans nous retracer des impressions que nous avons partagées, des plaisirs que nous avons goûtés, des peines que nous avons supportées ensemble? Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque, rappelons les heures du bonheur et de l'amour. Elle me regarda quelque temps avec l'air du doute. Votre père, reprit-elle enfin, vos devoirs, votre famille, ce qu'on attend de vous!… Sans doute, répondis-je, une fois, un jour, peut-être… Elle remarqua que j'hésitais. Mon Dieu, s'écria-t-elle, pourquoi m'avait-il rendu l'espérance pour me la ravir aussitôt! Adolphe, je vous remercie de vos efforts, ils m'ont fait du bien, d'autant plus de bien qu'ils ne vous coûteront, je l'espère, aucun sacrifice; mais, je vous en conjure, ne parlons plus de l'avenir. Ne vous reprochez rien, quoi qu'il arrive. Vous avez été bon pour moi. J'ai voulu ce qui n'était pas possible. L'amour était toute ma vie: il ne pouvait être la vôtre. Soignez-moi maintenant quelques jours encore. Des larmes coulèrent abondamment de ses yeux; sa respiration fut moins oppressée; elle appuya sa tête sur mon épaule. C'est ici, dit-elle, que j'ai toujours désiré mourir. Je la serrai contre mon coeur, j'abjurai de nouveau mes projets, je désavouai mes fureurs cruelles. Non, reprit-elle, il faut que vous soyez libre et content.—Puis-je l'être si vous êtes malheureuse?—Je ne serai pas longtemps malheureuse, vous n'aurez pas longtemps à me plaindre.—Je rejetai loin de moi des craintes que je voulais croire chimériques. Non, non, cher Adolphe, me dit-elle, quand on a longtemps invoqué la mort, le ciel nous envoie à la fin je ne sais quel pressentiment infaillible qui nous avertit que notre prière est exaucée.—Je lui jurai de ne jamais la quitter.—Je l'ai toujours espéré, maintenant j'en suis sûre.

C'était une de ces journées d'hiver où le soleil semble éclairer tristement la campagne grisâtre, comme s'il regardait en pitié la terre qu'il a cessé de réchauffer. Ellénore me proposa de sortir. Il fait bien froid, lui dis-je.—N'importe, je voudrais me promener avec vous. Elle prit mon bras; nous marchâmes longtemps sans rien dire; elle avançait avec peine, et se penchait sur moi presque tout entière.—Arrêtons-nous un instant.—Non, me répondit-elle, j'ai du plaisir à me sentir encore soutenue par vous. Nous retombâmes dans le silence. Le ciel était serein; mais les arbres étaient sans feuilles; aucun souffle n'agitait l'air, aucun oiseau ne le traversait: tout était immobile, et le seul bruit qui se fit entendre était celui de l'herbe glacée qui se brisait sous nos pas. Comme tout est calme! me dit Ellénore; comme la nature se résigne! le coeur aussi ne doit-il pas apprendre à se résigner? Elle s'assit sur une pierre; tout à coup elle se mit à genoux, et baissant la tête, elle l'appuya sur ses deux mains. J'entendis quelques mots prononcés à voix basse. Je m'aperçus qu'elle priait. Se relevant enfin: Rentrons, dit-elle, le froid m'a saisie. J'ai peur de me trouver mal. Ne me dites rien; je ne suis pas en état de vous entendre.

À dater de ce jour, je vis Ellénore s'affaiblir et dépérir. Je rassemblai de toutes parts des médecins autour d'elle: les uns m'annoncèrent un mal sans remède, d'autres me bercèrent d'espérances vaines; mais la nature, sombre et silencieuse, poursuivait d'un bras invisible son travail impitoyable. Par moments, Ellénore semblait reprendre à la vie. On eût dit quelquefois que la main de fer qui pesait sur elle s'était retirée. Elle relevait sa tête languissante; ses joues se couvraient de couleurs un peu plus vives; ses yeux se ranimaient: mais tout à coup, par le jeu cruel d'une puissance inconnue, ce mieux mensonger disparaissait, sans que l'art en pût deviner la cause. Je la vis de la sorte marcher par degrés à la destruction. Je vis se graver sur cette figure si noble et si expressive les signes avant-coureurs de la mort. Je vis, spectacle humiliant et déplorable! ce caractère énergique et fier recevoir de la souffrance physique mille impressions confuses et incohérentes, comme si, dans ces instants terribles, l'âme, froissée par le corps, se métamorphosait en tous sens pour se plier avec moins de peine à la dégradation des organes.

Un seul sentiment ne varia jamais dans le coeur d'Ellénore: ce fut sa tendresse pour moi. Sa faiblesse lui permettait rarement de me parler; mais elle fixait sur moi ses yeux en silence, et il me semblait alors que ses regards me demandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Je craignais de lui causer une émotion violente; j'inventais des prétextes pour sortir: je parcourais au hasard tous les lieux où je m'étais trouvé avec elle; j'arrosais de mes pleurs les pierres, le pied des arbres, tous les objets qui me retraçaient son souvenir.

Ce n'étaient pas les regrets de l'amour, c'était un sentiment plus sombre et plus triste; l'amour s'identifie tellement à l'objet aimé, que dans son désespoir même il y a quelque charme. Il lutte contre la réalité, contre la destinée; l'ardeur de son désir le trompe sur ses forces, et l'exalte au milieu de sa douleur. La mienne était morne et solitaire; je n'espérais point mourir avec Ellénore; j'allais vivre sans elle dans ce désert du monde, que j'avais souhaité tant de fois de traverser indépendant. J'avais brisé l'être qui m'aimait; j'avais brisé ce coeur, compagnon du mien, qui avait persisté à se dévouer à moi, dans sa tendresse infatigable; déjà l'isolement m'atteignait. Ellénore respirait encore, mais je ne pouvais plus lui confier mes pensées; j'étais déjà seul sur la terre; je ne vivais plus dans cette atmosphère d'amour qu'elle répandait autour de moi; l'air que je respirais me paraissait plus rude, les visages des hommes que je rencontrais plus indifférents; toute la nature semblait me dire que j'allais à jamais cesser d'être aimé.

Le danger d'Ellénore devint tout à coup plus imminent; des symptômes qu'on ne pouvait méconnaître annoncèrent sa fin prochaine: un prêtre de sa religion l'en avertit. Elle me pria de lui apporter une cassette qui contenait beaucoup de papiers; elle en fit brûler plusieurs devant elle, mais elle paraissait en chercher un qu'elle ne trouvait point, et son inquiétude était extrême. Je la suppliai de cesser cette recherche qui l'agitait, et pendant laquelle, deux fois, elle s'était évanouie. J'y consens, me répondit-elle; mais, cher Adolphe, ne me refusez pas une prière. Vous trouverez parmi mes papiers, je ne sais où, une lettre qui vous est adressée; brûlez-la sans la lire, je vous en conjure au nom de notre amour, au nom de ces derniers moments que vous avez adoucis. Je le lui promis; elle fut plus tranquille. Laissez-moi me livrer à présent, me dit-elle, aux devoirs de ma religion; j'ai bien des fautes à expier: mon amour pour vous fut peut-être une faute; je ne le croirais pourtant pas, si cet amour avait pu vous rendre heureux.

Je la quittai: je ne rentrai qu'avec tous ses gens pour assister aux dernières et solennelles prières; à genoux dans un coin de sa chambre, tantôt je m'abîmais dans mes pensées, tantôt je contemplais, par une curiosité involontaire, tous ces hommes réunis, la terreur des uns, la distraction des autres, et cet effet singulier de l'habitude qui introduit l'indifférence dans toutes les pratiques prescrites, et qui fait regarder les cérémonies les plus augustes et les plus terribles comme des choses convenues et de pure forme; j'entendais ces hommes répéter machinalement les paroles funèbres, comme si eux aussi n'eussent pas dû être acteurs un jour dans une scène pareille, comme si eux aussi n'eussent pas dû mourir un jour. J'étais loin cependant de dédaigner ces pratiques; en est-il une seule dont l'homme, dans son ignorance, ose prononcer l'inutilité? Elles rendaient du calme à Ellénore; elles l'aidaient à franchir ce pas terrible vers lequel nous avançons tous, sans qu'aucun de nous puisse prévoir ce qu'il doit éprouver alors. Ma surprise n'est pas que l'homme ait besoin d'une religion; ce qui m'étonne, c'est qu'il se croie jamais assez fort, assez à l'abri du malheur pour oser en rejeter une: il devrait, ce me semble, être porté, dans sa faiblesse, à les invoquer toutes; dans la nuit épaisse qui nous entoure, est-il une lueur que nous puissions repousser? au milieu du torrent qui nous entraîne, est-il une branche à laquelle nous osions refuser de nous retenir?

L'impression produite sur Ellénore par une solennité si lugubre parut l'avoir fatiguée. Elle s'assoupit d'un sommeil assez paisible; elle se réveilla moins souffrante. J'étais seul dans sa chambre; nous nous parlions de temps en temps à de longs intervalles. Le médecin qui s'était montré le plus habile dans ses conjectures m'avait prédit qu'elle ne vivrait pas vingt-quatre heures; je regardais tour à tour une pendule qui marquait les heures, et le visage d'Ellénore, sur lequel je n'apercevais nul changement nouveau. Chaque minute qui s'écoulait ranimait mon espérance, et je révoquais en doute les présages d'un art mensonger. Tout à coup Ellénore s'élança par un mouvement subit; je la retins dans mes bras: un tremblement convulsif agitait son corps; ses yeux me cherchaient, mais dans ses yeux se peignait un effroi vague, comme si elle eût demandé grâce à quelque objet menaçant qui se dérobait à mes regards; elle se relevait, elle retombait, on voyait qu'elle s'efforçait de fuir; on eût dit qu'elle luttait contre une puissance physique invisible, qui, lassée d'attendre le moment funeste, l'avait saisie et la retenait pour l'achever sur ce lit de mort. Elle céda enfin à l'acharnement de la nature ennemie; ses membres s'affaissèrent, elle sembla reprendre quelque connaissance: elle me serra la main; elle voulut pleurer, il n'y avait plus de larmes; elle voulut parler, il n'y avait plus de voix: elle laissa tomber, comme résignée, sa tête sur le bras qui l'appuyait; sa respiration devint plus lente: quelques instants après, elle n'était plus.

Je demeurai longtemps immobile près d'Ellénore sans vie. La conviction de sa mort n'avait pas encore pénétré dans mon âme; mes yeux contemplaient avec un étonnement stupide ce corps inanimé. Une de ses femmes étant entrée répandit dans la maison la sinistre nouvelle. Le bruit qui se fit autour de moi me tira de la léthargie où j'étais plongé; je me levai: ce fut alors que j'éprouvai la douleur déchirante et toute l'horreur de l'adieu sans retour. Tant de mouvement, cette activité de la vie vulgaire, tant de soins et d'agitations qui ne la regardaient plus, dissipèrent cette illusion que je prolongeais, cette illusion par laquelle je croyais encore exister avec Ellénore. Je sentis le dernier lien se rompre, et l'affreuse réalité se placer à jamais entre elle et moi. Combien elle me pesait, cette liberté que j'avais tant regrettée! Combien elle manquait à mon coeur, cette dépendance qui m'avait révolté souvent! Naguère toutes mes actions avaient un but; j'étais sûr, par chacune d'elles, d'épargner une peine ou de causer un plaisir: je m'en plaignais alors; j'étais impatienté qu'un oeil ami observât mes démarches, que le bonheur d'un autre y fût attaché. Personne maintenant ne les observait; elles n'intéressaient personne; nul ne me disputait mon temps ni mes heures; aucune voix ne me rappelait quand je sortais: j'étais libre en effet; je n'étais plus aimé: j'étais étranger pour tout le monde.

L'on m'apporta tous les papiers d'Ellénore, comme elle l'avait ordonné; à chaque ligne, j'y rencontrai de nouvelles preuves de son amour, de nouveaux sacrifices qu'elle m'avait faits et qu'elle m'avait cachés. Je trouvai enfin cette lettre que j'avais promis de brûler; je ne la reconnus pas d'abord, elle était sans adresse, elle était ouverte; quelques mots frappèrent mes regards malgré moi; je tentai vainement de les en détourner, je ne pus résister au besoin de la lire tout entière. Je n'ai pas la force de la transcrire: Ellénore l'avait écrite après une des scènes violentes qui avaient précédé sa maladie. Adolphe, me disait-elle, pourquoi vous acharnez-vous sur moi? quel est mon crime? de vous aimer, de ne pouvoir exister sans vous. Par quelle pitié bizarre n'osez-vous rompre un lien qui vous pèse, et déchirez-vous l'être malheureux près de qui votre pitié vous retient? Pourquoi me refusez-vous le triste plaisir de vous croire au moins généreux? Pourquoi vous montrez-vous furieux et faible? L'idée de ma douleur vous poursuit, et le spectacle de cette douleur ne peut vous arrêter! Qu'exigez-vous? que je vous quitte? ne voyez-vous pas que je n'en ai pas la force? Ah! c'est à vous, qui n'aimez pas, c'est à vous à la trouver, cette force, dans ce coeur lassé de moi, que tant d'amour ne saurait désarmer. Vous ne me la donnerez pas, vous me ferez languir dans les larmes, vous me ferez mourir à vos pieds. Dites un mot, écrivait-elle ailleurs. Est-il un pays où je ne vous suive? est-il une retraite où je ne me cache pour vivre auprès de vous, sans être un fardeau dans votre vie? Mais non, vous ne le voulez pas. Tous les projets que je propose, timide et tremblante, car vous m'avez glacée d'effroi, vous les repoussez avec impatience. Ce que j'obtiens de mieux, c'est votre silence. Tant de dureté ne convient pas à votre caractère. Vous êtes bon; vos actions sont nobles et dévouées: mais quelles actions effaceraient vos paroles? Ces paroles acérées retentissent autour de moi: je les entends la nuit; elles me suivent, elles me dévorent, elles flétrissent tout ce que vous faites. Faut-il donc que je meure, Adolphe? Eh bien, vous serez content; elle mourra, cette pauvre créature que vous avez protégée, mais que vous frappez à coups redoublés. Elle mourra, cette importune Ellénore que vous ne pouvez supporter autour de vous, que vous regardez comme un obstacle, pour qui vous ne trouvez pas sur la terre une place qui ne vous fatigue; elle mourra: vous marcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtes impatient de vous mêler! Vous les connaîtrez ces hommes que vous remerciez aujourd'hui d'être indifférents; et peut-être un jour, froissé par ces coeurs arides, vous regretterez ce coeur dont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravé mille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plus récompenser d'un regard.

LETTRE À L'ÉDITEUR.

Je vous renvoie, Monsieur, le manuscrit que vous avez eu la bonté de me confier. Je vous remercie de cette complaisance, bien qu'elle ait réveillé en moi de tristes souvenirs que le temps avait effacés. J'ai connu la plupart de ceux qui figurent dans cette histoire, car elle n'est que trop vraie. J'ai vu souvent ce bizarre et malheureux Adolphe, qui en est à la fois l'auteur et le héros; j'ai tenté d'arracher par mes conseils cette charmante Ellénore, digne d'un sort plus doux et d'un coeur plus fidèle, à l'être malfaisant qui, non moins misérable qu'elle, la dominait par une espèce de charme, et la déchirait par sa faiblesse. Hélas! la dernière fois que je l'ai vue, je croyais lui avoir donné quelque force, avoir armé sa raison contre son coeur. Après une trop longue absence, je suis revenu dans les lieux où je l'avais laissée, et je n'ai trouvé qu'un tombeau.

Vous devriez, Monsieur, publier cette anecdote. Elle ne peut désormais blesser personne, et ne serait pas, à mon avis, sans utilité. Le malheur d'Ellénore prouve que le sentiment le plus passionné ne saurait lutter contre l'ordre des choses. La société est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d'amertumes à l'amour qu'elle n'a pas sanctionné; elle favorise ce penchant à l'inconstance, et cette fatigue impatiente, maladies de l'âme, qui la saisissent quelquefois subitement au sein de l'intimité. Les indifférents ont un empressement merveilleux à être tracassiers au nom de la morale et nuisibles par zèle pour la vertu; on dirait que la vue de l'affection les importune, parce qu'ils en sont incapables; et quand ils peuvent se prévaloir d'un prétexte, ils jouissent de l'attaquer et de la détruire. Malheur donc à la femme qui se repose sur un sentiment que tout se réunit pour empoisonner, et contre lequel la société, lorsqu'elle n'est pas forcée à le respecter comme légitime, s'arme de tout ce qu'il y a de mauvais dans le coeur de l'homme pour décourager tout ce qu'il y a de bon!

L'exemple d'Adolphe ne sera pas moins instructif, si vous ajoutez qu'après avoir repoussé l'être qui l'aimait, il n'a pas été moins inquiet, moins agité, moins mécontent; qu'il n'a fait aucun usage d'une liberté reconquise au prix de tant de douleurs et de tant de larmes; et qu'en se rendant bien digne de blâme, il s'est rendu aussi digne de pitié.

S'il vous en faut des preuves, Monsieur, lisez ces lettres qui vous instruiront du sort d'Adolphe; vous le verrez dans bien des circonstances diverses, et toujours la victime de ce mélange d'égoïsme et de sensibilité qui se combinait en lui pour son malheur et celui des autres; prévoyant le mal avant de le faire, et reculant avec désespoir après l'avoir fait; puni de ses qualités plus encore que de ses défauts, parce que ses qualités prenaient leur source dans ses émotions, et non dans ses principes; tour à tour le plus dévoué et le plus dur des hommes, mais ayant toujours fini par la dureté, après avoir commencé par le dévoûment, et n'ayant ainsi laissé de traces que de ses torts.

RÉPONSE.

Oui, Monsieur, je publierai le manuscrit que vous me renvoyez (non que je pense comme vous sur l'utilité dont il peut être; chacun ne s'instruit qu'à ses dépens dans ce monde, et les femmes qui le liront s'imagineront toutes avoir rencontré mieux qu'Adolphe ou valoir mieux qu'Ellénore); mais je le publierai comme une histoire assez vraie de la misère du coeur humain. S'il renferme une leçon instructive, c'est aux hommes que cette leçon s'adresse: il prouve que cet esprit, dont on est si fier, ne sert ni à trouver du bonheur ni à en donner; il prouve que le caractère, la fermeté, la fidélité, la bonté, sont les dons qu'il faut demander au ciel; et je n'appelle pas bonté cette pitié passagère qui ne subjugue point l'impatience, et ne l'empêche pas de rouvrir les blessures qu'un moment de regret avait fermées. La grande question dans la vie, c'est la douleur que l'on cause, et la métaphysique la plus ingénieuse ne justifie pas l'homme qui a déchiré le coeur qui l'aimait. Je hais d'ailleurs cette fatuité d'un esprit qui croit excuser ce qu'il explique; je hais cette vanité qui s'occupe d'elle-même en racontant le mal qu'elle a fait, qui a la prétention de se faire plaindre en se décrivant, et qui, planant indestructible au milieu des ruines, s'analyse au lieu de se repentir. Je hais cette faiblesse qui s'en prend toujours aux autres de sa propre impuissance, et qui ne voit pas que le mal n'est point dans ses alentours, mais qu'il est en elle. J'aurais deviné qu'Adolphe a été puni de son caractère par son caractère même, qu'il n'a suivi aucune route fixe, rempli aucune carrière utile, qu'il a consumé ses facultés sans autre direction que le caprice, sans autre force que l'irritation; j'aurais, dis-je, deviné tout cela, quand vous ne m'auriez pas communiqué sur sa destinée de nouveaux détails, dont j'ignore encore si je ferai quelque usage. Les circonstances sont bien peu de chose, le caractère est tout; c'est en vain qu'on brise avec les objets et les êtres extérieurs, on ne saurait briser avec soi-même. On change de situation; mais on transporte dans chacune le tourment dont on espérait se délivrer; et comme on ne se corrige pas en se déplaçant, l'on se trouve seulement avoir ajouté des remords aux regrets et des fautes aux souffrances.

FIN D'ADOLPHE.

QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LA TRAGÉDIE DE WALLSTEIN ET SUR LE THÉÂTRE ALLEMAND.

La guerre de trente ans est une des époques les plus remarquables de l'histoire moderne. Cette guerre éclata d'abord dans une ville de la Bohême; mais elle s'étendit avec rapidité sur la plus grande partie de l'Europe. Les opinions religieuses qui lui servaient de principe changèrent de forme. La secte de Luther remplaça presque généralement celle de Jean Huss; mais la mémoire du supplice atroce infligé à ce dernier continua d'animer les esprits des novateurs, même après qu'ils se furent écartés de sa doctrine.

La guerre de trente ans eut pour mobile, dans les peuples, le besoin d'acquérir la liberté religieuse; dans les princes, le désir de conserver leur indépendance politique. Après une longue et terrible lutte, ces deux buts furent atteints. La paix de 1648 assura aux protestants l'exercice de leur culte, et aux petits souverains de l'Allemagne la jouissance et l'accroissement de leurs droits. L'influence de la guerre de trente ans a subsisté jusqu'à notre siècle.

Le traité de Westphalie donna à l'empire germanique une constitution très-compliquée; mais cette constitution, en divisant ce corps immense en une foule de petites souverainetés particulières, valut à la nation allemande, à quelques exceptions près, un siècle et demi de liberté civile et d'administration douce et modérée. De cela seul, que trente millions de sujets se trouvèrent répartis sous un assez grand nombre de princes indépendants les uns des autres, et dont l'autorité, sans bornes en apparence, était limitée de fait par la petitesse de leurs possessions, il résulta pour ces trente millions d'hommes une existence ordinairement paisible, une assez grande sécurité, une liberté d'opinions presque complète, et la possibilité, pour la partie éclairée de cette société, de se livrer à la culture des lettres, au perfectionnement des arts, à la recherche de la vérité.

D'après cette influence de la guerre de trente ans, il n'est pas étonnant qu'elle ait été l'un des objets favoris des travaux des historiens et des poëtes de l'Allemagne. Ils se sont plu à retracer à la génération actuelle, sous mille formes diverses, quelle avait été l'énergie de ses ancêtres: et cette génération, qui recueillait dans le calme le bénéfice de cette énergie qu'elle avait perdue, contemplait avec curiosité, dans l'histoire et sur la scène, les hommes des temps passés, dont la force, la détermination, l'activité, le courage, revêtaient, aux yeux d'une race affaiblie, les annales germaniques de tout le charme du merveilleux.

La guerre de trente ans est encore intéressante sous un autre point de vue.

On a vu sans doute, depuis cette guerre, plusieurs monarques entreprendre des expéditions belliqueuses et s'illustrer par la gloire des armes; mais l'esprit militaire, proprement dit, est devenu toujours plus étranger à l'esprit des peuples. L'esprit militaire ne peut exister que lorsque l'état de la société est propre à le faire naître, c'est-à-dire lorsqu'il y a un très-grand nombre d'hommes que le besoin, l'inquiétude, l'absence de sécurité, l'espoir et la possibilité du succès, l'habitude de l'agitation, ont jetés hors de leur assiette naturelle. Ces hommes alors aiment la guerre pour la guerre, et ils la cherchent en un lieu quand ils ne la trouvent pas dans un autre.

De nos jours, l'état militaire est toujours subordonné à l'autorité politique. Les généraux ne se font obéir par les soldats qu'ils commandent qu'en vertu de la mission qu'ils ont reçue de cette autorité: ils ne sont point chefs d'une troupe à eux, soldée par eux, et prête à les suivre sans qu'ils aient l'aveu d'aucun souverain. Au commencement et jusqu'au milieu du XVIIe siècle, au contraire, on a vu des hommes, sans autre mission que le sentiment de leurs talents et de leur courage, tenir à leur solde des corps de troupes, réunir autour de leurs étendards particuliers des guerriers qu'ils dominaient par le seul ascendant de leur génie personnel, et tantôt se vendre avec leur petite armée aux souverains qui les achetaient, tantôt essayer, le fer en main, de devenir souverains eux-mêmes. Tel fut, dans la guerre de trente ans, ce comte de Mansfeld, moins célèbre encore par quelques victoires, que par l'habileté qu'il déploya sans cesse dans les revers. Tels furent, bien qu'issus des maisons souveraines les plus illustres de l'Allemagne, Christian de Brunswick et même Bernard de Weymar. Tel fut enfin Wallstein, duc de Friedland, le héros des tragédies allemandes que je me suis proposé de faire connaître au public.

Ce Wallstein, à la vérité, ne porta jamais les armes que pour la maison d'Autriche; mais l'armée qu'il commandait était à lui, réunie en son nom, payée par ses ordres, et avec les contributions qu'il levait sur l'Allemagne, de sa propre autorité. Il négociait comme un potentat, du sein de son camp, avec les monarques ennemis de l'empereur. Il voulut enfin s'assurer, de droit, l'indépendance dont il jouissait de fait; et s'il échoua dans son entreprise, il ne faut pas attribuer sa chute à l'insuffisance des moyens dont il disposait, mais aux fautes que lui fit commettre un mélange bizarre de superstition et d'incertitude.

L'espèce d'existence des généraux du XVIIe siècle donnait à leur caractère une originalité dont nous ne pouvons plus avoir d'idée.

L'originalité est toujours le résultat de l'indépendance; à mesure que l'autorité se concentre, les individus s'effacent. Toutes les pierres taillées pour la construction d'une pyramide et façonnées pour la place qu'elles doivent remplir prennent un extérieur uniforme. L'individualité disparaît dans l'homme, en raison de ce qu'il cesse d'être un but, et de ce qu'il devient un moyen. Cependant l'individualité peut seule inspirer de l'intérêt, surtout aux nations étrangères; car les Français, comme je le dirai tout à l'heure, se passent d'individualité dans les personnages de leurs tragédies plus facilement que les Allemands et les Anglais. On conçoit donc sans peine que les poëtes de l'Allemagne qui ont voulu transporter sur la scène des époques de leur histoire, aient choisi de préférence celles où les individus existaient le plus par eux-mêmes, et se livraient avec le moins de réserve à leur caractère naturel. C'est ainsi que Goëthe, l'auteur de Werther, a peint dans Goetz de Berlichingen[1] la lutte de la chevalerie expirante contre l'autorité de l'empire; et Schiller a de même voulu retracer, dans Wallstein, les derniers efforts de l'esprit militaire, et cette vie indépendante et presque sauvage des camps, à laquelle les progrès de la civilisation ont fait succéder, dans les camps mêmes, l'uniformité, l'obéissance et la discipline.

Schiller a composé trois pièces sur la conspiration et sur la mort de Wallstein. La première est intitulée le Camp de Wallstein; la seconde, les Piccolomini; la troisième, la Mort de Wallstein.

L'idée de composer trois pièces qui se suivent et forment un grand ensemble, est empruntée des Grecs, qui nommaient ce genre une trilogie. Eschyle nous a laissé deux ouvrages pareils, son Prométhée et ses trois tragédies sur la famille d'Agamemnon. Le Prométhée d'Eschyle était, comme on sait, divisé en trois parties, dont chacune formait une pièce à part. Dans la première, on voyait Prométhée, bienfaiteur des hommes, leur apportant le feu du ciel, et leur faisant connaître les éléments de la vie sociale. Dans la seconde, la seule qui soit venue jusqu'à nous, Prométhée est puni par les dieux, jaloux des services qu'il a rendus à l'espèce humaine. La troisième montrait Prométhée délivré par Hercule, et réconcilié avec Jupiter.

Dans les trois tragédies qui se rapportent à la famille des Atrides, la première a pour sujet la mort d'Agamemnon; la seconde, la punition de Clytemnestre; la dernière, l'absolution d'Oreste par l'Aréopage. On voit que, chez les Grecs, chacune des pièces qui composaient leurs trilogies avait son action particulière, qui se terminait dans la pièce même.

Schiller a voulu lier plus étroitement entre elles les trois pièces de son Wallstein. L'action ne commence qu'à la seconde, et ne finit qu'à la troisième. Le Camp est une espèce de prologue sans aucune action. On y voit les moeurs des soldats, sous les tentes qu'ils habitent; les uns chantent, les autres boivent, d'autres reviennent enrichis des dépouilles du paysan. Ils se racontent leurs exploits; ils parlent de leur chef, de la liberté qu'il leur accorde, des récompenses qu'il leur prodigue. Les scènes se suivent sans que rien les enchaîne l'une à l'autre; mais cette incohérence est naturelle; c'est un tableau mouvant, où il n'y a ni passé, ni avenir. Cependant le génie de Wallstein préside à ce désordre apparent. Tous les esprits sont pleins de lui; tous célèbrent ses louanges, s'inquiètent des bruits répandus sur le mécontentement de la cour, se jurent de ne pas abandonner le général qui les protège. L'on aperçoit tous les symptômes d'une insurrection prête à éclater, si le signal en est donné par Wallstein. On démêle en même temps les motifs secrets qui, dans chaque individu, modifient son dévoûment; les craintes, les soupçons, les calculs particuliers, qui viennent croiser l'impulsion universelle. On voit ce peuple armé, en proie à toutes les agitations populaires, entraîné par son enthousiasme, ébranlé par ses défiances, s'efforçant de raisonner, et n'y parvenant pas, faute d'habitude; bravant l'autorité, et mettant pourtant son honneur à obéir à son chef; insultant à la religion, et recueillant avec avidité toutes les traditions superstitieuses: mais toujours fier de sa force, toujours plein de mépris pour toute autre profession que celle des armes, ayant pour vertu le courage, et pour but, le plaisir du jour.

Il serait impossible de transporter sur notre théâtre cette singulière production du génie, de l'exactitude, et je dirai même de l'érudition allemande; car il a fallu de l'érudition pour rassembler en un corps tous les traits qui distinguaient les armées du XVIIe siècle, et qui ne conviennent plus à aucune armée moderne. De nos jours, dans les camps comme dans les cités, tout est fixe, régulier, soumis. La discipline a remplacé l'effervescence; s'il y a des désordres partiels, ce sont des exceptions qu'on tâche de prévenir. Dans la guerre de trente ans, au contraire, ces désordres étaient l'état permanent; et la jouissance d'une liberté grossière et licencieuse, le dédommagement des dangers et des fatigues.

La seconde pièce a pour titre les Piccolomini. Dans cette pièce commence l'action; mais la pièce finit sans que l'action se termine. Le noeud se forme, les caractères se développent, la dernière scène du cinquième acte arrive, et la toile tombe. Ce n'est que dans la troisième pièce, dans la Mort de Wallstein, que le poëte a placé le dénoûment. Les deux premières ne sont donc en réalité qu'une exposition, et cette exposition contient plus de quatre mille vers.

Les trois pièces de Schiller ne semblent pas pouvoir être représentées séparément; elles le sont cependant en Allemagne. Les Allemands tolèrent ainsi tantôt une pièce sans action, le Camp de Wallstein; tantôt une action sans dénoûment, les Piccolomini; tantôt un dénoûment sans exposition, la Mort de Wallstein.

En concevant le projet de faire connaître au public français cet ouvrage de Schiller, j'ai senti qu'il fallait réunir en une seule les trois pièces de l'original. Cette entreprise offrait beaucoup de difficultés; une traduction, ou même une imitation exacte était impossible. Il aurait fallu resserrer en deux mille vers, à peu près, ce que l'auteur allemand a exprimé en neuf mille. Or, l'exemple de tous ceux qui ont voulu traduire en alexandrins des poëtes étrangers, prouve que ce genre de vers nécessite des circonlocutions continuelles. Le plus habile de nos traducteurs en vers, l'abbé Delille, malgré son prodigieux talent, n'a pu néanmoins vaincre tout à fait, sous ce rapport, la nature de notre langue. Il a rendu fréquemment Virgile et Milton par des périphrases très-élégantes et très-harmonieuses, mais beaucoup plus longues que l'original. Boileau, en traduisant le commencement de l'Énéide, a mis trois vers pour deux, comme le remarque M. de la Harpe, et pourtant il a supprimé l'une des circonstances les plus essentielles dont l'auteur latin avait voulu frapper l'esprit du lecteur.

J'aurais donc eu à lutter, dans une traduction, contre un premier obstacle, et j'en aurais rencontré un second dans le sujet en lui-même. Tout ce qui se rapporte à la guerre de trente ans, dont le théâtre a été en Allemagne, est national pour les Allemands, et, comme tel, est connu de tout le monde. Les noms de Wallstein, de Tilly, de Bernard de Weymar, d'Oxenstiern, de Mansfeld, réveillent dans la mémoire de tous les spectateurs des souvenirs qui n'existent point pour nous. De là résultait pour Schiller la possibilité d'une foule d'allusions rapides que ses compatriotes comprenaient sans peine, mais qu'en France personne n'aurait saisies.

Il y a, en général, parmi nous, une certaine négligence de l'histoire étrangère, qui s'oppose presque entièrement à la composition des tragédies historiques, telles qu'on en voit dans les littératures voisines. Les tragédies mêmes qui ont pour sujet des traits de nos propres annales sont exposées à beaucoup d'obscurité. L'auteur des Templiers a dû ajouter à son ouvrage des notes explicatives, tandis que Schiller, dans sa Jeanne d'Arc, sujet français qu'il présentait à un public allemand, était sûr de rencontrer dans ses auditeurs assez de connaissances pour le dispenser de tout commentaire. Les tragédies qui ont eu le plus de succès en France sont ou purement d'invention, parce qu'alors elles n'exigent que très-peu de notions préalables, ou tirées soit de la mythologie grecque, soit de l'histoire romaine, parce que l'étude de cette mythologie et de cette histoire fait partie de notre première éducation.

La familiarité du dialogue tragique, dans les vers iambiques ou non rimés des Allemands, eût encore été, pour un traducteur, une difficulté très-grande. La langue de la tragédie allemande n'est point astreinte à des règles aussi délicates, aussi dédaigneuses que la nôtre. La pompe inséparable des alexandrins nécessite dans l'expression une certaine noblesse soutenue. Les auteurs allemands peuvent employer, pour le développement des caractères, une quantité de circonstances accessoires qu'il serait impossible de mettre sur notre théâtre sans déroger à la dignité requise; et cependant ces petites circonstances répandent dans le tableau présenté de la sorte beaucoup de vie et de vérité. Dans le Goetz de Berlichingen de Goëthe, ce guerrier, assiégé dans son château par une armée impériale, donne à ses soldats un dernier repas pour les encourager. Vers la fin de ce repas, il demande du vin à sa femme, qui, suivant les usages de ces temps, est à la fois la dame et la ménagère du château. Elle lui répond à demi-voix qu'il n'en reste plus qu'une seule cruche qu'elle a réservée pour lui. Aucune tournure poétique ne permettrait de transporter ce détail sur notre théâtre; l'emphase des paroles ne ferait que gâter le naturel de la situation, et ce qui est touchant en allemand ne serait en français que ridicule. Il me semble néanmoins facile de concevoir, malgré nos habitudes contraires, que ce trait, emprunté de la vie commune, est plus propre que la description la plus pathétique à faire ressortir la situation du héros de la pièce, d'un vieux guerrier couvert de gloire, fier de ses droits héréditaires et de son opulence antique, chef naguère de vassaux nombreux, maintenant renfermé dans un dernier asile, et luttant avec quelques amis intrépides et fidèles contre les horreurs de la disette et la vengeance de l'empereur. Dans le Gustave Vasa de Kotzebue, l'on voit Christiern, le tyran de la Suède, tremblant dans son palais, qui est entouré par une multitude irritée. Il se défie de ses propres gardes, de ses créatures les plus dévouées, et force un vieux serviteur qui lui reste encore à goûter le premier les mets qu'il lui apporte. Ce trait, exprimé dans le dialogue le plus simple, et sans aucune pompe tragique, peint, selon moi, mieux que tous les efforts du poëte n'auraient pu le faire, la pusillanimité, la défiance et l'abjection du tyran demi-vaincu.

Schiller nous montre Jeanne d'Arc dénoncée par son père comme sorcière, au milieu même de la fête destinée au couronnement de Charles VII, qu'elle a replacé sur le trône de France. Elle est forcée de fuir; elle cherche un asile loin du peuple qui la menace et de la cour qui l'abandonne. Après une route longue et pénible, elle arrive dans une cabane; la fatigue l'accable, la soif la dévore; un paysan, touché de compassion, lui présente un peu de lait: au moment où elle le porte à ses lèvres, un enfant, qui l'a regardée pendant quelques instants avec attention, lui arrache la coupe, et s'écrie: C'est la sorcière d'Orléans. Ce tableau, qu'il serait impossible de transporter sur la scène française, fait toujours éprouver aux spectateurs un frémissement universel; ils se sentent frappés à la fois, et de la proscription qui poursuit, jusque dans les lieux les plus reculés, la libératrice d'un grand empire, et de la disposition des esprits, qui rend cette proscription plus inévitable et plus cruelle. De la sorte, les deux choses importantes, l'époque et la situation, se retracent à l'imagination d'un seul mot, par une circonstance purement accidentelle.

Les Allemands font un grand usage de ces moyens. Les rencontres fortuites, l'arrivée de personnages subalternes, et qui ne tiennent point au sujet, leur fournissent un genre d'effets que nous ne connaissons point sur notre théâtre. Dans nos tragédies, tout se passe immédiatement entre les héros et le public; les confidents sont toujours soigneusement sacrifiés. Ils sont là pour écouter, quelquefois pour répondre, et, de temps en temps, pour raconter la mort du héros, qui, dans ce cas, ne peut pas nous en instruire lui-même. Mais il n'y a rien de moral dans toute leur existence; toute réflexion, tout jugement, tout dialogue entre eux leur est sévèrement interdit; il serait contraire à la subordination théâtrale qu'ils excitassent le moindre intérêt. Dans les tragédies allemandes, indépendamment des héros et de leurs confidents, qui, comme on vient de le voir, ne sont que des machines dont la nécessité nous fait pardonner l'invraisemblance, il y a, sur un second plan, une seconde espèce d'acteurs, spectateurs eux-mêmes, en quelque sorte, de l'action principale, qui n'exerce sur eux qu'une influence très-indirecte. L'impression que produit sur cette classe de personnages la situation des personnages principaux m'a paru souvent ajouter à celle qu'en reçoivent les spectateurs proprement dits. Leur opinion est, pour ainsi dire, devancée et dirigée par un public intermédiaire, plus voisin de ce qui se passe, et non moins impartial qu'eux.

Tel devait être, à peu près, si je ne me trompe, l'effet des choeurs dans les tragédies grecques. Ces choeurs portaient un jugement sur les sentiments et les actions des rois et des héros, dont ils contemplaient les crimes et les misères. Il s'établissait, par ce jugement, une correspondance morale entre la scène et le parterre, et ce dernier devait trouver quelque jouissance à voir décrites et définies, dans un langage harmonieux, les émotions qu'il éprouvait.

Je n'ai vu qu'une seule fois une pièce dans laquelle on avait tenté d'introduire les choeurs des anciens. C'était la Fiancée de Messine, toujours de Schiller. Je m'y étais rendu avec beaucoup de préjugés contre cette imitation de l'antique. Néanmoins ces maximes générales exprimées par le peuple, et qui prenaient plus de vérité et plus de chaleur, parce qu'elles lui paraissaient suggérées par la conduite de ses chefs et par les malheurs qui rejaillissaient sur lui-même; cette opinion publique, personnifiée en quelque sorte, et qui allait chercher au fond de mon coeur mes propres pensées, pour me les présenter avec plus de précision, d'élégance et de force; cette pénétration de poëte, qui devinait ce que je devais sentir, et donnait un corps à ce qui n'était en moi qu'une rêverie vague et indéterminée, me firent éprouver un genre de satisfaction dont je n'avais pas encore eu l'idée.

L'introduction des choeurs dans la tragédie n'a point eu cependant de succès en Allemagne. Il est probable qu'on y a renoncé à cause des embarras de l'exécution. Il faudrait des acteurs très-exercés pour qu'un certain nombre d'entre eux, parlant et gesticulant tous en même temps, ne produisissent pas une confusion voisine du ridicule[2]. Schiller, d'ailleurs, dans sa tentative, avait dénaturé le choeur des anciens. Il n'avait pas osé le laisser aussi étranger à l'action qu'il l'est dans les meilleures tragédies de l'antiquité, celles de Sophocle: car je ne parle pas ici des choeurs d'Euripide, de ce poëte admirable, sans doute, par son talent dans la sensibilité et dans l'ironie, mais prétentieux, déclamateur, ambitieux d'effets, et qui, par ses défauts et même par ses beautés, ravit le premier à la tragédie grecque la noble simplicité qui la distinguait. Schiller, pour se rapprocher du goût de son siècle, avait cru devoir diviser le choeur en deux moitiés, dont chacune était composée des partisans des deux héros, qui, dans sa pièce, se disputent la main d'une femme. Il avait, par ce ménagement mal entendu, dépouillé le choeur de l'impartialité qui donne à ses paroles du poids et de la solennité.

Le choeur ne doit jamais être que l'organe, le représentant du peuple entier; tout ce qu'il dit doit être une espèce de retentissement sombre et imposant du sentiment général. Rien de ce qui est passionné ne peut lui convenir, et dès que l'on imagine de lui faire jouer un rôle et prendre un parti dans la pièce même, on le dénature, et son effet est manqué.

Mais si les Allemands ont rejeté l'introduction des choeurs dans leurs tragédies, celle d'une quantité de personnages subalternes qui arrivent d'une manière naturelle, bien qu'accidentelle, sur la scène, remplace, à beaucoup d'égards, comme nous l'avons observé précédemment, l'usage des choeurs. Pour nous en convaincre, il ne faut qu'examiner ce qu'a fait Schiller dans son Guillaume Tell, et rechercher ce qu'aurait fait un poëte grec traitant la même situation. Tell, échappé aux poursuites de Gessler, a gravi la cime d'un rocher sauvage qui domine sur une route par laquelle Gessler doit passer. Le paysan suisse attend son ennemi, tenant en main l'arc et les flèches qui, après avoir servi l'amour paternel, doivent maintenant servir la vengeance. Il se retrace, dans un monologue, la tranquillité et l'innocence de sa vie précédente. Il s'étonne lui-même de se voir jeté tout à coup par la tyrannie hors de l'existence obscure et paisible que le sort semblait lui avoir destinée. Il recule devant l'action qu'il se trouve forcé de commettre. Ses mains, encore pures, frémissent d'avoir à se rougir même du sang d'un coupable. Il le faut cependant, il le faut pour sauver sa vie, celle de son fils, celle de tous les objets de son affection. Nul doute que, dans une tragédie grecque, le choeur n'eût alors pris la parole, pour réduire en maximes les sentiments qui se pressent en foule dans l'âme du spectateur. Schiller, n'ayant pas cette ressource, y supplée par l'arrivée d'une noce champêtre qui passe, au son des instruments, près des lieux où Tell est caché. Le contraste de la gaîté de cette troupe joyeuse et de la situation de Guillaume Tell suggère à l'instant au spectateur toutes les réflexions que le choeur aurait exprimées. Guillaume Tell est de la même classe que ces hommes qui marchent ainsi dans l'insouciance. Il est pauvre, inconnu, laborieux, innocent comme eux. Comme eux, il paraissait n'avoir rien à craindre d'un pouvoir élevé si fort au-dessus de lui, et son obscurité pourtant ne lui a pas servi d'asile. Le choeur des Grecs eût développé cette vérité dans un langage sententieux et poétique. La tragédie allemande la fait ressortir avec non moins de force par l'apparition d'une troupe de personnages étrangers à l'action, et qui n'ont avec elle aucun rapport ultérieur.

D'autres fois, ces personnages secondaires servent à développer d'une manière piquante et profonde les caractères principaux. Werner, connu, même en France, par le succès mérité de sa tragédie de Luther, et qui réunit au plus haut degré deux qualités inconciliables en apparence, l'observation spirituelle et souvent plaisante du coeur humain, et une mélancolie enthousiaste et rêveuse, Werner, dans son Attila, présente à nos regards la cour nombreuse de Valentinien, se livrant aux danses, aux concerts, à tous les plaisirs, tandis que le fléau de Dieu est aux portes de Rome. On voit le jeune empereur et ses favoris n'ayant d'autre soin que de repousser les nouvelles fâcheuses qui pourraient interrompre leurs amusements, prenant la vérité pour un indice de malveillance, la prévoyance pour un acte de sédition, ne considérant comme des sujets fidèles que ceux qui nient les faits dont la connaissance les importunerait, et pensant faire reculer ces faits en n'écoutant pas ceux qui les rapportent. Cette insouciance, mise sous les yeux du spectateur, le frappe beaucoup plus qu'un simple récit n'aurait pu le faire.

Je suis loin de recommander l'introduction de ces moyens dans nos tragédies. L'imitation des tragiques allemands me semblerait très-dangereuse pour les tragiques français. Plus les écrivains d'une nation ont pour but exclusif de faire effet, plus ils doivent être assujettis à des règles sévères. Sans ces règles, ils multiplieraient, pour arriver à leur but, des tentatives dans lesquelles ils s'écarteraient toujours davantage de la vérité, de la nature et du goût.

C'est en France qu'a été inventée cette maxime, qu'il valait mieux frapper fort que juste. Contre un pareil principe, il faut des règles fixes, qui empêchent les écrivains de frapper tellement fort qu'ils ne frappent plus juste du tout. Toutes les fois que les tragiques français ont voulu transporter sur notre théâtre des moyens empruntés des théâtres étrangers, ils ont été plus prodigues de ces moyens, plus bizarres, plus exagérés dans leur usage, que les étrangers qu'ils imitaient. Je pense donc que c'est sagement et avec raison que nous avons refusé à nos écrivains dramatiques la liberté que les Allemands et les Anglais accordent aux leurs, celle de produire des effets variés par la musique, les rencontres fortuites, la multiplicité des acteurs, le changement des lieux, et même les spectres, les prodiges et les échafauds. Comme il est beaucoup plus facile de faire effet par de telles ressources que par les situations, les sentiments et les caractères, il serait à craindre, si ces ressources étaient admises, que nous ne vissions bientôt plus sur notre théâtre que des échafauds, des combats, des fêtes, des spectres et des changements de décoration.

Il y a dans le caractère des Allemands une fidélité, une candeur, un scrupule, qui retiennent toujours l'imagination dans de certaines bornes. Leurs écrivains ont une conscience littéraire qui leur donne presque autant le besoin de l'exactitude historique et de la vraisemblance morale que celui des applaudissements du public. Ils ont dans le coeur une sensibilité naturelle et profonde qui se plaît à la peinture des sentiments vrais. Ils y trouvent une telle jouissance, qu'ils s'occupent beaucoup plus de ce qu'ils éprouvent que de l'effet qu'ils produisent. En conséquence, tous leurs moyens extérieurs, quelque multipliés qu'ils paraissent, ne sont que des accessoires. Mais en France, où l'on ne perd jamais le public de vue, en France, où l'on ne parle, n'écrit et n'agit que pour les autres, les accessoires pourraient bien devenir le principal. En interdisant à nos poëtes des moyens de succès trop faciles, on les force à tirer un meilleur parti des ressources qui leur restent et qui sont bien supérieures, le développement des caractères, la lutte des passions, la connaissance, en un mot, du coeur humain. J'ai cru devoir observer les règles de notre théâtre, même dans un ouvrage destiné à faire connaître le théâtre allemand, et j'ai supprimé beaucoup de petits incidents de la nature de ceux dont j'ai parlé ci-dessus.

J'ai retranché, par exemple, une assez longue scène entre les généraux, après un festin durant lequel Tersky leur a fait signer l'engagement de rester fidèles à Wallstein, contre la volonté même de la cour. Cette scène, dans laquelle Tersky, pour les amener à son but, leur rappelle tous les bienfaits qu'ils ont reçus de leur chef, bienfaits dont l'énumération seule forme un tableau piquant de l'état de cette armée, de son indiscipline, de son exigence et de l'esprit d'égalité qui se combinait alors avec l'esprit militaire; cette scène, dis-je, est d'une originalité remarquable, et d'une grande vérité locale; mais elle ne pouvait être rendue qu'avec des expressions que notre style tragique repousse. Elle introduisait d'ailleurs une foule d'acteurs qui ne contribuaient point à la marche de l'action, et ne reparaissaient plus dans le cours de la pièce.

J'ai renoncé de même, mais avec plus de regret, à traduire ou à imiter une autre scène, dans laquelle Wallstein, commençant à se déshabiller sur le théâtre pour aller prendre du repos, voit se casser tout à coup la chaîne à laquelle est suspendu l'ordre de la Toison-d'Or. Cette chaîne était le premier présent que Wallstein eût reçu de l'empereur, alors archiduc, dans la guerre du Frioul, lorsque tous deux, à l'entrée de la vie, étaient unis par une affection que rien ne semblait devoir troubler. Wallstein tient en main les fragments de cette chaîne brisée. Il se retrace toute l'histoire de sa jeunesse; des souvenirs mêlés de remords l'assiégent; il éprouve une crainte vague; son bonheur lui avait paru longtemps attaché à la conservation de ce premier don d'une amitié maintenant abjurée. Il en contemple tristement les débris. Il les rejette enfin loin de lui avec effort. «Je marche, s'écrie-t-il, dans une carrière opposée. La force de ce talisman n'existe plus.»

Le spectateur, qui sait que le poignard est suspendu sur la tête du héros, reçoit une impression très-profonde de ce présage que Wallstein méconnaît, et des paroles qui lui échappent, sans qu'il les comprenne. Ce genre d'effet tient à la disposition du coeur de l'homme, qui, dans toutes ses émotions de frayeur, d'attendrissement ou de pitié, est toujours ramené à ce que nous appelons la superstition, par une force mystérieuse dont il ne peut s'affranchir. Beaucoup de gens n'y voient qu'une faiblesse puérile. Je suis tenté, je l'avoue, d'avoir du respect pour tout ce qui prend sa source dans la nature.

Une suppression plus importante à laquelle je me suis condamné, c'est celle de plusieurs scènes dans lesquelles Schiller faisait paraître de simples soldats, les uns au milieu de la révolte, et que Wallstein s'efforçait de ramener à son parti, les autres, qu'un général gagné par la cour engageait à assassiner Wallstein.

Les scènes des assassins de Banco, dans Macbeth, sont frappantes par leur laconisme et leur énergie; celles des assassins de Wallstein ont un autre genre de mérite. La manière dont Schiller développe les motifs qu'on leur présente, et gradue l'effet que produisent sur eux ces motifs; la lutte qui a lieu dans ces âmes farouches entre l'attachement et l'avidité; l'adresse avec laquelle celui qui veut les séduire proportionne ses arguments à leur intelligence grossière, et leur fait du crime un devoir, et de la reconnaissance un crime; leur empressement à saisir tout ce qui peut les excuser à leurs propres yeux, lorsqu'ils se sont déterminés à verser le sang de leur général; le besoin qu'on aperçoit, même dans ces coeurs corrompus, de se faire illusion à eux-mêmes, et de tromper leur propre conscience en couvrant d'une apparence de justice l'attentat qu'ils vont exécuter; enfin le raisonnement qui les décide, et qui décide, dans tant de situations différentes, tant d'hommes qui se croient honnêtes, à commettre des actions que leur sentiment intérieur condamne, parce qu'à leur défaut d'autres s'en rendraient les instruments, tout cela est d'un grand effet, tant moral que dramatique. Mais le langage de ces assassins est vulgaire, comme leur état et leurs sentiments. Leur prêter des expressions relevées, c'eût été manquer à la vérité des caractères, et dans ce cas la noblesse du dialogue serait devenue une inconvenance.

J'avais essayé de mettre en récit ce que Schiller a mis en action. Je m'étais appliqué surtout à faire ressortir l'idée principale, la considération décisive, qui impose silence à toutes les objections, et l'emporte sur tous les scrupules. Buttler, après avoir raconté ses efforts pour convaincre ses complices, finissait par ces vers:

     Lorsque je leur ai dit que, s'offrant à leur place,
     D'autres briguaient déjà mon choix comme une grâce,
     Que le prix était prêt, que d'autres, cette nuit,
     De leur fidélité recueilleraient le fruit,
     Chacun a regardé son plus proche complice;
     Leurs yeux brillaient d'espoir, d'envie et d'avarice;
     D'une sombre rougeur leurs fronts se sont couverts;
     Ils répétaient tout bas: d'autres se sont offerts.

Mais j'ai senti bientôt que je tomberais dans une invraisemblance qu'aucun détail ne rendrait excusable. Buttler, cherchant à faire partager à Isolan son projet d'assassinat, ne pouvait, sans absurdité, s'étendre avec complaisance sur la bassesse et l'avidité de ceux qu'il avait choisis pour remplir ses vues.

L'obligation de mettre en récit ce que, sur d'autres théâtres, on pourrait mettre en action, est un écueil dangereux pour les tragiques français. Ces récits ne sont presque jamais placés naturellement. Celui qui raconte n'est point appelé par sa situation ou son intérêt à raconter de la sorte. Le poëte, d'ailleurs, se trouve entraîné invinciblement à rechercher des détails d'autant moins dramatiques qu'ils sont plus pompeux. On a relevé mille fois l'inconvenance du superbe récit de Théramène dans Phèdre. Racine ne pouvant, comme Euripide, présenter aux spectateurs Hippolyte déchiré, couvert de sang, brisé par sa chute, et dans les convulsions de la douleur et de l'agonie, a été forcé de faire raconter sa mort; et cette nécessité l'a conduit à blesser, dans le récit de cet événement terrible, et la vraisemblance et la nature, par une profusion de détails poétiques, sur lesquels un ami ne peut s'étendre, et qu'un père ne peut écouter.

Les retranchements dont je viens de parler, une foule d'autres dont l'indication serait trop longue, plusieurs additions qui m'ont semblé nécessaires, font que l'ouvrage que je présente au public n'est nullement une traduction. Il n'y a pas, dans les trois tragédies de Schiller, une seule scène que j'aie conservée en entier. Il y en a quelques-unes dans ma pièce dont l'idée même n'est pas dans Schiller. Il y a quarante-huit acteurs dans l'original allemand, il n'y en a que douze dans mon ouvrage. L'unité de temps et de lieu, que j'ai voulu observer, quoique Schiller s'en fût écarté, suivant l'usage de son pays, m'a forcé à tout-bouleverser et à tout refondre.

Je ne veux point entrer ici dans un examen approfondi de la règle des unités. Elles ont certainement quelques-uns des inconvénients que les nations étrangères leur reprochent. Elles circonscrivent les tragédies, surtout historiques, dans un espace qui en rend la composition très-difficile. Elles forcent le poëte à négliger souvent, dans les événements et les caractères, la vérité de la gradation, la délicatesse des nuances: ce défaut domine dans presque toutes les tragédies de Voltaire; car l'admirable génie de Racine a été vainqueur de cette difficulté comme de tant d'autres. Mais à la représentation des pièces de Voltaire, on aperçoit fréquemment des lacunes, des transitions trop brusques. On sent que ce n'est pas ainsi qu'agit la nature. Elle ne marche point d'un pas si rapide; elle ne saute pas de la sorte les intermédiaires.

Cependant, malgré les gênes qu'elles imposent et les fautes qu'elles peuvent occasionner, les unités me semblent une loi sage. Les changements de lieu, quelque adroitement qu'ils soient effectués, forcent le spectateur à se rendre compte de la transposition de la scène, et détournent ainsi une partie de son attention de l'intérêt principal: après chaque décoration nouvelle, il est obligé de se remettre dans l'illusion dont on l'a fait sortir. La même chose lui arrive lorsqu'on l'avertit du temps qui s'est écoulé d'un acte à l'autre. Dans les deux cas, le poëte reparait, pour ainsi dire, en avant des personnages, et il y a une espèce de prologue ou de préface sous-entendue, qui nuit à la continuité de l'impression.

En me conformant aux règles de notre théâtre pour les unités, pour le style tragique, pour la dignité de la tragédie, j'ai voulu rester fidèle au système allemand sur un article plus essentiel.

Les Français, même dans celles de leurs tragédies qui sont fondées sur la tradition ou sur l'histoire, ne peignent qu'un fait ou une passion. Les Allemands, dans les leurs, peignent une vie entière et un caractère entier.

Quand je dis qu'ils peignent une vie entière, je ne veux pas dire qu'ils embrassent dans leurs pièces toute la vie de leurs héros; mais ils n'en omettent aucun événement important, et la réunion de ce qui se passe sur la scène et de ce que le spectateur apprend par des récits ou par des allusions, forme un tableau complet, d'une scrupuleuse exactitude.

Il en est de même du caractère. Les Allemands n'écartent de celui de leurs personnages rien de ce qui constituait leur individualité. Ils nous les présentent avec leurs faiblesses, leurs inconséquences, et cette mobilité ondoyante qui appartient à la nature humaine et qui forme les êtres réels.

Les Français ont un besoin d'unité qui leur fait suivre une autre route. Ils repoussent des caractères tout ce qui ne sert pas à faire ressortir la passion qu'ils veulent peindre: ils suppriment de la vie antérieure de leurs héros tout ce qui ne s'enchaîne pas nécessairement au fait qu'ils ont choisi.

Qu'est-ce que Racine nous apprend sur Phèdre? Son amour pour Hippolyte, mais nullement son caractère personnel, indépendamment de cet amour. Qu'est-ce que le même poëte nous fait connaître d'Oreste? Son amour pour Hermione. Les fureurs de ce prince ne viennent que des cruautés de sa maîtresse. On le voit à chaque instant prêt à s'adoucir, pour peu qu'Hermione lui donne quelque espérance. Ce meurtrier de sa mère paraît même avoir tout à fait oublié le forfait qu'il a commis. Il n'est occupé que de sa passion: il parle, après son parricide, de son innocence qui lui pèse; et si, lorsqu'il a tué Pyrrhus, il est poursuivi par les furies, c'est que Racine a trouvé, dans la tradition mythologique, l'occasion d'une scène superbe, mais qui ne tient point à son sujet, tel qu'il l'a traité.

Ceci n'est point une critique. Andromaque est l'une des pièces les plus parfaites qui existent chez aucun peuple; et Racine, ayant adopté le système français, a dû écarter, autant qu'il le pouvait, de l'esprit du spectateur, le souvenir du meurtre de Clytemnestre. Ce souvenir était inconciliable avec un amour pareil à celui d'Oreste pour Hermione. Un fils couvert du sang de sa mère, et ne songeant qu'à sa maîtresse, aurait produit un effet révoltant; Racine l'a senti, et, pour éviter plus sûrement cet écueil, il a supposé qu'Oreste n'était allé en Tauride qu'afin de se délivrer par la mort de sa passion malheureuse.

L'isolement dans lequel le système français présente le fait qui forme le sujet, et la passion qui est le mobile de chaque tragédie, a d'incontestables avantages.

En dégageant le fait que l'on a choisi de tous les faits antérieurs, on porte plus directement l'intérêt sur un objet unique. Le héros est plus dans la main du poëte qui s'est affranchi du passé; mais il y a peut-être aussi une couleur un peu moins réelle, parce que l'art ne peut jamais suppléer entièrement à la vérité, et que le spectateur, lors même qu'il ignore la liberté que l'auteur a prise, est averti, par je ne sais quel instinct, que ce n'est pas un personnage historique, mais un héros factice, une créature d'invention qu'on lui présente.

En ne peignant qu'une passion, au lieu d'embrasser tout un caractère individuel, on obtient des effets plus constamment tragiques, parce que les caractères individuels, toujours mélangés, nuisent à l'unité de l'impression. Mais la vérité y perd peut-être encore. On se demande ce que seraient les héros qu'on voit, s'ils n'étaient dominés par la passion qui les agite, et l'on trouve qu'il ne resterait dans leur existence que peu de réalité. D'ailleurs, il y a bien moins de variété dans les passions propres à la tragédie que dans les caractères individuels tels que les crée la nature. Les caractères sont innombrables. Les passions théâtrales sont en petit nombre.

Sans doute l'admirable génie de Racine, qui triomphe de toutes les entraves, met de la diversité dans cette uniformité même. La jalousie de Phèdre n'est pas celle d'Hermione, et l'amour d'Hermione n'est pas celui de Roxane. Cependant la diversité me semble plutôt encore dans la passion que dans le caractère de l'individu.

Il y a bien peu de différence entre les caractères d'Aménaïde et d'Alzire. Celui de Polyphonte convient à presque tous les tyrans mis sur notre théâtre; tandis que celui de Richard III, dans Shakespeare, ne convient qu'à Richard III. Polyphonte n'a que des traits généraux, exprimés avec art, mais qui n'en font point un être distinct, un être individuel. Il a de l'ambition, et, pour son ambition, de la cruauté et de l'hypocrisie. Richard III réunit à ces vices, qui sont de nécessité dans son rôle, beaucoup de choses qui ne peuvent appartenir qu'à lui seul. Son mécontentement contre la nature, qui, en lui donnant une figure hideuse et difforme, semble l'avoir condamné à ne jamais inspirer d'amour; ses efforts pour vaincre un obstacle qui l'irrite, sa coquetterie avec les femmes, son étonnement de ses succès auprès d'elles, le mépris qu'il conçoit pour des êtres si faciles à séduire, l'ironie avec laquelle il manifeste ce mépris, tout le rend un être particulier. Polyphonte est un genre; Richard III un individu.

Pour faire de Wallstein un personnage tragique à la manière française, il aurait suffi de fondre ensemble de l'ambition et des remords. Mais je me suis proposé, à l'exemple de Schiller, de peindre Wallstein à peu près tel qu'il était, ambitieux à la vérité, mais en même temps superstitieux, inquiet, incertain, jaloux des succès des étrangers dans sa patrie, lors même que leurs succès favorisaient ses propres entreprises, et marchant souvent contre son but, en se laissant entraîner par son caractère.

Je n'ai pas même voulu supprimer son penchant pour l'astrologie, bien que les lumières de notre siècle puissent faire regarder comme hasardée la tentative de revêtir d'une teinte tragique cette superstition. Nous n'envisageons guère en France la superstition que de son côté ridicule. Elle a cependant ses racines dans le coeur de l'homme, et la philosophie elle-même, lorsqu'elle s'obstine à n'en pas tenir compte, est superficielle et présomptueuse. La nature n'a point fait de l'homme un être isolé, destiné seulement à cultiver la terre et à la peupler, et n'ayant, avec tout ce qui n'est pas de son espèce, que les rapports arides et fixes que l'utilité l'invite à établir entre eux et lui. Une grande correspondance existe entre tous les êtres moraux et physiques. Il n'y a personne, je le pense, qui, laissant errer ses regards sur un horizon sans bornes, ou se promenant sur les rives de la mer que viennent battre les vagues, ou levant les yeux vers le firmament parsemé d'étoiles, n'ait éprouvé une sorte d'émotion qu'il lui était impossible d'analyser ou de définir. On dirait que des voix descendent du haut des cieux, s'élancent de la cime des rochers, retentissent dans les torrents ou dans les forêts agitées, sortent des profondeurs des abîmes. Il semble y avoir je ne sais quoi de prophétique dans le vol pesant du corbeau, dans les cris funèbres des oiseaux de la nuit, dans les rugissements éloignés des bêtes sauvages. Tout ce qui n'est pas civilisé, tout ce qui n'est pas soumis à la domination artificielle de l'homme, répond à son coeur. Il n'y a que les choses qu'il a façonnées pour son usage qui soient muettes, parce qu'elles sont mortes. Mais ces choses mêmes, lorsque le temps anéantit leur utilité, reprennent une vie mystique. La destruction les remet, en passant sur elles, en rapport avec la nature. Les édifices modernes se taisent, mais les ruines parlent. Tout l'univers s'adresse à l'homme dans un langage ineffable qui se fait entendre dans l'intérieur de son âme, dans une partie de son être inconnue à lui-même, et qui tient à la fois des sens et de la pensée. Quoi de plus simple que d'imaginer que cet effort de la nature pour pénétrer en nous n'est pas sans une mystérieuse signification? Pourquoi cet ébranlement intime, qui paraît nous révéler ce que nous cache la vie commune, serait-il à la fois sans cause et sans but? La raison, sans doute, ne peut l'expliquer. Lorsqu'elle l'analyse, il disparaît; mais il est, par là même, essentiellement du domaine de la poésie. Consacré par elle, il trouve dans tous les coeurs des cordes qui lui répondent. Le sort annoncé par les astres, les pressentiments, les songes, les présages, ces ombres de l'avenir qui planent autour de nous, souvent non moins funèbres que les ombres du passé, sont de tous les pays, de tous les temps, de toutes les croyances. Quel est celui qui, lorsqu'un grand intérêt l'anime, ne prête pas en tremblant l'oreille à ce qu'il croit la voix de la destinée? Chacun, dans le sanctuaire de sa pensée, s'explique cette voix comme il le peut; chacun s'en tait avec les autres, parce qu'il n'y a point de paroles pour mettre en commun ce qui jamais n'est qu'individuel.

J'ai donc cru devoir conserver dans le caractère de Wallstein une superstition qu'il avait en commun avec presque tous les hommes remarquables de son siècle.

J'aurais voulu pouvoir rendre avec la même fidélité le caractère de Thécla, tel qu'il est tracé dans la pièce allemande. Ce caractère excite en Allemagne un enthousiasme universel; et il est difficile de lire l'ouvrage de Schiller, dans sa langue originale, sans partager cet enthousiasme. Mais en France je ne crois pas que ce caractère eût obtenu l'approbation du public. L'admiration dont il est l'objet chez les Allemands tient à leur manière de considérer l'amour, et cette manière est très-différente de la nôtre. Nous n'envisageons l'amour que comme une passion de la même nature que toutes les passions humaines, c'est-à-dire ayant pour effet d'égarer notre raison, ayant pour but de nous procurer des jouissances. Les Allemands voient dans l'amour quelque chose de religieux, de sacré, une émanation de la divinité même, un accomplissement de la destinée de l'homme sur cette terre, un lien mystérieux et tout-puissant entre deux âmes qui ne peuvent exister que l'une pour l'autre. Sous le premier point de vue, l'amour est commun à l'homme et aux animaux; sous le second, il est commun à l'homme et à Dieu.

Il en résulte que beaucoup de choses qui nous paraissent des inconvenances, parce que nous n'y apercevons que les suites d'une passion, semblent aux Allemands légitimes et même respectables, parce qu'ils croient y reconnaître l'action d'un sentiment céleste.

Il y a de la vérité dans ces deux manières de voir; mais suivant qu'on adopte l'une ou l'autre, l'amour doit occuper, dans la poésie comme dans la morale, une place différente.

Lorsque l'amour n'est qu'une passion, comme sur la scène française, il ne peut intéresser que par sa violence et son délire. Les transports des sens, les fureurs de la jalousie, la lutte des désirs contre les remords, voilà l'amour tragique en France. Mais lorsque l'amour, au contraire, est, comme dans la poésie allemande, un rayon de la lumière divine qui vient échauffer et purifier le coeur, il a tout à la fois quelque chose de plus calme et de plus fort: dès qu'il paraît, on sent qu'il domine tout ce qui l'entoure. Il peut avoir à combattre les circonstances, mais non les devoirs, car il est lui-même le premier des devoirs, et il garantit l'accomplissement de tous les autres. Il ne peut conduire à des actions coupables, il ne peut descendre au crime, ni même à la ruse, car il démentirait sa nature, et cesserait d'être lui. Il ne peut céder aux obstacles; il ne peut s'éteindre, car son essence est immortelle. Il ne peut que retourner dans le sein de son créateur.

C'est ainsi que l'amour de Thécla est représenté dans la pièce de Schiller. Thécla n'est point une jeune fille ordinaire, partagée entre l'inclination qu'elle ressent pour un jeune homme et sa soumission envers son père; déguisant ou contenant le sentiment qui la domine, jusqu'à ce qu'elle ait obtenu le consentement de celui qui a le droit de disposer de sa main; effrayée des obstacles qui menacent son bonheur; enfin, éprouvant elle-même et donnant au spectateur une impression d'incertitude sur le résultat de son amour, et sur le parti qu'elle prendra si elle est trompée dans ses espérances. Thécla est un être que son amour a élevé au-dessus de la nature commune, un être dont il est devenu toute l'existence, dont il a fixé toute la destinée. Elle est calme, parce que sa résolution ne peut être ébranlée; elle est confiante, parce qu'elle ne peut s'être trompée sur le coeur de son amant; elle a quelque chose de solennel, parce que l'on sent qu'il y a en elle quelque chose d'irrévocable; elle est franche, parce que son amour n'est pas une partie de sa vie, mais sa vie entière. Thécla, dans la pièce de Schiller, est sur un plan tout différent de celui où est placé le reste des personnages. C'est un être pour ainsi dire aérien, qui plane sur cette foule d'ambitieux, de traîtres, de guerriers farouches, que des intérêts ardents et positifs poussent les uns contre les autres. On sent que cette créature lumineuse et presque surnaturelle est descendue de la sphère éthérée, et doit bientôt remonter vers sa patrie. Sa voix si douce, à travers le bruit des armes; sa forme délicate, au milieu de ces hommes tout couverts de fer; la pureté de son âme, opposée à leurs calculs avides; son calme céleste qui contraste avec leurs agitations, remplissent le spectateur d'une émotion constante et mélancolique, telle que ne la fait ressentir nulle tragédie ordinaire.

Aucun des personnages de femmes que nous voyons sur la scène française n'en peut donner l'idée. Nos héroïnes passionnées, Alzire, Aménaïde, Adélaïde du Guesclin, ont quelque chose de mâle; on sent qu'elles sont de force à combattre contre les événements, contre les hommes, contre le malheur. On n'aperçoit aucune disproportion entre leur destinée et la vigueur dont elles sont douées. Nos héroïnes tendres, Monime, Bérénice, Esther, Atalide, sont pleines de douceur et de grâce, mais ce sont des femmes faibles et timides; les événements peuvent les dompter. Le sacrifice de leurs sentiments n'est point présenté comme impossible. Bérénice se résigne à vivre sans Titus; Monime à épouser Mithridate; Atalide à voir Bazajet s'unir à Roxane; Esther n'aime point Assuérus. Les héroïnes de Voltaire luttent contre les obstacles; celles de Racine leur cèdent, parce que les unes et les autres sont de la même nature que tout ce qui les entoure. Thécla ne peut lutter ni céder: elle aime et elle attend. Son sort est fixé: elle ne peut en avoir un autre; mais elle ne peut pas non plus le conquérir, en le disputant contre les hommes. Elle n'a point d'armes contre eux; sa force est tout intérieure. Par-là même, son sentiment l'affranchit de toutes les convenances que prescrit la morale que nous sommes habitués à voir sur la scène.

Thécla n'observe aucun des déguisements imposés à nos héroïnes; elle ne couvre d'aucun voile son amour profond, exclusif et pur; elle en parle sans réserve à son amant. «Où serait, lui dit-elle, la vérité sur la terre, si tu ne l'apprenais par ma bouche?» Elle n'annonce point qu'elle fasse dépendre ses espérances de l'aveu de son père. On prévoit même que s'il la refuse elle ne se croira pas coupable de lui résister: son amour l'occupe et l'absorbe tout entière; elle n'existe que pour le sentiment qui remplit toute son âme. Elle est si loin de considérer comme une faute sa fuite de la maison paternelle, lorsqu'elle apprend que celui qu'elle aime a été tué, qu'elle croit au contraire accomplir un devoir. Les spectateurs français n'auraient pu tolérer dans une jeune fille cette exaltation, cette indépendance, d'autant plus étrangère à nos idées, qu'il ne s'y mêle aucun égarement, aucun délire. Nous aurions été choqués de cet oubli de toutes les relations, de cette manière d'envisager les devoirs positifs comme secondaires; enfin, d'une absence si complète de la soumission que nous admirons avec justice dans Iphigénie. Nous en aurions été choqués, dis-je, et nous aurions eu raison: un tel enthousiasme est une chose qu'il est impossible d'approuver en principe. Nous pouvons, par le talent du poëte, être entraînés à sympathiser avec l'individu particulier qui l'éprouve; mais il ne peut jamais servir de base à un système général, et nous n'aimons en France que ce qui peut être d'une application universelle. Le principe de l'utilité domine dans notre littérature comme dans notre vie. La morale du théâtre en France est beaucoup plus rigoureuse que celle du théâtre en Allemagne. Cela tient à ce que les Allemands prennent le sentiment pour base de la morale, tandis que pour nous cette base est la raison. Un sentiment sincère, complet, sans bornes, leur paraît non-seulement excuser ce qu'il inspire, mais l'ennoblir, et, si j'ose employer cette expression, le sanctifier. Cette manière de voir se fait remarquer dans leurs institutions et dans leurs moeurs, comme dans leurs productions littéraires. Nous avons des principes infiniment plus sévères, et nous ne nous en écartons jamais en théorie. Le sentiment qui méconnaît un devoir ne nous paraît qu'une faute de plus; nous pardonnerions plus facilement à l'intérêt, parce que l'intérêt met toujours dans ses transgressions plus d'habileté et plus de décence. Le sentiment brave l'opinion, et elle s'en irrite: l'intérêt cherche à la tromper en la ménageant, et, lors même qu'elle découvre la tromperie, elle sait gré à l'intérêt de cette espèce d'hommage.

J'ai donc rapproché Thécla des proportions françaises, en m'efforçant de lui conserver quelque chose du coloris allemand. Je crois avoir transporté dans son caractère sa douceur, sa sensibilité, son amour, sa mélancolie; mais tout le reste m'a paru trop directement opposé à nos habitudes, trop empreint de ce que le très-petit nombre de littérateurs français qui possèdent la langue allemande appellent le mysticisme allemand. La seule règle que je me sois imposée a été de ne rien faire entrer dans le rôle de Thécla qui ne fût d'accord avec l'intention poétique de l'auteur original. C'est pour cette raison que je lui ai donné une teinte religieuse, et que j'ai voulu qu'elle cherchât un asile aux pieds de son Dieu, au lieu de se tuer sur le corps de son amant ou de son père, ce qui ne m'aurait pas coûté un grand effort d'invention; mais la violence du suicide m'aurait semblé déranger l'harmonie qui doit être dans son caractère.

En empruntant de la scène allemande un de ses ouvrages les plus célèbres, pour l'adapter aux formes reçues dans notre littérature, je crois avoir donné un exemple utile. Le dédain pour les nations voisines, et surtout pour une nation dont on ignore la langue, et qui, plus qu'aucune autre, a dans ses productions poétiques de l'originalité et de la profondeur, me paraît un mauvais calcul. La tragédie française est, selon moi, plus parfaite que celle des autres peuples; mais il y a toujours quelque chose d'étroit dans l'obstination qui refuse à comprendre l'esprit des nations étrangères. Sentir les beautés partout où elles se trouvent n'est pas une délicatesse de moins, mais une faculté de plus.

FIN DES RÉFLEXIONS.

DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE ET DE L'USURPATION, DANS LEURS RAPPORTS AVEC LA CIVILISATION EUROPÉENNE.

PRÉFACE DE LA PREMIÉRE ÉDITION.

L'ouvrage actuel fait partie d'un Traité de politique terminé depuis longtemps; l'état de la France et celui de l'Europe semblaient le condamner à ne jamais paraître. Le continent n'était qu'un vaste cachot, privé de toute communication avec cette noble Angleterre, asile généreux de la pensée, illustre refuge de la dignité de l'espèce humaine. Tout à coup, des deux extrémités de la terre, deux grands peuples se sont répondu, et les flammes de Moscou ont été l'aurore de la liberté du monde. Il est permis d'espérer que la France ne sera pas exceptée de la délivrance universelle; la France, qu'estiment les nations qui la combattent; la France, dont la volonté suffit pour obtenir et donner la paix. Le moment est donc revenu où chacun peut se flatter d'être utile, suivant ses lumières et ses forces.

L'auteur de cet ouvrage a pensé qu'ayant été jadis l'un des mandataires d'un peuple qu'on a réduit au silence, et n'ayant cessé de l'être qu'illégalement, sa voix, de quelque peu d'importance qu'elle fût d'ailleurs, aurait l'avantage de rompre cette unanimité prétendue qui fait l'étonnement et le blâme de l'Europe, et qui n'est que l'effet de la terreur des Français. Il ose affirmer, avec une conviction profonde, qu'il n'y a pas dans ce livre une ligne que la presque totalité de la France, si elle était libre, ne s'empressât de signer.

Il a, du reste, retranché toutes les discussions de pure théorie, pour extraire seulement ce qui lui a paru d'un intérêt immédiat. Il aurait pu accroître cet intérêt par des personnalités plus directes; mais il a voulu conserver avec scrupule ce qu'un profond sentiment lui avait dicté, quand la terre était sous le joug. Il a éprouvé de la répugnance à se montrer plus amer ou plus hardi contre l'adversité méritée que contre la prospérité coupable. Si les calamités publiques laissaient à son âme la faculté de s'ouvrir à des considérations personnelles, il lui serait doux de penser que lorsqu'on a voulu travailler sans contradicteurs à l'asservissement général, on a trouvé nécessaire d'étouffer sa voix.

Hanovre, ce 21 décembre 1813.

PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION

Cet ouvrage a été écrit en Allemagne au mois de novembre 1813, et publié au mois de janvier; il a été réimprimé en Angleterre au commencement de mars. L'édition actuelle n'a subi que peu de changements: non que je n'aie senti qu'il y avait beaucoup à perfectionner; mais un ouvrage de circonstance doit, le plus qu'il est possible, demeurer tel qu'il a paru dans la circonstance.

Il n'y aura d'ailleurs, je le crois, aucun lecteur qui ne sente que, si j'avais composé cet ouvrage en France, ou dans le moment actuel, je me serais exprimé différemment sur plus d'un objet. À l'horreur que m'inspirait le gouvernement de Buonaparte, se joignait, j'en conviens, une certaine impatience contre la nation qui portait son joug. Je savais mieux qu'un autre combien ce joug était odieux à cette nation; je souffrais de lui voir profaner le courage, et verser son sang pour se maintenir dans la servitude; je souffrais plus encore de ce que les hommages qu'elle prodiguait à son tyran paraissaient aux étrangers une preuve qu'elle méritait son sort; je m'irritais de ce qu'elle agissait de la sorte, en opposition non-seulement avec son intérêt, mais avec sa nature et avec cette délicatesse et ce sentiment exquis d'honneur et de convenance qui la distinguent si éminemment; je trouvais qu'elle se calomniait elle-même, et il était inutile de la justifier. Quand nous l'essayions, tristes réfugiés sur la terre étrangère, un article du Moniteur venait foudroyer nos impuissantes explications: il faut avoir éprouvé cette souffrance pour la concevoir, et alors on pardonnera facilement quelques expressions d'amertume échappées à une douleur qui était d'autant plus vive qu'on était plus jaloux de l'honneur du nom français.

Paris, ce 22 avril 1814.

DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE ET DE L'USURPATION, DANS LEURS RAPPORTS AVEC LA CIVILISATION EUROPÉENNE.

Je me propose d'examiner deux fléaux dans leurs rapports avec l'état présent de l'espèce humaine et la civilisation actuelle: l'un est l'esprit de conquête; l'autre l'usurpation.

Il y a des choses qui sont possibles à telle époque, et qui ne le sont plus à telle autre. Cette vérité semble triviale: elle est néanmoins souvent méconnue; elle ne l'est jamais sans danger.

Lorsque les hommes qui disposent des destinées de la terre se trompent sur ce qui est possible, c'est un grand mal. L'expérience, alors, loin de les servir, leur nuit et les égare. Ils lisent l'histoire, ils voient ce que l'on a fait précédemment, ils n'examinent point si cela peut se faire encore; ils prennent en main des leviers brisés; leur obstination, ou, si l'on veut, leur génie, procure à leurs efforts un succès éphémère; mais comme ils sont en lutte avec les dispositions, les intérêts, toute l'existence morale de leurs contemporains, ces forces de résistance réagissent contre eux; et au bout d'un certain temps, bien long pour leurs victimes, très-court quand on le considère historiquement, il ne reste de leurs entreprises que les crimes qu'ils ont commis et les souffrances qu'ils ont causées.

La durée de toute puissance dépend de la proportion qui existe entre son esprit et son époque. Chaque siècle attend, en quelque sorte, un homme qui lui serve de représentant. Quand ce représentant se montre ou paraît se montrer, toutes les forces du moment se groupent autour de lui; s'il représente fidèlement l'esprit général, le succès est infaillible; s'il dévie, le succès devient douteux; et s'il persiste dans une fausse route, l'assentiment qui constituait son pouvoir l'abandonne, et le pouvoir s'écroule.

Malheur donc à ceux qui, se croyant invincibles, jettent le gant à l'espèce humaine, et prétendent opérer par elle, car ils n'ont pas d'autre instrument, des bouleversements qu'elle désapprouve et des miracles qu'elle ne veut pas!

PREMIÈRE PARTIE.

DE L'ESPRIT DE CONQUÊTE.

CHAPITRE PREMIER.

Des vertus compatibles avec la guerre, à certaines époques de l'état social.

Plusieurs écrivains, entraînés par l'amour de l'humanité dans de louables exagérations, n'ont envisagé la guerre que sous ses côtés funestes. Je reconnais volontiers ses avantages.

Il n'est pas vrai que la guerre soit toujours un mal. À de certaines époques de l'espèce humaine, elle est dans la nature de l'homme. Elle favorise alors le développement de ses plus belles et de ses plus grandes facultés; elle lui ouvre un trésor de précieuses jouissances; elle le forme à la grandeur d'âme, à l'adresse, au sang-froid, au courage, au mépris de la mort, sans lequel il ne peut jamais se répondre qu'il ne commettra pas toutes les lâchetés, et bientôt tous les crimes. La guerre lui enseigne des dévoûments héroïques, et lui fait contracter des amitiés sublimes. Elle l'unit de liens plus étroits, d'une part, à sa patrie, et de l'autre à ses compagnons d'armes. Elle fait succéder à de nobles entreprises de nobles loisirs. Mais tous ces avantages de la guerre tiennent à une condition indispensable, c'est qu'elle soit le résultat naturel de la situation et de l'esprit national des peuples.

Car je ne parle point ici d'une nation attaquée et qui défend son indépendance. Nul doute que cette nation ne puisse réunir à l'ardeur guerrière les plus hautes vertus; ou plutôt cette ardeur guerrière est elle-même de toutes les vertus la plus haute. Mais il ne s'agit pas alors de la guerre proprement dite, il s'agit de la défense légitime, c'est-à-dire du patriotisme, de l'amour de la justice, de toutes les affections nobles et sacrées.

Un peuple qui, sans être appelé à la défense de ses foyers, est porté par sa situation ou son caractère national à des expéditions belliqueuses et à des conquêtes, peut encore allier à l'esprit guerrier la simplicité des moeurs, le dédain pour le luxe, la générosité, la loyauté, la fidélité aux engagements, le respect pour l'ennemi courageux, la pitié même, et les ménagements pour l'ennemi subjugué. Nous voyons dans l'histoire ancienne et dans les annales du moyen-âge ces qualités briller chez plusieurs nations, dont la guerre faisait l'occupation presque habituelle.

Mais la situation présente des peuples européens permet-elle d'espérer cet amalgame? L'amour de la guerre est-il dans leur caractère national? résulte-t-il de leurs circonstances?

Si ces deux questions doivent se résoudre négativement, il s'ensuivra que, pour porter de nos jours les nations à la guerre et aux conquêtes, il faudra bouleverser leur situation, ce qui ne se fait jamais sans leur infliger beaucoup de malheurs et dénaturer leur caractère, ce qui ne se fait jamais sans leur donner beaucoup de vices.

CHAPITRE II.

Du caractère des nations modernes relativement à la guerre.

Les peuples guerriers de l'antiquité devaient pour la plupart à leur situation leur esprit belliqueux. Divisés en petites peuplades, ils se disputaient à main armée un territoire resserré. Poussés par la nécessité les uns contre les autres, ils se combattaient ou se menaçaient sans cesse. Ceux qui ne voulaient pas être conquérants ne pouvaient néanmoins déposer le glaive sous peine d'être conquis. Tous achetaient leur sûreté, leur indépendance, leur existence entière au prix de la guerre.

Le monde de nos jours est précisément, sous ce rapport, l'opposé du monde ancien.

Tandis que chaque peuple, autrefois, formait une famille isolée, ennemie née des autres familles, une masse d'hommes existe maintenant, sous différents noms et sous divers modes d'organisation sociale, mais homogène par sa nature. Elle est assez forte pour n'avoir rien à craindre des hordes encore barbares; elle est assez civilisée pour que la guerre lui soit à charge; sa tendance uniforme est vers la paix. La tradition belliqueuse, héritage de temps reculés, et surtout les erreurs des gouvernements, retardent les effets de cette tendance; mais elle fait chaque jour un progrès de plus. Les chefs des peuples lui rendent hommage, car ils évitent d'avouer ouvertement l'amour des conquêtes, ou l'espoir d'une gloire acquise uniquement par les armes. Le fils de Philippe n'oserait plus proposer à ses sujets l'envahissement de l'univers; et le discours de Pyrrhus à Cynéas semblerait aujourd'hui le comble de l'insolence ou de la folie.

Un gouvernement qui parlerait de la gloire militaire comme but méconnaîtrait ou mépriserait l'esprit des nations et celui de l'époque. Il se tromperait d'un millier d'années; et lors même qu'il réussirait d'abord, il serait curieux de voir qui gagnerait cette étrange gageure, de notre siècle ou de ce gouvernement.

Nous sommes arrivés à l'époque du commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder.

La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d'arriver au même but, celui de posséder ce que l'on désire. Le commerce n'est autre chose qu'un hommage rendu à la force du possesseur par l'aspirant à la possession; c'est une tentative pour obtenir de gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir par la violence. Un homme qui serait toujours le plus fort n'aurait jamais l'idée du commerce. C'est l'expérience qui, en lui prouvant que la guerre, c'est-à-dire l'emploi de sa force contre la force d'autrui, est exposée à diverses résistances et à divers échecs, le porte à recourir au commerce, c'est-à-dire à un moyen plus doux et plus sûr d'engager l'intérêt des autres à consentir à ce qui convient à son intérêt.

La guerre est donc antérieure au commerce. L'une est l'impulsion sauvage, l'autre le calcul civilisé. Il est clair que plus la tendance commerciale domine, plus la tendance guerrière doit s'affaiblir.

Le but unique des nations modernes, c'est le repos, avec le repos l'aisance, et comme source de l'aisance, l'industrie. La guerre est chaque jour un moyen plus inefficace d'atteindre ce but; ses chances n'offrent plus ni aux individus ni aux nations des bénéfices qui égalent les résultats du travail paisible et des échanges réguliers. Chez les anciens, une guerre heureuse ajoutait, en esclaves, en tributs, en terres partagées, à la richesse publique et particulière. Chez les modernes, une guerre heureuse coûte infailliblement plus qu'elle ne rapporte.

La république romaine, sans commerce, sans lettres, sans arts, n'ayant pour occupation intérieure que l'agriculture, restreinte à un sol trop peu étendu pour ses habitants, entourée de peuples barbares, et toujours menacée ou menaçante, suivait sa destinée en se livrant à des entreprises militaires non interrompues. Un gouvernement qui, de nos jours, voudrait imiter la république romaine, aurait ceci de différent, qu'agissant en opposition avec son peuple, il rendrait ses instruments tout aussi malheureux que ses victimes: un peuple ainsi gouverné serait la république romaine, moins la liberté, moins le mouvement national, qui facilite tous les sacrifices, moins l'espoir qu'avait chaque individu du partage des terres, moins, en un mot, toutes les circonstances qui embellissaient aux yeux des Romains ce genre de vie hasardeux et agité.

Le commerce a modifié jusqu'à la nature de la guerre. Les nations mercantiles étaient autrefois toujours subjuguées par les peuples guerriers; elles leur résistent aujourd'hui avec avantage; elles ont des auxiliaires au sein de ces peuples mêmes. Les ramifications infinies et compliquées du commerce ont placé l'intérêt des sociétés hors des limites de leur territoire, et l'esprit du siècle l'emporte sur l'esprit étroit et hostile qu'on voudrait parer du nom de patriotisme.

Carthage, luttant avec Rome dans l'antiquité, devait succomber: elle avait contre elle la force des choses. Mais si la lutte s'établissait maintenant entre Rome et Carthage, Carthage aurait pour elle les voeux de l'univers; elle aurait pour alliés les moeurs actuelles et le génie du monde.

La situation des peuples modernes les empêche donc d'être belliqueux par caractère; et des raisons de détail, mais toujours tirées des progrès de l'espèce humaine, et par conséquent de la différence des époques, viennent se joindre aux causes générales.

La nouvelle manière de combattre, le changement des armes, l'artillerie, ont dépouillé la vie militaire de ce qu'elle avait de plus attrayant. Il n'y a plus de lutte contre le péril; il n'y a que de la fatalité. Le courage doit s'empreindre de résignation ou se composer d'insouciance. On ne goûte plus cette jouissance de volonté, d'action, de développement des forces physiques et des facultés morales, qui faisait aimer aux héros anciens, aux chevaliers du moyen-âge, les combats corps à corps.

La guerre a donc perdu son charme comme son utilité; l'homme n'est plus entraîné à s'y livrer, ni par intérêt, ni par passion.

CHAPITRE III.

De l'esprit de conquête dans l'état actuel de l'Europe.

Un gouvernement qui voudrait aujourd'hui pousser à la guerre et aux conquêtes un peuple européen commettrait donc un grossier et funeste anachronisme; il travaillerait à donner à sa nation une impulsion contraire à la nature. Aucun des motifs qui portaient les hommes d'autrefois à braver tant de périls, à supporter tant de fatigues, n'existant pour les hommes de nos jours, il faudrait leur offrir d'autres motifs tires de l'état actuel de la civilisation; il faudrait les animer aux combats par ce même amour des jouissances, qui, laissé à lui-même, ne les disposerait qu'à la paix. Notre siècle, qui apprécie tout par l'utilité, et qui, lorsqu'on veut le sortir de cette sphère, oppose l'ironie à l'enthousiasme réel ou factice, ne consentirait pas à se repaître d'une gloire stérile, qu'il n'est plus dans nos habitudes de préférer à toutes les autres. À la place de cette gloire il faudrait mettre le plaisir; à la place du triomphe, le pillage. L'on frémira si l'on réfléchit à ce que serait l'esprit militaire appuyé sur ces seuls motifs.

Certes, dans le tableau que je vais tracer, il est loin de moi de vouloir faire injure à ces héros qui, se plaçant avec délices entre la patrie et les périls, ont, dans tous les pays, protégé l'indépendance des peuples; à ces héros qui ont si glorieusement défendu notre belle France. Je ne crains pas d'être mal compris par eux; il en est plus d'un dont l'âme, correspondant à la mienne, partage tous mes sentiments, et qui, retrouvant dans ces lignes son opinion secrète, verra dans leur auteur son organe.

CHAPITRE IV.

D'une race militaire n'agissant que par intérêt.

Les peuples guerriers que nous avons connus jusqu'ici étaient tous animés par des motifs plus nobles que les profits réels et positifs de la guerre. La religion se mêlait à l'impulsion belliqueuse des uns; l'orageuse liberté dont jouissaient les autres leur donnait une activité surabondante qu'ils avaient besoin d'exercer au dehors. Ils associaient à l'idée de la victoire celle d'une renommée prolongée bien au delà de leur existence sur la terre, et combattaient ainsi, non pour l'assouvissement d'une soif ignoble de jouissances présentes et matérielles, mais par un espoir en quelque sorte idéal, et qui exaltait l'imagination, comme tout ce qui se perd dans l'avenir et le vague.

Il est si vrai que, même chez les nations qui nous semblent le plus exclusivement occupées de pillage et de rapines, l'acquisition des richesses n'était pas le but principal, que nous voyons les héros scandinaves faire brûler sur leurs bûchers tous les trésors conquis durant leur vie, pour forcer les générations qui les remplaçaient à conquérir, par de nouveaux exploits, de nouveaux trésors. La richesse leur était donc précieuse, comme témoignage éclatant des victoires remportées, plutôt que comme signe représentatif et moyen de jouissances.

Mais si une race purement militaire se formait actuellement, comme son ardeur ne reposerait sur aucune conviction, sur aucun sentiment, sur aucune pensée; comme toutes les causes d'exaltation qui jadis ennoblissaient le carnage même lui seraient étrangères, elle n'aurait d'aliment ou de mobile que la plus étroite et la plus âpre personnalité; elle prendrait la férocité de l'esprit guerrier, mais elle conserverait le calcul commercial. Ces Vandales ressuscités n'auraient point cette ignorance du luxe, cette simplicité de moeurs, ce dédain de toute action basse, qui pouvaient caractériser leurs grossiers prédécesseurs; ils réuniraient à la brutalité de la barbarie les raffinements de la mollesse, aux excès de la violence les ruses de l'avidité.

Des hommes à qui l'on aurait dit bien formellement qu'ils ne se battent que pour piller; des hommes dont on aurait réduit toutes les idées belliqueuses à ce résultat clair et arithmétique, seraient bien différents des guerriers de l'antiquité.

Quatre cent mille égoïstes bien exercés, bien armés, sauraient que leur destination est de donner ou de recevoir la mort; ils auraient supputé qu'il valait mieux se résigner à cette destination que s'y dérober, parce que la tyrannie qui les y condamne est plus forte qu'eux. Ils auraient, pour se consoler, tourné leurs regards vers la récompense qui leur est promise, la dépouille de ceux contre lesquels on les mène. Ils marcheraient en conséquence avec la résolution de tirer de leurs propres forces le meilleur parti qu'il leur serait possible. Ils n'auraient ni pitié pour les vaincus, ni respect pour les faibles, parce que les vaincus étant, pour leur malheur, propriétaires de quelque chose, ne paraîtraient à ces vainqueurs qu'un obstacle entre eux et le but proposé. Le calcul aurait tué dans leur âme toutes les émotions naturelles, excepté celles qui naissent de la sensualité. Ils seraient encore émus à la vue d'une femme; ils ne le seraient pas à la vue d'un vieillard ou d'un enfant. Ce qu'ils auraient de connaissances pratiques leur servirait à mieux rédiger leurs arrêts de massacres ou de spoliation. L'habitude des formes légales donnerait à leurs injustices l'impassibilité de la loi. L'habitude des formes sociales répandrait sur leurs cruautés un vernis d'insouciance et de légèreté qu'ils croiraient de l'élégance; ils parcourraient ainsi le monde, tournant les progrès de la civilisation contre elle-même, tout entiers à leur intérêt, prenant le meurtre pour moyen, la débauche pour passe-temps, la dérision pour gaîté, le pillage pour but; séparés par un abîme moral du reste de l'espèce humaine, et n'étant unis entre eux que comme des animaux féroces qui se jettent rassemblés sur les troupeaux.

Tels ils seraient dans leurs succès; que seraient-ils dans leurs revers?

Comme ils n'auraient eu qu'un but à atteindre, et non pas une cause à défendre, le but manqué, aucune conscience ne les soutiendrait; ils ne se rattacheraient à aucune opinion; ils ne tiendraient l'un à l'autre que par une nécessité physique, dont chacun même chercherait à s'affranchir.

Il faut aux hommes, pour qu'ils s'associent réciproquement à leurs destinées, autre chose que l'intérêt: il leur faut une opinion; il leur faut de la morale. L'intérêt tend à les isoler, parce qu'il offre à chacun la chance d'être seul plus heureux ou plus habile.

L'égoïsme, qui, dans la prospérité, aurait rendu ces conquérants de la terre impitoyables pour leurs ennemis, les rendrait, dans l'adversité, indifférents, infidèles à leurs frères d'armes. Cet esprit pénétrerait dans tous les rangs, depuis le plus élevé jusqu'au plus obscur; chacun verrait dans son camarade à l'agonie un dédommagement au pillage devenu impossible contre l'étranger; le malade dépouillerait le mourant; le fuyard dépouillerait le malade. L'infirme et le blessé paraîtraient à l'officier chargé de leur sort un poids importun dont il se débarrasserait à tout prix; et quand le général aurait précipité son armée dans quelque situation sans remède, il ne se croirait tenu à rien envers les infortunés qu'il aurait conduits dans le gouffre; il ne resterait point avec eux pour les sauver. La désertion lui semblerait un mode tout simple d'échapper aux revers ou de réparer les fautes. Qu'importe qu'il les ait guidés, qu'ils se soient reposés sur sa parole, qu'ils lui aient confié leur vie, qu'ils l'aient défendu, jusqu'au dernier moment, de leurs mains mourantes? Instruments inutiles, ne faut-il pas qu'ils soient brisés?

Sans doute, ces conséquences de l'esprit militaire fondé sur des motifs purement intéressés ne pourraient se manifester dans leur terrible étendue chez aucun peuple moderne, à moins que le système conquérant ne se prolongeât durant plusieurs générations. Grâce au ciel, les Français, malgré tous les efforts de leur chef, sont restés et resteront toujours loin du terme vers lequel il les entraîne. Les vertus paisibles, que notre civilisation nourrit et développe, luttent encore victorieusement contre la corruption et les vices que la fureur des conquêtes appelle, et qui lui sont nécessaires. Nos armées donnent des preuves d'humanité comme de bravoure, et se concilient souvent l'affection des peuples, qu'aujourd'hui, par la faute d'un seul homme, elles sont réduites à repousser, tandis qu'autrefois elles étaient forcées à les vaincre; mais c'est l'esprit national, c'est l'esprit du siècle qui résiste au gouvernement. Si ce gouvernement subsiste, les vertus qui survivront aux efforts de l'autorité seront une sorte d'indiscipline. L'intérêt étant le mot d'ordre, tout sentiment désintéressé tiendra de l'insubordination; et plus ce régime terrible se prolongera, plus ces vertus s'affaibliront et deviendront rares.

CHAPITRE V.

Autre cause de détérioration pour la classe militaire, dans le système de conquête.

On a remarqué souvent que les joueurs étaient les plus immoraux des hommes. C'est qu'ils risquent chaque jour tout ce qu'ils possèdent; il n'y a pour eux nul avenir assuré; ils vivent et s'agitent sous l'empire du hasard.

Dans le système de conquête, le soldat devient un joueur, avec cette différence que son enjeu c'est sa vie; mais cet enjeu ne peut être retiré; il l'expose sans cesse et sans terme à une chance qui doit tôt ou tard être contraire; il n'y a donc pas non plus d'avenir pour lui: le hasard est aussi son maître aveugle et impitoyable.

Or, la morale a besoin du temps; c'est là qu'elle place ses dédommagements et ses récompenses. Pour celui qui vit de minute en minute, ou de bataille en bataille, le temps n'existe pas; les dédommagements de l'avenir deviennent chimériques; le plaisir du moment a seul quelque certitude: et, pour me servir d'une expression qui devient ici doublement convenable, chaque jouissance est autant de gagné sur l'ennemi. Qui ne sent que l'habitude de cette loterie de plaisir et de mort est nécessairement corruptrice?

Observez la différence qui existe toujours entre la défense légitime et le système des conquêtes; cette différence se reproduira souvent encore. Le soldat qui combat pour sa patrie ne fait que traverser le danger; il a pour perspective ultérieure le repos, la liberté, la gloire; il a donc un avenir, et sa moralité, loin de se dépraver, s'ennoblit et s'exalte. Mais l'instrument d'un conquérant insatiable voit après une guerre une autre guerre, après un pays dévasté, un autre pays à dévaster de même, c'est-à-dire après le hasard, le hasard encore.

CHAPITRE VI.

Influence de cet esprit militaire sur l'état Intérieur des peuples.

Il ne suffit pas d'envisager l'influence du système de conquête dans son action sur l'armée et dans les rapports qu'il établit entre elle et les étrangers, il faut la considérer encore dans ceux qui en résultent entre l'armée et les citoyens.

Un esprit de corps exclusif et hostile s'empare toujours des associations qui ont un autre but que le reste des hommes. Malgré la douceur et la pureté du christianisme, souvent les confédérations de ses prêtres ont formé dans l'État des états à part. Partout les hommes réunis en corps d'armée se séparent de la nation; ils contractent pour l'emploi de la force, dont ils sont dépositaires, une sorte de respect; leurs moeurs et leurs idées deviennent subversives de ces principes d'ordre et de liberté pacifique et régulière, que tous les gouvernements ont l'intérêt comme le devoir de consacrer.

Il n'est donc pas indifférent de créer dans un pays, par un système de guerres prolongées ou renouvelées sans cesse, une masse nombreuse imbue exclusivement de l'esprit militaire; car cet inconvénient ne peut se restreindre dans de certaines limites qui en rendent l'importance moins sensible. L'armée, distincte du peuple par son esprit, se confond avec lui dans l'administration des affaires.

Un gouvernement conquérant est plus intéressé qu'un autre à récompenser par du pouvoir et par des honneurs ses instruments immédiats; il ne saurait les tenir dans un camp retranché; il faut qu'il les décore au contraire des pompes et des dignités civiles.

Mais ces guerriers déposeront-ils avec le fer qui les couvre l'esprit dont les a pénétrés dès leur enfance l'habitude des périls? Revêtiront-ils avec la toge la vénération pour les lois, les ménagements pour les formes protectrices, ces divinités des associations humaines? La classe désarmée leur paraît un ignoble vulgaire, les lois, des subtilités inutiles, les formes, d'insupportables lenteurs; ils estiment par-dessus tout, dans les transactions comme dans les faits guerriers, la rapidité des évolutions. L'unanimité leur semble nécessaire dans les opinions, comme le même uniforme dans les troupes; l'opposition leur est un désordre, le raisonnement une révolte, les tribunaux des conseils de guerre, les juges des soldats qui ont leur consigne, les accusés des ennemis, les jugements des batailles.

Ceci n'est point une exagération fantastique. N'avons-nous pas vu, durant ces vingt dernières années, s'introduire dans presque toute l'Europe une justice militaire dont le premier principe était d'abréger les formes, comme si toute abréviation des formes n'était pas le plus révoltant sophisme; car si les formes sont inutiles, tous les tribunaux doivent les bannir; si elles sont nécessaires, tous doivent les respecter; et certes, plus l'accusation est grave, moins l'examen est superflu. N'avons-nous pas vu siéger sans cesse, parmi les juges, des hommes dont le vêtement seul annonçait qu'ils étaient voués à l'obéissance, et ne pouvaient en conséquence être des juges indépendants?

Nos neveux ne croiront pas, s'ils ont quelque sentiment de la dignité humaine, qu'il fut un temps où des hommes illustrés sans doute par d'immortels exploits, mais nourris sous la tente, et ignorants de la vie civile, interrogeaient des prévenus qu'ils étaient incapables de comprendre, condamnaient sans appel des citoyens qu'ils n'avaient pas le droit de juger. Nos neveux ne croiront pas, s'ils ne sont le plus avili des peuples, qu'on ait fait comparaître devant les tribunaux militaires des législateurs, des écrivains, des accusés de délits politiques, donnant ainsi, par une dérision féroce, pour juge à l'opinion et à la pensée, le courage sans lumière et la soumission sans intelligence. Ils ne croiront pas non plus qu'on ait imposé à des guerriers revenant de la victoire, couverts de lauriers que rien n'avait flétris, l'horrible tâche de se transformer en bourreaux, de poursuivre, de saisir, d'égorger des citoyens, dont les noms, comme les crimes, leur étaient inconnus. Non, tel ne fut jamais, s'écrieront-ils, le prix des exploits, la pompe triomphale! Non, ce n'est pas ainsi que les défenseurs de la France reparaissaient dans leur patrie et saluaient le sol natal!

La faute, certes, n'en était pas à ces défenseurs. Mille fois je les ai vus gémir de leur triste obéissance. J'aime à le répéter, leurs vertus résistent, plus que la nature humaine ne permet de l'espérer, à l'influence du système guerrier et à l'action d'un gouvernement qui veut les corrompre. Ce gouvernement seul est coupable, et nos armées ont seules le mérite de tout le mal qu'elles ne font pas.

CHAPITRE VII.

Autre inconvénient de la formation d'un tel esprit militaire.

Enfin, par une triste réaction, cette portion du peuple que le gouvernement aurait forcée à contracter l'esprit militaire, contraindrait à son tour le gouvernement de persister dans le système pour lequel il aurait pris tant de soin de la former.

Une armée nombreuse, fière de ses succès, accoutumée au pillage, n'est pas un instrument qu'il soit aisé de manier. Nous ne parlons pas seulement des dangers dont il menace les peuples qui ont des constitutions populaires: l'histoire est trop pleine d'exemples qu'il est superflu de citer.

Tantôt les soldats d'une république illustrée par six siècles de victoires, entourés de monuments élevés à la liberté par vingt générations de héros, foulant aux pieds la cendre des Cincinnatus et des Camille, marchent sous les ordres de César, pour profaner les tombeaux de leurs ancêtres et pour asservir la ville éternelle; tantôt les légions anglaises s'élancent avec Cromwell sur un parlement qui luttait encore contre les fers qu'on lui destinait et les crimes dont on voulait le rendre l'organe, et livrent à l'usurpateur hypocrite, d'une part le roi, de l'autre la république.

Mais les gouvernements absolus n'ont pas moins à craindre de cette force toujours menaçante. Si elle est terrible contre les étrangers et contre le peuple au nom de son chef, elle peut devenir à chaque instant terrible à ce chef même. Ainsi ces formidables colosses, que des nations barbares plaçaient en tête de leurs armées pour les diriger sur leurs ennemis, reculaient tout à coup, frappés d'épouvanté ou saisis de fureur, et, méconnaissant la voix de leurs maîtres, écrasaient ou dispersaient les bataillons qui attendaient d'eux leur salut et leur triomphe.

Il faut donc occuper cette armée, inquiète dans son désoeuvrement redoutable, il faut la tenir éloignée, il faut lui trouver des adversaires. Le système guerrier, indépendamment des guerres présentes, contient le germe des guerres futures; et le souverain qui est entré dans cette route, entraîné qu'il est par la fatalité qu'il a évoquée, ne peut redevenir pacifique à aucune époque.

CHAPITRE VIII.

Action d'un Gouvernement conquérant sur la masse de la nation.

J'ai montré, ce me semble qu'un gouvernement, livré à l'esprit d'envahissement et de conquête, devrait corrompre une portion du peuple, pour qu'elle le servit activement dans ses entreprises; je vais prouver actuellement que, tandis qu'il dépraverait cette portion choisie, il faudrait qu'il agît sur le reste de la nation dont il réclamerait l'obéissance passive et les sacrifices, de manière à troubler sa raison, à fausser son jugement, à bouleverser toutes ses idées.

Quand un peuple est naturellement belliqueux, l'autorité qui le domine n'a pas besoin de le tromper pour l'entraîner à la guerre. Attila montrait du doigt à ses Huns la partie du monde sur laquelle ils devaient fondre, et ils y couraient, parce qu'Attila n'était que l'organe et le représentant de leur impulsion. Mais de nos jours la guerre ne procurant aux peuples aucun avantage, et n'étant pour eux qu'une source de privations et de souffrances, l'apologie du système des conquêtes ne pourrait reposer que sur le sophisme et l'imposture.

Tout en s'abandonnant à ses projets gigantesques, le gouvernement n'oserait dire à sa nation: «Marchons à la conquête du monde.» Elle lui répondrait d'une voix unanime: «Nous ne voulons pas la conquête du monde.»

Mais il parlerait de l'indépendance nationale, de l'honneur national, de l'arrondissement des frontières, des intérêts commerciaux, des précautions dictées par la prévoyance; que sais-je encore? car il est inépuisable, le vocabulaire de l'hypocrisie et de l'injustice.

Il parlerait de l'indépendance nationale, comme si l'indépendance d'une nation était compromise parce que d'autres nations sont indépendantes.

Il parlerait de l'honneur national, comme si l'honneur national était blessé parce que d'autres nations conservent leur honneur.

Il alléguerait la nécessité de l'arrondissement des frontières, comme si cette doctrine, une fois admise, ne bannissait pas de la terre tout repos et toute équité; car c'est toujours en dehors qu'un gouvernement veut arrondir ses frontières. Aucun n'a sacrifié, que l'on sache, une portion de son territoire pour donner au reste une plus grande régularité géométrique. Ainsi l'arrondissement des frontières est un système dont la base se détruit par elle-même, dont les éléments se combattent, et dont l'exécution, ne reposant que sur la spoliation des plus faibles, rend illégitime la possession des plus forts.

Ce gouvernement invoquerait les intérêts du commerce, comme si c'était servir le commerce que dépeupler un pays de sa jeunesse la plus florissante, arracher les bras les plus nécessaires à l'agriculture, aux manufactures, à l'industrie[3], élever entre les autres peuples et soi des barrières arrosées de sang. Le commerce s'appuie sur la bonne intelligence des nations entre elles; il ne se soutient que par la justice; il se fonde sur l'égalité; il prospère dans le repos; et ce serait pour l'intérêt du commerce qu'un gouvernement rallumerait sans cesse des guerres acharnées, qu'il appellerait sur la tête de son peuple une haine universelle, qu'il marcherait d'injustice en injustice, qu'il ébranlerait chaque jour le crédit par des violences, qu'il ne voudrait point tolérer d'égaux!

Sous le prétexte des précautions dictées par la prévoyance, ce gouvernement attaquerait ses voisins les plus paisibles, ses plus humbles alliés, en leur supposant des projets hostiles, et comme devançant des agressions méditées. Si les malheureux objets de ses calomnies étaient facilement subjugués, il se vanterait de les avoir prévenus; s'ils avaient le temps et la force de lui résister: Vous le voyez, s'écrierait-il, ils voulaient la guerre, puisqu'ils se défendent[4].

Que l'on ne croie pas que cette conduite fût le résultat accidentel d'une perversité particulière; elle serait le résultat nécessaire de la position. Toute autorité qui voudrait entreprendre aujourd'hui des conquêtes étendues serait condamnée à cette série de prétextes vains et de scandaleux mensonges. Elle serait coupable assurément, et nous ne chercherons pas à diminuer son crime; mais ce crime ne consisterait point dans les moyens employés: il consisterait dans le choix volontaire de la situation qui commande de pareils moyens.

L'autorité aurait donc à faire, sur les facultés intellectuelles de la masse de ses sujets, le même travail que sur les qualités morales de la portion militaire. Elle devrait s'efforcer de bannir toute logique de l'esprit des uns, comme elle aurait taché d'étouffer toute humanité dans le coeur des autres: tous les mots perdraient leur sens; celui de modération présagerait la violence; celui de justice annoncerait l'iniquité. Le droit des nations deviendrait un code d'expropriation et de barbarie: toutes les notions que les lumières de plusieurs siècles ont introduites dans les relations des sociétés, comme dans celles des individus, en seraient de nouveau repoussées. Le genre humain reculerait vers ces temps de dévastation qui nous semblaient l'opprobre de l'histoire. L'hypocrisie seule en ferait la différence; et cette hypocrisie serait d'autant plus corruptrice, que personne n'y croirait; car les mensonges de l'autorité ne sont pas seulement funestes quand ils égarent et trompent les peuples: ils ne le sont pas moins quand ils ne les trompent pas.

Des sujets qui soupçonnent leurs maîtres de duplicité et de perfidie se forment à la perfidie et à la duplicité. Celui qui entend nommer le chef qui le gouverne, un grand politique, parce que chaque ligne qu'il publie est une imposture, veut être à son tour un grand politique, dans une sphère plus subalterne; la vérité lui semble niaiserie, la fraude habileté. Il ne mentait jadis que par intérêt: il mentira désormais par intérêt et par amour-propre. Il aura la fatuité de la fourberie; et si cette contagion gagne un peuple essentiellement imitateur, un peuple où chacun craigne par-dessus tout de passer pour dupe, la morale privée tardera-t-elle à être engloutie dans le naufrage de la morale publique?

CHAPITRE IX.

Des moyens de contrainte nécessaires pour suppléer à l'efficacité du mensonge.

Supposons que néanmoins quelques débris de raison surnagent, ce sera, sous d'autres rapports, un malheur de plus.

Il faudra que la contrainte supplée à l'insuffisance du sophisme. Chacun cherchant à se dérober à l'obligation de verser son sang dans des expéditions dont on n'aura pu lui prouver l'utilité, il faudra que l'autorité soudoie une foule avide destinée à briser l'opposition générale. On verra l'espionnage et la délation, ces éternelles ressources de la force quand elle a créé des devoirs et des délits factices, encouragés et récompensés; des sbires lâchés, comme des dogues féroces, dans les cités et dans les campagnes, pour poursuivre et pour enchaîner des fugitifs innocents aux yeux de la morale et de la nature; une classe se préparant à tous les crimes, en s'accoutumant à violer les lois; une autre classe se familiarisant avec l'infamie, en vivant du malheur de ses semblables; les pères punis pour les fautes des enfants; l'intérêt des enfants séparé ainsi de celui des pères; les familles n'ayant que le choix de se réunir pour la résistance, ou de se diviser pour la trahison; l'amour paternel transformé en attentat, la tendresse filiale traitée, de révolte. Et toutes ces vexations auront lieu, non pour une défense légitime, mais pour l'acquisition de pays éloignés, dont la possession n'ajoute rien à la prospérité nationale, à moins qu'on n'appelle prospérité nationale le vain renom de quelques hommes et leur funeste célébrité!

Soyons justes pourtant. On offre des consolations à ces victimes, destinées à combattre et à périr aux extrémités de la terre. Regardez-les, elles chancellent en suivant leurs guides. On les a plongées dans un état d'ivresse qui leur inspire une gaîté grossière et forcée. Les airs sont frappés de leurs clameurs bruyantes; les hameaux retentissent de leurs chants licencieux. Cette ivresse, ces clameurs, cette licence, qui le croirait? c'est le chef-d'oeuvre de leurs magistrats!

Etrange renversement produit, dans l'action de l'autorité, par le système des conquêtes! Durant vingt années, vous avez recommandé à ces mêmes hommes la sobriété, l'attachement à leurs familles, l'assiduité dans leurs travaux. Mais il faut envahir le monde! On les saisit, on les entraîne, on les excite au mépris des vertus qu'on leur avait longtemps inculquées. On les étourdit par l'intempérance, on les ranime par la débauche: c'est ce qu'on appelle raviver l'esprit public.

CHAPITRE X.

Autres inconvénients du système guerrier pour les lumières et la classe instruite.

Nous n'avons pas encore achevé rémunération qui nous occupe. Les maux que nous avons décrits, quelque terribles qu'ils nous paraissent, ne pèseraient pas seuls sur la nation misérable; d'autres s'y joindraient, moins frappants peut-être à leur origine, mais plus irréparables, puisqu'ils flétriraient dans leur germe les espérances de l'avenir.

À certains périodes de la vie, les interruptions à l'exercice des facultés intellectuelles ne se réparent pas. Les habitudes hasardeuses, insouciantes et grossières de l'état guerrier, la rupture soudaine de toutes les relations domestiques, une dépendance mécanique quand l'ennemi n'est pas en présence, une indépendance complète sous le rapport des moeurs, à l'âge où les passions sont dans leur fermentation la plus active, ce ne sont pas là des choses indifférentes pour la morale ou pour les lumières. Condamner, sans une nécessité absolue, à l'habitation des camps ou des casernes les jeunes rejetons de la classe éclairée, dans laquelle résident, comme un dépôt précieux, l'instruction, la délicatesse, la justesse des idées, et cette tradition de douceur, de noblesse et d'élégance qui seule nous distingue des barbares, c'est faire à la nation tout entière un mal que ne compensent ni ses vains succès, ni la terreur qu'elle inspire, terreur qui n'est pour elle d'aucun avantage.

Vouer au métier de soldat le fils du commerçant, de l'artiste, du magistrat, le jeune homme qui se consacre aux lettres, aux sciences, à l'exercice de quelque industrie difficile et compliquée, c'est lui dérober tout le fruit de son éducation antérieure. Cette éducation même se ressentira de la perspective d'une interruption inévitable. Si les rêves brillants de la gloire militaire enivrent l'imagination de la jeunesse, elle dédaignera des études paisibles, des occupations sédentaires, un travail d'attention, contraire à ses goûts et à la mobilité de ses facultés naissantes. Si c'est avec douleur qu'elle se voit arrachée à ses foyers, si elle calcule combien le sacrifice de plusieurs années apportera de retard à ses progrès, elle désespérera d'elle-même; elle ne voudra pas se consumer en efforts dont une main de fer lui déroberait le fruit; elle se dira que, puisque l'autorité lui dispute le temps nécessaire à son perfectionnement intellectuel, il est inutile de lutter contre la force. Ainsi la nation tombera dans une dégradation morale, et dans une ignorance toujours croissante. Elle s'abrutira au milieu des victoires, et, sous ses lauriers même, elle sera poursuivie du sentiment qu'elle suit une fausse route, et qu'elle manque sa destination[5].

Tous nos raisonnements sans doute ne sont applicables que lorsqu'il s'agit de guerres inutiles et gratuites. Aucune considération ne peut entrer en balance avec la nécessité de repousser un agresseur. Alors toutes les classes doivent accourir, puisque toutes sont également menacées; mais leur motif n'étant pas un ignoble pillage, elles ne se corrompent point. Leur zèle s'appuyant sur la conviction, la contrainte devient superflue. L'interruption qu'éprouvent les occupations sociales, motivée qu'elle est sur les obligations les plus saintes et les intérêts les plus chers, n'a pas les mêmes effets que des interruptions arbitraires. Le peuple en voit le terme; il s'y soumet avec joie, comme à un moyen de rentrer dans un état de repos; et quand il y rentre, c'est avec une jeunesse nouvelle, avec des facultés ennoblies, avec le sentiment d'une force utilement et dignement employée.

Mais autre chose est défendre sa patrie, autre chose attaquer des peuples qui ont aussi une patrie à défendre. L'esprit de conquête cherche à confondre ces deux idées. Certains gouvernements, quand ils envoient leurs légions d'un pôle à l'autre, parlent encore de la défense de leurs foyers; on dirait qu'ils appellent leurs foyers tous les endroits où ils ont mis le feu.

CHAPITRE XI.

Point de vue sous lequel une nation conquérante envisagerait aujourd'hui ses propres succès.

Passons maintenant aux résultats extérieurs du système des conquêtes.

Il est probable que la même disposition des modernes, qui leur fait préférer la paix à la guerre, donnerait, dans l'origine, de grands avantages au peuple forcé par son gouvernement à devenir agresseur. Des nations absorbées dans leurs jouissances seraient lentes à résister; elles abandonneraient une portion de leurs droits pour conserverie reste; elles espéreraient sauver leur repos en transigeant de leur liberté. Par une combinaison fort étrange, plus l'esprit général serait pacifique, plus l'État qui se mettrait en lutte avec cet esprit trouverait d'abord des succès faciles.

Mais quelles seraient les conséquences de ces succès, même pour la nation conquérante? N'ayant aucun accroissement de bonheur réel à en attendre, en ressentirait-elle au moins quelque satisfaction d'amour-propre? Réclamerait-elle sa part de gloire?

Bien loin de là. Telle est à présent la répugnance pour les conquêtes, que chacun éprouverait l'impérieux besoin de s'en disculper. Il y aurait une protestation universelle, qui n'en serait pas moins énergique pour être muette. Le gouvernement verrait la masse de ses sujets se tenir à l'écart, morne spectatrice. On n'entendrait dans tout l'empire qu'un long monologue du pouvoir. Tout au plus ce monologue serait-il dialogué de temps en temps, parce que des interlocuteurs serviles répéteraient au maître les discours qu'il aurait dictés. Mais les gouvernés cesseraient de prêter l'oreille à de fastidieuses harangues qu'il ne leur serait jamais permis d'interrompre. Ils détourneraient leurs regards d'un vain étalage dont ils ne supporteraient que les frais et les périls, et dont l'intention serait contraire à leur voeu.

L'on s'étonne de ce que les entreprises les plus merveilleuses ne produisent de nos jours aucune sensation. C'est que le bon sens des peuples les avertit que ce n'est point pour eux que l'on fait ces choses. Comme les chefs y trouvent seuls du plaisir, on les charge seuls de la récompense. L'intérêt aux victoires se concentre dans l'autorité et ses créatures. Une barrière morale s'élève entre le pouvoir agité et la foule immobile. Le succès n'est qu'un météore qui ne vivifie rien sur son passage; à peine lève-t-on la tête pour le contempler un instant; quelquefois même on s'en afflige, comme d'un encouragement donné au délire. On verse des larmes sur les victimes, mais on désire les échecs.

Dans les temps belliqueux, l'on admirait par-dessus tout le génie militaire; dans nos temps pacifiques, ce que l'on implore c'est de la modération et de la justice. Quand un gouvernement nous prodigue de grands spectacles et de l'héroïsme, et des créations, et des destructions sans nombre, on serait tenté de lui répondre:

Le moindre grain de mil serait mieux notre affaire[6];

et les plus éclatants prodiges, et leurs pompeuses célébrations ne sont que des cérémonies funéraires où l'on forme des danses sur des tombeaux.

CHAPITRE XII.

Effet de ces succès sur les peuples conquis.

«Le droit des gens des Romains, dit Montesquieu, consistait à exterminer les citoyens de la nation vaincue. Le droit des gens que nous suivons aujourd'hui fait qu'un État qui en a conquis un autre continue à le gouverner selon ses lois, et ne prend pour lui que l'exercice du gouvernement politique et civil[7].»

Je n'examine pas jusqu'à quel point cette assertion est exacte. Il y a certainement beaucoup d'exceptions à faire pour ce qui regarde l'antiquité.

Nous voyons souvent que des nations subjuguées ont continué à jouir de toutes les formes de leur administration précédente et de leurs anciennes lois. La religion des vaincus était scrupuleusement respectée. Le polythéisme, qui recommandait l'adoration des dieux étrangers, inspirait des ménagements pour tous les cultes. Le sacerdoce égyptien conserva sa puissance sous les Perses. L'exemple de Cambyse, qui était en démence, ne doit pas être cité; mais Darius ayant voulu placer dans un temple sa statue devant celle de Sésostris, le grand-prêtre s'y opposa, et le monarque n'osa lui faire violence. Les Romains laissèrent aux habitants de la plupart des contrées soumises leurs autorités municipales, et n'intervinrent dans la religion gauloise que pour abolir les sacrifices humains.

Nous conviendrons cependant que les effets de la conquête étaient devenus très-doux depuis quelques siècles, et sont restés tels jusqu'à la fin du dix-huitième. C'est que l'esprit de conquête avait cessé. Celles de Louis XIV lui-même étaient plutôt une suite des prétentions et de l'arrogance d'un monarque orgueilleux que d'un véritable esprit conquérant. Mais l'esprit de conquête est ressorti des orages de la révolution française plus impétueux que jamais. Les effets des conquêtes ne sont donc plus ce qu'ils étaient du temps de M. de Montesquieu.

Il est vrai, l'on ne réduit pas les vaincus en esclavage, on ne les dépouille pas de la propriété de leurs terres, on ne les condamne point à les cultiver pour d'autres, on ne les déclare pas une race subordonnée appartenant aux vainqueurs.

Leur situation paraît donc encore à l'extérieur plus tolérable qu'autrefois. Quand l'orage est passé, tout semble rentrer dans l'ordre. Les cités sont debout, les marchés se repeuplent, les boutiques se rouvrent; et sauf le pillage accidentel, qui est un malheur de la circonstance; sauf l'insolence habituelle, qui est un droit de la victoire; sauf les contributions, qui, méthodiquement imposées, prennent une douce apparence de régularité, et qui cessent, ou doivent cesser, lorsque la conquête est accomplie, on dirait d'abord qu'il n'y a de changé que les noms et quelques formes. Entrons néanmoins plus profondément dans la question.

La conquête, chez les anciens, détruisait souvent les nations entières; mais quand elle ne les détruisait pas, elle laissait intacts tous les objets de l'attachement le plus vif des hommes, leurs moeurs, leurs lois, leurs usages, leurs dieux. Il n'en est pas de même dans les temps modernes. La vanité de la civilisation est plus tourmentante que l'orgueil de la barbarie. Celui-ci voit en masse; la première examine avec inquiétude et en détail.

Les conquérants de l'antiquité, satisfaits d'une obéissance générale, ne s'informaient pas de la vie domestique de leurs esclaves ni de leurs relations locales. Les peuples soumis retrouvaient presque en entier, au fond de leurs provinces lointaines, ce qui constitue le charme de la vie, les habitudes de l'enfance, les pratiques consacrées, cet entourage de souvenirs qui, malgré l'assujettissement politique, conserve à un pays l'air d'une patrie.

Les conquérants de nos jours, peuples ou princes, veulent que leur empire ne présente qu'une surface unie, sur laquelle l'oeil superbe du pouvoir se promène sans rencontrer aucune inégalité qui le blesse ou borne sa vue. Le même code, les mêmes mesures, les mêmes règlements, et, si l'on peut y parvenir graduellement, la même langue: voilà ce qu'on proclame la perfection de toute organisation sociale. La religion fait exception; peut-être est-ce parce qu'on la méprise, la regardant comme une erreur usée qu'il faut laisser mourir en paix. Mais cette exception est la seule; et l'on s'en dédommage en séparant, le plus qu'on le peut, la religion des intérêts de la terre.

Sur tout le reste, le grand mot aujourd'hui c'est l'uniformité. C'est dommage qu'on ne puisse abattre toutes les villes pour les rebâtir toutes sur le même plan, niveler toutes les montagnes pour que le terrain soit partout égal; et je m'étonne qu'on n'ait pas ordonné à tous les habitants de porter le même costume, afin que le maître ne rencontrât plus de bigarrure irrégulière et de choquante variété.

Il en résulte que les vaincus, après les calamités qu'ils ont supportées dans leurs défaites, ont à subir un nouveau genre de malheurs. Ils ont d'abord été victimes d'une chimère de gloire, ils sont victimes ensuite d'une chimère d'uniformité.

CHAPITRE XIII.

De l'Uniformité.

Il est assez remarquable que l'uniformité n'ait jamais rencontré plus de faveur que dans une révolution faite au nom des droits et de la liberté des hommes. L'esprit systématique s'est d'abord extasié sur la symétrie. L'amour du pouvoir a bientôt découvert quel avantage immense cette symétrie lui procurait. Tandis que le patriotisme n'existe que par un vif attachement aux intérêts, aux moeurs, aux coutumes de localité, nos soi-disant patriotes ont déclaré la guerre à toutes ces choses. Ils ont tari cette source naturelle du patriotisme, et l'ont voulu remplacer par une passion factice envers un être abstrait, une idée générale, dépouillée de tout ce qui frappe l'imagination et de tout ce qui parle à la mémoire. Pour bâtir l'édifice, ils commençaient par broyer et réduire en poudre les matériaux qu'ils devaient employer. Peu s'en est fallu qu'ils ne désignassent par des chiffres les cités et les provinces, comme ils désignaient par des chiffres les légions et les corps d'armée, tant ils semblaient craindre qu'une idée morale ne pût se rattacher à ce qu'ils instituaient!

Le despotisme, qui a remplacé la démagogie, et qui s'est constitué légataire du fruit de tous ses travaux, a persisté très-habilement dans la route tracée. Les deux extrêmes se sont trouvés d'accord sur ce point, parce qu'au fond, dans les deux extrêmes, il y avait volonté de tyrannie. Les intérêts et les souvenirs qui naissent des habitudes locales contiennent un germe de résistance que l'autorité ne souffre qu'à regret, et qu'elle s'empresse de déraciner. Elle a meilleur marché des individus; elle roule sur eux sans efforts son poids énorme comme sur du sable.

Aujourd'hui l'admiration pour l'uniformité, admiration réelle dans quelques esprits bornés, affectée par beaucoup d'esprits serviles, est reçue comme un dogme religieux par une foule d'échos assidus de toute opinion favorisée.

Appliqué à toutes les parties d'un empire, ce principe doit l'être à tous les pays que cet empire peut conquérir. Il est donc actuellement la suite immédiate et inséparable de l'esprit de conquête.

Mais chaque génération, dit l'un des étrangers qui a le mieux prévu nos erreurs dès l'origine, chaque génération hérite de ses dieux un trésor de richesses morales, trésor invisible et précieux qu'elle lègue à ses descendants[8]. La perte de ce trésor est pour un peuple un mal incalculable. En l'en dépouillant, vous lui ôtez tout sentiment de sa valeur et de sa dignité propre. Lors même que ce que vous y substituez vaudrait mieux, comme ce dont vous le privez lui était respectable, et que vous lui imposez votre amélioration par la force, le résultat de votre opération est simplement de lui faire commettre un acte de lâcheté qui l'avilit et le démoralise.

La bonté des lois est, osons le dire, une chose beaucoup moins importante que l'esprit avec lequel une nation se soumet à ces lois et leur obéit. Si elle les chérit, si elle les observe parce qu'elles lui paraissent émanées d'une source sainte, le don des générations dont elle révère les mânes, elles se rattachent intimement à sa moralité, elles ennoblissent son caractère; et lors même qu'elles sont fautives, elles produisent plus de vertus, et par là plus de bonheur, que des lois meilleures qui ne seraient appuyées que sur l'ordre de l'autorité.

J'ai pour le passé, je l'avoue, beaucoup de vénération; et chaque jour, à mesure que l'expérience m'instruit ou que la réflexion m'éclaire, cette vénération augmente. Je le dirai, au grand scandale de nos modernes réformateurs, qu'ils s'intitulent Lycurgues ou Charlemagnes: si je voyais un peuple auquel on aurait offert les institutions les plus parfaites, métaphysiquement parlant, et qui les refuserait pour rester fidèle à celles de ses pères, j'estimerais ce peuple, et je le croirais plus heureux par son sentiment et par son âme sous ses institutions défectueuses, qu'il ne pourrait l'être par tous les perfectionnements proposés.

Cette doctrine, je le conçois, n'est pas de nature à prendre faveur. On aime à faire des lois, on les croit excellentes; on s'enorgueillit de leur mérite. Le passé se fait tout seul; personne n'en peut réclamer la gloire[9].

Indépendamment de ces considérations, et en séparant le bonheur d'avec la morale, remarquez que l'homme se plie aux institutions qu'il trouve établies, comme à des règles de la nature physique. Il arrange, d'après les défauts mêmes de ces institutions, ses intérêts, ses spéculations, tout son plan de vie. Ces défauts s'adoucissent, parce que toutes les fois qu'une institution dure longtemps, il y a transaction entre elle et les intérêts de l'homme. Ses relations, ses espérances se groupent autour de ce qui existe. Changer tout cela, même pour le mieux, c'est lui faire mal.

Rien de plus absurde que de violenter les habitudes, sous prétexte de servir les intérêts. Le premier des intérêts c'est d'être heureux, et les habitudes forment une partie essentielle du bonheur.

Il est évident que des peuples placés dans des situations, élevés dans des coutumes, habitant des lieux dissemblables, ne peuvent être ramenés à des formes, à des usages, à des pratiques, à des lois absolument pareilles, sans une contrainte qui leur coûte beaucoup plus qu'elle ne leur vaut. La série d'idées dont leur être moral s'est formé graduellement, et dès leur naissance, ne peut être modifiée par un arrangement purement nominal, purement extérieur, indépendant de leur volonté.

Même dans les États constitués depuis longtemps, et dont l'amalgame a perdu l'odieux de la violence et de la conquête, on voit le patriotisme qui naît des variétés locales, seul genre de patriotisme véritable, renaître comme de ses cendres dès que la main du pouvoir allège un instant son action. Les magistrats des plus petites communes se complaisent à les embellir. Ils en entretiennent avec soin les monuments antiques. Il y a presque dans chaque village un érudit qui aime à raconter ses rustiques annales, et qu'on écoute avec respect. Les habitants trouvent du plaisir à tout ce qui leur donne l'apparence, même trompeuse, d'être constitués en corps de nation, et réunis par des liens particuliers. On sent que, s'ils n'étaient arrêtés dans le développement de cette inclination innocente et bienfaisante, il se formerait bientôt en eux une sorte d'honneur communal, pour ainsi dire, d'honneur de ville, d'honneur de province, qui serait à la fois une jouissance et une vertu. Mais la jalousie de l'autorité les surveille, s'alarme, et brise le germe prêt à éclore.

L'attachement aux coutumes locales tient à tous les sentiments désintéressés, nobles et pieux. Quelle politique déplorable que celle qui en fait de la rébellion! Qu'arrive-t-il? que dans tous les États où l'on détruit ainsi toute vie partielle, un petit État se forme au centre: dans la capitale s'agglomèrent tous les intérêts; là vont s'agiter toutes les ambitions; le reste est immobile. Les individus, perdus dans un isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d'une patrie qu'ils n'aperçoivent nulle part, et dont l'ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties.

La variété c'est de l'organisation; l'uniformité c'est du mécanisme. La variété c'est la vie; l'uniformité c'est la mort[10].

La conquête a donc de nos jours un désavantage additionnel, et qu'elle n'avait pas dans l'antiquité. Elle poursuit les vaincus dans l'intérieur de leur existence; elle les mutile, pour les réduire à une proportion uniforme. Jadis les conquérants exigeaient que les députés des nations conquises parussent à genoux en leur présence; aujourd'hui, c'est le moral de l'homme qu'on veut prosterner.

On parle sans cesse du grand empire, de la nation entière, notions abstraites qui n'ont aucune réalité. Le grand empire n'est rien, quand on le conçoit à part des provinces; la nation entière n'est rien, quand on la sépare des fractions qui la composent. C'est en défendant les droits des fractions qu'on défend les droits de la nation entière; car elle se trouve répartie dans chacune de ces fractions. Si on les dépouille successivement de ce qu'elles ont de plus cher; si chacune, isolée pour être victime, redevient, par une étrange métamorphose, portion du grand tout, pour servir de prétexte au sacrifice d'une autre portion, l'on immole à l'être abstrait les êtres réels; l'on offre au peuple en masse l'holocauste du peuple en détail.

Il ne faut pas se le déguiser, les grands États ont de grands désavantages. Les lois partent d'un lieu tellement éloigné de ceux où elles doivent s'appliquer, que des erreurs graves et fréquentes sont l'effet inévitable de cet éloignement. Le gouvernement prend l'opinion de ses alentours, ou tout au plus du lieu de sa résidence, pour celle de tout l'empire. Une circonstance locale ou momentanée devient le motif d'une loi générale. Les habitants des provinces les plus reculées sont tout à coup surpris par des innovations inattendues, des rigueurs non méritées, des règlements vexatoires, subversifs de toutes les bases de leurs calculs et de toutes les sauvegardes de leurs intérêts, parce qu'à deux cents lieues, des hommes qui leur sont entièrement étrangers ont cru pressentir quelques périls, deviner quelque agitation, ou apercevoir quelque utilité.

On ne peut s'empêcher de regretter ces temps où la terre était couverte de peuplades nombreuses et animées, où l'espèce humaine s'agitait et s'exerçait en tous sens dans une sphère proportionnée à ses forces. L'autorité n'avait pas besoin d'être dure pour être obéie; la liberté pouvait être orageuse sans être anarchique; l'éloquence dominait les esprits et remuait les âmes; la gloire était à la portée du talent, qui, dans sa lutte contre la médiocrité, n'était pas submergé par les flots d'une multitude lourde et innombrable; la morale trouvait un appui dans un public immédiat, spectateur et juge de toutes les actions dans leurs plus petits détails et leurs nuances les plus délicates.

Ces temps ne sont plus; les regrets sont inutiles. Du moins, puisqu'il faut renoncer à tous ces biens, on ne saurait trop le répéter aux maîtres de la terre: qu'ils laissent subsister dans leurs vastes empires les variétés dont ils sont susceptibles, les variétés réclamées par la nature, consacrées par l'expérience. Une règle se fausse lorsqu'on l'applique à des cas trop divers; le joug devient pesant, par cela seul qu'on le maintient uniforme dans des circonstances trop différentes.

Ajoutons que, dans le système des conquêtes, cette manie d'uniformité réagit des vaincus sur les vainqueurs. Tous perdent leur caractère national, leurs couleurs primitives; l'ensemble n'est plus qu'une masse inerte qui par intervalles se réveille pour souffrir, mais qui d'ailleurs s'affaisse et s'engourdit sous le despotisme. Car l'excès du despotisme peut seul prolonger une combinaison qui tend à se dissoudre, et retenir sous une même domination des États que tout conspire à séparer. Le prompt établissement du pouvoir sans bornes, dit Montesquieu, est le remède qui, dans ces cas, peut prévenir la dissolution; nouveau malheur, ajoute-t-il, après celui de l'agrandissement.

Encore ce remède, plus fâcheux que le mal, n'est-il point d'une efficacité durable. L'ordre naturel des choses se venge des outrages qu'on veut lui faire; et plus la compression a été violente, plus la réaction se montre terrible.

CHAPITRE XIV.

Terme inévitable des succès d'une nation conquérante.

La force nécessaire à un peuple pour tenir tous les autres dans la sujétion est, aujourd'hui plus que jamais, un privilége qui ne peut durer. La nation qui prétendrait à un pareil empire se placerait dans un poste plus périlleux que la peuplade la plus faible; elle deviendrait l'objet d'une horreur universelle. Toutes les opinions, tous les voeux, toutes les haines la menaceraient, et tôt ou tard ces haines, ces opinions et ces voeux éclateraient pour l'envelopper.

Il y aurait sans doute, dans cette fureur contre tout un peuple, quelque chose d'injuste. Un peuple tout entier n'est jamais coupable des excès que son chef lui fait commettre. C'est ce chef qui l'égare, ou, plus souvent encore, qui le domine sans l'égarer.

Mais les nations victimes de sa déplorable obéissance ne sauraient lui tenir compte des sentiments cachés que sa conduite dément. Elles reprochent aux instruments le crime de la main qui les dirige. La France entière souffrait de l'ambition de Louis XIV, et la détestait; mais l'Europe accusait la France de cette ambition, et la Suède a porté la peine du délire de Charles XII.

Lorsqu'une fois le monde aurait repris sa raison, reconquis son courage, vers quels lieux de la terre l'agresseur menacé tournerait-il les yeux pour trouver des défenseurs? À quels sentiments en appellerait-il? Quelle apologie ne serait pas décréditée d'avance, si elle sortait de la même bouche qui, durant sa prospérité coupable, aurait prodigué tant d'insultes, proféré tant de mensonges, dicté tant d'ordres de dévastation? Invoquerait-il la justice? il l'a violée. L'humanité? il l'a foulée aux pieds. La foi jurée? toutes ses entreprises ont commencé par le parjure. La sainteté des alliances? il a traité ses alliés comme ses esclaves. Quel peuple aurait pu s'allier de bonne foi, s'associer volontairement à ses rêves gigantesques? Tous auraient sans doute courbé momentanément la tête sous le joug dominateur, mais ils l'auraient considéré comme une calamité passagère. Ils auraient attendu que le torrent eût cessé de rouler ses ondes, certains qu'il se perdrait un jour dans le sable aride, et qu'on pourrait fouler à pied sec le sol sillonné par ses ravages.

Compterait-il sur les secours de ses nouveaux sujets? il les a privés de tout ce qu'ils chérissaient et respectaient; il a troublé la cendre de leurs pères et fait couler le sang de leurs fils.

Tous se coaliseraient contre lui. La paix, l'indépendance, la justice, seraient les mots du ralliement général; et par cela même qu'ils auraient été longtemps proscrits, ces mots auraient acquis une puissance presque magique. Les hommes, pour avoir été les jouets de la folie, auraient conçu l'enthousiasme du bon sens. Un cri de délivrance, un cri d'union, retentirait d'un bout du globe à l'autre. La pudeur publique se communiquerait aux plus indécis; elle entraînerait les plus timides. Nul n'oserait demeurer neutre, de peur d'être traître envers soi-même.

Le conquérant verrait alors qu'il a trop présumé de la dégradation du monde. Il apprendrait que les calculs fondés sur l'immoralité et sur la bassesse, ces calculs dont il se vantait naguère comme d'une découverte sublime, sont aussi incertains qu'ils sont étroits, aussi trompeurs qu'ils sont ignobles. Il riait de la niaiserie de la vertu, de cette confiance en un désintéressement qui lui paraissait une chimère, de cet appel à une exaltation dont il ne pouvait concevoir les motifs ni la durée, et qu'il était tenté de prendre pour l'accès passager d'une maladie soudaine. Maintenant il découvre que l'égoïsme a aussi sa niaiserie; qu'il n'est pas moins ignorant sur ce qui est bon que l'honnêteté sur ce qui est mauvais; et que, pour connaître les hommes, il ne suffit pas de les mépriser. L'espèce humaine lui devient une énigme. On parle autour de lui de générosité, de sacrifices, de dévoûment. Cette langue étrangère étonne ses oreilles; il ne sait pas négocier dans cet idiome. Il demeure immobile, consterné de sa méprise, exemple mémorable du machiavélisme dupe de sa propre corruption.

Mais que ferait cependant le peuple qu'un tel maître aurait conduit à ce terme? Qui pourrait s'empêcher de plaindre ce peuple, s'il était naturellement doux, éclairé, sociable, susceptible de tous les sentiments délicats, de tous les courages héroïques, et qu'une fatalité déchaînée sur lui l'eût rejeté de la sorte loin des sentiers de la civilisation et de la morale? Qu'il sentirait profondément sa propre misère! Ses confidences intimes, ses entretiens, ses lettres, tous les épanchements qu'il croirait dérober à la surveillance, ne seraient qu'un cri de douleur.

Il interrogerait tour à tour et son chef et sa conscience.

Sa conscience lui répondrait qu'il ne suffit pas de se dire contraint pour être excusable, que ce n'est pas assez de séparer ses opinions de ses actes, de désavouer sa propre conduite, et de murmurer le blâme, en coopérant aux attentats.

Son chef accuserait probablement les chances de la guerre, la fortune inconstante, la destinée capricieuse. Beau résultat, vraiment, de tant d'angoisses, de tant de souffrances, et de vingt générations balayées par un vent funeste, et précipitées dans la tombe!

CHAPITRE XV.

Résultats du système guerrier à l'époque actuelle.

Les nations commerçantes de l'Europe moderne, industrieuses, civilisées, placées sur un sol assez étendu pour leurs besoins, ayant avec les autres peuples des relations dont l'interruption devient un désastre, n'ont rien à espérer des conquêtes. Une guerre inutile est donc aujourd'hui le plus grand attentat qu'un gouvernement puisse commettre: elle ébranle, sans compensation, toutes les garanties sociales; elle met en péril tous les genres de liberté, blesse tous les intérêts, trouble toutes les sécurités, pèse sur toutes les fortunes, combine et autorise tous les modes de tyrannie intérieure et extérieure. Elle introduit dans les formes judiciaires une rapidité destructive de leur sainteté comme de leur but; elle tend à représenter tous les hommes que les agents de l'autorité voient avec malveillance, comme des complices de l'ennemi étranger; elle déprave les générations naissantes; elle divise le peuple en deux parts, dont l'une méprise l'autre, et passe volontiers du mépris à l'injustice; elle prépare des destructions futures par des destructions passées; elle achète par les malheurs du présent les malheurs de l'avenir.

Ce sont là des vérités qui ont besoin d'être souvent répétées; car l'autorité, dans son dédain superbe, les traite comme des paradoxes, en les appelant des lieux communs.

Il y a d'ailleurs parmi nous un assez grand nombre d'écrivains, toujours au service du système dominant, vrais lansquenets, sauf la bravoure, à qui les désaveux ne coûtent rien, que les absurdités n'arrêtent pas, qui cherchent partout une force dont ils réduisent les volontés en principes, qui reproduisent toutes les doctrines les plus opposées, et qui ont un zèle d'autant plus infatigable qu'il se passe de leur conviction. Ces écrivains ont répété à satiété, quand ils en avaient reçu le signal, que la paix était le besoin du monde; mais ils disent en même temps que la gloire militaire est la première des gloires, et que c'est par l'éclat des armes que la France doit s'illustrer. J'ai peine à m'expliquer comment la gloire militaire s'acquiert autrement que par la guerre, ou comment l'éclat des armes se concilie avec cette paix dont le monde a besoin. Mais que leur importe? Leur but est de rédiger des phrases suivant la direction du jour. Du fond de leur cabinet obscur ils vantent tantôt la démagogie, tantôt le despotisme, tantôt le carnage, lançant, pour autant qu'il est en eux, tous les fléaux sur l'humanité, et prêchant le mal, faute de pouvoir le faire.

Je me suis demandé quelquefois ce que répondrait l'un de ces hommes qui veulent renouveler Cambyse, Alexandre ou Attila, si son peuple prenait la parole, et s'il lui disait: La nature vous a donné un coup d'oeil rapide, une activité infatigable, un besoin dévorant d'émotions fortes, une soif inextinguible de braver le danger pour le surmonter, et de rencontrer des obstacles pour les vaincre; mais est-ce à nous à payer le prix de ces facultés? n'existons-nous que pour qu'à nos dépens elles soient exercées? Ne sommes-nous là que pour vous frayer de nos corps expirants une route vers la renommée? Vous avez le génie des combats: que nous fait votre génie? Vous vous ennuyez dans le désoeuvrement de la paix: que nous importe votre ennui? Le léopard aussi, si on le transportait dans nos cités populeuses, pourrait se plaindre de n'y pas trouver ces forêts épaisses, ces plaines immenses où il se délectait à poursuivre, à saisir et à dévorer sa proie, où sa vigueur se déployait dans la course rapide et dans l'élan prodigieux. Vous êtes comme lui d'un autre climat, d'une autre terre, d'une autre espèce que nous. Apprenez la civilisation, si vous voulez régner à une époque civilisée. Apprenez la paix, si vous prétendez régir des peuples pacifiques, ou cherchez ailleurs des instruments qui vous ressemblent, pour qui le repos ne soit rien, pour qui la vie n'ait de charmes que lorsqu'ils la risquent au sein de la mêlée, pour qui la société n'ait créé ni les affections douces, ni les habitudes stables, ni les arts ingénieux, ni la pensée calme et profonde, ni toutes ces jouissances nobles ou élégantes que le souvenir rend plus précieuses, et que double la sécurité. Ces choses sont l'héritage de nos pères, c'est notre patrimoine. Homme d'un autre monde, cessez d'en dépouiller celui-ci.

Qui pourrait ne pas applaudir à ce langage? Le traité ne tarderait pas à être conclu entre des nations qui ne voudraient qu'être libres, et celle que l'univers ne combattrait que pour la contraindre à être juste. On la verrait avec joie abjurer enfin sa longue patience, réparer ses longues erreurs, exercer pour sa réhabilitation un courage naguère trop déplorablement employé. Elle se placerait, brillante de gloire, parmi les peuples civilisés, et le système des conquêtes, ce fragment d'un état de choses qui n'existe plus, cet élément désorganisateur de tout ce qui existe, serait de nouveau banni de la terre, et flétri, par cette dernière expérience, d'une éternelle réprobation.

SECONDE PARTIE.

DE L'USURPATION.

CHAPITRE PREMIER.

But précis de la comparaison entre l'Usurpation et la Monarchie.

Mon but n'est nullement, dans cet ouvrage, de me livrer à l'examen des diverses formes de gouvernement.

Je veux opposer un gouvernement régulier à celui qui n'en est pas un, mais non comparer les gouvernements réguliers entre eux. Nous n'en sommes plus aux temps où l'on déclarait la monarchie un pouvoir contre nature; et je n'écris pas non plus dans le pays où il est ordonné de proclamer que la république est une institution anti-sociale.

Il y a vingt ans qu'un homme d'horrible mémoire, dont le nom ne doit plus souiller aucun écrit, puisque la mort a fait justice de sa personne, disait, en examinant la constitution anglaise: J'y vois un roi, je recule d'horreur. Il y a dix ans qu'un anonyme prononçait le même anathème contre les gouvernements républicains: tant il est vrai qu'à de certaines époques il faut parcourir tout le cercle des folies pour revenir à la raison[11].

Quant à moi, je ne me réunirai point aux détracteurs des républiques. Celles de l'antiquité, où les facultés de l'homme se développaient dans un champ si vaste, tellement fortes de leurs propres forces, avec un tel sentiment d'énergie et de dignité, remplissent toutes les âmes qui ont quelque valeur d'une émotion d'un genre profond et particulier. Les vieux éléments d'une nature antérieure, pour ainsi dire, à la nôtre, semblent se réveiller en nous à ces souvenirs. Les républiques de nos temps modernes, moins brillantes et plus paisibles, ont favorisé d'autres développements de facultés, et créé d'autres vertus. Le nom de la Suisse rappelle cinq siècles de bonheur privé et de loyauté publique. Le nom de la Hollande en retrace trois d'activité, de bon sens, de fidélité, et d'une probité scrupuleuse, jusqu'au milieu des dissensions civiles, et même sous le joug de l'étranger; et l'imperceptible Genève a fourni aux annales des sciences, de la philosophie et de la morale, une moisson plus ample que bien des empires cent fois plus vastes et plus puissants.

D'une autre part, en considérant les monarchies de nos jours, ces monarchies où maintenant les peuples et les rois sont réunis par une confiance réciproque, et ont contracté une sincère alliance, on doit se plaire à leur rendre hommage. Celui-là serait bien peu fait pour apprécier la nature humaine, qui aurait pu contempler froidement les transports de ces peuples au retour de leurs anciens chefs, et qui resterait insensible témoin de cette passion de loyauté, qui est aussi pour l'homme une noble jouissance!

Enfin, lorsqu'on réfléchit que l'Angleterre est une monarchie, et que l'on y voit tous les droits des citoyens hors d'atteinte, l'élection populaire maintenant la vie dans le corps politique, malgré quelques abus plus apparents que réels, la liberté de la presse respectée, le talent assuré de son triomphe, et dans les individus de toutes les classes cette sécurité fière et calme de l'homme environné de la loi de sa patrie, sécurité dont naguère, dans notre continent misérable, nous avions perdu jusqu'au dernier souvenir, comment ne pas rendre justice à des institutions qui garantissent un pareil bonheur? Il y a quelques mois que chacun, regardant autour de soi, se demandait dans quel asile obscur, si l'Angleterre était subjuguée, il pourrait écrire, parler, penser, respirer.

Mais l'usurpation ne présente aux peuples ni les avantages d'une monarchie, ni ceux d'une république; l'usurpation n'est point la monarchie: ce qui fait qu'on a méconnu cette vérité, c'est que, voyant dans l'une comme dans l'autre un seul homme dépositaire de la puissance, l'on n'a pas suffisamment distingué deux choses qui ne se ressemblent que sous ce rapport.

CHAPITRE II.

Différences entre l'Usurpation et la Monarchie.

     L'habitude qui veille au fond de tous les coeurs
     Les frappe de respect, les poursuit de terreurs,
     Et sur la foule aveugle un instant égarée
     Exerce une puissance invisible et sacrée,
     Héritage des temps, culte du souvenir,
     Qui toujours au passé ramène l'avenir.

Wallstein, act. II, sc. 4.

[Grec: Apras de trachus dstis an neon xratei.]

ESCHYLE, Prometh.

La monarchie, telle qu'elle existe dans la plupart des États européens, est une institution modifiée par le temps, adoucie par l'habitude. Elle est entourée de corps intermédiaires qui la soutiennent à la fois et la limitent, et sa transmission régulière et paisible rend la soumission plus facile et la puissance moins ombrageuse. Le monarque est en quelque sorte un être abstrait. On voit en lui non pas un individu, mais une race entière de rois, une tradition de plusieurs siècles.

L'usurpation est une force qui n'est modifiée ni adoucie par rien. Elle est nécessairement empreinte de l'individualité de l'usurpateur, et cette individualité, par l'opposition qui existe entre elle et tous les intérêts antérieurs, doit être dans un état perpétuel de défiance et d'hostilité.

La monarchie n'est point une préférence accordée à un homme aux dépens des autres; c'est une suprématie consacrée d'avance: elle décourage les ambitions, mais n'offense point les vanités. L'usurpation exige de la part de tous une abdication immédiate en faveur d'un seul; elle soulève toutes les prétentions; elle met en fermentation tous les amours-propres. Lorsque le mot de Pédarète porte sur trois cents hommes, il est moins difficile à prononcer que lorsqu'il porte sur un seul[12].

Ce n'est pas tout de se déclarer monarque héréditaire; ce qui constitue tel, ce n'est pas le trône qu'on veut transmettre, mais le troue qu'on a hérité. On n'est monarque héréditaire qu'après la seconde génération. Jusque alors l'usurpation peut bien s'intituler monarchie, mais elle conserve l'agitation des révolutions qui l'ont fondée: ces prétendues dynasties nouvelles sont aussi orageuses que les factions, ou aussi oppressives que la tyrannie. C'est l'anarchie de Pologne, ou le despotisme de Constantinople; souvent c'est tous les deux.

Un monarque, montant sur le trône que ses ancêtres ont occupé, suit une route dans laquelle il ne s'est point lancé par sa volonté propre. Il n'a point de réputation à faire: il est seul de son espèce; on ne le compare à personne. Un usurpateur est exposé à toutes les comparaisons que suggèrent les regrets, les jalousies ou les espérances; il est obligé de justifier son élévation: il a contracté l'engagement tacite d'attacher de grands résultats à une si grande fortune: il doit craindre de tromper l'attente du public, qu'il a si puissamment éveillée. L'inaction la plus raisonnable, la mieux motivée, lui devient un danger. Il faut donner aux Français tous les trois mois, disait un homme qui s'y entend bien, quelque chose de nouveau: il a tenu sa parole.

Or, c'est sans doute un avantage que d'être propre à de grandes choses, quand le bien général l'exige; mais c'est un mal que d'être condamné à de grandes choses, pour sa considération personnelle, quand le bien ne l'exige pas. L'on a beaucoup déclamé contre les rois fainéants: Dieu nous rende leur fainéantise, plutôt que l'activité d'un usurpateur!

Aux inconvénients de la position joignez les vices du caractère: car il y en a que l'usurpation implique, et il y en a aussi que l'usurpation produit.

Que de ruses, que de violences, que de parjures elle nécessite! Comme il faut invoquer des principes qu'on se prépare à fouler aux pieds, prendre des engagements que l'on veut enfreindre, se jouer de la bonne foi des uns, profiter de la faiblesse des autres, éveiller l'avidité là où elle sommeille, enhardir l'injustice là où elle se cache, la dépravation là où elle est timide, mettre, en un mot, toutes les passions coupables comme en serre chaude, pour que la maturité soit plus rapide, et que la moisson soit plus abondante!

Un monarque arrive noblement au trône; un usurpateur s'y glisse à travers la boue et le sang; et quand il y prend place, sa robe tachée porte l'empreinte de la carrière qu'il a parcourue.

Croit-on que le succès viendra, de sa baguette magique, le purifier du passé? Tout au contraire, il ne serait pas corrompu d'avance, que le succès suffirait pour le corrompre.

L'éducation des princes, qui peut être défectueuse sous bien des rapports, a cet avantage qu'elle les prépare, sinon toujours à remplir dignement les fonctions du rang suprême, du moins à n'être pas éblouis de son éclat. Le fils d'un roi, parvenant au pouvoir, n'est point transporté dans une sphère nouvelle: il jouit avec calme de ce qu'il a, depuis sa naissance, considéré comme son partage. La hauteur à laquelle il est placé ne lui cause point de vertige. Mais la tête d'un usurpateur n'est jamais assez forte pour supporter cette élévation subite; sa raison ne peut résister à un tel changement de toute son existence. L'on a remarqué que les particuliers mêmes qui se trouvaient soudain investis d'une extrême richesse concevaient des désirs, des caprices et des fantaisies désordonnés. Le superflu de leur opulence les enivre, parce que l'opulence est une force, ainsi que le pouvoir. Comment n'en serait-il pas de même de celui qui s'est emparé illégalement de toutes les forces, et approprié illégalement tous les trésors? Illégalement, dis-je, car il y a quelque chose de miraculeux dans la conscience de la légitimité. Notre siècle, fertile en expériences de tout genre, nous en fournit une preuve remarquable. Voyez ces deux hommes, l'un que le voeu d'un peuple et l'adoption d'un roi ont appelé au trône, l'autre qui s'y est lancé, appuyé seulement sur sa volonté propre et sur l'assentiment arraché à la terreur. Le premier, confiant et tranquille, a pour allié le passé; il ne craint point la gloire de ses aïeux adoptifs, il la rehausse par sa propre gloire. Le second, inquiet et tourmenté, ne croit pas aux droits qu'il s'arroge, bien qu'il force le monde à les reconnaître. L'illégalité le poursuit comme un fantôme; il se réfugie vainement et dans le faste et dans la victoire. Le spectre l'accompagne au sein des pompes et sur les champs de bataille. Il promulgue des lois, et il les change; il établit des constitutions, et il les viole; il fonde des empires, et il les renverse; il n'est jamais content de son édifice bâti sur le sable, et dont la base se perd dans l'abîme.

Si nous parcourons tous les détails de l'administration extérieure et intérieure, partout nous verrons des différences au désavantage de l'usurpation, et à l'avantage de la monarchie.

Un roi n'a pas besoin de commander ses armées. D'autres peuvent combattre pour lui, tandis que ses vertus pacifiques le rendent cher et respectable à son peuple. L'usurpateur doit être toujours à la tête de ses prétoriens; il en serait le mépris, s'il n'en était l'idole.

Ceux qui corrompirent les républiques grecques, dit Montesquieu, ne devinrent pas toujours tyrans. C'est qu'ils s'étaient plus attachés à l'éloquence qu'à l'art militaire[13]. Mais, dans nos associations nombreuses, l'éloquence est impuissante; l'usurpation n'a d'autre appui que la force armée: pour la fonder, cette force est nécessaire; elle l'est encore pour la conserver.

De là, sous un usurpateur, des guerres sans cesse renouvelées: ce sont des prétextes pour s'entourer de gardes; ce sont des occasions pour façonner ces gardes à l'obéissance; ce sont des moyens d'éblouir les esprits, et de suppléer, par le prestige de la conquête, au prestige de l'antiquité. L'usurpation nous ramène au système guerrier; elle entraîne donc tous les inconvénients que nous avons rencontrés dans ce système.

La gloire d'un monarque légitime s'accroît des gloires environnantes; il gagne à la considération dont il entoure ses ministres; il n'a nulle concurrence à redouter. L'usurpateur, pareil naguère, ou même inférieur à ses instruments, est obligé de les avilir pour qu'ils ne deviennent pas rivaux; il les froisse pour les employer. Aussi, regardez-y de près, toutes les âmes fières s'éloignent; et quand les âmes fières s'éloignent, que reste-t-il? Des hommes qui savent ramper, mais ne sauraient défendre; des hommes qui insulteraient les premiers, après sa chute, le maître qu'ils auraient flatté.

Ceci fait que l'usurpation est plus dispendieuse que la monarchie. Il faut d'abord payer les agents pour qu'ils se laissent dégrader; il faut ensuite payer encore ces agents dégradés pour qu'ils se rendent utiles. L'argent doit faire le service et de l'opinion et de l'honneur. Mais ces agents, tout corrompus et tout zélés qu'ils sont, n'ont pas l'habitude du gouvernement. Ni eux, ni leur maître, nouveau comme eux, ne savent tourner les obstacles. À chaque difficulté qu'ils rencontrent, la violence leur est si commode, qu'elle leur paraît toujours nécessaire; ils seraient tyrans par ignorance, s'ils ne l'étaient par intention. Vous voyez les mêmes institutions subsister dans la monarchie durant des siècles. Vous ne voyez pas un usurpateur qui n'ait vingt fois révoqué ses propres lois, et suspendu les formes qu'il venait d'instituer, comme un ouvrier novice et impatient brise ses outils.

Un monarque héréditaire peut exister à côté, ou, pour mieux dire, à la tête d'une noblesse antique et brillante; il est, comme elle, riche de souvenirs. Mais là où le monarque voit des soutiens, l'usurpateur voit des ennemis. Toute noblesse dont l'existence a précédé la sienne doit lui faire ombrage. Il faut que, pour appuyer sa nouvelle dynastie, il crée une nouvelle noblesse[14].

Il y a confusion d'idées dans ceux qui parlent des avantages d'une hérédité déjà reconnue pour en conclure la possibilité de créer l'hérédité. La noblesse engage envers un homme et ses descendants le respect des générations non-seulement futures, mais contemporaines. Or ce dernier point est le plus difficile. On peut bien admettre un traité pareil, lorsqu'en naissant on le trouve sanctionné; mais assister au contrat, et s'y résigner, est impossible, si l'on n'est la partie avantagée.

L'hérédité s'introduit dans des siècles de simplicité ou de conquête; mais on ne l'institue pas au milieu de la civilisation. Elle peut alors se conserver, mais non s'établir. Toutes les institutions qui tiennent du prestige ne sont jamais l'effet de la volonté, elles sont l'ouvrage des circonstances. Tous les terrains sont propres aux alignements géométriques; la nature seule produit les sites et les effets pittoresques. Une hérédité qu'on voudrait édifier sans qu'elle reposât sur aucune tradition respectable et presque mystérieuse, ne dominerait point l'imagination. Les passions ne seraient pas désarmées; elles s'irriteraient au contraire davantage contre une inégalité subitement érigée en leur présence et à leurs dépens. Lorsque Cromwell voulut instituer une chambre haute, il y eut révolte générale dans l'opinion d'Angleterre. Les anciens pairs refusèrent d'en faire partie, et la nation refusa de son côté de reconnaître comme pairs ceux qui se rendirent à l'invitation[15].

On crée néanmoins de nouveaux nobles, objectera-t-on. C'est que l'illustration de l'ordre entier rejaillit sur eux. Mais si vous créez à la fois le corps et les membres, où sera la source de l'illustration?

Des raisonnements du même genre se reproduisent relativement à ces assemblées qui, dans quelques monarchies, défendent ou représentent le peuple. Le roi d'Angleterre est vénérable au milieu de son parlement; mais c'est qu'il n'est pas, nous le répétons, un simple individu; il représente aussi la longue suite des rois qui l'ont précédé; il n'est pas éclipsé par les mandataires de la nation: mais un seul homme, sorti de la foule, est d'une stature diminutive, et, pour soutenir le parallèle, il faut que cette stature devienne terrible. Les représentants d'un peuple, sous un usurpateur, doivent être ses esclaves pour n'être pas ses maîtres. Or, de tous les fléaux politiques, le plus effroyable est une assemblée qui n'est que l'instrument d'un seul homme. Nul n'oserait vouloir en son nom ce qu'il ordonne à ses agents de vouloir, lorsqu'ils se disent les interprètes libres du voeu national. Songez au sénat de Tibère, songez au parlement d'Henri VIII.

Ce que j'ai dit de la noblesse s'applique également à la propriété. Les anciens propriétaires sont les appuis naturels d'un monarque légitime; ils sont les ennemis-nés d'un usurpateur. Or je pense qu'il est reconnu que, pour qu'un gouvernement soit paisible, la puissance et la propriété doivent être d'accord. Si vous les séparez, il y aura lutte; et à la fin de cette lutte, ou la propriété sera envahie, ou le gouvernement sera renversé.

Il paraît plus facile, à la vérité, de créer de nouveaux propriétaires que de nouveaux nobles; mais il s'en faut qu'enrichir des hommes devenus puissants soit la même chose qu'investir, du pouvoir des hommes qui étaient nés riches. La richesse n'a point un effet rétroactif. Conférée tout à coup à quelques individus, elle ne leur donne ni cette sécurité sur leur situation, ni cette absence d'intérêts étroits, ni cette éducation soignée, qui forment ses principaux avantages. On ne prend pas l'esprit propriétaire aussi lestement qu'on prend la propriété. À Dieu ne plaise que je veuille insinuer ici que la richesse doit constituer un privilège! Toutes les facultés naturelles, comme tous les avantages sociaux, doivent trouver leur place dans l'organisation politique, et le talent n'est certes pas un moindre trésor que l'opulence. Mais, dans une société bien organisée, le talent conduit à la propriété. Le corps des anciens propriétaires se recrute ainsi de nouveaux membres, et c'est la seule manière dont un changement progressif, imperceptible et toujours partiel, doive s'opérer. L'acquisition lente et graduelle d'une propriété légitime est autre chose que la conquête violente d'une propriété qu'on enlève. L'homme qui s'enrichit par son industrie ou ses facultés apprend à mériter ce qu'il acquiert; celui qu'enrichit la spoliation ne devient que plus indigne de ce qu'il ravit.

Plus d'une fois, durant nos troubles, nos maîtres d'un jour, qui nous entendaient regretter le gouvernement des propriétaires, ont eu la tentation de devenir propriétaires, pour se rendre plus dignes de gouverner; mais quand ils se seraient investis en quelques heures de propriétés considérables par une volonté qu'ils auraient appelée loi, le peuple et eux-mêmes auraient pensé que ce que la loi avait conféré, la loi pouvait le reprendre; et la propriété, au lieu de protéger l'institution, aurait eu continuellement besoin d'être protégée par elle. En richesse comme en autre chose, rien ne supplée au temps.

D'ailleurs, pour enrichir les uns, il faut appauvrir les autres; pour créer de nouveaux propriétaires, il faut dépouiller les anciens. L'usurpation générale doit s'entourer d'usurpations partielles, comme d'ouvrages avancés qui la défendent. Pour un intérêt qu'elle se concilie, dix s'arment contre elle.

Ainsi donc, malgré la ressemblance trompeuse qui paraît exister entre l'usurpation et la monarchie, considérées toutes deux comme le pouvoir remis à un seul homme, rien n'est plus différent. Tout ce qui fortifie la seconde menace la première; tout ce qui est dans la monarchie une cause d'union, d'harmonie et de repos, est dans l'usurpation une cause de résistance, de haines et de secousses.

Ces raisonnements ne militent pas avec moins de force pour les républiques, quand elles ont existé longtemps. Alors elles acquièrent, comme les monarchies, un héritage de traditions, d'usages et d'habitudes. L'usurpation seule, nue et dépouillée de toutes ces choses, erre au hasard, le glaive en main, cherchant de tous côtés, pour couvrir sa honte, des lambeaux qu'elle déchire et qu'elle ensanglante en les arrachant.

CHAPITRE III.

D'un rapport sous lequel l'Usurpation est plus fâcheuse que le
Despotisme le plus absolu.

Je ne suis point assurément le partisan du despotisme; mais, s'il fallait choisir entre l'usurpation et un despotisme consolidé, je ne sais si ce dernier ne me semblerait pas préférable.

Le despotisme bannit toutes les formes de la liberté: l'usurpation, pour motiver le renversement de ce qu'elle remplace, a besoin de ces formes; mais, en s'en emparant, elle les profane. L'existence de l'esprit public lui étant dangereuse, et l'apparence de l'esprit public lui étant nécessaire, elle frappe d'une main le peuple pour étouffer l'opinion réelle, et elle le frappe encore de l'autre pour le contraindre au simulacre de l'opinion supposée.

Quand le Grand Seigneur envoie le cordon à l'un des ministres disgraciés, les bourreaux sont muets comme la victime; quand un usurpateur proscrit l'innocence, il ordonne la calomnie, pour que, répétée, elle paraisse un jugement national. Le despote interdit la discussion, et n'exige que l'obéissance; l'usurpateur prescrit un examen dérisoire, comme préface de l'approbation.

Cette contrefaction de la liberté réunit tous les maux de l'anarchie et tous ceux de l'esclavage; il n'y a point de terme à la tyrannie qui veut arracher les symptômes du consentement. Les hommes paisibles sont persécutés comme indifférents, les hommes énergiques comme dangereux; la servitude est sans repos, l'agitation sans jouissance: cette agitation ne ressemble à la vie morale que comme ressemblent à la vie physique ces convulsions hideuses qu'un art plus effrayant qu'utile imprime aux cadavres sans les ranimer.

C'est l'usurpation qui a inventé ces prétendues sanctions, ces adresses, ces félicitations monotones, tribut habituel qu'à toutes les époques les mêmes hommes prodiguent, presque dans les mêmes mots, aux mesures les plus opposées: la peur y vient singer tous les dehors du courage, pour se féliciter de la honte et pour remercier du malheur. Singulier genre d'artifice dont nul n'est la dupe! comédie convenue qui n'en impose à personne, et qui depuis longtemps aurait dû succomber sous les traits du ridicule! Mais le ridicule attaque tout et ne détruit rien. Chacun pense avoir reconquis par la moquerie l'honneur de l'indépendance, et, content d'avoir désavoué ses actions par ses paroles, se trouve à l'aise pour démentir ses paroles par ses actions.

Qui ne sent que plus un gouvernement est oppressif, plus les citoyens épouvantés s'empresseront de lui faire hommage de leur enthousiasme de commande? Ne voyez-vous pas, à côté des registres que chacun signe d'une main tremblante, ces délateurs et ces soldats? Ne lisez-vous pas ces proclamations déclarant factieux ou rebelles ceux dont le suffrage serait négatif? Qu'est-ce qu'interroger un peuple au milieu des cachots et sous l'empire de l'arbitraire, sinon demander aux adversaires de la puissance une liste pour les reconnaître et pour les frapper à loisir?

L'usurpateur cependant enregistre ces acclamations et ces harangues; l'avenir le jugera sur ces monuments érigés par lui. Où le peuple fut tellement vil, dira-t-on, le gouvernement dut être tyrannique. Rome ne se prosternait pas devant Marc-Aurèle, mais devant Tibère et Caracalla.

Le despotisme étouffe la liberté de la presse, l'usurpation la parodie. Or, quand la liberté de la presse est tout à fait comprimée, l'opinion sommeille, mais rien ne l'égare; quand, au contraire, des écrivains soudoyés s'en saisissent, ils discutent, comme s'il était question de convaincre; ils s'emportent, comme s'il y avait de l'opposition; ils insultent, comme si l'on possédait la faculté de répondre; leurs diffamations absurdes précèdent des condamnations barbares; leurs plaisanteries féroces préludent à d'illégales condamnations; leurs démonstrations nous feraient croire que leurs victimes résistent, comme en voyant de loin les danses frénétiques des sauvages autour des captifs qu'ils tourmentent, on dirait qu'ils combattent les malheureux qu'ils vont dévorer.

Le despotisme, en un mot, règne par le silence, et laisse à l'homme le droit de se taire; l'usurpation le condamne à parler, elle le poursuit dans le sanctuaire intime de sa pensée, et, le forçant à mentir à sa conscience, elle lui ravit la dernière consolation qui reste encore à l'opprimé.

Quand un peuple n'est qu'esclave, sans être avili, il y a pour lui possibilité d'un meilleur état de choses; si quelque circonstance heureuse le lui présente, il s'en montre digne: le despotisme laisse cette chance à l'espèce humaine. Le joug de Philippe II et les échafauds du duc d'Albe ne dégradèrent point les généreux Hollandais; mais l'usurpation avilit un peuple en même temps qu'elle l'opprime; elle l'accoutume à fouler aux pieds ce qu'il respectait, à courtiser ce qu'il méprise, à se mépriser lui-même, et, pour peu qu'elle se prolonge, elle rend, même après sa chute, toute liberté, toute amélioration impossible: on renverse Commode; mais les prétoriens mettent l'empire à l'enchère, et le peuple obéit à l'acheteur.

En pensant aux usurpateurs fameux que l'on nous vante de siècle en siècle, une seule chose me semble admirable, c'est l'admiration qu'on a pour eux. César, et cet Octave qu'on appelle Auguste, sont des modèles en ce genre: ils commencèrent par la proscription de tout ce qu'il y avait d'éminent à Rome; ils poursuivirent par la dégradation de tout ce qui restait de noble; ils finirent par léguer au monde Vitellius, Domitien, Héliogabale, et enfin les Vandales et les Goths.

CHAPITRE IV.

Que l'Usurpation ne peut subsister à notre époque de la civilisation.

Après ce tableau de l'usurpation, il sera consolant de démontrer qu'elle est aujourd'hui un anachronisme non moins grossier que le système des conquêtes.

Les républiques subsistent de par le sentiment profond que chaque citoyen a de ses droits, de par le bonheur, la raison, le calme et l'énergie que la jouissance de la liberté procure à l'homme; les monarchies, de par le temps, de par les habitudes, de par la sainteté des générations passées. L'usurpation ne peut s'établir que par la suprématie individuelle de l'usurpateur.

Or il y a des époques, dans l'histoire de l'espèce humaine, où la suprématie nécessaire pour que l'usurpation soit possible ne saurait exister. Tel fut le période qui s'écoula en Grèce, depuis l'expulsion des Pisistratides jusqu'au règne de Philippe de Macédoine; tels furent aussi les cinq premiers siècles de Rome, depuis la chute des Tarquins jusqu'aux guerres civiles.

En Grèce, des individus se distinguent, s'élèvent, dirigent le peuple: leur empire est celui du talent; empire brillant, mais passager, qu'on leur dispute et qu'on leur enlève. Périclès voit plus d'une fois sa domination prête à lui échapper, et ne doit qu'à la contagion qui le frappe de mourir au sein du pouvoir. Miltiade, Aristide, Thémistocle, Alcibiade, saisissent la puissance et la reperdent presque sans secousses.

À Rome, l'absence de toute suprématie individuelle se fait encore bien plus remarquer. Pendant cinq siècles on ne peut sortir de la foule immense des grands hommes de la république le nom d'un seul qui l'ait gouvernée d'une manière durable.

À d'autres époques, au contraire, il semble que le gouvernement des peuples appartienne au premier individu qui se présente. Dix ambitieux, pleins de talents et d'audace, avaient en vain tenté d'asservir la république romaine. Il avait fallu vingt ans de dangers, de travaux et de triomphes à César pour arriver aux marches du trône, et il était mort assassiné avant d'y monter. Claude se cache derrière une tapisserie, des soldats l'y découvrent: il est empereur, il règne quatorze ans.

Cette différence ne tient pas uniquement à la lassitude qui s'empare des hommes après des agitations prolongées, elle tient aussi à la marche de la civilisation.

Lorsque l'espèce humaine est encore dans un profond degré d'ignorance et d'abaissement, presque totalement dépourvue de facultés morales, et presque aussi dénuée de connaissances, et par conséquent de moyens physiques, les nations suivent, comme des troupeaux, non-seulement celui d'une qualité brillante distingue, mais celui qu'un hasard quelconque jette en avant de la foule. À mesure que les lumières font des progrès, la raison révoque en doute la légitimité du hasard, et la réflexion qui compare aperçoit entre les individus une égalité opposée à toute suprématie exclusive.

C'est ce qui faisait dire à Aristote qu'il n'y avait guère de son temps de véritable royauté. «Le mérite, continuait-il, trouve aujourd'hui des pairs, et nul n'a de vertus si supérieures au reste des hommes, qu'il puisse réclamer pour lui seul la prérogative de commander[16].» Ce passage est d'autant plus remarquable, que le philosophe de Stagyre l'écrivait sous Alexandre.

Il fallut peut-être moins de peine et de génie à Cyrus pour asservir les
Perses barbares, qu'au plus petit tyran d'Italie, dans le seizième
siècle, pour conserver le pouvoir qu'il usurpait. Les conseils mêmes de
Machiavel prouvent la difficulté croissante.

Ce n'est pas précisément l'étendue, mais l'égale répartition des lumières, qui met obstacle à la suprématie des individus; et ceci ne contredit en rien ce que nous avons affirmé précédemment, que chaque siècle attendait un homme qui lui servît de représentant. Ce n'est pas dire que chaque siècle le trouve. Plus la civilisation est avancée, plus elle est difficile à représenter.

La situation de la France et de l'Europe, il y a vingt ans, se rapprochait, sous ce rapport, de celle de la Grèce et de Rome aux époques indiquées. Il existait une telle multitude d'hommes également éclairés, que nul individu ne pouvait tirer de sa supériorité personnelle le droit exclusif de gouverner. Aussi nul, durant les dix premières années de nos troubles, n'a pu se marquer une place à part.

Malheureusement, à chaque époque pareille, un danger menace l'espèce humaine. Comme, lorsqu'on verse des flots d'une liqueur froide dans une liqueur bouillante, la chaleur de celle-ci se trouve affaiblie; de même, lorsqu'une nation civilisée est envahie par des barbares, ou qu'une masse ignorante pénètre dans son sein et s'empare de ses destinées, sa marche est arrêtée, et elle fait des pas rétrogrades.

Pour la Grèce, l'introduction de l'influence macédonienne; pour Rome, l'agrégation successive des peuples conquis; enfin, pour tout l'empire romain, l'irruption des hordes du Nord, furent des événements de ce genre. La suprématie des individus, et par conséquent l'usurpation, redevinrent possibles. Ce furent presque toujours des légions barbares qui créèrent des empereurs.

En France, les troubles de la révolution ayant introduit dans le gouvernement une classe sans lumières et découragé la classe éclairée, cette nouvelle irruption de barbares a produit le même effet, mais dans un degré bien moins durable, parce que la disproportion était moins sensible. L'homme qui a voulu usurper parmi nous a été forcé de quitter pour un temps les routes civilisées; il est remonté vers des nations plus ignorantes, comme vers un autre siècle; c'est là qu'il a jeté les fondements de sa prééminence: ne pouvant faire arriver au sein de l'Europe l'ignorance et la barbarie, il a conduit des Européens en Afrique, pour voir s'il réussirait à les façonner à la barbarie et à l'ignorance; et ensuite, pour maintenir son autorité, il a travaillé à faire reculer l'Europe.

Les peuples se sacrifiaient jadis pour les individus, et s'en faisaient gloire; de nos jours, les individus sont forcés à feindre qu'ils n'agissent que pour l'avantage et le bien des peuples. On les entend quelquefois essayer de parler d'eux-mêmes, des devoirs du monde envers leurs personnes, et ressusciter un style tombé en désuétude depuis Cambyse et Xerxès. Mais nul ne leur répond dans ce sens, et, désavoués qu'ils sont par le silence de leurs flatteurs mêmes, ils se replient, malgré qu'ils en aient, sur une hypocrisie qui est un hommage à l'égalité.

Si l'on pouvait parcourir attentivement les rangs obscurs d'un peuple soumis en apparence à l'usurpateur qui l'opprime, on le verrait, comme par un instinct confus, fixer les yeux d'avance sur l'instant où cet usurpateur tombera. Son enthousiasme contient un mélange bizarre et d'analyse et de moquerie. Il semble, peu confiant en sa conviction propre, travailler à la fois à s'étourdir par ses acclamations et à se dédommager par ses railleries, et pressentir lui-même l'instant où le prestige sera passé.

Voulez-vous voir à quel point les faits démontrent la double impossibilité des conquêtes et de l'usurpation à l'époque actuelle? Réfléchissez aux événements qui se sont accumulés sous nos yeux durant les six mois qui viennent de s'écouler. La conquête avait établi l'usurpation dans une grande partie de l'Europe; et cette usurpation sanctionnée, reconnue pour légitime par ceux mêmes qui avaient intérêt à ne jamais la reconnaître, avait revêtu toutes les formes pour se consolider. Elle avait tantôt menacé, tantôt flatté les peuples; elle était parvenue à rassembler des forces immenses pour inspirer la crainte, des sophismes pour éblouir les esprits, des traités pour rassurer les consciences; elle avait gagné quelques années qui commençaient à voiler son origine. Les gouvernements, soit républicains, soit monarchiques, qu'elle avait détruits, étaient sans espoir apparent, sans ressources visibles; ils survivaient néanmoins dans le coeur des peuples. Vingt batailles perdues n'avaient pu les en déraciner: une seule bataille a été gagnée, et l'usurpation s'est vue de toutes parts mise en fuite; et, dans plusieurs des pays où elle dominait sans opposition, le voyageur aurait peine aujourd'hui à en découvrir la trace.

CHAPITRE V.

L'Usurpation ne peut-elle se maintenir par la force?

Mais l'usurpation ne saurait-elle se perpétuer par la force? N'a-t-elle pas à son service, comme tout gouvernement, des geôliers, des chaînes et des soldats? Que faut-il de plus pour garantir sa durée?

Ce raisonnement, depuis que l'usurpation, assise sur un trône, tient de l'or d'une main et une hache de l'autre, a été reproduit sous des formes merveilleusement variées. L'expérience elle-même semble déposer en sa faveur; j'ose pourtant révoquer cette expérience en doute.

Ces soldats, ces geôliers et ces chaînes, qui sont des moyens extrêmes dans les gouvernements réguliers, doivent être les ressources habituelles de l'usurpation, vu les obstacles qu'elle rencontre de toutes parts. Le despotisme, dont ces gouvernements ne font sentir à leurs sujets la pratique que par intervalles et dans les temps de crise, est, pour l'usurpation, un état constant et une pratique journalière.

Or la théorie du despotisme se laisse défendre spéculativement par des écrivains ou des orateurs, parce que la parole prête à toutes les erreurs sa docile assistance; mais la pratique prolongée du despotisme est impossible aujourd'hui. Le despotisme est un troisième anachronisme, comme la conquête et l'usurpation.

Donnons quelques développements à cette assertion; disons d'abord pourquoi l'on a pu croire que notre génération était disposée à se résigner au despotisme. C'est parce qu'on lui a offert avec ignorance, obstination et rudesse, des formes de liberté dont elle n'était plus susceptible, et qu'ensuite, sous le nom de liberté, on lui a présenté une tyrannie plus effroyable qu'aucune de celles dont l'histoire nous a transmis la mémoire. Il n'est pas étonnant que cette génération ait conçu de la liberté une terreur aveugle qui l'a précipitée dans la plus abjecte servitude.

Heureusement le despotisme, et grâces lui en soient rendues, a fait de son mieux pour nous guérir de cette honteuse erreur. Il a prouvé que, sous ses couleurs véritables, sans déguisements et sans palliatifs, il causait autant de maux, pour le moins, que ce qu'on avait si absurdement désigné comme liberté. Le moment est donc arrivé où quelques idées raisonnables sur cette matière peuvent trouver accès.

CHAPITRE VI.

De l'espèce de liberté qu'on a présentée aux hommes à la fin du siècle dernier.

La liberté qu'on a présentée aux hommes à la fin du siècle dernier était empruntée des républiques anciennes. Or plusieurs des circonstances que nous avons exposées dans la première partie de cet ouvrage, comme étant la cause de la disposition belliqueuse des anciens, concouraient aussi à les rendre capables d'un genre de liberté dont nous ne sommes plus susceptibles.

Cette liberté se composait plutôt de la participation active au pouvoir collectif, que de la jouissance paisible de l'indépendance individuelle; et même, pour assurer cette participation, il était nécessaire que les citoyens sacrifiassent en grande partie cette jouissance; mais ce sacrifice est absurde à demander, impossible à obtenir à l'époque à laquelle les peuples sont arrivés.

Dans les républiques de l'antiquité, la petitesse du territoire faisait que chaque citoyen avait politiquement une grande importance personnelle. L'exercice des droits de cité constituait l'occupation, et pour ainsi dire l'amusement de tous. Le peuple entier concourait à la confection des lois, prononçait les jugements, décidait de la guerre et de la paix. La part que l'individu prenait à la souveraineté nationale n'était point, comme à présent, une supposition abstraite; la volonté de chacun avait une influence réelle; l'exercice de cette volonté était un plaisir vif et répété; il en résultait que les anciens étaient disposés, pour la conservation de leur importance politique et de leur part dans l'administration de l'Etat, à renoncer à leur indépendance privée.

Ce renoncement était nécessaire; car, pour faire jouir un peuple de la plus grande étendue de droits politiques, c'est-à-dire pour que chaque citoyen ait sa part de la souveraineté, il faut des institutions qui maintiennent l'égalité, qui empêchent l'accroissement des fortunes, proscrivent les distinctions, s'opposent à l'influence des richesses, des talents, des vertus même[17]. Or toutes ces institutions limitent la liberté et compromettent la sûreté individuelle.

Aussi ce que nous nommons liberté civile était connu chez la plupart des peuples anciens[18]. Toutes les républiques grecques, si nous en exceptons Athènes[19], soumettaient les individus à une juridiction sociale presque illimitée. Le même assujettissement individuel caractérisait les beaux siècles de Rome; le citoyen s'était constitué en quelque sorte l'esclave de la nation dont il faisait partie; il s'abandonnait en entier aux décisions du souverain, du législateur; il lui reconnaissait le droit de surveiller toutes ses actions et de contraindre sa volonté: mais c'est qu'il était lui-même à son tour ce législateur et ce souverain; il sentait avec orgueil tout ce que valait son suffrage dans une nation assez peu nombreuse pour que chaque citoyen fût une puissance, et cette conscience de sa propre valeur était pour lui un ample dédommagement.

Il en est tout autrement dans les États modernes: leur étendue, beaucoup plus vaste que celle des anciennes républiques, fait que la masse de leurs habitants, quelque forme de gouvernement qu'ils adoptent, n'ont point de part active à ce gouvernement. Ils ne sont appelés tout au plus à l'exercice de la souveraineté que par la représentation, c'est-à-dire d'une manière fictive.

L'avantage que procurait au peuple la liberté, comme les anciens la concevaient, c'était d'être de fait au nombre des gouvernants; avantage réel, plaisir à la fois flatteur et solide. L'avantage que procure au peuple la liberté chez les modernes, c'est d'être représenté, et de concourir à cette représentation par son choix. C'est un avantage sans doute, puisque c'est une garantie; mais le plaisir immédiat est moins vif: il ne se compose d'aucune des jouissances du pouvoir; c'est un plaisir de réflexion; celui des anciens était un plaisir d'action. Il est clair que le premier est moins attrayant; on ne saurait exiger des hommes autant de sacrifices pour l'obtenir et le conserver.

En même temps, ces sacrifices seraient beaucoup plus pénibles: les progrès de la civilisation, la tendance commerciale de l'époque, la communication des peuples entre eux, ont multiplié et varié à l'infini les moyens de bonheur particulier. Les hommes n'ont besoin, pour être heureux, que d'être laissés dans une indépendance parfaite sur tout ce qui a rapport à leurs occupations, à leurs entreprises, à leur sphère d'activité, à leurs fantaisies.

Les anciens trouvaient plus de jouissances dans leur existence publique, et ils en trouvaient moins dans leur existence privée: en conséquence, lorsqu'ils sacrifiaient la liberté individuelle à la liberté politique, ils sacrifiaient moins pour avoir plus. Presque toutes les jouissances des modernes sont dans leur existence privée: l'immense majorité, toujours exclue du pouvoir, n'attache nécessairement qu'un intérêt très-passager à son existence publique. En imitant les anciens, les modernes sacrifieraient donc plus pour obtenir moins.

Les ramifications sociales sont plus compliquées, plus étendues qu'autrefois; les classes mêmes qui paraissent ennemies sont liées entre elles par des liens imperceptibles, mais indissolubles. La propriété s'est identifiée plus intimement à l'existence de l'homme; toutes les secousses qu'on lui fait éprouver sont plus douloureuses.

Nous avons perdu en imagination ce que nous avons gagné en connaissances; nous sommes par là même incapables d'une exaltation durable: les anciens étaient dans toute la jeunesse de la vie morale; nous sommes dans la maturité, peut-être dans la vieillesse; nous traînons toujours après nous je ne sais quelle arrière-pensée qui naît de l'expérience, et qui défait l'enthousiasme. La première condition pour l'enthousiasme, c'est de ne pas s'observer soi-même avec finesse: or nous craignons tellement d'être dupes, et surtout de le paraître, que nous nous observons sans cesse dans nos impressions les plus violentes. Les anciens avaient sur toutes choses une conviction entière; nous n'avons presque sur rien qu'une conviction molle et flottante, sur l'incomplet de laquelle nous cherchons en vain à nous étourdir.

Le mot illusion ne se trouve dans aucune langue ancienne, parce que le mot ne se crée que lorsque la chose n'existe plus.

Les législateurs doivent renoncer à tout bouleversement d'habitudes, à toute tentative[20], pour agir fortement sur l'opinion. Plus de Lycurgues, plus de Numas.

Il serait plus possible aujourd'hui de faire d'un peuple d'esclaves un peuple de Spartiates, que de former des Spartiates par la liberté. Autrefois, là où il y avait liberté, on pouvait supporter les privations; maintenant, partout où il y a privation, il faut l'esclavage pour qu'on s'y résigne.

Le peuple le plus attaché à sa liberté, dans les temps modernes, est aussi le peuple le plus attaché à ses jouissances; et il tient à sa liberté surtout, parce qu'il est assez éclairé pour y apercevoir la garantie de ses jouissances.

CHAPITRE VII.

Des imitateurs modernes des républiques de l'antiquité.

Ces vérités furent complétement méconnues par les hommes qui, vers la fin du dernier siècle, se crurent chargés de régénérer l'espèce humaine. Je ne veux point inculper leurs intentions; leur mouvement fut noble, leur but généreux. Qui de nous n'a pas senti son coeur battre d'espérance à l'entrée de la carrière qu'ils semblaient ouvrir? Et malheur encore à présent à qui n'éprouve pas le besoin de déclarer que reconnaître des erreurs ce n'est pas abandonner les principes que les amis de l'humanité ont professés d'âge en âge! Mais ces hommes avaient pris pour guides des écrivains qui ne s'étaient pas doutés eux-mêmes que deux mille ans pouvaient avoir apporté quelque altération aux dispositions et aux besoins des peuples.

J'examinerai peut-être une fois la théorie du plus illustre de ces écrivains, et je relèverai ce qu'elle a de faux et d'inapplicable. On verra, je le pense, que la métaphysique subtile du Contrat Social n'est propre, de nos jours, qu'à fournir des armes et des prétextes à tous les genres de tyrannie, à celle d'un seul, à celle de plusieurs, à celle de tous, à l'oppression constituée sous des formes légales, ou exercée par des fureurs populaires[21].

Un autre philosophe, moins éloquent, mais non moins austère que Rousseau dans ses principes, et plus exagéré encore dans leur application, eut une influence presque égale sur les réformateurs de la France: c'est l'abbé de Mably. On peut le regarder comme le représentant de cette classe nombreuse de démagogues, bien ou mal intentionnés, qui, du haut de la tribune, dans les clubs et dans les pamphlets, parlaient de la nation souveraine pour que les citoyens fussent plus complétement assujettis, et du peuple libre pour que chaque individu fût complétement esclave.

L'abbé de Mably[22], comme Rousseau, et comme tant d'autres, avait pris l'autorité pour la liberté, et tous les moyens lui paraissaient bons pour étendre l'action de l'autorité sur cette partie récalcitrante de l'existence humaine dont il déplorait l'indépendance. Le regret qu'il exprime partout dans ses ouvrages, c'est que la loi ne puisse atteindre que les actions; il aurait voulu qu'elle atteignît les pensées, les impressions les plus passagères; qu'elle poursuivît l'homme sans relâche, et sans lui laisser un asile où il pût échapper à son pouvoir. À peine apercevait-il, n'importe chez quel peuple, une mesure vexatoire, qu'il pensait avoir fait une découverte, et qu'il la proposait pour modèle; il détestait la liberté individuelle en ennemi personnel; et dès qu'il rencontrait une nation qui en était privée, n'eût-elle point de liberté politique, il ne pouvait s'empêcher de l'admirer. Il s'extasiait sur les Égyptiens, parce que, disait-il, tout chez eux était prescrit par la loi: jusqu'aux délassements, jusqu'aux besoins, tout pliait sous l'empire du législateur, tous les moments de la journée étaient remplis par quelque devoir; l'amour même était soumis à cette intervention respectée; et c'était la loi qui tour à tour ouvrait et fermait la couche nuptiale[23].

Sparte, qui réunissait des formes républicaines au même asservissement des individus, excita dans l'esprit de ce philosophe un enthousiasme plus vif encore. Ce couvent guerrier lui semblait l'idéal d'une république libre; il avait pour Athènes un profond mépris, et il aurait dit volontiers de cette première ville de la Grèce ce qu'un académicien grand seigneur disait de l'Académie: Quel épouvantable despotisme! tout le monde y fait ce qu'il veut.

Lorsque le flot des événements eut porté à la tête de l'État, durant la révolution française, des hommes qui avaient adopté la philosophie comme un préjugé, et la démocratie comme un fanatisme, ces hommes furent saisis pour Rousseau, pour Mably, et pour tous les écrivains de la même école, d'une admiration sans bornes.

Les subtilités du premier, l'austérité du second, son intolérance, sa haine contre toutes les passions humaines, son avidité de les asservir toutes, ses principes exagérés sur la compétence de la loi, la différence de ce qu'il recommandait à ce qui avait existé, ses déclamations contre les richesses et même contre la propriété, toutes ces choses devaient charmer des hommes échauffés par une victoire récente, et qui, conquérants d'une puissance qu'on appelait loi, étaient bien aises d'étendre cette puissance sur tous les objets. C'était pour eux une autorité précieuse que des écrivains qui, désintéressés dans la question, et prononçant anathème contre la royauté, avaient, longtemps avant le renversement du trône, rédigé en axiomes toutes les maximes nécessaires pour organiser, sous le nom de république, le despotisme le plus absolu.

Nos réformateurs voulurent donc exercer la force publique comme ils avaient appris de leurs guides qu'elle avait été jadis exercée dans les États libres de l'antiquité; ils crurent que tout devait encore céder devant l'autorité collective, et que toutes les restrictions aux droits individuels seraient réparées par la participation au pouvoir social; ils essayèrent de soumettre les Français à une multitude de lois despotiques qui les froissaient douloureusement dans tout ce qu'ils avaient de plus cher; ils proposèrent à un peuple vieilli dans les jouissances le sacrifice de toutes ces jouissances; ils firent un devoir de ce qui devait être volontaire; ils entourèrent de contrainte jusqu'aux célébrations de la liberté; ils s'étonnaient que le souvenir de plusieurs siècles ne disparût pas aussitôt devant les décrets d'un jour. La loi étant l'expression de la volonté générale, devait, à leurs yeux, l'emporter sur toute autre puissance, même sur celle de la mémoire et du temps. L'effet lent et graduel des impressions de l'enfance, la direction que l'imagination avait reçue par une longue suite d'années, leur paraissaient des actes de révolte. Ils donnaient aux habitudes le nom de malveillance. On eût dit que la malveillance était une puissance magique, qui, je ne sais par quel miracle, forçait constamment le peuple à faire le contraire de sa propre volonté. Ils attribuaient à l'opposition les malheurs de la lutte, comme s'il était jamais permis à l'autorité de faire des changements qui provoquent une telle opposition, comme si les difficultés que ces changements rencontrent n'étaient pas à elles seules la sentence de leurs auteurs.

Cependant tous ces efforts pliaient sans cesse sous le poids de leur propre extravagance; le plus petit saint, dans le plus obscur hameau, résistait avec avantage à toute l'autorité nationale rangée en bataille contre lui; le pouvoir social blessait en tous sens l'indépendance individuelle, sans en détruire le besoin; la nation ne trouvait point qu'une part idéale à une souveraineté abstraite valût ce qu'elle souffrait. On lui répétait vainement avec Rousseau: «Les lois de la liberté sont mille fois plus austères que n'est dur le joug des tyrans.» Il en résultait qu'elle ne voulait pas de ces lois austères; et comme elle ne connaissait alors le joug des tyrans que par ouï-dire, elle croyait préférer le joug des tyrans[24].

CHAPITRE VIII.

Des moyens employés pour donner aux modernes la liberté des anciens.

Les erreurs des hommes qui exercent l'autorité, n'importe à quel titre, ne sauraient être innocentes comme celles des individus. La force est toujours derrière ces erreurs, prête à leur consacrer ses moyens terribles.

Les partisans de la liberté antique devinrent furieux de ce que les modernes ne voulaient pas être libres suivant leur méthode. Ils redoublèrent de vexations, le peuple redoubla de résistance, et les crimes succédèrent aux erreurs.

«Pour la tyrannie, dit Machiavel, il faut tout changer.» On peut dire aussi que pour tout changer il faut la tyrannie. Nos législateurs le sentirent, et ils proclamèrent que le despotisme était indispensable pour fonder la liberté.

Il y a des axiomes qui paraissent clairs parce qu'ils sont courts. Les hommes rusés les jettent, comme pâture, à la foule; les sots s'en emparent parce qu'ils leur épargnent la peine de réfléchir, et ils les répètent pour se donner l'air de les comprendre. Des propositions dont l'absurdité nous étonne quand elles sont analysées, se glissent ainsi dans mille têtes, sont redites par mille bouches, et l'on est réduit sans cesse à démontrer l'évidence.

De ce nombre est l'axiome que nous venons de citer; il a fait retentir dix ans toutes les tribunes françaises; que signifie-t-il néanmoins? La liberté n'est d'un prix inestimable que parce qu'elle donne à notre esprit de la justesse, à notre caractère de la force, à notre âme de l'élévation. Mais ces bienfaits ne tiennent-ils pas à ce que la liberté existe? Si pour l'introduire vous avez recours au despotisme, qu'établissez-vous? de vaines formes. Le fond vous échappera toujours.

Que faut-il dire à une nation pour qu'elle se pénètre des avantages de la liberté? Vous étiez opprimés par une minorité privilégiée; le grand nombre était immolé à l'ambition de quelques-uns; des lois illégales appuyaient le fort contre le faible; vous n'aviez que des jouissances précaires, qu'à chaque instant l'arbitraire menaçait de vous enlever; vous ne contribuiez ni à la confection de vos lois, ni à l'élection de vos magistrats: tous ces abus vont disparaître, tous vos droits vous seront rendus.

Mais ceux qui prétendent fonder la liberté par le despotisme, que peuvent-ils dire? Aucun privilége ne pèsera sur les citoyens, mais tous les jours les hommes suspects seront frappés sans être entendus; la vertu sera la première ou la seule distinction, mais les plus persécuteurs et les plus violents se créeront un patriciat de tyrannie maintenu par la terreur; les lois protégeront les propriétés, mais l'expropriation sera le partage des individus ou des classes soupçonnées; le peuple élira ses magistrats, mais, s'il ne les élit dans le sens prescrit d'avance, ses choix seront déclarés nuls; les opinions seront libres, mais toute opinion contraire non-seulement au système général, mais aux moindres mesures de circonstance, sera punie comme un attentat.

Tel fut le langage, telle fut la pratique des réformateurs de la France durant de longues années.

Ils remportèrent des victoires apparentes, mais ces victoires étaient contraires à l'esprit de l'institution qu'ils voulaient établir; et comme elles ne persuadaient point les vaincus, elles ne rassuraient point les vainqueurs. Pour former les hommes à la liberté, on les entourait de l'effroi des supplices; on rappelait avec exagération les tentatives qu'une autorité détruite s'était permises contre la pensée, et l'asservissement de la pensée était le caractère distinctif de la nouvelle autorité; on déclamait contre les gouvernements tyranniques, et l'on organisait le plus tyrannique des gouvernements.

On ajournait la liberté, disait-on, jusqu'à ce que les factions se fussent calmées: mais les factions ne se calment que lorsque la liberté n'est plus ajournée. Les mesures violentes, adoptées comme dictature, en attendant l'esprit public, l'empêchent de naître; on s'agite dans un cercle vicieux; on marque une époque qu'on est certain de ne pas atteindre, car les moyens choisis pour l'atteindre ne lui permettent pas d'arriver. La force rend de plus en plus la force nécessaire; la colère s'accroît par la colère; les lois se forgent comme des armes; les codes deviennent des déclarations de guerre; et les amis aveugles de la liberté, qui ont cru l'imposer par le despotisme, soulèvent contre eux toutes les âmes libres, et n'ont pour appuis que les plus vils flatteurs du pouvoir.

Au premier rang des ennemis que nos démagogues avaient à combattre, se trouvaient les classes qui avaient profité de l'organisation sociale abattue, et dont les priviléges, abusifs peut-être, avaient été pourtant des moyens de loisir, de perfectionnement et de lumières. Une grande indépendance de fortune est une garantie contre plusieurs genres de bassesses et de vices. La certitude de se voir respecté est un préservatif contre cette vanité inquiète et ombrageuse qui partout aperçoit l'insulte et suppose le dédain; passion implacable qui se venge par le mal qu'elle fait de la douleur qu'elle éprouve. L'usage des formes douces et l'habitude des nuances ingénieuses donnent à l'âme une susceptibilité délicate, à l'esprit une rapide flexibilité.

Il fallait profiter de ces qualités précieuses; il fallait entourer l'esprit chevaleresque de barrières qu'il ne pût franchir, mais lui laisser un noble élan dans la carrière que la nature rend commune à tous. Les Grecs épargnaient les captifs qui récitaient des vers d'Euripide. La moindre lumière, le moindre germe de la pensée, le moindre sentiment doux, la moindre forme élégante, doivent être soigneusement protégés. Ce sont autant d'éléments indispensables au bonheur social; il faut les sauver de l'orage, il le faut, et pour l'intérêt de la justice, et pour celui de la liberté; car toutes ces choses aboutissent à la liberté par des routes plus ou moins directes.

Nos réformateurs fanatiques confondirent les époques pour rallumer et entretenir les haines. Comme on était remonté aux Francs et aux Goths pour consacrer des distinctions oppressives, ils remontèrent aux Francs et aux Goths pour trouver des prétextes d'oppression en sens inverse. La vanité avait cherché des titres d'honneur dans les archives et dans les chroniques: une vanité plus âpre et plus vindicative puisa dans les chroniques et dans les archives des actes d'accusation. On ne voulut ni tenir compte des temps, ni distinguer les nuances, ni rassurer les appréhensions, ni pardonner aux prétentions passagères, ni laisser de vains murmures s'éteindre, de puériles menaces s'évaporer; on enregistra les engagements de l'amour-propre; on ajouta aux distinctions qu'on voulait abolir une distinction nouvelle, la persécution; et en accompagnant leur abolition de rigueurs injustes, on leur ménagea l'espoir assuré de ressusciter avec la justice.

Dans toutes les luttes violentes, les intérêts accourent sur les pas des opinions exaltées, comme les oiseaux de proie suivent les armées prêtes à combattre. La haine, la vengeance, la cupidité, l'ingratitude, parodièrent effrontément les plus nobles exemples, parce qu'on en avait recommandé maladroitement l'imitation. L'ami perfide, le débiteur infidèle, le délateur obscur, le juge prévaricateur, trouvèrent leur apologie écrite d'avance dans la langue convenue. Le patriotisme devint l'excuse banale préparée pour tous les délits. Les grands sacrifices, les actes de dévoûment, les victoires remportées sur les penchants naturels par le républicanisme austère de l'antiquité, servirent de prétexte au déchaînement effréné des passions égoïstes. Parce que jadis des pères inexorables, mais justes, avaient condamné leurs fils coupables, leurs modernes copistes livrèrent aux bourreaux leurs ennemis innocents. La vie la plus obscure, l'existence la plus immobile, le nom le plus ignoré, furent d'impuissantes sauvegardes. L'inaction parut un crime, les affections domestiques un oubli de la patrie, le bonheur un désir suspect. La foule, corrompue à la fois par le péril et par l'exemple, répétait en tremblant le symbole commandé, et s'épouvantait du bruit de sa propre voix. Chacun faisait nombre, et s'effrayait du nombre qu'il contribuait à augmenter. Ainsi se répandit sur la France cet inexplicable vertige qu'on a nommé règne de la terreur. Qui peut être surpris de ce que le peuple s'est détourné du but vers lequel on voulait le conduire par une semblable route?

Non-seulement les extrêmes se touchent, mais ils se suivent; une exagération produit toujours l'exagération contraire[25]. Lorsque de certaines idées se sont associées à de certains mots, l'on a beau démontrer que cette association est abusive, ces mots reproduits rappellent longtemps les mêmes idées. C'est au nom de la liberté qu'on nous a donné des prisons, des échafauds, des vexations innombrables: ce nom, signal de mille mesures odieuses et tyranniques, a dû réveiller la haine et l'effroi.

Mais a-t-on raison d'en conclure que les modernes sont disposés à se résigner au despotisme? Quelle a été la cause de leur résistance obstinée à ce qu'on leur offrait comme liberté? Leur volonté ferme de ne sacrifier ni leur repos, ni leurs habitudes, ni leurs jouissances. Or, si le despotisme est l'ennemi le plus irréconciliable de tout repos et de toutes jouissances, n'en résulte-t-il pas qu'en croyant abhorrer la liberté, les modernes n'ont abhorré que le despotisme?

CHAPITRE IX.

L'aversion des modernes pour cette prétendue liberté implique-t-elle en eux l'amour du despotisme?

Je n'entends nullement par despotisme les gouvernements où les pouvoirs ne sont pas expressément limités, mais où il y a pourtant des intermédiaires; où une tradition de liberté et de justice contient les agents de l'administration; où l'autorité ménage les habitudes; où l'indépendance des tribunaux est respectée. Ces gouvernements peuvent être imparfaits; ils le sont d'autant plus que les garanties qu'ils établissent sont moins assurées; mais ils ne sont pas purement despotiques.

J'entends par despotisme un gouvernement où la volonté du maître est la seule loi; où les corporations, s'il en existe, ne sont que ses organes; où ce maître se considère comme le seul propriétaire de son empire, et ne voit dans ses sujets que des usufruitiers; où la liberté peut être ravie aux citoyens, sans que l'autorité daigne expliquer ses motifs, et sans qu'on en puisse réclamer la connaissance; où les tribunaux sont subordonnés aux caprices du pouvoir; où leurs sentences peuvent être annulées; où les absous sont traduits devant de nouveaux juges, instruits, par l'exemple de leurs prédécesseurs, qu'ils ne sont là que pour condamner.

Il y a vingt ans qu'aucun gouvernement pareil n'existait en Europe. Il en existe un maintenant, c'est celui de France. J'écarte ici tout ce qui tient à ses conséquences pratiques; j'en traiterai plus loin: je ne parle à présent que du principe, et j'affirme que ce principe est le même que celui du gouvernement que les modernes ont détesté, quand il arborait les étendards de la liberté. Ce principe, c'est l'arbitraire. L'unique différence, c'est qu'au lieu de s'exercer au nom de tous, il s'exerce au nom d'un seul. Est-ce une raison pour qu'il soit plus supportable, et pour que les hommes se réconcilient plus volontiers avec lui?

CHAPITRE X.

Sophisme en faveur de l'arbitraire exercé par un seul homme.

Oui, disent ses apologistes, l'arbitraire, concentré dans une seule main, n'est pas dangereux, comme lorsque des factieux se le disputent; l'intérêt d'un seul homme investi d'un pouvoir immense est toujours le même que celui du peuple[26]. Laissons de côté pour le moment les lumières que nous fournit l'expérience; analysons l'assertion en elle-même.

L'intérêt du dépositaire d'une autorité sans bornes est-il nécessairement conforme à celui de ses sujets? Je vois bien que ces deux intérêts se rencontrent aux extrémités de la ligne qu'ils parcourent, mais ne se séparent-ils pas au milieu? En fait d'impôts, de guerres, de mesures de police, l'intervalle est vaste entre ce qui est juste, c'est-à-dire indispensable, et ce qui serait évidemment dangereux pour le maître même. Si le pouvoir est illimité, celui qui l'exerce, en le supposant raisonnable, ne dépassera pas ce dernier terme, mais il excédera souvent le premier. Or l'excéder est déjà un mal.

Secondement, admettons cet intérêt identique: la garantie qu'il nous procure est-elle infaillible? On dit tous les jours que l'intérêt bien entendu de chacun l'invite à respecter les règles de la justice; on fait néanmoins des lois contre ceux qui les violent, tant il est constaté que les hommes s'écartent fréquemment de leur intérêt bien entendu[27].

Enfin le gouvernement, quelle que soit sa forme, réside-t-il de fait dans le possesseur de l'autorité suprême? Le pouvoir ne se subdivise-t-il pas? ne se partage-t-il point entre des milliers de subalternes? L'intérêt de ces innombrables gouvernants est-il alors le même que celui des gouvernés? Non sans doute; chacun d'eux a tout près de lui quelque égal ou quelque inférieur dont les pertes l'enrichiraient, dont l'humiliation flatterait sa vanité, dont l'éloignement le délivrerait d'un rival, d'un surveillant incommode.

Pour défendre le système qu'on veut établir, ce n'est pas l'identité de l'intérêt, c'est l'universalité du désintéressement qu'il faut démontrer. Au haut de la hiérarchie politique, un homme sans passions, sans caprices, inaccessible à la séduction, à la haine, à la faveur, à la colère, à la jalousie, actif, vigilant, tolérant pour toutes les opinions, n'attachant aucun amour-propre à persévérer dans les erreurs qu'il aurait commises, dévoré du désir du bien, et sachant néanmoins résister à l'impatience et respecter les droits du temps; plus bas, dans la gradation des pouvoirs, des ministres doués des mêmes vertus, existant dans la dépendance sans être serviles, au milieu de l'arbitraire sans être tentés de s'y prêter par crainte ou d'en abuser par égoïsme; enfin, partout, dans les fonctions inférieures, même réunion de qualités rares, même amour de la justice, même oubli de soi, telles sont les hypothèses nécessaires: les regardez-vous comme probables?

Si cet enchaînement de vertus surnaturelles se trouve rompu dans un seul anneau, tout est en péril. Vainement les deux moitiés ainsi séparées resteront irréprochables: la vérité ne remontera plus avec exactitude jusqu'au faîte du pouvoir; la justice ne descendra plus, entière et pure, dans les rangs obscurs du peuple. Une seule transmission infidèle suffit pour tromper l'autorité, et pour l'armer contre l'innocence.

Lorsqu'on vante le despotisme, l'on croit toujours n'avoir de rapports qu'avec le despote; mais on en a d'inévitables avec tous les agents subalternes. Il ne s'agit plus d'attribuer à un seul homme des facultés distinguées et une équité à toute épreuve; il faut supposer l'existence de cent ou deux cent mille créatures angéliques, au-dessus de toutes les faiblesses et de tous les vices de l'humanité.

On abuse donc les Français, lorsqu'on leur dit: L'intérêt du maître est d'accord avec le vôtre. Tenez-vous tranquilles, l'arbitraire ne vous atteindra pas; il ne frappe que les imprudents qui le provoquent. Celui qui se résigne et se tait se trouve partout à l'abri.

Rassuré par ce vain sophisme, ce n'est pas contre les oppresseurs qu'on s'élève, c'est aux opprimés qu'on cherche des torts. Nul ne sait être courageux, même par prudence. On ouvre à la tyrannie un libre passage, se flattant d'être ménagé. Chacun marche les yeux baissés dans l'étroit sentier qui doit le conduire en sûreté vers la tombe; mais quand l'arbitraire est toléré, il se dissémine de manière que le citoyen le plus inconnu peut tout à coup le rencontrer armé contre lui.

Quelles que soient les espérances des âmes pusillanimes, heureusement pour la moralité de l'espèce humaine, il ne suffit pas de se tenir à l'écart et de laisser frapper les autres. Mille liens nous unissent à nos semblables, et l'égoïsme le plus inquiet ne parvient pas à les briser tous. Vous vous croyez invulnérable dans votre obscurité volontaire; mais vous avez un fils, la jeunesse l'entraîne; un frère moins prudent que vous se permet un murmure; un ancien ennemi, qu'autrefois vous avez blessé, a su conquérir quelque influence; votre maison d'Albe charme les regards d'un prétorien. Que ferez-vous alors? Après avoir avec amertume blâmé toute réclamation, rejeté toute plainte, vous plaindrez-vous à votre tour? Vous êtes condamné d'avance, et par votre propre conscience, et par cette opinion publique avilie que vous avez contribué vous-même à former. Céderez-vous sans résistance? Mais vous permettra-t-on de céder? n'écartera-t-on pas, ne poursuivra-t-on point un objet importun, monument d'une injustice? Des innocents ont disparu, vous les avez jugés coupables; vous avez donc frayé la route où vous marchez à votre tour.

CHAPITRE XI.

Des effets de l'arbitraire sur les diverses parties de l'existence humaine.

L'arbitraire, soit qu'il s'exerce au nom d'un seul ou au nom de tous, poursuit l'homme dans tous ses moyens de repos et de bonheur.

Il détruit la morale, car il n'y a point de morale sans sécurité; il n'y a point d'affections douces sans la certitude que les objets de ces affections reposent à l'abri sous la sauvegarde de leur innocence. Lorsque l'arbitraire frappe sans scrupule les hommes qui lui sont suspects, ce n'est pas seulement un individu qu'il persécute, c'est la nation entière qu'il indigne d'abord, et qu'il dégrade ensuite. Les hommes tendent toujours à s'affranchir de la douleur. Quand ce qu'ils aiment est menacé, ils s'en détachent ou le défendent. Les moeurs, dit M. de Paw, se corrompent subitement dans les villes attaquées de la peste; on s'y vole l'un l'autre en mourant. L'arbitraire est au moral ce que la peste est au physique; chacun repousse le compagnon d'infortune qui voudrait s'attacher à lui; chacun abjure les liens de sa vie passée. Il s'isole pour se défendre, et ne voit dans la faiblesse ou l'amitié qui l'implore qu'un obstacle à sa sûreté. Une seule chose conserve son prix: ce n'est pas l'opinion publique, il n'existe plus ni gloire pour les puissants, ni respect pour les victimes; ce n'est pas la justice, ses lois sont méconnues et ses formes profanées; c'est la richesse. Elle peut désarmer la tyrannie; elle peut séduire quelques-uns de ses agents, apaiser la proscription, faciliter la fuite, répandre quelques jouissances passagères sur une vie toujours menacée. On amasse pour jouir; on jouit pour oublier des dangers inévitables; on oppose au malheur d'autrui la dureté, au sien propre l'insouciance; on voit couler le sang à côté des fêtes; on étouffe la sympathie en stoïcien farouche; on se précipite dans le plaisir en sybarite voluptueux.

Lorsqu'un peuple contemple froidement une succession d'actes tyranniques, lorsqu'il voit sans murmure les prisons s'encombrer, se multiplier les lettres d'exil, croit-on qu'il suffise, au milieu de ce détestable exemple, de quelques phrases banales pour ranimer les sentiments honnêtes et généreux? L'on parle de la nécessité de la puissance paternelle; mais le premier devoir d'un fils est de défendre son père opprimé; et lorsque vous enlevez un père au milieu de ses enfants, lorsque vous forcez ces derniers à garder un lâche silence, que devient l'effet de vos maximes et de vos codes, de vos déclamations et de vos lois? L'on rend hommage à la sainteté du mariage; mais, sur une dénonciation ténébreuse, sur un simple soupçon, par une mesure qu'on appelle de police, on sépare un époux de sa femme, une femme de son mari! Pense-t-on que l'amour conjugal s'éteigne et renaisse tour à tour, comme il convient à l'autorité? L'on vante les liens domestiques; mais la sanction des liens domestiques, c'est la liberté individuelle, l'espoir fondé de vivre ensemble, de vivre libres, dans l'asile que la justice garantit aux citoyens. Si les liens domestiques existaient, les pères, les enfants, les époux, les femmes, les amis, les proches de ceux que l'arbitraire opprime, se soumettraient-ils à cet arbitraire? On parle de crédit, de commerce, d'industrie; mais celui qu'on arrête a des créanciers dont la fortune s'appuie sur la sienne, des associés intéressés à ses entreprises. L'effet de sa détention n'est pas seulement la perte momentanée de sa liberté, mais l'interruption de ses spéculations, peut-être sa ruine. Cette ruine s'étend à tous les copartageants de ses intérêts. Elle s'étend plus loin encore: elle frappe toutes les opinions, elle ébranle toutes les sécurités. Lorsqu'un individu souffre sans avoir été reconnu coupable, tout ce qui n'est pas dépourvu d'intelligence se croit menacé, et avec raison, car la garantie est détruite. L'on se tait, parce qu'on a peur; mais toutes les transactions s'en ressentent. La terre tremble, et l'on ne marche qu'avec effroi[28].

Tout se tient dans nos associations nombreuses, au milieu de nos relations si compliquées. Les injustices qu'on nomme partielles sont d'intarissables sources de malheur public; il n'est pas donné au pouvoir de les circonscrire dans une sphère déterminée. On ne saurait faire la part de l'iniquité. Une seule loi barbare décide de la législation tout entière. Aucune loi juste ne demeure inviolable auprès d'une seule mesure qui soit illégale. On ne peut refuser la liberté aux uns, et l'accorder aux autres. Supposez un seul acte de rigueur contre des hommes qui ne soient pas convaincus, toute liberté devient impossible. Celle de la presse, on s'en servira pour émouvoir le peuple en faveur de victimes peut-être innocentes. La liberté individuelle, ceux que vous poursuivrez s'en prévaudront pour vous échapper. La liberté d'industrie, elle fournira des ressources aux proscrits. Il faudra donc les gêner toutes, les anéantir également. Les hommes voudraient transiger avec la justice, sortir de son cercle pour un jour, pour un obstacle, et rentrer ensuite dans l'ordre. Ils voudraient la garantie de la règle et le succès de l'exception. La nature s'y oppose; son système est complet et régulier. Une seule déviation le détruit, comme, dans un calcul arithmétique, l'erreur d'un chiffre ou de mille fausse de même le résultat.

CHAPITRE XII.

Des effets de l'arbitraire sur les progrès intellectuels.

L'homme n'a pas uniquement besoin de repos, d'industrie, de bonheur domestique, de vertus privées; la nature lui a donné aussi des facultés sinon plus nobles, du moins plus brillantes. Ces facultés, plus que toutes les autres, sont menacées par l'arbitraire; après avoir essayé de les plier à son usage, irrité qu'il est de leur résistance, il finit par les étouffer.

Il y a, dit Condillac, deux sortes de barbarie, l'une qui précède les siècles éclairés, l'autre qui leur succède. La première est un état désirable, si vous la comparez avec la seconde. Mais c'est seulement vers la seconde que l'arbitraire peut aujourd'hui ramener les peuples; et par là même leur dégradation est plus rapide: car ce qui avilit les hommes, ce n'est point de ne pas avoir une faculté, c'est de l'abdiquer.

Je suppose une nation éclairée, enrichie des travaux de plusieurs générations studieuses, possédant des chefs-d'oeuvre de tout genre, ayant fait d'immenses progrès dans les sciences et dans les arts. Si l'autorité mettait des entraves à la manifestation de la pensée et à l'activité de l'esprit, cette nation pourrait vivre quelque temps sur ses capitaux anciens, pour ainsi dire, sur ses lumières acquises; mais rien ne se renouvellerait dans ses idées; le principe reproducteur serait desséché. Durant quelques années la vanité suppléerait à l'amour des lumières. Des sophistes, se rappelant l'éclat et la considération que donnaient auparavant les travaux littéraires, se livreraient à des travaux du même genre en apparence. Ils combattraient avec des écrits le bien que des écrits auraient fait; et tant qu'il resterait quelque trace des principes libéraux, il y aurait dans la littérature une espèce de mouvement, une sorte de lutte contre ces écrits et ces principes. Mais ce mouvement serait un héritage de la liberté détruite. À mesure qu'on en ferait disparaître les derniers vestiges, les dernières traditions, il y aurait moins de succès et moins de profit à continuer des attaques chaque jour plus superflues. Quand tout aurait disparu, le combat finirait, parce que les combattants n'apercevraient plus d'adversaires, et les vainqueurs comme les vaincus garderaient le silence. Qui sait si l'autorité ne jugerait pas utile de l'imposer? Elle ne voudrait pas que l'on réveillât des souvenirs éteints, qu'on agitât des questions délaissées. Elle pèserait sur ses acolytes trop zélés, comme autrefois sur ses ennemis. Elle défendrait d'écrire, même dans son sens, sur les intérêts de l'espèce humaine, comme je ne sais quel gouvernement dévot avait interdit de parler de Dieu en bien ou en mal. On déclarerait sur quelles questions l'esprit humain pourrait s'exercer; on lui permettrait de s'ébattre, avec subordination toutefois, dans l'enceinte qui lui serait concédée. Mais anathème à lui, s'il franchit cette enceinte; si, n'abjurant pas sa céleste origine, il se livre à des spéculations défendues; s'il ose penser que sa destination la plus noble n'est pas la décoration ingénieuse de sujets frivoles, la louange adroite, la déclamation sonore sur des objets indifférents, mais que le ciel et sa nature l'ont constitué tribunal éternel, où tout s'analyse, où tout s'examine, où tout se juge en dernier ressort! Ainsi, la carrière de la pensée, proprement dite, serait définitivement fermée; la génération éclairée disparaîtrait graduellement; la génération suivante, ne voyant dans les occupations intellectuelles aucun avantage, y voyant même des dangers, s'en détacherait sans retour.

En vain direz-vous que l'esprit humain pourrait briller encore dans la littérature légère, qu'il pourrait se livrer aux sciences exactes et naturelles, qu'il pourrait s'adonner aux arts. La nature, en créant l'homme, n'a pas consulté l'autorité; elle a voulu que toutes nos facultés eussent entre elles une liaison intime, et qu'aucune ne pût être limitée sans que les autres s'en ressentissent. L'indépendance de la pensée est aussi nécessaire, même à la littérature légère, aux sciences et aux arts, que l'air à la vie physique. L'on pourrait aussi bien faire travailler des hommes sous une pompe pneumatique, en disant qu'on n'exige pas d'eux qu'ils respirent, mais qu'ils remuent les bras et les jambes, que maintenir l'activité de l'esprit sur un sujet donné, en l'empêchant de s'exercer sur les objets importants qui lui rendent son énergie, parce qu'ils lui rappellent sa dignité. Les littérateurs, ainsi garrottés, font d'abord des panégyriques; mais ils deviennent peu à peu incapables même de louer, et la littérature finit par se perdre dans les anagrammes et les acrostiches. Les savants ne sont plus que les dépositaires de découvertes anciennes, qui se détériorent et se dégradent entre des mains chargées de fers. La source du talent se tarit chez les artistes, avec l'espoir de la gloire, qui ne se nourrit que de liberté; et, par une relation mystérieuse, mais incontestable, entre des choses que l'on croyait pouvoir s'isoler, ils n'ont plus la faculté de représenter noblement la figure humaine lorsque l'âme humaine est avilie.

Et ce ne serait pas tout encore: bientôt le commerce, les professions et les métiers les plus nécessaires, se ressentiraient de cette apathie. Le commerce n'est pas à lui seul un mobile d'activité suffisant; l'on s'exagère l'influence de l'intérêt personnel; l'intérêt personnel a besoin pour agir de l'existence de l'opinion: l'homme dont l'opinion languit étouffée n'est pas longtemps excité, même par son intérêt; une sorte de stupeur s'empare de lui; et comme la paralysie s'étend d'une portion du corps à l'autre, elle s'étend aussi de l'une à l'autre de nos facultés.

L'intérêt, séparé de l'opinion, est borné dans ses besoins, et facile à contenter dans ses jouissances: il travaille juste ce qu'il faut pour le présent, mais ne prépare rien pour l'avenir. Ainsi les gouvernements qui veulent tuer l'opinion et croient encourager l'intérêt se trouvent, par une opération double et maladroite, les avoir tués tous les deux.

Il y a sans doute un intérêt qui ne s'éteint pas sous l'arbitraire; mais ce n'est pas celui qui porte l'homme au travail, c'est celui qui le porte à mendier, à piller, à s'enrichir des faveurs de la puissance et des dépouilles de la faiblesse. Cet intérêt n'a rien de commun avec le mobile nécessaire aux classes laborieuses; il donne aux alentours des despotes une grande activité; mais il ne peut servir de levier ni aux efforts de l'industrie, ni aux spéculations du commerce.

L'indépendance intellectuelle a de l'influence même sur les succès militaires: l'on n'aperçoit pas au premier coup d'oeil la relation qui existe entre l'esprit public d'une nation et la discipline ou la valeur d'une armée; cette relation pourtant est constante et nécessaire. On aime, de nos jours, à ne considérer les soldats que comme des instruments dociles qu'il suffit de savoir habilement employer: cela n'est que trop vrai à certains égards. Il faut néanmoins que ces soldats aient la conscience qu'il existe derrière eux une certaine opinion publique; elle les anime presque sans qu'ils la connaissent; elle ressemble à cette musique au son de laquelle ces mêmes soldats s'avancent à l'ennemi. Nul n'y prête une attention suivie; mais tous sont remués, encouragés, entraînés par elle. Ce fut avec l'esprit public de la Prusse, autant qu'avec ses légions, que le grand Frédéric repoussa l'Europe coalisée; cet esprit public s'était formé de l'indépendance que ce monarque avait laissée toujours au développement des facultés intellectuelles. Durant la guerre de Sept ans il éprouva de fréquents revers: sa capitale fut prise, ses armées furent dispersées; mais il y avait je ne sais quelle élasticité qui se communiquait de lui à son peuple, et de son peuple à lui. Les voeux de ses sujets réagissaient sur ses défenseurs; ils les appuyaient d'une sorte d'atmosphère d'opinion qui les soutenait et doublait leurs forces[29].

Je ne me déguise point, en écrivant ces lignes, qu'une classe d'écrivains n'y verra qu'un sujet de moquerie. Ils veulent à toute force qu'il n'y ait rien de moral dans le gouvernement de l'espèce humaine; ils mettent ce qu'ils ont de facultés à prouver l'inutilité et l'impuissance de ces facultés. Ils constituent l'état social avec un petit nombre d'éléments bien simples: des préjugés pour tromper les hommes, des supplices pour les effrayer, de l'avidité pour les corrompre, de la frivolité pour les dégrader, de l'arbitraire pour les conduire, et, il le faut bien, des connaissances positives et des sciences exactes, pour servir plus adroitement cet arbitraire. Je ne puis croire que ce soit le terme de quarante siècles de travaux.

La pensée est le principe de tout; elle s'applique à l'industrie, à l'art militaire, à toutes les sciences, à tous les arts: elle leur fait faire des progrès; puis, en analysant ces progrès, elle étend son propre horizon. Si l'arbitraire veut la restreindre, la morale en sera moins saine[30], les connaissances de fait moins exactes, les sciences moins actives dans leur développement, l'art militaire moins avancé, l'industrie moins enrichie par des découvertes.

L'existence humaine, attaquée dans ses parties les plus nobles, sent bientôt le poison s'étendre jusqu'aux parties les plus éloignées. Vous croyez n'avoir fait que la borner dans quelque liberté superflue, ou lui retrancher quelque pompe inutile: votre arme empoisonnée l'a blessée au coeur.

L'on nous parle souvent, je le sais, d'un cercle prétendu que parcourt l'esprit humain, et qui, dit-on, ramène, par une fatalité inévitable, l'ignorance après les lumières, la barbarie après la civilisation. Mais, par malheur pour ce système, le despotisme s'est toujours glissé entre ces époques; de manière qu'il est difficile de ne pas l'accuser d'entrer pour quelque chose dans cette révolution.

La véritable cause de ces vicissitudes dans l'histoire des peuples, c'est que l'intelligence de l'homme ne peut rester stationnaire: si vous ne l'arrêtez pas, elle avance; si vous l'arrêtez, elle recule; si vous la découragez sur elle-même, elle ne s'exercera plus sur aucun objet qu'avec langueur. On dirait qu'indignée de se voir exclue de la sphère qui lui est propre, elle veut se venger, par un noble suicide, de l'humiliation qui lui est infligée.

Il n'est pas au pouvoir de l'autorité d'assoupir ou de réveiller les peuples, suivant ses convenances ou ses fantaisies momentanées. La vie n'est pas une chose qu'on ôte et qu'on rende tour à tour.

Que si le gouvernement voulait suppléer par son activité propre à l'activité naturelle de l'opinion enchaînée, comme dans les places assiégées on fait piaffer entre des colonnes les chevaux qu'on tient renfermés, il se chargerait d'une tache difficile.

D'abord une agitation tout artificielle est chère à entretenir. Lorsque chacun est libre, chacun s'intéresse et s'amuse de ce qu'il fait, de ce qu'il dit, de ce qu'il écrit. Mais lorsque la grande masse d'une nation est réduite au rôle de spectateurs forcés au silence, il faut, pour que ces spectateurs applaudissent, ou seulement pour qu'ils regardent, que les entrepreneurs du spectacle réveillent leur curiosité par des coups de théâtre et des changements de scène.

Cette agitation factice est en même temps plutôt apparente que réelle. Tout marche, mais par le commandement et par la menace. Tout est moins facile, parce que rien n'est volontaire. Le gouvernement est obéi plutôt que secondé. À la moindre interruption, tous les rouages cesseraient d'agir: c'est une partie d'échecs; la main du pouvoir les dirige. Aucune pièce ne résiste; mais si le bras s'arrêtait un instant, elles resteraient toutes immobiles.

Enfin la léthargie d'une nation où il n'y a pas d'opinion publique se communique à son gouvernement, quoi qu'il fasse. N'ayant pu la tenir éveillée, il finit par s'endormir avec elle. Ainsi donc tout se tait, tout s'affaisse, tout dégénère, tout se dégrade chez une nation dont la pensée est esclave; et tôt ou tard un tel empire offre le spectacle de ces plaines de l'Égypte, où l'on voit une immense pyramide peser sur une poussière aride, et régner sur de silencieux déserts. Cette marche, que nous retraçons ici, ce n'est point de la théorie, c'est de l'histoire. C'est l'histoire de l'empire grec, de cet empire héritier de celui de Rome, investi d'une grande portion de sa force et de toutes ses lumières, de cet empire où le pouvoir arbitraire s'établit avec toutes les données les plus favorables à sa stabilité, et qui dépérit et tomba, parce que l'arbitraire, sous toutes les formes, doit dépérir et tomber. Cette histoire sera celle de la France, de ce pays privilégié par la nature et le sort, si le despotisme y persévère dans l'oppression sourde qu'il a longtemps déguisée sous le vain éclat des triomphes extérieurs[31].

Ajoutons une considération dernière qui n'est pas sans importance. L'arbitraire, en atteignant la pensée, ferme au talent sa plus belle carrière; mais il ne saurait empêcher que des hommes de talent ne prennent naissance; il faudra bien que leur activité s'exerce. Qu'arrivera-t-il? Qu'ils se diviseront en deux classes. Les uns, fidèles à leur destination primitive, attaqueront l'autorité; les autres se précipiteront dans l'égoïsme, et feront servir leurs facultés supérieures à l'accumulation de tous les moyens de jouissances, seul dédommagement qui leur soit laissé. Ainsi le despotisme aura fait deux parts des hommes d'esprit. Les uns seront séditieux, les autres corrompus; on les punira, mais d'un crime inévitable. Si leur ambition avait trouvé le champ libre pour ses espérances et ses efforts honorables, les uns seraient encore paisibles, les autres encore vertueux. Ils n'ont cherché la route coupable qu'après avoir été repoussés des routes naturelles qu'ils avaient droit de parcourir; je dis qu'ils en avaient le droit, car l'illustration, la renommée, la gloire, appartiennent à l'espèce humaine. Nul ne peut légitimement les dérober à ses égaux, et flétrir la vie en la dépouillant de ce qui la rend brillante.

C'était une belle conception de la nature d'avoir placé la récompense de l'homme hors de lui, d'avoir allumé dans son coeur cette flamme indéfinissable de la gloire, qui, se nourrissant de nobles espérances, source de toutes les actions grandes, préservatif contre tous les vices, lien des générations entre elles et de l'homme avec l'univers, repousse les désirs grossiers et dédaigne les plaisirs sordides. Malheur à qui l'éteint, cette flamme sacrée! il remplit dans ce monde le rôle du mauvais principe; il courbe de sa main de fer notre front vers la terre, tandis que le ciel nous a créés pour marcher la tête haute et pour contempler les astres.

CHAPITRE XIII.

De la religion sous l'arbitraire.

On dirait que sous les formes de gouvernement les plus tyranniques, un refuge reste ouvert à l'homme: c'est la religion. Il y peut déposer ses douleurs secrètes, il peut y placer sa dernière espérance, et nulle autorité ne paraît assez adroite, assez déliée, pour le poursuivre dans cet asile: le despotisme l'y poursuit néanmoins. Tout ce qui est indépendant l'effarouche, parce que tout ce qui est libre le menace. Il voulait autrefois commander aux croyances religieuses, et pensait pouvoir en faire à son gré un devoir ou un crime. De nos jours, mieux instruit par l'expérience, il ne dirige plus contre la religion des persécutions directes, mais il est à l'affût de ce qui peut l'avilir.

Tantôt il la recommande comme nécessaire seulement au peuple, sachant bien que le peuple, averti par un infaillible instinct de ce qui se passe sur sa tête, ne respectera pas ce que ses supérieurs dédaignent, et que chacun, par imitation ou par amour-propre, repoussera la religion un degré plus bas. Tantôt, la pliant à ses caprices, la tyrannie s'en fait une esclave: ce n'est plus cette puissance divine qui descend du ciel pour étonner ou réformer la terre; humble dépendante, organe timide, elle se prosterne aux genoux du pouvoir, observe ses gestes, demande ses ordres, flatte qui la méprise, et n'enseigne aux nations ses vérités éternelles que sous le bon plaisir de l'autorité. Ses ministres bégayent au pied de ses autels asservis des paroles mutilées. Ils n'osent faire retentir les voûtes antiques des accents du courage et de la conscience; et loin d'entretenir, comme Bossuet, les grands de ce monde du Dieu sévère qui juge les rois, ils cherchent avec terreur, dans les regards dédaigneux du maître, comment ils doivent parler de leur Dieu. Heureux encore s'ils n'étaient pas forcés d'appuyer de la sanction religieuse des lois inhumaines et des décrets spoliateurs! Ô honte! on les a vus commander, au nom d'une religion de paix, les invasions et les massacres, souiller la sublimité des livres saints par les sophismes de la politique, travestir leurs prédications en manifestes, bénir le ciel des succès du crime, et blasphémer la volonté divine en l'accusant de complicité.

Et ne croyez pas que tant de servilité les sauve des insultes: l'homme que rien n'arrête est saisi quelquefois d'un soudain délire, par cela seul qu'aucune résistance ne le rappelle à la raison. Commode, portant dans une cérémonie la statue d'Anubis, s'avisa tout à coup de transformer ce simulacre en massue, et d'en assommer le prêtre égyptien qui l'accompagnait[32]. C'est un emblème assez fidèle de ce qui se passe sous nos yeux, de cette assistance hautaine et capricieuse qui se fait un secret triomphe de maltraiter ce qu'elle protège, et d'avilir ce qu'elle vient d'ordonner.

La religion ne peut résister à tant de dégradations et à tant d'outrages. Les yeux fatigués se détournent de ses pompes; les âmes flétries se détachent de ses espérances.

Il faut en convenir, chez un peuple éclairé, le despotisme est l'argument le plus fort contre la réalité d'une Providence. Nous disons chez un peuple éclairé, car des peuples encore ignorants peuvent être opprimés sans que leur conviction religieuse en soit diminuée. Mais, lorsqu'une fois l'esprit humain est entré dans la route du raisonnement, et que l'incrédulité a pris naissance, le spectacle de la tyrannie semble appuyer d'une terrible évidence les assertions de cette incrédulité.

Elle disait à l'homme qu'aucun être juste ne veillait sur ses destinées: et ses destinées sont en effet abandonnées aux caprices des plus féroces et des plus vils des humains. Elle disait que ces récompenses de la vertu, ces châtiments du crime, promesses d'une croyance déchue, n'étaient que les illusions vaines d'imaginations faibles et timides: et c'est le crime qui est récompensé, c'est la vertu qui est proscrite. Elle disait que ce qu'il y avait de mieux à faire, durant cette vie d'un jour, durant cette apparition bizarre, sans passé comme sans avenir, et tellement courte qu'elle paraît à peine réelle, c'était de profiter de chaque moment, afin de fermer les yeux sur l'abîme qui nous attend pour nous engloutir: le despotisme prêche la même doctrine par chacun de ses actes. Il invite l'homme à la volupté par les périls dont il l'entoure: il faut saisir chaque heure, incertain qu'on est de l'heure qui suit. Une foi bien vive serait nécessaire pour espérer, sous le règne visible de la cruauté et de la folie, le règne invisible de la sagesse et de la bonté.

Cette foi vive et inébranlable ne saurait être le partage d'un vieux peuple; les classes éclairées, au contraire, cherchent dans l'impiété un misérable dédommagement de leur servitude. En bravant, avec l'apparence de l'audace, un pouvoir qu'elles ne craignent plus, elles se croient moins méprisables dans leur bassesse envers le pouvoir qu'elles redoutent; et l'on dirait que la certitude qu'il n'existe pas d'autre monde leur est une consolation des opprobres de celui-ci.

On vante cependant les lumières du siècle, et la destruction de la puissance spirituelle, et la cessation de toute lutte entre l'Église et l'État. Pour moi, je le déclare, s'il faut opter, je préfère le joug religieux au despotisme politique. Sous le premier, il y a du moins conviction dans les esclaves, et les tyrans seuls sont corrompus; mais, quand l'oppression est séparée de toute idée religieuse, les esclaves sont aussi dépravés, aussi abjects que leurs maîtres.

Nous devons plaindre, mais nous pouvons estimer une nation courbée sous le faix de la superstition et de l'ignorance: cette nation conserve de la bonne foi dans ses erreurs; un sentiment de devoir la conduit encore. Elle peut avoir des vertus, bien que ces vertus soient mal dirigées; mais des serviteurs incrédules, rampant avec docilité, s'agitant avec zèle, reniant les dieux et tremblant devant un homme, n'ayant pour mobile que la crainte, n'ayant pour motif que le salaire que leur jette, du haut de son trône, celui qui les opprime; une race qui, dans sa dégénération volontaire, n'a pas une illusion qui la relève, pas une erreur qui l'excuse, une telle race est tombée du rang que la Providence avait assigné à l'espèce humaine; et les facultés qui lui restent, et l'intelligence qu'elle déploie, ne sont pour elle et pour le monde qu'un malheur et une honte de plus.

CHAPITRE XIV.

Que les hommes ne sauraient se résigner volontairement à l'arbitraire sous aucune forme.

Si tels sont les effets de l'arbitraire, quelque forme qu'il revête, les hommes ne peuvent s'y résigner volontairement. Ils ne peuvent donc se résigner volontairement au despotisme, qui est une forme de l'arbitraire, comme ce qu'on avait nommé liberté en France en était une autre. Encore, en disant que cette prétendue liberté était une autre forme de l'arbitraire que le despotisme, j'accorde plus que je ne devrais: c'était le despotisme sous un autre nom.

C'est bien à tort que ceux qui ont décrit le gouvernement révolutionnaire de la France l'ont appelé anarchie, c'est-à-dire absence de gouvernement. Certes, dans le gouvernement révolutionnaire, dans le tribunal révolutionnaire, dans la loi des suspects, il n'y avait point absence de gouvernement, mais présence continue et universelle d'un gouvernement atroce.

Il est si vrai que cette prétendue anarchie n'était que du despotisme, que le maître actuel des Français imite toutes les mesures dont elle lui fournit des exemples, et a conservé toutes les lois qu'elle a promulguées. Il a toujours éludé l'abrogation de ces lois, qu'il avait souvent promise. Il s'est donné parfois le mérite de suspendre leur exécution, mais il s'en est réservé l'usage; et, tout en niant qu'il en fût l'auteur, il s'en est porté légataire. C'est un arsenal d'armes empoisonnées qu'il quitte et qu'il reprend à son gré. Ces lois planent sur toutes les têtes, comme enveloppées d'un nuage, et demeurent en embuscade pour reparaître au premier signal.

Tandis que j'écris ces mots, je reçois le décret du 27 décembre 1813, et j'y lis ces trois articles: «4. Nos commissaires extraordinaires sont autorisés à ordonner toutes les mesures de haute police qu'exigeraient les circonstances et le maintien de l'ordre public. 5. Ils sont pareillement autorisés à former des commissions militaires, et à traduire devant elles ou devant les cours spéciales toutes personnes prévenues de favoriser l'ennemi, d'être d'intelligence avec lui, ou d'attenter à la tranquillité publique. 6. Ils pourront faire des proclamations et prendre des arrêtés. Lesdits arrêtés seront obligatoires pour tous les citoyens. Les autorités judiciaires, civiles et militaires, seront tenues de s'y conformer et de les faire exécuter.» Ne sont-ce pas là les proconsuls de la convention? Ne retrouvons-nous pas dans ce décret les pouvoirs illimités et les tribunaux révolutionnaires? Si le gouvernement de Robespierre eût été de l'anarchie, celui de Napoléon serait de l'anarchie. Mais non: le gouvernement de Napoléon est du despotisme, et il faut reconnaître que celui de Robespierre n'était autre chose que du despotisme.

L'anarchie et le despotisme ont ceci de semblable, qu'ils détruisent la garantie et foulent aux pieds les formes; mais le despotisme réclame pour lui ces formes qu'il a brisées, et enchaîne les victimes qu'il veut immoler. L'anarchie et le despotisme introduisent dans l'état social l'état sauvage; mais l'anarchie y remet tous les hommes: le despotisme s'y remet lui seul, et frappe ses esclaves, garrottés des fers dont il s'est débarrassé.

Il n'est donc point vrai qu'aujourd'hui, plus qu'autrefois, l'homme soit disposé à se résigner au despotisme. Une nation fatiguée par des convulsions de douze années a pu tomber de lassitude, et s'assoupir un instant sous une tyrannie accablante, comme le voyageur épuisé peut s'endormir dans une forêt, malgré les brigands qui l'infestent; mais cette stupeur passagère ne peut être prise pour un état stable.

Ceux qui disent qu'ils veulent le despotisme, disent qu'ils veulent être opprimés, ou qu'ils veulent être oppresseurs. Dans le premier cas, ils ne s'entendent pas; dans le second, ils ne veulent pas qu'on les entende.

Voulez-vous juger du despotisme pour les différentes classes? Pour les hommes éclairés, pensez à la mort de Thraséas, de Sénèque; pour le peuple, à l'incendie de Rome, à la dévastation des provinces; pour le maître même, à la mort de Néron, à celle de Vitellius.

J'ai cru ces développements nécessaires, avant d'examiner si l'usurpation pouvait se maintenir par le despotisme. Ceux qui aujourd'hui lui indiquent ce moyen comme une ressource assurée nous entretiennent perpétuellement du désir, du voeu des peuples, et de leur amour pour un pouvoir sans bornes qui les comprime, les enchaîne, les préserve de leurs propres erreurs, et les empêche de se faire du mal, sauf à leur en faire lui-même et lui seul. On dirait qu'il suffit de proclamer bien franchement que ce n'est pas au nom de la liberté qu'on nous foule aux pieds, pour que nous nous laissions fouler aux pieds avec joie. J'ai voulu réfuter ces assertions absurdes ou perfides, et montrer quel abus de mots leur a servi de base.

Maintenant qu'on doit être convaincu que le genre humain, malgré la dernière et malheureuse expérience qu'il a faite d'une liberté fausse, n'en est pas, en réalité, plus favorablement disposé pour le despotisme, je vais chercher si, en réunissant tous les moyens de la tyrannie, l'usurpation peut échapper à ses nombreux ennemis, et conjurer les périls multipliés qui l'entourent.

CHAPITRE XV.

Du despotisme comme moyen de durée pour l'usurpation[33].

Pour que l'usurpation puisse se maintenir par le despotisme, il faut que le despotisme lui-même puisse se maintenir. Or je demande chez quel peuple civilisé de l'Europe moderne le despotisme s'est maintenu. J'ai déjà dit ce que j'entendais par despotisme; et, en consultant l'histoire, je vois que tous les gouvernements qui s'en sont rapprochés ont creusé sous leurs pas un abîme où ils ont toujours fini par tomber. Le pouvoir absolu s'est toujours écroulé au moment où de longs efforts couronnés par le succès l'avaient délivré de tout obstacle, et semblaient lui promettre une durée paisible.

En Angleterre, ce pouvoir s'établit sous Henri VIII. Élisabeth le consolide. On admire l'autorité sans bornes de cette reine; on l'admire d'autant plus qu'elle n'en use que modérément. Mais son successeur est condamné sans cesse à lutter contre la nation qu'on croyait asservie; et le fils de ce successeur, illustre victime, empreint par sa mort sur la révolution britannique une tache de sang dont un siècle et demi de liberté et de gloire peut à peine nous consoler.

Louis XIV, dans ses mémoires, détaille avec complaisance tout ce qu'il avait fait pour détruire l'autorité des parlements, du clergé, de tous les corps intermédiaires. Il se félicite de l'accroissement de sa puissance devenue illimitée; il s'en fait un mérite envers les rois qui doivent le remplacer sur le trône; il écrivait vers l'an 1666. Cent vingt-trois ans après, la monarchie française était renversée[34].

La raison de cette marche inévitable des choses est simple et manifeste: les institutions, qui servent de barrières au pouvoir, lui servent en même temps d'appui. Elles le guident dans sa route; elles le soutiennent dans ses efforts; elles le modèrent dans ses accès de violence, et l'encouragent dans ses moments d'apathie. Elles réunissent autour de lui les intérêts des diverses classes. Lors même qu'il lutte contre elles, elles lui imposent de certains ménagements qui rendent ses fautes moins dangereuses. Mais quand ces institutions sont détruites, le pouvoir, ne trouvant rien qui le dirige, rien qui le contienne, commence à marcher au hasard; son allure devient inégale et vagabonde. Comme il n'a plus aucune règle fixe, il avance, il recule, il s'agite, il ne sait jamais s'il en fait assez, s'il n'en fait pas trop. Tantôt il s'emporte, et rien ne le calme; tantôt il s'affaisse, et rien ne le ranime. Il s'est défait de ses alliés en croyant se débarrasser de ses adversaires. L'arbitraire qu'il exerce est une sorte de responsabilité mêlée de remords, qui le trouble et le tourmente.

On a dit souvent que la prospérité des états libres était passagère; celle du pouvoir absolu l'est bien plus encore. Il n'y a pas un état despotique qui ait subsisté dans toute sa force aussi longtemps que la liberté anglaise.

Le despotisme a trois chances: ou il révolte le peuple, et le peuple le renverse; ou il énerve le peuple, et alors, si les étrangers l'attaquent, il est renversé par les étrangers[35]; ou si les étrangers ne l'attaquent pas, il dépérit lui-même plus lentement, mais d'une manière plus honteuse et non moins certaine.

Tout confirme cette maxime de Montesquieu, qu'à mesure que le pouvoir devient immense la sûreté diminue[37].

Non, disent les amis du despotisme, quand les gouvernements s'écroulent, c'est toujours la faute de leur faiblesse. Qu'ils surveillent, qu'ils sévissent, qu'ils enchaînent, qu'ils frappent, sans se laisser entraver par de vaines formes.

À l'appui de cette doctrine, on cite deux ou trois exemples de mesures violentes et illégales qui ont paru sauver les gouvernements qui les employaient. Mais, pour faire valoir ces exemples, on se renferme adroitement dans le cercle d'un petit nombre d'années. Si l'on regardait plus loin, l'on verrait que, par ces mesures, ces gouvernements, loin de s'affermir, se sont perdus.

Ce sujet est d'une extrême importance, parce que les gouvernements réguliers eux-mêmes se laissent quelquefois séduire par cette théorie. On me pardonnera donc si, dans une courte digression, j'en fais ressortir et le danger et la fausseté.

CHAPITRE XVI.

De l'effet des mesures illégales et despotiques dans des gouvernements réguliers eux-mêmes.

Quand un gouvernement régulier se permet l'emploi de l'arbitraire, il sacrifie le but de son existence aux mesures qu'il prend pour la conserver. Pourquoi veut-on que l'autorité réprime ceux qui attaqueraient nos propriétés, notre liberté ou notre vie? Pour que ces jouissances nous soient assurées. Mais si notre fortune peut être détruite, notre liberté menacée, notre vie troublée par l'arbitraire, quel bien retirerons-nous de la protection de l'autorité? Pourquoi veut-on qu'elle punisse ceux qui conspireraient contre la constitution de l'État? Parce que l'on craint que ces conspirateurs ne substituent une puissance oppressive à une organisation légale et modérée. Mais si l'autorité exerce elle-même cette puissance oppressive, quel avantage conserve-t-elle? Un avantage de fait, pendant quelque temps peut-être. Les mesures arbitraires d'un gouvernement consolidé sont toujours moins multipliées que celles des factions qui ont encore à établir leur puissance. Mais cet avantage même se perd en raison de l'usage de l'arbitraire. Ses moyens une fois admis, on les trouve tellement courts, tellement commodes, qu'on ne veut plus en employer d'autres. Présenté d'abord comme une ressource extrême dans des circonstances infiniment rares, l'arbitraire devient la solution de tous les problèmes et la pratique de chaque jour. Alors, non-seulement le nombre des ennemis de l'autorité s'augmente avec celui des victimes, mais sa défiance s'accroît hors de toute proportion avec le nombre de ses ennemis. Une atteinte portée à la liberté en appelle d'autres, et le pouvoir entré dans cette route finit par se mettre de pair avec les factions.

On parle bien à l'aise de l'utilité des mesures illégales et de cette rapidité extrajudiciaire qui, ne laissant pas aux séditieux le temps de se reconnaître, raffermit l'ordre et maintient la paix. Mais consultons les faits, puisqu'on nous les cite, et jugeons le système par les preuves mêmes que l'on allègue en sa faveur.

Les Gracques, nous dit-on, mettaient en danger la république romaine. Toutes les formes étaient impuissantes: le sénat recourut deux fois à la loi terrible de la nécessité, et la république fut sauvée. La république fut sauvée! C'est-à-dire que de cette époque il faut dater sa chute. Tous les droits furent méconnus, toute constitution renversée. Le peuple n'avait demandé que l'égalité des privilèges; il jura le châtiment des meurtriers de ses défenseurs, et le féroce Marius vint présider à sa vengeance.

L'ambition des Guises agitait le règne de Henri III. Il semblait impossible de juger les Guises. Henri III fit assassiner l'un d'eux; son règne en devint-il plus tranquille? Vingt années de guerres civiles déchirèrent l'empire français, et peut-être le bon Henri IV porta-t-il, quarante ans plus tard, la peine du dernier Valois.

Dans les crises de cette nature, les coupables que l'on immole ne sont jamais qu'en petit nombre. D'autres se taisent, se cachent, attendent; ils profitent de l'indignation que la violence a refoulée dans les âmes; ils profitent de la consternation que l'apparence de l'injustice répand dans l'esprit des hommes scrupuleux. Le pouvoir, en s'affranchissant des lois, a perdu son caractère distinctif et son heureuse prééminence. Lorsque les factieux l'attaquent avec des armes pareilles aux siennes, la foule des citoyens peut être partagée; car il lui semble qu'elle n'a que le choix entre deux factions.

On nous objecte l'intérêt de l'État, les dangers de la lenteur, le salut public. N'avons-nous pas entendu suffisamment ces mêmes paroles sous le système le plus exécrable? Ne s'useront-elles jamais? Si vous admettez ces prétextes imposants, ces mots spécieux, chaque parti verra l'intérêt de l'État dans la destruction de ses ennemis, les dangers de la lenteur dans une heure d'examen, le salut public dans une condamnation sans jugement et sans preuves.

Sans doute il y a pour les sociétés politiques des moments de danger que toute la prudence humaine a peine à conjurer. Mais ce n'est point par la violence, par la suppression de la justice, ce n'est point ainsi que ces dangers s'évitent. C'est au contraire en adhérant plus scrupuleusement que jamais aux lois établies, aux formes tutélaires, aux garanties préservatrices. Deux avantages résultent de cette courageuse persistance dans ce qui est légal. Les gouvernements laissent à leurs ennemis l'odieux de la violation des lois les plus saintes; et de plus ils conquièrent, par le calme et la sécurité qu'ils témoignent, la confiance de cette masse timide, qui resterait au moins indécise, si des mesures extraordinaires prouvaient dans les dépositaires de l'autorité le sentiment d'un péril pressant.

Tout gouvernement modéré, tout gouvernement qui s'appuie sur la régularité et sur la justice, se perd par toute interruption de la justice, par toute déviation de la régularité. Comme il est dans sa nature de s'adoucir tôt ou tard, ses ennemis attendent cette époque pour se prévaloir des souvenirs armés contre lui. La violence a paru le sauver un instant; mais elle a rendu sa chute plus inévitable; car, en le délivrant de quelques adversaires, elle a généralisé la haine que ses adversaires lui portaient.

Soyez justes, dirai-je toujours aux hommes investis delà puissance. Soyez justes, quoi qu'il arrive; car, si vous ne pouviez gouverner avec la justice, avec l'injustice même vous ne gouverneriez pas longtemps.

Durant notre longue et triste révolution, beaucoup d'hommes s'obstinaient à voir les causes des événements du jour dans les actes de la veille. Lorsque la violence, après avoir produit une stupeur momentanée, était suivie d'une réaction qui en détruisait l'effet, ils attribuaient cette réaction à la suppression des mesures violentes, à trop de parcimonie dans les proscriptions, au relâchement de l'autorité[38]; mais il est dans la nature des décrets iniques de tomber en désuétude. Il est dans la nature de l'autorité de s'adoucir, même à son insu. Les précautions, devenues odieuses, se négligent; l'opinion pèse malgré son silence; la puissance fléchit; mais, comme elle fléchit de faiblesse, elle ne se concilie pas les coeurs: les trames se renouent, les haines se développent; les innocents, frappés par l'arbitraire, reparaissent plus forts; les coupables, qu'on a condamnés sans les entendre, semblent innocents; et le mal qu'on a retardé de quelques heures revient plus terrible, aggravé du mal qu'on a fait.

Il n'y a point d'excuses pour des moyens qui servent également à toutes les intentions et à tous les buts, et qui, invoqués par les hommes honnêtes contre les brigands, se retrouvent dans la bouche des brigands avec l'autorité des hommes honnêtes, avec la même apologie de la nécessité, avec le même prétexte du salut public. La loi de Valérius Publicola, qui permettait de tuer sans formalité quiconque aspirerait à la tyrannie, servit alternativement aux fureurs aristocratiques et populaires, et perdit la république romaine.

La manie de presque tous les hommes, c'est de se montrer au-dessus de ce qu'ils sont; la manie des écrivains, c'est de se montrer des hommes d'État. En conséquence tous les grands développements de force extrajudiciaire, tous les recours aux mesures illégales dans les circonstances périlleuses, ont été, de siècle en siècle, racontés avec respect et décrits avec complaisance. L'auteur, paisiblement assis à son bureau, lance de tous côtés l'arbitraire, cherche à mettre dans son style la rapidité qu'il recommande dans les mesures; se croit, pour un moment, revêtu du pouvoir, parce qu'il en prêche l'abus; réchauffe sa vie spéculative de toutes les démonstrations de force et de puissance dont il décore ses phrases; se donne ainsi quelque chose du plaisir de l'autorité; répète à tue-tête les grands mots de salut du peuple, de loi suprême, d'intérêt public; est en admiration de sa profondeur, et s'émerveille de son énergie. Pauvre imbécile! il parle à des hommes qui ne demandent pas mieux que de l'écouter, et qui, à la première occasion, feront sur lui-même l'expérience de sa théorie.

Cette vanité, qui a faussé le jugement de tant d'écrivains, a eu plus d'inconvénients qu'où ne pense pendant nos dissensions civiles. Tous les esprits médiocres, conquérants passagers d'une portion de l'autorité, étaient remplis de toutes ces maximes, d'autant plus agréables à la sottise qu'elles lui servent à trancher les noeuds qu'elle ne peut délier. Ils ne rêvaient que mesures de salut public, grandes mesures, coups d'État. Ils se croyaient des génies extraordinaires, parce qu'ils s'écartaient à chaque pas des moyens ordinaires. Ils se proclamaient des têtes vastes, parce que la justice leur paraissait une chose étroite. À chaque crime politique qu'ils commettaient, on les entendait s'écrier: Nous avons encore une fois sauvé la patrie! Certes, nous devons en être suffisamment convaincus, c'est une patrie bientôt perdue qu'une patrie sauvée ainsi chaque jour.

CHAPITRE XVII.

Résultat des considérations ci-dessus, relativement au despotisme.

Si, même dans les gouvernements réguliers qui ne réunissent pas, comme le despotisme, tous les intérêts des hommes contre eux, les mesures illégales, loin d'être favorables à leur durée, la compromettent et la menacent, il est clair que le despotisme, qui se compose tout entier de mesures pareilles, ne peut renfermer en lui-même aucun germe de stabilité. Il vit au jour le jour, tombant à coups de hache sur l'innocent et sur le coupable, tremblant devant ses complices qu'il enrégimente, qu'il flatte et qu'il enrichit, et se maintenant par l'arbitraire, jusqu'à ce que l'arbitraire, saisi par un autre, le renverse lui-même de la main de ses suppôts[39].

Étouffer dans le sang l'opinion mécontente, est la maxime favorite de certains profonds politiques. Mais on n'étouffe pas l'opinion: le sang coule, mais elle surnage, revient à la charge, et triomphe. Plus elle est comprimée, plus elle est terrible: elle pénètre dans les esprits avec l'air qu'on respire; elle devient le sentiment habituel, l'idée fixe de chacun; l'on ne se rassemble pas pour conspirer, mais tous ceux qui se rencontrent conspirent.

Quelque avili que l'extérieur d'une nation nous paraisse, les affections généreuses se réfugieront toujours dans quelques âmes solitaires, et c'est là qu'indignées, elles fermenteront en silence. Les voûtes des assemblées peuvent retentir de déclamations furieuses; l'écho des palais, d'expressions de mépris pour la race humaine; les flatteurs du peuple peuvent l'irriter contre la pitié; les flatteurs des tyrans leur dénoncer le courage: mais aucun siècle ne sera jamais tellement déshérité par le ciel, qu'il présente le genre humain tout entier tel qu'il le faudrait pour le despotisme. La haine de l'oppression, soit au nom d'un seul, soit au nom de tous, s'est transmise d'âge en âge. L'avenir ne trahira pas cette belle cause: il restera toujours de ces hommes pour qui la justice est une passion, la défense du faible un besoin. La nature a voulu cette succession: nul n'a jamais pu l'interrompre, nul ne l'interrompra jamais. Ces hommes céderont toujours à cette impulsion magnanime: beaucoup souffriront, beaucoup périront peut-être; mais la terre, à laquelle ira se mêler leur cendre, sera soulevée par cette cendre, et s'entr'ouvrira tôt ou tard.

CHAPITRE XVIII.

Causes qui rendent le despotisme particulièrement impossible à notre époque de la civilisation.

Les raisonnements qu'on vient de lire sont d'une nature générale, et s'appliquent à tous les peuples civilisés et à toutes les époques; mais plusieurs autres causes, qui sont particulières à l'état de la civilisation moderne, mettent de nos jours de nouveaux obstacles au despotisme.

Ces causes sont, en grande partie, les mêmes qui ont substitué la tendance pacifique à la tendance guerrière, les mêmes qui ont rendu impossible la transplantation de la liberté des anciens chez les modernes.

L'espèce humaine étant inébranlablement attachée à son repos et à ses jouissances, réagira toujours, individuellement et collectivement, contre toute autorité qui voudra les troubler. De ce que nous sommes, comme je l'ai dit, beaucoup moins passionnés pour la liberté politique que ne l'étaient les anciens, il peut s'ensuivre que nous négligions les garanties qui se trouvent dans les formes; mais de ce que nous tenons beaucoup plus à la liberté individuelle, il s'ensuit aussi que, dès que le fond sera attaqué, nous le défendrons de tous nos moyens. Or, nous avons pour le défendre des moyens que les anciens n'avaient pas.

J'ai montré que le commerce rend l'action de l'arbitraire sur notre existence plus vexatoire qu'autrefois, parce que nos spéculations étant plus variées, l'arbitraire doit se multiplier pour les atteindre; mais le commerce rend en même temps l'action de l'arbitraire plus facile à éluder, parce qu'il change la nature de la propriété, qui devient par ce changement presque insaisissable.

Le commerce donne à la propriété une qualité nouvelle, la circulation: sans circulation, la propriété n'est qu'un usufruit. L'autorité peut toujours influer sur l'usufruit, car elle peut enlever la jouissance; mais la circulation met un obstacle invisible et invincible à cette action du pouvoir social.

Les effets du commerce s'étendent encore plus loin: non-seulement il affranchit les individus, mais, en créant le crédit, il rend l'autorité dépendante.

L'argent, dit un auteur français, est l'arme la plus dangereuse du despotisme: mais il est en même temps son frein le plus puissant; le crédit est soumis à l'opinion; la force est inutile; l'argent se cache ou s'enfuit; toutes les opérations de l'État sont suspendues. Le crédit n'avait pas la même influence chez les anciens; leurs gouvernements étaient plus forts que les particuliers: les particuliers sont plus forts que les pouvoirs politiques de nos jours. La richesse est une puissance plus disponible dans tous les instants, plus applicable à tous les intérêts, et par conséquent bien plus réelle et mieux obéie; le pouvoir menace, la richesse récompense: on échappe au pouvoir en le trompant; pour obtenir les faveurs de la richesse, il faut la servir: celle-ci doit l'emporter.

Par une suite des mêmes causes, l'existence individuelle est moins englobée dans l'existence politique. Les individus transplantent au loin leurs trésors; ils portent avec eux toutes les jouissances de la vie privée. Le commerce a rapproché les nations, et leur a donné des moeurs et des habitudes à peu près pareilles: les chefs peuvent être ennemis; les peuples sont compatriotes. L'expatriation, qui chez les anciens était un supplice, est facile aux modernes; et, loin de leur être pénible, elle leur est souvent agréable[40]. Reste au despotisme l'expédient de prohiber l'expatriation; mais pour l'empêcher il ne suffit pas de l'interdire. On n'en quitte que plus volontiers les pays d'où il est défendu de sortir: il faut donc poursuivre ceux qui se sont expatriés; il faut obliger les États voisins, et ensuite les États éloignés, à les repousser. Le despotisme revient ainsi au système d'asservissement, de conquête et de monarchie universelle; c'est vouloir, comme on voit, remédier à une impossibilité par une autre.

Ce que j'affirme ici vient de se vérifier sous nos yeux mêmes: le despotisme de France a poursuivi la liberté de climat en climat; il a réussi pour un temps à l'étouffer dans toutes les contrées où il pénétrait; mais, la liberté se réfugiant toujours d'une région dans l'autre, il a été contraint de la suivre si loin, qu'il a enfin trouvé sa propre perte. Le génie de l'espèce humaine l'attendait aux bornes du monde, pour rendre son retour plus honteux, et son châtiment plus mémorable[41].

CHAPITRE XIX.

Que, l'usurpation ne pouvant se maintenir par le despotisme, puisque le despotisme lui-même ne peut se maintenir aujourd'hui, il n'existe aucune chance de durée pour l'usurpation.

Si le despotisme est impossible de nos jours, vouloir soutenir l'usurpation par le despotisme, c'est prêter à une chose qui doit s'écrouler un appui qui doit s'écrouler de même.

Un gouvernement régulier se met dans une situation périlleuse quand il aspire au despotisme; il a cependant pour lui l'habitude. Voyez combien de temps il fallut au long parlement pour s'affranchir de cette vénération, compagne de toute puissance ancienne et consacrée, qu'elle soit républicaine ou qu'elle soit monarchique. Croyez-vous que les corporations qui existent sous un usurpateur éprouveraient, à briser son joug, ce même obstacle moral, ce même scrupule de conscience? Ces corporations ont beau être esclaves, plus elles sont asservies, plus elles se montrent furieuses quand un événement vient les délivrer. Elles veulent expier leur longue servitude. Les sénateurs qui avaient voté des fêtes publiques pour célébrer la mort d'Agrippine et féliciter Néron du meurtre de sa mère, le condamnèrent à être battu de verges et précipité dans le Tibre.

Les difficultés qu'un gouvernement régulier rencontre à devenir despotique participent de sa régularité: elles s'opposent à ses succès, mais elles diminuent les périls que ses tentatives attirent sur lui-même. L'usurpation ne rencontre pas des résistances aussi méthodiques: son triomphe momentané en est plus complet; mais les résistances qui se déploient enfin sont plus désordonnées: c'est le chaos contre le chaos.

Quand un gouvernement régulier, après avoir essayé des empiétements, revient à la pratique de la modération et de la justice, tout le monde lui en sait gré. Il retourne vers un point déjà connu, qui rassure les esprits par les souvenirs qu'il rappelle. Un usurpateur qui renoncerait à ses entreprises ne prouverait que de la faiblesse. Le terme où il s'arrêterait serait aussi vague que le terme qu'il aurait voulu atteindre; il serait plus méprisé, sans être moins haï.

L'usurpation ne peut donc subsister, ni sans le despotisme, car tous les intérêts s'élèvent contre elle, ni par le despotisme, car le despotisme ne peut subsister. La durée de l'usurpation est donc impossible.

Sans doute le spectacle que la France nous offre paraît propre à décourager toute espérance. Nous y voyons l'usurpation triomphante, armée de tous les souvenirs effrayants, héritière de toutes les théories criminelles, se croyant justifiée par tout ce qui s'est fait avant elle, forte de tous les attentats, de toutes les erreurs du passé, affichant le mépris des hommes, le dédain pour la raison. Autour d'elle se sont réunis tous les désirs ignobles, tous les calculs adroits, toutes les dégradations raffinées. Les passions, qui durant la violence des révolutions se sont montrées si funestes, se reproduisent sous d'autres formes. La peur et la vanité parodiaient jadis l'esprit de parti dans ses fureurs les plus implacables; elles surpassent maintenant, dans leurs démonstrations insensées, la plus abjecte servilité. L'amour-propre, qui survit à tout, place encore un succès dans la bassesse, où l'effroi cherche un asile. La cupidité paraît à découvert, offrant son opprobre comme garantie à la tyrannie. Le sophisme s'empresse à ses pieds, l'étonne de son zèle, la devance de ses cris, obscurcissant toutes les idées, et nommant séditieuse la voix qui veut le confondre. L'esprit vient offrir ses services; l'esprit, qui, séparé de la conscience, est le plus vil des instruments. Les apostats de toutes les opinions accourent en foule, n'ayant conservé de leurs doctrines passées que l'habitude des moyens coupables. Des transfuges habiles, illustres par la tradition du vice, se glissent de la prospérité de la veille à la prospérité du jour. La religion est le porte-voix de l'autorité, le raisonnement le commentaire de la force. Les préjugés de tous les âges, les injustices de tous les pays, sont rassemblés comme matériaux du nouvel ordre social. L'on remonte vers des siècles reculés; l'on parcourt des contrées lointaines, pour composer de mille traits épars une servitude bien complète qu'on puisse donner pour modèle. La parole déshonorée vole de bouche en bouche, ne partant d'aucune source réelle, ne portant nulle part la conviction; bruit importun, oiseux et ridicule, qui ne laisse à la vérité et à la justice aucune expression qui ne soit souillée.

Un pareil état est plus désastreux que la révolution la plus orageuse. On peut détester quelquefois les tribuns séditieux de Rome, mais on est oppressé du mépris qu'on éprouve pour le sénat sous les Césars. On peut trouver durs et coupables les ennemis de Charles Ier, mais un dégoût profond nous saisit pour les créatures de Cromwell.

Lorsque les portions ignorantes de la société commettent des crimes, les classes éclairées restent intactes; elles sont préservées de la contagion par le malheur; et, comme la force des choses remet tôt ou tard le pouvoir entre leurs mains, elles ramènent facilement l'opinion, qui est plutôt égarée que corrompue. Mais, lorsque ces classes elles-mêmes, désavouant leurs principes anciens, déposent leur pudeur accoutumée, et s'autorisent d'exécrables exemples, quel espoir reste-t-il? où trouver un germe d'honneur, un élément de vertu? Tout n'est que fange, sang et poussière.

Destinée cruelle, à toutes les époques, pour les amis de l'humanité! Méconnus, soupçonnés, entourés d'hommes incapables de croire au courage, à la conviction désintéressée; tourmentés tour à tour par le sentiment de l'indignation quand les oppresseurs sont les plus forts, et par celui de la pitié quand ces oppresseurs sont devenus victimes, ils ont toujours erré sur la terre, en butte à tous les partis, et seuls au milieu des générations tantôt furieuses, tantôt dépravées.

En eux repose toutefois l'espoir de la race humaine. Nous leur devons cette grande correspondance des siècles qui dépose en lettres ineffaçables contre tous les sophismes que renouvellent tous les tyrans. Par elle, Socrate a survécu aux persécutions d'une populace aveugle, et Cicéron n'est pas mort tout entier sous les proscriptions de l'infâme Octave. Que leurs successeurs ne se découragent pas! qu'ils élèvent de nouveau leur voix! Ils n'ont rien à se faire pardonner; ils n'ont besoin ni d'expiations ni de désaveux; ils possèdent intact le trésor d'une réputation pure. Qu'ils osent exprimer l'amour des idées généreuses; elles ne réfléchissent point sur eux un jour accusateur! Ce ne sont point des temps sans compensation que ceux où le despotisme, dédaignant une hypocrisie qu'il croit inutile, arbore ses propres couleurs, et déploie avec insolence des étendards dès longtemps connus. Combien il vaut mieux souffrir de l'oppression de ses ennemis, que rougir des excès de ses alliés! On rencontre alors l'approbation de tout ce qu'il y a de vertueux sur la terre. On plaide une noble cause en présence du monde, et secondé par les voeux de tous les hommes de bien.

Jamais un peuple ne se détache de ce qui est véritablement la liberté. Dire qu'il s'en détache, c'est dire qu'il aime l'humiliation, la douleur, le dénûment et la misère; c'est prétendre qu'il se résigne sans peine à être séparé des objets de son amour, interrompu dans ses travaux, dépouillé de ses biens, tourmenté dans ses opinions et dans ses plus secrètes pensées, traîné dans les cachots et sur l'échafaud. Car c'est contre ces choses que les garanties de la liberté sont instituées, c'est pour être préservé de ces fléaux que l'on invoque la liberté; ce sont ces fléaux que le peuple craint, qu'il maudit, qu'il déteste. En quelque lieu, sous quelque dénomination qu'il les rencontre, il s'épouvante, il recule. Ce qu'il abhorrait dans ce que ses oppresseurs appelaient la liberté, c'était l'esclavage. Aujourd'hui l'esclavage s'est montré à lui sous son vrai nom, sous ses véritables formes: croit-on qu'il le déteste moins?

Missionnaires de la vérité, si la route est interceptée, redoublez de zèle, redoublez d'efforts! Que la lumière perce de toutes parts! obscurcie, qu'elle reparaisse; repoussée, qu'elle revienne! Qu'elle se reproduise, se multiplie, se transforme! qu'elle soit infatigable comme la persécution! Que les uns marchent avec courage, que les autres se glissent avec adresse! Que la vérité se répande, pénètre, tantôt retentissante, et tantôt répétée tout bas! Que toutes les raisons se coalisent, que toutes les espérances se raniment, que tous travaillent, que tous servent, que tous attendent!

La tyrannie, l'immoralité, l'injustice, sont tellement contre nature, qu'il ne faut qu'un effort, une voix courageuse pour retirer l'homme de cet abîme; il revient à la morale par le malheur qui résulte de l'oubli de la morale; il revient à la liberté par le malheur qui résulte de l'oubli de la liberté. La cause d'aucune nation n'est désespérée. L'Angleterre, durant ses guerres civiles, offrit des exemples d'inhumanité. Cette même Angleterre parut n'être revenue de son délire que pour tomber dans la servitude. Elle a toutefois repris sa place parmi les peuples sages, vertueux et libres, et de nos jours nous l'avons vue et leur modèle et leur espoir.

FIN DE L'USURPATION.

ESSAI SUR ADOLPHE.

Si Benjamin Constant n'avait pas marqué sa place au premier rang parmi les orateurs et les publicistes de la France, si ses travaux ingénieux sur le développement des religions ne le classaient pas glorieusement parmi les écrivains les plus diserts et les plus purs de notre langue; s'il n'avait pas su donner à l'érudition allemande une forme élégante et populaire, s'il n'avait pas mis au service de la philosophie son élocution limpide et colorée, son nom serait encore sûr de ne pas périr: car il a écrit Adolphe.

Or il y a dans ce livre une vertu singulière et presque magnétique qui nous attire et nous appelle chaque fois que nous sommes témoins ou acteurs dans une crise morale de quelque importance. Il n'y a pas une page de ce roman, si toutefois c'est un roman, et pour ma part j'ai grand'peine à le croire, qui ne donne lieu à une sorte d'examen de conscience. Qu'il s'agisse de nous ou de nos amis les plus chers, ce n'est jamais en vain que nous consultons cette histoire si simple et d'une moralité si douloureuse. Les applications et les souvenirs abondent. Chacune des pensées inscrites dans ce terrible procès-verbal est si nue, si franche, si finement analysée, et dérobée avec tant d'adresse aux souffrances du coeur, que chacun de nous est tenté d'y reconnaître son portrait ou celui de ses intimes.

C'est là, il faut le dire, un privilége inappréciable et qui n'est dévolu qu'aux oeuvres du premier ordre. Comme il n'y a pas dans ce tableau mystérieux un seul trait dessiné au hasard; comme tous les mouvements, toutes les attitudes des deux figures qui se partagent la toile sont étudiés avec une sévérité scrupuleuse et inflexible, d'année en année nous découvrons dans cette composition un sens nouveau et plus profond, un sens multiple et variable malgré son évidente unité, qui ne se révèle pas au premier regard, mais qui s'épanouit et s'éclaire à mesure que notre front se dépouille et que notre sang s'attiédit.

Adolphe est comme une savante symphonie qu'il faut entendre plusieurs fois, et religieusement, avant de saisir et d'embrasser l'inspiration de l'artiste. La première fois, l'âme est frappée du gracieux andante, ou du solennel adagio, mais elle ne comprend pas bien la transition des parties. La seconde fois, elle distingue dans le rondeau le chant d'un hautbois ou le dialogue alterné des violons et de la flûte. Plus tard, elle s'éprend d'une mélodie élégante et simple qu'elle n'avait pas d'abord aperçue, et chaque jour elle fait de nouvelles découvertes; elle s'étonne de sa première ignorance, et la curiosité se rajeunit à mesure que la pénétration se développe.

Il n'y a dans le roman de Benjamin Constant que deux personnages; mais tous deux, bien que vraisemblablement copiés, sont représentés par leur côté général et typique; tous deux, bien que très-peu idéalisés, selon toute apparence, ont été si habilement dégagés des circonstances locales et individuelles, qu'ils résument en eux plusieurs milliers de personnages pareils.

Adolphe et Ellénore ne sont pas seulement réels, ils sont vrais dans la plus large acception du mot. Sans doute il eût été facile à une imagination plus active et plus exercée d'encadrer le sujet de ce roman dans une fable plus savante et plus vive, de multiplier les incidents, de nouer plus étroitement la tragédie. Mais à quoi bon? qui sait si le livre n'eût pas perdu à ce jeu dangereux l'autorité lumineuse de ses enseignements?

Adolphe est ennuyé, comme tous les hommes de son âge qui ont entremêlé leurs études vagabondes de loisirs nombreux et indéfinis. Il sait, il a réfléchi, il a rêvé pour l'avenir bien des voyages dont il ne voudrait plus maintenant, bien des gloires qu'il dédaigne aujourd'hui comme s'il les avait usées; il a vu passer dans ses songes des femmes adorées qui se dévouaient à son amour, dont il buvait les larmes, et qui de leurs cheveux dénoués essuyaient la sueur de son front.

Il a dévoré dans ses ambitions solitaires plusieurs destinées dont une seule suffirait à remplir sa vie; il a vécu des siècles dans sa mémoire, et il n'est encore qu'au seuil de ses années. Habitué dès longtemps à converser avec lui-même, à se raconter les grandes choses qu'il espère accomplir, il est tout simple qu'il dédaigne la société réelle qu'il n'a pas étudiée, et qui ne peut le deviner. L'ennui, chez les âmes élevées, chez celles surtout qui ont vingt ans, est presque toujours accompagné d'une exorbitante vanité. Comme elles aperçoivent en dedans un monde supérieur plus grand, plus beau, plus varié; comme elles ont peuplé leur conscience des souvenirs d'une vie imaginaire; comme elles comparent incessamment le spectacle de leurs journées au spectacle de leurs rêveries, le dédain et l'impertinence ne sont chez elles qu'une forme particulière de la douleur.

Adolphe est las de lui-même et de sa puissance inoccupée; il aspire à vouloir, à dominer, à parler pour être compris, à marcher pour être suivi, à aimer pour mettre à l'ombre de sa puissance une volonté moins forte que la sienne, et qui se confie en obéissant. S'il avait choisi de bonne heure une route simple et droite; si, au lieu de promener sa rêverie sur le monde entier qu'il ne peut embrasser, il avait mesuré son regard à son bras; s'il s'était dit chaque jour en s'éveillant: Voilà ce que je peux, voilà ce que je voudrai; s'il avait marqué sa place au-dessous de Newton, de Condé ou de Saint-Preux; s'il avait préféré délibérément la science, l'action ou l'amour; s'il avait épié d'un oeil vigilant le premier éveil de ses facultés, s'il avait démêlé nettement sa destinée, s'il avait marché d'un pas sûr et persévérant vers la paix sereine de l'intelligence, l'énergique ardeur de la volonté ou le bonheur aveugle et crédule, il ne serait pas vain, il ne dédaignerait pas.

Une fois engagé dans la voie préférée, l'emploi légitime de ses forces suffirait à l'occuper. L'oeil attaché sur l'horizon lointain, mais sûr d'arriver, il ne détournerait pas la tête pour regarder en arrière; il se résignerait de bonne grâce à la continuité harmonieuse de ses efforts. Si haut que fût placé le fruit doré de ses espérances, le courage ne lui manquerait pas avant de le cueillir.

Mais comme il n'a pas mesuré sa volonté à sa puissance, comme il a tout désiré sans rien vouloir, il s'ennuie, il dédaigne, il ne prévoit pas.

Ellénore a déjà aimé; elle a déjà connu toutes les angoisses et tous les égarements de la passion; elle s'est isolée du monde entier, pour assurer le bonheur de celui qu'elle a préféré. Elle a renoncé volontairement à tous les avantages de la fortune et de la naissance; elle a déserté sa famille et son pays. Dans l'ardeur de son dévoûment, elle aurait voulu pouvoir renouveler autour d'elle ce qu'elle venait de détruire, afin d'agrandir à toute heure le domaine de son abnégation.

Elle croyait, la pauvre femme, que son enthousiasme ne s'éteindrait jamais; elle espérait que le coeur en qui elle s'était confiée ne méconnaîtrait jamais la grandeur de ses sacrifices. Elle avait joué hardiment sa vie entière sur un coup de dé; elle avait gagné. Elle avait conquis l'amour d'un homme, elle avait posé sa tête sur son épaule, et dans ses rêves elle avait surpris le murmure de son nom; elle était fière et glorieuse, et ne soupçonnait pas que la chance pût tourner contre elle.

L'hostilité assidue, la vigilance envieuse de la société, qui la désignait du doigt aux railleries et au dédain, n'avaient pas ébranlé son courage. Elle s'était dit: «J'ai fait un serment, je le tiendrai. La religion de la foi jurée n'est pas moins grande et moins sainte que la religion de la prière. Si ma promesse a été imprévoyante, si j'ai follement engagé mon avenir, c'est à Dieu seul qu'il appartient de me relever de mon serment en m'infligeant l'abandon. Si la malédiction paternelle m'a dégradée, me réhabiliterai-je par l'infidélité? Si l'image menaçante des larmes qui sillonnaient la joue du vieillard vient chaque nuit troubler mon sommeil, est-ce en désertant mon amour que je fléchirai l'ombre indignée?

»Non, j'irai jusqu'au bout; je boirai jusqu'au fond cette coupe d'amertume. Je subirai, sans détourner la tête, les affronts et le mépris de ce monde qui me conviait à ses fêtes, et que j'ai quitté. Ma paupière ne s'abaissera pas devant ces mères orgueilleuses qui parlent bas à l'oreille de leurs filles en me voyant passer; je marcherai près d'elles d'un pas ferme; je sentirai la rougeur monter à mon front, mais je retiendrai mes larmes, et je les accumulerai pour les verser à flots dans le coeur de mon bien-aimé.

»Tous les biens semés autour de moi, je les dédaignerai pour ne plus voir qu'un seul bien, qu'un trésor unique, le trésor que j'ai choisi. Les joies paisibles de la famille, les caresses naïves des enfants, les flatteries enivrées recueillies par les jeunes filles florissantes, et rapportées fidèlement au coeur de l'orgueilleuse mère, rien de tout cela ne m'appartiendra plus: la foule ignorante comptera mes regrets par ses désirs, et je triompherai de sa méprise. Je m'enfermerai dans mon amour comme dans une tour fortifiée, et je regarderai s'enfuir sur la route lointaine ces rêves dorés de ma jeunesse, si splendides aux premiers jours, et maintenant pâlissants et confus. Je suivrai d'un oeil assuré les feuilles dispersées de mes espérances, si vertes et si humides au matin, et si rapidement séchées avant l'heure du soir.

»Chaque fois que je verrai se fermer devant moi les portes d'une maison joyeuse, loin de pleurer sur mon isolement, je m'applaudirai, dans le silence de ma pensée, du choix glorieux de mon coeur; et, comparant le mensonge de cette fête à la fête perpétuelle de mon amour, je les plaindrai sincèrement de n'avoir pas comme moi le vrai bonheur.

»Tous les soirs, en me souvenant de la journée accomplie, en prévoyant la journée prochaine, je bénirai la sérénité harmonieuse de ma destinée, et sur les plaisirs tumultueux des autres femmes j'abaisserai un regard de pitié. Car ma vie se partage entre la prière et le dévoûment; et leur route est si bien frayée, qu'elles vous oublient, ô mon Dieu!

»Permettez seulement que je lui sois présente à chaque heure du jour; permettez qu'il ne souhaite rien au delà de mon amour, et qu'il ne regarde pas en arrière; faites qu'il vive tout en moi, comme je vis toute en lui.»

Mais un jour la mesure du sacrifice était comblée: elle a douté de la reconnaissance qu'elle avait méritée; l'inquiétude a rongé le fruit de son amour. Elle a pleuré, et ses larmes n'ont pas été essuyées; elle s'est affligée de l'ingratitude, et l'accusé ne s'est pas défendu.

Alors il s'est fait un grand désert autour de son coeur, et chacun de ses soupirs s'est perdu dans le silence. Elle était forte, et défiait le danger; elle était confiante et résignée, et ne demandait au ciel que des jours pareils aux jours évanouis; et voici que tout à coup la vaillance de cette femme s'est affaissée; voici que son espérance a fléchi comme le peuplier sous le vent qui passe.

Elle était jeune et ne savait pas le nombre de ses années, et voici qu'elle a vieilli en un jour; elle avait l'oeil splendide et superbe, et sur son front rayonnaient, en caractères éclatants, ses pensées heureuses et sereines, et voici que son regard s'est voilé, que les rides anguleuses ont inscrit sur son front sa plainte et sa douleur.

Serait-il vrai que la destinée humaine répudie, comme un rêve de jeune fille, les dévoûments illimités? serait-il vrai que l'amour se nourrit d'inquiétude et d'angoisses, que les tortures de la jalousie lui sont une sève généreuse et féconde, et que sa tige se flétrit dans l'atmosphère paisible et sereine de la fidélité? Je ne veux pas le croire; car, à ce compte, l'amour serait le plus cruel des supplices, la plus odieuse déception, et l'égoïsme habile et désintéressé serait la première des vertus, le plus raisonnable des devoirs.

Arrivée à cette crise douloureuse, il faut qu'Ellénore meure ou se rajeunisse. Courbée sous le poids de l'ingratitude, elle n'a plus qu'à s'endormir du sommeil éternel, si elle ne se réveille pas pour un nouvel amour. Celui qu'elle a condamné dans son coeur, fût-il moins coupable, ne saurait imposer silence à l'acharnement de ses soupçons. S'il n'a pas vraiment méconnu son amour, s'il n'a pas oublié ses sacrifices, s'il a seulement négligé de la bénir et de la remercier chaque jour comme il devait le faire, peu importe à celle qui souffre: il y a des larmes que nulle prière ne peut sécher. Quand ces douleurs et ces larmes sont venues, l'amour s'éteint et se réduit en cendres.

Quand Ellénore et Adolphe se rencontrent, chacun des deux est préparé à l'enthousiasme et au dévoûment. Le découragement et la vanité, qui sembleraient devoir s'exclure, se rapprochent et s'apprivoisent rapidement. Adolphe choisit Ellénore entre toutes les femmes, non pour la relever et la soutenir, car il ne la connaît pas assez pour sympathiser avec son chagrin, mais parce qu'elle a tenu tête à l'orage, parce qu'elle a lutté contre l'envie et la médisance, parce que les yeux sont fixés sur elle, parce que sa fidélité permanente a déjoué bien des ambitions injurieuses, parce que son dédain a humilié bien des jactances.

Ce qu'il faut au coeur d'Adolphe, ce n'est pas un amour mystérieux et timide; si toute la terre devait ignorer qu'il est aimé, si son bonheur devait rester dans l'ombre, il n'en voudrait pas. Ce qu'il souhaite, ce, qu'il appelle de ses voeux et de ses larmes, c'est une lutte publique, un triomphe éclatant, un amour qui puisse lui tenir lieu de gloire.

Or, pour réaliser ce voeu d'Adolphe, pour étancher la soif de cette vanité qui le dévore, une femme belle et jeune, vivant dans le secret de la famille, élevée dans les doctrines de l'obéissance et du devoir, épargnée de la calomnie, nourrie dans un bonheur paisible, et défiant les tempêtes qu'elle ne prévoit pas, ne peut lutter avec Ellénore.

Si Adolphe cédait naïvement au besoin d'aimer, il ne marquerait pas si haut le but de ses espérances; il choisirait près de lui un coeur du même âge que le sien, un coeur épargné des passions, où son image pût se réfléchir à toute heure sans avoir à craindre une image rivale; il comprendrait de lui-même, il devinerait cette vérité douloureuse, et qui n'est jamais impunément méconnue, c'est que l'avenir ne suffit pas à l'amour, et que le coeur le plus indulgent ne peut se défendre d'une jalousie acharnée contre le passé; il ne s'exposerait pas à essuyer sur les lèvres de sa maîtresse les baisers d'une autre bouche; il tremblerait de lire dans ses yeux une pensée qui retournerait en arrière et qui s'adresserait à un absent.

Mais comme sa tête a voulu avant que son coeur désirât, c'est Ellénore qu'il attaque, et qu'il préfère à toutes les autres.

Il y a dans la possession de cette femme un aliment magnifique pour sa vanité; il sera envié par ceux-là mêmes qui médisent d'elle, et qui se vengent de ses dédains en redoublant son isolement; il sera montré au doigt par la ville comme un lutteur adroit, comme un rusé jouteur: chaque fois qu'il entrera dans un salon, il entendra autour de lui le chuchotement glorieux de ses rivaux.

Il ne tremblera pas à la vue de ces convoitises empressées, qui, pour un coeur vraiment épris, sont un supplice de tous les instants. Il ne frémira pas devant cette profanation insultante qui ternit les plus chastes voluptés. Il ne rougira pas de honte et de colère en écoutant ces propos tenus à demi-voix, qui font du bonheur une nouvelle où les secrets du foyer se discutent comme la marche d'une armée.

Non; il s'applaudira de son choix, et lèvera fièrement la tête.

Ellénore verra dans Adolphe un amour jeune et confiant. Déjà fléchissante et ridée, elle sera fière d'avoir été distinguée par un homme destiné à tous les succès du monde. Plus folle et plus imprévoyante qu'une jeune fille, égarée par l'isolement, elle ira jusqu'à espérer de cette aventure une réhabilitation jusque-là vainement essayée. Dans la crédulité de son coeur, elle attendra de ce nouvel engagement la paix et la sécurité qui ont manqué au premier; elle croira que les autres femmes, humiliées de son triomphe, se rallieront autour d'elle.

L'intervalle des années s'effacera. L'entraînement mutuel de ces deux coeurs, si différents et si mal connus l'un de l'autre, deviendra peu à peu irrésistible. À force de penser à Ellénore et de publier partout son admiration, Adolphe se convaincra, ou croira se convaincre de la réalité de son amour, et Ellénore tombera dans le même piège.

Mais, après le dernier abandon, le réveil sera terrible. À peine maître de la place qu'il a si vivement assiégée, il ne saura que faire de sa victoire; après avoir constaté par la possession un amour si ardemment désiré, il tremblera devant la durée de son engagement. En vue des années qui vont suivre, il sentira défaillir son courage, et regrettera l'extase qu'il avait à peine espérée.

Ellénore, après la confusion de la défaite, ouvrira les yeux, et cherchera vainement autour d'elle les félicitations respectueuses sur lesquelles elle avait compté; au fond de son coeur elle rougira de son inconstance, et doutera d'un bonheur si facile à changer.

Peu à peu, entre ces deux âmes trompées, mais toutes deux trop fières pour l'avouer, il s'établira une intimité douloureuse et résignée, intimité de mensonge et d'hypocrisie, fertile en subterfuges et en flatteries, prodigue de caresses et de baisers, cherchant à se distraire en affirmant sans cesse ce qu'elle ne croit pas.

Aucun des deux ne voudra être vaincu en générosité, et, pour ne pas laisser entrevoir son désabusement, chacun redoublera de prévenances, parlera de l'avenir avec de célestes espérances, traitera le reste du monde avec un dédain fastueux, cachera ses larmes sous l'ironie et la jactance, et fera de la ruse le premier de ses devoirs.

Par compassion pour sa victime, Adolphe déguisera son ennui et forcera son regarda sourire. Il étudiera ses moindres paroles pour épargner à sa maîtresse la honte d'un regret; il s'imposera l'enjouement et la sérénité par délicatesse.

À son tour Ellénore, si elle surprend sur le visage de son amant la trace de l'ennui, craindra de se plaindre et se résignera silencieusement. De jour en jour, elle s'affermira dans cette réserve douloureuse et grimacera l'enthousiasme.

Jusqu'au jour où tous les deux, las enfin de cette pitoyable comédie, jetteront le masque et se verront face à face.

Mais comme ils s'étaient choisis par fierté, ils ne prononceront pas encore le mot d'abandon. Ils renonceront à leur rôle, mais ils trembleront de se dégrader par une franchise trop prompte. Ils n'exalteront plus leur bonheur, mais ils accepteront la satiété comme une expiation, et ils commenceront une nouvelle épreuve, celle de l'intimité sans amour et sans mensonge.

Or, quand les choses en sont venues à ce point, quand l'amour, d'épreuve en épreuve, est arrivé à la satiété, l'enfer a commencé sur la terre. Les amitiés qui se dénouent, les promesses qui mentent, les reconnaissances oublieuses, les dévoûments admirés qui se flétrissent, tout cela n'est rien près de la satiété dans l'amour.

L'enthousiasme où l'âme s'est laissé emporter dans les premiers jours de l'engagement a métamorphosé à son insu toutes ses facultés. La vie entière est changée, et ne peut revenir à ses premières émotions sans d'horribles tortures. Tout ce qui se passe autour de nous avait pris un aspect nouveau, un sens imprévu. Habitués que nous sommes à écouter dans un autre coeur le retentissement de nos souffrances et de nos joies, quand cette intime fraternité, épuisée de lassitude, fléchit et s'affaisse, l'ennui fond sur nous comme un oiseau de proie.

Chaque jour les deux forçats rivés à cette chaîne, qu'ils pourraient briser, mais qu'ils gardent par ostentation et par entêtement, s'éveillent en maudissant. Chacun entrevoit la vérité, et rougirait de la dire. Chose étrange! ils s'étaient promis une mutuelle confiance, une franchise assidue, et voilà qu'ils persévèrent dans le mensonge, et qu'ils se glorifient dans l'hypocrisie; ils avaient juré de ne jamais voiler aucune de leurs pensées, et voilà qu'au-devant de leurs coeurs ils placent une triple haie de sourires, de regards et de serments, voilà qu'ils commandent aux yeux et aux lèvres de jouer le bonheur absent.

S'il arrive à l'un des deux d'oublier un instant la servitude où il s'est cloué, au premier mouvement de liberté le bruit de sa chaîne le réveille en sursaut. Il se remettait en marche, et commençait un nouveau pèlerinage; il sent tout à coup se poser sur son épaule une main autrefois amie, qu'à peine il eût sentie, tant elle était légère, et qui aujourd'hui lui pèse et l'accable.

Mieux vaudrait cent fois la solitude avec ses découragements et ses défaillances; car, dans l'intimité rassasiée, toute la vie se ternit et se désenchante, toutes les heures de la journée contiennent des supplices prévus et inévitables. Il n'y a plus de jalousie, car chacun des deux captifs aspire à l'affranchissement, mais il s'établit entre ces deux colères honteuses d'elles-mêmes une sorte d'émulation. C'est à qui inventera pour l'autre une question injurieuse, un soupçon insultant. Gomme si elle se repentait d'avoir obéi, la femme donne à toutes ses prières la forme d'un commandement. Si elle surprend dans le regard qu'elle épie un projet où elle ne soit pas de moitié, elle s'empresse aux larmes comme à une vengeance, elle inflige comme un châtiment ses caresses menteuses. Pour justifier son ennui et son abattement, elle interroge, comme un juge, toutes les actions qu'autrefois elle approuvait sans contrôle. Dès que son amant fait un pas, il trouve devant lui un oeil curieux qui attend sa réponse; s'il s'échappe un instant, il trouve au retour une bouche impérieuse dont chaque baiser est un ordre sans réplique. Elle voudrait lui trouver des torts pour éviter ses reproches, et, dans l'espérance de surprendre une faute, elle interroge toutes les minutes de sa journée.

Dans la solitude, après les défaillances désespérées, après les renoncements éplorés, il arrive à l'âme de refleurir et se relever. Elle aspire librement l'air qui l'environne, elle s'épanouit sous la chaude haleine que ride l'eau en passant, et lui porte une vapeur féconde. Mais dans l'intimité sans amour, rien de pareil n'est possible; il n'y a pas une heure d'abandon et de rêverie. Le silence est une plainte, et la parole une querelle. Chaque mot renferme un regret ou une invective. S'il pleure, elle l'accusera de faiblesse et de lâcheté. Si, face à face avec l'horrible vérité, il retient sur ses lèvres l'aveu près de lui échapper; si sa voix, suffoquée par les sanglots, balbutie une bénédiction impuissante, elle s'emporte, elle implore sa colère: elle s'irrite de cette douleur si peu virile, et lui souhaiterait de l'orgueil, afin de le combattre.

Que faire contre les larmes? quelle défense opposer à cette affliction qui se confesse? Quand les larmes ne se mêlent pas à des larmes amies, quand une bouche adorée ne vient pas les boire dans nos yeux, et rafraîchir de ses baisers la paupière enflammée, l'homme s'avilit aux yeux de sa maîtresse, il se dégrade, il abdique sa grandeur: le nuage grossit et devient orage. Si elle eût pleuré, il était sauvé; mais elle a vu sa douleur sans la partager, elle l'a jugé, elle a mesuré sa force: il est perdu.

Après le premier apaisement, le mensonge recommence: car il faudrait une haute sagesse, un courage bien rare, pour céder sans autre combat un sol si longtemps défendu.

Mais le mensonge, d'abord si riche en métamorphoses, si habile à se déguiser, si fécond en ressources, devient de jour en jour plus maladroit et plus facile à surprendre: il n'est plus qu'une habitude, et se passe de volonté.

Le qui-vive perpétuel de cette intimité vigilante épuise enfin les dernières forces des deux adversaires. Ils n'ont plus besoin de s'interroger pour deviner leur mutuelle pensée: ils se disent adieu dans chacun de leurs embrassements.

Heureux, trois fois heureux ceux qui n'ont pas attendu trop tard pour se deviner, et qui se sont quittés à temps! car ils ont au moins, pour se consoler pendant le reste de la route, le souvenir du bonheur passé; ils peuvent se rappeler dans une amitié durable un amour évanoui; ils assistent muets aux funérailles de leur enthousiasme, et en parlent sans amertume comme d'un fils emporté par la guerre.

Mais combien rompent au lieu de dénouer! combien, s'acharnant à leur amour, bâtissent des haines implacables sur des intimités obstinées!

Si Ellénore se séparait d'Adolphe le jour où elle est sûre de son abandon, elle pourrait encore espérer sur la terre des jours sereins et paisibles; si elle acceptait franchement la destinée qu'elle s'est faite, si elle ouvrait les yeux et mesurait la route parcourue, il y aurait encore pour elle des chances de salut; mais elle sait qu'elle n'est plus aimée, et elle pardonne. Au lieu de réhabiliter celui qui la trompait, elle, devient pour lui un objet de pitié.

S'il aimait une autre femme, s'il s'était laissé prendre à une affection passagère, je concevrais le pardon; ce serait générosité pure, et la reconnaissance pourrait assurer la fidélité à venir. Mais pardonner l'abandon, pardonner le délaissement qui n'a pas un autre amour pour excuse, pardonner l'hypocrisie, c'est une folie sans remède, c'est s'avilir pour quelques jours de répit, c'est appeler sur soi le mépris, c'est mériter l'oubli.

Or il n'y a pas une de ces austères vérités qui ne soit écrite dans Adolphe en caractères ineffaçables: c'est un livre plein d'enseignements et de conseils pour ceux qui aiment et qui souffrent. Quand on est jeune, on croit à peine à la moitié de ces conseils; à mesure qu'on vieillit, on s'aperçoit qu'il y en a beaucoup d'oubliés.

GUSTAVE PLANCHE.
FIN.

NOTES

[1: Voyez le Théâtre de Goëthe, que nous avons publié dans notre collection, et dont la traduction est excellente.]

[2: Schiller n'avait pas introduit les choeurs chantants, mais parlants.]

[3: La guerre coûte plus que ses frais, dit un écrivain judicieux: elle coûte tout ce qu'elle empêche de gagner. (SAY, Écon. polit. V.8.)]

[4: L'on avait inventé durant la révolution française un prétexte de guerre inconnu jusqu'alors, celui de délivrer les peuples du joug de leurs gouvernements, qu'on supposait illégitimes et tyranniques. Avec ce prétexte on a porté la mort chez des hommes dont les uns vivaient tranquilles sous des institutions adoucies par le temps et l'habitude, et dont les autres jouissaient, depuis plusieurs siècles, de tous les bienfaits de la liberté: époque à jamais honteuse où l'on vit un gouvernement perfide graver des mots sacrés sur ses étendards coupables, troubler la paix, violer l'indépendance, détruire la prospérité de ses voisins innocents, en ajoutant au scandale de l'Europe par des protestations mensongères de respect pour les droits des hommes, et de zèle pour l'humanité!]

[5: Il y avait en France, sous la monarchie, soixante mille hommes de milice; l'engagement était de six ans. Ainsi le sort tombait chaque année sur dix mille hommes. M. Necker appelle la milice une effrayante loterie. Qu'aurait-il dit de la conscription?]

[6: La Fontaine.]

[7: Pour qu'on ne m'accuse pas de citer faux, je transcris tout le paragraphe. «Un État qui en a conquis un autre le traite d'une des quatre manières suivantes. Il continue à le gouverner selon ses lois, et ne prend pour lui que l'exercice du gouvernement politique et civil; ou il lui donne un nouveau gouvernement politique et civil; ou il détruit la société et la disperse dans d'autres; ou enfin il extermine tous les citoyens. La première manière est conforme au droit des gens que nous suivons aujourd'hui; la quatrième est plus conforme au droit des gens des Romains.» (Esprit des Lois, liv. X, ch. 3.)]

[8: M. Rehberg, dans son excellent ouvrage sur le Code Napoléon, page 8.]

[9: Je n'excepte du respect pour le passé que ce qui est injuste. Le temps ne sanctionne pas l'injustice. L'esclavage, par exemple, ne se légitime par aucun laps de temps. C'est que, dans ce qui est intrinsèquement injuste, il y a toujours une partie souffrante, qui ne peut en prendre l'habitude, et pour laquelle, en conséquence, l'influence salutaire du passé n'existe pas. Ceux qui allèguent l'habitude en faveur de l'injustice ressemblent à cette cuisinière française à qui l'on reprochait de faire souffrir des anguilles en les écorchant: «Elles y sont accoutumées, dit-elle; il y a trente ans que je le fais.»]

[10: Nous ne pouvons entrer dans la réfutation de tous les raisonnements qu'on allègue en faveur de l'uniformité. Nous nous bornons à renvoyer le lecteur à deux autorités imposantes, M. DE MONTESQUIEU, Esprit des Lois, XXIX-18, et le marquis de Mirabeau, dans l'Ami des Hommes. Ce dernier prouve très-bien que, même sur les objets sur lesquels on croit le plus utile d'établir l'uniformité, par exemple sur les poids et mesures, l'avantage est beaucoup moins grand qu'on ne le pense, et accompagné de beaucoup plus d'inconvénients.]

[11: Il y a un esprit de parti absurde et une ignorance profonde à vouloir réduire à des termes simples la question de la république et de la monarchie, comme si la première n'était que le gouvernement de plusieurs, et la seconde celui d'un seul. Réduite à ces termes, l'une n'assure point le repos, l'autre ne garantit point la liberté. Y avait-il du repos à Rome sous Néron, sous Domitien, sous Héliogabale; à Syracuse sous Denys; en France sous Louis XI, ou sous Charles IX? Y avait-il de la liberté sous les décemvirs, sous le long parlement, sous la convention ou même le directoire? L'on peut concevoir un peuple gouverné par des hommes qui paraissent de son choix, et ne jouissant d'aucune liberté, si ces hommes forment une faction dans l'État, et si leur puissance est illimitée. On peut aussi concevoir un peuple soumis à un chef unique, et ne goûtant aucun repos, si ce chef n'est contenu ni par la loi ni par l'opinion. D'un autre côté, une république pourrait se trouver tellement organisée, que l'autorité y fût assez forte pour maintenir l'ordre; et quant à la monarchie, pour ne citer qu'un exemple, qui osera nier qu'en Angleterre, depuis cent vingt ans, l'on n'ait joui de plus de sûreté personnelle et de plus de droits politiques que n'en procurèrent jamais à la France ses essais de république, dont les institutions informes et imparfaites disséminaient l'arbitraire et multipliaient les tyrans?

Que de questions de détail, d'ailleurs, dont chacune serait nécessaire à examiner! La monarchie est-elle la même chose, suivant que son établissement remonte à des siècles reculés, ou date d'une époque récente; suivant que la famille régnante est de temps immémorial sur le trône, comme les descendants de Hugues Capet, ou qu'étrangère par son origine, elle a été appelée à la couronne par le voeu du peuple, comme en Angleterre en 1688; ou qu'elle est enfin tout à fait nouvelle, et sortie par d'heureuses circonstances de la foule de ses égaux; suivant encore que la monarchie est accompagnée d'une ancienne noblesse héréditaire, comme dans presque tous les États de l'Europe, ou qu'une seule famille s'élève isolément, et se voit forcée de créer à la hâte une noblesse sans aïeux; suivant que cette noblesse est féodale, comme en Allemagne, purement honorifique, comme elle l'était en France; ou qu'elle forme une sorte de magistrature, comme la chambre des pairs, etc., etc.?]

[12: Pédarète, en sortant d'une assemblée dont il avait inutilement sollicité les suffrages, dit: Je rends grâces aux Dieux de ce qu'il y a dans ma patrie trois cents citoyens meilleurs que moi.]

[13: Esprit des Lois, VIII, 1.]

[14: Ce que j'écrivais ici ne s'applique qu'au système que j'examinais alors, c'est-à-dire à l'hypothèse d'un usurpateur détruisant les institutions anciennes pour leur substituer des institutions créées par un seul. La révolution qui vient de s'opérer répond à plusieurs de mes objections. Pour ce qui regarde la noblesse, par exemple, la combinaison de l'ancienne et de la nouvelle est une heureuse et libérale idée. La première donnera à la seconde le lustre de l'antiquité; et celle-ci, composée heureusement en grande partie d'hommes couverts de gloire, apporte en dot l'éclat des triomphes militaires. Dans ce cas, comme dans presque toutes les difficultés qu'elle avait à combattre, la constitution actuelle les a surmontées habilement, et a conservé tout ce qui était bon dans un régime dont l'ensemble d'ailleurs était détestable. Pour juger mon ouvrage, il ne faut pas oublier qu'il est écrit et publié depuis quatre mois: je voyais alors le mal, et je ne pouvais prévoir le bien.]

[15: Un pamphlet publié contre la prétendue chambre haute du temps de Cromwell est une preuve remarquable de l'impuissance de l'autorité dans les institutions de ce genre. Voyez «A reasonable speech made by a worthy member of parliament in the house of commons, concerning the other house.» March, 1659.]

[16: Aristot. Polit. V. 10.]

[17: De là l'ostracisme, le pétalisme, les lois agraires, la censure, etc., etc.]

[18: Voyez la preuve plus développée dans les Mémoires sur l'Instruction publique de Condorcet, et dans l'Histoire des Républiques italiennes de Simonde de Sismondi, IV, 370. Je cite avec plaisir ce dernier ouvrage, production d'un caractère aussi noble que le talent de l'auteur est distingué.]

[19: Il est assez singulier que ce soit précisément Athènes que nos modernes réformateurs ont évité de prendre pour modèle: c'est qu'Athènes nous ressemblait trop; ils voulaient plus de différences pour avoir plus de mérite. Le lecteur curieux de se convaincre du caractère tout à fait moderne des Athéniens peut consulter surtout Xénophon et Isocrate.]

[20: «Les politiques grecs, qui vivaient sous le gouvernement populaire, ne reconnaissaient, dit Montesquieu, d'autre force que celle de la vertu; ceux d'aujourd'hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, et de luxe même.» (Esprit des Lois, III, 3.) Il attribue cette différence à la république et à la monarchie: il faut l'attribuer à l'esprit opposé des temps anciens et des temps modernes. Citoyens des républiques, sujets des monarchies, tous veulent des jouissances, et nul ne peut, dans l'état actuel des sociétés, ne pas en vouloir.]

[21: Je suis loin de me joindre aux détracteurs de Rousseau; ils sont nombreux dans le moment actuel. Une tourbe d'esprits subalternes qui placent leurs succès d'un jour à révoquer en doute toutes les vérités courageuses, s'agitent pour flétrir sa gloire: raison de plus pour être circonspect à le blâmer. Il a le premier rendu populaire le sentiment de nos droits; à sa voix se sont réveillés les coeurs généreux, les âmes indépendantes: mais ce qu'il sentait avec force, il n'a pas su le définir avec précision. Plusieurs chapitres du Contrat Social sont dignes des écrivains scolastiques du quinzième siècle. Que signifient des droits dont on jouit d'autant plus qu'on les aliène plus complétement? Qu'est-ce qu'une liberté en vertu de laquelle on est d'autant plus libre, que chacun fait plus complétement ce qui contrarie sa volonté propre? Les fauteurs du despotisme peuvent tirer un immense avantage des principes de Rousseau. J'en connais un qui, de même que Rousseau avait supposé que l'autorité illimitée réside dans la société entière, la suppose transportée au représentant de cette société, à un homme qu'il définit l'espèce personnifiée, la réunion individualisée. De même que Rousseau avait dit que le corps social ne pouvait nuire ni à l'ensemble de ses membres, ni à chacun d'eux en particulier, celui-ci dit que le dépositaire du pouvoir, l'homme constitué société, ne peut faire de mal à la société, parce que tout le tort qu'il lui aurait fait, il l'aurait éprouvé fidèlement, tant il était la société elle-même. De même que Rousseau dit que l'individu ne peut résister à la société, parce qu'il lui a aliéné tous ses droits sans réserve, l'autre prétend que l'autorité du dépositaire du pouvoir est absolue, parce qu'un membre de la société ne peut lutter contre la réunion entière; qu'il ne peut exister de responsabilité pour le dépositaire du pouvoir, parce qu'aucun individu ne peut entrer en compte avec l'être dont il fait partie, et que celui-ci ne peut lui répondre qu'en le faisant rentrer dans l'ordre dont il n'aurait pas dû sortir; et pour que nous ne craignions rien de la tyrannie, il ajoute: «Or, voici pourquoi son autorité (celle du dépositaire du pouvoir) ne fut pas arbitraire: ce n'était plus un homme, c'était un peuple.» Merveilleuse garantie que ce changement de mot! N'est-il pas bizarre que tous les écrivains de cette classe reprochent à Rousseau de se perdre dans les abstractions? Quand ils nous parlent de la société individualisée, et du souverain n'étant plus un homme, mais un peuple, sont-ce les abstractions qu'ils évitent?]

[22: L'ouvrage de Mably sur la Législation, ou Principes des Lois, est le code du despotisme le plus complet que l'on puisse imaginer. Combinez ses trois principes: 1° l'autorité législative est illimitée; il faut l'étendre à tout, et tout courber devant elle; 2° la liberté individuelle est un fléau; si vous ne pouvez l'anéantir, restreignez-la du moins autant qu'il est possible; 3° la propriété est un mal; si vous ne pouvez la détruire, affaiblissez son influence de toute manière; vous aurez, par votre combinaison, la constitution réunie de Constantinople et de Robespierre.]

[23: Depuis quelque temps on nous a répété en France les mêmes absurdités sur les Égyptiens. L'on nous a recommandé l'imitation d'un peuple victime d'une double servitude, repoussé par ses prêtres du sanctuaire de toutes les connaissances; divisé en castes, dont la dernière était privée de tous les droits de l'état social; retenu dans une éternelle enfance; masse mobile, incapable également et de s'éclairer et de se défendre, et constamment la proie du premier conquérant qui venait envahir son territoire. Mais il faut reconnaître que ces nouveaux apologistes de l'Égypte sont plus conséquents que les philosophes qui lui ont prodigué les mêmes éloges; ils ne mettent aucun prix à la liberté, à la dignité de notre nature, à l'activité de l'esprit, au développement des facultés intellectuelles; ils se font les panégyristes du despotisme, pour en devenir les instruments.]

[24: La disproportion de toutes ces mesures et de la disposition de la France fut sentie dès l'origine, et avant même qu'elle fût parvenue au comble, par tous les hommes éclairés; mais, par une singulière méprise, ces hommes concluaient que c'était la nation, et non pas les lois qu'on lui imposait, qu'il fallait changer. «L'assemblée nationale, disait Champfort en 1789, a donné au peuple une constitution plus forte que lui; il faut qu'elle se hâte d'élever la nation à cette hauteur. Les législateurs doivent faire comme ces médecins habiles qui, traitant un malade épuisé, font passer les restaurants à l'aide des stomachiques.» Il y a ce malheur dans cette comparaison, que nos législateurs étaient eux-mêmes des malades qui se disaient des médecins. On ne soutient point une nation à la hauteur à laquelle sa propre disposition ne l'élève pas. Pour la soutenir à ce point, il faut lui faire violence, et, par cela même qu'on lui fait violence, elle s'affaisse et tombe à la fin plus bas qu'auparavant.]

[25: «Tout ce qui tend à restreindre les droits du roi, disait M. de Clermont-Tonnerre en 1790, est accueilli avec transport, parce qu'on se rappelle les abus de la royauté. Il viendra peut-être un temps où tout ce qui tendra à restreindre les droits du peuple sera accueilli avec le même fanatisme, parce qu'on aura non moins fortement senti les dangers de l'anarchie.»]

[26: La souveraine justice de Dieu, dit un écrivain français, tient à sa souveraine puissance; et il en conclut que la souveraine puissance est toujours la souveraine justice. Pour compléter le raisonnement il aurait dû affirmer que le dépositaire de cette puissance est toujours semblable à Dieu.]

[27: Il est insensé de croire, dit Spinosa, que celui-là seul ne sera pas entraîné par ses passions, dont la situation est telle qu'il est entouré des tentations les plus fortes, et qu'il a plus de facilité et moins de danger à leur céder.]

[28: Une des plus grandes erreurs de la nation française, c'est de n'avoir jamais attaché suffisamment d'importance à la liberté individuelle. On se plaint de l'arbitraire quand on est frappé par lui, mais plutôt comme d'une erreur que comme d'une injustice; et peu d'hommes, dans la longue série de nos oppressions diverses, se sont donné le facile mérite de réclamer pour des individus d'un parti différent du leur. Je ne sais quel écrivain a déjà remarqué que M. de Montesquieu, qui défend avec force les droits de la propriété particulière, contre l'intérêt même de l'État, traite avec beaucoup moins de chaleur la question de la liberté des individus, comme si les personnes étaient moins sacrées que les biens. Il y a une cause toute simple pour que, chez un peuple distrait et égoïste, les droits de la liberté individuelle soient moins bien protégés que ceux de la propriété. L'homme auquel on enlève sa liberté est désarmé par ce fait même, au lieu que l'homme qu'on dépouille de sa propriété conserve sa liberté pour la réclamer. Ainsi, la liberté n'est jamais défendue que par les amis de l'opprimé; la propriété l'est par l'opprimé lui-même. On conçoit que la vivacité des réclamations soit différente dans les deux cas.]

[29: Ces considérations, que j'écrivais il y a huit ans, m'ont fourni depuis lors une preuve bien frappante du triomphe assuré des principes vrais. Cette Prusse, que je présentais comme un exemple de la force morale d'une nation éclairée, a paru tout à coup avoir perdu son énergie et toutes ses vertus belliqueuses. Les amis auxquels j'avais communiqué mon ouvrage me demandaient, après la bataille d'Iéna, ce qu'étaient devenus les rapports de l'esprit public avec les victoires. Quelques années se sont écoulées, et la Prusse s'est relevée de sa chute; elle s'est placée au premier rang des nations; elle a conquis des droits à la reconnaissance des générations futures, au respect et à l'enthousiasme de tous les amis de l'humanité.]

[30: Le voyage de Barrow en Chine peut servir à montrer ce que devient, pour la morale comme pour tout le reste, un peuple frappé d'immobilité par l'autorité qui le régit.]

[31: Si j'avais voulu multiplier les preuves, j'aurais pu parler encore de la Chine. Le gouvernement de cette contrée est parvenu à dominer la pensée et à la rendre un pur instrument. Les sciences n'y sont cultivées que par ses ordres, sous sa direction et sous son empire; nul n'ose se frayer une route nouvelle, ni s'écarter en aucun sens des opinions commandées. Aussi la Chine a-t-elle été perpétuellement conquise par des étrangers, moins nombreux que les Chinois. Pour arrêter le développement de l'esprit, il a fallu briser en eux le ressort qui leur aurait servi à se défendre et à défendre leur gouvernement. Les chefs des peuples ignorants, dit Bentham (Principes de Législation, III, 21), ont toujours fini par être les victimes de leur politique étroite et pusillanime. Ces nations vieillies dans l'enfance, sous des tuteurs qui prolongent leur imbécillité pour les gouverner plus aisément, ont toujours offert au premier agresseur une proie facile.]

[32: Lamprid. in Commodo, cap. 9.]

[33: En publiant les considérations suivantes sur le despotisme, je crois rendre aux gouvernements actuels de l'Europe, celui de France toujours excepté, l'hommage le plus digne d'eux. Notre époque, marquée d'ailleurs encore par beaucoup de souffrances, et durant laquelle l'humanité a reçu des blessures qui seront longues à cicatriser, est heureuse au moins en un point important. Les rois et les peuples sont tellement réunis par l'intérêt, par la raison, par la morale, je dirais presque par une reconnaissance mutuelle des services qu'ils se sont rendus, qu'il est impossible aux hommes pervers de les séparer. Les premiers mettent une gloire magnanime à reconnaître les droits des seconds, et à leur en assurer la jouissance. Ceux-ci savent qu'ils ne gagnent rien à des secousses violentes, et que les institutions consacrées par le temps sont préférables à toutes les autres, précisément parce que le temps qui les a consacrées les modifie. Si l'on profite habilement, c'est-à-dire avec loyauté et avec justice (car c'est la véritable habileté politique), de cette double conviction, il n'y aura de longtemps ni révolution ni despotisme à craindre, et les maux que nous avons subis seront de la sorte amplement compensés.]

[34: On trouve un plaisant oubli des faits dans un des partisans les plus zélés du pouvoir absolu, mais qui du moins a le rare mérite d'avoir été l'adversaire courageux de l'usurpation. «Le royaume de France, dit-il, rassemblait, sous l'autorité unique de Louis XIV, tous les moyens de force et de prospérité… Sa grandeur avait été longtemps retardée par tous les vices dont un moment de barbarie l'avait surchargé, et dont il avait fallu près de sept siècles pour emporter entièrement la rouille. Mais cette rouille était dissipée; tous les ressorts venaient de recevoir une dernière trempe; leur action était rendue plus libre, leur jeu plus prompt et plus sûr: ils n'étaient plus arrêtés par une multitude de mouvements étrangers; il n'y en avait plus qu'un qui imprimait l'impulsion à tout le reste.» Eh bien! que résulte-t-il de tout cela, de ce ressort unique et puissant, de cette autorité sans bornes? Un règne brillant, puis un règne honteux, puis un règne faible, puis une révolution.]

[36: La conquête des Gaules, remarque Filangieri, coûta dix ans de fatigues, de travaux et de négociations à César, et ne coûta, pour ainsi dire, qu'un jour à Clovis. Cependant les Gaulois qui résistaient à César étaient sûrement moins disciplinés que ceux qui combattaient contre Clovis, et qui avaient été dressés à la tactique romaine. Clovis, âgé de quinze à seize ans, n'était certainement pas plus grand capitaine que César. Mais César avait affaire à un peuple libre, Clovis à un peuple esclave.]

[37: Esprit des Lois, ch. 7.]

[38: Les auteurs des Dragonnades faisaient les mêmes raisonnements sous Louis XIV. Lors de l'insurrection des Cévennes, dit Rhulières (Éclaircissements sur la Révocation de l'Édit de Nantes, II, 278), le parti qui avait sollicité la persécution des religionnaires prétendait que la révolte des Camisards n'avait pour cause que le relâchement des mesures de rigueur. Si l'oppression avait continué, disait-il, il n'y aurait point eu de soulèvement. Si l'oppression n'avait point commencé, disaient ceux qui s'étaient opposés à ces violences, il n'y aurait point eu de mécontents.]

[39: Il est curieux de contempler la succession des principaux actes arbitraires qui ont marqué les quatre premières années du gouvernement de Napoléon, depuis l'usurpation à Saint-Cloud, usurpation que l'Europe a excusée, parce qu'elle la croyait nécessaire, mais qui n'est venue que lorsque les troubles intérieurs, qu'elle s'est fait un mérite d'apaiser, avaient cessé par le seul usage du pouvoir constitutionnel. Voyez d'abord, immédiatement après cette usurpation, la déportation sans jugement de trente à quarante citoyens, ensuite une autre déportation de cent trente, qu'on a envoyés périr sur les côtes de l'Afrique; puis l'établissement des tribunaux spéciaux, tout en laissant subsister les commissions militaires; puis l'élimination du tribunat, et la destruction de ce qui restait du système représentatif; puis la proscription de Moreau, le meurtre du duc d'Enghien, l'assassinat de Pichegru, etc. Je ne parle pas des actes partiels, qui sont innombrables. Remarquez que ces années peuvent être considérées comme les plus paisibles de ce gouvernement, et qu'il avait l'intérêt le plus pressant à se donner toutes les apparences de la régularité. Il faut que l'usurpation et le despotisme soient condamnés par leur nature à des mesures pareilles, puisque cet intérêt manifeste n'a pu en préserver un usurpateur très-rusé, très-calme, malgré des fureurs qui ne sont que des moyens; assez spirituel, si l'on appelle esprit la connaissance de la partie ignoble du coeur; indifférent au bien et au mal, et qui, dans son impartialité, aurait peut-être préféré le premier comme plus sûr; enfin, qui avait étudié tous les principes de la tyrannie, et dont l'amour-propre eût été flatté de déployer une sorte de modération comme preuve de dextérité.]

[40: Quand Cicéron disait: pro quâ patriâ mori, et cui nos totos dedere, et in qua nostra omnia ponere, et quasi consecrare debemus, c'est que la patrie contenait alors tout ce qu'un homme avait de plus cher. Perdre sa patrie, c'était perdre sa femme, ses enfants, ses amis, toutes ses affections, et presque toute communication et toute jouissance sociale. L'époque des ce patriotisme est passée; ce que nous aimons dans la patrie, comme dans la liberté, c'est la propriété de nos biens, la sécurité, la possibilité du repos, de l'activité, de la gloire, de mille genres de bonheur. Le mot de patrie rappelle à notre pensée plutôt la réunion de ces biens que l'idée topographique d'un pays particulier. Lorsqu'on nous les enlève chez nous, nous les allons chercher au dehors.]

[41: J'aime à rendre justice au courage et aux lumières d'un de mes collègues, qui a imprimé, il y a quelques années, sous la tyrannie, la vérité que je développe ici, mais en l'appuyant de preuves d'un genre différent de celles que j'allègue, et qui ne pouvaient se publier alors. «Dans l'état actuel de la civilisation, et dans le système commercial sous lequel nous vivons, tout pouvoir public doit être limité, et un pouvoir absolu ne peut subsister.» GANILH, Hist. du Revenu public, I, 419.]